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ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL L’EXÉGÈSE DES ÉVANGILES AUX XIIe-XIIIe SIÈCLES
C O LLECTI O N D ’ ÉTUDE S M É DIÉ VA L E S DE N IC E Collection fondée par Rosa Maria DESSÌ, Michel LAUWERS et Monique ZERNER Direction Michel LAUWERS Comité éditorial Germain BUTAUD, Cécile CABY, Yann CODOU, Rosa Maria DESSÌ, Stéphanie LE BRIZ-ORGEUR Comité scientifique Enrico ARTIFONI (Università di Torino), Jean-Pierre DEVROEY (Université Libre de Bruxelles), Patrick J.GEARY (Institute for Advanced Study, Princeton), Dominique IOGNA-PRAT (EHESS, Paris), Florian MAZEL (Université de Rennes 2), Didier MÉHU (Université Laval, Québec), Jean-Claude SCHMITT (EHESS, Paris), Élisabeth ZADORA-RIO (CNRS, Tours) Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge UMR 7264, Université Nice Sophia Antipolis – CNRS Pôle Universitaire Saint-Jean-d’Angély SJA3 24, avenue des Diables-Bleus F-06357 Nice Cedex 4 * Maquette Antoine PASQUALINI
Illustration de couverture Traitement A. Pasqualini Le mauvais riche chasse Lazare Vitrail de la cathédrale Saint-Étienne de Bourges (photographie extraite du site cathedrale.gothique.free.fr, avec l’accord de l’auteur)
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CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge
C OLLEC TION D’ÉTU DE S M É DIÉ VAL E S DE NIC E VOLUME 16
ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL L’EXÉGÈSE DES ÉVANGILES AUX XIIe-XIIIe SIÈCLES
EMMANUEL BAIN
H F
© 2014
F H G, Turnhout, Belgium.
All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without the prior permission of the publisher.
D/2014/0095/164 ISBN 978-2-503-55296-5 Printed in the E.U. on acid-free paper
REMERCIEMENTS
L
a liste est longue de tous ceux qu’il faudrait remercier : parents, professeurs, amis, personnels du CEPAM, de l’Université de Nice et des nombreuses bibliothèques dans lesquelles j’ai aimé étudier. Mes pensées se tournent tout d’abord vers mes parents sans le soutien desquels je n’aurais pas pu suivre le long chemin qui, depuis mon inscription en thèse à Nice sous la direction de Michel Lauwers en 2003, m’a conduit à ce livre qui en est l’édition. Toute ma gratitude va ensuite à Michel Lauwers qui m’a offert un soutien constant et des encouragements répétés sans lesquels je n’aurais probablement pas achevé ce travail qui s’éternisait. Je n’oublie certes pas son enseignement, lui qui, pour ainsi dire, m’a fait découvrir l’Église… Je remercie tout autant Gilbert Dahan qui, lui aussi, n’a cessé de me conforter et dont le séminaire avait été pour moi l’occasion non seulement d’être initié aux arcanes de l’exégèse, mais aussi de découvrir une ambiance de recherche chaleureuse et amicale. La fréquentation du séminaire de Nicole Bériou à l’EPHE et les rencontres régulières avec Dominique Iogna-Prat, de même que les remarques des deux autres membres du jury de thèse – Giacomo Todeschini et Laurent Feller – ont été aussi des sources fondamentales d’enrichissement. Dans le processus de transformation de la thèse en livre, je ne saurais trop remercier Sylvain Piron dont le travail de relecture exceptionnellement complet et précis m’a guidé dans le détail, tout en me fournissant des pistes générales. Avant eux, Michel Parisse avait guidé mes premiers pas dans la recherche et l’exégèse, en dirigeant mon mémoire de maîtrise. Plus largement, j’ai trouvé dans le CEPAM (UMR 7264) et auprès des médiévistes de Nice, un cadre de travail et de vie exceptionnel, alliant amitié et stimulation intellectuelle. À mon arrivée, j’ai été particulièrement bien accueilli par l’ensemble de l’équipe : Michel Lauwers, Jean-Pierre Weiss, Monique Zerner, Philippe Jansen, Rosa-Maria Dessì, Cécile Caby, Germain Butaud, Stéphanie Le Briz, Uwe Brunn, Isabelle Rosé. Je ne saurais trop les remercier ! Plus tard passée dans cette équipe, Alessia Trivellone, m’a apporté un soutien précieux pour achever la thèse. Je remercie aussi tous ceux qui m’ont aidé à telle ou telle étape de l’écriture et particulièrement Cécile Caby et Isabelle Rosé qui ont relu divers chapitres avec leur sagacité habituelle, Dominique Hopp, Gaëlle Le Dantec et mon père qui en ont largement revu l’orthographe, Emmanuelle Benchimol qui a corrigé nombre de traductions, Thomas Pascual qui m’a aidé pour la présentation et Antoine Pasqualini qui a procédé à toute la mise en page avec une compétence et une rapidité remarquables. Je n’oublie pas les amis : Henri Courrière et Isabelle Rosé pour leur accueil à Nice, Géraud Buffa ou Benjamin Janicaud qui m’ont si souvent reçu à Paris, Sylvain Roux qui a assisté à la lente progression de ce travail. Qu’Emmanuelle soit remerciée pour sa patience et son aide quand je finissais la thèse ! Et pour tout le reste…
LISTE DES SIGLES ET ABRÉVIATIONS
1.1. Abréviations usuelles cf. chap. col. f. L. l. ms.
confer chapitre colonne(s) folio livre ligne manuscrit(s)
n. nº p. r t. v vol.
note numéro page(s) recto tome verso volume
1.2. Abréviations des titres de collection et de revue AA SS = AB = AFH = AHDLMA = BA = BAV = BHL = BML = BNC = BnF = CC Cont. Med. = CC Ser. Lat. = CCM = CSEL = DACL = DBI = DHGE = DS = DTC = MEFRM = MGH = PG = PL = RHE = RIS = RBen = RTAM =
Acta Sanctorum Analecta Bollandiana Archivum Franciscanum Historicum Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge Bibliothèque Augustinienne Biblioteca Apostolica Vaticana Bibliotheca Hagiographica Latina Biblioteca Medicea-Laurenziana Biblioteca nazionale centrale Bibliothèque nationale de France Corpus Christianorum. Continuatio Medievalis Corpus Christianorum. Series Latina Cahiers de Civilisation Médiévale Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinarum Dictionnaire d’Archéologie chrétienne et de liturgie 'L]LRQDULRELRJUDÀFRGHJOL,WDOLDQL Dictionnaire d’Histoire et de Géographie ecclésiastiques Dictionnaire de Spiritualité Dictionnaire de Théologie Catholique Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge Monumenta Germaniae Historica Patrologie grecque Patrologie latine Revue d’histoire ecclésiastique Rerum Italicarum Scriptores Revue Bénédictine Recherches de Théologie Ancienne et Médiévale
INTRODUCTION
U
n des vitraux de la cathédrale de Bourges est, pour l’essentiel, consacré à la parabole de Lazare et du mauvais riche1. Le riche est là, dans le médaillon central : il est assis devant une table bien servie, sa femme à ses côtés ; des plats dont la dorure rappelle celle de leurs colliers sont posés devant eux ; à leurs côtés, des serviteurs s’affairent, plus petits. Ils ne s’y intéressent pas. Ils sont tournés vers leur gauche, le regard mauvais ; d’un geste, l’homme indique la porte : dans un autre médaillon, qui est déjà un autre monde, derrière cette porte, se trouve le pauvre Lazare, présenté sous les traits d’un lépreux ; il ne peut s’approcher ; seuls les chiens passent d’un côté à l’autre en venant lécher ses plaies. Il est sur la bordure du vitrail, comme les pauvres sont aux marges de la société et aux portes des riches. Les médaillons situés au-dessus poursuivent la narration de la SDUDEROHMXVTX·jFHTXH/D]DUHVHUHWURXYHHQÀQDXVRPPHWHWDXFHQWUHGDQVOH sein d’Abraham2. Mais les images situées au bas du vitrail s’ancrent directement dans les réalités quotidiennes. Architectes, maçons, gâcheurs s’affairent tandis que d’autres transportent les pierres soigneusement taillées pour construire les villes qui se développent alors. La parabole de Lazare et du mauvais riche prend, en effet, aux XIIe-XIIIe siècles, une actualité nouvelle. Poussé par une croissance déjà ancienne, l’Occident s’est transformé : la population augmente, les forêts sont défrichées, les techniques progressent, la monnaie se diffuse, le commerce s’accroît et s’étend, OHV YLOOHV JUDQGLVVHQW HW V·RUJDQLVHQW &·HVW YHUV HOOHV TXH OHV ULFKHVVHV DIÁXHQW jusqu’à faire un temps l’admiration de Gauvain dans le Perceval de Chrétien de Troyes : Il regarde aussi la ville tout entière, que peuplaient de bien belles gens, les comptoirs des changeurs, tout couverts d’or et d’argent et de monnaies. Il voit les places et les rues, toutes remplies de bons artisans occupés à divers métiers, avec toute la variété qui peut être la leur : l’un fait des heaumes, l’autre des hauberts, celuici des selles, celui-là des blasons, cet autre des harnais de cuir et cet autre des éperons, en voici qui fourbissent les épées et d’autres qui foulent les draps ou qui les tissent, ou qui les peignent ou qui les tondent, d’autres encore fondent l’or et
1. 2.
Ce vitrail a été réalisé vers 1210-1215 : Corpus Vitrearum. Les vitraux du Centre et des Pays de la Loire, Paris, 1981, p. 174. Sur cette parabole au Moyen Âge : P. DELCORNO, Lazzaro e il ricco epulone. Metamorfosi di une parabola fra Quattro e Cinquecento, Il Mulino, Bologne, 2014 ; J. HANSKA, “And the Rich Man also died ; and He was buried in Hell”. The Social Ethos in Mendicant Sermons, Helsinki, 1997 ; j’ai aussi soutenu, à l’EPHE, sous la direction de G. Dahan en 2003, un DEA sur les commentaires de cette parabole.
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l’argent, et il y en a qui façonnent de belles pièces précieuses, des coupes, des hanaps, des écuelles, et des vases incrustés de nielle, des anneaux, des ceintures et des fermoirs. On pourrait bien croire et penser que c’est constamment jour de foire dans la ville, tant elle regorgeait de richesses, de cire, de poivre et de graines, ainsi que de fourrures de vair et de gris et de toutes sortes de marchandises3.
Artisans, marchands, banquiers qui prospèrent dans la ville et souvent s’emparent du pouvoir en son sein, ne rendent que plus visible l’écart avec les miséreux. L’organisation du travail urbain recourt à une main-d’œuvre bon PDUFKpGHWUDYDLOOHXUVSDXYUHVTXHODPRLQGUHGLIÀFXOWpIDLWWRPEHUGLUHFWHPHQW dans la misère. En ajoutant à ceux-ci les mendiants, on a pu estimer que plus de la PRLWLpGHODSRSXODWLRQSDULVLHQQHjODÀQGXXIIIe siècle était « pauvre4 ». Ainsi « la SHXUTXLpWUHLQWO·KRPPHPDOFKDQFHX[jODÀQGHFHWHPSV>OH XIIIe siècle] commence à prendre l’apparence de la misère plus que de la solitude, de l’argent qui manque plus que de la violence qui menace5 ». Autrement dit, le couple carolingien pauper/potens, par lequel l’Église avait essayé de domestiquer les puissants en les exhortant à protéger les pauperes, c’est-à-dire les hommes libres dans une situation sociale précaire du fait de leur faiblesse – ce couple se trouvait inadapté pour caractériser et contrôler les nouvelles inégalités6. Est-ce en réaction à cet étalage de richesses ? En tous cas, c’est dans ces mêmes siècles que se multiplient les quêtes de pauvreté : ermites, moines, chanoines, laïcs en quête de vie sainte semblent redécouvrir (ou inventer) les vertus d’une « pauvreté volontaire » qui aurait été celle de l’ecclesia primitiva7. Si certains d’entre eux fuient les dangers de la ville, d’autres, au contraire, choisissent GHV·\LQVWDOOHUDÀQG·\GLIIXVHUODSUpGLFDWLRQpYDQJpOLTXH&·HVWSDUWLFXOLqUHPHQW
3.
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7.
Chrétien de Troyes, Le conte du Graal ou le roman de Perceval, éd. et trad. Ch. MÉLA, Le Livre de Poche, Paris, 1990, v. 5684-5708 : Et esgarde la vile tote/ Puplee de molt bele gent,/ Et les changes d’or et d’argent/ Trestoz coverz et de monoies,/ Et voit les places et les voies/ Toutes plaines de bons ovriers/ Qui faisoient divers mestiers,/ Si com li mestier sont divers./ Cil fait hiaumes et cil auberz,/ Et cil seles et cil blazons,/ Cil lorains et cil esperons,/ Et cil les espees forbisent,/ Cil folent dras et cil les tissent,/ Cil les paignent et cil les tondent,/ Cil autre argent forjent et fondent,/ Cil font oevres chieres et beles,/ Coupes, enas et escuelles/ Et orciaux ovrez a neaux,/ Aignés, ceintures et fermaux./ Bien poïst an cuider et croire/ Que an la vile toz jorz ait foire,/ Qui de tanz avoirs estoit plaine,/ De cire, de poivre et de graine/ Et de panes vaires et grises/ Et de totes marcheandises. Sur ce texte : J. LE GOFF, « Guerriers et bourgeois conquérants. L’image de la ville dans la littérature française du XIIe siècle », dans L’imaginaire médiéval. Essais, Paris, 1985, p. 227-229. S. FARMER, Surviving Poverty in Medieval Paris. Gender, Ideology, and the daily Lives of the Poor, Ithaca et Londres, 2002, p. 32. R. FOSSIER, La société médiévale, Paris, 2002, p. 269. K. BOSL, « Potens und Pauper. Begriffgeschichtliche Studien zur gesellschaftlichen Differenzierung im frühen Mittelalter und zum “Pauperismus” des Hochmittelalters », dans Alteuropa und die moderne Gesellschaft. Festschrift für Otto Brunner, Göttingen, 1963, p. 60-87 (traduction italienne dans O. CAPITANI (éd.), La concezione della povertà nel Medioevo, Bologne, 1974, p. 95-151) ; J.-P. DEVROEY, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe siècles), Louvain-la-Neuve, 2006 ; R. LE JAN-HENNEBICQUE, « “Pauperes” et “Paupertas” dans l’occident carolingien aux IXe et Xe siècles », Revue du Nord, 50, 1968, p. 169-187. Nous reviendrons sur cette question dans le deuxième chapitre.
INTRODUCTION
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le cas des mendiants au XIIIe siècle. D’autres y restent ou y viennent pour recevoir ou dispenser un enseignement assuré désormais dans les écoles urbaines puis dans les universités. Il est dès lors légitime de se demander comment ces clercs, dont beaucoup se vouent à la pauvreté, réagissent face à l’écart qui semble se creuser entre riches et pauvres. Retrouvent-ils des accents évangéliques pour dénoncer ces riches qui entreront moins facilement dans le Royaume des cieux qu’un chameau ne passe par le chas d’une aiguille ? Dans le vitrail de Bourges, sous l’image de Lazare, la représentation du Christ en train d’admonester un riche inclinerait dans ce sens. Parallèlement, les clercs, reprenant les mots des Béatitudes, rassurent-ils les pauvres en leur garantissant que le Royaume des cieux est à eux ? Exhortent-ils les riches à venir en aide à ceux qui sont l’image du Christ ? Ces différentes voies ont été souvent mises en avant par l’historiographie. L’idée de l’hostilité de l’Église aux richesses est devenue un lieu commun qui se fonde principalement sur des citations bibliques, sur la condamnation de l’usure HWVXUODPpÀDQFHjO·HQFRQWUHGHVPDUFKDQGV8. De même, l’ample recherche sur la pauvreté, initiée par Michel Mollat dans les années 1970, aboutit notamment jO·DIÀUPDWLRQVHORQODTXHOOHO·HVVRUGHODSDXYUHWpYRORQWDLUHDXUDLWUHYDORULVpOD ÀJXUHGXSDXYUHHWDLQVLIDYRULVpFHWWH©UpYROXWLRQGHODFKDULWpª$9DXFKH] TXHPDQLIHVWHODÁRUDLVRQGHVLQVWLWXWLRQVKRVSLWDOLqUHV9. (WSRXUWDQWLOVXIÀWGHOLUHOHVFRPPHQWDLUHVGHODSDUDEROHGH/D]DUHHWGX mauvais riche, que les clercs épris de pauvreté rédigeaient au moment même de la réalisation du vitrail de Bourges, pour observer une réalité bien différente. La richesse elle-même n’y est absolument pas condamnée. Au contraire, ces textes donnent l’impression que le principal souci des exégètes est de rattacher le riche GHODSDUDEROHjVRQKLVWRLUHELEOLTXHDÀQGHPLHX[OHGLVWLQJXHUGHVULFKHVGHOHXU temps. Ils montrent aux riches comment être sauvés, sans abandonner leurs biens. La pratique d’une aumône limitée – réduite aux choses viles, car des plats luxueux seraient nocifs au pauvre Lazare – n’est qu’une de ces voies vers le salut. Nombre de commentaires, comme le vitrail, laissent le pauvre Lazare à la marge. Certes celui-ci est bon : il supporte son sort avec patience, sans se plaindre ni se révolter, ce qui lui vaudra le paradis ; mais, si l’on excepte Lazare, combien de miséreux n’ont aucune valeur morale ! Ce constat invite à reprendre la question de l’attitude de l’Église devant la richesse et la pauvreté, en se fondant sur les sources exégétiques. Les changements de perspective de l’historiographie nous y poussent aussi. L’idée d’une
8.
9.
Nous reviendrons sur cette question historiographique aux pages 209-216. Pour une formulation récente de cet antagonisme entre l’Église et les richesses : H.-W. GOETZ, « Idéologie (et anti-idéologie) de la richesse au haut Moyen Âge », dans J.-P. DEVROEY, L. FELLER et R. LE JAN (dir.), Les élites et la richesse au Haut Moyen Âge, Turnhout, 2010, p. 33-58. M. MOLLAT a lui-même produit une synthèse des recherches sur cette question dans Les pauvres au Moyen Âge, Paris, 1978, p. 147-191. Des travaux plus récents s’inscrivent exactement dans cette perspective : D. LE BLEVEC, La part du pauvre. L’assistance dans les pays du Bas-Rhône du XIIe siècle au milieu du XVe siècle, Rome, 2000 ; J. LE GOFF, Le Moyen Âge et l’argent, Paris, 2010, p. 119-131.
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hostilité de l’Église aux richesses est largement remise en question, que ce soit à partir de l’étude de textes comme le De contractibus de Pierre de Jean Olieu qui laisse à la communauté des marchands une grande latitude d’action, comme l’a montré Sylvain Piron10, ou, plus globalement, par une étude, à la suite de Giacomo Todeschini, du lexique et de l’éthique économiques au sein du vocabulaire théologique et juridique. Ainsi l’essor du commerce ne serait pas le fait de l’action héroïque d’“hommes d’affaires” qui auraient bravé les interdictions de l’Église ; c’est, au contraire, au sein du discours théologique qu’ont pu se forger une pensée et une pratique économiques11. L’étude de l’interprétation des Évangiles se révèle, dans ce cadre, essentielle puisqu’ils transmettent, à l’image de la parabole des talents, nombre de métaphores “économiques12”. De même, l’historiographie de la pauvreté, qu’elle soit abordée à partir des réalités sociales, ou des constructions théologiques, ou du lien avec les réalités économiques, ou encore en parallèle avec la théorie du genre, est en plein renouveau13. Les commentaires des Évangiles des XIIe-XIIIe siècles constituent une source de choix pour poursuivre ces études. Les clercs doivent s’y confronter au « radicalisme » évangélique dont l’expression la plus vive se trouve précisément dans
10. PIERRE DE JEAN OLIVI, Traité des contrats, éd. S. PIRON, Paris, 2012 ; S. PIRON, « Prêts charitables et opérations capitalistes dans l’éthique franciscaine des contrats monétaires », dans L. FONTAINE, G. POSTEL-VINAY, J.-L. ROSENTHAL et P. SERVAIS (éd.), Des personnes aux institutions. Réseaux et culture du crédit du XVIe au XXe siècle en Europe, Louvain-la-Neuve, 1997, p. 11-27. 11. G. TODESCHINI, « Quantum valet ? Alle origini di un’economia della povertà », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio Muratoriano, 98, 1992, p. 173-234 ; ID., Il prezzo della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico, Rome, 1994 ; ID., I mercanti et il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo éd Età Moderna, Bologne, 2002 ; ID., Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, 2008 (2004) ; V. TONEATTO, P. ÿ(51,&, S. PAULITTI, L’economia monastica. Dalla disciplina del desiderio all’amministrazione razionale, Spolète, 2004 ; V. TONEATTO, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (IVe-début IXe siècle), Rennes, 2013. 12. Nous reprenons ce terme malgré son anachronisme (A. GUERREAU, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle ?, Paris, 2001, p. 31-34) car il est désormais admis dans l’historiographie. Il faudra en outre se demander si, aux yeux des exégètes, ce sont bien des métaphores économiques. Cf. Chap. 5. 13. P. BOGLIONI, R. DELORT, CL. GAUVARD (éd.) Le petit peuple dans l’Occident médiéval. Terminologies, perceptions, réalités, Paris, 2002 ; P. EVANGELISTI, « I pauperes Christi e i linguaggi dominativi. I francescani come protagonisti della costruzione della testualità politica e dell’organizzazione del consenso nel bassomedioevo (Guibert de Tournai, Paolino da Venezia, Francesc Eiximenis) » dans La propaganda politica nel basso medioevo, Spolète, 2002, p. 315-392 ; S. FARMER, Surviving Poverty in Medieval Paris. Gender, Ideology, and the daily Lives of the Poor, Ithaca et Londres, 2002 ; R. LAMBERTINI, Apologia e crescita dell’identità francescana (1255-1279), Rome, 1990 ; ID., /DSRYHUWjSHQVDWD(YROX]LRQHVWRULFDGHOODGHÀQL]LRQHGHOO·LGHQWLWjPLQRULWLFDGD%RQDYHQWXUDDG Ockham, Modène, 2000 ; G. TODESCHINI, Visibilmente crudeli. Malviventi, persone sospette e gente qualunque dal medioevo all’età moderna, Bologne, 2007 ; ID., Come Giuda. La gente comune et i giochi dell’economia all’inizio dell’epoca moderna, Bologne, 2011. Pour une période antérieure : C. FREU, /HVÀJXUHVGXSDXYUHGDQVOHVVRXUFHVLWDOLHQQHVGHO·DQWLTXLWpWDUGLYH, Paris, 2007.
INTRODUCTION
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les propos du Christ sur la richesse et la pauvreté14. Nous avons déjà évoqué Mt 19, 24 (« Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux ») : comment accorder ce verset avec une Église à vocation universelle qui a renoncé à n’être qu’une petite communauté de parfaits ? Pour les apôtres envoyés en mission les consignes sont précises : « Ne prenez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni sac pour le voyage, ni deux tuniques, ni souliers, ni bâton, car l’ouvrier mérite sa nourriture » (Mt 10, 9-10). Pour les successeurs des apôtres que sont les évêques, comment comprendre ces injonctions ? Comment accorder les textes évangéliques avec la construction d’une Église richement possessionnée ? Et quel doit être alors le sens des multiples appels à la pauvreté ? De plus, les Évangiles ont un statut très particulier dans le monde médiéval : comme les autres livres de la Bible, ils sont directement inspirés par l’Esprit, mais leur caractère normatif est plus fort encore, singulièrement à partir du XIIe siècle, dans la mesure où ils transmettent la Loi Nouvelle ainsi que les gestes et paroles de son fondateur. Les Évangiles sont ainsi au cœur du message biblique chrétien. Pourtant, en dépit de l’expression populaire, la simplicité de ces textes n’est pas évidente, à la fois en raison des divergences entre Évangélistes et à cause de leur UDGLFDOLVPH ,O HVW GRQF LQGLVSHQVDEOH GH SDVVHU SDU OH ÀOWUH GH O·H[pJqVH SRXU saisir comment les clercs médiévaux ont compris ces textes. Car, et c’est un des intérêts majeurs de l’exégèse, tous les clercs des XIIe-XIIIe siècles ont été confrontés dans leur formation à la pratique exégétique : pendant plusieurs années, ils en ont appris les démarches et saisi les subtilités. Par conséquent, le message transmis par l’exégèse, caractérisé par la récurrence de certains motifs, imprègne les clercs et constitue, pour eux, une culture commune. Or, depuis les travaux fondateurs de Beryl Smalley et d’Henri de Lubac15, les recherches sur l’exégèse se sont orientées principalement dans trois directions. La première, illustrée par les études de Gilbert Dahan, a montré l’importance de ODUpÁH[LRQKHUPpQHXWLTXHGHVH[pJqWHVHWVDSURIRQGHXULQWHOOHFWXHOOHPrPHDX VHLQG·XQH[HUFLFHGRQWODÀQDOLWpHWOHFDGUHUHVWHQWUHOLJLHX[16. La seconde étudie l’exégèse dans ses rapports à la prédication17. La troisième direction se soucie
14. Nous empruntons le terme de « radicalisme » à T. MATURA, Le radicalisme évangélique : aux sources de la vie chrétienne, Paris, 1978 ; voir aussi B. RIGAUX, « Le radicalisme du Règne », dans La pauvreté évangélique, Paris, 1971, p. 135-173. 15. H. DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, 1959-64 (4 vol.) (réédition 1993) ; B. SMALLEY, The Study of the Bible in the middle ages, Oxford, 19833 ; ID., The Gospels in the Schools c. 1100-c. 1280, Londres / Ronceverte, 1985. 16. G. DAHAN, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval XIIe-XIVe siècle, Paris, 1999 ; ID., Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève, 2009. 17. C. CENCI, « Il Commento al Vangelo di S. Luca di Fr. Costantino da Orvieto, O. P. Fonte di S. Bernardino da Siena », AFH, 74, 1981, p. 103-145 ; L.-J. BATAILLON, « De la lectio à la praedicatio. Commentaires bibliques et sermons au XIIIe siècle », Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 70, 1986, p. 559-575 ; ID., « Early scholastic and mendicant preaching as exegesis of Scripture », dans M. D. JORDAN et K. EMERY (éd), Ad litteram. Authoritative texts and their medieval readers, Notre Dame (IN), 1992, p. 165-198 ; F. MORENZONI, Des écoles aux paroisses. Thomas de
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ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
davantage des enjeux sociaux et politiques de l’exégèse18, sans qu’ait été abordée la question du rapport de l’Église avec la richesse et la pauvreté. Ainsi, comment les exégètes accordent-ils le radicalisme de certains passages évangéliques avec la construction d’une Église à vocation universelle, incarnée dans une institution dotée d’une hiérarchie, de possessions, de règles, dont l’existence même semble contredire les propos évangéliques qui dénoncent le légalisme des pharisiens ou la possession de richesses ? La première des deux parties de cet ouvrage sera consacrée à la pauvreté volontaire dont nous suivrons O·LQWpJUDWLRQ GLIÀFLOH GDQV OH GLVFRXUV H[pJpWLTXH OH SUHPLHU FKDSLWUH PRQWUH comment l’exégèse, jusqu’au XIIe siècle, a tempéré le radicalisme évangélique et gommé les appels à la pauvreté. Ce n’est qu’au XIIe siècle, comme nous le verrons dans le deuxième chapitre, que la « pauvreté volontaire » est exaltée par certains mouvements monastiques ou canoniaux, non sans susciter des résistances GRQWWpPRLJQHDXVVLO·H[pJqVH/HWURLVLqPHFKDSLWUHSRXUVXLWODPrPHUpÁH[LRQ pour le XIIIeVLqFOHO·LQYHQWLRQGHVRUGUHVPHQGLDQWVDXQHQRXYHOOHIRLVPRGLÀp les conceptions de la pauvreté volontaire, et s’est heurtée, notamment en milieu XQLYHUVLWDLUHDXFRQÁLWDYHFOHVVpFXOLHUVTXLUHFRXUHQWSRXUFULWLTXHUOHVIUqUHV aux interprétations traditionnelles des Évangiles. Nous étudierons donc comment l’idéologie des mendiants imprègne progressivement leur exégèse, en retraçant à la fois les polémiques et la constitution de deux écoles exégétiques, l’une franciscaine et l’autre dominicaine. La seconde partie portera sur les implications sociales de la pauvreté volontaire. Nous nous demanderons dans quelle mesure l’exégèse construit une « économie du christianisme » et en quel sens le discours ecclésiastique a pu LQÁXHQFHUOHVSUDWLTXHVpFRQRPLTXHV19. Nous verrons d’abord si l’exaltation de
Chobham et la promotion de la prédication au début du XIIIe siècle, Paris, 1995 ; E. BAIN, « Étienne Langton commentateur des Proverbes », dans L. J. BATAILLON, N. BÉRIOU, G. DAHAN, R. QUINTO (éd.), Étienne Langton prédicateur, bibliste, théologien, Turnhout, 2010, p. 285-326. 18. Ph. BUC, « Vox clamantis in deserto ? Pierre le Chantre et la prédication laïque », Revue Mabillon, 65, 1993, p. 5-47 ; ID., L’Ambiguité du Livre. Prince, pouvoir, et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, 1994 ; M. LAUWERS, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005 ; G. LOBRICHON, La Bible au Moyen Âge, Paris, 2003 ; I. ROSÉ, « Le roi Josias dans l’ecclésiologie politique du Haut Moyen Âge », MEFRM, 115/2, 2003, p. 683-709 ; une série d’études sur les usages sociaux de la Bible a été réunie sous la direction de M. LAUWERS et D. IOGNA-PRAT dans la revue Médiévales, 55, 2008. 19. Ces questions recoupent ainsi les recherches récentes (et diverses) sur la structuration du champ économique par le théologique. Voir notamment : N. BÉRIOU, J. CHIFFOLEAU (éd.), Économie et religion. L’expérience des ordres mendiants (XIIIe-XVe siècle), Lyon, 2009 ; J. CHIFFOLEAU, « Pour une éconoPLHGHO·LQVWLWXWLRQHFFOpVLDOHjODÀQGX0R\HQÇJHªMEFREM, 1984/1, p. 247-279 ; ID., « “Usus pauper” ? Notes sur les franciscains, la Règle et l’argent à Avignon entre 1360 et 1480 », dans H. DUBOIS, J.-C. HOCQUET, A. VAUCHEZ (éd.), Horizons marins, itinéraires spirituels (Ve-XVIIIe siècles). Vol. 1 : Mentalités et sociétés, Paris, 1987, p. 135-149 ; L’economia dei conventi dei frati minori e SUHGLFDWRULÀQRDOODPHWjGHOWUHFHQWR$WWLGHO;;;,&RQYHJQRLQWHUQD]LRQDOH$VVLVLRWWREUH 2003, Spolète, 2004 ; D. IOGNA-PRAT, « Préparer l’au-delà, gérer l’ici-bas : les élites ecclésiastiques, la richesse et l’économie du christianisme (perspectives de travail) », dans J.-P. DEVROEY, L. FELLER et R. LE JAN (dir.), Les élites et la richesse au Haut Moyen Âge, Turnhout, 2010, p. 59-70.
INTRODUCTION
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la pauvreté volontaire conduit à une remise en question de la possession des richesses (chap. 4), avant d’étudier, dans le chapitre 5, l’intégration dans l’Ecclesia GHV DFWLYLWpV VpFXOLqUHV 1RXV QRXV GHPDQGHURQV VL OD MXVWLÀFDWLRQ GH OD possession des richesses conduit à celle de leur production. Le dernier chapitre sera consacré à la place dévolue aux pauvres à la fois dans le discours et dans la société : l’Église cherche-t-elle à bâtir un couple riches/pauvres ? Valorise-t-elle la pauvreté des nécessiteux ? $ÀQ G·DOOpJHU OD OHFWXUH QRXV DYRQV SODFp OD SUpVHQWDWLRQ GHV VRXUFHV en annexe.
PREMIÈRE PARTIE L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
Chapitre 1
L’ÉVANGILE SANS LA PAUVRETÉ : EXÉGÈSE ET MODÈLES DE VIE AVANT LE XIIe SIÈCLE
L
es passages évangéliques exhortant à la pauvreté sont nombreux et bien connus. Parmi les plus célèbres viennent à l’esprit les promesses des Béatitudes : « Bienheureux les pauvres en esprit » (Mt 5, 3), ou simplement « Bienheureux les pauvres » si l’on suit Luc (Lc 6, 20). D’autres passages non moins fameux sont bien plus radicaux, telle la réponse de Jésus au jeune homme riche qui demandait que faire pour avoir la vie éternelle, et s’en va attristé par la réponse : 6LWXYHX[rWUHSDUIDLWYDYHQGVFHTXHWXSRVVqGHVGRQQHOHDX[SDXYUHV>«@HW suis-moi (Mt 19, 21).
Cette formule n’est pas isolée et s’accompagne d’appels répétés à un renoncement total : Quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens, ne peut être mon disciple (Lc 14, 33). Vendez ce que vous possédez, et donnez-le en aumône (Lc 12, 33). Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Qui aime son ÀOVRXVDÀOOHSOXVTXHPRLQ·HVWSDVGLJQHGHPRL4XLQHSUHQGSDVVDFURL[HW ne suit pas derrière moi n’est pas digne de moi (Mt 10, 37-38).
Aux disciples, il prescrit de partir sans or ni argent (Mt 10, 9-10) et de ne pas se soucier du lendemain (Mt 6, 25-34), contrairement à cet homme qui avait voulu bâtir de nouveaux greniers, ignorant sa mort imminente (Lc 12, 15-21). Jésus et ses apôtres, qui servent de modèles, sont eux-mêmes présentés comme pauvres. Inutile d’insister : le lien entre l’enseignement du Christ et la pauvreté semble aujourd’hui une évidence pour chacun. Et pourtant, au début du XIIe siècle, la place accordée à la pauvreté – conçue comme un état économique ou social – dans les commentaires des Évangiles s’avère particulièrement restreinte. C’est que l’interprétation des passages évangéliques produite dans les siècles précédents avait systématiquement encadré dans GHVSUDWLTXHVVRFLDOHVELHQGpÀQLHVOHVDSSHOVjODSDXYUHWpTXDQGHOOHQHOHVDYDLW pas simplement effacés. C’est ce processus de voilement de la pauvreté que nous étudierons ici, pour montrer comment les passages évangéliques qui sembleraient appeler à la pauvreté étaient habituellement compris à l’aube du XIIeVLqFOHDÀQ de mieux saisir les enjeux d’une réinterprétation qui s’opère à cette époque. Notre démarche a ainsi consisté à partir de la Glose et des commentaires du XIIe siècle SXLVjUHPRQWHUGHOjDX[pSRTXHVDQWpULHXUHVDÀQGHPRQWUHUOHVORJLTXHVUpFXUrentes à l’œuvre dans l’interprétation d’un verset.
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
Le principal apport des commentaires est d’aboutir à la distinction de plusieurs modèles de rapports aux biens temporels, selon le statut social des personnes. La réponse au jeune homme riche, associée à Ac 4, 32-351 sert à construire un modèle monastique de mise en commun des biens, distinct de la question de la pauvreté. Les autres appels au renoncement, ainsi que les Béatitudes, bâtissent un modèle de comportement pour les laïcs structuré par l’humilité, la pénitence et l’aumône – sans DSSHOHUGDYDQWDJHjODSDXYUHWp(QÀQDXWRXUGHO·HQYRLGHVDS{WUHVHQPLVVLRQVH IRUJHXQGLVFRXUVTXLMXVWLÀHOHSUpOqYHPHQWHWODSRVVHVVLRQGHVELHQVHFFOpVLDVtiques. Dans de telles perspectives, la pauvreté du Christ ou des apôtres n’est pas un objet d’attention et s’intègre simplement dans les catégories précédentes.
1. SI VIS PERFECTUS ESSE… : UN MODÈLE MONASTIQUE DE MISE EN COMMUN DES BIENS
La péricope de Mt 19, 16-29 (avec ses parallèles en Mc 10, 17-30 et Lc 18, 15-30) constitue probablement, et à juste titre, le passage le plus souvent associé au devoir d’abandonner ses biens. Elle peut être divisée en trois parties. Dans un premier temps (Mt 19, 16-21), un jeune homme demande ce qu’il doit faire pour obtenir la vie éternelle, ce à quoi Jésus lui répond d’observer les commandements. Mais le jeune homme ne semble pas vouloir s’en satisfaire, et c’est alors que Jésus lui répond, s’il veut être parfait, de vendre tous ses biens, de les donner aux pauvres et de le suivre (Mt 19, 21). Commence alors un deuxième moment (Mt 19, 22-26) où, à la suite du départ attristé du jeune homme, Jésus PHWHQJDUGHFRQWUHOHVULFKHVVHVDIÀUPDQWQRWDPPHQWTX·LOHVWSOXVIDFLOHjXQ chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux (Mt 19, 24). La troisième partie (Mt 19, 26-29) est une réponse à Pierre qui demandait la récompense promise aux apôtres qui ont tout laissé pour le suivre. Selon Marc et Luc, Jésus aurait alors promis à tous ceux qui laissent père et mère, une récompense en ce monde et la vie éternelle dans l’au-delà. Matthieu rapporte quant à lui une réponse plus précisément adressée aux apôtres : « 4XDQGOHÀOVGHO·KRPPHVLqJHUDVXUVRQWU{QHGHJORLUHYRXVVLqJHUH]YRXV aussi sur douze trônes, pour juger les douze tributs d’Israël » (Mt 19, 28), ce que Luc transmet dans un autre contexte (Lc 22, 28-302). Nous traiterons plus loin de la deuxième partie de la péricope, pour nous concentrer ici sur la question de l’abandon des biens. Deux problèmes nous guideront : dans quelle mesure ce texte 1.
2.
« La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun. Avec beaucoup de puissance, les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus, et ils jouissaient tous d’une grande faveur. Aussi parmi eux nul n’était dans le besoin ; car tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres. On distribuait alors à chacun suivant ses besoins ». « Vous êtes, vous, ceux qui sont demeurés constamment avec moi dans mes épreuves ; et moi je dispose pour vous du Royaume, comme mon Père en a disposé pour moi : vous mangerez et boirez à ma table en mon Royaume, et vous siègerez sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël ».
I. L’ÉVANGILE SANS LA PAUVRETÉ : ÉXÉGÈSE ET MODÈLES DE VIE AVANT LE XIIe SIÈCLE
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biblique a-t-il été utilisé pour appeler à la pauvreté ? S’adresse-t-il à tous les chrétiens ou seulement à une élite ? Notre intention est de montrer que cette péricope sert à distinguer deux catégories de chrétiens séparées par la question du rapport à la propriété si bien que la thématique de la pauvreté est progressivement écartée.
1.1. Une source de l’expérience monastique Très tôt le verset de Mt 19, 21 a été entendu comme un appel à la vie monastique. Il est ainsi à l’origine de la conversion d’Antoine. Selon le récit fondateur d’Athanase, Antoine méditait sur les Actes des apôtres, quand il entra dans l’église et entendit la parole adressée au jeune homme riche. « Comme si la lecture avait été faite pour lui », il sortit, vendit ses biens et les distribua aux pauvres3. Plus que le récit des Actes qui ne semble pas répondre aux aspirations intérieures d’Antoine, c’est le verset de Mt 19, 21 qui provoque et fonde son expérience monastique. Dès lors, le lien entre ce verset et la conversion monastique devient un topos de la littérature monastique. C’est pour Augustin le modèle du récit de conversion et de la conversion elle-même4. Cassien cite aussi ce récit comme modèle5 et considère Mt 19, 21 comme le commandement dont l’observance distingue les moines des autres chrétiens6. Dans ses lettres, Jérôme utilise à de nombreuses reprises ce verset pour exhorter les moines à l’abandon total de leurs biens, ce qui n’était manifestement pas une évidence7. Sa lettre à Paulin de Nole qui invoquait, après sa conversion au monachisme, la nécessité de conserver des biens pour les besoins des pauvres en est une illustration8. Quelques années auparavant, Jérôme avait déjà utilisé ce verset, accompagné du contre-exemple d’Ananie et Saphire, pour engager le prêtre Héliodore à entrer dans la voie monastique de l’abandon des biens9. Ce rejet de la propriété personnelle s’inscrit dans une perspective ascétique rigoureuse. 3. 4.
5. 6. 7. 8. 9.
Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, éd. G. J. M. BARTELINK, Paris, 1994, SC 400, p. 132-133. La conversion d’Antoine occupe une place centrale dans le récit de conversion d’Augustin : Ponticianus lui a d’abord raconté la vie d’Antoine (Confessions VIII, 6, 14), puis comment deux de ses amis se sont convertis en trouvant au hasard un livre racontant la vie d’Antoine (Confessions VIII, 6, 15) ; ensuite, quand Augustin se trouve seul avec Alypius, au dénouement de la crise, quand il entend le tolle lege, il se remémore la conversion d’Antoine (Confessions VIII, 12, 29). Il y a ainsi une sorte de mouvement ascensionnel vers cet épisode de la conversion d’Antoine, parallèle à celle d’Augustin : d’abord Antoine est inconnu, puis il convertit d’autres personnes, puis vient sa propre conversion. Conférences III, 4, éd. E. PICHERY, Paris, 1955, SC 42, p. 142. Conférences XXI, 5, éd. E. PICHERY, Paris, 1959, SC 64, p. 78-9 ; Institutions cénobitiques, VII, 27, éd. J.-C. GUY, Paris, 20012 (1965), SC 109, p. 329. Sur cette question, A. DE VOGÜE, Histoire littéraire… 1, p. 403. Lettre 58, 2, éd. J. LABOURT, Paris, 1953, vol. 3, p. 75. Argumentation semblable à partir de Mt 19, 2 dans Cassien, Institutions cénobitiques, VII, 16, éd. J.-C. GUY, Paris, 2001, SC 109, p. 312-313. Lettre 14, 6, éd. J. LABOURT, Paris, 19822, vol.1, p. 38-39. Sur l’utilisation d’Ananie et Saphire comme contre-modèle monastique, voir I. ROSÉ, « Ananie et Saphire ou la construction d’un contre-modèle cénobitique (IIe-Xe siècle) », Médiévales, 55, 2008, p. 33-52.
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
Dans la lettre à Paulin de Nole, le verset de Mt 19, 21 est associé à la célèbre formule « suivre nu la croix nue »10. De même explique-t-il à Julianus qu’il ne devra pas craindre les douleurs de l’indigence11. Pauvreté et dénuement, dans la perspective hiéronymienne, accompagnent la compréhension de l’appel évangélique à abandonner tous ses biens. Cette approche se retrouve chez Cassien, qui relie dans la profession monastique, Mt 19, 21, le devoir de tout abandonner, la « nudité pour le Christ », la « faim, la soif et le froid »12. Le Commentaire sur Matthieu de Jérôme, qui est un des textes les plus utilisés dans les siècles suivants pour comprendre Mt 19, s’inscrit dans cette perspective, tout en introduisant une certaine ambiguïté. Il développe deux idées principales, devenues par la suite des topoi sur Mt 19, 21 : l’appel à abandonner tous les biens et l’insufÀVDQFHGHFHWDEDQGRQTXLGRLWrWUHDFFRPSDJQpGHODYRORQWpGHVXLYUHOH&KULVW Qui veut être parfait doit vendre ce qu’il a, et le vendre, non pas en partie comme OHÀUHQW$QDQLHHW6DSKLUHPDLVHQWRWDOLWp>«@13.
Jérôme reprend l’argumentation de la lettre à Héliodore : le rapprochement de ce verset avec l’épisode d’Ananie et Saphire (Ac 5, 1-10) qui avaient refusé de donner tous leurs biens à la communauté apostolique, en avaient donc caché une partie et sont punis de mort pour cela – rappelle son interprétation habituelle du YHUVHWFRPPHXQDSSHOjO·DEDQGRQGHWRXVOHVELHQVVDQVH[FHSWLRQ/·LQÁXHQFH de cette interprétation, associée aux jeux d’intertextualité biblique, a d’ailleurs pu FRQWULEXHUjXQHPRGLÀFDWLRQGXWH[WHVFULSWXUDLUHDXOLHXGHvende quae habes, de nombreux manuscrits ont vende omnia quae habes, comme si une glose s’était introduite au sein du texte sacré14. -pU{PHVRXOLJQHHQVXLWHTXHO·DEDQGRQGHVELHQVQ·HVWSDVHQOXLPrPHVXIÀVDQW (W FHOD QH VXIÀW SDV SRXU OD SHUIHFWLRQ LO GRLW HQFRUH DSUqV DYRLU PpSULVp OHV richesses, suivre le Sauveur, c’est-à-dire, après avoir renoncé au mal, faire de bonnes choses, car il est plus facile de mépriser sa bourse que sa volonté (voluntas). Beaucoup renoncent aux richesses sans suivre le Seigneur. Suit le Seigneur celui qui l’imite et qui marche sur ses traces (Sequitur autem Dominum qui imitator eius est et per vestigia illius graditur)15.
10. 11. 12. 13.
Lettre 58, 2, éd. J. LABOURT, Paris, 1953, vol. 3, p. 75. Lettre 118, 4, éd. J. LABOURT, Paris, 1958, vol. 6, p. 92. Institutions cénobitiques, VII, 16, éd. cit. p. 314-315. Commentaire sur S. Matthieu : Quicumque perfectus esse voluerit debet vendere quae habet et non ex parte vendere sicut Ananias fecit et Saphira, sed totum vendere>«@WUDG(BONNARD, SC 259, p. 79. 14. La leçon omnia quae habes est attestée dans de nombreux manuscrits : Novum Testamentum Domini Nostri Iesu Christi latine secundum editionem sancti Hieronymi. Pars prior : Quattuor Evangelia, éd. I. WORDSWORTH et H. I. WHITE, Oxford, 1889-1898, p. 120. 15. Commentaire sur S. Matthieu : 1HF KRF DG SHUIHFWLRQHP VXIÀFLW QLVL SRVW FRQWHPSWDV GLYLWLDV Salvatorem sequatur, id est relictis malis faciat bona. Facilius enim sacculus contemnitur quam voluntas. Multi divitias relinquentes Dominum non sequuntur. Sequitur autem Dominum qui imitator eius est et per vestigia illius graditur ; trad. E. BONNARDPRGLÀpH SC 259, p. 79.
I. L’ÉVANGILE SANS LA PAUVRETÉ : ÉXÉGÈSE ET MODÈLES DE VIE AVANT LE XIIe SIÈCLE
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Un peu plus loin, Jérôme dénonce l’exemple du philosophe cynique Cratès qui avait abandonné ses biens en vain puisque ce n’était pas pour suivre le Christ16. Cette insertion révèle l’enjeu de l’interprétation de Jérôme qui doit distinguer les groupes chrétiens des écoles philosophiques antiques encore vivantes, qui prônaient aussi le renoncement aux richesses. Ce faisant il est à l’origine d’un topos médiéval expliquant que le choix de la pauvreté n’est pas en soi vertueux, s’il ne s’accompagne du désir de suivre le Christ. Dans les textes médiévaux, Cratès, peu connu, est devenu Socrate, que ce soit dans les manuscrits des œuvres de Jérôme ou dans les citations qui en dépendent. En limitant ainsi l’importance accordée jO·DEDQGRQGHVELHQV-pU{PHVLWXHO·HVVHQWLHOGXPHVVDJHFKULVWLTXHGDQVODÀQ du verset : Sequere mePDLVODGpÀQLWLRQGHFHWWHsequela, reste ici assez vague : imiter le Christ, revient à « faire de bonnes choses ». -XVTXHOjOHFRPPHQWDLUHGH-pU{PHHVWÀGqOHjVDFRPSUpKHQVLRQGHODSpULFRSH dans les lettres, à la différence, notable, que « suivre nu la croix nue » se réduit à « faire de bonnes choses ». Mais l’interprétation du verset suivant (Mt 19, 23) introduit une nette ambiguïté : il cite en effet comme modèles Abraham, Isaac, Jacob, Zachée et Matthieu ; or de ces cinq personnages, seul Matthieu a abandonné tous ses biens. La question qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure les chrétiens doivent abandonner tous leurs biens. Le début du commentaire qui, contrairement aux lettres où le message s’adressait clairement à des moines, prétend donner le sens du texte biblique, semble indiquer que c’est une obligation pour tous. Il souligne même à propos du si vis perfectus que cela est « en notre pouvoir ». Mais les exemples d’Abraham ou de Zachée indiquent le contraire, puisqu’ils n’ont pas tout abandonné. L’ambiguïté n’est levée que deux ans plus tard, dans la lettre à Salvinia, où Jérôme loue le comportement de Nebridius qui, dans l’impossibilité de suivre le « précepte » d’abandon des biens, a pratiqué constamment l’aumône17. Cette lettre montre qu’il n’entend pas le terme de précepte comme une obligation littérale absolue et distingue alors deux modèles de vie : celui des moines conforme à Mt 19, 21, et celui des laïcs qui ont tout autant part à la sainteté en suivant d’autres voies. Cette ambiguïté, particulièrement dans le commentaire sur Matthieu, sur le devoir ou non d’abandonner tous les biens, peut s’expliquer par plusieurs raisons. Les conditions de rédaction : pressé, Jérôme a repris son interprétation habituelle de Mt 19, 21, sans clairement l’accorder avec la suite de son commentaire. L’auditoire : son penchant ascétique le pousse à une lecture exigeante du texte évangélique, mais il s’adresse dans ce commentaire, à travers Eusèbe de Crémone qui se rend à Rome, aux femmes lettrées aristocrates de l’Aventin qui, de fait, n’ont pas abandonné tous leurs biens, quelle que soit la rigueur de leur vie18. L’évolution de sa pensée et de ses préoccupations : le commentaire, rédigé en 398 alors qu’il est à Bethléem, où il prêche régulièrement à des auditoires variés19, 16. 17. 18. 19.
Ibid. 259, p. 82. Ep 79, 4, éd. J. LABOURT et M. TESTARD, Paris, 19892, p. 97-98. E. BONNARD, introduction, dans Saint Jérôme, Commentaire sur S. Matthieu, Paris, 1977 (SC 242), p. 21-22. Sur cette prédication : A. DE VOGÜE, Histoire littéraire… 4, p. 253-295 ; Jérôme, Homélies sur Marc, éd. G. MORIN, trad. J.-L. GOURDAIN, Paris, 2005 (SC 494).
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
pourrait porter la marque d’une évolution de Jérôme d’une interprétation très rigoriste du texte évangélique – au risque de nier la possibilité pour ceux qui ne se font pas ascètes d’être sauvés – ou du moins peu attentive à la vie du monde séculier20, vers une interprétation ouvrant plus nettement aux séculiers les voies de la sainteté, telle qu’elle apparaît en 400 dans la lettre à Salvinia21. Le souci de s’adresser à tous pourrait expliquer l’interprétation de la sequela Christi, dont il dit plus loin qu’elle est « le propre des apôtres et des croyants »22. Il tendrait donc vers une interprétation qui puisse s’appliquer à tous les chrétiens, sans avoir encore abouti à la distinction claire entre deux voies. Dans le domaine de l’exégèse, c’est Bède qui lève toute ambiguïté possible HWÀ[HOHFDGUHHFFOpVLDVWLTXHGHODFRPSUpKHQVLRQGHFHSDVVDJHHQGLVWLQJXDQW deux catégories d’élus. Ses commentaires sur Luc et Marc, ainsi qu’une homélie pour la saint Benoit Biscop23 – parfois adaptée pour servir à la saint Benoît de Nursie – constituent le deuxième apport fondamental pour la compréhension médiévale de la péricope. Tout d’abord, il adapte systématiquement le texte biblique au modèle monastique. Ainsi explique-t-il que les récompenses terrestres à l’abandon des biens sont des frères et de multiples fondations monastiques24. Mais c’est surtout la nette distinction entre deux catégories de chrétiens qui a une grande postérité. Le point de départ se trouve en Mt 19, 2825. 20. Cette conception se voit par exemple dans la lettre 60, 9-10, éd. J. LABOURT, Paris, 1953, p. 97-99. 21. A. DE VOGÜE, Histoire littéraire… 3, p. 100-103, décrit étrangement cette évolution comme une « régression », et n’étudie pas le commentaire sur Matthieu. 22. Commentaire sur S. Matthieu, SC 259, p. 82-83. 23. Homélie 1, 13, dans Opera homiletica, éd. D. HURST, Turnhout, 1955 (CC Ser. Lat. 122), p. 88-94. Benoît Biscop a vécu au VIIe s. Issu d’une grande famille anglaise, il se rend deux fois en pélerinage à Rome, avant de se faire moine à Lérins, puis d’être envoyé en Angleterre où il fonde les monastères de Wearmouth puis de Jarrow. Il a donc été le premier abbé de Bède, qui relate sa vie dans l’Historia Abbatum (éd. C. PLUMMER, Oxford, 1896, p. 364-377). 24. In Lucae evangelium expositio, éd. D. HURST, Turnhout, 1960 (CC Ser. Lat. 120), p. 329 ; Homélie I, 13, éd. cit. p. 91-92. Cet exemple permet de saisir un des lieux de la valorisation de la parenté spirituelle, qui se retrouve fréquemment chez Bède (cf. O. SZERWINIACK, « Frères et sœurs dans l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède le Vénérable », RBen 118/2, 2008, p. 239-261), et surtout un de ces enjeux : la valorisation du modèle monastique. La thématique de la parenté spirituelle a fait l’objet de nombreuses études : A. GUERREAU-JALABERT, « Sur les structures de parenté dans l’Europe médiévale », Annales E.SC, 6, 1981, p. 1028-1049 ; « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », dans La parenté spirituelle, éd. F. HÉRITIER-AUGÉ et E. COPET-ROUGIER, Paris, 1995, p. 133-203 ; « Qu’est-ce que l’adoptio dans la société chrétienne médiévale ? », Médiévales 35, 1998, p. 33-49. J. BASCHET a aussi largement exploité ce thème, notamment dans Le Sein du Père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, 2000, chap. 1 et 4. Mais, à notre connaissance, les interprétations de ce passage évangélique n’ont pas été étudiées dans cette perspective. 25. Jésus leur répondit : « Je vous le dis en vérité, quand le Fils de l’homme, au renouvellement de toutes choses, sera assis sur le trône de sa gloire, vous qui m’avez suivi, vous serez de même assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël ».
I. L’ÉVANGILE SANS LA PAUVRETÉ : ÉXÉGÈSE ET MODÈLES DE VIE AVANT LE XIIe SIÈCLE
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Bède reprend à Augustin l’idée que Jésus ne s’adresse pas aux seuls douze premiers apôtres – sans quoi Judas serait parmi ceux-ci et Paul serait oublié, et DIÀUPH TXH OH QRPEUH GRX]H GpVLJQH O·XQLYHUVDOLWp26. Il note ensuite qu’il y a deux catégories d’élus (duo ordines electorum) : ceux qui ont tout abandonné pour suivre le Christ, lesquels seront en positions de juges ; et ceux qui auront pratiqué l’aumône selon la prescription de Mt 25, 34-3527, et qui seront jugés mais sauvés28. Il s’écarte donc de Jérôme qui distinguait simplement ceux qui ont cru et les juifs29. En différenciant deux catégories d’élus, Bède constitue deux catégories de bons chrétiens, qu’il articule avec un discours sur l’usage des biens : les premiers sont ceux qui ont tout abandonné pour suivre le Christ, les seconds ceux qui font un bon usage des richesses, en en distribuant aux pauperibus Christi, qui peuvent désigner ici les nécessiteux ou les moines, créant ainsi une association entre les deux catégories de bons chrétiens. Bède n’est pas l’inventeur de ce schéma des deux ordres de chrétiens, qui se trouvait déjà chez Isidore de Séville, Julien de Tolède et Grégoire le Grand, mais c’est par son intermédiaire qu’il est devenu un des topoi dans l’exégèse de ces versets30. Il associe ensuite ces deux catégories à la distinction explicite entre conseils et préceptes (mandata). En se fondant sur Mt 19, 17-19, Bède distingue les deux possibilités : si vis ad vitam ingredi/ si vis perfectus esse :
26. Augustin a soutenu cela à plusieurs reprises : par exemple Cité de Dieu XX, V, 3. Le commentaire de Jérôme n’est pas très clair, mais il semble comprendre le contraire (Commentaire sur S. Matthieu, éd. cit., t. 2, p. 82). Bède, Homélie, I, 13, éd. cit., p. 89 : Quia enim duodenario saepe numero solet in scripturis uniuersitas designari per duodecim sedes apostolorum omnium numerositas iudicantium et per duodecim tribus israhel uniuersitas eorum qui iudicandi sunt ostenditur. 27. « Venez, les bénis de mon Père : prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la création du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ». 28. Homélie I, 13, éd. cit., p. 89-90 : Unde notandum quod duo sunt ordines electorum in iudicio futuri, unus iudicantium cum domino de quibus hoc loco commemorat qui reliquerunt omnia et secuti sunt illum, alius iudicatorum a domino qui non quidem omnia sua pariter reliquerunt sed de his tamen quae habebant cotidianas dare elemosinas pauperibus christi curabant.Vnde audituri sunt in iudicio : Venite benedicti patris mei possidete paratum uobis regnum a constitutione mundi. Esuriui enim, et dedistis mihi manducare ; sitivi, et dedistis mihi bibere, et cetera, quorum et in superioribus huius lectionis dominus meminit cum principe quodam interrogante quid boni faciendo uitam posset habere perpetuam : si vis, inquit, ad vitam ingredi, serua mandata. Non homicidium facies, non furtum ; non falsum testimonium dices ; honora patrem et matrem ; et diliges proximum tuum sicut te ipsum. Ergo qui mandata domini seruat ad vitam ingreditur aeternam ; qui autem non solum mandata seruat uerum etiam consilium domini quod de contemnendis mundi diuitiis ac luxibus tribuit sequitur non WDQWXPYLWDPLSVHSHUFLSLHWVHGHWLDPGHXLWDDOLRUXPFXPGRPLQRLXGLFDELW$WTXHLWDÀWXWLQLXGLFLR ut diximus duo sint ordines bonorum. 29. Commentaire sur S. Matthieu, éd. cit., t. 2, p. 82 : ,QUHJHQHUDWLRQHFXPVHGHULWÀOLXVKRPLQLVLQVHGH maiestatis suae, quando ex mortuis, de corruptione resurgent incorrupti, sedebitis et vos in soliis iudicantium condemnantes duodecim tribus Israhel, quia vobis credentibus illi credere noluerunt. 30. Isidore de Séville, Sententiarum, PL 83, 596-597 ; Julien de Tolède, Prognosticorum futuri saeculi libri, CC Ser. Lat. 115, p. 107-108 ; Grégoire le Grand, Moralia in Iob, l. 36, CC Ser. Lat. 143B, p. 1304-1306. Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre 6.
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Donc celui qui respecte les préceptes du Seigneur, obtient la vie éternelle ; et celui qui non seulement observe les préceptes, mais suit aussi le conseil que le Seigneur a donné sur le mépris des richesses du monde et du luxe, celui-là non seulement recevra la vie éternelle, mais il jugera de la vie des autres aux côtés du Seigneur31.
La différence entre les conseils et les préceptes est devenue un des lieux communs de la théologie aux XIIe-XIIIe siècles qui distingue trois conseils évangéliques correspondant aux trois vœux monastiques32. Avant le commentaire de Bède, elle était toutefois rarement appliquée à ce passage biblique. Tout d’abord, on trouve régulièrement dans les textes antiques une distinction entre les conseils qui viennent des hommes et les préceptes qui viennent de Dieu, tendance probablement accentuée par le fait que c’est le sens le plus fréquent du mot consilium (projet, dessein) dans les Psaumes. C’est à partir d’un verset paulinien concernant les vierges et le mariage qu’est forgée la distinction entre précepte obligatoire et FRQVHLOFRQÀpDXOLEUHDUELWUHGHFKDFXQ De virginibus autem praeceptum Domini non habeo, consilium autem do (1 Co 7, 25). À notre connaissance le texte le plus complet est celui d’Ambroise dans le De viduis : +RQRUDEOHHVWOHPDULDJHPDLVSOXVGLJQHG·KRQQHXUHVWO·LQWpJULWp>«@&HTXLHVW bien ne doit pas être dédaigné, mais ce qui est mieux est objet de choix. C’est pourquoi on ne l’impose pas, on le propose. L’apôtre dit bien : « concernant les vierges, je n’ai pas de précepte du Seigneur mais je donne un conseil ». On fait précepte à des sujets, mais on donne conseil à des amis. Où il y a précepte, il y a loi. Où il y a conseil, il y a grâce. Et pour que tu comprennes bien toute la différence du précepte et du conseil, rappelle-toi cet homme de l’Évangile à qui il est prescrit d’abord de ne point commettre l’homicide, de n’admettre point d’adultère, de ne point dire de faux témoignage. Il y a précepte là où il y a peine de péché. Mais quand il a rappelé qu’il a accompli les préceptes de la loi, conseil lui est donné de vendre tout et de suivre le Seigneur. Ces choses-là ne sont point commandées par un précepte mais déférées jXQFRQVHLO>«@&·HVWSRXUTXRLFHX[TXLRQWDFFRPSOLXQSUpFHSWHSHXYHQWGLUH « nous sommes des serviteurs inutiles ce que nous devions faire nous l’avons fait » (Lc 17, 10). Ce n’est pas ce que dit celle qui est vierge, ni celui qui a vendu ses ELHQV>«@&HOXLFLHVSqUHVDUpFRPSHQVHFRPPHOHVDLQWDS{WUHTXLGLW©voici, nous avons tout laissé et t’avons suivi : qu’est-ce qu’il y aura pour nous ? » (Mt 19, >«@(WLOHQWHQGFHWWHSDUROH© vous qui avez été avec moi dans la naissance nouvelle, quand prendra place le Fils de l’homme sur le trône de la majesté, vous siègerez vous aussi sur douze sièges jugeant les douze tribus d’Israël » (Mt 19, 28)33. 31. Homélie I, 13, éd. cit. p. 90 : Ergo qui mandata domini servat, ad vitam ingreditur aeternam ; qui autem non solum mandata servat verum etiam consilium domini quod de contemnendis mundi divitiis ac luxibus tribuit sequitur non tantum vitam ipse percipiet sed etiam de vita aliorum cum domino iudicabit. 32. Une de ses expressions “classiques” est donnée par Thomas d’Aquin, Somme théologique Ia IIae, q. 108, a. 4. 33. 7UDGPRGLÀpH A.-I. MENNESSIER, art. « Conseils évangéliques », DS, 2, col. 1599 ; PL 16, col. 256-257 : Honorabile itaque coniugium, sed honorabilior integritas >«@. Quod igitur bonum est, non vitandum est ; quod est melius, eligendum est. Itaque non imponitur sed praeponitur. Et ideo bene Apostolus
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Ce texte contient les éléments clés : la différence d’obligation, la différence des récompenses et le passage de 1 Co 7, 25 à Mt 19, 21. Toutefois dans les textes postérieurs d’Augustin34 et de Jérôme35, la distinction entre préceptes et conseils est présentée uniquement dans les débats sur le mariage et la virginité. Malgré une lettre de Paulin de Nole36 ou un sermon de Césaire d’Arles37 le rapprochement avec Mt 19, 21 demeure rare jusqu’au commentaire de Bède38. 6RQH[pJqVHSHUPHWGRQFGHMXVWLÀHUODGRPLQDWLRQVRFLDOHGHVPRLQHVTXL ayant tout abandonné, seront juges dans l’au-delà. Elle ouvre en même temps, beaucoup plus clairement que ne le faisait Jérôme, la voie à une société laïque TXL Q·HVW SDV DSSHOpH j OD SHUIHFWLRQ PDLV SHXW rWUH MXVWLÀpH SDU OH ERQ XVDJH des richesses39. Il n’est pas étonnant dans cette perspective, d’une part que Bède reprenne le discours sur l’usage des richesses qui distingue « avoir » et « aimer » ; d’autre part qu’il réhabilite le jeune homme que Jérôme considérait comme un orgueilleux et un menteur. L’enjeu est de savoir s’il existe un mode de vie acceptable hors du modèle de perfection, ce que Jérôme tend à nier alors que Bède l’accepte.
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dixit : De virginibus praeceptum Domini non habeo, consilium autem do (1 Co 7, 25). Etenim praeceptum in subditos fertur, consilium amicis datur. Ubi praeceptum est, ibi lex est ; ubi consilium, ibi gratia est. >«@ En tibi distantia praecepti atque consilii, si illum recorderis, cui in Evangelio ante praescribitur ne homicidium faciat, ne adulterium admittat, ne falsum testimonium dicat ; praeceptum etenim ibi est ubi poena peccati. At vero cum se praecepta legis memorasset implesse, consilium ei datur ut vendat omnia et sequatur Dominum ; haec enim non praecepto imperantur, sed pro consilio deferuntur >«@. Itaque qui praeceptum impleverint possunt dicere Servi inutiles sumus quod debuimus facere fecimus (Lc 17, 10). Hoc virgo non dicit, non dicit ille qui bona sua vendidit. >«@ Expectat praemia, sicut sanctus Apostolus qui ait : Ecce nos reliquimus omnia et secuti sumus te, quid ergo nobis erit (Mt 19, 27) ?>«@Et ideo ei cum caeteris dicitur : Vos qui secuti estis me in regeneratione, cum sederit Filius hominis in sede maiestatis suae, sedebitis et ipsi supra duodecim sedes, iudicantes tribus Israel (Mt 19, 28). On trouve des références dans le De bono coniugali (éd. I. ZYCHA, CSLE 41, 1900, p. 225) ; le De sancta virginitate (éd. I. ZYCHA, CSLE 41, 1900, p. 245-248) ; le De adulterinis coniugiis (éd. I. ZYCHA, CSLE 41, 1900, p. 364, 368-371 et 378). Jérome, Contra Iovinianum, PL 23, col. 227 : quia ubi consilium datur, offerentis arbitrium est, ubi praeceptum, necessitas est servientis. Paulin de Nole (éd. G. DE HARTEL et M. KAMPTNER, CSEL 29, 1999), Ep 24, 21, p. 220 : Intellege haec et curam nostri anxio corde suspira, prouidens quia laus eiusdem domini in exitu canitur, ut spiritus TXR FRHSWL VXPXV JUDWLD SHUÀFLDPXU HW XVTXH DG ÀQHP SUDHFHSWL SDUHDPXV FXLXLGHPXU LQFDSLWH consilii paruisse. Consilium enim dat, non praeceptum qui non dicit : esto perfectus, sed : si uis esse perfectus, quia libertas uoluntatis, quae bona cum est super legem est, non cogitur, sed suadetur et ipsa sibi lex est. Quantum autem sit Christum sequi potes de apostoli sententia conligere, qua ait : qui dicit se Christum sequi debet, sicut ille ambulauit, et ipse ambulare. Quomodo autem ambulauerit Christus docet alius magister : qui peccatum, inquit, non fecit, nec dolus inuentus est in ore eius ; qui cum malediceretur, non remaledixit ; tradebat autem se ad mortem iudicanti iniuste. Césaire d’Arles, sermon 37, éd. G. MORIN, CC Ser. Lat. 103, p. 164-165. Il est aussi possible de citer Bède, In Ezram et Neemiam, éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 119, p. 259. Cet aspect de Bède, à la fois engagé dans la vie monastique et dans la vie sociale, a été souligné par S. DeGregorio, « Bede, the Monk, as Exegete : Evidence from the Commentary on Ezra-Nehemiah », RBen, 115/2, 2005, p. 343-369.
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Cette distinction entre, d’une part, abandon des biens, observation des conseils et position de juge ; et, d’autre part, bon usage des biens, obéissance aux seuls préceptes et position d’élus, forme dès lors le cadre général de la compréhenVLRQGHFHWWHSpULFRSHPrPHV·LOSHXW\DYRLUGLYHUVHVLQÁH[LRQVDSSRUWpHVSDU tel ou tel commentateur. Paschase Radbert met ainsi en question l’idée que les douze juges désignent tous ceux qui ont abandonné leurs biens pour suivre le Christ40. Christian de Stavelot reprend l’idée des deux catégories d’élus mais situe les évêques et les chanoines aux côtés des moines415DEDQ0DXUGRQWO·LQÁXHQFH est importante sur la Glose, s’inscrit d’abord dans une approche hiéronymienne, avant de citer Bède longuement. Au-delà de ces nuances, l’idée que le verset de Matthieu ne s’imposait pas à tous était clairement acceptée.
1.2. Monachisme et pauvreté L’application aux moines des versets évangéliques sur l’abandon des biens implique-t-elle la pauvreté ? La rigueur ascétique présente dans les lettres de Jérôme ou les traités de Cassien a disparu de l’homélie de Bède. Le champ sémantique de la pauvreté y est presque totalement absent42. Bien au contraire, il loue l’essor et la ULFKHVVHGHVPRQDVWqUHVLVVXVGHVDLQW%HQRvW%LVFRS7RXWHODÀQGHO·KRPpOLHVH fonde sur une lecture tronquée de Mc 10, 29-30 : ce verset, contrairement à celui de Matthieu, promet à ceux qui ont tout abandonné, le centuple sur cette terre, mais ajoute « avec des persécutions ». Bède cite le texte biblique sans ces trois mots, et décrit brillamment les récompenses offertes à Benoît. Il a laissé ses maisons et ses champs, mais il a obtenu une maison éternelle dans le ciel et le jardin toujours verdoyant du paradis. Il a laissé femmes et enfants qu’il aurait pu avoir, pour faire partie des cent quarante quatre mille élus43. Il a obtenu aussi le centuple sur cette terre, avec toutes les maisons et tous les champs de ses monastères, avec tous les PRLQHVTXLVRQWVHVÀOV44. Sans compter tout ce qu’il a obtenu pour eux : À chaque fois qu’il traversait la mer, jamais – contrairement à l’habitude de certains – il ne revenait les mains vides comme un homme inutile. Tantôt il rapportait
40. ([SRVLWLRLQ0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, Turnhout, 1984, p. 969-970. 41. Expositio super Librum generationis, éd. R. B. C. HUYGENS (CC Cont. Med. 224), p. 362-365. 42. En dehors des références aux indigents auxquels ceux qui n’ont pas tout abandonné doivent faire l’aumône, le mot pauper n’apparaît qu’une fois : loc. cit., p. 91, l. 87 : qui se pro Christo pauperem factum« 43. Homélie I, 13, éd. cit., p. 92 : Reliquit domos et agros quos habuerat pro christo a quo agrum semper uirentis paradisi et domum non manu factam sed aeternam in caelis se accipere sperabat. Reliquit X[RUHPHWÀOLRVQRQTXLGHPX[RUHPDFFHSWDPHWÀOLRVH[HDQDWRVVHGX[RUHPSURUVXVDFFLSHUHH[TXD ÀOLRV KDEHUH SRVVHW FDVWLWDWLV DPRUH FRQWHPSVLW PDOHQV DG LOOD FHQWXP TXDGUDJLQWD TXDWWXRU PLOLD electorum pertinere qui cantant canticum nouum ante sedem agni quod nemo potest dicere nisi illi. 44. Ibid. : Accepit centuplum domos et agros quando loca haec in quibus monasteria construeret adeptus est. Vxorem dimisit pro christo et in hoc centuplum accepit quia nimirum centuplo maius esset tunc meritum caritatis inter continentes propter fructum spiritus quam inter lasciuientes quondam propter desiderium carnis. Filios quos carnaliter habere dispexit centuplum accipere meruit spiritales.
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une abondance de livres saints, tantôt un trésor (munus) vénérable de reliques de bienheureux martyrs du Christ ; tantôt des maîtres d’œuvre (architectos) pour fabriquer l’église, tantôt des verriers pour orner et renforcer ses fenêtres ; une fois il amena avec lui des maîtres de chant pour qu’ils exercent leur talent tout au long de l’année dans l’église, une autre fois il apporta une lettre du seigneur pape par laquelle notre liberté est assurée contre toute intervention extérieure ; une autre fois encore il transporta des peintures (pincturas) de l’histoire sainte, non seulement pour l’ornement de l’église, mais aussi pour l’instruction de ceux qui les YHUUDLHQWDÀQTXHFHX[TXLQHSHXYHQWOLUHOHVOHWWUHVDSSUHQQHQWOHV±XYUHVGH notre Seigneur et Sauveur par l’observation de ces images. Et il a fait tant d’efforts, et il a tant peiné dans toutes ces affaires, qu’il ne nous est plus nécessaire de travailler. Il est allé tant de fois outre-mer que nous sommes pleins de toutes les richesses de la science du salut, nous n’avons plus qu’à nous reposer dans la clôture du monastère et servir le Christ dans une liberté sereine45.
Ce passage n’est pas consacré directement à la richesse. L’intention de Bède HVWDYDQWWRXWGHGUHVVHUXQpORJHGHO·DFWLRQEpQpÀTXHSRXUODYLHFRQWHPSODWLYH de Benoît : tout ce qu’il a rapporté, hommes ou objets, est strictement ordonné à la célébration du culte ou de la gloire divine. Cependant, Bède révèle par là ce que comprend un bon monastère : des livres nombreux, des reliques, des privilèges, des bâtiments bien construits et ornés, des images. Autant d’éléments qui sont des signes de richesse et qui permettent désormais aux moines de ne pas avoir à peiner, mais de se dévouer entièrement au service de Dieu dans la quiétude. Une telle description est bien éloignée de l’injonction de Jérôme de « suivre nu la croix nue ». Cette homélie est révélatrice d’une évolution commencée avec l’œuvre d’Augustin, qui se caractérise par l’effacement de la thématique de la pauvreté DXSURÀWGHODPLVHHQFRPPXQGHVELHQVG·XQHSDUWHWODSURPRWLRQGHODYHUWX d’obéissance d’autre part. Contrairement à une idée reçue, la pauvreté n’a pas été de tout temps un élément identitaire de l’expérience monastique. Les fameux vœux d’obéissance, de chasteté et de pauvreté, ne semblent pas présents dans le monde cénobitique du haut Moyen Âge. La notion de vœu elle-même, comme l’a montré Catherine Capelle, ne s’im45. Ibid., p. 93 : Toties mari transito numquam ut est consuetudinis quibusdam vacuus et inutilis rediit sed nunc librorum copiam sanctorum nunc reliquiarum beatorum martyrum Christi munus venerabile detulit nunc architectos ecclesiae fabricandae nunc vitrifactores ad fenetras eiusdem ornandas pariter ac muniendas nunc cantandi et in ecclesia per totum annum ministrandi secum magistros adduxit nunc epistulam privilegii a domno papa missam qua nostra libertate ab omni extrinseca incursione tutaretur adportavit nunc pincturas sanctarum historiarum quae non ad ornamentum solummodo ecclesiae verum et ad instructionem intuentium proponerentur aduexit videlicet ut qui litterarum lectionem non possent opera domini et salvatoris nostris per ipsarum contuitum discerent imaginum. Quia in his et huiusmodi rebus ideo tam plura laborare studuit ne nobis aliqua sic laborandi remaneret necessitas ideo toties transmarina loca adiit, ut nos omnibus scientiae salutaris dapibus abundantes intra monasterii claustra quiescere et cum secura libertate Christo servire queamus. Ce passage condense une grande partie de ce qui se trouve dans l’Historia Abbatum, très largement consacrée aux voyages de Benoît et à ce qu’il en a rapporté.
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pose qu’à l’époque carolingienne46. Or c’est seulement l’obéissance qui est alors mise en avant. L’enquête n’a pas été faite de façon aussi satisfaisante que pour le vœu d’obéissance, mais il semble que les trois vœux n’apparaissent qu’au XIIe siècle, peut-être dans l’ordre de Prémontré47. En tous cas, ni les anciennes règles, ni les premières formules d’admission connues ne soulignent la place de la pauvreté48. Un des principaux soucis d’Augustin, dans sa “règle”, est précisément d’éviter que les pauvres n’entrent au monastère pour fuir l’indigence et ses rigueurs, ou qu’ils ne s’enorgueillissent d’avoir quitté leur état misérable pour une condition meilleure49. Il se retrouve dans le De opere monachorum où le travail est imposé DX[PRLQHVQRWDPPHQWDÀQG·pYLWHUXQDIÁX[GHVPLVpUHX[HQTXrWHGHVpFXULWp matérielle et de repos50. Inversement, il est tolérable que les anciens riches ne travaillent pas car ils ne peuvent être soupçonnés d’être venus au monastère par paresse pour fuir les rigueurs de la vie51. Le monastère n’est pas conçu comme un lieu de pauvreté. Il en est de même pour les règles postérieures. La Règle du maître MXVWLÀH le renoncement à la propriété individuelle par deux arguments principaux : Dieu ne « se réjouit pas de votre pauvreté » – c’est dire qu’elle n’est pas un bien en soi – mais l’homme doit être déchargé des soucis matériels pour le suivre52 ; la possession personnelle est inutile, puisque le Seigneur et l’abbé veillent à fournir tout ce qui est nécessaire53. Le manque, qui caractérise la pauvreté dans son sens usuel, n’est donc pas à craindre. Dans la Règle de saint Benoît, le mot « pauvre » ne désigne jamais les moines, mais toujours les nécessiteux qu’il faut secourir. La pauvreté n’apparaît pas dans la longue liste des vertus du chapitre quatre. Le terme paupertasQHÀJXUHTX·XQHIRLVHQFDVGHSDXYUHWpOHVPRLQHVSHXYHQW rentrer eux-mêmes les récoltes54, formule qui montre que la pauvreté est conçue FRPPHXQpWDWH[FHSWLRQQHOSOXVIkFKHX[TXHVRXKDLWDEOH²FHTXHFRQÀUPH/RXS de Ferrières bien plus tard : « La pauvreté est une entrave à la vie religieuse »55. Dans un tel cadre, le verset de Mt 19, 21, pourtant souvent cité dans les règles au moment où il est question de l’accueil des nouveaux moines, n’est pas compris comme un appel à la pauvreté, mais à l’absence de propriété individuelle. 46. C. CAPELLE, Le vœu d’obéissance des origines au XIIe siècle. Étude juridique, Paris, 1959. 47. Suivant l’hypothèse d’A. DEBERT, « Le vœu de stabilité chez les chanoines de Prémontré », Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 21, 1998, p. 35-38 (p. 35), mais elle remarque aussi que les plus anciennes formules de profession ne mentionnent que l’obéissance (p. 36). 48. Voir par exemple, les formules citées par C. CAPELLE, op. cit., p. 103-110. 49. Praeceptum I, 5-6, éd. L. VERHEIJEN, La règle de saint Augustin. I. Tradition manuscrite, Paris, 1967, p. 418-9. 50. De opere monachorum XXII, 25, dans Oeuvres de saint Augustin III, L’ascétisme chrétien, BA 3, Paris, 1949, p. 386-7. 51. De opere monachorum XXV, 33, op. cit. p. 400-403. 52. La règle du Maître 91, 8-34, éd. A. DE VOGÜÉ, Paris, 1964 (SC 106), p. 398-405. 53. ID., § 82, éd. cit. p. 336-341. 54. La règle de saint Benoît, 48, 7-8, éd. A. DE VOGÜÉ, Paris, 1972 (SC 182), p. 600-601. 55. Lettre à l’abbé de Prüm Markward (846-847), citée par Jean-Pierre DEVROEY, « “Ad utilitatem monasterii” Mobiles et préoccupations de gestion dans l’économie monastique du monde franc », RBen 109, 1993, p. 224-240 (p. 227).
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'HSOXVOHVHQVOLWWpUDOGXYHUVHWHVWQHWWHPHQWPRGLÀpSXLVTX·LOHVWSOXVVRXYHQW interprété comme un appel à la mise en commun des biens, que comme un appel jO·DEDQGRQDXSURÀWGHSDXYUHV'HFHSRLQWGHYXHLO\DXQHpYROXWLRQQRWDEOH Ambroise ou Jérôme avaient insisté sur le devoir de ne pas donner à ses proches, ou même aux églises, mais bien aux nécessiteux, pour ne pas pouvoir de nouveau SURÀWHUGLUHFWHPHQWRXLQGLUHFWHPHQWGHVELHQVGRQQpV56. Dans la Règle de Saint Augustin, au contraire, il est sous-entendu que le don doit se faire au monastère57. La Règle du Maître reprend l’idée qu’il ne faudrait pas que l’abbé semble recruter de nouveaux moines pour accroître ses possessions foncières, mais, de fait, incite à donner au moins une partie des biens au monastère. Cette question est traitée en différents chapitres, notamment les 87 et 91. Dans les deux cas, la possibilité de suivre à la lettre la prescription de Mt 19, 21 est évoquée comme une solution extrême dont il est bien compréhensible que personne ne veuille l’appliquer : ni le nouveau moine, ni ses parents58. Au chapitre 87, la solution proposée consiste à tout donner au monastère59. Au chapitre 91, l’abbé préconise de diviser les biens en trois parts : un tiers pour le monastère, un tiers pour les parents, un tiers pour les pauvres60. La Règle de saint Benoît est, quant à elle, plus brève, et se contente d’évoquer la possibilité de donner au monastère ou aux pauvres61&HVUpÁH[LRQV qui sont certes liées aux intérêts fonciers des monastères, mais qui ont aussi pour fonction, en sauvegardant la place des réseaux familiaux, de faciliter leur intégration dans la société, témoignent, par leur présence dans les règles même, que la recherche de la pauvreté ne fait pas partie du propositum monastique. Plus encore, c’est l’idéal de l’abandon des biens qui est ainsi remplacé par celui de la désappropriation personnelle : la question centrale n’est pas “économique” – ce n’est pas une affaire de richesse ou de pauvreté du monastère ou du moine – mais juridique : l’important est que le nouveau moine abandonne toute volonté personnelle, ce que manifeste sa désappropriation personnelle62. Cette évolution, de la pauvreté et de l’abandon des biens en faveur des pauvres, jODPLVHHQFRPPXQDXSURÀWGHFRQVWUXFWLRQVPRQDVWLTXHVULFKHVHWELHQLPSODQtées, correspond au passage de l’érémitisme au cénobitisme et s’appuie sur la valorisation du modèle donné dans les Actes des apôtres 4, 32-3563 (et, dans une 56. Ambroise, 'HRIÀFLLV I, 11 ; Jérôme, Lettre 56, 8, éd. cit. t. 3, p. 174 : Da pauperibus, non locupletibus, non superbis. Da quo necessitas sustentatur, non quo augeatur opes >«@ Pars sacrilegii est rem pauperum dare non pauperibus. 57. Praeceptum I, 4, éd. cit. p. 418. 58. Chap. 87, 19, éd. cit., vol. 2, p. 358 ; Chap. 91, 48, éd. cit., vol. 2, p. 406. 59. ID. p. 358. 60. ID. p. 406-410. 61. Chap. 58, 24, éd. cit., vol. 2, p. 630. 62. Cf. V. TONEATTO, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (IVe-début IXe siècle), Rennes, 2013, notamment p. 363-383 et 535-537. 63. « La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun. Avec beaucoup de puissance, les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus, et ils jouissaient tous d’une grande faveur. Aussi parmi eux nul
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moindre mesure, 2, 44-4564). Dans ce récit, les premiers croyants vendaient leurs biens et en rapportaient le prix aux pieds des apôtres qui le redistribuaient selon les besoins de chacun, de telle sorte qu’il n’y ait pas d’indigents parmi eux. La promotion de cette péricope comme principal modèle monastique est le fruit d’un retournement opéré par Augustin. Matthieu 19 et Actes 4 étaient les deux principales sources bibliques pour penser le monachisme. Mais la Vie d’Antoine avait placé les Actes au second plan. C’est l’inverse qui se produit avec l’œuvre d’Augustin. Dès les Confessions, il décalque le récit de conversion d’Antoine, pour mieux s’en détacher et donner ainsi un autre sens possible à la conversion : quand il prend le livre pour lire (au lieu d’écouter la parole à l’église), il ne trouve pas Mt 19, 21, mais Romains 13, 13 (« Comme il sied en plein jour, conduisonsnous avec dignité : point de ripailles ni d’orgies, pas de luxure ni de débauche, pas de querelles ni de jalousies »)65. Ainsi, tout en reprenant le modèle d’Antoine, il ne s’oriente pas vers une expérience érémitique. Le changement est encore plus QHW GDQV OHV WH[WHV VSpFLÀTXHPHQW PRQDVWLTXHV $ORUV TXH GDQV O·HQVHPEOH GH son œuvre, il utilise très peu Mt 19, 21, il recourt abondamment à Actes 4. C’est sur ce modèle qu’il pense l’expérience monastique, dans le De moribus, dans le Preceptum ou encore dans le De opere monachorum66. Il rompt ainsi avec la littérature monastique antérieure et contemporaine, qui, à l’image de Jérôme, plaçait au centre de son expérience la réponse au précepte de Mt 19, 2167. Cette mutation correspond à une compréhension différente de l’expérience monastique : si pour Jérôme le monachos est avant tout celui qui est seul, pour Augustin il vit d’abord dans une communauté, inspiré par un idéal biblique certes, cénobitique certainement – pensons notamment aux monastères italiens de Rome ou de Milan – mais aussi philosophique et païen – celui qu’Augustin poursuivait dans sa jeunesse, où il rêvait d’une mise en commun des biens pour pratiquer l’otium et se livrer à la philosophia68. Ce renversement des valeurs est capital pour la compréhension du monachisme et de son interprétation de Mt 19, 21 : si c’est le modèle des Actes qui sert de clé interprétative à Mt 19, 21, il devient normal de comprendre ce verset comme un appel à la mise en commun des biens. C’est ce qui se produit, par
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n’était dans le besoin ; car tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres. On distribuait alors à chacun suivant ses besoins ». « Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun ». Confessions VIII, 12, 29. L’importance d’Ac 4 a été étudiée par D. SANCHIS : « Pauvreté monastique et charité fraternelle chez saint Augustin. Le commentaire augustinien de Actes 4, 32-35 entre 393 et 403 », Studia Monastica, 4, 1962, p. 7-33 ; « Pauvreté monastique et Charité fraternelle chez saint Augustin. Note sur le plan de la Regula », Augustiniana, VIII, 1958, p. 5-21 ; et A. DE VOGÜÉ, Histoire littéraire…, t. 2, p. 115-121. En dehors d’un bref passage du De viris illustribus (PL TXLGDQVODYLHGH3KLORQLGHQWLÀHOHV thérapeutes à la première communauté apostolique, Jérôme fait un usage très réduit du texte des Actes. L’étude de D. SANCHIS©3DXYUHWpPRQDVWLTXHHWFKDULWpIUDWHUQHOOH«ª TXLUHFKHUFKHHQYDLQ²HQ dehors d’un rapprochement peu convaincant avec Basile – les sources littéraires d’Augustin montre bien ce retournement. Confessions VI, 24.
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exemple, dans la Règle de Césaire d’Arles qui prévoit que les biens soient donnés aux parents ou au monastère, et qui juxtapose Mt 19 et Ac 469. La Règle du Maître, pour le cas où le candidat à la vie monastique voudrait donner ses biens aux pauvres en suivant Mt 19, 21, prévoit qu’il vende ses biens et en apporte le prix à l’abbé, qui lui-même distribuera aux pauvres. Outre que c’est ainsi une façon de renforcer le rôle de l’abbé – puisque c’est de lui que viendront les aumônes et non du futur moine – et la fonction du monastère dans la société, c’est encore un moyen d’harmoniser Mt 19 avec les Actes, le nouveau moine apportant en quelque sorte aux pieds de l’abbé le fruit de ses biens. Dans une perspective différente, puisqu’elle ne s’intéresse pas spécialement à l’interprétation des citations bibliques, Valentina Toneatto a replacé dans un cadre bien plus large et de façon plus approfondie, la genèse de cette priorité donnée à la mise en commun des biens et à la désappropriation personnelle plutôt qu’à un dégagement hors du monde. Elle montre la naissance du problème en orient, où il s’accompagne d’une mise en question de l’autorité épiscopale de la part de ceux qui poursuivent des formes radicales de pauvreté. La réponse est fournie notamment par Basile, dont l’œuvre est transmise SDU OD WUDGXFWLRQ GH 5XÀQ$XJXVWLQ SXLV O·HVVHQWLHO GH OD WUDGLWLRQ PRQDVWLTXH occidentale suivent ce modèle, qui permet de concilier le pouvoir de l’évêque dans la cité et l’intégration des monastères dans le système ecclésial70. /·HVVRUG·XQPRGqOHFpQRELWLTXHIRQGpVXUOHV$FWHVGHVDS{WUHVQHVXIÀWWRXtefois pas à expliquer la satisfaction de Bède devant l’accumulation des richesses de son monastère, qui permettent de vaquer à l’opus Dei sans labeur et sans soucis. De même, il n’explique pas la place réduite du travail manuel, alors qu’Augustin en avait fait un thème majeur. C’est qu’une deuxième évolution affecte la compréhension monastique de Mt 19 : le passage de l’ascétisme à l’obéissance. C’est en effet dans le cadre de l’obéissance et de l’abandon de sa propre volonté qu’est pensée l’absence de propriété individuelle. L’abandon de biens propres est le symbole de la soumission. Dans la Règle des quatre pères, entièrement placée sous le signe de l’obéissance, le pauvre qui voudrait entrer au monastère doit montrer son humilité en couchant pendant une semaine devant la porte sans être reçu. Le don de ses biens remplace, pour le riche, cette épreuve. Après quoi il devra porter sa croix, c’est-àdire obéir71. L’abandon des biens est ainsi le signe de l’obéissance. Si, dans la Règle du maîtreO·REpLVVDQFHQ·HVWSDVH[SOLFLWHPHQWLQYRTXpHSRXUMXVWLÀHUO·DEDQGRQ des biens, il est manifeste que c’est elle qui sous-tend l’argumentation : « Ainsi se soumettant avec tous ses biens aux ordres d’un autre (alieno imperio), il n’a plus un
69. Règle des moines § 1 et 2, dans Césaire d’Arles, Œuvres monastiques II, éd. J. COURREAU et A DE VOGÜÉ, Paris, 1994 (SC 398), p. 206. 70. V. TONEATTO, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (IVe-début IXe siècle), PUR, Rennes, 2013, chap. 5 et chap. 6, 1, p. 251-330. 71. La règle des quatre pères, VII, dans A. DE VOGÜÉ, Les règles des saints pères. T. 1 : Trois règles de Lérins au Ve siècle, Paris, 1982 (SC 297), p. 188-191.
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VHXOREMHWRSXLVVHV·DIÀUPHUVDYRORQWpSURSUHpropria voluntas >«@ª72. Au chapitre 87, le refus de la conservation de biens dans le monde est aussi lié au risque de retourner au proprio arbitrio73. Dans l’ensemble de ce chapitre, la question centrale est celle de la stabilité : l’absence de biens conservés dans le siècle garantit que le moine ne cherchera pas à repartir. Le problème primordial, à travers la question du renoncement aux biens, est celui de l’attachement des hommes à un lieu74. Dans la Règle de saint Benoît, l’abandon des biens est à nouveau lié à la soumisVLRQ©6·LODGHVELHQVLOOHVGLVWULEXHUD>RXOHVGRQQHUDDXPRQDVWqUH@SXLVTXHj partir de ce jour, il sait qu’il n’aura même plus pouvoir sur son propre corps (proprii corporis potestatem) »75ODVRXPLVVLRQTXLSDVVHGHODYRORQWpDXFRUSVV·DIÀUPH ici comme le résultat de l’exercice d’un pouvoir, en l’occurrence celui de l’abbé, comme le montre le chapitre 33 qui énonce que les moines ne doivent rien avoir en propre, eux qui ne disposent ni de leur corps, ni de leur volonté et dépendent pour WRXWFHTX·LOVXWLOLVHQWGHFHTXHOHXUFRQÀHO·DEEp76. Ces trois exemples montrent que ce n’est pas la recherche de la pauvreté qui est au cœur de la désappropriation monastique, mais plutôt le devoir de l’obéissance, quelle que soit la variété de ses formes – principe général, attachement à un lieu, ou soumission à l’abbé. L’exigence de Mt 19, 21 n’est donc pas conçue comme s’appliquant à tous, et sert dès lors, surtout après le commentaire de Bède, à distinguer deux catégories de chrétiens : ceux qui ont tout abandonné en suivant les conseils évangéliques et qui peuvent être craints ici-bas, parce qu’ils seront juges dans l’au-delà – ce sont les moines ou éventuellement les clercs ; ceux qui n’ont pas tout abandonné, et qui seront sauvés s’ils font un bon usage de leurs biens, en se contentant de suivre les préceptes évangéliques. La formule évangélique ne s’applique pas à tous selon la même rigueur. Par ailleurs, et malgré l’interprétation hiéronymienne, même ceux qui appliquent le conseil ne le font pas pour autant dans un esprit de pauvreté. D’Augustin à la Règle de saint Benoît, cette idée est effectivement effacée. Le rôle de clé interprétative attribué à Actes 4, a placé au centre de la compréhension de Mt 19 le rejet de la propriété individuelle et la mise en commun des biens, plutôt que l’abandon en faveur des pauvres ou la pauvreté. De même, c’est la vertu 72. Règle du Maître, 82, 19, éd. cit., t. 2, p. 340 : ut cum omnibus rebus suis alieno cum se imperio subdiderit, ut non sit res ubi propria eius voluntas extollatur (trad. A. DE VOGÜÉ, p. 341). 73. Règle du Maître, 87, 9, éd. cit., t. 2, p. 338. 74. L’analyse de ce chapitre par P.-A. FABRE FRQGXLW DXVVL j O·DIÀUPDWLRQ GX U{OH FUXFLDO GH O·RUDWRLUH et de l’autel devant lequel et auquel est adressée la promesse : « L’effraction de s’ordonner. Note sur la conclusion du vœu monastique selon la Règle du maître », Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 16, 1996, p. 11-16 (p. 15-16). V. TONEATTO, Marchands et banquiers du Seigneur…, p. 339-353, montre que c’est le lieu lui-même qui est propriétaire des biens. 75. Règle de saint Benoît, 58, 24-25, éd. cit., t. 2, p. 630 et 632 : Res, si quas habet, aut eroget prius pauperibus aut facta sollemniter donatione conferat monasterio, nihil sibi reservans ex omnibus, quippe qui ex illo die nec proprii corporis potestatem se habiturum scit (trad. A. DE VOGÜÉ, p. 631 et 633). 76. Alors que ce passage tient en trois phrases, la dépendance à l’égard de l’abbé est énoncée deux fois : Règle de saint Benoît, 33, éd. cit., t. 2, p. 562.
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d’obéissance plutôt que l’ascétisme, qui motive le renoncement à la propriété personnelle. Ces interprétations monastiques de Mt 19, ne s’opposent donc aucunement au développement de monastères richement possessionnés. Au contraire, SDUOHU{OHDWWULEXpDX[PRLQHVGDQVO·DXGHOjHOOHVMXVWLÀHQWODUpYpUHQFHTXLOHXU est due ici-bas et les dons qui leur sont accordés. Quant à leur pauvreté individuelle, l’essentiel n’est pas là, mais dans la pratique sociale du renoncement à la propriété individuelle et de la mise en commun des biens.
2. UN MODÈLE DE VIE LAÏQUE INDÉPENDANT DE LA QUESTION DES BIENS MATÉRIELS En 816, dans le recueil de testimonia scripturaires qui ouvre la règle d’Aix destinée aux chanoines, le rédacteur s’élève contre l’opinion qui voudrait que l’obéissance aux commandements évangéliques soit réservée aux moines77. L’existence d’un tel débat traduit la pénétration du principe de la distinction entre conseils et préceptes, et la diffusion de l’idée qu’il y a plusieurs catégories de chrétiens qui ne sont pas soumis aux mêmes exigences. Mais l’auteur entend réagir contre le laxisme auquel de telles méthodes d’interprétation pourraient conduire. C’est pourquoi il considère que seules les prescriptions de Mt 19, 21 sont spéFLÀTXHV DX[ PRLQHV (W GH FLWHU FRPPH V·DSSOLTXDQW j WRXV QRPEUH G·DXWUHV passages évangéliques exigeants, notamment, pour ce qui concerne le rapport aux biens, Lc 14, 33 (« Quiconque ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple ») et l’appel de chacun à prendre sa croix78. Comment de tels passages évangéliques ont-ils pu être interprétés pour pouvoir être exigés de tous les chrétiens ? Tous doivent-ils renoncer à tous leurs biens, SUHQGUHOHXUFURL[HWVXLYUHOH&KULVW"6LFHVH[LJHQFHVQHVRQWSDVGHVVSpFLÀFLWpV monastiques, comment les comprendre ? Nous voudrions montrer ici comment l’interprétation de ces passages évangéliques a construit un modèle de comportement applicable aux laïcs, en mettant de côté la question de la possession ou non de biens matériels. Par là, elle rejoint la compréhension habituelle d’un texte fondateur : « Bienheureux les pauvres en esprit » (Mt 5, 3). Nous étudierons successivement l’interprétation de Lc 14, 33 qui construit un modèle de renoncement intérieur, puis celle de l’expression « prendre sa croix » comprise au sens de la pénitence, celle de Lc 12, 33 (« Vendez vos biens et donnez-les en aumône » FRPPHDSSHOjODPLVpULFRUGHHQÀQGHV%pDWLWXGHVFRPPH modèle d’humilité.
77. MGH, Concilia, II/1, éd. A. WERMINGHOFF, 1906, p. 394 : Propter quorundam simplicium verba, qui religiosis et eruditis viris se admonentibus ac redarguentibus plerumque obicere solent solos monachos scripturarum sanctarum praecepta observare debere, opere pretium duximus, quaedam evangelica atque apostolica quam brevissime ad medium deducere praecepta, ut haec huiuscemodi imperiti homines audientes hisque aurem cordis accomodantes intellegant, quae sibi, quae monachis conveniant observare praecepta. 78. Ibid., p. 395-396.
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2.1. Qui non renuntiat omnibus… Renoncement ou abandon ? Au chapitre 14 de Luc, après avoir engagé ceux qui veulent devenir ses disciples à quitter tous liens familiaux et à prendre leur croix, Jésus énonce deux comparaisons – celle de l’homme qui calcule la dépense avant de bâtir une tour, et celle du roi qui mesure ses forces avant d’entrer en guerre – qu’il conclut par ce verset : « Ainsi donc, quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple » (Lc 14, 33), puis par l’image du sel qui ne doit pas perdre sa saveur79. Nous n’étudierons pas ici l’interprétation de toute la péricope, mais seulement celle du verset 33, pour montrer comment il est devenu applicable à tous, en passant d’un détachement extérieur à un détachement intérieur. Augustin a commenté en ce sens cette péricope dans des textes fondateurs. Grégoire le Grand lui consacre toute une homélie, qui se détache d’Augustin. Mais, sur ce verset 33, F·HVWOHFRPPHQWDLUHGH%qGHTXLDOHSOXVG·LQÁXHQFHDXFRXUVGX0R\HQÇJH HQUpVXPDQWHQVLPSOLÀDQWHWHQDGDSWDQWODSRVLWLRQDXJXVWLQLHQQH L’évêque d’Hippone a laissé notamment sur ce passage biblique une question évangélique80, une lettre à Hilaire de Syracuse importante dans le débat contre les Pélagiens81, et un sermon82. Le premier de ces textes, rédigé vers 400, a une LQÁXHQFHLPSRUWDQWHVXUO·H[pJqVHPpGLpYDOHSDUFHTX·LOV·LQVFULWGDQVOHJHQUH du commentaire. Ce court extrait s’attache principalement à montrer le lien entre les deux comparaisons et l’appel à renoncer à tous les biens. Sur le renoncement lui-même, Augustin écrit simplement : 'DQVWRXWHVFHVFKRVHV>DX[TXHOOHVLOIDXWUHQRQFHU@LOIDXWLQFOXUHDXVVLODYLH temporelle elle-même, qui doit être possédée pour un temps, de telle façon que la menace de te la voir enlevée ne mette pas d’obstacle à l’acquisition des biens éternels83.
Cette formule, même si elle indique qu’une possession est possible dans la renonciation (à condition qu’elle ne fasse pas obstacle à l’acquisition de biens éternels), insiste surtout sur l’idée que l’exigence évangélique concerne tous les aspects de la vie. Quelques années auparavant, dans les Confessions, Augustin avait utilisé cette péricope évangélique pour évoquer la conversion à l’érémitisme
79. Lc 14, 34 : « C’est donc une bonne chose que le sel. Mais si même le sel vient à s’affadir, avec quoi l’assaisonnera-t-on ? Il n’est bon ni pour la terre ni pour le fumier : on le jette dehors. Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ». 80. Quaestiones evangeliorum, II, 31, éd. A. MUTZENBECHER, Turnhout, 1980 (CC Ser. Lat. 44B), p. 71-72. 81. Ep 157, Epistula ad Hilarium Syracusanum, dans Oeuvres de saint Augustin, 21, La crise pélagienne 1, trad. G. DE PLINVAL et J. DE LA TULLAYE, Paris, 1994 (BA 21), p. 32-111 (en part. § 31-36, p. 92-103). 82. Sermon 17, éd. G. MORIN, Sancti Augustini Sermones post Maurinos reperti, Rome, 1930, p. 80-89. 83. Quaestiones evangeliorum, éd. A. MUTZENBECHER, Turnhout, 1980 (CC Ser. Lat. 44B), II, 31, p. 71 : Inter quae omnia etiam ipsa temporalis vita intellegatur necesse est, quam oportet sic possidere ad tempus, ut non te impediat ab aeterna qui eam fuerit minatus auferre.
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de ceux qui ont tout abandonné pour construire la tour de la foi84. L’interprétation augustinienne était alors caractérisée par sa radicalité. &·HVW OD FULVH SpODJLHQQH TXL FRQGXLW$XJXVWLQ j OD PRGLÀHU /HV SpODJLHQV DIÀUPDLHQWVHPEOHWLOO·LPSRVVLELOLWpSRXUOHVULFKHVG·rWUHVDXYpVVDQVDEDQdonner leurs biens, ce à quoi répondent une lettre-traité de 414, et le sermon 1785. Augustin y explique que Mt 19, 21 n’est pas un précepte qui s’applique à tous et que les riches qui ne veulent pas abandonner tous leurs biens doivent pratiquer la miséricorde. Sur Lc 14, 33, il distingue entre « renoncer » et « vendre » : le Christ a demandé de renoncer à sa femme, mais pas de la vendre86 ! Il est donc possible de renoncer à ses biens, sans les vendre pour les donner aux pauvres. Augustin distingue ainsi deux voies pour renoncer aux biens : celle de ceux qui ont suivi le « conseil de perfection » (consilium perfectionis) et ont tout abandonné, et celle de celui qui est plus faible (LQÀUPLRU) qui se comporte comme s’il ne possédait pas les choses – selon une formule inspirée de 1 Co 7, 30-3187. Les bons chrétiens riches tiennent leurs richesses sans être tenus par elles (licet ista teneant non tamen ab eis ita tenentur) et placent leur espoir dans le Christ plutôt qu’en elles88. Cette attitude intérieure se manifeste extérieurement par : la pratique de l’aumône et l’acceptation de renoncer aux biens matériels en cas de persécution89. Cette démarche montre comment, face à la crise pélagienne, Augustin a fait le choix d’interpréter le texte biblique de telle sorte qu’il soit applicable à la « multitude » et pas seulement à une élite de « virtuoses », suivant l’expression de Max Weber reprise par Jean-Marie Salamito90. $XGpEXWGHVRQSRQWLÀFDWHQWUHHW*UpJRLUHOH*UDQGDFRQVDFUpXQH homélie à l’ensemble de la péricope (Lc 14, 26-33)91. Nous reviendrons plus loin VXUOHGpEXWGHFHWWHKRPpOLHGRQWO·LQÁXHQFHDpWpFDSLWDOHSRXUODFRPSUpKHQVLRQ GHO·H[SUHVVLRQ©SUHQGUHVDFURL[ª/DÀQGXWH[WHTXLSRUWHVXU/FHVW marquée par une certaine ambiguïté. Au sixième paragraphe, Grégoire semble comprendre Lc 14 comme Mt 1992 et ne reprend ni la distinction entre « vendre » et « renoncer », ni celle entre « tenir » et « être tenu ». Toutefois l’interprétation des autres éléments de la péricope lui permet, avec une voie toute différente de celle d’Augustin, de proposer un modèle de vie applicable par tous les chrétiens. (QHIIHWOjRO·pYrTXHG·+LSSRQHGDQVO·LPDJHGHFHOXLTXLQHSHXWÀQLUVDWRXU
84. Confessions VIII, 15. 85. Cf. E. TESELLE, « Pélage, pélagianisme », dans Saint Augustin. La méditerranée et l’Europe, IVeXXIe siècle, Paris, 2005, p. 1102-1113 (trad. fr. J.-M. Roessli). 86. Sermon 17, éd. G. MORIN, Sancti Augustini Sermones post Maurinos reperti, Rome, 1930, § 31, p. 92-4. 87. Ibid., § 33, p. 96-7. 88. Ibid., § 35, p. 98-101. 89. Ibid., § 35-36, p. 100-104. 90. Cf. J.-M. SALAMITO, Les virtuoses et la multitude. Aspects sociaux de la controverse entre Augustin et les pélagiens, Grenoble, 2005. 91. Homélie 37, éd. R. ÉTAIX, Turnhout, 1999 (CC Ser. Lat. 141), p. 347-358. 92. Ibid., § 6, p. 352.
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ou demande la paix93, ne voyait qu’une critique de ceux qui ne vont pas au bout de leur conversion, Grégoire lit dans l’épisode du roi qui demande la paix l’image du chrétien conscient de sa faiblesse qui va demander grâce à Dieu en présentant larmes, aumônes et offrandes eucharistiques94. La conclusion rejoint donc le principe des deux voies : que celui qui ne peut pas tout abandonner, du moins fasse l’offrande de ses larmes, de ses aumônes, et de l’hostie95. D’Augustin à Grégoire, s’opère ainsi le passage d’une éthique intériorisée à des règles de vie plus codiÀpHV7RXWHIRLVVLO·H[pJqVHGHO·HQVHPEOHGHODSpULFRSHUHYLHQWjGLVWLQJXHUGHX[ voies, la compréhension du seul verset de Lc 14, 33 demeure proche de celle de Mt 19, 21. Bède a probablement été conscient de cette tension née de l’écart entre le GpEXWHWODÀQGHO·KRPpOLHGH*UpJRLUH(QHIIHWGDQVOHFRPPHQWDLUHGHFHWWH SpULFRSHLOVHFRQWHQWHGHUHFRSLHUO·KRPpOLHGH*UpJRLUH«MXVTX·DXYHUVHWR il construit un commentaire largement inspiré d’Augustin. Après avoir cité, avec TXHOTXHVPRGLÀFDWLRQVOHV Questiones evangeliorum, il poursuit : Ce n’est clairement pas la même chose de renoncer à tout et de tout abandonner. C’est le propre d’une élite de parfaits que de tout abandonner et de s’éloigner des soucis du monde pour ne vaquer qu’aux seuls désirs éternels. Mais ce sont tous les ÀGqOHVVDQVH[FHSWLRQTXLGRLYHQWUHQRQFHUjWRXWFHTX·LOVSRVVqGHQWF·HVWjGLUH tenir les choses du monde sans être tenus par elles, avoir dans le monde l’usage des biens temporels, mais dans le désir celui du bien éternel, s’occuper des affaires terrestres tout en tendant de tout leur esprit vers le ciel96.
%qGH DSSRUWH G·LQWpUHVVDQWHV PRGLÀFDWLRQV DX[ LGpHV DXJXVWLQLHQQHV 7RXW G·DERUGLODIÀUPHFODLUHPHQWODGLVWLQFWLRQHQWUH©DEDQGRQQHUªHW©UHQRQFHUª celle-ci guidait le commentaire augustinien sans avoir été formulée aussi claiUHPHQW*UkFHjVDVLPSOLFLWpHWjVRQHIÀFDFLWpODIRUPXOHGH%qGHHVWHQVXLWH devenue un élément récurrent du commentaire de Luc. Mais surtout, Bède associe le passage de deux voies vers le salut à deux statuts de chrétiens : il est passé 93. Lc 14, 28-32 : « Qui de vous en effet, s’il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ? De peur que, s’il pose les fondations et ne peut achever, tous ceux qui le verront ne se mettent à se moquer de lui, en disant : “Voilà un homme qui a commencé de bâtir et il n’a pu achever !”. Ou encore quel est le roi qui, partant faire la guerre à un autre roi, ne commencera par s’asseoir pour examiner s’il est capable, avec dix mille hommes, de se porter à la rencontre de celui qui marche contre lui avec vingt mille ? Sinon, alors que l’autre est encore loin, il lui envoie une ambassade pour demander la paix ». 94. Homélie 37, éd. cit., § 7, p. 354 : Mittamus ad hunc legationem lacrimas nostras, mittamus misericordiae opera, mactemus in ara eius hostias placationis>«@ 95. Ibid., § 10, p. 358 : Qui relinquere omnia non potest, cum adhuc rex longe est, legationem mittat, lacrimarum, eleemosynarum, hostiarum munera offerat. 96. In Lucam, CC Ser. Lat. 120, p. 283-4 : Distat sane inter renunciare omnibus et relinquere omnia. Paucorum enim perfectorumque est relinquere omnia, curas mundi postponere, solis desideriis aeterQLVLQKLDUH&XQFWRUXPDXWHPÀGHOLXPHVWUHQXQWLDUHRPQLEXVTXDHSRVVLGHQWKRFHVWVLFWHQHUHTXDH mundi sunt ut tamen per ea non teneantur, in mundo habere rem temporalem in usu, aeternam in desiderio, sic terrena gerere, ut tamen tota mente ad caelestia tendant.
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de l’âme excellente qui suit le conseil de perfection aux parfaits ; et de l’âme IDLEOHDX[ÀGqOHV6DIRUPXODWLRQEHDXFRXSSOXVQHWWHPHQWTXHFHOOHG·$XJXVtin, introduit donc l’idée de deux exigences auxquelles répondent deux statuts KLpUDUFKLTXHVGLIIpUHQWVjO·LQWpULHXUGHO·eJOLVH(QÀQLOQHUHSUHQGSDVOHVGHX[ corrélats de l’évêque d’Hippone : l’allusion à la possibilité d’une perte effective des biens a disparu et l’appel aux œuvres de miséricorde ne se retrouve que dans le commentaire du verset précédent, où lui sont adjoints les larmes de la pénitence et l’offrande des messes – deux éléments qui eux aussi soulignent le rôle central de l’institution ecclésiale. Une telle interprétation permet en tous cas de comprendre comment la Règle d’Aix a pu considérer que Lc 14, 33 s’appliquait à tous les chrétiens. Elle ne faisait ainsi que reprendre l’interprétation courante, fondée sur la distinction entre abandonner et renoncer. D’ailleurs, le terme « renoncer » était employé au cours de la cérémonie de baptême dans l’expression « renoncer au diable et à ses œuvres ». Dans les textes qui la commentent, cette formule est régulièrement rapprochée de Lc 14, 3397. C’est dire que le renoncement est d’abord compris comme une lutte intérieure, même si elle se traduit par des actes extérieurs. Naturellement, l’utilisation monastique de Lc 14, 33, n’est pas rendue impossible par cette interprétation mais elle n’est pas exclusive.
2.2. Prendre sa croix : un modèle de pénitence Cet appel au renoncement était précédé, en Luc 12, 27, de l’appel à prendre la croix pour suivre le Christ : Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut être mon disciple » (Lc 12, 26-27).
Ce passage trouve ses parallèles en Mt 10, 37-38, Mt 16, 24, Mc 8, 34-35 et Lc 9, 23-24. Dans l’Antiquité, l’expression « prendre sa croix » a été comprise de façons très diverses : elle est ainsi associée à la conversion98, au monachisme99, au martyre100, à l’humilité101, à la chasteté102, ou encore à l’abandon des biens103. Toutefois la rigueur de ce verset est souvent présentée comme telle. Si, au début de son sermon 96,
97. Par exemple, Théodulfe d’Orléans (PL 105, 230), Raban Maur (PL 112, 1172), Hincmar (PL 126, 108). 98. Commentaire sur S. Matthieu, SC 259, p. 25, trad. E. BONNARD : Qui deponit veterem hominem cum operibus eius denegat semet ipsum dicens : Vivo autem iam non ego, vivit vero in me Christus, tollitque FUXFHPVXDPHWPXQGRFUXFLÀJLWXU&XLDXWHPPXQGXVFUXFLÀ[XVHVWVHTXLWXU'RPLQXPFUXFLÀ[XP. 99. Par exemple, Jerôme, Ep 14, 6, éd. J. LABOURT, t. 1, p. 40 ; Cassien, Conférences, 24, 2, p. 174 ; Cassien, Institutions cénobitiques, IV, 34-35, éd. J.-C. GUY, Paris, 1965 (SC 109), p. 172-175. 100. Par exemple, Augustin, sermon 330, PL 38, col. 1456 ; Jérôme, Ep 121, 3 (éd. J. LABOURT) t. 7, p. 20 où il précise que son propos ne vaut pas exclusivement pour les martyres. 101. Par exemple, Augustin, sermon 96, PL 38, col. 586. 102. Par exemple, Jérôme, Ep 22, 21, éd. J. LABOURT, t. 1, p. 132 ; Augustin, sermon 96, PL 38, col. 588-589. 103. Par exemple, Hilaire de Poitiers, Sur Matthieu, t. 2, éd. J. DOIGNON, Paris, 1979 (SC 258), p. 60-61.
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
Augustin la tempère en expliquant que le joug du Christ est léger et que la charité aide à l’exercice des préceptes, la suite s’attache à montrer que ce renoncement à soi n’est pas facile, se heurte à de multiples obstacles et ne doit pas être rejeté sous prétexte qu’il ne s’appliquerait qu’aux vierges104. Cassien, parmi d’autres, s’appuie sur la version lucanienne (Lc 9, 23) pour insister sur le fait que le renoncement doit être renouvelé : cotidie. Mais c’est encore Jérôme qui forge une formule frappante GDQVODOHWWUH©&HQ·HVWSDVXQHGRXFHHWSDLVLEOHFRQÀDQFHHQ'LHX4XLFURLW en moi doit verser son sang »105. Même si la suite permet de tempérer la radicalité de cette formule, elle témoigne de son rapprochement avec le martyre. Grégoire, qui aborde ce thème biblique dans l’homélie 37, rompt avec cette lecture et forge une tradition sans cesse reprise jusqu’au XIIe siècle : Et nous portons la croix du Seigneur de deux façons : quand, par le jeûne, nous PRUWLÀRQVQRWUHFRUSVRXTXDQGQRXVIDLVRQVQ{WUHSDUODFRPSDVVLRQODPLVqUH du prochain. Car celui qui éprouve de la douleur devant la misère d’autrui porte la croix dans son âme106.
Texte bref, mais capital par sa diffusion. Ces deux idées – l’abstinence et la compassion – sont désormais très régulièrement attachées à la compréhension de cette métaphore biblique, au moins jusqu’au XIIe siècle107. Le commentaire de *UpJRLUHDGRQFFRQWULEXpjÀ[HUXQHOHFWXUHGHFHWWHLPDJHELEOLTXHDFFHVVLEOH à l’ensemble des chrétiens et éloignée du modèle ascétique que prônait Jérôme.
2.3. 9HQGLWHTXDHSRVVLGHWLV« : le modèle de l’aumône Un autre passage de Luc évoque clairement le devoir de vendre ses biens pour pratiquer l’aumône. Il se trouve dans le chapitre 12, après la parabole de l’homme qui construit de nouveaux greniers sans savoir qu’il va mourir dans la nuit et après O·DSSHOjVHFRQÀHUjODSURYLGHQFHGLYLQHVDQVVHVRXFLHUGXOHQGHPDLQ,OFO{W même ce passage ainsi :
104. Sermon 96, PL 38, col. 584-589. 105. Ep 121, 3, dans Saint Jérôme, Lettres, t. 7, éd. J. LABOURT, Paris, 1961, p. 20 : Non est delicata in Deum et secreta confessio. Qui in me credit, debet suum sanguine fundere. 106. Trad. G. BLANC et B. JUDIC, 2008 (SC 522), p. 433 ; Homélie 37, § 5, éd. cit., p. 351 : Et duobus PRGLVFUXFHP'RPLQLEDLXODPXVFXPDXWSHUDEVWLQHQWLDPFDUQHPDIÀFLPXVDXWSHUFRPSDVVLRQHP proximi necessitatem illius nostram putamus. Qui enim dolorem exhibet in aliena necessitate, crucem portat in mente. 107. Grégoire est cité littéralement par Bède (In Lucam, éd. cit. p. 202 et 282 ; In Marcum, éd. cit., p. 538), Raban Maur (In Matthaeum, éd. cit. p. 317 et 469), Sédulius Scottus (In Mattheum, éd. cit. p. 303 et 408). Il inspire les commentaires de Paschase Radbert (,Q0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56a, p. 613), de Christian de Stavelot (PL 106, col. 1352), des Glossae in Mattheum du IXe siècle (éd. C. GRIFONI7XUQKRXW>CC Cont. Med. 200], p. 155 et 223), d’un anonyme de ce même siècle (Anonymi in Matthaeum, éd. B. LÖFSTEDT7XUQKRXW>CC Cont. Med. 159], p. 101-102 et 146), avant de se retrouver dans la Glose.
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Vendez ce que vous possédez, et donnez-le en aumônes. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où le voleur n’approche pas, et où la teigne ne détruit pas. Car là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur (Lc 12, 33-34).
Cette phrase a de multiples échos dans les Évangiles. Le passage parallèle de Matthieu est toutefois moins radical et moins précis, puisqu’il n’évoque ni le devoir de vendre ni l’aumône : Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel : là point de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent. Car où est ton trésor, là aussi sera ton cœur (Mt 6, 19-21).
L’image du trésor au ciel évoque aussi la promesse faite au jeune homme riche, s’il vend tous ses biens pour les donner aux pauvres (Mt 19, 21 ; Lc 18, 22 ; Mc 10, 21), et la parabole du trésor : Le Royaume des cieux est semblable à un trésor qui était caché dans un champ et qu’un homme vient à trouver : il le recache, s’en va, ravi de joie, vendre tout ce qu’il possède, et achète ce champ (Mt 13, 44).
Cette riche intertextualité permet de voir dans l’image du trésor au ciel un nouvel appel à l’abandon de tous les biens. Qu’en est-il des interprétations médiévales108 ? Dans les commentaires, l’idée de l’abandon total des biens n’a pas été associée à des passages autres que Mt 19. Ce sont les devoirs de pratiquer l’aumône et de renoncer à l’avarice, qui ont plutôt été mis en avant par les exégètes. Dans son commentaire sur la parabole du trésor, Jérôme évoque seulement le mépris de tous les istius saeculi emolumenta109, et s’intéresse plutôt à l’image du trésor caché qui peut désigner le Christ dans la chair ou encore les Écritures. De même, Augustin assimile le trésor aux deux Testaments de la Loi, qui peut être acquis par le mépris des choses temporelles (contemptu temporalium)110. (QÀQ*UpJRLUHOH*UDQGGDQVO·KRPpOLHGpÀQLWODYHQWHGHVELHQVFRPPHOH renoncement aux voluptés charnelles et aux désirs terrestres111. Raban Maur et la tradition exégétique carolingienne reprennent ces thématiques autour du mépris du monde et de la chair, applicables aussi bien en contexte clérical que laïque ou monastique, sans lire dans cette parabole un appel à la pauvreté ou à l’abandon des biens. 108. Pour le Haut Moyen Âge : E. MAGNANI, « “Un trésor dans le ciel”. De la pastorale de l’aumône aux trésors spirituels (IVe-IXe siècle) », dans L. BURKART, P. CORDEZ, P. A. MARIAUX, Y. POTIN (éd.), Le trésor au Moyen Âge. Discours, pratiques et objets, Florence, 2010, p. 51-68. 109. Commentaire sur S. Matthieu, SC 242, p. 290. 110. Quaestiones Evangeliorum, I, 13, éd. A. MUTZENBECHER, Turnhout, 1980 (CC Ser. Lat. 44B), p. 15. 111. Homélie 11, § 1, dans Homélies sur l’Évangile. /LYUH , +RPpOLHV ,;;, éd. R. ÉTAIX, C. MOREL, B. JUDIC, Paris, 2005 (SC 485), p. 262-264 : Thesaurus autem caeleste est desiderium ; ager vero in quo thesaurus absconditur, disciplina studii caelestis. Quem profecto agrum venditis omnibus comparat, qui voluptatibus carnis renuntians, cuncta sua terrena desideria per disciplinae caelestis custodiam calcat, ut nihil iam quod caro blanditur, libeat, nihil quod carnalem vitam trucidat, spiritus perhorrescat.
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Concernant Mt 6, 19-21, Jérôme ne commentait que le dernier verset (« Là où est ton trésor là aussi sera ton cœur »), pour souligner la vérité de cette maxime, qui ne vaut pas seulement pour l’amour de l’argent, mais aussi pour les autres affections. Augustin, dans le commentaire du discours sur la montagne, s’appuie là aussi sur le thème du mépris du monde, condition pour thésauriser au ciel112. Raban Maur reprend ces commentaires, mais emprunte aussi au Pseudo-Bède une condamnation de l’avarice, de la superbe, de l’envie et des hérétiques113. Ce qui constitue le trésor au ciel n’est pas précisé. C’est donc principalement autour de Lc 12, 33 que se construit la compréhension de l’image du trésor dans le ciel. Ce verset se situe entre la parabole de O·KRPPHTXLIDLWFRQVWUXLUHGHQRXYHDX[JUHQLHUVHWO·DSSHOjODFRQÀDQFHGDQVOD providence divine. De la parabole, les Pères retiennent principalement trois idées : O·DIÀUPDWLRQTXHODULFKHVVHV·DFFRPSDJQHGHQRPEUHX[WRXUPHQWVODGpQRQFLDtion de la ténacité ou de l’avarice, la solution pour le riche qui aurait consisté à donner son surplus aux pauvres114. Le commentaire d’Ambroise sur Luc articule /FDYHFFHPHVVDJHHWFHOXLTXLVXLWVXUODFRQÀDQFHHQ'LHXLOIDXWSUDWLquer la miséricorde sans crainte de se retrouver dans le manque à cause du don qui aura été fait115. Bède reprend ce cadre et déploie son commentaire en trois temps. Une première interprétation consiste à rejeter tous ses biens pour le Seigneur et ensuite à travailler pour acquérir de quoi vivre et donner des aumônes – suivant en cela le modèle de Paul116. Bède commente alors la suite du verset (« Faites-vous des sacs qui ne s’usent pas »), et indique qu’il s’agit là de l’aumône, mais il ajoute : Il ne faut pas penser qu’il y a là un précepte adressé aux saints de ne mettre de côté aucun argent pour subvenir à leurs besoins ou à ceux des pauvres. En effet, on lit TXHOH6HLJQHXUOXLPrPHELHQTXHOHVDQJHVOHVHUYLVVHQWHWDÀQG·rWUHXQPRGqOH pour son Église, a eu des bourses, dans lesquelles il conservait les offrandes des ÀGqOHVJUkFHjHOOHVLOGLVWULEXDLWDX[VLHQVFHTXLOHXUpWDLWQpFHVVDLUHHWDX[DXWUHV ce qui leur manquait. Il dit donc cela pour que Dieu ne soit pas servi pour ces choses matérielles et pour que la justice ne soit pas négligée par crainte de l’indigence117.
112. De sermone Domini in monte, II, 13, 44, éd. A. MUTZENBECHER, Turnhout, 1967 (CC Ser. Lat. 35), p. 135. 113. In Matthaeum, éd. B. LÖFSTEDT, Turnhout, 2000, p. 191-2. 114. Les trois idées se retrouvent notamment dans Ambroise, De Nabuthe, PL 14, col. 738-743 ; Augustin insiste particulièrement sur l’avarice dans le sermon 107 (PL 38, col. 627-632) ; et Grégoire le Grand sur les tourments du riche dans les Moralia XV, 26 (éd. M. ADRIAEN, Turnhout, 1979, CC Ser. Lat. 143A, p. 765). Nous reviendrons sur les interprétations de cette parabole, p. 343-352. 115. Traité sur l’Évangile de S. Luc, VII, 122, éd. G. TISSOT, Les Paris, 1976 (SC 52Bis), p. 51-52. 116. In Lucam, éd. D. HURST, Turnhout, 1960 (CC Ser. Lat. 120), p. 254-255 : Nolite, inquit, timere ne propter regnum Dei militantibus huius vitae necessaria desint quin etiam possessa propter elemosiQDPYHQGLWH4XRGWXQFGLJQHÀWTXDQGRTXLVVHPHOSURGRPLQRVXLVRPQLEXVVSUHWLVQLKLORPLQXVSRVW haec labore manuum unde et victum transigere et elemosinam dare queat operatur. Unde gloriatur apostolus dicens>«@ 117. Ibid. p. 255 : Ubi non hoc praeceptum esse putandum est, ut nil pecuniae reservetur a sanctis vel suis scilicet vel pauperum usibus suggerendae, cum et ipse dominus, cui ministrabant angeli, tamen ad informandam HFFOHVLDP VXDP ORFXORV KDEXLVVH OHJDWXU HW D ÀGHOLEXV REODWD FRQVHUYDQV HW VXRUXP QHFHVVLWDWLEXV aliisque indigentibus tribuens, sed ne Deo propter ista serviatur et ob inopiae timorem, iustitia deseratur.
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Dans cette seconde étape, très largement inspirée de formules augustiniennes sur la bourse du Christ – dont nous parlerons plus loin – l’abandon des biens n’est donc pas un impératif. Le modèle clérical, dans lequel les biens sont possédés pour répondre aux besoins des clercs et des pauvres, est conforme à l’exemple du Christ. %qGHSDVVHHQVXLWHHQWURLVLqPHpWDSHjODÀQGXYHUVHW©Un trésor inépuiVDEOHGDQVOHVFLHX[«ª) où il déploie un discours sur l’aumône et les bonnes œuvres118. Ces trois étapes du commentaire correspondent à trois écoutes du verset biblique, ou à trois modèles de gestion des biens : un modèle rigoureux qui s’accompagne du travail et d’une aumône toujours renouvelée ; le modèle clérical ; un modèle applicable à tous – celui de l’aumône. Ainsi à l’image du trésor au ciel se trouvent le plus souvent attachés des discours contre l’avarice, pour le mépris du monde ou en faveur de l’aumône ou des bonnes œuvres, mais pas d’éloge de la pauvreté. De ces différentes expressions évangéliques tout aussi radicales que fameuses – prendre sa croix, thésauriser dans le ciel, renoncer à tout – ressort donc avant tout un modèle de comportement fait de pénitences et d’aumônes. Le rapport aux biens est marqué par un devoir de renoncement seulement intérieur, qui se traduit extérieurement par la pratique des œuvres de miséricorde. Un tel modèle rejoint celui, fondamental, construit par Augustin sur les Béatitudes.
2.4. Beati pauperes spiritu : un modèle d’humilité Les Béatitudes constituent l’ouverture du sermon sur la montagne dans lequel Augustin voyait un résumé de la prédication évangélique. Or elles commencent par une formule marquante : Beati pauperes spiritu. La place éminente de ce verset au début du sermon sur la montagne contribue à en faire un passage capital pour la compréhension du message évangélique sur la pauvreté. De plus, l’adjonction de spiritu à pauperes crée une forme nouvelle et unique dans la Bible qui suscite ODUpÁH[LRQGHWRXVOHVFRPPHQWDWHXUV Dès l’Antiquité, un des premiers principes de l’interprétation a consisté à distinguer les pauvres en esprit des nécessiteux, ce qui serait la raison pour laquelle est ajouté le terme spiritu. Ainsi Jérôme : Pour qu’on ne croie pas que le Seigneur prêche une pauvreté supportée parfois par nécessité, il a ajouté “en esprit”. Il veut qu’on comprenne par là l’humilité, non l’indigence119.
118. Ibid., p. 255 : 6LYHVLPSOLFLWHUDFFLSLHQGXPTXRGSHFXQLDVHUYDWDGHÀFLDWYHOYLGHOLFHWDIXUHWKHVDXULV erepta vel in thesauris ipsa sui fragilitate foedata data autem pro Christo perennem misericordiae fructum conferat in caelis seu certe ita intelligendum quod thesaurus bonis operis, si commodi terrestris occasione condatur, facile corruptus intereat ac, si caelesti solum intentione congeratur, non exterius hominum favore non intus inanis gloriae valeat labe maculari. 119. Commentaire sur S. Matthieu, trad. É. BONNARD, SC 242, p. 104 : Ne quis autem putaret paupertatem, quae nonnunquam necessitate portatur, a Domino praedicari, adiunxit spiritu, ut humilitatem intellegeres, non penuriam.
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Ce thème se retrouve chez tous les auteurs de l’Antiquité et du Moyen Âge, avec plus ou moins de sympathie à l’endroit des nécessiteux. Ainsi Bruno de Segni, au début du XIIe siècle, insiste-t-il sur l’existence de mauvais pauvres : « Nous voyons de nombreux pauvres voleurs, homicides, adultères, parjures, traîtres : ils sont misérables dans cette vie, ils seront malheureux après elle »120. Au contraire, Léon le Grand avait souligné qu’il était plus facile aux indigents qu’aux riches d’être pauvres en esprit121. Une fois acquise la distinction entre pauvreté matérielle et pauvreté en HVSULW FHWWH GHUQLqUH UHVWDLW WRXWHIRLV j GpÀQLU 4XHOTXHV 3qUHV QRWDPPHQW OHV Cappadociens, l’ont interprétée comme un renoncement volontaire à la richesse. Basile de Césarée, à la 205e question de ses petites règles monastiques, explique que la pauvreté en esprit s’applique à ceux qui ont abandonné leurs biens pour suivre le Christ, ou bien aux miséreux qui acceptent leur condition pour le Christ122. Une interprétation comparable se trouve dans un sermon de Chromace d’Aquilée pour qui la pauvreté en esprit est volontaire et implique le renoncement – avec l’ambiguité que cela comporte – aux biens123. Cette position reste relatiYHPHQWLVROpHSDUUDSSRUWjO·DXWUHGpÀQLWLRQGHODSDXYUHWpHQHVSULWTXLFRQVLVWH à l’assimiler à l’humilité, sans rapport avec la richesse ou la pauvreté matérielle. &HWWHGpÀQLWLRQDpWpGpIHQGXHSDU$PEURLVH124, Jean Chrysostome125, Jérôme, mais surtout Augustin. Celui-ci est probablement l’inventeur de la formule “sermon sur la montagne” pour désigner le discours de Jésus rapporté en Mt 5-7126, HWO·RXYUDJHTX·LOOXLDFRQVDFUpLVVXG·XQHSUpGLFDWLRQDX[ÀGqOHVG·+LSSRQHD 120. PL 165, col. 97C : Multos enim pauperes latrones, homicidas, adulteros, perjuros et proditores videmus : qui et in hac vita miseri sunt, et post hanc vitam infelices erunt. La même idée se retrouve dans un commentaire de Rémi d’Auxerre (GREGOIRE, Réginald, « Un commentaire latin inédit des Béatitudes », Revue des études augustiniennes, XVI/1-2, 1970, p. 152 : Videmus enim multos pauperes fures, latrones, adulteros, homicidas, superbos, elatos, et ceteris vitiis subditos. Et isti quamvis terrenas non habeant, tamen voluntatem habendi habent). 121. Léon le Grand, homélie 95 : Dubitari autem non potest quod humilitatis istius bonum facilius pauperes quam divites adsequantur, dum et illis in tenuitate amica est mansuetudo, et istis in divitiis familiaris elatio. Dans Sancti Leonis Magni Tractatus septem et nonaginta, éd. A. CHAVASSE, Turnhout, 1973 (CC Ser. Lat. 138A), p. 584. 122. %DVLOL5HJXODD5XÀQRODWLQHYHUVD, éd. K. ZELZER, CSEL 86, Vienne, 1986, § 125, p. 154-155 : Qui sunt pauperes spiritu ? Domino dicente aliquando quidem quia verba quae ego locutus sum vobis spiritus et vita est, aliquando autem quia Spiritus sanctus ipse vos docebit omnia et commebit vos quae dixi vobis, non enim loquetur a se, sed omnia quae audiet haec loquetur, isti sunt pauperes spiritu qui non alia aliqua causa pauperes sunt nisi propter doctrinam domini dicentis Vade et vende omnia quae habes et da pauperibus. Si autem quis etiam quacumque ex causa impositam sibi paupertatem secundum voluntatem domini dispenset et ferat sicut ille Lazarus, etiam iste a beatitudine non erit alienus domino praecipiente Nolite solliciti esse quid manducetis vel quid bibatis vel quid induamini. 123. Sermon 41, 2, dans Sermons, éd. J. LEMARIÉ, Paris, 1971 (SC 164), p. 236 : Beata ergo paupertas est spiritualis, eorum scilicet hominum, qui spiritu et voluntate pauperes se faciunt propter Deum, renuntiando saeculi bonis, substantiam suam ultra erogando. 124. Commentaire sur Luc, SC 45Bis, p. 202-3. 125. Homélie 15, § 1 sur Mt., PG 57, col. 224. 126. M. DUMAIS, Le sermon sur la montagne. État de la recherche, Interprétation, Bibliographie, Paris, 1995, p. 24.
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FRQVLGpUDEOHPHQWLQÁXHQFpOH0R\HQÇJHRFFLGHQWDO,OHVWDLQVLDERQGDPPHQW repris dans la Glose et dans la Catena AureaGH7KRPDVG·$TXLQ/DGpÀQLWLRQ qu’il donne de la pauvreté spirituelle est ensuite devenue classique : les pauvres en esprit sont « les humbles qui ont la crainte de Dieu, c’est-à-dire qui n’ont pas un esprit plein d’eux-mêmes »127. Cette conception ne présente pas de lien avec la richesse ou la pauvreté de la personne, mais seulement avec son orgueil ou son humilité. Par ailleurs, Augustin associe ce qu’il considère comme les sept béatitudes aux sept dons de l’Esprit, et fait correspondre la pauvreté en esprit avec la crainte de Dieu. Au-delà de ce commentaire de Matthieu, Augustin s’est attaché, dans l’ensemble de son œuvre, à distinguer soigneusement les bénédictions divines des conditions sociales et matérielles. Le sermon 14 y est entièrement consacré128. L’idée que les pauvres en esprit puissent être des nécessiteux et des mendiants est écartée, car tous les chrétiens doivent pouvoir s’abandonner à Dieu. Bien plus, Augustin blâme l’orgueil des pauvres qui prétendent être les pauvres en esprit, ou être promis, comme Lazare, au sein d’Abraham, et qui critiquent de ce fait les riches qu’ils pensent damnés. Au contraire, Augustin fait l’éloge de ces riches qui, tel Abraham, ne sont pas devenus orgueilleux, eux qui sont restés humbles, c’està-dire pauvres, et qui ne désirent pas les richesses. Dans l’ensemble du sermon, Augustin joue sur l’opposition entre le sens matériel et le sens spirituel des mots « riches » et « pauvres » : « Loue le riche humble, loue le riche pauvre »129, « Ne méprise pas les riches qui sont pauvres »130, « Ô pauvre, toi aussi sois pauvre ; pauvre, c’est-à-dire humble »131©(WFHSHQGDQWFHULFKH>$EUDKDP@IXWSDXYUH parce qu’il fut humble »132. Il insiste aussi sur les descriptions du dépouillement des miséreux qu’il fait parler, mais qu’il accuse de ne pas être humbles, donc de ne SDVrWUHGHYUDLVSDXYUHV6LODÀQGXVHUPRQSUpVHQWHXQHQRXYHOOHÀJXUHGHFHOXL qui est le vrai pauvre et le vrai riche – le Christ – l’ensemble du développement a tendu à montrer que la pauvreté en esprit résidait dans l’humilité. Cette interSUpWDWLRQDXJXVWLQLHQQHTXLQ·DFFRUGHjODSDXYUHWpHQHVSULWDXFXQHVLJQLÀFDWLRQ matérielle, est inspirée par le souci de répondre aux manichéens, et plus encore aux pélagiens qui tendaient à nier la possibilité pour les riches d’être sauvés. Elle se retrouve systématiquement dans les commentaires du haut Moyen Âge : Grégoire le Grand en fait une règle exégétique : L’Écriture sainte a pris pour habitude d’appeler la plupart du temps « pauvres » les humbles. C’est pourquoi, dans l’Évangile, ils sont désignés avec l’ajout de la
127. De sermone Domini in monte libros duos, éd. A. MUTZENBECHER, Turnhout, 1967 (CC Ser. Lat. 35), p. 4 : Quapropter recte hic intelleguntur pauperes spiritu humiles et timentes deum, id est non habentes LQÁDQWHPVSLULWXP. 128. Sermones de vetere testamento, éd. C. LAMBOT, Turnhout, 1961 (CC Ser. Lat. 41), p. 185 sq. Ce sermon est aussi analysé par V. TONEATTO, Marchands et banquiers du Seigneur…, p. 108-111. 129. Ibid., p. 186 : Lauda divitem humilem, lauda divitem pauperem. 130. Ibid., p. 187 : Divites pauperes noli contempnere. 131. ID. : O pauper esto et tu pauper, pauper id est humilis. 132. ID. : Et tamen dives iste pauper fuit, quia humilis fuit.
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formule « en esprit », quand il est dit : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux »133.
Bède le Vénérable rappelle que tous les pauvres n’iront pas au Royaume des &LHX[FDU©>«@QRPEUHX[VRQWFHX[TXLGDQVXQWUqVSLWHX[pWDWGHSDXYUHWp ne connaissent de joies ni en ce monde à cause de leur dénuement, ni là-bas dans le royaume de Dieu, à cause de la faiblesse de leurs mérites »134. Les bons pauvres, les pauvres en esprit, sont ceux qui ne tiennent pour rien les attraits du monde et sont ainsi dépourvus de toute cupidité135. La question des biens matériels fait ici une timide apparition, mais elle demeure au second plan puisque le problème central est toujours celui de l’attitude intérieure, de la discipline du désir. Raban Maur commente le verset de Matthieu avec les citations de Jérôme et d’Augustin TXHQRXVDYRQVGpMjGRQQpHVHWÀQDOHPHQWFHVLQÁXHQFHVVHUHWURXYHQWGDQVOD Glose : « Le pauvre en esprit est l’humble de cœur, qui a un esprit pauvre nourri d’humilité »136 mentionne une glose marginale, tandis qu’au-dessus de pauperes VHWURXYHODGpÀQLWLRQVXLYDQWHOHVKXPEOHVTXLRQWODFUDLQWHGH'LHX137. La GloseSUpVHQWHWRXWHIRLVSDUDOOqOHPHQWXQHDXWUHGpÀQLWLRQGHODSDXYUHWp en esprit qui témoigne d’une évolution produite à l’époque carolingienne et déjà SUpÀJXUpHFKH]%qGH&HOXLFLHQHIIHWLQVLVWDLWSOXVVXUOHUHMHWGHODFXSLGLWpTXH sur l’humilité elle-même138. Ce léger déplacement tendait à replacer dans l’interprétation de la pauvreté en esprit la question des biens temporels. Cette piste est plus clairement explorée à l’époque carolingienne. Dans son commentaire sur 133. Moralia 26, 27, CC Ser. Lat. 143B, p. 1303 : Sacra scriptura plerumque pauperes humiles vocare consuevit. Unde in Evangelio cum adjectione spiritus nominantur, dum dicitur : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum celorum ; les autres utilisations de Mt 5, 3 dans les Moralia vont dans le même sens : Pauper quippe est quisquis apud semetipsum elatus non est. Vnde per euangelium ueritas dicit : beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum caelorum (Moralia, 6, 22, CC Ser. Lat. 143, p. 312) ; 4XLÀGHOLVVDQFWDHHFFOHVLDHSRSXOXVDGKXFUHFWHVXELXQJLWSDWHUHUDPSDXSHUXP quia uidelicet humiles, qui pauperes spiritu dicti sunt, ex eius praedicatione generantur (Moralia, 19, 23, CC Ser. Lat. 143A, p. 989) ; 4XLDHUJRLOOLVXQWXHUDFLWHUSDXSHUHVTXLLQÁDWLSHUVXSHUELDH spiritum non sunt, quos aperte ueritas exprimit, cum dicit : beati pauperes spiritu ; recte nunc per sanctum sanctum uirum dicitur : si negaui quod uolebant pauperibus, quoniam qui ea uolunt quae profecto liquet quod eis non expediunt, eo ipso quod superbiae abundant spiritu, iam pauperes non sunt (Moralia 21, 16, CC Ser. Lat. 143A, p. 1084) ; Vel certe idcirco dicitur quod ad deum fecerunt clamorem pauperum peruenire, quia istis cadentibus, in eorum loco pauperes, id est spiritu humiles subrogantur (Moralia 25, 13, CC Ser. Lat. 143B, p. 1256). Il existe seulement un cas où Mt 5, 3 n’est pas directement associé à l’humilité, mais seulement à la pénitence : Nam pauperem vociferantem liberat, cum peccatori veniam deprecanti eas quas commiserat culpas relaxat. De talibus quippe pauperibus dicitur : beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum caelorum (Moralia 19, 20, CC Ser. Lat. 143A, p. 981). 134. CC Ser. Lat. 120, p. 138 : Alioquin non nulli miserrima conditione paupertatis et hic seculi gaudiis ob inopiam rerum et ibi regno dei ob meritorum nequitiam carent. 135. CC Ser. Lat. 120, p. 138 : Beati itaque pauperes non utique omnes sed illi tantummodo qui omne praesentis saeculi tametsi altum uideatur pro nihilo culmen ducunt qui merito regni caelestis perhibentur munere digni quia delectationis humanae probantur cupiditate nudati. 136. Sur Mt 5, 3 : Pauper spiritu est humilis corde pauprem spiritum habens, cuius nutrix est humilitas. 137. ID. : Humiles deum timentes. 138. In Lucam, éd. cit. p. 138.
I. L’ÉVANGILE SANS LA PAUVRETÉ : ÉXÉGÈSE ET MODÈLES DE VIE AVANT LE XIIe SIÈCLE
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Ap 2, 9 (« Je connais ta tribulation et ta pauvreté, mais tu es riche »), Ambroise Autpert, au milieu du VIIIe siècle, établit une distinction entre deux types de pauvreté : l’abdicatio rerum temporalium et la contritio spiritus ; la première est le fait de quelques-uns, tandis que la seconde s’adresse à tous139. Se retrouvent donc ici les deux modèles de rapports aux biens qui peuvent s’appliquer l’un aux moines et, semble-t-il, aux clercs ; l’autre aux laïcs. Le développement sur l’abdication des biens montre qu’Ambroise Autpert la comprend sous deux formes possibles : ceux qui rejettent totalement les richesses terrestres (terrenas divitias penitus abicientes), et ceux qui les conservent en ne se considérant pas comme les propriétaires mais comme les intendants (dispensatores) des biens qu’ils utilisent, non pour répondre à leurs désirs charnels, mais pour subvenir aux besoins des pauvres – en conservant pour eux le simple nécessaire140. Même si Ambroise Autpert ne le dit pas, et même s’il n’y a pas d’antithèse entre ces deux formes d’abdication, il est clair qu’à la première forme correspond le modèle monastique HWjODVHFRQGHOHPRGqOHFOpULFDOGRQWOHW\SHDYDLWpWpÀ[pSDUOH&KULVWSRVVpGDQW une bourse pour répondre aux nécessités des siens et aux besoins des pauvres). Le deuxième type de pauvreté est celui de la contritio spiritus. Celui-ci s’applique à tous et consiste principalement dans l’humilité et le rejet de la superbe, indépendamment de la possession ou non des biens. C’est à ce type de pauvreté qu’Ambroise $XWSHUWDSSOLTXHODSURPHVVHGH0W,OUHVWHGRQFSDUIDLWHPHQWÀGqOHjO·LQWHUprétation augustinienne, qui voit dans ce verset un appel de tous à l’humilité141. C’est au siècle suivant qu’est franchie une nouvelle étape qui va tendre à appliquer Mt 5, 3 non seulement aux humbles laïcs, mais aussi à ceux qui abandonnent 139. In Apocalypsin, éd. R. WEBER, Turnhout, 1975 (CC Cont. Med. 27), p. 114-5 : Omnifariam igitur sanctorum tribulationem in hoc versiculo considerantes, paupertatem quoque eorum geminam intellegere debemus, in terrenarum scilicet rerum abdicatione, atque in spiritus contritione. Et quidem harum unam paupertatem, quae in abdicatione terrenarum consistit, pauci habere probantur. Alteram uero quae in contritione spiritus, omnes electi habere possunt, quam et illi facultates terrenas abdicasse credantur, qui eis non ad inlecebras carnis, sed ad opus pietatis usus que necessarios uti uidentur. 140. Ibid., p. 115 : Quamquam enim nonnulli electorum multas pecunias possideant, tamen quia, ut diximus, non ex desiderio carnis, sed ex uoto pietatis atque instinctu necessitatis ab eis possidentur, pauperes proculdubio esse probantur. An pauperes non sunt, qui cuncta terrena non tamquam propria, VHGWDPTXDPDOLHQDGLVSHQVDQW"6HGXQGHSDXSHUHVLQGHGLXLWHVÀXQWTXLDQLPLUXPXQGHLQWHUULV temporales pecunias indigentibus erogant, inde sibi aeternas in caelis diuitias congregant. Utrisque autem illa Pauli sententia potest aptari qua dicitur : Tamquam nihil habentes, et omnia possidentes. Quasi enim nihil habentes, omnia possident, qui terrenas diuitias penitus abicientes, caelestes per ÀGHPLDPWHQHQW4XDVLQLKLOKDEHQWHVRPQLDSRVVLGHQWTXLHWLDPLVWLVLQXVXPXHORSXVPLVHULFRUdiae retentis, illas in delectationem quandoque se habituros sperant. Vel certe ut de horum persona loquamur, in eo tamquam nihil habentes omnia possident, quo res perituras et ad inlicita desideria suas non recognoscunt, et tamen ad cuncta quae sunt utilia, suas omnino esse perpendunt. 141. Ibid., p. 115 : Haec de una electorum paupertate breuiter dicta sunt, nunc de altera diuitiis utique plena etiam breuia loquamur. Libet enim hanc succincte discutere, et quanti sit meriti demonstrare. Hanc itaque omnes habere probantur, qui ad aeternas diuitias peruenire merentur. Et quae est ista diues paupertas nisi, ut iam fatus sum, illa contritio spiritus, qua superbia minuitur, humilitas uero augetur ? Hac paupertate locupletibus Dominus dicit : Beati pauperes, quia uestrum est regnum Dei. Vt autem ostenderet nequaquam in diminutione rerum temporalium hanc paupertatem consistere, per alium Euangelistam aperuit de quo dicere uoluerit. Ait namque : Beati pauperes spiritu, quoniam
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tout. Paschase Radbert reprend littéralement l’ensemble du texte d’Ambroise Autpert, au début de son commentaire de Mt 5, 3, juste après un montage de citations de Chromace d’Aquilée – auteur lui-même proche de la pensée des &DSSDGRFLHQV0DLVLODMRXWHjODÀQGXWH[WHG·$PEURLVHO·DIÀUPDWLRQTXHBeati pauperes spiritu s’applique aussi bien au premier type de pauvreté (l’abdicatio rerum) qu’au second (la contritio spiritus) : Mais ceux qui sont pauvres de biens (rebus pauperes) eux-mêmes peuvent tout aussi justement être considérés comme heureux, parce qu’ils n’ont pas un désir désordonné de posséder et qu’ils méprisent ce qu’ils ont – ou du moins (aut certe) parce qu’ils se placent eux-mêmes dans une disposition telle qu’ils distribuent aux autres (aliis largiuntur) ce qu’ils possèdent, comme s’ils n’avaient rien142.
L’expression rebus pauperes ne s’applique pas ici aux nécessiteux, mais vise à souligner l’opposition entre la pauvreté en esprit de ceux qui sont humbles, et celle de ceux qui abandonnent leurs biens. Ce faisant, Paschase Radbert commence à appliquer aux moines un discours sur la pauvreté et non sur la seule désappropriation. Le balancement opéré par le aut certe correspond aux deux formes de l’abdication : la pauvreté des moines et celle des clercs. L’allusion à 2 Co 6, 10 (tanquam nihil habentes et omnia possidentes) est aussi un renvoi à la première partie du texte d’Ambroise largement fondé sur cette citation. S’il n’emploie pas explicitement l’expression de pauperes spiritu pour désigner les FOHUFVHWOHVPRLQHVPDLVVHFRQWHQWHGHOHVTXDOLÀHUGHbeati, son intention est de OHVLQWpJUHUGDQVODGpÀQLWLRQGHODSDXYUHWpHQHVSULW C’est d’ailleurs ce que font clairement d’autres commentaires ou homélies contemporains. Christian de Stavelot présente dans son commentaire de Matthieu les deux interprétations : les pauvres en esprit sont ceux qui, comme les apôtres, peuvent être riches mais choisissent pour Dieu la pauvreté ; ou bien les pauvres en esprit sont les humbles143. Haymon, dans son commentaire d’Apocalypse 2, 9 utilise Mt 5, 3 en l’appliquant lui aussi aux apôtres qui ont tout abandonné pour suivre le Christ144. Cette idée semble courante dans l’école d’Auxerre. Dans son KRPpOLH+H\ULFG·$X[HUUHHQHIIHWDSUqVDYRLUGRQQpODGpÀQLWLRQKDELWXHOOH de la pauvreté en esprit qui n’a pas de rapport avec la pauvreté des indigents, mais ipsorum est regnum caelorum. Pauperes uidelicet non amictu, sed spiritu. Ille autem spiritu pauper est, qui etiam cum bona agit, semper se inutilem adtendit. Ille spiritu pauper est, qui cum plures uirtute et sanctitate superet, cunctis seipsum inferiorum meritis perpendit. 142. ,Q0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, Turnhout, 1984 (CC Cont. Med. 56), p. 285 : Sed et rebus pauperes ipsi quoque iure beati accipiuntur quia nec habere indebite cupiunt, et habita possidere contempnunt, DXWFHUWHVHPHWLSVRVDIÀFLHQWHVSRVVHVVDTXDVLQLKLOKDEHDQWDOLLVODUJLXQWXU. 143. Expositio super Librum generationis, éd. R. B. C. HUYGENS (CC Cont. Med. 224), p. 137 : Non dicit absolute pauperes, sed addit spiritu, quia multi inviti sunt pauperes ; sed de his dicit qui, cum possint esse divites, propter deum paupertatem sectantur, sive non habent voluntatem habendi, sicut apostoli ad quos haec loquebatur ; sive pauperes spiritu, humiles, de quibus scriptum est : Et humiles spiritu salvabis. 144. PL 117, col. 969B : 9HOFHUWHSDXSHUHVUHVLFXWVXQWDSRVWROLVDQFWLGLYLWHVDXWHPLQÀGHSHUVSHP jam coelum possidentes, quibus Dominus dicit : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum coelorum.
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réside dans l’humilité – ajoute que les apôtres ont pratiqué cette pauvreté en esprit en abandonnant tout145. Il notait aussi que la pauvreté matérielle aidait à l’humilité. C’est donc une interprétation qui s’éloigne d’Augustin en n’excluant pas l’aspect matériel. Dans une homélie sur les Béatitudes, Rémi d’Auxerre présente XQHVROXWLRQFRPSDUDEOHLOGLWG·DERUGTXHOHVSDXYUHVTXDOLÀpVGHELHQKHXUHX[ sont ceux qui sont « pauvres par volonté, comme le furent les saints apôtres et tous ceux de l’Église primitive qui avaient abandonné tous leurs biens pour le Christ »146 ; il ajoute ensuite la solution augustinienne. Ces textes sont révélateurs d’une double évolution complémentaire dans l’interprétation des Béatitudes au IXe siècle : d’une part, elles tendent à devenir un passage scripturaire qui peut s’appliquer aux moines147 ou aux clercs – ce qui ouvre la voie à un discours sur la pauvreté des clercs et des moines ; d’autre part, la question du rapport aux biens matériels, qui avait été totalement écartée par Augustin, est partiellement réintégrée dans le discours sur la pauvreté en esprit. &HJOLVVHPHQWVDQVMDPDLVrWUHH[SOLFLWHSHUPHWGHGpÀQLUSOXVLHXUVPRGqOHV celui des moines fait d’abandon des biens, celui des clercs fait de bonne gestion, et celui des laïcs pour lesquels c’est l’humilité qui prime sur la richesse ou la pauvreté.
145. Homilia II, 50, éd. R. QUADRI (et R. DEMEULENAERE), Turnhout, 1992, CC Cont. Med. 116B, p. 467 : Dubitare fortassis poterat humana mediocritas quaenam haec esset dominico ore laudata paupertas, nisi cum dixisset dominus beatos pauperes addidisset ‘spiritu’, quatinus liquido intellegeremus hanc longe aliter aliam esse paupertatem, quam ea est qua multos sub dura egestatis necessitudine laborare uidemus. Beata ergo paupertas uera intellegitur animi humilitas, quam idcirco dominus pauSHUWDWLVQRPLQHXROXLWGHVLJQDUHTXLDIDFLOLXVHDPSDXSHUHVDVVHTXLHWFXVWRGLUHVXIÀFLXQWPD[LPH cum diuitibus semper familiaris sit elatio, et pauperibus in remota comes humilitas. Hanc autem terrenarum rerum pauperiem eo intellegere prohibemur, quia uidemus plerosque rebus indigos animo VXSHUERV HW HFRQWUD QRQQXOORV GLXLWLDUXP SRPSLV DIÁXHUH HW QLFKLORPLQXV XHUDP KXPLOLWDWHP LQ mente seruare, magis que misericordiae merces quam lucra terrena acquirere. Nulla namque conditio ab hac beatitudine excipitur, quia nichil refert censu esse dispares qui sunt proposito pares ; beata ergo KDHFSDXSHUWDVTXDHQRQWHUUHQLVVHGFDHOHVWLEXVFRQFXSLVFLWDPSOLÀFDULGLXLWLLV+DQFDXWHP paupertatem primi apostoli tenuerunt, qui Christum pro nobis dignatissime pauperem factum, ipsi SDXSHUHVHIÀFDFLWHUUHOLFWLVRPQLEXVVHTXLVWXGXHUXQWHWQXOORPHOLXVGRPLQXPXWLGHFXLWLQLWLRTXDP ut ab humilitate inciperet, quae quibusdam aucta profectibus ad summam peruentura est sapientiam. 146. R. GREGOIRE, « Un commentaire latin inédit des Béatitudes », Revue des études augustiniennes, XVI/1-2, 1970, p. 147-158 (p. 152) : Sed illos qui humiles sunt corde, id est qui voluntate sunt pauperes, sicut fuerunt sancti apostoli, et omnis primitiva ecclesia, qui omnia sua reliquerunt pro Christo. Sur l’attribution à Remi d’Auxerre, voir R. GREGOIRE, « Nouveau témoin du commentaire de Rémi d’Auxerre sur saint Matthieu », Revue des études augustiniennes, XVI/3-4, 1970, p. 283-287. 147. /DQRXYHDXWpGHFHWWHDSSOLFDWLRQHVWFRQÀUPpHSDUODOHFWXUHGHVUqJOHVPRQDVWLTXHVRODSUpVHQFH de Mt 5, 3 semble très rare. Je n’en ai pas encore trouvé d’attestations, y compris dans la Concordia regularum, pourtant très riche.
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3. N’EMPORTEZ NI OR NI ARGENT : LE MODÈLE DE LA PROPRIÉTÉ CLÉRICALE. Parmi les textes évangéliques qui évoquent la pauvreté, certains sont interprétés comme s’appliquant plus particulièrement aux clercs et servent ainsi à fonder un modèle clérical de propriété. En premier lieu, vient le discours adressé par Jésus aux apôtres pour les envoyer en mission qui exerce un rôle fondamental SRXU MXVWLÀHU OD SHUFHSWLRQ GH UHYHQXV HFFOpVLDVWLTXHV 6H FRQVWLWXH DXWRXU GH lui un modèle d’acquisition des biens qui est ensuite appliqué à l’interprétation d’autres passages évangéliques. La bourse que possédait le Christ et qui était FRQÀpHj-XGDVVHUWTXDQWjHOOHGHPRGqOHjODJHVWLRQGHVELHQVG·eJOLVH
3.1. N’emportez ni or, ni argent… : DIÀUPDWLRQGXSRXYRLUGHSUpOqYHPHQWHFFOpVLDVWLTXH Quand il envoie ses disciples en mission, Jésus leur prescrit, selon Matthieu, de donner gratuitement ce qu’ils ont reçu gratuitement148, et de ne se procurer « ni RUQLDUJHQWQLPHQXHPRQQDLHSRXU>OHXUV@FHLQWXUHVQLEHVDFHSRXUODURXWHQL deux tuniques, ni sandales, ni bâton : car l’ouvrier mérite sa nourriture »149. Ces motifs se retrouvent à deux reprises dans Luc : au chapitre 9 où Jésus enjoint aux Douze de ne rien emporter (Lc 9, 3), et au chapitre 10 où se trouve relaté cette fois l’envoi des soixante-douze disciples (Lc 10, 4-7). L’Évangile de Marc, présente une autre différence notable : le port du bâton et de sandales est ici permis150. Jusqu’au XIIeVLqFOHWURLVDXWHXUVRQWXQHLQÁXHQFHFDSLWDOHSRXUODFRPSUpKHQVLRQ de ces passages bibliques : Jérôme, Augustin et Grégoire le Grand. Le mouvement interprétatif conduit d’une part à une cléricalisation du message, d’autre part à O·DIÀUPDWLRQTXHOTXHSHXSDUDGR[DOHGHODOpJLWLPLWpGHVGURLWVHFFOpVLDVWLTXHV Jérôme organise son commentaire en deux temps. Le sens de Mt 10, 9 est donné par la mise en correspondance avec les appels à s’abandonner à la Providence divine et à ne pas se soucier du lendemain (Mt 6, 25-34 ; Lc 12, 22-34). Les apôtres doivent être des modèles de ce comportement : en n’emportant rien avec HX[LOVWpPRLJQHQWGHOHXUFRQÀDQFHGDQVOHVHFRXUVGLYLQHWGHOHXUDEVHQFHGH cupidité – ils ne prêchent pas pour de l’argent. Dans un second temps, Jérôme voit GDQVODÀQGH0W©O·RXYULHUPpULWHVDQRXUULWXUHª XQHFRQFHVVLRQIDLWH aux disciples leur permettant de recevoir « ce qui est nécessaire pour se nourrir et se vêtir »151. Puis de citer 1 Ti 6, 8 (« Si nous avons la nourriture et le vêtement, FHODQRXVVXIÀUDª), et surtout Gal 6, 6 (« Que celui à qui l’on enseigne la parole fasse part de tous ses biens à celui qui l’enseigne ») qui lui permet de conclure, 148. Mt 10, 8. 149. Mt 10, 9-10. 150. Mc 6, 8-9 : « Et il leur prescrivit de ne rien prendre pour la route qu’un bâton seulement, ni pain, ni besace, ni menue monnaie pour la ceinture, mais “Allez chaussés de sandales, et ne mettez pas deux tuniques” ». 151. Commentaire sur S. Matthieu, SC 242, p. 192 : Tantum, inquit, accipite quantum in victu et vestimento vobis necessarium est.
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en s’inspirant de 1 Co 9, 11 (« Si nous avons semé parmi vous les biens spirituels, est-ce une grosse affaire si nous moissonnons vos biens temporels ? ») : Ainsi les disciples, à ceux dont ils moissonnent les biens spirituels, font partager leurs biens temporels pour satisfaire non leur cupidité, mais leurs besoins indispensables152.
Jérôme juxtapose donc dans son commentaire la gratuité de la prédication avec la possibilité, pour les prédicateurs, de recevoir nourriture et vêtements de la part de leurs auditeurs. Même si le début du commentaire de Jérôme est régulièrement cité, c’est toutefois le second aspect, celui de la rémunération, qui est le plus souvent retenu, notamment grâce à l’apport d’Augustin. Celui-ci fait passer l’idée de rémunération des prédicateurs de la concession à ODQRUPHFHSDVVDJHELEOLTXHGHYLHQWO·DIÀUPDWLRQG·XQGURLWGHVSUpGLFDWHXUVj vivre de leur activité. Le De consensu EvangelistarumGpGXLWG·DERUGGHODÀQGH Mt 10, 9-10 que les croyants doivent un salaire à ceux qui les évangélisent : Il ajoute aussitôt : « L’ouvrier en effet mérite sa nourriture ». Par là il montre clairement pourquoi il ne veut pas que les disciples possèdent ou emportent ces biens. Ce n’est pas qu’il ne les considère pas comme nécessaires pour vivre, mais il les envoie ainsi pour démontrer que ces biens leur sont dus par les croyants auxquels ils annoncent l’Évangile, comme la solde est due aux soldats, le fruit de la vigne à ceux qui la plantent, le lait du troupeau au berger153.
La suite du texte se fonde explicitement sur 1 Co 9154 SRXU DIÀUPHU WRXW d’abord la potestas des predicatores de recevoir leur nourriture de la part des ÀGèles et ensuite la possibilité de ne pas recourir à ce droit, suivant le modèle de Paul155. Dès lors, les divergences entre Évangélistes s’expliquent : Matthieu et
152. Ibid.S>«@ut quorum discipuli metunt spiritalia, consortes eos faciant carnalium suorum, non in avaritiam sed in necessitatem. 153. De consensu evangelistarum, II, 30, PL 34, col. 1113 : Continuo subjecit : Dignus est enim operarius cibo suo. Unde satis ostendit cur eos haec possidere ac ferre noluerit : non quod necessaria non sint sustentationi hujus vitae ; sed quia sic eos mittebat, ut eis haec deberi demonstraret ab illis quibus Evangelium credentibus annuntiaret, tanquam stipendia militantibus, tanquam fructum vineae plantatoribus, tanquam lac gregis pastoribus. 154. 1 Co 9, 7-14 : « Qui fait jamais campagne à ses propres frais ? Qui plante une vigne et n’en mange pas le fruit ? Qui fait paître un troupeau et ne se nourrit pas du lait du troupeau ? N’y a-t-il là que propos humains ? Ou bien la Loi ne le dit-elle pas aussi ? C’est bien dans la Loi de Moïse qu’il est écrit : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain. Dieu se mettrait-il en peine des bœufs ? N’est-ce pas évidemment pour nous qu’il parle ? Oui, c’est pour nous que cela a été écrit : celui qui laboure doit labourer dans l’espérance, et celui qui foule le grain, dans l’espérance d’en avoir sa part. Si nous avons semé en vous les biens spirituels, est-ce chose extraordinaire que nous récoltions vos biens temporels ? Si d’autres ont ce droit sur vous, ne l’avons-nous pas davantage ? Cependant nous n’avons pas usé de ce droit. Nous supportons tout au contraire pour ne pas créer d’obstacle à l’Évangile du Christ. Ne savezvous pas que les ministres du temple vivent du temple, que ceux qui servent à l’autel partagent avec l’autel ? De même, le Seigneur a prescrit à ceux qui annoncent l’Évangile de vivre de l’Évangile ». 155. De consensu evangelistarum, II, 30, PLFRO>«@Unde apparet haec non ita praecipisse Dominum, tanquam Evangelistae vivere aliunde non debeant, quam eis praebentibus quibus annuntiant Evangelium ; alioquin contra hoc praeceptum fecit idem apostolus, qui victum de manuum suarum
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/XFRQWYRXOXVLJQLÀHUTX·LOQHIDOODLWULHQHPSRUWHUSDVPrPHODPRLQGUHFKRVH comme un bâton, parce que tout est dû ; Marc a, quant à lui, rappelé qu’il ne fallait emporter que le bâton, c’est-à-dire le droit (potestas) de recevoir un salaire permettant de vivre de l’Évangile156/DPHQWLRQGHVÀGqOHVHWGHVPLQLVWUHVUpYqOH que ces règles ne valent pas seulement pour l’époque des apôtres, mais aussi pour l’Église qui se construit. Par rapport à Jérôme, il cléricalise ainsi la réception du texte biblique et renforce son aspect normatif. Le processus de cléricalisation est poursuivi d’abord par Grégoire qui, dans l’homélie 17, parle désormais systématiquement des sacerdotes ; puis par Bède TXLHVWjO·RULJLQHG·XQPRWLIYRXpjXQHODUJHSRVWpULWpOHV'RX]HVRQWODÀJXUH des évêques et les soixante-douze disciples (Lc 10, 1) annoncent les prêtres157. L’homélie de Grégoire témoigne aussi d’un retournement révélateur : là où Augustin devait construire le droit des ministres de recevoir des offrandes de ODSDUWGHVÀGqOHV*UpJRLUHGRLWH[KRUWHUOHVpYrTXHVjSUrFKHUSRXUMXVWLÀHUOH VDODLUH TX·LOV RQW GpMj UHoX GHV RIIUDQGHV GHV ÀGqOHV HX[ TXL YLYHQW GHV ELHQV d’Église (fructus ecclesiae, ecclesiastica subsidia)158. Cette nouvelle perspective s’explique certes par l’auditoire de l’homélie, constitué uniquement d’évêques, mais témoigne du fait que le discours biblique d’envoi des disciples en mission, Q·pWDLWSDVDVVRFLpjO·DIÀUPDWLRQG·XQHLGpHGHSDXYUHWpPDLVjFHOOHG·XQGURLW de percevoir les offrandes. En revanche Grégoire explique désormais en quoi cette pratique n’est pas simoniaque, en soutenant que les prêtres doivent prêcher gratuitement, en vue d’un salaire céleste et recevoir, de surcroît, une récompense terrestre159.
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laboribus transigebat, ne cuiquam gravis esset ; sed potestatem dedisse, in qua scirent sibi ista deberi. &XPDXWHPD'RPLQRDOLTXLGLPSHUDWXUQLVLÀDWLQREHGLHQWLDHFXOSDHVWFXPDXWHPSRWHVWDVGDWXU licet cuique non uti, et tanquam de suo iure cedere. ID. : Potuit enim etiam sic breviter dici : Nihil necessariorum vobiscum feratis, nec virgam, nisi virgam tantum ; ut illud quod dictum est nec virgam, intelligatur ne minimas quidem res ; quod vero adiunctum est nisi virgam tantum, intelligatur quia per potestatem a Domino acceptam, quae virgae nomine VLJQLÀFDWDHVWHWLDPTXDHQRQSRUWDQWXUQRQGHHUXQW. In Lucam, CC Ser. Lat. 120, p. 213-214. Sur la postérité de ces questions, voir : Y. CONGAR, « Aspects ecclésiologiques de la querelle entre mendiants et séculiers dans la seconde moitié du XIIIe siècle et le début du XIVe », AHDLMA, 36, 1961, p. 35-151 ; M. PEUCHMAURD, « Le prêtre ministre de la parole dans la théologie du XIIe siècle (Canonistes, moines et chanoines) », RTAM, 29, 1962, p. 52-76 ; ID., « Mission canonique et prédication. Le prêtre ministre de la parole dans la querelle entre Mendiants et Séculiers au XIIIe siècle », RTAM, 30, 1963, p. 122-144 et p. 251-276. Homélie 17, § 8, dans Homélies sur l’Évangile. Livre 1, SC 485, p. 374-377. Homélie 17, § 7, SC 485, p. 372-374 : Qua in re considerandum est quod uni nostro operi duae mercedes debentur, una in via, altera in patria ; una quae nos in labore sustentat, alia quae nos in resurrectione remunerat. Merces itaque quae in praesenti recipitur, hoc in nobis debet agere, ut ad sequentem mercedem robustius tendatur. Verus ergo quisque praedicator non ideo praedicare debet, ut in hoc tempore mercedem recipiat, sed ideo mercedem recipere, ut praedicare subsistat. Quisquis namque ideo praedicat, ut hic uel laudis uel muneris mercedem recipiat, aeterna procul dubio mercede se priuat. Quisquis uero uel ea quae dicit, ideo placere hominibus appetit, ut dum placet quod dicitur, per eadem dicta non ipse, sed Dominus ametur, uel idcirco terrena stipendia in praedicatione consequitur, ne a praedicationis uoce per indigentiam lassetur, huic procul dubio ad recipiendam mercedem nihil obstat in patria, quia sumptus sumpsit in via.
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Les auteurs carolingiens reprennent régulièrement les mêmes textes160. L’œuvre d’Hincmar témoigne de l’importance accordée à ces passages bibliques. Dans la troisième partie du De ecclesiis, ce sont les citations de Paul et de Mt 10, RX/F TXLVHUYHQWGHIRQGHPHQWjODUpÁH[LRQVXUODUpPXQpUDWLRQ du clergé. Il cite aussi très longuement l’homélie de Grégoire, texte si important qu’il en avait prescrit la lecture aux prêtres de son diocèse réunis en 852161. Ainsi, d’Augustin à l’époque carolingienne, l’attitude de Jérôme, qui insistait sur la rigueur du précepte et permettait de recevoir des subsides à titre de concession, a été retournée en un droit de prélèvement clérical, tandis que la dureté des condiWLRQVÀ[pHVDX[GLVFLSOHVpWDLWSHXjSHXRXEOLpHSRXUQHODLVVHUSODFHTX·jXQ discours sur le devoir de prédication.
3.2. Nolite solliciti esse : Du travail au droit de prélever Dès le commentaire de Jérôme, le début du discours d’envoi des disciples en PLVVLRQDpWpUDSSURFKpGHO·DSSHOjVHFRQÀHUHQOD3URYLGHQFHGLYLQHHWjQH pas se soucier du lendemain (Mt 6, 25-34 ; Lc 12, 22-31). Ce sont comme deux SDVVDJHVFRPSOpPHQWDLUHVTXLVHFRQÀUPHQWPXWXHOOHPHQWOHVGLVFLSOHVGRLYHQW SDUWLU VDQV ULHQ HPSRUWHU FRQÀDQWV GDQV OD 3URYLGHQFH GLYLQH TXL OHXU IRXUQLUD la nourriture que mérite l’ouvrier. Inversement le devoir de ne pas se soucier du OHQGHPDLQHVWMXVWLÀpSDUOHGURLWGHSHUFHYRLUOHQpFHVVDLUH Jusqu’au début du XIIe siècle, deux commentaires sont fondamentaux : celui de Jérôme sur Matthieu et celui d’Augustin sur le Sermon sur la montagne. Le commentaire d’Ambroise, malgré son intérêt, et bien qu’il fût probablement connu, Q·D H[HUFp TXH SHX G·LQÁXHQFH FH TXL SRXUUDLW V·H[SOLTXHU SDUGHX[ UDLVRQV162. D’abord, il s’appuie largement sur des interprétations allégoriques récusées aussi bien par Jérôme163 que par Augustin164. De plus, il développe un discours contre 160. Raban Maur commente Matthieu en citant Augustin – suivant le montage d’extraits qu’il emprunte j%qGH²-pU{PHHW*UpJRLUH&KULVWLDQGH6WDYHORWUpDIÀUPHXQGURLWGHYLYUHGHO·eYDQJLOHVLJQLÀp par le bâton de Marc (PL 106, col. 1347). Le commentaire de Paschase Radbert se fonde aussi sur ces WURLVDXWHXUVPrPHV·LO\DMRXWHGHQRPEUHXVHVDXWUHVFRQVLGpUDWLRQVVXUOHQpFHVVDLUHHWOHVXSHUÁX ainsi que sur le rapport avec la gratuité (In Matheo, CC Cont. Med. 56a, p. 581-584). 161. PL 125, col. 773, cité par J. DEVISSE, Hincmar archevêque de Reims 845-882, t. 2, Paris, 1976, p. 874, et par R. ÉTAIX, C. MOREL, B. JUDIC, « Introduction », dans Homélies sur l’Évangile, SC 485, p. 78. 162. Ambroise, Traité sur l’Évangile de S. Luc II, éd. G. Tissot, Paris, 1976 (SC 52), p. 52 : Etenim illis idcirco inelaborati pabuli usus exuberat, quod fructus sibi communem ad escam datos speciali quodam nesciunt vindicare dominatu, nos conmunia amisimus, dum propria vindicamus ; nam nec proprium quicquam est, ubi perpetuum nihil est, nec certa copia, ubi incerus eventus. Cur enim divitias tuas estimes, cum tibi deus etiam victum cum ceteris animantibus voluerit esse conmunem ?>«@ 163. Le jugement de Jérôme (SC 242, p. 139) est très sévère, dénonçant ceux qui « voulant franchir les bornes où sont restés leurs pères et voler vers les cimes, plongent dans l’abîme ». Il vise là, à travers ceux qui assimilent les oiseaux aux anges, probablement Origène ou l’un de ses épigones, mais cela s’applique aussi au commentaire d’Ambroise. 164. De sermone domini in monte, CC Ser. Lat. 35, p. 142 : Ista documenta non sicut allegoriae discutienda VXQWXWTXDHUDPXVTXLGVLJQLÀFHQWDYHFFDHOLDXWOLOLDDJUL>«@
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l’avarice qui conduit à une dénonciation des méfaits de la propriété – l’avarice étant la cause de l’indigence pour avoir institué l’appropriation. Une telle récusation, même si elle vise avant tout l’appropriation individuelle, pourrait sembler nier une valeur fondatrice de l’ordre social et ainsi embarrasser les commentateurs. Les approches de Jérôme et d’Augustin, malgré leurs nombreuses divergences, VHUHMRLJQHQWSRXUDIÀUPHUTXHOHVRXFLGXOHQGHPDLQQHGpVLJQHSDVFHOXLGXMRXU suivant. Jérôme se fonde sur le sens du mot cras dans l’Écriture, qui désigne le futur. La citation qu’il donne montre qu’il comprend ainsi l’au-delà. Jérôme refuse une interprétation qui rejetterait toute préoccupation matérielle : « Ne vous inquiétez pas du lendemain ». Il admet donc que nous devons nous inquiéter des affaires présentes (de presentibus), lui qui interdit de songer à l’audelà (futura)165.
Le soin des affaires présentes se concrétise par le travail : Mais s’il nous est prescrit de ne pas nous inquiéter de notre nourriture, c’est parce que nous préparons notre pain à la sueur de notre front. Le labeur (labor) doit être accompli, l’inquiétude bannie166.
La sollicitude ne doit s’exercer que pour le soin de l’âme. Cette interprétation, qui fait concorder le texte évangélique avec le précepte de la Genèse (Gn 3, 19167) et l’exemple de Paul (1 Th 2, 9168, cité sur le verset 34), donne une place centrale au WUDYDLOTXDOLÀpSDUODVXHXUGXHDXlabor. Cet aspect est totalement absent du commentaire d’Augustin, même s’il ne nie pas la légitimité de l’effort. Dans le De sermone Domini in monte, Augustin organise son interprétation autour d’une notion d’ordre : les biens nécessaires à la vie présente doivent être recherchés, non pas pour eux-mêmes, mais dans la mesure où ils peuvent être utiles à la recherche du Royaume. Dans la mesure où ils sont nécessaires à cette vie, et où cette vie est le passage obligé vers le Royaume, ils peuvent et doivent être recherchés169. L’évêque d’Hippone envisage ensuite le cas des prédicateurs : il se montre alors plus circonspect que dans le De consensu evangelistarum – rédigé dix ans plus tard – sur le droit de vivre de
165. SCWUDGPRGLÀpH SDe presentibus ergo concessit debere esse sollicitos qui futura prohibet cogitare. 166. Ibid.WUDGPRGLÀpH SSed precipitur nobis ne solliciti simus quid comedamus quia in sudore vultus preparamus nobis panem. Labor exercendus, sollicitudo tollenda. 167. « À la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré ». 168. « Vous vous souvenez, frères, de nos labeurs et fatigues : de nuit comme de jour, nous travaillions, pour n’être à la charge d’aucun de vous, tandis que nous vous annoncions l’Évangile de Dieu ! » 169. De sermone domini in monte, CC Ser. Lat. 35, p. 143 : Regnum ergo et iustitia dei bonum nostrum est HWKRFDSSHWHQGXPHWLELÀQLVFRQVWLWXHQGXVSURSWHUTXRGRPQLDIDFLDPXVTXDHFXPTXHIDFLPXV6HG quia in hac vita militamus, ut ad illud regnum pervenire possimus, quae vita sine his necessariis agi non potest : Apponentur haec / p. 144 / vobis, inquit, sed vos regnum dei et iustitiam primum quaerite ! &XPHQLPGL[LWLOOXGSULPXPVLJQLÀFDYLWTXLDKRFSRVWHULXVTXDHUHQGXPHVWQRQWHPSRUHVHGGLJQLtate : illud tanquam bonum nostrum, hoc tanquam necessarium nostrum, necessarium autem propter illud bonum.
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l’Évangile et exhorte surtout à prêcher en vue du bien suprême. Par conséquent le souci du lendemain se situe uniquement dans l’intention, ce qui ouvre la voie à toutes sortes d’actions : Il faut ici apporter la plus vive attention (vehementer cavendum est) à cela : si jamais nous voyions quelque serviteur de Dieu veiller (providere) à ce que les biens nécessaires ne lui manquent ni à lui, ni à ceux dont le soin (cura) lui a été FRQÀpTXHQRXVQHMXJLRQVSDVTX·LODJLWFRQWUHOHSUpFHSWHGX6HLJQHXUHWTX·LO se soucie du lendemain170.
(WGHFLWHUOH&KULVWOXLPrPHTXLHXWXQHERXUVHFRQÀpHj-XGDVDLQVLTXH3DXO qui s’est occupé des questions matérielles de ses ouailles171. Augustin défend ainsi une forme d’action politique des clercs dans la cité : la cura qu’ils exercent ne se limite pas aux âmes mais prend en compte l’ensemble de la personne. Une telle MXVWLÀFDWLRQSRXUUDLWQHYLVHUTXHO·RUJDQLVDWLRQSDUOHVpYrTXHVGHO·DVVLVWDQFH aux pauvres. Mais il est indubitable que sa formulation est bien plus générale, et que ce principe est susceptible d’être étendu à toute implantation matérielle de l’Église dans le siècle. Peter Brown a d’ailleurs bien montré que l’action des évêques en faveur des pauvres – catégorie qui ne regroupe pas les plus démunis, mais les hommes libres en situation de fragilité sociale et juridique – était une IDoRQGHUHGpÀQLUOHVFRQWRXUVGHODFLWpHWSRXUHX[GHIRQGHUOHXUDXWRULWpVXU une nouvelle base sociale172. Entre ce commentaire d’Augustin et celui de Jérôme existe donc une contradiction fondamentale sur la place faite au travail : pour Jérôme, c’est le travail qui évite d’avoir à se soucier du lendemain, tandis que ce thème est presque absent du commentaire d’Augustin, qui envisage Mt 6, 25-34 dans le cadre de la rémunération due à ceux qui évangélisent. Toutefois, dans ce commentaire du début GHV DQQpHV O·pYrTXH G·+LSSRQH DIÀUPH PRLQV QHWWHPHQW O·H[LVWHQFH G·XQ droit (potestas) de prélever des subsides, qu’il ne le fait plus tard dans le De consensu Evangelistarum et insiste principalement sur les devoirs d’évangéliser pour obtenir de quoi vivre, et de se contenter du nécessaire. Le De opere monachorum lui offre l’occasion, vers 400, de revenir sur ces thèmes. Alors qu’il entend ici contraindre les moines au travail manuel, il rappelle pourtant que Paul aurait pu ne pas travailler en vivant de l’Évangile173, et que les ÀGqOHV GRLYHQW DFFRUGHU GHV GRQV DX[ SUpGLFDWHXUV174. Il résout cette apparente contradiction en distinguant les clercs des moines : 170. Ibid.S>«@vehementer cavendum est, ne forte, cum viderimus aliquem servum dei providere ne ista necessaria desint vel sibi vel eis quorum sibi cura commissa est, iudecimus eum contra praeceptum domini facere et de crastino esse sollicitum. 171. Ibid., p. 150-151. 172. P. BROWN, « Pauvreté et pouvoir », dans Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive. Vers un empire chrétien, Paris, 1998 (1992), p. 103-163 ; et Poverty and Leadership in the Later Roman Empire, Hanover, 2002. 173. De opere monachorum, III, 4-VII, 8, BA 3, p. 324-339 ; XX, 23, BA 3, p. 382-383. 174. De opere monachorum, XVI, 17-18, BA 3, p. 364-373.
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Nos frères s’arrogent d’ailleurs témérairement, il me semble, cette sorte de dispense. S’ils sont prédicateurs, ils la possèdent, je l’avoue ; s’ils sont ministres de l’autel, dispensateurs des sacrements, ils n’usurpent certes pas cette faculté ; ils sont pleinement en droit de la revendiquer175.
Augustin reconnaît plus loin que lui-même, en raison de ses charges pastorales, ne peut s’adonner au travail manuel. Ainsi, même cet ouvrage en faveur du WUDYDLOQHUHPHWSDVHQFDXVHO·LQWHUSUpWDWLRQGH0WFRPPHMXVWLÀFDWLRQ d’un droit de prélèvement ecclésiastique. Il la nuance seulement car il est préférable de ne pas faire valoir ce droit qui, de plus, ne s’applique pas aux moines. /HVFRPPHQWDLUHVXOWpULHXUVGHPHXUHQWGDQVOHFDGUHÀ[pSDU$XJXVWLQWRXW en citant aussi Jérôme. Il en ressort principalement l’idée que l’absence de souci pour le lendemain ne s’oppose pas à la possession de greniers remplis de vivre et de vastes propriétés. Paschase Radbert formule ainsi une distinction claire entre prévoyance (providentia) et sollicitude, qui devient par la suite un lieu commun sur cette péricope176. Par ailleurs, le travail est toujours mentionné comme une SRVVLELOLWpVDQVH[FOXUHXQDXWUHPRGHGHYLHIRQGpVXUOHGRQGHVÀGqOHV 8QHVpULHG·DXWUHVSDVVDJHVpYDQJpOLTXHVYLHQQHQWFRQÀUPHUOHPRGqOHGXSUplèvement clérical. Il s’agit notamment de l’image des femmes qui servaient Jésus évoquées en Mt 27, 55 et Lc 8, 3. Paul (1 Co 9, 5) y fait aussi allusion : « N’avonsnous pas le droit d’emmener avec nous une femme sœur (mulierem sorerem), comme les autres apôtres, et les frères du Seigneur, et Céphas ? » Jérôme explique que c’est une coutume juive que les femmes procurent sur leurs biens nourriture et vêtement aux maîtres : Elles assistaient le Seigneur de leurs biens, pour que récoltât leurs biens matériels celui dont elles récoltaient les biens spirituels. Non point que le Seigneur eût besoin des aliments de ses créatures, mais il voulait présenter le type des maîtres : ils devaient se contenter de la nourriture et des vêtements fournis par leurs disciples177.
Se retrouvent dans ce commentaire la possibilité pour les prédicateurs de « récolter les biens matériels » (cf. 1 Co 9, 11) et le devoir de se contenter du nécessaire, idées constamment associées à ce verset. Dans le De opere monachorum, Augustin reprend ces mêmes thèmes178, rappelle les devoirs des peuples de Dieu envers leurs ministres, et conclut en commentant Mt 10, 9-10 : « Il leur GLWHQHIIHWGHQHULHQHPSRUWHUGHWRXWFHODDÀQTX·LOVIXVVHQWHQWUHWHQXVTXDQG 175. De opere monachorum, XXI, 24, BA 3, p. 385 : Isti autem fratres nostri temere sibi arrogant, quantum existimo, quod eiusmodi habeant potestatem. Si enim evangelistae sunt, fateor, habent : si ministri altaris, dispensatores sacramentorum, bene sibi istam non arrogant, sed plane vindicant potestatem. 176. In Matheo, CC Cont. Med. 56, p. 427 : Unde non labor, non providentia, sed sollicitudo et cura mente prefocans damnatur. 177. Commentaire sur S. Matthieu, SC 259, p. 302-4 : Ministrabant autem Domino de substantia sua, ut meteret eorum carnalia, cuius illae metebant spiritualia ; non quod indigeret cibis Dominus creaturarum, sed ut typum ostenderet magistrorum, quod victu atque vestitu ex discipulis deberent esse contenti. 178. De opere monachorum, IV, 5-V, 6, BA 3, p. 328-333.
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il en serait besoin, par ceux-là mêmes auxquels ils annonçaient le royaume de Dieu »179. Les commentaires du haut Moyen Âge citent quant à eux constamment Jérôme, souvent à la lettre180. Les derniers versets du discours d’envoi des disciples en mission (Mt 10, 40-42181) sont aussi compris dans ce cadre puisque Jérôme y lit de nouveau une compensation à la dureté des exigences évangéliques : Dure condition pour les évangélistes. Comment donc pourvoir aux dépenses, aux nécessités de la vie ? Il adoucit la rigueur de ses prescriptions par l’espérance des promesses, et dit : « Qui vous reçoit me reçoit et qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé », pour que tout croyant ait cette pensée qu’en recevant les apôtres, c’est le Christ qu’il a reçu182.
Les deux derniers versets sont ensuite interprétés comme la réponse à deux objections possibles : l’éventuelle indignité des apôtres – qui ne doit pas faire obstacle aux dons qui leur sont dus en tant qu’apôtres ; l’éventuelle indigence des auditeurs, qui ne peut non plus servir d’excuse dans la mesure où un verre d’eau VXIÀW(WGHFLWHUjQRXYHDX3DXO*DO©Que le disciple fasse part de toutes sortes de biens à celui qui lui enseigne la parole »). Sans faire du don aux prédicateurs une obligation légale, Jérôme revient donc régulièrement sur ce thème à propos de divers passages évangéliques. Les commentaires carolingiens tendent bien à construire, à propos de la dîme183, l’idée d’obligation légale du paiement d’une rétribution aux clercs, mais OHFHQWUHGHOHXUUpÁH[LRQVXUODSHUFHSWLRQGHUHYHQXVHFFOpVLDVWLTXHVGHPHXUH plus abstrait, fondé sur l’idée d’un dû et d’une potestas, dont le fonctionnement concret n’est pas précisé184. Quoi qu’il en soit, la perception régulière de revenus n’est pas comprise pour autant comme incompatible avec l’existence de possessions ecclésiastiques. C’est l’exemple de la propriété du Christ qui leur sert de PRGqOHHWGHMXVWLÀFDWLRQ 179. Ibid., p. 332 : Ad hoc enim dixit illa omnia ne portarent, ut ubi opus esset, ab eis acciperent quibus annuntiabant regnum Dei. 180. C’est le cas de Bède (In Lucam, CC Ser. Lat. 120, p. 173), Raban Maur (In Mt., CC Cont. Med. 174A, p. 760), Sedulius Scotus (In Mt., éd. B. LÖFSTEDT , p. 620). Paschase Radbert conserve les mêmes idées avec une autre formulation (In Mt., CC Cont. Med. 56B, p. 1402-1403). 181. « Qui vous accueille m’accueille, et qui m’accueille accueille celui qui m’a envoyé. Qui accueille un prophète en tant que prophète recevra une récompense de prophète, et qui accueille un juste en tant que juste recevra une récompense de juste. Quiconque donnera à boire à l’un de ces petits rien qu’un verre d’eau fraîche, en tant qu’il est un disciple, en vérité je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense ». 182. Commentaire sur S. Matthieu, SC 242, p. 210 : Dura evangelistarum conditio. Unde ergo sumptus, unde victus necessaria ? Austeritatem mandatorum spe temperat promissorum : Qui recipit, inquiens, vos me recipit, et qui me recipit recipit eum qui me misit, ut in suscipiendis apostolis unusquisque credentium Christum se suscepisse arbitraretur. 183. J.-P. DEVROEY, « Dîme et économie des campagnes à l’époque carolingienne », dans R. VIADER (éd.), La dîme dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, 2009, p. 37-62 ; ID., « L’introduction de la dîme obligatoire en Occident : entre espaces ecclésiaux et territoires seigneuriaux à l’époque carolingienne », dans M. LAUWERS (dir.), La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012, p. 87-106. 184. E. BAIN©/DGvPHGXGRQjO·REOLJDWLRQXQLYHUVHOOH/·XWLOLVDWLRQGHVeYDQJLOHVGDQVODMXVWLÀFDWLRQGH la dîme », dans M. LAUWERS (dir.), La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012, p. 528-534.
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3.3. /DERXUVHFRQÀpHj-XGDV À deux reprises, l’Évangile de Jean rapporte que le Christ et ses disciples GLVSRVDLHQW G·XQH ERXUVH FRQÀpH j -XGDV185. Dans sa narration de l’onction à Béthanie, Jean est le seul à attribuer à Judas le propos sur l’argent du parfum qui aurait pu être donné aux pauvres186, et précise qu’il disait cela, non par souci des indigents, mais parce qu’il était voleur et que, « ayant la bourse (loculos) il portait (portabat) ce que l’on y mettait » (Jn 12, 6). Au chapitre suivant, après le lavement des pieds et l’annonce qu’il serait trahi, Jésus demande à Judas de faire ce qu’il a à faire et l’Évangéliste explique : Mais aucun de ceux qui étaient à table ne comprit pourquoi il lui disait cela, car quelques-uns pensaient que, comme Judas avait la bourse (loculos), Jésus voulait lui dire : Achète ce dont nous avons besoin pour la fête, ou qu’il lui commandait de donner quelque chose aux pauvres (Jn 13, 28-29).
Ce sont les deux seules attestations évangéliques d’une bourse possédée par le Christ, et c’est un personnage peu recommandable qui en était chargé. Malgré FHOD HOOHV RFFXSHQW XQH SODFH IRQGDPHQWDOH GDQV OD MXVWLÀFDWLRQ GH OD SRVVHVsion ecclésiastique. Augustin a en effet fondé sur ces versets une théorie de la SRVVHVVLRQGHO·eJOLVHTXLVHUWGHIRQGHPHQWjODUpÁH[LRQFDUROLQJLHQQHVXUOHV res ecclesiae. Que le Christ ait possédé une bourse lui fournit une clé d’interprétation d’autres passages évangéliques, principalement l’appel à ne pas se soucier du lendemain, et l’envoi des disciples sans or ni argent187. Dans le De mendacio, il établit la théorie de cette pratique exégétique : La plupart des passages que nous n’arrivons pas à comprendre dans la Parole, nous trouvons dans les actes des saints comment il faut les entendre, évitant ainsi les contresens que nous commettrions si nous n’en étions détournés par l’exemple188.
Ce sont ces contresens, que commettent, selon Augustin, les pélagiens, les manichéens et tous ceux qui voudraient contester l’existence de possessions ecclésiastiques en se fondant sur l’Évangile.
185. 6XUODÀJXUHGH-XGDVYRLU*TODESCHINI, Come Giuda. La gente comune et i giochi dell’economia all’inizio dell’epoca moderna, Bologne, 2011. 186. Jn 12, 1-5 : « Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, que Jésus avait ressuscité G·HQWUHOHVPRUWV2QOXLÀWOjXQUHSDV0DUWKHVHUYDLW/D]DUHpWDLWO·XQGHVFRQYLYHV$ORUV0DULH prenant une livre d’un parfum de nard pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et la maison s’emplit de la senteur du parfum. Mais Judas l’Iscariote, l’un de ses disciples, celui qui allait le livrer, dit : “Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu trois cent deniers qu’on aurait donnés à des pauvres ?” ». 187. De mendacio, 29 ; De opere monachorum V, 6, BA 3, p. 330-2 ; XXIV, 31 ; Contra Adimantum XX, 1, BA 17, p. 344. 188. De mendacio, 30, éd. I. ZYCHA, CSEL 41, p. 449 : Ita pleraque in verbis intellegere non valentes in factis sanctorum colligimus quemadmodum oporteat accipi, quod facile in aliam partem duceretur, nisi exemplo revocaretur (trad. J.-Y. BORIAUD, dans Saint Augustin, Les Confessions, précédées de Dialogues philosophiques, Paris, 1998, p. 763).
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Car c’est là le nœud de la question : est-il légitime que les pasteurs s’affairent pour accroître les biens de l’Église ? La possession de la bourse permet à Augustin GHUpSRQGUHSDUO·DIÀUPDWLYHHWLOXWLOLVHFHWDUJXPHQWGDQVOHVVHUPRQVVXUOHV Psaumes, pour appeler à donner aux prédicateurs plutôt qu’aux pauvres : le Christ avait une bourse pour donner aux pauvres : mais si tu ne méprises point ce pauvre, combien moins dois-tu mépriser ce bœuf P\VWpULHX[TXLIRXOHGDQVO·DLUHGHO·eJOLVH>OHSUpGLFDWHXU@"&RPELHQPRLQVVRQ serviteur ? S’il n’a pas besoin de nourriture, il lui faut peut-être un vêtement. S’il n’a pas besoin de vêtement, il lui faut peut-être un abri, peut-être construit-il une église, ou fait-il dans la maison de Dieu quelque réparation urgente189.
Dans un autre sermon, l’usage de la bourse va plus loin encore, puisqu’Augustin O·LGHQWLÀHDXÀVFGX&KULVW &·HVW FH TXH YRXV QH SRXUUH] SUDWLTXHU >OH GRQ@ VL YRXV QH PHWWH] HQ UpVHUYH quelque peu de vos revenus, ce que chacun voudra, et selon ce que lui permet sa IRUWXQHFRPPHLOIHUDLWG·XQDUJHQWGRQWLOVHUDLWGpELWHXUHQYHUVOHÀVF&DUOH &KULVWDXVVLDVRQÀVFjPRLQVTX·LOQ·DLWSRLQWVRQJRXYHUQHPHQWrempublicam). 6DYH]YRXVFHTX·HVWOHÀVF"&·HVWXQVDF>«@1HYRXVLPDJLQH]SDVTXHFHPRW ÀVFVRLWXQGUDJRQSDUFHTX·RQQ·HQWHQGSDUOHUTX·DYHFWHUUHXUG·XQFROOHFWHXUGX ÀVF/HÀVFHVWXQVDFSXEOLF/H6HLJQHXUDYDLWDXVVLVRQÀVFRXVDFDVVHWWHTXDQG VXUODWHUUHLOSRUWDLWVHVGHQLHUVHWFHVGHQLHUVpWDLHQWFRQÀpVj-XGDV190.
Les biens de l’Église sont conçus ici comme des biens publics. Le rapprochePHQWDYHFOHÀVFSHUPHWGHSHQVHUO·eJOLVHFRPPHXQHLQVWLWXWLRQSXEOLTXHres publica) à laquelle les dons sont dus191. C’est toutefois dans les homélies sur Jean qu’Augustin résume sa conception de la bourse du Christ et ce sont elles qui sont par la suite constamment reprises. Le passage sur Jn 13, 29 résume l’essentiel de sa pensée : /H6HLJQHXUDYDLWGRQFXQHERXUVHLO\FRQVHUYDLWFHTXLpWDLWRIIHUWSDUOHVÀGqOHV et il le dépensait pour les nécessités des siens et pour les autres qui étaient dans le besoin. C’est alors qu’a été institué pour la première fois le modèle de l’argent
189. Ps 103, s. 3, 12, PL 37 : Sed si illum non contemnis, quanto magis bovem per quem trituratur haec area ? quanto magis servum tuum ? Non indiget cibo, forte veste indiget. Non indiget veste, forte tecto indiget, forte ecclesiam fabricat, forte aliquid utile in domo Dei molitur. (Trad. Discours sur les Psaumes II, Paris, 2007, p. 509). 190. Ps 146, 17, éd. F. GORI, I. SPACCIA, Vienne, 2005 (CSEL 95/5), p. 187 : Numquam hoc facietis, nisi aliquid de rebus vestris sepositum habueritis, quod cuique placet pro necessitate rei familiaris suae, WDQTXDPGHELWXPTXDVLÀVFRUHGGHQGXP6LQRQKDEHWUHPSXEOLFDPVXDP&KULVWXVQRQKDEHWÀVFXP VXXP)LVFXVHQLPVFLWLVTXLGVLW)LVFXVVDFFXVHVWXQGHHWÀVFHOODHHWÀVFLQDHGLFXQWXU1HSXWHULV TXLDDOLTXLVGUDFRHVWÀVFXVTXLDFXPWLPRUHDXGLWXU©([DFWRUHVÀVFLª)LVFXVVDFFXVHVWSXEOLFXV Ipsum habebat dominus hic in terra, quando loculos habebat ; et ipsi loculi Iudae erant commissi. (Trad. Discours sur les Psaumes II, Paris, 2007, p. 1391). 191. E. H. KANTOROWICZ, « Christus-Fiscus », repris dans Mourir pour la patrie et autres textes, Paris, 20042, p. 75-91, montre bien le processus de construction de l’État comme puissance publique sur le modèle de la propriété de l’Église et du droit romain. Il ne citait en revanche pas ces textes d’Augustin qui ont pu constituer une source du rapprochement entre Christus et Fiscus.
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ecclésiastique (Tunc primum ecclesiasticae pecuniae forma est instituta), ce qui doit nous faire comprendre que, si le Seigneur a ordonné de ne pas penser au lendemain, il ne l’a pas ordonné pour que les saints ne gardent aucun argent, mais pour qu’on ne serve pas Dieu par amour de l’argent et pour qu’on n’abandonne pas la justice par peur d’en manquer192.
Augustin introduit l’idée d’une institution par le Christ lui-même de la propriété ecclésiastique. Cette idée se retrouve sur Jn 12, 9 : « Pourquoi a-t-il eu une bourse, lui que les anges ont servi, sinon parce que son Église devait avoir une bourse ? »193. Si la bourse du Christ est le modèle des biens de l’Église, c’est aussi que ceux-ci sont assimilables aux biens du Christ. Augustin insiste alors sur le crime de Judas, qui est non seulement un vol mais un sacrilège, parce qu’il vole O·DUJHQWGX&KULVW²TXDOLÀFDWLRQTXLYDXWSRXUWRXVOHVELHQVG·eJOLVHTXLRQWXQH forme de sacralité : Si l’on distingue au tribunal les accusations de vol ordinaire et de péculat, car on appelle péculat un vol commis au détriment de l’État, et le vol d’une chose privée n’est pas jugé de la même manière que le vol de ce qui appartient à l’État, combien plus sévèrement doit être jugé le voleur sacrilège qui a osé enlever quelque chose, non pas n’importe où, mais l’enlever à l’Église ?194
(QRXWUH$XJXVWLQÀ[HVXUODOHFWXUHGH-QOHVFDUDFWpULVWLTXHVGXERQ usage des biens ecclésiastiques, qui s’ordonne autour de deux thèmes : le secours des pauvres et la réponse aux « nécessités des siens ». Cette dernière expression est souvent associée, dans une réminiscence de 1 Ti 6, 8195, au vêtement et à la nourriture, mais le troisième sermon sur le Ps 103, cité au-dessus, montre bien comment cela pouvait être élargi à la demeure et à la construction d’églises. (QÀQ OH FRPPHQWDLUH DXJXVWLQLHQ FRPSRUWH XQ WURLVLqPH DVSHFW LPSRUWDQW celui de l’attitude de Jésus à l’égard de Judas, qui ne le condamne pas et l’a supporté parmi les Douze tout au long de son séjour terrestre. Augustin veut y voir le modèle de la patience dont il faut faire preuve à l’égard de ceux qui sont mauvais à l’intérieur même de l’Église196. Cette patience nuance la sacralisation des biens d’Église, en reportant dans l’au-delà la condamnation des voleurs. 192. In Iohannis Evangelium, Tractatus 72, 5, trad. M.-F. BERROUARD (BA 74A, p. 163) : Habebat ergo et 'RPLQXVORFXORVDÀGHOLEXVREODWDFRQVHUYDQVHWVXRUXPQHFHVVLWDWLEXVHWDOLLVLQGLJHQWLEXVWULEXHbat. Tunc primum ecclesiasticae pecuniae forma est instituta, ubi intellegeremus quod praecepit non cogitandum esse de crastino non ad hoc fuisse praeceptum ut nihil pecuniae servetur a sanctis, sed ne Deo pro ista seviatur et propter inopiae timorem iustitia deservatur. 193. Id. Tractatus 50, 11, trad. M.-F. BERROUARD (B.A 73B, p. 279) : Quare habuit loculos cui angeli ministraverunt nisi quia ecclesia ipsius loculos suos habitura erat ? 194. Id. Tract. 50, 10, trad. M.-F. BERROUARD (BA 73B, p. 277) : Si crimina discernuntur in foro qualiscumque furti et peculatus, peculatus enim dicitur furtum de re publica, et non sic iudicatur furtum rei privatae quomodo publicae, quanto vehementius iudicandus est fur sacrilegius, qui ausus fuerit non undecumque tollere, sed de ecclesia tollere ? 195. « Lors donc que nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits ». 196. Tractatus 50, 11, BA 73B, p. 278 : Quare furem admisit nisi ut eius ecclesia fures patienter toleret ? >«@ Furem noverat nec proderat, sed potius tolerebat et ad perferendos malos in ecclesia nobis exemplum patientiae demonstrat.
I. L’ÉVANGILE SANS LA PAUVRETÉ : ÉXÉGÈSE ET MODÈLES DE VIE AVANT LE XIIe SIÈCLE
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Dans une optique de lutte contre les invasores des biens ecclésiastiques, les clercs carolingiens passent sous silence ce dernier aspect du commentaire augustinien dont ils ne conservent que deux motifs fondamentaux : la sacralisation des biens d’Église comme biens du Christ, et les normes du bon usage de ces biens. Des exemples de ces utilisations se trouvent dans les commentaires de Bède ou d’Alcuin, mais leur importance apparaît plus nettement encore par leur insertion dans d’autres types de textes. Ainsi Agobard, dans le traité qu’il consacre à la défense des biens d’Église, fonde son argumentation sur des autorités bibliques. Quand il en vient au Nouveau Testament, c’est par l’image de la bourse du Christ qu’il commence : il cite l’épisode de l’onction à Béthanie, la récrimination de Judas, puis se fonde sur l’argumentation d’Augustin pour dénoncer le sacrilège que commettent tous ceux qui attentent d’une façon ou d’une autre aux biens d’Église, qu’il quaOLÀH GH WUpVRUV197 – là où l’évêque d’Hippone se contentait de parler de pecunia ecclesiastica. Dans le paragraphe suivant, il se fonde sur l’épisode du tribut payé par Jésus pour traiter de l’usage des biens d’Église et retrouve là des thématiques présentes chez Augustin : ils sont dévolus aux pauvres, aux nécessités des clercs et des recteurs, et aux fabriques198. Quelques années plus tard, en 836, Jonas d’Or197. De dispensatione, 18, éd. L. VAN ACKER, CC Cont. Med. 52, p. 132-133 : Sed forsan aliquis haec in Veteri 7HVWDPHQWRÀHULRSRUWXLVVHFRQWHQGDWLQ1RXRDXWHPQRQWDQWRSHUHVHUXDQGD0HPLQHULWTXLVTXLVLOOH est, dominici exempli, quod ex uerbis euangelicis sancti intellexere patres. Refert namque euangelista, mulierem quandam accessisse ad Dominum pedes que eius unxisse, pro qua re murmurans proditor Iudas ait : Vt quid perditio hec unguenti, potuit enim uenundari multo, et dari pauperibus ; ad quod subiungens idem euangelista, Haec, inquit, dicebat, non quia de egenis pertinebat ad eum, sed quia fur erat, et loculos habens, ea, que mittebantur, exportabat. Quid autem Dominus de loculis faceret, ostenditur ex parte ex eo, quod, cum Iudae egredienti a se, et ingresso iam Satana in se, dixisset : Quod facis, fac citius, audientes discipuli putauerunt, quia iuberet illi, ut emeret necessaria ad diem festum, DXWXWHJHQLVDOLTXLGGDUHWTXRGXWLTXHQRQSXWDUHQWQLVLDQWHDÀHULXLGLVVHQW9HUXPTXLDTXHVLWXPHVW quur Dominus, qui discipulis dixerat : Nolite portare aurum, neque argentum, neque aes in zonis uestris, nec permisit eos ferre aliud in uia, nisi uirgam tantum, ipse in loculis thesauros habuerit. Disputat de his, in quantum recordari ualeo, beatus Augustinus. Dicit que quod Dominus noster Iesus Christus, qui Ecclesiae sue formam et instructionem praemisit factis et dictis, sicut scriptum est : Que cepit Iesus IDFHUHHWGRFHUHSUDHXLGHQVIXWXUXPHVVHXWLQHFFOHVLLVWKHVDXULÀGHOLWHUDÀGHOLEXVDFODXGDELOLWHUD religiosis conderentur atque custodirentur, et pernitiosissime a furibus fraudarentur, – fures generaliter dico, sicut in apostolo accipimus, ubi ait : Qui furabatur, iam non furetur, de omni scilicet inhonesto questu - uoluit in hac re SUHÀJHUHXWGL[LIRUPDP(FFOHVLDHVXDHDGTXRVXVXVKDEHUHQWXUHWTXDÀGH WUDFWDUHQWXUXHOTXDGDPQDWLRQHGLJQLHVVHQWIUDXGDQWHVFXPWDOLÀQH,XGDVDELHULWLQORFXPVXXP In qua disputatione praedictus pater tres, nisi fallor, differentias furtorum et furum facit, de priuatis uidelicet, publicis, ac diuinis rebus. Nam cum alicui homini de proprio thesauro aliquid furari procul dubio reatus sit, multo maior de publico, quod et leges saeculi sacrilegium uocauerunt. Iam uero de dominicis, id est ecclesiasticis, thesauris fraudare aliquid, quod apud nos spetialiter sacrilegii nomine censetur, adeo immane scelus esse manifestum est, ut qui istam committunt, in sortem Iude deputandi minime dubitentur. Cum ergo haec ita se habeant, cum que de praefatis rebus inlicite aliquid in dando, accipiendo uel retinendo usurpare, furari sit, penset pia mens, quanta cautela res egeat. 198. Ibid. 19, p. 134 : Quesitum est etiam, uel queri potuit, quur Dominus exactoribus publicis, qui dixerunt Petro : Magister uester non soluit didragma, de loculis non dederit staterem, sed Petrum ad mare direxerit, ut de ore piscis tolleret. Responsum que est a doctoribus Ecclesiae, quia dominici loculi in pauperes et in dies festos expendebantur, et, cum exegisset necessitas, in alimenta discipulorum Domini, sicut scriptum est : Discipuli autem abierunt in ciuitatem, ut cybos emerent, noluisse Dominum rem paupe-
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léans reprend à son tour les thèmes augustiniens, mais cette fois-ci avec plus de distance, en insistant sur ce qui n’était que sous-entendu, à savoir que les biens de l’Église sont ceux du Christ199. Une génération plus tard, dans l’admonitio rédigée par Hincmar en 860, le texte augustinien est encore présent, mais occupe une place secondaire200. Désormais, d’autres textes et d’autres arguments sont plus pertinents, notamment ceux de Julien Pomère et des fausses décrétales du pseudo-Anaclet, du pseudo-Urbain et du pseudo-Lucius201. Cette évolution, qui tend à réduire la place DFFRUGpHDXWH[WHG·$XJXVWLQFRUUHVSRQGjXQDSSURIRQGLVVHPHQWGHODUpÁH[LRQ sur les res ecclesiae et au besoin de textes plus radicaux pour nourrir l’argumentaWLRQ4XHODERXUVHGX&KULVWDLWpWpFRQÀpHj-XGDVHWTX·$XJXVWLQDLWDSSHOpjOD patience envers les voleurs, ces deux faits ont probablement nui à l’utilisation de ces textes dans un cadre polémique. Toutefois il est indéniable que les idées augusWLQLHQQHVRQWODUJHPHQWQRXUULODUpÁH[LRQGXIXe siècle. Les trois grands motifs des pseudo-décrétales sont déjà présents directement ou indirectement dans la conception augustinienne : l’idée du vol comme sacrilège s’y trouve explicitement, l’idée que ce sont les biens des pauvres est sous-entendue par leur fonction, et l’idée que le vol soit comparable à un homicide peut trouver sa source dans le rapprochement DYHF-XGDVTXLHVWYROHXUGHVELHQVHWKRPLFLGH(QWRXVFDVODUpÁH[LRQFDUROLQgienne ne remet pas en cause l’interprétation augustinienne de la bourse de Judas, comme modèle de la possession ecclésiastique. C’est d’ailleurs ce qui explique un GRXEOHXVDJHGHODÀJXUHGH-XGDVGDQVOHGLVFRXUVDX[ODwFVSRXUOHVLQFLWHUjQH pas « envahir » les biens d’Église, mais aussi dans le discours aux clercs, pour qu’ils IDVVHQWFRQWUDLUHPHQWj-XGDVXQERQXVDJHGHVELHQVTXLOHXUVRQWFRQÀpV202. Les textes de l’envoi des disciples en mission, de l’absence de souci pour le OHQGHPDLQHWGHODERXUVHFRQÀpHj-XGDVVHUpSRQGHQWGRQFOHVXQVOHVDXWUHV non pour appeler à la pauvreté de l’Église, mais pour défendre ses possessions et son droit de prélever des subsides. Dans ce cas, les textes clés proviennent de l’œuvre d’Augustin et tendent à faire de l’Église une institution publique en FRQÀDQWQRWDPPHQWDX[FOHUFVXQHpotestas qui leur permet de recevoir des biens terrestres en échange de biens célestes, s’inspirant ainsi de schémas pauliniens qu’il faudrait étudier pour approfondir cette question203. Les résulats de l’étude
199. 200. 201. 202. 203.
rum im publicam exactionem mittere, sed omnipotenti uirtute quod utique pauperum non erat de mari WROOHUHHWÀVFRUHGGHUHXROXLVVHXWIRUPDPGDUHWGLVFLSXOLVTXDP(FFOHVLDHFRPPHQGDUHQW,X[WDTXDP formam statuerunt sacri canones modum res ecclesiasticas dispensandi, scilicet ut in alendis aegenis, in sustentandis clericis, in reparandis fabricis, atque in rectorum subplendis necessitatibus expenderentur, prout sanctorum exempla commendant, et usque ad proxima tempora custoditum esse non dubium est. Epistula concilii Aquisgranensis ad Pippinum regem directa, MGH, Conc. 2/2, p. 760. PL 126, col. 128. J. DEVISSE, Hincmar archevêque de Reims 845-882, Paris, 1976, p. 298 et circa. Cf. Règle de Chrodegang, PL 89, col. 1077 ; Hincmar, Viertes Kapitular 2, MGH, Capitula episcoporum, II, p. 82-83. Il ne s’agit pas alors encore du couple spititualia-temporalia, tel que l’étudie C. DE MIRAMON, « Spiritualia et Temporalia-Naissance d’un couple », Zeitschrift Der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Kanonistische Abteilung 92, 2006, p. 224-287.
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GHV WH[WHV pYDQJpOLTXHV VRQW WRXWHIRLV GpMj VLJQLÀFDWLIV /H WHUPH GH postestas, qui est préféré à celui de droit – même si Augustin parle parfois d’un ius – a de quoi surprendre, mais V. Toneatto a montré qu’il pouvait correspondre à l’exercice d’une fonction administrative204. Il correspond dans ce cadre parfaitement au processus en cours de construction d’une institution publique. Le recours à l’argument des « biens des pauvres » s’inscrit en effet aussi dans ce contexte. Le fait est bien connu : le terme de pauper est largement polysémique et excède nettement l’idée d’un statut économique. Dans l’Antiquité tardive comme dans le haut Moyen Âge, les pauperes désignent rarement les plus démunis ou les esclaves, mais les hommes libres, en état de faiblesse, économique ou juridique, ce qui les rend dépendants d’une puissance susceptible de les protéger205. C’est de cette fonction que s’est emparée l’Église au IVe siècle, acquérant ainsi une fonction publique. Dès lors, comme l’a souvent souligné Giacomo Todeschini, la « défense des pauvres, des veuves et des orphelins » devient une expression pour désigner la prise en charge de la communauté et la défense ou la structuration du bien public206&HVpOpPHQWVVRQWVXIÀVDPPHQWLPSRUWDQWVSRXUVHUHWURXYHUjSURSRV d’autres versets, qui auraient pu évoquer la pauvreté du Christ.
4. PAUVRETÉ DU CHRIST ET DES APÔTRES Les textes évangéliques les plus radicaux ne sont donc pas compris dans la perspective d’un appel à la pauvreté. Il n’est pas surprenant dans ces conditions que la pauvreté du Christ ou des apôtres ne soit pas relevée par les commentateurs.
4.1. Pauvreté du Christ L’idée que Jésus fut pauvre est devenue un lieu commun que personne ne songerait aujourd’hui à contester. Toutefois, cette croyance est pour l’essentiel 204. V. TONEATTO, Marchands et banquiers du Seigneur…, p. 358-359. 205. K. BOSL, « Potens und Pauper. Begriffgeschichtliche Studien zur gesellschaftlichen Differenzierung im frühen Mittelalter und zum “Pauperismus” des Hochmittelalters », dans Alteuropa und die moderne Gesellschaft. Festschrift für Otto Brunner, Göttingen, 1963, p. 60-87 (traduction italienne dans O. CAPITANI (éd.), La concezione della povertà nel Medioevo, Bologne, 1974, p. 95-151) ; R. LE JAN-HENNEBICQUE, « “Pauperes” et “Paupertas” dans l’occident carolingien aux IXe et Xe siècles », Revue du Nord 50, 1968, p. 169-187 (p. 170-172) ; P. BROWN, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive. Vers un empire chrétien, Paris, 1998 (1992), p. 140-141 ; Poverty and Leadership in the Later Roman Empire, Hanover, 2002, p. 70-73 ; C. FREU, /HVÀJXUHVGXSDXYUHGDQVOHVVRXUFHVLWDOLHQQHV de l’Antiquité tardive, Paris, 2007, p. 224-231. 206. Par exemple, G. TODESCHINI, I mercanti et il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, %RORJQHSRX©/DULÁHVVLRQHHWLFDVXOOHDWWLYLWjHFRQRPLFKHª dans R. GRECI, G. PINTO, G. TODESCHINI, Economia urbane ed etica economica nell-Italia medievale, Rome, 2005, p. 160-161. Cette approche a été développée par V. TONEATTO, qui a repris la genèse de l’arguement des biens d’Église comme biens des pauvres : Marchands et banquiers du Seigneur…, p. 225-250.
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inférée des appels à tout abandonner qu’il adresse régulièrement. En dehors de ces passages, peu de versets évoquent directement sa pauvreté. Trois passages peuvent être retenus : la naissance en un lieu pauvre telle que la relate Luc ; le UHFRXUVjXQHSrFKHPLUDFXOHXVHSRXUSD\HUOHWULEXWHWVXUWRXWO·DIÀUPDWLRQTX·LO n’a pas de lieu pour reposer sa tête. 4.1.1. Nativité La scène de la nativité est rarement interprétée dans le sens de la pauvreté. Les commentaires d’Ambroise, Grégoire le Grand ou Bède sont, de ce point de vue, révélateurs. Tous recherchent principalement des explications allégoriques à la naissance dans une étable. Ambroise cite certes la pauvreté du Christ qui fait la richesse des croyants, mais c’est une pauvreté qui relève plus du mystère de l’Incarnation que d’une position économique : Il est, Lui, enveloppé de langes, pour que vous soyez, vous, dégagés des liens de la mort ; Lui dans la crèche, pour vous placer sur des autels ; Lui sur terre, pour que YRXVVR\H]SDUPLOHVpWRLOHV>«@207.
Grégoire le Grand, dans une homélie prononcée pour la Noël, recherche aussi des interprétations allégoriques, qui le conduisent vers des perspectives eucharistiques : il naît dans la « maison du pain » ; il est placé dans une mangeoire pour VHUYLU GH QRXUULWXUH DX[ DQLPDX[ TXH VRQW OHV ÀGqOHV OHV EHUJHUV DSSHOpV VRQW les pasteurs. Grégoire note la naissance en un lieu étranger (hors de chez lui, à Bethléem), mais, comme chez Ambroise, c’est pour évoquer l’Incarnation208. Bède reprend des éléments à ces deux auteurs et ajoute d’autres allégories. Le Christ naît tous les jours dans les auditeurs de la parole de Dieu qui se font PDLVRQGXSDLQWRXVOHVMRXUVGDQVOHVkPHVGHVÀGqOHVSDUODIRLHWOHEDSWrPH tous les jours, l’Église engendre Dieu par les louanges et la confession209. Et l’ensemble de la péricope est régulièrement appliquée à l’Église présente et à ses pasteurs qui trouvent Dieu dans les prières et les Écritures. Comme souvent, Bède SUDWLTXHLFLXQHOHFWXUHGHVeFULWXUHVVRXFLHXVHG·DIÀUPHUODSODFHGHO·eJOLVH(Q revanche, comme chez ses prédécesseurs, le thème de la pauvreté n’est pas relié à cet épisode. 4.1.2. Le poisson et le tribut Une seconde péricope est parfois invoquée, du moins au XIIIe siècle, pour montrer la pauvreté du Christ : il s’agit de l’épisode, relaté en Mt 17, 24-27, où des collecteurs demandent à Pierre le versement d’une redevance. Jésus explique TX·HQTXDOLWpGHÀOVGHURLLOQHGHYUDLWSDVODSD\HUPDLVTX·LO\FRQVHQWSRXU
207. Traité sur l’Évangile de S. Luc I. Livres I-VI, éd. G. TISSOT, SC 45Bis, p. 91 : Ille involutus in pannis ut tu mortis laqueis absolutus, ille in praesaepibus, ut tu in altaribus, ille in terris ut tu in stellis>«@ 208. Homélie 8, 1 dans Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile. /LYUH,+RPpOLHV,;;, éd. R. ÉTAIX, C. MOREL, B. JUDIC, Paris, 2005 (SC 485), p. 214. 209. Éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 48.
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éviter un scandale. Il demande alors à Pierre de pécher un poisson, dans la bouche duquel se trouve la somme demandée210. Le commentaire de Jérôme permet de comprendre l’utilisation de ce passage pour parler de la pauvreté du Christ. Il explique d’abord le contexte historique : la Judée est soumise au tribut romain et il s’agit de savoir si Jésus se révolte contre cette autorité ou l’accepte. Jérôme considère donc que c’est une redevance publique211. Hilaire (comme les exégètes actuels) estime quant à lui que c’est une redevance due au Temple212. Les commentateurs du haut Moyen Âge reprennent en général le texte de Jérôme ; ils juxtaposent parfois Hilaire et Jérôme sans relever la contradiction ; seul Paschase Radbert pose le problème et tranche en faveur de Jérôme213. C’est donc bien dans ce cadre historique, celui du paiement de l’impôt public, qu’est compris cette péricope. Jérôme donne ensuite la raison pour laquelle Jésus recourt à un miracle pour payer : Si grande a été la pauvreté du Seigneur qu’il n’a pas eu de quoi payer le tribut pour lui et pour son apôtre. Que si l’on veut objecter : mais alors pourquoi Judas portaitil de l’argent dans sa bourse ? Nous répondrons que Jésus a pensé qu’il n’avait pas le droit de détourner pour son usage le bien des pauvres et qu’il nous en a donné aussi l’exemple214.
En expliquant le geste de Jésus par sa pauvreté, Jérôme ouvrait la voie à un discours sur ce sujet. Mais celui-ci ne se retrouve pas dans les commentaires du haut Moyen Âge. Le Pseudo-Bède sur Matthieu ne reprend pas ce passage215, Paschase Radbert n’évoque pas la pauvreté du Christ, non plus que deux autres commentaires de Matthieu du IXe siècle216. Raban Maur cite Jérôme à la lettre217, sans rien y ajouter. Christian de Stavelot cite le passage sur la pauvreté, mais n’insiste pas sur cette question218. En fait, deux autres questions ont préoccupé les clercs carolingiens : celle de la bourse du Christ et surtout celle des rapports avec le pouvoir séculier. La 210. Mt 17, 24-27 : « Comme ils étaient venus à Capharnaüm, les collecteurs du didrachme s’approchèrent de Pierre et lui dirent : “Est-ce que votre maître ne paie pas le didrachme ?” – “Mais si”, dit-il. Quand il fut arrivé à la maison, Jésus devança ses paroles en lui disant : “Qu’en penses-tu Simon ? Les rois de ODWHUUHGHTXLSHUoRLYHQWLOVWD[HVRXLPS{WV"'HOHXUVÀOVRXGHVpWUDQJHUV"µ(WFRPPHLOUpSRQGDLW ´'HVpWUDQJHUVµ-pVXVOXLGLW´3DUFRQVpTXHQWOHVÀOVVRQWH[HPSWV&HSHQGDQWSRXUQHSDVOHVVFDQdaliser, va à la mer, jette l’hameçon, saisis le premier poisson qui montera, et ouvre-lui la bouche : tu y trouveras un statère ; prends-le et donne le leur, pour moi et pour toi” ». 211. Commentaire sur S. Matthieu, éd. E. BONNARD, SC 259, p. 42, 44. 212. Sur Matthieu, t. 2, éd. J. DOIGNON, SC 258, p. 70. 213. ,Q0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56a, p. 859. 214. Commentaire sur S. Matthieu, éd. E. BONNARD, SC 259, p. 46 : 6HGHWVLPSOLFLWHULQWHOOHFWXPDHGLÀFDW auditorem, dum tantae Dominus fuerit paupertatis ut unde tributa pro se et apostolos reddere non habuerit. Quod si quis obicere voluerit : Et quomodo Iudas in loculis portabat pecuniam ? respondebimus rem pauperum in usus suos convertere nefas putavit nobisque idem tribuit exemplum. 215. PL 92, col. 82-83. 216. Anonymi in Matthaeum, éd. B. LÖFSTEDT, CC Cont. Med. 159, p. 151 ; Otfrid de Weissenburg, Glossae in Matthaeum, éd. C. GRIFONI, CC Cont. Med. 200, p. 230-232. 217. Expositio in Matthaeum, éd. B. LÖFSTEDT, CC Cont. Med. 174A, p. 488-9. 218. Expositio super Librum generationis, éd. R. B. C. HUYGENS, CC Cont. Med. 224, p. 338.
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première rejoint ce que nous avons déjà exposé sur la possession ecclésiastique. Ainsi Agobard, dans le De dispensatione, évoque-t-il ce passage évangélique MXVWHDSUqVFHOXLG·$XJXVWLQVXUODERXUVHFRQÀpHj-XGDV219. La deuxième quesWLRQ HVW SOXV GpOLFDWH /H FRPPHQWDLUH GH -pU{PH DIÀUPDLW TXH OH &KULVW DYDLW payé le tribut, mais il mentionnait aussi que les clercs de son temps n’y étaient pas soumis. De plus, Jésus ne paie qu’avec réticence. Ambroise y voyait une leçon pour tous les chrétiens de ne pas contester les pouvoirs souverains (sublimioribus potestatibus)220, idée reprise par Christian de Stavelot221. Le commentaire de 3DVFKDVH5DGEHUWUHFKHUFKHSRXUVDSDUWXQHSRVLWLRQSOXVpTXLOLEUpH,ODIÀUPH que « nous » ne sommes pas soumis au tribut, sinon en tant que nous portons l’image de César222 &HWWH H[SUHVVLRQ VLJQLÀH TXH FHX[ TXL Q·RQW SDV TXLWWp OH monde sont légitimement soumis à l’impôt, mais elle implique aussi que les moines ne devraient pas l’être. Toutefois la suite de son commentaire insiste plutôt sur le devoir d’éviter le scandale. Il suggère donc de se soumettre à l’impôt, malgré de bonnes raisons pour le rejeter223. 4.1.3. ©/HVUHQDUGVRQWGHVWDQLqUHV«ª Un dernier passage évoque plus directement cette pauvreté, celui où Jésus s’exclame : « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer sa tête » (Mt 8, 20 ; Lc 9, 58). Cette phrase vient en réponse, sous forme de mise en garde, à un homme qui lui disait qu’il le suivrait partout. Les commentateurs s’intéressent surtout aux raisons d’un tel refus. Jérôme en donne trois : l’homme se tenait à la lettre sans voir le sens spirituel des propos du Christ ; comme Simon le magicien, il était attiré par le pouvoir de faire des miracles ; par là, il souhaitait obtenir des richesses. À juste titre, le Seigneur condamne une pareille foi et lui dit : pourquoi veux-tu me VXLYUHSRXUOHVULFKHVVHVHWOHVSURÀWVGXVLqFOHTXDQGPDSDXYUHWpHVWVLJUDQGH que je n’ai pas le moindre petit asile et que le toit qui m’abrite n’est pas à moi ?224.
Cette phrase, constamment reprise par la suite225, suppose donc la pauvreté du Christ mais son objet n’est pas de l’exalter.
219. 220. 221. 222.
De dispensatione, 19, éd. L. VAN ACKER, CC Cont. Med. 52, p. 133-134. 7UDLWpVXUO·eYDQJLOHGH6/XF,,/LYUHV9,,;, éd. G. TISSOT, SC 52Bis, p. 180. PL 106, 1406. ,Q0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56a, p. 860 : Sed quam infelices nos sumus qui christiano censemur nomine cum ille pro nobis crucem sustinuit et tributa reddidit nos vero pro illius amore YRWDQHFWULEXWDUHGGLGLPXVHWTXDVLÀOLXVUHJLVDYHFWLJDOLEXVLQPXQHVVXPXVQLVLLQTXDQWXPLPDJLQHP Caesaris reassumimus ut terrena concupiscamus. Alioquin si extra terram essemus, liberi utique essemus. 223. Ibid., p. 863-864. 224. Commentaire sur S. Matthieu, éd. E. BONNARD, SC 242, p. 161 : 7DOLVHUJRÀGHVLXVWHVHQWHQWLD'RPLQL condemnatur, et dicitur ei : Quid me propter divitias et saeculi lucra cupis sequi, cum tantae sim paupertatis ut ne hospitiolum quidem habeam et non meo utar tecto ? 225. Par exemple par Bède (In Lucam, CC Ser. Lat. 120, p. 212-213) ou Raban Maur (In Mt., CC Cont. Med. 174, p. 242).
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Augustin considère que le scribe n’a pas été accepté, parce que le Christ humble n’avait pas où reposer sa tête dans cet orgueilleux226. De même, Ambroise avait expliqué que l’important tenait dans les dispositions intérieures de l’auditeur, qui lui permettent de recevoir le Christ227. Il voyait aussi dans ce passage une condamnation de l’hypocrisie des hérétiques. C’est ce thème de la dénonciation des hérétiques que reprend au IXe siècle Paschase Radbert, qui voit dans cet homme le modèle des hérétiques, passant sous silence la citation de Jérôme sur la pauvreté228. Il est donc manifeste que les passages évangéliques pouvant faire allusion à la pauvreté du Christ, ne sont habituellement pas exploités dans cette optique dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge. Il en va de même pour ceux traitant de la pauvreté des apôtres.
4.2. Pauvreté des apôtres Le principal passage permettant d’évoquer la pauvreté des apôtres se trouve dans la question de Pierre, après l’échange avec le jeune homme riche, qui demande quelle sera leur récompense, à eux qui ont tout abandonné pour le suivre (Mt 19, 27 ; Mc 10, 28 ; Lc 18, 28). Augustin et Grégoire ont noté à cette occasion que les disciples avaient eu peu de biens matériels à abandonner, eux qui étaient de pauvres pêcheurs, mais qu’ils abandonnaient beaucoup en renonçant à toute cupidité229. Ils notaient donc la pauvreté des disciples, avant et après leur conversion. Mais c’est sur la question de l’abandon des biens par les moines qu’était centrée cette péricope, plus que sur celle de la pauvreté. Deux autres passages évoquent la pauvreté apostolique : les récits de vocation et l’épisode des épis arrachés par les disciples parce qu’ils avaient faim. 4.2.1. Les épis arrachés Les Évangiles synoptiques rapportent un événement survenu le jour du sabbat (Mt 12, 1-8 ; Mc 2, 23-28 ; Lc 6, 1-5) : alors que les disciples avaient faim, ils coupèrent des épis de blé qu’ils broyèrent dans leurs mains avant de les manger. Aux Pharisiens qui leur reprochaient la réalisation de ce travail pendant le sabbat, Jésus répondit par l’exemple de David et de ses compagnons qui avaient
226. 227. 228. 229.
4XDHVWLRQXP;9,LQ0DWWKDHXP, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 44B, p. 121. Traité sur l’Évangile de S. Luc II, éd. G. TISSOT, SC 52, p. 16-17. ,Q0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56a, p. 497-498. Gregoire le Grand, homélie 5, 2, dans Homélies sur l’Évangile. /LYUH,+RPpOLHV,;;, éd. R. ÉTAIX, C. MOREL, B. JUDIC, SC 485, p. 168-170 : Sed fortasse aliquis tacitis secum cogitationibus dicat : Ad vocem dominicam uterque iste piscator quid aut quantum dimisit, qui paene nihil habuit ? Sed hac in re, fratres carissimi, affectum debemus potius pensare quam censum. Multum reliquit qui sibi nihil retinuit, multum reliquit qui quamlibet parum, totum deseruit. Certes nos et habita cum amore possidemus, et ea quae minime habemus ex desiderio quaerimus. Multum ergo Petrus et Andreas dimisit, quando uterque etiam desideria habendi dereliquit. Multum dimisit qui cum re possessa etiam concupiscentiis renuntiavit.
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mangé les pains consacrés, puis par la pratique des prêtres juifs de se nourrir des RIIUDQGHVDYDQWG·DIÀUPHUTX·LOpWDLWOXLPrPHOH7HPSOHHWOHPDvWUHGXVDEEDW Cette péricope fait l’objet au XIIIe siècle de différentes utilisations, mais elle s’intègre notamment dans un discours sur la pauvreté des apôtres. En effet le texte biblique mentionne qu’ils sont poussés par la faim et ils semblent se contenter de très peu : quelques épis glanés, mangés sans préparation. À nouveau l’exégèse du haut Moyen Âge n’a pas privilégié cette piste : si l’austérité de la vie apostolique est bien mentionnée, ce n’est pas vers une telle compréhension de la péricope biblique qu’elle conduit. Jérôme construit une exégèse littérale qui souligne la modération des apôtres : >«@,OVpWDLHQWVLLPSRUWXQpVTX·LOVQ·DYDLHQWSDVOHWHPSVGHVHQRXUULU$XVVL car c’étaient des hommes, avaient-ils faim. Ils froissent dans leurs mains des épis de blé et apaisent leur faim, preuve de l’austérité peu commune de leur vie : ils ne recherchent point des mets apprêtés mais une nourriture simple230.
&HWWHSKUDVHWUqVUpJXOLqUHPHQWFLWpHHVWFRQÀUPpHSDUODVXLWHGXFRPPHQtaire qui évoque ponctuellement la faim et la nécessité. Notons toutefois qu’elle n’évoque pas un état de pauvreté des disciples : la faim résulte du manque de temps, davantage que du manque de biens. Le commentaire d’Hilaire est au contraire entièrement allégorique. Dès le GpEXWLODIÀUPHTXHOHVJHVWHVUHOqYHQWGXP\VWqUHHWH[SULPHQWXQHYpULWpIXWXUH Ensuite il relève que « se nourrir d’épis n’est pas bon pour l’homme » mais plutôt QXLVLEOHSRXUODVDQWp²IRUPHG·LQFRKpUHQFHTXLMXVWLÀHDXVVLOHUHFRXUVjO·DOOpgorie. Cet épisode exprime donc le passage de l’ancienne à la nouvelle Loi et la transmission de la parole divine aux nations231. Bède quant à lui, aussi bien dans le commentaire sur Marc que dans celui sur Luc, reprend la phrase de Jérôme sur l’austérité des apôtres mais construit ensuite une longue interprétation allégorique, qu’il conduit en trois directions. La première consiste à voir dans le geste des disciples le signe des « saints docteurs » qui vont à la moisson pour ramener le plus de gens. La seconde désigne la conversion par laquelle chacun doit s’amender, en « froissant les vices » avec l’imitation des saints exemples, ce qui permet ensuite l’intégration à l’Église. La troisième est une image de la lecture biblique : retrouver le pain de la vie et de l’amour divin, en dépassant, par la méditation et les testimonia scripturarum, les aspérités du sens littéral – activité qui ne peut s’accomplir que le jour du sabbat, car elle suppose l’éviction des contingences terrestres232. Ainsi, malgré la citation de Jérôme, c’est la spiritualisation de la faim qui ressort de ce commentaire : nihil melius esurire quam salutem hominum233.
230. Commentaire sur S. Matthieu, éd. E. BONNARD, SC 242, p. 234 : Propter nimiam importunitatem ne vescendi quidem habebant locum, et ideo quasi homines esuriebant. Quod autem spicas segetum manibus confricant et inediam consolantur, vitae austerioris indicium est non praeparatas epulas sed cibos simplices quaerentium. 231. Sur Matthieu, t. 1, éd. J. DOIGNON, Paris, 1978 (SC 254), p. 271. 232. In Marcum, Éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 462-3. 233. Ibid., p. 462.
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'H SOXV LO SRVH OHV IRQGHPHQWV G·XQH UpÁH[LRQ VXU OD UqJOH HW OD QpFHVVLWp c’est une règle de respecter le sabbat, mais celui qui le viole par nécessité n’est pas blâmable ; « ce qui n’était pas licite dans la loi, est rendu licite par la nécessité de la faim pour les disciples dans le besoin »234. La phrase suivante montre que Bède avait en tête le jeûne qui pouvait être rompu par les malades, mais le principe qu’il établit est bien plus général, et il contribue à voiler l’idée de pauvreté, puisque cette péricope est alors plutôt comprise dans le sens d’une modération des pénitences235. (QÀQQRWRQVODSUpVHQFHGDQVFHFRPPHQWDLUHG·XQHLQWHUSUpWDWLRQDOOpJRULTXH assez étonnante, que Bède reprend à Ambroise : Que David et ses hommes (pueri eius DLHQWSULVOHVSDLQVFRQVDFUpVHVWXQHÀJXUH qui montre que la nourriture sacerdotale devait passer à la disposition des peuples, VRLWTXHQRXVGHYLRQVWRXVLPLWHUODYLHVDFHUGRWDOHVRLWTXHWRXVOHVÀOVGHO·eJOLVH sont prêtres236.
8QHWHOOHFLWDWLRQPRQWUHTXH%qGHQHFRQoRLWSDVOHPRGqOHLFLGpÀQLFRPPH XQHVSpFLÀFLWpGHVPRLQHVRXGHVFOHUFVPDLVHVWLPHTX·LOSHXWDXVVLV·DSSOLTXHU aux laïcs. Cette position, qui se distingue radicalement de ce qu’il dit sur la spéciÀFLWpGHVPRLQHVTXLFRQVLVWHGDQVODPLVHHQFRPPXQGHVELHQVFRQÀUPHO·LGpH qu’il ne lit pas dans ce passage un appel à la pauvreté237. À l’époque carolingienne, ce sont ces textes qui sont régulièrement repris. Leurs différents agencements révèlent des différences de perspective, sans conduire à une plus grande insistance sur la pauvreté apostolique. Au contraire, deux autres commentaires du IXe siècle ne citent pas la phrase de Jérôme sur l’austérité238. Le constat est identique pour les auteurs qui se détachent davantage de leurs sources. Ainsi Christian de Stavelot présente une interprétation historique qui approfondit nettement celle de Jérôme, en expliquant les règles du glanage et celles concerQDQWOHVSDLQVRIIHUWVPDLVLOQHV·LQWpUHVVHSDVVSpFLÀTXHPHQWjODSDXYUHWp,O étend plutôt l’idée de modération dans les pénitences : « Que tous les prévots, les évêques, les abbés et les autres apprennent ce verset du Seigneur : Je veux la miséricorde, et la sagesse de Dieu (scientiam Dei SOXVTXHOHVDFULÀFHª239. 234. Ibid., p. 464 : Unde discipulis esurientibus quod licitum non erat in lege necessitate famis factum est licitum. 235. G. COUVREUR (Les Pauvres ont-ils des droits ? Recherches sur le vol en cas d’extrême nécessité depuis la Concordia de Gratien [1140] jusqu’à Guillaume d’Auxerre [† 1231], Rome, 1961, p. 52) a montré O·LPSRUWDQFHGHFHWWHSpULFRSHGDQVODMXVWLÀFDWLRQGXYROHQFDVGHQpFHVVLWp 236. Ibid., p. 464 : )LJXUDWHDXWHPTXRG'DYLGHWSXHULHLXVSDQHVDFFHSHUHVDQFWLÀFDWRVRVWHQGLWVDFHUGRtalem cibum ad usum transiturum populorum sive quod omnes vitam sacerdotalem debemus imitari, VLYHTXLDRPQHVÀOLLHFFOHVLDHVDFHUGRWHVVXQW. 237. C. VUILLAUME note la même hésitation dans le De tabernaculo : Bède le Vénérable, Le tabernacle, Paris, 2003 (SC 475), p. 160. 238. Anonymi in Matthaeum, éd. B. LÖFSTEDT, Turnhout, 2000, CC Cont. Med. 159, p. 111-112 ; Otfrid de Weissenburg, Glossae in Matthaeum, éd. C. GRIFONI, CC Cont. Med. 200, p. 165-166. 239. PL 166, col. 1363 : Omnes prepositi, episcopi, abbates et reliqui, discere debent istum versiculum Domini : Misericordiam volo, et scientiam Dei, plus quam holocaustum.
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Paschase Radbert pour sa part, semble concevoir cette péricope dans la perspective des prélèvements ecclésiastiques : il introduit en effet, sans la développer, l’idée que les gerbes que prennent les disciples correspondent aux prémices240, et plus loin il évoque plutôt le glanage241. L’épisode des épis arrachés fait avant tout l’objet d’interprétations allégoriques et si les commentateurs relèvent l’austérité des apôtres, il n’est pas question de pauvreté. 4.2.2. Les récits de vocation Les principaux récits de vocation sont ceux des quatre premiers disciples (Mt 4, 18-22 ; Mc 1, 16-20 ; Lc 5, 1-11) et de Lévi / Matthieu (Mt 9, 9-13 ; Mc 2, 14-17 ; Lc 5, 27-32). À chaque fois, les disciples, sans hésitation, quittent tout pour suivre le Christ. Contrairement aux autres versets que nous avons étudiés, il ne s’établit pas de tradition exégétique bien nette. Bien que Grégoire le Grand et Bède aient consacré des homélies à ces passages, leur autorité ne s’impose pas. Il est à cet égard révélateur que Raban Maur, qui se limite le plus souvent à un travail d’anthologiste, construise sur ces textes des commentaires de sa propre main. La seule idée commune à presque tous les commentaires concerne la force attractive du Christ, dont le seul regard a le pouvoir de convertir le pire des criminels et qui manifeste ainsi à la fois sa puissance et sa miséricorde. Toutefois ces deux péricopes permettent de retrouver, pour ce qui concerne le rapport aux biens, les logiques qui ont déjà été mises en lumière. Ces passages évangéliques évoquent l’abandon total des biens. Celui-ci se trouve plus souvent appliqué à la conversion de Matthieu, qu’à celle des quatre premiers apôtres, parce qu’il est dit que ceux-ci laissent leur barque – abandon sur OHTXHOLOHVWSUpIpUDEOHGHQHSDVLQVLVWHUTXDQGO·eJOLVHHVWLGHQWLÀpHjODEDUTXH C’est toutefois sur ce texte que Grégoire le Grand formule un des appels les plus pressants à tout quitter : « Le Royaume de Dieu te coûte ni plus ni moins que ce que tu possèdes »242 formule qui laisse entendre que l’abandon de tous les biens est requis de tous pour entrer au Royaume. Toutefois la conclusion du sermon nuance fortement cette position, en appelant ceux qui ne peuvent pas tout abandonner à simplement ne pas convoiter le bien du prochain243. Se retrouve donc ici le motif des deux catégories de chrétiens : ceux qui abandonnent tout pour suivre le Christ et ceux qui demeurent dans le siècle et répondent à des exigences moins élevées. Sans surprise Bède est le plus explicite. S’interrogeant sur la formule du Christ qui n’est pas venu appeler le justes mais les pécheurs, il en déduit que les pécheurs, pris dans leurs crimes, sont seulement appelés à la pénitence, tandis que les justes sont appelés à progresser sur le 240. ,Q0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56a, p. 647 : Unde et ipsi coeperunt esurire et vellere spicas primitiarum. 241. Ibid., p. 649. 242. Homélie 5, 2, dans Homélies sur l’Évangile. /LYUH,+RPpOLHV,;;, éd. R. ÉTAIX, C. MOREL, B. JUDIC, SC 485, p. 170 : Regnum itaque Dei, ut diximus, tantum valet quantum habes. (formule répétée deux fois) 243. Homélie 5, 4, SC 485, p. 172, 174.
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chemin d’une vie toujours plus parfaite244. Autrement dit, les laïcs sont avant tout appelés à la pénitence. De même, Paschase Radbert souligne que le modèle des quatre premiers apôtres vaut pour tous les croyants mais il cite ensuite le verset de Luc sur le renoncement (Lc 14, 33) et celui sur la prise de la croix245, qui, nous l’avons vu, expriment un renoncement intérieur, un appel à la pénitence et à la compassion. Ces deux péricopes sont donc l’occasion d’exposer les fondements du rapport des laïcs aux biens : le rejet de l’avarice, la pénitence et la pratique des aumônes. L’abandon des biens concerne en effet au premier chef les moines. Paschase Radbert voit dans le geste de Matthieu qui quitte tout un signe ad nostram institutionem246. C’est d’ailleurs l’occasion de quelques introductions du champ lexical GHODSDXYUHWp%qGHGpÀQLWODsequela en mentionnant qu’il s’agit de suivre le « Christ pauvre »247. Paschase Radbert souligne que Matthieu, en laissant tout, s’efforce de suivre la « beatam paupertatem »248. Toutefois cette pauvreté est comprise dans le cadre habituel de la désappropriation monastique, dont Paschase met en jeu les différents ressorts. Il voit dans le repas que Jésus prend avec Matthieu et d’autres publicains une application du principe établi en 1 Co 9 : après avoir donné la foi, il est naturel que le Christ reçoive un repas corporel249. Il relève aussi la contradiction entre le fait que Matthieu soit supposé avoir tout abandonné, et qu’il puisse ainsi offrir un grand repas. C’est qu’il a abandonné ses biens plutôt par les vœux que par les mains « votis quam manu »250. Dans la maison, il n’est donc plus comme un maître, mais comme un serviteur (minister) et un intendant (dispensator)251. C’est bien le modèle de la mise en commun des biens qui est ainsi appliqué, dans lequel l’abandon n’implique pas la pauvreté et où l’essentiel se trouve dans la soumission de la personne à une nouvelle autorité. Que les clercs du haut Moyen Âge aient tous considéré que le Christ et les apôtres étaient pauvres ne fait aucun doute. Il ne s’agit pas ici de le nier. Mais le traitement des citations bibliques susceptibles d’évoquer cette pauvreté montre TXHFHQ·pWDLWQLXQVXMHWGHUpÁH[LRQQLXQVXMHWGHPpGLWDWLRQ6LODSDXYUHWp du Christ a pu être ponctuellement relevée, les différents versets n’ont pas été constitués en un ensemble cohérent sur cette thématique, à l’image de ce qui se SURGXLWVXUOHVELHQVG·eJOLVH&HWWHDEVHQFHG·XQHUpÁH[LRQVXUODSDXYUHWpGX 244. 245. 246. 247. 248.
249. 250. 251.
Homélie 1, 21, SC 485, p. 153. ,Q0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56, p. 273. ,Q0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56a, p. 518. In Lucam, Éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 122 : Sequi enim imitari est ideoque ut pauperem Christum non tam gressu quam affectu consectari potuisset>«@ ,Q0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56, p. 517 : Nec istum ideo diuitem uocat ut permaneat diues sed ut relictis omnibus beatam studeat paupertatem et exemplum sequatur preceptoris siquidem non solum incessu pedum uerum imitatione perfecte uite. Ibid., p. 519. Ibid., p. 524. ID. : Et ideo in domo sua qua presiderat ad teloneum non quasi dominus domus sed quasi minister ÀGHOLVVHUXLWHWGLVSHQVDWFDGXFDSUXGHQWHUFXLHWHUQDFRPPLWWHQGDHUDQW.
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Christ est en revanche tout à fait compréhensible dans la mesure où les autres citations évangéliques invitant à la pauvreté ne sont pas interprétées dans ce sens. L’ensemble forme un système ecclésial cohérent dans lequel l’accent est placé sur ODMXVWLÀFDWLRQGHODSRVVHVVLRQHFFOpVLDVWLTXHDXQRPGHO·DLGHDX[pauperes, plus que sur la pauvreté des clercs.
5. CONCLUSION : EXÉGÈSE ET MISE EN ORDRE DE LA SOCIÉTÉ
L’étude de la compréhension des principaux passages évangéliques pouvant appeler à la pauvreté avant le XIIe siècle a permis de relever plusieurs tendances générales. Tout d’abord, le passage d’une éthique personnelle à vocation univerVHOOHjGHVUqJOHVGHFRPSRUWHPHQWVVSpFLÀTXHVjGHVJURXSHVVRFLDX[IRQGpHV sur quelques passages bibliques clés252. Aux moines, l’abandon de la propriété individuelle et la mise en commun des biens, dans lesquels Mt 19, 21 est interprété à l’aune d’Actes 4, 32-35. Aux clercs, le droit de revendiquer les biens de leurs ouailles (Mt 10, 9-10 interprété par 1 Co 9), et d’user en intendants (dispensatores) d’une propriété ecclésiastique dévolue à leurs nécessités et aux besoins GHVSDXYUHVVXUOHPRGqOHGHODERXUVHGX&KULVW$X[ODwFVHQÀQODSRVVLELOLWp de conserver leurs biens, en pratiquant l’aumône (un trésor dans les cieux), la pénitence (prendre sa croix) et l’humilité (la pauvreté en esprit). Cette tripartition – clercs, moines, laïcs – conforme à de nombreux schémas carolingiens, n’est pas aussi clairement théorisée dans les commentaires bibliques et les usages de FKDTXHYHUVHW'HVYHUVHWVSOXVVSpFLÀTXHPHQWPRQDVWLTXHVSHXYHQWrWUHDSSOLqués aux clercs – notamment Ac 4, 32-35 – ce qui se conçoit d’autant mieux que, d’une part, l’apparition des premières règles pour les chanoines à l’époque de Chrodegang valorise la vie commune, et que, d’autre part, le monachisme carolingien est gagné par un vaste mouvement de cléricalisation. Les passages qui SHUPHWWHQWGHMXVWLÀHUOHVSUpOqYHPHQWVFOpULFDX[SHXYHQWDLQVLrWUHXWLOLVpVSDU les moines – d’autant plus qu’ils peuvent exercer la cura animarum. Les commentaires bibliques ne sont pas des textes juridiques et se contentent souvent d’évoquer de façon générale deux types de statuts : celui qui s’applique à tous les croyants et celui de ceux qui sont plus parfaits. Toutefois, la comparaison avec d’autres types de textes, comme la cohérence qui existe dans les renvois entre différents groupes de citations bibliques, nous semblent montrer que ces trois modèles constituent l’arrière-plan social dans lequel s’exerce la pratique des commentateurs. En revanche, cela nous a conduit à gommer les divergences entre commentateurs et OHVVSpFLÀFLWpVGHFKDFXQTXLQHIRQWSDVO·REMHWGHFHWWHUHFKHUFKH Ce passage d’une éthique à une mise en ordre de la société a deux corollaires : la place centrale qu’y prend l’Église et l’effacement de la vertu ascétique de la 252. Nous reprenons ces termes à D. IOGNA-PRAT, « La place idéale du laïc à Cluny : d’une morale statutaire à une éthique absolue ? », dans Études clunisiennes, Paris, 2002, p. 93-124.
I. L’ÉVANGILE SANS LA PAUVRETÉ : ÉXÉGÈSE ET MODÈLES DE VIE AVANT LE XIIe SIÈCLE
75
pauvreté. Trois auteurs – Augustin, Grégoire le Grand, et surtout Bède – ont un rôle majeur dans le processus d’institutionnalisation du message évangélique. L’histoire de l’interprétation du radicalisme évangélique montre régulièrement l’intégration de ses exigences dans un cadre institutionnel : « Porter sa croix » revient à faire pénitence ; « Renoncer à ses biens » se traduit par l’offrande de messes ; « Partir sans or ni argent », c’est devenir ministre ; « Abandonner ses biens », se faire moine. Et l’étude des interprétations allégoriques renforcerait encore cette impression : les apôtres qui froissent les épis sont les images des moines qui ouvrent le sens des Écritures et de l’Église qui tous les jours engendre Dieu dans les croyants pénitents. Ce processus a ses limites – si le principe des prélèvements ecclésiastiques est acquis, les commentaires ne fondent pas des droits concrets, comme la dîme, dont la valorisation n’est que marginale – mais il marque durablement l’exégèse. Une telle évolution se traduit en outre par une tendance à l’effacement de la SDXYUHWp$ORUVTX·XQDXWHXUDXVVLLQÁXHQWTXH-pU{PHDYDLWGRQQpXQHLQWHUSUpWDtion de l’Évangile souvent marquée par de dures exigences ascétiques, l’exégèse du haut Moyen Âge le cite, tout en l’introduisant dans un cadre nouveau qui en efface la portée. La place accordée à Ac 4, 32-35, permet de gommer les accents ascétiques de Mt 19, 21, celle faite à 1 Co 9, efface l’appel à l’absence de biens de 0W3OXVJpQpUDOHPHQWHQFRUHGHVSUDWLTXHVVRFLDOHVVWULFWHPHQWFRGLÀpHV – la mise en commun des biens, la pénitence, l’aumône – tendent à remplacer la quête de pauvreté, dans un cadre normé par l’institution ecclésiale qui attribue à chacun une fonction et un modèle de comportement. Un tel tableau ne doit assurément pas faire oublier que les textes ascétiques de Cassien ou de Jérôme étaient encore lus et cités, que leurs idées continuaient donc à circuler, et que ponctuellement tel ou tel auteur a pu accentuer davantage l’exigence de pauvreté. C’est d’ailleurs probablement cette circulation textuelle qui a permis le retournement en faveur de la pauvreté, qui devient manifeste au début du XIIe siècle.
Chapitre 2
L’INVENTION DE LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
A
lors que le texte évangélique, pendant plusieurs siècles, avait peu fait l’objet d’interprétations soulignant l’importance de la pauvreté, voilà qu’à partir du XIe siècle, se multiplient les expériences religieuses qui la placent au cœur de leurs propos. Ermites et prédicateurs itinérants, nouveaux pauperes Christi, fuient aussi bien la ville que les riches institutions, en quête de déserts où mener une vie ascétique rigoureuse, faite de jeûnes et de larmes. Des clercs insatisfaits de la Règle d’Aix qui leur permettait de maintenir une propriété personnelle, se placent sous la « règle de saint Augustin » pour former ces ordres de chanoines réguliers où la pauvreté accompagne la vie communautaire. Des communautés monastiques nouvelles – des chartreux aux cisterciens – renouvellent l’interprétation de la Règle de saint Benoît pour en accentuer la rigueur disciplinaire. À leur imitation, les ordres anciens comme Cluny, se réforment à leur tour et renforcent leurs exigences ascétiques. Les laïcs eux-mêmes, non contents d’exiger de leurs pasteurs une vie plus pauvre, laissent leurs biens pour partir en pèlerinage ou en croisade, pour suivre les nouveaux apôtres de la vie évangélique, pour se donner à un ordre religieux, quand ce ne sont pas des villages entiers qui se placent sous la tutelle d’un monastère pour mieux vivre la vie apostolique1. À ce vaste mouvement en faveur de la pauvreté qui agite la chrétienté à partir du début du XIeVLqFOHHWVHPEOHV·pSDQRXLUjODÀQGHFHVLqFOHHWDXGpEXWGX suivant, sont souvent attachées les notions de pauvreté volontaire et d’évangélisme. Nous voudrions ici nous interroger sur le sens de ces deux expressions, et sur le lien entre elles. Leur origine est fort différente. L’expression « évangélisme » a été inventée par les historiens du XXe siècle, qui en font des usages variés et l’ont rarement GpÀQLH2. Au-delà de l’importance des évangiles, les interprétations varient : que
1.
2.
E. WERNER, Pauperes Christi. Studien zu sozial-religiösen Bewegungen im Zeitalter des Reformpapsttums, Leipzig, 1956 ; H. GRUNDMANN, Religious Movements in the Middle Ages. The Historical Links between Heresy, the Mendicant Orders, and the Women’s Religious Movement in the Twelfth and Thirteenth Century, with the Historical Foundations of German Mysticism, Notre-Dame / Londres, 1994 (19612) ; T. MANTEUFFEL, Naissance d’une hérésie les adeptes de la pauvreté volontaire au moyen âge, Paris / La Haye, 1970 ; A. VAUCHEZ, « La pauvreté volontaire au Moyen Âge », Annales E. S. C., 25/6, 1970, p. 1566-1573 ; ID., La Spiritualité du Moyen Âge occidental VIIIe-XIIIe siècle, Paris, 1994. M.-D. CHENU, La théologie au douzième siècle, Paris, 1976, chap. 10 et 11 ; R. MANSELLI, « Evangelismo e povertà », dans 3RYHUWjHULFFKH]]DQHOODVSLULWXDOLWjGHLVHFROL;,H;,,, Convegni del Centro di Studi sulla Spiritualità medievale, 8, Todi, 1969, p. 9-41 ; Évangile et évangélisme (XIIe-XIIIe siècle), Cahiers de Fanjeaux 34, Toulouse, 1999.
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
faut-il entendre par Évangiles ? Certains semblent s’en tenir aux quatre livres reconnus comme tels dans la Bible, d’autres l’étendent aux Actes des apôtres, G·DXWUHVVXUWRXWVHPEOHQWLGHQWLÀHUOHVeYDQJLOHVjFHUWDLQHVYDOHXUVQRWDPPHQW l’amour des pauvres et de la pauvreté – toute aide aux miséreux inspirée par une YRFDWLRQUHOLJLHXVHSRXYDQWDLQVLrWUHTXDOLÀpHG·©pYDQJpOLTXHª3. Nous nous en WLHQGURQVjO·LQÁXHQFHGHVTXDWUHeYDQJLOHVHWFKHUFKHURQVGDQVTXHOOHPHVXUH il est possible de parler d’évangélisme et quel sens peut revêtir cette expression. La deuxième notion – celle de pauvreté volontaire – est au contraire contemporaine du mouvement en faveur de la pauvreté. C’est même, autant que l’on puisse le mesurer, une invention de cette époque. Dès lors sa légitimité ne saurait être remise en question, mais il convient de s’interroger sur les milieux qui l’ont portée et sur le sens dont ils l’ont chargée. Une rapide enquête dans la base informatique du Corpus christianorum OLYUHXQHSUHPLqUHDSSURFKH(OOHFRQÀUPHG·DERUGTXHODQRWLRQGH©SDXYUHWp volontaire » apparaît bien en tant que telle au début du XIIe siècle : l’expression n’apparaît que neuf fois à l’époque patristique, trois fois chez Bède, une fois à l’époque carolingienne, alors qu’il y a plus de cent soixante occurrences pour les XIIe-XIIIe siècles4. De plus les quelques occurrences patristiques ne sont pas touMRXUVVLJQLÀFDWLYHV$XJXVWLQHPSORLHTXHOTXHIRLVO·H[SUHVVLRQSRXUGpVLJQHUOH FKRL[GHVÀGqOHVGHO·eJOLVHSULPLWLYH5, ou simplement le choix de vie chrétien6, sans la conceptualiser ; Jérôme l’utilise dans une lettre pour parler de pauvreté monastique, mais c’est une expression isolée dans son œuvre7 ; seul Chromace d’Aquilée l’emploie dans un contexte où elle est mise en valeur comme choix
3. 4.
5.
6.
7.
Voir les analyses de J. DALARUN, « Conclusion », dans Évangile et évangélisme (XIIe-XIIIe siècle), Cahiers de Fanjeaux 34, Toulouse, 1999, p. 311-340. L’interrogation a été faite en laissant trois mots entre pauperta* et voluntari*. Nous n’avons pas YpULÀp V\VWpPDWLTXHPHQW WRXWHV OHV RFFXUUHQFHV LO QH V·DJLW SDV LFL GH IDLUH GHV VWDWLVWLTXHV PDLV simplement de repérer l’apparition d’un phénomène. L’interrogation d’une ancienne version du CLCLT (la version 4) qui contenait moins de textes du XIIIe siècle (notamment pas Thomas d’Aquin) donnait naturellement un nombre d’occurrences moins élevé (plus de 80), mais non moins révélateur. L’interrogation du Cdrom de la Patrologie Latine, à partir de l’expression « paupert* voluntar* » mais VDQVSRXYRLULQWURGXLUHGHPRWVHQWUHOHVGHX[WHUPHVGHUpIpUHQFHFRQÀUPHFHWWHYLVLRQG·HQVHPEOH 2 occurrences dans le premier Cdrom, une dans le second, trois dans le troisième, quatre dans le quatrième, contre dix-huit dans le cinquième. L’interrogation du Cdrom des Acta Sanctorum montre que l’expression n’apparaît pas dans des vies de saints antérieurs au XIIe s. De Civitate Dei, 18, 54 (CC Ser. Lat. 48) : ,ELKDHFÀGHVWDPLQVLJQLEXVLQLWLLVLQFDQGXLWXWDOLTXRW hominum milia in christi nomen mirabili alacritate conuersa uenditis suis rebus, ut egenis distribuerentur, proposito sancto et ardentissima caritate ad paupertatem uoluntariam peruenirent>«@ De Civitate Dei, 5, 18 (CC Ser. Lat. 47) : Quo modo se audebit extollere de uoluntaria paupertate christianus, ut in huius uitae peregrinatione expeditior ambulet uiam, quae perducit ad patriam, ubi uerae diuitiae deus ipse est>«@ Epistula 127 (CC Ser. Lat. 620) : cum interim, ut in tanta confusione rerum, marcellae quoque domum cruentus uictor ingreditur – sit mihi fas audita loqui, immo a sanctis uiris uisa narrare, qui interfuere praesentes, qui te dicunt in periculo quoque ei fuisse sociatam –, intrepido uultu excepisse dicitur LQWURJUHVVRVFXPTXHSRVFHUHWXUDXUXPHWGHIRVVDVRSHVXLOLH[FXVDUHWWXQLFDQRQWDPHQIHFLWÀGHP uoluntariae paupertatis.
II. L’INVENTION DE LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
79
de vie8. L’expression plus fréquemment employée est celle de pauper voluntate par opposition au pauper necessitate9. Toutefois cette formulation – pauper voluntate²VLJQLÀHSDUIRLVDXVVLXQHSDXYUHWpGHF±XUSOXW{WTX·XQFKRL[GHOD pauvreté10. De plus, elle est tantôt utilisée pour désigner l’abandon des biens11, tantôt appliquée aux pauvres d’esprit qui peuvent les conserver12. Cette notion polysémique s’efface au XIIe VLqFOH (OOH HVW PrPH VXIÀVDPPHQW SHX FRQQRWpH SRXU TXH %HUQDUG GH &ODLUYDX[ O·HPSORLH GDQV XQ VHQV QpJDWLI DIÀUPDQW rWUH pauper rebus et viribus, non voluntate13. En revanche, il utilise abondamment l’expression de « pauvreté volontaire ». C’est le deuxième enseignement du survol du Corpus Christianorum : pour le XIIe siècle, ce sont les cisterciens qui représentent la très grande majorité des occurrences de cette formule14, loin devant les chanoines réguliers (notamment neuf occurrences chez Philippe de Harveng), et les textes liés aux ermites (dans ce cas, trois occurrences dans le volume consacré à Grandmont). Cette surreprésentation des cisterciens s’explique par leur importance quantitative dans la littérature du XIIe siècle, importance qu’accentue le Cdrom du Corpus Christianorum. Les ermites prédicateurs apparaissent peu en raison de la rareté de leurs écrits. Il serait donc hâtif de tirer des conclusions de cette surreprésentation des textes cisterciens par rapport à ceux des chanoines réguliers ou des ermites. Il semble au contraire que le thème de la « pauvreté volontaire » ait été revendiqué par ces trois milieux. En revanche, il est possible de relever d’emblée la quasi-absence des représentants du monachisme traditionnel, même quand ils sont bien présents dans le Corpus Christianorum, comme c’est le cas de Rupert de Deutz. $ÀQGHVDLVLUOHVHQMHX[GHOD©SDXYUHWpYRORQWDLUHªQRXVQRXVIRQGHURQVVXU TXHOTXHVDXWHXUV%HUQDUGGH&ODLUYDX[V·LPSRVHSDUO·LQÁXHQFHGHVRQ±XYUHHW 8.
9.
10. 11.
12. 13. 14.
Sermon 41 (CC Ser. Lat. 217) : Beata ergo paupertas est spiritalis, eorum scilicet hominum, qui spiritu et uoluntate pauperes se faciunt propter deum, renuntiando saeculi bonis, substantiam suam ultro erogando ; quos merito beatos appellat, quia pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum caelorum ; per uoluntariam enim paupertatem caelestis regni diuitias assequuntur. Par exemple : Augustin, Enarrationes in Psalmos, 136, § 9 (CC Ser. Lat. 40) : Quam multi faciunt LVWDXWGLVWULEXDQWUHVVXDVHJHQLVHWÀDQWSDXSHUHVQRQQHFHVVLWDWHVHGXROXQWDWHVHTXHQWHVGHXP sperantes regnum caelorum ; Apponius, In Canticum canticorum expositio, l. 7, l. 483 : Beati enim pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum caelorum : horum dumtaxat qui propter amorem Dei et spem futurae laetitiae, uoluntate potius quam necessitate, se in pauperum numero adgregauerunt (CC Ser. Lat., 194) ; Augustin, sermon 53A : Quid est, pauperes spiritu ? pauperes uoluntatibus, non facultatibus. La suite GXVHUPRQFRQÀUPHO·LGpHKDELWXHOOHFKH]$XJXVWLQTX·LOV·DJLWGHO·KXPLOLWp Augustin applique la formule au Christ (Enarrationes in Psalmos, 101, s. 1, § 8 : dicat nobis pauper iste, caput nostrum : pauper uoluntate, loquatur pauperibus in necessitate), aux apôtres (Enarrationes in Psalmos, 94, § 8 : inde apostoli, inde israelitae omnes qui crediderunt, ac uenditarum rerum suarum pretia ante pedes apostolorum posuerunt ; uoluntate pauperes, de deo diuites), à Paulin de Nole qui a abandonné ses biens (De Civitate Dei, 1, 10 : ex opulentissimo divite voluntate pauperrimus). Jérôme, In Matheum, SC 242 : beati pauperes spiritu qui propter spiritum sanctum uoluntate sunt pauperes. Epistula 181, Opera, vol. 7, p. 1. On compte dix-sept occurrences chez Bernard de Clairvaux, neuf chez Aelred de Rievaulx, trois chez Baudouin de Ford, six dans l’Exordium magnum.
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
la place qu’y tient cette expression ; Philippe de Harveng a été choisi lui aussi pour l’intérêt qu’il porte à cette question, mais surtout parce qu’il a voulu synthétiser en un ouvrage – le De institutione clericorum – la vocation canoniale ; les docuPHQWVOLpVjeWLHQQHGH0XUHWSUpVHQWHQWO·DYDQWDJHG·rWUHVXIÀVDPPHQWULFKHV pour permettre de reconstituer le discours de cet ermite ; Rupert de Deutz nous intéresse comme représentant infatigable du monachisme traditionnel en même temps que grand commentateur de la Bible ; Abélard, par sa position ambiguë entre monachisme et monde scolaire, entre monachisme traditionnel et inspiration réformatrice, constitue aussi un acteur remarquable. Sans vouloir retracer toute l’histoire de la pauvreté au XIIeVLqFOHQRWUHPpWKRGHFRQVLVWHjLGHQWLÀHUXQ FHUWDLQQRPEUHGHFRQÀJXUDWLRQVGLIIpUHQWHVTXLVHGHVVLQHQWDXWRXUGHODQRWLRQ de pauvreté volontaire. Nous étudierons d’abord trois conceptions qui valorisent la pauvreté volonWDLUH WRXW HQ OXL FRQIpUDQW GHV VLJQLÀFDWLRQV GLIIpUHQWHV FHOOHV GH %HUQDUG GH Clairvaux, Philippe de Harveng, puis Étienne de Muret. Dans un second temps, nous présenterons diverses formes de résistances à la pauvreté volontaire, dans les œuvres de Rupert de Deutz, d’Abélard et dans un traité contre Henri de Lausanne. 'DQVXQWURLVLqPHWHPSVHQÀQQRXVDERUGHURQVODTXHVWLRQGHO·H[pJqVHDÀQGH saisir dans quelle mesure elle intègre ces nouveautés.
1. VALORISATIONS DE LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE 1.1. Bernard de Clairvaux et la pauvreté volontaire cistercienne Bernard de Clairvaux a probablement été l’un des artisans majeurs de la diffusion de l’expression « pauvreté volontaire ». Nous nous interrogerons ici sur la VLJQLÀFDWLRQTX·LODFFRUGHjFHWWHH[SUHVVLRQVXUOHVIRQGHPHQWVELEOLTXHVDX[quels il l’associe et sur l’usage qu’il en fait – pour montrer en quoi la pauvreté volontaire constitue un élément de l’identité cistercienne, distincte à la fois de la pauvreté des nécessiteux et du monachisme traditionnel. L’utilisation de l’expression « pauvreté volontaire » pour désigner le propositum monastique, répond au souci de distinguer la pauvreté des moines de celle que subissent malgré eux chaque jour les nécessiteux. Dans un passage des sentences qui porte sur les Béatitudes, Bernard distingue « trois genres de pauvreté : celle qui est nécessaire, celle qui est volontaire, celle qui est feinte (simulatoria) »15 : la première doit être supportée avec patience, la seconde recherchée et la troisième rejetée. Dans un sermon pour la Toussaint, il distingue encore trois formes : celle du pauvre en esprit, celle des masses indigentes pauvres par nécessité, celle des philosophes qui se font pauvres pour mieux suivre leur propre sens16. 15. Sententiae, series tertia, dans Opera, VI, 2, p. 61 : Cumque tria sunt genera paupertatis : necessaria, voluntaria, simulatoria>«@ 16. In festivitate omnium sanctorum, sermo 1, 8, dans Opera, V, p. 333.
II. L’INVENTION DE LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
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En revanche, en associant la pauvreté volontaire aux Béatitudes, Bernard rompt totalement avec la tradition exégétique issue d’Augustin qui avait séparé la pauvreté en esprit de la question de la possession des biens, en l’assimilant à l’humilité. Il s’opère au contraire, dans le discours de Bernard de Clairvaux, un rapprochement entre Mt 5, 3 et Mt 19, 21 : les moines sont ceux qui se conforment le mieux aux Béatitudes. C’est le cas dans cette « parabole » de octo beatitudinibus : Bernard y raconte qu’un moine sort du monastère pour aller vendre ses affaires au marché ; il croise le Christ qui lui demande ce qu’il a à vendre. Et le moine d’énoncer d’abord sa pauvreté, pour laquelle il demande le Royaume des cieux ; puis sa mansuétude, pour laquelle il précise que ce n’est pas la terre des morts qu’il veut, mais bien celle des vivants ; et il poursuit ainsi avec l’ensemble des Béatitudes qui apparaissent comme la propriété du moine. Après un retour sur la faute originelle que ces vertus viennent racheter, le dialogue se termine ainsi : Le Seigneur : « Mais dis-moi, je t’en prie, toi mon marchand, où as-tu fait ce commerce ? Où t’es-tu enrichi de tout cela ? Où as-tu acquis tout cela ? » Le marchand : « Dans le monastère, dans le cloître, dans la discipline claustrale. C’est là le lieu GHFHVQpJRFHVOjODSRVVLELOLWpGHFHVSURÀWVHWMHQHPHVRXYLHQVSDVG·rWUHVRUWL GHOjHQYXHG·XQTXHOFRQTXHSURÀW/H6HLJQHXU©ÑKHXUHXVHGHPHXUHTXHFH monastère ! Je te fais l’apôtre de tes frères : Dis-leur de ma part de ne pas se réjouir de sortir ou d’errer plus souvent ou plus longtemps, de la clôture de ce monastère où ils jouissent d’une telle abondance, d’une telle possibilité de s’enrichir »17.
Le monastère (en l’occurrence un monastère particulier) est le lieu d’exercice des Béatitudes et celles-ci sont le bien des moines. Une telle position, si différente de toute l’exégèse traditionnelle des Béatitudes qui était appliquée aux laïcs, s’explique certes par le public monastique auquel Bernard adresse ces sermons. Mais l’application des Béatitudes aux moines est une constante chez l’abbé de Clairvaux qui le distingue de ses prédécesseurs monastiques, comme de ses contemporains. C’est une position qui s’explique par une nouvelle compréhension des Béatitudes et par le statut réservé aux laïcs18. Bernard, bien qu’il prêche régulièrement hors du monastère et qu’il soit très impliqué dans la vie de son temps, porte sur les laïcs un regard distancié, sceptique sur leurs possibilités de salut, ce qu’exprime un sermon adressé aux abbés réunis à Cîteaux : Noé, Daniel et Job ont tous les trois traversé la vaste mer de ce monde, mais le premier, image des clercs, l’a traversée en bateau, le second, qui représente les moines, sur un pont, tandis que Job, c’est-à-dire les laïcs, la traverse à gué :
17. Parabolae, VII, dans Opera, VI-2, p. 302-303 : _Dominus : Sed dic, quaeso, o negotiator meus, ubi negotiatus es, ubi haec lucratus es, ubi haec acquisisti ?_Monachus : In monasterio, in claustro, in claustrali disciplina. Ibi horum negotionum locus, horum lucrorum facultas, nec memini me inde processisse lucri alicuius gratia._Dominus : O felicem monasterii illius mansionem ! Apostolum te facio fratrum tuorum. Dic illis ex me ne delectet eos a claustris monasterii illius saepius vel longius exire vel evagari, ubi tantam copiam et facultatem habent lucrandi. 18. Y. CONGAR, « L’ecclésiologie de S. Bernard », Annalecta Sacri Ordinis Cisterciensis, 9, 1953, p. 136-190 (p. 165-175), repris dans Études d’ecclésiologie médiévale.
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
Le danger de ce parcours apparaît effectivement dans ce fait : ils sont très nombreux, pour notre douleur, à y périr, et fort peu nombreux, nous le voyons bien, à UpXVVLUODWUDYHUVpH2XLLOHVWWUqVGLIÀFLOHSDUWLFXOLqUHPHQWHQFHWHPSVROHPDO VHPRQWUHVLHQYDKLVVDQWG·pYLWHUDXPLOLHXGHVÁRWVGHFHPRQGHGHWRPEHUGDQV les gouffres des vices et dans les fosses des péchés19.
&H MXJHPHQW HVW FRQÀUPp SDU G·DXWUHV SDVVDJHV GDQV OHVTXHOV %HUQDUG QH semble pas considérer que les laïcs puissent se livrer aux pratiques spirituelles. Pour les pauvres, il s’en remet à la miséricorde divine : -·HVSqUH pYLGHPPHQW SRXU HX[ TXH FHWWH PLVqUH GH O·DIÁLFWLRQ GDQV ODTXHOOH LOV vivent puisse dans l’avenir leur être une recommandation auprès de la miséricorde de la bonté divine20.
Dans un sermon sur les divers types d’enfer, il évoque l’enfer purgatoire que vivent les nécessiteux et qui pourra, peut-être, leur valoir une rémission de la peine (mais pas de la faute)21. Pour les riches, ce sont l’aumône et la pénitence qui peuvent leur apporter le salut22. Un sermon de diversis résume cette vision de la société ; quatre genres d’hommes atteignent le Royaume : ceux qui s’en emparent de force, c’est-à-dire les pauperes spiritu qui ont méprisé les biens – cette catégorie inclut ici clercs et moines ; ceux qui l’achètent par leurs aumônes faites aux pauvres qui leur valent des intercesseurs ; ceux qui le volent par des œuvres FDFKpHVHWFHX[HQÀQTXL\VRQWSRXVVpVGHIRUFHF·HVWjGLUHFHX[TXLRQWVXSporté l’épreuve de la misère23. Un deuxième facteur stimule l’application des Béatitudes aux moines : Bernard ne doute pas que la pauvreté en esprit inclut une indigence réelle. La parabole, qui pourrait être la forme la plus proche de l’oralité des sermons de Bernard, est explicite : Toi, tu as dit : « Bienheureux les pauvres en esprit » &HOOHFL >OD SDXYUHWp HQ esprit] en effet n’a rien, sinon des pauvretés, des misères, et les douleurs (angustias) des pauvretés et des misères24.
19. Sermo ad abbates, 1, dans Opera V, p. 289 (trad. P.-Y. EMERY, dans Saint Bernard, Sermons pour l’année, Turnhout, 1990, p. 718) : Nam quod periculosum sit iter, in eo patet quod tam multos in eo SHULUHGROHPXVWDPSDXFRVYLGHPXVVLFXWQHFHVVHHVWSHUWUDQVLUH9DOGHHQLPGLIÀFLOHHVWSUDHVHUWLP diebus istis, quibus malitia nimis invaluit, inter undas huius saeculi, voraginem vitiorum et criminalium peccatorum foveas declinare. 20. Sermo 1 in festivitate omnium sanctorum, 8, dans Opera, V, p. 333 : Spero equidem pro futuram eis DSXGGLYLQDHERQLWDWLVPLVHULFRUGLDPKDQFLSVDPDIÁLFWLRQLVVXDHPLVHULDP. 21. Sermo in adventu, dans Opera, VI-1, p. 11. 22. In cant 60, 2 ; (SC 472, p. 225) : Nec enim popularis est studii primum quaerere regnum Dei et iustitiam eius, sed, ut ait Apostolus, cogitare quae mundi sunt, quomodo uxoribus placeant, vel illae YLULV 7ULEXODWLRQHP FDUQLV KDEHEXQW KXLXVPRGL VHG LQ QRYLVVLPLV QRQ QHJDPXV HRV IUXFWXV ÀGHL assecuturos, si bonam habuerint novissimam confessionem, maximeque si carnis opera eleemosynis redemerint. 23. Sermon de diversis, 99, dans Opera, VI-1, p. 365-366. 24. Op. cit. dans Opera, VI-2, p. 296 : Tu dixisti : Beati pauperes spiritu. Haec itaque nihil habet nisi paupertates et miserias, paupertatum et miseriarum angustias.
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La miseria, les angustiae, confèrent à la pauvreté en esprit des caractéristiques FRPSDUDEOHV j FHOOHV GHV QpFHVVLWHX[ &H SURFpGp HVW FRQÀUPp j SURSRV GH OD quatrième béatitude, où la faim et la soif de justice, sont présentées par le moine comme « le manque, la faim, la soif, la pénurie de tout »25 sans qu’il soit question de justice. Cette interprétation de la pauvreté des Béatitudes comme une pauvreté matérielle n’est pas isolée. Dans le sermon sur la Toussaint elle est assimilée à une forme de martyre : vere martyrii genus paupertas voluntaria est26. Dans un sermon sur l’Avent, après avoir cité Mt 5, 3, il fustige ceux qui : « veulent être pauvres à condition de ne manquer de rien et qui aiment la pauvreté dans la mesure où ils ne souffrent d’aucun manque »27. La pauvreté en esprit implique, pour l’abbé de Clairvaux, un manque, une souffrance semblables à ceux que connaissent les nécessiteux. Dans le sermon sur saint Martin, le rapprochement avec ceux-ci se retrouve même dans l’habit : ,OIXWSDXYUHVHVYrWHPHQWVpWDLHQWQpJOLJpVVDEDUEHLQFXOWHHWVDÀJXUHIRUWSHX VRLJQpH'HVHVSULWVPDOYHLOODQWVOXLHQÀUHQWPrPHXQHVRUWHGHUHSURFKHTXDQG on l’élut évêque, mais, après son élection, il ne changea rien à ses habitudes, comme on le voit dans son histoire. En un mot, Martin s’étant montré vraiment pauvre d’esprit, a mérité d’être appelé humble (modicus) et pauvre28.
Paschase Radbert parlait de pauvres non amictu sed spiritu ; Bernard brosse ici le portrait d’un pauvre amictu et spiritu TXLpYRTXHODÀJXUHGHVHUPLWHV8QH phrase écrite à des frères nouvellement convertis résume ces positions : Hâtez-vous donc, dit-il, de devenir pauvres en esprit, et démunis en biens matériels (inopes rebus), pour que le Seigneur ait soin de vous. C’est une voie sûre et droite que cette sorte de pauvreté – la pauvreté volontaire qui est une pauvreté rendue nécessaire par le choix de la volonté (ex voluntate necessariae)29.
Conscient du changement de perspective sur la pauvreté en esprit – Bernard connaît fort bien son interprétation en terme d’humilité qu’il utilise à l’occasion30 – il insiste sur le désengagement matériel qu’elle implique à ses yeux. Ex voluntate necessariae : la seule différence entre le moine et les miséreux – mais 25. ID. p. 296 : Esuriem, famem, sitim et omnium rerum penuriam. 26. Sermo 1 in festivitate omnium sanctorum, 15, dans Opera, V, p. 341. 27. In adventu sermo 4, dans Opera, IV, p. 185 : Sed hi sunt qui pauperes esse volunt, eo tamen pacto, ut nihil eis desit, et sic diligunt paupertatem, ut nullam inopiam patiantur. 28. Opera, vol. 5, p. 408 : Ut tamen pauca virtutum eius indicia promam, pauperem illum spiritu beatus QRYLW +LODULXV FXP LPSRQHUH HL GLDFRQDWXV RIÀFLXP WHQWDQV QHF SUDHYDOHQV TXRG LQGLJQXP VHVH vociferaretur, exorcistam eum esse praecepit : in quo quidam locus iniuriae videretur, sciens nimirum quod humiliorem ordinationem minime repudiaret. Pauper fuit, veste sordidus, crine incultus, facie despicabilis : quae quidem, licet in electione eius a quibusdam malevolis obiecta fuissent, in ipso tamen episcopatu, sicut scriptum est, penitus non mutavit. Denique quia vere pauper spiritu fuit Martinus, pauper et modicus meruit nominari. (trad. M. Charpentier, Paris, 1866) 29. Ep 462, dans Opera VIII, p. 443 : )HVWLQDWHLJLWXUÀHULSDXSHUHVVSLULWXHWLQRSHVUHEXVXW'RPLQXVVLW sollicitus vestri. Huiusmodi enim paupertatis, voluntariae videlicet, et ex voluntate necessariae, via secura et recta est. 30. Par exemple : Sententiae, 3, 3 : Beati pauperes spiritu qui ex humilitate nolunt praeesse (Opera, VI, 2, p. 64) ; tout ce passage, qui associe les Béatitudes aux dons de l’Esprit, est très dépendant d’Augustin.
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quelle différence ! – réside dans la volonté, si bien que la distinction entre les deux statuts demeure ferme. Si l’expression « pauvreté volontaire » aide à distinguer les moines des QpFHVVLWHX[ %HUQDUG GH &ODLUYDX[ O·DSSOLTXH SOXV VSpFLÀTXHPHQW DX[ PRLQHV cisterciens. Dans la lettre à Robert, il présente ainsi le discours tenu par le prieur clunisien pour le convaincre de quitter les cisterciens : Il attire, charme, caresse et, prédicateur d’un nouvel évangile, il recommande l’ivresse, condamne la sobriété, déclare misère la pauvreté volontaire, et appelle extravagances jeûnes, veilles, silence et travail manuel ; au contraire, il déclare l’oisiveté, contemplation et nomme discrétion la gloutonnerie, le bavardage, la FXULRVLWpHQÀQWRXWHLQWHPSpUDQFH31.
Malgré son aspect polémique, ce texte permet de discerner deux modèles de vie et les valeurs qui s’y attachent : pour les clunisiens, la contemplatio et la discretio ; pour les cisterciens, la pauvreté volontaire, le jeûne, les veilles et le travail manuel. La pauvreté volontaire apparaît ainsi comme un des symboles du propositum vitae cistercien par opposition à celui des clunisiens. Elle est entourée d’autres valeurs qui dessinent explicitement ou implicitement le nouveau modèle GHYLHSU{QpSDUOHVFLVWHUFLHQV/DÀQGHODOHWWUHj+HQULGH6HQVGDQVODTXHOOH il fustige les abbés qui réclament l’immunité et refusent ainsi de se soumettre DXSRXYRLUpSLVFRSDOOXLGRQQHO·RFFDVLRQGHGpÀQLUVRQLGpDOPRQDVWLTXH©/H WUDYDLOO·REVFXULWpHWODSDXYUHWpYRORQWDLUHYRLOjOHVLQVLJQHVGHVPRLQHV>«@ª32. Ailleurs, il est plus directement encore question des cisterciens : « Notre ordre, c’est l’abjection, c’est l’humilité, c’est la pauvreté volontaire, c’est l’obéissance, la paix, la joie dans l’Esprit Saint »33. La pauvreté volontaire s’inscrit parmi G·DXWUHVSUDWLTXHVDVFpWLTXHVTXLGpÀQLVVHQWOHpropositum cistercien : la prière, la charité fraternelle, l’obéissance à une discipline rigoureuse faite de travail manuel, de jeûnes, de veilles, d’un habit pauvre et d’un repas frugal34. Au-delà de
31. Ep 1, 4, dans Opera VII, p. 4 (trad. H. ROCHAIS, SC 425, p. 69) : Attrahit, allicit, blanditur, et novi Evangelii praedicator commendat crapulam, parsimoniam damnat, voluntariam paupertatem miseriam dicit, ieiunia, vigilas, silentium manuumque laborem vocat insaniam ; e contrario ostiositatem contemplationem nuncupat, edacitatem, loquacitatem, curiositatem, cunctam denique intemperantiam nominat discretionem. 32. Ep 42, 37, dans Opera, VII, p. 130 : Labor et latebrae et voluntaria paupertas, haec sunt monachorum insigna. 33. Ep 142, 1, dans Opera, VII, p. 340 : Ordo noster abiectio est, humilitas est, voluntaria paupertas est, oboedientia, pax, gaudium in Spiritu Sancto. 34. Exemples de textes où apparaît la pauvreté volontaire : Multam enim vobis habeo gratiam, quod tam bene sibi complacet in vobis pro disciplina vestra et Ordinis zelo, pro oboedientia et voluntaria paupertate, pro quibus sine dubio merces multa est in caelis (Ep 345, dans Opera, VII, p. 287) ; Optime SURUVXVFLUFXPFLGLWQRVHWVXSHUÁXDUHVHFDWXQLYHUVDYROXQWDULDKDHFSDXSHUWDVSDHQLWHQWLDHODERU regularis observatio disciplinae (Sermo 2 in circumcisione Domini, 4, dans Opera, IV, p. 280) ; Sunt autem plurima quae eis placent et quae in nobis invenire delectant, ut est sobrietas, castitas, paupertas voluntaria, crebi in celum gemitus, et orationes cum lacrimis, et cordis intentione. Attamen super omnia haec unitatem et pacem a nobis exigunt angeli pacis (sermo 1 in festo sancti Michaelis, 5, dans Opera, V, p. 297).
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ces différentes pratiques, un point commun se dégage : la pauvreté volontaire est douloureuse, elle ne s’accomplit pas sans labores, sans angustias, sans dolores35. Le sermon 77 de diversis commente le Ps 17, 45 (« le peuple que je n’ai pas connu m’a servi »), et distingue quatre catégories : ceux que Dieu a connus et qui le servent – ce sont les anges ; ceux que Dieu connaît mais qui ne le servent pas – ce sont les riches de ce monde, qui reçoivent leurs biens de Dieu ; ceux que Dieu ne connaît pas et qui ne le servent pas – ce sont les pauvres de ce monde ; ceux que Dieu ne connaît pas mais qui le servent – les pauvres volontaires que : « ni la WULEXODWLRQQLODGLIÀFXOWpQLDXFXQDXWUHGDQJHUQHSHXYHQWVpSDUHUGHO·DPRXU du Christ »36. L’expression de « pauvreté volontaire » est donc dans l’œuvre de Bernard de Clairvaux à la fois un élément identitaire et une valeur pour laquelle il milite – celle d’une pauvreté réelle et celle d’une ascèse rigoureuse. Toutefois, entre ces deux aspects, c’est nettement le second qui l’emporte. Malgré une interprétation des Béatitudes qui souligne constamment l’indigence, malgré la revendication d’une vilitas, il ne rompt pas avec la pratique d’une richesse collective. Le martyre de la pauvreté en esprit consiste à « avoir faim au milieu des nourritures », à « trembler de froid au milieu d’habits nombreux et précieux », à « éprouver la rudesse de la pauvreté au milieu des richesses que le monde propose »37. Certes Bernard ne pense probablement pas ici au monastère, mais aux richesses du monde. Ce n’est plus le cas dans un sermon sur le Cantique : S’il en est ainsi, les riches de ce monde ne doivent pas croire que les frères du Christ possèdent seulement les biens célestes, sous prétexte qu’il a dit : « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux ». Non, il ne faut pas s’imaginer qu’ils ne possèdent que les biens célestes, parce que seuls ceux-ci sont mentionnés dans la promesse. Ils possèdent aussi les biens de la terre et justement « à la manière de gens qui n’ont rien, eux qui possèdent tout », non pas comme des miséreux qui mendient, mais comme des seigneurs propriétaires (non mendicantes ut miseri, sed ut domini possidentes). Certes d’autant plus seigneurs qu’ils sont moins avides38.
Le rapprochement avec les nécessiteux a ses limites. Ce texte rappelle que Bernard de Clairvaux demeure un noble et un puissant dont le mépris pour les 35. Par exemple, sermon sur le mercredi saint, 12, dans Opera, V, p. 65. 36. Sermo de diversis 77, dans Opera9,S>«@quos nec tribulatio, nec angustia, nec alia quaecumque pericula possunt separare a caritate Christi. 37. Sermo 1 in festivitate omnium sanctorum, 15, dans Opera, V, p. 341 (trad. P.-Y. EMERY, op. cit. p. 779) : Quid mirabilius, aut quod martyrium gravius est, quam inter epulas esurire, inter vestes multas et pretiosas algere, paupertate premi inter divitias quas offert mundus, quas ostendat malignus, quas desiderat noster ipse appetitus ? 38. Sermon 21, 7 (trad. P. VERDEYEN et R. FASSETTA, Sermons sur le Cantique, t. 2, Paris, 1998, SC 431, p. 160-161) : Quod si ita est, non putent divites saeculi, fratres Christi sola possidere caelestia, quia audiunt dicentem : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum caelorum. Non eos, inquam, aestiment sola caelestia possidere, quia ea sola audiunt in promissione. Possident et terrena, et quidem tanquam nihil habentes ; sed omnia possident, non mendicantes ut miseri, sed ut domini possidentes, eo pro certo magis domini, quo minus cupidi.
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LQGLJHQWVVHPDQLIHVWHLFLDXWDQWTXHGDQVOHVWDWXWLQIpULHXULQÁLJpDX[FRQYHUV Les moines ne sauraient être des miseri mendicantes, ce sont des domini, des possidentes, même si cette possession est exercée collectivement. En outre, dans ce texte écrit vers 1136, Bernard distingue les cisterciens d’autres expériences religieuses, comme celle des ermites ou des prédicateurs itinérants. Les « riches de ce monde » pourraient désigner les bourgeois des villes, qui semblent de plus HQSOXVDWWHQGUHFHW\SHGHFRPSRUWHPHQWGRQWLOVSHXYHQWG·DLOOHXUVEpQpÀFLHU SRXUUpFXSpUHUOHVELHQVHFFOpVLDVWLTXHV(QÀQVRQDUJXPHQWDWLRQpYRTXHFHOOH opposée plus tard aux « hérétiques » qui dénoncent la richesse de l’Église. Quels que soient les opposants visés, il est manifeste que la pauvreté volontaire, telle que la conçoit Bernard, ne saurait remettre en question le cadre monastique. Car la mendicité n’est pas souhaitable. L’inopia défendue par l’abbé de Clairvaux exclut la précarité : Dieu donne – même avec parcimonie – la nourriture et le vêtement « pour éviter qu’un trop grand souci à l’égard de ces réalités matérielles ne porte préjudice à la mise en œuvre de notre vie spirituelle »39. Le cistercien, qui cite à ce propos Mt 6, 33, reprend une interprétation traditionnelle de ce verset, selon laquelle l’absence de soucis pour le lendemain provient d’une certaine sécurité temporelle. La pauvreté volontaire telle que la pense Bernard n’exclut pas la richesse des monastères, mais elle contribue en revanche à lui conférer ses caractéristiques propres40. La pauvreté s’exprime en partie par le travail manuel et ne s’oppose pas aux propriétés collectives. Or c’est là un des fondements de la richesse des monastères cisterciens : l’exploitation, par les moines et les convers, de vastes propriétés. L’abjectio, la vilitas, ont pu contribuer à faire rechercher ces lieux “déserts” – même si l’on sait ce qu’a eu parfois de coercitif la mise en place du désert cistercien – ces terres incultes dont le défrichement s’accompagnait de hauts rendements. Mais à côté de l’exploitation foncière, la principale source de richesse a été, FRPPH VRXYHQW O·DIÁX[ GHV GRQV 2U j QRXYHDX O·DIÀUPDWLRQ GH OD SDXYUHWp constitue un bon argument, dont Bernard ne s’est pas privé, pour recevoir des dons. Ainsi dans une lettre à la duchesse de Bourgogne, où il demande une faveur pour un laïc, il termine par un appel au don en faveur de son monastère : C’est maintenant le temps favorable, c’est maintenant le jour du salut (2 Co 6, 2) : donnez donc votre blé aux pauvres du Christ, pour que vous le receviez avec usure dans l’éternité41.
39. Sermo 5 in psalmum qui habitat, 2, dans Opera, IV, p. 403 (trad. P.-Y. EMERY, op. cit., p. 295-296) : Nam et haec ipsa nobis Pater noster caelestis benignissima pietate ministrat, ob duplicem scilicet causam, ne vel omnino crederemus infensum, si ista negaret, et sic desperaremus, vel illorum nimia VROOLFLWXGRVSLULWXDOLVH[HUFLWLLÀHUHWGHWULPHQWXP. 40. C. B. BOUCHARD, Holy entrepreneurs. Cistercians, Knights, and Economic Exchange in Twelfth Century Burgundy, New York, 1991. 41. Ep 121, dans Opera, VII, p. 302 : Ecce nunc tempus acceptabile, ecce nunc dies salutis : erogate vestrum frumentum pauperibus Christi, ut in aeternum cum usura recipiatis.
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La lettre 299 n’est pas moins claire : adressée à un comte dont il trouve que les redevances sont trop lourdes, il l’assure que ses frères continueront à le payer, mais ne doute pas que Dieu lui inspirera une meilleure volonté, et conclut : En tout, aimez-les, nourrissez-les, défendez-les, tendez-leur à la main, car alors vous vous tiendrez plus sûrs devant le tribunal du Christ, si vous pouvez compter ses pauvres parmi ceux qui vous aiment et vos intercesseurs42.
La crainte du Jugement dernier fonctionne d’autant mieux en faveur des cisterciens qu’étant pauvres en esprit, le Royaume des cieux leur appartient, et qu’ayant tout abandonné, ils seront juges aux côtés du Christ, donc de bons intercesseurs. La pauvreté peut ainsi constituer un argument en lui-même pour soutenir une position : tantôt Bernard met en avant la venue prochaine du Christ qui fera justice aux pauperes43, tantôt il proclame sa pauvreté pour être mieux considéré qu’un puissant44. La pauvreté se révèle ici comme un instrument d’exercice de la puissance qui contribue à la richesse de l’ordre. De plus, la parcimonie et le fait de ne pas revendiquer pour les moines blancs une fonction redistributive – en laissant aux évêques la fonction de pater pauperum – contribuent au maintien de la richesse acquise. La pauvreté volontaire est donc le résultat, dans l’œuvre de Bernard de Clairvaux, d’une réinterprétation des Béatitudes, qui les associe à la vie monastique (plus particulièrement à celle des cisterciens) et en donne une interprétation qui fait place à une pauvreté individuelle réelle que manifeste la pratique des vertus ascétiques, sans pour autant exclure la richesse collective des établissements monastiques.
1.2. Philippe de Harveng et les prémontrés Le nouveau discours sur la pauvreté est aussi partagé par les milieux canoniaux dont le renouveau a été impulsé par la Réforme grégorienne. Dès le concile du Latran de 1059, Hildebrand avait demandé la suppression des chapitres de la Règle d’Aix permettant aux chanoines de conserver leurs propriétés. S’il ne fut pas suivi intégralement, il exhorta toutefois les clercs à vivre en commun et à tendre vers une vie parfaite. Les décennies suivantes se multiplièrent les réformes du clergé séculier et la fondation de nouveaux ordres de chanoines réguliers45. Ce mouvement canonial repose sur la réappropriation par les clercs des modèles de l’ « Église primitive » et de la vita apostolica. Les utilisations médiévales de ce thème ont fait l’objet d’études nombreuses, dont il ressort à la fois la diversité 42. Ep 299, dans Opera, VIII, p. 215 : De cetero diligite eos, fovete, defendite, manu tenete, quia tunc securius stabitis ante tribunal Christi, si pauperes eius habueritis vestri dilectores et pro vobis intercessores. 43. Ep 1, 7. 44. Ep 13, 1 : Aiunt apud vos plus valere pauperis precem quam potentis vultum. 45. Voir M. PARISSE (éd.), Les chanoines réguliers. Émergence et expansion (XIe-XIIIe siècles), SaintÉtienne, 2009.
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des interprétations et des usages – cette péricope étant tantôt considérée comme XQPRGqOHGpSDVVpTXDQGLOV·DJLWGHMXVWLÀHUO·H[LVWHQFHGHSURSULpWpVHFFOpVLDVtiques ou la construction d’églises, tantôt comme une source d’inspiration pour appeler à la pauvreté – et l’extension sociale de ses applications au tournant des XIe-XIIe siècles46. En effet, alors que les moines avaient longtemps été considérés comme les principaux imitateurs de la vie apostolique, les premières règles canoniales de l’époque carolingienne étendirent ce modèle aux chanoines, ce qui devint courant à l’époque grégorienne où apparurent sporadiquement quelques extensions de ce modèle aux laïcs47. Dans l’application aux clercs du quatrième chapitre des Actes, le thème retenu, autant ou davantage que celui de la vie commune, est celui de la pauvreté. La péricope biblique est alors comprise non seulement comme un appel au renoncement à la propriété individuelle, mais aussi comme une injonction à mener une vie austère48. Cette recherche de la pauvreté conduit, dans les faits, à rapprocher les chanoines réguliers des moines. C’est le sens de la célèbre reconstitution historique opérée par Urbain II dans une bulle d’approbation des chanoines de Rottenbuch, ensuite utilisée pour d’autres ordres, notamment les prémontrés. Aux débuts de l’Église, explique-t-il, il y avait deux genres de vie : celui de ceux qui conservaient leurs biens et pratiquaient l’aumône et la pénitence (les pleurs) ; celui de ceux qui abandonnaient tout. Ce dernier comptait lui-même deux branches : celle des chanoines et celle des moines. La première, qui avait périclité, est aujourd’hui en train d’être restaurée, tandis que la seconde n’a jamais perdu de 46. E. W. MCDONNEL, « The Vita Apostolica : Diversity or dissent ? », Church History, 24, 1955, p. 15-31 ; Ch. DEREINE, « La “Vita Apostolica” dans l’ordre canonial du IXe au XIe siècles », Revue Mabillon, 51, 1961, p. 47-53 ; G. MICCOLI, « “Ecclesiae primitivae forma” », dans Chiesa gregoriana. Ricerche sulla 5LIRUPDGHOVHFROR;,, Florence, 1966, p. 225-303 ; G. OLSEN, « The Idea of the “Ecclesia Primitiva” in the Writings of the Twelfth-century Canonists », Traditio, 25, 1969, p. 61-86 ; G. OLSEN, « Bede as hisWRULDQWKHHYLGHQFHIURPKLVREVHUYDWLRQRQWKHOLIHRIWKHÀUVW&KULVWLDQFRPPXQLW\DW-HUXVDOHPª -RXUQDORIHFFOHVLDVWLFDOKLVWRU\, 33, 1982, p. 519-530 ; ID.©7KH,PDJHRIWKHÀUVWFRPPXQLW\RI Christians at Jerusalem in the time of Lanfranc and Anselm », dans R. FOREVILLE (éd.), Les mutations socio-culturelles au tournant des XIe-XIIe siècles. Études anselmiennes (IVe section), Paris, 1984, p. 341-353 ; ID., « Reference to the “Ecclesia Primitiva” in the Decretum of Burchard of Worms », dans Proceedings of the Sixth International Congress of Medieval Canon Law, Vatican, 1985, p. 289-307 ; D. GANZ, « The Ideology of sharing : Apostolic community and ecclesiastical property in the early middle ages », dans W. DAVIES et P. FOURACRE (éd.), Property and power in the Early Middle Ages, Cambridge, 1995, p. 17-30 ; Jean-Yves TILLIETTE, « Lexique de l’évangélisme et systèmes de valeurs au XIIe siècle », dans Évangile et évangélisme (XIIe-XIIIe siècle), Cahiers de Fanjeaux 34, Toulouse, 1999, p. 121-140 ; Michel LAUWERS, « De l’Église primitive aux lieux de culte. Autorités, lectures et usages du passé de l’Église dans l’occident médiéval (IXe-XIIIe siècle) », dans J.-M. SANSTERRE (dir.), L’autorité du passé dans les sociétés médiévales, Rome, 2004, p. 297-323. 47. Sur ce dernier point, qui est le moins connu, voir par exemple le texte d’Urbain II (PL 151, col. 336), et la Chronique de Bernold de Constance (MGH, SS, 5, p. 452-453) et G. MICCOLI, art. cit., p. 248-255 ; plus tardivement : G. G. MEERSSEMAN et E. ADDA, « Pénitents ruraux communautaires en Italie au XIIe siècle », RHE, 49, 1954, p. 343-390. 48. C’est ce qu’a notamment montré C. D. FONSECA, « La povertà nelle sillogi canonicali del XII secolo : Fatti istituzionali e implicazioni ideologiche », dans /DSRYHUWjGHOVHFROR;,,H)UDQFHVFRG·$VVLVL, Assise, 1975, p. 150-177.
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son éclat49. L’intention de cette relecture historique est de placer sur le même plan moines et chanoines, qui forment une unité, celle de ceux qui abandonnent leurs ELHQVGLVWLQFWHGHVDXWUHVÀGqOHVTXLOHVFRQVHUYHQW&HWWHWKpPDWLTXHDQQRQFH le fameux canon du Décret de Gratien duo sunt genera christianorum50. Dans cette perspective, les chanoines adoptent à leur tour le conseil évangélique de Mt 19, 21 et peuvent par conséquent revendiquer la perfection qui l’accompagne. /D5qJOHG·$L[DYDLWGDIÀUPHUGDQVXQPrPHWHPSVODVXSpULRULWpGHVFOHUFVVXU les moines et le caractère plus méritoire (ou plus ardu) de la vie monastique. Les FKDQRLQHVUpJXOLHUVQHVRQWSOXVFRQIURQWpVjFHWWHGLIÀFXOWp En revanche l’application d’Ac 4 et de Mt 19 aux chanoines n’est pas acceptée sans résistances de la part des moines qui continuent de revendiquer pour leur état la mise en pratique de ces passages bibliques. C’est le sens du débat sur la « vraie » vie apostolique : est-elle mieux incarnée par les moines ou par les chanoines ? La réponse que le prémontré Anselme de Havelberg adresse, en 1138, à l’abbé Ecbert GH+X\VERXUJ²OXLPrPHLQÁXHQFpSDU5XSHUWGH'HXW]IHUYHQWHQQHPLGHVFKDnoines réguliers – est à cet égard révélatrice. Il s’élève contre l’idée que l’Église primitive puisse être le modèle de la vie monastique alors, dit-il, que les apôtres ne connaissaient pas même le mot de moine. Il répond ensuite aux moines qui prétendraient s’arroger les promesses de Mt 19 : 4X·HQHVWLOVL>OHFOHUF@DWRXWYHQGXWRXWGRQQpDX[SDXYUHVHWVXLWPDLQWHQDQWQX OH&KULVW">«@6LGLVMHOHERQFOHUFDDFFRPSOLWRXWFHTXHMHYLHQVGHPHQWLRQner, et tous les autres préceptes de l’Évangile, est-ce que lui aussi ne siègera pas avec les Douze jugeant les douze tribus d’Israël ?51.
Ce processus conduit les chanoines à recourir au modèle de la « pauvreté volontaire ». L’expression est notamment régulièrement utilisée par les prémontrés, dès l’époque de leur fondateur Norbert de Xanten52. Anselme de Havelberg, quant à lui, se présente systématiquement comme pauper Christi53.
49. Ce texte a été édité en PL 151, col. 338, ou plus récemment dans J. LAUDAGE, « Ad exemplar primitivae ecclesiae. Kurie, Reich und Klerusreform von Urban II. bis Calixt II. », dans S. WEINFURTER (dir.), 5HIRUPLGHHXQG5HIRUPSROLWLNLP6SlWVDOLVFK)UKVWDXÀVFKHQ5HLFK, Mayence, 1992, p. 47-73 (p. 71-73). L’importance de cette bulle est nuancée par Y. VEYRENCHE, « Quia vos estis qui sanctorum Patrum vitam probabilem renovatis… Naissance des chanoines réguliers, jusqu’à Urbain II », dans M. PARISSE (éd.), Les chanoines réguliers. Émergence et expansion (XIe-XIIIe siècles), Saint-Étienne, 2009, p. 29-69 (p. 56-66). 50. Décret, II, c. 12, q. 1, c. 7, éd., A. FREIDBERG, col. 678. Cf. G. CONSTABLE, « The Orders of Society », dans Three Studies in Medieval Religious and Social Thought, Cambridge, 19982 (1995), p. 251-360 (p. 296-304). 51. Epistola apologetica, PL 188, col. 1117-1140 ; col. 1124 : Quid si vendidit omnia, et dedit pauperibus, et iam nudus sequitur Christum ? >«@ Si inquam bonus clericus >«@ hec que scripsi, et alia nihilominus Evangelii mandata perfecerit, nonne is ipse sedebit cum duodecim iudicantibus duodecim tribus Israel ? 52. Voir par exemple le texte que lui attribue F. PETIT, La spiritualité des prémontrés aux XIIe et XIIIe siècles, Paris, 1947, p. 273-276 (274). 53. Par exemple, PL 188, col. 1119 ou 1139.
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Nous nous fonderons pour étudier ce discours prémontré, sur l’œuvre de 3KLOLSSHGH+DUYHQJTXLDFRQVDFUpWRXWXQRXYUDJHjODGpÀQLWLRQGHO·LGpDOFOpULcal, le De institutione clericorum, selon le titre de la Patrologie. Philippe est né au début du siècle, a suivi des études, avant de devenir chanoine prémontré à l’abbaye de Bonne-Espérance dont il est prieur en 1130. Dans les années 1140, il entre en FRQÁLWDYHF%HUQDUGGH&ODLUYDX[jSURSRVG·XQFKDQRLQHTXLDYDLWUHMRLQWOHVFLVterciens. Des accusations de simonie le contraignent à l’exil quelques années dans un autre monastère. Il en revient vers 1151 ou 1152, et quelques années plus tard (entre 1156 et 1158) il est élu abbé. Il meurt en 118354. Le De institutione clericorum semble avoir été écrit alors qu’il était abbé, donc au moment où la polémique entre moines et chanoines s’estompe ; son propos, à côté de passages polémiques, n’est d’ailleurs pas centré sur la comparaison entre les ordres55. Dans l’édition de la Patrologie, l’ouvrage comprend six parties, mais ce n’est pas conforme à la présentation du seul manuscrit existant et les deux dernières parties (sur l’obéisVDQFHHWOHVLOHQFH QHV·DGUHVVHQWSDVVSpFLÀTXHPHQWDX[FOHUFV(QUHYDQFKHOH manuscrit place dans un seul ensemble intitulé Responsio de dignitate clericorum, trois responsionesTXLFRQVWLWXHQWGRQFOHVWURLVSDUWLHVGpÀQLVVDQWOHpropositum canonial. La première, de electione clericorum défend la dignité des clercs ; la seconde, de scientia clericorumDIÀUPHODQpFHVVLWpG·pWXGLHUO·eFULWXUHVDLQWHGH façon approfondie ; la troisième, de iustitia clericorum, est celle qui nous intéresse ici56 /·DXWHXU GRQQH DORUV XQH GpÀQLWLRQ WUqV ODUJH GH OD MXVWLFH FRPPH DPRXU de Dieu. Les clercs dominent la hiérarchie : ils peuvent prêcher, administrer les sacrements, lier et délier, mais la sainteté de leur vie doit d’autant l’emporter sur 54. Sur la biographie de Philippe (avec de fréquentes différences de datation), U. BERLIÈRE, « Philippe de Harvengt, abbé de Bonne-Espérance », RBen, 9, 1892, p. 24-31, 69-77, 130-136, 193-206, 244-253 ; G. P. SIGEN, « Philippe de Harveng, abbé de Bonne-Espérance », Analecta Praemonstratensia, 14, 1938, p. 37-52 ; N. J. WEYNS, « Philippe de Harveng », DS, vol. 12, col. 1297-1302 (col. 1297). 55. Sur la datation : D. ROBY, art. cit., p. 82 (« quelques années après sa réhabilitation »), G. CONSTABLE, The reformation… p. 133, n. 31 (1157) ; mais le seul auteur à notre connaissance qui ait cherché à MXVWLÀHUFHWWHGDWDWLRQHVW8BERLIÈRE (« Rupert de Deutz et saint Norbert », RBen, 7, 1890, p. 452457, p. 455 n. 3 ; voir aussi l’art. cit. note précédente p. 135). Il a relevé que le De institutione citait la responsio de salute primi homini, et la responsio de damnatione Salomonis ; il a noté que le commenWDLUHVXUOH&DQWLTXHFRPPHQFpDYDQWO·H[LOPDLVÀQLFRPPHDEEpFLWDLWOHDe institutione. Même en se fondant sur ces éléments, il serait possible de penser que le De institutione a été rédigé avant l’exil. Mais ces références au « De institutione » renvoient à la responsio de obedientia, qui ne faisait originellement pas partie du De institutione (cf. N. J. WEYNS, art. cit. note suivante). Le De institutione pourrait donc être postérieur au commentaire sur le Cantique. Mais si l’ordre des responsiones présent dans le manuscrit étudié par N. J. WEYNS correspondait à un ordre chronologique, ce qui semble le cas pour les deux premières responsiones, alors il serait possible de penser que le De institutione a été écrit plus précocement qu’il n’est habituellement dit, peut-être dans les années 1140. 56. Nous n’avons pas consulté de manuscrit et nous nous appuyons sur la présentation de N. J. WEYNS, « À propos des Instructions pour les clercs (De institutione Clericorum) de Philippe de Harveng », Analecta Praemonstratensia, 53, 1977, p. 71-79. Sur le contenu du De institutione : F. PETIT, La spiritualité des prémontrés… p. 133-156 ; M. VETRI, « L’ideale di vita sacerdotale presso Filippo di Harveng », Analecta Praemonstratensia, 37, 1961, p. 5-30 et p. 177-231 ; F. NEGRI, « Philippe de Harveng, abbé de Bonne-Espérance (XIIe siècle), et la conduite des clercs de son temps », dans D.-M. DAUZET et M. PLOUVIER, Abbatiat et abbés dans l’ordre de prémontré, Turnhout, 2005, p. 257-274.
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celle des laïcs, pour leur servir de modèles57. Philippe de Harveng s’inscrit manifestement dans le schéma de l’Église grégorienne, composée de clercs et de laïcs, dans lequel la domination des premiers doit s’accompagner d’une vie régulière. /HFKDSLWUHVXLYDQWGpÀQLWFRQFUqWHPHQWOHVREOLJDWLRQVGHFKDFXQSRXUOHVODwFV la justice consiste dans la pratique de l’aumône et de l’abstinence sexuelle tempoUDLUHSRXUOHVFOHUFVHOOHVHGpÀQLWSDUODSDXYUHWpYRORQWDLUHHWODFRQWLQHQFH58. Ces deux vertus forment les deux grandes parties de cette responsio. L’analyse de la pauvreté volontaire, du chapitre 42 au chapitre 49 dans l’édition de la Patrologie, est une exhortation continue, parfois un peu répétitive, à l’exercice de la pauvreté, élevée au premier rang des vertus : « Aussi généreux, chaste, juste, saint que l’on soit, on ne sera cependant pas jugé parfait, tant qu’il sera prouvé que l’on a des richesses personnelles »59. Le modèle est celui de l’hymne à la charité de Paul, dans lequel le renoncement aux biens personnels a remplacé la charité. C’est l’ancrage dans le message évangélique qui caractérise en premier lieu ODSDXYUHWpYRORQWDLUH3KLOLSSH\YRLWHQHIIHWXQHVSpFLÀFLWpGXGLVFRXUVDSSRUWp par le Christ60. Bien plus explicitement que Bernard de Clairvaux, il est un témoin de l’ “évangélisme” du XIIe siècle, dans le sens où il revendique explicitement le fondement évangélique de son mode de vie et où il pose les bases théoriques de cette revendication. « Dans les anciennes écritures, nous ne trouvons rien de tel imposé ou même proposé à qui que ce soit »61. En effet Abraham est un modèle de la foi, Joseph un modèle de chasteté et même les Lévites continuèrent à avoir de grandes possessions. Le message des « anciennes écritures » invite à la générosité, mais celui qui donne une partie de ses biens s’en réserve l’essentiel, celui qui accueille le pauvre sous son toit conserve sa demeure, contrairement à ce que prône la perfectio evangelica62 des obedientes Evangelio63. Cette différence entre les messages évangélique et vétérotestamentaire, s’inscrit dans un double fondement théorique. D’abord les préceptes varient dans le temps et les lieux64 : il est dès lors compréhensible que ce qui était valable au temps de la Loi ne le soit plus après l’Incarnation. Ensuite, pour harmoniser les deux Testaments, Philippe recourt au principe de la lecture typologique : les réaOLWpVSUpVHQWHVGDQVOD%LEOHKpEUDwTXHVRQWFRPPHGHVRPEUHVGHVÀJXUHVTXH
57. PL 203, col. 715-716. 58. Ibid., col. 717-718. 59. PL 203, col. 721 : Quantumvis quippe largus, castus, justus, sanctus quilibet habeatur ; perfectus tamen nequaquam judicatur, quandiu proprias divitias habere comprobatur. 60. Ibid., col. 721 : Haec nimirum perfectionis regula, haec formula largitatis Christo in Evangelio praedicante primitus est audita, et ab apostolis nonnullisque eorum successoribus in posterum custodita. 61. Ibid., col. 721 : Enimvero nihil tale cuiquam vel proponi, vel imponi apud litteras veteres invenimus. 62. Ibid., col. 722. 63. Ibid., col. 724. 64. PL 203, col. 715 ; M.-D. CHENU, La théologie au douzième siècle, Paris, 1976, p. 64-72.
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l’Évangile éclaire. Le Christ ne produit pas un discours nouveau dans le sens où il contredirait l’ancien, mais parce qu’il en révèle la vérité, qui était cachée65. Aucun de ces différents éléments – une plus grande rigueur des préceptes évanJpOLTXHVXQHpYROXWLRQGHVSUpFHSWHVODGLIIpUHQFHHQWUHÀJXUHHWUpDOLWp²Q·HVW en lui-même très novateur, mais leur rapprochement dans un discours cohérent pour faire de l’Évangile le modèle exclusif de la pauvreté volontaire, est révélateur d’un statut particulier accordé à ce livre biblique. À partir de lui, Philippe fonde son discours sur la pauvreté volontaire en rapprochant deux péricopes : celle des Béatitudes et celle du jeune homme riche. Les SUHPLqUHVV·DGUHVVHQWVSpFLÀTXHPHQWDX[DS{WUHV Ailleurs dans le même Évangile, alors que le Seigneur recommandait encore les principales vertus, et qu’il les assignait spécialement aux apôtres et aux hommes apostoliques, il a souhaité placer en premier la pauvreté, comme un fondement nécessaire et immuable, sans lequel le procès de perfection (perfectionis machina) ne peut se mettre en place. « Bienheureux », dit-il, « les pauvres en esprit » >«@66.
Philippe distingue alors, d’une part, la foule qui ne peut ou ne veut suivre cette voie étroite et, d’autre part, l’ordre (ordo) des apôtres qui, au contraire, s’engagent dans cette direction67. Par conséquent la pauvreté des Béatitudes rejoint, comme pour Bernard de Clairvaux, l’abandon des biens prescrit en Mt 1968. Deux autres passages évangéliques ont un rôle plus périphérique mais montrent comment le renouvellement de la compréhension des Évangiles s’étend au-delà des Béatitudes. De l’envoi des disciples en mission sans or ni argent (Mt 10, 9) Philippe ne retient que l’exhortation à la pauvreté. À propos du trésor caché, il minore l’importance de l’aumône pour évoquer plutôt le « trésor de la pauvreté » 69. S’il recourt à des expressions nouvelles et déroge aux interprétations traditionnelles de l’Évangile – notamment pour les Béatitudes –Philippe de Harveng reprend toutefois des aspects caractéristiques de l’ancien monachisme ou des prérogatives cléricales. Sa pauvreté volontaire consiste principalement dans la mise
65. Ibid., col. 718 : 4XRGXWUXPTXHLQOHJHHVWÀJXUDOLWHUSUDHVLJQDWXPLQ(YDQJHOLRUHDOLWHUGHPRQVWUDtum>«@FRO'RPLQXVTXLVLJQLÀFDWDOHJLVLQ(YDQJHOLRYROXLWH[KLEHUH>«@ 66. Ibid., col. 719 : Alibi in eodem Evangelio, cum virtutes praecipuas idem Dominus commendaret, et eas apostolis, virisque apostolicis specialiter assignaret, paupertatem primam ponere voluit, tanquam QHFHVVDULXPHWLPPRELOHIXQGDPHQWXPVLQHTXRSHUIHFWLRQLVPDFKLQDVXIÀFLHQVQRQDFFLSLWLQFUHmentum : Beati, inquit, pauperes spiritu>«@ 67. Ibid., col. 719 : Quod autem huiusmodi beatitudo, apostolico, id est clericali ordini specialiter assignetur, ipse evangelista Lucas eleganter signavit, qui hoc dicturum Dominum oculos elevasse in discipulos, signanter memoravit : Et ipse, inquit, elevatis oculis in discipulos suos dicebat : Beati pauperes, quia vestrum est regnum Dei. Tanquam diceret : Etsi huius beatitudinis arcem vel non vult, vel non postest turba haec apprehendere popularis, quae saecularibus concessis in eremo dici meretur saecularis ; vos tamen et velle et posse video, quorum sicut ordo, ita et sanctitas singularis, qui spatiosam viam deserentes, districtionem tenetis viae et vitae regularis, unde et ad vivendum eos, oculos depono, quod constat in imo demorari, ad videndum vero vos, oculos elevo, quos in coelis gaudeo conversari. 68. Ibid., col. 720. 69. Ibid., col. 720 : Hunc thesaurum se invenisse Petrus apostolus gloriatur>«@
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en commun des biens. L’interprétation de Mt 19, sur laquelle il calque celle des %pDWLWXGHV UHVWH HQWLqUHPHQW ÀGqOH j OD WUDGLWLRQ OH FDUDFWqUH GLVFULPLQDQW HVW celui de la propriété personnelle70. Bien que son ordre revendique aussi une pauvreté collective, il est très discret sur ce point, de même que sur l’ascèse de vie. Il dénonce certes les clercs qui engraissent leur ventre proéminent de nourritures exquises, qui se drapent d’habits luxueux, et qui montent des chevaux luxueusement harnachés pour se livrer à la chasse plutôt qu’aux études71, mais ce passage, qui s’inscrit aussi dans un discours sur le détournement des biens collectifs pour XQ SURÀW SHUVRQQHO FRUUHVSRQG GDYDQWDJH j XQH GpQRQFLDWLRQ GHV ´DEXVµ TX·j XQHYDORULVDWLRQGHO·DVFqVH3DUDOOqOHPHQWLOUpDIÀUPHSRXUOHVFOHUFVODSRVVLbilité de vivre de l’Évangile en percevant des droits ecclésiastiques, notamment la dîme72 DÀQ G·pFDUWHU WRXWH SUpFDULWp PDWpULHOOH TXL SRXUUDLW FRQGXLUH j WURS s’occuper des affaires temporelles73. Au-delà de cette perspective traditionnelle, Philippe de Harveng insiste particulièrement sur le pouvoir qui découle de l’exercice de la pauvreté volontaire : c’est leur patrimonium, leur thesaurum et leur possessio, au ciel mais aussi sur la terre74. D’abord la pauvreté est liée au pouvoir de prêcher : &·HVW SRXUTXRL OH 6HLJQHXU >«@ TXDQG LO GpOpJXD j VHV DS{WUHV OD GLJQLWp HW OD charge (RIÀFLXP) de prêcher, pour leur recommander le trésor incomparable de la pauvreté, leur dit : « Ne prenez pas de sac »75.
La pauvreté est une condition ou un corollaire de l’RIÀFLXPSUDHGLFDQGL76. Plus encore, Philippe insiste sur le pouvoir judiciaire qu’acquiert la pauvreté : quand le Fils de l’homme siègera dans sa majesté, vous siègerez à égalité avec lui (pariter), ayant reçu le pouvoir de juger77.
&HWWHSDUDSKUDVHGXWH[WHELEOLTXHHQPRGLÀHODSRUWpHHQVRXOLJQDQWO·pJDOLWpTXL s’opère entre le Christ et les clercs. Il passe ensuite du pouvoir judiciaire exercé dans l’au-delà au pouvoir ici-bas : 70. Par ex : col. 720 : Ob hoc quippe in numerum apostolorum nullum Christus recepit, nisi qui proprias abjecit facultates>«@FROQuae enim pauperum clericorum debent esse communia, perverso jure sibi faciunt propria>«@FROClericus ergo, qui terrena vult jure proprio possidere>«@ ou encore le passage cité supra. (C’est moi qui souligne). 71. Ibid. col. 726. 72. Ibid. col. 725-726. 73. IbidFRO>«@ut exinde clericis necessaria ministrentur, ne horum occasione plus justo exterioribus occupentur. 74. Ibid. col. 725 : Haec nimirum paupertas patrimonium est clericorum, haec eorum possessio, hic thesaurum eorum>«@ 75. Ibid. col. 719 : Unde et Dominus >«@FXPDSRVWROLVVXLVGLJQLWDWHPSUDHGLFDQGLHWRIÀFLXPGHOHJDUHW ut eis paupertatis incomparabilem thesaurum commendaret, sic ait : Nolite portare sacculum. 76. La prédication apparaît ailleurs (col. 716) comme le premier devoir des clercs, et l’ensemble du SDVVDJH VXU OD SDXYUHWp YRORQWDLUH FRQÀUPH FHWWH LPSRUWDQFH DFFRUGpH j OD SDUROH GDQV ODTXHOOH C. W. BYNUM voit la caractéristique principale de la spiritualité canoniale : -HVXVDVPRWKHU6WXGLHVLQ the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley / Los Angeles / Londres, 1982, p. 36-40, 53-58. 77. Ibid FRO >«@ cum in sua Filius hominis sederit majestate, sedebitis pariter judicandi accepta potestate.
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Ce pouvoir de juger est promis et accordé à la pauvreté volontaire, à cette pauvreté que, pour cette raison, le Christ a souhaité lier à la dignité apostolique, pour que ceux qu’il avait institués (constituebat) juges temporels de l’Église, il les retrouve aussi dans les cieux comme juges éternels78.
Les clercs apparaissent déjà comme les juges temporels, et c’est à leur pauvreté qu’ils doivent cette condition. Philippe revient sur cette question au chapitre 47, à propos du miracle accompli par Pierre qui guérit un boiteux (Ac 3, 1-8) en établissant un lien de causalité entre l’absence de richesse de l’apôtre et la possibilité de dominer la nature, ce que n’auraient pu faire ni Crésus ni Alexandre79. Le « mérite de la pauvreté » confère donc un pouvoir supérieur à celui des plus riches et des plus puissants. La suite du chapitre explique que les disciples n’ont manqué de rien, parce qu’ils avaient réfréné leurs désirs. Puis Philippe ajoute : Ainsi les apôtres et leurs vicaires, le Christ a voulu les rendre pauvres, et ainsi appauvris les élever dans l’Église au-dessus de tous les autres, pour que, de la même façon qu’ils sont juges sur la terre en vertu de leur dignité cléricale, ils soient juges dans le ciel en vertu de leur pauvreté volontaire80.
Leur pauvreté permet aux clercs de revendiquer à la fois la supériorité dans l’Église – et par là un pouvoir judiciaire sur terre – et une place de juge au ciel. La pauvreté volontaire, telle que la pense Philippe de Harveng, n’apparaît donc pas comme un détachement par rapport aux préoccupations sociales, mais au contraire FRPPHODMXVWLÀFDWLRQG·XQHSODFHFHQWUDOHRFFXSpHGDQVODVRFLpWp(OOHVHIRQGH certes sur Mt 5, 3 et Mt 19, 21, mais se distingue nettement de la conception de Bernard de Clairvaux, en ce qu’elle n’implique ni ascèse ni dénuement concret.
1.3. Étienne de Muret Les exigences spirituelles des cisterciens ou des prémontrés trouvent bien souvent leurs racines dans le renouveau érémitique du XIe siècle et dans le mouvement des prédicateurs itinérants du début du siècle81. Le lien est même direct dans le cas des prémontrés fondés par Norbert de Xanten. Il est donc possible que ce soit dans ces milieux qu’il faille rechercher l’origine de la pauvreté volontaire. Nous avons vu qu’un sermon attribué à Norbert portait cette expression. De même, Robert d’Arbrissel engage la comtesse Ermengarde à « aimer la pauvreté 78. Ibid., col. 720 : Haec judicandi potestas, voluntariae promittitur et redditur paupertati, quam paupertatem ideo Christus injungere voluit apostolicae dignitati, ut quos constituebat judices Ecclesiae temporales, haberet quoque in coelestibus aeternales. 79. Ibid., col. 725. 80. Ibid., col. 725-726 : Sic apostolos eorumque vicarios Christus voluit pauperare, sic pauperatos in Ecclesia prae caeteris sublimare, ut idem et in terris essent judices clericalis merito dignitatis, et in coelo judices voluntariae merito paupertatis. 81. J.-H. FOULON, « Solitude et pauvreté volontaire chez les ermites du Val de Loire », dans D. BARTHÉLEMY et J.-M. MARTIN (ed.), Liber largitorius. Études d’histoire médiévale offertes à Pierre Toubert par ses élèves, Droz, Genève, 2003, p. 393-416.
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volontaire »82 dans un contexte où cette expression n’implique pas l’abandon des biens. Toutefois, si les ermites ont beaucoup prêché et même fondé sur l’exemplarité de leur vie la revendication d’un droit à la prédication, leur parole est bien souvent totalement perdue83. Les succès de leurs homélies sont plus décrits que leur contenu. Les hagiographes, qui soulignent régulièrement leur tenue vile et négligée, inscrivent l’expérience érémitique dans la poursuite du modèle de JeanBaptiste mais ne permettent guère de dépasser cette référence qui est une sorte GHÀJXUHLPSRVpHSRXUSDUOHUGHVHUPLWHV/·LQWpUrWG·eWLHQQHGH0XUHWHVWTXH le message transmis par sa Vita peut être croisé avec celui du Liber de doctrina vel liber sententiarum. Certes cette dernière œuvre, supposée retranscrire des paroles d’Étienne de Muret, n’est pas de sa main, et a été dictée par un de ses disciples, Hugues de Lacerta, avant 1157, soit dans les trente ans qui ont suivi la mort d’Étienne en 1124. Il semble toutefois probable que ce chevalier illettré n’ait pas entièrement réinterprété le discours d’Étienne. Ce pourrait être plus facilement le cas de la Vita, rédigée dans les mêmes années par Étienne de Liciac, quatrième prieur de l’ordre de Grandmont, qui est aussi le rédacteur de la première règle, au moment où l’ordre connaît un important développement sous la protection des Plantagenêt84. Toutefois l’argumentation du Liber de doctrina se rapproche des propos prêtés à Étienne de Muret dans sa vita, et se distingue de la règle.
82. Sermo Domni Roberti de Abrussello ad comitissam Britanniae, 18, dans Les deux vies de Robert d’Arbrissel fondateur de Fontevraud. Légendes, écrits et témoignages, éd. J. DALARUN, G. GIORDANENGO, A. LE HUËROU, J. LONGÈRE, D. POIREL, B. L. VENARDE, Turnhout, 2006, p. 476 : Paupertatem voluntariam dilige. Inter dignitates et honores, inter divitias et sericos pannos, inter virum et pueros dilectos et parentes divites, suspirans cum propheta dic : Ego autem mendica sum et pauper, Dominus sollicitus est mei. 83. P. HENRIET, « Verbum Dei disseminando. La parole des ermites prédicateurs d’après les sources hagiographiques (XIe-XIIe siècles) » dans La Parole du prédicateur Ve-XVe siècle, Nice, 1997, p. 153-185. 84. Ces datations suivent les travaux de J. BECQUET (repris dans le recueil d’articles, Études grandmontaines, Musée du pays d’Ussel, Ussel / Paris, 1998). Récemment, M. M. WILKINSON D DIÀUPp TXH OD Vita GHYDLWrWUHVLWXpHjODÀQGXVLqFOHHWVHPEOHFRQVLGpUHUTXHODYHUVLRQpGLWpHGHOD5qJOHHVWDXVVL de cette époque. Elle retrace aussi un écheveau très complexe des différentes Vitae. (« La vie dans le monde d’Étienne de Muret et la Vita Stephani Muretensis », dans G. DURAND et J. NOUGARET (éd.), L’ordre de Grandmont. Art et histoire, p. 23-39). Toutefois, attendu qu’elle n’a pas donné d’arguments SRXU MXVWLÀHU VHV GDWDWLRQV QRXV DGPHWWRQV LFL SURYLVRLUHPHQW OH FDGUH FKURQRORJLTXH WUDGLWLRQQHO (Un article postérieur n’apporte toujours pas les arguments annoncés : « Laïcs et convers de l’ordre de Grandmont au XIIe siècle : La création et la destruction d’une fraternité », dans Les mouvances laïques des ordres religieux, Saint-Étienne, 1996, p. 35-50). Par ailleurs cette courte étude, qui aborde ce dossier par un angle d’approche très limité, laisse plutôt penser que la Vita éditée par J. Becquet est contemporaine du Liber de doctrina, ce qui conforterait la datation de l’éditeur. Cela dit, même si la Vita datait bien de l’époque d’Hugues de Liciac, cela ne s’opposerait pas aux idées principales de M. Wilkinson, à savoir que cette Vita est une reconstruction idéologique, qu’Étienne de Muret ne s’est pas retrouvé par hasard auprès de l’évêque Milon, qu’il n’a probablement pas reçu d’autorisaWLRQSRQWLÀFDOHHWTXHODYLVLWHGHVFDUGLQDX[VLHOOHDELHQHXOLHXQHV·HVWSDVIDLWHMXVWHDYDQWVD mort. Sur l’ordre de Grandmont en général : G. DURAND et J. NOUGARET (éd.), L’ordre de Grandmont. $UWHWKLVWRLUH$FWHVGHV-RXUQpHVG·eWXGHVGH0RQWSHOOLHUHWRFWREUH, Montpellier, 1992 ; C. HUTCHISON, The Hermit Monks of Grandmont, Kalamazoo, 1989.
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Dans le Liber de doctrina, comme dans la vita, le discours sur la pauvreté s’ancre dans trois motifs bibliques : les Béatitudes, prendre sa croix, et ne pas se soucier du lendemain85. Le verset de Mt 5, 3 (« Bienheureux les pauvres en esprit ») est présenté comme la source de l’expérience religieuse d’Étienne qui suppose l’abandon de tous ses biens. Après un prologue ajouté par un auteur inconnu, le Liber de doctrinaV·RXYUHSDUODFpOqEUHDIÀUPDWLRQTX·LOQ·\DG·DXWUH règle que l’Évangile. À l’objection qu’il existe bien des règles, comme celle de saint Benoît, Étienne répond qu’elle vient de l’Évangile, puis ajoute : Tous les chrétiens qui vivent dans l’unité peuvent aussi porter le nom de moines, mais plus spécialement portent ce nom ceux qui, suivant l’enseignement de l’apôtre, se sont éloignés davantage des affaires du monde et ne pensent qu’à Dieu seul. Puisque dans le premier discours que Jésus adressa à ses disciples, comme on le voit dans l’Évangile, il parla de l’institution des moines quand il disait : « Bienheureux les pauvres en esprit »F·HVWDLQVLHQÀQGHFRPSWHTX·LOLQDXJXUD sa règle86.
De même dans les premières lignes de la Vita, Étienne est présenté comme quelqu’un qui a tant aimé la pauvreté en esprit qu’il n’a rien voulu posséder sur terre87. Mt 5, 3 a le rôle fondateur qu’occupait traditionnellement Mt 19, 21. Ce FKRL[SRXUUDLWUHÁpWHUO·LQÁXHQFHGHOD5qJOHGH%DVLOH88, mais il est aussi probable que les textes grandmontains aient eu le souci de se détacher ainsi des interprétations traditionnelles de Mt 19 qui, à l’image de celle de Bède, associaient cette péricope à une rétribution au centuple sur terre sous forme de terres, de frères et de bâtiments. En effet, dans le chapitre du Liber de doctrina consacré au thème de la rétribution au centuple, l’auteur rejette toute interprétation matérielle et ne retient TX·XQHUpFRPSHQVHSV\FKRORJLTXHFHOOHGHODFRQÀDQFHGDQVOHVDOXWSHUVRQQHO89. Le deuxième motif évangélique récurrent de ce dossier documentaire est celui de la croix qu’il faut porter90. Il se trouve au premier chapitre du Liber de doctrina, consacré à l’accueil des novices. Il tient donc ici le rôle souvent dévolu à Ac 4, 32 sq. ou à Mt 19, 21 dans les règles du haut Moyen Âge. Dans la Vita, peu après avoir évoqué la pauvreté en esprit, Étienne de Liciac, résume l’expérience 85. Sur la pauvreté dans l’ordre de Grandmont : L. PALMA, « La povertà nell’ « ordo » di Grandmont », Aevum, 48, 1974, p. 270-287 ; Ch. PELLISTRANDI, « La pauvreté dans la règle de Grandmont », dans M. MOLLAT (dir.), Études sur l’histoire de la pauvreté, t. 1, p. 229-245. Ces articles n’étudient pas les fondements scripturaires de la pauvreté. 86. Liber de doctrina, éd. J. BECQUET, Turnhout, 1968 (CC Cont. Med. 8), p. 5 : Omnes etiam christiani possunt dici monachi qui in unitate consistunt ; specialiter tamen illi dicuntur qui iuxta apostolum a negotiis saecularibus amplius elongantur nec cogitant nisi de Deo tantummodo. Primo siquidem sermone quem suis fecit Iesus discipulis, sicuti in evangelio reperitur, locutus est de institutione monachorum, cum diceret : Beati pauperes spiritu, et sic denique suam incoepit regulam. (trad. R. BERNIER PRGLÀpHGDQV6DLQWeWLHQQHGH0XUHWEnseignements et sentences, Paris, 1989, p. 13). 87. Vita venerabilis viri Stephani Muretensis, éd. J. BECQUET, Turnhout, 1968 (CC Cont. Med. 8), p. 103. 88. Cette Règle semble jouir aux yeux d’Étienne d’une haute estime (Liber de doctrina, éd. cit., p. 5). Cette remarque va dans le sens de M. Wilkinson (art. cit. p. 34-35). 89. Liber de doctrina, 16, éd. cit. p. 18. 90. C’est un point que souligne aussi J.-H. FOULON©6ROLWXGHHWSDXYUHWpYRORQWDLUH«ª
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du saint par deux formules évangéliques : Lc 14, 3391 et la prise de la croix. Le choix de Lc 14, 33 témoigne d’un effacement de la distinction entre renoncement HWDEDQGRQHWFRQÀUPHOHFKRL[²GpMjYLVLEOHDYHF0W²G·DSSOLTXHUjGHV formes de vie religieuse des citations évangéliques jusque-là réservées aux laïcs engagés dans les activités séculières. Le Liber de doctrina permet de préciser comment est comprise l’expression « prendre sa croix ». Se déploie ici un résumé du propositum d’Étienne, qui met en valeur l’obéissance92, le travail manuel93, le renoncement sans retour au monde94. C’est à toutes ces valeurs que la pauvreté se trouve associée, si bien que le discours au novice peut se conclure ainsi : Mais tu peux encore rejoindre quelque monastère, où tu trouveras de grands bâtiments, des mets délicats prêts en leur temps. Là-bas, tu découvriras troupeaux et abondance de terres, ici seulement la croix et la pauvreté95.
L’adage « suivre nu la croix nue » – même s’il n’est pas cité – l’a emporté sur l’interprétation de Grégoire en terme de compassion et de pénitence. Prendre sa croix devient alors à la fois un thème mobilisateur contre le monachisme traditionQHODX[ULFKHVSURSULpWpVHWO·RFFDVLRQG·DIÀUPHUFHTXLIDLWSDUWLHGHVVSpFLÀFLWpV de l’ordre de Grandmont : le refus d’avoir du bétail et d’acquérir des terres hors des limites du désert. Le troisième motif biblique important est celui de l’absence de souci pour le lendemain. Il se trouve dans le prologue de la Vie, juste après les citations précédentes. Ainsi, les biens nécessaires à la vie ne lui ont jamais manqué, non plus qu’à ses disciples, tant qu’ils ont pratiqué la pauvreté96. L’usage de cette citation évangélique reprend des thèmes traditionnels, mais les introduit dans un cadre institutionnel totalement nouveau qui, dans ce cas, s’éloigne aussi du modèle cistercien. Conformément à la tradition, Étienne de Muret comprend ce verset comme O·DIÀUPDWLRQGHODSUpYR\DQFHGLYLQHTXLQHODLVVHSDVGDQVOHPDQTXHFHX[TXL cherchent le Christ. Cette idée que l’ermite ne doit pas manquer du nécessaire est UpJXOLqUHPHQWDIÀUPpH'DQVODVie, au chapitre 15, il est rappelé qu’il recevait GHODGpYRWLRQGHVÀGqOHVXQHQRXUULWXUHDERQGDQWH97. Dans le dernier discours qu’il adresse à ses disciples, Étienne de Muret les exhorte à conserver la pauvreté, condition pour ne manquer de rien, et évoque sa vie où pendant cinquante ans, il a toujours reçu ad mensuram : ni trop dans les années d’abondance, ni pas assez dans les années de disette. Il rappelle un principe : « les biens nécessaires
91. « Quiconque ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple ». 92. Liber de doctrina, éd. J. BECQUET, CC Cont. Med. 8, p. 6 : 6LKXFDGYHQHULVLQHDFRQÀJHULVHWDPLWWHV dominationem quam habes in temetipso>«@ 93. ID. : 3RWHULVQHIUDWHUIRVVRUHVVHOLJQDHWÀPXPSRUWDUHFXQFWLVTXHIUDWULEXVVHUYLUH ? 94. ID. : Captus tali carcere manebis>«@ 95. ID. : p. 6 : 7XYHURSHUJHUHSRWHVDGTXRGOLEHWPRQDVWHULRUXPXELPDJQDLQYHQLHVDHGLÀFLDFLERVTXH delicatos suis temporibus constitutos. Illic bestias reperies terrarumque latitudinem, hic tantum crucem et paupertatem. 96. Vita, éd. J. BECQUET, CC Cont. Med. 8, p. 103-104. 97. Ibid. p. 113.
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ne conduisent personne à la damnation »98. Ceci conduit, dans le Liber de doctrina, à critiquer le pasteur qui donnerait trop d’aumônes au risque de réduire la communauté au dénuement, quand bien même, au moment du don, les frères s’en réjouiraient99. Le prologue de cette œuvre résume cette position : les frères n’ont « ni l’appui des biens temporels, ni la crainte d’en manquer »100. 6LFHWWHLGpHHVWÀGqOHjO·LQWHUSUpWDWLRQWUDGLWLRQQHOOHGHODSpULFRSHVXUO·DEsence de souci pour le lendemain, elle s’inscrit toutefois dans un cadre nouveau. La sécurité pour le lendemain ne s’accompagne en effet ici ni de la perception de droits ecclésiastiques, ni de revenus fonciers. L’interdiction de posséder des dîmes ou des « églises et ce qui les accompagne » (ecclesias et res ad eas pertinentes), F·HVWjGLUH j OD IRLV GHV WHUUHV HW GHV UHYHQXV VH WURXYH GDQV OH GLVFRXUV ÀQDO du Liber de doctrina101, et elle a été reprise dans la règle102. Ce refus des droits ecclésiastiques par les grandmontains, rejoint la position d’Augustin à l’égard des moines, mais surtout un choix courant du nouveau monachisme du début du XIIe siècle103. C’est notamment la position des cisterciens. Notons toutefois que ce rejet des droits ecclésiastiques s’étend même au refus de percevoir la « part du pauvre » : la Vita ampliata, rédigée dans la seconde moitié du XIIe siècle, rapporte qu’Étienne avait refusé un pain qu’on lui donnait, parce qu’il provenait d’épis glanés qui devaient être réservés aux pauvres104. L’argument de la pauvreté des ermites ne semble donc pas recevable. Mais Étienne de Muret refuse aussi un modèle économique de type cistercien fondé sur l’exploitation d’un domaine agricole. S’il ne rejette pas toute propriété collective, puisqu’il fait du travail agricole un des éléments essentiels de son propositum vitae, l’ermite l’inscrit dans de nettes limites. Il rejette la possession de grandes propriétés, au point que ses disciples, à la veille de sa mort, peuvent lui demander comment ils vont vivre s’il leur enlève tous les temporalia105. De plus il renonce catégoriquement à la possession de bétail, ce qui constitue une gêne majeure pour toute exploitation agricole. Il se distingue aussi des chartreux, en ce que l’exploitation des terres possédées dans les limites du « désert », n’est pas faite par des laïcs dévolus à cette tâche, mais aussi par les frères eux-mêmes, qui doivent exercer le travail agricole106.
98. 99. 100. 101. 102. 103.
éd. J. BECQUET, CC Cont. Med. 8, chap. 32, p. 124 : Nam necessaria neminem damnant. Ibid. chap. 38, p. 24. IbidS>«@QRQKDEHQWHVVXVWHQWDFXOXPWHPSRUDOLXPUHUXPQHFGHÀFLHQGLPHWXP>«@ Ibid. p. 61. Regula, 5, éd. J. BECQUET, CC Cont. Med. 8, p. 73-74. C. CABY, « Les moines et la dîme (XIe-XIIIe siècle) : Construction, enjeux et évolutions d’un débat polymorphe », dans M. LAUWERS (dir.), La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012, p. 369-410 ; G. CONSTABLE, Monastic Tithes from their origins to the twelfth century, Cambridge, 1964. 104. Vita ampliata, 69, éd. J. BECQUET, CC Cont. Med. 8, p. 155. 105. Vita, 32, éd. J. BECQUET, CC Cont. Med. 8, p. 123. 106. La différence entre les modèles de Grandmont et des Chartreux a été présentée par L. PALMA, « La povertà nell’ « ordo » di Grandmont », Aevum, 48, 1974, p. 270-287 ; et par J. DUBOIS, « Grandmontains et chartreux, ordres nouveaux du XIIe siècle », dans G. DURAND et J. NOUGARET (éd.), L’ordre de Grandmont. Art et histoire, p. 3-22.
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C’est donc sur le travail, mais plus encore sur la perception d’aumônes qui QHVRLHQWSDVODFRQWUHSDUWLHG·XQVHUYLFHSDVWRUDOTXHUHSRVHODFRQÀDQFHGDQV la providence divine. Cet aspect n’a pas été théorisé comme tel par Étienne de Muret, mais le Liber de doctrina insiste sur un retournement du rapport à l’aumône. Étienne rompt fermement avec la vocation monastique d’assistance aux pauvres : c’est au contraire l’impossibilité de faire l’aumône qui caractérise l’état du pauper Christi107,ODIÀUPHjSOXVLHXUVUHSULVHVTX·LOHVWPHLOOHXUGHUHFHYRLU des aumônes que d’en donner, parce que ce sont ceux qui sont restés dans le monde qui peuvent continuer à donner108. Le pauper Christi est dès lors celui qui est susceptible de recevoir les aumônes, ce qui conduit à associer deux sens de cette expression jusque-là distincts : le pauper Christi est désormais à la fois le PRLQHHWFHOXLTXLEpQpÀFLHGHO·DVVLVWDQFH7RXWHIRLVeWLHQQHV·HIIRUFHGHSHQVHU le don fait à ces nouveaux pauperes Christi, en dehors des termes de l’échange : Quand un homme juste, que Dieu a choisi pour le louer, reçoit des biens matériels qui lui sont apportés par des gens du monde, il ne reçoit rien de gens étrangers, mais ce sont ses biens qui lui sont rendus. Et il ne se dit pas : « un tel ou un tel m’a donné cela », mais, rendant seulement grâce à Dieu, il prie en faveur de ceux qui le servent109.
Ce passage montre clairement le souci de se détacher du modèle traditionnel du don aux monastères qui était une façon de les insérer dans le tissu des relations sociales. L’aumône n’est considérée ni comme un don (qui pourrait appeler un contre-don), ni comme provenant d’une personne humaine (ce qui pourrait engendrer un devoir de reconnaissance séculier). Attribuée directement à Dieu, elle est ainsi GpWDFKpHGHWRXWOLHQVRFLDOFHTXHFRQÀUPHODÀQGHFHWWHFLWDWLRQTXLHVWXQUHIXV implicite de la prière pour les donateurs – la prière n’étant rapportée qu’à Dieu seul. C’est donc largement sur une aumône dégagée de tout lien terrestre que repose la FRQÀDQFHGDQVOHOHQGHPDLQ/DUqJOHTXDQWjHOOHFRGLÀHODSUDWLTXHGHODTXrWH elle est réduite aux cas exceptionnels110 ; les frères doivent d’abord se rendre devant l’évêque, et si celui-ci ne leur donne rien, jeûner pendant deux jours, puis envoyer deux frères expérimentés quêter aux portes « comme tous les pauvres » (veluti ceteri pauperes) et se contenter de ce qui est nécessaire pour un seul jour111. Ces précisions montrent le refus d’un privilège par rapport aux autres pauvres et s’inscrivent dans une compréhension littérale nouvelle de l’absence de souci pour le lendemain. Par cette absence de sécurité, les grandmontains s’éloignent aussi du modèle des chartreux, qui devaient être assurés de leur quotidien pour mieux vaquer à la prière. 107. Liber de doctrina, 37, éd. J. BECQUET, CC Cont. Med. 8, p. 24 : Christi vero pauperes qui semetipsos reliquerunt et maiores eleemosynas quas potuere fecerunt, nihil habentes proprium, nec se nec aliud, magis debent gaudere, quia nequeunt eleemosynas dare, quam si rursus eis potestas tribueretur. 108. Liber de doctrina 36-37, éd. J. BECQUET, CC Cont. Med. 8, p. 23-24. 109. Ibid. p. 24 : Deinceps cum vir bonus, quem Deus propter se laudandum elegit, bona corporalia recipit TXDHVLELDVDHFXODULEXVDIIHUXQWXUQLKLOGHDOLHQLVDFFLSLWVHGHLVXDUHGGXQWXU1HTXHFRJLWDW©LOOH YHOLOOHPHSURFXUDWªVHG'HRVROXPPRGRJUDWLDVUHIHUHQVSURVXLVPLQLVWUDWRULEXVRUDW. 110. Regula, 9, éd. J. BECQUET, CC Cont. Med. 8, p. 75. 111. Ibid. p. 77.
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Le Liber de doctrina et la Vita rédigés, semble-t-il, dans les années 1130-1140, construisent donc un tableau cohérent de la pauvreté d’Étienne de Muret, fondé sur trois thèmes évangéliques (les Béatitudes, la croix, l’absence de souci pour le lendemain), compris dans un cadre qui rompt avec celui du haut Moyen Âge, et qui est conforme sur certains points avec les mouvements canoniaux ou les nouvelles expériences monastiques, mais s’éloigne d’eux sur d’autres questions, notamment celles de l’aumône et de la propriété foncière. Toutefois ces trois références évangéliques sont absentes de la règle. Celle-ci met au contraire en avant Mt 19, 21, Ac 4, 32 sq. ou 2 Co 6, 10 – autant de références habituelles de tous les mouvements monastiques et, au moment de la rédaction de la règle, des mouvements canoniaux. Ce changement traduit à la fois les résistances par rapport à un discours nouveau, et la volonté, de la part du rédacteur de la règle, d’inscrire l’expérience érémitique dans le cadre d’un ordo établi112. Le rejet d’une règle autre que l’Évangile est un élément fondamental du mode de vie d’Étienne : il HVWDIÀUPpFDWpJRULTXHPHQWjO·RXYHUWXUHHWjODFRQFOXVLRQGXLiber de doctrina. Ce choix s’inscrit dans le refus d’une ecclésiologie des ordines. Dans un passage crucial de la Vita, peu avant sa mort, Étienne reçoit deux cardinaux importants qui l’interrogent sur sa « forme de vie », auxquels il répond qu’il n’est ni ermite, ni clerc, ni moine, se sentant indigne de toutes ces institutions113. Ce faisant, il s’afÀUPHFRPPHODwFELHQTX·LODFFRPSOLVVHOHVFRQVHLOVpYDQJpOLTXHV/HSDVVDJH GpMjFLWpRLODIÀUPHTXHWRXVOHVFKUpWLHQVSHXYHQWrWUHTXDOLÀpVGHPRLQHVYD aussi dans ce sens : nul besoin de changer d’état de vie pour devenir moine. Cela QH VLJQLÀH SDV TXH WRXV OHV FKUpWLHQV VRQW FRQWUDLQWV SRXU rWUH VDXYpV G·DEDQdonner tous leurs biens – le Liber de doctrina contient nombre de sentences qui s’adressent à ceux qui vivent dans le siècle sans les condamner. Mais il remet HQ FDXVH O·LGpH TXH FHUWDLQV SDVVDJHV pYDQJpOLTXHV VRLHQW VSpFLÀTXHV j WHO RX tel ordre social, et l’équivalence entre la distinction parfaits/imparfaits et clercsmoines / laïcs114. La position de ce passage dans la vita correspond assurément à une construction discursive visant à légitimer le choix de vie d’Étienne à Muret : DXGpSDUWVHWURXYHXQHDXWRULVDWLRQSRQWLÀFDOHjODÀQ²MXVWHDYDQWVDPRUW²OD caution apportée par deux grands cardinaux. Ce besoin de légitimation est d’autant plus grand que cette position hors des ordines suscite des résistances.
112. Sur la règle : J. BECQUET, « La règle de Grandmont », Bulletin de la Société archéologique et historique du Limousin, 87, 1958, p. 9-36, repris dans Études grandmontaines ; L. PALMA, « La povertà nell’ “ordo” di Grandmont », Aevum, 48, 1974, p. 270-287, a relevé l’écart entre le début de la Règle et le Liber de doctrina. 113. Vita venerabilis viri Stephani Muretensis, éd. J. BECQUET, CC Cont. Med.S/HVDMRXWVGHODÀQ du XIIe s. (vita ampliata) accentuent cet aspect de prise en charge par les clercs : p. 141. 114. Sur cette place des laïcs : Y. CONGAR, « Les laïcs et l’écclésiologie des “ordines” chez les théologiens des XIe et XIIe siècles », dans , ODLFL QHOOD ´VRFLHWDV FKULVWLDQDµ GHL VHFROL ;, H ;,,, Milan, 1966, p. 83-117, repris dans Études d’ecclésiologie médiévale, Londres, 1983 ; C. de MIRAMON, Les ©GRQQpVªDX0R\HQÇJH8QHIRUPHGHYLHUHOLJLHXVHODwTXHYY , Paris, 1999, en part. p. 10-12, p. 412-415.
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Le prologue de la règle en est le plus net révélateur115. Son auteur se trouve GHYDQWODGLIÀFXOWpG·LPSRVHUXQHUqJOHjXQRUGUHGRQWO·LQLWLDWHXUDYDLWSUpFLsément refusé toute règle. Il s’efforce donc dans un premier temps de réduire la portée de l’expression selon laquelle il n’y a d’autre règle que l’Évangile, en H[SOLTXDQWTX·HOOHVLJQLÀHTXHWRXWHVOHVUqJOHVH[LVWDQWHVVRQWDXWDQWGHEUDQFKHV qui prennent leurs racines dans l’Évangile. Ainsi l’Évangile n’est plus considéré comme la règle à suivre, mais comme une source à laquelle il faut puiser. Se fondant sur ce principe, le rédacteur peut retrouver le discours traditionnel : l’Évangile contient des préceptes qui s’adressent à tous et des conseils (Mt 19) destinés à « la plus haute perfection de notre salut ». Ils sont facultatifs mais celui qui choisit cette voie ne peut plus ensuite retourner en arrière. Le rédacteur explique alors que sa règle se rattache à l’Évangile parce que rien ne le contredit, FHTXLHVWXQHIDoRQGHVHSUpVHQWHUFRPPHÀGqOHjODYRORQWpG·eWLHQQHGH0XUHW Il ajoute toutefois qu’il se soumet aussi aux institutions canoniques et aux écrits GHV3qUHVFHTXLFRQÀUPHODYRORQWpG·LQVFULUHO·RUGUHGDQVODWUDGLWLRQXQordo correspondent des textes évangéliques, des décisions ecclésiastiques et des autorités patristiques : le rédacteur du prologue se replace strictement dans le cadre de cette triple obédience, contre ce qu’il pouvait y avoir d’insubordination dans la volonté de s’en tenir à l’Évangile. Il conclut en se référant au modèle de l’Église des Actes des apôtres, ce qui rejoint là aussi le discours commun. Étant donné l’écart qu’il présente avec la vita et surtout avec le Liber de doctrinaQRXVSHQVRQVTXHFHGLVFRXUVHVWXQHÀFWLRQOLWWpUDLUHGHVWLQpHjOpJLWLPHUOD mise en place d’une règle. Même s’il s’agissait vraiment d’un discours d’Étienne de Muret, celui-ci n’en serait pas moins révélateur des tensions existantes. La règle de l’ordre de Grandmont témoigne ainsi, d’une part, de la diffusion de l’idéal de pauvreté – qu’elle assimile très largement – et, d’autre part, des résistances qu’il y a à l’intégrer dans une compréhension nouvelle de l’Évangile, qui pourrait remettre en cause l’ecclésiologie des ordines. *** La revendication de la pauvreté volontaire apparaît ainsi comme un élément fédérateur des religiones novae qui semblent trouver dans cette expression une des incarnations de leur identité. Comment expliquer le choix de cette expression et son succès ? Elle n’était pas totalement inconnue : elle se trouvait déjà liée aux %pDWLWXGHV GDQV XQ VHUPRQ GH &KURPDFH G·$TXLOpH j OD ÀQ GX IVe siècle. Plus LPSRUWDQWODUqJOHGH%DVLOHWUDGXLWHSDU5XÀQDVVRFLHOHV%pDWLWXGHVj0W sans toutefois parler de pauvreté volontaire116. Comme l’attestent les propos prêtés 115. Il serait aussi possible de citer le prologue rajouté au liber de doctrina qui, dès ses premières lignes, DIÀUPHTXHFKDFXQSHXWWURXYHUOHPRGqOHQpFHVVDLUHjVDFRQGLWLRQexemplar necessarium conversationi suae) (éd. J. BECQUET, CC Cont. Med. 8, p. 3). 116. %DVLOL5HJXODD5XÀQRODWLQHYHUVD, éd. K. ZELZER, CSEL 86, Vienne, 1986, § 125, p. 154-155 : Qui sunt pauperes spiritu ? Domino dicente aliquando quidem quia verba quae ego locutus sum vobis spiritus et vita est, aliquando autem quia Spiritus sanctus ipse vos docebit omnia et commebit vos quae
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à Étienne de Muret, cette règle jouissait dans les milieux inspirés par les nouvelles idées sur la pauvreté d’un prestige considérable. Robert d’Arbrissel, Étienne de Muret, Norbert de Xanten, Bernard de Clairvaux, n’ont pas inventé l’expression. Pour autant l’essor de la pauvreté volontaire dans les discours du XIIe s. n’est pas un simple effet de révélation documentaire. Un auteur comme Pierre Damien, proche des milieux érémitiques, défenseur et propagateur de l’idéologie de la pauvreté, ne l’utilise jamais et ne cite qu’à deux occasions la pauvreté en esprit, qu’il comprend comme l’humilité. Si l’expression connaît un tel succès à partir du XIIe siècle, c’est d’une part TX·HOOHHVWSRUWpHSDUGHVSHUVRQQDJHVLQÁXHQWVG·DXWUHSDUWTX·HOOHUpSRQGSRXU ceux-ci à un besoin et à une volonté. Un besoin : le choix de ce terme pourrait s’expliquer par un processus à la fois de rapprochement et de distinction par rapport aux nécessiteux. Au moment où le discours monastique met en avant le vocabulaire de la pauvreté, où il se calque partiellement sur la pauvreté des nécessiteux, où le manque, l’insécurité, la faim, la soif, le froid, font partie de la pauvreté monastique, l’expression « pauvreté volontaire » suggère une distinction fondamentale avec les nécessiteux, et supprime l’ambiguïté que laissait planer O·HVVRUGXOH[LTXHGHODSDXYUHWp(OOHDIÀUPHjODIRLVODSDXYUHWpGHVPRLQHV et ce qui la distingue des nécessiteux. L’utilisation croissante de pauper spiritu pour désigner le moine pourrait résulter de la volonté de distinguer plus nettement le moine du pauvre, alors que l’expression plus traditionnelle de pauper Christi entretenait la confusion entre les deux – confusion qui ne posait pas de problèmes tant que les moines ne revendiquaient pas la pauvreté comme valeur essentielle, mais qui devient plus gênante quand ils présentent leur pauvreté à l’aune de celle des nécessiteux. La pauvreté volontaire répond à un besoin : maintenir une distance entre les vils miséreux qui parcourent la terre en quête de pain, et les moines établis. Elle répond à une autre préoccupation : montrer le rôle de la volonté dans la GpÀQLWLRQGHODSDXYUHWp(OOHGpVLJQHFHUWHVFHX[TXLHQXQPRPHQWSUpFLVRQW renoncé à leurs richesses pour rejoindre le monastère. Mais elle suppose surtout une action continue de la volonté. « Ce n’est pas la pauvreté qui est une vertu, mais l’amour de la pauvreté »117: cette phrase de Bernard de Clairvaux, appelée à un grand succès, souligne le caractère continu du choix de la pauvreté. C’est que la pauvreté réside avant tout dans la volonté. Ce ne sont pas en l’occurrence des LGpHVQRXYHOOHVPDLVHOOHVVRQWUpDIÀUPpHVODSDXYUHWpHVWG·DERUGXQUHQRQFHment intérieur aux choses, et au désir des biens matériels ; c’est une application de la volonté qui seule permet de rester pauvre au milieu des richesses, comme celles GHVPRQDVWqUHVFLVWHUFLHQV« dixi vobis, non enim loquetur a se, sed omnia quae audiet haec loquetur, isti sunt pauperes spiritu qui non alia aliqua causa pauperes sunt nisi propter doctrinam domini dicentis Vade et vende omnia quae habes et da pauperibus. Si autem quis etiam quacumque ex causa impositam sibi paupertatem secundum voluntatem domini dispenset et ferat sicut ille Lazarus, etiam iste a beatitudine non erit alienus domino praecipiente Nolite solliciti esse quid manducetis vel quid bibatis vel quid induamini. 117. Non enim paupertas virtus reputatur, sed paupertatis amor (Opera, Ep 10, t. 7, p. 255).
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Toutefois, au-delà de ces généralités, la « pauvreté volontaire » n’est pas investie des mêmes réalités selon les milieux ou les personnes : signe de ralliement des RUGUHVQRXYHDX[HOOHHVWSRXUWDQWORLQGHVLJQLÀHUSRXUWRXVODPrPHUpDOLWp3RXU Étienne de Muret, il semble que ce soit un choix de vie à la fois individuel et collectif, largement pensé en opposition à la richesse des monastères, et qui implique un effort de détachement par rapport aux liens sociaux, un désir de sortir de la société malgré la réception des dons. Bernard de Clairvaux en fait principalement un des éléments d’une ascèse individuelle, qui n’exclut pas que les moines soient des « seigneurs propriétaires », et qu’ils puissent à l’occasion user de leur pauYUHWpSRXUDVVHRLUOHXUDXWRULWp(QÀQ3KLOLSSHGH+DUYHQJUHSUHQGFHWWHUKpWRULTXH de la pauvreté, tout en l’adaptant à un cadre à la fois clérical et monastique, qui admet la richesse collective, sans insister sur l’importance de l’ascèse individuelle. En revanche, plus nettement que Bernard de Clairvaux, il souligne la domination sociale que permet l’exercice de la pauvreté volontaire. Ces trois exemples montrent comment une même rhétorique recouvre des pensées bien différentes. Celles-ci ont toutefois, dans le processus discursif, un point commun : l’importance accordée aux Évangiles et, singulièrement, aux Béatitudes. Pour Étienne de Muret, la pauvreté volontaire résulte de la lecture de cette seule règle qu’est l’Évangile. Nous avons vu comment Philippe de Harveng s’efforçait de penser ODGLVWLQFWLRQHQWUHDQFLHQQHHWQRXYHOOH/RLSRXUMXVWLÀHUOHFKRL[GHODSDXYUHWp volontaire. Des passages similaires se retrouvent dans la pensée cistercienne, et l’œuvre de Bernard fait une place particulière à l’Évangile. La consultation de l’index des citations bibliques montre que les quatre Évangiles forment l’ensemble biblique le plus cité par Bernard118. Si l’on distingue livre par livre, ce sont les Psaumes qui viennent en premier, suivis par l’Évangile de Matthieu. Dans celuici, le verset le plus cité est Mt 11, 29, suivi de Mt 5, 3. Le lien ainsi établi entre la pauvreté monastique et le texte des Béatitudes suppose une compréhension nouvelle de ce passage évangélique, comme appel à la pauvreté volontaire. Pour les tenants du nouveau monachisme, Mt 19 sert de clé d’interprétation aux Béatitudes, ce qui rompt à la fois avec l’exégèse augustinienne de ce passage biblique et avec les expressions de la désappropriation monastique. Ces deux ruptures, comprises sous le nom de pauvreté volontaire, suscitent toutefois des résistances.
2. RÉSISTANCES À LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE La diffusion du syntagme « pauvreté volontaire » comme de l’interprétation des Béatitudes qui lui est associée, n’est pas universelle. Si l’expression est désorPDLVFRQQXHGHWRXVHOOHHVWFODLUHPHQWLGHQWLÀpHFRPPHODVSpFLÀFLWpGHJURXSHV réformateurs et n’est donc pas systématiquement reprise. C’est ce que montrent les œuvres de Rupert de Deutz, qui connaît l’expression mais l’utilise volontai118. G. HENDRIX, Index biblicus in opera omnia S. Bernardi, dans 6DQFWL %HUQDUGL RSHUD YRO ,;, Turnhout, 1998.
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rement peu, et d’Abélard, qui recourt à la pauvreté volontaire seulement dans un FRQWH[WH SDUWLFXOLHU GH UpIRUPH (QÀQ XQ WUDLWp FRQWUH O·KpUpWLTXH +HQUL VDQV évoquer explicitement la pauvreté volontaire, la rejette au nom d’une interprétation traditionnelle des Béatitudes.
2.1. Rupert de Deutz entre défense de la pauvreté et rejet de la pauvreté volontaire L’œuvre de Rupert de Deutz permet d’éclairer le développement d’une interprétation nouvelle des Évangiles qui accentue l’importance de la pauvreté et, en même temps, tout ce qui peut la séparer de l’idéologie de la pauvreté volontaire. Maria Lodovica Arduini a souligné la place de la pauvreté dans le discours de Rupert : défenseur des idéaux grégoriens, il a écrit une nouvelle Vita de l’archevêque Héribert précisément pour mettre en avant sa pratique de la pauvreté ; celle-ci est donc naturellement présente aussi au cœur de l’expérience monastique ; les moines, qui sont des pauperes Christi, sont aussi des pauperes voluntarii qui suivent l’enseignement et le modèle du Christ qui a fait l’éloge de la sancta paupertas ; et les nécessiteux eux-mêmes ne sont pas exclus de cette revalorisaWLRQGHODSDXYUHWpHX[TXLEpQpÀFLHQWGHV ODUJHV DXP{QHVHWVRQW LQYLWpVjOD VDQFWLÀFDWLRQSDUODSUDWLTXHGHO·KXPLOLWp119. Toutefois, s’il est indubitable que le lexique de la pauvreté prend dans l’œuvre de Rupert une place importante révélatrice d’un changement opéré au cœur du monachisme, l’analyse de son exégèse révèle que sa pensée se situe bien dans la continuité du modèle monastique carolingien. Tout d’abord nous n’avons trouvé, malgré l’étendue de l’œuvre de Rupert, que quatre allusions à la « pauvreté volontaire ». De plus, c’est, à chaque fois, dans le contexte de l’alliance entre moines et puissants. La première occurrence se trouve au chapitre 12 de la vita Heriberti, qui commence ainsi : Pendant ce temps, alors qu’il s’appliquait à faire de nombreuses et grandes œuvres de miséricorde, ce père des pauvres et quotidien pourvoyeur des besoins des veuves et des orphelins s’attachait de toute son âme à construire un monastère SRXUTXHOHVPRLQHVSXLVVHQW\VHUYLU'LHXFKDTXHMRXUFHGRQWO·RUGUHSURÀWHUDLW parce qu’ils sont pauvres – des pauvres volontaires n’ayant rien en propre dans ce monde120.
119. « “Pauperes” e “paupertas” nella Renania dei secoli XI e XII. Ruperto di Deutz e Ildegarda di Bingen », dans Istituzioni monastiche e istituzioni canonicali in Occidente (1123-1215), Milan, 1980, p. 632-659 ; « Il problema della “paupertas” nella “Vita sancti Heriberti archiepiscopi coloniensis” di Ruperto di Deutz », Studi Medievali, 20/1, 1979, p. 87-138. 120. Vita Heriberti, éd. P. DINTER, Bonn, 1976, p. 52 : Interea cum multis et magnis misericordiae operibus insisteret pauperum pater viduarumque et orphanorum quotidianus provisor, incumbebat animo eius FXUDTXRWLGLDQDVHUYLWXULV'HRPRQDFKLVFRQVWUXHUHFHQRELXPTXRUXPYLGHOLFHWRUGRSURÀWHWXUTXLD pauperes sunt, pauperes voluntarii nihil in hoc mundo habentes proprium.
II. L’INVENTION DE LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
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Bien que les moines soient présentés comme des pauvres, sur le même plan que les veuves et les orphelins, il n’est pas question de leur apporter de la nourriture, comme aux mendiants, mais de construire un nouveau monastère. La SDXYUHWpYRORQWDLUHHVWVHXOHPHQWGpÀQLHSDUO·DEVHQFHGHSURSULpWpLQGLYLGXHOOH ce qui est conforme au modèle monastique bénédictin ; et les moines ont pour fonction de servir Dieu, ce qui rappelle leur fonction liturgique que Rupert défend YLJRXUHXVHPHQW/·DIÀUPDWLRQGHODSDXYUHWpGHVPRLQHVVHUWGDQVFHSDVVDJHj MXVWLÀHUHWjUHYHQGLTXHUG·XQHSDUWODSURWHFWLRQGHO·DUFKHYrTXH²HQTXDOLWpGH pater pauperum – et, d’autre part, des donations au monastère qui sont assimilées à des œuvres de miséricorde. L’expression « pauvres volontaires » rappelle que les moines sont, eux aussi, des pauvres. La suite du texte évoque un accord entre l’évêque et l’empereur Otton, dans lequel ce dernier fait construire le monastère ob salutem suam. C’est l’occasion pour Rupert de théoriser les relations entre riches et pauvres : « Les arbres des champs seront rassasiés, et les cèdres du Liban qu’il a plantés » (Ps 103, 16). Car par cette annonce, sous les noms d’arbres des champs et de cèdres du Liban, qu’il faut comprendre selon le sens mystique, l’Esprit saint a promis aux riches et aux puissants du siècle qu’ils seraient accueillis par les SDXYUHVF·HVWjGLUHSDUOHVÀOVVSLULWXHOVGHO·eJOLVHjSURSRVGHVTXHOVLODMRXWH aussitôt au même endroit : « Là les passereaux feront leur nid ; le nid de la cigogne est comme leur guide » 3V &·HVWOH&KULVWTXLHVWVLJQLÀpSDUODFLJRJQH Il est le pourvoyeur de ceux qui, pour lui, se sont faits pauvres en préparant les âmes des riches de ce monde. Ainsi, de même que les oiseaux ont leur nid dans les branches des arbres des champs et dans les cèdres du Liban, de même les pauvres perçoivent, dans les possessions et les biens des riches, ce qui a été préparé pour satisfaire à leurs nécessités en cette vie. Il convenait de rappeler ce point, pour que pareillement tout homme qui vit de tels biens, médite cette loi, lui qui doit mettre en œuvre le service du Christ et la sainte pauvreté, que le Christ lui-même a enseignée, parce qu’il doit voler comme un oiseau, c’est-à-dire penser à l’Église, pour être digne de l’accueil et de la rétribution, qui a été préparée par la vie spirituelle des oiseaux, c’est-à-dire les pauvres, ou les humbles121.
Ce passage est structuré par un couple riches / pauvres : les puissants de ce siècle viennent en aide aux pauvres qui les recevront dans l’au-delà. Ces pauvres
121. ID., p. 52-53 : Saturabuntur ligna campi et cedri Libani, quas plantavit. Hoc namque preconio sub nominibus lignorum campi et cedrorum Libani mistice a sancto Spiritu divites et potentes seculi proPLVVLVXQWKRVSLWDOHVIXWXULSDXSHULEXVLGHVWVSLULWXDOLEXVHFFOHVLHÀOLLVGHTXDOLEXVLELGHPFRQWLQXR VXELXQJLWLOOLFSDVVHUHVQLGLÀFDEXQWKHURGLLGRPXVGX[HVWHRUXPLGHVW&KULVWXVTXLSHUDYHPKHURGLXPVLJQLÀFDWXUSURYLVRUHVWHRUXPTXLSURSWHULSVXPSDXSHUHVÀXQWSUHSDUDQGRDQLPRVGLYLWXP VHFXODULXPXWTXRPRGRSDVVHUHVLQUDPLVOLJQRUXPFDPSLFHGURUXPTXH /LEDQLQLGLÀFDQWLWDLSVL in possessionibus sive facultatibus eorum parata sibi vite huius necessaria percipiant. Hec idicirco commemorare libuit, ut pariter recogitet quisque qui de talium constituto vivit professus Christi servitium sanctamque paupertatem, quam Christus ipse docuit, quia tanquam passer volare, id est ecclesia cogitare debet, ut dignus sit hospitio vel stipendio, quod passerum id est pauperum sive humilium spirituali vite paratum est.
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sont les moines. S’il rappelle ainsi les puissants à leurs obligations envers les moines, Rupert ne néglige pas pour autant de souligner les devoirs des moines : vaquer aux affaires de l’Église, au service du Christ et pratiquer la sainte pauvreté. L’introduction de cette expression comme la récurrence du mot « pauvre » témoignent bien de l’importance nouvelle accordée à la pauvreté dans le monde monastique. Elle doit toutefois être nuancée : l’expression « sainte pauvreté », dans ce discours, pourrait avoir comme fonction principale de la distinguer d’une pauvreté qui précisément n’est pas sainte, celle des nécessiteux. Comme l’expression de « pauvres volontaires », celle de « sainte pauvreté » vise surtout à détourner au SURÀWGHVPRLQHVOHV±XYUHVGHPLVpULFRUGH/D©VDLQWHSDXYUHWpªHQVHLJQpHSDU le Christ consiste dans l’abandon des biens personnels et dans l’humilité122. Cette interprétation se retrouve systématiquement dans l’œuvre de Rupert. Il traite des Béatitudes pour elles-mêmes à trois reprises : dans le passage du Liber GH GLYLQLV RIÀFLLV consacré à l’octave de Pâques, dans le livre du De Trinitate consacré aux Évangiles et, bien sûr, dans le commentaire de Matthieu. Dans les WURLVFDVOHVWKqPHVVRQWLGHQWLTXHVHWSDUIDLWHPHQWÀGqOHVjODSHQVpHDXJXVWLnienne : la première béatitude correspond à l’humilité qu’apporte l’esprit de crainte du Seigneur ; Abraham, Isaac et Jacob illustrent un tel comportement. Quand il utilise l’expression pauperes spiritu en dehors du commentaire de l’ensemble des Béatitudes, Rupert la comprend aussi dans ce sens, et la glose souvent d’un id est humiles123/·DIÀUPDWLRQODSOXVIUDSSDQWHGHODGLVWLQFWLRQHQWUHODSDXYUHWp matérielle et la pauvreté en esprit se trouve dans le De Trinitate : « Bienheureux », dit-il, « les pauvres en esprit ». Bienheureux ceux qui ont l’esprit de crainte du Seigneur : même s’ils sont riches en ce monde, comme le fut Abraham, même s’ils portent la pourpre royale, et s’ils conduisent en triomphe les GpSRXLOOHVGHVHQQHPLVFRPPHOHÀW'DYLGLOVPDUFKHQWOHF±XUFRQWULWHWO·HVSULW humble. Ils savent en effet qu’ils sont pauvres des biens spirituels, sans cesse ils mendient et, dans un gémissement de supplication, quémandent leur obole au seul et unique roi riche du royaume de Dieu124.
Comme pour Augustin, la pauvreté en esprit est indépendante de la question de la pauvreté matérielle. Par ailleurs, la référence aux riches et aux rois de ce 122. Contrairement à M. L. ARDUINI, « Paupertas«ªSLOPHVHPEOHLPSRVVLEOHGHYRLUGDQVFHWWH mention de l’humilité une ouverture à tous les pauvres : l’expression latine pauperum sive humilium pYRTXHXQHpTXLYDOHQFHXQHGpÀQLWLRQSOXW{WTX·XQHDOWHUQDWLYHWRXWOHFKDSLWUHQHSDUOHTXHGHOD construction du monastère pour les « pauvres », c’est à dire les moines ; et le chapitre se clôt sur une phrase de Rupert disant qu’il doit cesser d’instruire les moines. 123. Exemples de ces utilisations : In Canticum canticorum, p. 35 ; In Evangelium sancti Iohannis, p. 72 ; De Trinitate, CC Cont. Med. 22, p. 1053, p. 1202, p. 1203. Je n’ai trouvé qu’un seul contre-exemple, où la pauvreté en esprit est associée à la pauvreté matérielle : De Trinitate, CC Cont. Med. 23, p. 1555 : ©>«@credidistis vos, relictis omnibus, pauperes censu me secuti estis pauperes spiritu >«@ª 124. De Trinitate, 33, 18, éd. H. HAACKE, CC Cont. Med. 23, p. 1798 : Beati, inquit, pauperes spiritu, beati habentes spiritum timoris Domini, qui tametsi in hoc saeculo divites sunt, ut fuit Abraham, tametsi regali purpura vestiti incedant, et crebros de hostibus triumphos ducant, ut fecit David, corde contrito et humiliato ambulant spiritu, cognoscentes se esse pauperes spiritualibus bonis, mendicantes iugiter et supplici gemitu stipem postulantes ab uno et solo divite rege regni Dei.
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PRQGHFRQÀUPHODYRORQWpGH5XSHUWG·pWDEOLUXQHDVVRFLDWLRQHQWUHOHVSXLVVDQWV et les moines, fondée sur une répartition des rôles : les rois peuvent se livrer aux activités militaires et séculières, porter la pourpre de la domination, s’ils se reconnaissent comme dépourvus des biens spirituels. Le chapitre 12 de la vita Heriberti se poursuit avec la citation de Mt 6, 31-34, à partir de laquelle Rupert explique que les moines pouvaient se livrer à la contemplation sans crainte du lendemain, parce que le Seigneur pourvoit, à travers les riches, à leurs besoins. C’est dans le commentaire de cette même péricope évangélique qu’apparaissent deux des autres occurrences de l’expression « pauvreté volontaire ». Se retrouve aussi la référence au Ps 103, 16-17, qui est appelée par l’idée des oiseaux qui ne se soucient pas de leur nourriture. À nouveau, c’est le thème du couple riches / moines qui est développé. Dieu a permis que les arbres des champs et les cèdres du Liban, c’est-à-dire les « nations stériles et incultes et les plus grands princes », s’enrichissent et soient dans l’abondance de biens (divitiis dilatari et abundare permisit), pour que les hommes spirituels tournés vers le ciel reçoivent d’eux le soutien matériel125. Le Christ est comme cet oiseau plus fort encore que l’aigle, la cigogne, qui habite la vie apostolique126. 1LGLÀFHQWDSXGYRV: ce que prône Rupert n’est rien d’autre que l’alliance entre les grands de ce monde, les riches et les puissants, les plus grands princes, et les moines, dans un échange tel que l’a incarné le modèle clunisien127 : les moines reçoivent les biens temporels en échange desquels ils prient pour le salut de leurs donateurs. Dans son commentaire de la règle, Rupert s’appuie aussi sur ce modèle SRXUMXVWLÀHUTXHOHVPRLQHVVRLHQWSUrWUHVLO\DWDQWGHGRQVIDLWVDX[PRQDVWqUHV qu’il faut des prêtres pour répondre aux besoins liturgiques qui en découlent128. Dans ce commentaire de Matthieu, la pauvreté des moines est mentionnée, mais HOOHQHIDLWSDVO·REMHWGHUpÁH[LRQVDSSURIRQGLHVODSDXYUHWpYRORQWDLUHGpVLJQH ici l’abandon des biens personnels, qui constitue un des fondements de la vie monastique – le second étant la chasteté129. L’interprétation d’autres passages évangéliques, conforme à la tradition, FRQÀUPHTXHODSDXYUHWpIRQGHXQGURLWjSHUFHYRLUOHVVXEVLGHVGHVKRPPHVGX
125. CC Cont. Med. 29, p. 181. 126. Ibid. p. 181-182 : Si passeres esse cupitis, si relictis omnibus, hunc magistrum sequi vultis, domus eius dux erit omnium vestrum, evangelium eius praecedit volatum vestrum, clamans ad ligna campi, dicens ad cedros Libani, praecipiens potentibus et divitibus huius saeculi : Expandite ramos vestros, HWVXVFLSLWHSDVVHUHVLVWRVHIIXQGLWHWKHVDXURVYHVWURVHWSDVFLWHYROXQWDULRVSDXSHUHVLVWRV1LGLÀFHQW apud vos passeres isti, construite coenobia, fundate ecclesias, ubi habitent pauperes isti, ut vacet illis vespere et mane et meridie narrare, et annuntiare, et exaudiet Deus vocem eorum, tam pro vobis quam pro semetipsis clamantium atque exorantium. 127. B. H. ROSENWEIN, To be the Neighbor of Saint Peter. The Social Meaning of Cluny’s Property, Ithaca, 1989. 128. In regulam sancti Benedicti, III, 12, PL 170, col. 520 ; il avait auparavant à nouveau recouru au Ps 103 : III, 7, col. 515. 129. &·HVW FH TXH FRQÀUPH OD WUDQVLWLRQ TX·RSqUH 5XSHUW TXHOTXHV OLJQHV SOXV EDV CC Cont. Med. 29, p. 183, l. 504 sq.
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monde. Sur Mt 10, 9-10, il distingue deux bâtons : celui de la domination, qui est le fait des laïcs et qui est interdit aux clercs ; et celui de la discipline ecclésiastique, que les clercs doivent prendre. Cette interprétation, qui semble nouvelle, contribue à renforcer l’idée d’un couple puissants / moines, puisque chacun a sa fonction. Par la suite, Rupert reprend l’interprétation habituelle : les prédicateurs ne doivent rien emporter parce que tout, la nourriture et le vêtement, leur est dû130. Dans le De TrinitateFHSDVVDJHHVWSOXVFRQFUqWHPHQWXWLOLVpSRXUMXVWLÀHUOHSUplèvement de la dîme131. Dans ce même livre, se retrouve le couple riches/moines à travers l’établissement d’un lien entre Mt 19 et Mt 25 : il existe des conseils et des préceptes ; ceux qui ne suivent que les préceptes et n’abandonnent pas tous leurs biens doivent pratiquer les œuvres de miséricorde, spécialement envers ceux qui ont tout abandonné, les moines132. En dernière analyse, c’est dans le détachement par rapport aux soucis matériels que se situe la pauvreté monastique telle que la conçoit Rupert. Mais celui-ci n’implique ni pauvreté ascétique, ni jeûnes éprouvants, ni travail manuel. Au contraire. C’est au nom du détachement qu’il rejette les jeûnes trop exigeants, qui sont une forme de souci pour la nourriture et courent le risque de l’intempérance133. Le détachement des affaires du monde constitue aussi un argument contre le travail manuel, présenté comme une activité risquée pour le moine dans la mesure où elle le conduit à l’extérieur du monastère134 : les moines qui ne sont pas ordonnés ne doivent donc le pratiquer qu’à condition qu’il puisse se faire à l’intérieur de la clôture135. D’autre part, il dénonce la sollicitudo qui accompagne les travaux des champs136. Il est par ailleurs connu que Rupert défend le faste
130. Ibid. p. 246-248 131. De Trinitate, 7, 25, CC Cont. Med. 21, p. 460 : His acceptis, non ingrati offeramus illi decimas et hostiasde universis : decimas, videlicet, ut habeat mercedem suam, quia dignus est operarius qui altario deseruit. 132. Sur la distinction entre conseils et préceptes : De Trinitate 38, 20, CC Cont. Med.S/DGpÀnition des minimi auxquels doivent s’adresser les œuvres de miséricorde se trouve dans De Trinitate, 42, 16, CC Cont. Med. 24, p. 2 117-2 118 : Ce sont en premier lieu les moines, même s’il peut s’agir aussi des nécessiteux. 133. Par exemple Super Mattheum VI, CC Cont. Med. 29, p. 177 : Hactenus temperandum esse docuit a PDOLJQDHWGRORVDVXSHUÁXLWDWHK\SRFULWDUXPTXRUXPLQWHPSHUDQWLDFLERUXPJUDQGHHVWLQWHPSHrantiae vitium, nunc addit quod adhuc melius et perfectius est, ut hi, qui spiritualibus studiis idonei sunt, soluti ac liberi esse cupiant ab omni occupatione curarum saecularium, ab omni sollicitudine rerum quoque victualium>«@,OFLWHHQVXLWHO·H[HPSOHGH0DUWKHHW0DULH 134. In Regulam S. Benedicti, 3, 5, PL 170, col. 514 : Qui haec dicit, manifestum est, quia non vult monachos occupari in illis operibus manuum, quae non possunt nisi foris exerceri, sed tantummodo pro QHFHVVLWDWHFRQFHGLWKXFÀHUL ; ID. 3, 6 : Ubi autem necessitas nulla cogit, nec ipse vult nos vagari foris>«@ 135. Ibid. 3, 10, PL 170, col. 516 : Sic nimirum salvo sacratione intellectu, monachi illitterati, ac per KRFQHTXHVDFHUGRWDOLEXVQHTXHOHYLWLFLVDSWLRIÀFLLVQRQRPQLQRRWLRVLVXQWGXPVDFHUGRWLEXVHW OHYLWLVTXRWLGLDQXPLQGLYLQLVRIÀFLLVIHUXQWVRODWLXPTXDQWXPOLFHWHWTXDQWXPVFLXQWDFGHLQGHTXDV noverunt exercent artes, intus dumtaxat, intra claustra monasterii, sicut supra memorata sententia B. Benedictum velle demonstravit. 136. Ibid. 3, 10, PL 170, col. 517D.
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des célébrations et des constructions137. C’est dans la célébration liturgique que s’accomplit le détachement envers le monde. Le service de l’autel constitue pour Rupert, le plus haut ministère du moine et l’accomplissement de son propos. Ce modèle de détachement introduit par rapport au modèle monastique carolingien, une séparation plus rigoureuse avec les laïcs. Certes le système défendu par Rupert fonctionne toujours sur le principe de la complémentarité entre les puissants et les moines ainsi que sur la prise en charge de la société dans la prière138. Toutefois le chapitre du commentaire de la règle qui traite de cet aspect, présente les grands comme des circummanentes christiani139 qui demeurent autour des monastères, ce qui correspond à une séparation à la fois spatiale et fonctionnelle. Nous avons vu comment Rupert souligne l’écart entre les activités des grands – la guerre et la domination – qui sont légitimes pour eux, et celles GHVFOHUFVTXLOHXUVRQWVSpFLÀTXHV&HWWHGLVWLQFWLRQIRQFWLRQQHOOHG·LQVSLUDWLRQ grégorienne, s’inscrit dans une séparation matérielle, sur la nécessité de laquelle insiste particulièrement le De incendio : la rumeur des activités laïques ne saurait envahir le silence que doit assurer l’espace monastique pour permettre le retrait des moines140. Le même souci de séparation et de retrait se traduit par le renoncement à reconnaître les œuvres de miséricorde comme une vocation monastique141. ,O VH UHWURXYH HQÀQ LQGLUHFWHPHQW GDQV O·DUJXPHQWDWLRQ HQ IDYHXU GH O·H[HUFLFH des fonctions cléricales par les moines. Rupert a défendu, à la fois contre les nouveaux ordres monastiques et contre les chanoines réguliers, le droit des moines de servir l’autel et de prêcher, et donc de jouir des dîmes et autres revenus ecclésiastiques142. Toutefois dans le commentaire de la règle, il défend systématiquement le service liturgique comme le lieu d’accomplissement de la perfection monastique, mais n’évoque ni la dispense des sacrements aux laïcs, ni l’exercice liturgique au sein d’églises paroissiales. L’opuscule sur la prédication des moines n’évoque pas davantage les besoins des laïcs143. C’est principalement une réponse à l’adage de Jérôme invitant les moines à pleurer plutôt qu’à enseigner. Comme les ordres monastiques nouveaux, Rupert accentue donc la séparation entre moines et laïcs. Mais il ne poursuit pas cette logique jusqu’au renoncement
137. 'HGLYLQLVRIÀFLLV, CC Cont. Med. 7, p. 56-60. 138. M. LAUWERS, « La prière comme fonction sociale dans l’Occident médiéval (Ve-XIIIe siècle) », dans J.-F. COTTIER (éd.), La prière en latin de l’Antiquité au XVIeVLqFOH)RUPHVHYROXWLRQVVLJQLÀFDWLRQV, Turnhout, 2006, p. 209-227. 139. In Regulam, 3, 12, PL 170, col. 520 ; la description de l’évolution du rapport des pouvoirs séculiers à l’Église se trouve au chapitre précédent, col. 518-520. 140. H. GRUNDMANN, « Der Brand von Deutz 1128 in der Darstellung Abt Ruperts von Deutz », Deutsches Archiv, 22, 1966, p. 385-471 (texte édité p. 441-471), en particulier les chapitres 8, 9 et 13. 141. De Trinitate, 42, 14, CC Cont. Med. 24, p. 2115-6 : Nam qui contemplativae vitae dediti sunt, eorum non est iudicari sed iudicare. Immo sicut eorum non est quidquam in hoc saeculo possidere, sed omnia pro Christo reliquisse, sic eorum non est esurientem pascere, sitienti potum dare, hospitem colligere, QXGXPRSHULUHLQÀUPXPHWLQFDUFHUHSRVLWXPYLVLWDUH. Rupert a toutefois lui-même songé à bâtir des lieux pour les œuvres de miséricorde : De incendio, 18, éd. cit., p. 463. 142. J. VAN ENGEN, Rupert of Deutz, chap. 8. 143. Altercatio monachi et clerici quod liceat monacho praedicare, PL 170, col. 537-542.
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à posséder des églises paroissiales ou des dîmes. De même, il introduit le lexique de la pauvreté, sans pour autant reprendre à son compte le modèle de la pauvreté volontaire144. Il était d’ailleurs conscient de l’écart entre son modèle de vie monastique fondé sur le détachement au service de l’autel, et ce que d’aucuns de ses contemporains appelaient « pauvreté volontaire » : Tu sais tout ce que nous avons dit jusque-là du travail manuel. Ce faisant, nous ne condamnons ni ne méprisons ta pauvreté volontaire, mais nous défendons le droit de tous ceux qui servent l’autel. Nous ne protégeons pas l’oisiveté, qui est l’ennemie de l’âme, mais une occupation supérieure – celle de l’œuvre de Dieu. La seule action que nous approuvions est celle qui peut s’exercer à l’intérieur de la clôture monastique, car, comme le dit saint Benoît, que nous avons déjà cité, « la nécessité d’aller vaquer à l’extérieur ne convient pas du tout aux âmes monastiques »145.
Pour Rupert, l’expression « pauvreté volontaire » recouvre un sens précis, en lien avec le travail manuel, ce qui est conforme aux modèles que nous avons exposés. S’il l’emploie peu dans son œuvre, ce n’est donc ni un hasard ni une ignorance, mais un choix fondé sur une conception du monachisme. De même, s’il rattache systématiquement les Béatitudes à l’humilité, c’est probablement en réaction face à une nouvelle interprétation qu’il rejette. Il est toutefois intéressant de noter que le rejet de la pauvreté volontaire se fait au nom de l’isolement du moine, qui constituait un argument des ordres nouveaux. L’exemple de Rupert témoigne donc à la fois de la pénétration progressive d’idées nouvelles et des résistances qu’elles suscitent. 8QUDSLGHUHJDUGVXUO·±XYUHGH3LHUUHOH9pQpUDEOHFRQÀUPHFHWWHLPSUHVVLRQ Pierre le Vénérable, même s’il a contribué à réformer Cluny en y introduisant des usages cisterciens, ne semble pas utiliser l’expression de pauvreté volontaire. Quant à la pauvreté en esprit, il lui maintient son sens traditionnel. C’est du moins ce qui apparaît dans la lettre 9, adressée à un maître – probablement Abélard – qu’il entend convertir à la vie monastique. Il l’engage à rechercher la béatitude plutôt que les savoirs scolaires, et lui montre la voie qu’a ouverte le Christ en renversant les tables des enseignants et en proclamant heureux les pauvres en esprit :
144. De ce point de vue, il nous paraît impossible de dire que « Rupert fully embraced the ideal of volontary religious poverty » (p. 302), bien que nous partagions globalement la suite des analyses de J. VAN ENGEN, Rupert of Deutz, p. 302-306. 145. In Regula, 3, 13, PL 170, col. 520 : Haec hactenus a nobis de opere manuum dicta noveris, non voluntariam paupertatem tuam improbando seu contemnendo, sed eorum omnium qui altari serviunt potestatem defendendo, neque otiositatem, quae inimica est animae, excusando, sed meliorem occupationem operis Dei, et eam quae intra claustra monasterii potest exerceri, operationem solam approbando, quoniam, ut ait ipse B. Benedictus, et supra dictum est, necessitatem habere vagandis foris, animabus monachorum omnino non expedit.
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Choisis la voie de la pauvreté, pas tant celle du corps que celle de l’esprit, pas tant la pauvreté matérielle que l’humilité, pas tant celle de la chair que celle de l’intelligence (mentis)146.
Ce n’est probablement pas le but de Pierre le Vénérable dans cette lettre, mais il est possible de lire dans cet éloge de la pauvreté en esprit une réfutation de l’interprétation cistercienne : la pauvreté de l’esprit plutôt que du corps pourrait s’opposer à l’habit cistercien, l’humilité à la pauvreté volontaire, et la pauvreté de l’intelligence plutôt que celle de la chair, pourrait viser les pratiques du jeûne, ou du travail manuel. Si le destinataire de la lettre est bien Abélard, Pierre le Vénérable poursuivait peut-être un double objectif : le détourner du monde des écoles et l’éloigner du modèle monastique cistercien.
2.2. Abélard : la pauvreté volontaire dans la rhétorique de la réforme Le rapport d’Abélard à la pauvreté volontaire s’avère particulièrement complexe. Si l’expression n’apparaît que deux fois dans son œuvre – en l’occurrence dans le sermon 33 – elle s’intègre dans un discours ascétique qui, par bien des aspects, reprend celui des cisterciens. Abélard passe pourtant – non sans raison – pour un adversaire aussi bien de Norbert de Xanten, que de Bernard de Clairvaux, ou en tous cas, pour reprendre ses mots mêmes, de « ces nouveaux apôtres, dont l’un se vante d’avoir ressuscité la vie des chanoines réguliers, l’autre celle des moines »147. Nous essayerons de comprendre son recours à la pauvreté volontaire dans ce cadre. Le sermon 33 a été adressé aux moines de Saint-Gildas, probablement vers 1127, donc peu après l’élection d’Abélard comme abbé148. Malgré sa longueur, il est peut-être incomplet149. Il dresse, tout au long de son développement, une vigoureuse satire des dévoiements du monachisme, qui semble remettre en question les fondements mêmes du monachisme traditionnel, en particulier clunisien150. Quatre thèmes sont mis en avant : l’abandon du travail manuel ; 146. Ep 9, éd. G. CONSTABLE, I, p. 16 : Viam aggredere paupertatis, non tantum corporeae, quantum spiritualis, non tantum rerum, quantum humilitatis, non tantum carnis, quantum mentis. Dans les lettres, les références à Mt 5, 3 sont peu nombreuses ; outre cette lettre, il y a la lettre 20, dans laquelle la pauvreté en esprit est présente dans un contexte qui l’assimile à l’humilité : Ep 20, éd. cit., I, p. 34. 147. Historia calamitatum, éd. J. MONFRIN3DULVS>«@quosdam adversus me novos apostolos, quibus mundus plurimum credebat, excitaverunt ; quorum alter regularium canonicorum vitam, alter monachorum se resuscitasse gloriabatur6XUOHGpEDWSRXUVDYRLUV·LOHVWSRVVLEOHG·LGHQWLÀHUFHV deux apôtres à Norbert et Bernard : M. L. ARDUINI, « Ruperto, san Norberto e Abelardo. Per l’edizione delle “Opera minora Ruperti abbatis Tuitensis” », dans A. AMBROSINI, M. FERRARI, C. LEONARDI, G. PICASSO, M. REGOLIOSI, P. ZERBI (éd.), Medioevo e latinità in memoria di Ezio Franceschini, Milan, 1993, p. 51-92 (p. 80-91). 148. P. DE SANTIS, I sermoni di Abelardo per le monache del Paracleto, Louvain, 2002, p. 112 et 144. 149. P. DE SANTIS, op. cit., p. 44. 150. Sermo 33 de sancto Ioanne Baptista, PL 178, col. 582-607. Une analyse de ce sermon se trouve dans J. LECLERCQ, « “Ad ipsam sophiam Christum” Le témoignage monastique d’Abélard », Revue d’Ascétique et de Mystique, 46, 1970, p. 161-182 (p. 162-167).
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la dénonciation d’une économie fondée sur les dons – en particulier ceux des puissants ; la critique des ambitions séculières des moines qui veulent devenir évêques ; le renoncement aux vertus ascétiques. L’abandon du travail manuel semble le point de départ de l’ensemble de la perversion de la vie monastique : nous devrions vivre de notre propre labeur, alors que « nous recevons notre nourriture du travail des autres »151. Le refus de vivre du travail des autres : c’est l’argument qu’emploient les cisterciens pour refuser les dîmes. Abélard y voit le point de départ d’un processus de déclin moral : les moines reçoivent des domaines, des hommes, des servantes, des serfs, si bien qu’ils deviennent plus riches après avoir tout abandonné qu’avant ; de plus, la défense de ces droits les implique dans des procès et les conduit dans les villes. La conséquence du refus du travail est donc une implication condamnable dans les pratiques séculières : richesse, exploitation des autres, vie urbaine. Outre qu’ils imitent les puissants par leurs pratiques, les moines légitiment leurs injustices et leur domination en acceptant leurs dons. Abélard remet ici totalement en cause le fondement économique du monachisme clunisien, qui reposait sur les prières en faveur des donateurs152 : (QDFFHSWDQWOHXUVGRQVQRXVOHVODLVVRQVSOXVVHUHLQVjOHXUVLQLTXLWpVFRQÀDQWV qu’ils sont de recevoir en tous cas les suffrages de nos prières. Et ils ne croient pas avoir mal acquis ou posséder à tort, ce dont ils voient les hommes religieux demander des aumônes. Et quand nous les prenons, fréquemment nous collaborons au Mammon d’iniquité153.
Le fonctionnement du couple riches / moines est dénoncé des deux points de vue. Il trompe les puissants qu’il maintient dans leurs iniquités et il fait participer les moines de cette injustice. Abélard donne ensuite une interprétation nouvelle de la parabole de l’intendant malhonnête en expliquant que le riche doit se faire des amis avec le Mammon d’iniquité (Lc 16, 9), non en donnant aux moines, mais en rendant leur dû à ceux envers lesquels ils avaient commis des injustices. Au lieu de chercher des contacts avec les puissants, et de les recevoir à leur table, les moines devraient les fuir, en prenant exemple sur les philosophes de l’Antiquité, comme Diogène ou Socrate, qui ne se sont pas liés aux puissants de leur temps, fussent-ils aussi grands qu’Alexandre154. Notons qu’un tel passage pouvait aussi
151. PL 178, col. 587 : Iam quippe refrigescente, imo exstincto religionis fervore, postmodum de labore SURSULRYLYHUHGHEHUHPXVTXRGXQXPYHUHPRQDFKRVHIÀFHUHEHDWXV%HQHGLFWXVPHPLQLWLQLPLFDP animae sectantes otiositatem, de alieno labore victum quaerimus. 152. PL 178, col. 590 : Quid est enim autem pulvillos cubitis, vel cervicalia capitibus supponere, nisi saecularium hominum vitam blandis sermonibus demulcere, quam nos magis asperis increpationibus oportebat corrigere, et de horrore divini iudicii et poenis gehennae ad poenitentiam trahere ? 153. ID. : 4XRUXP GRQD FXP VXVWXOHULPXV HRV XWLTXH GH VXIIUDJLR QRVWUDUXP RUDWLRQXP FRQÀGHQWHV LQ suis iniquitatibus relinquimus securiores. Qui nec ea se male acquisisse vel possidere credunt, unde religiosos viros eleemosynam petere cernunt. Quam cum suspicamus, mammonae iniquitatis frequenter communicamus. 154. ID.
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viser l’activité de prédicateurs itinérants, comme Robert d’Arbrissel, qui recherchait le contact des puissants dont il obtenait des dons155. Au-delà du lien avec les puissants, c’est la recherche des dons que fustige Abélard : que ce soit en faisant des processions de reliques156, en quêtant, ou en espérant l’entrée d’un nouveau moine pour recueillir ses biens. À cette occasion, Abélard dénonce l’interprétation de Mt 19, 21 comme une mise en commun des biens : « En tous cas, il ne dit pas : Viens et apporte-nous ce que tu as, mais : Distribue d’abord aux autres ce que tu possèdes, et ensuite prend ce qui est nôtre »157. Cette interprétation ne peut pas s’accorder avec le texte des Actes concernant l’Église primitive, mais Abélard n’aborde pas cette question. S’appuyant sur Mt 10, 8, souvent utilisé pour combattre la simonie, il dénonce de façon générale la recherche, par les moines, des biens des autres : « Celui qui, pour Dieu, laisse ses biens propres, est impudent d’exiger ceux des autres »158 ; il vaudrait mieux plutôt avoir conservé ses biens et en faire des aumônes régulières : « Qu’y a-t-il de plus conforme à la religion que la frugalité, que la pauvreté volontaire ? Quoi de plus nuisible que l’abondance des choses ? »159. La pauvreté volontaire s’oppose bien ici à la richesse matérielle. L’exemple qui suit, celui de &UDWqVOHFRQÀUPHVLEHVRLQpWDLW3DUDLOOHXUVODUpIpUHQFHjODIUXJDOLWpUHQYRLH à une interprétation ascétique de la pauvreté volontaire qui évoque les cisterciens. Un troisième thème est longuement développé : la dénonciation des moines qui veulent devenir évêques. Les deux statuts semblent opposés l’un à l’autre : aux moines l’humilité, le retrait dans le désert, les pleurs ; aux évêques, la prélature, l’implantation urbaine et la prédication. S’il dénonce particulièrement les moines qui veulent devenir évêques, l’enjeu est celui de la cléricalisation des moines et du rapport aux laïcs. Abélard défend vigoureusement le retrait monastique et reprend à son compte l’adage de Jérôme sur leur fonction qui est de pleurer, de même que dans la lettre 8 il reprend l’image du moine qui ne saurait vivre hors du monastère comme le poisson hors de l’eau160. Il se détache donc des défenseurs du monachisme traditionnel qui revendiquaient le double statut de moines et de clercs. La dénonciation des moines qui deviennent évêques, qui s’impliquent dans la vie de l’Église, qui courent – ou plutôt qui galopent – à Rome pour rencontrer le pape, pourrait aussi néanmoins viser des représentants des ordres nouveaux comme Bernard de Clairvaux ou Norbert de Xanten161. 155. Cf. J. DALARUN, « Nouveaux aperçus sur Abélard, Héloïse et le Paraclet », Francia, 32/1, 2005, p. 19-66 (p. 61). 156. PL 178, col. 592-3. 157. Ibid. col. 593 : Non utique ait : Veni et affer quae habes ad nos, sed aliis prius eroga tua, et sic post modum, suscipe nostra. 158. Ibid. col. 594 : Qui enim propter Deum relinquit propria, impudenter exigit aliena. 159. Ibid. : Quid enim tam congruum religioni, quam frugalitas, quam voluntaria paupertas ? Quid tam noxium quam abundantia rerum ? 160. C. Caby prépare actuellement une étude sur cette image. 161. Cette accusation est directement portée contre Bernard dans le sermon Adtendite a falsis prophetis, cité plus loin. C’est d’ailleurs un thème banal contre l’abbé cistercien, cf. A. H. BREDERO, Bernard de Clairvaux (1091-1153). Culte et histoire. De l’impénétrabilité d’une biographie hagiographique, Turnhout, 1998 (1993), en part. p. 76-87 et 272-277.
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(QÀQ FH VHUPRQ HVW SDUFRXUX SDU OH UHJUHW GX GpFOLQ GHV YDOHXUV DVFpWLTXHV dans le monde monastique et dans l’Église. Les moines seraient devenus comme ces pourceaux d’Épicure que dénonçait Horace : Tous ceux qui maigrissaient dans le monde, lorsqu’ils furent arrivés aux viviers des cloîtres monastiques, se sont si rapidement élargis, engraissés, que si on allait les visiter peu de temps après, c’est à peine si on pouvait les reconnaître. Parmi un millier de laïcs, si tu places quelques moines, tu remarqueras que plusieurs d’entre eux sont gras, polis, souvent chauves, mais bien réchauffés grâce à l’ébriété162.
Cette satire s’étend aussi aux évêques. Abélard regrette l’heureux temps où l’Église était pauvre163$XWUHIRLVGLWLOLOOHXUVXIÀVDLWG·XQHSHWLWHFHOOXOHLOOHXU faut désormais de grands bâtiments, des portes sculptées, des habits relâchés et ils envoient des tributs aux vierges qui les entourent164. C’est dans ce contexte que vient la seconde référence à la pauvreté volontaire : Et eux s’enorgueillissent de la dignité apostolique, mais refusent totalement la vie pauvre des apôtres et leur bienheureuse frugalité, que le Seigneur a placé au fondement de leur institution en disant : « Bienheureux les pauvres car le Royaume des cieux est à eux ». Par ces mots assurément, il montre avec la plus grande clarté que le ciel ne leur est pas promis en raison de leur charge de prélat mais par le poids de la pauvreté volontaire165.
Ce passage reprend des caractéristiques distinctives de la pauvreté volontaire : la frugalité, le rapport avec les Béatitudes. Il s’inscrit aussi dans une dénonciation des richesses matérielles. Que la pauvreté volontaire soit ici plus particulièrement appliquée aux clercs pourrait évoquer des thématiques conformes à celles des chanoines réguliers. Abélard semble donc dans ce sermon se faire le propagateur d’une idéologie de la pauvreté volontaire inspirée notamment par le modèle ascétique cistercien, voire par celui des chanoines réguliers, et remettre ainsi en cause les fondements GXPRQDFKLVPHWUDGLWLRQQHOUHSRVDQWVXUOHVGRQVGHVÀGqOHVODSHUFHSWLRQGHV dîmes et l’implication dans la cura animarum. Cette perspective est toutefois très étonnante. La lecture de quelques autres textes d’Abélard liés au monachisme révèle d’ailleurs d’importantes contradictions sur certains points. Dans le sermon 8, la possibilité que les moines deviennent évêques est envisagée positivement 162. PL 178, col. 607 : Quilibet in saeculo macilenti, cum ad vivaria monasticorum pervenerunt, ita in EUHYLGLODWDWLDFLPSLQJXDWLÀXQWXWVLSRVWPRGLFXPWHPSXVHRVYLVLWHVYL[DJQRVFHUHTXHDV,QWHU mille laicos, si paucos adhibeas monachos, plures in eis pingues, plures nitidos, plures ex nimio calore inebriatos, saepius capitis calvos reperies. Trad. J. LECLERCQ, « “Ad ipsam sophiam Christum” Le témoignage monastique d’Abélard », Revue d’Ascétique et de Mystique, 46, 1970, p. 167. 163. PL 178, col. 603. 164. PL 178, col. 605. 165. PL 178, col. 605 : Qui cum de apostolica dignitate glorientur, pauperem eorum vitam et frugalitatem beatam omnino refugiunt, quam Dominus ipsis in fundamento constituens ait : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum coelorum. Quibus quidem verbis patenter ostendit, non per honorem praelationis, sed per onus voluntariae paupertatis coelos promereri.
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comme la réponse à une inspiration divine166. Le sermon 30, consacré à la quête d’aumônes en faveur des religieuses de Paraclet, est construit autour d’une interprétation traditionnelle de la parabole de l’intendant malhonnête : il faut se faire des amis avec le Mammon d’iniquité, en donnant de l’argent aux pauvres qui pourront recevoir dans les tabernacles éternels, donc de préférence à ceux qui suivent les conseils évangéliques et se sont faits pauvres en esprit. Les femmes, par leur faiblesse, méritent plus encore ces aumônes. Abélard n’emploie pas ici l’expression de « pauvre volontaire », mais comprend ainsi les Béatitudes. Surtout, il ne renonce pas à demander les biens des autres et à s’inscrire dans une économie monastique organisée autour du don des riches aux moines, ici aux moniales. C’est toutefois le sermon Adtendite a falsis prophetis, qui s’éloigne le plus des enseignements du sermon 33. Abélard s’y oppose explicitement aux cisterciens. Il leur reproche leur fonctionnement institutionnel167, leur habit nouveau168, leurs ascèses insupportables169 et même leur implantation en des lieux reculés – où ils peuvent se livrer, à l’abri des regards, à de malsaines activités, alors qu’il est depuis longtemps permis aux moines de s’installer à proximité des centres urbains170. Il fustige par ailleurs le comportement de l’abbé, plus impliqué dans le siècle qu’il ne veut l’admettre171. Ces contradictions pourraient s’expliquer par les lacunes de la tradition manuscrite qui soulèvent des doutes sur l’authenticité du sermon 33 qui, comme la plupart des sermons attribués à Abélard, n’est transmis que par des éditions modernes. Par 166. PL 178, col. 439 : Nonnunquam viri contemplativi de secreto intimae quietis, Deo inspirante, coguntur exire, et populo illo postulante, curis implicantur ecclesiasticis, sicut in beato factum est Martino. 167. L. J. ENGELS, « Adtendite a falsis prophetis (Ms. Colmar 128, ff. 152v / 153v). Un texte de Pierre Abélard contre les cisterciens retrouvé ? », dans Corona gratiarum. Miscellanea patristica, historica HWOLWXUJLFD(OLJLR'HNNHUV26%;,,OXVWUDFRPSOHQWLREODWD, vol. 2, Bruges, 1975, p. 195-228 (texte S S>«@ipsi unum abbatem habent Cistellensem quasi papam, ad quem per singulos annos congregati concilia celebrant, et nova condunt decreta que per subiectas dirigunt abbatias, immo ipsi qui convenerunt abbates ex precepto secum deferunt. 168. Ibid. p. 227-228 : Vestes nigras que hucusque monachis communes fuerunt abhominantur« 169. Ibid. p. 226 : Horum quidem principes qui se abbates vocant, duram in solitudine vitam subiectis instituentes et humeris eorum honera inportabilia inponentes que nec digito volunt ipsi movere>«@ 170. IbidS>«@qui in solitudinibus monasteria sua erigentes, quoscumque huius propositi in civitatibus vel castellis habitare viderint seculares monachos vocant, quasi locus potius quam devocio LXVWLÀFHWHWKLUVXWDUXPYHVWLXPFXOWXVPDJLVTXDPDQLPRUXPHLSODFHDWTXLLQDEVFRQGLWRYLGHWQHTXH TXHÀXQWVHGTXRDQLPRÀXQWDWWHQGLW+LTXLGHPDLXGLFLRKRPLQXPUHPRWLWDQWROLEHULXVTXHYROXQW operantur quanto minus humano subiacent arbitrio ; p. 228 : Monastria quecumque in solitudinibus non sunt secularia dicunt, non attendentes quam salubri dispensacione tam beatus Gregorius quam ceteri patres habitacionibus quoque hominum hec inseruerint, cum pristinum illum monachorum fervorem iam refrigescere cernentes tanto proniores et audaciores ad transgressionem monachos conspicerent, quanto amplius remoti erant ab humano iudicio. Quod experimento ipso nuper didicimus, cum causam diligenter inquiremus quare quidam horum novorum abbatum precipuus a gregibus suis feminas omnes expelleret, atque solos mares retineret. Sed qui in abditis suis se bestiis miscuerunt vereor ne facilius ad turpitudinem in semetipsis conparandam trahantur. 171. IbidS>«@TXDFXPTXHSRVVXQWRFFDVLRQHDVROLWXGLQHGHYRODQWDGVHFXOXPÀQJHQWHVDXFWRULtatem suam maxime necessariam ad administrationes etiam seculares>«@
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ailleurs le sermon Adtendite se trouve bien dans un manuscrit qui contient d’autres sermons d’Abélard sans lui être explicitement attribué et ne se trouve pas dans les collections modernes. Les arguments de L. J. Engels, qui l’attribue à Abélard, sont toutefois très solides et il est possible de chercher une explication sans remettre en cause l’authenticité de l’un ou l’autre des sermons. Comme le suggère Michael Clanchy, il ne faudrait pas exclure l’hypothèse qu’Abélard cherche ici avant tout à rétablir son image d’homme pieux passablement écornée par ses rapports avec Héloïse et ses déboires à Saint-Denis172. Devenu abbé, il pourrait avoir repris à son compte le discours réformateur exigeant qui passe pour le plus austère, et partant le SOXVVDLQWDÀQGHV·DVVXUHUHQFHGRPDLQHDXVVLXQHSRVLWLRQG·H[FHOOHQFH Il est toutefois encore possible d’évoquer une autre hypothèse, davantage ancrée dans le contexte du sermon 33, sans pour autant contredire la précédente. Même si ce sermon a été repris quelques années plus tard dans la collection pour les moniales du Paraclet, où il était appelé à jouer la fonction d’un support de méditation, il a d’abord été adressé aux moines de Saint-Gildas, peu après l’élection d’Abélard comme abbé. C’est donc avant tout un texte à usage interne, et O·DEVHQFHGHPDQXVFULWVXEVLVWDQWODLVVHSHQVHUTX·LODSHXFLUFXOp6LO·RQVHÀH à l’Historia calamitatum, la situation du monastère était déplorable à l’arrivée d’Abélard : l’inconduite des moines y était de notoriété publique, un « tyran » ORFDO©WUqVSXLVVDQWªHQSURÀWDLWSRXUV·HPSDUHUGHVWHUUHVGXPRQDVWqUHOHTXHO était pauvre, d’une part à cause de ces usurpations, d’autre part parce que les moines conservaient leurs propriétés personnelles et ne mettaient pas leurs biens en commun173. Abélard aura voulu réformer le monastère et s’est ainsi retrouvé en butte à l’hostilité d’une partie des moines et des puissants. La dénonciation des liens entre les monastères et les puissants dans le sermon 33 pourrait être GpWHUPLQpHDYDQWWRXWSDUOHVFRQÁLWVTX·LOFRQQDvWIDFHDX[ODwFVTXLHQWRXUHQW VRQPRQDVWqUH/HUHMHWG·XQHpFRQRPLHGXGRQSRXUUDLWDXVVLrWUHOHUHÁHWG·XQH adaptation aux circonstances : de fait, dans ce monastère à la mauvaise réputation, OHVGRQVQ·DIÁXDLHQWSDVHWLOIDOODLWWURXYHUG·DXWUHVVRXUFHVGHUHYHQXV4XDQW à l’ascèse prescrite, elle constitue une réponse aux moines qui le harcèlent avec leurs nécessités, tout en correspondant à une volonté réformatrice. Par ailleurs, l’Historia calamitatum révèle qu’Abélard lui-même n’applique pas ce qu’il prêche : s’il dénonce les puissants, il se rend au chevet du comte quand celui-ci l’appelle, et se trouve sauvé d’une tentative d’assassinat par d’autres puissants ; il prône une vie monastique à l’écart, retirée du monde, mais se désole de la situation de son monastère au bout du monde dans un pays barbare ; il demande aux abbés de ne pas quitter leur monastère, mais lui-même se rend de meilleure grâce au Paraclet qu’il ne reste dans son abbaye ; et s’il fustige ceux qui vont à cheval, c’est lors d’une chute de cheval qu’il se brise les vertèbres. De tels écarts entre le discours et les pratiques ne sont pas étonnants mais révèlent que le sermon 33 utilise la rhétorique de la réforme plus qu’il ne la reprend entièrement à
172. M. CLANCHY, Abélard, Paris, 2000 (1997), p. 276. 173. Historia calamitatum, éd. J. MONFRIN, Paris, 1978, p. 98-101.
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VRQFRPSWH8QHQRXYHOOHDQDO\VHGXVHUPRQOHFRQÀUPHG·DLOOHXUV&·HVWXQWH[WH de dénonciation plus que de construction : bien qu’il s’en défende – ce qui revient d’ailleurs à le reconnaître – ce sermon est avant tout une vituperatio174. C’est dire qu’il utilise la rhétorique de la réforme sans la défendre pour elle-même. Dans la partie du sermon qui se veut un éloge de Jean-Baptiste, c’est la thématique et le vocabulaire de l’humilité qui sont récurrents et expriment l’idéal monastique175. &HODQHVLJQLÀHSDVTX·$EpODUGQ·DLWSDVpWpXQSDUWLVDQGXWUDYDLOPDQXHOGH l’ascèse, de monastères économiquement autonomes et retirés du siècle. Mais il semble volontairement éviter de recourir à l’expression de pauvreté volontaire. Une réponse à Héloïse à propos des Béatitudes est éclairante. Il explique que les trois premières Béatitudes s’appliquent plus particulièrement aux continents, les deux suivantes aux recteurs et les deux dernières aux mariés. Il intègre donc l’idée que la pauvreté en esprit désigne particulièrement le propositum monastique. Et il GpÀQLWODSDXYUHWpHQHVSULWFRPPHOHUpVXOWDWG·XQFKRL[UDWLRQQHO²spiritu signiÀHVHORQOXL©SDUODUDLVRQª²JXLGpSDU'LHXTXLSUHVFULWHQ0WGHPpSULVHU les richesses. Elle consiste à renoncer à l’ambition (des honneurs ou des possessions), à se contenter du nécessaire, et à fuir les soucis du monde pour trouver le calme de la contemplation176&HWWHGpÀQLWLRQV·DSSURFKHGHFHOOHGHVSDUWLVDQVGH la pauvreté volontaire, sans reprendre l’expression et sans établir de comparaison avec la pauvreté des indigents. Ces quelques textes d’Abélard témoignent, plus que ce n’était le cas chez Rupert de Deutz, de la pénétration des thématiques de la pauvreté dans le monde monastique. Ils montrent aussi la diffusion de la rhétorique de la pauvreté volontaire, qui en vient à constituer un élément du discours réformateur, même quand il ne revendique pas pour lui-même sa pratique.
2.3. Pauvreté volontaire et hérésie Si la pauvreté volontaire a pu susciter des résistances, c’est non seulement dans le cadre de la défense d’un monachisme traditionnel, mais aussi à cause du risque qu’elle ne conduise à une remise en question de la richesse de l’Église. Le titre du célèbre livre de Tadeuz Manteuffel a contribué à nourrir l’idée d’un lien entre la pauvreté volontaire et l’hérésie, même si c’est seulement au XIVe siècle que l’historien polonais en voyait la manifestation177. Les sources du XIIe siècle n’indiquent pas que les « hérétiques » aient revendiqué l’expression de « pauvreté volontaire ». Mais il est probable que ces sources – toutes issues de la lutte antihé-
174. PL 178, col. 596 : Laudare Ioannem incoeperam, sicut hodiernae solemnitatis dignitas exigebat, et nunc inde ad vituperationem nostram stylum converti, quasi eorum vitium incurrens, tulliana reprehensione digni, laudare aliquos nesciunt, nisi alios redarguant ; nec ullos extollere nisi alios deprimant. 175. Cf. PL 178, col. 598D : ad humilitatem monachorum ; et l’ensemble des colonnes 601-602. 176. PL 178, col. 697. 177. T. MANTEUFFEL, Naissance d’une hérésie les adeptes de la pauvreté volontaire au moyen âge, Paris / La Haye, 1970.
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rétique – n’aient pas repris ce syntagme qui rappelait trop fortement les tendances parfaitement orthodoxes du nouveau monachisme. Car certaines descriptions des « hérétiques » mentionnent leur quête de pauvreté. La fameuse lettre d’Évervin qui dénonce à Bernard de Clairvaux deux groupes d’hérétiques découverts près de Cologne, présente ainsi les thèmes du premier groupe : ils se veulent les sectateurs du Christ et des apôtres, ce qui les conduit à refuser toute possession, à mener une vie itinérante austère, dans le jeûne, l’abstinence, les veilles, les prières et le travail manuel178. Dans ce tableau se retrouve le lien fréquent entre pauvreté, travail manuel et pratiques ascétiques. En revanche, la pauvreté, ici comprise en un sens littéral, exclut toute possession, et conduit donc d’une part à l’itinérance, d’autre part à la dénonciation des pratiques ecclésiastiques : Pour vous, nous disent-ils, vous ajoutez les maisons aux maisons, les terres aux terres, et vous cherchez les choses de ce monde, au point que ceux mêmes qui parmi vous passent pour les plus parfaits, comme les moines et les chanoines réguliers, bien qu’ils ne possèdent pas ces choses en propre, les possèdent en commun179.
C’est une forme de déception par rapport à la pauvreté volontaire telle que la pratiquent moines et chanoines qui a pu conduire à la recherche d’une voie plus parfaite encore. Bernard de Clairvaux se montre d’ailleurs embarrassé face à de telles attitudes180, et ne traite de la pauvreté ni dans le sermon 65, qui est antérieur à la lettre d’Évervin, ni dans le sermon 66 qui lui est postérieur181. Il recourt à deux autres arguments. D’abord le constat du désordre généré par les « hérétiques » qui, de fait, vident les églises de leurs clercs et de leurs ouailles, et séparent maris et femmes, quand bien même ils ne prêchent ni contre le mariage ni contre les clercs182. Ensuite l’accusation d’hypocrisie, qui seule peut expliquer ce paradoxe et constitue le nerf des sermons 65 et 66 sur le Cantique. Quelques années auparavant, déjà, dans une lettre contre Henri de Lausanne, Bernard n’avait pas répondu aux accusations portant sur la richesse de l’Église183. 178. Une édition ancienne a été reprise en appendice des Sermons sur le Cantique IV (SC 472) : p. 418 : De se dicunt : Nos pauperes Christi, instabiles, de civitate in civitatem fugientes, sicut oves in medio luporum, cum apostolis et martyribus persecutionem patimur : cum tamen sanctam et artissimam vitam ducamus in ieiunio et abstinentibus, in orationibus et laboribus die ac nocte persistentes, et tantum necessaria ex eis vitae quaerentes. 179. Ibid. p. 418 : Vos autem, dicunt nobis, domum domui, et agrum agro copulatis, et quae mundi sunt huius quaeritis : ita etiam ut qui in vobis perfectissimi habentur, sicut monachi vel regulares canonici, quamvis haec non ut propria, sed possident ut communia, possident tamen haec omnia. 180. In Cant. 65, 5, SC 472, p. 328 : 9LGHDVKRPLQHPLQWHVWLPRQLXPVXDHÀGHLIUHTXHQWDUHHFFOHVLDPKRQRUDUHSUHVE\WHURVRIIHUUHPXQXVVXXPFRQIHVVLRQHPIDFHUHVDFUDPHQWLVFRPPXQLFDUH4XLGÀGHOLXV" Iam quod ad vitam moresque spectat, neminem concutit, neminem circumvenit, neminem supergreditur. Pallent insuper ora ieiunis, panem non comedit otiosus, operatur manibus unde vitam sustentat. 181. La datation de la lettre d’Évervin a été corrigée par U. BRUNN, qui a étudié en profondeur ce dossier : 'HVFRQWHVWDWDLUHVDX[©&DWKDUHVª'LVFRXUVGHUpIRUPHHWSURSDJDQGHDQWLKpUpWLTXHGDQVOHVSD\V du Rhin et de la Meuse avant l’Inquisition, Paris, 2006, p. 124-178. 182. ID. : Et certe vinearum demolitio testatur vulpem. Mulieres, relictis viris, et item viri, dimissis uxoribus, ad istos se conferunt. Clerici et sacerdotes, populis ecclesiisque relictis, intonsi et barbati apud eos inter textores et textrices plerumque inventi sunt. 183. Ep 241.
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Ce silence pourrait résulter d’une gêne liée à la proximité entre certaines thématiques cisterciennes et la défense de la pauvreté revendiquée par Henri de Lausanne. Cet embarras ne se retrouve en revanche pas dans le traité rédigé contre Henri par l’archevêque d’Arles, Guillaume Monachi, autour de 1135184. Le premier chapitre de ce traité, consacré à la défense de la richesse de l’Église, se fonde presque exclusivement sur le Nouveau Testament pour rejeter les interprétations nouvelles de la Bible transmises par les défenseurs de la pauvreté volontaire. Le premier DUJXPHQWHVWFHOXLGHODERXUVHGX&KULVWFRQÀpj-XGDV/DOHFWXUHGHFHWpSLVRGH est imprégnée de son interprétation augustinienne185 : le terme de pecunia est celui qu’employait l’évêque d’Hippone ; les idées sont les mêmes : la bourse du &KULVWVHUWjMXVWLÀHUODSRVVHVVLRQGHVELHQVHFFOpVLDVWLTXHVTXLGRLYHQWVHUYLUad suorum et aliorum egentium necessitatem. Guillaume Monachi évoque une objection – celle selon laquelle ce ne serait là qu’une tolérance – qui peut provenir aussi du commentaire d’Augustin qui soulignait cet aspect de l’attitude du Christ. Il est donc possible que l’auteur du traité contre Henri lui ait répondu en s’appuyant directement sur le Tractatus in Iohannis Evangelium ; mais il est surtout évident qu’il a ainsi repris des idées dont nous avons vu qu’elles constituaient l’aspect le plus commun du discours sur les biens ecclésiastiques dans le haut Moyen Âge. La suite de ce chapitre du Contra HenricumFRQÀUPHFHWDVSHFW,OV·DSSXLH HQWUHDXWUHVVXU0FSRXUMXVWLÀHUGHVUpFRPSHQVHVWHUUHVWUHVDXGpWDFKHment, en suivant ainsi l’interprétation de Bède. Il recourt aussi à Actes 4, 32-35, dont nous avons vu le rôle, dans le monde monastique, comme clé de lecture de Mt 19, 21 dans un sens qui maintienne la propriété collective et évite l’indigence. Une deuxième étape de l’argumentation s’appuie sur la fonction hospitalière GHO·pYrTXH,OV·DJLWGRQFGHMXVWLÀHUGHODSRVVHVVLRQGHELHQVSDUOHV±XYUHV de miséricorde qu’ils permettent d’accomplir, ce qui constitue aussi une des MXVWLÀFDWLRQV KDELWXHOOHV GH OD ULFKHVVH /H FKDSLWUH VH WHUPLQH DORUV SDU O·LGpH tout aussi courante, d’inspiration augustinienne, que la bonne pauvreté ne réside pas dans l’absence de biens, mais dans le mépris des richesses, et que ce n’est pas la richesse qui est mauvaise, mais la volonté de posséder. Et de conclure par l’exemple de David, pauvre en esprit : Il était pauvre en esprit, riche de ses grandes possessions. C’est pour cela que la Vérité a dit dans la première béatitude : « Heureux les pauvres en esprit » (Mt 5, 3). Et l’Apôtre dit : « comme n’ayant rien alors que nous possédons tout » (2 Co 6, 10). Voici la véritable pauvreté que tous doivent avoir et surtout les prêtres. Celui TXLQHO·DXUDSDVHQWUHUDGLIÀFLOHPHQWGDQVOHUR\DXPHGHVFLHX[186.
184. GUILLAUME MONACHI, Contre Henri Schismatique, éd. M. ZERNER, Paris, 2011 (SC 541). 185. In Iohannis Evangelium, Tractatus 50, 10-11 et 72, 5 (voir notamment les citations données dans le chapitre précédent). 186. GUILLAUME MONACHI, Contre Henri Schismatique, éd. et trad. M. ZERNER, Paris, 2011, SC 541, p. 168 : Pauper erat spiritu, diues larga possessione. Inde, in prima beatitudine ueritas dixit : Beati pauperes spiritu >0W @ (W DSRVWROXV © 7DPTXDP LQTXLG QLFKLO KDEHQWHV HW RPQLD SRVVLGHQWHV > &R 6, 10]. » Hec est uera paupertas que ab omnibus et maxime a sacerdotibus haberi debet. Quam qui non KDEXHULWGLIÀFLOHLQUHJQXPFHORUXPLQWUDELW>cf. Mt 19, 23].
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&HWWHFRQFOXVLRQHVWÀGqOHjO·HQVHPEOHGHFHFKDSLWUHGXContra Henricum : il reprend un discours courant, élaboré aux époques patristiques et carolingiennes. D’où l’attachement à une interprétation des Béatitudes en terme d’humilité, qui s’adresse aussi bien aux clercs qu’aux laïcs et qui n’exclut pas la richesse – même individuelle. Ce faisant, consciemment ou non, l’archevêque d’Arles s’oppose aussi bien aux « hérétiques » qu’aux sectateurs de la pauvreté volontaire qui fondaient leur propositum vitae sur une interprétation nouvelle des Béatitudes et appelaient l’Église à une pratique de la pauvreté en esprit différente de celle des laïcs. *** Giles Constable a montré comment le long mouvement de réformes religieuses aux XIe-XIIe siècles s’est accompagné de la mise en place d’une « rhétorique de la réforme », qui prend un essor particulier dans les polémiques de la première moitié du XIIe siècle. Il a principalement souligné l’ambiguïté de cette rhétorique qui couvre la réalité plus qu’elle ne la dévoile. Tous, malgré leur diversité, utilisent les mêmes images, les mêmes expressions, les mêmes versets bibliques. Tous, surtout, s’expriment d’abord avec les mots et les métaphores du passé. Les textes spirituels renouvellent peu le vocabulaire et les idées, mais se contentent d’accentuer tel ou tel aspect187. La pauvreté volontaire apparaît comme l’un des éléments constitutifs de cette rhétorique. Elle est conçue, aussi bien par les réformateurs que par leurs opposants, comme un élément distinctif du discours du nouveau monachisme. Bernard de Clairvaux la revendique comme un élément du propositum cistercien, tandis que Rupert de Deutz l’emploie rarement, parce qu’il y reconnaît une conception de la vie monastique différente de la sienne. Le maître qu’est Abélard y recourt “naturellement” s’il doit réformer un monastère, et l’évite dans les autres contextes. Partie essentielle de la rhétorique de la réforme, la pauvreté volontaire est aussi un élément du « lexique de l’évangélisme » (Jean-Yves Tilliette188). En effet, si l’expression ne provient pas directement du texte biblique, elle s’ancre pleinePHQWGDQVO·eYDQJLOH&HOXLTXLSUDWLTXHODSDXYUHWpYRORQWDLUHQ·HVWSDVTXDOLÀp de pauvre volontaire, mais bien de pauper spiritu/DSDXYUHWpYRORQWDLUHVHGpÀQLW par l’association de Mt 5, 3 et de Mt 19, 21 – ce verset devenant la clé d’interprétation des Béatitudes. En ce sens, où la pauvreté volontaire se fonde explicitement et uniquement sur l’Évangile, il est possible de parler d’évangélisme. Malgré ces références communes, la pauvreté volontaire illustre la polysémie GH O·pYDQJpOLVPH HW GH OD UKpWRULTXH GH OD UpIRUPH +RUPLV O·DIÀUPDWLRQ TXH OD pauvreté volontaire suppose le renoncement à la propriété individuelle, ces interprétations varient en une multiplicité de modèles. Pour Étienne de Muret – ou du moins les textes qui le font connaître – elle s’accompagne de l’incertitude de ce 187. The Reformation of the Twelfth Century, Cambridge, 1996, chap. 4 : « The rhetoric of reform » (en part. p. 125-131), et introduction (en part. p. 35-36). 188. « Lexique de l’évangélisme et systèmes de valeurs au XIIe siècle », dans Évangile et évangélisme (XIIeXIIIe siècle), Cahiers de Fanjeaux 34, Toulouse, 1999, p. 121-140.
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que sera le lendemain, sûre seulement que des dons seront reçus ou éventuellement quémandés. Pour Bernard de Clairvaux, elle ne s’oppose pas à la richesse collective des monastères, mais prend les formes – pour l’individu – d’une pauvreté effective, que traduit l’ascèse. Pour Philippe de Harveng, au contraire, la pauvreté individuelle effective ne semble pas nécessaire, seul comptant l’abandon des biens SHUVRQQHOV(QÀQRQSHXWVRXSoRQQHUO·H[LVWHQFHG·XQPRGqOHFRQWHVWDWDLUHGHOD pauvreté volontaire, qui rejetterait toute propriété au nom de la pureté de l’Église. Cette diversité souligne que l’évangélisme ne saurait désigner un certain nombre de valeurs – la pauvreté ou l’accueil des indigents, parfois interprétés comme des données intrinsèques de l’Évangile. Étienne de Muret, comme Philippe de Harveng, se réclament de l’Évangile, et sont pourtant bien éloignés l’un de l’autre. Paschase Radbert, sans lire dans l’Évangile un appel à la pauvreté individuelle et collective, n’était pas moins « évangélique » que François d’Assise ! Simplement, il comprenait le texte différemment. Quelle est alors la fonction de l’Évangile ? Elle semble agir comme un “lieu de mémoire”. Non pas comme ces lieux d’une mémoire morte, entretenus pour PDLQWHQLUDUWLÀFLHOOHPHQWOHVRXYHQLUGHFHTXLQ·HVWSOXVGDQVOHVFRQVFLHQFHV mais comme des lieux d’une mémoire vive, sur lesquels se fondent les identités ; des lieux à la fois de partage et de combats ; des lieux d’une mémoire que les groupes sociaux investissent différemment. Ces lieux, en l’occurrence, ce sont des versets, des péricopes évangéliques : ils nourrissent la pensée des religieux qui, les méditant, y reconnaissent leur expérience. Mais, contrairement au pessimisme de G. Constable, il semble bien possible LFLG·LGHQWLÀHUFODLUHPHQWXQHQRXYHDXWp$ORUVTXHOHV%pDWLWXGHVQ·pWDLHQWSDV un lieu de mémoire monastique, les voilà au cœur de cette expérience. Elles GHYLHQQHQW O·RFFDVLRQ G·DIÀUPDWLRQ GX QRXYHDX PRQDFKLVPH HQ PrPH WHPSV qu’un de ses lieux d’affrontements. La nouveauté s’exprime à un triple niveau : dans l’expression « pauvreté volontaire », très rare jusque-là ; dans l’interprétation des Béatitudes, qui n’expriment pas seulement le devoir d’humilité, mais aussi celui d’abandon des biens personnels189 ; dans le rapport des moines à la pauvreté. Alors qu’elle apparaissait peu dans le vocabulaire monastique, soucieux plutôt de la désappropriation et, à travers elle, de l’obéissance, la pauvreté apparaît au début du XIIe siècle comme une valeur centrale commune à toutes les expériences de vies religieuses, anciennes comme nouvelles. Si ce n’est pas le contenu de l’Évangile qui engendre ces nouveautés, le problème de leur origine reste entier. Nous ne pouvons ici que formuler quelques hypothèses pour comprendre ce surgissement du thème de la pauvreté. Notons d’abord que ce qui se manifeste au début du XIIe siècle a sans aucun doute des 189. 'H FH SRLQW GH YXH OHV DQDO\VHV GH * &RQVWDEOH VRQW LQVXIÀVDQWHV FDU LO QH GLVWLQJXH SDV HQWUH d’une part pauvreté volontaire ou involontaire, et d’autre part entre humilité ou pauvreté matérielle ; la pauvreté volontaire n’est pas un équivalent de l’humilité. Cf : « Liberty and Free Choice in Monastic Thought and Life, especially in the Eleventh and Twelfth Centuries », dans La notion de liberté au Moyen Âge Islam, Byzance, Occident, Les Belles Lettres, Paris, 1985, p. 99-118 (p. 109-111) ; The reformation«S
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racines profondes qui se situent entre le IXeHWODÀQGXXIe siècle. Or, dès l’époque FDUROLQJLHQQHDSSDUDLVVHQWGHVDIÀUPDWLRQVGHODSDXYUHWpGDQVOHFDGUHGHGHX[ stratégies discursives bien précises. Les biens d’Église sont présentés comme les biens des pauvres, ce qui rapproche, au moins dans la rhétorique, l’état de clerc de celui de pauvre. Simultanément, des chartes, dès le VIIIe siècle, assimilent les moines aux pauperes190. Il se construit donc dès l’époque carolingienne un rapprochement entre moines et pauvres, mais celui-ci reste inscrit dans un type d’écrit particulier, dont la fonction est avant tout de légitimer la réception des dons au nom de la pauvreté et d’inciter, par les promesses évangéliques, à des legs. Par ailleurs, nous n’avons pas pu étudier les commentaires des Évangiles produits dans l’école d’Auxerre, mais quelques sermons de Rémi laissent penser qu’il accordait une place plus grande à la pauvreté que ses contemporains. C’est sur de tels fondements qu’a pu s’opérer un développement de l’idéologie de la pauvreté aux Xe-XIe siècles. L’action d’Odon de Cluny pourrait en être une manifestation, même si sa défense de la pauvreté, qui lui sert toujours à se placer au cœur de l’échange économique, consiste surtout à refuser la propriété individuelle191. En revanche, les mouvements érémitiques puis canoniaux du XIe siècle témoignent plus nettement de ce qui pourrait correspondre à une volonté de rapprocher la pratique religieuse de certains discours qui assimilaient moines et clercs à des pauvres. Cependant la théorisation de ces expériences nouvelles, telle celle de Pierre Damien, a d’abord consisté à les inscrire dans les cadres anciens, ce qui expliquerait qu’il faille attendre le début du XIIe siècle – période de recomposition des pouvoirs dans l’Église et de réorganisation des discours – pour que se forgent des représentations nouvelles qui intègrent des expériences désormais plus ou moins DQFLHQQHVGDQVGHVFDGUHVWKpRULTXHVQRXYHDX[6HSRVHDORUVO·HQMHXG·XQHGpÀnition de ces nouveaux cadres au sein de l’Évangile. L’évangélisme apparaît alors bien, selon les mots de Marie-Dominique Chenu ou de Jacques Dalarun, comme XQGpÀ192. C’est celui-ci qu’ont affronté, différemment, Étienne de Muret, Rupert de Deutz, Bernard de Clairvaux ou Philippe de Harveng. Reste à voir désormais comment y répond l’exégèse scolaire.
190. Pépin, dans le diplôme en faveur du monastère de Prüm (762), agit au nom de la défense des « pauvres » : MGH, Diplomatum Karolinorum W S >«@ ut et sublimes rectores simus, inopibus et pauperibus pro amore Christi gubernare atque educare non neglegamus ; cf. O. G. OEXLE, « Les moines d’Occident et la vie politique et sociale dans le haut Moyen Âge », RBen, 103, 1993, p. 263. M. A. CLAUSSEN, The Reform of the Frankish Church. Chrodegang of Metz and the Regula canonicorum in the Eighth Century, Cambridge, 2004, p. 29, fait remarquer l’importance de la « pauvreté » à Gorze : Le privilège de 757 mentionne l’exigence de l’abandon des biens, en référence à Actes 4, 32, mais n’emploie pas le mot pauvreté : Privilegium Gorziensi monasterio concessum, MGH, Conc. II, p. 60-63. 191. I. ROSÉ, &RQVWUXLUHXQHVRFLpWpVHLJQHXULDOH,WLQpUDLUHHWHFFOpVLRORJLHGHO·DEEp2GRQGH&OXQ\ÀQ du IXe-milieu du Xe siècle), Turnhout, 2008, p. 502-508. 192. M. D. CHENU, La théologie au douzième siècle, Paris, 1976, chap. 10 ; J. DALARUN, « Conclusion », dans Évangile et évangélisme (XIIe-XIIIe siècle), Cahiers de Fanjeaux 34, 1999, p. 340.
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3. L’EXÉGÈSE SCOLAIRE ET LA PAUVRETÉ La section précédente a montré que se manifestait, dans la société du début du XIIe siècle, une aspiration à la « pauvreté volontaire », comprise comme un renoncement effectif aux biens de ce monde. Si les conceptions de la pauvreté YRORQWDLUHGLYHUJHQWHWVXVFLWHQWGHVUpVLVWDQFHVHQUHYDQFKHO·DIÀUPDWLRQGHOD pauvreté comme valeur spirituelle est universelle. Comment se situe l’exégèse scolaire face à ces mutations ? Les a-t-elle précédées en introduisant des interprétations nouvelles de l’Évangile ? Les intègre-t-elle a posteriori ? Dans la mesure RLODpWpSRVVLEOHG·LGHQWLÀHUXQGpEDWOLpjODSDXYUHWpYRORQWDLUHVXUO·LQWHUprétation de certains passages évangéliques, est-ce que l’exégèse des maîtres est PRWLYpHSDUODYRORQWpGHSUHQGUHSRVLWLRQGDQVFHFRQÁLW"2XDORUVHVWFHTXH l’exégèse scolaire suit d’autres problématiques et se structure sur d’autres enjeux ? &HV TXHVWLRQV VH MXVWLÀHQW G·DXWDQW SOXV TX·HQ DXFXQ FDV OHV PDvWUHV QH sont extérieurs à la vie de l’Église. À l’ombre des cathédrales, les écoles qu’ils dirigent ont pour vocation de former les clercs et les prélats ; les problèmes ecclésiologiques sont donc logiquement au cœur de leur enseignement. Implantés au centre des cités, ils en observent les activités et en suivent les débats193. De plus, eux-mêmes sont généralement de hauts dignitaires. Anselme, à Laon, est un personnage éminent : doyen puis archidiacre, il est en effet le premier des chanoines. Geoffroy Babion écrit probablement son commentaire de Matthieu alors qu’il a le titre d’archevêque de Bordeaux. Pierre le Mangeur, chancelier de Paris, aurait pu être élu évêque de cette cité. Pierre, chantre de Notre-Dame, autre position majeure, est lui aussi connu pour son engagement dans la vie de l’Église. Hauts dignitaires ecclésiastiques, les maîtres ne rejettent pas pour autant le monde de la « pauvreté volontaire », dont ils connaissent l’attrait : Zacharie de Besançon, après la rédaction de son commentaire des Évangiles, a rejoint l’ordre de Prémontré ; Pierre le Mangeur, à une date incertaine, gagne un autre ordre de chanoines réguliers, celui de Saint-Victor ; Pierre le Chantre, dont la proximité avec les idées cisterciennes est connue, prend l’habit blanc à l’abbaye de Longpont où il décède. Les maîtres sont donc bien placés pour connaître les débats autour de la pauvreté volontaire, les altercations entre clercs et moines, et les aspirations évangéliques. Prendre position sur ces questions pourrait même s’inscrire dans leur fonction formatrice. D’ailleurs, une tradition historiographique, incarnée notamment par Philippe Buc et Guy Lobrichon, a souligné comment, à travers leur exégèse, ces maîtres ont pu soutenir intellectuellement des mouvements populaires réformateurs d’inspiration évangélique194. 193. Nous avons à l’esprit les belles pages de J. W. BALDWIN, Paris, 1200, Paris, 2006, p. 83-84. 194. Ph. BUC, L’Ambiguité du Livre. Prince, pouvoir, et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, 1994 ; G. LOBRICHON, « Conserver, réformer, transformer le monde ? Les manipulations de l’Apocalypse au moyen âge central », dans The role of the book in medieval culture, Actes d’un colloque tenu à Oxford en 1982, publié dans Bibliologia. Elementa ad librorum studia pertinentia, 4, 1986, Turnhout, p. 75-94.
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Toutefois les maîtres en sacra pagina ne sont pas moins connus pour un certain respect de la tradition. Anselme et Raoul ne doivent leur renommée, au XIIe siècle, ni à leur action au sein de l’Église, ni à leurs innovations en matière d’exégèse. Leur gloire est d’avoir aidé à la compréhension des textes bibliques en se fondant sur les autorités reconnues. Les maîtres de l’école biblique-morale, qui expliquent la Glose plus qu’ils ne la commentent, restent dans cette perspective GHÀGpOLWpjODWUDGLWLRQ'HSOXVO·H[pJqVHHVWFRQoXHFRPPHXQDFWHUHOLJLHX[GH dévoilement des mystères divins et n’est donc pas, semble-t-il, le lieu privilégié pour intervenir dans des polémiques. En nous appuyant sur les commentaires des Béatitudes, de Mt 10, 8-10, de Mt 19, 21 et des passages relatifs à la pauvreté du Christ, nous chercherons à déterminer comment s’articulent ces deux aspects – ancrage dans la tradition et inscription dans la société contemporaine. Nous montrerons la place croissante de la pauvreté, d’abord à travers l’attention nouvelle portée à celle du Christ, et ensuite à travers la construction d’un QRXYHDXPRGqOHGHSDXYUHWpDSSOLFDEOHSDUWRXV(QÀQQRXVpWXGLHURQVOHVOLHQV TX·HQWUHWLHQQHQWFHVUHGpÀQLWLRQVDYHFODKLpUDUFKLHFOHUFVODwFV
3.1. La pauvreté du Christ : le lent déploiement d’un lieu commun Un premier aspect qui se dégage de l’exégèse scolaire sur les Évangiles, est l’insistance nouvelle sur la pauvreté dont témoigne la réinterprétation des passages sur la pauvreté du Christ. La réorientation de l’exégèse sur la nativité est le phénomène le plus manifeste. La Glose sur le deuxième chapitre de Luc est entièrement conforme à la tradition, en ne proposant que des interprétations allégoriques : le Christ naît tous les jours dans les cœurs des croyants par les sacrements et l’écoute de la parole ; OHOLHXRLOQDvWHVWXQHÀJXUHGHO·eJOLVHHWODPDQJHRLUHXQHÀJXUHGHO·DXWHOLO naît in via parce qu’il est étranger à ce monde. L’unique mention de la pauvreté est liée à ses langes, mais là encore l’interprétation est allégorique : « Il est couvert de vils tissus, pour que nous recevions l’étole de l’immortalité »195. Face à cette tradition, Zacharie de Besançon, Pierre le Mangeur et Pierre OH &KDQWUH LQWURGXLVHQW WRXV WURLV GHV UHPDUTXHV VSpFLÀTXHV VXU OD SDXYUHWp GX Christ. Zacharie de Besançon le fait par l’intermédiaire d’une citation qu’il attribue à Jean Chrysostome : Toi qui es pauvre, qui que tu sois, reçois ta consolation. Joseph et Marie, la mère du Seigneur, n’ont ni serviteur, ni domestique, ni cheval : ils sont à la fois maîtres et serviteurs. La pauvreté, craintive, n’ose pas aller parmi les riches, ils se rendent
195. Vilibus induitur pannis, ut stolam immortalitatis reciperemus.
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dans la salle commune ; il naît dans une étable celui qui relève le pauvre de son tas GHIXPLHU>3V@-REJLVDLWVXUFHWDVGHIXPLHUHWLODpWpHQVXLWHFRXURQQp196.
Pierre le Mangeur relève la pauvreté de Joseph, qui avait dû quitter Bethléem pour exercer son travail d’artisan197. Plus loin, avant de commenter les gloses allégoriques, il leur confère une portée historique, en indiquant que l’intention de l’Évangéliste est de fournir une instruction sur la pauvreté198. De même dans l’Histoire Scolastique, il H[SOLTXHSDUODSDXYUHWpGHVSDUHQWVGH-pVXVOHXUGLIÀFXOWpjWURXYHURVHORJHU199. Le commentaire de Pierre le Chantre poursuit dans cette même voie en introduisant un renvoi à Mt 8, 20, ce qui tend à constituer un dossier scripturaire sur la pauvreté du Christ200. Pour autant, l’interprétation de ce verset lui-même n’est pas UDGLFDOHPHQWPRGLÀpHQLFKH]3LHUUHOH&KDQWUHQLFKH]FHX[TXLO·RQWGHYDQFp De même la péricope sur le paiement de l’impôt par la pêche d’un poisson (Mt 17, 24-27) donne lieu à des développements nouveaux sur la gestion des biens ecclésiastiques et sur les rapports avec le pouvoir temporel, mais pas sur la pauvreté du Christ. C’est donc principalement le passage sur la nativité qui connaît une réinterSUpWDWLRQ 0DLV FH FKDQJHPHQW Q·HVW SDV LVROp HW SUHQG VD VLJQLÀFDWLRQ GDQV OD constitution de dossiers sur la pauvreté du Christ, qui apparaissent hors des textes exégétiques au sens strict. Ainsi dans un sermon pour la saint Vincent, Pierre le Mangeur explique que le Christ aide à vaincre le monde verbo (Mt 5, 3 ; Mt 19, 21) et exemplo, parce qu’il est né dans un lieu pauvre et a vécu pauvrement201. Plus nettement, Pierre le Chantre consacre tout un développement de ses distinctions à l’explication de l’expression « le Christ est dit pauvre ». Plusieurs arguments sont invoqués : il a prêché la pauvreté, il a élu les pauvres, mais surtout il a été pauvre lui-même. Dans ce cadre, les citations de Mt 8, 20 et de la nativité tiennent une place centrale202. Ces deux exemples révèlent le développement d’une conceptualisation de la pauvreté du Christ au XIIe siècle. 196. PL 186, 74 : 4XLFXQTXHHVSDXSHUDFFLSHFRQVRODWLRQHP-RVHSKHW0DULDPDWHU'RPLQLQRQKDEHQW servulum, non ancillam, non jumentum : ipsi sunt Domini et famuli. Non audet paupertas timida inter divites accedere, in diversorium vadunt ; nascitur in stabulo, qui de stercore inopem levat. In stercore -REVHGHEDWHWSRVWHDFRURQDWXVHVW. 197. BnF lat. 620, f. 155ra : Et nota quod Ioseph peregrinabatur in Nazareth. Pauper enim erat et de fabrili opere vivebat. Modo necesse fuit ut rediret unde oriundus erat, id est in Bethleem, et in regnum Iuda. 198. BnF lat. 620, f. 155va : Evangelista ergo et tempus in quo peperit, et reclinatorium in quo puerum editum reposuit, diligenter ad instructionem nostram prosequitur, ut exemplo Christi et parentum eius, de paupertate instruamur. 199. PL 198, 1539-1540 : 'LIÀFLOHIXHUDWSDXSHULEXVSUDHIUHTXHQWLDPXOWRUXPTXLRELGLSVXPFRQYHQHrant, vacuas invenire domos, et in communi transitu, qui erat inter duas domus, operimentum habens, quod diversorium dicitur, se receperunt, sub quo cives ad colloquendum, vel ad convisendum in diebus otii, vel pro aeris intemperie divertebant. 200. BnF lat. 15585, f. 23. 201. PL 198, 1744. 202. Pierre le Chantre, Summa Abel, BnF lat. 3388, f. 131r-v : Pauper dicitur Christus, sive egenus : Quia paupertatem sive egestatem temporalium habuit, unde>0W@vulpes foveas habent etc. Quia paupertatem pene habuit, unde>/D@ego vir videns paupertatem meam. Paupertatem culpe non habuit de qua dicitur>3V@defecit in paupertate virtus mea.
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Ce processus est révélateur de la place croissante de la pauvreté dans les commentaires des Évangiles. Elle devient un sujet de discussions et de commentaires sur nombre de péricopes dont elle était absente dans les siècles précédents. Il est possible que cette “découverte” de la pauvreté dans les commentaires scolaires résulte de l’importance que lui accordent les discours de la pauvreté volontaire. Pour autant, les maîtres n’ont pas simplement repris des thématiques monastiques. Au contraire, le but de leur introduction de la pauvreté est tout autre : il s’agit G·DERUGSRXUHX[GHQHSDVHQIDLUHXQHVSpFLÀFLWpGHVPRLQHVRXGHVHUPLWHVHW d’en permettre la pratique par tous les laïcs.
3.2. La pauvreté spirituelle ouverte à tous L’étude des commentaires sur les Béatitudes et sur la péricope du jeune homme riche montre comment les maîtres s’y prennent pour introduire la pauvreté dans leurs commentaires, en s’inspirant parfois de formules reprises de commentaires PRQDVWLTXHVWRXWHQHQPRGLÀDQWOHVHQVSRXUFRQVWUXLUHXQPRGqOHGHSDXYUHWp en quelque sorte “anti-monastique”, applicable par tous les laïcs. 3.2.1. Les Béatitudes entre pauvreté et humilité L’exégèse scolaire des Béatitudes n’accorde pas une place particulière à la question de la pauvreté. Les principaux développements concernent d’autres problèmes dont le principal est celui du rapport entre les sept Béatitudes (en FRQVLGpUDQW TXH OD KXLWLqPH Q·HVW TX·XQH FRQÀUPDWLRQ GH O·HQVHPEOH OHV VHSW dons de l’Esprit et les sept demandes du Pater. Ces relations, présentes dans le commentaire du sermon sur la montagne d’Augustin, avaient parfois été reprises à l’époque carolingienne, sans susciter de discussions. Le fait que la Glose ait donné deux organisations différentes de ces septénaires a probablement contribué à attirer l’attention des maîtres sur cette question, qui est aussi un des motifs récurrents de la prédication pour la Toussaint203. Le second problème, qui prend Quia paupertatem predicavit, unde >/F @ nisi quis renunciaverit omnibus que possidet, non potest meus esse discipulus. ,WHP>0W@si vis perfectus esse, vade et vende omnia Quia paupertatem elegit, unde>&R@stulta mundi elegit ut fortia [confundat]. Quia ipse pauper fuit, unde>0W@vulpes foveas habent et volucres celi. Hec dixit dominus cuidam dolose dicenti, scilicet causa lucri : Magister sequar te quocumque ieris>0W@Et est sensus : vulpes foveas habent in te, id est dolositas latet in te. Et volucres celi habent in te nidos, id est elatio latet in te. Filius autem hominis hon habet ubi caput suum reclinet in te, id est humilitas non est in te. Item>3V@simul in unum dives et pauper : dives in perfruitione dei, pauper in miseriis seculi. Pauper est qui de paupere matre natus est >/F @ Pannis vilibus involutus, in loco vilissimo reclinatus. O ceca hominis miseria, qui creatura dedignatur esse similis suo creatore. Christus enim pauper fuit et homo verecundatur paupertatem. Qui eum imitari noluerit, cum illo non regnabit. Unde VFLRTXRGTXDQWRTXLVSDXSHULRUHVWWDQWRFRSLRVXVHWDIÁXHQWLXVKDEHWXQGHSRVVLWSODFHUHDOWLVVLPR. 203. O. LOTTIN©/DGRFWULQHG·$QVHOPHGH/DRQVXUOHVGRQVGX6DLQW(VSULWHWVRQLQÁXHQFHªRTAM, 24, 1957, p. 267-295 ; L.-J. BATAILLON, « Béatitudes et types de sainteté », Revue Mabillon, 7, 1996, p. 79-104.
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une place croissante, est celui du rapport entre Luc et Matthieu, que nous aborderons plus loin. La différence entre l’ancienne et la nouvelle loi fait aussi, sur cette péricope, l’objet de discussions plus nourries. /DGpÀQLWLRQGHODSDXYUHWpHQHVSULWHVWWRXWGHPrPHDERUGpHVDQVWRXWHIRLV manifester de liens évidents avec les débats sur la « pauvreté volontaire ». Cette expression n’apparaît que dans le commentaire de Pierre le Mangeur où elle sert à distinguer les pauvres en esprit des pauvres malgré eux, ce qui ne lui donne pas GHFRQWHQXVSpFLÀTXH204. Dans l’article de son recueil de distinctions, la Summa Abel, Pierre le Chantre montre sa connaissance des idées cisterciennes. Comme Bernard de Clairvaux, il reprend la distinction entre pauvreté imposée, simulée et volontaire205 ; comme lui, il l’assimile à une forme de martyre206HQÀQXQHGHV présentations de la pauvreté en esprit, mise en parallèle avec 2 Co 6, 10 (tanquam nihil habentes et omnia possidentes), rappelle le discours monastique207. Il n’introduit toutefois pas ces idées dans ses gloses sur les Évangiles, où il ne parle pas de pauvreté volontaire et n’applique pas les Béatitudes aux moines208. L’exégèse scolaire du XIIe siècle n’introduit donc pas directement les idées sur la pauvreté volontaire devenues courantes dans la première moitié du siècle. (QHIIHWOHVSUREOpPDWLTXHVVFRODLUHVVRQWDYDQWWRXWWULEXWDLUHVGXFDGUHÀ[pSDU la Glose. Pour l’interprétation de pauper spiritu, celle-ci juxtapose les traditions issues d’Augustin et de Paschase Radbert, créant ainsi une certaine ambiguïté. Les idées augustiniennes sont présentes : la pauvreté en esprit désigne l’humilité, par opposition à la superbe, et correspond à la crainte de Dieu209. Toutefois, dans leur concision, ces gloses ne soulignent pas que la pauvreté en esprit n’a pas de rapport avec la pauvreté ou la richesse économique. Une autre glose marginale s’inspire, quant à elle, directement de Paschase Radbert : « Bienheureux les pauvres en esprit », parce que ce n’est pas la nécessité, mais la foi et l’amour (devotio) envers la pauvreté, qui rendent heureux, si bien que grâce au mépris de toutes choses ils vivent en Dieu. Elle a deux aspects : le renoncement
204. BnF lat. 15269, f. 84vb : Pauperes spiritu, id est voluntate, quia non est commendabilis paupertas QHFFHVVDULDVHGYROXQWDULD*ORVVD©4XLDQRQHVWQHFHVVLWDVHWFª©4XLDÀGHVHWGHYRWLRSLHWDWLVª LGHVWÀGHOLVGHYRWLRKXPLOLWDWLVLGHVWSDXSHUWDVYROXQWDULD. 205. Pierre le Chantre, Summa Abel, BnF lat. 3388, f. 133v : Paupertas est neccessaria in egenis >«@, sumulatoria >«@, voluntaria in religiosis >«@ 206. Ibid., f. 133r : Gaudeant ergo pauperes quoniam ipsorum est regnum celorum, et hii qui persecutionem patiuntur propter iusticiam, id est martires qui habent fructum eterne remunerationis ad manum. Sic pauperes et martires ad paria iudicantur, quia vero est par premium pauperum et martirum, cum paupertas sit martirium, et esse pauperem sit esse martirem. 207. Ibid., f. 133r : Vos autem pauperes spiritu cum sitis nichil habentes, tamen omnia possidentes, nam Christus vestra portio est. 208. BnF lat. 15585, f. 43v : Beati pauperes spiritu voluntate, scilicet humiles spiritu. 209. Glose, éd. RUSCH, Strasbourg, 1480/81, t. 4, p. 17 : glose interlinéaire : Pauperes : humiles Deum timentes, unde bene incipit quia initium sapientie timor Domini ut superbia est initium peccati qua petitur regnum terre, hic regnum celorum. Gloses marginales : Pauper spiritu est humilis corde pauperem spiritum habens, nutrix cuius est humilitas ; Sicut initium sapientie timor domini, sic paupertas est principium beatitudinis.
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aux biens (rerum abdicationem) et la contrition de l’esprit, qui fait que même l’homme bon se croit inutile et inférieur à tous les autres210.
Ces deux phrases sont des réminiscences de Chromace d’Aquilée et d’Ambroise Autpert, mais c’est sans aucun doute de Paschase Radbert que s’est inspiré le compilateur puisqu’il est établi qu’il l’utilise constamment pour cette péricope. Toutefois le résumé en deux phrases d’une longue page, s’accompagne d’imporWDQWHV PRGLÀFDWLRQV GDQV OH VHQV '·DERUG OD SUHPLqUH SKUDVH FRQFHQWUpH VXU l’idée de la ÀGHV HW GHYRWLR SDXSHUWDWLV témoigne d’une mise en lumière particulière de la pauvreté, qui évoque Bernard de Clairvaux. Mais c’est la seconde phrase qui marque une mutation importante. Trois aspects du texte de Paschase 5DGEHUW RQW pWp SDVVpV VRXV VLOHQFH RX PRGLÀpV '·DERUG O·abdicatio rerum Q·HVW SDV LFL GpÀQLH HOOH VHPEOH DLQVL XQ UHQRQFHPHQW HIIHFWLI DX[ ELHQV SOXV qu’un renoncement intérieur qui correspondait au sens que lui donnait Paschase. Celui-ci mentionnait aussi qu’une minorité de chrétiens étaient appelés à renoncer DX[ELHQVWDQGLVTXHWRXVpWDLHQWYRXpVjODFRQWULWLRQGHO·HVSULW(QÀQLOpYRTXDLW deux types de pauvreté : celui de l’abdicatio rerum exprimé par les Béatitudes de Luc et celui de la contritio spiritus énoncé par les Béatitudes de Matthieu. Or dans la Glose, il n’est plus question de deux catégories de chrétiens et de deux formes de pauvreté, mais de deux parties d’une même pauvreté en esprit. &HVPRGLÀFDWLRQVSHXYHQWrWUHLQWHUSUpWpHVHQGHX[VHQVRSSRVpV(QLQWURduisant l’abdicatio rerumVDQVGpÀQLWLRQGDQVODSDXYUHWpYRORQWDLUHODGlose tend à supprimer la place des laïcs et à appliquer les Béatitudes aux moines qui renoncent aux biens matériels et pratiquent l’humilité. En ce sens, elle accompagnerait le mouvement de la pauvreté volontaire tel que l’exprime Bernard de Clairvaux. Inversement, en supprimant l’idée des deux catégories de chrétiens, elle tend à étendre à tous, et donc aussi aux laïcs, les mêmes exigences spirituelles, dans le cadre d’une morale universelle inspirée du modèle monastique. Il n’est pas exclu que l’ambiguïté fasse partie du projet même de la Glose, dont la YRFDWLRQVHPEOHG·RIIULUGHVPDWpULDX[jO·H[pJqWHSOXW{WTXHGHÀ[HUXQVHQV En revanche, les commentaires qui gravitent autour d’elle sont, eux, conduits à résoudre ces ambiguïtés. C’est ce que font la plupart d’entre eux, en un sens qui évite le rapprochement avec le nouveau modèle monastique. Ainsi le commentaire d’Alençon 26 place immédiatement l’interprétation de pauper spiritu sur le registre de l’humilité : « Il convenait donc que le Christ, qui était humble, et recherchait les humbles, traitât de l’esprit d’humilité211 ». S’il évoque la question des biens matériels, c’est pour signaler que l’appétit des biens temporels conduit
210. Glose, éd. RUSCH, Strasbourg, 1480 / 1481, t. 4, p. 17 : Beati pauperes spiritu. Quia non necessitas sed ÀGHVHWGHYRWLRSDXSHUWDWLVEHDWRVIDFLWXWFRQWHPSWLVRPQLEXVGHRYLYDQW+HFKDEHWGXDVSDUWHV rerum abdicationem et spiritus contritionem, ut etiam bonus se inutilem et ceteris reputet inferiorem. 211. Alençon BM 26, f. 109va : Oportuit ergo Christum, qui humilis erat, et /f. 109vb/ humiles querebat, de spiritu humilitatis agere>«@
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à la superbe212. Il aborde ensuite les deux parties de la pauvreté mais glose l’abdicatio rerum en mentionnant la possibilité d’avoir des biens, non pour soi mais pour les œuvres de piété213&HFRPPHQWDLUHÀGqOHjO·LQVSLUDWLRQDXJXVWLQLHQQH se montre donc soucieux de permettre l’application des Béatitudes aux laïcs. S’il est dans l’ensemble aussi conforme à l’esprit de Paschase Radbert, il ne s’inscrit toutefois pas dans le cadre des deux catégories de chrétiens. Geoffroy Babion comprend lui aussi l’abdicatio rerum dans un sens spirituel large qui n’implique pas l’abandon effectif des biens : Cette pauvreté, c’est le renoncement (abdicare) à soi et à ses biens. Il faut renoncer à deux catégories de biens : les biens extérieurs et les biens intérieurs. Les biens extérieurs, ce sont la noblesse, les richesses et les autres possessions. Les biens intérieurs : l’esprit, la force, la beauté, l’aisance (velocitas), et les choses semblables. 'RQFQRXVGHYRQVUHQRQFHUjWRXWFHODSRXUQHSDVSODFHUQRWUHFRQÀDQFHGDQVOHV richesses, dans la noblesse, dans notre intelligence, et dans toutes ces choses-là, mais pour qu’en Dieu soit notre seule espérance, ayant donc tout le reste, comme si nous ne l’avions pas. Cette pauvreté peut même s’exercer dans les richesses. David OHGLW>3V@©6LOHVULFKHVVHVDIÁXHQWQ·\SODFHSDVWRQF±XUª. Mais il est SOXVVUGHQHSDVOHVSRVVpGHUGXWRXWVHORQFHWWHSDUROHGX6HLJQHXU>0W@ « Vends tout ce que tu as »HWFFDULOHVWGLIÀFLOHGHOHVDYRLUVDQVOHVDLPHU214.
Geoffroy Babion ne reprend pas la distinction entre abdicatio rerum et contritio spiritus : il comprend l’une avec l’autre. L’abdicatio désigne d’abord une attitude intérieure de détachement, indépendante de la richesse ou de la pauvreté. Il ajoute ensuite que l’absence de biens personnels favorise ce détachement, et rejoint donc ici une thématique traditionnelle des ordres monastiques ou canoniaux. Cette mention, alors qu’il combat pour imposer la pauvreté à ses chanoines, ne surprend pas de la part de Geoffroy Babion. Il permet ainsi l’application de la pauvreté en esprit aux moines, sans en faire, comme Bernard de Clairvaux, leur privilège. S’il existe deux façons de parvenir à la pauvreté en esprit, celle-ci est identique pour les moines, les chanoines réguliers et les laïcs. Pierre le Mangeur se situe dans cette même perspective. Aux deux catégories GHELHQVH[WpULHXUVHWLQWpULHXUV GpÀQLHVSDU*HRIIUR\%DELRQLODMRXWHFHOOHGHV 212. Ibid., f. 109va : Legitur de appetitu temporalium : Omnia vanitas et presumptio spiritus. Presumptio autem spiritus audaciam, superbiam generat. Unde et superbi dicuntur vulgo magnos habere spiritus. Oportuit ergo Christum, qui humilis erat, et /f. 109vb/ humiles querebat, de spiritu humilitatis agere et discipulos suos instruere quatinus purgati interius ab omni timore, ipsum spiritum gracie reciperent, et humiliter suis preceptis oboedirent, et oboediendo beati essent. 213. ID. : Beati enim pauperes spiritu qui non necessitate, sed devota voluntate contemptis omnibus deo vivunt. Hec autem paupertas duas habet partes : abdicationem rerum, etiam si habeantur non sibi sed ad opus pietatis, et contritionem spiritus, ut etiam se ipsum abdicet. 214. PL 186, col. 1284 : Paupertas ista est abdicare se et sua. Duo enim sunt abdicanda, exteriora et interiora. Exteriora sunt nobilitas, divitiae et aliae possessiones. Interiora, ingenium, fortitudo, pulchritudo, veloFLWDVHWVLPLOLD$EGLFDUHLJLWXUGHEHPXVLVWDQHFRQÀGDPXVLQGLYLWLLVLQQRELOLWDWHLQLQJHQLRQRVWURHW caeteris, sed in solo Deo ponamus spem nostram. Caetera vero ita habeamus, quasi non haberemus. Ista SDXSHUWDVHWLDPLQGLYLWLLVHVVHSRWHVW8QGH'DYLG'LYLWLDHVLDIÁXDQWQROLWHFRUDSSRQHUH6HGVHFXULXV eas non possidere, unde Dominus : Vende omnia quae habes etc. quia vix sine amore possunt haberi.
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biens gratuits, c’est-à-dire les vertus, auxquelles s’applique plus particulièrement la contritio spiritus,OGpÀQLWO·abdicatio rerum comme une abiectio et comme le refus GHO·DWWDFKHPHQWDX[ELHQVFHTXLVLJQLÀHTXHOHVULFKHVVHVGRLYHQWrWUHUHOpJXpHVDX second plan, non qu’elles doivent être abandonnées215. Alors qu’il suit manifestement Geoffroy Babion, il ne reprend pas la phrase sur l’abandon des richesses comme voie plus sûre. Plus loin, il évoque ceux qui, dans le désert ou le cloître, doivent tout de même subir l’épreuve des tribulations, qui seules permettent de déterminer s’ils ont une vraie pauvreté216. Cette remarque souligne que la pauvreté, telle que la conçoit Pierre le Mangeur, ne réside pas dans un statut, que garantit l’absence de biens personnels, mais dans une attitude intérieure, indépendante de la possession. Dès lors, son emploi de l’expression « pauvreté volontaire » dans la phrase même où LOGpÀQLWODSDXYUHWpHQHVSULWFRPPHKXPLOLWpSRXUUDLWVHFRPSUHQGUHSDUODYRORQWp de donner à cette expression – désormais indissociable de Mt 5, 3 – une nouvelle interprétation, qui reviendrait à celle d’Augustin sur les Béatitudes. Ce faisant, Pierre le Mangeur construirait un modèle de pauvreté volontaire à l’usage des laïcs. C’est dans une voie parallèle que se dirige Pierre le Chantre. Son interprétation de Mt 5, 3 est strictement conforme à celle d’Augustin : la pauvreté en esprit désigne l’humilité217. Mais, à la différence de l’évêque d’Hippone, et de l’ensemble de la tradition exégétique, il souligne alors les mérites de la pauvreté effective, en s’appuyant sur les Béatitudes de Luc : Luc n’ajoute pas « en esprit » : c’est à juste titre que le Seigneur commence son discours aussi par la pauvreté sensible, car de même que la crainte du Seigneur est le début de la sagesse, de même la pauvreté est le commencement de la béatitude218.
Alors que les commentateurs avaient systématiquement compris la première béatitude de Luc à la lumière de celle de Matthieu, en considérant que le spiritu était sous-entendu, Pierre le Chantre opte ici pour une interprétation très différente, qui inclut dans les Béatitudes la pauvreté sensible, réelle. Une citation adaptée de 215. BnF 620, f. 20ra : Habito timore, habemus paupertatem, eam scilicet de qua hic agitur, scilicet paupertatem spiritu, que in duobus consistit, scilicet in animi humiliacione, et rerum abdicatione, ut animi humiliatio tantum referatur ad gratuita. Ad hoc enim ut sit aliquis pauper spiritu, opportet ut propter factam sibi collationem virtutum non elevetur, sed potius humilietur. Nec tantum ad hoc necessaria est animi humiliatio, sed rerum abdicatio, tam exteriorum quam interiorum. Exteriora sunt seculares divicie, honores, potencie. Horum abdicatio in duobus consistit : in omnimoda abiectione, et in animi non appositione. Ad hoc enim ut sit pauper spiritu, incumbit etiam ut seculares divitias RPQLQRSRVWSRQDWYHOHLVDIÁXHQWLEXVFRUQRQDSSRQDW,QWHULRUDVXQWXWUREXUFRUSRULVSXOFULWXGR volocitas, ingenium, memoria et huiusmodi dotes nature. Ad hoc ut sit pauper spiritu, tenetur hec RPQLDDEGLFDUHLGHVWGHHLVQRQFRQÀGHUHVHGLQVROR'HRVSHPSRQHUH 216. Ibid., f. 20rb : Patiencia enim paupertatem et mansuetudinem, et ceteras virtutes examinat, quia veros pauperes a non veris, quasi quodam examine discriminat, ut si quis in heremo vel claustro habeat paupertatem, si ponatur in fornace tribulationis, statim probatur si veram habuerit paupertatem. 217. Par ex. : 9HUEXPDGEUHYLDWXPWH[WXVFRQÁDWXV, éd. M. BOUTRY, Turnhout, 2004 (CC Cont. Med. 196), p. 89 : Dominus, in principio sermonis sui apud Mattheum, commendans humilitatem quasi precipuam DG ÀGHL FKULVWLDQH UHOLJLRQHP DLW %HDWL SDXSHUHV VSLULWX LG HVW ´KXPLOHVµ TXRQLDP LSVRUXP HVW regnum celorum, quasi proprium ; paupertatis spiritus est humilitas. 218. BnF lat. 15585, f. 43v : Lucas non apponit spiritu. Bene Dominus sermonem suum inchoat a paupertate etiam sensibili, quia sicut inicium sapientie est timor domini, sic paupertas principium est beatitudinis.
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6pQqTXHOHFRQÀUPHSHXDSUqV219 : « Le pauvre rit plus souvent, plus authentiquement et plus sincèrement que le riche »220 : ce sont bien deux catégories sociales qui sont ici comparées. Cette position étonnante se retrouve à plusieurs reprises dans le Verbum Abbreviatum. Dans le chapitre contre la cupidité : De même que la pauvreté sensible (paupertas sensibilis) est la nourrice et le ferment de la pauvreté spirituelle, c’est-à-dire de l’humilité, de même son opposé, jVDYRLUOHVULFKHVVHVQRXUULVVHQWHWHQJHQGUHQWODFXSLGLWp>«@221.
Le Chantre maintient l’interprétation traditionnelle de la pauvreté en esprit comme humilité, tout en accentuant, grâce à Luc, le rôle de la pauvreté effective, comprise comme un moyen d’accès à l’humilité. Ce faisant, il inverse le sens de la Glose, qui considérait que l’humilité était la nourrice de la pauvreté. Ainsi d’une SKUDVHTXLUHYHQDLWjLGHQWLÀHUODSDXYUHWpjO·KXPLOLWpLOSDVVHjO·LGpHTXHOD pauvreté précède l’humilité, dont elle est le fondement222&HWWHLGpHHVWFRQÀUPpH au début du chapitre qu’il consacre à la pauvreté : Après l’humilité et la mansuétude, il faut ajouter au régime de la doctrine céleste, la nourrice de ces vertus, à savoir la pauvreté visible (paupertas visibilis), qui, bien qu’elle ne soit pas une vertu, est cependant la gardienne et la conservatrice des vertus223.
À nouveau, Pierre le Chantre se confronte à une tradition qu’il entend contourner. En rappelant que la pauvreté n’est pas une vertu, il reprend la thématique communément admise selon laquelle la pauvreté n’est en soi ni bonne ni mauvaise. Mais, en faisant de celle-ci la gardienne ou la nourrice des vertus, il lui donne un rôle capital nouveau. L’ajout de l’adjectif visibilisSRXUTXDOLÀHUODSDXvreté, souligne qu’il s’agit bien d’une pauvreté réelle. Comme les moines, les maîtres accordent donc, dans leur interprétation des Béatitudes, une place plus grande à la thématique de la pauvreté. Mais le rapprochement entre l’exégèse scolaire et les utilisations monastiques des Béatitudes s’arrête là. L’exégèse suit ses thématiques et son lexique propre. Là où, dans le monde monastique, l’enjeu est celui de l’acceptation ou du refus de la pauvreté YRORQWDLUH GDQV OHV pFROHV OD GpÀQLWLRQ HVW FHQWUpH VXU OHV QRWLRQV G·abdicatio rerum et de contritio spiritus. Les lignes de convergences entre les utilisations 219. Lettres à Lucilius, 80, 6. 220. ID. : Pauper sepius et verius et sincerius ridet divite. 221. 9HUEXPDGEUHYLDWXPWH[WXVFRQÁDWXV, éd. M. BOUTRY, Turnhout, 2004 (CC Cont. Med. 196), p. 115 : Sicut spiritualis paupertatis, hoc est humilitatis, nutrix est et fomentum ista sensibilis paupertas, ita eius oppositum, scilicet divicie nutriunt et pariunt cupiditatem>«@ 222. Ce renversement de la Glose (Pauper spiritu est humilis corde pauperem spiritum habens, nutrix cuius est humilitas) se trouve aussi dans l’In unum ex quatuor : Hec duas partes habet : rerum abdicationem et spiritus contritionem, ut etiam bonus se inutilem et ceteris reputet inferiorem. Pauper sepius et verius et sincerius ridet divite. Hec est nutrix humilitatis (BnF lat. 15585, f. 43v). 223. 9HUEXPDGEUHYLDWXPWH[WXVFRQÁDWXV, éd. M. BOUTRY, Turnhout, 2004 (CC Cont. Med. 196), p. 101 : Post humilitatem et mansuetudinem adiungenda est regimini celestis doctrine nutrix earumdem, paupertas visibilis scilicet, que licet non sit virtus, est tamen virtutum custodia et conservatrix.
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monastiques de la Bible et son exégèse scolaire apparaissent rarement. Il est pourtant manifeste que les clercs connaissaient le discours sur la pauvreté volontaire. Dans ce cadre, le fait de ne pas y recourir peut s’interpréter comme le refus de réserver aux moines la pratique des Béatitudes. Le but de l’exégèse scolaire du XIIe siècle semble au contraire d’étendre à tous les laïcs la possibilité d’exercer les %pDWLWXGHVFHWWHÀQOHVPDvWUHVpFDUWHQWFHTXLSRXYDLWLQWURGXLUHGHX[FDWpgories de chrétiens, et interprètent l’abdicatio rerum à la lumière de l’humilité et du détachement intérieur, que tous peuvent pratiquer. Dans cette voie, Pierre le Chantre marque une nouvelle étape : la valorisation qu’il opère de la pauvreté conduisant à celle des nécessiteux. 3.2.2. La péricope du jeune homme riche : du modèle monastique aux laïcs Les interprétations de la péricope du jeune homme riche connaissent une évolution plus marquante encore que celles des Béatitudes. Dans un premier temps, OHVPDvWUHVHIIDFHQWOHVPDUTXHVGXFDGUHÀ[pSDU%qGHTXLIDLVDLWGHFHWWHSpULcope le fondement du modèle monastique et de sa domination sociale, revenant ainsi à l’ambiguïté des formules hiéronymiennes qui semblaient vouloir appliquer à tous le modèle monastique. Mais dans un second temps, les maîtres composent de nouvelles interprétations de Mt 19, 16 qui permettent son application par les laïcs sans nécessiter l’abandon des biens. La Glose sur Matthieu se fonde principalement sur Jérôme, Bède et Raban Maur. Concernant l’opposition entre Jérôme et Bède sur l’honnêteté du jeune homme, elle présente les deux positions, sans opérer de choix entre l’une ou l’autre des thèses. En revanche, elle ne reprend aucun des commentaires de Bède, qui associaient clairement les moines aux perfections évangéliques, effaçant ainsi le lien entre les moines et les promesses dues au détachement. Elle ne reprend pas non plus la distinction entre préceptes et conseils, citant simplement l’idée qu’il y a deux catégories d’élus – ceux qui abandonnent les richesses pour suivre le Christ et ceux qui en font un bon usage. La construction de Bède qui distinguait deux catégories de chrétiens selon leur statut se trouve ainsi nettement effacée. Le même constat apparaît encore plus nettement dans les commentaires de Matthieu proches de la Glose. Ainsi Alençon 26 supprime non seulement toute allusion aux conseils et aux préceptes, mais aussi aux deux catégories d’élus. Un des objectifs de ce commentaire semble être de montrer comment ce passage évangélique peut s’adresser à tous, et être accompli par tous. Sur le début de Mt 19, 28 (« à vous qui m’avez suivi »), il reprend le commentaire de Jérôme selon lequel le fait de suivre le Christ est le propre des apôtres et de tous les croyants. Mais alors que Jérôme entendait l’abandon des richesses comme un préalable, celui-ci n’est pas ici mentionné. Et surtout la suite du commentaire de ce verset montre comment tout homme peut être appelé à juger. Avec Bède, il explique que le douze exprime l’universalité, parce qu’il est composé du quatre multiplié par trois. Mais Alençon ajoute alors que le trois désigne les facultés de l’homme intérieur (la mémoire, l’intellect, la volonté) et le quatre les facultés H[WpULHXUHVODFKDLUO·KXPHXUOHVRXIÁHODFKDOHXU /HQRPEUHGRX]HGpVLJQH
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alors ceux qui aiment Dieu de toute leur âme et gouvernent leur corps par la justice, la tempérance, la prudence et la force224. Ainsi le critère discriminant n’est plus le rapport aux biens, mais le comportement individuel – ce qui permet à tous de prétendre accéder au statut de juge dans l’au-delà. Le commentaire du verset VXLYDQW OH FRQÀUPH UHFHYURQW OD YLH pWHUQHOOH QRQ VHXOHPHQW OHV DS{WUHV PDLV « tous ceux, quelle que soit leur condition, qui auront laissé leur maison ou leurs IUqUHVF·HVWjGLUHTXLDXURQWSODFpO·DPRXU>GH'LHX@DYDQWWRXWDXWUHDWWDFKHment ». À nouveau, il n’est question ni de statut, ni de possession des biens. Les commentaires de Geoffroy Babion et du BnF lat. 2491 présentent la même perspective, à laquelle ils ajoutent à propos de Mt 19, 30 (« Beaucoup de premiers seront derniers, et de derniers seront premiers »), que beaucoup de laïcs, qui mènent une bonne vie, seront les « premiers », tandis que d’autres, voués à la contemplation depuis le plus jeune âge, autrement dit moines ou clercs seront punis225. Le commentaire de Pierre le Mangeur constitue une exception dans la mesure où il semble davantage préoccupé – nous y reviendrons – par la volonté de remplacer le couple moines/laïcs par un couple clercs/laïcs, que par le souhait d’élargir à tous les croyants la possibilité d’appliquer ce passage évangélique. En revanche, XQHJpQpUDWLRQSOXVWDUG3LHUUHOH&KDQWUHDIÀFKHH[SOLFLWHPHQWVDYRORQWpGHQH pas réserver Mt 19, 21 et le statut de perfection qui l’accompagne, aux nouveaux ordres religieux. Il note d’abord que la formule « Si tu veux être parfait », absente des Évangiles de Marc et Luc, souligne seulement l’importance de la volonté226. À propos de Mt 19, 27 il pose la question suivante : Mais est-ce que seuls les apôtres et ceux qui suivent nus le Christ nu ont accompli ou accomplissent ce conseil : « Si tu veux être parfait, va ª etc., si bien que quiconque aurait quelques possessions ne pourrait en aucune façon dire : « Voici, nous, nous avons tout abandonné » etc. ?227
224. Alençon BM 26, f. 160ra : 8QXVTXLVTXHYHURÀGHOLXPLQWHULRUHHWH[WHULRUHKRPLQHKRFVHSWHQDULR QXPHURFRQWLQHWXU,QLQWHUULRUL0HPRULDLQWHOOHFWXHWYROXQWDWH,QH[WHULRULFDUQHKXPRUHÁDWX et calore, id est sicco, frigido, humido et calido. Quicumque ergo talis per divinam extiterit gratiam, ut unum Deum, qui trinitas est, diligat ex toto corde, intellectu et voluntate, et omnes affectiones quadripartiti corporis per prudentiam, iusticiam, temperantiam et fortitudinem noverit regere, et unum Deum qui trinitas est, aliis ut similiter credant, et ut prudentes, iusti, fortes et temperantes sint, non cessat annunciare in hoc septenario et duodenario numero continetur. 225. BnF lat. 2491, f. 101vb : Sed quia non omnes in bono proposito perseverant, et ad vicia relabuntur, terULELOLVHQWHQWLDVXEGLWXU0XOWLDXWHPSULPLHUXQWQRYLVVLPL9LGH-XGDPGHDSRVWRODWXLQDSRVWDWDP versum, et discito, quia /f. 102ra/ multi erunt novissimi. Vide latronem in cruce factum confessorem, HRGHPTXHGLHTXRSURVXLVFUXFLÀ[XVHVWSHFFDWLVJUDWLDGHLFXP&KULVWRLQSDUDGLVRJDXGHQWHPHW discito, quia novissimi erunt primi. Sed et cotidie videmus multos in laico habitu constitutos, magnis vite meritis excellere, et alios a prima etate spirituali studio ferventes, ad extremum torpentes otio lassescere, atque inepti stulticia quod spiritu coeperunt carne consummare. Cf. PL 162, col. 1417. 226. BnF lat. 15585, f. 132ra : Secundum Lucam et Marcum, cum nullam perfectionem exprimant, quicumque evangelium observare desiderant, omnia citer necessaria pauperibus erogare debent. Matthaeus autem sic ait : si vis, quia ex voluntate est esse perfectus. 227. BnF lat. 15585, f. 132va : Sed nunquid soli Apostoli, et qui nudi nudum Christum secuti sunt hoc consilium impleverunt vel implent : Si vis perfectus esse, vade etc. ita ut habens possessiones nullo modo dicere possit : Ecce relinquimus omnia etc. ?
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En reprenant une des formules caractéristiques du monde monastique et des ordres nouveaux – suivre nu le Christ nu – Pierre le Chantre entend remettre en question – au sens strict – l’appropriation de cette péricope par ces mouvePHQWVUHOLJLHX[/DVHXOHIRUPXODWLRQGHODTXHVWLRQVXIÀWjLQGLTXHUOHVHQVGH la réponse : il s’agira de montrer comment tous les chrétiens peuvent accomplir la prescription évangélique sans abandonner tous leurs biens. Pour cela, il s’appuie d’abord sur la lettre de Jérôme à propos de Nébridius, dans laquelle il le loue d’avoir distribué de larges aumônes à défaut d’avoir pu abandonner tous ses biens228. Toutefois cet argument est identique à celui de Bède : Jérôme ne dit pas TXH1pEULGLXVDDSSOLTXpOHFRQVHLOGH0WLODIÀUPHPrPHOHFRQWUDLUHGLVWLQJXDQWDLQVLGHX[YRLHVGHVDOXW0DLV3LHUUHOH&KDQWUHHQPRGLÀHUDGLFDOHPHQW le sens, en ajoutant deux autres arguments appuyés sur des exemples bibliques. Il cite d’abord les modèles d’Abraham, de Zachée, de Joseph, de Daniel et des trois enfants, de Mardochée et d’Esther, qui ont vécu humblement au milieu des ULFKHVVHV&HODOXLSHUPHWG·DIÀUPHUTX·LOH[LVWHGHVSHUVRQQHVVXSpULHXUHVSDU leurs mérites à bien des gens ayant abandonné toutes leurs richesses229,ODIÀUPH ainsi que la perfection dont parle Mt 19, 21 n’est pas liée à l’abandon des biens. Il donne ensuite l’exemple de David, qui peut se dire pauvre alors qu’il était riche. David apparaît donc comme un nouveau modèle pour appliquer Mt 19, 21. Dans ce cadre, l’attitude de Nébridius fournit tout de même un modèle de perfection. Pierre le Chantre s’attache ensuite au cas des clercs qui se conforment au message christique en faisant un bon usage des biens d’église (patrimonium FUXFLÀ[L) : « Ainsi un évêque, un abbé, un clerc, une communauté, s’ils utilisent FRQYHQDEOHPHQWOHVELHQVTXLOHXURQWpWpFRQÀpVDFFRPSOLVVHQWFHFRQVHLOª230. ,O JpQpUDOLVH FHWWH LGpH HQ DIÀUPDQW TXH OH PpULWH GRLW O·HPSRUWHU VXU OH VWDWXW (signum), si bien que « même un prince quelconque, même un homme marié, à partir du moment où il est un bon intendant de ses biens, peut être considéré comme accomplissant ce conseil »231. Le commentaire de Pierre le Chantre est celui qui manifeste avec le plus de clarté des intentions qui semblent être communes à l’ensemble des maîtres qui 228. Ibid., f. 132va : Videtur quidem hoc ex epistula Ieronimi>(S@ad Nebridium dicentis : Nebridius meus cotidie illud revolvens>7L@quod qui volunt /f. 132vb/ GLYLWHVÀHULLQFLGXQWLQODTXHXPHW temptationem diaboli et desideria multa, quicquid imperatoris largitio, et honoris infule sibi dederant in usus pauperum conferebat. Noverat enim a Deo preceptum esse : Si vis perfectus esse, vade et vende omnia etc. et quia hanc sententiam implere non poterat habens uxorem et parvulos liberos et multam familiam, faciebat sibi amicos de iniquo mammona, qui eum reciperent in eterna tabernacula, nec semel abiciebat sarcinam quod fecerunt Apostoli, patrem et rete et naviculam relinquentes, sed ex equalitate aliorum inopie suam habundantiam communicabat, ut postea illorum divitie huius indigentiam sustentarent. 229. ID. : Econtra Abraham, Zacheus, Ioseph, Daniel et tres pueri Mardocheus et Esther inter divitias humiles, quia eas ex toto in corde contempserunt, multis reliquentibus eas prepositi sunt in merito. Sic et David, sic et alii plures bene res suas dispensantes. 230. ID. : Sic ergo episcopus, abbas, clericus, conventus, hoc consilium adimplet bene dispensans res sibi commissas. 231. ID. : sed et quare iudices si propter signum et non magis propter meritum ? Etiam princeps quivis, etiam coniugatus, dum bene disponit res suas, hoc implere videtur.
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enseignent dans les écoles du XIIe siècle : éviter l’association de versets bibliques à un groupe social particulier, et surtout ouvrir aux laïcs la possibilité d’accomplir tous les textes évangéliques, y compris ceux qui étaient considérés comme des conseils. Cette attitude marque une double rupture. Elle rompt avec la tradition H[pJpWLTXHTXLIRQGDLWXQRUGUHVRFLDOKLpUDUFKLVpHQDSSOLTXDQWSOXVVSpFLÀTXHment certains versets à certains groupes sociaux. Simultanément, elle répond aux interprétations qu’avaient développées les partisans de la pauvreté volontaire. Une telle attitude de la part des maîtres des écoles urbaines s’explique en partie par le milieu dans lequel ils évoluent. Au contact du peuple laïc dans les villes, ils sont régulièrement amenés à l’enseigner. Ce pourrait être une telle préoccupation qui a poussé Pierre le Chantre à expliquer aussi nettement comment un homme marié pouvait accomplir les conseils évangéliques. Par ailleurs, cette démarche d’ouverture aux laïcs peut être rapprochée de l’“évangélisme des laïcs”, dont elle semble une manifestation. Que l’exégèse scolaire ait contribué à former cette aspiration des laïcs à une vie spirituelle, ou qu’elle n’en soit que la traduction postérieure, elle accompagne assurément une telle exigence. Toutefois l’exégèse scolaire de la pauvreté ne se réduit pas à sa dimension de réponse au modèle monastique et d’ouverture aux laïcs. Elle s’accompagne d’une valorisation de la place du clerc et de la constitution d’une nouvelle hiérarchie clercs/laïcs.
3.3. Une nouvelle hiérarchie clercs / laïcs La prédication aux laïcs de la pratique des conseils évangéliques, ne supprime pas toute possibilité d’établir une relation hiérarchique entre clercs et laïcs. Les commentateurs – Pierre le Chantre tout particulièrement – fondent sur deux principes la domination des clercs. Chronologiquement, le premier argument invoqué Q·HVWSDVQRXYHDXLODIÀUPHODGRPLQDWLRQGHVSUpODWVDXQRPG·XQHLQVWLWXWLRQ GLYLQHTXLOHXUFRQÀHO·LQWHOOLJHQFHGHVeFULWXUHVHWOHPLQLVWqUHGHVDFRPPXnication aux plus petits. Un deuxième principe se construit au cours du siècle : il consiste en une réappropriation par les clercs de la pauvreté, qui est à la fois une exigence morale et une condition de leur supériorité. 3.3.1. Les Béatitudes et l’institution des prélats Nous avons vu comment les maîtres ont bâti une interprétation des Béatitudes qui intégrait le discours sur la pauvreté tout en le replaçant dans une perspective TXLOHUHQGDLWDFFHVVLEOHDX[ODwFV&HODQ·HPSrFKHSDVSDUDOOqOHPHQWO·DIÀUPDtion de la distinction entre clercs et laïcs et la mise en valeur du statut supérieur des clercs. Ce n’est pas à propos de Mt 5, 3 que s’opère ce processus, mais sur les versets précédents et sur la question des rapports entre Matthieu et Luc. Une interprétation restrictive et monastique comme celle de Bernard de Clairvaux suppose que le Christ, dans le discours sur la montagne, ne s’adressait
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pas à tous, mais seulement aux apôtres. Au contraire, si les Béatitudes s’adressent à tous, il est plus probable que l’auditoire du Christ ait été constitué de l’ensemble de la foule. Or le récit de Matthieu apporte une réponse ambiguë : les premiers versets semblent indiquer qu’il s’adresse à ses disciples232, mais les derniers versets du discours sur la montagne supposent la présence d’un auditoire plus large233. La question est rendue plus complexe encore par la prise en compte du récit lucanien, dans lequel Jésus parle à la foule, mais s’adresse plus particulièrement aux apôtres234. La détermination de l’auditoire du sermon passe donc par l’élucidation des rapports entre les textes de Matthieu et de Luc. Ils rapportent en effet deux discours souvent très proches, mais différents notamment par le lieu – la montagne selon Matthieu, la plaine selon Luc – la position – assis chez Matthieu, debout chez Luc – et donc l’auditoire. Les solutions à la question de l’auditoire dans l’Antiquité tardive ont été variables. Ambroise, dans son commentaire sur Luc, ne prend pas en compte les divergences entre Luc et Matthieu, et considère donc qu’il s’agit d’un même discours adressé à tous235-pU{PHDIÀUPHOHFRQWUDLUHOHVIRXOHVQHSRXYDLHQWSDV suivre Jésus dans les hauteurs et il s’adressait donc aux seuls disciples236. C’est sur le De consensu EvangelistarumG·$XJXVWLQTXHVHIRQGHODUpÁH[LRQ médiévale. Le problème que pose l’évêque d’Hippone est de savoir si Matthieu et Luc rapportent deux discours différents, ou s’ils livrent deux versions d’un même discours. Sans trancher entre ces deux possibilités, Augustin propose une réponse en trois temps. Il évoque d’abord l’hypothèse selon laquelle Matthieu et Luc rapportent le même sermon, avec des nuances qui n’en changent pas le sens. Il évoque ensuite l’objection des circonstances, qui ne sont pas les mêmes – le lieu et la position. Il passe donc à une deuxième hypothèse : Matthieu et Luc rapportent deux sermons différents ; Jésus serait monté sur la montagne où il aurait tenu aux seuls disciples le sermon transmis par Matthieu, avant de descendre dans la plaine prêcher devant la foule le sermon rapporté par Luc. Toutefois, dans un troisième temps, Augustin évoque une autre hypothèse qu’il n’exclut pas : Jésus n’aurait fait qu’une seule et même prédication rapportée par Luc et Matthieu ; seulement il serait d’abord monté au sommet de la montagne avec les seuls apôtres, puis serait descendu dans quelque endroit plat et spacieux sur cette montagne – si bien que le lieu puisse être considéré comme une plaine ou comme une montagne ; là il se
232. Mt 5, 1-2 : « Voyant les foules, Jésus monta sur la montagne, et lorsqu’il se fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui. Alors, prenant la parole, il se mit à les enseigner ». 233. Mt 7, 28-29 : « Or, quand Jésus eut achevé ce discours, les foules étaient dans l’admiration pour son enseignement : car il les enseignait comme ayant autorité, et non comme leurs scribes ». 234. Lc 6, 19-20 : « Et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’une vertu sortait de lui et les guérissait WRXV(WOXLOHYDQWOHV\HX[VXUVHVGLVFLSOHVGLVDLW>«@ª 235. Ambroise, In Lc., éd. G. TISSOT, SC 45B, p. 201-202. 236. Jérôme, In Mt., éd. É. BONNARD, SC 242, p. 104 : Dominus ad montana conscendit ut turbas ad altiora secum trahat, sed turbae ascendere non valent, et sequuntur discipuli quibus et ipsis non stans sed sedens et contractus loquitur.
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serait tenu debout pendant que les foules approchaient, puis se serait assis pour parler à la fois aux disciples et à la foule237. Au terme de son parcours, Augustin laisse donc ouvertes deux possibilités – soit deux relations d’un même discours, soit deux discours. Ce qui importe pour OXLHVWO·DIÀUPDWLRQVHORQODTXHOOHOHVWH[WHVWUDQVPLVSDU/XFHW0DWWKLHXRQWOH même sens – « la même vérité des faits et des pensées (eadem veritate rerum et sententiarum) ». Quelle que soit l’hypothèse qu’il prenne en compte, il se fonde toujours sur ce principe. La question de l’auditoire ne se pose donc pas : qu’il s’adresse aux seuls disciples ou aussi à la foule, il délivre le même discours. Pour Augustin, il est donc évident que le sermon sur la montagne s’adresse à tous les chrétiens. L’incertitude, pour lui, n’est pas d’ordre théologique ou ecclésiologique, mais seulement historique : Jésus a-t-il tenu deux fois le même discours ou une seule fois ? Dans les siècles suivants, cette question n’est pas systématiquement abordée. Bède privilégie l’hypothèse des deux discours différents, mais n’y insiste pas238. Raban Maur, reprenant Augustin, laisse à son tour la question ouverte. En revanche, Paschase Radbert propose une solution nouvelle, en partie reprise dans 237. PL 34, col. 1098-1099 : Posset ergo facillime credi eumdem etiam ipse Domini interposuisse sermonem, aliquas autem praetermisisse sententias, quas Matthaeus posuit : item alias posuisse, quas iste non dixit ; quasdam etiam non iisdem verbis, custodita tamen veritatis integritate, similiter explicasse. Posset hoc, sicut dixi, facillime credi, nisi moveret quod Matthaeus in monte dicit hunc habitum esse sermonem a Domino sedente ; Lucas autem in loco campestri a Domino stante. Haec itaque diversitas facit videri alium fuisse illum, alium istum. Quid enim prohiberet Christum alibi quaedam repetere quae jam antea dixerat, aut iterum quaedam facere quae antea jam fecerat ? Non sane istos duos sermones, quorum unum Matthaeus, alterum Lucas inseruit, longa temporis distantia separari, hinc probabiliter creditur, quod et ante et postea quaedam similia vel eadem ambo narrarunt, ut non absurde sentiatur eorum narrationes haec interponentium in eisdem locis et diebus esse versatas. Nam Matthaeus hoc ita dicit : Et secutae sunt eum turbae multae de Galilaea, et Decapoli, HW -HURVRO\PLV HW -XGDHD HW GH WUDQV -RUGDQHP 9LGHQV DXWHP WXUEDV DVFHQGLW LQ PRQWHP HW FXP sedisset, accesserunt ad eum discipuli ejus. Et aperiens os suum docebat eos dicens : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum coelorum, et caetera. Hic potest videri multas turbas vitare voluisse, et ob hoc ascendisse in montem, tanquam secedendo a turbis, ut solis suis discipulis loqueretur. Cui rei videtur attestari etiam Lucas, ita narrans : Factum est autem in illis diebus, exiit in montem orare, et erat pernoctans in oratione Dei. Et cum dies factus esset, vocavit discipulos suos, et elegit duodecim ex ipsis, quos et Apostolos nominavit : Simonem, quem cognominavit Petrum, et Andream IUDWUHPHMXV-DFREXPHW-RDQQHP3KLOLSSXPHW%DUWKRORPDHXP0DWWKDHXPHW7KRPDP-DFREXP $OSKDHLHW6LPRQHPTXLYRFDWXU=HORWHV-XGDP-DFRELHW-XGDP6FDULRWKTXLIXLWSURGLWRU(WGHVcendens cum illis stetit in loco campestri, et turba discipulorum ejus, et multitudo copiosa plebis, ab RPQL-XGDHDHW-HUXVDOHPHWPDULWLPDHW7\ULHW6LGRQLVTXLYHQHUDQWXWDXGLUHQWHXPHWVDQDUHQWXU a languoribus suis. Et qui vexabantur a spiritibus immundis, curabantur. Et omnis turba quaerebat eum tangere, quia virtus de illo exibat, et sanabat omnes. Et ipse elevatis oculis in discipulos suos dicebat : Beati pauperes, quia vestrum est regnum Dei, etc. >/F@ . Hic potest intelligi cum in monte duodecim discipulos elegit ex pluribus, quos Apostolos nominavit, quod Matthaeus praetermisit, tunc illum habuisse sermonem quem Matthaeus interposuit, et Lucas tacuit, hoc est in monte ; ac deinde cum descendisset, in loco campestri habuisse alterum similem, de quo Matthaeus tacet, Lucas non tacet : et utrumque sermonem eodem modo esse conclusum. 238. In Lucam, éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 138 : Nam quibus os in monte sedens aperit ut magna sublimiter audiant, in eos oculos stans in campo, dirigit ut audita patenter intellegant.
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la Glose. Il privilégie clairement l’hypothèse des deux discours différents239, et s’appuie pour cela sur deux arguments, qu’il résume pour répondre à la troisième hypothèse d’Augustin : Mais j’estime plus juste ce que nous avons dit plus haut, qui d’ailleurs semble mieux s’accorder au texte évangélique. Par là le sens mystique est mieux mis en avant. En effet, il ne fait aucun doute que celui qui scrute les cœurs de chacun savait dans quels lieux et à quels moments enseigner les doctrines les plus sublimes de la façon la plus sublime, et les doctrines les plus simples de la façon la plus accessible. Tous en effet ne peuvent pas tout (Non enim omnes omnia possunt). C’est pourquoi il institue des préceptes qui ne sont pas égaux pour tous, bien qu’ils conduisent à une même vie éternelle, parce que de même que le vœu de chacun n’est pas le même, de même la récompense des mérites n’est pas la même pour tous240.
Contrairement à Augustin, Paschase Radbert ne considère pas les discours de Matthieu et de Luc comme identiques sur le fond. C’est même le souci de s’adapter jO·DXGLWRLUHTXLMXVWLÀHFHVGLIIpUHQFHVDX[GLVFLSOHVHVWFRPPXQLTXpXQVDYRLU plus élevé auquel correspondent des exigences plus grandes que pour la foule. Ainsi ce commentaire introduit-il, à propos de la différence entre Matthieu et Luc, la question des diverses catégories de chrétiens. Cette construction rencontre divers échos dans l’exégèse carolingienne, mais c’est aux textes d’Augustin et de Paschase Radbert que se confrontent les glossateurs de l’école de Laon. Comme elle le fait régulièrement, la Glose juxtapose les deux positions sans les harmoniser. Ainsi une longue glose marginale reprend la position d’Augustin et une autre celle de Paschase Radbert fondée notamment sur la formule virgilienne du non omnes omnia possunt241. Une troisième glose introduit un aspect absent du commentaire carolingien : « Il a conduit les apôtres dans un lieu plus élevé, pour que monts, ils reçoivent du mont la paix pour la transmettre au peuple »242. Cette phrase introduit une hiérarchie à trois niveaux : le Christ, les apôtres, puis le peuple. Les apôtres sont élevés par le Christ pour assurer la médiation de son message. Cette glose s’inscrit donc dans la perspective selon laquelle les Béatitudes de Matthieu ne s’adressent qu’aux apôtres. La Glose présente par conséquent une position ambiguë qui permet de soutenir la thèse d’un seul discours, de deux discours iden-
239. ,Q0DWKHR/LEUL;,,, éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56, p. 281 : Idcirco bene iuxta Lucam Dominum cum eis alium in campestribus habuisse sermonem putatur de quo forte Matheus siluerat. 240. Ibid., p. 281 : Sed verius reor ut pretulimus quod et evangelium magis sonare videtur. Unde magis mysticum pretenditur. Nam qui corda inspicit singulorum nulli dubium quod noverit quibus sublimiora sublimius et quibus mediocra debeat locis ac temporibus docere inferius. Non enim omnes omnia possunt. Et ideo praeceptorum non aequalia sunt omnibus instituta licet una sit aeternitas vitae. Quia nec singulorum unum est votum sicut nec unicuique meritorum aequale est praemium. 241. Glose, éd. RUSCH, Strasbourg, 1480/1481, t. 4, p. 17 : Turba que sequebatur non ascendit. Unde alius VHUPRHLVÀWLQFDPSHVWULQRQHQLPRPQHVRPQLDSRVVXQWTXRGYHULXVSXWDWXUTXDPYLVLGHPXWULVTXH possit videri factus. Cf. Virgile, Églogues, VIII, 63. 242. ID. : Apostolos preminentius abducit ut a monte prius suscipiant montes pacem populo.
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tiques, ou encore de deux discours différents. Le commentaire d’Alençon 26, qui UHSUHQGOHVPrPHVpOpPHQWVQHUpVRXWSDVODGLIÀFXOWp En revanche, les commentaires postérieurs soutiennent nettement la thèse de deux discours différents, sans pour autant rejoindre exactement la position de Paschase Radbert. Ils insistent en effet sur le rôle médiateur des apôtres pour voir dans Mt 5, 1-2 une institution de la prélature. Geoffroy Babion transforme le non omnes omnia possunt en un non omnia omnibus sunt dicenda. Il extrait ainsi de FHSDVVDJHXQHUpÁH[LRQJpQpUDOHVXUODSUpGLFDWLRQ©,OHQVHLJQHSDUOjTXHOH prédicateur doit adapter son discours à la capacité de l’auditoire »243. Mais surtout LOVRXOLJQHODKLpUDUFKLHDLQVLFUppHHWODIRQFWLRQGHVGLVFLSOHV-pVXVFRQÀHDX[ apôtres le Nouveau Testament, il leur parle familiariter et privatim244, il leur confère le don de l’intelligence spirituelle245. Il les distingue ainsi radicalement de ODIRXOHHWOHXUGRQQHXQFKDULVPHTXLVHMXVWLÀHSDUOHXUIRQFWLRQUHWUDQVPHWWUH la parole divine246. Les apôtres sont donc placés dans une situation de médiation entre Jésus et la foule des auditeurs. Geoffroy Babion retrouve ainsi le schéma de l’autorité épiscopale chargée de retransmettre le verbe de Dieu. D’ailleurs *HRIIUR\%DELRQTXDOLÀHOHVGLVFLSOHVG·DS{WUHVHWSUpVHQWHOHXUpOHFWLRQFRPPH une ordination, ce qui facilite les rapprochements avec la situation des évêques, successeurs des apôtres. L’archevêque de Bordeaux introduit donc bien une hiérarchie qui se distingue de celle établie par Paschase Radbert dans la mesure où il s’agit ici manifestement d’une hiérarchie entre clercs et laïcs. Le commentaire de Pierre le Mangeur est plus nuancé. Il soutient certes la thèse des deux discours différents, mais réduit l’écart entre Luc et Matthieu en expliquant la glose qui provient d’Augustin. Et surtout il souligne moins le statut spécial accordé aux apôtres : Pierre le Mangeur voit dans le geste du Christ qui mène les apôtres vers les hauteurs, non seulement un modèle pour les prélats ou les docteurs – comme Geoffroy Babion – mais aussi pour les prêtres et même pour les laïcs247&HWWHSHUVSHFWLYHHVWFRQÀUPpHSOXVEDV©/HVGLVFLSOHVYLQUHQWjOXL par disciples comprends tous ceux qui sont appelés par la foi, eux qui, ayant vu l’humilité de la position assise, purent accéder à lui »248. Tous semblent ici susceptibles d’être appelés à suivre le Christ.
243. PL 162, col. 1283B : In his ergo docet quod predicator debet dicere juxta capacitatem audientium. 244. PL 162, col. 1282D : Sed melius videtur quod duo sermones sint, unus quem familiariter et privatim fecit discipulis, quibus volebat tradere Testamentum>«@ 245. PL 162, col. 1283A : Receperunt autem Apostoli in ordinatione sua non solum nomen apostolatus, sed et spiritum majoris intelligentiae. 246. PL 162, col. 1282 D : quod et portaturi erant ; col. 1283A : Missurus Christus apostolos ad predicandum, tradit eis Novum Testamentum>«@ 247. BnF lat. 620, f. 19va : In montem, locus ipse congruit mysterio. Eo enim ipso quod edocturus apostolos in montem ascendit, quoslibet doctores ad virtutum eminentiam debere ascendere ostendit. Unde et sacerdoti dabatur armus separationis>cf. Lv 7, 34], qui signat eminentiam bone operationis, ut sit HLXVRSHUDWLRDEDOLLVVHSDUDWD1DPHWSOHEVLSVDEHQHRSHUDWXUQHFVXIÀFLWHLVLERQDRSHUDIDFLDW nisi plebetulam bene operando transcendat. 248. ID. : Accesserunt ad eum discipuli, SHUGLVFLSXORVLQWHOOLJHTXRVOLEHWSHUÀGHPYRFDWRVTXLYLVDVHVsione humilitatis potuerunt ad eum accedere.
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
Le commentaire de Pierre le Chantre, en revanche, ne présente pas ces nuances. Plus court, il passe sous silence les diverses hypothèses augustiniennes pour ne retenir que les gloses proches de Paschase Radbert. Comme pour Geoffroy Babion, OHVDS{WUHVVRQWLFLXQHÀJXUHGHVSUpODWV©'pVLUDQWTXHODKDXWHXUGHVYHUWXVVH trouve au plus haut point chez les prélats, il conduisit les apôtres plus haut pour que, monts, ils reçoivent du mont la paix pour la transmettre au peuple ». La foule, elle, ne suivait pas, et il fallut un second discours, « insinuant ainsi que tous ne peuvent pas tout »249. Les commentaires scolaires des Béatitudes au XIIe siècle se caractérisent donc SDVXQGRXEOHPRXYHPHQW'·XQF{WpXQHDIÀUPDWLRQTXHODSDXYUHWpHQHVSULW est une exigence spirituelle pour tous, contre la tendance des partisans de la pauvreté volontaire à s’approprier les Béatitudes, et contre des interprétations qui distingueraient deux catégories de chrétiens. D’un autre côté, la reconnaissance que tous ne peuvent pas tout et la construction sur ce principe d’une hiérarchie distinguant d’une part les prélats chargés de la communication de l’Évangile dont O·LQWHOOLJHQFHOHXUHVWFRQÀpHHWG·DXWUHSDUWOHSHXSOHTXLGRLWpFRXWHUHWPHWWUH en pratique un discours plus simple. Ces deux mouvements ne sont pas antithétiques : la mise en place d’une hiérarchie cléricale ne s’oppose pas à l’exercice par tous de la pauvreté en esprit. En l’occurrence la hiérarchie n’est pas fondée sur XQHGLVFRQWLQXLWpGDQVODYLHVSLULWXHOOHPDLVVXUXQHLQVWLWXWLRQGLYLQHTXLFRQÀH les Écritures aux clercs. Ces deux mouvements répondent à deux impératifs des maîtres des écoles urbaines : construire ou transmettre un discours qui réponde aux exigences spirituelles des laïcs, ou qui les suscite ; assurer leur propre place dans la société, à travers la possession des Écritures ou la dispense des sacrements et de la parole. 3.3.2. La réappropriation de la pauvreté par les clercs séculiers 3DUDOOqOHPHQWjFHWWHDIÀUPDWLRQGHODGRPLQDWLRQVRFLDOHGHVFOHUFVIRQGpH sur leur intelligence des Écritures, se met en place, notamment autour de Pierre le Chantre, une tendance à la réappropriation de la pauvreté par les clercs séculiers, lisible sur deux péricopes bibliques : celle du jeune homme riche, celle de l’envoi des disciples en mission. — Pauvreté des laïcs et pauvreté des clercs dans la péricope du jeune homme riche Les commentaires de Pierre le Chantre illustrent comment l’ouverture de la SDXYUHWpDX[ODwFVV·DUWLFXOHDYHFXQHSODFHVSpFLÀTXHUpVHUYpHDX[FOHUFV$SUqV 249. BnF lat. 15585, f. 42v : Cum his xii ascendit in montem ut ibi eos doceret /f. 42vb / altiora virtutum culminum, ecclesiam supra quam sedet predicans preceptum Domini sublimus exigendam ostenderet, et maxime hanc eminentiam virtutum in prelatis esse volens apostolos adduxit eminentius ut a monte SULXVVXVFLSLDQWPRQWHVSDFHPSRSXORHWÀDWSD[LQYLUWXWHHLXVLQPLQRULEXVHWKDEXQGDQWLDLQWXUULV eius>FI3V@Turba autem que sequebatur, non ascendit. Unde et Dominus descendens hunc eundem sermonem sed abreviatum ut scilicet eum recitat Lucas, fecit in loco campestri qui multas turbas capere possit, insinuans quia non omnes omnia possunt.
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avoir montré que le conseil de Mt 19, 21 pouvait être pratiqué par les laïcs, Pierre le Chantre revient sur l’intention du Christ dans ses propos : Pourquoi dit-il donc : « Si tu veux être parfait » etc., et « il est plus facile à un chameau » etc. ? Il semblerait qu’il l’ait dit d’une part pour traiter de l’image de la perfection (de signo perfectionis), c’est-à-dire pour que l’on suive nu le Christ nu ; et d’autre part à cause des entraves à la prédication. En effet il n’était alors pas permis aux prédicateurs d’avoir autre chose que les prix de leurs champs et des choses de ce genre. Ensuite ils eurent, tout en conservant la même perfection, des champs et des vignes. Et au temps de Sylvestre, l’Église reçut des domaines et des serviteurs (rusticos), et ainsi des causes de litiges. Ainsi la perfection primitive a bien diminué250.
Pierre le Chantre établit donc que ces versets bibliques, applicables par tous, s’adressent tout de même plus particulièrement aux moines et aux prédicateurs. En développant ensuite un discours sur les biens des prédicateurs, il laisse même penser que c’est à eux plus précisément que s’adresse le message du Christ. Il rétablit ainsi un lien entre perfection et pauvreté, qui place les clercs au niveau des moines. L’appel à la pauvreté de l’Église est l’appel à respecter la condition de sa domination. Par ailleurs, la dénonciation des litiges qui naissent de la possession de terres n’est pas nouvelle dans le contexte de l’interprétation de cette péricope. Ainsi dans la question 1 de la Causa 14 du Décret de Gratien, est posée la question de savoir si des chanoines peuvent ester en justice pour récupérer des biens qu’ils DYDLHQWFRQÀpVjGHVPDUFKDQGV/DSUHPLqUHTXHVWLRQSRUWHVXUODOpJLWLPLWpGX désir de récupérer des biens. Il semble que non : les chanoines sont engagés sur le « chemin de perfection » qui les a fait suivre Mt 19, 21 ; il ne leur est donc pas permis de posséder, et encore moins de réclamer leurs biens. À cet argument, *UDWLHQUpSRQGHQGHX[WHPSV'·DERUGLOGLVWLQJXHHQWUHODUHFKHUFKHG·XQSURÀW et la volonté d’éviter une perte. Mais ensuite il ajoute : « Les chanoines ne possèdent pas leurs biens, parce que les biens offerts à Dieu ne sont à personne. Ils utilisent en effet les biens d’Église, non pas comme s’ils leur appartenaient, mais HQTXDOLWpG·LQWHQGDQWVGHVELHQVTXLOHXUVRQWFRQÀpVsed tamquam ad dispensandum sibi creditis) »251. C’est ce même argument de la dispensatio qu’a utilisé Pierre le Chantre pour construire le modèle d’une pauvreté applicable aussi bien par les clercs que par les laïcs. Cependant, il était conscient du caractère avant tout clérical de cette conception, puisqu’il l’appliquait d’abord à ceux qui ont en charge le patrimo-
250. BnF lat. 15585, f. 133vb : Quid est ergo quod ait Si vis ergo esse perfectus etc. ? et facilius est camelum etc. ? Sed et de signo perfectionis hoc deum dixisse videretur, ut scilicet nudus nudum Christum sequatur, vel ob causam, scilicet impedimentum predicationis. Tunc enim non licuit predicatoribus habere nisi precia agrorum et huiusmodi, post agros et vineas, eadem perfectione servata. Tempore Silvestri, ecclesia recepit villas et rusticos, et ita lites. Multumque diminuta est perfectio primitiva. 251. c. 14, q. 1, c. 1, éd. A. FRIEDBERG, col. 733 : Canonici non possident sua, quia res Deo oblatae non sunt alicuius. Utuntur enim rebus ecclesiae, non ut suis, sed tamquam ad dispensandum sibi creditis.
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
QLXP FUXFLÀ[L252. En adaptant ce modèle pour les laïcs, il ne supprime pas la VSpFLÀFLWpGHVFOHUFVPDLVHQIDLWOHPRGqOHjVXLYUH$LQVLHQSDVVDQWG·XQHSDXYUHWpGpÀQLHSDUO·DEDQGRQSHUVRQQHOGHVELHQVjXQHSDXYUHWpGpÀQLHSDUOHXU bonne intendance, la pauvreté des clercs devient le modèle que doivent imiter les laïcs. Il les place ainsi à la tête de la société comme modèle de perfection. C’est la raison pour laquelle il insiste sur le devoir des clercs d’appliquer la pauvreté : HOOHMXVWLÀHOHXUGRPLQDWLRQ/·RXYHUWXUHDX[ODwFVQ·HVWGRQFSDVXQPR\HQGHOHV hausser au niveau des clercs, c’est plutôt une façon de marginaliser la pauvreté monastique et d’appeler les laïcs à imiter les clercs, c’est-à-dire à les reconnaître comme supérieurs. Dans son interprétation de la péricope du jeune homme riche, Pierre le Chantre associe donc d’une part l’élargissement aux laïcs qu’avaient permis les interprétations des commentateurs du début du siècle et, d’autre part, la réaction de Pierre le Mangeur qui, sur cette péricope, s’était efforcé de rétablir une distinction entre parfaits et imparfaits qu’il avait ordonnée autour du couple clercs (au sens large qui inclut les moines)/laïcs. Ainsi, le commentaire sur Matthieu de Pierre le Mangeur était entièrement construit autour de la distinction entre parfaits et imparfaits, et alors qu’il suit régulièrement Geoffroy Babion, il ne reprenait pas son explication du nombre douze, qui pouvait être appliquée à tout homme. Dans l’Histoire scolastique il se montrait plus concret en distinguant trois perfections : celle des prélats, dont le signe distinctif est l’abandon des biens et le service pastoral ; celle des contemplatifs, qui renoncent à tous leurs désirs, et vivent dans la patience ; celle des clercs, caractérisés par la continence253. Pierre Comestor se situait donc pleinement dans la perspective d’une ecclésiologie grégorienne, ordonnée autour d’une opposition clercs/laïcs, dans laquelle le modèle clérical s’incarne dans diverses voies. Il est possible qu’il ait ainsi souhaité réagir face aux mouvements susceptibles de remettre en cause cette distinction. Par ailleurs, il attribuait déjà aux prélats, plutôt qu’aux moines, la caractéristique de la pauvreté, WRXWHQPDLQWHQDQWVDGpÀQLWLRQWUDGLWLRQQHOOHG·DEDQGRQGHVELHQV/HSURSUHGH Pierre le Chantre aura donc été de reprendre ce schéma d’une hiérarchie clercs/ ODwFVWRXWHQO·pWDEOLVVDQWVXUXQHQRXYHOOHGpÀQLWLRQGHODSDXYUHWpSOXVFRQIRUPH aux réalités de l’Église. — /·HQYRLGHVGLVFLSOHVHQPLVVLRQDIÀUPDWLRQGXGLVFRXUVVXUODSDXYUHWp La péricope de l’envoi des disciples en mission ne présente pas les mêmes enjeux que celles des Béatitudes ou du jeune homme riche. Il était en effet admis que ce texte s’adressait aux clercs et aux prélats et non aux moines ou aux ermites. Aussi n’a-t-il pas été utilisé par les sectateurs de la pauvreté volontaire comme 252. BnF lat. 15585, f. 132vb : Sed quilibet dispensator patrimonii >PVpatrimonium]FUXFLÀ[LLPSOHWKRF mandatum si bene illud dispensat. 253. PL. 198, col. 1588 : Est enim perfectio prelatorum, cuius signum est relinquere omnia, et ponere animam pro ovibus. Est etiam contemplativorum, cuius signum est habere mortera in desiderio, et vitam in patientia. Est et clericorum, cuius signum est continentia.
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Bernard de Clairvaux et n’intervient-il pas dans les polémiques du début du XIIeVLqFOHVLQRQSRXUMXVWLÀHUODSHUFHSWLRQGHGvPHVRXG·DXWUHVGURLWV254. D’ailleurs l’exégèse du début du XIIe siècle ne porte pas de traces d’un éventuel débat. La Glose, par le choix qu’elle opère dans les autorités, présente une position assez équilibrée, ouverte à diverses lectures possibles. Elle s’appuie abondamment sur Jérôme, ce qui lui confère une dimension ascétique. Elle introduit le devoir d’appeler au mépris des richesses et souligne que les prédicateurs ne doivent recevoir que ce qui leur est nécessaire. D’un autre côté, elle reprend O·LQWHUSUpWDWLRQDXJXVWLQLHQQHHWVXUWRXWXQHJORVHLQWHUOLQpDLUHDIÀUPHGHIDoRQ péremptoire que le Christ « leur prescrit de ne rien emporter parce que tout leur est dû »255. La rapidité de la formule, due à la forme même de la Glose, a pour effet de gommer les nuances qu’apportait l’évêque d’Hippone incitant à la modération. L’aspect fragmenté de la Glose contribue à lui donner une forme d’ambiguïté dans la mesure où le commentateur peut, à partir d’elle, facilement décider de souligner tel aspect plutôt que tel autre. Toutefois les commentaires contemporains se situent, eux, clairement dans ODSHUVSHFWLYHWUDGLWLRQQHOOHTXLYRLWGDQVFHSDVVDJHELEOLTXHODMXVWLÀFDWLRQGHV prélèvements. Ainsi le commentaire d’Alençon 26, dès le départ, considère que OH&KULVWDSSHOOHLFLOHVGLVFLSOHVDXUHIXVGHODSURSULpWpSHUVRQQHOOH,OÀ[HGRQF une interprétation du passage biblique qui n’appelle pas nécessairement à la pauvreté. Il ajoute alors, en citant Ambroise, que les disciples doivent être sûrs que rien ne leur manquera256. Cette idée, par laquelle Rupert concluait son commentaire, montre le refus de placer le manque lié à la pauvreté du côté des disciples. Plus loin, il résout l’opposition avec Marc en citant longuement Augustin, mais le choix de ses citations est très révélateur : il supprime tous les passages qui DIÀUPHQWTXHOHSUpGLFDWHXUGRLWVHFRQWHQWHUGXminimum, et tous ceux qui mentionnent qu’il est possible de vivre du travail manuel et permis de ne pas user du droit de vivre de l’Évangile ; au contraire il ne conserve du Père de l’Église que ce qui relève de ce droit et des éléments plus théoriques sur l’interprétation de
254. Par exemple, Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, PL 176, col. 478 : Decimarum autem et caeterarum possessionum ecclesiasticarum episcopi dispensatores esse debent, ut eas iis qui Ecclesiae deserviunt rationabiliter distribuant, ex quibus si quid forte aliquando ad sustentationem eorum, qui LQHFFOHVLDVWLFLVRIÀFLLVQRQGHVHUYLXQWVHGWDPHQLQVHFUHWDGLYLQRVHUYLWLRPDQFLSDWLVXQWDFFRPmodatur, indulgentia est non debitum, ita tamen ut hoc ipsum de portione sit pauperum, non de sustentatione clericorum. In eo enim quod ministro debetur, dignus est operarius mercede sua, nec bene sustentat egentem, qui fraudat servientem. 255. Glose, éd. RUSCH, Strasbourg, 1480/81, t. 4, p. 38 : Ecce quare precipit nichil ferre, quia omnia debentur eis. 256. Alençon BM 26, f. 91va : Quia ergo alios ad contemptum divitiarum debebant invitare, precipit eis ne et ipsi velint aliquid proprium possidere, dicens : Nolite possidere aurum neque argentum, neque pecuniam in zonis vestris, non peram in via, neque duas tunicas, neque calcamienta, neque virgam. Nolite aurum possidere, neque argentum, immo neque aliquam pecuniam in zonis, neque aliqua TXLEXVSRVVLQWFDUHUH3UHGLFDWRULDXWHPWDQWDLQ'HRGHEHWHVVHÀGXFLDXWSUHVHQWLVYLWHVXPSWXV quamvis non provideat, tamen hos sibi non deesse certissime sciat, ne dum mens eius occupatur ad temporalia, minus providea eterna.
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la Bible257. L’intention de ce commentaire n’est donc aucunement d’appeler à la SDXYUHWpPDLVVHXOHPHQWG·DIÀUPHUODSRVVLELOLWpGHYLYUHGHO·eYDQJLOHSDUOD perception de revenus ecclésiastiques, ou bien dans le cadre d’une propriété collective où personne ne serait pauvre. C’est seulement aux générations suivantes, dans les commentaires de Geoffroy Babion et de Pierre le Mangeur qu’une évolution est sensible, qui se caractérise par le souci de défendre la possibilité pour l’Église de disposer de richesses. Jusque-là, FHVYHUVHWVDYDLHQWUpJXOLqUHPHQWpWpXWLOLVpVSRXUMXVWLÀHUOHVSUpOqYHPHQWVHFFOpsiastiques, quitte à exiger qu’ils soient limités, ou qu’ils s’accompagnent de l’exercice des devoirs pastoraux, voire même en précisant que ce droit peut ne pas être mis en œuvre. La question de l’interdiction de porter de l’or ou de l’argent n’étant pas interprétée comme un appel à la pauvreté de l’Église, il n’était pas nécessaire de défendre la richesse de l’Église. C’est ce qui semble changer à l’époque du commentaire de Geoffroy Babion. En effet l’objectif de cet exégète n’est plus de MXVWLÀHUOHVSUpOqYHPHQWVPDLVELHQG·H[SOLTXHUFRPPHQWOHVFOHUFVSHXYHQWHQFRUH user de richesses. Son commentaire se déploie en deux temps. Il reconnaît d’abord que le verset de Mt 10, 9 (« 1HSRVVpGH]QLRUQLDUJHQW>«@ª) est une interdiction très sévère qui s’étend jusqu’au nécessaire : en s’opposant au port de monnaie ou de sac, Jésus interdit non seulement toute richesse, mais n’importe quelle ressource258. Mais, dans un deuxième temps, il s’appuie sur la distinction entre les deux missions des apôtres – celle de Mt 10 et celle de Mc 16, 15 ou Lc 22, 36 – pour replacer dans un contexte historique révolu l’appel à n’emporter ni or ni argent : Celui qui, dans cette mission, interdit d’emporter l’argent nécessaire, au moment de la passion prescrit aux disciples qui auraient un sac de le prendre, c’est-à-dire de O·HPSRUWHU>FI/F@7DQWTX·LOpWDLWGDQVOHPRQGHLOpWDLWOHXUSURFXUDWHXU et il avait une bourse pour les nourrir. Aussi ne voulait-il pas qu’ils aient quelque souci à propos de leurs dépenses, autant qu’il s’occupait d’eux. Il les envoyait
257. Ibid., f. 91vb : Neque virgam : Aug : Queritur quomodo Matheus et Lucas commemorent dixisse Dominum discipulis ne virgam ferrent, cum Marcus dicat : et precepit eis ne quid tollerent in via SUHWHU YLUJDP WDQWXP 6HG LQWHOOLJHQGXP HVW VXE DOLD VLJQLÀFDWLRQH GLFWDP YLUJDP TXH VHFXQGXP Marcum ferenda, et sub alia illam que secundum Matheum et Lucam non est ferenda, sicut sub alia VLJQLÀFDWLRQHLQWHOOHJLWXUWHPSWDWLRGHTXDGLFWXPHVWGHXVQHPLQHPWHPSWDWHWVXEDOLDXELGLFLWXU Temptat vos Deus, ut sciat si diligatis eum, illa est seductionis, illa probationis. Ita quoque dictum est ut virgam ferrent, et virgam non ferrent. Cum enim secundum Matheum diceret : Nolite possidere aurum et cetera, continuo subiecit : Dignus est operarius cibo suo. Ideo ergo precepit nec virgam IHUULRVWHQGHQVDÀGHOLEXVVXLVRPQLDGHEHULPLQLVWULVVXLV+DQFTXRTXHSRWHVWDWHPYLUJHQRPLQH, alius evangelista signavit, cum dixit : ne quid tollerent in via preter virgam tantum, ut intelligatur TXLD SHU SRWHVWDWHP D 'RPLQR DFFHSWDP TXH YLUJH QRPLQH VLJQLÀFDWXU HW LDP TXH QRQ SRUWDQWXU nondum erunt. 258. PL 162, col. 1341 : Per aurum et argentum accipit omnes divitias. Per pecuniam in zonis, et per peram accipit omne viaticum. Viaticum habet duas partes, vel unde emantur necessaria, vel ipsa necessaria. Per pecuniam accipitur illud viaticum, unde emuntur necessaria. In pera vero solent poni casei, panes, piper, candela, vel consimilia necessaria, et ideo per eam accipitur omne necessarium in via. Per hec igitur duo, omne viaticum prohibetur.
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donc sans argent, parce qu’il veillait lui-même à ce qu’ils aient de quoi vivre en inspirant les esprits de ceux qui les recevaient. Mais après qu’il eut été soustrait à leurs regards, il leur permit à leur tour d’avoir une bourse comme lui-même en avait eu une, même s’ils souhaitaient vivre des biens de ceux qui leur sont soumis, FHTXHÀW3DXOTXLVRXYHQWDXVVLDFTXpUDLWGHTXRLYLYUHSDUVRQWUDYDLO259.
Il semble que ce soit la première fois qu’un commentateur utilise Lc 22, 35-36 (« Puis il leur dit : “Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni besace, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ?” – “De rien”, dirent-ils. Et il leur dit : “Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, de même que celui qui a une besace, et que celui qui n’en a pas vende son manteau pour acheter un glaive” ») pour expliquer Mt 10, 9, et distinguer les conditions d’un temps révolu où la possession était interdite, et un temps toujours présent où la possession est licite. Geoffroy %DELRQUDSSHOOHjODÀQGHFHWWHFLWDWLRQODSRVVLELOLWpGHYLYUHGHVRQWUDYDLOPDQXHO mais il n’en fait pas une exigence – l’important pour lui étant de défendre la possibilité d’une possession cléricale contre une mésinterprétation de Mt 10, 9. Cet objectif semble partagé par Pierre le Mangeur dès le début de son commentaire : Remarque qu’il n’interdit pas la possession de l’or et de l’argent comme si elle était illicite, mais dans le but de maintenir l’authenticité de l’action des disciples, c’est-à-dire pour qu’elle soit sincère, et que leur renommée n’en souffre pas. Il semblerait en effet incongru de prêcher le mépris du monde en possédant or et argent. On croirait d’ailleurs qu’ils prêchent pour obtenir ces richesses260.
Tout ce passage est inspiré par Jérôme mais Pierre le Mangeur introduit cette remarque dans un cadre nouveau, qui précise que la possession de richesses n’est pas interdite et réduit la prescription de Mt 10, 9-10, à la mise en garde contre les possibles accusations d’hypocrisie. Dans la suite de son commentaire, Pierre, qui explique la Glose, reprend l’argument selon lequel « tout est dû » aux prédicateurs. Il l’appuie par une explication liturgique : le diacre qui va lire l’Évangile est précédé d’un autre clerc qui porte le coussin (pulvinar SRXUVLJQLÀHUTXHFHOXL qui est envoyé prêcher ne doit pas se préoccuper des affaires matérielles, qui sont portées par d’autres261. 259. ID. : Qui in hac missione prohibet deferri necessarios nummos, discipulis in passione precipit, ut qui habet peram, tollat, id est deferat eam. Quamdiu enim fuit in mundo, fuit procurator eorum, et habuit loculos, ut eos pasceret, et ideo noluit ut curam haberent in sumptibus, quandiu in procuratione eius erant. Mittebat ergo eos sine sumptu, quia ipse providebat unde viverent, inspirando mentibus recipientium. Postquam vero subtractus est a conspectibus eorum, permisit eis vicem suam, ut loculos habere liceret, sicut et habuit ipse, etsi vellent vivere de bonis subditorum, quod etiam fecit Paulus, qui multoties etiam labore acquirebat unde viveret. 260. BnF lat. 620, f. 47ra : Vide quia non prohibet possessionem auri et argenti tanquam illicitam, sed pro conservanda sinceritate operationis discipulorum, scilicet ut sincera esset, nec in aliquo laboraret fama eorum. Incongruum enim videretur, si contemptum mundi predicarent, et aurum et argentum possiderent, et viderent etiam pro hiis predicare. 261. Ibid., f. 47r : Dignus est enim. *ORVD©(FFHTXDUHSUHFLSLWTXLDRPQLDGHEHQWXUHLVªHWLVWXGDGKXF representat ecclesia. Cum enim diaconus accepit de altari evangelio, evangelium lecturus ad pulpitum progreditur, tunc quasi a Domino ad predicandum mittitur. Unus alius ante eum defert pulvinar, ac
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
Le commentaire de Pierre le Mangeur diffère donc de celui de Geoffroy Babion. Il s’inscrit plus nettement dans la tradition exégétique, et, en suivant Jérôme, ne néglige pas l’appel à une certaine forme de pauvreté. Toutefois, il le rejoint dans son rejet d’une interprétation de ce verset hostile aux possessions ecclésiastiques. Ces deux commentaires semblent donc porter en creux la marque d’une nouvelle lecture de Mt 10, 9, plus tournée vers un appel à la pauvreté de l’Église – lecture à laquelle ils s’opposent ou résistent. — Pierre le Chantre et la pauvreté La réaction de Pierre le Chantre est toute différente. Il reprend les thématiques de Geoffroy Babion et de Pierre le Mangeur, mais, sans les soumettre à une critique frontale, les insère dans un autre cadre ou les rejette. Il commente d’abord Lc 9, 3, et présente tout de suite la question des deux missions, en indiquant ce qui les distingue : la première ne s’adresse qu’aux juifs, tandis que la seconde s’adresse aux gentils ; dans la première, les disciples sont envoyés sans or, sans argent et sans monnaie, tandis que dans la seconde « il ne leur est ni imposé, ni interdit de porter ces choses-là »262. Cette précision témoigne déjà d’une réserve qu’émet Pierre le Chantre. Mais ensuite il commente cette différence, en expliquant qu’au temps de ODSUpVHQFHGHO·pSRX[>FI0W@OHVGLVFLSOHVQHVDXUDLHQWrWUHGDQVO·DIÁLFtion, puisqu’il s’occupe de tout pour eux, ce qui change avec le départ de l’époux : Mais maintenant l’époux vous est enlevé, et c’est donc un devoir pour vous d’emporter les biens nécessaires à la vie que vous aurez acquis. En effet vous serez haïs SDUFHX[jTXLYRXVSUrFKHUH]LOVQHYRXVGRQQHURQWULHQHWYRXVDIÁLJHURQWHW vous feront souffrir par la faim et d’autres persécutions. Vous serez un sujet de haine, non seulement pour eux, mais pour tous les hommes à cause de mon nom. C’est pourquoi il a été permis aux disciples, après la Résurrection et l’Ascension, HW MXVTX·j FH TXH O·eJOLVH GHV ÀGqOHV DLW pWp GpYHORSSpH GH SRVVpGHU FHV ELHQV leur permettant de vivre. Mais une fois l’Église développée, ils reviendront à la pureté et à l’humilité de la première mission, en suivant les paroles du Seigneur : « Mangeant et buvant ce qui leur est présenté ; l’ouvrier est en effet digne de sa nourriture »263.
si per hoc dicatur ei : Tu non debes ferre necessaria, quia alius debet tibi ferre, id est in necessariis tibi providere. Per pulvinar enim, quod subponitur capiti ad eius sustentationem, designatur leva VXEFDSLWHLGHVWQHFHVVDULDYLWHTXHGDQWXUDGVRODFLXPLQÀUPLWDWLVQRVWUHXWWDQGHPUHVSLUHPXVLQ amplexu dextere. 262. Reims BM 50, f. 63rb. 263. ID.. : Nunc autem auferetur a vobis sponsus, unde et opus est ut necessaria vite vobis acquiratis, vobiscumque deferatis. Odiosi enim estis illis quibus predicabitis, qui vobis nihil dabunt, sed fame HWPXOWLSOLFHSHUVHFXWLRQHDIÁLJHQWHWDIÀFLHQWYRV(ULWLVHQLPRGLRQRQWDQWXPLOOLVVHGRPQLEXV hominibus propter nomen meum. Licuit ergo eis post resurrectionem et ascensionem, usquoque sciliFHWPXOWLSOLFDWDHVVHWHFFOHVLDÀGHOLXP /f. 63va/ possidere ista in sustentatione vite. Qua multiplicata redierunt ad puritatem et humilitatem prime missionis, sequentes illud verbum dominicum : Edentes et bibentes que apud illos sunt ; dignus est enim operarius cibo suo>/F0W@
II. L’INVENTION DE LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
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Pierre le Chantre se livre ici à un renversement complet de l’interprétation de Geoffroy Babion. Alors que celui-ci prenait comme norme la seconde mission et renvoyait la première à un temps passé révolu, Pierre le Chantre fait l’inverse en reconnaissant un caractère normatif à la première mission et en ne voyant dans la seconde qu’une exception due aux circonstances des débuts du christianisme, qui n’ont plus cours à son époque. Ce passage se termine par la citation de Lc 10, 7, GRQWODÀQDpWpPRGLÀpHjO·DLGHGH0DWWKLHXDXOLHXGHPHQWLRQQHUTXHO·RXYULHUHVWGLJQHGHVRQVDODLUHLODIÀUPHTX·LOHVWGLJQHGHVDQRXUULWXUH/HFKRL[ de mentionner la nourriture plutôt que le salaire est révélateur de l’intention de Pierre, qui est d’appeler les clercs à l’austérité. Il commente alors cette citation, en reprenant la comparaison de Pierre le Mangeur : Ils ne prirent donc rien avec eux, et n’eurent pas même le souci des affaires temporelles, puisqu’ils disposaient de personnes soumises qui pouvaient les nourrir. Qu’il en aille ainsi, nous pouvons le montrer par l’exemple et les mots de l’apôtre, qui dit : « Pour tout ce qui a été nécessaire pour moi et pour ceux qui m’ont accompagné, ces mains ont travaillé »>$F@&·HVWSRXUrWUHXQHÀJXUHGHFHOD que le coussin (pulvinar) précède l’Évangile, et que l’Évangile y est placé dessus quand il arrive au lieu où il doit être lu. C’est comme si le Seigneur disait à ceux qui doivent prêcher : ne vous inquiétez pas de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez, prêchez, et « cherchez le Royaume de Dieu, et tout cela vous sera donné de surcroît »>0W@&·HVWFRPPHVLOHOHFWHXUGLVDLW« Sa gauche est sous ma tête » >&W@HWF264.
L’explication liturgique sert principalement ici à montrer que la situation de l’Église actuelle est semblable à celle des disciples au temps de Jésus. Ceux-ci avaient des personnes qui leur étaient soumises (habentes subditos), tout comme l’Église contemporaine. Par cette précision, il est manifeste que Pierre le Chantre ne rejette pas la domination sociale de l’Église. L’imitation des apôtres ne conduit pas à l’abandon de cette domination puisque ceux-ci l’exerçaient déjà. En revanche, comme les apôtres, les clercs ne doivent porter ni or ni argent. Le recours à la comparaison avec l’Évangéliaire a pour fonction de répondre à l’interprétation des deux missions qu’avait donnée Geoffroy Babion. Tout au long du commentaire de cette péricope, Pierre le Chantre a pour principale préoccupation de lutter contre tous ceux qui voudraient atténuer la portée de l’impératif évangélique. C’est ce qui apparaît de nouveau dans la suite du commentaire :
264. Ibid. f. 63va : Nihil ergo secum detulerunt, nec etiam curam in temporalibus habuerunt, habentes subditos qui eos pascere possent. Quod autem ita sit, argumentamus ex exemplo et verbis Apostoli qui ait>$F@Ad omnia que mihi et his qui mecum sunt opus erant, laboraverunt manus iste. ,Q ÀJXUD HWLDP KXLXVPRGL SXOYLQDU SUHFHGLW HYDQJHOLXP HLTXH VXSSRQLWXU FXP SHUYHQWXP HVW DG locum ubi legetur, quasi diceret dominus predicaturis>FI0W/F@Ne solliciti sitis quid manducetis aut quid bibatis, predicate et querite regnum dei, et hec omnia adicentur vobis >0W@ quasi diceret etiam lecturus leva eius sub capite meo etc. >&W@
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
© (W LO OHXU SUHVFULYLW GH QH ULHQ HPSRUWHU HQ FKHPLQ >«@ ª. Puisque ce devoir n’est pas temporaire, c’est donc un précepte qui s’adresse à tous les docteurs de l’Église, aux plus grands comme aux plus petits. Si l’on considère que ce précepte est temporaire, alors n’importe quel précepte évangélique peut être renversé ou annulé. Mais qui d’autre que le Seigneur aurait pu le révoquer ? En vertu de quelle autorité quelqu’un ou quelques-uns pourraient y déroger ? Les apôtres ne l’ont pas révoqué, et ils l’ont accompli en toute sincérité et en toute pureté autant que le Seigneur le leur a prescrit, et pas même les saints ne disent que ce précepte est révoqué, ou qu’il connaît des dérogations. Que dire donc quand les us et coutumes de l’Église, aussi bien dans sa tête que dans ses membres, vont jusqu’à faire le contraire ? Il n’est certes pas prudent de prêcher publiquement que l’Église erre dans ses membres et à sa tête, mais il est aussi dangereux d’expliquer les mots du Seigneur – et plus encore ses préceptes – autrement que comme il a voulu qu’ils IXVVHQWH[SOLTXpV4XHO·RQQHSXLVVHSDVQRXVGLUH©7HVFDEDUHWLHUV>«@ª-H ne dis qu’une seule chose : le texte biblique et ses gloses s’opposent aux coutumes de l’Église265.
Son point de départ consiste dans le rappel du caractère actuel de ce précepte évangélique, et il en déduit une ferme critique des pratiques des clercs au nom de l’idéal évangélique. Pour ce faire, il invoque non seulement la Bible, mais aussi les Pères (les sancti appelés pour soutenir son interprétation) et les gloses. Toutefois il en ressort une place privilégiée du maître qui enseigne la Bible : il se fait le dépositaire du sens de celle-ci ; lui seul est à même d’indiquer la façon dont le Christ a voulu que ses paroles soient comprises. Pierre le Chantre peut alors se SRVHUHQÀJXUHSURSKpWLTXHTXLQHVDXUDLWWDLUHODYpULWpTXRLTX·LOSXLVVHOXLHQ coûter. La critique du comportement des clercs est donc aussi l’occasion de revendiquer pour les maîtres une forme de magistère sur l’Église266. En l’occurrence, TXDQGLODIÀUPHTX·DXFXQHDXWRULWpcuius vel quorum auctoritas), ni celle d’une personne, ni celle d’un groupe de personnes – les conciles ? – ne saurait dépasser celle du Christ, il se place lui-même comme le héraut du Christ, et donc au-dessus des autres clercs. Il revient plus loin sur l’impératif d’une lecture littérale du précepte biblique : Ce sont donc des pauvres au teint pâle qui ont prêché le royaume du Christ ; mais maintenant certains prêchent le Christ, écrasés sous l’or et sous l’argent, la bouche
265. ID. : Et precepit eis ne quid tollerent in via >«@Ergo hoc preceptum est maioribus et minoribus doctoribus ecclesie cum hoc mandatum temporale non sit. Quod si temporale est, sic ergo omnia precepta evangelica labefactari et quassari possunt. Quis ergo alius a domino hoc potuit revocare ? Cuius vel quorum auctoritas illi potuit derogare ? Apostoli non revocaverunt, sed sincere et pure prout a domino impleri precipitur impleverunt sed nec sancti dicunt illud esse revocatum vel ab aliquo derogatum. Quid ergo dicemus cum usus et consuetudo ecclesie tum in capite tum in menbris faciat etiam contrarium ? Non est tutum publice predicare ecclesiam in capite et in membris errare. Sed et periculosum est verba dominica maxime precepta aliter exponere quam ea velit exponi, ne dicatur nobis, Caupones tui, etc. Unum dico quod et textus et glose repugnant consuetudinem ecclesie. 266. Pierre le Chantre anticipe ici le mouvement décrit par E. MARMURSZTEJN, L’autorité des maîtres. Scolastique, normes et société au XIIIe siècle, Paris, 2007.
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rougissante dans la pompe et l’éclat. Mais alors, dans les synodes, pourquoi lit-on cet évangile s’il ne doit pas être observé à la lettre ? S’il devait être compris comme XQHÀJXUHDORUVLOSRXUUDLWrWUHOXFRPPHOHVRQWOHVORLVFpUpPRQLHOOHV"0DLVXQH lecture littérale, comment serait-elle possible quand les hommes d’Église possèdent ces choses plus que les laïcs, eux pourtant à qui il est dit : « Les rois des nations les dominent, qu’il n’en soit pas ainsi pour vous » – au contraire ils en possèdent plus qu’eux ! Un grand prélat a prétendu que cela ne s’imposait qu’à ces pêcheurs loquetés (piscatoribus pannosis)267.
La comparaison avec les lois cérémonielles, c’est-à-dire les lois de l’Ancien 7HVWDPHQWFRQVLGpUpHVFRPPHDEROLHVUpDIÀUPHOHUHIXVG·XQHLQWHUSUpWDWLRQTXL ne serait pas littérale. Quant à l’allusion au grand prélat, elle pourrait être une référence à Geoffroy Babion si celui-ci a bien écrit son commentaire de Matthieu alors qu’il était archevêque de Bordeaux. Cette péricope est donc l’occasion pour Pierre le Chantre d’appeler les clercs à la pauvreté, de dénoncer – avec des accents qui rappellent Bernard de Clairvaux – le comportement de certains prélats, et plus généralement d’appeler à une réforme de l’Église qui lui ferait retrouver sa pureté primitive. Toutefois Pierre ne rejette pas pour autant les interprétations traditionnelles de cette péricope. Nous avons vu qu’il admettait avec Pierre le Mangeur et la Glose que les clercs n’aient pas à se soucier des biens temporels, qui leur étaient dus par ceux qui leur sont soumis. De même, il ne rejette pas toute forme de possession ou de richesse : « Cependant posséder l’or et l’argent n’est pas en soi illicite, si cela ne s’accompagne pas de soucis »268. Pierre ne remet pas en cause les principes du fonctionnement de l’Église de son temps ; il condamne ses excès : ©3RXUOHGLUHEULqYHPHQWOH6HLJQHXUQRXVDDXPRLQVLQWHUGLWOHVXSHUÁXHQFHV GRPDLQHV>YHVWLPHQWDLUHV@ª269. Mais quels sont les enjeux de cet appel à la réforme et à la pauvreté de l’Église ? Il répond assurément à la volonté de se conformer à l’Évangile, tel qu’il est désormais entendu, c’est-à-dire dans le sens d’une exhortation à la pauvreté. Toutefois, au-delà de cet aspect qu’il ne s’agit pas de nier, Pierre le Chantre semble guidé par le souci de défendre l’Église et ce qui la structure : la division entre clercs et laïcs. Quelques comparaisons avec les utilisations de cette péricope dans le Verbum AdbreviatumOHFRQÀUPHQW Le premier enjeu est celui de la défense du statut de l’Évangile. Nous avons vu Pierre s’opposer fermement à toute lecture qui ne serait pas littérale : c’est qu’il
267. Reims BM 50, f. 63v : Pauperes ergo et pallidi predicaverunt regnum Christi, nunc autem suffarcinati auro et argento, in pompis et phaleris et cum rubentibus buccis quidam predicant Christum. Sed in VLQRGR FXU OHJLWXUKRFHYDQJHOLXPVL DG OLWWHUDPQRQ HVWREVHUYDQGXP" 4XRG VL LQÀJXUD OHJLWXU eadem ratione ibi et cerimonie legis legi possent, sed ad litteram quomodo cum ecclesiastici viri ista plus quam laici possideant, quibus etiam dicitur reges gentium dominantur eorum, vos autem non sic>/F@immo plus quam sic ? Quidam autem prelatus magnus hec esse imperativum tantum piscatoribus pannosis asseruit. 268. Ibid., f. 66ra : Possidere tamen aurum et argentum in se non est illicitum, nisi cum cura. 269. ID.$GPLQXVXWEUHYLWHUGLFDPXVVXSHUÁXLWDWHPLQKLVQRELVSURKLEXLWGRPLQXV.
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s’agit d’éviter que l’Évangile puisse être contesté, ou ramené au niveau des lois juives. L’autorité de l’Évangile doit rester suprême et incontestable. C’est certes ce qui permet aux maîtres des écoles de revendiquer un statut central dans la VRFLpWp0DLVF·HVWDXVVLFHTXLMXVWLÀHSOXVJOREDOHPHQWODSODFHGHO·eJOLVHTXL est fondée sur une interprétation de l’Évangile. Risquer une remise en question de l’écoute littérale de l’Évangile, serait mettre en péril les fondements de l’Église. Dans le Verbum Adbreviatum, après avoir dénoncé les lectures “cérémonielles” de l’Évangile, Pierre ajoute : (QHIIHWFRPPHQWSUpWHQGUHREVHUYHUODÀQGXSUpFHSWHDLQVLTXHOHVFDQRQVOH FRQÀUPHQW VDQV VRQ GpEXW" ,O HVW EUXWDO incivile) d’ouvrir une partie de la loi et de soutenir qu’elle doit être observée, et d’en cacher une autre partie, ou d’en traiter comme si elle ne devait pas être observée. Quelle autorité permettra de déroger à la première partie du précepte ? Si tu invoques la coutume et l’usage contraire de ceux qui le pratiquent, et si ainsi tu prétends que les préceptes évangéliques sont circonscrits dans le temps et dans l’espace, alors l’Évangile n’aura plus aucune solidité270.
La pratique de la pauvreté – la première partie du précepte – est ici présentée comme la condition qui permet à l’Église d’imposer la seconde partie : la perception des revenus ecclésiastiques. Remettre en question la première partie revient à affaiEOLUOHIRQGHPHQWGHO·HQVHPEOHTXLHVWO·eYDQJLOHF·HVWXQDFWHTXDOLÀpG·incivile dans la mesure où il est susceptible de remettre en question l’ensemble de la société. Le deuxième enjeu, qui se situe dans la même perspective, est plus net encore : il s’agit de conforter la hiérarchie entre clercs et laïcs. C’est ce qui apparaissait dans le passage où Pierre reprochait aux clercs d’être plus mauvais que les laïcs au lieu de ne pas agir comme eux, mais c’est une clé d’interprétation qui est plus H[SOLFLWHPHQWHQFRUHDIÀUPpH Le Seigneur a voulu que la vie des prélats soit plus dure (artiorem) et plus parfaite que la vie de ceux qui leur sont inférieurs, pour que, de même qu’ils dominent par la dignité et la fonction (RIÀFLR), ils l’emportent aussi par le mérite de la vie. Autrement cette péricope ne serait absolument pas compréhensible271.
Tout l’enjeu du commentaire de Pierre est d’interpréter le texte biblique de telle façon que les exigences envers les clercs soient supérieures à celles envers OHVODwFVDÀQGHFRQÀUPHUODSODFHGHVFOHUFVGDQVODVRFLpWp'HPrPHGDQVOH Verbum Adbreviatum, la comparaison avec les laïcs est constante. Il leur est repro-
270. Pierre le Chantre, 9HUEXPDGEUHYLDWXP7H[WXVFRQÁDWXV, éd. M. BOUTRY, Turnhout, 2004 (CC Cont. Med. 196), p. 384-5 : 4XRPRGR HQLP ÀQLV PDQGDWL REVHUYDELWXU XW HWLDP FDQRQLEXV FRQÀUPDWXU sine principio eiusdem ? Incivile est partem legis aperire et observandam esse asserere, partem vero abscondere vel de ea quasi non observanda disputare ; vel qua auctoritate derogabitur prime parti precepti ? Si dixeris quia consuetudine et usu utentium in contrarium, localia et temporalia asserens esse precepta evangelica, nichil soliditatis habebit Evangelium. 271. BnF lat. 15585, f. 66ra : Artiorem itaque voluit esse Dominus vitam prelatorum, et perfectiorem quam YLWDPVXEGLWRUXPXWVLFXWSUHVXQWGLJQLWDWHHWRIÀFLRH[FHOOHDQWHWYLWHPHULWR$OLWHUORFXVLVWHQHTXDquam intelligibilis est.
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ché d’avoir des biens temporels « plus encore que les laïcs »272, mais surtout Pierre invalide divers arguments qui pourraient être invoqués en faveur de la richesse en arguant qu’ils pourraient aussi l’être par des laïcs : S’ils disent qu’ils ont tout abandonné, parce qu’ils n’ont pas un patrimoine en propre, mais seulement la gestion (dispensationem TXLOHXUHVWFRQÀpHGHVELHQV des pauvres, alors de nombreux rois ou empereurs ont eux aussi tout abandonné, comme ceux qui accèdent à la Royauté par élection et non par hérédité. S’ils disent : Voilà que nous avons tout abandonné, parce que nous plaçons Dieu avant WRXWHFKRVH²F·HVWDXPrPHGHYRLUTXHVRQWWHQXVOHVPDULpV>«@273.
Les arguments qu’évoquent ici Pierre le Chantre, sont ceux qu’il lui arrive de reprendre ailleurs dans son œuvre. Ainsi à propos de Mt 19, 21, avait-il invoqué la dispensatio comme moyen d’accomplir le précepte. S’il semble ici s’y opposer, c’est que son intention n’est pas de défendre les possessions ecclésiastiques, mais d’insister sur la distinction qui doit être sensible entre clercs et laïcs. La pauYUHWpHVWXQGHYRLUGHVFOHUFVSDUFHTX·HOOHIDLWSDUWLHGHVFRQGLWLRQVTXLMXVWLÀHQW leur domination sur les laïcs. Sur cette question, comme sur celle de la prédication, ou du rapport entre hommes et femmes, Pierre le Chantre ne construit pas une exégèse « anti-hiérarchique », c’est même plutôt le contraire274. Une image le FRQÀUPHSHXDSUqV &RPPH OHV PDULQV QDYLJXHQW HQ VpFXULWp DX PLOLHX GHV ÁRWV TXDQG XQ SLORWH (gubernator) compétent (doctus) et habile est assis à la barre, de même que la dignité du prêtre se manifeste comme supérieure aux autres dignités, en sorte que toute personne qui a été ordonnée ait le devoir de s’offrir à tous sans exception comme un modèle et de ne nuire à personne par son exemple, mais plutôt soit en mesure de régler la vie de ses sujets275. 272. Pierre le Chantre, 9HUEXPDGEUHYLDWXP7H[WXVFRQÁDWXV, éd. M. BOUTRY, Turnhout, 2004 (CC Cont. Med. 196), p. 386 : Revertantur igitur ad cor successores Apostolorum, scilicet prelati huius temporis ; considerent si ad ipsos conveniat illud verbum apostolicum ‘reliquimus omnia’, cum habundent temporalibus etiam supra laycos>«@ 273. Ibid., p. 386-387 : Si dixerint quod omnia reliquerint eo quod patrimonium et propria non habeant, set tantum dispensationem rerum pauperum sibi creditam, sic et multi reges et imperatores reliquerunt omnia, ut illi qui ex electione succedunt in regnum non ex hereditate ; si dixerint : ‘ecce nos reliquimus omnia’, quia Deo omnia postponimus, similiter ad hoc tenentur coniugati>«@ 274. L’idée que Pierre le Chantre ait construit une exégèse « anti-hiérarchique » a été avancée par Ph. BUC, L’Ambiguité du Livre. Prince, pouvoir, et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, 1994 ; mais elle semble bien critiquable : F. MORENZONI, Des écoles aux paroisses. Thomas de Chobham et la promotion de la prédication au début du XIIIe siècle, Paris, 1995, p. 67-95 ; M. LAUWERS, « Praedicatio-Exhortatio. L’Eglise, la Réforme et les Laïcs (XIe-XIIIe siècles) », dans R.-M. DESSÌ et M. LAUWERS (éd.), La Parole du prédicateur Ve-XVe siècle, Nice, 1997, p 187-232 ; F. TASCA, « Il Super unum ex quattuor di Pietro Cantore e i primi valdesi. Proposta di rilettura », Cristianesimo nella storia, 27, 2006, p. 393-416. 275. Pierre le Chantre, 9HUEXPDGEUHYLDWXP7H[WXVFRQÁDWXV, éd. M. BOUTRY, CC Cont. Med. 196, p. 389 : 7XQFLQWHUÁXFWXVQDXWHVHFXUHQDYLJDQWTXDQGRJXEHUQDWRUGRFWXVDWTXHDUWLIH[DGFODYLUHJLPHQ sedet, cum sacerdotis dignitas aliis videatur dignitatibus imminere, ita ut, quisquis ea ordinatus est, cunctis se imitandum debeat ostendere et exemplo nulli nocere, sed vitam potius valeat componere subiectorum.
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Les clercs sont des gubernatores et c’est à ce titre qu’ils doivent mener une vie exemplaire. À nouveau, en soulignant que le gubernator doit être doctus, Pierre le Chantre souligne l’importance de l’enseignement et des maîtres. Mais plus généralement, l’exercice de la pauvreté par les clercs apparaît à la fois comme la condition et la conséquence de leur position hiérarchique. Alors qu’eux-mêmes imitent les apôtres, les laïcs sont appelés à imiter les clercs. Ces derniers maintiennent donc et renforcent leur position intermédiaire entre Dieu et les laïcs. Donc Pierre le Chantre rompt avec Pierre le Mangeur ou Geoffroy Babion, dans la mesure où au lieu de défendre la richesse de l’Église, il intègre au sein de l’Église l’appel à la pauvreté. Mais il le fait dans une intention similaire à la leur : celle de défendre la suprématie des clercs dans l’Église et la société. Ce faisant, s’il ne déploie pas une exégèse égalitaire, il n’en introduit pas moins d’importantes nouveautés. Son exégèse marque d’abord une rupture fondamentale sur la compréhension de Mt 10, 9-10 en soulignant pour la première fois avec autant de vigueur l’importance de la pauvreté. Ensuite, sa construction hiérarchique le FRQGXLWjXQHUHGpÀQLWLRQGXUDSSRUWHQWUHFOHUFVHWODwFV6LOHVFOHUFVVRQWVXSprieurs, il n’y pas pour autant de solution de continuité entre clercs et laïcs. La morale est la même, elle doit seulement être mieux accomplie par les clercs, qui sont placés en position de modèle.
4. CONCLUSION : EXÉGÈSE, PAUVRETÉ ET DOMINATION CLÉRICALE
Au terme de ce parcours de l’exégèse scolaire du XIIe siècle, un premier constat se dégage : celui de la diffusion progressive de l’idée que la pauvreté est une valeur évangélique, ce qui rompt avec l’exégèse antérieure présentée dans le chapitre précédent. Que ce soit à propos des Béatitudes, à propos de l’imitation du Christ ou encore sur la péricope de l’envoi des disciples en mission, les exégètes introduisent régulièrement des considérations sur la pauvreté. Ce mouvement général doit toutefois être doublement nuancé. Les questions relatives à la pauvreté ne constituent pas le seul intérêt des commentateurs et ce n’est pas toujours le centre de leurs commentaires. Ainsi sur la péricope des Béatitudes, la thématique liée à la possession des biens, apparaît de manière marginale, les théologiens accordant plus d’importance à d’autres questions, comme celle des liens entre les demandes du Pater, les dons de l’Esprit et les Béatitudes. L’ensemble de l’exégèse se renouvelle après la constitution de la Glose, et la thématique de la pauvreté n’en constitue qu’un des aspects. De plus, la part croissante de l’exhortation à la pauvreté est le fruit d’un développement lent et progressif. Toutes les péricopes évangéliques ne sont pas concernées : s’il y a une insistance nouvelle sur la pauvreté du Christ, ce n’est pas le cas à propos des apôtres. Le déploiement du discours sur la pauvreté commence principalement avec Geoffroy Babion, et Pierre le Mangeur le poursuit, mais non sans quelques résistances,
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comme celles apparues à propos de l’envoi des disciples en mission. Ce n’est ÀQDOHPHQWTXHGDQVO·±XYUHGH3LHUUHOH&KDQWUHTXHODSDXYUHWpSUHQGXQHSODFH à la fois majeure, systématique et centrale. Ce maître parisien constitue à la fois un aboutissement et un tournant : aboutissement d’une tendance progressive à l’introduction de la pauvreté ; tournant par la place nouvelle qu’il lui confère et qui semble annoncer les développements du siècle à venir. Reste désormais à comprendre et à expliquer cette place nouvelle accordée à la pauvreté. Un des premiers aspects semble résider dans la volonté des commentateurs de répondre aux nouveaux modèles religieux symbolisés par O·DIÀUPDWLRQ GH OD SDXYUHWp YRORQWDLUH /RLQ G·LQWpJUHU FHV WKpPDWLTXHV OHV maîtres des écoles semblent principalement mus par la volonté d’y répondre. Ils s’y opposent en effet d’une double manière. Leur construction repose d’abord VXUXQDXWUHUDSSRUWjOD%LEOHOjROHVPRLQHVV·LGHQWLÀHQWjFHUWDLQVSDVVDJHV bibliques particuliers dont ils font les lieux d’une mémoire vive, les maîtres des écoles opposent une lecture cursive de l’Évangile, fondée sur une méthode systématique, qui étudie la Bible plus qu’elle n’en fait un lieu de mémoire – ce TXLQHVLJQLÀHSDVTXHO·H[pJqVHVRLWGpSRXUYXHG·HQMHX[HFFOpVLRORJLTXHVRX sociaux, bien au contraire. En effet, en se fondant sur cette méthode, les clercs construisent ensuite un modèle de pauvreté qui apparaît par bien des aspects comme une réponse à la pauvreté volontaire. Ainsi sur des passages traditionnellement perçus comme caractéristiques du propositum monastique (Mt 19, 16-21) ou nouvellement investis par les défenseurs de la pauvreté volontaire (Mt 5, 3), les maîtres déploient une interprétation qui s’oppose à l’assimilation de ces péricopes par un seul groupe social et propose au contraire une pratique de la pauvreté ouverte aussi bien aux laïcs qu’aux clercs. Cette ouverture de la pauvreté aux laïcs – la constitution d’une “pauvreté pour tous” – ne répond toutefois pas seulement au souci de résister à la pauvreté monastique. C’est une constante de l’exégèse du XIIe siècle, qui pourrait s’expliquer par deux types de motivations. D’abord les maîtres des écoles vivent et enseignent dans les villes, au milieu des laïcs. De plus en plus, ils sont amenés à leur dispenser la parole, ou du moins revendiquent-ils cette mission comme une des fonctions de leur enseignement. Il n’est donc pas étonnant dans ce cadre que les maîtres aient été soucieux de construire une interprétation des passages évangéliques qui puisse être adaptée à une prédication aux laïcs. L’ouverture aux laïcs telle qu’elle se manifeste dans l’œuvre de Pierre le Chantre pourrait bien s’expliquer ainsi. Mais probablement faut-il aussi tenir compte des développements d’une religiosité laïque ou de l’essor des aspirations des laïcs à la vie spirituelle. Il semble bien possible que l’exégèse scolaire se fasse l’écho de ces revendications, et que leur introduction dans les commentaires soit à la fois une façon de leur conférer une légitimité, mais aussi un moyen pour les clercs de les reprendre à OHXUFRPSWHHWG·HQGpÀQLUOHVOLPLWHV La place que les commentaires font aux clercs et au renouvellement de la disWLQFWLRQHQWUHFOHUFVHWODwFVVHPEOHFRQÀUPHUFHWWHK\SRWKqVH/·RXYHUWXUHjWRXVGH la possibilité de pratiquer les conseils évangéliques, et le rejet d’un primat accordé
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aux moines, ne constituent pas pour autant une exégèse “égalitaire”. Au contraire, tous les commentateurs – et plus nettement encore Pierre le Mangeur et Pierre le Chantre – se montrent soucieux de maintenir ou de re-fonder la distinction entre FOHUFV HW ODwFV /H SULQFLSH KLpUDUFKLTXH HVW UpJXOLqUHPHQW DIÀUPp ,O HVW IRQGp principalement sur deux types d’argumentations. La maîtrise du texte biblique donne aux clercs, et particulièrement aux exégètes, une place centrale, tant par leur savoir supérieur – « tous ne peuvent pas tout », et eux seuls peuvent accéder aux mystères – que par la fonction prophétique qu’il leur confère – celle de devoir dire la vérité quitte à dénoncer les travers de l’Église. Par ailleurs, les maîtres revendiquent une réappropriation de la pauvreté par les clercs. Ils construisent un modèle de pauvreté qui correspond à l’exercice clérical de la pauvreté fondé sur la dispensatioGHVELHQVTXLOHXUVRQWFRQÀpV$LQVLQRQVHXOHPHQWOHVFOHUFVHQ tant que modèle de pauvreté, peuvent revendiquer le statut de la perfection évangélique, mais en outre ils deviennent pour les laïcs le modèle à imiter, ce qui les situe par conséquent en position hiérarchique supérieure. L’ouverture aux laïcs et le rejet du discours de la pauvreté volontaire apparaissent alors comme deux démarches complémentaires qui visent à placer les clercs à la tête de la société. &HWWHDSSURFKHFRQÀUPHO·DQDO\VHGXGLVFRXUVUpIRUPDWHXUHWGHO·´pYDQJpOLVPHµ qu’avait proposée Michel Lauwers : il s’agit de « préserver la fonction sociale GHO·LQVWLWXWLRQHFFOpVLDOHHW>G·@DFFHSWHUOHVQRXYHOOHVDVSLUDWLRQVUHOLJLHXVHVGH certains laïcs particulièrement pieux » ; ainsi « l’enjeu fut d’assurer la position sociale de l’Église, menacée ou susceptible de l’être, en s’appuyant sur des alliés HIÀFDFHVVXUOHVIRUFHVYLYHVGXPRPHQWHQpODERUDQWGHVÀFWLRQVVXVFHSWLEOHVGH PDLQWHQLUGHVIURQWLqUHVHWGHVU{OHVVRFLDX[ELHQGpÀQLVª276. Cette entreprise de défense de l’institution ecclésiastique passe par l’introduction de nombreux changements. Outre la place croissante faite à la pauvreté et parfois à la réforme de l’Église, elle s’accompagne d’une nouvelle conception du UDSSRUWHQWUHFOHUFVHWODwFV/·H[pJqVHQHFRQVWUXLWSOXVXQHpWKLTXHVSpFLÀTXHj chaque groupe social fondée sur des versets particuliers, mais plutôt une morale universelle, dans laquelle la différence entre clercs et laïcs est une question de GHJUpVDQVVROXWLRQGHFRQWLQXLWp(QÀQFHPRXYHPHQWWUDGXLWXQHQRXYHOOHYLVLRQ de la société, qui réduit la place des moines, et promeut les clercs, et une catégorie particulière d’entre eux, ceux qui s’instituent comme les nouveaux maîtres à la fois de la parole biblique et de la parole du prédicateur. À cette qualité, Pierre le Chantre suggère que soit ajoutée celle de modèle de pauvreté, annonçant ainsi le type des mendiants, à la fois pauvres, exégètes et prédicteurs.
276. « Praedicatio-Exhortatio. L’Église, la Réforme et les Laïcs (XIe-XIIIe siècles) », dans La Parole du prédicateur Ve-XVe siècle, Nice 1997, p 187-232 (citations p. 189 et 227) ; voir aussi « Sub evangelica regula. Jacques de Vitry, témoin de l’“évangélisme” de son temps », dans Évangile et évangélisme (XIIe-XIIIe siècle) &DKLHUV GH )DQMHDX[ S R LO GpÀQLW O·pYDQJpOLVPH FRPPH XQ « instrument au service de l’institution ecclésiale » (p. 192).
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Chapitre 3
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A
u XIIIe siècle, la naissance et le développement des ordres mendiants marquent une nouvelle rupture importante dans le rapport de l’Église à la pauvreté. 'pVRUPDLV OD SDXYUHWp HVW SOXV TXH MDPDLV DIÀFKpH FRPPH XQ GHYRLU HW XQH YDOHXU3DUDOOqOHPHQWODUpÁH[LRQVXUOHVHQVjGRQQHUjFHWWHSDXYUHWpHWVXUWRXW sur la façon de la pratiquer, connaît un approfondissement notable, notamment en milieu franciscain1. De plus, ceux-ci entendent se fonder directement sur l’Évangile, et suivre le modèle des apôtres, ce qui confère aux textes évangéliques une importance encore plus grande. Il est d’ailleurs évident que ces derniers peuvent, en toute honnêteté, être lus dans une optique proche de l’inspiration franciscaine. Ainsi, la lecture sociale du mouvement de Jésus qu’a opérée l’exégète G. Theissen au XXe siècle n’est pas sans rappeler le modèle franciscain2. En outre, dominicains et franciscains créent rapidement leurs propres studia et pénètrent au sein de l’Université, dont ils deviennent des acteurs majeurs, notamment pour le commentaire biblique. Ainsi tous les commentaires des Évangiles du XIIIe siècle qui nous sont parvenus, proviennent de milieux mendiants. Il est seulement possible que le commentaire d’Alexandre de Halès ait été rédigé avant son entrée dans l’ordre des frères mineurs. Malgré cette impossibilité à comparer commentaires séculiers et commentaires mendiants, nous nous demanderons dans quelle mesure l’exégèse des dominicains et des franciscains introduit les valeurs propres aux mendiants ou à leur ordre particulier, dans quelle mesure ils s’approprient les textes évangéliques dont leur propositum est nourri. L’apparition des ordres mendiants contribue à PRGLÀHUOHIRQFWLRQQHPHQWGHO·eJOLVH2UQRXVDYRQVYXTXHO·H[pJqVHWHQGDLWj fonder les structures ecclésiales. Il ne serait donc pas étonnant que l’exégèse mendiante cherche à mettre en valeur les fondements évangéliques de leurs pratiques. Par ailleurs, franciscains et dominicains présentent deux modèles de vie différents. Les premiers attachent à la pauvreté une attention et une valeur bien plus grande que ne le font les seconds. De plus, l’Évangile est pour les mineurs la source de leur inspiration, dans la mesure où François a constamment revendiqué la pratique d’une vie entièrement conforme aux Évangiles, et où il n’aurait, semble-t-il, pas voulu d’autre règle que celle-ci. Dans la regula non bullata, ce 1.
2.
M. D. LAMBERT, Franciscan Poverty. The doctrine of the Absolute Poverty of Christ and the Apostles in the Franciscan Order, 1210-1323, Londres, 1961 ; R. LAMBERTINI, La povertà pensata. Evoluzione VWRULFDGHOODGHÀQL]LRQHGHOO·LGHQWLWjPLQRULWLFDGD%RQDYHQWXUDDG2FNKDP, Modène, 2000. G. THEISSEN, /H0RXYHPHQWGH-pVXV+LVWRLUHVRFLDOHG·XQHUpYROXWLRQGHVYDOHXUV, Paris, 2006.
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sont d’ailleurs les passages évangéliques sur la pauvreté qui sont particulièrement mis en avant. Les dominicains restent, quant à eux, plus proches des chanoines réguliers. En outre, franciscains et dominicains entrent tôt en concurrence, sinon HQ FRQÁLW &·HVW SRXUTXRL QRXV QRXV GHPDQGHURQV VL O·H[pJqVH GHV eYDQJLOHV porte la marque des valeurs proprement franciscaines ou dominicaines. C’est en effet une question qui semble diviser les historiens, certains insistant plus sur la proximité des deux ordres mendiants, et d’autres au contraire soulignant leurs différences3. Nous avons essayé de reprendre ces questions à partir de l’exégèse des Évangiles. Ce faisant nous nous plaçons partiellement dans la continuité de Beryl Smalley, qui a abordé cette problématique dans son livre sur les Évangiles dans les écoles4. Cependant cette étude, comme celles qui s’en sont inspirées dans le monde anglo-saxon5, s’attache bien plus aux franciscains qu’aux dominicains. Or nous essayerons de montrer qu’eux aussi font pénétrer, même moins nettement, GHVYDOHXUVVSpFLÀTXHVGDQVOHXUVFRPPHQWDLUHVpYDQJpOLTXHV Nous défendrons donc l’idée qu’il y a bien une transformation de l’exégèse liée à l’essor des ordres mendiants, et que se constituent au cours du siècle deux WUDGLWLRQVH[pJpWLTXHVjSURSRVGHVeYDQJLOHV&HODQHVLJQLÀHDXFXQHPHQWTX·LO Q·\ D SDV G·LQÁXHQFHV UpFLSURTXHV RX GH FRQWDFWV HQWUH GHX[ PLOLHX[ VRXYHQW SURFKHVPDLVTXHVHPDQLIHVWHQWGHVLQÁH[LRQVRXGHVSUDWLTXHVVSpFLÀTXHVTXL impliquent deux conceptions différentes de la société chrétienne. C’est cependant un processus lent et longtemps discret dans lequel nous distinguerons quatre temps : après la première génération des maîtres mendiants, qui n’intègrent pas de façon nette les valeurs de leurs ordres, une rupture est introduite par la polémique avec les séculiers, qui provoque une réponse lisible dans l’exégèse. Nous verrons ensuite comment une perspective dominicaine se met en place à laquelle répond, après 1270, une exégèse désormais indubitablement franciscaine. 3.
4. 5.
Des études comme celles de D. R. LESNICK (Preaching in Medieval Florence. The Social World of Franciscan and Dominican Spirituality, Athens, Georgia, 1989) avaient défendu la diversité de ces ordres. Parallèlement des histoires de la philosophie avaient l’habitude de présenter différentes “écoles” qui pouvaient correspondre plus ou moins aux différents ordres (par ex. : F. Van STEENBERGHEN, La Philosophie au XIIIe siècle. Deuxième édition mise à jour, Louvain / Paris, 1991). Dans le domaine philosophique, cette approche a été largement remise en question (cf. F.-X. PUTALLAZ, Figures franciscaines. De Bonaventure à Duns Scot, Paris, 1997, p. 10-21 ; que suit S. DELMAS, Un franciscain à Paris au milieu du XIIIe siècle. Le maître en théologie Eustache d’Arras, Paris, 2010). Dans le domaine de la prédication, J. HANSKA (“And the Rich Man also died ; and He was buried in Hell”. The Social Ethos in Mendicant Sermons, Helsinki, 1997) montre aussi qu’il n’est pas évident de distinguer les deux ordres. Cependant, des historiens comme G. TODESCHINI (Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, 2008 (2004), p. 109 sq. ; « Ecclesia e mercato nei linguaggi dottrinali di Tommaso d’Aquino », Quaderni Storici, 105/3, 2000, p. 585-621) continuent à souligner les différences. The Gospels in the Schools c. 1100-c. 1280, Londres / Ronceverte, 1985. K. MADIGAN, Olivi and the Interpretation of Matthew in the High Middle Ages, Notre-Dame, 2003 ; D. V. MONTI, Bonaventure’s Interpretation od Scripture in his Exegetical Works, Phd Divinity School, Chicago, 1979 ; R. WOOD, Church and Scripture : Franciscan Gospel Commentary, 1250-1350, Phd Cornell University, 1975.
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1. LA PREMIÈRE GÉNÉRATION DES MAÎTRES MENDIANTS : LA PAUVRETÉ SANS APOLOGIE Dans les années 1230 naissent deux commentaires importants des Évangiles, l’un d’origine dominicaine, l’autre franciscain. La Postille dominicaine a été réalisée dans le milieu du couvent Saint-Jacques sous la direction d’Hugues de Saint-Cher, auquel elle est pour cela attribuée – et nous continuerons à dire “Hugues de Saint-Cher” pour désigner un travail probablement collectif. Elle exerce au cours du XIIIeVLqFOHXQHLQÁXHQFHPDMHXUHVXUO·H[pJqVHXQLYHUVLWDLUH surtout pour ce qui concerne l’Évangile de Luc. Immédiatement, elle constitue la source principale de Jean de La Rochelle, qui compose ses commentaires évangéliques après être entré dans l’ordre franciscain. Si son commentaire sur Luc est peu diffusé, ce n’est pas le cas de celui sur Matthieu qui tend à éclipser au cours GX VLqFOH O·LQÁXHQFH GH ODPostille. Ces deux auteurs, Hugues de Saint-Cher et Jean de La Rochelle, sont donc proches mais il est néanmoins possible d’y voir naître deux tendances exégétiques différentes.
1.1. La Postille dominicaine entre modèle monastique et prédication Le commentaire d’Hugues de Saint-Cher tend vers une appropriation du texte ELEOLTXHVDQVSRXUDXWDQWHQIDLUHXQWH[WHVSpFLÀTXHPHQWPHQGLDQW/DSpULFRSH du jeune homme riche, qui se retrouve chez Matthieu, Marc et Luc, permet de voir que c’est le résultat d’une évolution des méthodes exégétiques. Dans son commentaire de Matthieu, Hugues de Saint-Cher évoque la pauvreté volontaire sans en faire la prérogative de quiconque6. Sur Mt 19, 30, il rappelle même que l’abandon des biens n’est pas une garantie de salut7. Son souci n’est manifestement pas de légitimer par l’Évangile le mode de vie des moines ou des mendiants. Une première évolution apparaît dans le commentaire sur Marc qui introduit plusieurs citations de Bernard de Clairvaux sur la pauvreté, ce qui confère au commentaire une coloration plus monastique. Ce sont cependant des phrases qui n’évoquent pas explicitement les moines. Ces citations relèvent donc davantage d’une culture commune que de la reprise d’un discours monastique proprement cistercien. C’est dans le commentaire de Luc que la perspective évolue nettement puisqu’il est construit autour de la distinction entre ce que doivent appliquer les
6. 7.
Postille, Venise, 1703, f. 64rb : Haec sunt verba, quae contemptum mundi in universo mundo, et voluntariam persuasere paupertatem. Ibid., f. 64vb : Multi autem erunt primi novissimi et novissimi primi : id est multi, qui erant in primo statu, et eminentiori omnia propter Deum relinquentes, erunt in statu novissimo, et inferiori, scilicet a priori descendentes.
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« imparfaits » et ce qui convient « aux seuls parfaits8 ». Certes Hugues admet plusieurs types de perfections (celle des contemplatifs, celle des prélats, celle des SUrWUHVHWFHOOHGHVPDULpV PDLVLODIÀUPHTXHFHSDVVDJHpYDQJpOLTXH©FRUUHVpond aux contemplatifs et aux moines (contemplativis et claustralibus) », ce qui est « la plus haute perfection9 ». Contrairement à Pierre le Mangeur ou à Pierre le Chantre qui utilisaient cette distinction pour sortir de l’opposition entre parfaits et imparfaits et pour placer les clercs au sommet de la hiérarchie, Hugues rétablit XQH KLpUDUFKLH GHV pWDWV GH SHUIHFWLRQ j OD WrWH GH ODTXHOOH ÀJXUHQW OHV PRLQHV Plus loin, pour parler de ceux qui n’ont pas de richesses et ne les convoitent pas, il emploie l’expression de « moines parfaits10 ». Le modèle monastique est encore présent pour l’évocation des rétributions (Lc 18, 29-30), alors qu’il était absent, sur ce point également, dans la Postille sur Matthieu : Dans le monde présent, assurément, pour un frère charnel laissé, il recevra beaucoup de frères spirituels, qui l’aiment plus que les frères charnels parce que le lien des âmes est de loin plus fort que celui de la chair ; c’est pourquoi ils se donnent plus librement tout ce qu’ils ont, et ainsi, pour une maison, il en reçoit bien plus, comme on le voit clairement avec les religieux (religiosis), parce que tout appartient aux justes11.
L’évolution de la Postille manifeste une appropriation progressive du texte biblique qui redevient, contrairement à ce qu’avaient construit Pierre le Mangeur et Pierre le Chantre, un modèle pour les contemplatifs dans lequel ceux-ci lisent pJDOHPHQW O·DIÀUPDWLRQ GH OD VXSpULRULWp GH OHXU PRGH GH YLH 1pDQPRLQV OH vocabulaire (contemplativus, claustralis, religiosus) témoigne d’une absence de distinction entre moines et mendiants. C’est un modèle monastique que retrouve +XJXHVGH6DLQW&KHUTXLQHEkWLWSDVXQPRGqOHVSpFLÀTXHPHQWPHQGLDQW De même, la Postille ne renouvelle pas l’interprétation de la péricope de l’envoi des disciples en mission sans or ni argent, pourtant si importante aux yeux des dominicains. Certes, elle indique qu’elle peut s’appliquer aux « prédicateurs »
8.
Cette distinction apparaît dès le début de la péricope : Postille, Venise, 1703, f. 240vb : In praecedentibus namque tradiderat doctrinam imperfectionis, post quam congrue sequitur doctrina perfectionis, ad quam pertinet quod hic subditur >«@7HQHQWXUHQLPÀGHPKDEHUHHWRUDUHHWKXPLOHVHVVHTXRG autem sequitur, solis congruit perfectis. 9. Ibid., f. 241 rb : Et distinguunt quidam hic perfectionem, scilicet quae congruit contemplativis et claustralibus, et de hac dicitur hic. Sed praelatis congruit animam pro ovibus ponere in articulo necessitatis, diaconibus et sacerdotibus, qui non sunt prelati, congruit continentia, coniugatis habere vitam in patientia, et mortem in desiderio. Sed revera summa est perfectio, relinquere omnia. 10. Ibid., f. 241va : Habere igitur et amare divitias, malum est avari ; non habere et amare, malum est cupidi ; habere et non amare, bonum est saecularium iustorum ; non habere et non amare, bonum est claustralium perfectorum. 11. Ibid., f. 242rb : In praesenti quidem pro uno fratre carnali relicto recipiet multos fratres spirituales, qui verius diligunt, quam carnales, quia longe amplior est copula animarum quam corporum, unde et liberius omnia sua sibi communicant, et ita pro una domo recepit multo plures, sicut patet in religiosis, quia omnia sunt iustorum.
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et elle accorde une place non négligeable au savoir12. Elle souligne aussi l’appel à l’ascétisme et évite les interprétations qui pourraient laisser croire que l’époque où les disciples ne devaient rien emporter est révolue13. Hugues de Saint-Cher se situe dans le cadre d’un retour à l’interprétation de Jérôme qui avait été déjà réalisé au XIIe siècle. Toutefois, il insiste bien moins sur la pauvreté que Pierre le Chantre et continue à appliquer la péricope d’abord aux prélats dont le bâton désigne la potestas accipiendi necessaria14. En ce qui concerne la pauvreté en esprit des Béatitudes, Hugues de SaintCher introduit plusieurs citations de Bernard de Clairvaux (ou à lui attribuées) qui manifestent la pénétration des idées cisterciennes. Mais, loin de réserver ce passage évangélique aux moines, il s’efforce au contraire d’extraire ces citations de leur cadre institutionnel. Il considère en effet que les Béatitudes s’adressent à WRXV©OHVÀGqOHVTXLFURLHQWDX&KULVWLQFDUQp15 » : « les docteurs aussi bien que le peuple montent sur la montagne16 ». Pour permettre cette interprétation, il donne cinq interprétations de la pauvreté en esprit, dont quatre peuvent s’appliquer aux laïcs17. Parmi celles-ci, il valorise la dernière qui correspond au détachement intérieur de celui qui considère comme étranger tout ce qu’il utilise (qu’il s’agisse GHVRQFRUSVGHVRQkPHRXGHVHVELHQV ©&·HVWFHODODYUDLHSDXYUHWp>«@ Seul celui-ci est vraiment moine dans le cloître du Seigneur, si cependant le cloître désigne le royaume des cieux18 ». Alors que les cisterciens, étant donné
12. Ibid., f. 182vb : Secunda ratio est, quia duodenarius constat ex duplicato senario. Senarius autem est perfectus numerus. Unde per duodecim duplex perfectio designantur, vitae scilicet et scientiae, sive operis et sermonis, quae in ipsis fuit, et requiritur in omni Praelato et praedicatore, qui eorum vicem HWRIÀFLXPJHUXQW>«@Prelati et predicatores atque doctores qui debent esse duodecim, id est perfecti vita et scientia. 13. La Postille suit en cela Bède : Ibid., f. 183rab : Tempore primae missionis erat pax, et nulla persecutio, immo libenter audiebantur discipuli et satis inveniebant necessaria vitae et ideo tunc praecepit ut nihil ferrent secum. Tempore autem secundae missionis erat gravis persecutio contra discipulos et ideo tunc permisit ferre secum vitae necessaria. 14. &·HVWFHWWHH[SUHVVLRQTX·LOHPSORLHOHSOXVUpJXOLqUHPHQWIUD>«@nomine virgae aliquando VLJQLÀFDWXU SRWHVWDV DFFLSLHQGL QHFHVVDULD YLWDH ; ID. : Praecipio ut tollatis virgam, id est, permitto potestatem accipiendi necessaria>«@IYDDignus est cibo suo, id est potestatem habet accipiendi necessaria vitae ab his quibus praedicat. 15. Ibid., f. 15ra : 9RFDWLGLVFLSXOLVLJQLÀFDQWÀGHOHVLQ&KULVWXPLQFDUQDWXPFUHGHQWHV. 16. Ibid., f. 15rb : Ergo haec Scriptura docet ut tam doctor quam populus super montem ascedant. 17. Ibid., f. 15rb : 3DXSHUWDVHQLPVSLULWXVXQRPRGRGLFLWXUVDQFWDWLPRUDWLRVLYHGLIÀGHQWLDGHVHLSVR quae ex timore procedit>«@alio modo dicitur paupertas ipsa virtus humilitatis>«@tertio modo dicitur paupertas spiritus mendicitas spiritualis, qua pauperes spirituales improbos se exhibent divitibus spiritualibus pro eleemosinis spiritualibus obtinendis, nunc panem doctrinae, nunc aquam VDSLHQWLDHÁDJLWDQWQXQFDGLJQHPRUDWLRQXPFDOHÀHULSRVWXODQW>«@quarto modo dicitur paupertas spiritus ipsa temporalis, voluntaria, et amata et electa>«@Istorum pauperum est regnum coelorum titulo emptionis ex pretio iam soluto, infra 19 >«@ Quinto modo dicitur paupertas spiritu, id est animo, qui omnino nihil habere se reputant, ne seipsos, sive corpus, sive animam, sive membra, sed omnia commodata habent, et quasi alienis utuntur. 18. ID. : Haec est vera paupertas, quae neque linguam, neque oculos, neque pedes, neque sensum, neque voluntatem, et ideo nihil ei molestum est. Solus iste verus est monachus in claustro Domini, si tamen claustrum est regnum coelorum.
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l’importance qu’ils accordaient à la clôture et au monastère comme lieu de vie, avaient noué un lien métonymique entre le cloître et le moine, Hugues de SaintCher veut ici défaire ce lien. Ce faisant, il permet d’appliquer les Béatitudes aux laïcs, autant qu’aux moines, aux clercs ou aux mendiants. Dans le commentaire sur Luc, Hugues mentionne les viri predicatores qui doivent toujours avoir faim selon le verset du Ps 58, 7 : « Ils souffrent de la faim comme les chiens, et font le tour de la ville »19. Il est possible d’imaginer ici une allusion plus précise aux dominicains qui sont aussi les Domini canes mais ce type de remarque reste limité et ne conduit pas à la construction d’un modèle mendiant. (QUHYDQFKHjODÀQGXFRPPHQWDLUHGHODSDUDEROHGH/D]DUHHWGXPDXYDLV riche, franciscains et dominicains sont cette fois-ci directement évoqués dans une exégèse allégorique : Ce sont deux genres de prédicateurs qui sont ici distingués. Les uns sont séculiers, YLYDQWVGDQVOHPRQGHHWLOVVRQWVLJQLÀpVSDU0RwVHHWOHV3URSKqWHV>«@/HV autres sont les religieux cloîtrés (religiosi claustrales), vivant sous une règle : ils VRQWVLJQLÀpVjWUDYHUVOHVPRUWV Dieu a d’abord envoyé Moïse et les Prophètes, c’est-à-dire les prédicateurs séculiers. Mais le monde ne les a pas crus, en disant qu’il voulait plutôt croire aux actes qu’aux paroles, et qu’il ne voulait pas écouter des prédicateurs qui ne font pas ce TX·LOVHQVHLJQHQWRXEOLHX[GHODSDUROHGX6HLJQHXUHQ0W>@ « Sur la FKDLUH>«@ª Voulant donc ôter toute excuse et toute occasion de se plaindre, il envoya ensuite des morts, c’est-à-dire les frères mineurs et les frères prêcheurs, qui sont morts DXPRQGH>«@0DLVSDUFHTXHOHPRQGHPrPHDYHFFHVPRUWVSURJUHVVHSHX suivent ces mots : « Il lui dit : < S’ils n’écoutent ni Moïse, ni les prophètes, ils ne croiraient pas non plus quand quelqu’un des morts ressusciterait > »20.
Les ordres mendiants sont cette fois-ci explicitement évoqués et valorisés par rapport aux séculiers, même si l’éloge demeure nuancé. Il est surtout notable qu’ils VRQWTXDOLÀpVGHreligiosi claustrales : Hugues de Saint-Cher, à cette époque, ne distingue pas nettement le projet mendiant de celui des moines qui l’ont précédé. C’est pourquoi son exégèse de la pauvreté – et c’est sa principale nouveauté – introduit de nombreuses formules cisterciennes.
19. Ibid., f. 165vb : Hanc famem habent omnes viri predicatores, sicut scriptum est : Famem patientur ut canes et circuibunt civitatem. 20. Ibid., f. 233vb : Duo genera predicatorum distinguuntur hic. Quidam sunt seculares, in mundo FRQYHUVDQWHV HW KL VLJQLÀFDQWXU SHU 0R\VHQ HW 3URSKHWDV >«@ Alii sunt religiosi claustrales lege YLYHQWHVHWKLVLJQLÀFDQWXUSHUPRUWXRV3ULPRPLVLW'HXV0R\VHQHW3URSKHWDVLGHVWVHFXODUHVSUHdicatores. Sed mundus non credidit eis, dicens se potius velle credere factis quam verbis, nolle audire predicatores, qui non faciunt quod docent, non attendens quod Dominus dixit Mt. 23a>@Super cathedram etc. Volens ergo tollere omnem excusationem, et occasionem murmurandi, misit postea mortuos, id est fratres minores et fratres predicatores, qui sunt mortui mundo>«@Sed quia mundus HWLDPSHULVWRVPRUWXRVSDUXPSURÀFLWLGHRVHTXLWXU>/F@Ait autem illi >«@.
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1.2. -HDQGH/D5RFKHOOH un commentaire inspiré par l’expérience franciscaine Bien plus que le commentaire d’Hugues de Saint-Cher, celui de Jean de La Rochelle est marqué par l’appartenance de son auteur à un ordre mendiant. Sans allusion directe, sans volonté apologétique évidente, sans rupture franche avec la tradition exégétique, Jean de La Rochelle est néanmoins inspiré par le modèle franciscain : il souligne les passages qui traitent de la pauvreté, il accueille la radicalité du message évangélique, il introduit des distinctions directement issues des UpÁH[LRQVIUDQFLVFDLQHVVXUODSURSULpWp Jean de La Rochelle accorde tout d’abord une importance nouvelle, dans l’exégèse, à la pauvreté du Christ, en particulier dans son commentaire de la Nativité où LOOLWO·DIÀUPDWLRQG·XQWUqVJUDQGGpQXHPHQWGHODSDXYUHWpExinanitio paupertatis ostenditur hic summa) dans l’habit, dans le couchage et dans le logement21(QÀQGH commentaire, il revient sur cette étonnante et outrancière pauvreté (nota ergo quod miro modo exagerat paupertatis exinationem), marquée par la nudité dans ce qui le couvre, la dureté et l’abjection que révèle son lieu de naissance, l’exiguïté de sa demeure22. Alors qu’Hugues de Saint-Cher soulignait surtout l’humilité du Christ, c’est sa misère matérielle et sociale qu’évoque Jean de La Rochelle. De même, dans le commentaire de la redevance payée grâce à la pêche miraculeuse (Mt 17, 24-27), en reprenant une interprétation de Jérôme expliquant ce geste par l’indigence du Christ23, il est bien possible que le maître franciscain ait voulu répondre au dominicain qui avait développé une interprétation nouvelle laquelle passait sous silence la SDXYUHWpGX&KULVWDÀQGHPHWWUHHQYDOHXUSOXW{WVDSXLVVDQFH24. 21. Ibid. f. 27vb : Exinanitio paupertatis ostenditur hic summa. Magna quidem paupertas est designata in RSHULPHQWRFXPSDQLFXOLVLQYROYLWXUHWKRFQRFWHPHGLDK\HPHSHUXUJHQGH(WWDPHQ©FXPWDQWD VLW QHFHVVLWDV QXOODP DXGLR GH SHOOLXP ÀHUL PHQWLRQHP ª GLFLW %HUQDUGXV (Sermon 3 In nativitate Domini, opera. vol. 4, p. 258). Maior autem paupertas ostenditur in lecto, quia non in reclinatorio aureo, sed in presepio reclinatur, et hoc cum reclinavit eum in presepio. Maxima vero in domo cum vix ei locus in diversorio exceditur, et hoc est quod dicitur non erat locus in diversorio. Sic Christus pro nobis egenus factus est ut illius inopia divites essemus, secundum quod dicit Apostolus 2 Cor. 8>Y@ egens, inquam, operimenti, domus et lecti. Unde Augustinus : Non erat ei nisi angustia in terris, ut tu HLORFXPFRUGLVWXLVLELSURSULXPGLODWDUHVÀOLXPKRPLQLVQRQKDEHWXELFDSXWVXXPUHFOLQDUHWHWWX ampla palacia et ingentes porticus metiris. 22. Padoue, Ant. 335, f. 28ra : Nota ergo quod miro modo exagerat paupertatis exinanitionem exprimendo incompositam nuditatem in involutione cum pannis eum involuit. Pannosos enim pauperes incompositos qui multitudinem pannorum simul consumunt, et consuevi modo appelate, non enim erat ei pro quod dicit Is. 53>@Species nec decor>«@Deinde duritiam et abiectionem, unde et reclinavit HXPLQSUHVHSLR+LQFGLFLWXU-RE>@>«@Nam presepium non est locus hominum, sed iumentorum. Tertio exprimit angustam mansionem et habitatione, unde non erat ei locus, supple alius, in GLYHUVRULRTXDPSUHVHSHXWPHULWRGLFDPXVLOOXG-RE>@>«@ 23. BnF lat. 625, f. 134rb : Aliter dicit Ieronimus, ostendens excellentiam paupertatis Christi. >«@ Tante fuerit paupertatis, ut unde tributum solveret, non haberet. Si quis vero obiciat Iudam portare pecuniam in loculis, responsio : Omnino nephas reputate res pauperum in suos usus convertere. 24. Postille, f. 60vb : Cur non ex reconditis iubet dare tributum ? Ut se ostendat etiam Dominum maris. Magnum enim erat predicere, quoniam incidet piscis, qui tributum solvet. Le même passage est cité par Jean de La Rochelle au-dessus du précédent : BnF lat. 625, f. 134rb : Querit Chrisostomus cur
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Le commentaire de Jean de La Rochelle est, en outre, marqué par la différence entre imperfection et perfection, celle-ci étant largement tributaire de l’abandon des biens. Cette structure organise l’exégèse de la vocation des apôtres où elle s’appuie sur une citation attribuée à Jean Chrysostome (Opus imperfectum, hom. 725), qui se trouvait déjà dans la Postille dominicaine : (QODLVVDQWOHXUVÀOHWVOHVDS{WUHVQRXVRQWHQVHLJQpTXHSHUVRQQHQHSHXWSRVVpder des biens terrestres, et parvenir parfaitement aux biens célestes. L’air, placé entre la terre et le ciel, montre qu’entre les choses célestes et les choses terrestres, il ne peut pas y avoir d’union. Les choses célestes, qui sont spirituelles et légères, conduisent vers le haut ; les choses terrestres, qui sont lourdes, tirent vers le bas26.
L’abandon des biens est une nécessité pour atteindre parfaitement aux biens célestes. Il n’est donc pas surprenant de retrouver ce lien au cœur de l’interprétation de la péricope du jeune homme riche. Plus encore que dans le commentaire d’Hugues de Saint-Cher sur Luc, le thème de la perfection est ici central : c’est lui qui guide l’ensemble des divisions du texte. Or elle y est indéfectiblement liée à la pauvreté. Toute la péricope est comprise comme traitant de la « perfection de la pauvreté »27, et une assimilation s’opère ainsi entre la pauvreté et la perfection28. À ces deux thèmes s’en ajoute un troisième, compris dans celui de la pauvreté : l’imitatio Christi. Jean de la Rochelle reprend le discours qui remonte à Jérôme selon lequel la pauvreté qui n’a pas pour but de suivre le Christ est sans valeur29. La pauvreté louable comprend deux aspects : l’abandon des biens et l’imitation du Christ. L’expression abdicatio rerum, présente dans l’exégèse carolingienne, était devenue un lieu commun de l’exégèse à partir de sa reprise dans la Glose au XIIeVLqFOHPDLVVRLWHOOHQ·pWDLWSDVGpÀQLHVRLWHOOHpWDLWFRPSULVHGDQVOHVHQV d’un dégagement intérieur. Ce n’est pas la position de Jean de La Rochelle qui distingue deux aspects de l’abdicatio : l’affectum et l’effectum, lequel se décline en
25. 26.
27. 28. 29.
non ex reconditis tributum iubet dare, cum legatur Iudam >PV Iudeos] ORFXORV KDEXLVVH -Q Responsio : Ut ostenderet excellentiam sue maiestatis, et se dominum maris. Magnum enim erat predicere tributum solvet piscis. PG 56, col. 675. BnF lat. 625, f. 26vb : Relinquentes retia sua Apostoli nos docuerunt quia nemo potest terrena possidere, et perfecte ad celestia /f. 27ra/pervenire. Aer inter celum et terram constitutus ostendit quia inter celestia et terrena, nulla potest esse coniunctio. Celestia, quia spiritualia et levia sursum ducunt, terrena quia ponderosa deorsum deponunt. IbidIUE>0W@Hic incipit tercia pars in qua agitur de perfectione paupertatis. Ibid. f. 143rb : Hic ponit solutionem sive responsionem ut invitet ad paupertatis consilium sive perfectionem. Et de isto consilio ostendit tria, scilicet perfectionem, arduitatem, et dignitatem. Ibid. f. 143rb : Dicit ergo Si vis perfectus esse. Rabanus : In potestate nostra est utrum velimus esse perfecti. Tamen qui /f. 143va/ voluerit esse perfectus, debet vendere que habet, et non ex parte sicut Ananias et Saphyra, et cum vendiderit dare omnia pauperibus, et sic sibi preparare thesaurum in UHJQR FHORUXP 1HF KRF DG SHUIHFWLRQHP VXIÀFLW QLVL SRVW FRQWHPSWDV GLYLFLDV VDOYDWRUHP VHTXDtur, id est relictis malis, faciat bona. Facilius sacculus contempnitur quam voluntas, multi divicias relinquentes, Dominum non secuntur.
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deux cas : le renoncement aux biens mobiliers et immobiliers30-HDQGpÀQLWGRQF une pauvreté à la fois intérieure et réelle, probablement inspirée par l’expérience franciscaine. La distinction entre biens mobiliers et biens immobiliers, nouvelle GDQVO·H[pJqVHSRXUUDLWSURYHQLUGLUHFWHPHQWGHVUpÁH[LRQVDXWRXUGHODUqJOHGH François. Ainsi dans le commentaire des quatre maîtres, parmi lesquels Jean de La Rochelle, se retrouve une distinction entre effectum et affectum à propos de la charité31, et une allusion à la différence entre biens mobiliers et immobiliers32. À propos du verset 29, Jean revient sur le couple abdicatio/imitatio, et distingue trois formes pour l’abdicatio : le rejet de la domination, des liens charnels ou des possessions33. À nouveau, le terme de dominatio et ce rejet de la possession pYRTXHQWOHVUpÁH[LRQVIUDQFLVFDLQHVVXUODSURSULpWp34. &HWWHGpÀQLWLRQGHO·abdicatio conduit à une lecture de l’Évangile qui insiste sur la pauvreté effective à laquelle Jésus appelle. C’est le cas dans cette péricope mais plus encore dans celle de l’envoi des disciples en mission où Jean de La 5RFKHOOHGpYHORSSHXQHORQJXHUpÁH[LRQVXUOHQpFHVVDLUHSRXUGpWHUPLQHUTXHOH &KULVWLQWHUGLWG·HPSRUWHUPrPHOHQpFHVVDLUHTXHOOHTX·HQVRLWODVLJQLÀFDWLRQ35. Il réemploie ainsi une forme de casuistique de la nécessité très présente dans les commentaires de la règle franciscaine puisque celle-ci prévoyait des exceptions « en cas de nécessité36 ». Surtout, il fait une lecture très ascétique de l’appel à la 30. Ibid. f. 143rb : Si vis perfectus esse. Hic ostenditur abdicatio, in qua notatur affectum, cum dicitur vade, et effectum, et hoc dupliciter, scilicet in abdicatione rerum temporalium immobilium cum dicitur : vende, et mobilium cum sequitur da pauperibus. 31. L. OLIGER, Expositio quatuor magistrorum super regulam fratrum minorum (1241-1242), Rome, 1950, p. 158. 32. Ibid. p. 152. 33. BnF lat. 625, f. 144vb : Actum abdicationis tangit quantum ad tria : primo quantum ad dominationem cum dicitur domum, secundo quantum ad carnalem affectionem cum sequitur vel fratres, tercium quantum ad possessionem, cum subditur aut agros. 34. Voir notamment R. LAMBERTINI, Apologia e crescita dell’identità francescana (1255-1279), Rome, 1990. 35. BnF lat. 625, f. 73rb : Secundo prohibet occasionem cupiditatis, cum dicit : Nolite possidere aurum et argentum. Et ponit hic multiplicem differentiam occasionis cupiditatis circa possessionem necessarii temporalis. Necessarium autem temporale est duplex, vel ad vivendum, vel ad itinerandum. Item ad vivendum est temporale ordinatum remote, et quantum ad hoc dicit : Nolite possidere aurum neque argentum, neque pecuniam in zonis vestris, neque peram in via, neque duas tunicas, nec calciamenta, neque virgam. Noli possidere aurum etc>«@Vel est ordi-/f. 73va/-natum propinque, sicut pecunia ad expensas, ratione cuius dicit neque pecunia in zonis>«@Vel est ordinatum proximo, et hoc duobus modis. Vel ad reparationem nature interiorem, sicut pastus, vel ad conservationem nature exteriorem, sicut vestitus. Primum est necessarium contra corruptionem interius, secundum contra corruptionem exterius. Quantum ad primum dicitur nec peram, ubi scilicet reponitur panis vel aliquid comestibile>«@Quantum ad secundum, dicit neque duas tunicas>«@Si est necessarium ad itinerandum, hoc est intelligendum duobus modis. Aut enim est in munimentum pedum, sicut calciamenta, pro quibus dicit neque calciamenta>«@Aut est neccessarium ad corporis sustentamentum, sicut virga, pro quo dicit : nec virgam. 36. II, 15 : Et qui necessitate coguntur possint portare calciamenta ; III, 9 : Tempore vero manifeste necessitatis non teneantur fratre ieiunio corporali ; III, 12 : Et non debeant equitare, nisi manifesta necessitate ; IV, 2 : Tamen pro necessitatibusLQÀUPRUXPHWDOLLVIUDWULEXVLQGXHQGLVSHUDPLFRVVSLrituales, ministri tantum et custodes sollicitam curam gerant secundum loca et tempora et frigidas regiones, sicut necessitati viderint expedire.
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pauvreté, qui correspond à la radicalité de l’expérience franciscaine et à ce que le commentaire de la règle par les quatre maîtres appelle la « pauvreté parfaite », FHOOHTXLQHFRQVHUYHQLOHVXSHUÁXQLOHQpFHVVDLUHHWGpSHQGGRQFHQWLqUHPHQW de l’assistance divine37. La seule exception que le commentaire fasse à cette interprétation rigoureuse de l’Évangile concerne les chaussures, en indiquant sur ce passage que le Christ « n’interdit pas la nécessité mais la sollicitude »38, lecture conforme à la règle franciscaine qui permet à ceux qui y sont « contraints par la nécessité » de porter des chaussures39. -HDQ GH /D 5RFKHOOH UHSUHQG FHUWHV HQVXLWH O·DIÀUPDWLRQ VHORQ ODTXHOOH OH nécessaire est dû aux prédicateurs mais il évite l’emploi du terme potestas : ce n’est pas un droit ou un pouvoir de perception, mais un devoir de donner qui s’impose aux auditeurs. Cette distinction permet de maintenir la précarité de la condition du prédicateur, qui dépend d’un don et ne jouit pas d’un droit. /DSpULFRSHGHODFRQÀDQFHHQODSURYLGHQFHGLYLQH0W IRXUQLWXQ autre exemple d’adaptation de l’exégèse traditionnelle au cadre franciscain. La clé d’interprétation habituelle de ce passage était la distinction entre sollicitude et prévoyance. Ne pas se soucier du lendemain n’interdisait pas de s’organiser pour éviter le manque. Jean de La Rochelle procède différemment en distinguant plusieurs formes de sollicitudes : les bonnes, les condamnables, les tolérables et les misérables40. Dans cette distinction, la prévoyance n’est pas présentée comme 37. L. OLIGER, Expositio quatuor magistrorum super regulam fratrum minorum (1241-1242), Rome, 1950, p. 157 : Ad quod videtur dicendum, quod cum sit duplex necessitas paupertatis evangelicae, VLFXWGLFXQWVDQFWLSDXSHUWDVLPSHUIHFWDTXDHFXPSDXSHUWDWHVSLULWXVQLKLOUHWLQHWVXSHUÁXXPWHPporale, sed solum retinet quod est necessitatis ; alia /p. 158/ vero est paupertas perfecta, quae cum SDXSHUWDWHVSLULWXVQHFVXSHUÁXXPQHFQHFHVVDULXPYLWDHUHWLQHWWDQTXDPSURSULXPVHGH['HLSURvisione pendet, quae paupertas dicitur mendicitatis. Haec videtur paupertas fratrum minorum, quae hic determinatur. 38. ID. : Queritur quare calciamenta prohibet cum neccessaria fuit in Palestina, quia terra est arenosa et in estate nimis calida ? Ad hoc responsio : Non prohibet neccessitatem sed sollicitudinem. Neque quis ideo putet portanda ne defuit. Ad hoc quod dicit terra esse arenosam et nimis in estate calidam, patet responsio per Marcum 6 qui dicit sed calciatos sandaliis. Unde in Act 12, ubi angelus precipit Petro : Calciate caligas tuas, ibi in greco habetur sandalia tua. 39. II, 15 : Et qui necessitate coguntur possint portare calciamenta. 40. BnF lat. 625, f. 48v : Ideo dico vobis ne solliciti sitis >0W@etc. Sed obicitur, Lc. 10>@ Martha, Martha sollicita es. Ergo sollicitudo non est peccatum, cum sine sollicitudine non possit duci vita activa. Responsio : Est sollicitudo laudabilis, et vituperabilis, et tolerabilis, et miserabilis. Laudabilis est in precepto et hoc multiplex. Est enim sollicitudo regendi, quantum ad prelatos>«@ item est sollicitudo obediendi, quantum ad subditos>«@LWHPHVWVROOLFLWXGRSDFLÀFHFRQYLYHQGL quantum ad pares >«@LWHPHVWVROOLFLWXGRSURÀFLHQGLTXRDGVHHWKHFWULSOH[>«@Item est sollicitudo vituperabilis multiplex. Est enim sollicitudo inordinata sciendi, sive vana>«@Item est sollicitudo acquirendi divitias ex cupiditate>«@Item est sollicitudo custudiendi divitias in retinendo ex avaricia. >«@Item est sollicitudo peccandi>«@Item est sollicitudo tollerabilis, et hec est multiplex. Est enim sollicitudo dilectionis naturalis>«@Item est sollicitudo cure rei familiaris>«@Item est sollicitudo necessarie providentie : Lc. 10>@Martha, Martha sollicita es etc. ,WHPHVWVROOLFLWXGRLQÀUPLtatis humane>«@Item est sollicitudo inquisitionis moderate>«@Item est sollicitudo miserabilis, et hec triplex. Est enim sollicitudo laboris>«@item est sollicitudo anxietatis in patiendo>«@item est sollicitudo timoris in precavendo. Ergo sollicitudo qua opera dei abiciuntur vel postponuntur, vel impediuntur, prohibetur hic, cum dicitur>0W@Ne solliciti sitis anime vestre quid manducetis.
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l’alternative à la sollicitude, mais comme une de ses formes “tolérables”, c’est-àdire permises mais blâmables. C’est une concession à la faiblesse humaine, non un idéal. À nouveau cette interprétation s’éloigne de la tradition pour se rapprocher du commentaire des quatre maîtres qui nie que les franciscains puissent faire des provisions41. Sans qu’il y ait d’allusion explicite aux frères mineurs, ou de YRORQWpDSRORJpWLTXHOHFRPPHQWDLUHGH-HDQGH/D5RFKHOOHHVWGRQFLQÁXHQFp par la pratique franciscaine de la pauvreté. Il en découle une lecture de l’Évangile prompte à en souligner la radicalité. Par l’importance accordée à l’abdicatio, par la recherche de la perfectio paupertatis, par le refus et du nécessaire et de la prévoyance, le maître franciscain construit, à propos de l’Évangile, le modèle d’une KDXWHSDXYUHWpTXLLQFOXWXQDEDQGRQHIIHFWLIGHVELHQV&HWWHLQÁXHQFHGHO·H[Sprience franciscaine a pour corollaire un retour à la coupure traditionnelle entre plusieurs catégories de chrétiens matérialisée dans l’opposition entre perfection et imperfection, davantage qu’entre conseils et préceptes. Il en résulte aussi un écart sensible avec l’exégèse d’Hugues de Saint-Cher qui distingue moins souvent plusieurs catégories de chrétiens et, surtout, qui s’intéresse bien davantage à la prédication. Le commentaire de la péricope des épis arrachés par les disciples (Lc 6, 1-5) en fournit un exemple frappant : celui de la Postille, aussi bien dans son sens littéral que dans l’allégorie, est entièrement orienté vers la question de la prédication et n’évoque pas même la pauvreté des disciples42, tandis que Jean de La Rochelle n’a pas une allusion pour les prédicateurs43. En revanche, le commentaire de Jean de La Rochelle, pas plus que celui d’Hugues de Saint-Cher, n’a de visée apologétique. Les mendiants ne sont pas mentionnés comme tels. Des expressions typiques comme « vie évangélique » ou « pauvreté évangélique » sont absentes : le commentaire n’est pas destiné à MXVWLÀHUODOpJLWLPLWpGHO·RUGUHIUDQFLVFDLQ0rPHO·LQVLVWDQFHVXUODSHUIHFWLRQ n’est pas exclusive. En effet, à côté de la perfection des religieux, le commentaire mentionne les voies d’une perfection des laïcs et des prélats, fondées sur d’autres passages évangéliques44. Son intention n’est pas d’appliquer l’ensemble de l’Évangile aux mineurs. Ainsi le passage des épis arrachés n’est pas utilisé SRXU MXVWLÀHU OD SDXYUHWp PHQGLDQWH 'H PrPH OH FRPPHQWDLUH GHV %pDWLWXGHV ne fait pas, contrairement à l’optique cistercienne, de la pauvreté en esprit une prérogative monastique45. 41. L. OLIGER, Expositio quatuor magistrorum super regulam fratrum minorum (1241-1242), Rome, 1950, p. 147 : In contrarium vero est, quia evangelica vita non novit provisionem in crastinum. Unde in Matthaeo dicitur : Nolite solliciti esse in crastinum. Regula autem minorum fratrum haec est, sanctum evangelium observare. Ergo non debent in crastinum providere. 42. Postille, Venise, 1703, f. 163rab. 43. Padoue, Antoniana 335, f. 70ra. 44. BnF lat. 625, f. 133va : Perfectio autem bonitatis evangelice est in tribus, videlicet quantum ad SHUIHFWLRQHPDFWLYRUXPHWKRFGHWHUPLQDWXUXVTXHDG;,;FDSLWXOXPVFLOLFHWIDFWXPHVWFXPFRQVXPPDVVHWHWTXDQWXPDGSHUIHFWLRQHPUHOLJLRVRUXPTXHGHWHUPLQDWXULQ;,;FDSLWXORHWTXDQWXPDG SHUIHFWLRQHPSUHODWRUXPTXHGHWHUPLQDWXULQ;;HWLQSULQFLSLR;;,. Cette division est ensuite suivie dans la suite du commentaire. 45. BnF lat. 625, f. 28-29.
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2. EXÉGÈSE ET POLÉMIQUES $X GpEXW GHV DQQpHV pFODWH OH SUHPLHU GHV FRQÁLWV XQLYHUVLWDLUHV TXL opposent, à plusieurs reprises au cours du siècle, séculiers et mendiants. Ce FRQÁLWDGHPXOWLSOHVHQMHX[GRQWXQGHVSOXVpYLGHQWVHVWODPLVHHQTXHVWLRQGX modèle mendiant46. Les maîtres séculiers peuvent pour cela facilement s’appuyer sur l’exégèse traditionnelle des Évangiles puisque celle-ci avait, pendant des siècles, mis de côté ce qui concerne la pauvreté, pour construire tout au plus un modèle de désappropriation personnelle. C’est précisément le devoir de répondre aux attaques des séculiers, qui conduit les exégètes mendiants à réviser l’interprétation habituelle des Évangiles et à s’approprier davantage le texte biblique, comme le montrent les commentaires du franciscain Bonaventure et du dominicain Nicolas de Gorran.
2.1. Bonaventure et l’apologie de la mendicité Bonaventure a été un des premiers à répondre à Guillaume de Saint-Amour, notamment avec les Quaestiones de perfectione evangelica. C’est aussi une des fonctions du commentaire sur Luc qui, en cela, va plus loin que celui de Jean de La Rochelle. Comme celui-ci, Bonaventure s’attarde sur la pauvreté du Christ à sa naissance, dans laquelle il lit immédiatement un modèle de vie : « Il commençait déjà à révéler par son exemple le statut de perfection qui consiste dans l’humilité, l’austérité et la pauvreté. Le seigneur manifesta aussi en cela un sentiment de très haute estime, parce que pour nous, il s’est fait non seulement petit, mais aussi pauvret (pauperculus) et rejeté (despectus) 47 ». À l’indigence matérielle, s’ajoute la misère sociale : le Christ est rejeté, tout comme les bergers auxquels il s’adresse qui sont « pauvres, simples et méprisables48 ». Bonaventure poursuit sur Lc 2, 12 : « Vous trouverez l’enfant enveloppé de linges, et donc pauvre et mendiant49 ». C’est, à notre connaissance, une des premières attestations dans l’exégèse de la mendicité du Christ. Les mêmes thématiques sont reprises sur Lc 9, 23 (« Puis il dit à tous : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge chaque 46. Y. CONGAR, « Aspects ecclésiologiques de la querelle entre mendiants et séculiers dans la seconde moitié du XIIIe siècle et le début du XIVe », AHDLMA, 36, 1961, p. 35-151 ; M.-M. DUFEIL, Guillaume de Saint-Amour et la polémique universitaire parisienne 1250-1259, Paris, 1972 ; R. LAMBERTINI, Apologia e crescita dell’identità francescana (1255-1279), Rome, 1990 ; J.-P. TORRELL, « Introduction », dans Thomas d’Aquin, ©/DSHUIHFWLRQF·HVWODFKDULWpª9LHFKUpWLHQQHHWYLHUHOLJLHXVHGDQVO·eJOLVHGX Christ, Paris, 2010, p. 15-47. 47. Opera, vol. 7, p. 48, § 15 : Iam incipiebat statum perfectionis exemplo monstrare, qui consistit in humilitate, austeritate et paupertate. Ostendit etiam in hoc Dominus summae dignationis affectum, quia non tantum parvulus, sed etiam pauperculus et despectus pro nobis est factus>«@ 48. Ibid., p. 50, § 27 : Et nota quod pastores erant pauperes, simplices et contemptibiles>«@ 49. Ibid., p. 50, § 28 : Quia invenietis infantem, pannis involutum, et ita pauperem et mendicum.
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jour de sa croix, et qu’il me suive ») où Bonaventure évoque trois éléments de la perfection : l’humilité, l’austérité (à propos de laquelle il cite François d’Assise) et surtout la pauvreté : 2USRXUXQHSDUIDLWHLPLWDWLRQGX&KULVWO·KXPLOLWpHWO·DXVWpULWpQHVXIÀVHQWSDV la pauvreté est aussi nécessaire. C’est pourquoi il ajoute « et qu’il me suive », c’est-à-dire par la très haute pauvreté (per altissimam paupertatem), qui a fait qu’il n’a voulu absolument rien emporter en chemin, pour parvenir directement et rapidement à la patrie50.
Cette phrase souligne d’abord que la pauvreté est nécessaire à une parfaite LPLWDWLRQLGpHGRQWOHVGRPLQLFDLQVWHQGHQWjVHPpÀHUHWTXH7KRPDVG·$TXLQ quelques années plus tard, rejette catégoriquement. Elle en voit ensuite la preuve dans le « suis-moi », qui est interprété comme un appel à suivre la pauvreté du Christ, alors qu’il était habituel depuis Jérôme de distinguer l’abandon des biens, de la sequela. C’est d’ailleurs là aussi un point que rejette Thomas d’Aquin, alors que Bonaventure y insiste en y revenant quelques pages plus loin : « Et pour servir d’exemple à imiter, il s’est fait mendiant51 ». Il s’agit là, précise-t-il, d’une « imitation parfaite » ou de l’imitator perfectus52 qui applique les trois vœux religieux, que tous ne suivent pas53. 'HVUpÁH[LRQVVHPEODEOHVVHUHWURXYHQWPrPHHQGHVOLHX[LQKDELWXHOVFRPPH VXUODSDUDEROHGHO·LQWHQGDQWPDOKRQQrWH/F $ORUVTXHFHOXLFLDIÀUPH ne se sentir capable ni de travailler ni de mendier, Bonaventure commente : Il est semblable à cet intendant, celui qui s’éloigne de l’ordre cistercien parce qu’ils travaillent, ou celui qui fuit l’ordre des mineurs parce qu’ils mendient. Et c’est cependant une attitude tolérable (tolerabile), car c’est par faiblesse (LQÀUPLtate) qu’il en vient à fuir le travail et la honte, l’un parce qu’il lui est insupportable, O·DXWUHSDUFHTXHPpSULVDEOH&HSHQGDQWELHQTXHFHVJHVWHVVRLHQWGLIÀFLOHVSRXU l’homme faible (KRPLQLLQÀUPR), ils sont toutefois, grâce au Christ, faciles pour le chrétien parfait (perfecto christiano). En effet, le Christ pour nous s’est fait pauvre et a connu de nombreux labeurs, selon la phrase du Psaume : « Je suis pauvre et ma jeunesse s’est déroulée dans les labeurs » ; il rend le labeur désirable et la mendicité honorable, parce que c’est une grande gloire de suivre le Seigneur, comme le dit Sir. 23. Le Seigneur lui-même dit en parlant de lui : « Moi je suis mendiant et pauvre, et le Seigneur me soutient ». Il ne parle assurément pas là des biens spirituels, qu’il a en abondance, mais des biens temporels, desquels il s’était fait indigent et mendiant, selon la phrase de 2 Co 8 : « Vous connaissez la grâce de notre Seigneur Jésus Christ, qui pour nous s’est fait indigent alors qu’il était riche ». Et c’est pour cela que saint François dit dans sa règle que ses frères « ne
50. Ibid., p. 228, § 38 : $GSHUIHFWDPDXWHP&KULVWLLPLWDWLRQHPQRQVXIÀFLWKXPLOLWDVHWDXVWHULWDVVHG etiam necessaria est paupertas. Ideo addit et sequatur me, scilicet per altissimam paupertatem, qua nihil omnino volebat portare in via, ut recte et expedite perveniret ad patriam. 51. Ibid., p. 249, § 105 : Et propterea in exemplum imitationis factus est mendicus. 52. Ibid., p. 249, § 104. 53. Ibid., p. 228, § 38.
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doivent pas rougir de mendier, parce que le Seigneur s’est fait pauvre pour nous dans ce monde ». Néanmoins, comme à cet intendant, qui est imparfait, n’avait pas été donnée la grâce par laquelle il aurait pu se conformer parfaitement au Christ (conformis Christi), il dit, lui qui est faible : « J’ai honte de mendier ». Il ne dit pas : “Je méprise la mendicité”, parce que cela n’aurait pas été une faiblesse tolérable, mais une impiété détestable54.
Ce passage dessine, comme le faisait Jean de La Rochelle, une société chrétienne divisée en deux groupes : celui des parfaits (en l’occurrence ici les mineurs et les cisterciens), et celui des hommes faibles ou imparfaits. Les premiers sont ceux qui imitent le Christ – et l’on retrouve ici deux des vocables franciscains habituels : la sequela et la conformitas. Or la mendicité est un élément central de cette imitation : c’est d’ailleurs pour cela que les mineurs peuvent être considérés comme de parfaits chrétiens. Car dans ce passage, la fonction apologétique est plus nette encore qu’ailleurs : l’exégète glisse en effet du commentaire de l’Évangile à celui de la règle. Alors que la citation de François appelait à la mendicité GHVPLQHXUVSDUODSDXYUHWpGX&KULVW%RQDYHQWXUHMXVWLÀHFHUDSSURFKHPHQWHQ DIÀUPDQWODPHQGLFLWpGX&KULVW&HWWHFLWDWLRQPRQWUHDXVVLODSUR[LPLWpDYHFOHV cisterciens, même si, en d’autres lieux, Bonaventure distingue plus nettement les ordres qui renoncent à la propriété collective de ceux qui ne le font pas, tout en considérant les deux comme parfaits55(QÀQODGHUQLqUHSKUDVH²TXLLQWHUGLWGH mépriser la mendicité – pourrait être une réponse aux polémiques contre celle-ci. Cet aspect apologétique se retrouve à propos des deux péricopes majeures : celle du jeune homme riche, et celle de l’envoi des disciples en mission. Dans le FRPPHQWDLUHGHODSUHPLqUH%RQDYHQWXUHGpÀQLWjQRXYHDXO·LPLWDWLRQGX&KULVW SDUOHVGLIÀFXOWpVGHODYLHasperitas), par « la très haute mendicité des choses » (per summam rerum mendicitatem) et par l’humilité56,OUpDIÀUPHFRQWUHO·H[pgèse de l’école biblique-morale, l’impossibilité de suivre le Christ sans abandonner 54. Ibid., p. 405, § 5 et 6 : Huic ergo villico similis est qui refugit ordinem Cistertiensium, quia laboUDQW YHO RUGLQHP 0LQRUXP TXLD PHQGLFDQW (W KRF WDPHQ WROHUDELOH HVW TXLD H[ LQÀUPLWDWH YHQLW refugere laborem et pudorem, illum sicut importabilem, istum sicut contemptibilem. Sed licet ista VLQWGLIÀFLOLDKRPLQLLQÀUPRIDFLOLDWDPHQVXQWSHU&KULVWXPSHUIHFWR&KULVWLDQR1DP&KULVWXVSUR QRELVIDFWXVSDXSHUHWLQODERULEXVPXOWLVVHFXQGXPLOOXG3VDOPL©3DXSHUVXPHJRHWLQODERULEXV LXYHQWXWHPHDªIDFLWODERUHPDSSHWLELOHPHWPHQGLFLWDWHPKRQRUDELOHPTXLD©PDJQDJORULDHVW VHTXL'RPLQXPªVLFXWGLFLWXU(FFOHVLDVWLFL,SVHDXWHP'RPLQXVGHVHLSVRGLFLW©(JRDXWHP PHQGLFXVVXPHWSDXSHUHW'RPLQXVVROOLFLWXVHVWPHLªTXRGTXLGHPQRQGLFLWXUTXDQWXPDGVSLULtualia, in quibus abundat, sed quantum ad temporalia, in quibus pro nobis egenus et mendicus effectus HUDW VHFXQGXP LOOXG VHFXQGDH DG &RULQWKLRV RFWDYR © 6FLWLV JUDWLDP 'RPLQL QRVWUL ,HVX &KULVWL TXRQLDPSURQRELVHJHQXVHIIHFWXVHVWFXPHVVHWGLYHVªHWF(WSURSWHUHDGLFLWEHDWXV)UDQFLVFXVLQ UHJXODVXDTXRGIUDWUHVVXRV©QRQRSRUWHWYHUHFXQGDULLQPHQGLFDQGRTXLD'RPLQXVVHSURQRELV IHFLWSDXSHUHPLQKRFPXQGRª9HUXQWDPHQTXLDYLOOLFRWDQTXDPLPSHUIHFWRQRQHUDWGDWDJUDWLD SHUTXDPSHUIHFWHHIÀFHUHWXUFRQIRUPLV&KULVWRLGHRWDQTXDPLQÀUPXVGLFLW0HQGLFDUHHUXEHVFR QRQDLWPHQGLFDUHFRQWHPQRTXLDKDHFQRQHVVHWLQÀUPLWDVWROHUDQGDVHGLPSLHWDVGHWHVWDQGD. 55. OperaYROS>«@et hoc modo licet perfectis vero, qui habent proprium in communi, nomine communitatis ; perfectis vero, qui nec in communi, nec in speciali habent proprium, non licet eis repetere>«@ 56. Ibid., p. 463, § 41.
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ses biens57 ,O UHFRXUW HQÀQ j XQ YRFDEXODLUH MXULGLTXH SRXU DIÀUPHU TXH FHWWH SpULFRSHDXWKHQWLÀHHWDSSURXYHODSUDWLTXHGHOD©SDXYUHWpSDUIDLWH58 ». C’est toutefois à la péricope de l’envoi des disciples en mission (Lc 9 et Lc 10) que Bonaventure associe le plus nettement l’ordre franciscain. Il cite, en effet, à deux reprises, François comme exemple de la bonne application des préceptes évangéliques59 et montre, sur Lc 10, 4, que les sandales des frères qui protègent la plante du pied sans le couvrir, correspondent aussi à ces prescriptions. Il lit dans ce discours un appel à « embrasser la mendicité » dans une pauvreté visible. Conscient que ce texte biblique était pourtant traditionnellement appliqué aux prélats qui disposent d’argent, il en propose une seconde interprétation qui repose sur la distinction du sens littéral et du sens spirituel : L’observation littérale de ce précepte est le propre des parfaits prédicateurs, qui imitent parfaitement le Christ, eux dont le porte-parole est Pierre en Mt 19 : « Voilà nous avons tout laissé, et nous t’avons suivi ». Mais l’observation spirituelle de ce précepte s’étend à tous, pour que le prédicateur de la vérité soit un contempteur de ce qui est terrestre. Si ce n’est pas le cas, si ceux qui annoncent le verbe de Dieu le font par désir du gain, ce ne sont pas des disciples du Christ, mais des hérauts de %DODDP>«@&·HVWSRXUTXRLOHSUpGLFDWHXUGHODYpULWpGRLWSDUGHVVXVWRXWpYLWHU le vice de la cupidité, sans quoi il ne sera pas prédicateur mais adulateur60.
À la différence des commentaires carolingiens dans lesquels la distinction des préceptes et des conseils séparait les laïcs des clercs ou des moines, ici le couple parfait/imparfait place d’un côté les franciscains et, de l’autre, le reste des chrétiens, clercs ou laïcs, même si Bonaventure traite surtout des prédicateurs. C’est un changement majeur qui illustre la place très particulière accordée aux mineurs. Sur Lc 14, 33 (« Ainsi donc quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple »), il appuie cette fois-ci cette distinction sur la différence entre l’acte nécessaire et l’acte surérogatoire. Sans aucun doute, l’exégèse, avec Bonaventure, est devenue franciscaine. &·HVWXQOLHXRV·DIÀUPHODSHUIHFWLRQGHO·LGHQWLWpIUDQFLVFDLQHQRWDPPHQWSDUOD 57. Ibid., p. 466, § 48 : Et nota, quod optime hic duo coniungit : relinquimus et te secuti sumus ; quia Christum currentem sequi non possumus, nisi post eum curramus ; et currere non possumus, nisi exoneremur. 58. Ibid., p. 465, § 47 : Introducitur enim hic perfectae paupertatis altitudo ut authentica per apostolicam observantiam, ut approbata per divinam sententiam, ut locupleta per gratiam, ut praemiata per gloriam. 59. Ibid., p. 218, § 5 (sur Lc 9, 3) : Unde etiam beatus Franciscus, quando mittebat fratres ad praedicandum, dicebat eis illud Psalmi : Iacta cogitatum tuum in Domino. Ibid., p. 219, § 7 : Hoc similiter GHFOLQDQVEHDWXV)UDQFLVFXVFXPLQÀUPDUHWXUQROXLWIUXVWXPSHOOLVSRQHUHLQWULQVHFXVDQWHSHFWXV nisi etiam apponeret exterius. 60. Ibid., p. 218, § 6 : Litteralis autem observantia istius praecepti est perfectorum praedicatorum, perIHFWH&KULVWXPLPLWDQWLXPLQTXRUXPSHUVRQD3HWUXV0DWWKDHLGHFLPRQRQR©(FFHQRVUHOLTXLPXV RPQLDHWVHFXWLVXPXVWHª6HGVSLULWXDOLWHUREVHUYDQWLDDGRPQHVVHH[WHQGLWXWSUDHGLFDWRUYHULWDWLV sit contemptor terreneitatis ; alioquin, si annuntiant verbum Dei cupiditate lucri, non sunt discipuli Christi, sed Balaam harioli>«@Unde praedicator veritatis super omnia vitare debet vitium cupiditatis ; alioquin non erit praedicator, sed adulator.
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construction d’un lien entre imitation et mendicité61. C’est aussi un lieu où répondre aux attaques des séculiers. Il est d’ailleurs possible, grâce à un manuscrit qui contient une version brève du commentaire sur Luc probablement composée en 1248, de retracer deux étapes dans la “franciscanisation” du message62. Nombre d’éléments marquants sont présents dans la version courte : la pauvreté du Christ, l’importance accordée à la mendicité, le triptyque humilité / austérité / pauvreté, le lien entre imitation et mendicité, la distinction des deux voies. Il existe donc, dès 1248 et plus encore que dans le commentaire de Jean de La Rochelle, une inspiration franciscaine distincte de ce qui se pratique dans les commentaires dominicains. Toutefois la tendance apologétique est renforcée au cours de la réécriture du commentaire : Bonaventure ajoute alors les différentes références à François, à la règle ou à Gilles d’Assise, ainsi que des paragraphes entiers dévolus à la défense de la pauvreté mendiante comme modèle de perfection. Ainsi les développements qui accompagnent Lc 7, 2263, Lc 9, 5864 ou Lc 16, 365 étaient absents de la version courte. Dans quelques cas les anciennes interprétations sont totalement remaniées. C’est le cas notamment pour Lc 9, 3. La version brève posait la question de la différence entre Luc qui interdisait le bâton et Marc qui l’autorisait. Ce problème était traité d’une façon habituelle, et d’ailleurs très largement tributaire d’Hugues de Saint-Cher66HQGLVWLQJXDQWXQFHUWDLQQRPEUHGHFDVHWGHVLJQLÀFDWLRQVGX bâton : il pouvait désigner le pouvoir de recevoir des subsides, dont on peut ou QRQIDLUHXVDJHLOVLJQLÀHDXVVLODFUDLQWHLQVSLUpHTXLHVWOpJLWLPHRXDORUVOD vengeance, qui doit être rejetée. Bonaventure posait ensuite la question du rapport avec la deuxième mission et y répondait par la distinction du temps de paix et du temps de persécution67. Dans la version longue, tous ces développements ont 61. C’est un point que n’ont pas noté les études précédentes sur ce commentaire qui avaient surtout souligné l’importance des références à François et à l’humilité : B. SMALLEY, The Gospels in the Schools, p. 211-213 ; D. V. MONTI, Bonaventure’s Interpretation of Scripture in his Exegetical Works, PhD, Departement of Divinity School, University of Chicago,1979, p. 165-184 ; B. FAES DE MOTTONI, « Introduzione », dans San Bonaventura, Commento al Vangelo di san Luca/1 (1-4), Città Nuova Editrice, 1999, p. 7-26 ; R. KARRIS, « St. Bonaventure’s Christology and Teachings on the Evangelical Life in his Commentary on the Gospel of Luke », dans E. SAGGAU (éd.), Franciscans and the Scriptures. Living in the Worl of God, St. Bonaventure, 2006, p. 33-59. 62. Il s’agit de Florence, Bibli. Med., Conv. Soppr. 465. 63. À l’occasion de l’expression « pauperes evangelizantur », Bonaventure, dans la “version longue”, développe d’abord un éloge de la pauvreté comme fondement de la perfection évangélique (§ 41, p. 175) ; ensuite une longue distinction sur les dix dignités de la pauvreté (§ 42-43, p. 175-176) : tous ces paragraphes sont absents de la “version courte”. 64. Opera, vol. 7, p. 249, § 104-105 cité plus haut. 65. Ibid., p. 405, § 5-6, cité plus haut. 66. Cf. Postille, Venise, 1703, f. 183ra. 67. Florence, Bibli. Med., Conv. Soppr. 465, f. 106vb : Sed contrarium dicitur Mc. 6>@Nihil tuleritis in via nisi virgam. Responsio : Nomine virge quandoque accipitur potestas accipiendi neccessaria vite. Quando ergo conceditur virga, datur licentia recipiendi neccessaria vite. 1 Cor. 9>@ Dominus ordinavit hiis qui evangelium annunciant de evangelio vivere, et Mt. 10>@Dignus est operarius cibo suo. Hac autem licentia poterant uti et non uti, prout eis videbatur expedire ad FRPPRGXP DQLPDUXP 8QGH$XJXVWLQXV TXDQGR DOLTXLG SUHFLSLWXU D GHR HW QRQ ÀW LQREHGLHQFLH culpa est ; cum vero potestas datur, licet uti vel non uti. Nomine etiam virge quandoque accipitur sol-
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GLVSDUX DX SURÀW G·XQH GLVWLQFWLRQ HQWUH O·REVHUYDQFH OLWWpUDOH GX WH[WH pYDQJplique par les parfaits prédicateurs et l’observance spirituelle ouverte à tous68. Le même procédé se remarque à propos de la péricope du don de la veuve en Lc 21, 1-4. Dans la version courte, Bonaventure reprenait simplement l’exégèse d’Hugues de Saint-Cher qui portait sur les vertus de l’aumône69. Dans la version longue, il utilise cette péricope pour appeler à dépasser la recherche d’un juste milieu et à abandonner tous ses biens en suivant ainsi les conseils évangéliques70. Ces changements s’expliquent par une double perspective. Il s’agit probablement de défendre l’ordre mineur face aux attaques dont il fait l’objet. Mais cette apologie se fait ici à l’intérieur de l’ordre. Le commentaire de Luc n’a pas pour fonction de répondre directement à ceux qui mettent en cause les fondements des ordres mendiants ; il vise plutôt à conforter les frères dans leur choix. En effet, le commentaire n’est pas strictement un ouvrage polémique, dans la mesure où il n’utilise pas tous les arguments possibles – par exemple il ne recourt pas à Lc 8, 3 sur les femmes qui assistaient Jésus – et il ne répond pas à toutes les objections, ou du moins il le fait rapidement, comme sur la bourse du Christ ou sur Lc 22, 35. C’est un ouvrage de construction d’une identité franciscaine ancrée dans la lecture de l’Évangile ; ce n’est pas un ouvrage de réponse à une polémique. Que le commentaire ne soit plus un strict exercice universitaire a pu favoriser l’adjonction de références à François, qui auraient peut-être été déplacées dans le cadre scolaire. Le commentaire, dans sa version rédigée, s’adresse désormais avant tout aux frères mineurs et il devient alors un des éléments d’une construction identitaire fondée sur l’Évangile.
2.2. Nicolas de Gorran Les commentaires de Nicolas de Gorran sur les Évangiles de Matthieu et de Luc présentent d’importantes différences dans le contenu : c’est pourquoi il est préférable de les étudier séparément. Globalement ils apportent deux enseignements : ils montrent d’une part comment les idées de Jean de La Rochelle se diffusent, tout en étant adaptées à un cadre plus conforme à celui des dominicains ; et ils témoignent d’autre part de l’introduction dans l’exégèse de problématiques liées aux débats avec les séculiers. OLFLWXGRQLPLDUHLQHFFHVVDULHLXVWDYHOFRQÀGHQWLDKXPDQHVSHLHWVLFDFFLSLWXU0W>@Nolite solliciti esse in crastinum ; et sic virga prohibetur hic tolli. Quandoque accipitur pro severitate, unde Ambrosius in glossa : Episcopi et seniores iubentur ire sine virga, nec terrore, sed gratia populum querere. Quandoque sumitur pro instrumento vindicandi, et sic prohibetur portari : Rm. 12>@ non vosmetipsos defendentes carissimi. Supra 6>@Si quis te percutit in unam maxillam etc. Item dicit nec peram. Contra infra>@et nunc qui habet sacculum tollat similiter et peram. Responsio : tempore pacis hunc locum quod dominus dicit hic, tempore autem persecutionis, quando neccessaria vite haberi non possunt, hunc locum quod infra dicit. 68. § 6, p. 218. 69. Florence, Bibli. Med., Conv. Soppr. 465, f. 134va. 70. Ibid., p. 521-522, § 5 et 6.
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2.2.1. Le commentaire sur Matthieu La méthode de travail de Nicolas dans le commentaire sur Matthieu est assez claire : il utilise le commentaire de Jean de La Rochelle comme ouvrage de UpIpUHQFH TX·LO FRPSOqWH RX PRGLÀH HQ UHFRXUDQW QRWDPPHQW j OD Postille. Au franciscain, Nicolas reprend en particulier la divisio textus, souvent jusque dans OHGpWDLO&RPPHFHOOHFLDXQHIRQFWLRQKHUPpQHXWLTXHIRQGDPHQWDOHO·LQÁXHQFH franciscaine est majeure. Nicolas réussit néanmoins à la contrebalancer par des choix thématiques – il accorde une place plus grande à la prédication71 – ou par GHVPRGLÀFDWLRQVOH[LFDOHVLOXWLOLVHGDYDQWDJHTXHVDVRXUFHSULQFLSDOHO·H[SUHVsion de « pauvreté volontaire » et introduit à plusieurs reprises les « hommes apostoliques » qui évoquent immédiatement les dominicains72. Il sait aussi subYHUWLUFHWWHLQÁXHQFHVRLWSDUGHVRPLVVLRQVVRLWSDUGHVDMRXWV$LQVLjSURSRV de la sollicitude, il supprime la longue distinction de Jean de La Rochelle citée plus haut et la remplace par celle habituelle entre sollicitude et prévoyance, si bien que cette dernière n’est plus « tolérable » mais « bonne à condition d’être modérée73 ». Là où le franciscain défendait une pauvreté radicale, Nicolas évoque, sans la rejeter, la possibilité de mettre en réserve le nécessaire et de prévoir plus largement pour une année74. De même sur Mt 19, après avoir insisté sur l’abandon GHV ELHQV LO SURSRVH XQH DXWUH GpÀQLWLRQ GH OD SDXYUHWp FRPSULVH VLPSOHPHQW comme détachement intérieur75. Nicolas de Gorran propose donc des alternatives aux interprétations franciscaines et inscrit ainsi son commentaire dans le cadre de ses propres préoccupations, construisant une exégèse dominicaine. Même sans aller aussi loin que Jean de La Rochelle, elle accorde une place essentielle à la pauvreté. Nicolas évoque, au sujet de l’abandon des biens, la perfectio paupertatis, qui s’exprime par la supériorité des conseils sur les préceptes76. 3RXUGpÀQLUODSDXYUHWpHQHVSULWLOVHPRQWUHWUqVSURFKHGH%HUQDUGGH&ODLUYDX[ 71. Par exemple à propos de la péricope des épis arrachés : In quatuor Evangelia commentarius, Anvers, 1617, p. 106. 72. Par exemple : In quatuor Evangelia commentarius, Anvers, 1617, p. 176a. 73. Ibid., p. 56a : Non prohibet Deus providentiam et laborem, sed sollicitudinem et avariciam ; Ibid., p. 57b : Est sollicitudo circa spiritualia, et hec bona, de qua Rm. 12. Et est circa temporalia et hec modesta, scilicet providentie, et sic est bona, aut nimia utpote qua impedimur, ne coelestibus intendamus ut tangit Glossa, et hec est mala et prohibetur hic a Domino. 74. ID., p. 57 : Nolite soliciti esse in crastinum. Contra 1 Cor 16, Apostolus fuit solicitus de collectis faciendis. Item videmus multos iustos sibi in futurum necessaria procurare, et reservare. Responsio : secundum glossam : Non labor et providentia damnatur, sed solicitudo mentem suffocans. Aliqui GLFXQWDOLWHUTXRGOLFHWUHVHUYDUHQHFHVVDULXPVHGQRQVXSHUÁXXP$OLTXLTXRGOLFHWXVTXHDGDQQXP sed non ultra, quia quolibet anno metimus necessaria. 75. Ibid., p. 175 : Ecce nos reliquimus omnia. Sed quomodo omnia reliquit, qui non omnia, immo valde pauca habuit ? Responsio : omnia reliquit qui nihil sibi retinuit, omnia reliquit qui voluntatem habendi dimisit, quae est capax omnium volitorum. Nemo enim omnia habere potest, velle autem potest, quia voluntas est etiam impossibilium. Bernardus : Plus mundi concupiscentia quam substantia nocet. 76. Ibid, p. 173b : Hic tertio agit de perfectione paupertatis, quam laudat in comparatione ad observantiam mandatorum ; Ibid., p. 88b : Queritur hic quia expresse prohibuit possessionem temporalium. Responsio : sic oportebat in primitiva ecclesia>«@Et hoc competit adhuc Apostolicis viris, successoribus apostolorum.
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en considérant que le discours sur la montagne s’adressait seulement aux disciples et en la reliant à l’abandon des biens grâce auquel le royaume des cieux est dû aux pauperes Christi77. Cette pauvreté est, en elle-même, une forme de martyre78. Le commentaire de l’envoi des disciples en mission est exemplaire de la démarche de Nicolas : On demande ici pourquoi il a expressément interdit la possession de biens temporels. Réponse : Il convenait que ce soit ainsi dans l’Église primitive, pour montrer que tout était gouverné par l’économie divine, pour montrer la force de la foi contre les erreurs des hommes qui croyaient que le monde était régi par le cours des astres ou par la fortune. Et cette interdiction s’applique encore de nos jours aux hommes apostoliques, successeurs des apôtres. Certains cependant voudraient succéder au pouvoir, non à la pauvreté. Mais c’est à la pauvreté, et pas au pouvoir qu’est promis le Royaume79.
La pauvreté demeure bien ici une valeur centrale : c’est même elle qui justiÀHOHSRXYRLUGDQVO·eJOLVH1LFRODVGH*RUUDQUpSRQGDLQVLjO·DUJXPHQWVHORQ lequel, depuis la “donation de Constantin”, la possession des biens temporels est autorisée, contrairement à l’époque de l’Église primitive. Pour cela, il en vient à distinguer deux catégories de chrétiens : ceux pour lesquels s’applique l’interdiction et ceux qui y échappent. Mais, à la différence des distinctions parfaits/ imparfaits de l’exégèse franciscaine, la coupure n’est pas entre les mendiants (ou seulement les mineurs) et les autres, mais entre les clercs (particulièrement les prélats désignés par l’expression de « successeurs des apôtres ») et les laïcs. Plusieurs autres passages du commentaire de cette péricope dénoncent le luxe des prélats qui prétextent de la défense de leur honneur pour se couvrir d’habits luxueux80 ou qui, loin de s’interdire le bâton, se déplacent à cheval81. Sans appeler les prélats à une pauvreté radicale, il utilise le texte biblique pour dénoncer leurs excès. Parallèlement, Nicolas n’exclut pas la possibilité pour les laïcs d’appliquer ces conseils évangéliques : 'HPrPHRQGHPDQGHVLOHVDXWUHVFKUpWLHQV>TXHOHVVXFFHVVHXUVGHVDS{WUHV@VRQW tenus à la même pauvreté ou au même mépris (abiectio) des choses temporelles. Réponse : c’est un conseil et non un précepte. Mais assurément si un roi donnait un conseil sage et utile, personne n’oserait le lui renvoyer à la face. Combien plus
77. Ibid., p. 30-32. 78. Ibid., p. 34b : Voluntaria enim paupertas est quoddam genus martyrii. 79. Ibid., p. 88b : Queritur hic quia expresse prohibuit possessionem temporalium. Responsio : sic oportebat in primitiva ecclesia, ut ostenderetur omnia gubernari divina dispensatione, ut ostenderetur virtus ÀGHLFRQWUD errores hominum, qui cursu siderum vel fortuna credebant omnia agi. Et hoc competit adhuc Apostolicis viris, successoribus apostolorum. Quidam tamen sunt qui potestati volunt succedere non paupertati, cum tamen non potestati sed paupertati promittatur regnum. 80. Ibid., p. 89a : Sed si propter timorem, multo minus propter ostentationem. Sed multi excusant se pro servanda honestate, cum eam pretiositas vestium non ampliet sed minuat. Est enim vestis eo nimirum honestior quo abiectior. 81. ID. : Item si prohibet virgam, quid de equis et equorum famulis ?
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celui qu’a donné l’ange du grand conseil évoqué en Proverbes 8 : « Moi la sagesse j’habite dans les conseils »82.
Tout en reprenant la distinction entre conseils et préceptes, qui permet de distinguer deux catégories de chrétiens, Nicolas de Gorran appelle les laïcs à l’application des conseils évangéliques. Toutefois il introduit pour cela des QXDQFHVGDQVVHVIRUPXODWLRQVHQSURSRVDQWXQHGpÀQLWLRQGHODSDXYUHWpFRPPH abiectio rerum temporalium, là où son commentaire parlait parfois d’abdicatio rerum temporalium. Il passe d’une pauvreté per effectum à une pauvreté per affectum. Cela s’écarte aussi de sa compréhension d’ensemble du texte où, en reprenant les divisiones de Jean de La Rochelle, il maintenait l’interprétation de la péricope comme une interdiction qui s’étend même au nécessaire. Ainsi le commentaire de Nicolas de Gorran sur Matthieu est-il caractérisé par un triple enjeu : celui de fonder l’exigence d’une pauvreté rigoureuse qui s’appuie sur des sources à la fois franciscaines et cisterciennes ; celui de s’adresser parWLFXOLqUHPHQW DX[ SUpODWV FHOXL HQÀQ G·LQWpJUHU OHV ODwFV 3DU FRQVpTXHQW LO VH démarque de sa source principale qu’est Jean de La Rochelle en renonçant à lire dans l’Évangile un message adressé principalement aux mendiants. Il s’écarte aussi de la distinction entre perfection et imperfection : même s’il distingue plusieurs catégories de chrétiens, cette coupure n’a ni le même sens, ni le même contenu que dans les commentaires franciscains. Elle sert ici à légitimer une différence de statuts entre clercs et laïcs sans qu’il y ait de solution de continuité spirituelle. 2.2.2. Le commentaire de Nicolas de Gorran sur Luc À la différence du commentaire sur Matthieu, celui de Nicolas de Gorran sur Luc est à la fois moins dépendant de ses prédécesseurs et surtout plus directement impliqué dans la polémique avec les séculiers. En effet, sur plusieurs passages clés, il introduit des questions, traitées comme des questions disputées, relatives au statut des mendiants. Ainsi sur Lc 18, 22, il part d’un constat : « Il semble donc jSDUWLUGHFHOD>/F@TXHUHQRQFHUjWRXWRXWRXWDEDQGRQQHUVRLWOHSURSUH de la perfection évangélique83 ». Puis il annonce trois arguments contraires : tout abandonner conduit à l’indigence (inopiam) qui elle-même conduit au péché ; le Christ avait une bourse, donc cela est permis ; la vertu réside dans la juste mesure : ni tout conserver, ni tout abandonner. Les deux premiers arguments sont énoncés dès le début de la polémique. Le troisième, qui témoigne d’une pénétration plus profonde de la pensée d’Aristote, est déjà présent dans le Manus de Thomas d’York en 1256. Nicolas de Gorran apporte ensuite une réponse en trois
82. Ibid., p. 89 : Item queritur si alii Christiani ad eandem paupertatem vel temporalium rerum abiectionem obligantur. Responsio : consilium est non preceptum, sed certe si non auderet aliquis utile et sanum consilium regis, in facie eius repellere, quanto magis id quod dedit magni consilii angelus, Prov. 8 Ego sapientia habito in consiliis. 83. Ibid., p. 728b : Item ex hoc videtur quod abrenunciare omnibus, sive relinquere omnia, sit perfectionis Evangelicae.
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temps fondée sur la nature, les Écritures, et les exemples des saints. Il répond ensuite aux arguments contraires en distinguant la pauvreté volontaire de l’involontaire, en acceptant la possibilité d’avoir une bourse « pour l’usage nécessaire de la communauté » (ad usum necessarium collegii), puis en plaçant une vertu exceptionnelle à côté de l’habituelle84. L’exégèse intègre ainsi la polémique pour défendre le modèle dominicain. De même, sur Lc 9, 3, il répond à l’accusation classiquement utilisée contre les mendiants : « Mais il reste encore une question : SRXUTXRL>-pVXV@IDLVDLWLOOXLPrPHSRUWHUGHO·DUJHQWDORUVTX·LOO·LQWHUGLWjVHV disciples ? »85. Il y répond en distinguant possession personnelle et possession
84. Ibid., p. 728b : Item ex hoc videtur quod abrenunciare omnibus, sive relinquere omnia, sit perfectionis Evangelicae. Contra : Relinquere omnia inducit inopiam ; inopia vero peccatum, quia per inopiam multi peccaverunt, Eccle. 27. Item Christus /p. 729a/ loculos habuit, Iohan. 12. Ergo si eius actio nostra est instructio, licet loculos habere, non omnia relinquere. Item virtus consistit in medio, sed omnia omnino relinquere est ad extremum declinare, sicut omnia semper retinere. Sed aliqua retinere, et aliqua dare videtur medium, ergo omnia relinquere est potius vitii quam virtutis. Ad hoc dicendum quod relinquere propter Christum Iesum perfectionis est christiane, hoc enim persuadet natura, scriptura et gratia, id est documenta naturalia, testimonia credibilia, exempla mirabilia. Primo ergo persuadent hoc documenta nature, scilicet rationalis, sensibilis et vegetabilis. Documenta inquam primo nature rationalis in nuditate orientis, in nuditate morientis. Hoc documentum allegat Apostolus, 1 Tim. 6 : Nihil intulimus in hunc mundum haud dubium, quia nec auferre quicquam possimus, habentes ergo alimenta et quibis regamur, hiis contenti sumus. Sic enim medium non exit ab extremis. 6HFXQGRQDWXUHVHQVLELOLVVLQH'RPLQLRHWSURSULHWDWHWHPSRUDOLXPVXIÀFLHQWHUYLYHQWLV+RFGRFXmentum allegat Dominus, supra 12 : Considerate corvos, quia non seminant neque metunt, et Dominus pascit illos quanto magis vos pluris estis illis. 7HUWLR QDWXUH YHJHWDELOLV VLQH VROOLFLWXGLQH HW FRQJUHJDWLRQH FUHVFHQWLV HW IUXFWLÀFDQWLV KRF DOOHJDW Dominus, supra 12 : Considerate lilia agri quomodo crescunt non laborant neque nent. Et post : Si autem fenum quod hodie est et cras in clibanum mittitur, Deus sic vestit. Item hoc persuadent testimonia credibilia et prophetica et evangelica et apostolica. Primo ergo hoc SHUVXDGHWVFULSWXUDSURSKHWLFDSDXSHUWDWHPFRPPHQGDQV3V4XRQLDPQRQLQÀQHPREOLYLRHUWL pauperum. Et alibi, Ps. 72 : Ecce ipsi peccatores et abundantes in seculo obtinuerunt divitias. Secundo scriptura evangelica paupertatem consulens, Mt. 19 : Si vis perfectus esse, vade et vende etc. Supra 14 : Nisi quis renunciaverit omnibus que possidet, non potest meus esse discipulus. Tertio scriptura apostolica ad paupertatem monens. 2 Cor. 8 : Christus Iesus pro nobis egenus factus est etc. Et post : In hoc consilium do, scilicet ut eius paupertatem imitemini. Iacob. 2 : Nonne Deus elegit pauperes ? Iac. 5. Hoc persuadent exempla mirabilia. Primo Iesu Christi paupertatem voluntariam assumentis, supra 9 : 9XOSHVIRYHDVKDEHQWHWYROXFUHVFHOLQLGRVÀOLXVDXWHPKRPLQLVQRQKDEHWXELFDSXWVXXPUHFOLQHW Secundo coetus Apostolici Chritum Iesum in paupertate sequentis, Mt. 19 : Ecce nos reliquimus omnia. 7HUWLR ÀGHOLV SRSXOL SULPLWLYD HFFOHVLD YLYHQWLV $FW 0XOWLWXGLQLV FUHGHQWLXP HUDW FRU XQXP HW anima una. Ad primum dicendum quod procedit de inopia involuntaria, nos vero de voluntaria loquimur. Ad alia dicendum quod habere loculos ad usum necessarium collegii in nullo minuit paupertatem, sed habere DG SURSULHWDWHP HW VXSHUÁXLWDWHP PLQXHUHW $G XOWLPXP GLFHQGXP TXRG YLUWXV FRQVLVWLW LQ PHGLR verum est generaliter, et in necessariis, sed non quantum ad ea que supererogationis sunt, ut est votum castitatis, paupertatis et huiusmodi 85. Ibid., p. 617 : Sed adhuc restat questio, quare faciebat ipse pecuniam portari, cum hic prohiberet discipulis suis ?
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collective, ce qui s’applique aux dominicains mais non aux franciscains86. Alors TXH GDQV OH FRPPHQWDLUH GH 0DWWKLHX O·LQÁXHQFH GH O·LGpRORJLH GRPLQLFDLQH apparaissait notamment en ce qu’il se distinguait de sa source franciscaine, dans celui sur Luc, l’exégèse biblique assume plus clairement une fonction polémique. Les commentaires de Nicolas de Gorran et Bonaventure marquent donc une rupture dans l’exégèse des Évangiles au XIIIe siècle. L’un comme l’autre permettent de voir la pénétration progressive des polémiques au sein du commentaire biblique. Dans le cas de Nicolas de Gorran, l’évolution est visible entre le commentaire sur Matthieu et celui sur Luc ; dans le cas de Bonaventure, c’est le fait de disposer de deux versions de son commentaire qui permet de constater que, parmi les nombreux ajouts de la seconde version, se trouvent bien des textes qui à la fois confortent les mineurs dans leurs choix et répondent aux polémiques. &HVGHX[FRPPHQWDLUHVPRQWUHQWDXVVLTXHO·LQÁXHQFHFLVWHUFLHQQHGHPHXUHSUpJQDQWH(QÀQPDOJUpFHVSRLQWVFRPPXQVLOVFRUUHVSRQGHQWELHQjGHX[YRLHV différentes, l’une dominicaine, l’autre franciscaine. Nicolas de Gorran, tout en utilisant abondamment le commentaire de Jean de La Rochelle, en efface les DVSHFWVOHVSOXVSURFKHVGHVYDOHXUVVSpFLÀTXHPHQWIUDQFLVFDLQHVSRXUDFFRUGHU à la prédication et aux laïcs une place plus grande. Au contraire Bonaventure bâtit une exégèse soucieuse de défendre la conception franciscaine de la pauvreté, en construisant l’idée d’un Christ mendiant. Il est ainsi conduit à distinguer nettement deux voies : celle des parfaits et celle du commun. Cet écart entre commentaires franciscains et dominicains se poursuit et s’approfondit dans les décennies suivantes.
3. LES COMMENTAIRES DOMINICAINS ENTRE LES PRÉLATS ET LES LAÏCS En dehors du commentaire de Nicolas de Gorran, quatre autres commentaires dominicains sur Matthieu, et un sur Luc, ont été produits entre la deuxième moitié des années 1250 et le début des années 1270. Ce sont les œuvres de Guillaume d’Alton, de Pierre de Scala, d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin. Ces quatre auteurs montrent la mise en place d’une tradition dominicaine dans le commentaire biblique. Les emprunts des uns aux autres sont rares ou inexistants. Pourtant une perspective commune se déploie dans ces commentaires : l’attention aux laïcs et le rapprochement avec les prélats, conduisent à nuancer la place accordée à la SDXYUHWpPrPHVLOHVLQÁXHQFHVFLVWHUFLHQQHVSHUGXUHQW
86. ID. : Ad hoc dicendum quod hoc fecit ut daret et formam posteris quod ob sustentationem unius totius collegii, licite potest possideri pecunia in communi, non tamen ad sustentationem unius vel duarum personnarum. Nec portari debet nisi immineret evidens necessitas, ergo faciebat portari loculos propter collegium suum non propter duos vel tres tantum.
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3.1. Guillaume d’Alton et le retour vers une exégèse plus traditionnelle Le commentaire sur Matthieu attribué à Guillaume d’Alton se tient à l’écart de toute polémique et revient à des positions exégétiques souvent proches de celles de la Glose87. La place accordée à la pauvreté y est singulièrement réduite : sur Mt 19, alors même qu’il s’inspire largement de la divisio textus de Jean de La Rochelle, il supprime, à deux exceptions près, toutes les occurrences du mot pauvreté, remplaçant la « perfection de la pauvreté » par la « perfection des mérites88 ». À propos de l’envoi des disciples en mission, il explique, comme le PDvWUHIUDQFLVFDLQTXH-pVXV©LQWHUGLWGHSRUWHURXG·DYRLUFHTXLHVWVXSHUÁXHW ce qui est nécessaire89 », mais recourt à l’argument des deux missions pour laisser entendre qu’il s’agit d’un temps révolu90. De même répond-il à l’interdiction de la sollicitude en la distinguant de la prévoyance91, ce qui le conduit à lire dans cette SpULFRSHODVHXOHLQWHUGLFWLRQGXVXSHUÁXHWGHVcuriosa92. En revanche, son exégèse permet ainsi d’intégrer les laïcs. Pour suivre le &KULVWLOQ·HVWSDVQpFHVVDLUHG·DEDQGRQQHUOHVULFKHVVHVLOVXIÀWGHOHVPpSULVHU93. De même, la pauvreté en esprit est susceptible de prendre trois formes différentes : l’attitude craintive, l’humilité et l’abandon volontaire des biens temporels94 – ce qui inclut à la fois les religieux et les laïcs. Le commentaire de Guillaume d’Alton s’écarte donc nettement de celui de Jean de La Rochelle, ce qui pourrait manifester une prise de distance par rapport à une exégèse jugée trop franciscaine. Toutefois, il ne porte pas davantage la PDUTXHG·pOpPHQWVVSpFLÀTXHPHQWGRPLQLFDLQVeWDQWGRQQpTXHVRQDWWULEXWLRQ à Guillaume d’Alton n’est pas totalement assurée, il n’est pas inenvisageable que ce commentaire soit l’œuvre d’un séculier. L’interprétation des deux missions comme si la première mission était révolue pourrait aller dans ce sens. Néanmoins une autre hypothèse doit être envisagée : par rapport à ceux de ses contemporains, son commentaire est beaucoup plus court. Après la divisio, le traitement du texte lui-même est très bref et les questions ne sont pas développées, ce 87. Pour une étude approfondie de l’exégèse de Guillaume d’Alton : T. BELLAMAH, The Biblical Interpretation of William of Alton, Oxford / New York, 2011. 88. Tours BM 121, f. 59-60 ; par exemple, f. 59r : Hic ostenditur sapientia Christi ex responsione ad TXHVWLRQHPGHVXIÀFLHQWLDPHULWRUXP3ULPRHUJRGRFHWPHULWRUXPVXIÀFLHQWLDVHFXQGRTXLDGHLVWD VXIÀFLHQWLDTXHUHQVGLFLWVHKDEHUHHDPDGGLWGRPLQXVGRFHQVPHULWRUXPSHUIHFWLRQHP>0W@ Dicit ei adolescens. 89. Tours BM 121, f.32va : ,QSULPDSDUWHSULPRSURKLEHWSRUWDUHYHOKDEHUHVXSHUÁXDHWQHFHVVDULD. 90. Ibid., f. 32va : Contra Lucas dicit : Qui habet sacculum tollat et peram etc. Responsio : quod dicitur hic refertur ad primam missionem, quando habebant presentiam domini, quod in Luca ad secundam, et tunc permissum est eis habere peram. 91. Ibid., f. 22vb : Responsio secundum glossam : Non providentiam vel laborem, set sollicitudinem. 92. Ibid., f. 22vb. 93. Ibid., f. 59vb : Sequere me. ,HURQLPXVQRQVXIÀFLWDGSHUIHFWLRQHPQLVLSRVWFRQWHPSWDVGLYLWLDVVDOvatorem quis sequatur, id est relictis malis faciat bona. 94. Ibid., f. 16ra : 3DXSHUWDVVSLULWXDOLVXQRPRGRGLFLWXUWLPRUDWLRVDQFWDTXDVSLULWXVGHVHGLIÀGLWHW WLPLGXVHIÀFLWXU>«@ ; alio modo dicitur paupertas spiritualis virtus humilitatis que spiritum extenuat >«@ ; tertio modo dicitur paupertas spiritu abiectio temporalium pro Christo voluntaria et amata>«@
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qui évoque un commentaire cursif. Dès lors on pourrait penser que la “prudence” du commentaire serait surtout due au fait qu’il s’agit d’un texte nécessairement bref et pas rédigé par un maître doté d’une incontestable autorité. D’où une prise de distance par rapport à des positions qui s’apparenteraient à une prise de position claire.
3.2. Pierre de Scala : idéologie dominicaine et ouverture aux laïcs Le commentaire de Pierre de Scala sur Matthieu se place idéologiquement entre celui de Nicolas de Gorran et celui de Guillaume d’Alton. Avec le premier, LOSDUWDJHOHVRXFLG·DIÀUPHUXQPRGqOHGHSDXYUHWpYRORQWDLUHTXLVHGLVWLQJXHGH la pauvreté franciscaine ; comme le second, il évite la perspective apologétique et s’efforce de rendre accessibles aux laïcs les conseils évangéliques. Dans son approche des passages sur la pauvreté, Pierre de Scala est – bien plus encore que Nicolas de Gorran – distant des interprétations de Jean de La Rochelle. En aucun cas, son commentaire ne présente une nette exaltation de la SDXYUHWp&·HVWpYLGHQWjSURSRVGHODFRQÀDQFHGDQVOD3URYLGHQFHGDQVODTXHOOH LOQHOLWTX·XQHFRQGDPQDWLRQGXVXSHUÁX95HWLODIÀUPHTXHODVROOLFLWXGHSRXUOHV affaires temporelles est permise96. Ce souci doit simplement être limité à un an, le temps de la culture des céréales97. De même, le commentaire de Mt 10, 8-10 met davantage l’accent sur le rejet de la cupidité que sur l’exigence de pauvreté98 et retire comme leçon que les prédicateurs doivent éviter la simonie, la multiplicité des bagages, la cupidité, la recherche alimentaire (victus curiositas OHVXSHUÁX vestimentaire (YHVWLXP VXSHUÁXLWDV), la sévérité, le choix des personnes, la fréquentation des mauvais, et l’instabilité99. Il n’est pas question de l’abandon des 95. BnF lat. 15594, f. 66rb : 3ULPR SURKLEHW LQRUGLQDWXP ÀQHP UHVSHFWX VXSHUÁXL VHFXQGR UHVSHFWX necessarii : Ideo dico vobis>«@IUDEQuid manducetis. In quo reprehendit gulosos quantum ad victum >«@ Nec corpori vestro quid induamini, in quo curiosos tangit quantum ad vestitum >«@ Quid bibemus, in quo tangit ebriosos. 96. Ibid. f. 69ra : Contra : Iosue 26> -V@estote solliciti. Responsio : Sollitudo est quedam spiritualis, et hec precipitur : Ephe 3 > (S@Solliciti servare unitatem spiritus. Item est sollicitudo providencie temporalis sub Deo et hec permittitur : Lucas 10>/F@Martha, Martha sollicita etc. Item est sollicitudo cure pastoralis, et hec approbatur : Ro 12>5P@Qui preest sollicitudine. Item est sollicitudo obediencie, et hoc commendatur : Iosue 29> -V@Estote solliciti ut custodiatis cuncta que scripta sunt in volumine legis huius. Item sollicitudo curiositatis et anxietatis, et de hac intellegit hic, que prohibetur quinque de causis>«@ 97. Ibid., f. 68ra : Nolite ergo solliciti esse in crastinum. Glossa Ieronimi : id est in futurum ; de presentibus concedit. Hoc dicit quia ultra annum in quo semel metimus et mendimiamus non debemus anxiari. 98. Ibid., f. 94va : Nolite possidere, id est in voluntate vestra non sit cupiditas possidendi. 99. Ibid., f. 95va : 1RWDPRUDOLWHUVXSHULOOXG*UDWLVDFFHSLVWLVHWFTXLDDEKLLVTXLKDEHQWRIÀFLXPSUHdicandi removentur hic ista : primo venditio sive simoniaca pravitas, Act. 8 : Peccunia tua tecum sit in perditione etc. Secundo sarcinarum multiplicitas, unde Nolite possidere aurum etc. Tertio habendi FXSLGLWDVLELQHFSHFXQLDPHWF4XDUWRYLFWXVFXULRVLWDVLELQHFSHUDP4XLQWRYHVWLXPVXSHUÁXLWDV nec duas tunicas etc. Sexto corrigendi severitas : neque virgam etc. Septimo personarum eligibilitas ibi in quacumque etc. Octavo malorum comitabilitas interrogate quia in ea dignus etc. Nono instabilitas, ibi : manete, decimo inhonestas ibi : intrantes autem domum etc.
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biens. Il en est de même à propos de Mt 19 où Pierre de Scala privilégie le terme d’abrenunciatio à celui d’abdicatio en s’appuyant sur Lc 14, 33 – verset sur lequel était traditionnellement fondée la distinction entre renoncement et abandon100. Néanmoins, le commentateur dominicain défend une conception de la pauvreté volontaire largement inspirée par les idées cisterciennes et donc empreinte d’austérité. Son interprétation de la pauvreté en esprit comprend trois aspects qui ne sont pas distincts : une profonde humiliation de soi-même, le rejet des biens temporels (temporalium abdicatio), un parfait renoncement à soi101. Ces pauperes spiritu achètent le Royaume des cieux en abandonnant leurs biens, ce qui leur vaut un pouvoir judiciaire102/·LQÁXHQFHFLVWHUFLHQQHHVWHQVXLWHUHQGXHH[SOLFLWH par deux citations célèbres de Bernard : l’une dans laquelle il fait l’éloge de la pauvreté qui permet de voler vers le ciel, l’autre dans laquelle il dénonce ceux qui voudraient être pauvres sans jamais connaître le manque103. Plus loin, Pierre cite aussi la phrase qui explique que la même récompense est promise aux martyrs et aux pauvres en esprit, parce que la pauvreté est une forme de martyre104. Ce commentaire permet donc de retrouver l’essentiel de l’interprétation de la pauvreté volontaire propre à Bernard de Clairvaux : elle associe Mt 5, 3 et Mt 19 et HOOHLQFOXWXQHIRUPHG·LQGLJHQFHPDWpULHOOHGDQVODGpÀQLWLRQGHODSDXYUHWpHQ esprit, sans exiger le renoncement à une propriété collective. C’est pourquoi, pour développer la question de l’abandon des biens, il se réfère à Jérôme qui parle du contemptus plutôt que de l’abdicatio, et il cite indirectement 2 Co 6, 10 – deux références conformes au modèle monastique105. Par ailleurs, dans le commentaire
100. Ibid., f. 178. 101. Ibid., f. 43rb : Beati pauperes spiritu. Signanter dicit spiritu, quia hec voluntaria paupertas consistit in tribus : in vera sui humiliatione ; Glossa Bede : pauper spiritu est humilis corde. Secundo in temporalium abdicatione, unde Glossa : Pauperes spiritu sunt qui nichil possident et omnia habent. Ieronimus : Fides et devotio paupertatis bonos facit, ut contemptis omnibus Deo vivant. Tertio in perfecta sui abnegatione ; Chrisostomus : Spiritu addit quia multi humiles, a neccessitate coacti, sed eos TXLVHLSVRVH[GLOHFWLRQHKXPLOLDQWHWFRQVWULQJXQWEHDWLÀFDW. 102. ID. : Talibus pauperibus tria promittuntur : gloria quantum ad primum, celestis patria quantum ad secundum, paupertas iudiciaria quantum ad tertium. Unde bene subditur : quoniam ipsorum est regnum celorum, titulo emptionis : infra 19 >0W @ Omnis qui reliquerit domum etc. Iac 2 >-F@heredes regni (V@Pauperes homines in sancto Israel exultabunt. 103. ID. : Bernardus>sermo 4 in adventu domini, opera vol. 4, p. 185] : Magna est /f. 43va/ penna paupertatis qua tam cito volatur in celum. Nam in aliis beatitudinibus promissio futuro tempore indicatur, in hac autem non tam promittitur regnum celorum quam datur. Item Bernardus>idem] : Videmus aliquos pauperes qui volunt esse pauperes eo pacto quod nil ei desit, et sic diligunt paupertatem ut nullam patiantur inopiam. 104. Ibid., f. 45va : Item super illud : Beati qui persecutionem etc. quoniam ipsorum est regnum celorum, querit Bernardus quid est quod eadem promissio facta est pauperibus et martiribus. Responsio : eius genus martirii voluntaria paupertas est. 105. Ibid., f. 43rb : Secundo in temporalium abdicatione, unde Glossa : Pauperes spiritu sunt qui nichil possident et omnia habent. Ieronimus : Fides et devotio paupertatis bonos facit, ut contemptis omnibus Deo vivant.
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sur Mt 10, 9-10, il évoque la permission d’avoir de l’argent pour une communauté (collegium), ce qui renvoie sans doute à l’ordre dominicain106. En glissant ainsi de la problématique de l’abandon des biens à celle du renoncement, Pierre de Scala rend en même temps son interprétation applicable par les laïcs, même pour les exigences de Mt 19. Sur cette péricope, il n’évoque jamais la distinction des préceptes et des conseils et, s’il parle de la perfection, ce n’est pas pour en faire la prérogative d’un petit groupe. Dans la partie « morale » de son commentaire, il distingue sept façons de suivre le Christ (la constance dans la foi, la vraie pénitence, la pureté de l’esprit, l’obéissance aux préceptes, l’amour, l’abandon des biens, la patience dans les tribulations107) qui permettent à tous GHV·pOHYHUMXVTX·jFHWWHH[LJHQFHPrPHV·LOUpWDEOLWjODÀQXQHKLpUDUFKLHHQ DIÀUPDQWTXHSDUPLFHX[TXLVXLYHQWFHWWHYRLHOHVERQVODwFVPDUFKHQWOHVERQV clercs courent et les bons religieux volent. Le commentaire de Pierre de Scala apparaît donc comme révélateur de la tension qui peut habiter certains commentateurs dominicains, pris entre deux DXGLWRLUHV/DYRORQWpGHV·DGUHVVHUjOHXUVIUqUHVOHVFRQGXLWjGpÀQLUXQPRGqOH de pauvreté volontaire, empli d’exigences ascétiques et inspiré par Bernard de Clairvaux. Mais, d’autre part, la volonté de préparer à la prédication aux laïcs les conduit à appliquer à ceux-ci l’ensemble des textes évangéliques et à rejeter la distinction entre préceptes et conseils ainsi qu’entre différentes catégories de chrétiens. Pierre de Scala est confronté à ces deux exigences, et tend tantôt vers l’une, tantôt vers l’autre.
3.3. Albert le Grand entre mendiants et prélats Albert le Grand a probablement rédigé son commentaire sur Matthieu au retour de son séjour à Rome, lors duquel il avait notamment eu l’occasion de défendre la légitimité des ordres mendiants. Il est donc parfaitement informé de ces questions au moment de cette rédaction, comme il le montre explicitement sur Mt 10, 9 : « Cela va largement à l’encontre des croyances de ceux qui rejettent et condamnent la mendicité de la part des prêcheurs108 ». Il fait donc peu de doutes qu’Albert ait voulu contribuer à une apologie dominicaine. Toutefois, sa démarche n’est pas comparable à celle de Jean de La Rochelle ou de Bonaventure : au lieu de FRQVWUXLUHXQPRGqOHVSpFLÀTXHDX[PHQGLDQWVTXLVHUDLWFRQoXFRPPHO·DSSOL106. Ibid., f. 97ra : Item super illud nec peccuniam. Contra Dominus faciebat portari, ergo faciebat contrarium. Responsio : alia est ratio sustentandi collegii, alia unius persone aut duarum. 107. Ibid., f. 41va : Item super illud secuti sunt eum, nota quod septem modis sequimur Christum. Primo per ÀGHLFRQVWDQFLDP,R>-Q@Qui sequitur me. Secundo per veram penitentiam ; Mt. 16 >0W 24] : Tollat crucem suam. Tertio per mentis mundiciam ; Apoc. 14>$S@Sequuntur agnum etc. Quarto per mandatorum obedienciam ; Iob 23>-E@Vestigia eius secutus est pes meus. Quinto per dilectionem ; Phi. 3>3K@Sequor si quomodo comprehendam. Sexto per temporalium abdicationem, ut hic. Septimo per tribulationum toleranciam ; 1 Pe 2>3@ut sequamini. 108. In Mt., éd. B. SCHMIDT, p. 325 : Hoc multum est contra dogma eorum qui in predicatoribus mendicitatem expugnant et condemnant.
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cation exemplaire et parfaite des paroles évangéliques par un groupe restreint constituant une élite au sein de l’Église, il défend une interprétation de la pauvreté évangélique qui puisse être appliquée par le plus grand nombre des clercs, notamment par les prélats. C’est sensible à propos de l’envoi des disciples en mission. De ce discours, il propose en effet, comme les séculiers, une lecture “historique” : les prescriptions de Jésus correspondent aux exigences de cette première mission, à laquelle les disciples devaient se consacrer entièrement et qui s’adressait à des juifs qui avaient pour devoir de les accueillir109. Ce temps est désormais révolu110. Par conséquent, Albert retient de ce texte évangélique un appel à se contenter du nécessaire en UHMHWDQWOHVXSHUÁX111. La détermination de l’un et de l’autre dépend d’un jugement qui doit tenir compte à la fois des conditions naturelles et culturelles. Il précise en outre qu’il « est interdit aux docteurs de la religion chrétienne de posséder de l’or, mais il leur est permis ou concédé d’en avoir pour l’utiliser (ad usum) »112. Dans le commentaire sur Luc, il recourt à l’argument de la bourse de Judas pour expliquer que toute possession n’est pas interdite113. Ce commentaire se trouve donc, sur la question de la pauvreté, plus proche des idées des séculiers que de celles des franciscains. L’exégèse de Mt 19 va dans le même sens. Il distingue certes un regimen perfectorum différent de celui des autres114, mais le fonde davantage sur un comportement moral que sur l’abandon total des biens115, thème sur lequel il passe rapidement, en utilisant très peu le mot de “pauvreté”. Dans le commentaire sur Luc, il évoque le mise en commun des biens et insiste sur le devoir de l’aumône, 109. Voir sur Lc 9 : éd. A. BORGNET, vol. 22, p. 607 et 608 ; sur Lc 10, vol. 23, p. 17b : Hoc autem maxime verum est, quando primitivi erant Predicatores, quando doctrina christiana erat nova, quando maximae perfectionis exempla et ante hoc tempus invisa oportuit ostendere eos qui nova praedicaEDQW3UDHFLSXHWDPHQLVWDYHUDVXQWTXDQGRDGÀOLRV,VUDHOPLWWHEDQWXUTXLEXVSUDHFHSWXPIXLWGH peregrinis suscipiendis : et maxime de his, qui more prophatarum studebant ad docendum populum viam salutis : quia illi decimam quamdam apud se habebant repositam, quae talibus peregrinis et advenis pauperibus debebatur : et hoc etiam a Iudaeis observabatur, quamdiu non fuit odiosa doctrina Christi. Et hoc fuit in prima missione Apostolorum, et in prima missione inferioris ordinis discipulorum de qua Dominus hic loquitur : et ideo istis postea conditionibus et qualitatibus temporum et personarum et locorum non existentibus, Apostoli et discipuli ad ista non tenebantur : sicut superius et in Matth. 10, 9-10, notum est a nobis. 110. éd. B. SCHMIDTS>«@sed potius, sicut dicit Chrysostomus, cum primos predicatores mitteret, propter instantiam praedicationis, non poterant cogitare de futuris abundantiis, nisi retraherentur ab instantia praedicationis ; et cum in primis oportuerit instantissime praedicare et non retrahi, ideo futurorum interdixit illas sollicitudinem. Cum autem instantia talis postea orbe converso neccessaria non fuerit, posteri ad talia non obligantur. 111. Ibid., p. 324 : $GKXFDGPXQGLFRQFXSLVFLELOLDGXSOLFLWHURUGLQDWVFLOLFHWVHFXQGXPVXSHUÁXLDEGLFDtionem, et secundum usus necessitatem. 112. Albert le Grand, In Mt., éd. B. SCHMIDT, p. 324 : Et ideo posssidere dicit quietem in eo quod possidetur, secundum Trismegistum, et immobilitatem secundum iurisconsultum. Et hoc modo doctoribus religionis christianae interdicitur possidere aurum et permittitur vel conceditur habere ad usum. 113. In Lc., vol. 22, p. 608a. 114. In Mt. p. 494. 115. In Mt., p. 496.
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qui suppose d’avoir quelques biens, au moins en commun116. Il n’est pas surSUHQDQW DORUV TX·LO UHSUHQQH j SURSRV GH OD FRQÀDQFH GDQV OD 3URYLGHQFH OD distinction entre sollicitude et prévoyance117. Le Christ invite seulement à supprimer deux obstacles à la perfection : la sollicitude de l’abondance (sollicitudo abundantiae) et celle pour une longue durée (sollicitudo longi temporis)118. Cette formulation annonce une conception de la pauvreté comme remotio impedimentorum119. Les biens de ce monde sont des obstacles sur la voie de la perfection et la pauvreté n’est pas une valeur par elle-même, mais un moyen de lever ces impedimenta pour viser à la perfection. Cette approche est plus systématique dans le commentaire sur Luc. Elle est appliquée à l’exégèse de la vocation de Matthieu, où l’expression relictis omnibus est comprise en ce sens120. Elle est reprise pour comprendre la pauvreté des béatitudes121 et surtout le conseil donné au jeune homme riche122. Contrairement aux idées franciscaines, la pauvreté est davantage SUpVHQWpHFRPPHXQPR\HQTXHFRPPHXQHÀQRXXQHSHUIHFWLRQ Cette absence de radicalisation de la pauvreté permet de rapprocher mendiants HWSUpODWVFRPPHOHPRQWUHFHWWHUpÁH[LRQVXUOHWUDYDLO J’appelle universel le travail qui s’adresse au peuple de l’Église universelle, ou d’une cité, ou d’un diocèse, ou d’une paroisse. Ceux qui travaillent en s’adressant à de tels groupes peuvent recevoir d’eux, soit à titre de dû, comme le font les prélats, soit à titre d’aumône, comme pour les prédicateurs envoyés ou d’autres qui DFFRPSOLVVHQWDXSUqVGHFHVSRSXODWLRQVTXHOTXHRIÀFHGHO·eJOLVHPLOLWDQWH123.
Les prédicateurs envoyés, c’est-à-dire les prêcheurs qui vivent d’aumônes, se distinguent des prélats auxquels les biens sont dus, mais sont tout de même placés dans le même groupe qu’eux. La volonté d’intégrer dans son exégèse les clercs séculiers n’est pas étonnante de la part d’un auteur qui devient évêque de Ratisbonne en 1260, alors que son commentaire sur Matthieu se situe entre 1257 et 1264124. 116. In Lc., vol. 23, p. 518. 117. Voir notamment, In Mt., p. 235 ; et In Lc. vol. 23, p. 228. 118. In Mt. p. 235 : Nonne anima. Hic incipit inducere rationes ad probationem et persuassionem doctrinae inductae. Sunt autem duo, quae probat esse removenda tanquam impedimenta perfectionis, quorum unum est sollicitudo abundantiae, secundum autem est sollicitudo longi temporis. 119. In Mt. p. 231 : Postquam docuit dominus opera perfectionis et debitum modum circa opera, subiungit hic in tertia parte remotionem impedimentorum ab operibus perfectionis. 120. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 22, p. 385 : Depositio impedimenti est in hoc quod dicit : Relictis omnibus. Amor enim temporalium impedit a sequendo Christum. Mt 19, 27 : Ecce nos reliquimus omnia, et secuti sumus te. 121. Ibid., p. 411 : Beatitudinem autem commendans, ponit quadruplex beatitudinis meritum, et quadruplex beatitudinis praemium. Primum autem horum quatuor sumitur in abdicatione perfecta eorum quae beatitudinem impediunt, quae sunt bona fortunae. 122. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 23, p. 517 : Omnia quaecumque habes vende. Ecce remotio impedimenti perfectionis. 123. In Mt. p. 236 : 8QLYHUVDOHPYRFRTXLÀWFLUFDSRSXOXPXQLYHUVDOLVHFFOHVLDHYHOFLYLWDWLVYHOSURYLFLDH vel plebis alicuius. Et tunc illi qui circa tales laborant, possunt accipere ab illis aut per modum debiti sicut prelati aut per modum eleemosynae sicut predicatores missi aut alii aliquid circa tales militiae FKULVWLDQDHRIÀFLLH[HUFHQWHV 124. B. SCHMIDT, Prolegomena, p. XIII-XVI.
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Albert ne s’intéresse pas alors seulement à son ordre mais à l’ensemble de la vie de l’Église. C’est d’ailleurs toute la perspective de ses commentaires des Évangiles, comme le révèle sa divisio textus. Selon lui, les chapitres 9 à 25 de l’Évangile de Matthieu sont consacrés à l’Église, elle-même composée de deux parties tournées l’une vers l’autre : l’ordre des prélats et l’ordre commun125. Le premier est celui qui retient davantage l’attention : l’Évangile montre, aux chapitres 9 et 10, « la nécessité de leur institution, sa sincérité, et leur hiérarchie (ordo) fondée sur leurs fonctions »126. Le chapitre 11 rappelle qu’ils constituent la partie la plus noble du corps mystique du Christ127. Les chapitres 16 à 20 sont consacrés à la potestas des prélats128. Le commentaire sur Luc, probablement commencé quand Albert était déjà évêque, renforce cette tendance : les quatre premiers chapitres sont lus comme les fondements de l’ordre ecclésiastique, tandis qu’au chapitre 5 commence l’institution de la hiérarchie elle-même et de ses pouvoirs. Albert souligne cette caractéristique, selon lui, de l’Évangile de Luc : D’après tout cela, on constate que Luc, dans sa narration, ne suit pas l’ordre historique ; mais il apporte tous les éléments qui, d’une façon ou d’une autre, font approuver l’ordre ecclésiastique, si bien qu’il prouve qu’il est bien un taureau parmi les animaux de Dieu129.
$OEHUWV·DSSXLHVXUO·DVVLPLODWLRQGH/XFDXWDXUHDXSRXUMXVWLÀHUVRQLQWHUSUptation de l’Évangile comme une forme de traité scolastique sur les clercs. De même sa division de Matthieu était-elle inspirée par l’assimilation de cet Évangéliste au jeune homme, puisque les premiers chapitres étaient consacrés au visage et les DXWUHV DX FRUSV 0DLV VL OH PDvWUH GRPLQLFDLQ HQWHQG MXVWLÀHU O·H[LVWHQFH GH OD hiérarchie ecclésiastique à travers sa lecture des Évangiles, il voit aussi dans ces mêmes textes un modèle de comportement pour cette hiérarchie. C’est pourquoi les textes que nous avons étudiés s’apparentent souvent à un miroir pour les évêques 125. Albert le Grand, In Mt., éd. B. SCHMIDT, p.318 : Postquam produxit Matthaeus faciem Christi per generationem et regenerationem et vocationem generatorum et generantium ad faciem hominis, quae ratio YRFDWXULQGRFWULQDUDWLRQDELOLHWFRQÀUPDWLRQHGRFWULQDHFRQVHTXHQWHUDWWHQGHQVTXLDIDFLHVQRQ est completa sine membris, inducit hic corporis illius ordinationem cuius faciem ante descripsit, ut RPQHVRVWHQGDWRFFXUUHUHLQXQXPSHUIHFWXPKRPLQHP©LQPHQVXUDPDHWDWLVSOHQLWXGLQLV&KULVWLª Est autem ordo huius corporis cui facies illa imprimitur, duplex, et propter hoc sunt hic duae partes, quarum una est in ordine praelatorum et altera est in communi ordinatione corporis secundum dispositionem, qua praelati ordinantur ad subditos et e converso et secundum quod praelati ad praelatos et subditi ad subditos sub una humana et rationabili facie Christi degentes. 126. ID. : De praelatis autem in genere docet tria, scilicet institutionis eorum necessitatem et institutionis HRUXPVLQFHULWDWHPHWLQVWLWXWXWRUXPVHFXQGXPRIÀFLDRUGLQHP. 127. Ibid., p. 345 : Habita ordinatione praelatorum tanquam nobilium membrorum corporis mystici hic subiungit ordinem corporis mystici secundum se in comparatione ad status corporis et in comparatione membrorum ad se invicem. 128. Ibid., p. 451 : Ab hoc loco incipit agere de potestate, qua prelati ordinantur ad subditos. Et habet partes duas, in quarum prima est ipsius potestatis determinatio et collatio >«@ ; et in secunda determinatur usus. 129. Ibid., p. 354b : Ex omnis autem his scitur quod Lucas in historia non sequitur ordinem temporis, sed inducit omnia, secundum quem modum probant ecclesiasticum ordinem, ut se esse probet vitulum in Dei animalibus.
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ou pour les prédicateurs. Albert utilise lui-même d’ailleurs le terme de regimen prelatorum. Sa démarche est différente de celle d’Hugues de Saint-Cher dont il utilise la Postille. Nous avons vu que celle-ci n’hésitait pas à fournir des leçons SRQFWXHOOHV DX[ SUpGLFDWHXUV YRLUH DX[ SUpODWV$OEHUW PRGLÀH OD GpPDUFKH SDU trois aspects. D’abord, en introduisant ce type de considérations statutaires dans la divisio textus, il produit un discours structuré, ce qui constitue bien plus un miroir qu’une série de notations éparses. Ensuite, il traite bien plus souvent des prélats que ne le faisait la Postille. Et surtout, sa perspective par rapport à ceux-ci est très différente : alors que la Postille, notamment sur Luc, est souvent très sévère pour dénoncer les mauvais prélats, Albert le Grand ne présente pas de contre-modèles, il évoque seulement des normes positives, sans critiques de mauvais prélats. En revanche, il semble dénoncer plus fréquemment les mauvais prédicateurs que ne le faisait Hugues de Saint-Cher. Cet aspect renforce encore l’impression d’un commentaire tourné vers les prélats et ouvert aux idées des séculiers. Les commentaires d’Albert le Grand apparaissent donc comme des textes marqués par la volonté de fonder l’ensemble de l’Église – et pas seulement les ordres mendiants – sur l’Évangile. Par conséquent, il cherche à bâtir des interprétations susceptibles de recueillir un assez large consensus englobant les séculiers. À ceux-ci il reprend quelques thématiques caractéristiques comme la distinction des deux missions qui rend caduque la première, ou comme la bourse du Christ érigée en modèle de la propriété ecclésiastique. Il ajoute à cela le thème monastique (et dominicain) de la propriété collective, si bien que son commentaire peut rWUHOXFRPPHXQHMXVWLÀFDWLRQGHVELHQVG·eJOLVH&HIDLVDQW$OEHUWV·pFDUWHGHV positions franciscaines sur la place hiérarchique des mendiants et sur la question de la pauvreté qu’il ne valorise pas pour elle-même, tout en appelant les clercs à mener une vie austère.
3.4. Thomas d’Aquin entre les prélats et les laïcs Le commentaire de Thomas d’Aquin sur Matthieu, rédigé vers 1269-1270, se situe dans la continuité des commentaires dominicains précédents, bien qu’il ne VRLWSDVGXWRXWpYLGHQWGHGpFHOHUTXHOTXHLQÁXHQFHOLWWpUDOHGLUHFWH,OVHPEOH opérer une forme de synthèse entre les préoccupations d’Albert le Grand – qui FKHUFKDLWjIRQGHUO·eJOLVHHWjMXVWLÀHUODSODFHGHVSUpODWV²HWFHOOHVGH*XLOODXPH d’Alton ou Pierre de Scala davantage enclins à faire une place aux laïcs. 7KRPDVG·$TXLQDIÀUPHTXHOHVSUHVFULSWLRQVGH0WVRQWGHVSUpceptes mais il en désamorce la virulence par un double mouvement. Il s’interroge tout d’abord sur les destinataires : « Mais les apôtres furent à la fois des apôtres et GHVÀGqOHV(VWFHTX·LOVRQWUHoXFHSUpFHSWHHQTXDOLWpG·DS{WUHVRXHQTXDOLWpGH ÀGqOHV130 ? » Cette distinction montre déjà comment, dans la pensée de Thomas,
130. Thomas d’Aquin, In Mt., éd. R. CAI, § 821, p. 130 : 6HG$SRVWROLHWIXHUXQWDSRVWROLHWIXHUXQWÀGHOHV $XWHUJRIXLWHLVSUDHFHSWXPLQTXDQWXPÀGHOHVDXWLQTXDQWXPDSRVWROL.
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les apôtres peuvent être un modèle d’imitation à la fois pour les laïcs et pour les pYrTXHV,OQ·HVWSDVSRVVLEOHTXHFHSUpFHSWHDLWpWpDGUHVVpjWRXVOHVÀGqOHV 6LF·HVWHQTXDOLWpGHÀGqOHV>TX·LOVRQWUHoXFHSUpFHSWH@DORUVWRXVOHVÀGqOHV sont tenus de l’appliquer, ce qui fut une des hérésies dénoncées par Augustin qui consistait à dire que seuls pouvaient être sauvés ceux qui ne possédaient rien. Ce fut aussi l’hérésie des Apostoliques. Il y eut aussi une autre hérésie selon laquelle personne ne serait sauvé, sinon ceux qui marchent sans chaussures. Ces mouvements furent hérétiques, non parce que leurs préceptes étaient mauvais, mais en ce qu’ils fermaient la voie du salut à ceux qui ne les observaient pas131.
L’interprétation de Mt 10, 9-10 qui s’adresserait à tous est donc irrecevable. Thomas d’Aquin signale que l’hérésie ne vient pas de l’application littérale des SURSRVpYDQJpOLTXHVDÀQGHQ·rWUHSDVFRQIRQGXDYHFOHVDWWDTXHVGHVVpFXOLHUV contre les mendiants. 0DLVFHWWHLQWHUSUpWDWLRQSRXUUDLWVLJQLÀHUTXH©OHVSUpODWVTXLVRQWOHVVXFcesseurs des apôtres, y sont tenus132 ». Thomas d’Aquin le nie en se fondant sur l’exemple de Paul qui a eu des biens, au moins pour les redistribuer. C’est ainsi TX·LOUHYLHQWjO·DIÀUPDWLRQVHORQODTXHOOHOHVSUHVFULSWLRQVGHODSUHPLqUHPLVVLRQ ont été valables pour un temps précis et révolu133. Thomas d’Aquin réussit ainsi à défendre le système ecclésial de son temps, dans lequel les prélats ont des possessions, sans rejeter un mode de vie qui chercherait à appliquer à la lettre ce texte évangélique. Il s’inspire donc de thématiques propres aux séculiers, sans condamner le mode de vie mendiant. La péricope du jeune homme riche donne lieu à une interprétation encore plus favorable aux évêques. Thomas d’Aquin, qui écrit au même moment le De perfectione, donne une ampleur particulière, et surtout une solution nouvelle, à la question de la perfection. La distinction de deux voies vers le salut structure tout le commentaire134 mais ne détermine pas le contenu de cette perfection. Or 7KRPDVG·$TXLQDIÀUPHG·HPEOpHTX·HOOHQHUpVLGHSDVGDQVOHGpEXWGHODSKUDVH
131. ID. : 6LLQTXDQWXPÀGHOHVHUJRDGKRFWHQHQWXURPQHVÀGHOHVHWKDHFIXLWTXDHGDPKHUHVLVXWDLW Augustinus, quae dicebat quod nullus posset salvari, nisi hi qui nihil possident. Et haec fuit heresis Apostolicorum. Item alia heresis fuit, quod nullus salvaretur, nisi discalceatus pergens et hae fuerunt haereses, non quia malum praeciperent, sed quia non observantibus praecludebant viam salutis. 132. ID. : Si autem praecipitur eis inquantum apostoli, tunc omnes praelati, qui sunt successores Apostolorum, ad haec tenentur. 133. ID. : Et ideo dicendum quod fuit una via secundum Hieronymum, exponendo ad litteram, quod praeceSLWDOLTXLGSURSWHURIÀFLXPDSRVWRODWXVHWQRQTXRGVLWGHQHFHVVLWDWHVLPSOLFLWHUVHGVHFXQGXPLOOXG tempus. Unde ante passionem praecepit nihil ferre. In passione autem, Lc. 22, 35>«@ 134. Ibid. § 1543, p. 237 : Supra ostensum est quomodo veniendum est ad vitam aeternam per communem viam ; hic docet quomodo veniendum est per viam perfectionis>«@SEt quia duplex est via, via communis, et specialis, ut est continentia : via prima est via salutis, secunda perfectionis >«@SPostquam Dominus tradidit doctrinam communis salutis, hic tradit doctrinam perfectionis ; § 1587, p. 243 : (VWHQLPGXSOH[YLD8QDVXIÀFLHQVDGVDOXWHP>«@Alia est perfectionis>«@
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du Christ (Va et vends ce que tu as) mais dans le « Et suis-moi135 » : ce n’est pas une idée nouvelle mais elle contrevient à l’interprétation de Bonaventure. Il recourt alors à un autre verset biblique (Col 3, 14 : Revêtez-vous de la charité, qui est le lien de la perfection TXLDSSRUWHVHORQOXLXQHGpÀQLWLRQLQFRQWHVWDEOHGH ODSHUIHFWLRQLGHQWLÀpHjODFKDULWpODYRLHSDUIDLWHGpVLJQHXQGHJUpGHFKDULWp plus élevé que la voie commune. Dès lors, la perfection ne dépend plus du fait d’être clerc ou laïc, moine ou évêque, mais d’une pratique spirituelle. Toutefois, Thomas d’Aquin réintroduit immédiatement la différence de statuts en distinguant entre la perfection et le statut de perfection : « C’est donc une chose d’être parfait, c’en est une autre d’avoir le statut de perfection136 ». Et il s’efforce alors de montrer que le statut de perfection des prélats est supérieur à celui des religieux, en s’appuyant précisément sur l’aspect inchoatif de Mt 19, 21 (Si tu veux être parfait« TXLLQGLTXHXQFKHPLQjSDUFRXULUGDYDQWDJHTX·XQpWDW$LQVLOHV moines sont comme des étudiants auxquels il est dit d’aller à l’école s’ils veulent devenir plus savants, tandis que les prélats sont comme les maîtres auxquels il est directement demandé d’enseigner. Les religieux cherchent à acquérir la perfection, tandis que les prélats doivent la communiquer aux autres ; ces derniers sont donc dans un statut plus parfait que les religieux137. En revanche, les prêtres et les curés n’ont pas un statut de perfection et sont inférieurs aux religieux car la cérémonie qui les institue n’a pas la même solennité138. Thomas d’Aquin dresse donc un tableau de la hiérarchie ecclésiastique : à sa tête se trouvent les prélats ; suivent les religieux ; et ensuite les curés et les prêtres. Le rapprochement avec les prélats, constaté dans les commentaires d’Albert le Grand, est ici encore renforcé. Cela soulève de nouveau la question de l’abandon des biens : « Si le prélat est parfait, n’est-il pas tenu de tout vendre139 ? ». La réponse est négative : « Je dis qu’il y serait tenu si la perfection résidait dans ce passage : Va et vends tout ce que tu as ; mais ce n’est pas le cas ; c’est un chemin et un préambule à l’acquisition de 135. Ibid. p. 244 : Alia responsio est : Si vis perfectus esse, non quod statim sis perfectus, sed quoddam principium habetis perfectionis, quia exoneratus istis, poteris facilius contemplari caelestia. Augustinus dicit quod vigilae et huiusmodi sunt instrumenta perfectionis ; sed in hoc quod sequitur est perfectio : et sequere me. 136. Ibid. § 1593, p. 244 : Unde aliud est esse perfectum, et habere statum perfectionis. 137. Ibid. § 1594, p. 244 : Status perfectionis duplex est, praelatorum et religiosorum ; sed aequivoce, quia status religiosorum est ad acquirendum perfectionem ; unde isti dictum est : Si vis esse perfectus, et si vis ad perfectionis status venire. Status autem praelationis non est ad acquirendum sibi, sed ad habitam communicandam : unde Dominus, Io. Ult. 17, dixit Petro : Petre, si diligis me, pasce oves meas, et non dixit Si vis perfectus esse. Unde talis est differentia inter perfectionem religiosorum et praelatorum, qualis inter discipulum et magistrum. Unde discipulo dicitur : Si vis addiscere, intra scholas ut adiscas. Magistro dicitur : Lege HWSHUÀFH8QGHVHFXULRUHVWVWDWXVUHOLJLRVRUXPTXLDLJQRUDQWLDQRQLPSXWDWXUHLVVLFXWSUDHODWR Unde sicut ridiculum esset magistro quod nihil sciret, sic etc. 6HGGDWRTXRGXWHUTXHIDFLDWTXDQWXPDGHXPSHUWLQHWHWEHQHXWDWXURIÀFLRVXRGLFRTXRGQRQHVW comparatio, nisi sicut inter discipulum et magistrum : unde in statu perfectiori est praelatus, etiam si des Eliam, vel quemcumque. 138. Ibid. § 1596, p. 244. 139. Ibid. § 1595, p. 244 : Si praelatus est perfectus, nonne tenetur omnia vendere ?
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la perfection et il n’est donc pas nécessaire qu’il vende ce qu’il a140 ». Cette phrase FRQÀUPHOHVDQDO\VHVSUpFpGHQWHVODSDXYUHWpHVWXQGHVFKHPLQVSRVVLEOHVYHUV la perfection ; ce n’est pas une étape obligatoire. Thomas d’Aquin passe ainsi de O·LGpHWUDGLWLRQQHOOHVHORQODTXHOOHO·DEDQGRQGHVELHQVQHVXIÀWSDVjODSHUIHFtion, à celle suivant laquelle l’abandon des biens n’y est pas nécessaire. Thomas ne renie pas néanmoins les avantages de la pauvreté, considérée comme un des chemins les plus sûrs vers la perfection141. La pauvreté est, en outre, présentée comme le fruit de la charité parfaite142. Ces considérations éclairent la perspective de Thomas d’Aquin : s’il se distingue nettement des positions franciscaines et semble défendre le mode de vie des séculiers, il dresse surtout le portrait du bon prélat qui pratique aussi l’abandon des biens, de sorte que son apologie des prélats pourrait avant tout viser les prélats dominicains. La volonté d’ouvrir à tous les promesses évangéliques, qui conduit à relativiser l’importance de la pauvreté, se retrouve dans le commentaire des Béatitudes, construit autour de la distinction, héritée d’Aristote, entre une vertu commune, conforme aux capacités humaines, et une autre spéciale ou héroïque qui suppose de recevoir un don pour l’accomplir143. La pauvreté en esprit peut être comprise comme l’humilité, ce qui correspond à la vertu commune144. Elle peut être aussi envisagée comme l’appel à un abandon des biens temporels. Celui-ci peut être seulement intérieur, ou à la fois réel et intérieur. Ce dernier cas correspond à la vertu héroïque145. Thomas d’Aquin réussit ainsi à harmoniser et à associer deux interprétations différentes de la béatitude, sans qu’elles se contredisent et sans rejeter l’idée d’une hiérarchie. Le commentaire de Thomas d’Aquin sur Matthieu reprend plusieurs caractéristiques des commentaires dominicains : la recherche d’une forme de consensus ou d’harmonisation des lectures différentes et l’ouverture en direction des laïcs. ,OSRXUVXLWSDUDLOOHXUVXQHWHQGDQFHTXLV·DIÀUPHGHSXLV$OEHUWOH*UDQGHWTXL consiste à accorder une place primordiale aux prélats. Ce faisant, il ne néglige pas l’ordre auquel il appartient : les dominicains, qui appliquent la règle de saint $XJXVWLQ DSSDUDLVVHQW HQ HIIHW FRPPH OHV PLHX[ TXDOLÀpV SRXU RFFXSHU FHWWH place de prélats. En revanche, ces raisonnements conduisent à minimiser l’impor-
140. ID. : Dico quod istud sequeretur, si in hoc quod est Vade et vende omnia quae habes, esset perfectio ; sed non est, sed est via et praeambulum ad acquirendum perfectionem ; ideo non oportet quod vendat ea quae habet. 141. ID. : Sed quia hoc raro contingit, quod quis perfectionem cum divitiis habeat, ab eo qui venit ad perfectionem, relinquenda sunt omnia ; ideo dat Dominus quod facilius est. 142. Ibid. § 1593, p. 244. 143. Ibid. § 410, p. 66 : Circa meritum sciendum quod Philosophus distinguit duplex genus virtutis : unum FRPPXQLVTXDHSHUÀFLWKRPLQHPKXPDQRPRGRDOLXGVSHFLDOLVTXDPYRFDWKHURLFDPTXDHSHUÀFLW supra human um modum. 144. Ibid. § 415, p. 66-67. 145. Ibid. § 416, p. 67 : Aliqui nec habent, nec affectant, et istud securius est, quia mens trahitur a spirituliabus ex divitiis : et isti dicuntur proprie pauperes spiritu, quia actus donorum, qui sunt supra humanum modum, sunt hominis beati : et quod homo omnes divitias abiiciat, ut nec aliquo etiam modo appetat, hoc est supra humanum modum.
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tance de la pauvreté et donc à éloigner les dominicains des franciscains. C’est justement au moment de la rédaction de ce commentaire qu’éclate le premier FRQÁLWLQWHOOHFWXHOPDQLIHVWHHQWUHOHVGHX[RUGUHV
4. LA RÉPONSE FRANCISCAINE Dans les années 1250-1260 s’est donc formée une tradition dominicaine d’interprétation des Évangiles. Les prêcheurs semblent globalement guidés par un triple objectif. Ils entendent certes défendre le modèle mendiant, mais plutôt sous sa forme dominicaine que dans son acception franciscaine. Ils sont par ailleurs soucieux d’ouvrir la possibilité pour les laïcs de suivre les Évangiles dans toute leur rigueur, ce qui les conduit souvent à nuancer l’idée de deux catégories GH FKUpWLHQV,OVVRQWHQÀQGpVLUHX[ HW FHODGHYLHQW SDUWLFXOLqUHPHQWFODLUGDQV les commentaires d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin, de défendre l’Église en général, ce qui les rapproche des prélats. De ces deux derniers objectifs en particulier, résulte une tendance générale à relativiser l’importance accordée à la pauvreté. Bien qu’ils défendent par ailleurs les mendiants face aux attaques des séculiers, ils en acceptent certains arguments. L’aspect le plus visible est la part faite à la péricope de l’envoi des disciples en mission : les commentaires dominicains acceptent de plus en plus l’idée que les prescriptions de Mt 10, 10 sont historiquement datées, et annulées avant même la Passion. C’est à cette tradition GRPLQLFDLQHTXHUpSRQGHQWGHX[FRPPHQWDWHXUVIUDQFLVFDLQVGHODÀQGXVLqFOH Jean Pecham et Pierre de Jean Olieu.
4.1. -HDQ3HFKDPH[pJqVHHWSROpPLTXH Le commentaire sur Luc de Jean Pecham présente des situations très différentes selon les passages évangéliques analysés : alors qu’il reprend souvent des interprétations traditionnelles sans connotations franciscaines, il en introduit parfois HQUpVXPDQWOHFRPPHQWDLUHGH%RQDYHQWXUH(QÀQVXUO·HQYRLGHVGLVFLSOHVHQ mission, il consacre de longs développements à la défense des franciscains, à la fois contre les séculiers et contre les dominicains. L’absence d’une franciscanisation systématique de l’interprétation du texte évangélique ressort nettement de la comparaison avec le commentaire de Bonaventure qui lui a souvent servi de source. Ainsi sur la Nativité, Jean Pecham UHVWHSOXW{WÀGqOHDX[LQWHUSUpWDWLRQVDQWpULHXUHVDXXIIIe siècle puisqu’il n’emploie pas pour désigner la pauvreté du Christ le vocabulaire utilisé pour décrire les miséreux et ne conclut pas sur un appel à imiter la pauvreté du Christ146. Le faible intérêt accordé à cette question est encore plus net sur Lc 9, 58 (« Les renards ont GHVWDQLqUHVHWOHVRLVHDX[GXFLHORQWGHVQLGV>«@») où il se contente de condam146. Padoue, Antoniana 311, f. 10v.
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ner la cupidité de celui qui interroge Jésus147, alors que Bonaventure fondait sur ce passage le principe de l’imitation franciscaine. À propos de la condamnation de la sollicitude, il reprend même, sans la discuter, une phrase de Bède indiquant que cette péricope n’interdit pas aux saints de mettre de l’argent de côté, que ce soit pour leur propre usage ou pour celui des pauvres148. En revanche, sur d’autres péricopes, Pecham reprend des raisonnements inspirés par Bonaventure comme quand il parle, sur Lc 16, 3, de la revalorisation de la mendicité par le Christ149. Ailleurs il développe une interprétation apologétique là où ne le faisait pas Bonaventure. C’est le cas sur Lc 8, 3 (©-HDQQH>«@6X]DQQH et plusieurs autres qui les assistaient de leurs biens ») que Pecham utilise aussi dans ses textes polémiques150'DQVOHFRPPHQWDLUHVXU/XFLODIÀUPHG·HPEOpH TXHFHWWH©VHXOHSDUROHVXIÀWjODGpIHQVHGHVSDXYUHV151 », avant de soulever le SUREOqPH GH OD ERXUVH SRUWpH SDU -pVXV ,O DIÀUPH G·DERUG TXH OH &KULVW QH O·D pas toujours eue et l’a parfois portée pour enseigner aux parfaits le bon usage des biens152 et pour faire preuve de compassion envers les faibles153. Ces deux arguments étaient présents dans la questio de paupertate evangelica154 : ils s’adressent à la fois aux laïcs (les faibles) et aux clercs qui utilisent les biens de l’Église pour les pauvres. Le commentaire ajoute que le Christ, en portant tantôt la bourse, tantôt en ne l’ayant pas, a ainsi légitimé, contre les hérétiques, l’attitude des
147. Ibid. f. 52r. 148. Ibid. f. 65va : Beda : non hunc preceptum esse putandum etiam ut nihil pecunie reservetur a sanctis, vel suis vel pauperum usibus suggerende, sed ne Deo propter ista servatur, et ob inopie terrorem iustitia deseratur. 149. Ibid., f. 77vb : Mendicare erubesco. Propter actus ignominiam et summe contrariam glorie seculari. 9HUHFXQGLDDXWHPYHOHUXEHVFLDHVWWLPRULQJORULDWLRQLV+RFWDPHQSURSWHU&KULVWXPHIÀFLWXUJORULRsum : Eccli 23>6L@Magna gloria sequi Dominum, de qua dicitur 2 Cor. 8>@Scitis gratiam Domini nostri Iesu Christi, qui pro nobis egenus factus est cum esset dives etc. Et in Psalmo>@ Ego autem mendicus sum et pauper. 150. Voir par exemple la Questio de perfectione evangelica, éd. L. OLIGER, Franziskanische Studien, 1914, p. 147 et 161. 151. Padoue, Antoniana 311, f. 40va : (WLDPKXQFXQLFXPYHUEXPVXIÀFLWDGGHIHQVLRQHPSDXSHUXP. 152. Ibid. f. 40v : Christus aliquando habere voluit loculos quia necesse fuit ecclesie sue, triplici ratione. Propter informationem perfectorum, ut qui sunt in statu aliis providentium, talia requirentium, discant talia habere, non pro se seu privata utilitate, sed pro aliis procurandis, sicut Christus habuit non pro commodis suis. Unde Mt. 17>0W @super illud eum piscem qui primus ascenderit, dicit Rabanus : tante Dominus fuit paupertatis, ut unde tributa redderet non haberet. Quod si quis obicere vo-/f. 40vb/-luerit : et quomodo Iudas in loculis portabat pecuniam ? respondebimus rem pauperum in usos suos convertere fas putavit. Hec Rabanus. 153. ID. : 3URSWHULQÀUPRUXPFRQVRODWLRQHPHLVLQKRFFRQGHVFHQGRVLFXWHWFRQGHVFHQGLWFRPPHGHQGR et bibendo. De cuius tamen opposito commendat Iohannes, sicut patet Mt. 11. Unde Augustinus, De opere monachorum>@ : 'RPLQXVPRUHPLVHULFRUGLHVXHLQÀUPLRULEXVFRPSDWLHQVFXPHLDQJHOL SRVVHQWPLQLVWUDUHORFXORVKDEHEDW+HF$XJXVWLQL(WYRFDWLQÀUPRVLOORVTXLWLPRUHHUXPSQHWDOLD requirunt. De quo dicit Hugo super Psalmos>3/@Cur habebat Iesus loculos conformans se imperfectis, et ita Christus in numero imperfectorum inveniri voluit, ne presumerent non accipientes, et confunderentur accipientes. Hec Hugo. Et dicit Christus in numero imperfectorum propter condescentiam in opere operato, sicut supra habitum est. 154. éd. L. OLIGER, Franziskanische Studien, 1914, p. 161-162.
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parfaits comme celle des imparfaits155. En dénonçant ici ceux qui critiquent le dépérissement de l’Église à partir de l’époque de Sylvestre, il prend ses distances par rapport aux courants joachimites. Ensuite, Pecham revient à l’idée que le Christ n’a pas toujours eu cette bourse et qu’il a été pauvre et mendiant, pour montrer le chemin de perfection à ceux qui veulent totalement se détacher du monde156. Pecham distingue donc trois statuts (celui de ceux qui suivent le Christ mendiant, celui des parfaits, et celui GHVLQÀUPHV TXLFRUUHVSRQGHQWjWURLVW\SHVGHUDSSRUWVDX[ELHQVWHUUHVWUHVFHX[ qui abandonnent tout, ceux qui ont des biens en commun pour les autres et les LQÀUPHVTXLFRUUHVSRQGHQWLFLDX[ODwFV HWjWURLVIRUPHVG·LPLWDWLRQGX&KULVW Le statut de ceux qui n’ont rien imite la vérité du Christ ; le statut de ceux qui ont des biens pour le service des autres imite sa piété. Le premier statut est plus sûr, le second plus utile, bien qu’il soit au péril de chacun, comme le prouve l’expérience de la multitude de ceux qui s’y sont naufragés. Le statut de ceux qui ont des biens pour eux est le plus bas (LQÀUPLRU) parmi ceux qui imitent le Christ. Ils imitent en effet le Christ dans son comportement extérieur, et pas dans son intériorité par laquelle le Christ a pratiqué cela dans la plus haute perfection157.
&HSDVVDJHFRQÀUPHXQHQHWWHpYROXWLRQGDQVODIRQFWLRQDWWULEXpHjODERXUVH de Judas. Habituellement cette théorie servait à distinguer deux cas : celui des mendiants, qui représentait le modèle de perfection et celui des clercs qui corresSRQGDLHQWDX[LQÀUPHVDX[TXHOVOH&KULVWDYDLWHXODFRQGHVFHQGDQFHGHIRXUQLU aussi un modèle. Dans le commentaire de Pecham au contraire, la bourse sert de modèle aussi bien à ceux qui ont de l’argent pour les autres – autrement dit aux clercs – qu’à ceux qui ont de l’argent pour eux-mêmes – autrement dit aux laïcs. En revanche, les clercs se retrouvent dans un niveau de perfection ou d’imitation du Christ comparable à celui des mendiants et les laïcs à un niveau bien inférieur. En effet, ceux-ci imitent l’acte extérieur du Christ puisqu’ils ont, comme lui, une bourse, mais ils n’en imitent pas la motivation intérieure puisqu’ils la possèdent pour eux-mêmes, contrairement à Jésus. La hiérarchie entre clercs et laïcs est donc nettement maintenue, tandis que celle entre mendiants et clercs est nuancée. 155. Padoue, Antoniana 331, f. 40vb : Ad utrorumque defensionem in hereticos utrisque calumpniantes, ad dicentes prelatos dampnatos a tempore Silvestri. Contra quos Augustinus super Ioannem omelia 48 : loculos habebat deus ut doceret non esse peccatum loculos habere. Et Rabanus super illud Mt. 6 : 6XIÀFLWGLHLPDOLFLDVXDGLFLW'RPLQXVSURSWHUH[HPSOXPQHTXLVSRVWHDVFDQGDOXPSDWHUHWXUFXP adnimadverteret aliquando servorum eius, ista necessaria procurare, loculos habere dignatus est cum pecunia. Hoc Rabanus. 156. ID. : +RFHUJRVXPPDGLFWRUXPGRPLQXVDOLTXDQGRYLDGLVWULFWLRULDFGLIÀFLOLRULLQFHQGHQVKRPLQLbus absolvi a mundo plene desiderantibus tramitem perfectionis ostendens, loculis caruit, egestatem sustinuit, cum aliquando mendicavit. Qui in ecclesie formam habendi tradidit perfectoribus, ut pro se QRQKDEHDQWLQÀUPLRULEXVXWVLQHFXOSDKDEHUHYDOHDQW. 157. Padoue, Antoniana 331, f. 40vb : Status nihil habentium imitatur Christi veritatem, status pro aliis habentium Christi pietatem. Primus status est securior, secundus utilior, quamvis periculo propriquique, ut probat per effectum multitudo in eo naufragantium. Status pro se habentium est ceteris LQÀUPLRU LQ QXPHUR &KULVWXP LPLWDQWLXP ,PLWDQWXU HQLP LQ KRF &KULVWXP LQ RSHUH H[WHULRUL QRQ interiori, a quo in Chriso fuit hoc faciendo summa perfectio.
III. EXÉGÈSE ET PAUVRETÉ AU XIIIe SIÈCLE
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Néanmoins, ce texte concède aux laïcs une place exceptionnelle car il intègre même ceux qui ont des biens pour eux-mêmes dans le nombre de ceux qui imitent OH &KULVW ,O GpÀQLW DLQVL XQ FRPSRUWHPHQW WUqV LPSDUIDLW ² XVHU GHV ELHQV SRXU soi – mais tout de même considéré comme une forme d’imitation du Christ. Cette structure se retrouve dans le commentaire de la péricope du jeune homme riche. Celle-ci témoigne plus nettement de l’introduction d’une perspective franciscaine qui se manifeste par l’importance accordée à la perfection, au lien entre pauvreté et sequela et à l’insistance sur la pauvreté matérielle. Le discours sur la perfection s’articule à une distinction entre les différentes catégories de chrétiens fondée sur la différence entre l’acte surérogatoire et l’acte nécessaire158. Cette approche, qui permet de concilier l’exercice de la perfection pour une minorité et l’application des préceptes évangéliques pour tous – trouve une illustration concrète dans la question de savoir si le jeune homme est bon ou mauvais. Pecham reprend cette question classique liée au désaccord entre Jérôme et Ambroise d’une part, Bède d’autre part en lui apportant une réponse nouvelle fondée sur la distinction entre deux types d’avarice : « Ayant entendu cela, il fut attristé », et il en indique ensuite la cause en disant : « parce qu’il était très riche ». Or cet homme n’était pas avare d’une avarice mortelle, mais vénielle, ce que prouve le texte de Marc où il est dit de lui dans le chapitre 10 que « Jésus le regarda et l’aima », ce qu’il n’aurait pas fait s’il avait aimé les biens matériels plus que Dieu. Ambroise semble s’opposer à cette idée en disant dans la Glose©jFHWKRPPHTXLVHJORULÀHG·DYRLUWRXWREVHUYpGDQVOD /RLLOPRQWUHTX·LOOXLPDQTXHPrPHFHTXLHVWGDQVOD/RLDÀQGHPHWWUHDXMRXU l’inanité de sa jactance ». Il semble donc que cet homme ait ici menti. Certains résolvent ce problème en disant qu’il venait au début avec l’intention de provoquer, mais qu’après la réponse du Christ, il a ajouté à l’amour des biens corporels un véritable amour des biens spirituels. Mais cela semble contradictoire, parce que c’est après avoir été regardé par le Christ, qu’on lit qu’il fut attristé. De même, c’est avant que le Christ l’ait regardé qu’il a dit avoir observé tous les commandements. Je réponds : Il avait des richesses et il les aimait d’un amour désordonné, mais moins que Dieu (sub Deo) et pas davantage ; c’est de là que vient sa tristesse. ,ODYDLWGRQFpWpÀGqOHjFHFRPPDQGHPHQWPDLVSDVGHIDoRQSDUIDLWHOXLTXL sans convoiter les biens étrangers, aimait toutefois les siens de façon désordonnée. Et donc c’est par rapport à une observance parfaite qu’Ambroise dit qu’il lui a manqué ce qui relevait de la Loi. C’est en cela que sa jactance fut vaine159.
158. Ibid., f. 88rb : Quesivit et obtinuit doctrinam de perfectione, precipue quantum ad fundamentum que consistit in duobus, primo in hoc quod est neccessitatis in observantiam mandatorum, secundo in eo quod est supererogationis quantum ad paupertatis consilium. 159. Ibid. Pro primo dicit : Hiis ille auditis contristatus est, cuius causam subdit dicens, quia dives erat valde. Iste autem non erat avarus avaricia damnabili, sed veniali, sicut probatur per textum Marci ubi de isto dicitur decimo capitulo>0F@Iesus autem intuitus eum dilexit eum, quod non fecisset si ista temporalia super Deum dilexisset. Et huic videtur contrarius Ambrosus in glossa dicens : © JORULDQWL LQ OHJH TXRG RPQLD FXVWRGLVVHW XW LQDQHP HLXV LDFWDQWLDP H[SRQHUHW RVWHQGLW HL DGKXF GHHVVHTXRGHVWOHJLVª(UJRYLGHWXUTXRGKLFIXHULWPHQWLWXV4XRGTXLGDPVROYXQWGLFHQWHVTXRGLQ
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Les enjeux de la réhabilitation de l’homme riche sont ici manifestes : il s’agit de ne pas accabler cet homme dans lequel peuvent se reconnaître tant de laïcs. Pour autant, il ne saurait être question de l’ériger en modèle. En rejetant une des voies les plus fréquentes de conciliation des autorités – celle de l’évolution GHODSHUVRQQH²3HFKDPQRQVHXOHPHQWPDUTXHVDÀGpOLWpDXWH[WHELEOLTXHGH Marc, mais surtout montre son souci de dessiner pour les riches la possibilité d’un comportement acceptable. En distinguant avarice vénielle et mortelle, amour désordonné des richesses sub Deo et amour des richesses super Deum, Pecham montre aux riches de son temps la possibilité d’être avares sans être damnés. Par la distinction entre une voie de perfection ouverte à un petit nombre et une observation des commandements moins exigeante, le franciscain ouvre aux laïcs la possibilité de s’impliquer dans les affaires terrestres tout en conservant l’espoir d’être sauvés. Paradoxalement, c’est l’exigence de perfection qui conduit à jusWLÀHU SRXU OH SOXV JUDQG QRPEUH GHV DFFRPPRGHPHQWV &H WH[WH PDQLIHVWH SDU avance une logique que Sylvain Piron a bien mise à jour dans le De contractibus de Pierre de Jean Olieu160. Elle découle d’une démarche herméneutique distinguant perfection et imperfection qui remonte à Jean de La Rochelle. Parallèlement, Pecham répond indirectement à Thomas d’Aquin en faisant de l’abandon des biens un préalable à la perfection161. Cette logique est expliquée plus loin : Pecham considère en effet la pauvreté comme le remède à l’avarice162. Le lien indissoluble entre sequela et pauvreté est aussi élaboré en termes aristotéliciens à l’occasion de la réponse de Pierre : « Il fait bien d’associer ces deux choses : tout abandonner, ce qui constitue la matière de la perfection, et suivre le Christ, qui en constitue la forme »163. Dans une telle formulation, la pauvreté et la sequela sont inséparables pour modeler la perfection. L’option franciscaine est toutefois plus discrète que dans le commentaire de Bonaventure et ne s’oppose pas explicitement aux commentaires dominicains. Il n’en va pas de même sur la péricope de l’envoi en mission de Lc 9 qui est l’occasion de traiter directement plusieurs questions fréquentes dans les
160.
161. 162. 163.
principio fuit temptator, et postea post Christi responsum, non solum corporalium sed spiritualium factus est amator verus. Sed huic contrarium videtur quia post contuitum Christi, legitur fuisse tristis. Item antequam Christus eum respiceret, dixit se omnia servasse. Respondeo : Divicias habebat et inordinate eas amabat, sed sub Deo non supra, et inde provenit tristicia eius. Custodierat ergo hoc, sed non perfecte, qui et si non concupiebat aliena, tamen inordinate amabat propria. Et ideo dicit Ambrosus sibi defuisse quod erat legis, secundum quantum ad perfectam observantiam, et pro tanto dicitur iactantia fuisse inanis. S. PIRON, « Perfection évangélique et moralité civile : Pierre de Jean Olivi et l’éthique économique franciscaine », dans B. MOLINA et G. SCARCIA (éd.), Ideologia del credito fra tre e quattrocento : dall’Astesanp ad Angelo da Chivasso. Atti del convegno internazionale. Archivio storico, Palazzo Mazzola, Asti, 9-10 giugno 2000, Asti, 2001, p. 103-143. ID. : Sic ergo patet quod huius consilii principium est omnia vendere, medium est venditionum per misericordia distribuere, complementum est Christo adherere. ID. : Hic ostendit utilitatem consilii predicti ex contrario, ex quo patet quod istud consilium avariciam extirpat in radice. ID. f. 89ra : et bene coniungit ista duo : relinquere omnia, quod est materiale in perfectione, et sequi Christum, quod est formale in ea.
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polémiques. Jean Pecham défend d’abord la possibilité de comprendre l’exigence de ne rien emporter au sens littéral, sans rejeter la possibilité de l’entendre au sens allégorique, conciliant ainsi plusieurs écoutes possibles du texte biblique. Il aborde ensuite la question de savoir s’il s’agit d’un précepte ou d’une concession comme le défendait Thomas d’Aquin en citant Augustin. Pecham répond qu’une partie de ce passage relève du précepte – à savoir ne rien emporter – et une autre partie de la concession – le fait de pouvoir vivre de l’Évangile. Il explique ensuite, HQXQHWURLVLqPHTXHVWLRQTXHOHIDLWGHMXVWLÀHUOHVSUpOqYHPHQWVHFFOpVLDVWLTXHV n’est pas la seule fonction de ce verset. Une quatrième question consiste à savoir si le précepte est valable toujours et partout, ce à quoi Pecham répond en soutenant que la règle générale peut avoir des exceptions en cas de nécessité. Ce faisant, il accepte la distinction entre une première mission, annoncée en Lc 9 ou Mt 10, et une seconde mission évoquée en Lc 22. Cependant celle-ci interrompt pour un temps seulement la première sans l’annuler. Jean Pecham répond ainsi aussi bien aux séculiers qu’aux exégèses dominicaines, tout en s’appuyant sur le commentaire de Bède. Il reprend d’ailleurs la même explication sur Lc 22, 35, en mentionnant explicitement l’existence de polémiques à ces sujets164. Une cinquième question aborde le problème de savoir si les prélats sont soumis à ce précepte. Comme Thomas d’Aquin, Pecham répond par la négative, ce qui était attendu dans la mesure où effectivement les prélats dans l’Église contemporaine ne pratiquaient pas la pauvreté totale. Son argumentation consiste à soutenir que les apôtres n’ont pas reçu ce précepte en tant qu’évêques mais simplement en qualité de fondateurs de l’Église et de modèles de toute perfection. Elle permet GHMXVWLÀHUTXHOHVSUpODWVQHSUDWLTXHQWSDVODGpVDSSURSULDWLRQWRXWHQIDLVDQW des mendiants les successeurs des apôtres à meilleur titre que les évêques, dans la mesure où ils succèdent à leur qualité de modèles de perfection. Une sixième question vient compléter cette argumentation en demandant si les versets évangéliques peuvent s’adresser à d’autres qu’aux prélats, ce à quoi Pecham répond FHUWHVSDUO·DIÀUPDWLYHFDULOVV·DGUHVVDLHQWDX[DS{WUHVHQOHXUTXDOLWpGHSUpdicateurs, avant même qu’ils n’aient reçu le pouvoir des clés ou des paroisses à charge. C’est d’ailleurs à ce titre de prédicateurs, et non à celui d’évêques, qu’ils ont obtenu de vivre de l’Évangile. Par cette série de questions Pecham répond aussi bien aux séculiers qu’aux GRPLQLFDLQVWRXWHQPRGLÀDQWWUqVVHQVLEOHPHQWODFRPSUpKHQVLRQGHFHWWHSpULcope, qu’il voit désormais comme l’acte de fondation des ordres mendiants. Cette SpULFRSHTXLDYDLWpWpODUJHPHQWXWLOLVpHSRXUUpÁpFKLUVXUOHVWkFKHVGHVSUpODWV est désormais assimilée par les franciscains comme une forme de lieu identitaire. Par rapport au commentaire de Bonaventure, celui de Pecham porte donc de IDoRQ PRLQV FRQVWDQWH OD PDUTXH G·XQH YRORQWp DSRORJpWLTXH PDLV O·LQÁXHQFH
164. Ibid., f. 103vb : Et per hoc patet responsio ad delirationem hominum malignorum et malicia ceterarum dicentium si perfectio erat non habere loculos, ergo cum perfectio in morte maxime sit tenenda, non debebat habere loculos tempore passionis.
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franciscaine demeure visible dans l’importance de la distinction entre perfection et imperfection et par l’introduction, sur certains versets, de petits traités de défense de l’ordre, ce qui révèle le poids de la polémique dans l’exégèse. Les commentaires de Pierre de Jean Olieu poursuivent dans cette voie.
4.2. 3LHUUHGH-HDQ2OLHXO·eYDQJLOHIUDQFLVFDLQ L’exégèse de Pierre de Jean Olieu a suscité davantage d’études que celle de ses SUpGpFHVVHXUVjODIRLVHQUDLVRQGHODSURIRQGHXUGHVDUpÁH[LRQKHUPpQHXWLTXH et parce que c’est un lieu où s’élabore sa conception du franciscanisme165. Plus souvent que Bonaventure, il renvoie explicitement à François et il reprend une philosophie de l’histoire d’inspiration joachimite166 qui le conduit à défendre une lecture prophétique des paraboles annonçant l’ordre franciscain. Ce principe est DIÀUPpDXGpEXWGXFRPPHQWDLUHGH0W Note que bien que toutes les paraboles traitent de l’histoire de l’Église (cursum ecclesie), c’est-à-dire du Nouveau Testament ; toutefois, les deux premières concernent plus particulièrement le début de l’implantation de la foi et de l’Église, tandis que les deux suivantes, à savoir celle du grain de sénevé et celle du ferment, WUDLWHQWGHVRQGpYHORSSHPHQWHWOHVWURLVGHUQLqUHVWUDLWHQWGHODÀQSDUPLFHOOHV ci, les deux premières traitent du renouveau de la pauvreté et de la perfection pYDQJpOLTXHVHWODGHUQLqUHGHODFRQYHUVLRQÀQDOHGXPRQGH167.
/D©SDXYUHWppYDQJpOLTXHªYLHQWGRQFUHQRXYHOHUOHPRQGHMXVWHDYDQWVDÀQ Mais Pierre de Jean Olieu ne développe pas ce schéma. En revanche, il applique la même démarche à l’interprétation allégorique de la parabole du semeur, dans laquelle la fonction eschatologique de l’ordre franciscain est plus nettement soulignée : Or dans la création du premier homme, Dieu était sorti semer sa propre semence, HWFRPPHHOOHpWDLWDLQVLUpSDQGXHHOOHSRUWDÀQDOHPHQWGDQVOD9LHUJHHWGDQV
165. Voir notamment : D. BURR, « The Date of Petrus Iohannis Olivi’s Commentary on Matthew », Collectanea franciscana, 46/1-2, 1976, p. 131-138 ; ID., Olivi and Franciscan Poverty. The Origins of the Usus Pauper controversy, Philadelphie, 1989 ; G. DAHAN, « L’exégèse des livres prophétiques chez Pierre de Jean Olieu », dans A. BOUREAU et S. PIRON (éd.), 3LHUUHGH-HDQ2OLYL 3HQVpH scolastique, dissidence spirituelle et société, Paris, 1999, p. 91-114 ; F. IOZZELLI, « Introduzione alla Lectura super Lucam », dans Petri Iohannis Olivi, Lectura super Lucam et Lectura super Marcum, Grottaferrata, 2010, p. 33-160 ; K. MADIGAN, Olivi and the Interpretation of Matthew in the High Middle Ages, Notre-Dame, 2003 ; S. PIRON, « Le devoir de gratitude. Émergence et vogue de la notion d’antidora au XIIIe siècle », dans D. QUAGLIONI, G. TODESCHINI et G. M. VARANINI (éd.), Credito e usura IUDWHRORJLDGLULWWRHDPPLQLVWUD]LRQH/LQJXDJJLDFRQIURQWRVHF;,,;9, , Rome, 2005, p. 73-101. 166. K. MADIGAN, Olivi and the Interpretation of Matthew«FKDS 167. 3DULV%Q)ODWIYDYpULÀpVXU7RXORXVH%0IYE Nota quod licet omnes parabole designent cursum ecclesie, seu novi testamenti, nihilominus prime due respiciunt inicium seminaWLRQLVÀGHLHWHFFOHVLHGXHYHURVHTXHQWHVVFLOLFHWGHJUDQRV\QDSLVHWGHIHUPHQWRUHVSLFLXQWHLXV GLODWLRQHPWUHVYHURXOWLPHUHVSLFLXQWÀQHPLWDTXRGGXHSULRUHVUHVSLFLXQWUHQRYDWLRQHPHYDQJHOLFH SDXSHUWDWLVHWSHUIHFWLRQLVXOWLPDYHURÀQDOHPFRQYHUVDWLRQHPPXQGL.
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O·eJOLVHGHVDS{WUHVXQIUXLWDERQGDQW>«@'HPrPHDSUqVOH&KULVWGDQVO·eJOLVH des gentils, il y eut d’abord l’errance des païens soumise aux démons, puis les hérétiques entêtés comme des pierres qui, vite entrés dans la foi, la quittaient plus vite encore ; ensuite ce fut l’opulence des églises, le commerce des richesses, de la simonie et des procès. Mais le Christ était sorti pour semer la semence de la vie évangélique, qui a commencé à porter son fruit le plus noble en la personne et en ODUqJOHGH)UDQoRLVHWTXLGRLWV·DFKHYHUjODÀQGHVWHPSV168.
La parabole des ouvriers de la dernière heure présente les mêmes caractéristiques. Dans une note, Pierre de Jean Olieu propose d’appliquer la parabole au temps ouvert par l’Incarnation169. Le premier appel a été fait par le Christ et les apôtres, le deuxième par les conciles œcuméniques à partir de Constantin, le troisième par Augustin et Grégoire, le quatrième correspond au schisme entre Grecs et Romains, aux destructions des sarrasins et à la multiplication des ordres monastiques, le cinquième appel – celui de la dernière heure – correspond à celui de François qui a été particulièrement honoré entre tous pour avoir reçu les stigmates et une règle évangélique170. Pierre de Jean Olieu rompt ainsi avec la tradition exégétique sur cette péricope qui appliquait habituellement les différentes vocations soit à l’histoire de la personne, soit à l’histoire de l’humanité. Dans ce cadre, le dernier appel était celui prononcé par le Christ. Dans l’interprétation de Pierre de Jean Olieu, c’est François qui tient ce rôle. Même si ces extraits ne constituent pas l’intégralité du commentaire olivien sur ces péricopes, leur nouveauté est remarquable : le franciscain applique ainsi aux paraboles une démarche jusque-là réservée plutôt aux commentaires de l’Apocalypse. Ni Jean Pecham,
168. 3DULV%Q)ODWIYDYpULÀpVXU7RXORXVH%0I In creatione autem primi hominis exiverat Deus seminare semen suum, et cum sic fuisset disperditum, tandem in virgine et in ecclesia Apostolorum fecit habundantem fructum>«@Post Christum etiam in ecclesia de gentibus, primo fuit vagacio paganorum subiecta demonibus, secundo lapidea pertinacia hereticorum, cito intrantium ad ÀGHPHWFLWLXVGLVFHGHQWLXPWHUWLRRSXODWLRHFFOHVLDUXPHWQHJRFLDWLRGLYLFLDUXPHWV\PRQLDUXPHW litigorum. Exierat autem Christus ad seminandum semen evangelice vite, quod in Francisco et eius UHJXODFHSLWIUXFWXPUHGGHUHSOHQLRUHPHWLQÀQHWHPSRUDOLFRQVXPDQGXP. Ce texte a été commenté par K. MADIGAN, Olivi«S 169. BnF lat. 15588, f. 103vb : 1RWDTXRGDSSOLFDQGRKDQFSDUDERODPDGWHPSXVÁXHQVGHLQLWLRHFFOHVLH XVTXHDGHLXVÀQHP>«@ 170. Texte transcrit par K. MADIGAN, Olivi…, p. 186 (commentaire p. 102-104) : Prima vocatio facta fuit per Christum et apostolos. Secunda vero quasi circa tertiam facta fuit a tempore generalium consiliorum, que facta sunt post Constantinum. Sicut enim a tempore Moysi manavit lex sic ab illo tempore manaverunt decreta et ecclesiastica statuta regularia. Tertia vero circa sextam fuerunt tempora Augustini et *UHJRULL0DJQLTXDQGRSULPRLQ*UHFLDHWSRVWPRGXPLQODWLQDHFFOHVLDPDQDYHUXQWÁXPLQDGHRUH doctorum quasi ex ore Salomonis. Quarta vero vocatio quasi circa nonam fuit post scisma Grecorum a Romana ecclesia et post discipationem ecclesiarum multarum factam per Saracenos, quando et monastica vita in partibus occidentis cepit multiplicari. Et tandem multe species religionum tam militantium quam monachalium oriri. Quinta vero vocatio quasi circa horam undecimam inchoata est per minimum omnium minorum Christi stigmatibus ante omnes primos prehonoratum et insigniis evangelice regule predotatum, quam oportet a collegio et multitudine murmurantium comprimi donec detur sentencia per illum qui dixit Volo autem et huic novissimo dare sicut et tibi. Et tunc iterum patebit quod erunt primi novissimi et novissimi primi.
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ni Bonaventure, n’avaient accordé à leur ordre une telle place dans leurs commentaires évangéliques. Simultanément, Pierre de Jean Olieu utilise le commentaire biblique pour FRQÀUPHUODGRFWULQHIUDQFLVFDLQHGHODSDXYUHWp,OQ·HVWDLQVLSDVpWRQQDQWTX·LO soutienne une interprétation de la pauvreté en esprit par Mt 19, 21 et fasse passer l’abandon des biens avant l’humilité171. Mais c’est principalement sur les péricopes de l’envoi des disciples en mission et de l’appel du jeune homme riche qu’apparaît la volonté de défendre une conception précise de la pauvreté franciscaine. Le commentaire sur Mt 10, 9-10 est connu, notamment grâce à l’édition de larges extraits fournie par Marie-Thérèse d’Alverny172. Pierre de Jean Olieu s’y confronte directement à deux passages de la Somme théologique de Thomas d’Aquin173GDQVOHVTXHOVFHOXLFLDIÀUPHTXHODVHFRQGHPLVVLRQDDEROLOHVH[Lgences de la première et que le Christ a eu une propriété collective, matérialisée par la bourse que tenait Judas, laquelle évite une trop grande sollicitude vis-à-vis des biens matériels, conformément à ce que prêche l’Évangile. D’ailleurs, la perfection que décrit Mt 19, 21 ne réside pas dans la pauvreté mais dans le fait de suivre le Christ. Pierre de Jean Olieu y répond longuement, en citant une de ses questions sur la pauvreté et des passages de l’Apologia pauperum de Bonaventure. Le commentaire biblique devient ainsi un espace de confrontation entre franciscains et dominicains. Le point central du débat consiste à déterminer quels actes extérieurs l’Évangile prescrit : alors que le maître dominicain les limite aux sacrements et aux préceptes moraux déjà inclus dans l’Ancien Testament174, le franciscain estime que le fait de ne rien emporter avec soi dans la prédication est bien un des préceptes de la Loi nouvelle175.
171. Ed. Tom Murtaugh, disponible en ligne : http ://www.history.vt.edu/Burr/OliviPage/OliviSouces. html : Quinto notandum est aliquid circa specialem expositionem verborum, quia per pauperes spiritu, VHFXQGXP$XJXVWLQXPHW&KU\VRVWRPXPLQWHOOLJXQWXUKXPLOHVTXLSDUXPKDEHQWGHLQÁDQWHVSLULWX Secundum vero Basilium in Regula sua, capitulo 205, intelliguntur hi “qui non alia causa pauperes sunt nisi propter doctrinam Domini >0W @ dicentis : Vade et vende omnia quae habes et da pauperibus”. Et secundum hoc le spiritu sumitur pro voluntate spirituali et fervida, ut sit sensus : pauperes spiritu, id est pauperes ex voluntate seu voluntarii, et hic modus est litteralior, quamquam primus in hoc includatur, tum quia paupertas maximam abiectionem mundani honoris et tumoris in se ipsa includit, tum quia ad ipsam vehementer disponit, tum quia ipsam supra modum exigit. Unde omni homini abominabile est videre pauperem superbum, et praecipue pauperes Christi. 172. « Un adversaire de saint Thomas : Petrus Iohannis Olivi », dans St. Thomas Aquinas 1274-1974. Commemorative Studies, Toronto, 1974, p. 179-218 (texte p. 207-218). 173. Somme théologique, IaIIae, qu. 108, art. 2 : $QOH[QRYDVXIÀFLHQWHUVHKDEHDWFLUFDDFWXVH[WHULRUHVSUHcipiendos vel prohibendos ; Somme théologique, IIaIIae, qu. 188, art. 7 : An habere aliquid in communi diminuat de perfectione religionis. 174. IaIIae, q. 108, a.2. 175. BnF lat. 15588, f. 69rb : Primum ergo est erroneum, primo quia est contra expressa verba scripture. Nam Mt. dicit>0W@Hos xii misit Iesus precipiens eis et dicens etc. Et iterum post omnia verba hec, subdit>0W@Et factum est cum consummasset Iesus precipiens duodecim discipulis suis etc. Marcus etiam dicit>0F@precepit eis ne quid tollerent in via etc.
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Ce faisant, Pierre de Jean Olieu livre une présentation en partie caricaturale de la conception thomiste de la pauvreté176. Le contexte de rédaction, celui d’un couvent franciscain dans lequel est débattue la question de l’usus pauper, l’explique : Pierre de Jean Olieu entend non seulement conforter les frères dans leur choix (par rapport au mode de vie des séculiers ou des dominicains), mais aussi OHV GLULJHU YHUV XQH SUDWLTXH ULJRXUHXVH GH OD SDXYUHWp FH TXL VLJQLÀH SRXU OH franciscain, que l’Évangile et la règle incluent des prescriptions d’actes extérieurs précis. En s’attaquant au maître dominicain que contestent nombre de mineurs, il entend délégitimer d’autres conceptions franciscaines de la pauvreté – moins rigoureuses, ou moins ancrées dans une règle – qui sont ainsi présentées comme étrangères au franciscanisme. Cette stratégie argumentative consistant à utiliser les arguments de Thomas d’Aquin comme repoussoir ou comme contre-modèle des idées franciscaines, a d’ailleurs été utilisée, à la même période, dans la « lettre à R. », comme l’ont montré David Burr et Sylvain Piron177. La lecture de la périFRSHGXMHXQHKRPPHULFKHOHFRQÀUPH En effet, sans intégrer tout un traité polémique, Pierre de Jean Olieu y combat à nouveau Thomas d’Aquin qui défendait que les conseils doivent conduire à l’observation des préceptes178, ce qui revient à accorder une fonction simplement subordonnée à la pauvreté évangélique179. Mais l’aspect polémique du commentaire se tourne aussi, toujours de façon implicite, contre les franciscains hostiles à l’usus pauper. 0DLVLOIDXWVHPpÀHUGHODGpPHQFHGHFHUWDLQVTXLVRXWLHQQHQWHQV·DSSX\DQW VXU FH SDVVDJH > &R @ TXH OHV SDXYUHV pYDQJpOLTXHV GRLYHQW SRXU FH TXL HVWGHO·XVDJH>GHVELHQV@EpQpÀFLHUGHO·DERQGDQFHGHWRXVOHVELHQVWHPSRUHOV GDYDQWDJHTX·LOVQ·HQDXUDLHQWEpQpÀFLpGDQVOHVLqFOH2UFHGLVFRXUVQHGLIIqUH
176. J. VAN DEN EIJNDEN (Poverty on the way to God. Thomas Aquinas on Evangelical Poverty, Louvain, 1994, p. 199-216) insiste sur ce point. Lui-même présente Pierre de Jean Olieu de façon caricaturale comme un « homme de parti » par opposition au « théologien » que serait Thomas d’Aquin (p. 213214), ce à quoi a répondu K. MADIGAN (« Aquinas and Olivi on Evangelical Poverty : A Medieval 'HEDWHDQG,WV0RGHUQ6LJQLÀFDQFHªThe Thomist, 61, 1997, p. 567-586), sans toutefois montrer les enjeux ecclésiologiques du débat. 177. D. BURR, « The Correctorium Controversy and the Origins of the Usus Pauper Controversy », Speculum, 60/2, 1985, p. 331-342 (p. 341-2) ; S. PIRON, « Petrus Ioannis Olivi, Epistola ad fratrem R. », AFH, 91/1-2, 1998, p. 33-64 (p. 39-40). 178. Somme théologique, IIaIIae, q. 189, a. 1, s. 5 : Observantia vero praeceptorum sine consiliis ordinatur ad observantiam praeceptorum cum consiliis sicut species imperfecta ad perfectam, sicut animal irrationale ad rationale ; Idem : Ad quintum dicendum quod praeceptorum quaedam sunt principalia, TXDHVXQWÀQHVHWSUDHFHSWRUXPHWFRQVLOLRUXPVFLOLFHWSUDHFHSWDFDULWDWLV$GTXDHFRQVLOLDRUGLQDQtur, non ita quod sine consiliis servari non possint, sed ut per consilia perfectius observentur. 179. BnF lat. 15588, f. 101 rb : 1RWDHWLDPTXRGTXLGDPGLFXQWTXRGREVHUYDQWLDSUHFHSWRUXPHVWÀQLV consiliorum, ita quod consilia non sunt, nisi quedam dispositio conferens ad securiorem et expeditiorem observantiam preceptorum. Et hoc pro ratione assignant quod scilicet observantia consiliorum QRQGHEHWVHTXLREVHUYDQWLDPPDQGDWRUXPTXLDGLVSRVLWLRQRQVHTXLWXUVXXPÀQHP,PPRQDWXUDOLter preit, sicut medicina sanitatem. Sed istud aliquid habet in se calumpniabile et prima facie multum derogat perfectioni consiliorum. Est expresse contra dicta sanctorum. Unde Ambrosius >«@ Item Ieronimus>«@Et Gregorius>«@
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pas de l’erreur susdite que condamnent les saints, sinon que les premiers excluent le dominium des biens temporels. Mais ils en étendent aussi l’usage à la plus grande opulence (opus opulentissimum), ce qu’ils feraient peut-être aussi pour les femmes, s’ils ne voyaient que l’usage des semences en dehors de la juridiction de l’état conjugal est pure fornication. Mais parce que leur discours sent ouvertement l’opulence abominable de la chair, et qu’il est par trop ridicule en ce qu’il voudrait renoncer au dominium sur toutes les biens, tout en conservant le droit (licentia) de jouir dans la plus grande opulence de tous ces biens – pour cette raison, qu’il me VXIÀVHGDQVO·LPPpGLDWG·DYRLUVHXOHPHQWpYRTXpFHSRLQW180.
En quelques lignes, Pierre de Jean Olieu reprend quelques-uns des arguments dénonçant l’hypocrisie de ceux qui, à l’intérieur de l’ordre franciscain, se prétendent pauvres pour avoir renoncé à la propriété juridique des richesses, sans accompagner ce renoncement d’un usage pauvre des biens dont ils disposaient pour leurs besoins. La présentation est certes caricaturale et ironique, comme cela a pu se produire avec certains arguments de Thomas d’Aquin, mais montre que Pierre de Jean Olieu conçoit bien le commentaire biblique comme un lieu de formation aux valeurs franciscaines, même s’il ne développe pas ses arguments « dans l’immédiat », probablement parce qu’il le fait au même moment dans le Tractatus de usu paupere. /DGpIHQVHGHFHWWHSDXYUHWpIUDQFLVFDLQHVHUHWURXYHHQÀQGDQVOHFRPPHQWDLUHGH/F3LHUUHGH-HDQ2OLHX\XWLOLVHVDUpÁH[LRQKHUPpQHXWLTXH sur les différents styles (modi) présents dans la Bible181, pour nier que ces versets annulent les prescriptions de Mt 10, 9-10. Il considère en effet que Jésus, voulant annoncer aux disciples qu’ils allaient subir des persécutions, emploie un langage
180. BnF lat. 15588, f. 102rb : Sed cavenda est hec demencia quorundam arguentium ex hoc loco quod SDXSHUHVHYDQJHOLFLGHEHQWTXRDGXVXPKDEHUHRPQHPDIÁXHQWLDPWHPSRUDOLXPORQJHSOXVTXDP in seculo haberent. Quorum dictum non differt a prefato errore quam reprobant sancti, nisi quod dominium temporalium isti excludunt. Sed usum opulentissimum una cum istis astruunt, quod et forte de uxoribus facerent, nisi quia vident quod usus seminarum sine iuridictione coniugali habitus est fornicatio sola. Quia vero dictum istorum aperte sapit abhominationem carnalium opulentiarum nimiumque est ridiculosum in eo quod dominium omnium rerum vult abdicari, cum licentia consequendi medullam opulentissimi /f. 102va/ XVXVRPQLXPUHUXPLGHRDGSUHVHQVVXIÀFLDWLSVXP solummodo inuisse. 181. &HWWHUpÁH[LRQHVWQRWDPPHQWSUpVHQWHVXU0W%Q)ODWIYDNota etiam quodmodo Christus hic septiformiter loquitur : distinctive, quia aliquo numero distingunt perfecte sequentes a relinquentibus aliqua quecumque, sicut enim Petrus duo dixerat se fecisse, sic Christus illa duo prosequitur incipiens a postremo. Loquitur etiam apropriative, tum quia hoc premium appareat sequentibus HWHWLDPUHOLQTXHQWLEXVWXPTXLD$SRVWROLV/RTXLWXUHWLDPSUHÀ[LYHSUHÀJHQGRVHFXQGXPQXPHUXP sedium et tribuum, duodecim sedium et duodecim tribuum. Loquitur etiam quarto disiunctive, dicendo aut domum aut uxorem aut patrem etc. Loquitur etiam quinto adiunctive sed implicative, quia derelictionem uxroris et etiam parentum includit in derelictione omnium temporalium. Loquitur etiam sexto dupplicitative, ponens quasi duplex premium, primo scilicet centuplum et postea vitam eternam, et post sede super sedes et post iudicare tribus. Loquitur etiam septimo associative associando scilicet LSVRV&KULVWRQLJORULDFRQFHVVLRQLVXQGHGLFLWFXPVHGHULWÀOLXVKRPLQLVLQVHGHPDLHVWDWLVVXHVHHW vos etc.
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populaire teinté d’ironie182. Qu’ils prennent un glaive est donc une formule iroQLTXHSRXUDQQRQFHUGHJUDYHVGLIÀFXOWpV'HPrPHO·LQWHUSUpWDWLRQGXVDFQH doit pas se faire contre « l’esprit de la lettre »183 : c’est d’abord une formule ironique184. La recherche herméneutique, dans ce cas, est utilisée pour répondre aux SROpPLTXHVHQPRGLÀDQWUDGLFDOHPHQWO·LQWHUSUpWDWLRQG·XQSDVVDJHELEOLTXHIRQGDPHQWDOWDQWSRXUODSDXYUHWpTXHSRXUMXVWLÀHUOHSRXYRLUGHO·eJOLVH L’importance accordée à la pauvreté se traduit par une distinction entre GLYHUVHVFDWpJRULHVGHFKUpWLHQVDIÀUPpHWUqVQHWWHPHQWGDQVOHFRPPHQWDLUHGH Mt 19 et appuyée sur la différence entre conseils et préceptes. Néanmoins, elle n’exclut pas les laïcs de l’imitation du Christ : %LHQTXHWRXVOHVFKUpWLHQVRXOHVÀGqOHVVXLYHQWOH&KULVWLOV·DJLWLFLDXGHOjGH cela et tout en l’incluant, d’une imitation particulière (speciali sequela), laquelle comprend, d’une certaine façon, l’état d’obéissance régulière (professio obediencie regularis)185.
'DQVFHWWHSKUDVHOHFRPPHQWDWHXUUHFRQQDvWTXHWRXVOHVÀGqOHVSUDWLTXHQW une forme de sequela Christi, tout en accordant une place particulière à ceux qui SURQRQFHQWGHVY±X[/DWKpPDWLTXHG·XQHLPLWDWLRQTXDOLÀpHGHsequela et non d’imitatio) spéciale revient régulièrement dans le commentaire du franciscain, par opposition à ce qui est commun186. Les commentaires évangéliques de Pierre de Jean Olieu portent donc à leur achèvement une tendance à la franciscanisation du message évangélique commencée dès l’époque de Jean de La Rochelle. Comme celui-ci, il insiste sur la différence entre préceptes et conseils et sur la perfection liée à une sequela Christi particulière, distincte de celle du commun. Comme Bonaventure, il introduit l’exemple de François pour illustrer son commentaire. Comme Jean Pecham, il n’hésite pas à faire pénétrer la polémique, en de longs excursus, au sein du commentaire. Mais il va bien plus loin que ses prédécesseurs, non seulement en polémiquant aussi avec d’autres lectures franciscaines de la pauvreté, mais surtout en introduisant, notamment à propos des paraboles, une théologie de l’histoire qui accorde à l’ordre franciscain une fonction eschatologique cruciale. Ce faisant, le 182. Lectura super Lucam, éd. F. IOZZELLI, p. 613 : Secundo, predicit eis supervenire non solum defectum oppositum, sed etiam grave bellum, et ut hoc magis exaggeret et imprimat, utitur quodam vulgari modo loquendi, quo casuris in gravia pericula ipsum casum et periculum yronice insinuamus, adhortando eos ut viriliter se ad bellum premuniant et accingant, iuxta quod Ysaias capitulo octavo yronice dicit>«@ 183. Lectura super Lucam, éd. cit., p. 616 : Quamvis autem hoc, quod pro tali tempore seu necessitate licere vel iuberi dicunt, sit secundum se verum, nichilhominus hec expositio est contra mentem huius littere. 184. Lectura super Lucam, éd. cit., p. 616-617. 185. BnF lat. 15588, f. 101ra : /LFHW HQLP RPQHV FKULVWLDQL VLYH ÀGHOHV &KULVWXP VHTXDQWXU KLF WDPHQ ultra illam et cum illa agitur de speciali sequela, in qua aliquo modo includitur professio obediencie regularis. 186. Par exemple, BnF lat. 15588, f. 101vb : Dicit ergo quod se, speciali et perfecta sequela qualis erat Apostolorum, dabitur in celo dignitas regalis et iudiciaria, secundum quam singuraliter assistent Christo regi iudici Israelitarum tribuum et etiam universorum.
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commentaire biblique change de fonction : il devient un lieu de construction, ou du moins de diffusion et d’enseignement, de l’identité franciscaine. En étudiant l’Évangile, les auditeurs de Pierre de Jean Olieu apprennent aussi à devenir de bons franciscains. *** À de nombreux égards, le développement de Université conduit à un renouvellement de l’exégèse, qui rompt avec les pratiques du XIIe siècle. Les commentaires deviennent considérablement plus longs. Ils se différencient par leurs méthodes : la pratique de la divisio textus, si caractéristique, et la multiplication des distinctions, tendent à ordonner l’unité dans la diversité. Car un des effets de la longueur est l’apparent éclatement des commentaires qui, comme nous l’avons vu, ne construisent pas un seul sens. Ils se différencient en effet aussi dans le fond. Les problèmes majeurs de l’exégèse du XIIe siècle – comme la question du lien entre les Béatitudes, le pater et les dons de l’Esprit – sont désormais écartés, tandis qu’apparaissent au contraire une foule de questions nouvelles, de formulations neuves et surtout de sources jusque-là peu ou pas exploitées, au premier rang desquelles viennent les œuvres, authentiques ou non, de Bernard de Clairvaux et de Jean Chrysostome. Il en ressort une impression de table rase, comme si les théologiens, à partir des années 1230, avaient voulu refonder l’exégèse. Or les maîtres d’œuvre de cette refondation, dont l’exemple le plus net semble être le projet de la Postille, sont les mendiants. La question qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure cette entreprise de refondation est guidée par un souci de légitimer l’action ou la position des mendiants. Que deux ordres nouveaux, qui se veulent continuateurs des apôtres, recherchent une légitimation de leurs fondements dans l’exercice du commentaire biblique, cela n’aurait rien d’étonnant. Mais est-ce le cas ? L’étude de la place accordée à la pauvreté dans les commentaires évangéliques montre que la réponse à cette question est complexe. Elle est dans un premier temps négative. Ni Hugues de Saint-Cher, ni Jean de La Rochelle, et moins encore Alexandre de Halès qui pourrait bien avoir écrit son commentaire avant son entrée SDUPLOHVPLQHXUVQHSRXUVXLYHQWO·DPELWLRQGHMXVWLÀHUXQQRXYHDXpropositum vitae-HDQGH/D5RFKHOOHLQWURGXLWELHQTXHOTXHVUpÁH[LRQVSURSUHPHQWIUDQFLVcaines, mais ce n’est ni systématique, ni dans une intention apologétique. Ce qui DSSDUDvWHQUHYDQFKHDYHFpYLGHQFHF·HVWO·LQÁXHQFHJUDQGLVVDQWHG·XQHFXOWXUH cistercienne. Alors que les thématiques de la pauvreté volontaire, très liées aux cisterciens, n’avaient pas été introduites dans les commentaires scolaires du XIIe siècle, elles deviennent omniprésentes dans l’exégèse du XIIIe siècle. Des citations attribuées à Bernard de Clairvaux deviennent autant de lieux communs que s’approprient tous les commentateurs. Il s’agit certes pour eux de reprendre une forme de culture cistercienne de la pauvreté plutôt qu’un modèle stricto sensu. Ils s’inspirent de formules sans assimiler le même cadre institutionnel. Ainsi, au moins dans une première période qui court jusqu’au milieu du siècle, les nouveaux ordres mendiants semblent s’inscrire dans la continuité des moines blancs
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– pour autant que nous suivions leur exégèse. Ce constat vient renforcer l’idée G·XQH LQÁXHQFH SUpFRFH HW LPSRUWDQWH GHV FLVWHUFLHQV j O·8QLYHUVLWp DXVVL ELHQ pour la transmission des textes que pour les idées. Toutefois si l’exégèse de la première moitié du siècle n’apparaît comme un OLHX QL G·LGHQWLÀFDWLRQ QL GH MXVWLÀFDWLRQ HOOH HVW SRXUWDQW XQ GHV PRPHQWV GH la formation des mendiants. Et c’est à cet égard que commentaires franciscains et dominicains tendent à se différencier. En effet alors qu’Hugues de Saint-Cher GpYHORSSHGHORQJXHVUpÁH[LRQVVXUODSUpGLFDWLRQ-HDQGH/D5RFKHOOHLQVLVWH quant à lui sur la pauvreté et sur la distinction entre parfaits et imparfaits. La situation évolue vers le milieu du siècle à cause de l’apparition de la polémique entre mendiants et séculiers, qui s’insère dans l’exégèse : Nicolas de Gorran, Albert le Grand ou Bonaventure introduisent des passages plus ou moins longs pour répondre aux attaques portées contre le modèle de vie mendiant. Jean Pecham ou Pierre de Jean Olieu, plus tardivement dans le siècle, vont bien plus loin en insérant dans le commentaire biblique des pages polémiques qui sembleraient relever plus du genre de la question quodlibétique. Cette évolution se présente toutefois différemment entre les commentaires dominicains et franciscains. Il apparaît en effet que se structurent deux tradiWLRQV H[pJpWLTXHV GLIIpUHQWHV &HOD QH VLJQLÀH DVVXUpPHQW SDV TX·LO Q·\ DLW SDV de différences au sein des commentaires dominicains ou parmi ceux des franFLVFDLQV&HODQHVLJQLÀHSDVQRQSOXV TX·LO Q·\ DLW SDV G·pFKDQJHV /HV XQV HW les autres vivent dans des milieux très proches et se fréquentent très souvent. Ils partagent nombres d’idées, leur œuvres circulent et sont utilisées de part et d’autre. La Postille dominicaine sur Luc sert d’ouvrage de référence à tous les franciscains, et le commentaire du franciscain Jean de La Rochelle sur Matthieu H[HUFHXQHLQÁXHQFHPDMHXUHVXUOHVH[pJqWHVGRPLQLFDLQV0rPHVLF·HVWVRXYHQW pour s’en distinguer, il ne fait aucun doute que Pierre de Jean Olieu a une connaissance précise des œuvres de Thomas d’Aquin, et il utilise la catena aurea comme recueil de sources essentiel. Sur certaines péricopes, telle celle des Béatitudes, il Q·\DSDVG·pFDUWQRWDEOHHQWUHOHVGHX[WUDGLWLRQV&HSHQGDQWFHVLQÁXHQFHVUpFLproques rendent d’autant plus visibles les points de divergences entre mineurs et prêcheurs. Ceux-ci se cristallisent plus particulièrement sur certains textes qui ne VRQWSDVQpFHVVDLUHPHQWOHVPrPHVDXFRXUVGXVLqFOHOHSDVVDJHVXUODFRQÀDQFH en la Providence, qui distingue nettement Jean de La Rochelle des dominicains, perd de son importance au cours du siècle. Au contraire, tout ce qui a trait à l’envoi des disciples en mission et à l’abandon des biens prend une place considérable, qui s’explique par l’attachement des franciscains à ces péricopes. C’est en effet un des ressorts fondamentaux de l’écart entre dominicains et franciscains : ceux-ci accordent à l’Évangile une place toute particulière dans la mesure où ils le considèrent comme la source de leur modèle de vie. C’est un processus qui avait été engagé par François lui-même, mais qui a ensuite été mis à l’écart, avant d’être repris d’abord par Bonaventure, et surtout par Pierre de Jean Olieu. Au cours du siècle les théologiens mineurs procèdent à une franciscanisation de l’exégèse
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pour lire dans l’Évangile la source et le modèle de leur forme de vie. Or il n’en va pas de même dans les commentaires dominicains. Ce qui frappe avant tout dans leur lecture, c’est la place qu’y tiennent progressivement les prélats. Alors que la Postille tenait un discours de réforme souvent très sévère à l’égard des prélats dont il s’agissait de dénoncer les travers, à partir du milieu du siècle les commentaires GRPLQLFDLQVWHQGHQWG·XQHSDUWjJRPPHUFHVFULWLTXHVG·DXWUHSDUWjMXVWLÀHURX à renforcer la domination des évêques. Les commentaires d’Albert le Grand ou de Thomas d’Aquin s’apparentent partiellement à des miroirs d’évêques : il semble que les dominicains soient devenus avant tout soucieux de former des prélats. C’est probablement pour cela qu’ils se rapprochent, par exemple sur la question de l’envoi des disciples en mission ou de la bourse de Judas, des arguments des séculiers et s’éloignent au contraire de ceux des franciscains. Mais cela tient aussi à deux pratiques différentes de la pauvreté. Les dominicains, qui suivent la Règle de Saint Augustin, n’ont pas renoncé à une propriété collective, contrairement aux mineurs. Aussi accordent-ils moins d’importance à la pauvreté. C’est en effet un autre point d’achoppement : si tous sont d’accord SRXU VRXWHQLU TXH O·DEDQGRQ GHV ELHQV QH VXIÀW SDV SRXU REWHQLU OD SHUIHFWLRQ les franciscains en font un élément essentiel de la sequela Christi, tandis que les dominicains tendent à considérer la pauvreté comme un élément subsidiaire. Sur cet élément se greffe un autre point essentiel de divergence qui tient à la place faite aux laïcs. Dès le commentaire de Jean de La Rochelle, les franciscains ont tendance à souligner la différence entre plusieurs catégories de chrétiens. Leur recherche d’une perfection évangélique les conduit à réactiver le discours de la distinction entre les différents ordres, articulé autour des notions de préceptes et conseils, qui avait certes été élaboré au cours du haut Moyen Âge mais plutôt écarté dans l’exégèse du XIIe siècle. Il en résulte une distinction nette entre un petit groupe de chrétiens à la recherche d’une perfection évangélique fruit d’une WUqVKDXWHSDXYUHWpG·XQHSDUWHWXQHPDVVHGHODwFVGRQWRQDWWHQGÀQDOHPHQW beaucoup moins – les autres clercs se situant à différentes positions entre ces deux statuts. Ce schéma libère les laïcs du poids de nombreux passages évangéliques et leur donne une plus grande latitude qui pourrait expliquer les liens étroits et étonnants qu’ont entretenus les élites marchandes laïques avec les frères mineurs. Sylvain Piron en a vu la manifestation dans le De contractibus de Pierre de Jean Olieu, mais il s’inscrit dans une tradition exégétique plus ancienne. Au contraire, les dominicains se situent davantage dans la continuité de l’exégèse scolaire du XIIe siècle qui, sans remettre en cause la distinction entre clercs et laïcs, bâtissait une interprétation des passages évangéliques applicable par les uns comme par les autres. La volonté de prendre en compte les demandes spirituelles ou évangéliques des laïcs, au sein d’une vie qui resterait laïque, est ainsi bien plus nette chez les dominicains que chez les franciscains. Les dominicains recherchent une interprétation large des préceptes évangéliques, relativement consensuelle, qui permette à tous de les suivre, là où les franciscains distinguent d’une part une voie étroite et plus parfaite pour quelques-uns, et une voie plus large et imparfaite pour tous. Ces points de divergences entre mineurs et prêcheurs éclatent dans les
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commentaires de Jean Pecham et surtout de Pierre de Jean Olieu qui intègrent la polémique contre Thomas d’Aquin à celle contre les séculiers. *** L’étude de la place de la pauvreté dans l’exégèse conduit donc à plusieurs constats, qui concernent l’histoire de la pauvreté et l’exégèse. Nous avons pu voir le déploiement tardif de l’exigence de pauvreté pour les clercs. Longtemps elle n’a pas été présentée comme une valeur, seule comptant la désappropriation personnelle. Ce n’est qu’au XIIe siècle qu’éclate au grand jour l’exigence de pauvreté. Ce mouvement, qui est en réalité très divers, se manifeste par l’emploi de l’expression « pauvreté volontaire ». Nous n’avons pas pu en retracer avec précision la généalogie, qu’il faudrait mieux décrire, depuis l’école d’Auxerre au IXe siècle jusqu’à la Réforme Grégorienne, mais ce n’est qu’au XIIe siècle que l’Église s’empare clairement de l’idéal de pauvreté, qui est revendiqué (sinon pratiqué) par les clercs et les moines, et par quelques groupes laïcs. Cet idéal est ensuite approfondi, mais aussi débattu, au cours du XIIIe siècle, dans des polémiques qui opposent mendiants et séculiers d’une part, franciscains et dominicains d’autre part. De ce vaste mouvement en quête de la pauvreté, l’exégèse ne tient généralement compte qu’avec un certain retard. Les thématiques de la pauvreté volontaire développées et connues au début du XIIe siècle ne pénètrent dans l’exégèse scolaire qu’au siècle suivant par l’intermédiaire des mendiants. Ceux-ci, dans un premier temps, ne défendent pas dans leur exégèse une conception de la pauvreté qui leur VRLWVSpFLÀTXHPDLVUHSUHQQHQWSOXW{WGHVpOpPHQWVFRPPXQVG·XQHFXOWXUHFLVtercienne déracinée de son cadre institutionnel. Ce n’est qu’à la suite des attaques des séculiers que les exégètes mendiants, surtout franciscains, développent des FRQFHSWLRQVSOXVVSpFLÀTXHVGHODSDXYUHWp&H´UHWDUGµGHO·H[pJqVHVXUFHTXLVH produit dans la société s’explique par deux facteurs. Il tient d’une part au fonctionnement même de l’exégèse : celle-ci a ses traditions propres, les maîtres utilisent des commentaires qui leur servent de livres de références et qui contribuent à ralentir l’introduction de nouveautés ; l’exégèse scolaire a ses propres problématiques, qui tiennent à son histoire et évoluent lentement. Mais il tient d’autre part à un choix des théologiens : si les maîtres de l’école biblique-morale n’introduisent pas la pauvreté volontaire, c’est parce qu’ils construisent un modèle concurrent susceptible de s’adresser à tous les laïcs ; si les dominicains restent réservés sur la pauvreté, cela correspond d’une part à la volonté de préserver les laïcs et les prélats, d’autre part à celle de défendre leur propre forme de vie. Car c’est le second enseignement de cette partie : l’exégèse est intimement liée jXQHUpÁH[LRQHFFOpVLRORJLTXH1RXVDYRQVSXFRQVWDWHUGDQVOHSUHPLHUFKDSLWUH que l’exégèse construit l’Église en introduisant les textes évangéliques dans un cadre institutionnel qui n’était pas le leur et en élaborant des modèles différents pour les moines, les clercs et les laïcs. Nous avons vu ensuite que l’attitude des exégètes du XIIe siècle consiste à intégrer une nouveauté importante – la nouvelle valeur accordée à la pauvreté – tout en permettant à tous de l’appliquer sans pour
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L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE
autant remettre en cause la distinction fondamentale entre clercs et laïcs. Nous DYRQVYXHQÀQDXXIIIe siècle, se mettre en place deux traditions exégétiques divergentes largement ancrées sur des choix ecclésiologiques différents : d’une part des franciscains qui distinguent plusieurs catégories de chrétiens en réactivant la différence entre parfaits et imparfaits ; d’autre part une exégèse dominicaine plus intégratrice, qui place clercs et laïcs dans un même continuum.
DEUXIÈME PARTIE LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
INTRODUCTION
D
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u IXe au XIIIe siècle, il a été possible de suivre le processus par lequel l’Église, et plus particulièrement certains groupes en son sein, ont construit et se sont approprié la pauvreté comme valeur. Ils ont ainsi érigé la pauvreté volontaire en critère de perfection. Certes, tous n’ont pas donné le même contenu à cette pauvreté volontaire, et tous ne lui ont pas accordé la même importance. Les débats du XIIIeVLqFOHTXLRQWSURIRQGpPHQWLQÁXHQFpO·H[pJqVHOHPDQLIHVWHQW(QRXWUH la pauvreté volontaire, si elle n’implique pas toujours la direction de l’Église, demeure liée à un processus de domination dans la mesure où elle bâtit un modèle de perfection qui promet à ceux qui le suivent, une place de juges dans l’audelà. Nonobstant ces remarques, la pauvreté, librement assumée par un acte de la volonté, devient, à partir du XIIe siècle, une des valeurs fondamentales de la chrétienté. Se pose dès lors la question de la place des riches d’une part, et de ceux qui sont pauvres malgré eux d’autre part. Si la pauvreté est un élément essentiel dans le comportement du bon chrétien, les riches peuvent-ils être sauvés ? Il est d’ailleurs bien connu que l’Évangile ne manque pas de formules lapidaires qui semblent vouer les riches à peupler les enfers plutôt que le Royaume de Dieu. Quelle doit être alors l’attitude de l’Église envers eux ? Leur seule voie de salut réside-t-elle dans l’abandon de leurs richesses ? Comment l’Église conjugue-telle l’éloge de la pauvreté et l’accueil des riches ? Cette question prend d’autant plus d’acuité que l’évolution économique de l’Occident à partir du XIIe siècle, non VHXOHPHQW PXOWLSOLH OHV ULFKHVVHV PDLV GLYHUVLÀH OHV DFWHXUV GH OD ULFKHVVH côté de ceux qui ont un patrimoine foncier, et qui sont souvent davantage des puissants que des “riches” au sens économique, apparaissent des “nouveaux riches”, ces marchands actifs dans les villes dont l’essor remet en cause les hiérarchies sociales. Les maîtres des écoles urbaines, puis les frères mendiants, côtoient quotidiennement ces nouveaux acteurs du jeu social, qu’ils doivent instruire et conduire au salut. Comment s’y prennent-ils, eux qui se sont faits à la fois les experts et les propagandistes de la pauvreté ? La première partie a déjà ouvert quelques pistes pour répondre à ces questions, qui tiennent notamment à la distinction entre clercs et laïcs, ou entre plusieurs catégories de chrétiens pour lesquelles les exigences ne sont pas identiques. Nous avons vu aussi qu’à l’égard des laïcs, l’attitude des franciscains s’écartait de celle des dominicains. Il s’agira ici d’approfondir ces questions, ce qui fera l’objet des deux premiers chapitres. En reprenant d’une part l’étude des passages évangéliques qui semblent dénoncer les richesses, en les associant d’autre part aux paraboles qui évoquent les intendants, nous verrons dans un premier chapitre comment les exégètes concilient la SRVVHVVLRQGHVULFKHVVHVHWOHVDOXWHWFHTXHFHODVLJQLÀHGXUDSSRUWHQWUHFOHUFV et laïcs. Nous étudierons dans un deuxième chapitre, en nous fondant cette fois sur les passages évangéliques susceptibles d’évoquer la production des richesses, comment les exégètes se situent par rapport aux activités séculières, notamment FHOOHVGHVPDUFKDQGVTXLIRQWFLUFXOHUHWIUXFWLÀHUO·DUJHQWGDQVTXHOOHPHVXUHHW dans quel sens leur discours a-t-il accompagné leur essor ? L’éloge de la pauvreté volontaire pose cependant aussi le problème des nécessiteux, ceux qui n’ont pas choisi d’être pauvres. Quelle est leur place dans la société
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après l’exaltation de la pauvreté volontaire ? Est-ce que celle-ci, qui se façonne partiellement à l’image des nécessiteux, suscite admiration et affection à leur encontre ? Ou bien le clivage entre pauvreté volontaire et pauvreté involontaire conduit-il au contraire à leur marginalisation ? Les « pauvres » sont par ailleurs souvent cités quand il est question des riches ou des richesses. Mais quelle doit être leur place ? Dans quelle mesure le discours des exégètes construit-il un couple qui associerait riches et pauvres comme deux instances complémentaires utiles au fonctionnement social ? C’est ce que nous étudierons dans un troisième chapitre.
Chapitre 4
INCLURE : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES RICHESSES
«M
alheureux vous les riches ! » (Lc 6, 24). Les Évangiles contiennent nombre GHIRUPXOHVGHYHQXHVFpOqEUHVTXLVHPEOHQWFRQGDPQHUGpÀQLWLYHPHQW les riches et plus encore ceux qui chercheraient à acquérir ces richesses. C’est la raison pour laquelle l’idée d’une opposition foncière entre la religion catholique et O·pFRQRPLHDUpJXOLqUHPHQWpWpDIÀUPpH&HQHVHUDLWTX·jSDUWLUGHOD5HQDLVVDQFH TX·XQ UHÁX[ GHV YDOHXUV UHOLJLHXVHV G·XQH SDUW HW TXH OD SURJUHVVLRQ GHV LGpHV protestantes d’autre part, auraient permis l’épanouissement du capitalisme et des activités marchandes. Pourtant de telles généralisations sont aujourd’hui parfois remises en cause. C’est pourquoi nous procéderons à un survol historiographique pour présenter succinctement le cadre dans lequel a généralement été présentée l’attitude de l’Église envers les riches, les richesses et les activités économiques – avant de l’étudier à notre tour à l’intérieur des commentaires bibliques. ,O SDUDvW DXMRXUG·KXL GLIÀFLOH GH QH SDV UHSDUWLU GX FpOqEUH WUDYDLO GH 0D[ Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme1. Nous nous intéresserons jFHWH[WHVXUWRXWSRXUFHTXLFRQFHUQHOH0R\HQÇJHFDULOFRQWULEXHjÀ[HUXQ cadre qui, malgré les critiques, n’a été que récemment remis en question. Le point de départ de Max Weber était le constat statistique d’une plus grande présence de protestants que de catholiques parmi les détenteurs de capitaux, dans les grandes entreprises et le haut commerce. C’est ce qui l’incite à rechercher un lien, ou du PRLQVXQH©DIÀQLWppOHFWLYHªHQWUHO·HVSULWFDSLWDOLVWHHWGHVIRUPHVUHOLJLHXVHV SUpFLVHVFHWWHÀQLOGpÀQLWO·©HVSULWGXFDSLWDOLVPHªFRPPHOHIDLWGHUHFKHUcher le gain d’argent pour lui-même, comme un devoir, indépendamment de la satisfaction des besoins ou d’une volonté d’augmenter sa consommation. Cette éthique se rattache au protestantisme car la profession est alors comprise comme une vocation. Contrairement aux catholiques qui appelaient à dépasser les préceptes par les conseils, en faisant ainsi sortir l’individu du monde, Luther confère au travail quotidien un caractère religieux, tout en demeurant néanmoins dans une perception traditionnelle de l’activité économique. C’est pourquoi Max Weber se tourne alors vers le calvinisme, le piétisme, le méthodisme et les sectes anabaptistes, pour montrer que le protestantisme ascétique construit une ascèse intramondaine qui le rapproche davantage de l’esprit du capitalisme. Ce serait une forme d’élargissement et de sécularisation du modèle monastique médiéval : élargissement parce que tous y sont appelés ; sécularisation 1.
J’ai utilisé l’édition et la traduction de J.-P. GROSSEIN : M. WEBER, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, Paris, 2003.
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car s’opère le passage d’une ascèse extramondaine à une ascèse intramondaine. Le protestant partage avec le moine plusieurs points communs : une vie réglée, industrieuse et sans repos ; un comportement méthodique ; une privation personnelle ; le renoncement à soi. Cependant cette pratique s’accomplit dans le monde, et singulièrement dans l’exercice de son métier, et non hors du monde. Max Weber étudie notamment les liens entre ces pratiques et les croyances, en particulier celle en la prédestination, qui a constitué une incitation psychologique fondamentale. Dans une dernière partie, Max Weber étudie plus directement encore les liens de ces théologies avec l’esprit du capitalisme, pour montrer que la condamnation n’est pas celle des richesses, mais de l’inaction et du repos dans les richesses. Le travail est un commandement divin, et le gain pécuniaire, lorsqu’il est possible, est un devoir. Il cite à l’appui de cette thèse des interprétations de la parabole des talents qui ne laissent aucun doute : ce serait être un mauvais serviteur que de ne pas s’enrichir quand c’est légalement possible2. Cependant l’argent gagné ne doit pas être dévolu au confort quotidien, autrement dit il ne doit pas être consommé, mais réinvesti dans une épargne productive pour former un capital. Dans la perspective de Max Weber, le Moyen Âge apparaît sous un double aspect. Il sert d’abord en quelque sorte de contre-modèle avec lequel le protestantisme ascétique a rompu : L’“esprit capitaliste”, au sens que nous avons jusqu’à présent dégagé de ce FRQFHSW Q·D SX V·LPSRVHU TX·DX SUL[ G·XQH OXWWH GLIÀFLOH FRQWUH XQ PRQGH GH puissances hostiles. Une disposition d’esprit telle que celle qui s’exprimait dans les développements de Benjamin Franklin que nous avons cités et qui a rencontré l’approbation de tout un peuple aurait été proscrite tant dans l’Antiquité qu’au Moyen Âge : on y aurait vu l’expression de l’avarice la plus sordide et d’un mode GHSHQVpHWRXWVLPSOHPHQWGpJUDGDQW>«@3.
Cependant, et contrairement à des objections qui lui sont parfois opposées, Max Weber n’ignore ni l’évolution du discours des théologiens au cours du Moyen Âge, ni l’existence d’une forme de capitalisme à cette époque. C’est pourquoi il distingue très clairement entre formes et esprit du capitalisme : Mais d’un autre côté, il ne s’agit en aucun cas de soutenir une thèse aussi absurdePHQWGRFWULQDLUHTXHFHOOHSDUH[HPSOHTXLYRXGUDLWTXHO·´HVSULWFDSLWDOLVWHµ>«@ n’aurait pu naître queFRPPHpPDQDWLRQGHFHUWDLQHVLQÁXHQFHVGHOD5pIRUPH ou même que le capitalisme en tant que système économique serait un produit de la Réforme. Le simple fait que certaines formes importantes de gestion capitaliste des affaires soient notoirement nettement plus anciennes que la Réforme devrait VXIÀUHjIDLUHREVWDFOHXQHIRLVSRXUWRXWHVjXQWHOSRLQWGHYXH4.
Il peut donc exister des formes du capitalisme dans un mode d’esprit « traditionnel », et c’est précisément ce qui se produit au Moyen Âge. En effet l’évolution du
2. 3. 4.
Ibid., p. 214-216. Ibid., p. 30-35. Ibid., p. 90. Il avait développé et donné des exemples de cette distinction plus haut, p. 47-50.
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discours des clercs sur les activités économiques, selon Max Weber, ne constitue pas une introduction à l’esprit du capitalisme, mais relève simplement de la tolérance5, d’une accommodation6, d’une conception laxiste de la religion7. La pensée PpGLpYDOH UHVWH GDQV OH FDGUH G·XQH SHQVpH TX·LO TXDOLÀH GH © WUDGLWLRQQHOOH ª et qui consiste notamment à voir dans le travail une activité, au mieux indifférente, qui vise à acquérir le nécessaire pour ses besoins8. Cette conception du travail, de la profession, est un des éléments principaux de clivage avec l’éthique du protestantisme ascétique9. Le catholicisme médiéval apparaît donc avant tout, malgré l’attention portée aux moines, comme une forme de résistance à l’esprit capitaliste. L’idée dominante pour ce qui concerne le Moyen Âge est celle d’une hostilité de la “religion” au capitalisme, même si celle-ci n’a pas empêché tout développement capitaliste, et même s’il y a eu, à partir du XIIIe siècle, des accommodements. Un tel cadre n’est en lui-même pas novateur pour ce qui concerne le 0R\HQÇJHPDLVVRQLQÁXHQFHDpWpPDMHXUHGDQVO·KLVWRULRJUDSKLH Le cadre de compréhension du Moyen Âge est en effet resté longtemps proche de celui-ci, y compris chez des historiens parfois hostiles aux positions ou aux méthodes de Max Weber. Nous donnerons simplement quelques exemples pour illustrer cette situation, une présentation complète de l’évolution historioJUDSKLTXH GH OD ÀQ GX XIXe siècle à nos jours ayant déjà été faite par Giacomo Todeschini10. Dans sa synthèse sur l’Église et l’activité économique au Moyen Âge, John Gilchrist oriente largement sa problématique comme une réponse à Max Weber11. Son objectif est de montrer qu’il y a bien eu un esprit capitaliste au Moyen Âge dont l’Église n’a pas empêché le développement. Il insiste d’une part sur l’implication de l’Église comme agent économique, et d’autre part sur le
5.
Ibid., p. 37 : « Et quand s’effritait la tradition et que la liberté du gain s’introduisait de manière plus ou moins envahissante également au sein des groupements sociaux, cette nouvelle donne n’était généralement pas accompagnée d’une approbation et d’une empreinte éthiques, elle était simplement tolérée de fait et traitée comme éthiquement indifférente, voire fâcheuse, mais malheureusement inévitable » ; Ibid., p. 57-58 : « Et même lorsque la doctrine était plus accommodante encore, ce qui était notamment le cas d’Antonin de Florence, le sentiment n’avait cependant jamais complètement disparu que, avec O·DFWLYLWpRULHQWpHYHUVOHJDLQFRPPHXQHÀQHQVRLRQDYDLWDIIDLUHjXQpudendum, lequel devait être toléré uniquement en raison des ordres préexistants de la vie » ; Ibid., p. 58 : « dans le meilleur des cas, le travail par lequel ils gagnaient leur vie était, quand ils se situaient sur le terrain de la tradition religieuse, quelque chose de moralement indifférent, de toléré ». 6. Ibid., p. 57 (note 53) : « Chez ces auteurs, il s’agit, dans les faits, de doctrine éthique, non d’incitations individuelles pratiques, déterminées par des intérêts de salut ; et il s’agit en outre d’accommodement (comme on peut le voir très facilement), et non, comme dans le cas de l’ascèse intramondaine, d’argumentations dictées par des positions religieuses centrales » ; voir aussi n. 49, p. 122 sur les jansénistes. 7. IbidSQ©>«@FHVSRVLWLRQVODWLWXGLQDLUHVDXVHLQGXFDWKROLFLVPHpWDLHQWOHVSURGXLWVGH WKpRULHVpWKLTXHVVSpFLÀTXHPHQWlaxistes>«@ª 8. Ibid., p. 40 sq. 9. Voir notamment ibid., p. 200, ou dans l’$QWLFULWLTXHÀQDOH, ibid., p. 421. 10. G. TODESCHINI, Il prezzo della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico, Rome, 1994. 11. J. GILCHRIST, The Church and Economic Activity in the Middle Ages, Londres / Melbourne / Toronto / NewYork, 1969.
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fait que les théories de l’usure ou du juste prix, tout comme la représentation des marchands, n’ont pas été hostiles au développement économique. Cependant cette attitude de l’Église reste lue en termes d’ajustement ou d’adaptation du discours à la société. Dès l’introduction, J. Gilchrist évoque le « dilemme de l’Église médiévale », prise entre la condamnation des richesses et la défense de la propriété, singulièrement de la propriété ecclésiastique12. Plus loin, cette situation est analysée comme un « paradoxe auto-destructeur » qui oppose les condamnations évangéliques de la richesse et plus particulièrement des marchands, au soutien à la propriété privée13. L’idée centrale est qu’à partir du XIIe siècle, l’Église adapte son discours à des pratiques économiques nouvelles, qui s’étaient développées dans la société indépendamment d’elle : « Un changement dans le contexte économique conduit habituellement à un changement correspondant dans l’enseignement de l’Église. Le facteur du changement économique Q·DSDVUpVLGpGDQVOHFRQWU{OHGHO·eJOLVH>«@ª14. Les évolutions du discours de l’Église sont systématiquement présentées en termes de problèmes résolus. La croissance économique, et les nouvelles formes capitalistes, posent un problème à l’Église, dont l’enseignement semble inadapté ou dépassé, mais théologiens et canonistes adaptent ce discours pour le mettre en phase avec la société et ne pas bloquer son développement économique. Finalement les dernières pages du livre décrivent une Église qui a su établir un compromis avec le capital, et favoriser, « peut-être involontairement », l’essor du capitalisme, dans lequel d’ailleurs elle se compromet, puisque « la conséquence de cela a été un déclin progressif de la vie spirituelle de l’Église, de l’époque de saint François à celle de Luther »15. Cette idée est aussi présente dans l’approche de Raymond De Roover. À la suite de J. Schumpeter16, celui-ci a voulu montrer l’intérêt et la modernité des théories économiques médiévales en les comparant à celles des théoriciens classiques de l’économie. S’il ne nie pas qu’en certains domaines, notamment sur l’usure, les scolastiques ont pu contribuer à des blocages de l’économie à cause de l’absence de distinction entre le prêt à la consommation et le prêt pour l’investissement17, il s’attache à montrer d’une part comment l’Église a façonné les pratiques économiques, et d’autre part que les scolastiques ont découvert et compris des “lois” de l’économie18. Cependant ces résultats restent le fruit d’une évolution qui apparaît au XIIIe siècle et qui permet justement de surmonter des blocages nés d’un 12. Ibid., p. 6. 13. Ibid., p. 50-53 ; Ibid., p. 50 : This created the self-destructive paradox alluded to already. 14. Ibid., p. 23 : A change in economic circumstances usually led to a corresponding adjustment in the &KXUFK·VWHDFKLQJ7KHIDFWRURIHFRQRPLFFKDQJHGLGQRWOLHLQWKHFRQWURORIWKH&KXUFK>«@ 15. Ibid., p. 138-139 ; p. 138 : The consequence of this was a gradual decline in the spiritual life of the Church from the time of St. Francis to Luther. 16. J. A. SCHUMPETER, Histoire de l’analyse économique. I-L’âge des fondateurs, Paris, 1983 (1954). 17. R. DE ROOVER, La pensée économique des scolastiques. Doctrines et méthodes, Montreal / Paris, 1971, p. 76-79. 18. Pour une présentation synthétique de la démarche de De Roover : J. KIRSHNER, « Les travaux de Raymond de Roover sur la pensée économique des scolastiques », Annales. ESC, 30/2-3, 1975. p. 318-338.
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fond idéologique hostile à l’économie : « En économie politique, cette évolution prend même la forme de concessions de plus en plus grandes aux exigences de la pratique, surtout en matière d’usure. Il y a même eu deux tendances : celle des ULJRULVWHV>«@HWFHOOHGHVODWLWXGLQDLUHV>«@ª19. L’idée d’une adaptation de l’Église à une réalité qui la dépasse est aussi présente dans l’étude de Jacques Le Goff sur l’usurier : La bourse et la vie. L’usurier est en effet ici l’image du capitaliste auquel l’Église, en fonction de son enseignement traditionnel20, s’oppose, avant d’inventer le purgatoire, qui apparaît comme une voie de conciliation entre les valeurs du ciel et celles de la terre. Et si « un usurier en Purgatoire ne fait pas le capitalisme », c’est tout de même un pas dans cette direction21. Une des plus récentes synthèses sur la « pensée économique médiévale » s’inscrit dans la même optique22. Diana Wood, après avoir expliqué l’hostilité rédhibitoire de l’Église envers les activités économiques23, annonce que l’intention de son livre est de montrer comment, dès le Moyen Âge, ont pu naître des adaptations à l’économie, que seul un recul de la puissance de l’Église a rendu possible24. Avant elle, la somme produite par Odd Langholm, n’échappe guère à la même perspective25. Bien qu’il ait voulu éviter la recherche des “lois” de l’économie26, il aboutit à l’idée que les penseurs médiévaux, notamment grâce à l’introduction et à l’assimilation de la pensée aristotélicienne, font un pas important en direction d’Adam Smith27, suite à des « réorientations » et des « compromis »28. Il présente ainsi l’aboutissement d’une longue série de travaux qui se sont concentrés sur les analyses scolastiques de l’usure ou du juste prix29. Il existe certes de substantielles différences entre les différents travaux que nous venons de présenter sans nuances. Certains ne dépassent guère l’idée de 19. R. DE ROOVER, La pensée économique des scolastiques…, p. 19. 20. J. LE GOFF, La bourse et la vie. Économie et religion au moyen âge, Paris, 1986, p. 10 : Une lutte acharnée, quotidienne, jalonnée par des interdictions répétées, à la jointure des valeurs et des mentalités, a SRXUHQMHXODOpJLWLPDWLRQGXSURÀWOLFLWHTX·LOIDXWGLVWLQJXHUGHO·XVXUHLOOLFLWH 21. Ibid., p. 98. 22. D. WOOD, Medieval Economic Thought, Cambridge, 2002. 23. IbidS%HFDXVHPDWHULDOPDWWHUVZHUHWKRXJKWWREHRIVROLWWOHDFFRXQWWKH&KXUFKSXWDÀUP brake on economic development. It actively discouraged people from wanting to better themselves because to be socially ambitious, to want to be upwardly mobile, was a sin. 24. Ibid., p. 4 : Part of the aim of this study is to show how the attitudes of the scholastics to economic matters FKDQJHG²KRZWKHHFRQRP\ZDVMXVWLÀHGKRZWUDGHDQGPHUFKDQWVEHFDPHUHVSHFWDEOHDQGKRZWKH concept of legitimate interest on a laon became separated from the crime of usury. But all this could happen only when the nature of society changed, and when the control of the Church was weakened. 25. O. LANGHOLM, Economics in the Medieval Schools. Wealth, Exchange, Value, Money and Usury according to the Paris Theological Tradition, 1200-1350, Leiden / New-York / Köln, 1992. Il a ensuite étendu son étude aux pénitentiels : The Merchant in the Confessional. Trade and Price in the PreReformation Penitential Handbooks, Leiden / Boston, 2003. 26. Economics… p. 3-4. 27. Ibid., p. 564. 28. Ibid., p. 565. 29. Parmi les principaux : T. P. MCLAUGHLIN, « The Teaching of the Canonists on Usury (XII, XIII, and XIV Centuries) », Mediaeval Studies, 1, 1939, p. 81-147 et 2, 1940, p. 1-22 ; G. LE BRAS, « Usure », DTC, t. 15, 1950, col. 2316-2372 ; J. T. NOONAN, The Scholastic Analysis of Usury, Cambridge, 1957 ;
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l’extériorité de l’Église à l’économie, tandis que d’autres admettent qu’elle a contribué à la façonner. Certains ne voient en elle qu’une puissance conservatrice hostile à un développement économique conduit par une élite de marchands laïcs préhumanistes qui ont su libérer l’économie de son carcan théologique, tandis que d’autres la reconnaissent comme actrice, voire comme instigatrice de cette économie. Pour certains, elle a réussi à moraliser l’économie, pour d’autres elle O·DVWLPXOpHSRXUG·DXWUHVHQÀQHOOHQ·DIDLWTXHODEULGHU&HUWDLQVUHFRQQDLVVHQW des divergences au sein de l’Église, là où d’autres la conçoivent comme un bloc monolithique30. Mais l’idée d’une opposition entre le discours de l’Église sur les richesses et le capitalisme est largement partagée. Les travaux de Giacomo Todeschini rompent nettement avec ces approches31. En s’inspirant à la fois d’Ovidio Capitani et de Pietro Costa32, il a proposé une nouvelle façon d’aborder la question du discours économique de l’Église. Il suit O. Capitani dans sa volonté de distinguer une pluralité de discours au sein de l’Église, en soulignant notamment la différence entre franciscains et dominicains, et dans son souci de ne pas séparer l’approche “économique” de l’approche “politique” ou “religieuse”. Alors que les diverses études qui avaient recherché dans le Moyen Âge les origines de la pensée et des lois économiques modernes s’étaient penchées principalement sur les textes qui, à partir du XIIIe siècle, abordent directement la question de la nature de l’argent, ou du marché ou du juste prix – la volonté d’échapper à cette approche “généalogique” le pousse vers d’autres sources, en particulier théologiques, même si elles ne traitent pas directement d’économie. Il ressort de ses études une vision renouvelée du rapport de l’Église aux richesses ou aux activités économiques. Une idée centrale est que le discours
J. W. BALDWIN, 7KH0HGLHYDO7KHRULHVRIWKH-XVW3ULFH. Romanists, canonists and theologians in the 12th and 13th centuries, Philadelphie, 1959 ; A. SPICCIANI, Capitale e interesse tra mercatura e povertà QHLWHRORJLHFDQRQLVWLGHLVHFROL;,,,;9, Rome, 1990. 30. Pour une présentation plus précise : G. TODESCHINI, Il prezzo della salvezza…, chap. 6. 31. Le résumé qui suit des idées de G. Todeschini a été fait à partir des publications suivantes : « “Oeconomica franciscana”. Proposte di una nuova lettura delle fonti dell’etica economica medievale », Rivista di Storia e Letteratura Religiosa, 12, 1976, p. 15-77 ; « Quantum valet ? Alle origini di un’economia della povertà », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio Muratoriano, 98, 1992, p. 173-234 ; Il prezzo della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico, Rome, 1994 ; « I vocabolari dell’analisi economica fra alto e basso medioevo : dai lessici della disciplina monastica ai lessici antiusurari », Rivista storica italiano, 110/3, 1998, p. 781-833 ; « Linguaggi teologici e linguaggi amministrativi : le logiche sacre del discorso economico fra VIII e X secolo », Quaderni Storici, 1999, p. 597-616 ; « Linguaggi economici ed ecclesiologia fra XI e XII secolo : dai Libelli de lite al Decretum Gratiani », dans G. ROSSETTI et G. VITOLO (ed.), Medioevo Mezzogiorno Mediterraneo. Studi in onore di Mario Del Treppo, vol. 1, Naples, 2000, p. 59-87 ; I mercanti et il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, 2002 ; Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, 3DULV © /D ULÁHVVLRQH HWLFD VXOOH DWWLYLWj HFRQRPLFKH ª GDQV 5 GRECI, G. PINTO, G. TODESCHINI, Economia urbane ed etica economica nell-Italia medievale, Rome, 2005, p. 153-228. 32. Pietro COSTA, Iurisdictio. Semantica del potere politico nella pubblicista medievale (1100-1433), Milan, 20022 (1969).
IV. INCLURE. L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES RICHESSES
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économique se structure et se développe au sein du discours de l’Église et plus particulièrement dans le discours théologique et pénitentiel. La structuration de FHGLVFRXUVQ·HVWQLOHUHÁHWG·XQHLQÁXHQFHH[WpULHXUH²TXHFHVRLWFHOOHGHOD culture juive, ou celle d’Aristote dont G. Todeschini s’efforce de réduire l’importance – ni le résultat d’une tension entre clercs et laïcs. Le discours de l’Église ne se développe pas en réaction face au développement de pratiques sociales qui lui échappent, son origine se situe au sein du discours théologique lui-même. Pour montrer cela, l’historien italien se fonde d’abord sur l’étude des métaphores ou des structures linguistiques, en rejetant notamment une étude par auteur. Dans ce cadre, il renvoie régulièrement à certaines images évangéliques, comme celle de la multiplication des pains ou de la parabole des talents, et à des formules pauliniennes comme Ph 4, 12 (scio abundare« RX&Rsicut nihil habentes et omnia possidentes« ,OVHUpIqUHDXVVLDX[3qUHVGHO·eJOLVH pour montrer qu’ils sont à la source d’un langage des richesses ordonné autour de la circulation, de la dispensatio et du bon usage, opposé à l’avarice qui désigne la thésaurisation des richesses pour soi. Mais il étudie aussi le contenu du programme ecclésiastique, pour retrouver une forme de développement progressif de ce discours qui, parti de l’idée d’une forme de fonction publique de la richesse, se déploie ensuite en sacralisation des biens d’Église simultanément érigés en modèle de possession foncière, puis condamne ce qui pourrait nuire à cette propriété : l’usure et, avant elle, la simonie. À cet égard, après l’Antiquité tardive et le moment carolingien, l’époque de la Réforme dite grégorienne constitue une date charnière dans la structuration du GLVFRXUVpFRQRPLTXH(QHIIHWODUpÁH[LRQVXUODVLPRQLHTXLGpWHUPLQHFHTXL peut être vendu et ce qui ne saurait l’être, est interprétée comme une analyse de la valeur des choses et des logiques commerciales. Les concepts qui se mettent alors en place sont ceux qui se retrouvent ensuite dans la dénonciation de l’usure quand le discours de l’Église, poursuivant son extension progressive pour intégrer de nouveaux pans de la société, englobe pleinement le monde laïc et ne se contente pas de lui fournir un modèle de comportement. Une dernière étape capitale est liée à la mise en place d’un nouveau discours sur la pauvreté. Il était bien connu que des franciscains engagés dans des tendances rigoristes de pratiques de la pauvreté – comme Pierre de Jean Olieu ou Bernardin de Sienne – avaient eux-mêmes livré parmi les analyses les plus approfondies du marché, mais ce constat était généralement accompagné d’une expression de surprise voire d’incompréhension33. G. Todeschini, au contraire, relie les deux phénoPqQHV ,O PRQWUH FRPPHQW OD UpÁH[LRQ VXU OD SDXYUHWp FRQWLHQW HQ HOOHPrPH XQHUpÁH[LRQpFRQRPLTXH/·DEDQGRQGHODSURSULpWpUpVXOWHG·XQHDQDO\VHGHOD YDOHXUODFRGLÀFDWLRQMXULGLTXHGHODSDXYUHWpJpQqUHXQHUpÁH[LRQVXUOHQpFHVVDLUHHWOHVXSHUÁXHWSDUWLFXOLqUHPHQWVXUOHXUYDULDELOLWpHWGRQFVXUODYDULDELOLWp 33. Par exemple, dans une perspective plus générale : L. K. LITTLE, 5HOLJLRXV3RYHUW\DQG3URÀW(FRQRP\ in Medieval Europe, Londres, 1978, p. 216 : That the pauperes Christi VKRXOGKDYHVHUYHGWKHSURÀW economy n such direct and elemental ways remains a paradox, and a paradox that has not been perceived exclusively by modern eyes.
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
des valeurs. Ce n’est donc pas en opposition à l’exaltation de la pauvreté, mais par elle que le discours économique évolue. Cette structure est emblématique de la démarche de G. Todeschini qui replace à l’intérieur même des préoccupations ecclésiologiques la genèse de déterminations économiques nouvelles. Cette approche renonce donc à l’idée d’une oppostion fondamentale entre l’Église (ou le catholicisme) et les activités économiques. Ce faisant, elle s’oppose aussi à toutes les théories anthropologiques du Grand Partage, en renonçant aux oppositions entre rituel et rationnel, entre vertueux et utile, et, par là, entre économie du don et économie de marché. À nouveau, la démarche de G. Todeschini contribue à montrer comment une économie de marché, avec sa rationalité, peut être générée au sein d’une économie de la charité. Et il peut d’ailleurs s’appuyer pour cela sur les travaux d’A. Sen34. Ni adaptation d’une Église face à un développement commercial qui la débordait, ni passage d’un modèle économique à un autre : c’est bien une nouvelle lecture du Moyen Âge qui est ici proposée, et qui a ouvert la voie à de nombreuses études35. &HWWHDSSURFKHMXVWLÀHGRQFOHUHFRXUVDX[FRPPHQWDLUHVELEOLTXHVTXLQRXV l’avons vu, accordent une place majeure à la pauvreté et à l’Église, tout en étant confronté aux versets bibliques qui semblent condamner les richesses. D’ailleurs, G. Todeschini cite fréquemment les images évangéliques. Mais son approche, qui est elle-même une forme d’exégèse, soulève de nouvelles questions. Comment les exégètes médiévaux, spécialistes de la pluralité des sens et de la distinction entre des sens littéraux (historiques ou métaphoriques) et des sens allégoriques, réagissent-ils face à des textes évangéliques qui sont effectivement porteurs de logiques ou d’éléments de langage économiques ? Étant donné leur formation, ils ne peuvent être insensibles à ces potentialités des paraboles évangéliques, comment dès lors les abordent-ils ? Ces questions semblent d’autant plus importantes qu’au XIIIe siècle il existe un lien assuré entre exégèse et prédication. L’exégèse, comme préparation à la prédication, devrait être plus attentive à prendre en charge tous les aspects de la société, et notamment la dimension économique, à un moment où se développent de nouvelles formes commerciales justement dans les lieux où prêchent ceux qui rédigent ces commentaires. Ce sont ces questions que nous allons aborder : repoussant au chapitre suivant l’étude de la production des richesses, nous nous concentrerons ici sur leur possession, en essayant de montrer comment les exégètes ont bâti des modèles qui MXVWLÀHQWODSRVVHVVLRQHWO·DGPLQLVWUDWLRQGHVULFKHVVHV
34. Par exemple, A. SEN, « Des idiots rationnels », dans Éthique et économie et autres essais, Paris, 2008, p. 87-116. 35. Par exemple : G. CECCARELLI, Il gioco et il peccato. Economia e rischio nel Tardo Medioevo, Bologne, 2003 ; P. EVANGELISTI, I Francescani e la costruzione di uno Stato, Padoue, 2006 ; R. LAMBERTINI, Apologia e crescita dell’identità francescana (1255-1279), Rome, 1990 ; V. TONEATTO, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (IVe-début IXe siècle), PUR, Rennes, 2013 ; V. TONEATTO, P. ÿ(51,&, S. PAULITTI, L’economia monastica. Dalla disciplina del desiderio all’amministrazione razionale, Spolète, 2004.
IV. INCLURE. L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES RICHESSES
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1. QUIDAM HABENT ET NON AMANT : GENÈSE DE LA JUSTIFICATION DES RICHESSES Parmi les logia attribués au Christ, ceux qui sont prononcés à l’encontre des riches font partie des plus fameux. Trois d’entre eux sont particulièrement rigoureux et semblent exclure totalement la possibilité pour un riche d’être sauvé : Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux (Mt 19, 24). Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon (Mt 6, 24). Malheureux vous les riches car vous avez votre consolation (Lc 6, 24).
Malgré leur radicalité, ces propos ne posent pas aux commentateurs médiévaux d’importants problèmes, et ne conduisent pas à une condamnation des richesses. Il est pour eux évident que les riches peuvent être sauvés, et ils n’éprouvent pas GHGLIÀFXOWpSRXULQWHUSUpWHUFHVWH[WHVpYDQJpOLTXHVGDQVXQVHQVTXLUHQGHFH salut possible. Ils usent pour cela de quelques distinctions fondamentales que nous allons présenter.
1.1. Comment faire passer un chameau par le trou d’une aiguille… L’image du chameau qui peut passer plus facilement par le trou d’une aiguille qu’un riche n’entre dans le Royaume des cieux, est un des textes évangéliques les plus connus, et les plus surprenants – au moins à nos yeux. L’impossibilité ajoutée à l’incongruité conduit même de nombreuses personnes à douter de la qualité du texte – certains pensent qu’il s’agirait d’une corde et non d’un chameau, tandis que d’autres suggèrent encore l’existence d’une porte à Jérusalem appelée « le trou de l’aiguille »36. Si ces hypothèses sont parfois évoquées dans l’exégèse médiévale, ce n’est pourtant pas à cause du caractère hermétique de cette péricope. Bien que le commentaire de Jérôme fût traversé d’une tension entre deux options – celle de l’abandon total des biens, et celle de la possibilité d’être sauvé par le détachement intérieur37 – les commentateurs médiévaux, à la suite d’AuJXVWLQHWVXUWRXWGH%qGHGpSDVVHQWFHVGLIÀFXOWpV Augustin, contre les manichéens et contre les pélagiens, avait été conduit à défendre la légitimité des richesses, et nous avions vu à quel point il entendait dégager de tout contexte économique la notion de pauvreté38. De même, pour tous les textes qui ont trait à la richesse, il souligne régulièrement que ce mot désigne une attitude intérieure plutôt qu’un statut économique ou social. Ainsi dans les Questions sur les Évangiles :
36. Sur ces questions, S. LÉGASSE, L’Évangile de Marc, t. 2, Paris, 1997, p. 618. 37. Cette tension rappelle l’ambiguïté que nous avons soulignée dans le chap. 1. Sur les interprétations patristiques de cette péricope : Per foramen acus. Il cristianesimo antico di fronte alla pericope evangelica del ‘giovane ricco’, Milan, 1986. 38. Voir p. 45-48.
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Pourquoi dit-il : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » ? Le riche désigne ici l’homme cupide des choses temporelles, et qui s’enorgueillit d’elles. Les pauvres en esprit, à qui appartient le royaume des cieux, sont le contraire de ces riches39.
Ce commentaire revient à remplacer le terme biblique « riche » par « cupide » HW©RUJXHLOOHX[ª3DUFHVTXDOLÀFDWLIVO·LPSRUWDQWQ·HVWSOXVODULFKHVVHRXOD pauvreté, mais l’attitude intérieure, qui fait que des miséreux peuvent être plus “riches” que des gens opulents. Ce texte est une des multiples illustrations du passage qu’opère Augustin de l’avarice à la superbe40. Le commentaire de Bède utilise à la fois Jérôme et Augustin tout en introduisant une distinction fondamentale : Mais entre avoir de l’argent, et aimer l’argent, la distance n’est pas négligeable ! Nombreux en effet sont ceux qui en ont et qui ne l’aiment pas, nombreux ceux qui n’en ont pas et qui l’aiment. De même certains ont les richesses de ce monde et ils les aiment, tandis que d’autres se réjouissent de ne pas les avoir et de ne pas les aimer. Le statut de ces derniers est le plus sûr, eux qui peuvent dire avec l’Apôtre : ©/HPRQGHHVWFUXFLÀpSRXUQRXVHWQRXVDXPRQGHª41.
Par la différence entre « avoir » et « aimer », Bède distingue deux voies de salut : soit le mépris des richesses (ne pas les aimer), soit leur abandon, qui constitue la voie la plus sûre celle qu’ont suivi les moines. C’est fort de cette distinction qu’il aborde le verset suivant et répond au problème soulevé par Jérôme : comment se fait-il que des riches de l’ancien ou du nouveau Testament aient pu accéder au Royaume des cieux ? C’est soit qu’ils ont laissé toutes leurs richesses, soit qu’ils les ont comptées pour rien42. Dans les commentaires carolingiens de ces versets, cette distinction est tantôt simplement reprise, tantôt enrichie. Ainsi Christian de Stavelot, quand il s’adresse expressément aux laïcs, reprend la distinction de Bède en ajoutant la question de la puissance qui lui permet de construire un couple pauper / potens dans lequel le
39. Augustin, Quaestiones evangeliorum, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 44B, p. 111-112 : Quid est quod ait : Facilius est camelum per foramen acus transire, quam divitem intrare in regnum dei ? Divitem hic appellat cupidum rerum temporalium et de talibus superbientem. His divitibus contrarii sunt pauperes spiritu, quorum est regnum caelorum. 40. V. TONEATTO, Marchands et banquiers du Seigneur…, p. 108-111. 41. Augustin, Quaestiones evangeliorum, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 44B, p. 111-112 : Sed inter pecunias habere et pecunias amare non nulla distantia est. Multi enim habentes non amant, multi non habentes amant. Idem alii et habent et amant, alii nec habere nec amare se divitias seculi gaudent, TXRUXPWXWLRUVWDWXVHVWFXP$SRVWRORGLFHQWLXP1RELVPXQGXVFUXFLÀ[XVHVWHWQRVPXQGR. 42. Ibid., p. 328 : Si facilius est camelum ingentibus membris enormem angustum foramen acus penetrare quam divitem intrare in regnum dei, nullus ergo dives intrabit in regnum dei. Et quomodo vel in evangelio Matheus Zacheus, et Ioseph, vel in veteri testamento quam plurimi divites intraverunt in regnum dei, nisi forte quia divitias vel pro nihilo habere, vel ex toto relinquere domino inspirante didicereunt.
IV. INCLURE. L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES RICHESSES
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riche n’est pas seulement celui qui possède une richesse économique, mais celui qui doit aussi protéger le pauvre43. Le commentaire de Paschase Radbert est bien plus long et complexe. Il évoque ainsi, pour la rejeter, l’idée qu’il s’agit là simplement d’une hyperbole. Il mentionne ensuite d’autres explications, comme celle de la porte cachée et étroite de Jérusalem. Il développe aussi plusieurs interprétations allégoriques. Cependant avant d’évoquer ces hypothèses, il avait donné une interprétation de la formule conforme aux cadres habituels : En aucun cas donc, les richesses n’excluent les hommes du Royaume de Dieu, à condition d’en faire bon usage, de telle sorte que ceux qui les ont soient « comme s’ils n’en avaient pas et ceux qui en usent comme n’en usant pas » (1 Co 7, 29-31). (WOjFHQHVRQWSDVOHVULFKHVVHVTXLVRQWFRQGDPQpHVPDLVODGLIÀFXOWpG·HQWUHU TXLHVWPLVHHQDYDQWGHIDoRQJpQpUDOH&DUOHULFKHSHXWELHQTX·DYHFGLIÀFXOWp vaincre les passions de la chair et de son esprit, résister aux vices et aux crimes, et dispenser légitimement les biens qu’il possède44.
Ce paragraphe associe les deux idées les plus fréquentes : d’une part le bon usage des richesses, qui est exprimé ici avec le thème de la dispensatio ; d’autre SDUW OH GpWDFKHPHQW LQWpULHXU (Q HIIHW OHV GLIÀFXOWpV TXH GRLW YDLQFUH OH ULFKH concernent non seulement sa gestion des biens, mais de façon plus générale les passions de la chair et les vices dont on peut penser qu’ils sont liés aux richesses. Dans la Glose, les passages concernant le bon usage des richesses sont absents et il ne reste – outre les interprétations allégoriques dans lesquelles le chameau désigne soit le Christ qui porte nos péchés, soit les gentils qui entrent plus facilement que les juifs – que l’idée qu’il ne faut pas aimer les richesses, mais les mépriser et ne pas s’y attacher. Ainsi Mt 19, 22 (erat enim habens multas possessiones) est glosé : cum amore ; sur Mt 19, 23 (GLYHV GLIÀFLOH LQWUDELW), les gloses interlinéaires expliquent que le riche est ici l’amator divitiarum et qu’il HVWGLIÀFLOHGHPpSULVHUOHVULFKHVVHVQRQLPSRVVLELOHHVWVHGUDUXPTXLDGLIÀculter contemnuntur divitie) ; sur le verset suivant (facilius est camelum … quam divites« O·H[SOLFDWLRQUHQYRLHjO·eYDQJLOHGH0DUFTXLPHQWLRQQHTX·LOV·DJLW GXULFKHTXLSODFHVDFRQÀDQFHGDQVOHVULFKHVVHV45. Deux autres gloses marginales renvoient pour l’une à Jérôme quand il mentionne qu’il faut cesser d’être riche
43. Cf. Christianus Dictus Stabulensis, Expositio super Librum generationis, éd. R. B. C. HUYGENS, CC Cont. Med. 224, p. 360-364 ; sur le couple potens/pauper : K. BOSL, « Potens und Pauper. Begriffgeschichtliche Studien zur gesellschaftlichen Differenzierung im frühen Mittelalter und zum “Pauperismus” des Hochmittelalters », dans Alteuropa und die moderne Gesellschaft. Festschrift für Otto Brunner, Göttingen, 1963, p. 60-87 (traduction italienne dans O. CAPITANI (éd.), La concezione della povertà nel Medioevo, Bologne, 1974, p. 95-151). 44. Ibid., p. 960-961 : Nequaquam igitur divitiae excludunt homines a regno Dei si bene utantur ut qui habent eas sic sint quasi non habentes et qui utuntur quasi non utentes (1 Co 7, 29-31). Ubi non GLYLWLDHFRQGDPQDQWXUVHGGLIÀFXOWDVLQWUDQGLRPQLQRSUHGLFDWXU4XLDSRWHVWGLYHVOLFHWFXPGLIÀcultate, vincere passiones carnis ac mentis suae, vitiis ac facinoribus resistere et sua quae possidet legitime dispensare. 45. 1XOOXVGLYHVLQWUDELWLGHVWFRQÀGHQVLQGLYLWLLVXW,HVXVVHFXQGXP0DUFXPH[SRQLW.
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
pour entrer au ciel46, pour l’autre à Bède dont la distinction entre avoir et aimer est sous-entendue47. Ce sont exactement les mêmes thèmes qui se retrouvent dans la Glose sur Luc, avec pour seul ajout l’idée, reprise à Bède, que l’effort pour multiplier les richesses s’oppose à l’effort en vue de Dieu48. L’explication de l’image du chameau qui passe par le trou de l’aiguille n’a donc SDVVRXOHYpG·LPSRUWDQWHVGLIÀFXOWpVSRXUOHVFRPPHQWDWHXUVPpGLpYDX[,OHVWSDUfaitement admis que les richesses ne sont pas mauvaises en elles-mêmes et qu’il serait impensable que Jésus ait voulu condamner les riches à cause de leur richesse. Dès lors les commentateurs, en s’appuyant sur la version de Marc, distinguent entre avoir des richesses et les aimer. La solution générale proposée aux riches est simplement de ne pas s’attacher à leurs richesses. Quelques commentaires carolingiens ont introduit l’idée du bon usage des richesses, soit avec la pratique de l’aumône dans un commentaire (celui de Christian de Stavelot) qui s’adresse plus particulièrement aux laïcs, soit avec la pratique d’une bonne dispensatio dans un commentaire (celui de Paschase Radbert) qui est plus singulièrement destiné aux moines. Cependant la Glose Q·D UHSULV DXFXQH GH FHV GHX[ SURSRVLWLRQV HW PDLQWLHQW OD MXVWLÀFDWLRQ des richesses dans un cadre plus individuel que collectif : l’important est une attitude intérieure de l’individu, plus qu’une pratique sociale comme celle de l’aumône ou de la bonne gestion. Elle a, par ailleurs, explicitement rejeté la recherche des richesses, ce qui évoque l’impossible conciliation entre Dieu et Mammon.
1.2. Avoir ou servir : Dieu et Mammon Un autre logion de Jésus constitue une sévère mise en garde contre les richesses : celui qui dénonce l’impossibilité de servir Dieu et Mammon, et que l’on trouve dans le Sermon sur la Montagne chez Matthieu49, et entre la parabole de l’intendant malhonnête et celle de Lazare et du mauvais riche chez Luc50. 0RLQV HQFRUH TXH GDQV OH FDV SUpFpGHQW FHWWH SKUDVH QH VRXOqYH GH GLIÀFXOWpV pour les exégètes. Les commentaires de Jérôme, puis d’Augustin posent les fondements de la compréhension de ce passage. Jérôme se penche sur la question des richesses : (Q V\ULDTXH 0DPPRQ VLJQLÀH ULFKHVVHV « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon ». Que l’avare écoute, que celui qui porte le nom de chrétien écoute : il ne peut servir à la fois la richesse et le Christ. Et cependant il n’a pas dit : “celui qui possède les richesses”, mais “celui qui les sert”. Qui sert les richesses veille
46. 47. 48. 49.
Divites non manentes, sed qui esse desierunt intrabunt. De omnibus tutius est nec habere nec amare divitias. Qui multiplicandis divitiis incumbunt, alterius vite gaudia contemnunt. Mt 6, 24 : Nemo potest duobus dominis servire : aut enim unum odio habebit, et alterum diliget, aut unum sustinebit, et alterum contemnet. Non potestis deo servire et mammonae. 50. Lc 16, 13 : Nemo servus potest duobus dominis servire : aut enim unum odiet, et alterum diliget ; aut uni adhaerebit, et alterum contemnet. Non potestis deo servire et mammonae.
IV. INCLURE. L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES RICHESSES
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sur elles, comme un esclave ; qui a secoué le joug de leur servitude les distribue comme un maître51.
Comme dans l’image du chameau qui passe par le trou de l’aiguille, le problème posé ici n’est pas celui de la possession des richesses. Jérôme introduit la distinction entre posséder et servir qui sert de fondement aux commentaires postérieurs. $XJXVWLQHQULFKLWGHGHX[QXDQFHV OHV VLJQLÀFDWLRQVDWWULEXpHVj 0DPPRQ LO DMRXWH G·XQH SDUW TX·HQ ODQJXH SXQLTXH LO GpVLJQH SOXV SUpFLVpPHQW OH SURÀW (lucrum)52, et il l’assimile d’autre part au diable53. C’est par cette voie qu’Augustin retrouve l’idée que servir Mammon revient à se laisser dominer par lui. Augustin s’étend, en outre, sur la pénibilité des richesses : celui qui sert les richesses se soumet à un maître exigeant et dur54. Cette idée constitue un des clichés médiévaux : le souci engendré par les richesses rend la vie pénible. Bède articule les textes de Jérôme et d’Augustin, tout en reformulant la distinction entre avoir et servir : « En effet si nous aimons l’éternité, nous possédons tous les biens temporels parce que nous en avons l’usage, pas parce que l’on y est attaché (in usu non in affectu) »55. Cette formulation évite la question du don des richesses, et rejoint les distinctions entre avoir et aimer mises en œuvre sur Mt 19. Elle s’adapte ainsi au modèle monastique de ceux qui possèdent les biens tanquam nihil habentes. Parmi les commentaires carolingiens ceux de Christian de Stavelot et de Paschase Radbert utilisent ces distinctions de deux manières différentes. Le
51. Jérôme, In Mt., éd. É. BONNARD, SC 242, p. 137 : Mammona sermone syriaco divitiae nuncupantur. Non potestis Deo servire et mammonae. Audiat hoc avarus, audiat qui censetur vocabulo christiano non posse simul divitiis Christoque servire. Et tamen non dixit : qui habet divitias, sed qui servit divitiis. Qui enim divitiarum servus est, divitias custodit ut servus ; qui autem servitutis excussit iugum, distribuit eas ut dominus. (Trad. É. BONNARD, p. 137). 52. Augustin, De sermone Domini in monte libros duos, II, 14, 47, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 35, p. 138 : Mammona apud Hebraeos divitiae appellari dicuntur. Congruit et Punicum nomen ; nam lucrum Punice mammon dicitur. 53. Augustin, Quaestiones evangeliorum, II, 36, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 44B, p. 86 : Aut alteri adherebit et alterum contemnet, adhaerebit scilicet diabolo, cum quasi eius praemia temporalia sectatur, contemnet autem deum. 54. Augustin, De sermone Domini in monte libros duos, II, 14, 47 éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 35, p. 138-139 : Sed qui servit mammonae, illi utique servit qui rebus istis terrenis merito suae perversitatis praepositus magistratus huius saeculi a domino dicitur. Aut ergo hunc odio habebit homo et alterum diliget, id est deum, aut alterum patietur et alterum contemnet. Patitur enim durum et perniciosum dominum quisquis servit mammonae ; sua enim cupiditate implicatus subditur diabolo, et non eum diligit – quis enim diligat diabolum ? – sed tamen patitur. Sicut in maiore aliqua domo qui ancillae alienae coniunctus est propter cupiditatem suam duram patitur servitutem, etiamsi non diligat eum cuius ancillam diligit. 55. Bède, In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 300 : Si enim eternitatem diligimus, cuncta temporalia in usu non in affectu possidemus.
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premier, qui s’adresse aux riches laïcs, souligne l’importance du don56, tandis que le second ajoute au commentaire de Bède la notion de dispensatio57. La Glose s’inscrit aussi dans cette perspective : les gloses interlinéaires indiquent explicitement qu’il est permis d’avoir des richesses58 et mentionnent l’image du bon intendant (dispensator)59. Dans une perspective qui n’est pas neuve, la bonne intendance est opposée à l’avarice60. L’idée que Mammon est un démon devient courante – elle est présente aussi bien sur Matthieu que sur Luc. Toutefois, par rapport à la perspective de Paschase Radbert, la Glose sur Matthieu efface les éléments qui évoquent le plus le modèle monastique. De même, la Glose sur Luc reprend les éléments de Bède mais semble les inscrire dans un cadre qui n’est pas VSpFLÀTXHPHQWPRQDVWLTXH(OOHGpQRQFHHOOHDXVVLFODLUHPHQWO·DYDULFH61, et elle ajoute à la distinction in usu/in affectu, l’idée qu’il faut distribuer les biens62. La perspective de la Glose présente donc deux caractéristiques : le fait de souligner le thème de l’avarice – moins présent dans les commentaires carolingiens – et le fait de tendre à appliquer ce texte à toute la société, laïque ou cléricale. Par ailleurs, sur Matthieu, elle contient une condamnation de la thésaurisation, qui vient de Paschase Radbert, mais qui prend plus de force de sa formulation lapidaire63.
1.3. Malheureux vous les riches ? Les béatitudes telles qu’elles sont rapportées dans l’Évangile de Luc sont suivies de malédictions. La première d’entre elles vise directement les riches : « Malheur à vous, riches, car vous avez déjà votre consolation » (Lc 6, 24). Cette 56. Christianus Dictus Stabulensis, Expositio super Librum generationis, éd. R. B. C. HUYGENS, CC Cont. Med. 224, p. 163 : Aliud est habere divitias, aliud servire divitiis : qui servit divitiis non potest deo servire. Non dixit qui habet divitias : qui enim habet divitias et distribuit eas, ut Dominus dixit, ad eos qui eum hic recipiant in eterna tabernacula, et qui habent intelligentiam super egenum et pauperem, erunt in alia vita cum Iob, Abraham, David atque aliis qui et in hoc saeculo divitias habuerunt, et vitam eternam sibi mercati sunt ; qui autem serviunt diviciis et nulli bona largiuntur ex ipsis diviciis, nisi a quibus possint recipere in hoc saeculo, sepelientur cum divite sepultura aeterna, ut illic indigeant omnibus bonis. 57. Paschase Radbert, In Mt., éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56, p. 418 : Non enim dicit : Non potestis habere divitias et Domini militiam baiolare, sed signanter Non potestis Deo simul et divitiis servire. >«@ Aliud quippe est opes seculi habere, et aliud eis servire. Nam qui habet eas et legitime utitur ut dominus, dispensator potius est earum quam servus. 58. Sur Mt 6, 24 : Habere quidem licet. 59. ID. : Bonus dispensator non est servus. 60. ID. : 1RQGLFLWKDEHUHTXRGÀHULOLFHWXWEHQHGLVSHQVHWVHGVHUYLUHTXRGHVWDYDUL. 61. Sur Lc 16, 13 : Nemo servus : corripiens avariciam dicit amatores pecunie Deum amare non posse. 62. ID. : 4XLHWHUQLWDWHPGLOLJLWWHPSRUDOLDLQXVXQRQLQDIIHFWXSRVVLGHW,GHRGHEHWLVÀGHOLWHUGLVWULEXHUH ut domini temporalium non ut servi, quia simul non potestis servire Deo et pecunie. 63. Sur Mt 6, 24 : Non possum thesaurizare et Deo servire. La formule de Paschase Radbert était la suivante : In Mt., éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56, p. 416 : Ac si dicat : Non potestis solum ut videamini coram hominibus bona agere atque ex his Deo placere. Neque potestis in terris thesaurizare simul et in celestibus ea recondere. Neque sine dubio vitiis et virtutibus deservire quibus alternis partibus recte vel deo servitur vel diabolo.
IV. INCLURE. L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES RICHESSES
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phrase constitue un troisième passage susceptible d’être interprété dans un sens hostile aux riches et aux richesses. Mais une nouvelle fois, ce n’est pas le cas. Ainsi dans son commentaire de Luc, Ambroise commence même par mentionner que les richesses peuvent être une aide à la vertu : « Encore que l’abondance des richesses renferme bien des sollicitations au mal, il s’y trouve aussi plus d’une invitation à la vertu »64. En effet ceux que le Christ condamne ne sont pas ceux qui ont des richesses, mais ceux qui ne savent pas en user65. Les richesses terrestres sont destinées à l’usage commun (communem usum), et les riches doivent rendre grâce à Dieu des biens reçus et les mettre en circulation66. « Ce n’est donc pas la fortune mais le sentiment qui est en cause »67. Se retrouvaient donc dans ce commentaire les deux démarches observées pour les autres passages sur les riches : la distinction entre la possession et l’attachement, et la question de l’usage. Par ailleurs, Ambroise évoquait un autre aspect : l’idée que les richesses n’apportent pas une véritable consolation, y compris dans le présent, parce qu’elles s’accompagnent d’angoisse. Il donnait aussi une interprétation allégorique dans laquelle les riches désignent les philosophes, les juifs ou les hérétiques68. Malgré une formulation différente, les mêmes principes se retrouvent dans le commentaire de Bède : « Il faut noter ici que ce ne sont pas les richesses qui sont incriminées, mais l’amour des richesses »69. En effet le riche doit mépriser les richesses ou faire des dons70. Ce verset biblique est donc ici à la fois une mise en garde adressée aux riches, et un appel à faire un bon usage des richesses. C’est aussi pour servir d’avertissement aux riches que Grégoire le Grand suggérait d’utiliser ce verset71. La Glose reprend à Ambroise ses interprétations allégoriques, et à Bède la phrase sur l’amour des richesses et la mise en garde contre les riches72. 64. Ambroise, In Lc., éd. G. TISSOT, SC 45Bis, p. 207 : Licet in pecunariis copiis multa sint lenocinia delictorum, pleraque tamen sunt etiam incentiva virtutum. 65. ID. : Tamen non eos qui habent divitias, sed eos qui uti his nesciant sententiae caelestis auctoritate condemnat. 66. Ibid.S>«@ita hic criminosior dives, qui vel de eo referre gratiam deo debuit quod accepit, nec censum ad communem usum datum sine usu abdere defossisque terrae incubare thesauris. 67. ID. : Non census igitur, sed adfectus in crimine est. 68. Ibid., p. 208. 69. Bède, In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 141 : Ubi notandum quod non tam divitiae quam divitiarum amor in culpa est. 70. ID. : Non enim omnis qui habet divitias sed, ut Ecclesiastes ait, qui amat divitias fructus non capiet ex eis, quia qui habita temporalia, vel animo contemnere vel pauperi nescit erogare, usu quidem horum delectatur ad presens, sed fructu quem dando poterat adquirere carebit in posterum. 71. Grégoire le Grand, Regula pastoralis, éd. F. ROMMEL, C. MOREL, B. JUDIC, SC 382, p. 268-269 : Talibus ergo rectum quod dicitur, tanto rectius iubetur, quanto et in rebus transitoriis altitudine cogitationibus intumescunt. De hic in Evangelio Dominus dicit : Vae vobis divitibus >«@. Offerenda est ergo ei consolatio, quos caminus paupertatis excoquit ; atque illis inferendus est timor, quos consolatio gloriae temporalis extollit >«@. Plerumque tamen personarum ordinem permutat qualitas morum, ut sit dives humilis, sit pauper elatus. 72. Sur Lc 6, 24 : Veruntamen vae vobis divitibus : cum supra regnum celorum pauperum esse dicatur, ex opposito apparet quia ab hoc regno se alienat qui consolationem querit in temporalibus. Nec tam divitie quam amor divitiarum in culpa est.
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
Les principales paroles évangéliques susceptibles d’être utilisées contre les riches ou les richesses, ont donc rapidement fait l’objet d’interprétations qui évitent ces perspectives. Dès les commentaires patristiques, ont été mises en place des distinctions qui sont ensuite systématiquement reprises et parfois approfondies à l’époque carolingienne. La thématique principale est la distinction entre la possession des richesses et l’attachement à elles, entre avoir et aimer. C’est en effet la clé essentielle de la compréhension du discours évangélique sur les richesses : la question n’est pas extérieure – le fait d’avoir ou non des biens – mais intérieure – le fait d’être attaché ou non aux biens terrestres. La deuxième thématique est plutôt secondaire : les richesses ne sont pas mauvaises si l’on en fait un bon usage, car elles sont faites pour être utilisées. C’est de ce point de vue que l’époque carolingienne voit quelques approfondissements, avec notamment l’importance accordée aux bonnes œuvres par Christian de Stavelot et à la dispensatio par Paschase Radbert. Toutefois ces deux derniers aspects ne sont pas systématiquement repris dans la Glose, qui souligne surtout l’aspect intérieur plutôt que l’aspect collectif. D’ailleurs, ces discours sur le bon usage restent tout de même très vagues et évoquent peu la circulation elle-même. Le texte le plus consistant et le plus cohérent était celui d’Ambroise, porteur d’une véritable signiÀFDWLRQVRFLDOHGHVULFKHVVHV73. Mais cette structure n’est pas reprise. De même, la question des donataires est absente. Il n’est ainsi jamais question des pauvres (sinon indirectement dans le commentaire de Christian de Stavelot). Même dans les commentaires carolingiens, époque où pourtant la possession ecclésiastique HVWMXVWLÀpHSDUVDIRQFWLRQGHUHGLVWULEXWLRQHQIDYHXUGHV©SDXYUHVªFHWDVSHFW social de la richesse n’apparaît pas directement dans les commentaires. L’angle principal d’approche reste celui du détachement intérieur. Cette thématique, dont il est notable qu’elle s’adapte bien aux exigences monastiques, puisque les moines, tout en vivant dans une communauté riche, doivent se détacher de cette richesse – se retrouve dans la Glose appliquée aux laïcs.
2. DE LA JUSTIFICATION DES RICHESSES À LA MISE EN GARDE DES RICHES 2.1. Un nouveau regard sur la richesse au XIIe siècle ? Le XIIe siècle voit l’apparition et le développement de la thématique de la pauvreté volontaire, comprise comme un détachement réel par rapport aux biens, et non comme un simple abandon de la propriété individuelle. Dans quelle mesure FH GLVFRXUV QRXYHDX VXU OD SDXYUHWp DWLO SX LQÁXHQFHU FHOXL VXU OD ULFKHVVH" Est-ce qu’il a eu pour conséquence une mise en garde plus virulente contre les biens de ce monde ? Le XIIe siècle est aussi celui de la croissance urbaine et économique. Les commentateurs, actifs dans les écoles urbaines au cœur de la cité, sont 73. Sur Ambroise, voir : J.-M. CARRIÉ, « Pratique et idéologie chrétiennes de l’économique (IVeVIe siècles) », Antiquité tardive, 14, 2006, p. 17-26 (p. 21).
IV. INCLURE. L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES RICHESSES
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les témoins du développement d’une nouvelle richesse fondée sur le commerce et ancrée dans la monnaie. Ces mutations s’accompagnent-elles d’un nouveau regard sur la richesse dans les Évangiles ? De la lecture des commentaires du XIIe siècle sur les trois passages étudiés ci-dessus ressort l’idée d’une mise en garde plus nette contre les richesses, et surtout contre l’avarice, sans pour autant qu’il y ait de changements majeurs dans les grandes lignes d’interprétation sur ce sujet. L’avertissement sur le danger des richesses se manifeste à cinq aspects : la part du discours consacrée à la légitimation de la possession des richesses diminue ; le lien entre la cupidité et l’idolâtrie prend au contraire plus de place ; la condamnation de l’avarice se fait plus présente ; des appels à la pauvreté apparaissent ; un certain scepticisme se fait jour sur l’existence de riches justes. Nous avons vu que jusqu’à la Glose, un des objectifs des commentaires sur les trois versets étudiés était systématiquement de montrer que la possession des richesses n’était pas condamnée. Cette idée n’est pas niée par les exégètes du XIIe siècle. Elle occupe néanmoins une place plus réduite dans leurs commentaires. Ainsi dans le passage sur l’impossibilité de servir Dieu et Mammon, les distinctions entre avoir et servir, ou entre avoir des richesses et les aimer, sont passées sous silence dans les commentaires d’Alençon 26, de Geoffroy Babion, et de Pierre le Mangeur. De plus, certains commentateurs entendaient s’opposer à des conciliations trop faciles entre Dieu et Mammon : À ce point celui-ci ou un autre dirait ceci : si les bonnes actions deviennent mauvaises à partir du moment où elles sont faites en vue des biens temporels, alors moi je les ferai à la fois pour l’Église et pour les biens temporels. À cela le Seigneur répond : « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres »74.
*HRIIUR\ %DELRQ HQ WDQW TX·pYrTXH V·HVW HIIRUFp QRQ VDQV GLIÀFXOWpV GH réformer le chapitre pour y introduire une pratique plus grande de la pauvreté. Ce GLDORJXHÀFWLISUHQGLFLWRXWVRQVHQV,OPHWSUREDEOHPHQWHQVFqQHXQRSSRVDQW à la réforme soutenant que l’on peut servir Dieu tout en conservant les richesses. La citation de Mt 6, 24, telle que les commentaires la comprenaient, ne s’opposait pas à cette argumentation. En ne citant pas les distinctions de Jérôme ou de Bède, Geoffroy Babion peut au contraire utiliser ce propos évangélique dans un sens favorable à la réforme et à la pauvreté. Par ailleurs, une glose marginale mentionnait qu’il n’y a pas de moyen terme : toute action est faite soit par amour de Dieu, soit au service du diable75. Cette remarque suscite des discussions approfondies dans les commentaires de Pierre le Mangeur76 et Pierre le Chantre77.
74. PL 162, 1311 : Adhuc diceret ille vel aliquis : si propter intentionem temporalium bona sunt mala, ego etiam faciam bona, et propter Ecclesiam et propter temporalia. Ad hoc Dominus ait : Non potestis duobus dominis servire. 75. Sur Mt 6, 24 : Nihil est medium. Quicquid enim facis, aut ex amore Dei, vel ex servitute diaboli. 76. Pierre le Mangeur, BnF lat. 620, f. 35rb. 77. Reims BM 50, f. 57.
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De même que les commentaires tendent à creuser la distance entre Dieu et 0DPPRQGHPrPHLOVVRXOLJQHQWSOXVQHWWHPHQWODGLIÀFXOWpSRXUXQULFKHG·rWUH sauvé78(WF·HVWLPSRVVLEOHSRXUO·DYDUHTXLGHYLHQWXQHÀJXUHIDPLOLqUHGHVFRPPHQWDLUHVOHVTXHOVUHÁqWHQWHQO·RFFXUUHQFHXQHWHQGDQFHJpQpUDOHGXVLqFOHTXL met en avant les péchés capitaux et la dénonciation de la cupidité79. Ainsi Zacharie GH%HVDQoRQTXDOLÀHODSpULFRSHGH0WGHsermo de avaro80. Dans la Regula pastoralis, Grégoire le Grand suggérait de mettre en garde les riches contre la superbe81. Dans une société où les riches étaient généralement les puissants, cette démarche était bien compréhensible. Au XIIe siècle, alors qu’apparaît une nouvelle richesse, qui n’est pas fondée sur la possession foncière et qui n’appartient pas aux puissants, la mise en avant du vice de l’avarice pourrait témoigner d’une adaptation à la société urbaine, et de la volonté d’avertir ces “nouveaux riches”. D’ailleurs les commentaires tendent à s’intéresser aussi, à côté de la question de la possession des richesses, à celle de leur acquisition. C’est dans ce cadre que le lien entre richesse, avarice et idolâtrie est renforcé. Bruno de Segni est explicite : « Qui, sinon l’avare, est au service de Mammon ? L’avare donc méprise Dieu et l’a en haine. 3RXUTXRLFHOD"3DUFHTX·LOVHUWOHVLGROHV>«@ª82. Le commentaire d’Alençon 26 considère Mammon comme le « diable des richesses »83. Zacharie de Besançon évoque la mauvaise acquisition des biens, qui est une façon d’adhérer à l’œuvre du diable84. Dans le Verbum abbreviatum3LHUUHOH&KDQWUHUHSUHQGFHVUpÁH[LRQV De même le Seigneur dans Matthieu : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon », c’est-à-dire l’avarice, qui est désignée sous le nom des richesses qui l’engendrent et la nourrissent. Ou plutôt celles-ci sont désignées par le nom du démon qui préside aux richesses mal acquises, lesquelles sont obtenues grâce au diable et conservées avec ténacité sous l’effet de l’avarice et de la cupidité85.
78. Par exemple dans l’Histoire Scolastique ; PL 198, col. 1588 : )DFLOLXV VLJQLÀFDW KLF PLQXV SRVLWLYR VXL FRQWUDULLLGHVWPLQXVHVWGLIÀFLOHTXLDPLQXVHVWLPSRVVLELOH3RWHVWHQLP'HXVIDFHUHXWFDPHOXVWUDQVHDW per foramen acus, nullo obstante. Avarum vero, qui hic nomine divitis intelligitur, ponere in gloria, si potest de potentia, de iustitia non potest. Gradus vero comparationis inter impossibilia, ne mireris. Impossibilius enim est equum converti in lapidem, quam in asinum cui est accommodatior naturaliter, quam lapidi. 79. C. CASAGRANDE, et S. VECCHIO, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, 2003 (2000), p. 297 ; L. K. LITTLE, « Pride Goes before Avarice : Social Change and the Vices in Latin Christendom », The American Historical Review, 76/1, 1971, p. 16-49. 80. PL 186, col. 334 : Occasione huius habentis divitias, ingreditur sermonem de avaro sub nomine divitis. 81. Grégoire le Grand, Regula pastoralis, éd. F. ROMMEL, C. MOREL, B. JUDIC, SC 382, p. 268 : Aliter inopes atque aliter locupletes ; illis namque offerre consolationis solacium contra tribulationem, istis vero inferre metum contra elationem debemus. 82. PL 165, col. 121-122 : Quis enim servit mammonae, nisi avarus ? Avarus igitur Deum contemnit et odio habet. Unde hoc ? Quia idolis servit>«@ 83. Alençon BM 26, f. 119v : Per mammona proprie diabolum diviciarum debemus intelligere. 84. PL 186, col. 145 : Lucas habet adherebit ubi Mattheus dicit sustinebit. Et utrumque respicit ad diabolum, cui male acquirentes divitias adherendo, sustinent illum. 85. Pierre le Chantre, Verbum abbreviatum, éd. M. BOUTRY, CC Cont. Med. 206, p. 123 : Item Dominus in Mattheo : Non potestis Deo servire et Mammone, id est avaricie, que nomine diviciarum que eam pariunt et fovent designatur ; immo potius nomine demonis qui preest diviciis male acquisitis divicie nuncupantur, que per diabolum adquiruntur et per avariciam et cupiditatem tenaciter conservantur.
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Dans ce passage, Pierre le Chantre hérite de deux tendances déjà observées : le passage du riche à l’avare, et le lien entre les richesses, l’avarice et le diable. /·HQVHPEOH GHV LQÁH[LRQV SUpVHQWHV GDQV OD WUDGLWLRQ H[pJpWLTXH GHSXLV OD moindre place accordée au discours de légitimation des richesses, jusqu’au rapprochement systématique entre les richesses et le diable, tendent à proposer une lecture plus dénonciatrice des passages évangéliques sur les richesses. Le changement reste toutefois ténu : le problème central demeure celui de l’attachement aux richesses. La dénonciation directe du danger des richesses reste rare. En fait, seul le commentaire de Pierre le Chantre met régulièrement en avant le danger des richesses. Dans la dernière citation s’opère une forme de diabolisation de la richesse, porteuse de vices, puisque ce sont les richesses qui engendrent elles-mêmes l’avarice. Dans le commentaire sur Mt 19, il souligne que les exemples de riches miséricordieux et méprisant les richesses sont rares86. Sur Lc 6, 24, il appelle à se contenter du nécessaire et à distribuer le reste aux pauvres87. Nous avions vu que Pierre le Chantre était déjà le commentateur du XIIe siècle qui insistait le plus sur l’importance de la pauvreté. Son discours sur ODULFKHVVHFRQÀUPHFHWWHSHUVSHFWLYH,OGHPHXUHWRXWHIRLVLVROpGDQVO·H[pJqVH du XIIe siècle. Est-ce que la production de commentaires par les frères mendiants PRGLÀHFHWWHVLWXDWLRQ"
2.2. (QWUHDGPRQHVWDWLRQVHWMXVWLÀFDWLRQVDXXIIIe siècle L’exégèse du XIIIe siècle sur ces péricopes poursuit le mouvement observé au XII siècle : l’admonestation des riches ne remet pas en cause le cadre interprétatif hérité de l’époque patristique. Plusieurs commentaires saisissent l’occasion de ces versets bibliques pour fournir aux prédicateurs la matière de sermons susceptibles de mettre en garde contre les richesses. La Postille dominicaine, sur Mt 6, 24 construit ainsi un discours sur les riches et les richesses organisé en trois temps. Elle oppose d’abord riches et pauvres : les premiers ont leur consolation contre les misères du monde, mais celles-ci sont l’instrument du salut des riches. Le renversement entre ce monde et le suivant constitue une mise en garde adressée aux riches88. Dans un deuxième e
86. Reims 50, f. 139ra : Rarum invenitur exemplum dives misericors et contempnens divitias. 87. Reims 50, f. 45ra. 88. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 166vb : Qui habetis consolationem vestram : Glossa : contra necessarias temporis miserias. Miseriae enim temporales necessariae, id est utiles sunt ad coercendas carnis illecebras. >«@ Consolation enim talis via est ad perpetuum cruciatum, sicut econtrario tribulatio temporalis via est ad eternam consolationem. Unde infra 16 dicit Abraham diviti in inferno : Fili recordare. >«@ Siquidem calix in manu Domini vini meri plenus mixto, et inclinavit ex hoc in hoc et facta est commutatio, quia tristitia pauperis versa est in gaudium, et gaudium divitis in moerorem. 8QGH GLFLW -F /XJHWH GLYLWHV HW HVWRWH PLVHUL TXLD ULVXV YHVWHU YHUWHWXU LQ OXFWXP HW JDXGLXP in moerorem.
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temps, elle dénonce les illusions des richesses qui ne sont que des simulacres89. Les malheurs des riches ici-bas (la peine pour acquérir, la crainte pour conserver, et la douleur de la perte), et dans l’au-delà forment le troisième temps de ce discours qui réunit ainsi tous les éléments pour bâtir un sermon ad status adressé aux riches90. Le commentaire d’Albert le Grand sur ce verset fournit plus encore de citations et d’arguments pour mettre en garde contre le danger des richesses91. De manière générale, les exégètes du XIIIe siècle semblent condamner plus vigoureusement les richesses. La Postille DIÀUPH TX·LO Q·H[LVWH SDV GH PR\HQ terme entre Dieu et les richesses et qu’il est impossible de concilier les deux. Et DÀQGHIDFLOLWHUODFRQVWUXFWLRQG·XQVHUPRQHOOHDSSRUWHSRXUMXVWLÀHUFHODjOD fois des comparaisons imagées et des arguments rationnels92. Albert le Grand93 et Bonaventure94 s’inscrivent dans la même perspective. Diverses citations soulignent le mal inhérent aux richesses. L’une d’elles, reprise par Hugues de Saint-Cher, provient des Homélies sur Matthieu95 de Jean Chrysostome : Les richesses nous nuisent non seulement parce qu’elles arment les voleurs contre nous et nous obscurcissent l’esprit, mais aussi parce qu’elles nous arrachent du service de Dieu pour nous jeter en leur captivité. C’est pourquoi celui qui veut aimer Dieu doit nécessairement détester les richesses ; et celui qui veut suivre les commandements de l’avarice, il est nécessaire qu’il méprise les commandements divins96.
Les commentaires sur Mt 19 citent quant à eux souvent des phrases extraites du chapitre six de /·(QWUHWLHQGH6LPRQ3LHUUHDYHF-pVXV, dans lequel Bernard de
89. ID.>«@Hec est consolatio somniantis, quam habent divites huius mundi>«@Optime dicit imaginem, quia sicut somnians non videt res sed imagines rerum, et tamen credit se videre res, ita divites credunt se habere divitias veras, cum tamen non habeant nisi imaginativas sive phantasmaticas divitias. 90. ID. : Est etiam divitibus triplex vae in presenti. Vae laboris in acquirendo, vae timoris in custodiendo, vae doloris in deserendo >«@ Et hoc triplex vae perpetuabitur in inferno, quia erit ibi labor sine requie, timor sine spe, dolor sine consolatione, et ideo non dicit est vel erit. 91. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, Paris, 1894, vol. 22, p. 417-418. 92. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 229r : Et alterum, id est Deum, diliget, quia nihil medium. >«@ Multis tamen sunt qui utrisque servire laborant >«@. Utrumque enim sequi impossibile est >«@. Quis enim unus existens, diversorum corporum pars est ? Una avis quomodo potest duobus nidis incubare simul ? Una rota quomodo potest duobus curribus in servire ? Unus bos quomodo portabit duo iuga simul, quomodo arabit ? >«@ Huius autem impossibilitatis quatuor sunt rationes. Prima est contrarieWDVRIÀFLRUXP>«@. Secunda ratio est diversitas locorum >«@. Tertia ratio est diversitas ministrorum >«@. Quarta ratio est unitas temporis, quia uterque Dominus vult sibi serviri toto tempore >«@. Sed multi conantur contra hanc impossibilitatem, volentes arare in bove et asino>«@ 93. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, Paris, 1894, vol. 22, p. 429-431. 94. Bonaventure, In Lc., dans Opera Omnia, t. 7, p. 410-411, § 21-24. 95. PG 57, col. 295. 96. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 26ra : Non solum in hoc nocent divitie, quia latrones armant contra nos, et intellectum obtenebrant, sed quia a servitute Dei nos expellunt in suam captivitatem. Ideo qui vult Deum amare, necesse est ut odiat divitias, et qui vult mandata avaritiae facere, necesse est ut contemnat Dei mandata.
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Clairvaux (ou Geoffroy d’Auxerre), dénonce l’argument selon lequel il est légitime de posséder des richesses puisque les patriarches en ont eu d’importantes97. (QÀQ$OEHUW OH *UDQG LQWURGXLW DXVVL O·DGDJH VHORQ OHTXHO © WRXW ULFKH HVW VRLWLQLTXHVRLWÀOVG·XQKRPPHLQLTXHªTXLODLVVHSHQVHUTXHOHVULFKHVVHVQH peuvent s’obtenir sans injustice98. Néanmoins, et une analyse plus précise de ce EUHI SDVVDJH OH FRQÀUPH FHV WKpRORJLHQV QH UHPHWWHQW SDV HQ FDXVH OHV SURFpGpV TXL SHUPHWWHQW GH MXVWLÀHU OD SRVVHVVLRQ GH ULFKHVVHV LOV YDORULVHQW FHUWHV l’abandon de celles-ci – et l’on en attendait pas moins de la part de frères mendiants – sans appeler l’ensemble de la société à les suivre. Chaque commentaire, sur chacune des péricopes, souligne que c’est l’avarice ou l’amour des richesses qui est condamnable et non leur possession. Le commentaire de Bonaventure sur la péricope du jeune homme riche est frappant : les mots “riche” et “richesse” en sont absents car il n’est question que d’avarice et de cupidité, en un discours qui, d’ailleurs, est susceptible de s’appliquer aussi bien aux mineurs qu’aux laïcs, riches ou pauvres99. L’étude de l’interprétation des principales sentences évangéliques contre les riches au cours du Moyen Âge révèle donc avant tout une grande stabilité dans les objectifs et l’argumentation. Le refus de condamner un groupe social – en l’occurrence celui des riches – ou même seulement de constituer un tel groupe, est le principe fondamental de compréhension de ces passages. En aucun cas, les commentateurs n’admettent que Jésus ait pu vouloir condamner les riches en raison de leur condition économique. Cette position a donc conduit rapidement à la mise en place de démarches discursives visant à légitimer la possession des richesses. De ce point de vue aussi, la stabilité est remarquable, puisque le choix se fait toujours entre les deux mêmes arguments : la question de l’intériorisation qui fait distinguer avoir des richesses et les aimer ; et celle du bon usage qui légitime la possession. Cette stabilité est le signe que les commentaires de ces passages révèlent avant tout des lieux communs : les richesses sont dangereuses certes, mais elles ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, l’important est de ne pas s’y attacher et d’en faire un bon usage. Au cours des plusieurs siècles étudiés, apparaissent toutefois quelques lentes évolutions. La principale consiste dans la mise en évidence du danger que constituent les richesses. Certes tous les théologiens en étaient conscients, mais 97. Geoffroy d’Auxerre, /·HQWUHWLHQGH6LPRQ3LHUUHDYHF-pVXV, éd. H. ROCHAIS, Paris, SC 364, p. 80-82. 98. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, Paris, 1894, vol. 22, p. 417 : Veruntamen. /LFHWLWDEHDWLÀFHP bonos, quia tamen mali promissionibus non trahuntur, sed potius minis punguntur : ideo vae comminationis aeternae, vobis, discretive, divitibus, voluntate et possessione : quos possident divitiae, et LGHRYRVYRELVVXIÀFHUHUHSXWDWLV2PQLVHQLPGLYHVDXWHVWLQLTXXVDXWKDHUHVLQLTXL4XLDVLYROXQtate dives est, habens cor sepultum in divitiis, iniquus est >«@. Si autem non habet cor ad divitias, sed vere pauper est voluntate, et habitu dives, tunc est haeres iniqui. Quia quod omnibus in communi ad usum datum est, ipse possidet ut dispensator. Lc 16, 9 : Facite vobis amicos de mammona iniquitatis, ut cum defeceritis, recipiant vos in aeterna tabernacula. De divitibus tamen voluntatem ad divitias habentibus loquitur. 99. Bonaventure, In Lc., dans Opera Omnia, t. 7, p. 464.
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beaucoup de commentaires antérieurs au XIIe siècle, préoccupés avant tout par la OpJLWLPDWLRQGHVULFKHVVHVDÀQG·pYLWHUODUHPLVHTXHVWLRQGHWRXWO·RUGUHVRFLDOQH le soulignaient pas. Cette attitude change au XIIe siècle, et entre Pierre le Chantre et Bonaventure, la mise en garde contre les dangers nés de la possession des richesses devient courante. Ce mouvement peut s’interpréter à la fois comme une réponse, de la part de maîtres actifs dans de grandes villes marchandes, au développement d’une nouvelle richesse, et comme le signe que le commentaire biblique est de plus en plus lié à une prédication, qui utilise, entre autres ressorts, la crainte. Toutefois cette démarche ne vise pas à condamner les riches ou les richesses, mais bien à OHVDGPRQHVWHUSRXUTX·LOVPRGLÀHQWOHXUVFRPSRUWHPHQWVQRQSRXUTX·LOVDEDQGRQQHQW OHXUV ULFKHVVHV /H FDGUH À[p GqV O·pSRTXH SDWULVWLTXH FRQWLQXH GRQF j servir de référence et la possession des richesses n’exclut pas du salut. Ils doivent FHSHQGDQWVDYRLUOHVJpUHUFRPPHGHERQVLQWHQGDQWV«
3. UT BONUS DISPENSATOR… : GÉRER LES RICHESSES « Les richesses, si elles nuisent aux mauvais, sont une aide pour les bons100 ». &HWWH SKUDVH G·$PEURLVH FLWpH SUpFpGHPPHQW YD DXGHOj GH OD VLPSOH MXVWLÀcation des richesses par la reconnaissance du fait qu’elles ne sont pas nuisibles HQHOOHVPrPHV(OOHDIÀUPHHQHIIHWXQHIRUPHGH´SRVLWLYLWpµGHVULFKHVVHVTXL non seulement ne nuisent pas systématiquement, mais peuvent en elles-mêmes constituer un moyen de salut, à condition toutefois d’être bien utilisées. Dans quelle mesure l’idée d’une aide apportée par la bonne utilisation des richesses est-elle présente dans l’Évangile ? Quatre paraboles sont pour les commentateurs médiévaux l’occasion d’aborder la question de la gestion des biens : la parabole de l’intendant malhonnête (Lc 16, 1-8), celle des talents (Mt 25, 14-29), celle des PLQHV/F HWFHOOHGXVHUYLWHXUÀGqOH0W/F &HV SDUDEROHVVHUHMRLJQHQWDXWRXUGXWKqPHGHODÀGpOLWp'DQVFHOOHGHVWDOHQWVRX GHVPLQHVOHVERQVVHUYLWHXUVVRQWTXDOLÀpVGHÀGqOHVWRXWFRPPHGDQVODSDUDEROHTXLSRUWHFHQRP/DSUpVHQFHGHODÀGpOLWpGDQVODSDUDEROHGHO·LQWHQGDQW malhonnête est plus surprenante, mais elle se trouve dans les propos de Jésus qui suivent immédiatement sa narration, et dans lesquels il annonce que celui qui est ÀGqOHGDQVOHVSHWLWHVFKRVHVO·HVWDXVVLGDQVOHVJUDQGHV/F SKUDVHTXL évoque immédiatement celle semblable dans la parabole des talents (Mt 25, 23). 3DUDLOOHXUVWRXVOHVFRPPHQWDLUHVGpÀQLVVHQWO·LQWHQGDQWFRPPHXQdispensator. &H WHUPH HVW DXVVL FHOXL TXL TXDOLÀH OH VHUYLWHXU ÀGqOH GDQV O·eYDQJLOH GH /XF (Lc 12, 42 : 4XLV SXWDV HVW ÀGHOLVGLVSHQVDWRU« &HV GLIIpUHQWVWH[WHVWLVVHQW GRQFXQHWRLOHVXVFHSWLEOHGHGpÀQLUFHTX·HVWODÀGHOLWDV. Or, conformément à ce qu’a montré G. Todeschini en se fondant sur d’autres sources, c’est au cœur de
100. Ambroise, In Lc., éd. G. TISSOT, SC 52, p. 137 : nam divitiae ut impedimenta in inprobis, ita in bonis sunt adiumenta virtutis.
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FHWWHGpÀQLWLRQTXHVHWURXYHODTXHVWLRQGXUDSSRUWDX[ELHQVPDWpULHOV101. Nous QRXVLQWHUURJHURQVGRQFVXUOHUDSSRUWHQWUHÀGpOLWpdispensatio, et gestion des biens matériels à travers les commentaires de ces différentes paraboles. Nous étuGLHURQVLFLODSDUDEROHGXVHUYLWHXUÀGqOHSXLVFHOOHGHO·LQWHQGDQWPDOKRQQrWH TXLSHUPHWWHQWGHGpÀQLUODdispensatio. Nous aborderons celle des talents au chapitre suivant, car elle évoque une notion nouvelle : celle de la multiplication102.
3.1. )LGpOLWpHWJHVWLRQGHVELHQVWHPSRUHOVOHVHUYLWHXUÀGqOH Deux thématiques principales ont guidé l’interprétation de la parabole du serYLWHXUÀGqOHDXFRXUVGX0R\HQÇJH103. Les exégètes y ont d’abord lu la promesse de récompenses plus élevées pour les prélats que pour leurs ouailles. Selon Bède, le Christ servira les auditeurs vigilants, mais les bons docteurs seront les maîtres de tous les biens célestes dont ils jouiront de façon plus abondante que tous les autres saints104. La Glose HQ IRXUQLW OD MXVWLÀFDWLRQ j OHXU UpFRPSHQVH SHUVRQnelle, les docteurs ajoutent celle liée à leur fonction : tum pro sua vita, tum pro gregis custodia105&HTXH3LHUUHOH0DQJHXUGpÀQLWSDUODGLVWLQFWLRQHQWUHO·aurea et l’aureola : la première récompense la vie personnelle, la seconde la conserva-
101. Par exemple dans I mercanti et il tempio…, S RX GDQV © /D ULÁHVVLRQH HWLFD VXOOH DWWLYLWj economiche », dans R. GRECI, G. PINTO, G. TODESCHINI, Economia urbane ed etica economica nellItalia medievale, Rome, 2005, p. 153-228 (p. 155). 102. Pour une présentation générale et rapide des interprétations de chacune des paraboles : S. L. WAILES, 0HGLHYDO$OOHJRULHVRI-HVXV·3DUDEOHV, Berkeley / Los Angeles / London, 1987. 103. La parabole se trouve en Mt 24, 45-51 (Quel est donc le serviteur (servus ÀGqOHHWDYLVpprudens) que le maître a établi sur les gens de sa maison pour leur donner la nourriture en temps voulu ? Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera occupé de la sorte ! En vérité je vous le dis, il l’établira sur tous ses biens. Mais si ce mauvais serviteur dit en son cœur : « Mon maître tarde » et qu’il se mette à frapper ses compagnons, à manger et à boire en compagnie des ivrognes, le maître de ce serviteur arrivera au jour qu’il n’attend pas et à l’heure qu’il ne connaît pas ; il le retranchera et lui assignera sa part parmi les hypocrites : là seront les pleurs et les grincements de dents) et en Lc 12, 42-46 (Et le Seigneur dit : « Quel est donc l’intendant (dispensator ÀGqOHDYLVpTXHOHPDvWUHpWDEOLUDVXUVHVJHQV pour leur donner en temps voulu leur ration de blé ? Heureux ce serviteur, que son maître en arrivant trouvera occupé de la sorte ! Vraiment, je vous le dis, il l’établira sur tous ses biens. Mais si ce serviteur dit en son cœur : “Mon maître tarde à venir”, et qu’il se mette à frapper les serviteurs et les servantes, à manger, boire et s’enivrer, le maître de ce serviteur arrivera au jour qu’il n’attend pas et à l’heure TX·LOQHFRQQDvWSDVLOOHUHWUDQFKHUDHWOXLDVVLJQHUDVDSDUWSDUPLOHVLQÀGqOHVª /HVHUYLWHXUHVWDLQVL appelé soit servus soit dispensator, mais les exégètes ne commentent pas cet écart. 104. Bède, In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 259 : Quanta inter bonos auditores et bonos doctores meritorum distantia, tanta est et praemiorum. Hos enim adveniens cum vigilantes invenerit faciet GLVFXPEHUHHWWUDQVLHQVPLQLVWUDELWHLV,OORVDXWHPFXPYHUELDQQRQDPIDPLOLDHVLELFUHGLWDHÀGHOLWHU prudenterque dispensantes invenerit supra omnia quae possidet constituet, id est supra omnia caelestis regni gaudia, non utique ut horum soli dominium teneant sed ut eorum abundantius ceteris sanctis aeterna possessione fruantur. 105. Glose sur Lc 12, 44 : Super omnia. Quanta inter bonos auditoes et bonos doctores est distantia meritorum, tanta et premiorum. Auditores bonos facit discumbere et transiens ministrat. Dispensatores constituit super omnia que possidet, non ut soli, sed ut prae ceteris habeant eterna, tum pro sua vita, tum pro gregis custodia.
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tion de la vie des autres106. Cette perspective occupe encore une place centrale dans la majorité des commentaires du XIIIe siècle107. /HVHFRQGDVSHFWPDMHXUGHVFRPPHQWDLUHVHVWXQHUpÁH[LRQVXUOHVGHYRLUVGH ces serviteurs de Dieu. Jusqu’au XIIe siècle, les commentaires, à la suite de celui de Bède, n’évoquent quasiment que la prédication108ODTXHVWLRQGHODÀGpOLWpHVW donc totalement découplée de la gestion des biens temporels. Un premier changement s’opère avec la GloseTXLVHPEOHDVVRFLHUODÀGpOLWpDXSDUWDJHGHVELHQV terrestres109. Les commentaires postérieurs s’attachent, quant à eux, à étendre les devoirs des prélats qui doivent, selon Pierre le Mangeur, nourrir leurs ouailles par le verbe, par l’exemple, mais aussi en leur fournissant de la nourriture110. Ainsi la fonction épiscopale inclut la gestion de biens matériels, mais ce n’est qu’une remarque incidente dans ces exégèses. Au XIIIeVLqFOHSOXVLHXUVFRPPHQWDLUHVpODUJLVVHQWO·LQWHUSUpWDWLRQGHODÀGpOLWp en un sens susceptible de s’appliquer aux laïcs. Cette dynamique semble résulter de l’introduction d’une nouvelle autorité : l’homélie de Jean Chrysostome qui utilisait ce texte pour appeler les riches au don111. La Postille introduit notamment cette citation : © 3UXGHPPHQW HW ÀGqOHPHQW ª. Tout cela porte sur la parole, sur la vertu, sur O·DUJHQWHWVXUWRXWFHTXLHVWFRQÀpjFKDFXQSRXUrWUHDGPLQLVWUpomni dispensatione). Il faut en effet que chacun utilise en vue de l’utilité commune ce qu’il a, que ce soit la sagesse, le pouvoir (principatu) ou la richesse, et non que cela nuise à ceux qui les conservent112.
On retrouve là un schéma très classique : la richesse ne doit pas être conservée pour soi, mais servir au bien commun ; c’est ainsi qu’elle devient légitime. Une telle interprétation de la parabole peut s’appliquer aux clercs comme aux laïcs. 106. BnF lat. 620, f. 187rb : Quia pro bona vita sua habebunt auream que dabitur, pro custodia gregis habebunt aureolam. 107. Par exemple, Jean de La Rochelle, In Mt., BnF lat. 625, f. 177ra : Hic insinuat remunerationem et premium. Et hoc duobus modis : in generali et in speciali. Generalis remuneratio attenditur in substantia beatitudinis, que pertinet ad auream, pro qua dicit dominus : Beatus ille servus quem cum venerit dominus eius invenerit sic facientem et vigilantem. Specialis vero remuneratio attenditur TXDQWXPDGSUHURJDWLYDPEHDWLWXGLQLVTXHSHUWLQHWDGDXUHRODPSURTXDDIÀUPDQGRGLFLW$PHQGLFR vobis quoniam super omnia bona sua constituet eum. Glossa : Non ut soli, sed ut pre ceteris habeat eterna gaudia vel premia, tum pro sua vita, tum pro gregis custodia. 108. Raban Maur évoque bien « l’argent du Seigneur » mais le contexte permet de comprendre qu’il s’agit d’une référence à la parabole des talents, elle-même comprise comme un texte sur la prédication : In Mt., éd. B. LÖFSTEDT, CC Cont. Med. 174A, p. 642 : Fidelis quippe in devote tribuendo, et non abscondendo pecuniam Domini sui. Prudens vero in diligenter discernendo capacitatem singulorum famulorum. 109. Glose interlinénaire au-dessus de ÀGHOLV: pecuniam domini bene erogando. 110. BnF lat. 620, f. 69vb : Cibum verbi vel exempli, vel subsidii. Unde Petro dictum est : Pasce oves meas. Pasce verbo, pasce exemplo, pasce alimento si indigeant. 111. Hom. 77 in Mt., PG 58, col. 706. 112. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 77v : 3UXGHQWHUHWÀGHOLWHU+HFGLFWDVXQWGHVHUPRQHGHYLUWXWHGH pecuniis, et omni dispensatione, quae unicuique commissa est. Unumquemque enim ad communem utilitatem, uti oportet hic, quae habet, sive sapientia, sive principatu, sive divitiis, non ad nocumentum conservorum.
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/HVFRPPHQWDLUHVGH%RQDYHQWXUHHWGH-HDQ3HFKDPWRXWHQDIÀUPDQWTXH cette parabole s’adresse « spécialement aux prélats »113, reprennent la même citation de Chrysostome et citent le Joseph de la Genèse en modèle de bon dispensator, lui qui n’a administré que des biens matériels. Il devient donc ici très net que la gestion des biens spirituels et celle des biens matériels relèvent du même registre. &·HVWFHTXHFRQÀUPHODOHFWXUHGXFRPPHQWDLUHG·$OEHUWOH*UDQG&HOXLFLODLVVH ouverte la possibilité de comprendre que la parabole s’adresse à tous et utilise des formules applicables aux clercs comme aux laïcs : Ici est notée l’utilité dans la gestion (in dispensando). On appelle en effet intendant (dispensator) celui qui, en fonction de la diversité des personnes, ou des temps, RXGHVOLHX[RXGHVELHQVTXLOXLRQWpWpFRQÀpV²GLVWULEXHXWLOHPHQWFHTXLGRLW être distribué, et met en réserve utilement ce qui doit être réservé. Celui-ci est au sens propre un intendant (dispensator). Joseph fut un tel intendant de la maison114.
/HV PRWV FKRLVLV VRQW VXIÀVDPPHQW YDJXHV SRXU SRXYRLU V·DSSOLTXHU WDQW aux biens spirituels qu’aux biens matériels. Il en va de même pour la prudence : « Est en effet prudent dans sa gestion (in dispensando), celui qui multiplie avec prudence l’argent (pecuniam) du seigneur et les autres biens, et qui évite attentivement les préjudices (damna) pour son seigneur »115. Albert le Grand poursuit dans cette voie en expliquant que la capacité à gérer des biens matériels avec ÀGpOLWpGRLWrWUHXQFULWqUHGHFKRL[GHVSUpODWV C’est une personne d’une telle prudence qui doit être choisie comme intendant (dispensator) de l’Église de Dieu. Mais au contraire, celui qui est insensé dans sa gestion (in dispensando), ou malhonnête dans la conservation, ne doit pas être placé à la tête de l’Église de Dieu116.
$LQVLF·HVWODÀGpOLWpGDQVOHVELHQVPDWpULHOVTXLMXVWLÀHO·DFFqVjGHVIRQFtions spirituelles. Si jusqu’à cette étape de son commentaire Albert le Grand ne distinguait pas clairement biens temporels et biens spirituels, c’est justement parce qu’il ne conçoit pas entre les deux de frontières infranchissables, mais plutôt une communauté d’attitudes. La gestion des biens matériels, par des clercs 113. Bonaventure, In Lc., dans Opera Omnia, t. 7, § 60, p. 327 : Postquam invitavit ad vigilantiam omnes generaliter, hic invitat prelatos specialiter ; Ibid., § 61, p. 327 : Dispensatores prelatos vocat ; Ibid., § 62, p. 328 : Huius exemplum habemus in Ioseph, qui ad dispensandum frumentum constitutus est super terram Aegypti>«@LQTXRIXLWÀGHOLWDVHWSUXGHQWLDDXFWRULWDVHWYLJLODQWLDVHXGLOLJHQWLD. Jean Pecham, In Lc., Padoue, Antoniana 311, f. 66vb : Item dispensatores sunt, non domini, ecclesiasticorum bonorum. À propos de Joseph, L. Scordia a étudié l’exégèse de Gn 41 pour montrer comment, à la ÀQGXXIIIe siècle et au début du XIVeFHWpSLVRGHDYDLWpWpXWLOLVpSRXUMXVWLÀHUOD©SUpYR\DQFHªUR\DOH L. SCORDIA, « L’exégèse de Genèse 41. Les sept vaches grasses et les sept vaches maigres : providence royale et taxation vertueuse (XIIIe-XIVe siècles) », REA, 46, 2000, p. 93-119. 114. Ibid., p. 260 : Hic notatur in dispensando utilitas. Dicitur enim dispensator, qui pro diversitate personarum, et temporum, et locorum, et bonorum sibi commissorum utiliter distribuit distribuenda, et XWLOLWHUUHVHUYDWUHVHUYDQGD7DOLVHVWSURSULHGLVSHQVDWRU7DOLVIXLWGLVSHQVDWRUGRPXV-RVHSK. 115. Ibid., p. 261 : Est autem prudens in dispensando, qui pecuniam domini et alia bona prudenter multiplicat, et caute damna domini sui excludit>«@ 116. Ibid., p. 261 : Et taliter prudens debet esse dispensator Ecclesiae Dei. E contra autem insipiens in dispensando, et fraudulentus in retinendo, non debet Ecclesiae Dei praeponi.
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ou par des laïcs, doit être à l’image de celle des biens spirituels et matériels par les bons prélats. L’évolution de l’exégèse est donc révélatrice de la façon dont se construit le discours sur la gestion des biens : des structures linguistiques appliquées aux SUpODWV²FRPPHFHOOHGHODÀGpOLWpGHO·XWLOLWpGHODPHVXUHSDURSSRVLWLRQj l’inaction ou à l’appropriation personnelle – peuvent aussi bien être étendues à d’autres sphères de la société. Les commentaires d’Hugues de Saint-Cher et d’Albert le Grand sont, à ce titre, exemplaires puisque s’y retrouvent à la fois l’extension aux laïcs d’un modèle initialement clérical, et l’importance de la gestion GHVELHQVPDWpULHOVGDQVODGpÀQLWLRQGHODÀGpOLWp7RXWHIRLVODWHQGDQFHjGHVWLner la parabole aux laïcs et à la gestion des biens matériels autant que des biens spirituels, n’est pas univoque. La majorité des exégètes continuent à lire dans FHWWHSDUDEROHXQGLVFRXUVDGUHVVpDX[SUpODWV'pÀQLUODERQQHSUpODWXUH²VDQV WRXMRXUV\LQFOXUHODTXHVWLRQGHO·XVDJHGHVELHQVPDWpULHOV²IRQGHUHWMXVWLÀHUOD hiérarchie ecclésiastique : tels demeurent les enjeux majeurs de l’exégèse de cette parabole au XIIIe siècle.
3.2. /·LQWHQGDQWPDOKRQQrWHXQH[HPSOHGHÀGpOLWp" 8QHDXWUHSDUDEROHVHUDSSURFKHSDUDGR[DOHPHQWGHFHOOHGXVHUYLWHXUÀGqOH FHOOHGHO·LQWHQGDQWPDOKRQQrWH/F /HUDSSURFKHPHQWVHMXVWLÀHjOD IRLVSDUO·LGHQWLÀFDWLRQGXvillicus de la parabole à un dispensator et par le commentaire de Jésus qui suit immédiatement la parabole (Lc 16, 9-12), dans lequel VHUHWURXYHOHWKqPHGHODÀGpOLWp Eh bien ! moi je vous dis : faites-vous des amis avec le malhonnête Argent (de mammona iniquitatis DÀQ TX·DX MRXU R LO YLHQGUD j PDQTXHU FHX[FL YRXV DFFXHLOOHQWGDQVOHVWHQWHVpWHUQHOOHV4XLHVWÀGqOHHQWUqVSHXGHFKRVHHVWÀGqOH aussi en beaucoup, et qui est malhonnête en très peu est malhonnête aussi en beauFRXS6LGRQFYRXVQHYRXVrWHVSDVPRQWUpVÀGqOHVSRXUOHPDOKRQQrWH$UJHQW TXLYRXVFRQÀHUDOHYUDLELHQ"(WVLYRXVQHYRXVrWHVSDVPRQWUpVÀGqOHVSRXUOH bien étranger, qui vous donnera le vôtre ?
/DSDUDEROHHOOHPrPHSUpVHQWHXQHVLWXDWLRQFRPSOH[HHWpYRTXHVXUVDÀQOD question de la prudence : Il disait encore à ses disciples : « Il était un homme riche qui avait un intendant (villicus HWFHOXLFLIXWGpQRQFpFRPPHGLODSLGDQWVHVELHQV,OOHÀWDSSHOHUHW lui dit : “Qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends compte de ta gestion, car tu ne peux plus gérer (villicare) mes biens désormais”. L’intendant se dit en luimême : “Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gérance ? Piocher ? Je Q·HQDLSDVODIRUFHPHQGLHU"-·DXUDLVKRQWH«$KMHVDLVFHTXHMHYDLVIDLUH pour qu’une fois relevé de ma gérance, il y en ait qui m’accueuillent chez eux”. Et, faisant venir un à un les débiteurs de son maître, il dit au premier : “Combien dois-tu à mon maître ?” – “Cent barils d’huile”, lui dit-il. Il lui dit : “Prends ton
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billet, assieds-toi et écris vite cinquante.” Puis il dit à un autre : “Et toi, combien dois-tu ?” – “Cent mesures de blé”, dit-il. Il lui dit : “Prends ton billet, et écris quatre-vingts”. Et le maître loua cet intendant malhonnête d’avoir agi de façon avisée (prudenter &DU OHV ÀOV GH FH PRQGHFL VRQW SOXV DYLVpV prudientiores) HQYHUVOHXUVSURSUHVFRQJpQqUHVTXHOHVÀOVGHODOXPLqUHª/F
/DGLIÀFXOWpGHFRPSUHQGUHSRXUTXRL-pVXVQHFULWLTXHSDVFHWLQWHQGDQWYLVLblement malhonnête a vite été résolue par le commentaire d’Augustin qui pose deux principes importants. Le premier est que tout ne doit pas être imité dans cette parabole et le second qu’elle doit être comprise e contrario, un peu à la façon de la parabole du juge inique (Lc 18, 1-8) : Mais aussi ces paraboles fonctionnent e contrario ; il faut comprendre ainsi : si cet homme qui commettait une fraude a pu être loué par son seigneur, combien plus sont agréables au Seigneur Dieu ceux qui œuvrent en suivant son précepte. Il en va de même pour le juge inique qui était interpellé par la veuve : la parabole invite à comparer ce juge à Dieu, qui pourtant n’a rien d’un juge inique117.
Ce principe, formulé différemment dans une lettre de Jérôme (Ep 121), permet jWRXVOHVFRPPHQWDWHXUVPpGLpYDX[GHUpVRXGUHODSULQFLSDOHGLIÀFXOWpGXWH[WH qui, de ce fait, n’est pas l’objet d’amples gloses. Déterminer ce que l’intendant a pu réaliser de louable soulève un autre problème. Faut-il en effet s’en tenir à Lc 16, 8, où l’intendant est loué pour sa prudence ? Ou bien faut-il considérer que la leçon de la parabole réside dans le discours de Jésus qui suit, et notamment Lc 16, 9 qui appelle à se faire des amis avec le Mammon d’iniquité ? Dans ce cas, la leçon de la parabole serait un appel au don – mais qui pourrait sembler réalisé avec l’argent des autres. C’est clairement cette deuxième possibilité que choisit Augustin : il ignore en effet Lc 16, 8 pour tout interpréter par le don, en soulignant que celui-ci devait être destiné à l’Église et avoir un taux bien supérieur à celui de la dîme que versaient les juifs118. Bède reprend ce cadre mais fait évoluer la compréhension de la parabole vers un discours sur le bon usage de la richesse qu’il faut savoir dispenser pour acquérir des biens spirituels. Sans une bonne gestion des richesses, les pratiques spirituelles (jeûnes, oraisons, chasteté, veilles) sont vaines. Inversement, celui qui fait un bon usage de l’argent en le partageant avec le pauvre – et Bède étend le don
117. Quaestiones evangeliorum, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 44B, p. 84 : Sed etiam e contrario ducuntur istae similitudines, ut intelligamus, si laudari potuit ille a Domino qui fraudem faciebat, quanto amplius placeant Domino Deo, qui secundum ejus praeceptum illa opera faciunt ; sicut etiam de judice iniquitatis qui interpellabatur a vidua, comparationem duxit ad judicem Deum, cui nulla ex parte judex iniquus conferendus est. 118. Ibid., p. 85 : Quod autem de centum cadis olei, quinquaginta scribi fecit a debitore, et de centum choris tritici octoginta, ad nihil aliud valere arbitror, nisi ut ea quae similiter atque in levitas Iudaei quisque operatur in Christi ecclesiam, abundet iustitia ejus super scribarum et Pharisaeorum, ut cum illi decimas darent, iste dimidias det, sicut non de fructibus, sed de ipsis bonis suis fecit Zaccheus, aut certe duplicet decimam, ut duas decimas dando superet impendia Iudaeorum.
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à tous les pauvres – peut s’unir à Dieu dans la prière119. Le vocabulaire employé dans ces citations est très révélateur de structures lexicales qui se retrouvent en d’autres passages. Il oppose d’un côté la ÀGHOLWDV, la bonne dispensatio, les communia bona, et de l’autre la dissimulatio, la fraus, l’avaricia, l’usage privatim. Ces termes évoquent l’opposition que l’on trouve dans l’épisode d’Ananie et Saphire (Ac 5, 1-10) qui sont accusés de fraude pour avoir dissimulé une partie GHOHXUDUJHQWTX·LOVQ·RQWSDVYRXOXFRQÀHUjODFRPPXQDXWp120. Ainsi cette parabole permet de retrouver, dès l’époque de Bède, ce que nous avons constaté au XIIIeVLqFOHVXUOHVHUYLWHXUÀGqOH,FLOHGLVFRXUVVXUOHVULFKHVVHVHWOHOLHQHQWUH ÀGpOLWpHWJHVWLRQGHVELHQVPDWpULHOVVRQWG·HPEOpHSUpVHQWVWRXWFRPPHOHSDUDOlèle entre la gestion des biens spirituels par les clercs et celle de l’argent par les riches. La GloseSRXUVXLWGDQVFHWWHYRLHO·LQWHQGDQWHVW©FHOXLjTXL'LHXDFRQÀp de l’argent pour le distribuer aux pauvres121 ». De plus tout homme est comme un intendant : « L’intendant n’est pas réprimandé, ce qui nous apprend que nous ne sommes pas les maîtres, mais plutôt les dispensateurs des richesses d’un autre »122. Dans un tel cadre, le problème de la malhonnêteté de l’intendant s’estompe : il est LQÀGqOHDXGpEXWGHODSDUDEROHSDUFHTX·LOFRQVHUYHSRXUOXLO·DUJHQWTXLOXLHVW VLPSOHPHQWFRQÀpSRXUOHGLVWULEXHUPDLVVRQDFWHGHUHPLVHGHVGHWWHVHVWDX FRQWUDLUHGLFWpSDUODÀGpOLWpjVRQPDvWUHHWFHODMXVWLÀHTXHFHOXLFLOHORXHjODÀQ de la parabole. L’argument e contrario est encore cité, mais il devient moins utile. Cette interprétation suppose que l’argent est une forme de « bien commun123 ». En outre la Glose reprend la thématique du lien entre la capacité à gérer des biens temporels, et celle à administrer une cure d’âmes : « Celui qui ne donne pas à ses frères pour qu’ils en usent ce que Dieu a créé pour tous, celui-ci sera malhonnête dans la division de l’argent spirituel, qu’il ne divisera pas en fonction
119. Bède, In Lc., éd. D. HURST, CCCL 120, p. 299 : 4XLÀGHOLVHVWLQPLQLPRHWLQPDLRUHÀGHOLVHVWHWTXLLQ modico iniquus est et in maiore iniquus est. Sunt qui viscera pietatis et opera misericordie, quae proxiPLVGHEHQWXULJQRUDQWHVPHULWRVHWDPHQFDVWLWDWLVYLJLOLDUXPORQJDHRUDWLRQLVSOHQDHÀGHLLHLXQLRUXP FHWHUDUXPTXHYLUWXWXPTXDH'HLGLOHFWLRJLJQHUHVROHWYHUDFLWHUÀGHOHVH[LVWLPDQW6HGLSVRLXGLFHDWWHVWDQWHTXLÀGHOLVHVWLQPLQLPRLGHVWLQSHFXQLDFXPSDXSHUHSDUWLFLSDQGDHWLQPDLRUHÀGHOLVHVWLOOR YLGHOLFHWDFWXTXRVSHFLDOLWHUDGHUHUHFUHDWRULHWXQXVFXPHRVSLULWXVHIÀFLGHVLGHUDW$WTXLWHPSRUDOLD quae possidet recte dispensare dissimulat, aeternorum sibi gloriam de qua tumet, evacuat. 120. Sur ce thème : I. ROSÉ, « Ananie et Saphire ou la construction d’un contre-modèle cénobitique (IIe-Xe siècle) », Médiévales, 55, 2008, p. 33-52 ; V. TONEATTO, Marchands et banquiers du Seigneur…, p. 133-135, 148-150. 121. Allegorice : Villicus est cui deus aliquas pecunias ad erogandum pauperibus commisit, qui, si cogitat WDOHPYLOOLFDWLRQHPFXPYLWDLOODÀQLHQGDPPDJLVGHDPLFLVDFTXLUHQGLVTXDPGHFRQJUHJDQGLVGLYLtiis pertractat. 122. Nec reprehenditur villicus in quo discimus non ipsi esse domini, sed potius alienarum dispensatores facultatum. Cf. Ambroise, In Lc., éd. G. TISSOT, SC 52, p. 99. 123. Lc 16, 10 : 4XLÀGHOLVHVW etc. 4XLÀGHOLVHVWLQPLQLPRLGHVWLQSHFXQLDFXPSDXSHUHSDUWLFLSDQGD HWLQPDLRULÀGHOLVHVWDGKHUHQVFUHDWRULHWFXPHRVSLULWXVXQXVHIIHFWXV6HGTXLWHPSRUDOLDTXH possidet, non bene dispensat, eternorum sibi gloriam de qua tumet evacuat. Si enim non diligit fratrem quem videt, deum quem non videt quomodo potest diligere ? Et si habens substantiam viderit fratrem egentem et clauserit viscera sua ab eo, quomodo charitas dei manet in eo.
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de la nécessité mais en faisant acception des personnes »124. L’interprétation de la parabole tourne donc bien désormais autour de la question du bon usage des richesses et de leur nature. Toutefois le terme lui-même de dispensatio, s’il est de plus en plus utilisé, reste assez peu glosé. L’idée centrale demeure que le bon usage des richesses consiste dans leur don. Les commentaires postérieurs manifestent une évolution dans les destinataires GHODSDUDEROHHWGDQVOHFRQWHQXGHODÀGpOLWpSDUWLUGXFRPPHQWDLUHGH3LHUUHOH Mangeur, il devient en effet fréquent de lire dans la parabole un discours adressé aux clercs. Une note marginale au commentaire de Pierre le Chantre dans le manuscrit Reims BM 50 le souligne : « Ô moine, ou toi clerc, rends compte de ton intendance à propos du patrimoine du Christ125 ». C’est plus net encore dans le commentaire « mystique » d’Hugues de Saint-Cher où il applique longuement la parabole aux prélats126&HWWHpYROXWLRQQHVLJQLÀHFHSHQGDQWSDVTXHODSDUDEROHQHVHUDLWSOXV appliquée aux laïcs. Les commentaires franciscains de Bonaventure, Pecham ou Pierre de Jean Olieu demeurent majoritairement dans la perspective du bon usage des richesses par des laïcs. Celui d’Albert le Grand présente la même forme d’hésitation que pour la parabole précédente entre une application aux laïcs et aux biens PDWpULHOVDIÀUPpHDXGpEXWGXFRPPHQWDLUHHWXQHDSSOLFDWLRQDX[SUpODWVHWDX[ biens spirituels développée par la suite127. C’est qu’il n’y a pas de contradiction entre ces deux perspectives, comme le manifeste aussi le commentaire de Nicolas de Gorran expliquant que les prélats sont les intendants des réalités spirituelles, les princes ceux des temporelles et chaque chrétien des deux à la fois128. Cette évolution dans les destinataires de la parabole s’accompagne d’une tendance à séparer la parabole elle-même (Lc 16, 1-8) du commentaire de Jésus qui la suit (Lc 16, 9-12) : c’est annoncé par l’exégèse de Pierre le Mangeur qui distingue deux types de destinataires, puis renforcé par celle de la Postille avant d’être repris dans la majorité des divisiones textus. L’introduction de cette rupture Q·HVWSDVVDQVLQFLGHQFHVXUODVLJQLÀFDWLRQGHODSDUDEROHFDUHOOHUpGXLWO·LPSRUtance accordée à une interprétation en termes de don qui venait essentiellement de Lc 16, 9. Ainsi Hugues de Saint-Cher fait-il de la prévoyance la clé de l’interprétation littérale de la parabole129. Néanmoins la perspective plus commune rejoint
124. Lc 16, 11 : Si ergo : Qui non dat fratribus ad utendum quod a deo pro omnibus est creatum, iniquus erit in spirituali pecunia dividenda, ut non pro necessitate, sed pro personis doctrinam domini dividat. 125. ID. : O monache, vel tu clerice, redde rationem villicationis tue, de patrimonio Christi. 126. Postille, Cologne, 1621, f. 227-228. 127. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 23, p. 417 : (WVLJQLÀFDWHRVTXLEXVUHUXPWHPSRUDOLXP dispensatio est credita ; Ibid., p. 421 : Et hi Prelati, quibus commissi sumus, rationem in judicio poenitentiae de nobis audiunt, et quantum onera nostra ex discretione et misericordia diminuunt, tantum sibi receptionis in aeterna tabernacula construunt. 128. Nicolas de Gorran, In Lc., Anvers, 1617, p. 702 : Huius ergo domini, scilicet Christi, triplex est villicus, in spiritualibus quidem prealtus ecclesie, in temporalibus vero princeps terrenus, in utrisque autem quilibet christianus. 129. Postille, Cologne, 1621, f. 228va : Et laudavit dominus villicum iniquitatis, id est villicum iniquum, non de fraude sed de prudentia, id est de providentia. Quia prudenter fecisset : id est quia sibi providerat in posterum. Et ideo probatio est a minori, et quasi in contrarium, nam si ille qui sibi providit
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FHOOHREVHUYpHVXUODSDUDEROHGXVHUYLWHXUÀGqOHHWFRQVLVWHjpODUJLUOHFKDPSGHV biens à administrer : pour Jean de La Rochelle, il s’agit des biens de la nature, de ceux de la grâce, des œuvres de la grâce, de la paix et de la charité, de la discipline religieuse, de la doctrine de la vertu, de l’Église et de ses sacrements130 ; pour Albert le Grand, « Cette intendance dont il est demandé que des comptes soient UHQGXVF·HVWWRXWFHTXLHVWFRQÀpjWRXVODYLHSRXUFHUWDLQVXQHIRQFWLRQSRXU d’autres un pouvoir, ou une église, ou le soin des âmes, ou une domination, soit WRXWFHTXLHVWFRQÀpjFKDFXQG·HQWUHYRXV131 ». Dans ces listes, biens matériels et ELHQVVSLULWXHOVV·HQWUHPrOHQWSRXUGHVVLQHUODÀJXUHGXFKUpWLHQFRPPHJHVWLRQQDLUHGHELHQVGHWRXWHVQDWXUHVTXLOXLVRQWFRQÀpVSDU'LHX(QFHODLOQ·\DSOXV de clercs et de laïcs : le schéma est semblable pour tous. Pour autant, les différences et les hiérarchies ne sont pas totalement effacées. Tout d’abord la gestion des biens matériels est une voie inférieure à celle des biens spirituels. Selon Jean de La Rochelle, il existe trois voies vers le salut (la discipline, la prière et l’aumône) et cet intendant a choisi la plus facile, la dernière des trois132. De plus, les biens matériels de l’Église n’ont pas le même statut que celui des laïcs : Argument contraire : Si tous sont les intendants de biens étrangers, alors les laïcs et les prélats ecclésiastiques, qui sont appelés intendants, ont des biens temporels de la même façon. Réponse : La différence tient à ce que les prélats sont les intendants de biens étrangers, non seulement parce que ces biens sont à Dieu mais aussi parce qu’ils sont à l’Église. Mais les laïcs et ceux qui possèdent des propriétés sont les intendants de choses étrangères, qui sont seulement à Dieu comme seigneur éminent133.
3DUFHWWHTXHVWLRQ-HDQ3HFKDPVRXOLJQHXQHGLIÀFXOWpQpHG·XQHH[WHQVLRQGX motif du dispensator, du prélat vers les laïcs : si la propriété laïque doit être administrée à l’image de la propriété ecclésiastique, alors qu’est-ce qui différencie les
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de re minima commendatus est a domino suo, longe amplius commendabitur qui in re maxima sibi providet. Item si fraudulentus, longe amplius commendabitur qui sibi providet legitime. Jean de La Rochelle, Padoue, Antoniana 335, f. 140ra : Quasi dissipasset bona illius. Nota dissipant hec villici mali hec bona : bona nature, id est animas proprias >«@ ; item bona gratie >«@ ; item opera gratie >«@ ; item supernam caritatem et pacem >«@ ; item religionis disciplinam >«@ ; item veritatis doctrinam >«@ ; item ecclesia et eius sacramenta >«@ Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 23, p. 418 : Villicatio autem ista de qua quaeritur ratio, HVWFRPPLVVLRYHOYLWDHLQRPQLEXVYHORIÀFLLLQTXLEXVGDPYHOSRWHVWDWLVLQDOLTXLEXVYHOHFFOHVLDH vel curae animarum, vel dominatus, sive cujusque alterius vobis commissi. Jean de La Rochelle, Padoue, Antoniana 335, f. 140ra : Hic notantur tria, per que evadit homo dampnationem, scilicet labor discipline presentis, ut verberate carnem : hoc est labor : Fodere. Humilitas orationis : hoc est mendicare. Et elemosinam dare, hoc est debitoribus dimitte. Et nota quod non sunt quidam apti orationi et labori ; tamen per elemosinam possunt salvari, et hoc est fodere non valeo >«@ Scio quid faciam : hec est levior via, scilicet elemosina. Jean Pecham, In Lc., Padoue, Antoniana 311, f. 77va : Sed contra : si omnes sunt dispensatores alienorum, tunc eodem modo habent temporalia layci et prelati ecclesiastici, qui sunt dispensatores appellati. Respondeo : in hoc est differentia, quod prelati sunt dispensatores rerum alienarum, non tantum quia divine sunt, sed quia ecclesiastice sunt ; layci autem et proprietarie possidentes sunt dispensatores rerum alienarum que Dei tantum sunt sicut principalis Domini.
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deux ? Est-il légitime que les biens d’Église jouissent encore d’un statut particulier ? Dans sa réponse, Jean Pecham réussit à établir la différence entre les biens d’Église et les biens laïcs, tout en maintenant l’idée qu’ils doivent être administrés selon une même méthode et une même direction. (QÀQ OH FRPPHQWDLUH GH 3LHUUH GH -HDQ 2OLHX LQWURGXLW VXU OHV YHUVHWV TXL suivent la parabole, un changement de perspective qui vient conforter la position sociale des franciscains : © &HOXL TXL HVW ÀGqOH HQ XQH SHWLWH FKRVH ª F·HVWjGLUH GDQV O·LQWHQGDQFH GHV biens temporels, qui ne sont que de très petites choses par rapport à notre plus JUDQGELHQ²©HVWÀGqOHDXVVLGDQVXQHJUDQGHª Ce qui, comme je l’ai dit, doit être compris aussi bien de façon intrinsèque que consécutive. De façon intrinsèque certes, car, s’il n’est pas un très grand contempteur des biens temporels et de toutes les commodités particulières et corporelles qu’ils apportent, et s’il n’a pas un amour universel et fort de Dieu, du prochain et des biens éternels, alors personne ne peut ordonner et dispenser tous les biens temporels, pour le culte de Dieu et pour l’utilité du prochain en vue de Dieu (in utilitates proximorum propter deum DYHF ÀGpOLWp HW VDQV OD PRLQGUH IUDXGH TXHOOH TX·HOOH VRLW DIIHFWLRQ RX intention dépravée, abus ou rétention134.
L’interprétation habituelle, que Pierre de Jean Olieu ne rejette pas totalement puisqu’il la présente au paragraphe suivant, consistait à soutenir que l’administration des spiritualia devait suivre celle des temporalia, mais ici Pierre soutient que F·HVWODÀGpOLWpVSLULWXHOOHFDUDFWpULVpHSDUOHPpSULVGXPRQGHTXLVHXOHJDUDQWLW une bonne dispensatio. Ainsi, l’ascèse franciscaine construit-elle, comme le dit Paolo Evangelisti, une povertà dominativa puisque les frères pourraient constituer les meilleurs administrateurs de la chose publique135.
134. Pierre de Jean Olieu, In Lc., éd. IOZZELLI, p. 512-513 : 4XLÀGHOLVHVWLQPLQLPRLGHVWLQGLVSHQVDWLRQHWHPSRUDOLXPTXHUHVSHFWXVXPPLERQLQRVWULVXQWPLQLPDHWLQPDLRUHÀGHOLVHVW4XRGVLFXW dixi, intelligendum est tam connexive quam dispositive. Connexive quidem, quia nullus potest omnia WHPSRUDOLDÀGHOLWHUHWDEVTXHRPQLIUDXGHSUDYHDIIHFWLRQLVYHOLQWHQWLRQLVDXWDEXVXVYHOUHWHQWLRnis, ordinare et dispensare in dei cultum et in utilitates proximorum propter deum, nisi sit summus contemptor temporalium et omnium propriarum et corporalium commoditatum ex eis provenientium, et nisi sit fortis et universalis amator dei et proximi et bonorum eternorum. 135. Sur la question du passage de la pauvreté à la construction et à la revendication d’un pouvoir politique : P. EVANGELISTI, « Tra genesi delle metamorfosi nell’ordine dei minori e francescanesimo dominativo », dans F. BOLGIANI et G. MERLO, ,OIUDQFHVFDQHVLPRGDOOHRULJLQLDOODPHWjGHOVHFROR;9,(VSORUD]LRQL e questioni aperte. Atti del Convegno della Fondazione Michele Pellegrino Università di Torino, 11 novembre 2004, Turin, 2005, p. 143-187 ; ID., « I pauperes Christi e i linguaggi dominativi. I francescani come protagonisti della costruzione della testualità politica e dell’organizzazione del consenso nel bassomedioevo (Guibert de Tournai, Paolino da Venezia, Francesc Eiximenis) » dans La propaJDQGDSROLWLFDQHOEDVVRPHGLRHYR$WWLGHO;;;9,,,&RQYHJQRVWRULFRLQWHUQD]LRQDOH7RGL ottobre 2001, Spolète, 2002, p. 315-392. Plus généralement sur les franciscains et la politique : ID., I Francescani e la costruzione di uno Stato, Padoue, 2006 ; et les deux recueils : Etica e politica : le teorie dei frati mendicanti nel Due e Trecento, Spolète, 1999 ; A. MUSCO (éd.), I Francescani e la politica, Palerme, 2007.
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Les commentaires sur la parabole de l’intendant malhonnête présentent donc XQHWUDMHFWRLUHLQYHUVHjFHX[GHODSDUDEROHGXVHUYLWHXUÀGqOHG·DERUGDSSOLTXpH uniquement aux laïcs, elle est ensuite étendue aussi aux clercs ; d’abord centrée sur la question du don d’argent (aux nécessiteux ou à l’Église), elle fait ensuite place à un modèle plus large de bonne gestion. Ainsi, l’exégèse de ces deux paraboles montre-t-elle la diffusion d’un disFRXUVYLVDQWjIDLUHGHWRXWFKUpWLHQXQLQWHQGDQWGHELHQVTXLOXLVRQWFRQÀpVSDU 'LHX'DQVFHWWHJHVWLRQVLJQHGHÀGpOLWpVRQWLPSOLTXpVjODIRLVOHVFOHUFVHWOHV laïcs, les biens spirituels et les biens matériels. La dispensatio des biens matériels n’est pas étrangère à celle des réalités spirituelles. C’est donc un même modèle qui structure la société. En revanche, la hiérarchie entre les deux – comme le rappellent les commentaires des deux paraboles – demeure : l’administration des biens spirituels suppose davantage de mérites (et donc une plus haute récompense) que celle des biens matériels. À ce titre, les clercs ont des compétences supérieures à celles des laïcs, y compris pour la gestion des biens matériels. Ce sont bien eux qui doivent servir d’exemple pour la société. Cela dit, il reste à GpÀQLUOHVHQVGHFHWWHdispensatio que doivent exercer clercs et laïcs.
3.3. Dispensatio : économie ? Les textes étudiés jusque-là dans ce chapitre accordent une place importante à la dispensatio, et à la fonction de dispensator. C’est toutefois une notion éminemment polysémique, du moins par ses connotations. Il est connu que dispensatio sert à traduire le grec oikonomia, mais c’est d’une aide limitée. Comme le note Marie-José Mondzain : « Dans les plus savantes traductions, le mot économie est traduit avec pertinence par différents termes tels qu’incarnation, plan, dessein, DGPLQLVWUDWLRQSURYLGHQFHFKDUJHRIÀFHDFFRPPRGHPHQWPHQVRQJHRXUXVH sans que le lecteur soit averti du retour du même mot grec – oikonomia – dans chaque cas »136. Ce terme attire toutefois de plus en plus l’attention et nous nous appuierons sur les deux études sémantiques complémentaires menées par M.-J. Mondzain et Giorgio Agamben pour présenter l’évolution et la cohérence GHV GLIIpUHQWHV VLJQLÀFDWLRQV GH OD dispensatio137. En grec, l’économie désigne d’abord la gestion et la mise en ordre de la maison ou du domaine privé. D’après 0- 0RQG]DLQ LO HVW DORUV © LQVpSDUDEOH G·XQH UpÁH[LRQ VXU OH SURÀW HW O·XWL136. M.-J. MONDZAIN, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, 1996, p. 27. 137. M.-J. MONDZAIN, Image, icône, économie…, p. 33-90 ; G. AGAMBEN, Le règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Homo Sacer, II, 2, Paris, 2008 (2007), p. 41-92. Ces deux livres présentent des différences : le second s’intéresse davantage à l’aspect gestionnaire et au côté latin que le premier. Ils sont toutefois complémentaires par le champ chronoORJLTXHHWJpRJUDSKLTXHHWVHUHMRLJQHQWGDQVODYRORQWpG·DIÀUPHUO·XQLWpHWODFRKpUHQFHGXFRQFHSW d’économie. Sur ce même sujet : D. IOGNA-PRAT, « Préparer l’au-delà, gérer l’ici-bas : les élites ecclésiastiques, la richesse et l’économie du christianisme (perspectives de travail) », dans J.-P. DEVROEY, L. FELLER et R. LE JAN (dir.), Les élites et la richesse au Haut Moyen Âge, Turnhout, 2010, p. 59-70.
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OLWpªFDULOV·DJLW©G·RSWLPLVHUOHVEpQpÀFHVHVFRPSWpVª138. G. Agamben souligne plutôt l’aspect de “mise en ordre” que suppose l’économie : il s’agit d’une bonne gestion dans laquelle tout est à sa place139. L’économie relève donc du domaine de la pratique – ce sont aussi les dispositions du médecin pour soigner – et l’économe est l’intendant d’un domaine. C’est dans ce sens que le terme de dispensator apparaît à quatre reprises dans la Genèse (suivant la traduction de la Vulgate), pour désigner l’intendant des domaines de Pharaon qui est au service de Joseph140. L’économie est aussi une notion rhétorique. En ce sens, elle peut désigner l’ordonnancement du discours, ou plus généralement l’ensemble des moyens mis en œuvre dans une pratique de persuasion, ce qui peut inclure tromperies, ruses ou mensonges, ou du moins des maquillages. Dans ce sens rhétorique, elle est toutefois souvent rendue en latin par dispositio plutôt que dispensatio. C’est avec le développement du christianisme que le concept tend à prendre une importance capitale. Le mot est plusieurs fois utilisé dans les épîtres pauliniennes141. G. Agamben s’efforce de montrer que ce n’est toutefois pas là que le concept acquiert sa portée théologique142. Même si l’analyse des citations de l’épître aux Éphésiens ne paraît pas indiscutable, il est tout de même net que la dispensatioGpVLJQHG·DERUGXQHFKDUJHXQHDFWLYLWpFRQÀpHFHTXLHVWDXVVLOH cas dans la première épître de Pierre (1 P 4, 10). Notons que régulièrement cette charge est liée à la diffusion de la parole. Ainsi, dès le Ier siècle, la dispensatio prend aussi un caractère public. C’est au cours des quatre premiers siècles que se forgent les différentes signiÀFDWLRQVWKpRORJLTXHVGHO·pFRQRPLH/Ddispensatio sert de référence pour traiter des rapports entre les trois personnes de la Trinité : elle est un des moyens pour penser la diversité dans l’unité, ce qui est une forme d’extension de la notion d’ordre et d’organisation. Elle sert aussi à traiter de l’action de Dieu sur terre : l’Incarnation est une des manifestations principales de l’économie divine du salut, de même que la Providence, et le dévoilement progressif des réalités divines. La dispensatio se distingue de la seule dispositio par son caractère dynamique. Ainsi, en théologie, l’économie désigne l’action de Dieu en tant qu’elle maintient un ordre dans le monde qu’elle administre en vue du salut. Plus fondamentalement, l’économie sert à articuler les contraires ou plutôt à résoudre les contradictions. La dispensatio « est une tentative d’articuler ensemble en une seule sphère sémantique (celle du terme oikonomia) une série de plans dont la conciliation posait problème : extériorité du monde et gouvernement du monde, unité dans l’être et
138. Ibid., p. 33. 139. G. AGAMBEN, Le règne et la gloire…, p. 43 : « L’oikonomia se présente ici comme une organisation fonctionnelle, une gestion qui n’a d’autres règles que le fonctionnement organisé de la maison (ou GHO·HQWUHSULVHHQTXHVWLRQ &·HVWFHSDUDGLJPH©JHVWLRQQDLUHªTXLGpÀQLWODVSKqUHVpPDQWLTXHGX terme oikonomia ». 140. Gn 43, 16 ; 43, 19 ; 44, 1 ; 44, 4. 141. Il y a sept occurrences : 1 Co 4, 1 ; 1 Co 4, 2 ; 1 Co 9, 17 ; Ep 1, 10 ; Ep 3, 2 ; Ep 3, 9 ; Co 1, 25. 142. G. AGAMBEN, Le règne et la gloire…, p. 47-54.
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pluralité d’actions, ontologie et histoire »143. Dans la mesure où cette économie suppose une part d’occultation, il est possible de rattacher à cette évolution le sens de dispensatio comme exception, dispense. Cette analyse présente l’intérêt de montrer le lien entre la dispensatio et la “politique”, plus précisément l’action d’administrer ou de gérer. C’est ce qui se retrouve dans de nombreuses acceptions du dispensator : c’est celui qui gère ou dirige d’abord une villa, ensuite un diocèse, voire un royaume. C’est une notion qui excède nettement la seule perspective “économique”. Une rapide étude des occurrences du terme dans le Décret de Gratien permet de nous rapprocher de notre perspective qui n’est manifestement pas théologique puisque les interprétations des paraboles étudiées ne traitent pas de la Trinité, de la Providence ou du salut. À côté du sens de dispense, le mot dispensatio reçoit SOXVSDUWLFXOLqUHPHQWWURLVVLJQLÀFDWLRQV(OOHHVWG·DERUGOLpHjXQHFKDUJHHFFOpsiastique, que ce soit le fait de la conférer ou de l’occuper. Ainsi dans ce passage sur la différence entre évêques et chorévêques : Bien que sur de nombreux aspects, la charge des ministères (ministeriorum dispensatio) des prêtres et des chorévêques, soit commune avec celle des évêques, certains aspects leur sont toutefois interdits, comme la consécration des prêtres, des diacres et des vierges, ou la constitution, l’onction et la bénédiction d’un autel144.
L’expression ministerii dispensatio n’est pas isolée145, et d’autres passages du Décret montrent bien que la dispensatio renvoie à l’occupation de charges ecclésiastiques assez diverses ; la dispensatio est alors une forme de cura146, et le dispensator est celui qui occupe cette charge147. Ce sens correspond à ce que nous avons constaté dans les commentaires des paraboles où le dispensator désigne les évêques ou les prélats. De là, la dispensatio en vient à désigner la bonne occupaWLRQGHODFKDUJHFRQÀpHTXLV·RSSRVHjO·imperium – où l’on retrouve l’opposition entre les deux formes de pouvoir qu’étudie G. Agamben148. Les autres sens du mot permettent de mieux saisir en quoi consiste la bonne dispensatio. Le second sens fréquemment employé dans le Décret renvoie aussi à ce que nous avons observé dans l’exégèse : il s’agit du fait de dispenser les biens spiri143. Ibid., p. 90. 144. Decretum Gratiani, d. 68, c. 4, éd. A. FRIEDBERG, col. 255 : Quamvis corepiscopis et presbiteris plurima cum episcopis ministeriorum communis sit dispensatio, quedam tamen sibi prohibita noverint, sicut est presbiterorum et diaconorum et virginum consecratio, constitutio altaris, ac benedictio vel unctio. 145. Decretum Gratiani, d. 21, c. 1, éd. A. FRIEDBERGFRO>«@sicut in sacerdote consecratio, ita in diacono ministerii dispensatio habetur. 146. Decretum Gratiani, pars 2, c. 1, q. 7, c. 2, éd. A. FRIEDBERG, col. 427 : Quicumque per pecuniam, dispensationem vel curam sortiti sunt monasteriorum vel ecclesiarum, vel religiosarum domorum, ierocomiorum, seniorum, orphanotrophiorum, cum depositione expellantur a dispensatione illa et cura. 147. Ibid., d. 61, c. 14 (palea FRO>«@et domui dei constituant dignum dispensatorem ; ibid., d. 96, c. 16, col. 346 : Unde sanctos apostolos eorum que successores sub divina contestacione constitutos precepisse legimus >«@ nec expelli eterni regis dispensatores. 148. Ibid., c. 2, q. 1, c. 20 : Illud inferendum est adversus eos, qui de episcopatu intumescunt, et putant, se non dispensationem Christi, sed imperium consecutos>«@
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tuels, notamment la parole divine, mais aussi l’eucharistie, ou plus généralement les dons de Dieu149. Le troisième sens désigne plus précisément, dans l’exercice de la charge ecclésiastique ou en lien avec elle, la gestion des biens matériels. Les aspects spirituels et matériels de la charge sont ainsi parfois bien distingués : Qu’absolument aucun archidiacre, ou archiprêtre, ou prévôt, ou doyen, n’attribue à quiconque, soit la charge des âmes (animarum curam) soit des prébendes de l’église, sans la décision (sine iudicio) ou le consentement de l’évêque. Bien SOXVFRPPHO·RQWDIÀUPpOHVVDLQWVFDQRQVTXHODFKDUJHGHVkPHVHWO·DGPLQLVtration des richesses ecclésiastiques (pecuniarum ecclesiasticarum dispensatio), demeurent dans le pouvoir et le jugement de l’évêque150.
Ce texte est structuré autour de la différence entre la cura animarum d’une part et les affaires temporelles d’autre part. La fonction épiscopale comprend ainsi deux aspects complémentaires : le soin des âmes et l’administration des biens d’Église, ce qu’est la dispensatio. Celle-ci constitue une forme de charge partiFXOLqUHTXHO·pYrTXHSHXWFRQÀHUjXQFOHUFSDUWLFXOLHUHWSRXUODTXHOOHLOSRXUUD exiger un serment151. /D FKDUJH GHV DIIDLUHV WHPSRUHOOHV HVW VXIÀVDPPHQW LPSRUWDQWH SRXU TXH OD connaissance des “réalités économiques” soit une des conditions au recrutement d’un évêque. Gratien lui-même l’annonce dans le dictum ante de la distinction 36 : ,OIDXWDXVVLTXHVRLWRUGRQQpXQ>pYrTXH@SUXGHQWFHTXLGRLWrWUHUHOHYpFRQWUH l’opinion de ceux qui, au nom de la simplicité, excusent la sottise (stultitiam) des prêtres. Or il faut que l’évêque soit prudent, comprenons-le, par sa maîtrise des lettres, mais aussi par son administration des affaires séculières (non solum litterarum peritia, verum etiam secularium negotiorum dispensatione)152.
'LIÀFLOHG·H[SULPHUSOXVFODLUHPHQWO·LPSRUWDQFHDFFRUGpHDX[DIIDLUHVWHPSRrelles : elles le sont tout autant que la connaissance des lettres sacrées. L’expression secularium negotiorum englobe probablement la connaissance et l’aisance dans les affaires politiques autant que dans la gestion des biens matériels. La stultitia 149. IbidGFFRO>«@quanto magis doni celestis dispensatores esse non convenit (quod est deterius) mente percussos ?; ibid., d. 43, c. 5, col. 156 : Dispensatio est nobis celestis seminis iniuncta, vae si non sparserimus, vae si tacuerimus ; ibid.GFFRO>«@quam diligens et quam prudens habenda est dispensatio divinorum munerum et celestium dignitatum ; ibid., d. 75, FFRO>«@que tantis divinarum dispensationum misteriis est consecrata>«@ibid., c. 1, q. 1, c. 100, col. 398 : Nullus episcopus, aut presbiter, aut diaconus, qui sacram dispensat communionem, a percipiente gratiam communionis aliquod pretium exigat ; etc. 150. Ibid., c. 16, q. 7, c. 11, col. 804 : Nullus omnino archidiaconus, aut archipresbiter, sive prepositus, vel decanus animarum curam vel prebendas ecclesiae sine iudicio vel consensu episcopii alicui tribuat ; immo, sicut sanctis canonibus constitutum est, animarum cura et pecuniarum ecclesiasticarum dispensatio in episcopi iudicio et potestate permaneat. 151. Ibid., c. 22, q. 5, c. 23, col. 889 : Nullus episcopus clericos suos, nisi forte quibus ecclesiasticarum rerum dispensatio commissa fuerit, sibi iurare conpellat. 152. Ibid., d. 36, col. 133 : Oportet etiam esse ordinandum prudentem. Quod contra eos notandum est, qui sub nomine simplicitatis excusant stulticiam sacerdotum. Prudentem autem oportet episcopum intelligi non solum litterarum peritia, verum etiam secularium negotiorum dispensatione.
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désigne ici manifestement l’incompréhension des réalités terrestres quotidiennes, politiques ou économiques. Gratien défend l’idée que l’évêque ne doit pas être un “illuminé”, mais quelqu’un qui a le sens des réalités. Nous sommes très loin du prétendu détachement de « l’Église » par rapport aux questions matérielles. La suite de la distinction 36, ainsi que les distinctions 37 et 38 traitent de la connaissance des lettres, profanes et sacrées. C’est dans la distinction 39 que Gratien revient sur celle des affaires temporelles. Nous la citons intégralement, sachant qu’elle ne contient qu’un chapitre : Gratien : Voici qu’il est donc pleinement montré qu’il faut que les prêtres soient experts dans les lettres tant sacrées que séculières. On demande maintenant s’il faut qu’ils aient aussi une expertise des affaires séculières. Qu’elle soit nécessaire aux prélats, les preuves en sont nombreuses. En effet les prélats doivent apporter (ministrare) à ceux qui leur sont soumis non seulement des biens spirituels, mais aussi des subsides charnels, à l’exemple du Christ, qui non seulement enseignait par le verbe les foules qui le suivaient, mais qui aussi les soignait par sa puissance, et les repaissait corporellement avec des aliments. Or pour que les prélats puissent pleinement accomplir toutes ces tâches, il faut qu’ils aient un savoir-faire (sollertiam GDQVOHVDIIDLUHVVpFXOLqUHVDÀQTXHJUkFHjOHXUSUpFDXWLRQcautela), les églises soient maintenues indemnes, et le nécessaire administré à chacun selon son besoin. C’est pourquoi un évêque élu a été rejeté par saint Grégoire en raison de sa simplicité, de crainte qu’à cette occasion les biens d’Église ne soient dilapiGpV&·HVWSRXUTXRLLODpFULWDX[QREOHVFLWR\HQVGH1DSOHV>O(S@FKDSLWUH un : « Ceux qui ne sont pas experts dans les affaires séculières ne doivent pas être ordonnés évêques. Le diacre Pierre, que vous assurez avoir élu, est, à ce que l’on dit, tout à fait simple. Or vous savez qu’en ce moment il faut placer au sommet de la direction quelqu’un de tel qu’il sache être soucieux (sollicitus) non seulement du salut des âmes, mais aussi de l’utilité et du savoir-faire extérieur »153.
Il n’est plus question directement ici de la dispensatio, puisque le mot n’apparaît pas. On retrouve en revanche, comme dans les commentaires des paraboles, OH OLHQ HQWUH ÀGpOLWp GDQV OHV ELHQV PDWpULHOV HW DGPLQLVWUDWLRQ GHV ELHQV VSLULtuels, ainsi que le principe selon lequel l’évêque ne doit pas seulement diriger les esprits, mais aussi nourrir les corps. En outre cette distinction permet de com-
153. Ibid., d. 39, col. 144 : Gratianus. Ecce plenarie monstratum est, quod sacerdotes oportet litterarum tam sacrarum quam secularium esse peritos. Nunc queritur, an secularium negotiorum oporteat eos habere peritiam ? Hanc prelatis esse necessariam, multis rationibus probatur. Debent namque prelati subditis non solum spiritualia, sed etiam carnalia subsidia ministrare, exemplo Christi, qui turbas VHTXHQWHVQRQVROXPYHUERGRFHEDWVHGHWLDPYLUWXWHVDQDEDWHWFRUSRUDOLWHUDOLPHQWLVUHÀFLHEDW8W DXWHPSUHODWLKHFRPQLDSOHQHSHUÀFHUHSRVVLQWVHFXODULXPQHJRWLRUXPRSRUWHWHRVKDEHUHVROOHUWLDP ut eorum cautela et ecclesiae serventur indempnes, et cuique necessaria pro suo modo subministrentur. Unde quidam in episcopum electus a B. Gregorio pro sua simplicitate repellitur, ne eius occasione res ecclesiae dilapidarentur. Unde idem scribit nobilibus civibus Neapolim :c. 1 : Secularium negotiorum inperiti non sunt in episcopos ordinandi. Petrus diaconus, quem a vobis electum asseritis, omnino (ut dicitur) simplex est, et nostis, quia hoc tempore talis in regiminis debet arce constitui, qui non solum de salute animarum, verum etiam de extrinseca utilitate et cautela sciat esse sollicitus.
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prendre que la dispensatio des biens d’Église désigne une capacité gestionnaire pratique (sollertiam) qui doit être mise au service d’un double objectif : éviter la dilapidation des biens d’Église (« que les églises demeurent indemnes »), tout en apportant le nécessaire à chacun. Il s’agit autrement dit, comme dans la multiplication des pains, de distribuer sans s’appauvrir. Telle est la bonne gestion qu’envisage ici Gratien. Celui-ci, dans la première question de la cause 22 de la seconde partie du Décret, qui traite de la possibilité pour les clercs de ne pas abandonner tous leurs biens, cite d’autres textes qui soulignent l’importance accordée à la gestion des biens matériels. Julien Pomère est cité sous le nom de Prosper d’Aquitaine : Il convient de posséder les richesses (facultates) de l’Église, et de mépriser les siennes propres par amour de la perfection. En effet, les richesses de l’Église ne sont pas individuelles mais communes. Donc que celui qui a été le contempteur de ses biens quand il a abandonné ou vendu tout ce qu’il avait, que celui-ci, quand il aura été nommé prévôt d’une église, devienne le gérant (dispensator) de tout ce qu’a l’église. Ainsi saint Paulin, comme vous le savez fort bien, vendit les immenses domaines qui furent les siens pour les distribuer aux pauvres. Mais quand il a été fait évêque, il n’a pas méprisé les richesses de l’Église, mais il OHV D DGPLQLVWUpHV WUqV ÀGqOHPHQW ÀGHOLVVLPH GLVSHQVDYLW). Par ce fait, il a sufÀVDPPHQWPRQWUpG·XQHSDUWTX·LOIDOODLWPpSULVHUVHVELHQVSHUVRQQHOVSRXUOD perfection, et d’autre part que l’on pouvait posséder les richesses de l’Église, qui sont entièrement communes, sans faire obstacle à la perfection. Et que dire de saint Hilaire ? Lui aussi, tout ce qu’il avait, ne l’a-t-il pas soit laissé à sa famille soit vendu pour le distribuer aux pauvres ? Mais lui cependant, quand il est devenu évêque d’Arles par le mérite de sa perfection, non seulement il a eu en sa possession ce que l’église avait alors, mais il l’a augmenté en acceptant les nombreux KpULWDJHVGHVÀGqOHV154.
Ce texte, auquel Gratien a donné pour titre : « Les prévôts des biens des églises en deviennent les dispensateurs (dispensatores) »155, permet non seulement de souligner que le mépris des biens terrestres ne doit pas s’étendre au mépris des biens d’Église, mais aussi d’approfondir la compréhension de la dispensatio. En l’occurrence, elle est présentée comme l’alternative à l’abandon des biens. De plus
154. Ibid., c. 12, q. 1, c. 13, col. 681 : Expedit facultates ecclesiae possideri, et proprias perfectionis amore contempni. Non enim propriae sunt, sed communes ecclesiae facultates, et ideo quisquis omnibus, TXH KDEXLW GLPLVVLV DXW YHQGLWLV ÀW UHL VXDH FRQWHPSWRU FXP SUHSRVLWXV IDFWXV IXHULW HFFOHVLDH RPQLXPTXHKDEHWHFFOHVLDHIÀFLWXUGLVSHQVDWRU'HQLTXH63DXOLQXVXWLSVLPHOLXVQRVWLVLQJHQWLD predia, que fuerant sua, vendita pauperibus erogavit ; sed cum factus esset episcopus, non contempsit HFFOHVLDHIDFXOWDWHVVHGÀGHOLVVLPHGLVSHQVDYLW4XRIDFWRVDWLVRVWHQGLWHWSURSULDGHEHUHSURSWHU perfectionem contempni, et sine impedimento perfectionis posse ecclesiae facultates, que sunt profecto communia, possidere. Quid S. Ylarius ? nonne et ipse omnia sua aut parentibus reliquit, aut YHQGLWD SDXSHULEXV HURJDYLW" ,V WDPHQ FXP PHULWR SHUIHFWLRQLV VXDH ÀHUHW HFFOHVLDH $UHODWHQVLV HSLVFRSXVTXHLOODWXQFKDEHEDWHFFOHVLDQRQVROXPSRVVHGLWVHGHWLDPDFFHSWLVÀGHOLXPQXPHURVLV hereditatibus ampliavit. 155. ID.(FFOHVLDUXPSUHSRVLWLUHUXPHDUXQGHPGLVSHQVDWRUHVHIÀFLXQWXU.
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l’exemple d’Hilaire témoigne du fait que la dispensatio ne s’oppose pas à l’augmentation des biens. Notons simplement que le texte de Julien Pomère, quand il évoque Hilaire, ne parle plus de dispensatio et que l’augmentation des biens ne résulte pas directement de leur gestion mais des dons reçus, dont il est sousentendu qu’ils résultent des mérites spirituels de l’évêque. Le chapitre 24 de la même question présente autrement l’importance accordée à la gestion des biens matériels. Il cite un autre texte, des Constitutions apostoliques : Nous prescrivons que l’évêque ait en son pouvoir les biens d’Église. En effet, SXLVTXH OHV kPHV SUpFLHXVHV GHV KRPPHV OXL VRQW FRQÀpHV LO HVW a fortiori nécessaire qu’il ait soin des choses pécuniaires (curam de pecuniis agere), en sorte que, par son pouvoir, tout soit dispensé (dispensentur) aux indigents de la main des prêtres et des diacres, et qu’ils soient administrés avec crainte et complète sollicitude156.
De nouveau, les affaires matérielles semblent capitales. Une lecture rapide pourrait même laisser croire qu’elles le sont plus que le soin des âmes. Mais c’est en fait une condition de celui-ci : l’évêque doit s’occuper des affaires pécuniaires SRXU GDQV XQ SUHPLHU WHPSV QRXUULU OHV KRPPHV DÀQ G·HQVXLWH V·RFFXSHU GH leurs âmes. De plus, la dispensatio désigne ici la distribution aux pauvres. C’est, en effet, le sens le plus fréquent du verbe dispensare. Le paragraphe précédent de ODPrPHTXHVWLRQOXLGRQQDLWODPrPHVLJQLÀFDWLRQ©4XHO·pYrTXHDLWHQVRQ pouvoir les biens d’Église pour les dispenser à tous ceux qui sont dans le besoin, avec révérence et crainte de Dieu »157. De nombreux autres passages pourraient montrer le lien avec le don, qu’il soit question des clercs ou des laïcs158. Ce constat rejoint celui que nous avons fait dans l’exégèse de la parabole du VHUYLWHXUÀGqOHHWGHO·LQWHQGDQWPDOKRQQrWH6·LO\DHIIHFWLYHPHQWXQOLHQHQWUH ÀGpOLWpHWJHVWLRQGHVELHQVFHOOHFLHVWWRXMRXUVGpFULWHHQWHUPHVGHPLVpULFRUGH ou d’aumône. De plus, dans les textes exégétiques, ceux auxquels il faut donner n’étaient pas toujours mentionnés, ce qui révélait que l’attention n’était pas portée VXUODVRFLpWpTXLDOODLWSURÀWHUGHODFLUFXODWLRQGHODULFKHVVHPDLVVXUFHOXLTXL ODSRVVqGHHWVXUVRQSURÀWHQYXHGHO·DXGHOj Un regard sur d’autres sources ne semble pas remettre en question le lien entre dispensatio et don. Il est bien connu que Grégoire le Grand – et les pages précé-
156. Ibid., c. 12, q. 1, c. 24, col. 685 : Precipimus ut in potestate sua ecclesiae res episcopus habeat. Si enim animae hominum preciosae illi sunt creditae, multo magis oportet eum curam de pecuniis agere, ita ut potestate eius indigentibus omnia dispensentur per presbiteros et diacones, et cum timore et omni sollicitudine ministrentur. 157. Ibid., c. 12, q. 1, c. 23, col. 684 : Episcopus ecclesiasticarum rerum habeat potestatem ad dispensandum erga omnes qui indigent, cum summa reverentia et timore dei. 158. Par exemple, Ibid., c. 12, q. 2, c. 70, col. 710 : Ideo primum intra ecclesiam quesita sunt vasa, que iniWLDWDQRQHVVHQWGHQLTXHFRQPLQXWDSRVWUHPRFRQÁDWDSHUPLQXWDVHURJDWLRQHVGLVSHQVDWDHJHQWLEXV captivorum quoque preciis profecerunt ; Ibid., c. 14, q. 5, c. 14, col. 741 : De malo ergo bonum facit qui pauperibus dispensat quod cum labore et sollicitudine acquisivit, iuxta illud evangelii : Facite vobis amicos de mammona iniquitatis.
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dentes viennent de le rappeler – a été très attentif à la gestion et à l’enrichissement du patrimoine de l’Église159. Mais voilà un des textes dans lesquels il emploie régulièrement le mot dispensare : Il faut avertir différemment ceux qui, sensibles aux misères, donnent déjà de leurs biens, et ceux qui tentent encore de ravir le bien d’autrui. Il faut avertir ceux qui, sensibles aux misères, donnent déjà de leurs biens, de ne pas s’élever, avec l’enÁXUHGHO·RUJXHLODXGHVVXVGHFHX[DX[TXHOVLOVIRQWODUJHVVHGHOHXUVUHVVRXUFHV terrestres : qu’ils ne se croient pas meilleurs que les autres, du fait qu’ils se voient leur assurer subsistance. Un maître de maison, ici-bas, répartit entre ses serviWHXUVSRVWHVHWRIÀFHVGpFLGHTXHFHX[FLGLULJHURQWTXHFHX[OjVHURQWGLULJpV,O ordonne que ceux-ci fournissent le nécessaire à d’autres, que ceux-là le reçoivent. Et cependant, très souvent ceux qui dirigent (qui regunt) indisposent, tandis que les dirigés (qui reguntur) restent dans les bonnes grâces du père de famille. Ceux qui gèrent (qui dispensatores sunt) s’attirent la colère, ceux qui subsistent grâce à la gérance d’autrui (ex aliena dispensatione) continuent de servir sans faute. Il faut donc avertir ceux qui, sensibles aux misères, donnent (misericorditer tribuunt) déjà de leurs biens, de se reconnaître comme des gérants (dispensatores) établis par le Seigneur du ciel pour répartir les moyens temporels de subsister ; et qu’ils les fournissent humblement, comprenant que les biens qu’ils gèrent (quae dispensant) ne sont pas à eux. Considérant qu’ils ont été mis au service de ceux à qui ils font largesse (largiuntur) de biens qu’ils ont eux-mêmes reçus, qu’ils ne V·HQÁHQWSDVG·RUJXHLOPDLVTXHODFUDLQWHUHQGHKXPEOHOHXUkPH,OHVWGqVORUV nécessaire qu’ils veillent avec grande attention à ne pas être injustes dans la distriEXWLRQGHFHTXLOHXUHVWFRQÀpne indigne commissa distribuant)160.
Un tel texte, qui entend fournir des indications pour guider le prédicateur, FRQÀUPHGHX[DVSHFWVGHODdispensatio : la gestion des biens matériels est intimement liée à l’activité de direction dont elle semble indissociable et elle implique
159. Un article récent renvoie à la bibliographie antérieure : D. MOREAU, « Les patrimoines de l’Église URPDLQHMXVTX·jODPRUWGH*UpJRLUHOH*UDQG'pSRXLOOHPHQWHWUpÁH[LRQVSUpOLPLQDLUHVjXQHpWXGH sur le rôle temporel des évêques de Rome durant l’Antiquité la plus tardive », Antiquité tardive, 14, 2006, p. 79-93 (p. 90-92). 160. Grégoire le Grand, Règle pastorale, III, 20, éd. F. ROMMEL, Paris, 1992, SC 382, p. 382-384 : Aliter ammonendi sunt qui iam sua misericorditer tribuunt, atque aliter qui adhuc et aliena rapere contendunt. Admonendi namque sunt qui iam sua misericorditer tribuunt, ne cogitatione tumida super eos se quibus terrena largiuntur, extollant ; ne idcirco se meliores aestiment, quia contineri per se ceteros vident. Nam terrenae dominus domus famulorum ordines ministeria que dispertiens, hos ut regant, illos uero statuit ut ab aliis regantur. Istos iubet ut necessaria ceteris praebeant, illos ut accepta ab aliis sumant. Et tamen plerumque offendunt qui regunt, et in patris familias gratia permanent, qui reguntur. Iram merentur qui dispensatores sunt, sine offensione perdurant qui ex aliena dispensatione subsistunt. Ammonendi sunt igitur qui iam quae possident misericorditer tribuunt, ut a caelesti domino dispensatores se positos subsidiorum temporalium agnoscant ; et tanto humiliter praebeant, quanto et aliena esse intellegunt quae dispensant. Cum que in illorum ministerio quibus accepta largiuntur constitutos se esse considerant, nequaquam eorum mentes tumor subleuet, sed timor premat. Vnde et necesse est ut sollicite perpendant ne commissa indigne distribuant>«@WUDG C. MORELOpJqUHPHQWPRGLÀpH
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
avant tout une fonction de distribution et de répartition. Le champ lexical qui entoure la dispensatio (tribuere, largire, distribuere), ne laisse pas d’hésitation sur le fait que la dispensatio ne consiste pas dans une production ou une augmentation mais dans une distribution. Dans cette même optique, V. Toneatto a montré que, dans les règles monastiques, la cura dispensationis ou la potestas dispensationis VRQW WDQW{W FRQÀpV à l’abbé, ou à l’abbesse, tantôt au cellérier161. C’est une expression qui désigne à la fois l’exercice d’une direction, et une œuvre de répartition. Dans la règle augustinienne, l’abbé doit distribuer les biens dans la communauté en fonction des besoins de chacun. Dans les règles de Basile de Césarée, « l’expression semble alors désigner une tâche de type administratif concernant la distribution des choses nécessaires à la communauté, qui revient aux supérieurs exerçant une autorité donnée et chargés de pourvoir à son bien-être »162. Il en est de même dans la Règle du Maître163, ou dans celle de saint Benoît164, où le cellérier est dispensator. En résumé, dans les règles monastiques, comme dans le modèle de sermon de Grégoire et comme dans le Décret, la notion de dispensatio évoque à la fois une activité de direction et de distribution/répartition des biens matériels. V. Toneatto montre que cette dernière activité suppose un calcul rationnel : il ne s’agit en effet pas de tout donner, il est nécessaire de distinguer avec discernePHQWOHQpFHVVDLUHHWOHVXSHUÁXTXLSHXWYDULHUVHORQOHVSHUVRQQHVSRXUIRXUQLU à chacun, dans la communauté ou hors d’elle, selon son besoin. Elle est en cela rationnelle et « économique »165. Il y a effectivement une forme d’ « économie » dans la mesure où il faut savoir gérer pragmatiquement un patrimoine – les textes du Décret l’ont bien montré – , puisque s’opère une circulation des biens et que la distribution suppose des calculs pour ne donner ni trop ni trop peu. C’est, en UHYDQFKHXQHIRUPHGHUpÁH[LRQpFRQRPLTXHTXLGDQVOHVWH[WHVTXHQRXVDYRQV vus, laisse totalement de côté la question de la production des richesses. L’activité du dispensator est toujours présentée du point de vue de la distribution de biens qui sont donnés et présents avant son intervention. L’idée centrale est que les ULFKHVVHVVRQWDXGpSDUWFRQÀpHVSDU'LHXDXdispensator, qui n’a pas à les gagner, mais seulement à les bien distribuer. Il est même possible que l’idée de dispensatioTXLVXSSRVHTXHOHVELHQVVRLHQWFRQÀpVSDU'LHXV·RSSRVHjO·LGpHG·XQH activité productrice qui consisterait à gagner soi-même ses propres biens. Plus qu’économique, l’activité du dispensator nous semble donc “politique”, puisque liée à la gestion d’une communauté. Et encore, cet aspect, très présent quand il est question des évêques ou des abbés, l’est bien moins quand il s’agit des laïcs. Il
161. V. TONEATTO, Marchands et banquiers du Seigneur…, p. 405-416. 162. Ibid., p. 408. 163. Ibid., p. 410 : La dispensatio, l’administration d’un bien dont on n’a que la jouissance et non la propriété se concrétise alors sous la forme d’une distribution des choses considérées comme nécessaires à la vie à l’intérieur de la communauté. 164. Ibid., p. 415. 165. Ibid.S(QLPSOLTXDQWDLQVLXQHUpÁH[LRQVXUODERQQHJHVWLRQGHVUHVVRXUFHVOHFRQFHSWGH mesure est rationnel, économique et monastique par excellence.
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IDXGUDLWHQHIIHWOLUHODÀQGXWH[WHGH*UpJRLUHOH*UDQGGHVWLQpjFHX[TXLRQWGHV richesses qu’ils distribuent et qu’il a présentés comme des dispensatores. Dans ces quelques pages166, Grégoire développe les conditions dans lesquelles doit se pratiquer l’aumône. L’aspect rationnel de cette activité y est particulièrement prégnant. Tout semble calculé : la quantité de ce qui est donné, la personne à qui c’est donné, la façon de donner. C’est une activité dégagée de tout aspect émotionnel : HQ DJLVVDQW VDQV SUpFLSLWDWLRQ FHOXL TXL GRQQH SUHQG OH WHPSV GH OD UpÁH[LRQ Cependant, le calcul n’est pas ici dirigé vers l’intérêt de la communauté, mais vers celui du donateur. Il doit calculer pour son salut. Il est ainsi capital qu’il ne donne pas trop si cela pourrait devenir pour lui une occasion de pécher. L’essentiel n’est pas de résoudre une situation sociale, mais de se sauver grâce à l’aide de celui qui est dans le besoin. Le premier point est principal, le second subalterne. Ainsi, dans ce texte de Grégoire, la position de dispensator du laïc n’est pas totalement liée à la gestion d’une communauté, mais plutôt à celle de sa personne. Il n’est pas ici non plus question de production des biens, et moins encore d’enrichissement. C’est en effet le dernier aspect de la dispensatio dont nous allons traiter : celui de son lien avec la pauvreté. Le cellérier, quand il distribue les biens, doit savoir éviter l’abondance, et donner à chacun le simple nécessaire. De même, s’il n’est pas bon de trop donner, il ne s’agit pas non plus d’ « agrandir les espaces » où l’on vit167. Un des textes du Décret GpÀQLVVDLW OH OLHQ HQWUH SDXYUHWp HW dispensatio. C’est un texte de Julien Pomère placé sous le titre suivant : « Ceux qui abandonnent leurs biens, ou les distribuent aux pauvres, ou les ajoutent aux biens d’Église, dispensent de façon louable les biens ecclésiastiques »168. L’abandon de ses biens propres apparaît ici comme une garantie de la bonne gestion des biens ecclésiastiques. C’est ce que développe le texte de Julien Pomère : Le prêtre, à qui le soin de la dispensation (dispensationis cura DpWpFRQÀpUHoRLW du peuple, non seulement sans cupidité, mais avec l’éloge de la piété, ce qui doit rWUHGLVSHQVp(WLOGLVSHQVHÀGqOHPHQWFHTX·LODUHoXFDUWRXVVHVELHQVVRLWLO les a laissés à sa famille, soit il les a distribués aux pauvres, soit il les a ajoutés aux biens d’Église ; et ainsi, par amour de la pauvreté, il s’est inscrit au nombre GHVSDXYUHVDÀQGHYLYUHHQSDXYUHYRORQWDLUHSRXUPLHX[VHPHWWUHDXVHUYLFH des pauvres169.
La pauvreté volontaire est l’assurance d’une bonne gestion des biens ecclésiastiques. Cela s’explique certes parce que celui qui a abandonné ses biens sait maîtriser ses désirs. Mais il existe aussi une autre raison : s’il aime la pauvreté, il 166. Grégoire le Grand, Règle pastorale, III, 20, éd. F. ROMMEL, SC 382, p. 384-393. 167. Ibid., p. 390 : Cum multiplicare large habitationis spatia cupiunt [avari], audiant quod scriptum est : Vae qui coniungitis domum ad domum>«@ 168. Decretum Gratiani, éd. A. FRIEDBERG, c. 1, q. 2, c. 9 : Qui sua relinquunt, vel pauperibus distribuunt, vel ecclesiae rebus adiungunt, laudabiliter ecclesiastica dispensant. 169. ID. : Sacerdos, cui dispensationis cura commissa est, non solum sine cupiditate, sed etiam cum laude SLHWDWLVDFFLSLWDSRSXORGLVSHQVDQGDHWÀGHOLWHUGLVSHQVDWDFFHSWDTXLDRPQLDVXDDXWSDUHQWLEXV reliquit, aut pauperibus distribuit, aut ecclesiae rebus adiunxit, et se in numero pauperum paupertatis amore constituit, ut unde pauperibus subministrat, inde et ipse tamquam pauper voluntarius vivat.
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utilisera peu de biens, se contentera du strict nécessaire, et pourra en distribuer une large part. Le bon dispensator sait non seulement distribuer, mais aussi se contenter de peu. Dans la Summa Abel de Pierre le Chantre, il n’y a pas d’entrée pour dispensatio, mais il y en a une, courte, pour dispensator : Le dispensateur est comparé à un veau. En effet quand le veau, par son travail, a rapporté le grain et la paille, il se contente de la paille, laissant le grain aux usages de son maître. Par cette mesure, il est un bon dispensateur, lui qui, plaçant pour lui les choses modiques et viles, sert les meilleures à la communauté, conformément au mot de Grégoire : « Le meilleur des dispensateurs est celui qui ne garde rien pour lui »170.
L’idéal attendu de celui qui dispense les biens, serait qu’il distribue tout, en ne conservant rien ou presque pour son propre usage. La dispensatio apparaît donc comme un concept clé pour comprendre l’organisation hiérarchique du monde et son unité. Elle joue en effet à plusieurs niveaux qui s’imbriquent les uns dans les autres. Elle sert à exprimer les relations de direction : direction de Dieu sur les hommes, direction de l’abbé sur les moines, direction de l’évêque sur ses sujets, direction – dans une moindre mesure du riche ou du puissant sur les pauvres et les faibles. L’action divine est ainsi érigée en modèle universel, que suivent d’abord les abbés et les évêques, et que les laïcs sont ensuite exhortés à imiter. La hiérarchie que dessine la dispensatio a été voulue et établie par Dieu qui, précisément dans sa dispensatio, a choisi de répartir inégalement ses dons, spirituels ou matériels. À chacun de les « GLVSHQVDUHª correctement, c’est-à-dire en imitant le modèle divin qui vise uniquement le salut de tous. La dispensatioGpVLJQHDLQVLXQHDFWLRQRUGRQQpHjXQHÀQTXLQ·HVWSDV d’abord le bien commun de la cité terrestre, mais l’obtention du salut dans l’audelà. Dans cette perspective, l’évêque est certes responsable de ceux qui lui sont soumis. En revanche, le riche doit avant tout penser à son propre salut en distribuant ses biens. Concrètement, sa dispensatio est décrite en termes d’aumône, de PLVpULFRUGHRXGHGRQ6LOHVGHX[SDUDEROHVGXVHUYLWHXUÀGqOHHWGHO·LQWHQGDQW malhonnête établissent un lien entre biens matériels et biens spirituels, unis dans XQHPrPHÀGpOLWpTXLIDLWTXHODJHVWLRQÀGqOHGHVSUHPLHUVSHXWFRQGXLUHDX[ seconds – le discours lui-même sur l’usage des richesses ne s’est pas nettement approfondi : il revient à une des deux idées récurrentes observées précédemment, HQO·RFFXUUHQFHjO·LGpHTXHOHVULFKHVVHVVRQWMXVWLÀpHVSDUOHXUERQXVDJHSOXV précisément par leur usage pour les œuvres de miséricorde. Ce chapitre met donc en évidence, avant toute autre chose, un processus d’inclusion à l’égard des riches, qui s’opère à plusieurs niveaux. D’abord la pos170. Reims 508, f. 28v : Dispensator vitulo comparatur. Cum enim vitulus granum et paleam labore suo conferat, contentus est palea, granum usibus domini sui relinquens. In hunc modum bonus est dispensator, qui modica et viliora sibi apponens, meliora conventui subministrat, secundum illid Gregorii : Optimus est dispensator qui nihil sibi reservat.
IV. INCLURE. L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES RICHESSES
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VHVVLRQGHVULFKHVVHVHVWMXVWLÀpHHWWRXVOHVSDVVDJHVpYDQJpOLTXHVTXLSRXUUDLHQW sembler les condamner sont interprétés de telle sorte que ce soit seulement le mauvais usage des richesses qui soit visé. Ensuite, par le motif de la dispensatio, OHVULFKHVVRQWLQFOXVGDQVOHSURMHWGLYLQOHXUVELHQVOHXURQWpWpFRQÀpVSRXU TX·LOV OHV DGPLQLVWUHQW /H SURFHVVXV G·LQFOXVLRQ HVW HQÀQ pWHQGX j O·HQVHPEOH du monde et de la société : Dieu, les clercs et les laïcs sont appelés à pratiquer la dispensatio. Ce sont les mêmes références qui s’appliquent à la société des clercs et à celle des laïcs. Ce schéma, dans l’exégèse médiévale occidentale, s’est développé en trois WHPSV ,O SUHQG VD VRXUFH GDQV XQH UpÁp[LRQ VXU OH GHYRLU pSLVFRSDO GH GLIIXser la parole divine et de construire par elle une communauté chrétienne. Avec l’ancrage territorial de l’Église, qui n’est plus seulement une société charismatique, la gestion de la Parole divine devient le modèle pour la gestion des biens HFFOpVLDVWLTXHV(QÀQGDQVXQWURLVLqPHWHPSVFHPRGqOHIRUJpSRXUFDUDFWpULser l’administration des biens ecclésiastiques, est étendu aux laïcs. &H FKDSLWUH FRQÀUPH GRQF O·LGpH TX·LO Q·\ D SDV G·RSSRVLWLRQ GH O·eJOLVH j la possession et à la gestion des biens matériels. De même, le discours sur les richesses est d’abord un discours “à usage interne”, qui est ensuite élargi aux laïcs, à un moment – le XIIe siècle – où l’Église entend prendre en charge et intégrer la spiritualité et le comportement des laïcs, sans se contenter d’attendre d’eux quelques pratiques sociales telles l’aumône ou la pénitence. De ces points de vue, il n’a pas été possible de distinguer clairement franciscains et dominicains : si les premiers semblent plus hésitants à appliquer aux laïcs les modèles cléricaux, ce n’est ni systématique ni évident ; leur principale différence tient à ce qu’ils se distinguent des uns comme des autres en se plaçant parfois au-delà de la dispensatio. Cependant, concrètement, la dispensatio désigne une forme de partage des biens. Nous n’avons rien vu qui concerne la production ou la multiplication des richesses. Cela change-t-il avec les commentaires de la parabole des talents, qui DIÀUPHTX·LOHVWLQGLVSHQVDEOHGHIDLUHIUXFWLÀHUFHTXLHVWFRQÀp"
Chapitre 5
HIÉRARCHISER : L’EXÉGÈSE FACE AUX ACTIVITÉS SÉCULIÈRES
L
e chapitre précédent a permis de mettre en évidence un processus d’inclusion à l’œuvre par rapport aux richesses d’abord et aux riches ensuite. Même si les invectives à l’encontre des riches se développent au cours du XIIIe siècle, elles ne témoignent pas de la dégradation de leur “image”, mais de la volonté de fournir aux prédicateurs une matière pour les exhorter à se comporter en bons dispensatores. Ainsi les riches imitent le modèle de gestion des clercs et se trouvent inclus dans la société autant que dans l’ordre du monde. Des clercs aux laïcs, il y a certes une hiérarchie, mais elle s’inscrit dans un continuum, puisque le modèle initialement établi pour décrire la gestion du Verbe, est appliqué aux biens des laïcs. Ces considérations n’ont toutefois pas permis d’évoquer la production des richesses et la question des métiers, notamment celui de marchand, qui est au cœur du débat sur le rapport de l’Église à l’économie. C’est pourquoi nous traiterons, dans ce chapitre, de la parabole des talents, au centre de laquelle se trouve le motif de la multiplication. Puis nous étudierons la parabole du festin et l’épisode GHVPDUFKDQGVFKDVVpVGX7HPSOHDÀQG·pYRTXHUODTXHVWLRQGHVPpWLHUVDYDQW d’aborder la question de l’usure.
1. LES TALENTS ET LES MINES : UN MODÈLE ÉCONOMIQUE ? La parabole des talents est régulièrement citée, surtout à partir du XIIIe siècle, GDQVOHVFRPPHQWDLUHVGHODSpULFRSHGHO·LQWHQGDQWLQÀGqOH'HIDLWO·H[pJqVHGH ce siècle tend de plus en plus à se représenter l’homme sur terre comme le gérant d’une série de biens qui ne lui appartiennent pas en propre, mais dont il est seuOHPHQWO·LQWHQGDQW&·HVWODÀGpOLWpGDQVODJHVWLRQGHFHVELHQV²VSLULWXHOVPDLV aussi temporels ; biens de la nature, de la grâce, de la fortune – qui permet l’ouverture des portes du Royaume et l’accession à de plus grands biens dans le monde futur. Une telle conception de la vie humaine évoque la parabole des talents. 'H SOXV OHV SDUDEROHV GX VHUYLWHXU ÀGqOH RX GH O·LQWHQGDQW PDOKRQQrWH RQW révélé l’existence d’une continuité entre les biens temporels et biens spirituels. Non seulement tous deux peuvent faire l’objet d’une dispensatio, mais la bonne gestion des biens temporels est apparue comme un critère de sélection pour l’accès à des charges spirituelles. Toutefois la bonne gestion a été jusque-là présentée presque uniquement sous la forme du partage des biens avec le pauvre. Or la
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parabole des talents propose un autre modèle de bonne gestion des biens : celui de leur multiplication. Est-ce que les exégètes reprennent ce modèle pour l’appliquer jO·DUJHQW"$XWUHPHQWGLWODSDUDEROHGHVWDOHQWVHVWHOOHO·RFFDVLRQGHMXVWLÀHUOD multiplication des richesses ? Nous traiterons ces questions à partir de la parabole des mines et de celle des talents, que nous aborderons séparément dans la mesure où les commentateurs médiévaux eux-mêmes semblent bien considérer qu’il s’agit de deux paraboles différentes, et ne font pas ou très peu de rapprochements entre elles.
1.1. La parabole des mines (Lc 19, 11-27) La parabole des mines est particulièrement marquée par le motif de la multiplication de l’argent1. Contrairement à la version de Matthieu, le maître engage LFLGLUHFWHPHQWOHVVHUYLWHXUVjXWLOLVHUO·DUJHQWTXLOHXUDpWpFRQÀpNegotiamini dum venio (Lc 19, 13). Le langage du negotium est répété ensuite au verset 15 : et iussit vocari servos, quibus dedit pecuniam, ut sciret quantum quisque negotiatus esset. Il y a donc un appel à s’activer avec l’argent, et ce dans le but d’en tirer un SURÀWjO·LPDJHGHVGHX[SUHPLHUVVHUYLWHXUVXQTXLPXOWLSOLHODVRPPHSDUGL[ OHVHFRQGSDUFLQT(QÀQDXGHUQLHUVHUYLWHXUHVWUHSURFKpGHQHSDVDYRLUPLV l’argent à la banque (ad mensam), pour en retirer une usure (cum usuris). Quel est le sens que les exégètes médiévaux donnent à ce negotiumHWjFHSURÀWXVXUDLUH" Dans quelle mesure ce modèle est-il compris comme pouvant s’appliquer aux relations avec l’argent ? L’interprétation d’ensemble de la parabole a très peu évolué entre l’époque GH %qGH HW OD ÀQ GX XIIIe siècle : elle est comprise essentiellement comme un discours sur la prédication. Malgré quelques efforts dans les commentaires du XIIIeVLqFOHSRXUpODUJLUODVLJQLÀFDWLRQDFFRUGpHjODPLQHFHOOHFLGHPHXUHWUqV 1.
Lc 19, 11-27 : « Comme les gens écoutaient cela, il dit encore une parabole, parce qu’il était près de Jérusalem et qu’on pensait que le Royaume de Dieu allait apparaître à l’instant même. Il dit donc : “Un homme de haute naissance se rendit dans un pays lointain pour recevoir la dignité royale et revenir ensuite”. Appelant dix de ses serviteurs, il leur remit dix mines et leur dit : “Faites-les valoir jusqu’à ce que je vienne”. Mais ses concitoyens le haïssaient et ils dépêchèrent à sa suite une ambassade chargée de dire : “Nous ne voulons pas que celui-là règne sur nous”. Et il advint qu’une fois de retour, après DYRLUUHoXODGLJQLWpUR\DOHLOÀWDSSHOHUFHVVHUYLWHXUVDX[TXHOVLODYDLWUHPLVO·DUJHQWSRXUVDYRLU ce que chacun lui avait fait produire. Le premier se présenta et dit : “Seigneur, ta mine a rapporté dix PLQHVµ´&·HVWELHQERQVHUYLWHXUOXLGLWLOSXLVTXHWXW·HVPRQWUpÀGqOHHQSHXGHFKRVHUHoRLV autorité sur dix villes”. Le second vint et dit : “Ta mine, Seigneur, a produit cinq mines”. À celui-ci encore il dit : “Toi aussi, sois à la tête de cinq villes”. L’autre aussi vint et dit : “Seigneur, voici ta mine, que je gardais déposée dans un linge. Car j’avais peur de toi, qui es un homme sévère, qui prends ce que tu n’as pas mis en dépôt et moissonnes ce que tu n’as pas semé”. “Je te juge, lui dit-il, sur tes propres paroles, mauvais serviteur. Tu savais que je suis un homme sévère, prenant ce que je n’ai pas PLVHQGpS{WHWPRLVVRQQDQWFHTXHMHQ·DLSDVVHPp3RXUTXRLGRQFQ·DVWXSDVFRQÀpPRQDUJHQWjOD banque ? À mon retour, je l’aurais retiré avec un intérêt”. Et il dit à ceux qui se tenaient là : “Enlevezlui sa mine et donnez-là à celui qui a les dix mines !”. “Je vous le dis : à tout homme qui a l’on donnera, mais à celui qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a” ».
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PDMRULWDLUHPHQWLGHQWLÀpHjODSDUROHELEOLTXH'qVORUVOHnegotium se résume à la transmission de la parole, par le travail d’interprétation et par la prédication2. 4XDQWDX[EDQTXLHUVFHVRQWOHVÀGqOHVDX[TXHOVLOIDOODLWFRQÀHUODSDUROHSRXU la retrouver avec usure, c’est-à-dire accompagnée de bonnes œuvres. Bède, et OHV DXWUHV FRPPHQWDWHXUV j VD VXLWH LQVLVWH VXU OH IDLW TXH O·DUJHQW FRQÀp DX[ banquiers n’est rien d’autre que l’argent du Seigneur, autrement dit la parole de Dieu3. Le commentaire imagé de Pierre le Mangeur est révélateur des réalités que les exégètes associent à cette parabole : Remarquez que cette façon d’appeler les serviteurs peut être interprétée au sens mystique comme l’élection canoniale. De même que le serviteur est appelé, de même l’évêque est élu canoniquement, et dans la consécration il reçoit sa mine de l’archevêque, c’est-à-dire la fonction de prêcheur (RIÀFLXPSUDHGLFDWLRQLV). C’est pourquoi il lui donne le livre de l’Évangile, en lui disant : « Reçois, va, prêche », comme s’il lui disait : ©)DLVSURÀWHUMXVTX·jFHTXHMHYLHQQHª. Et celui-ci aussitôt fait une bénédiction en disant : « Que le nom du Seigneur soit béni » ; et, venant dans sa cité, il porte sur sa poitrine le livre de l’Évangile ouvert, et il a la lettre sur sa poitrine, comme pour dire : « Je suis prêt à partager mon talent ». Et remarquez que de même que l’archevêque donne à l’évêque le livre de l’Évangile, et dit aussitôt : « Va, prêche » – de même le Seigneur dit à Moïse : « Va en Égypte » ; et ensuite il lui a demandé : « Qu’as-tu dans la main ? » et il répondit : « Un bâton ». /HEkWRQGH0RwVHSUpÀJXUHGRQFODFURVVHSDVWRUDOHTXLHVWGRQQpHjO·pYrTXH lors de sa consécration, en même temps que le texte évangélique. Et puisque c’est OD PrPH FKRVH TXL HVW VLJQLÀpH SDU VHV GHX[ GRQV RQ OXL GLW HQVXLWH « Va en Égypte », c’est-à-dire au travail de la prédication4.
La parabole s’adresse avant tout aux évêques. Mais elle vise aussi les maîtres : 2.
3.
4.
Bède, In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 337 : Negotiamini dum venio. Verba, inquit, legis DF SURSKHWDUXP P\VWLFD LQWHUSUHWDWLRQH GLVFXVVD SRSXOLV RIIHUWH DWTXH DE HLV ÀGHL FRQIHVVLRQHP morumque probitatem recipite iuxta quod psalmista suis auditoribus praecipit dicens : Sumite psalmum et date tympanum >«@ Glossa ordinaria : Negotiamini dum venio : Verba legis mystica LQWHUSUHWDWLRQHGLVFXVVDSRSXOLVRIIHUWHHWDEHLVFRQIHVVLRQHPÀGHLPRUXPTXHSUREDWLRQHPUHFLSLWH Postille, Venise, 1703, f. 244ra : Negotiamini. Eleganter dictum est. Negotiatio enim commutati dati HWDFFHSWL$FVLGLFHUHWOHJHPSRSXORHURJDWHDEHRÀGHLFRQIHVVLRQHPDFFLSLWHQHFQRQHWPRUXP probitatem quasi usuras exigite ; Bonaventure, In Lc., dans Opera Omnia, t. 7, § 20, p. 479. Ibid., p. 340 : Ad quam videlicet mensam, id est mentem auditorum, non alia quam dominica est deferenda pecunia ut omnis sermo docentis scripturae sensum sequatur ; nam quod hic dominus non quamlibet pecuniam sed suam dicit nummulariis esse faenerandam exponit apostolus dicens : Si quis loquitur, quasi sermones Dei. ID. : Et nota quod huiusmodi vocatio servorum mistice intelligitur canonica electio. Ita enim vocatur servus cum canonice eligitur episcopus, et in consecratione accipit minam suam ab archiepiscopo, LGHVWRIÀFLXPSUHGLFDQGL+LQFHVWTXRGGDWHLWH[WXPHYDQJHOLLGLFHQV©DFFLSHYDGHSUHGLFDª TXDVLGLFHUHWQHJRFLDUHGXPYHQLR(WLSVHVWDWLPIDFLWEHQHGLFWLRQHPGLFHQV©6LWQRPHQGRPLQL EHQHGLFWXP ª (W YHQLHQV LQ FLYLWDWHP VXDP GHIHUW WH[WXP HYDQJHOLL DSHUWXP VXSHU SHFWXV VXXP HW HVW OLWWHUD H[ SDUWH SHFWRULV DF VL GLFDW © 3UHVWR VXP WDOHQWXP PHXP HURJDUH ª (W QRWD TXRG VLFXWGDWDUFKLHSLVFRSXVHSLVFRSRWH[WXPHYDQJHOLLHWVWDWLPVXEGLW©9DGHSUHGLFDªVLFGRPLQXV >([@ dixit Moysi : Vade in Egiptum. Postquam quesivit ab eo : Quid habes in manu, et respondit :
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Comme le montre la Glose l’usure a deux sens : elle désigne le prix de la parole de Dieu, c’est-à-dire la foi ou l’action droite ; ou bien on appelle usure ce que quelqu’un, par son application et l’effort de son attention (per industriam suam et laborem exercitii), comprend au-delà de ce qu’il a reçu des docteurs5.
Pierre le Mangeur dresse ici l’éloge de l’industria et du labor des maîtres TXLHQULFKLVVHQWO·KpULWDJHSDWULVWLTXH3DUOHFKRL[GHFHVWHUPHVLODIÀUPHDXVVL que le travail intellectuel est un métier – revendication importante dans le cadre scolaire des XIIe-XIIIe siècles comme l’a montré Jacques Le Goff6. Mais l’essentiel demeure la prédication, ainsi que le rappelle l’interprétation du mauvais serviteur dans lequel Pierre le Mangeur voit les « prédicateurs modernes » qui négligent leur tâche7. Certes des exégètes du XIIIeVLqFOHWHQGHQWjpODUJLUODVLJQLÀFDWLRQDFFRUGpH aux mines. C’est particulièrement le cas d’Albert le Grand qui distingue trois types de mines, elles-mêmes classées hiérarchiquement : le bien des peuples FRQÀpDX[URLVDX[SULQFHVHWDX[pYrTXHV OHELHQG·XQHfamilia FRQÀpDX[ doyens, aux prêtres et aux pères de famille) et le bien privé ; chacun de ces biens s’accompagne de dons constitués de biens intérieurs et extérieurs (qui incluent les richesses)8. Cependant, la condamnation du dernier serviteur ne tient pas à une DEVHQFHGHIUXFWLÀFDWLRQPDLVjXQXVDJHSULYpGHVELHQVUHoXV©/HWURLVLqPH n’a pas pu s’intégrer à la distinction introduite entre bien civil, bien domestique et bien de la personne (monastici), si ce n’est en ce qu’il s’est attaché au bien privé sans produire autant résultat9 ». Cette interprétation ne renouvèle pas le discours sur les richesses puisqu’elle rejoint donc celui observé dans le chapitre précédent qui oppose un usage privé à une utilité commune. Un seul commentaire se distingue nettement des autres : celui de Pierre de Jean Olieu dont la proximité avec le monde des marchands est frappante. Il renouvelle et actualise la métaphore des marchands :
5.
6. 7. 8.
9.
YLUJDP9LUJDHUJR0R\VLSUHÀJXUDEDWYLUJDPSDVWRUDOHPTXHLQFRQVHFUDWLRQHGDWXU episcopo, sicut HWWH[WXVHYDQJHOLL(WLGHPVLJQLÀFDWXULQGDWLRQHXWULXVTXHSRVWHDGLFLWXUHL9DGHLQ(JLSWXPLGHVW in laborem predicationis. Ibid., f. 205ra : 'XSOH[HVWXVXUDVLFXWJORVVDGHWHUPLQDWSUHFLXPYHUELGHLHVWÀGHVERQDRSHUDWLR usura ; vel usura dicitur quod per industriam suam et laborem exercitii aliquis intelligat preter illa que a doctoribus accepit. J. LE GOFF, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, 1985 (1957), p. 68 et 104-108. Ibid., f. 204vb : 3HU KXQF WHUWLXP VHUYXP VLJQLÀFDQWXU PRGHUQL SUHGLFDWRUHV LQLXQFWR VLEL RIÀFLRQHJOLJHQWHV. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 23, p. 570 : Mna autem ista, donum Dei est quodcumque. In genere autem multiplicatur in tria : in bonum gentis, et accipiunt reges et principes et Episcopi ; et in bonum familiae, et hoc accipiunt illi quibus familiae committuntur, ut decani, et plebani, et patresfamilias domorum ; et in bonum privatum, quod in sui regimine quilibet accipit. Acceptum est donum LQWHOOHFWXVLQÀGHLQVDSLHQWLDHWLQWHOOHFWXHWVFLHQWLDHWSUXGHQWLDHWDUWLEXVHWFRQVLOLRHWVFLHQWLD gubernandi. Et donum affectus in virtute operativa fortitudinis, justitiae, temperantiae, spei, charitatis. Et in exterioribus bonis, sicut est nobilitas, sanitas, eloquentia, divitiae, amicorum prosperitas, et huiusmodi. Ibid., p. 574 : Tertius non potuit esse secundum divisionem boni civilis, et oeconomici et monastici inductam, nisi qui privato bono studuit, et nulli profecit.
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« Négociez jusqu’à ce que je vienne », c’est-à-dire alors que je suis en train de venir. Il leur prescrit de faire des affaires ou de commercer (negotiari sive mercari) jSDUWLUGHVGRQVUHoXVFRPPHGHVWDOHQWVDÀQG·DFTXpULUSDUOjXQJUDQGSURÀW C’est de façon excellente qu’il compare le négoce du mérite au négoce pécuniaire HWSURÀWDEOHlucrose) du marché. En effet, de même que le marchand donne son SURSUHDUJHQWSRXUHQUHFXHLOOLUXQDXWUHDYHFGXSURÀWF·HVWjGLUHSRXUHQWLUHUGX SURÀWGHPrPHFHOXLTXLDJLWELHQGRQQHDXFXOWHGLYLQHWDX[SURFKDLQVOHSURGXLW GHVHVELHQVHWOHFRUWqJHGHVHV±XYUHVSRXUHQUHWLUHUHQSURÀWGHVPpULWHVHWXQH augmentation des grâces10.
Alors que les commentateurs précédents mettaient de côté une comparaison qu’ils feignaient d’ignorer, l’exégète franciscain en souligne au contraire la pertinence (optime comparat) si bien que le marchand apparaît comme le « double laïc » du franciscain11. Et il développe encore la comparaison en introduisant la QRWLRQGHFDSLWDOSRXUH[SOLTXHUTX·LOpWDLWGLIÀFLOHGHJDJQHUEHDXFRXSjSDUWLUGH peu12. Il y revient à l’occasion des excuses du mauvais serviteur : celui-ci se vante HQHIIHWG·DYRLUELHQFRQVHUYpOHFDSLWDOTXLOXLDYDLWpWpFRQÀpHWV·H[FXVHGHVRQ inaction en arguant du fait que s’il avait soumis le capital au péril du commerce, il aurait pu tout perdre. Il en est de même de ceux qui ne veulent pas se livrer aux plus hautes œuvres : ils mettent en avant la peur de perdre leur capital13. Dans un tel passage, la grâce est présentée comme un capital qu’il faut savoir utiliser comme le feraient de bons marchands, dans l’action desquels la prise de risque est
10. Pierre de Jean Olieu, In Lc., éd. IOZZELLI, p. 562 : Negotiamini dum venio, id est dum sum in veniendo, precipit eis de donis acceptis quasi de talentis negotiari sive mercari, ut scilicet exinde magnum lucrum acquirant. Optime autem negotium meriti comparat negotio pecunarie et lucrose mercationis, tum quia sicut mercator dat propriam pecuniam, ut aliud lucrose recipiat, id est de quo lucrum reportet, sic bene operans dat divino cultui et proximis rerum suarum munera et operum suorum obsequia, ut inde reportet lucrum meriti et augmenti gratiarum. 11. G. TODESCHINI, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Verdier/ poche, Paris, 2008 (2004), p. 173 : « Aux yeux de ces franciscains, la volonté ascétique de refuser la richesse a son double laïc dans la volonté d’échanger de l’argent contre les marchandises, des marchandises contre d’autres marchandises, des devises contre d’autres devises : en effet, sous le parcours tracé par la volonté (par l’intention) d’être pauvres ou d’être riches, on peut, et on doit, distinguer une collectivité dont les membres n’accumulent pas, mais au contraire, distribuent ». 12. Ibid., p. 564 : 'LFHQGXPTXRG\PPRSURWDQWRIHFLWDGPDLRULWDWHPSURTXDQWRH[SDXFRGRQRÀGHOLWHU deo servivisse et multa lucrasse maioris est preconii, quam ex magno capitali accepto magna lucrasse. 6XUOHU{OHGH3LHUUHGH-HDQ2OLHXGDQVODGpÀQLWLRQGHODQRWLRQGHFDSLWDO$SPICCIANI, Capitale e LQWHUHVVHWUDPHUFDWXUDHSRYHUWjQHLWHRORJLHFDQRQLVWLGHLVHFROL;,,,;9, Rome, 1990, p. 85-96. 13. Ibid., p. 566 : Domine, ecce mna tua, quam habui, reposita est in sudario, quasi dicat : de tuo capitali QLFKLOWLELDPLVL\PPRGLOLJHQWHUHWÀGHOLWHUWLELFXVWRGLYL+HFHVWHQLPFRPPXQLVSUHVXPSWLRWDOLXP SLJURUXPTXLLQVXDWHSLGLWDWHHWQHJOLJHQWLDFUHGXQWHWFRQÀGXQWVHVDOWHPDGVXIÀFLHQWLDPVHUYDUH precepta et caritatem. Pro excusatione etiam sue pigritie communiter dicunt quod subditur : timui enim te, id est tuum severum iudicium incurrerre, si scilicet tuam pecuniam exposuissem periculis mercationum, in quibus non semper lucrum acquiritur, ymmo aliquando totum capitale perditur. Et est VHQVXVLGHRDGGLIÀFLOLDHWDUGXDRSHUDHWPHULWDQRQDVFHQGLTXLDWLPXLFDVXPLQTXRDWRWRFDSLWDOL gratie periclitarer et sic iudicium tuum, quod est valde severum, incurrerem.
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un élément essentiel14. L’activité des marchands audacieux est de nouveau donnée en exemple peu après : Et remarquez comment le Christ suit, pour ce qui est de la lettre, le cours de la parabole : « dans un linge », dit-il, c’est-à-dire dans un drap ou un sac de lin, dans lequel ceux qui ne sont ni marchands ni banquiers (tradentibus) ont l’habitude de serrer l’argent. C’est de façon excellente qu’il suggère ainsi l’œuvre mystique de ce mauvais serviteur15.
Pierre de Jean Olieu poursuit sa comparaison entre les marchands séculiers et les serviteurs de la parabole et ce sont ceux qui ne sont ni marchands, ni banquiers, qui sont ici donnés en exemple de mauvais comportement. Au contraire, les marchands font circuler une richesse qu’ils n’immobilisent pas. De plus, Pierre de Jean Olieu avait eu soin de souligner le travail des marchands en expliquant que c’est seulement par humilité qu’ils disent que c’est la mine elle-même qui a rapporté sans mentionner leur propre industria qui a participé à l’œuvre de Dieu16. On retrouve donc dans ce commentaire non seulement une absence de condamnation du commerce, mais au contraire son élévation au rang de modèle accompagnée de trois des pOpPHQWVSULQFLSDX[GHMXVWLÀFDWLRQGHVSURÀWVO·XWLOLWpOHULVTXHHWO·industria17. 5HVWHHQFRUHjH[SOLTXHUODÀQGHODSDUDEROHHWO·LPDJHH[SOLFLWHFHWWHIRLVFL GHO·DUJHQWTX·LOIDOODLWFRQÀHUjODEDQTXH Poursuivant ainsi le trope du capital ou de l’argent commercial, qui est habituellement porté à la banque ou à la table des changeurs, ou des usuriers, pour un prêt usuraire ou un échange fructueux, il dit : « Et pourquoi ne l’as-tu pas donné » HWF,OVLJQLÀHSDUOjO·H[SRVLWLRQGHVGRQVTXLQRXVRQWpWpFRQÀpVjODEDQTXH d’une prédication ni charnelle ni simoniaque, mais susceptible de convertir et 14. 6XUODQRWLRQGHULVTXHFRPPHpOpPHQWGHMXVWLÀFDWLRQGHVPDUFKDQGVjSDUWLUGHODÀQGXXIIe siècle : G. CECCARELLI, « Le jeu comme contrat et le risicum chez Olivi », dans A. BOUREAU et S. PIRON (éds.), 3LHUUHGH-HDQ2OLYL 3HQVpHVFRODVWLTXHGLVVLGHQFHVSLULWXHOOHHWVRFLpWp, Paris, 1999, p. 239-250 ; ID., Il gioco et il peccato. Economia e rischio nel Tardo Medioevo, Bologne, 2003 (en part. p. 31-39) ; S. PIRON, « L’apparition du resicum en Méditerranée occidentale, XIIe-XIIIe siècles », dans E. COLLAS-HEDDELAND, M. COUDRY, O. KAMMERER, A. J. LEMAÎTRE, B. MARTIN (dir.), Pour une histoire culturelle du risque. Genèse, évolution, actualité du concept dans les sociétés occidentales, Strasbourg, 2004, p. 59-76 ; Contra : A. GUERREAU, « L’Europe médiévale : une civilisation sans la notion de risque », Risques. Les cahiers de l’assurance, 31, 1997, p. 11-18. 15. Ibid., p. 567 : Nota autem quomodo Christus, naturam parabole prosequens, quoad litteram in sudario, id est infra pannum vel saccum lineum, in quo pecunia a non mercantibus vel non tradentibus solet servari, optime insinuat misticum opus huius mali servi. 16. Ibid., p. 563 : Domine, mna tua decem mnas acquisivit. Vide quam humiliter nichil sibi, sed totum deo et eius dono ascribit : non enim dicit : mna mea, sed tua ; nec dicit : ego per meam industriam decem mnas acquisivi, sed quod mna tua eas acquisivit. >«@Nec est hoc contra illud quod Matthei vigesimo quinto unus dicit : ecce alia quinque superlucratus sum, quia et vere totum deo tamquam cause principali ascribunt, et nichilominus se ei cooperasse absque superbia recognoscunt. 17. Voir, parmi d’autres, O. LANGHOLM, Economics in the Medieval Schools. Wealth, Exchange, Value, Money and Usury according to the Paris Theological Tradition, 1200-1350, Leiden / New-York / Köln, 1992, p. 362-364 ; G. CECCARELLI, « Le jeu comme contrat et le risicum chez Olivi », dans A. BOUREAU et S. PIRON (éd.), 3LHUUH GH -HDQ 2OLYL 3HQVpH VFRODVWLTXH GLVVLGHQFH VSLULWXHOOH HW société, Paris, 1999, p. 239-250 (p. 243-244).
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G·HQULFKLU OHV kPHV RX GH OHV LQVWUXLUH HW GH OHV FRQÀUPHU GDQV OH ELHQ RX GH OHVHQÁDPPHUYHUVOHVKDXWHXUVSDUOHVH[HPSOHVGHODYLHSDUIDLWH©Je l’aurai retirée avec usure »F·HVWjGLUHDYHFXQSURÀWRXXQHDXJPHQWDWLRQDMRXWpHJUkFH à tes actions. Une telle exaction usuraire n’est pas un vice, mais plutôt une œuvre parfaite de justice. C’est pourquoi ici le trope de l’usure n’est pas utilisé en tant TX·HOOHHVWXQYLFHPDLVHQWDQWTX·HOOHPXOWLSOLHXQSURÀWFHUWDLQVDQVULVTXHSRXU le capital. Bien que cela se fasse toujours avec un vice dans les choses temporelles, ce n’est ainsi ni avec les choses spirituelles, ni auprès de Dieu auquel toutes choses appartiennent entièrement18.
Pierre de Jean Olieu ne mentionne pas ici que la comparaison avec l’usure est « excellente » et, précisément, il souligne la distinction entre l’usure dans les biens matériels, qui est condamnable, et celle dans les biens spirituels qui est louable. Cet aspect donne plus de relief aux comparaisons précédentes dans lesquelles il ne blâmait pas l’activité des marchands. Par ailleurs, même dans ce passage, il est possible de se demander si Pierre ne cherche pas à établir une distinction entre le prêt usuraire (usurarii mutui G·XQHSDUWHWO·pFKDQJHSURÀWDEOHlucrosi cambii) d’autre part, entre la table des changeurs d’une part, celle des usuriers d’autre part. 'HPrPHHQGpÀQLVVDQWO·XVXUHFRPPHJDLQVDQVULVTXHLOSRXUUDLWLQGLUHFWHPHQW faire allusion aux prêts qui comportent un risque et ne relèvent donc pas, selon lui, de l’usure19. Cependant, dans son contenu, le commentaire de Pierre de Jean Olieu ne UHPHWQXOOHPHQWHQFDXVHO·LQWHUSUpWDWLRQGH%qGH,OQHFHVVHG·DIÀUPHUTXHOD parabole s’applique « aux apôtres et aux prélats qui donnent au peuple les préceptes et les paroles de la loi divine20 » et il distingue toujours nettement les activités marchandes des spirituelles. Il ne prétend pas que la parabole livre un modèle de comportement adressé aux marchands. C’est plutôt l’inverse : ce sont les marchands qui, dans une certaine mesure, sont érigés en modèle pour ceux qui cherchent la perfection. En dehors de ce commentaire exceptionnel, les exégèses de la parabole des mines se tiennent prudemment éloignées des questions séculières. Même quand certains commentaires tendent à appliquer la parabole aux laïcs, les mines qu’il 18. Ibid., p. 568 : Prosequens autem tropum capitalis seu pecunie mercative, que causa usurarii mutui vel lucrosi cambii solet poni ad mensam seu tabulam campsorum seu usurariorum, dicit : et quare non GHGLVWL HWF 3HU TXRG VLJQLÀFDWXU H[SRVLWLR GRQRUXP VLEL WUDGLWRUXP DG PHQVDP SUHGLFDWLRQLV QRQ carnalis aut symoniace, sed per exempla perfecte vite animarum conversive et lucrative, seu in bono HGLÀFDWLYHHWFRQÀUPDWLYHHWDGDPSOLRUDLQÁDPPDWLYH([LJLVVHPLOODPFXPXVXULVLGHVWFXPOXFUR seu cum incremento ex tuis operibus superadiecto. Talis autem exactio usure non est vitium, sed potius opus iustitie perfectum. Unde non sumitur hic tropus ab usura in quantum vitiosa, sed in quantum lucri certi absque capitalis periculo multiplicativa : quod, licet in temporalibus sit semper cum vitio, non tamen in spiritualibus, nec apud deum, cuius omnino sunt omnia. 19. Sur Pierre de Jean Olieu et l’usure, outre les articles cités plus haut, voir PIERRE DE JEAN OLIVI, Traité des contrats, éd. S. PIRON, Paris, 2012, p. 152-245. 20. Pierre de Jean Olieu, In Lc., éd. IOZZELLI, p. 562 : Specialius tamen hoc misterium competit apostolis et prelatis, qui divine legis precepta et verba sibi commissa dant populis, ut eorum animas deo et sibi lucrentur.
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faut gérer sont avant tout comprises comme des vertus intérieures, et non comme des biens matériels extérieurs. La parabole présente donc bien un certain langage de la richesse, mais ne constitue pas, dans l’exégèse, un modèle pour sa gestion. Il n’en est pas tout à fait de même pour la parabole des talents.
1.2. La parabole des talents La parabole des talents diffère de celle des mines sur plusieurs points : il existe dès le départ une différence entre les serviteurs puisque l’un reçoit cinq, l’autre deux et le troisième un seul talent ; en outre il n’est pas question ici du negotium et le maître donne les biens sans indiquer qu’il viendra demander des comptes ; en revanche, il est régulièrement question du lucrum apporté par les bons serviteurs HWO·RQUHWURXYHO·pORJHGXVHUYLWHXUÀGqOH21. Nous nous demanderons donc dans quelle mesure cette parabole a pu servir de modèle pour la gestion des richesses et verrons de ce point de vue une évolution qui tend à laisser de côté la question des biens matériels. 1.2.1. Des biens matériels aux biens spirituels Le commentaire de Jérôme avait construit un cadre d’interprétation très proche de celui observé sur la parabole des mines : le père de famille est le Christ TXLDSUqVODUpVXUUHFWLRQDSSHOOHOHVDS{WUHVSRXUOHXUFRQÀHUOD© GRFWULQHGH l’Évangile », en donnant plus ou moins selon les capacités de chacun22. Les talents
21. Mt 25, 14-30 : « C’est comme un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur remit sa fortune. À l’un il donna cinq talents, deux à un autre, un seul à un troisième, à chacun selon ses capacités, et puis il partit. Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents alla les faire produire et en gagna cinq autres. De même, celui qui en avait reçu deux en gagna deux autres. Mais celui qui n’en avait reçu qu’un s’en alla faire un trou en terre et enfouit l’argent de son maître. Après un long temps, le maître de ces serviteurs arrive et il règle ses comptes avec eux. Celui qui avait reçu les cinq talents s’avança et présenta cinq autres talents : “Seigneur, dit-il, tu m’as remis cinq talents : voici cinq autres TXHM·DLJDJQpVµ´&·HVWELHQVHUYLWHXUERQHWÀGqOHOXLGLWVRQPDvWUHHQSHXGHFKRVHVWXDVpWp ÀGqOHVXUEHDXFRXSMHW·pWDEOLUDLHQWUHGDQVODMRLHGHWRQVHLJQHXUµ9LQWHQVXLWHFHOXLTXLDYDLWUHoX deux talents : “Seigneur, dit-il, tu m’as remis deux talents : voici deux autres talents que j’ai gagnés”. ´&·HVWELHQVHUYLWHXUERQHWÀGqOHOXLGLWVRQPDvWUHHQSHXGHFKRVHVWXDVpWpÀGqOHVXUEHDXFRXSMH W·pWDEOLUDLHQWUHGDQVODMRLHGHWRQVHLJQHXUµ9LQWHQÀQFHOXLTXLGpWHQDLWXQVHXOWDOHQW´6HLJQHXU dit-il, j’ai appris à te connaître pour un homme âpre au gain : tu moissonnes où tu n’as pas semé et tu ramasses où tu n’as rien répandu. Aussi, pris de peur, je suis allé enfouir ton talent dans la terre : le voici, tu as ton bien”. Mais son maître lui répondit : “Serviteur mauvais et paresseux ! Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé et que je ramasse où je n’ai rien répandu ? Eh bien ! tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers et à mon retour j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents. Car à tout homme qui a, l’on donnera et il aura du surplus ; mais à celui qui n’a pas, on enlèvera ce qu’il a. Et ce propre-à-rien de serviteur, jetez-le dehors, dans les ténèbres : là seront les pleurs et les grincements de dents” ». 22. Saint Jérôme, Commentaire sur S. Matthieu, t. 2, éd. E. BONNARD, Paris, 1979 (SC 259), p. 220 : Homo iste paterfamilias haud dubium quin Christus sit, qui ad Patrem post resurrectionem victor ascendens, vocatis apostolis, doctrinam evangelicam tradidit >«@
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désignent donc « la prédication de l’Évangile et la parole divine » qu’il faut difIXVHUHWIDLUHIUXFWLÀHU&RQÀHUFHWDUJHQWDX[EDQTXLHUVF·HVWSUrFKHUDXSHXSOH ce qu’il doit mettre en pratique ou construire l’Église en nommant des évêques eux-mêmes chargés de transmettre cette prédication23. Jérôme détaille aussi la VLJQLÀFDWLRQGHFKDTXHWDOHQWFRQÀpVDQV\LQFOXUHOHVULFKHVVHV C’est une homélie de Grégoire sur cette parabole qui apporte une réorientation notable de sa compréhension, en incluant dans la parabole les laïcs et les biens temporels, et en postulant le passage des biens temporels aux biens spirituels24. Le point principal réside dans l’application de la parabole aux laïcs. Le premier serviteur est, en effet, l’image de ceux qui, sans pénétrer « les réalités intérieures et mystiques » car ils n’ont reçu que des « dons extérieurs », « enseignent tout de même le droit chemin » par l’exemple de leur bon comportement chaste et humble25. Contrairement à Jérôme, qui appelait à se détourner des réalités visibles SRXUUHMRLQGUHOHVLQYLVLEOHV*UpJRLUHDIÀUPHTXHF·HVWSDUOHERQXVDJHGHVVHQV que le premier serviteur acquiert cinq autres talents. Il n’y est toutefois pas explicitement question des biens matériels. Grégoire s’en approche tout de même plus loin : Il paraissait plus convenable, quand on enlevait au mauvais serviteur son unique talent, de le donner à celui qui avait reçu deux talents plutôt qu’à celui qui en avait reçu cinq. Il aurait dû être donné à celui qui avait eu le moins, non à celui qui avait reçu le plus. Mais, comme nous l’avons dit plus haut, les cinq talents désignent certainement les cinq sens, c’est-à-dire la science des réalités extérieures, et les deux talents représentent l’intelligence et l’action. Celui qui avait reçu deux talents, eut donc plus que celui qui en avait reçu cinq, car à celui qui, avec cinq talents, mérita de gérer ce qui est extérieur (administrationem exteriorum), il manquait l’intelligence de ce qui est intérieur. L’unique talent qui, nous O·DYRQVGLWVLJQLÀHO·LQWHOOLJHQFHGHYDLWGRQFrWUHGRQQpjFHOXLTXLDYDLWIDLWXQH bonne gestion (bene ministrabat) des biens extérieurs qu’il avait reçus. Cela nous le voyons chaque jour dans la sainte Église : en général ceux qui font une bonne gestion des biens extérieurs (bene ministrant exteriora), reçoivent un surcroît de grâce qui les conduit aussi jusqu’à l’intelligence des mystères ; si bien que ceux
23. IbidS>«@ut scires me mea diligentius quaesiturum et dares pecuniam meam, sive argentum, PXPPXODULLV"8WUXPTXHHQLPDUJXULRQJUDHFXVVHUPRQVLJQLÀFDW(ORTXLDLQTXLW'RPLQLHORTXLD casta, argentum igne examinatum, probatum terrae, purgatum septuplum. Pecunia ergo et argentum praedicatio evangelii est et sermo divinus, qui dari debuit nummulariis et trapezitis, id est vel ceteris doctoribus, quod fecerunt et apostoli per singulas provincias presbiteros et episcopos ordinantes, vel cunctis credentibus qui possunt pecuniam duplicare et cum usuris reddere, ut quicquid sermone didicerant opere explerent. (Trad. E. Bonnard). 24. Homélie 9, dans Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile, livre 1, éd. R. ÉTAIX, C. MOREL, B. JUDIC, Paris, 2005 (SC 485), p. 222-239. 25. Ibid., p. 226-228 : Sed is qui quinque talenta acceperat, alia quinque lucratus est, quia sunt nonnulli qui etsi interna ac mystica penetrare nesciunt, pro intentione tamen supernae patriae docent recta quos possunt de ipsis exterioribus quae acceperunt, dumque se a carnis petulantia, a terrenarum rerum ambitu atque a visibilium voluptate custodiunt, ab his etiam alios admonendo compescunt.
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TXLJqUHQWDYHFÀGpOLWpOHVELHQVH[WpULHXUVH[WHULRUDÀGHOLWHUDGPLQLVWUDQW) sont riches aussi de l’intelligence intérieure26.
L’enjeu de ce texte est double. Il conforte tout d’abord la hiérarchie ecclésiale HQDIÀUPDQWTXHFHOXLTXLDUHoXFLQTWDOHQWV²LPSOLFLWHPHQWDVVLPLOpDXÀGqOH²D reçu moins, en valeur, que celui qui n’en a que deux – et dans lequel on reconnaît le clerc. De plus, ce paragraphe constitue un vibrant éloge de l’administration des biens « extérieurs » susceptible de conduire à la connaissance des mystères. Tandis que le commentaire de Jérôme, inspiré par une démarche de type platonicienne, décrivait un chemin d’élévation mystique du sensible vers l’intelligible, c’est ici l’implication dans les activités sensibles qui permet d’accéder aux connaissances spirituelles. Comme le souligne une note de Bruno Judic, il est possible de lire dans ce passage le souci de Grégoire pour le patrimoine ecclésiastique, que nous avons aussi aperçu à propos de la notion de dispensatio27. Notons tout de même que Grégoire ne parle que de biens « extérieurs » et pas précisément des biens matériels. Probablement sont-ils inclus en eux, mais ce n’est pas précisé. C’est dans la seconde partie de l’homélie, celle qui ne suit pas le texte biblique verset par verset pour en livrer une leçon plus générale, que les richesses apparaissent indubitablement. Or il n’y est plus question d’administration des richesses mais de leur partage : les riches ont reçu des biens matériels pour les distribuer aux pauvres28. Contrairement à la première partie de l’homélie dans laquelle il ne cessait de parler du lucrum, Grégoire semble désormais éviter ce WHUPH&HWWHGXDOLWpV·H[SOLTXHGDQVODSUHPLqUHSDUWLHOHSURÀWHVWVWULFWHPHQW spirituel (même s’il est obtenu grâce à des biens « extérieurs »), tandis que dans ODVHFRQGHLOQ·HVWSOXVTXHVWLRQGHSURÀWVSLULWXHOPDLVGHODERQQHXWLOLVDWLRQ concrète des richesses. Grégoire distingue donc bien les emplois métaphoriques des mots de leur utilisation au sens premier. Quand il parle du lucrum, c’est qu’il évoque les richesses au sens métaphorique ; quand il veut parler plus concrètement de l’argent, il évite ce terme. De la sorte, le discours important qu’il tient sur la bonne gestion des biens extérieurs, ne porte pas strictement sur la multiplication des richesses. Certes Grégoire, en tant que pape, a tenu à renforcer le patrimoine de l’Église, mais ici, même quand il évoque ceux qui dans l’Église font une bonne gestion des biens matériels, il ne parle pas du lucrum, si bien qu’il est tout aussi possible de comprendre que la bonne gestion consiste à utiliser
26. Ibid., p. 232-234 : Opportunum valde videbatur, ut cum malo servo unum talentum tollitur, ei potius qui duo quam qui quinque talenta acceperat daretur. Illi enim dari debuit qui minus quam qui plus habuit. Sed sicut superius diximus, per quinque talenta quinque videlicet sensus, id est exteriorum scientia designatur ; per duo autem intellectus et operatio exprimitur. Plus ergo habuit qui duo quam qui quinque talenta percipit, quia qui per talenta quinque exteriorum administationem meruit, ab intelOHFWXLQWHUQRUXPDGKXFYDFXXVIXLW8QXPHUJRWDOHQWXPTXRGLQWHOOHFWXPVLJQLÀFDUHGL[LPXVLOOLGDUL dabuit qui bene exteriora quae acceperat ministravit. Quod cotidie in sancta ecclesia cernimus, quia plerique dum bene ministrant exteriora quae accipiunt, per adiunctam gratiam ad intellectum quoque P\VWLFXPSHUGXFXQWXUXWHWLDPGHLQWHUQDLQWHOOLJHQWLDSROOHDQWTXLH[WHULRUDÀGHOLWHUDGPLQLVWUDQW. 27. Ibid., p. 234. 28. Ibid., p. 236.
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ces richesses pour le bien commun, c’est-à-dire pour les pauvres. Ce qui serait conforme au sens fréquemment donné à la dispensatio. L’homélie de Grégoire permet donc d’ouvrir la parabole aux laïcs et d’accorder une grande importance à la gestion des biens extérieurs, sans appliquer aux richesses matérielles l’appel au SURÀWHWjODPXOWLSOLFDWLRQ'DQVVHVJUDQGHVOLJQHVFHWWHLQWHUSUpWDWLRQHVWDVVH] ODUJHPHQWDFFHSWpHDXPRLQVMXVTX·jODÀQGXXIIe siècle. 1.2.2. La mise de côté des biens matériels au XIIe siècle Les commentaires de la première moitié du XIIe siècle se situent globalement dans la perspective ouverte par Grégoire, mais tendent toutefois à nuancer l’importance des affaires « extérieures ». Comme souvent la Glose, par le choix de textes qu’elle juxtapose et par les découpages qu’elle opère, présente une certaine ambiguïté. Sur la question du lien entre la gestion des biens matériels et l’accès à des biens spirituels, elle reprend ODSKUDVHGH*UpJRLUHTXLDIÀUPHTX·LODUULYHVRXYHQWGDQVO·eJOLVHTXHFHX[TXL administrent bien les affaires extérieures, reçoivent un surcroît de grâce qui les conduit à l’intelligence des mystères29. Elle note aussi que chacun est pourvu d’un talent dont il devra rendre des comptes, que ce soit un bien matériel ou un bien spirituel30. En revanche, elle supprime la phrase selon laquelle le second serviteur DUHoXGDYDQWDJHTXHOHSUHPLHUHWHOOHDIÀUPHTXHFHSUHPLHUVHUYLWHXUDSUrFKp (et pas seulement exhorté par l’exemple31). Cette démarche du glossateur est susceptible de recevoir plusieurs interprétations différentes. Soit il n’a à l’esprit que les clercs et l’allusion à tous les hommes qui ont un talent serait en fait l’ouverture vers une autre lecture possible de la parabole, inspirée par la seconde partie de l’homélie de Grégoire, mais non développée. Soit ce passage témoignerait d’une proximité avec les laïcs32. Les commentaires d’Alençon 26, et de Geoffroy Babion ne permettent pas de résoudre cette question. En revanche, ils condamnent explicitement l’implication dans le travail à propos du troisième serviteur : « Il l’a enterré, c’est-à-dire qu’il a travaillé dans les choses terrestres »33DXOLHXGHUHFKHUFKHUXQSURÀWVSLULWXHO Il en va de même dans le commentaire de Zacharie de Besançon qui interprète
29. Et date ei HWF+RFLQHFFOHVLDÀHULSOHUXPTXHYLGHPXVTXLDSOHULTXHGXPEHQHPLQLVWUDQWH[WHULRUD que accipiunt per adiunctam gratiam ad intellectum quoque mysticum perducuntur. 30. Nota quod hoc cuique datur in rebus mundanis vel spiritualibus, pro talento imputatur de quo est rationem redditurus. 31. Operatus est in eis. A visibilibus se custodiendo, alios pro posse exhortando, ut de visibilibus ad invisibilia transeant. Vel utrique sexui predicando et de bonis moris informando geminavit accepta talenta. 32. Sur la proximité d’Anselme avec les laïcs : G. LOBRICHON, « Conserver, réformer, transformer le monde ? Les manipulations de l’Apocalypse au moyen âge central », dans The role of the book in medieval culture, Actes d’un colloque tenu à Oxford en 1982, publié dans Bibliologia. Elementa ad librorum studia pertinentia, 4, 1986, Paris, p 75-94 ; Ph. BUC, L’Ambiguité du Livre. Prince, pouvoir, et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, 1994, p. 125-139. 33. PL 162, col. 1460 = Alençon 26, f. 176va : Fodit in terram, id est in terrenis laboravit.
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les cinq sens comme la connaissance du créateur grâce aux réalités sensibles34 et reprend la seconde partie de l’homélie de Grégoire, ce qui fait que la richesse peut apparaître comme un talent, qui ne doit pas être multiplié, mais bien partagé35. Les commentaires de Pierre le Mangeur et de Pierre le Chantre renouvellent le traitement de la parabole en introduisant des renvois explicites à la structure ecclésiastique de leur temps. Pierre le Mangeur en fait une parabole sur la dispensatio36 qui concerne donc toutes sortes de biens, puisque le premier serviteur désigne ceux qui ont reçu le gouvernement de la cité, ou d’une communauté ou de seulement d’eux-mêmes37. À la différence de Grégoire, il cite explicitement les biens temporels : « Donnez-le à celui qui a dix talents », c’est-à-dire la science de l’administration des biens temporels, auquel il manque cependant l’intelligence des Écritures. En effet nous voyons souvent de nos jours des gens qui, dotés d’une intelligence médiocre, reçoivent, grâce à leur bonne vie, une plus grande intelligence38.
Cependant, le sens est très différent de ce que soutenait Grégoire, car ce n’est pas l’administration des biens temporels qui conduit à une plus grande intelligence mais la « bonne vie ». C’est aussi ce qui caractérise le commentaire du verset 29, qui donne une application assez générale de la parabole, et évoque surtout la bonne intendance des vertus39. Ce commentaire de Pierre le Mangeur applique donc plus nettement que tous les autres le modèle du premier serviteur à tous les hommes. En revanche, même s’il mentionne l’administration des biens extérieurs, c’est-à-dire des richesses, il ne leur confère pas une grande imporWDQFH&HQ·HVWSDVVSpFLÀTXHPHQWOHXUERQQHDGPLQLVWUDWLRQTXLFRQGXLWjGHSOXV grands biens. Le commentaire de Pierre le Chantre sur cette parabole est relativement connu, notamment parce qu’il fait une allusion aux Vaudois qui a parfois été interprétée comme la défense d’une prédication laïque40. Il présente aussi d’intéressantes 34. PL 186, col. 481 : Abiit per exercitium studii, qui sensus terrenos accepit, et duplicavit sibi notitiam coelestium, ex creaturis intelligens creatorem. 35. PL 186, col. 483. 36. Pierre le Mangeur, In Mt., BnF lat. 620, f. 76ra : Quia prudentes virgines assumentur, fatue relinquentur, similiter boni dispensatores talentorum qui bene operantur in eis et lucrantur, assumentur, pigri et ex pigricia operari omittentes, relinquentur. 37. ID. : Quibusdam dat Christus quinque talenta, id est scientiam administrationis rerum exteriorum, ministerio quinque sensuum comparatam, vel politicam, vel domesticam, vel privatam, scilicet vel de regimine civium, vel de gubernatione familie, vel in se ipso de compositione morum. Non /f. 76rb/ tamen dat eis intelligentiam scripturarum. 38. BnF lat. 620, f. 76va : Date ei qui habet decem talenta, id est scientiam administrandi temporalia, caret tamen scripturarum intelligentia. Sepe hoc videmus in diebus nostris, quod multi, modicam habentes intelligentiam, merito bone vite percipiunt ampliorem intelligentiam. 39. Ibid., f. 76va : Ecce specialiter expositum de bono et malo dispensatore, secundo generaliter exponitur de quolibet homine et est argumentum a toto quod vere bono dispensatori dabitur, et malo tolletur>«@ 40. Cette question a été soulevée par PH. BUC, « Vox clamantis in deserto : Pierre le Chantre et la prédication laïque », Revue Mabillon, 66, 1993, p. 5-47 ; cet article a été nuancé par M. LAUWERS (« Praedicatio-Exhortatio«ª SXLVFRANCESCA TASCA, « Il Super unum ex quattuor di Pietro Cantore
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discussions sur la prédication monastique. En revanche, il s’intéresse peu à la question des biens matériels. Il reprend la phrase de Grégoire sur la bonne gestion de biens extérieurs41 et il mentionne, au verset 21, les biens matériels parmi ceux sur OHVTXHOV OH VHUYLWHXU D pWp ÀGqOH 0DLV O·LPSRUWDQW GDQV FH FRPPHQWDLUH UpVLGH comme chez Pierre le Mangeur, dans une bonne dispensatio des vertus. Par rapport à l’homélie de Grégoire, les commentaires du XIIe siècle, et particulièrement ceux de la seconde moitié du siècle, mettent moins l’accent sur l’importance de la bonne gestion des biens matériels. Sans être absent, ce point devient marginal. 1.2.3. 7DOHQWVHWSURÀWVDXXIIIe siècle L’exégèse du XIIIe siècle rompt très largement avec les interprétations DQWpULHXUHV/HFDGUHÀ[pSDU*UpJRLUHOH*UDQGGHYLHQWVHFRQGDLUH8QHGHVpYRlutions les plus visibles réside dans de nouvelles façons d’interpréter les talents. L’assimilation des cinq talents aux cinq sens, des deux à l’intellect et à l’action, et du troisième à l’intellect, est régulièrement citée, mais toujours de façon secondaire. L’interprétation principale consiste à assimiler les talents aux dons de la nature, de la grâce, de la science, de la puissance et de l’opulence, lesquels sont régulièrement rapprochés de l’or, de l’argent, du bronze, du fer et du plomb42. La Postille évoquait plutôt les dons de la fortune, de la grâce et de la nature, et plus tard ceux de la gloire. Thomas d’Aquin se concentre sur les dons de la grâce. La mise en rapport de ces dons avec la société est dans l’ensemble assez rare : ODSDUDEROHQ·HVWSDVXWLOLVpHSRXUMXVWLÀHUO·RUGUHVRFLDOPDLVFHQWUpHVXUODSHUsonne. D’ailleurs, dans l’ensemble, les applications concrètes explicites de la parabole sont rares. Ainsi, la place réservée aux biens temporels devient dérisoire. 0rPH OHV FRPPHQWDLUHV TXL PHQWLRQQHQW OHV ELHQV GH OD IRUWXQH FRQÀpV SDU OH Seigneur, insistent peu sur leur bon usage. Ils notent généralement qu’ils sont soit ad dispensandum, soit pour le soutien des autres : ad sustentandum. Ils rappellent parfois qu’ils doivent être utilisés pour les œuvres de miséricorde. La phrase de *UpJRLUH VXU OD ERQQH DGPLQLVWUDWLRQ GHV ELHQV TXL MXVWLÀH O·REWHQWLRQ GH O·LQtelligence des Écritures n’est plus citée. En revanche, ces mêmes commentaires mettent en garde contre l’investissement dans les affaires terrestres qu’illustre le mauvais serviteur. Pour éviter les confusions, Albert le Grand construit une distinction entre operatio et opus, entre factum et actum, dont il ressort que l’operatio des premiers serviteurs est du domaine de l’agere et non du facere. Ce n’est pas un travail sur une matière – comme la fabrication d’un couteau ; ce n’est pas un e i primi valdesi. Proposta di rilettura », Cristianesimo nella storia, 27, 2006, p. 393-416. J’y reviens en détail dans « Les commentaires de la parabole des talents dans l’Église médiévale (VIIIe-XIIIe s.) », dans M. ARNOLD, G. DAHAN et A. NOBLESSE-ROCHER (dir.), La parabole des talents (Matthieu 25, 14-30), Paris, 2011, p. 41-78 (p. 61-65). 41. Paris, Maz. lat. 298, f. 84rb : Et date ei qui habet decem talenta, id est ei qui exteriora bene administraYLWVHGLQWHOOHFWXDGKXFYDFXLVIXLW+RFLQHFFOHVLDÀHULYLGHPXVTXLDSOHULTXHGXPEHQHPLQLVWUDQW exteriora que accipiunt, per adiunctam gratiam, ad intellectum quodque perducuntur misticum. 42. Cela se trouve par exemple chez Jean de La Rochelle (BnF lat. 625, f. 180r), Nicolas de Gorran (In Mt., Anvers, 1617, p. 221), Albert le Grand (In Mt., éd. B. SCHMIDT, p.592-3).
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labor, mais ce par quoi s’accomplit la nature humaine, et dont relèvent la contemplation, les veilles ou le chant43. « Il faut agir dans les biens du Seigneur ; il ne faut pas agir dans les labeurs (laboribus) de ce monde »44. Le maître dominicain Q·HQWHQGSDVODLVVHUFRQIRQGUHODIUXFWLÀFDWLRQGHVWDOHQWVDYHFXQHTXHOFRQTXH activité de travail humain, à moins qu’il ne s’agisse d’aider les pauvres45. Le commentaire de Pierre de Jean Olieu illustre bien la tendance à n’accorder que peu de place aux biens matériels. Dans le commentaire de la parabole des mines, rédigé postérieurement, il avait introduit de stimulantes comparaisons avec le monde des marchands. Il n’en est rien ici. Dès la divisioLODIÀUPH que les talents correspondent à des grâces46. Il ajoute ensuite que les cinq talents désignent les cinq sens ou la science de se gouverner selon les sens ou selon les cinq livres du Pentateuque. Les deux talents sont soit l’amour de Dieu et du prochain, soit l’action et l’intelligence, tandis que le dernier renvoie à l’intelligence seule47. Pierre de Jean Olieu relève ensuite que le mauvais serviteur est celui qui a UHFKHUFKpXQSURÀWWHUUHVWUH,OQRWHFHUWHVTX·LODVXLYLDLQVL©O·DPRXUGHVDSURSUH peau ou de sa propre chair », mais il ne distingue pas pour autant clairement des gains qui se feraient pour soi-même, de ceux qui seraient pour la communauté48. Il reprend aussi l’explication selon laquelle le troisième serviteur n’a pas prêché49. D’autres éléments de son commentaire montrent qu’il vise le fonctionnement LQVWLWXWLRQQHOGHO·eJOLVH$LQVLjSURSRVGHFHX[TXLRQWpWpÀGqOHVHQSHXGH FKRVHVHWV·HQYHUURQWFRQÀHUGHSOXVJUDQGHVLOpYRTXHFHX[TXLJUDYLVVHQWXQ échelon de la hiérarchie50. Il traite ensuite la question de savoir s’il est permis de souhaiter s’élever dans la hiérarchie ecclésiastique pour devenir prélat51. C’est 43. Albert le Grand, In Mt., éd. B. SCHMIDT, p. 594. 44. ID., p. 593-594 : Operatus est in eis : in domini enim bonis est operandum, in laboribus autem mundi non est operandum. 45. ID., p. 594b : Frumentum est verbi pabulum, vinum celeste et spirituale gaudium, oleum misericordie lenimentum in pauperes expensum. 46. Pierre de Jean Olieu, In Mt., BnF lat. 15588, f. 117vb : In hac parabola, primo proponitur gratiarum GLYHUVLPRGDVHXSURSRUFLRQDOLVGLVWULEXWLRVHFXQGRGLYHUVLPRGDH[HLVIUXFWLÀFDWLR>«@ 47. Ibid., f. 118ra : Per quinque autem talenta possunt intelligi quinque sensus, vel scientia gubernandi seipsum secundum sensus et sensibilia, aut secundum doctrinam divine legis traditam in quinque libris Moysi. Per duo vero donum gemine caritatis, aut intellectus et operatio, seu recta intelligentia et bona voluntas desiguntur. Per unum vero sola intelligentia designatur. 48. ID. : Secundum Gregorium, ingenium acceptum in terrenis actibus implicavit et ad temporalia lucra ordinavit. In Luca vero de tertio dicitur quod reposuit in sudario, id est sub privato amore proprie pellis seu carnis. 49. ID. : 3RWHVWWDPHQKRFHWLOOXGVHFXQGXP$XJXVWLQXPVLJQLÀFDUHTXRGTXLGDPSHUYHUVHVLELEODQGLXQWXU >GLFHQWHV@ VXIÀFLW XW GH VH XQXVTXLVTXH UDWLRQHP UHGGDW TXLG RSXV HVW DOLLV SUHGLFDUH DXW PLQLVWUDUHXWVLFGHHLVUDWLRQHPUHGGHUHFRJDWXU"HWVLFSHUKRFVLJQLÀFDWXURFFLRVDHWSXVLOODPLV occultatio intelligentie sibi date. 50. Ibid., f. 118ra : super multos te inferiores in gradu glorie superiori te ponam. Le manuscrit Rome, Bibl. s. Isidoro 1. 56, f. 154ra, donne la leçon suivante, dans laquelle la gloire est devenue l’Église : Vel super multos te inferiores in gradu ecclesie superiori. 51. Ibid., f. 118rb : Adhuc restat alia dubitatio, utrum enim ex predictis, quod ex solo timore periculi et GLYLQLLXGLFLLQROOHDVVXPHUHRIÀFLXPSUHGLFDQGLDXWSUHODWLRQLVYHOYLWDPDUGXDPVLWPRUWDOHSHFFDtum, quia servus piger refertur ex hoc solo esse dampnatus. Hoc autem dicere est inconveniens, quia
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dans ce cadre qu’il se réfère à la phrase de Grégoire au sujet du premier serviteur qui a reçu le talent supplémentaire, mais il relève que ce serviteur n’avait pas la connaissance des choses éternelles et ne dit pas que c’est par l’administration des biens temporels qu’il l’a mérité52. Pierre de Jean Olieu ne renouvèle donc pas ici la métaphore comme il l’a fait plus tard sur l’Évangile de Luc. Il introduit seulement un propos qui pourrait paraître ambigu, en mentionnant que Jésus a pu produire une similitudo à partir de réalités en elles-mêmes mauvaises, dans la mesure où elles présentent quelque chose de bon53. Il se réfère alors au deuxième chapitre de la Hiérarchie céleste dans lequel le Pseudo-Denys explique précisément que l’intérêt des métaphores inadéquates est d’éloigner de toute compréhension matérielle. C’est aussi ce que semblent penser la majorité des commentateurs de la parabole des talents au XIIIe siècle. ,OVQHFRQVDFUHQWSOXVHQHIIHWGHSDVVDJHVVSpFLÀTXHVjODJHVWLRQGHVELHQV matériels. Même si la parabole continue d’être appliquée régulièrement à l’ensemble des laïcs, elle n’est pas le lieu d’un discours explicite sur la société : la TXHVWLRQ GH O·XVDJH GHV ULFKHVVHV HVW VHFRQGDLUH OD UpÁH[LRQVXU O·RUGUH VRFLDO exceptionnelle. Elle décrit plutôt une façon générale de se comporter par rapport aux biens, notamment spirituels. Quant à la parabole des mines, elle est avant tout comprise comme un texte sur la diffusion de la foi qui s’adresse d’abord aux prélats. Pour ces spécialistes de la métaphore que sont les exégètes, il est donc évident que ces paraboles ne sauraient servir de modèle pour les activités économiques. Ils cherchent, au contraire, à prémunir le lecteur contre une telle interprétation. 1.2.4. De quoi l’argent est-il le nom ? Le langage utilisé est tout de même celui de l’argent. Et il est possible de se demander, en suivant la démarche suggérée par Giacomo Todeschini, si ces commentaires ne sont pas porteurs, au niveau métaphorique certes, d’un langage économique54. Nous nous demanderons donc quelle “éthique de l’argent” se déploie dans ces commentaires.
hoc esset nutrire ambitionem ac presumptionem et temeritatem multorum qui de facili se ingerunt ad prelationes>«@ 52. Ibid. I YD >«@ quia primus ab intellectu eternorum adhuc vacuus erat, cum per exteriorum administrationem viveret. 53. Ibid., f. 118rb : Sed quomodo de malo usurarum traxit similitudinem ad bonum designandum ? Dicendum secundum Dyonisum, capitulo secundo Angelice Ierarchie, quod ex malis inquantum KDEHQW DOLTXLG ERQL SRWHVW WUDKL VLPLOLWXGR DG DOLTXLG GLYLQXP VLJQLÀFDQGXP HW LGHR H[ LQGXVWULD usurariorum, inquantum habent aliquam rationem boni utilis trahitur hic similitudo. 54. G. Todeschini cite d’ailleurs régulièrement la parabole des talents. Par exemple : « I vocabolari dell’analisi economica fra alto e basso medioevo : dai lessici della disciplina monastica ai lessici antiusurari », Rivista storica italiano, 1998, p. 781-833 (ici p. 784-785) ; I mercanti e il Tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, p. 42-44.
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Le premier point est le lien créé entre argent et relation sociale. L’argent est compris comme l’instrument ou l’occasion de créer une relation sociale. Il est en luimême voué à la relation. Les bons serviteurs de la parabole de Matthieu n’ont pas à s’entendre dire qu’ils doivent « négocier » avec l’argent : l’ordre est implicite. Que le maître demande des comptes à des serviteurs auxquels il a « donné » les talents, est en soi surprenant voire scandaleux55. Or ce n’est pas une question que soulèvent les commentateurs médiévaux. Certes parce qu’ils ont en tête aussi le texte de Luc qui demande explicitement aux serviteurs de s’affairer. Mais aussi parce qu’il est dans la nature de l’argent d’être un instrument relationnel. C’est justement ce que n’a pas FRPSULVOHPDXYDLVVHUYLWHXU,OHVWFRQGDPQpDORUVTX·LOUHQGFHTX·RQOXLDFRQÀp FHODVLJQLÀHTX·LOQ·DSDVXWLOLVpO·DUJHQWSRXUHQWUHUHQFRQWDFWDYHFO·DXWUH$XJXVWLQ O·DIÀUPHVXU/XFHWDSUqVOXLSUHVTXHWRXVOHVFRPPHQWDWHXUV©,O\DGHVKRPPHVVL ÀHUVGHOHXUSHUYHUVLWpTX·LOVGLVHQW´,OVXIÀWTXHFKDFXQUHQGHGHVFRPSWHVSRXUOXL même, qu’est-il besoin de prêcher aux autres ou de les servir ?” »56. Et sur Matthieu (« J’ai caché ton talent »), la Glose note : « je n’ai pas prêché ce que tu m’as donné de comprendre »57. C’est en raison de cette importance accordée à la relation sociale que Pierre le Chantre se pose les questions concernant le choix de vie des religieux, et la possibilité de passer de l’état épiscopal à celui de moine. Mais les commentaires vont plus loin : l’argent n’est pas seulement un instrument de sociabilité, il est aussi le moyen de construire une communauté. C’est ce TXLDSSDUDvWFODLUHPHQWGDQVODSDUDEROHGHVPLQHVODIUXFWLÀFDWLRQQHFRQVLVWH pas tant dans la multiplication des mines que dans l’agrégation de personnes autour d’une autre personne. La logique est ici celle de la conversion : les bons serviteurs convertissent les juifs ou les gentils, pour ainsi les faire entrer dans la société chrétienne. L’argent est l’image même de la constitution de la société. C’est en ce sens que Paul est, comme le dit Bède, un negotiator egregius : il a su constituer par sa prédication, c’est-à-dire par l’usage de la mine qui lui a été GRQQpH GHV FRPPXQDXWpV FKUpWLHQQHV GDQV GLYHUVHV YLOOHV &RQÀHU VRQ DUJHQW aux banquiers, revient ainsi à construire une communauté. Revenons à Jérôme : Donc ces pièces, cet argent sont la prédication de l’Évangile, et la parole divine. ,OHWIDOOXOHVFRQÀHUDX[EDQTXLHUVDX[FKDQJHXUVF·HVWjGLUHVRLWDX[DXWUHV docteurs – c’est ce qu’ont fait précisément les apôtres en consacrant dans chaque province des prêtres et des évêques – soit à tous les croyants qui peuvent faire IUXFWLÀHUFHWDUJHQWDXGRXEOHHWOHUHQGUHDYHFGHVLQWpUrWVHQIDLVDQWSDVVHUHQ acte tous les enseignements reçus en paroles58.
55. C’est d’ailleurs sur cette première incompréhension que s’ouvre le beau commentaire de M. BALMARY, Abel ou la traversée de l’Eden, Paris, 1999, p. 64-105. 56. Augustin, Quaestiones evangeliorum, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 44B, p. 111 : Sunt enim KRPLQHVKDFVLELSHUYHUVLWDWHEODQGLHQWHVXWGLFDQWVXIÀFLWXWGHVHXQXVTXLVTXHUDWLRQHPUHGGDW Quid opus est aliis praedicare aut ministrare >«@ 57. Abscondi talentum tuum : non praedicavi quod te donante intellexi. 58. Saint Jérôme, Commentaire sur S. Matthieu, t. 2, éd. E. BONNARD, Paris, 1979 (SC 259), p. 226-227 : Pecunia ergo et argentum praedicatio evangelii est et sermo divinus, qui dari debuit nummulariis et trapizetis, id est vel ceteris doctoribus, quod fecerunt et Apostoli per singulas provincias presbiteros et
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Le modèle des apôtres qui consacrent les évêques, est celui de la création d’une communauté. Pensons aussi à Pierre le Mangeur qui saisit l’occasion de FHWWHSDUDEROHSRXUGpFULUHO·RUGLQDWLRQpSLVFRSDOH'HPrPHOHVVLPSOHVÀGqOHV qui mettent en pratique la parole entendue se convertissent ainsi. C’est pourquoi OHYRFDEXODLUHXWLOLVpSRXUGpFULUHOHSURÀWGHVERQVVHUYLWHXUVHVWVRXYHQWFHOXLGH l’adhésion à une personne, ou de l’acquisition : l’argent gagné, ce sont des âmes qui ont été acquises. Comme le dit Bède : « Mais cette même mine a acquis dix mines, parce qu’il s’est associé (sibimet sociavit) par l’enseignement le peuple placé sous la Loi »59. Ce processus de construction communautaire est rendu possible par la circulation de l’argent. L’idée qu’il faut communiquer le don reçu est omniprésente. En revanche, comme l’a bien noté Mario Miegge qui a étudié les commentaires de cette parabole dans cette optique, cette communication – avant Calvin – ne VLJQLÀHSDVO·pFKDQJH60. S’il y a un éloge du negotium, c’est en tant qu’il s’oppose à l’otium, pas en tant qu’échange de biens. Pierre de Scala, Guillaume d’Alton, Albert le Grand reprochent au mauvais serviteur son investissement dans le commutabile bonum61. En effet la communication de l’argent ne crée pas des liens KRUL]RQWDX[PDLVGpÀQLWXQHVWUXFWXUHYHUWLFDOH/DVRFLpWpTXHFRQVWUXLWO·DUJHQW est une société hiérarchique. Le commentaire d’Albert le Grand a bien mis en avant le lien entre les talents et le regimen : aux talents est associée l’idée de domination. La hiérarchie de la structure s’exprime d’un double point de vue. D’abord la société agrégée par les talents est entièrement tournée et dirigée vers le maître qui a donné les talents, vers Dieu. Comme le dit Thomas d’Aquin : « Si donc tu as fait quelque chose de bien, si tu as converti quelqu’un, et que tu te l’es DWWULEXpDXOLHXGHO·DWWULEXHUj'LHXDORUVWXQ·HVSDVÀGqOHª62. Les commentaires sur Luc insistent généralement sur le fait que le bon serviteur dit que c’est la mine HOOHPrPHTXLDUDSSRUWpOHSURÀWFHTXLPRQWUHTXHOHVHUYLWHXUQ·DGDQVOHSURcessus qu’une fonction secondaire. La description des rapports entre ceux qui ont reçu le talent et ceux auxquels ils le confèrent n’est pas une relation d’échange ou de réciprocité, mais de domination. C’est la relation des auditeurs par rapport aux prédicateurs : ils doivent appliquer ce qu’ils entendent. C’est la relation des évêques par rapport aux apôtres : c’est d’eux qu’ils tiennent leur fonction. Cela ne VLJQLÀHSDVTXHFHWWHGRPLQDWLRQQHYLVHSDVjO·XWLOLWpFRPPXQHFDUO·XWLOLWpGH
59. 60. 61.
62.
episcopos ordinantes, vel cunctis credentibus qui possunt pecuniam duplicare et cum usuris reddere, ut quicquid sermone didicerant opere explerent. Bède, In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 338 : Sed haec eadem mina decem minas adquisivit quia populum sub lege constitutum sibimet docendo sociavit. M. MIEGGE, ,WDOHQWLPHVVLDSURÀWWR/·LQWHUSUHWD]LRQHGHOODSDUDERODGHLGHQDULDIÀGDWLDLVHUYLGDOOD Chiesa antica a Calvino, Urbino, 1969. Pierre de Scala, BnF lat. 15594, f. 238vb : HWLQKRFÀJXUDWFRQYHUVLRQHPDGERQXPFRPPXWDELOH ; Albert le Grand, In Mt., éd. B. SCHMIDTS>«@a bono incommutabili servi pigri abstractionem ; Guillaume d’Alton, Tours, BM 121 : Abiit ergo, a bono incommutabili se avertendo abscondit >«@ ; bono commutabili adherendo. Thomas d’Aquin, In Mt., éd. R. CAI, § 2051, p. 318 : Si ergo feceris aliquod bonum, si aliquem converWLVWLHWWLELDWWULEXLVQRQ'HRQRQHVÀGHOLV.
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ODVRFLpWpFHOOHGHVVHUYLWHXUVDX[TXHOVVRQWFRQÀpVOHVWDOHQWVHWFHOOHGH'LHX GRLYHQW VH UHMRLQGUH &·HVW FH TXL DSSDUDvW j OD ÀQ GX FRPPHQWDLUH GH7KRPDV G·$TXLQ©,OHVWTXDOLÀpGHVHUYLWHXULQXWLOHSDUFHTXHOHELHQTX·LODLOQHOH répand pas pour l’utilité des autres ; c’est comme s’il avait eu l’intellect, et qu’il ne l’ait pas répandu pour l’usage commun en enseignant ; s’il avait eu l’argent et n’avait pas exercé l’œuvre de miséricorde »63. Ces commentaires de la parabole des talents ou des mines présentent donc un double aspect. D’une part, ils mettent certes en jeu une série de métaphores ou de structures linguistiques qui dessinent une “éthique de l’argent” dans laquelle celui-ci apparaît instrument de la construction d’une communauté chrétienne organisée et hiérarchisée. L’assimilation argent/parole de Dieu, déjà rencontrée dans les paraboles précédentes, est au cœur de cette construction linguistique. Par ailleurs, les commentaires n’établissent pas de lien entre l’argent au sens métaphorique, et l’argent au sens littéral. Si l’exégèse a pu contribuer à fournir GHVVFKpPDVGHSHQVpHSRXUMXVWLÀHUO·DFWLYLWppFRQRPLTXHGHVPDUFKDQGVHOOH Q·DSDVHOOHPrPHSURGXLWXQHWHOOHMXVWLÀFDWLRQ$XFRQWUDLUHFRPPHOHPRQWUH l’évolution des commentaires sur la parabole des talents, les applications concrètes au domaine des affaires terrestres sont de plus en plus rares. Alors même que l’homélie de Grégoire, partiellement reprise dans la Glose, avait posé les fondements d’une interprétation susceptible de décrire le passage d’un registre à l’autre, en accordant à l’implication dans la gestion des biens matériels une valeur si grande qu’elle ouvrait la voie à la réception des biens spirituels – tout se passe comme si les exégètes du XIIIe siècle avaient au contraire avant tout voulu maintenir et renforcer l’écart entre le sens littéral et métaphorique de l’argent. Il résulte donc de cette étude des interprétations de la parabole des talents que les exégètes, à l’exception de Pierre de Jean Olieu, ont rarement appliqué ce texte aux activités “économiques” de leur temps, c’est-à-dire aux activités de production et d’échange des richesses. Que les idées de Grégoire sur Matthieu n’aient pas été étendues aux commentaires de Luc est déjà révélateur d’une réticence. Ensuite, clairement à partir du XIIe siècle, les exégètes ont tourné le dos à une interprétation grégorienne qui accordait trop de place à la gestion des biens matériels. De plus, même dans l’homélie de Grégoire, ce ne sont ni le negotium, ni la multiplicaWLRQGHVELHQVPDWpULHOVTXLVRQWHQYLVDJpV/HVPRWVHPSOR\pVVRQWGpÀQLVDYHF moins de précision mais relèvent d’une idée globale de bonne gestion. Et quand cette administration des richesses est concrètement décrite, c’est alors du don ou de l’aumône qu’il est question. Cet aspect rejoint les analyses des paraboles du VHUYLWHXUÀGqOHHWGHO·LQWHQGDQWPDOKRQQrWH7RXVFHVFRPPHQWDLUHVGHVVLQHQWXQ PRGqOHGHFRPSRUWHPHQWJOREDOHPHQWDSSOLFDEOHjWRXWHODVRFLpWp(QVLPSOLÀDQW des évolutions souvent complexes, et en omettant telle ou telle résistance, il est
63. In Mt § 2 075, p. 321 : Et dicitur servus inutilis, quia bonum quod habet, non expendit in utilitatem aliorum : ut si intellectum habuit et non expendit in usum bonum, alios docendo ; si pecuniam, et non exercuit opus misericordie.
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possible d’observer un schéma d’évolution simple : ces paraboles, comprises dans les textes patristiques fondateurs de l’exégèse médiévale comme s’appliquant aux clercs et traitant de la prédication, ont été ensuite appliquées – plus ou moins tôt – à l’ensemble des laïcs. Ainsi un modèle de gestion des biens construit initialement pour décrire la diffusion de la parole divine, a été élargi d’abord à la gestion de la propriété ecclésiastique, et ensuite à celle de la propriété laïque. La question posée dans le commentaire de Jean Pecham – mais alors qu’est-ce qui distingue encore la façon de posséder des clercs de celle des laïcs ? – est particulièrement révélatrice : le motif de la dispensatio, qui, du moins dans nos textes exégétiques, était appliqué aux clercs, a été étendu aux laïcs. On voit ainsi comment l’exégèse a pu contribuer à forger un discours qui unit la société dans un même modèle clérical. 'qVORUVOHVOLHQVHQWUHÀGpOLWpHWJHVWLRQGHVELHQVPDWpULHOVVHFRPSUHQQHQWELHQ de même que la continuité qui a pu être observée entre biens matériels et biens spirituels. Tous ces aspects, soulignés par les travaux de G. Todeschini, sont ici FRQÀUPpVSDUO·pYROXWLRQGHO·H[pJqVH En revanche, la conception de cette gestion des biens matériels, ou de cette dispensatio, ne conduit pas à une valorisation ou même à une légitimation du FRPPHUFH RX GHV DFWLYLWpV FRPPHUFLDOHV /D PpÀDQFH IDFH DX[ ULVTXHV G·XQH application aux activités intramondaines est clairement observable dans les commentaires de la parabole des talents ou des mines. De plus, dans les rares cas où les exégètes, notamment à propos de l’intendant malhonnête, donnent des éléPHQWV FRQFUHWV GH GpÀQLWLRQ GH OD dispensatio, c’est le don ou l’aumône qu’ils évoquent. S’ils condamnent l’accumulation personnelle de l’argent, et valorisent GRQFLQGLUHFWHPHQWVDFLUFXODWLRQFHQ·HVWSDVSRXULQFLWHUjXQHFLUFXODWLRQÀQDQFLqUHPDLVVLPSOHPHQWSRXUDSSHOHUDXGRQ&HWWHDWWLWXGHUpVXOWHG·XQHPpÀDQFH maintenue, voire renouvelée à l’égard de l’argent. Nous avons observé dans les commentaires de la parabole des talents une éthique de l’argent, qui reposait sur la construction d’une société par une domination positive qui l’ordonne vers Dieu. Cependant l’argent était ici un symbole de la prédication, donc d’une parole donnée et en aucun cas vendue ni même échangée. C’est parce que l’argent est donné qu’il construit une domination positive. Sinon il est en lui-même porteur du danger d’une domination au contraire destructive, comme le montrent un verset de la parabole du festin, l’épisode des marchands chassés du Temple, et le verset de Lc 6, 35 interprété comme une allusion à l’usure.
2. L’EXÉGÈSE FACE AUX MARCHANDS Les commentaires des paraboles des talents et des mines n’ont donc pas fourni l’occasion pour les exégètes d’aborder la question des marchands. Il en ressort VLPSOHPHQWO·LGpHG·XQHPpÀDQFHUHODWLYHPHQWYDJXHIDFHjO·LPSOLFDWLRQGDQV les activités terrestres. Est-ce que la parabole du festin qui évoque explicitement le negotium, et l’épisode des marchands chassés du Temple permettent de mieux saisir la place que les exégètes leur attribuent dans la société ?
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2.1. La parabole du festin La parabole du festin est transmise dans deux versions assez différentes dans les Évangiles de Matthieu et de Luc, mais toutes deux présentent un point commun : les premiers invités se dérobent. Dans la version matthéenne (Mt 22, 5-6), ils se rendent à leur champ ou à leur commerce (alius in villam suam, alius vero ad negotiationem) quand ils ne molestent pas les serviteurs64. Dans la version lucanienne, ils s’excusent en invoquant soit l’achat d’un champ, soit celui de bœufs, soit un mariage récent65. Comme souvent, les commentaires des deux paraboles ont donné lieu à deux traditions textuelles différentes dont il résulte paradoxalement que la question du commerce est plus présente dans les commentaires de Luc que de Matthieu. Cependant, au-delà de cette différence, il apparaît que la question des activités commerciales est très peu présente dans les commentaires du haut Moyen Âge ; elle apparaît dans ceux du XIIe siècle, avant d’être développée au siècle suivant. 2.1.1. L’exégèse et les affaires terrestres, des textes fondateurs au XIIe siècle Les commentaires fondateurs n’évoquent pas ou peu le commerce. Jérôme laisse cette question totalement de côté66. L’attitude de Grégoire le Grand est tout de même différente. Il consacre à la parabole de Matthieu l’homélie 38. Après avoir expliqué que le repas est celui des noces du Christ et de l’Église, et que les taureaux et les volailles engraissées désignent les Pères de l’Ancien et du Nouveau Testament, il commente les deux premières excuses : Aller à sa ferme, c’est s’adonner de façon immodérée au travail terrestre ; aller à VRQFRPPHUFHF·HVWDVSLUHUDXSURÀWGHVDIIDLUHVGHFHPRQGHactionum secularium). Et parce que l’un, attaché à son travail terrestre, et l’autre, adonné aux affaires de ce monde (mundi huius actionibus), négligent de penser au mystère de l’Incarnation du Seigneur et de vivre à son exemple, ils ressemblent à l’homme qui refuse d’aller aux noces du roi pour se rendre à sa ferme ou à son commerce67.
La suite de l’homélie n’apporte rien de plus sur cette question. Aller à sa villa revient à s’impliquer trop dans le travail qui, sans être mauvais en lui-même, ne doit pas obérer la place laissée à la contemplation. De même, le sens du negotium 64. Mt 22, 5-6 : « Mais eux, n’en ayant cure, s’en allèrent, qui à son champ, qui à son commerce ; et les autres, s’emparant des serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent ». 65. Lc 14, 18-20 : « Et tous, comme de concert, se mirent à s’excuser. Le premier lui dit : “J’ai acheté un champ (villam emi) et il me faut aller le voir ; je t’en prie, tiens-moi pour excusé”. Un autre dit : “J’ai acheté cinq paires de bœufs et je pars les essayer ; je t’en prie, tiens-moi pour excusé”. Un autre dit : “Je viens de me marier, et c’est pourquoi je ne puis venir” ». 66. Jérôme, In Mt., éd. É. BONNARD, SC 259, p. 138-144. 67. Homélie 38, § 5, éd. R. ÉTAIX, G. BLANC, B. JUDIC, SC 522, p. 460-462 : In villam ire est labori terreno immoderate incumbere, in negociationem vero ire est actionum saecularium lucris inhiare. Quia enim alius intentus labori terreno, alius vero mundi huius actionibus deditus, mysterium incarnationis dominicae pensare et secundum illud vivere dissimulat, quasi ad villam vel negotium pergens, venire ad regis nuptias recusat.
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est ici proche de son étymologie latine : il désigne l’action, dans la mesure où elle forme un couple avec la contemplation. Dans l’homélie 36, consacrée à la parabole lucanienne, c’est l’opposition entre biens terrestres et célestes qui structure l’interprétation des excuses68. Le message général est donc celui du contemptus mundi. Dans le détail, l’achat de la villa désigne l’attachement à la richesse (substantia) et donc la cupidité69. Les cinq paires de bœufs sont reliées aux sens et à la curiosité70ODÀQGHFHWWHKRPpOLH Grégoire reprend le discours traditionnel sur la possession des richesses légitimée par le détachement intérieur et le bon usage71. Ces différents commentaires, qui sont régulièrement repris, par Bède puis par les exégètes carolingiens, n’accordent donc pas une attention particulière à l’achat du domaine ou au commerce. Un changement se produit au XIIe siècle avec l’introduction dans la Glose sur Luc d’un commentaire provenant d’un sermon de saint Augustin : Dans l’achat du domaine, c’est le pouvoir qui est souligné et l’orgueil. En effet avoir un domaine, le posséder, se soumettre des hommes, voilà le vice mauvais, voilà le vice premier. En effet le premier homme a voulu dominer, lui qui a refusé d’avoir un maître. Le premier donc, pour avoir trouvé l’orgueil, a refusé de venir72.
&HWWHJORVHRXYUHODYRLHjXQHUpÁH[LRQVXUOHOLHQHQWUHDFKDWRXFRPPHUFH volonté de domination et superbe. Comme dans la parabole des talents, on observe un lien entre argent et domination, mais cette dernière est ici mauvaise car tournée vers soi. Les autres commentaires du XIIe siècle n’apportent pas plus de précisions ou de développements. Une rapide comparaison avec l’excuse du mariage montre bien que la thématique de l’achat ou du commerce n’est pas celle qui préoccupe le plus les commentateurs du XIIe siècle. Cette question suscite au contraire de longs développements de la part de commentateurs soucieux à la fois de répondre aux
68. Homélie 36, § 3, Ibid., p. 400 : Loquentes vobis talia mentes vestrae verum dicunt, si non plus terrena quam caelestia diligunt, si non amplius rebus corporalibus quam spiritualibus occcupantur. 69. ID. : Quid per villam nisi terrena substantia designatur ? Exit ergo videre villam qui sola exteriora cogitat propter substantiam. 70. Homélie 36, § 4, Ibid., p. 400 : Quid in quinque iugis boum nisi quinque corporis sensus accipimus ?>«@ 71. Homélie 36, § 11-13, Ibid., p. 414-421. 72. In empta villa dominatio notatur et superbia. Habere enim villam possidere, homines sibi subdere, vicium malum, vicium primum. Primus enim homo dominari voluit qui habere dominum noluit. Primus ergo inventa superbia, venire noluit. Cette glose est tirée du sermon 112 d’Augustin : PL 38, col. 644 : In villa empta, dominatio notatur : ergo superbia castigatur. Habere enim villam, tenere, possidere, homines sibi in illa subdere, dominari delectat. Vitium malum, vitium primum. Primus enim homo dominari voluit, qui dominum habere noluit. Quid est dominari, nisi propria potestate gaudere ? Est maior potestas, illi subdamur, ut tuti esse valeamus. Villam emi habe me excusatum. Inventa superbia, venire noluit.
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arguments des « hérétiques » (Pierre le Mangeur)73 ou des « manichéens » (Pierre le Chantre)74HWGHGpIHQGUHO·LQVWLWXWLRQGXPDULDJHDXPRPHQWRHOOHVHGpÀQLW comme sacrement. 2.1.2. L’exégèse du XIIIe siècle et la question des métiers L’écart entre les commentaires sur Luc et ceux sur Matthieu se maintient au siècle. L’interprétation des excuses de la parabole lucanienne reste largement dans la continuité de la Glose. Ainsi Bonaventure associe-t-il les trois excuses aux trois vices principaux : la superbe – liée, à la suite d’Augustin, à l’achat de la villa ; l’avarice, évoquée par les bœufs ; et la lascivité qu’indique le mariage75. Il ajoute seulement, reprenant une thématique franciscaine courante, une dénonciation de l’excuse de la prévoyance, qui sert parfois à cacher les vices d’avarice ou de cupidité76. Il est en cela rejoint par Albert le Grand77 qui se moque de ceux qui demandent aux clercs de prier pour eux sans le faire eux-mêmes78. Ce sont les commentaires sur Matthieu qui ont le plus évolué par rapport à l’exégèse antérieure en raison de l’introduction de citations provenant de l’Opus imperfectum, ce commentaire du Ve siècle qui était alors attribué à Jean Chrysostome. Selon ce texte, la villa désigne les travaux honnêtes que sont les activités agricoles ou artisanales (et qui, bien qu’honnêtes, peuvent devenir un obstacle si l’homme s’y investit trop), tandis que le negotium regroupe les activités malhonnêtes comme le commerce, le service des armes ou la quête des honneurs79. XIIIe
73. BnF lat. 620, f. 192ra : Huic loco adherent heretici qui nuptias dampnant, quia excusatio istius reprobatur, qui se excusat per coniugium. Hoc dupliciter solvitur. Primo quia non reprehenditur coniugium specialiter, sed in comparatione, ut sic ostendatur virginitas ei preferenda, et ideo redarguitur excusatio eius qui se excusat per coniugium, quia multi trahunt matrimonium non causa prolis, sed causa explende libidinis. 74. BnF lat. 15585, f. 151v : Hic exclamat manicheus : Ergo matrimonium vel saltem opus eius illicitum est quia impedit coniugatos venire ad nuptias. Absit. Sed hoc dicitur quia multi non propter fecunditatem, sed propter desideria carnis, uxores ducunt. 75. Bonaventure, In Lc., dans Opera Omnia, t. 7, § 40-43, p. 371-373. 76. Ibid. § 42, p. 372 : Et quonima vitium cupiditatis et avaritiae palliat se sub specie providentiae, ideo subdit : Rogo te, habe me excusatum. 77. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, Paris, 1894, vol. p. 351 : Excusatos autem isti petunt se habere quasi rei familiaris impedimento detentos. Quasi dicentes illud Gen. 30, 30 : Iustum est ut aliquando provideam etiam domui meae. Quasi enim a providentia temporalium sub pallio utilitatis et honorationis servi vocantis de non veniendo volunt excusari, ne eis imputetur in contemptum. 78. Ibid., p. 350-351 : Est autem simile illi quod faciunt nostri temporis homines, ut dicit Glossa : dum enim invitantur ad Dei coenam, servos Dei quidem rogant ut orent pro ipsis, quia peccatores sunt, sed in emendatione operis, et devotione ad coenam Dei non veniunt. 79. PG 56, col. 862 -863 : Omnis actus, quem agunt homines in hoc mundo, duplex est. Aut enim villa est, aut negotiatio. Et quando aliquem laborem quidem manuum nostrarum facimus, exercentes terram, aut aliquod opus terrenum, utputa agrum, vel vineam, vel hortum, vel opus ligni aut ferri, villam colere videmur, id est terram. Quando autem non labore manuum nostrarum, sed aliter lucra quocumque modo consequimur, utputa honores gerere, ut divitiae permaneant alicui, aut mercari, omne hoc negotiatio appellatur.
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La Postille PRGLÀHWRXWHIRLVQHWWHPHQWFHWWHLQWHUSUpWDWLRQFDUWRXWHQUHSUHQDQW OD PrPH GpÀQLWLRQ GHV WHUPHV villa et negotium80, elle considère les deux comme également honnêtes, même si l’une et l’autre peuvent constituer des obstacles à la religion81. La Postille sur Matthieu introduit donc dans l’exégèse médiévale de nouvelles interprétations, qui rendent le texte biblique plus concret HWMXVWLÀHQWODSUDWLTXHGHFHVDFWLYLWpVKXPDLQHVVLGXPRLQVHOOHVQHVRQWSDV préférées à Dieu. Les commentaires postérieurs ne suivent pas Hugues de Saint-Cher dans cette YRLH-HDQGHOD5RFKHOOHSDVVHVRXVVLOHQFHWRXWHVOHVMXVWLÀFDWLRQVGHVPpWLHUV quels qu’ils soient. Il saisit en revanche cette occasion pour fournir une série de quatre citations qui mettent en cause le negotium82. Nicolas de Gorran ne préVHQWHSDVGDYDQWDJHGHMXVWLÀFDWLRQGHVPpWLHUV'HPrPH$OEHUWOH*UDQGFLWH l’exemple de Caïn pour souligner à quel point les métiers agricoles ne sont pas sûrs83 et, au sujet du negotium, il est très proche de Jean de La Rochelle, c’està-dire qu’il livre presque la même série de citations, sans expliquer comment ceux qui pratiquent le commerce peuvent être sauvés84. Néanmoins, il ne saurait être question de condamner a priori ceux qui condamnent ces métiers : l’objectif d’Albert le Grand est de les exhorter à l’humilité et à conserver du temps pour vaquer aux affaires divines. Sans aller jusqu’à reprendre la distinction du PseudoChrysostome, la plupart des commentateurs citent des propos sévères à l’encontre du negotiumTX·LOVQHFKHUFKHQWSDVjMXVWLÀHU Le commentaire de Pierre de Jean Olieu introduit tout de même un changement. En effet, alors que tous les exégètes demandaient pourquoi le mariage, qui est tout à fait licite, peut sembler blâmé par cette parabole – Pierre de Jean Olieu place les autres excuses sur le même plan85FHTXLVLJQLÀHTXHOHVDFWLYLWpVGHOD 80. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 70r : In villa intelligitur omne opus terrenorum, sive in agro, sive in YLQHDVLYHLQOLJQRVLYHLQIHUURHWTXLFTXLGPDQXXPODERUHÀWTXRGDXWHPQRQODERUHPDQXXP sed aliis lucris consequimur, ut in honoribus permanere, aut in militia, aut in mercatione, omne hoc negotiatio appellatur. 81. ID. : Et abierunt alius in villam suam. Chr. : honestum quidem est villae cultura. Eccle. 7b >«@ Honesta res est negotiatio, sive dignitatis, sive militiae, si impedimentum religionis non facit. Villa non est SHFFDWXPVLLPSHGLWÀWSHFFDWXP1RQHUJRLSVDFXOWXUDSHFFDWXPHVWVHGWXIDFLVHDPSHFFDWXP preferendo eam Deo. 82. BnF lat. 625, f. 157r : Ps 70, 15-16 (avec la leçon non cognovi negotiationem au lieu de litteraturam) ; Osee 11, 12 (avec la leçon : Circumdedit me in negotiatione Ephraim, au lieu de in negatione) ; Ez 28, 16 (In multitudine negotiationis tuae repleta sunt interiora tua iniquitate) ; 2 Ti 2, 4 (Nemo militans Deo implicat se negotiis« 83. Albert le Grand, In Mt., éd. B. SCHMIDT, p. 533 : In villam. Per villam intelligitur omnis occupatio humani laboris, a vocatione aeternorum retinens : quia agricultura praecipuum est in quo laborat humana necessitas. Lc. 14, 18 : Villam emi >«@. Sic Cain exivit in agrum, et factus est homo agricola omnino deditus fructibus agri ; et ideo non respexit Deus ad Cain, et ad munera eius. Ideo precepit Deus ut terra et homines sabbatizarent, ut in quiete cordis et laboris epulis Dei interessent. 84. ID. : Quaecumque lucra sunt praeter laborem manuum, in negotiationes hic dicuntur. Ps 70, 15-16 >«@2V>«@(]>«@(F'LIÀFLOHH[XLWXUQHJRWLDQVDQHJOLJHQWLD. 85. ID. : Si autem queratur quoniam pro causa negligendi nuptiarum istarum convivium, assignatur id quod de se est licitum, utpote curare de propria villa, aut uxorem ducere, ad hoc septem rationes dari possunt.
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ferme ou du commerce sont à ses yeux aussi licites, voire bonnes, que le mariage. Dans les réponses qu’il fournit, Pierre de Jean Olieu explique notamment qu’il s’agit de distinguer deux voies vers le salut : celle de la « très haute pauvreté » qui renonce à tout, et celle du « statut commun » qui, tout en étant licite, comporte de nombreux dangers86. D’autre part, il rappelle le lien qui unit souvent ces activités à la cupidité87. On retrouve donc la distinction souvent relevée par Sylvain Piron entre les frères parfaits et une communauté certes imparfaite mais légitime. En commentant la parabole du festin, les exégètes n’entrent pas dans les détails de la vie économique. C’est plutôt une attitude générale par rapport à la vie mondaine qu’ils entendent dénoncer. Cependant, notamment à partir du XIIIe siècle, leurs sources, mais aussi la volonté déjà observée de prendre en charge l’ensemble de la société, les poussent vers une approche plus concrète. Le travail des champs et le commerce sont plus directement évoqués. Il en ressort une image dans laquelle tous les métiers sont entourés d’une proIRQGHDPELJXwWpSULVHQWUHFRQGDPQDWLRQHWMXVWLÀFDWLRQ7RXWHDFWLYLWpWHUUHVWUH qu’il s’agisse d’agriculture ou de commerce, peut présenter un risque pour celui qui s’y adonne, même si le negotium demeure– et plus manifestement au XIIIe siècle TX·DYDQW²O·DFWLYLWpODSOXVHQWRXUpHGHVXVSLFLRQ/HVMXVWLÀFDWLRQVTXLVHWURXYHQW chez Hugues de Saint-Cher ou Pierre de Jean Olieu, viennent rappeler que les commentateurs ne poursuivent pas l’intention d’interdire de telles pratiques, dont ils connaissent par ailleurs fort bien l’utilité. Il s’agit pour eux avant tout de fournir – aux prédicateurs – des éléments pour mettre en garde ceux qui la pratiquent. Les enjeux de ces mises en garde sont clairs. En plaçant l’ensemble des actiYLWpVKXPDLQHVGDQVXQKDORLQGpÀQLHWLQGLVWLQFWHQWUHDFFHSWDWLRQHWUpSUREDWLRQ les clercs imposent leur propre place au sein de la société pour déterminer de ce qui est licite ou non. En laissant peser le doute sur toutes les activités, ils imposent le recours à l’Église pour se rassurer. Comme le dit explicitement Pierre de Jean Olieu, il s’agit d’éviter que certains soient trop rassurés88. C’est ainsi qu’ils auront recours aux clercs pour se rassurer. L’entreprise de culpabilisation est indissociable de celle de protection. L’exégèse fournit aux éventuels prédicateurs des arguments pour l’une comme pour l’autre.
86. ID. : Sexta est ad monstrandum quod altissima paupertas, et eius fervidus amor, est singularis ianua, et dispositio ad intrandum /f. 108vb/, et eius oppositum ad contempnendum, et ideo predicta ad cupiditatem ei contrariam reducuntur. Septima est ad monstrandum quod prima invitatio potius vocat ad perfectionem evangelicam, quam ad statum communem omnibus bonis, et ad monstrandum quod in tribus predictis, quamquam de se licitis, est multiplex occasio et illecebrosum obstaculum ad contempnendum viam perfectionis et contemplationis. 87. ID. : Quia vero radix omnium malorum est cupiditas, que in duo dividitur, scilicet in conservando habita, et in studiose ac negociose acquirendo non habita, ideo hic hec duo notantur, primum per hoc quod dicitur in villam suam, id est in territorium possessionum suarum, que comuniter extra urbem habentur ; secundum vero per hoc quod dicitur ad negociationem suam, (id est in territorium possessionum suarum) sive illa esset mercatio vel causidicacio aut aliqua alia consimilis. 88. ID. : Tertia est ad monstrandum frequentem causam huius contemptus, que est presumptio securitatis, HWVDOXWDWLVVXIÀFLHQWLHVXLVWDWXVSULRULVTXDPKDEHUHQHTXHXQWKLLTXLLQPDQLIHVWLVFULPLQLEXVYLYXQW.
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2.2. Les marchands chassés du Temple L’épisode des marchands chassés du Temple est souvent évoqué comme symbole de l’opposition irrémédiable entre l’Église et le monde des marchands. La virulence du geste de Jésus est en effet étonnante par rapport à ses discours G·DSDLVHPHQWHWGHSDFLÀVPHHWVHPEOHMXVWLÀHUO·LPDJHG·XQHLPSRVVLEOHFRQFLliation entre deux mondes totalement antagonistes. L’importance de cet épisode est renforcée par sa présence dans les quatre Évangiles89. Jean le situe au début de l’activité publique de Jésus, juste après les noces de Cana, tandis que les Évangiles V\QRSWLTXHVODSODFHQWDXFRQWUDLUHjODÀQGHODYLHGH-pVXVTXDQGLOUHWRXUQHj Jérusalem pour y être condamné, ce qui conduit les exégètes médiévaux, à la suite d’Augustin, à considérer que Jésus a expulsé à deux reprises les marchands du Temple, renforçant ainsi la portée symbolique de cet épisode90. Mais que représentent pour eux ces marchands ? Il est étonnant de constater que cette péricope a fait l’objet de nombreux usages, mais que les commentaires n’accordent qu’une place très limitée aux marchands laïcs, du moins jusqu’au XIIIe siècle. Et même à partir de cette date, ce ne sont pas les marchands qui polarisent le plus l’attention des clercs. 2.2.1. Les usages de la péricope jusqu’au XIIe siècle. Le contexte historique du geste de Jésus est détaillé par Jérôme, qui forme ainsi un cadre interprétatif qui n’a pas été remis en question dans les siècles suivants : À ce sujet, voici ce qu’il faut tout d’abord savoir : conformément aux prescriptions de la Loi, dans le temple du Seigneur, le plus auguste de tout l’univers, où le peuple juif accourait de presque toutes les contrées, on immolait d’innombrables victimes, surtout aux jours de fêtes : taureaux, béliers, boucs ; pour ne pas rester VDQVRIIULUGHVVDFULÀFHVOHVSDXYUHVRIIUDLHQWGHSHWLWHVFRORPEHVHWGHVWRXUWHrelles. Il arrivait souvent que ceux qui étaient venus de loin n’avaient point de YLFWLPHV >j OHXU GLVSRVLWLRQ@ /HV SUrWUHV LPDJLQqUHQW GRQF XQ PR\HQ G·H[SORLWHU OH SHXSOH 7RXV OHV DQLPDX[ QpFHVVDLUHV DX[ VDFULÀFHV LOV OHV YHQGDLHQW VL bien que, à la fois, ils vendaient à ceux qui n’en avaient pas, et ils recouvraient eux-mêmes ce qu’on leur avait acheté. Mais la misère fréquente de ceux qui arrivaient rendait vaine cette astuce : ils manquaient d’argent ; non seulement ils ne disposaient pas de victimes, mais même pas de quoi acheter des oiseaux et les plus modestes offrandes. Donc, ils placèrent également des banquiers qui prêtaient de l’argent sous caution. Mais la loi interdisait l’usure : aucun avantage à un prêt qui ne rapportait rien, où on pouvait parfois perdre le capital. Ils imaginèrent donc une autre combinaison. Ils remplacèrent les changeurs par des collybistes,
89. Jn 2, 15-16 : « Se faisant un fouet de cordes, il les chassa tous du Temple, et les brebis et les bœufs ; il répandit la monnaie des changeurs et renversa leurs tables, et aux vendeurs de colombes, il dit : “Enlevez cela d’ici. Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce (domum negotiationis)” » ; voir aussi : Mt 21, 12-13 ; Mc 11, 15-17 ; Lc 19, 45-46. 90. PL 34, col. 1041.
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terme qui n’a pas d’équivalent en latin. Par “collyba”, ils désignent ce que nous appellons “épices” ou menus cadeaux, par exemple pois chiches grillés, raisins secs, fruits divers. Ainsi ne pouvant recevoir d’intérêt, les collybistes qui avaient prêté de l’argent, recevaient à la place d’intérêts des cadeaux variés, si bien que ce qu’il leur était interdit de recevoir en argent, ils l’extorquaient sous forme de choses qu’on achète à prix d’argent, comme si Ezechiel n’avait pas d’avance mis en garde contre cela aussi, disant : « Vous ne recevrez pas d’intérêt ni de surplus ». ODYXHG·XQWUDÀFRXSOXW{WG·XQEULJDQGDJHSDUHLOGDQVODPDLVRQGHVRQ3qUH le Seigneur, transporté d’ardeur, selon les paroles du Psaume 68 : « Le zèle de ta PDLVRQPH GpYRUHª VH ÀW XQ IRXHWDYHFGHV FRUGHV HWFKDVVD GX7HPSOHFHWWH foule si considérable en disant : « Il est écrit : Ma maison sera nommée maison de prière et vous en avez fait un repaire de brigands ». Car c’est un brigand et il fait GXWHPSOHGH'LHXXQUHSDLUHGHEULJDQGVFHOXLTXLYHXWWLUHUSURÀWGHODUHOLJLRQ FHOXLGRQWOHFXOWHHVWPRLQVXQFXOWHHQYHUV'LHXTX·XQHRFFDVLRQGHWUDÀF91.
Ce texte explique la présence des marchands dans le Temple comme un V\VWqPHRUJDQLVpSDUOHVSUrWUHVSRXUIDFLOLWHUO·H[HUFLFHGXFXOWHHWGHVVDFULÀFHV Ce faisant, le geste du Christ devient une condamnation de l’avarice et de l’hypoFULVLHGHVSUrWUHVMXLIVHQPrPHWHPSVTXHGXIDLWGHFKHUFKHUXQSURÀWGDQVOD religion. Le problème que soulève Jérôme n’est donc pas celui du commerce. C’est encore plus net dans le commentaire d’Augustin sur Jean : Et pourtant qu’y vendaient-ils ? Ce dont les hommes avaient besoin pour les sacriÀFHVGHFHWHPSVOj>«@&HQ·pWDLWGRQFSDVXQJUDQGSpFKpTXHGHYHQGUHGDQVOH Temple ce qui était acheté pour être offert dans le Temple, et pourtant le Seigneur les en a chassés. Que ferait-il s’il y trouvait des ivrognes, que ferait le Seigneur, lui
91. Jérôme, In Mt., éd. É. BONNARD, SC 259, p. 110-115 : Et hoc primum sciendum quod iuxta mandata legis, augustissimo in toto orbe templo Domini et de cunctis paene regionibus Iudaeorum illic populo FRQÁXHQWHLQQXPHUDELOHVLPPRODEDQWXUKRVWLDHPD[LPHIHVWLVGLHEXVWDXURUXPDULHWXPKLUFRUXP SDXSHULEXV QH DEVTXH VDFULÀFLR HVVHQW SXOORV FROXPEDUXP HW WXUWXUHV RIIHUHQWLEXV DFFLGHEDW SOHrumque ut qui de longe venerant non haberent victimas. Excogitaverunt igitur sacerdotes quomodo SUDHGDPGHSRSXORIDFHUHQWHWRPQLDDQLPDOLDTXLEXVRSXVHUDWDGVDFULÀFLDYHQGHEDQWXWHWYHQderent non habentibus et ipsi rursum empta susciperent. Hanc stropham eorum crebra venientium inopia dissipabat, qui indigebant sumptibus et non solum hostias non habebant, sed nec unde emerent quidem aves et vilia munuscula. Posuerunt itaque et nummularios qui mutuam sub cautione darent pecuniam, sed quia erat lege praeceptum ut nemo usuras acciperet, et prodesse non poterat pecunia fenerata quae commodi nihil haberet et interdum sortem perderet, excogitaverunt et aliam technam ut pro nummulariis collybistas facerent, cuius verbi proprietatem latina lingua non exprimit. Collyba dicuntur apud eos quae nos appellamus tragemata vel vilia munuscula, verbi gratia frixi ciceris uvarumque passarum et poma diversi generis. Igitur quia usuras accipere non poterant collybistae qui pecuniam fenerati erant, pro usuris accipiebant varias species, ut quod in nummo non licebat, in his rebus exigerent quae nummis coemuntur, quasi non hoc ipsum Hiezachiel praecaverit dicens : Usuram et superabundantiam non accipietis. Istiusmodi Dominus cernens in domo Patris negotiationem seu latrocinium, ardore spiritus concitatus iuxta quod scriptum est in sexagesimo octavo psalmo : Zelus GRPXVWXDHFRPHGLWPHIHFLWÁHJHOOXPGHIXQLFXOLVHWWDQWDPKRPLQXPPXOWLWXGLQHPHLHFLWGHWHPSOR dicens : Scriptum est domus mea domus orationis vocabitur, vos autem fecistis eam speluncam latronum. Latro est enim, et templum Dei in latronum convertit specum, qui lucra de religione sectatur, cultusque eius non tam cultus Dei quam negotiationis occasio est.
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qui a chassé ceux qui vendaient pourtant ce qui était permis et n’allaient pas contre la justice, car ce qu’on achète sans se rendre coupable n’est pas vendu illicitement, lui qui n’a pas souffert que la maison de prière devienne une maison de négoce ? Si la maison de Dieu ne doit pas devenir une maison de négoce, doit-on en faire une maison de beuverie ?92
Augustin déplace ainsi le problème de manière à écarter à la fois la responsabilité des prêtres juifs et celle des marchands. Il développe ensuite d’autres pistes de commentaires qui reposent notamment sur les différentes interprétations allégoriques du Temple, assimilé à l’Église, à l’homme ou au corps. Bède, dans le commentaire sur Marc, s’inspire à la fois d’Augustin et de Jérôme : Si donc le Seigneur ne voulait même pas que soit vendu dans le Temple ce qu’il voulait y voir offert, et cela à cause de la propension à l’avarice ou à la fraude qui est, d’habitude, le vice propre aux marchands, avec quel dégoût selon toi puniraitil ceux qu’il aurait trouvés là à rire ou à prononcer de vains discours, ou encore occupés à quelques autres vices ?93
À la différence de l’évêque d’Hippone, Bède mentionne d’abord les vices attachés au commerce, même s’il note ensuite que c’est une activité licite94. Cependant, l’apport majeur de Bède à l’exégèse de cette péricope réside dans son utilisation pour construire la sacralité de l’église, qui résulte de la célébration eucharistique, et sa position centrale – au sens symbolique – qui polarise la vie sociale95. L’exégèse médiévale a en outre accordé une très grande attention à la question de la simonie. C’est le second thème majeur dans l’interprétation de ce passage au haut Moyen Âge, après que Grégoire le Grand eut forgé à partir de cette péricope, la notion d’ « hérésie simoniaque », qui est amplement utilisée par la suite,
92. +RPpOLHVVXUO·eYDQJLOHGH-HDQ,;9,, trad. M. F. BERROUARD, Paris, 1993 (BA 71), p. 554-556 : Et TXDHLELYHQGHEDQWLOOL"4XDHRSXVKDEHEDQWKRPLQHVLQVDFULÀFLLVLOOLXVWHPSRULV>«@ Non ergo magnum peccatum, si hoc vendebant in templo, quod emebatur ut offerretur in templo ; et tamen eiecit inde illos. Quid, si ibi ebriosos inveniret, quid faceret Dominus ; si vendentes ea quae licita sunt, et contra iustitiam non sunt (quae enim honeste emuntur, non illicite venduntur), expulit tamen, et non HVWSDVVXVGRPXPRUDWLRQLVÀHULGRPXPQHJRWLDWLRQLV"6LQHJRWLDWLRQLVGRPXVQRQGHEHWÀHULGRPXV 'HLSRWDWLRQLVGHEHWÀHUL" 93. Bède, In Mc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 579 : Si ergo Dominus nec ea volebat in templo venundari quae in templo volebat offerri videlicet propter studium avaritiae sive fraudis, quod proprium solet esse negotiantium facinus, quanta putas animadversione puniret si invenisset aliquos ibi risui vel vaniloquio vacantes aut alii cuilibet vitio mancipatos ? 94. Ibid., p. 579 : Si enim ea quae alibi libere geri poterant dominus in domo sua temporalia negotia geri QRQSDWLWXUTXDQWRPDJLVHDTXDHQXVTXDPÀHULOLFHWSOXVFDHOHVWLVLUDHPHUHQWXUVLLQDHGLEXV'HR sacratis aguntur ? 95. J’ai présenté cela dans « Les marchands chassés du Temple, entre commentaires et usages sociaux », Médiévales, 55, 2008, p. 53-74 (p. 57-61). Sur la sacralité des lieux : D. IOGNA-PRAT, La Maison-Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006 ; et M. LAUWERS, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005.
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notamment à l’époque de la Réforme Grégorienne96. C’est aussi à cette époque qu’apparaissent de nouvelles utilisations de la péricope, notamment pour l’appel à la Réforme de l’Église, voire même à la croisade97. Les commentaires du XIIe siècle restent dans les mêmes perspectives. Ainsi la Glose, avec quelques variations, reprend les thèmes désormais habituels. Sur 0DWWKLHXHOOHUpVXPHOHFDGUHKLVWRULTXHTX·DYDLWÀ[p-pU{PH98. Sur Matthieu et Marc, elle insiste, à la suite de Bède, sur le devoir d’aller d’abord dans l’église prier, avant de vaquer à d’autres occupations99. Sur chaque Évangile, elle dénonce la vente des biens spirituels, ou l’achat des honneurs, en employant parfois l’expression d’hérésie simoniaque100. À plusieurs reprises, elle mentionne le devoir GHSXULÀHUO·eJOLVH6XU/XFHOOHVLJQDOHTXHO·LPSRUWDQFHGHVFOHUFVHVWFUXFLDOH pour le maintien de l’ensemble de la société. OD ÀQ GX VLqFOH 3LHUUH OH &KDQWUH DMRXWH VHXOHPHQW TXHOTXHV pOpPHQWV concrets visant les pratiques contemporaines, quand il mentionne qu’il ne faut pas vendre des bougies dans les églises ou y dispenser un enseignement aux enfants101. Sur la question des marchands, il reprend l’idée d’Augustin sur l’honnêteté d’un tel commerce102, mais signale aussi que le négoce conduit souvent à la fraude ou au parjure : c’est ce qui expliquerait qu’il soit condamné dans les Écritures103. Toutefois le thème central demeure celui de la sacralité de l’espace de l’église, lequel inclut le cimetière104. Les marchands qui sont chassés du Temple n’évoquent pas pour les commentateurs du XIIe siècle les marchands-banquiers qui se développent à cette époque, mais bien les mauvais clercs qui prêchent pour des avantages terrestres ou qui pratiquent la simonie.
96. J. LECLERCQ, « Simoniaca heresis », Studi Gregoriani, 1, 1947, p. 523-530. 97. E. BAIN, « Les marchands chassés du Temple, entre commentaires et usages sociaux », Médiévales, 55, 2008, p. 53-74. 98. Sur Mt 21, 12 : Quia de omnibus partibus ad templum veniebant, vendebant sacerdotes non habentibus omnia animalia, etiam columbas quas pauperes offerunt, ut vendita postea reciperent oblationes. Sed quia aliqui nihil habebant unde emerent, posuerunt numularios qui mutuo darent, et quia lex vetat usuram, pro ea varias species, id est poma, uvas et huiusmodi accipiebant. Hos eiicit. 99. Intravit. Ingressus urbem primo templum adiit, dans formam religionis, ut quoquo imus primo domum orationis (si ibi est) adeamus, et per orationes Deo commendati, sic ad agenda negotia secedemus. 100. Et cathedras vendentium, que nigrorum sunt, id est sacerdotum eorum destruit qui de impositione manus per quam spiritus sanctus datur, precium accipiunt. Hinc est quod heresis symoniacis damnatur. 101. BnF lat. 15585, f. 144va : Ergo non licet candelas vel aliquas merces, etiam Domino offerendas, in ea YHODWULRHLXVYHQGXQHFSXHURVGRFHULQHFDOLTXRGRIÀFLXPH[HUFHULQLVLPHUXPHFFOHVLDVWLFXP. 102. BnF lat. 15585, f. 144rb : 6LLQÀJXUDOLWHPSORHWLDPLQDWULRHLXVTXLDHVWGRPXVRUDWLRQLVSURKLEHW negotiationem, que honesta putatur, cum sit de his que in templo offeruntur, quantum prohibet, imo PXOWRPDJLVSURKLEHWFRPPHVVLDWLRQHVSRWDWLRQHVDJDSDVULVXVOLWHVYDQLORTXLXPHWKXLXVPRGLÀHUL in ecclesia. 103. BnF lat. 15585, f. 144va : Causa autem quia Dominus eiecerit vendentes et ementes de templo fuit avaricia sacerdotum et vicia negociationi mercatorum adiuncta, puta fraus, periurium, mendatium. 8QGH(FFOHVLDVWLFXV/;;LQÀQHHW'DYLG Quoniam non cognovi negotiationem intro in potentias Dei. 104. L’importance de Pierre le Chantre a été soulignée par M. LAUWERS, Naissance du cimetière«S
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2.2.2. L’introduction de la problématique des marchands La situation, dans l’exégèse, change au XIIIe siècle, à cause de la connaissance de l’Opus imperfectum. Ce commentaire présente en effet un passage d’une rare sévérité sur les marchands105. Il est repris dans une célèbre palea de la distinction 88 ajoutée au Décret de Gratien avant l’époque d’Hugguccio, puisque celui-ci la cite. L’introduction de ce commentaire biblique soulève toutefois la question de savoir qui est vraiment visé et à qui s’adresse le discours. S’agit-il d’une condamnation des marchands, et notamment de ces marchands-banquiers dont le commerce se développe au cours du XIIe siècle ? Ou bien est-il seulement TXHVWLRQGHGpÀQLUXQVWDWXWFOpULFDOpORLJQpGXnegotium ? Autrement dit, les marchands chassés du Temple sont-ils les clercs qui pratiquent le commerce, ou bien les marchands laïcs ? Les textes s’adressent d’abord aux clercs, mais incluent tout de même par là une condamnation du commerce en général. &HWWHFRQÀJXUDWLRQVHUHSqUHGDQVO·Opus imperfectum lui-même. L’homélie 38, consacrée à cette la péricope, s’ouvre par un discours sur le rôle des clercs dans la société. L’auteur explique en effet qu’en allant directement au Temple, le Christ se comporte comme un bon médecin qui commence par examiner l’estomac de son patient car « si l’estomac est sain, tout le corps est valide, et si l’estomac HVWWURXEOpWRXWOHFRUSVHVWLQÀUPHGHPrPHVLOHVDFHUGRFHHVWLQWqJUHWRXWH O·eJOLVHÁHXULWPDLVV·LOHVWFRUURPSXODIRLGHWRXVVHJkWHª&DUOHVSUrWUHVVRQW le cœur et l’estomac de la société, eux qui dispensent les nourritures spirituelles après avoir digéré les Écritures par l’étude et la méditation106. La thématique développée est donc celle de la responsabilité des clercs. La dernière phrase, celle qui introduit l’épisode des marchands chassés, est d’ailleurs claire : « Quand tu verras un peuple indiscipliné et sans piété, sache que, sans aucun doute, son sacerdoce n’est pas sain »107. Le geste de chasser les marchands du Temple est donc, sembleWLOFRPSULVFRPPHXQHSXULÀFDWLRQGXVDFHUGRFHTXLFKDVVHOHVPDXYDLVSUrWUHV et les mauvais évêques. Cependant la suite confère à la péricope un sens bien plus large en évoquant tous les chrétiens : 105. À ce sujet : A. VAUCHEZ, « “Homo mercator vix aut numquam potest Deo placereµTXHOTXHVUpÁH[LRQV sur l’attitude des milieux ecclésiastiques face aux nouvelles formes de l’activité économique au XIIe et au début du XIIIe siècle », dans Le marchand au Moyen Âge, Paris, 1992, p. 211-217. 106. PG 56, 839 : +RFHUDWERQLPHGLFLXWLQJUHVVXVDGLQÀUPDPFLYLWDWHPVDOYDQGDPSULPXPDGRULJLnem passionis intenderet. Nam sicut de templo omne bonum egreditur, sic et de templo omne malum SURFHGLW 4XHPDGPRGXP PHGLFXV TXDQGR SULPR LQJUHGLWXU DG LQÀUPXP VWDWLP GH VWRPDFKR HLXV interrogat, et eum componere primum festinat, quia si stomachus sanus fuerit, totum corpus validum HVW VL DXWHP GLVVLSDWXV IXHULW WRWXP FRUSXV LQÀUPXP HVW LWD VL VDFHUGRWLXP LQWHJUXP IXHULW WRWD (FFOHVLDÁRUHWVLDXWHPFRUUXSWXPIXHULWRPQLXPÀGHVPDUFLGDHVW&RUDXWHPHWVWRPDFKXVVDFHUdotes intelliguntur quia in rebus spiritualibus per eos totus populus gubernatur. >«@ Sicut enim stomachus accipiens cibum, coquit eum in seipso, et per totum corpus dispergit : sic et sacerdotes accipiunt scientiam sermonis per Scripturas e Deo, et excoquentes eam in se, id est, tractantes et meditantes apud se, universo populo subministrant. 107. PG>«@ita cum videris populum indisciplinatum et irreligiosum, sine dubio cognosce, quia sacerdotium eius non est sanum.
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© (W LO FKDVVDLW GX 7HPSOH YHQGHXUV HW DFKHWHXUV ª VLJQLÀDQW DLQVL TX·LO Q·HVW presque jamais possible à un marchand de plaire à Dieu. C’est pourquoi aucun chrétien ne doit être marchand ; et s’il voulait l’être, qu’il soit rejeté de l’Église de Dieu, car le Prophète dit : « Parce que je n’ai pas connu le négoce, j’entrerai dans les puissances du Seigneur » (Ps 70, 15). De même en effet que celui qui marche entre deux ennemis, en voulant plaire aux deux et se faire bien voir d’eux, ne peut rester sans médire – il est en effet nécessaire qu’il parle mal de l’un à l’autre, et inversement – de même celui qui achète et vend, ne peut éviter le mensonge et le parjure : il est en effet nécessaire, entre négociants, que l’un jure que la chose ne vaut pas autant qu’il l’achète et que l’autre jure qu’elle vaut plus qu’il ne l’achète, et qu’il jure qu’elle vaut plus que le prix auquel il la vend108.
Ici les marchands ne désignent manifestement pas les clercs, mais bien les marchands séculiers, ceux qui achètent et revendent des biens matériels. L’image de l’homme qui marche entre deux ennemis souligne l’antagonisme : entre la pratique chrétienne et l’“économie”, il ne semble pas y avoir de conciliation possible. La suite du texte apporte diverses précisions. Il contient d’abord une condamnation de la richesse des marchands : une fois passée au crible du Jugement, il ne reste que le péché109. Le paragraphe suivant pose la question de savoir qui est marchand (negociator). Il y répond par une distinction entre l’artisan, qui achète une matière qu’il travaille avant de la revendre plus cher, et le marchand qui vend plus cher un produit qu’il n’a pas transformé110. Il présente ensuite une situation pire que celle du marchand, celle de l’usurier qui, comme le marchand, ne transforme pas la matière qu’il vend, mais encore la réclame au bout d’un certain temps111. La 108. PG 56, 839-840 : Et eiiciebat vendentes et ementes de templo, VLJQLÀFDQVTXLDKRPRPHUFDWRUYL[DXW nunquam potest Deo placere. Et ideo nullus Christianus debet esse mercator ; aut si voluerit esse, proiiciatur de Ecclesia Dei, dicente propheta : quia non cognovi negotiationes, introibo in potentias Domini (Ps. 70, 15). Quemadmodum enim qui ambulat inter duos inimicos, ambobus placere volens, et se commendare, sine maliloquio non potest esse : necesse est enim ut et isti male loquatur de illo, et illo male loquatur de isto : sic qui emit et vendit, sine mendacio et periurio esse non potest : necesse est enim ut negotiatoribus hic iuret, quia non tantum valet res, quantum comparat eam, et ille iuret quia plus valet res, quantum comparat eam, et ille iuret quia plus valet res, quam vendit. 109. IbidFRO>«@sic et substantia negotiatorum, dum vadunt, et veniunt inter emptionem et venditionem, minuitur, et in novissimo nihil illis remanet, nisi solum peccatum. 110. ID. : Ergo ostende nobis quis est negotiator ? Omnes enim homines videntur negotiatores. Ecce qui arat, comparat boves, ut spicas vendat ; et qui operatur lignum, comparat lignum, ut ustensilia vendat ; et linteonarius comparat linteamina, ut vendat et ostendat ; et foenerator mutuat pecuniam, ut tollat usuras. >«@ Ego ostendam qui non est negotiator, ut qui secundum regulam istam non fuerint intelligas omnes negotiatores esse : id est, quicumque rem comparat, non ut ipsam rem integram et immutatam vendat, sed ut opus faciat ex ea, ille non est negotiator : quia qui materiam operandi sibi FRPSDUDW XQGH IDFLDW RSXV LOOH QRQ UHP LSVDP YHQGLW VHG PDJLV DUWLÀFLXP VXXP LG HVW TXL UHP YHQGLWFXLXVDHVWLPDWLRQRQHVWLQHDLSVDUHVHGLQDUWLÀFLRRSHULVLOODQRQHVWPHUFDWLRXWSXWD faber comparat ferrum, et facit ferramentum >«@. Qui autem comparat rem, ut illam ipsam integram et immutatam dando lucretur, ille est mercator, qui de templo dei eiicitur. 111. ID. : Unde super omnes mercatores plus maledictus est usurarius. Si enim qui rem comparatam vendit, mercator est et maledictus : quanto magis maledictus erit, qui non comparatam pecuniam, sed a deo donatam sibi dat ad usuram ? Secundo, quia mercator dat rem, ut iam illam non repetat : iste autem postquam foeneraverit, et sua iterum repetit, et aliena tollit cum suis.
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suite est consacrée à distinguer la location de l’usure : celle-là est permise, parce TX·HOOHLPSOLTXHXQHSULYDWLRQGXSUrWHXUFDUOHEpQpÀFLDLUHWLUHXQSURÀWGXELHQ qui se détériore112. ,O pYRTXH HQÀQ OD VXLWH GX WH[WH ELEOLTXH (« Et il a renversé les tables des changeurs »), qu’il interprète allégoriquement (spiritualiter) : les seules pièces qui doivent être présentes dans le temple de Dieu sont les hommes qui, tels de bonnes pièces, portent sur eux l’image de Dieu. Ceux-là seuls ne sont pas rejetés113. Il est donc possible de lire l’homélie de l’Opus imperfectum à trois niveaux. La première partie vise les clercs, qui sont responsables pour l’ensemble de la société ; la seconde un discours sur les marchands ; la troisième une lecture plus universelle et plus générale puisqu’elle concerne n’importe quel homme. Le Décret de Gratien présente, mais de façon différente, la même ambiguïté. La palea de la distinction 88 ne reprend que les deux dernières parties de l’homélie, si bien que le sens même du texte ne laisse pas de doute : c’est bien une condamnation des marchands séculiers114. 112. ID. : Adhuc dicit aliquis : qui agrum locat, ut agrariam recipiat, aut domum, ut pensiones recipiat, non est similis ei qui pecuniam dat ad usuram ? Absit. Primum quidem, quoniam pecunia non ad aliquem usum disposita est, sicut ager, vel domus, sed ad pretium emendi vel vendendi. Secundo quoniam qui agrum habet, arat eum, et fructum accipit ex eo : similiter et qui domum habet, usum mansionis capit ex ea. Ideo qui locat agrum, vel domum, usum dare videtur, et pecuniam accipere, et quodammodo quasi commutare videtur lucrum cum lucro : pecuniam autem si repositam in sacculo teneas apud te, nullum usum capis ex ea. Tertius, ager vel domus utendo veterascit : pecunia autem cum fuerit mutuata, nec minuitur, nec veterascit. 113. ID. : Et mensas numulariorum subvertit. Pecunia spiritualiter homines intelliguntur : quia sicut numus habet charagma caesaris, sic homo habet charagma dei. Et quemadmodum solidus, qui non habet charagma caesaris, reprobus est : ita et homo, qui non ostendit in se imaginem dei, reprobus aestimatur. >«@,GHRHUJRPHQVDVQXPXODULRUXPHYHUWLWVLJQLÀFDQVTXLDLQWHPSOR /col. 841/ dei non debent esse numi, nisi spirituales, id est qui dei imaginem habent : et non illi numi, id est non illi homines qui terreni regis imaginem portant, id est diaboli. 114. Pour plus de clarté nous donnons toute la palea : Eiciens Dominus uendentes et ementes de templo, VLJQLÀFDXLW TXLD KRPR PHUFDWRU XL[ DXW QXPTXDP SRWHVW 'HR SODFHUH (W LGHR QXOOXV &KULVWLDQXV debet esse mercator, aut, si uoluerit esse, proiciatur de ecclesia Dei, dicente Propheta : Quia non cognoui negotiationes, introibo in potentias Domini. Quemadmodum enim qui ambulat inter duos inimicos, ambobus placere uolens et se commendare, sine maliloquio esse non potest (necesse est enim, ut isti male loquatur de illo, et illi male de isto), sic qui emit et uendit sine mendacio et periurio esse non potest. Et paucis interiectis : §. 1. Sed est nec stabilis substantia eorum, neque ad bonum SURÀFLWTXRGGHPDORFRQJUHJDWXU4XHPDGPRGXPHQLPVLWULWLFXPDXWDOLXGWDOHFHUQDVLQFULEUR dum huc et illuc iactatur, grana omnia paulatim deorsum cadunt, et tandem in cribro nichil remanet, nisi stercus solum : sic de substantia negotiatorum nouissime nil remanet, nisi solum peccatum. §. 2. Sed omnes homines uidentur esse mercatores ; ostendam ergo, quis non est negotiator, ut qui talis non fuerit, eum intelligas esse negotiatorem. Quicumque rem conparat, non ut ipsam rem integram et inmutatam uendat, sed ut materia sibi sit inde aliquid operandi, ille non est negotiator ; qui autem conparat rem, ut illam ipsam integram et inmutatam dando lucretur, ille est mercator, qui de templo Dei eicitur. §. 3. Unde super omnes mercatores plus maledictus est usurarius ; ipse namque rem datam a Deo uendit, non conparatam, ut mercator, et post fenus rem suam repetit, tollens aliena cum suis, mercator autem non repetit rem uenditam. §. 4. Adhuc dicit aliquis : Qui agrum locat, ut agrariam recipiat, aut domum, ut pensiones recipiat, nonne est similis ei, qui pecuniam dat ad usuram ? Absit. Primum quidem, quoniam pecunia non ad aliquem usum disposita est, nisi ad emendum ; secundo, quoniam agrum habens, arando accipit ex eo fructum, habens domum, usum mansionis capit ex ea.
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L’interprétation du texte est cependant plus complexe qu’il ne pourrait sembler. Giacomo Todeschini suggère de ne pas y voir une condamnation du métier de marchand, ou une hostilité rédhibitoire de l’Église face au développement du FRPPHUFH PDLV XQH UpÁH[LRQ VXU OD JHVWLRQ FOpULFDOH GHV ELHQV115. Il s’appuie pour cela d’abord sur sa place dans le Décret : cette palea a été ajoutée dans une distinction qui traite des rapports entre les prélats et les négoces séculiers, mais ne s’oppose pas à toute implication dans la gestion des biens matériels. De plus, le cœur de la palea réside dans la distinction entre activités productives et non productives, ce qui ne situe pas le problème dans l’activité commerciale ellemême, mais au niveau de son utilitas, c’est-à-dire de son rôle social et politique. (QÀQODGHUQLqUHSDUWLHGXWH[WHTXLGpÀQLWOHERQFKUpWLHQHQUHFRXUDQWDX[PpWDphores économiques, montre que ce n’est pas l’échange économique qui est au centre du discours, mais la nature spirituelle. L’insertion de cette palea en cette place du Décret ne marquerait donc pas une condamnation des pratiques éconoPLTXHVODwTXHVPDLVODFRGLÀFDWLRQG·XQFRPSRUWHPHQWpFRQRPLTXHGHVFOHUFV et la revendication d’un contrôle de ces pratiques par des évêques garants de la communauté chrétienne116. Cette interprétation, qui peut être nuancée dans son détail, semble tout à fait pertinente si l’on considère effectivement le contexte dans lequel est insérée la palea. Les premiers canonistes ont d’ailleurs bien compris cette séquence comme une volonté de distinguer les clercs des laïcs en interdisant aux premiers l’implication dans les affaires commerciales. La Summa de magister Rolandus, à une époque, vers 1150, où les paleae n’étaient peut-être pas intégrées, mentionne simplement : « Les clercs ne doivent pas s’impliquer dans les négoces séculiers et les causes malhonnêtes »117. Étienne de Tournai va un peu plus loin en s’appuyant sur le chapitre deux pour interdire aux clercs tout commerce, même sous le prétexte de la nécessité ou du secours aux pauvres : « Il y en a qui considèrent qu’en certains cas il est permis aux clercs de pratiquer le négoce, c’est-à-dire d’acheter Ideo qui locat agrum uel domum, suum usum dare uidetur, et pecuniam accipere, et quodammodo quasi commutare uidetur cum lucro lucrum ; ex pecunia reposita nullum usum capis. Tertio ager uel domus utendo ueterascit. Pecunia autem cum fuerit mutuata, nec minuitur, nec ueterascit. §. 5. «Et PHQVDVQXPPXODULRUXPVXEXHUWLWª3HFXQLDVSLULWXDOLWHUKRPLQHVLQWHOOLJXQWXUTXLDVLFXWQXPPXV habet caragma Cesaris, sic homo habet caragma Dei. Et quemadmodum solidus, qui non habet caragma Cesaris, reprobus est, ita et homo, qui non ostendit in se imaginem Dei, reprobus estimatur. Unde Ysaias dicebat ad Ierusalem : Pecunia tua reproba est, caupones tui miscent uinum cum DTXDHWF,GHRHUJRPHQVDVQXPPXODULRUXPHXHUWLWVLJQLÀFDQVTXLDLQWHPSOR'HLQRQGHEHQWHVVH nummi, nisi spirituales, id est, qui Dei imaginem, non diaboli, portant. Aut certe mensas nummularioum sacerdotum dicit scripturas. Nouo enim testamento succedente priori, euersae sunt scripturae illorum. (éd. A. Friedberg, col. 308-309). 115. G. TODESCHINI, « Linguaggi economici ed ecclesiologia fra XI e XII secolo : dai Libelli de lite al Decretum Gratiani », dans G. ROSSETTI et G. VITOLO (ed.), Medioevo Mezzogiorno Mediterraneo. Studi in onore di Mario Del Treppo, vol. 1, Naples, 2000, p. 59-87 (p. 65-74) ; ID., I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, 2002, p. 176-178. 116. ©/LQJXDJJLHFRQRPLFLHGHFFOHVLRORJLD«ªS 117. Éd. F. THANER, 1874 : Quod non debeant clerici secularibus negotionibus et inhonestis causis occupari.
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et de revendre plus cher : ainsi en temps de nécessité, ou dans le but d’en tirer XQ SURÀW SRXU OHV SDXYUHV 0DLV OHXU RSLQLRQ HVW WRWDOHPHQW FRQWUHGLWH SDU OHV canons sacrés »118&HWWHFLWDWLRQPRQWUHXQHIRLVGHSOXVOHVUpWLFHQFHVjMXVWLÀHU OHVLQYHVWLVVHPHQWVGDQVODVSKqUHpFRQRPLTXHSDUOHVHUYLFHGHVSDXYUHV(QÀQ Hugguccio, qui connaissait la palea, mais qui ne la commente pas, explique à propos du chapitre deux que les marchands chassés du Temple sont des clercs. Plus loin, dans son commentaire sur la causa TXHVWLRQLODIÀUPHTXH©OH commerce est toléré pour les laïcs, mais non pour les clercs » et renvoie à la distinction 88119 &HV FRPPHQWDLUHV FRQÀUPHQW GRQF TXH O·H[WUDLW GH O·Opus imperfectum introduit dans la d. 88 doit se comprendre dans le cadre d’un discours adressé aux clercs et non aux laïcs. Toutefois, même si ce n’est pas l’intention directe des compilateurs, les textes réunis dans cette distinction 88 sont porteurs d’un discours hostile au commerce. D’abord il n’est pas certain que l’enjeu de la palea soit l’utilitas sociale du commerce : il s’agit surtout de distinguer l’artisanat, qui est permis et bon, du commerce, qui est condamnable. La comparaison avec le passage de l’Opus imperfectum sur ODSDUDEROHGXIHVWLQTXLIRXUQLWOHVPrPHVGLVWLQFWLRQVOHFRQÀUPH'·DLOOHXUVOD palea suivante, constituée d’extraits d’un sermon d’Augustin semble aller dans ce sens. Dans le texte-source, Augustin commente le verset de Ps 70, 15, qui a deux leçons différentes : non cognovi negociationes ou non cognovi litteraturam. Dans OHSUHPLHUVHQV$XJXVWLQLQYLWHjUpÁpFKLUVXUFHTXHVLJQLÀHQWOHVnegociationes qui sont condamnées. Il imagine pour cela les arguments que pourrait lui objecter un marchand. Ceux-ci se regroupent autour de quatre idées. La première est qu’il apporte des marchandises qui ne sont pas présentes dans la contrée où il les vend. 1RXVUHFRQQDLVVRQVOjXQGHVDUJXPHQWVKDELWXHOVGHMXVWLÀFDWLRQGXPpWLHUGH marchand par son utilité sociale. La seconde est celle du travail (le transport) qui mérite un salaire. La troisième est une distinction entre le commerce en lui-même qui n’est pas mauvais, et les marchands qui peuvent pratiquer le mensonge ou le parjure pour vendre, auquel cas le péché ne serait pas inhérent au métier mais à la personne qui le pratique. La quatrième idée est que les autres activités humaines, celle d’agriculteur, celle d’artisan, ou même le fait d’être parents, peuvent aussi bien que le commerce conduire au mal. Augustin accepte ces arguments : c’est pourquoi il est conduit à comprendre les negociationes évoquées dans le Psaume comme le surcroît d’activité et l’orgueil120. La palea introduite dans le Décret 118. Éd. J.F. VON SCHULTE, 1891, p. 110 : Sunt qui in quibusdam casibus clericis permittunt negociari, vilius scilicet emere et carius vendere, ut tempore necessitatis et causa captandi lucri pauperum ; quorum opinio penitus sacris canonibus adversatur5XÀQSRXYDLWVHWURXYHUSDUPLFHX[TXLpWDLHQWGHO·DYLV contraire : J. W. BALDWIN, 7KH0HGLHYDO7KHRULHVRIWKH-XVW3ULFH. Romanists, canonists and theologians in the 12th and 13th centuries, Philadelphie, 1959, p. 39. 119. BnF lat. 3892, f. 218 : Negociatio enim laicis concessa est et non clericis. 120. Enarrationes in psalmos, PL 36, 886 : Sed ait mihi negotiator : Ecce ego affero quidem ex longinquo merces ad ea loca in quibus non sunt ea quae attulero, unde vivam, tamquam mercedem laboris mei peto, ut carius vendam quam emerim. Unde enim vivam, cum scriptum sit : Dignus est operarius mercede sua ? Sed agitur de mendacio, de periurio. Hoc vitium meum est, non negotiationis : neque enim non, si vellem, possem agere sine isto vitio. Non ergo meam culpam actor ad negotium trans-
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reprend à peu près la même structure, mais elle coupe le premier argument, celui qui évoque explicitement l’utilité sociale du commerce121. Il reste donc avant tout l’argument du travail qui mérite salaire et celui de la comparaison avec les autres labeurs, si bien que l’idée générale qui semble se dégager est d’abord celle d’une PpÀDQFHJpQpUDOLVpHIDFHDXWUDYDLOIDFHjFHTXLV·RSSRVHjO·otium contemplatif. Se retrouverait donc ici la position observée à propos de la parabole du festin : FHOOHG·XQHPpÀDQFHJpQpUDOHIDFHDX[©DFWLYLWpVpFRQRPLTXHVªHWSOXVSDUWLFXlièrement face au commerce, qui est en quelque sorte le symbole de la négation de l’otium. En outre, il faut effectivement remettre ces textes dans le contexte de la distinction, qui porte sur l’interdiction aux clercs des négoces séculiers. S’il est vrai que la première autorité permet aux clercs, au nom de la défense des veuves et des orphelins, de se livrer à des négoces, et distingue negocia secularia et negocia ecclesiastica, toutes les autorités qui suivent accentuent au contraire l’interdiction faite aux clercs de s’impliquer dans toute affaire temporelle. L’ensemble culmine dans le canon fornicari hominibus souvent cité par les canonistes : « La fornication est toujours interdite aux hommes ; le commerce, lui, est parfois permis, parfois non. Un homme, avant d’être clerc, peut commercer (negociari), mais ne le peut plus aussitôt qu’il l’est devenu »122. C’est à ce moment que sont introduites les trois paleae, qui condamnent, pour tout chrétien, la pratique du commerce. Le choix d’insérer ces textes dans ce cadre où il n’est nullement question des normes GHFRPSRUWHPHQWGHVODwFVFRQÀUPHHIIHFWLYHPHQWTXHOHVPDUFKDQGVVpFXOLHUVQH sont pas les destinataires de ce discours. Celui-ci s’adresse aux clercs qu’il s’agit de distinguer des laïcs, en leur interdisant nettement toute implication dans les fero : sed si mentior, ego mentior, non negotium. Possem enim dicere : Tanto emi, sed tanto vendam ; si placet, eme. Non enim istam veritatem audiens emptor repelleretur, et non potius omnes accurUHUHQWTXLDSOXVÀGHPTXDPPHUFHPGLOLJHUHQW+RFHUJRLQTXLWPHPRQHQHPHQWLDUQHSHULXUHP non ut abiciam negotium unde me transigo. Quo enim vocas, quando hinc revocas ? Forte ad artem aliquam ? Ero sutor ; calceamenta faciam hominibus. Mendaces enim et ipsi non sunt ? periuri et ipsi non sunt ? Nonne locatis ab alio calceamentis, cum acceperint ab alio pretium, dimittunt quod faciebant, et suscipiunt alteri facere, et fallunt eum cui promiserant cito se facturos ? nonne saepe dicunt : Hodie facio, hodie impleo ? Deinde in ipsa sutura tantas fraudes non faciunt ? Faciunt ista, et dicunt LVWDVHGLSVLPDOLVXQWQRQDUVTXDPSURÀWHQWXU2PQHVHUJRDUWLÀFHVPDOL'HXPQRQWLPHQWHVYHO pro lucro, vel pro timore damni aut egestatis mentiuntur, periurant ; non est continua Dei laus in eis. Quomodo ergo revocas a negotiatione ? An ut agricola sim, et adversus Deum tonantem murmurem, ut grandinem timens sortilegum consulam, ut quaeram quid faciam contra coelum ; ut optem pauperibus famem, quo possim vendere quod servavi ? ad hoc me adducis ? Sed non ea faciunt, inquis, agricolae ERQL1HFLOODQHJRWLDWRUHVERQL4XLGHQLPHWLDPHWÀOLRVKDEHUHPDOXPHVWTXLDTXDQGRHLVFDSXW GROHWPDODHHWLQÀGHOHVPDWUHVOLJDWXUDVVDFULOHJDVHWLQFDQWDWLRQHVTXDHUXQW",VWDKRPLQXPQRQ rerum peccata sunt. Potest mihi hoc dicere negotiator. Quaere ergo, Episcope, quemadmodum intellegas negotiationes quas legisti in Psalterio ; ne forte tu non intellegas, et me a negotiatione prohibeas. Mone ergo quemadmodum vivam : si bene, bene mihi erit ; unum tamen scio, quia si malus fuero, non negotiatio mihi facit, sed iniquitas mea. Quando verum dicitur, non est quod contradicatur. 121. Éd. A. FRIEDBERG, col. 309-310. 122. d. 88, c. 10, éd. A. FRIEDBERG, col. 308 : Fornicari hominibus semper non licet, negotiari vero aliquando licet, aliquando non licet ; antequam enim ecclesiasticus quis sit, licet ei negotiari ; facto iam non licet.
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soucis de la gestion matérielle. Au-delà de la question du commerce, c’est en effet celle du negotium, au sens étymologique, qui est en jeu : la citation d’Augustin O·DIÀUPHH[SUHVVpPHQWHWF·HVWDLQVLTXHSHXWVHFRPSUHQGUHO·Opus imperfectum. Deux indices le laissent entendre : d’abord la formulation de l’objection – « Tous les hommes semblent être des marchands »123 qui élargit le negotium à toutes les DFWLYLWpVKXPDLQHVHWHQVXLWHODÀQGXWH[WHTXLOjHQFRUHSDUODUpÁH[LRQVXU l’image de Dieu, étend le discours à tous les chrétiens. Son introduction à cette SODFHSHXWIDFLOHPHQWV·H[SOLTXHUSDUODYRORQWpGHMXVWLÀHUO·LQWHUGLFWLRQIDLWHDX[ clercs de commercer : le commerce étant mauvais par lui-même, néfaste pour tout chrétien, a fortiori les clercs doivent s’en abstenir. Cependant ces paleaeGRQWLOSDUDvWGLIÀFLOHGHQLHUTX·HOOHVVRLHQWSRUWHXVHV G·XQGLVFRXUVFRQWUHOHVPDUFKDQGVQHUHÁqWHQWSDVODSRVLWLRQGHO·©eJOLVHªRX des canonistes à l’égard des marchands. L’étude des interprétations du passage sur les marchands montre bien que ce texte embarrassait les clercs, plus qu’il ne venait renforcer leurs stratégies de contrôle social. En effet, la majorité d’entre eux semblent tout faire pour écarter la mise en cause de la pratique commerciale124. Comme nous l’avons vu, son insertion dans le Décret n’est pas située dans un contexte où il est question des activités séculières et doit donc se comprendre comme un discours sur le comportement des clercs. Huguccio ne commente pas la palea elle-même, qui n’a pas la même autorité que le texte canonique, mais s’y réfère régulièrement à propos de l’usure (c. 14, q. 3). Ses usages de la palea sont très éclairants : il y renvoie pour montrer que la negociatio est interdite aux clercs, que la transformation des biens – l’artisanat – n’est pas une negociatio et qu’elle est donc permise aux clercs et aux laïcs, que la location n’est pas une usure. Huguccio ne retient donc de la palea que ce qu’elle ne condamne pas et l’interdiction du commerce faite aux clercs. Parallèlement, il s’efforce de montrer que le commerce est permis aux laïcs, même sans transformer le bien vendu, en raison du service rendu : il existe une amélioration per curam et diligentem custodiam125,OV·HIIRUFHGRQFDLQVLGHMXVWLÀHUO·DFWLYLWpFRPPHUFLDOHPDOJUpOD condamnation de l’Opus imperfectum(QÀQTXDQGLOWUDLWHGHVGDQJHUVGXFRPmerce, il ne renvoie pas à la palea, mais à la phrase de Léon le Grand reprise dans le De penitenciaG©,OHVWGLIÀFLOHTX·HQWUHXQYHQGHXUHWXQDFKHWHXUQ·LQWHUvienne pas un péché »126. Or cette phrase est non seulement bien moins sévère que celle de l’Opus imperfectum, mais elle s’intègre dans un contexte où elle apparaît comme un péché véniel. C’est d’ailleurs ainsi qu’Huguccio le comprend dans le
123. Sed omnes homines videntur esse mercatores. 124. Une présentation plus approfondie de ces questions a été donnée par J. W. BALDWIN, The Medieval 7KHRULHV RI WKH -XVW 3ULFH. Romanists, canonists and theologians in the 12th and 13th centuries, Philadelphie, 1959, p. 38-42. 125. f. 217v. Pour tous les passages évoqués : BnF lat. 3892, f. 217v-218r. 126. Par exemple, f. 96r sur d. 88, c. 10. De penitencia, d. 5, c. 2, éd. A. FRIEDBERG, col. 1240 : Qualitas lucri negotiantem aut accusat, aut arguit, quia et est honestus quaestus, et turpis. Veruntamen peniWHQWLXWLOLXVHVWGLVSHQGLDSDWLTXDPSHULFXOLVQHJRWLDWLRQLVDVWULQJLTXLDGLIÀFLOHHVWLQWHUHPHQWLV vendentisque commercium non intervenire peccatum.
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commentaire du De penitentia, puisqu’il explique là que la marchandise est un métier honnête, même si des péchés peuvent être commis127. Il est donc possible de conclure que le célèbre canoniste s’efforce avant tout de supprimer l’aspect anti-mercantile de l’Opus imperfectum, comme si cet aspect le gênait. Une situation semblable se retrouve dans la Summa de Raymon de Peñafort. Le chapitre 8 du deuxième livre porte sur les négoces séculiers. Au paragraphe cinq, qui traite des péchés des marchands, il renvoie de matière équivalente à la phrase de Léon et à la palea de la d. 88128. Globalement la “rédemption du marchand” est une FRQVWDQWHGHVWH[WHVGHVFDQRQLVWHVGH5XÀQDXXIIIe siècle129. /D VLJQLÀFDWLRQ GH OD palea introduite dans le Décret de Gratien est donc complexe. En lui-même, le texte de l’Opus imperfectum est clairement anti-mercantile, et présente les marchands chassés du Temple comme les marchands laïcs qui doivent être rejetés de l’Église. Cependant, il n’a pas été introduit dans le Décret pour condamner les marchands laïcs, mais comme une autorité qui vient renforcer l’idée que les clercs doivent se tenir à l’écart des activités marchandes. Il n’est d’ailleurs pas invoqué quand il s’agit de traiter de la licéité du commerce SRXUOHVODwFV7RXWFHODFRQÀUPHOHVFKpPDTXHSURSRVH*7RGHVFKLQLOHGLVcours sur les marchands et sur les “activités économiques” ne se développe pas en réaction face à la “révolution commerciale” et à la place croissante des marchands-banquiers dans la société, mais se place dans la continuité du discours de la Réforme Grégorienne. C’est la volonté de mieux distinguer clercs et laïcs, qui conduit à l’utilisation de textes comme celui de l’Opus imperfectum. Cependant, ipso facto, le discours de l’Église transmet une matière hostile aux activités marchandes, ce qui soulève un problème que les clercs s’efforcent de résoudre soit en évitant le texte, soit en le détournant. C’est aussi ce qui apparaît dans l’exégèse pour laquelle il est possible de distinguer deux phases au cours du XIIIe siècle : dans un premier temps, les commentateurs se confrontent au texte de l’Opus imperfectum qu’ils introduisent partiellement ; dans un second temps, à partir de Bonaventure, ils l’évitent. La Postille attribuée à Hugues de Saint-Cher fait un usage très révélateur de l’Opus imperfectum qui consiste, malgré une part d’ambiguïté, à ne conserver que la critique des clercs marchands. La Postille sur Matthieu est la plus ambigüe. Dans un premier temps, elle reprend le passage de « Chrysostome » sur la responsabilité 127. BnF lat. 3892, f. 339-340. 128. Raymond de Penafort : Summa S. Raymundi de Peniafort ordinis Praedicatorum, cum glossis Ioannis de Friburgo«GHpGLWLRQ$YHQLRQH 129. Sur la réhabilitation des marchands de façon plus générale, à partir d’autres sources, voir notamment : O. LANGHOLM, The Merchant in the Confessional. Trade and Price in the Pre-Reformation Penitential Handbooks, Brill, Leiden / Boston, 2003 ; A. VAUCHEZ, © /H ´WUDÀFDQW FpOHVWHµ 6DLQW +RPHERQ GH Crémone (+ 1197), marchand et “père des pauvres” », dans H. DUBOIS, J.-C. HOCQUET, A. VAUCHEZ (éd.), Horizons marins, itinéraires spirituels (Ve-XVIIIe siècles). Vol. 1 : Mentalités et sociétés, Paris, 1987, p. 155-122 ; ID.©´+RPRPHUFDWRUYL[DXWQXPTXDPSRWHVW'HRSODFHUHµTXHOTXHVUpÁH[LRQV sur l’attitude des milieux ecclésiastiques face aux nouvelles formes de l’activité économique au XIIe et au début du XIIIe siècle », dans Le marchand au Moyen Âge, Paris, 1992, p. 211-217.
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des clercs qui sont le « cœur et l’estomac » de la société, et dont viennent le mal et le bien. Elle associe alors le geste du Christ à une condamnation de l’avarice des clercs130. Dans un second temps, elle se penche directement sur les marchands en s’appuyant manifestement sur l’Opus imperfectum auquel elle ajoute quelques citations bibliques131. Il est toutefois notable qu’Hugues de Saint-Cher ne reprend pas la phrase la plus nettement hostile aux marchands (vix aut nunquam homo mercator…). Il ressort donc de cette sélection une série de citations bibliques hostiles aux « marchands » que nous avions déjà rencontrée à l’occasion de la parabole du festin (Za 14, 21 ; Si 26, 28 ; Ps 70, 15 ; 2 Ti 2, 4), la similitude de l’homme qui marche entre deux ennemis, la distinction du commerce, de l’artisanat et de l’usure, et la sentence suivante : Qui voluerit esse mercator, proiiciatur de Ecclesia (« Que celui aura voulu être marchand soit chassé de l’Église »). Mais rien ne permet ici d’être certain du sens du mot Église : s’agit-il de l’assemblée GHVÀGqOHVFRPPHOHODLVVHUDLWSHQVHUODGpÀQLWLRQGXPDUFKDQGHQKRPPHTXL achète et revend un produit sans le transformer ? Ou bien s’agit-il de façon plus restrictive de l’assemblée des clercs, ainsi que l’évoquerait la dernière phrase qui associe usure et simonie ? Il n’est pas impossible que l’ambiguïté ait été volontaire pour permettre différentes utilisations de ce passage. Toutefois les Postilles sur Marc et Luc lèvent l’ambiguïté, en assimilant les marchands aux clercs. Sur Marc se retrouvent la même phrase relative aux marchands qui doivent être chassés de l’Église et le même réseau de citations scripturaires, mais celles-ci sont explicitement appliquées aux « simoniaques » et
130. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 68ra : Item Chrysostomus : Cor et stomachus Ecclesiae sacerdotes, qui si peccaverint, totus populus convertitur ad peccandum. Unusquisque enim christianus pro suo peccato reddet rationem, sacerdotes autem non tantum pro suis, sed etiam pro omnium subditorum peccatis. Quemadmodum videns arborem pallentibus foliis marcidam intelligis, quod aliquam causam habet circa radicem, ita cum videris populum indisciplinatum, sine dubio cognosce, quia sacerdotium eius non est sanum. 131. ID. : Et cathedrasHWF=DFK>@Non erit ultra mercator in domo Domini. Ecclesiast. 26 >6L 28]'XDHVSHFLHVGLIÀFLOHVHWSHULFXORVDHPLKLDSSDUXHUXQWGLIÀFLOHH[XLWXUQHJRWLDQVDQHJOLJHQWLD sua. Chrys : Qui voluerit esse mercator, proiiciatur de Ecclesia, dicente Propheta >3V@ : Quia non cognovi negotiationem introibo in potentia Domini ; 2 Tim. 2 >7L @ : Nemo militans Deo implicat se saecularibus negotiis. Sicut qui ambulat inter duos inimicos volens ambobus placere, sine maliloquio esse non potest, quia necesse est, ut illi de isto, vel isti de illo male loquatur, sic qui emit, vel vendit, sine periurio esse non potest. Sed nec stabilis est eorum substantia, aut enim ipsis viventibus peritura est, aut a malis haeredibus dissipenda est, aut ad extraneos, et innimicos ventura. 1RQ SRWHVW DG ERQXP SURÀFHUH TXRG FRQJUHJDWXU GH PDOR 6LFXW FXP FULEUDWXU WULWLFXP WDQGHP nihil remanet in cribro, nisi pulvis et stercus, sic substantia negotiatorum inter emptionem et venditionem perit, et nihil remanet nisi peccatum. Unde Eccle. 27 >6L@ : Sicut in percussura cribri SHUPDQHWSXOYLVVLFDSRULDKRPLQLVLQFRJLWDWXLOOLXV$QWLTXLDDUWLÀFLDODXGDYHUXQW$SRVWROLSLVFDtores fuerunt, Paulus sutor tabernaculorum. Ego ostendam qui non sunt negotiatores, ut intelligas omnes alios esse negotiatores. Quicumque rem comparat, non ut integram et immutatam vendat, sed XWRSXVIDFLDWH[HDLOOHQRQHVWQHJRWLDWRUTXLDQRQWDQWXPYHQGLWUHPVHGDUWLÀFLXPXWIDEHUQRQ YHQGLWIHUUXPVHGDUWLÀFLXP6XSHURPQHVQHJRFLDWRUHVSOXVPDOHGLFWXVHVWXVXUDULXVSURSWHUFDXVDV multas, de quibus alibi : Qui sacrum vendunt, vel pro sacris pretium dant, hos procul expello facto de IXQHÁDJHOOR.
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aux « clerici mercatores »132. De même sur Luc, après avoir repris le passage de « Chrysostome » sur la responsabilité des clercs, après avoir souligné l’avarice et la cupidité des prêtres, après avoir dénoncé la simonie, Hugues de Saint-Cher explique que c’est parce qu’il veut « chasser toute avarice de l’Église » qu’il expulse les marchands ; et c’est alors qu’il cite les passages désormais habituels de l’Opus Imperfectum et de la Bible133. Dans cette dernière version, la péricope n’est pas appliquée uniquement aux clercs, mais d’abord à eux et ensuite à tous les laïcs qui feraient preuve d’avarice ; les marchands ne sont pas particulièrement visés. Cette perspective était déjà présente sur Matthieu, où, en s’inspirant de Jérôme, la Postille avait souligné qu’étaient chassés de l’Église les évêques, mais aussi les prêtres, les diacres, les laïcs et tout le peuple de ceux qui se rendaient coupables134. La Postille sur Jean n’utilise pas les textes de l’Opus imperfectum, mais présente une perspective comparable. Les marchands chassés sont principalement associés aux clercs, ce qui donne lieu à de longs développements sur la simonie. La suite présente néanmoins quelques adaptations aux laïcs, en dénonçant de façon générale la cupidité ou le trop grand attachement au travail, ce qui rejoint la parabole du festin qui est d’ailleurs citée à cette occasion135. Ainsi donc, la Postille, tout en introduisant l’Opus imperfectum, le fait de telle sorte que les marchands chassés du Temple désignent avant tout les clercs, et que les laïcs peuvent être visés, mais alors de façon très générale, sans que les marchands le soient particulièrement. Les utilisations de « Chrysostome » par Alexandre de Halès, Jean de La Rochelle, Nicolas de Gorran ou Albert le Grand restent pour l’essentiel dans le même cadre. Ainsi Alexandre de Halès, sur Matthieu, cite d’abord trois des versets bibliques habituels (Za 14, 21 ; Ps 70, 15 ; 2 Ti 2, 4) et la phrase de l’Opus imperfectum qui appelle à chasser de l’Église celui qui veut devenir marchand, ce qui
132. Ibid., f. 110r : Et mensas etc. qui honores vendunt et gradus emunt. Per vendentes et ementes columbas LQWHPSORVLJQLÀFDQWXUVLPRQLDFLTXLHPXQWYHOYHQGXQWVDFUDPHQWDHWEHQHÀFLDHFFOHVLDVWLFD3HU QXPPXODULRVVLJQLÀFDQWXUFOHULFLPHUFDWRUHV8WULTXHDE(FFOHVLDH[SHOOXQWXUHWVLPRQLDFLHWPHUFDtores : Chrysostomus : Qui voluerit esse mercator, proiicatur de Ecclesia, dicente Propheta : Quia non cognovi negotiationem introibo in potentias Domini, id est in prelationem. Eccl. 2 > 6L"@. 2 Tim. 2 : Nemo militans Deo implicat se saecularibus negotiis. Zach. >@: Non erit mercator ultra in domo Domini. Is. 43 >@ : Educ foras populum caecum et oculos habentem. Qui sacra vendunt, YHOSURVDFULVSUHWLXPGDQWKRVSURFXOH[SHOORIDFWRGHIXQHÁDJHOOR. 133. Ibid., f. 248 : Quia ergo volebat Dominus eiicere de Ecclesia sua omnem avaritiam, de templo mercatores et nummularios eiicit. Zach. >@ >«@. Chryst : Qui voluerit esse mercator, proiicatur ab Ecclesia, dicente Propheta : Quia non cognovi negotiationem introibo in potentias Domini. Sicut enim qui ambulat >«@. Eccles. 26 >@>«@ 134. Ibid., f. 68ra : Secundum mysticos sensus quotidie Iesus ingreditur templum patris, et eiicit omnes, tam Episcopos quam presbyteros, et tam diaconos quam laicos, et universam turbam de Ecclesia sua et unius criminis habet vendentes pariter et ementes. 135. Ibid., f. 292v : Per aes intelligitur cupiditas et avaritia. Haec omnia debent eiici ab anima, quae est templum Dei >«@. Per boves intelliguntur illi, qui nimis inhiant terrenis laboribus, et negotiis saecularibus, de quibus dicitur Luc 14 : Iuga boum emi quinque et eo probare illa.
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pourrait s’appliquer aux laïcs136. Cependant la suite, inspirée d’Origène, évoque trois types de personnes chassées : les prêtres, qui s’adonnent trop aux activités séculières ; les archidiacres qui gèrent mal l’argent du Seigneur ; et les évêques qui pratiquent la simonie137. Les marchands chassés du Temple sont donc tous des clercs, même si les premières phrases auraient pu s’appliquer aux marchands laïcs. C’est un peu l’inverse qui se passe dans le commentaire de Jean de La Rochelle sur Matthieu. Il part d’une divisio textus qui comprend clairement la péricope comme une dénonciation de l’avarice des prêtres138. Mais ensuite il cite l’Opus imperfectum probablement par un recours direct au texte, grâce auquel, contrairement à Hugues de Saint-Cher, il donne une citation qui inclut sans hésitation possible tous les chrétiens : « Aucun chrétien n’est appelé marchand, et si l’un YRXODLWOHGHYHQLUTX·LOVRLWFKDVVpGHO·eJOLVHGH'LHX>«@ ª139. En revanche, dans le commentaire sur Luc, il ne cite plus le pseudo-Chrysostome, et dénonce trois types de personnes : les hypocrites – ce qui peut correspondre aussi bien à des clercs qu’à des laïcs – puis les clerici negotiatoresHWHQÀQOHVVLPRQLDTXHV140. La démarche est alors exactement celle d’Hugues de Saint-Cher. Il en va de même dans le commentaire sur Luc de Nicolas de Gorran, qui produit les mêmes citations qu’Hugues de Saint-Cher et qui établit la condamnation de sept types de personnes : ceux qui s’adonnent aux activités séculières, les tumultuosi, les clercs-marchands, les simoniaques, les excommuniés, les interdits, les contentiosi141(QÀQ$OEHUWOH*UDQGV·DSSXLHOXLDXVVLjSURSRVGH/XFVXUOHVFLWDWLRQV habituelles de l’Opus imperfectum, mais ne traite dans son commentaire que des clercs, en soulignant principalement la dénonciation des clercs de la Curie qui couvrent la pratique de l’usure142. Tous ces commentaires présentent donc divers points communs. Ils citent l’Opus imperfectum mais évitent, à l’exception d’un des commentaires de Jean de La Rochelle, les passages qui pourraient trop clairement condamner l’activité des marchands séculiers. La perspective qui domine l’interprétation de la péricope est celle d’une condamnation des mauvais clercs : les marchands chassés du Temple ne sont pas les marchands séculiers, mais les clerici mercatores. Les laïcs peuvent 136. Reims, BM 162, f. 66va. 137. ID. : Notatur hic triplex status malorum in ecclesia. Quidam sunt mali sicut minores qui cum deberent intendere spiritualibus, intendunt negociationibus, ut presbyteri ; hic status notatur per ementes et vendentes. Sunt alii quibus comissa est peccunia domini ut lucrarentur (Lc. 19) et multiplicant ad usum proprium, ut archidiaconi ; unde dicit mensas nummulariorum. Sunt tertii qui cum deberent dare spiritualia gratis, vendunt, ut episcopi ; tales sunt maiores, et ideo dicit cathedras. 138. BnF lat. 625, f. 151vb : Hic incipit tercium, ubi est condemnatio avaricie sacerdotalis, et maxime condemnatur in duobus, scilicet in eiectione et in increpatione. 139. BnF lat. 625, f. 151vb : Chrisostomus : Ideo nullus christianus dicitur esse mercator, aut si voluerit esse, proicatur de ecclesia Dei, dicente Propheta>«@ 140. Padoue, Antoniana 335, f. 148ra : (WÀJXUDQWXUKLFWUHVSHUVRQHDEHFFOHVLDHLFLHQGHVFLOLFHW\SRFULWH qui vendunt simulationem iusticie pro precio inanis glorie, vel propter aliqua comoda. Item clerici negociatores de quibus 2 Tim. 2 >7L@ : Nemo militans Deo implicat se etc. >«@. Item simoniaci qui sunt vendentes, qui proprie dicuntur giezite>«@ 141. Nicolas de Gorran, In Lc., Anvers, 1617, p. 746. 142. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, Paris, 1894, vol. 23, p. 592-594.
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certes être concernés par cette péricope biblique, mais alors il ne s’agit pas spéFLÀTXHPHQWGHVPDUFKDQGVWRXVSHXYHQWrWUHYLVpVVRLWTX·LOVV·LPSOLTXHQWWURS dans les activités terrestres, soit qu’ils font preuve de cupidité, de violence ou encore d’hypocrisie. Les marchands laïcs sont donc en quelque sorte mis hors de cause par l’exégèse savante. Il est cependant douteux que ce fut là l’objectif des commentateurs. En effet il n’y a pas de questions particulières sur les marchands, ou même de phrases qui, comme celle d’Augustin, auraient mentionné la licéité du métier de marchand. Simplement les exégètes s’intéressent davantage à la question de la sacralité de l’église et au fonctionnement de l’institution ecclésiastique qu’aux activités des marchands. En outre, comme dans le cas de la parabole du festin, ils n’accordent pas une place particulière à tel ou tel métier, mais mettent plus généralement en garde comme l’implication dans les activités terrestres. Les commentaires postérieurs, qui laissent de côté plus nettement encore la TXHVWLRQ GHV PDUFKDQGV FRQÀUPHQW FHWWH SHUVSHFWLYH $LQVL %RQDYHQWXUH TXL connaît l’Opus imperfectum puisqu’il cite le passage sur la responsabilité des SUrWUHVTXLHVWVXSpULHXUHjFHOOHGHVVLPSOHVÀGqOHVSDVVHWRWDOHPHQWVRXVVLOHQFH la question des marchands. Son commentaire montre d’abord que les prêtres sont la cause du geste de Jésus qui ne tolère pas l’avarice et la simonie143. Il souligne ensuite la sacralité du lieu144 avant de revenir sur la responsabilité des prêtres145. De même, dans la catena aurea, Thomas d’Aquin cite divers passages de l’Opus imperfectum, notamment ceux qui encadrent le passage sur les marchands, à savoir celui sur la responsabilité des prêtres d’une part, et celui sur la monnaie spirituelle d’autre part – mais il laisse de côté ce qui concerne les marchands146. Il en va de même dans le commentaire sur Matthieu, où il souligne la puissance du Christ, la responsabilité sociale des clercs, et où, en s’inspirant, comme Alexandre de Halès, d’Origène, il distingue trois types de personnes chassées du Temple : FHOOHVTXLV·DGRQQHQWWURSDX[SURÀWVWHPSRUHOVOHVGLDFUHVTXLQHGLVSHQVHQWSDV OHVELHQVTXLOHXUVRQWFRQÀpVOHVSUpODWVTXLYHQGHQWOHVRUGLQDWLRQV Même Pierre de Jean Olieu, qui s’intéresse pourtant souvent aux marchands, ne les évoque pas. En dehors d’un commentaire très rapide qui s’inspire largement de Jérôme, il traite deux questions : celle de savoir si Jésus a chassé les marchands une ou deux fois ; et celle de la puissance du Christ qui lui a permis un tel geste147. Les commentaires de l’épisode des marchands chassés du Temple ne permettent donc pas de mieux saisir l’image que les commentateurs se feraient des marchands. Bien sûr l’introduction des citations de l’Opus imperfectum contribue à donner l’impression que les clercs mènent alors une campagne contre les marchands dont le commerce se développe. Toutefois, les différences introduites par rapport au texte 143. 144. 145. 146. 147.
Bonaventure, In Lc., dans Opera Omnia, t. 7, § 70, p. 498. Ibid., § 71, p. 470-1. Ibid., § 72 ; p. 471. Thomas d’Aquin, Catena aurea, Turin, 1938, p. 332-333. BnF lat. 15588, f. 106ra.
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du Pseudo-Chrysostome et l’évolution de ses utilisations, révèlent que l’intention des exégètes n’est pas d’accabler les marchands-banquiers. La situation est comparable à celle qui a été observée sur la parabole du festin : le métier de marchand est sans aucun doute considéré comme dangereux, mais les exégètes n’entendent ni laisser croire que ce serait le seul métier dangereux – dans la mesure où tous les métiers, en tant qu’ils sont des activités terrestres, le sont – ni laisser penser que les marchands ne peuvent se sauver. Ils apportent à nouveau des arguments, des LPDJHVGHVFLWDWLRQVELEOLTXHVSRXUPHWWUHHQJDUGHOHVPDUFKDQGVDÀQTX·LOVVH conduisent avec justice, et surtout pour éloigner les clercs de leur commerce. Comme pour les paraboles des talents et des mines, les exégètes s’intéressent avant tout à d’autres sujets qu’aux activités séculières des laïcs. Leur intention est avant tout de distinguer comportements des clercs et comportements des laïcs, espaces sacrés et espaces profanes. Les activités tolérables dans les lieux profanes quand elles sont pratiquées par les laïcs, ne le sont ni dans l’espace de l’église, ni par les clercs. En chassant les marchands du Temple, Jésus a voulu tracer ces deux limites.
3. L’USURE ET LE DON Un dernier passage des Évangiles sera l’occasion d’essayer de retrouver dans l’exégèse une prise de position sur les activités économiques. Le sermon sur la montagne comporte une exhortation au don et au prêt : « À qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos » (Mt 5, 42). Et sa version lucanienne (Lc 6, 35 : « Prêtez sans rien attendre en retour ») a constitué le principal argument néotestamentaire contre l’usure, au moins à partir de la décrétale Consuluit, alors même que le texte biblique n’évoque pas explicitement l’usure. Nous aborderons cette question à travers un angle d’approche des seuls commentaires sur les Évangiles, notre intention n’étant pas d’éclairer le discours médiéval sur l’usure, mais les rapports de l’exégèse aux activités des prêteurs séculiers. De ce point de YXHXQWRXUQDQWV·RSqUHjODÀQGX XIIe siècle : alors qu’il était jusque-là surtout question de valoriser le prêt, les commentaires en viennent à condamner l’usure.
3.1. Valoriser le prêt Dans son commentaire du sermon sur la montagne, Augustin a donné une LQWHUSUpWDWLRQWUqVLQÁXHQWHTXLYLVHDYDQWWRXWjYDORULVHUODSUDWLTXHGXmutuum : Tout homme qui reçoit quelque chose, même s’il ne doit pas lui-même le rendre, reçoit un prêt (mutuatur). En effet puisque Dieu rend aux miséricordieux au-delà de leur miséricorde, tout homme qui fournit (praestat XQEpQpÀFHSUrWHjLQWpUrW (feneratur). Ou bien, si on veut comprendre « celui qui prête » au sens où il prête pour qu’on lui rende, alors il faut admettre que le Seigneur a en vue ces deux façons de conférer (duo genera praestandi). En effet, soit nous donnons (donamus) ce que
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nous donnons (damus) gratuitement (benivole), soit nous prêtons (commodamus) à quelqu’un qui devra rendre. De nombreux hommes, prêts à faire des dons conformément au souhait divin, sont réticents à conférer ce qui est demandé à titre de prêt (mutuum), comme s’ils ne devaient rien recevoir de Dieu à partir du moment où celui qui reçoit rend la chose qui lui a été donnée. C’est pourquoi l’autorité divine nous exhorte à juste titre à donner (tribuendi) ce genre de bienfait (EHQHÀFLL), en disant : « Et ne te détourne pas de celui qui voudrait t’emprunter », c’est-à-dire n’éloigne pas ta volonté de celui qui demande, en pensant d’une part que ton argent ne rapportera rien (vacabit), d’autre part que Dieu ne te rendrait rien, puisqu’un homme te le rendrait. Mais comme tu le fais à cause du précepte de Dieu, cela ne peut pas rester sans fruit (infructuosum) auprès de celui qui l’ordonne148.
Cette citation montre la proximité qui existe entre le don et le prêt (mutuum). En effet le don est conçu comme une forme de prêt, et même comme un prêt à intérêt, qui n’est pas consenti à un homme mais à Dieu. Augustin a ici probablement à l’esprit la citation de Proverbes 19, 17 (Foeneratur Domino qui miseretur pauperis). Inversement, le prêt s’inscrit dans la catégorie du don, puisqu’il engage à la fois celui qui reçoit, et Dieu. Le don et le prêt sont donc deux aspects d’un même geste. Par conséquent, le prêt est non seulement légitimé, mais valorisé comme acte charitable Augustin n’emploie toutefois pas le mot de charité. Quand il répond à l’argument de ceux qui craignent de ne pas accomplir un acte miséricordieux en faisant un prêt, Augustin s’oppose sans le dire à Lc 6, 34 qui dit exactement cela. Le sens général de ce commentaire est donc manifestement de défendre la pratique du prêt et d’appeler les chrétiens à le pratiquer. Augustin ne s’intéresse pas ici à la question de l’usure. Et d’ailleurs ce n’est pas une question très présente dans son œuvre, contrairement à ce qui se trouve chez Ambroise, Basile, Grégoire de Nysse ou Jean Chrysostome. Ceux-ci ont pu à l’occasion utiliser Luc 6, 35 pour condamner l’usure, mais ce n’est pas non plus leur argument essentiel ; ils se fondaient plutôt sur les citations vétérotestamentaires149. Notons par ailleurs que ce texte reprend les éléments habituels du discours sur la richesse : l’argent ne doit pas être inutile, et il doit travailler pour rapporter un fruit, qui en l’occurrence est un fruit spirituel auprès de Dieu. 148. Augustin, De sermone Domini in monte libros duos, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 35, p. 77 : Mutuatur autem omnis qui accipit, etiam si non ipse soluturus est. Cum enim misericordibus deus plura UHVWLWXDWRPQLVTXLEHQHÀFLXPSUDHVWDWIHQHUDWXU$XWVLQRQSODFHWDFFLSHUHPXWXDQWHPQLVLHXPTXL accipit redditurus, intelligendum est dominum ipsa duo genera praestandi esse complexum. Namque aut donamus quod damus benivole aut reddituro commodamus. Et plerumque homines, qui proposito divino SUDHPLRGRQDUHSDUDWLVXQWDGGDQGXPTXRGPXWXXPSHWLWXUSLJULÀXQWTXDVLQLKLOUHFHSWXULDGHRFXP UHPTXDHGDWXULOOHTXLDFFLSLWH[VROYDW5HFWHLWDTXHDGKRFEHQHÀFLLWULEXHQGLJHQXVQRVGLYLQDKRUWDWXU auctoritas dicens : Et qui voluerit a te mutuari ne aversatus fueris, id est ne propterea voluntatem alienes ab eo qui petit, quia et pecunia tua vacabit, et deus tibi non redditurus est, cum homo reddiderit. Sed cum id ex praecepto dei facis, apud illum qui haec iubet infructuosum esse non potest. 149. Sur la condamnation patristique de l’usure : R. P. MALONEY, « The Teaching of the Fathers on Usury : An historical Study on the Development of Christian Thinking », Vigiliae Christianae, 27, 1973, p. 241-265 (p. 264 : sur Luc 6, 34-35). Pour l’aspect législatif : ID., « Early Conciliar Legislation on Usury. A Contribution to the Study of Christian Moral Thinking », RTAM, 39, 1972, p. 145-157.
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Le commentaire de Bède s’efforce d’appliquer les mêmes idées à l’évangile de Luc. Il reprend à la lettre le début du commentaire d’Augustin, jusqu’à l’idée qu’il y a deux types de prestations : ce qui est donné, et ce qui est conféré avec O·HVSRLUG·XQUHWRXU3RXUWHQLUFRPSWHGHODVSpFLÀFLWpGXWH[WHOXFDQLHQLOQH cite pas la suite du commentaire, qui contredit Luc 6, 34, et il la remplace alors par un développement dans lequel il défend le foenus (prêt à intérêt). Il explique que des gens mal intentionnés ont prétexté des Écritures pour ne pas rembourser le prêt qui leur avait été concédé à titre d’aide, à cause de quoi ceux qui ont de l’argent ne veulent plus le prêter, même à intérêt150. La perspective est ici la même que dans le commentaire d’Augustin : inciter les gens à prêter. La phrase suivante s’adresse directement aux riches : qu’ils prêtent, même s’ils craignent qu’on ne leur rende rien car, dans ce dernier cas, ils auront une récompense éternelle. Et si on leur rend ce qu’ils ont prêté, ils auront aussi une récompense divine. Dans une économie rurale où le prêt à court terme est souvent une nécessité, le souci de Bède est avant tout de favoriser le prêt. Même s’il évoque le foenus, il n’aborde pas la question des intérêts. En fait, il semble employer mutuum et foenus l’un pour l’autre, comme d’ailleurs c’est aussi le cas dans le vocabulaire biblique, ainsi que le montre Pr 22, 7 (qui accipit mutuum servus est foenerantis). Dès lors, son appel à prêter est indifféremment un appel au mutuum ou au foenus, et il n’est pas question ici d’usure, puisque le nihil inde sperantes ne porte pas sur un intérêt supplémentaire mais bien sur le capital. Les commentaires carolingiens restent globalement dans cette perspective. Seul celui de Paschase Radbert témoigne de l’apparition de la problématique de l’usure à une époque où les conciles commencent à l’interdire aux laïcs, mais c’est très restreint. Il reprend les deux formes de prestations évoquées par Augustin et, comme Bède, ne distingue pas entre le mutuum et le foenus, puisqu’il indique que « le prêt à intérêt (foenus) est loué par le précepte, comme une partie de la justice »151. Mais il note aussi que « c’est à juste titre que la divine proviGHQFHQRXVH[KRUWHjFHOD>DXSUrW@SDUFHTXHOHVLQGLJHQWVVRQWEHDXFRXSSOXV souvent relevés par ce type de gestes, que par une assistance. C’est pour cela que OD UHFKHUFKHGXSURÀWHWO·XVXUHVRQW FRQGDPQpV j GLYHUV HQGURLWV ª152. L’usure est condamnée parce que le prêt a pour fonction d’aider temporairement les indigents. Cette idée est conforme à celle d’un prêt qui se rapproche davantage de l’aumône que d’une pratique commerciale.
150. Bède, In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 145 : Quia enim multi ut scriptum est quasi inventionem aestimaverunt faenus et molestiam praestiterunt his qui se adiuvaverunt, multi non causa QHTXLWLDHQRQIDHQHUDWLVXQWVHGIUDXGDULJUDWLVWLPXHUXQW+XLFHWLDPLQÀUPLWDWLGLYLQDPHGHWXUDXFWRULWDVGLFHQV(WPXWXXPGDWHQLKLOLQGHVSHUDQWHVLGHVWQRQLQKRPLQHVSHPPHUFHGLVÀJHQWHVTXL sive reddat quod commodastis, reddet et Deus quod illo iubente fecistis, sive non reddat, hereditas vestra in aeternum erit. 151. Paschase Radbert, In Mt., éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56, p. 352 : Foenus vero ex precepto quasi iustitiae membrum conlaudatur. 152. ID. : Recte itaque ad hoc nos divina hortatur providentia quia talibus indigentes multo relavantur quam sepe iuvamine. Propterea questus lucri et usura passim condemnantur.
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3.2. L’introduction de la question de l’usure La Glose PRGLÀH WUqV SHX OD VLWXDWLRQ FDUROLQJLHQQH PDLV DMRXWH DXGHVVXV de nihil inde sperantes, au-delà du capital (ultra sortem). Ainsi cette glose comprend ce passage comme une allusion aux intérêts. Cet ajout a une lourde portée puisqu’il sert d’argument tout au long du XIIIe siècle pour expliquer que ce verset traite de l’usure. Ce n’est toutefois que dans la deuxième moitié du XIIe siècle, quand le discours ecclésiastique sur l’usure, jusque-là plutôt discret, se développe et prend la place de la simonie, que les commentaires bibliques enregistrent son introduction153. Remarquons aussi que cela correspond au moment où l’application des préceptes vétérotestamentaires à la société chrétienne est remise en question154. Il n’est pas étonnant de retrouver le discours sur l’usure chez un des principaux acteurs parisiens de ce moment historique : Pierre le Chantre155. Celui-ci continue de considérer le prêt dont il est question dans l’Évangile comme une forme de don : si quelqu’un n’est pas en mesure de donner à celui qui est dans le besoin, qu’alors il lui fasse un prêt. Le don et le prêt sont deux formes d’aumônes, qui préparent le juste au Jugement dernier156. C’est une œuvre charitable : il s’agit de prêter à celui qui connaît l’indigence.
153. Sur l’interdiction de l’usure la bibliographie est pléthorique. Quelques titres essentiels : T. P. MCLAUGHLIN, « The Teaching of the Canonists on Usury (XII, XIII, and XIV Centuries) », Mediaeval Studies, 1, 1939, p. 81-147 et 2, 1940, p. 1-22 ; G. LE BRAS, « Usure », D.T.C., t. 15, col. 2316-2372 ; J. T. NOONAN, The Scholastic Analysis of Usury, Cambridge, Mass., 1957 ; O. LANGHOLM, Economics in the Medieval Schools. Wealth, Exchange, Value, Money and Usury according to the Paris Theological Tradition, 1200-1350, E. J. Brill, Leiden / New-York / Köln, 1992. Un ouvrage récent ouvre des pistes pour renouveler l’approche de cette question : D. QUAGLIONI, G. TODESCHINI et G. M. VARANINI, Credito e usura fra teologia, diritto e amministrazione. Linguaggi a confronto VHF;,,;9, , Ecole Française de Rome, Rome, 2005. L’idée d’un passage du discours de la simonie à l’usure a été plusieurs fois défendue par G. TODESCHINI. Par exemple : Il prezzo della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico/D1XRYD,WDOLD6FLHQWLÀFD5RPHS 154. Comme on peut le voir, par exemple, dans le cas de la dîme : E. BAIN, « La dîme : du don à l’obligation XQLYHUVHOOH/·XWLOLVDWLRQGHVeYDQJLOHVGDQVODMXVWLÀFDWLRQGHODGvPHªGDQV0LAUWERS (dir.), La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012, p. 527-559. Sur l’usage des autorités vétérotestamentaires : R. P. MALONEY, « The Teaching of the Fathers on Usury : An historical Study on the Development of Christian Thinking », Vigiliae Christianae, 27, 1973, p. 241-265 (p. 262-264). 155. Sur Pierre le Chantre et l’usure : J. W. BALDWIN, Masters, Princes and Merchants. The Social Views of Peter the Chanter & his Circle, Princeton, 1970, t. 1, p. 270-311. 156. Reims, BM 50, f. 51rb : Et volenti mutuare, a te mutuum accipere, si non potes ei dare, ne averteris ab eo ut ei non comodes, quia >3V@iocundus homo qui miseretur et commodat. Datum mere non revertitur ad dantem ; mutuo datum, id est commodatum, quasi de tuo factum meum ad tempus, revertitur ad commodantem. In utroque genere elemosine, dato scilicet et mutuo, quod minus est, tenemur omni petenti egeni subvenire, etiam minimo, si perfecti furimus, si viderimus nobis et rei publice expedire. Si imperfecti fuerimus, non nisi in summa neccessitate. Utraque pecunia, materialis scilicet et spiritualis, commodata est, sed materialis sine usura, spiritualis cum usura. Sic autem, scilicet dato et mutuo, preparabit se et premuniet iustus, ut cum venerit ante tribunal iudicis posituri cum eo ratione, paratus sit respondere et reddere rationem villicationis sue.
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Toutefois l’accent tend à se déplacer, surtout dans le commentaire de la version lucanienne. Sur Matthieu, Pierre le Chantre note seulement que le prêt matériel doit être fait sans usure. Sur Luc, il approfondit ce discours. Il commente Luc 6, 34 en expliquant que le prêt que Jésus tolère sans en faire l’éloge est celui dans lequel le capital est rendu sans compensation d’aucune sorte : que ce soit un autre don, une chose ou un éloge157. Contrairement à Augustin, Pierre le Chantre considère donc désormais qu’un simple prêt, même sans intérêt, n’est pas spirituellement ORXDEOHjSDUWLUGXPRPHQWROHSUpWHXUDYDLWFRQÀDQFHGDQVODFDSDFLWpGHUHPboursement de l’emprunteur. Pour être bon, le prêt doit s’octroyer sans l’espoir que l’emprunteur remboursera. Autrement dit, il doit être octroyé comme si c’était une aumône158. Un retournement de l’exégèse est ici en train de s’opérer : alors qu’Augustin avait assimilé le prêt au don pour en favoriser l’octroi, ce rapprochement devient désormais une façon de dénigrer les prêts (ceux qui se pratiquent dans l’espoir de retrouver le capital) et de condamner le prêt à intérêt parce qu’il ne relève pas de la charité. 3LHUUHOH&KDQWUHVRXOqYHDORUVXQHGLIÀFXOWp Argument : Il est manifeste que tout ce qui est reçu au-delà du capital (ultra sortem), que ce soit inscrit dans le contrat ou non, est une usure à partir du moment où l’on aura eu l’espoir de recevoir davantage. Mais n’est-il pas permis de prêter (commodare) un cheval ou de l’argent (nummos) à quelqu’un, pour qu’il me prête le sien en retour, ou au moins la même somme, quand j’en aurai besoin ? Il semblerait, à partir de ces mots « en n’espérant rien » (nihil sperantes), que ce soit une forme d’usure, mais ce n’est pas le cas. C’est plutôt une forme de marché (mercimonii). Mais, comme le dit Augustin, ce qui est conféré dans l’espoir d’une rémunération – comprenez quelque chose de temporel – n’est pas un don de la libéralité. Or, comme tout négoce séculier est interdit au clerc, ce genre de marché l’est aussi. En effet, le commerce (negotiatio), comme l’atteste Jérôme, est autant honteux pour le clerc que l’usure l’est pour le laïc, et c’est tout autant un énorme péché159.
Ce développement permet de retrouver des éléments de la doctrine sur l’usure qui se construit : elle désigne tout ce qui est au-delà du capital (ultra sortem), que ce soit ou non inscrit dans le contrat. La récompense n’est pas nécessairement 157. Reims, BM 50, f. 52rb : recipiant creditum sine augmento, /f. 52va/ vel aliud mutuum, vel rem, vel laudem. Gratia, apud dominum nulla >«@. Fenerantur : mutuum dant, equalia, quod tollerabile nihil supra sortem. 158. Ibid., f. 52va : Nihil inde : ab illis quibus dedistis vel commodastis, sperantes vos accepturos, scilicet QRQ LQ KRPLQH VSHP PHUFHGLV ÀJHQWHV TXL VLYH UHGGDW TXRG FRPPRGDVWLV UHGGHW HW GRPLQXV TXR iubente hoc fecistis ; sive non reddat, hereditas vestra in eternum erit. 159. ID. : Argumentum : Manifestum quod omne que supra sortem recipitur, sive cum pactione, sive sine pactione, dum plus speraveris recipere, usura est. Sed nunquid non licet commodare equum vel nummos alicui, ut ipse mihi suum recomodet, vel totidem saltem nummos cum opus habuero ? Videtur quod ex hac littera nihil sperantes, quod species sit usure, sed non est. Immo potius species cuiusdam mercimonii. Veruntamen, ut ait Augustinus, non est liberalitatis donum, quod sub spe remunerationis, intellige rei temporalis, est collatum. Sed cum omnis negociatio secularis prohibeatur clerico, ergo et huiusmodi mercimonii. Eque enim turpis est negociatio in clerico, ut testatur Ieronimus, sicut et usura in laico, et equalis enormitas peccati.
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matérielle. L’allusion à Augustin ne vise pas ici ce qu’il disait dans le commentaire du Sermon sur la Montagne, mais probablement un propos tenu dans le commentaire du Ps 36, 26 (« Chaque jour il est pris de pitié et il prête »), où il exhortait à donner aux pauvres sans attendre d’autre récompense que celle de Dieu, qui rendra au ciel avec usure. Une phrase de ce sermon est reprise dans le Décret pour indiquer que tout ce qui est reçu au-delà de ce qui avait été donné, est une usure160. En outre, Pierre le Chantre introduit une distinction intéressante. En acceptant, de la part des laïcs, l’espoir d’un autre prêt, tout en considérant que cela ne relève pas de la charité, il ouvre à une distinction entre prêt comme acte charitable et prêt comme acte commercial. D’ailleurs Pierre le Chantre ne considérait pas comme usuraires les prêts pour les sociétés commerciales dans lesquels le prêteur accepte une part de risque161. Il ne développe toutefois pas davantage cette distinction. S’il distingue ailleurs le datum du mutuum162,FHWWHUpÁH[LRQUHVWHOLPLWpHOHmutuum est traité comme l’exact équivalent du commodatum, et le foenus comme un équivalent du mutuum163. Ce passage rappelle en effet que Pierre le Chantre s’adresse avant tout à des clercs, et qu’un des enjeux de son commentaire, comme des autres exégètes, est ODGLVWLQFWLRQHQWUHFOHUFVHWODwFVGDYDQWDJHTX·XQHUpÁH[LRQDSSURIRQGLHVXUOD question de savoir quel type de prêt est permis aux laïcs.
3.3. La question de l’usure dans les commentaires du XIIIe siècle C’est au XIIIe siècle que le discours sur l’usure appliqué à Luc 6, 35 devient un topos et que le centre de gravité du commentaire de ce verset passe de l’exigence de prêter à l’exigence de gratuité dans le prêt. La dénonciation de l’usure occupe désormais une place majeure dans les commentaires et s’appuie sur des formulations marquantes, notamment une qui provient de l’Opus imperfectum attribué à Jean Chrysostome : Le Christ nous enjoint donc de donner de l’argent en prêt, toutefois pas avec usure. Car celui qui donne un prêt avec usure semble certes à première vue donner ce qui lui appartient ; bien au contraire, il ne donne pas ce qui lui appartient, mais il a pris à l’autre. Car, certes, il semble venir en aide pour répondre à une nécessité, mais au contraire il laisse dans une plus grande nécessité. Il détache d’un lien, pour lier de plusieurs liens. Et ce n’est pas pour la justice de Dieu qu’il donne, mais pour VRQSURSUHSURÀW/·DUJHQWGRQQpHQXVXUHHVWVHPEODEOHjODPRUVXUHG·XQVHUSHQW
160. Causa 14, q. 3, c. 1, éd. A. FRIEDBERG, col. 735 : Si feneraueris hominem, id est si tu mutuum dederis pecuniam tuam, a quo plus quam dedisti expectes, non pecuniam solam, sed aliquid plus quam dedisti, siue illud triticum sit, siue uinum, siue oleum, siue quodlibet aliud, si plus quam dedisti expectes accipere, fenerator es, et in hoc inprobandus, non laudandus. 161. J. W. BALDWIN, Masters, Princes and Merchants…, p. 290. 162. Reims BM 50, f. 51rb : Datum mere non revertitur ad dantem ; mutuo datum, id est commodatum, quasi de tuo factum meum ad tempus, revertitur ad comodantem. 163. Ibid., f. 52rb : Fenerantur : mutuum dant.
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De même en effet que celui qui est mordu par un serpent, tombe, comme charmé, dans le sommeil, et meurt ainsi sous l’effet d’une douce torpeur ; de même celui qui reçoit un prêt usuraire est soulagé un moment, comme s’il avait reçu un bienfait, et ainsi sous l’effet de la douceur du bienfait, il ne sent pas à quel point il a été fait captif. Car de même que le venin du serpent se répand secrètement à travers tous les membres qu’il corrompt, de même l’usure se répand dans tous ses biens (facultates), et les transforme en un dû. De même qu’un petit ferment, mélangé dans beaucoup de farine, en corrompt toute la pâte et la soulève et fait tout fermenter, de même quand l’usure entre dans la maison de quelqu’un, elle tire vers elle toute sa substance (substantiam) et le transforme en dû164.
Cette citation, présente dans la Postille dominicaine sur Matthieu, est ensuite régulièrement reprise – en ne conservant souvent que l’image de la morsure du serpent – dans d’autres commentaires, comme ceux d’Albert le Grand165, de Nicolas de Gorran166 ou de Thomas d’Aquin167 sur Matthieu. L’introduction de telles formules témoigne de la virulence du propos contre l’usure. Son insertion dans les commentaires non seulement de Luc, mais aussi de Matthieu, montre bien le renversement des priorités. Alors que Bède ne tenait pas vraiment compte du fait que dans l’Évangile de Luc le prêt n’était pas valorisé pour lui-même, parce qu’il interprétait Luc à la lumière du commentaire d’Augustin sur Matthieu – désormais les commentateurs dénoncent l’usure même à propos du texte de Matthieu qui n’y fait pas la moindre allusion, parce qu’ils le commentent en ayant à l’esprit la dénonciation de l’usure dans Luc. Albert le Grand note d’ailleurs TXHOHVTXHVWLRQVVSpFLÀTXHVjO·XVXUH²FRPPHGHVDYRLUV·LO\DXQWUDQVIHUWGH propriété, si un couple peut en vivre, si l’on peut en faire des aumônes – n’ont pas à être traitées car elles ne correspondent pas à l’intention de l’auteur168. Mais d’autres commentateurs, comme Nicolas de Gorran, ne tiennent pas compte de cette intention et Albert le Grand lui-même a dénoncé l’usure dans le paragraphe précédent.
164. PG 56, col. 701 : Ergo iubet nos Christus mutuum dare pecuniam, non tamen sub usuris : quia qui sub usuris mutuum dat, in prima quidem facie sua videtur dare, revera autem non sua dat, sed alterius tollit. Nam videtur quidem necessitati succurrere, revera autem in maiorem mittit necessitatem. De uno vinculo solvit, et multis vinculis alligat : et non propter iustitiam Dei dat, sed propter proprium lucrum. Similis enim est pecunia usuraria aspidis morsui. Sicut enim qui ab aspide percutitur, quasi delectatus vadit in somnum, et sic per suavitatem soporis moritur : sic et qui accipit sub usuris, pro WHPSRUHGHOHFWDWXUTXDVLTXLEHQHÀFLXPDFFLSLWHWVLFSHUVXDYLWDWHPEHQHÀFLLQRQVHQWLWTXRPRGR FDSWLYXVHIÀFLWXU1DPVLFXWYHQHQXPDVSLGLVODWHQWHUSHURPQLDPHPEUDGLVFXUULWHWFRUUXPSLWVLF usura per totas facultates eius discurrit, et convertit eas in debitum. Sicut enim fermentum modicum, quod mittitur in multam farinam, totam conspersionem corrumpit, et trahit illam, et facit illam totam fermentum : sic quum usura in domum alicuius intraverit, totam substantiam eius ad se trahit, et convertit in debitum. 165. Albert le Grand, In Mt., éd. B. SCHMIDT, p. 158. 166. Nicolas de Gorran, In Mt., Anvers, 1617, p. 46. 167. Thomas d’Aquin, In Mt., éd. R. CAI, § 550, p. 85. 168. Albert le Grand, In Mt., éd. B. SCHMIDT, p. 158 : Utrum autem in usura transfertur dominium vel non >«@ quaestio est non pertinens ad istam intentionem.
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En outre la citation attribuée à Jean Chrysostome est révélatrice du cadre dans lequel est comprise l’usure qui est dénoncée comme une oppression des pauvres, parce que le prêt est pensé comme une aide qui répond à une nécessité. Et elle est supposée corrompre l’ensemble de la société, d’où l’importance qui lui est attribuée. Parallèlement à l’emploi de formules marquantes, les commentaires du siècle approfondissent les argumentaires contre l’usure et contre les mauvais prêts. Le verset de Lc 6, 34, qui semble tolérer le prêt dans lequel on reçoit O·©pTXLYDOHQWªH[SUHVVLRQVXIÀVDPPHQWYDJXHSRXUSRXYRLULQFOXUHXQLQWpUrW – et même le foenus, fait l’objet d’une attention plus grande. Nicolas de Gorran s’appuie sur la formule « les pécheurs prêtent aux pécheurs » pour soutenir que « ceux qui prêtent pour recevoir avec usure sont plus que pécheurs »169. De même, Albert le Grand présente de tels pécheurs comme des avares, qui recherchent un SURÀWLQMXVWHHWTXLVHFRQVLGpUHUDLHQWFRPPHPDXGLWVV·LOVQHUHFHYDLHQWSDVSOXV que ce qu’ils ont prêté170. Ensuite ces mêmes auteurs dressent des listes d’arguments contre l’usure. Ainsi la Postille sur Luc dénombre cinq raisons pour la condamner : elle va contre la charité, elle fait mentir le Christ qui avait dit que le grain doit mourir pour porter du fruit, elle trahit l’ordre naturel en transformant de l’argent en or, elle vend le temps, elle ne respecte pas les fêtes puisqu’elle travaille tout le temps171. Nicolas de Gorran sur Luc cite aussi cinq raisons, mais elles sont différentes : le prêteur ne court pas de risque, le prêt entraine un transfert de propriété, la nature de l’argent n’est pas fertile, l’argent est une mesure qui sert à l’équité et ne peut être dévoyée, le prêt doit être une aide et non un préjudice172. L’évolution de l’arguPHQWDWLRQHVWUpYpODWULFHGHO·DSSURIRQGLVVHPHQWGHODUpÁH[LRQ$ORUVTX·+XJXHV de Saint-Cher reste dans un cadre moral assez général, Nicolas de Gorran introXIIIe
169. Nicolas de Gorran, In Lc., Anvers, 1617, p. 573 : Nam et peccatores peccatoribus foenerantur, ut recipiant aequalia. Ex quo patet quod plus quam peccatores sunt, qui mutuant ut recipiant cum usura>«@ 170. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 22, p. 435 : Avari qui lucrari intendunt, peccatoribus, qui in malos usus sua expendere quaerunt, foenerantur, hoc est, ad foenus, sive ad usuras accomodant, ut recipiant ultra sortem aequalia illis damnis et temporibus in quae possent commutare interim pecunias suas. Non enim contenti ut recipiant aequalia sorti, sed potius aequalia his in quae interim per lucrum illicitum possent suas pecunias commutare. Luc 19, 23 : quare non dedisti pecuniam meam ad mensam ? ,OODHQLPUHSXWDQWDHTXDOLD6LDXWHPQLKLOSUHWHUVRUWHPUHFLSLDQWUHSXWDQWVHGDPQLÀFDWRV. 171. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 168va : Prohibetur autem usura. Primo quia charitatem evacuat, cuius est omnia communicare. >«@ Secundo quia facit Christum mendacem et apostolum eius mendacem. Uterque dixit quod granum non facit fructum, nisi prius moriatur >«@ Tertio quia contra naturam transmutat species, faciens de argento aurum, de avena frumentum. Quarto quia tempus, quod est in sola Dei potestate, vendit. >«@ Quinto quia usura nullum festum collit, quia usura semper operatur, ita in festis diebus, sicut in porfestis, ita de nocte sicut de die>«@ 172. Nicolas de Gorran, In Lc., Anvers, 1617, p. 574b : Primo quia a mutuantem nullo modo pertinet periculum rei, ideo nec emolumentum debet pertinere. Secundo quia in mutuo transfertur dominium rei, unde PXWXXPGLFLWXUTXRGGHPHRÀWWXXPLQLTXXPDXWHPYLGHWXULWHUXPSHWHUHGHUHDOLHQD7HUWLRTXLD pecunia et ratio sua non est utilis seu fertilis >«@. Quarto quia pecunia est mensura quaedam in commuWDELOLEXVTXDPHGLDQWHÀWDGDHTXDWLRGDWLHWDFFHSWLXQGHPLQXVWUDGHUHHWSOXVUHFLSHUHLQLTXLWDVHVWLQ PHQVXUD4XLQWRTXLDPXWXXPHVWEHQHÀFLXPTXRGGDPTXRVXEYHQLWXULQGLJHQWLDHSUR[LPL>«@
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GXLWGHVUpÁH[LRQVELHQSOXVWHFKQLTXHVVXUOHPpFDQLVPHGXSUrWDUJXPHQWVXQ et deux), sur la nature de l’argent (arguments trois et quatre), sur la fonction du prêt (dernier argument). &HWWHVSpFLDOLVDWLRQGHODUpÁH[LRQVHUHWURXYHDXVVLGDQVOHVFRQVLGpUDWLRQV sur le vocabulaire du prêt. Albert le Grand et Nicolas de Gorran ne confondent plus le mutuum, prêt gratuit, et le foenus, qui implique la perception d’intérêts. 6XUWRXWLOVGpÀQLVVHQWDYHFULJXHXUHWSUpFLVLRQOHmutuum. Selon Albert le Grand, le mutuum a deux caractéristiques : il doit pouvoir être rendu à la même valeur et il doit pouvoir être utilisé en vue d’un honnête commerce173. Par conséquent, l’argent ou le blé peuvent faire l’objet d’un mutuum, mais pas une maison ou un vêtement qui se détériorent par leur utilisation et ne peuvent pas être échangés dans un commerce. Dans ces derniers cas, il ne saurait y avoir un mutuum, mais ou bien une vente, ou bien une location174,OGpÀQLWHQVXLWHO·XVXUHFRPPHFHTXL est rendu au-delà de ce qui avait été prêté. Plus proche du droit romain, Nicolas de Gorran reprend cette distinction, mais utilise le terme accomodare pour désigner le cas des biens qui ne peuvent être rendus de façon exactement équivalente. Dans le commentaire sur Matthieu, il livre une série de six critères qui distinguent mutuare et accomodareHWTXLMXVWLÀHQWTXHGDQVOHSUHPLHUFDVULHQQHSXLVVHrWUH rendu au-delà du capital, alors que c’est normal dans le second cas175. Il reprend cette distinction dans le commentaire de Luc, sans toutefois la développer. Ces GpÀQLWLRQVWpPRLJQHQWGHODSpQpWUDWLRQGDQVOHFDGUHGHO·H[pJqVHGHVUpÁH[LRQV sur l’usure produites par les théologiens, les juristes et les canonistes. F{WpGHODUpÁH[LRQSURSUHPHQWFHQWUpHVXUO·XVXUHVRQWSUpVHQWHVGHVFRQVLGprations sur le mauvais prêt en général. Ainsi Hugues de Saint-Cher, sur Luc, présente trois causes de péchés au sujet des prêts : d’abord quand le prêt n’est pas fait à un indigent ; ensuite quand on exige que l’indigent le rende alors qu’il ne le peut pas ; quand est prêtée une chose vile ou inutile176. Nicolas de Gorran ne reprend pas le dernier point, mais en ajoute trois autres177. Pour ces théologiens, le prêt ne peut pas être considéré autrement que comme une forme d’aumône. C’est pourquoi il ne peut 173. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 22, p. 436 : Dicitur autem mutuum, quasi de meo factum WXXP8QGHQLKLOPXWXDULSRWHVWQLVLTXRGGHPHRSRWHVWÀHULWXXPVLFXWSHFXQLDYHOIUXPHQWXP vel vinum, et quod in eodem valore potest restitui, et ad lucrum licitum per negotiationem vel alium modum converti. 174. ID. : Unde domus, vel ager, vel vinea, mutuari non potest : nec etiam vestimentum, nec ligna, nec aliquid huiusmodi : quod usu vilescit, et ad lucrum converti non potest, nec transmutari. Nisi enim de PHRÀHUHWWXXPWXWXDPYROXQWDWHPHWXWLOLWDWHPGHPXWXRIDFHUHQRQSRVVHV6LDXWHPWUDQVPXWDUL et commutari non posset, sed vel esset immobile, vel vilesceret usu, iterum non esset mutuum, sed vel venditio, vel locatio. 175. Nicolas de Gorran, In Mt., Anvers, 1617, p. 46b. 176. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 168va : Peccatur autem circa mutuum tripliciter. Primo quando non ÀWLQGLJHQWL>«@. Secundo quando repetitur ab indigenti, quando non potest reddere sine gravamine >«@. Tertio quando commodatur res vilis, vel inutilis pro bona>«@ 177. Nicolas de Gorran, In Lc., Anvers, 1617, p. 574a : Primo indigenti non dando >«@. Secundo mutuantum nimis importune repetendo >«@. Tertio pignora necessaria retinendo >«@. Quarto cum usura exigendo >«@. Quinto pro dilatione solutionis munera accipiendo>«@
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être adressé qu’à des indigents et ne saurait être trop exigeant envers eux. Le prêt n’a d’autre fonction que d’aider les pauvres. Ou du moins les exégètes ne s’intéressent qu’à cette fonction du prêt. C’est ce qui aide à comprendre la virulence du discours contre l’usure. C’était visible dans la citation de l’Opus imperfectum et ça revient régulièrement. Nicolas de Gorran note, parmi les arguments contre l’usure, que « le mutuum est un bienfait, par lequel on vient au secours de l’indigence du prochain, et qu’il est inique de rendre pénible et nuisible ce qui a été institué à titre de bienfait »178. Albert le Grand tient des propos d’une logique semblable : Celui-ci en effet a emprunté par nécessité, et il le transforme, au milieu de ses GLIÀFXOWpVHQXQSURÀWG·RLOWLUHGHTXRLYLYUHHWSDUVRQWUDYDLOSHXWrWUHDWLO DFTXLV TXHOTXH SURÀW TXL OXL SHUPHWWH GH YLYUH (W YRLOj TXH O·XVXULHU TXL QH FRQQDvWDXFXQHGLIÀFXOWpTXLQHV·LQYHVWLWGDQVDXFXQODEHXUTXLQHFUDLQWDXFXQ revers de fortune lié à la diminution de son capital, le lui enlève, et acquiert et DPDVVHSRXUOXLPrPHFHTXLSURYLHQWGHVGLIÀFXOWpVGXWUDYDLOHWGHVQRPEUHX[ revers de fortunes de son prochain179.
À la différence de Nicolas de Gorran, il introduit une problématique économique. Il ne s’agit pas seulement d’un bienfait, qui pourrait ressembler à de O·DVVLVWDQFHPDLVG·XQHDLGHTXLSHUPHWOHWUDYDLOGXEpQpÀFLDLUHOHTXHOV·RSSRVH à l’oisiveté condamnable de l’usurier. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, le prêt est d’abord une aide fournie aux nécessiteux : il ne relève pas en lui-même de l’activité économique ou du monde des échanges marchands. Ainsi la phrase d’Augustin selon laquelle il y a deux formes d’aides – le prêt et le don – constamment reprise dans les commentaires bibliques ou les sommes théologiques, qui visait au départ à inciter les riches à prêter en leur montrant que Dieu leur en saurait gré, devient, au XIIIe siècle, un obstacle à l’acceptation du prêt à intérêt. En effet, dans la logique de l’aumône, il ne saurait y avoir recherche d’une rétribution terrestre et la recherche d’un intérêt accable le pauvre au lieu de le relever. ,OH[LVWHWRXWHIRLVjODÀQGHFHVLqFOHXQFRPPHQWDLUHTXLVXJJqUHGHVRUWLU de cette logique, en concédant, à côté du prêt charitable gratuit, la possibilité d’un prêt d’une autre nature, qui échapperait donc à l’aumône et à ses règles et pourrait ainsi tolérer la perception d’intérêts. C’est celui de Pierre de Jean Olieu, étudié notamment par Sylvain Piron dans deux articles récents180. Dans une large mesure, ce commentaire opère un retour à la tradition antérieure à la Glose, mais 178. Ibid., p. 46b : 6H[WDUDWLRHVWTXLDPXWXXPHVWEHQHÀFLXPTXRGGDPTXRVXEYHQLWXULQGLJHQWLHSUR[LPL HWLQLTXXPHVWXWLGTXRGLQVWLWXLWXUSUREHQHÀFLRYHUWDWXULQJUDYDPHQHWQRFXPHQWXP. 179. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 22, p. 436 : Ille enim ex necessitate mutuum accipit, et in angustia in lucrum unde vivat convertit, et in labore forte aliquid in lucro acquisivit unde vivere posset : et hoc usurarius nihil angustiae passus, nihil laboris impendens, nihil fortunae de diminutione sortis timens, tollit, et de angustia et labore et multa diversitate fortunae proximi, sibi divitias congerit et acquirit. 180. « Prêts charitables et opérations capitalistes dans l’éthique franciscaine des contrats monétaires », dans L. FONTAINE, G. POSTEL-VINAY, J.-L. ROSENTHAL et P. SERVAIS (éd.), Des personnes aux institutions. Réseaux et culture du crédit du XVIe au XXe siècle en Europe, Louvain-la-Neuve, 1997,
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il intègre deux problématiques majeures : celle de l’usure et celle de la pauvreté et de la perfection franciscaines. Contrairement à la glose interlinéaire et à tous les commentateurs des XIIe et XIIIeVLqFOHVTXLO·RQWÀGqOHPHQWVXLYLH3LHUUHGH-HDQ Olieu rejette l’idée que le nihil inde sperantes renvoie aux intérêts perçus en sus du capital. C’était la position de Bède (et en partie de Pierre le Chantre) : ne pas même espérer que soit rendu l’identique181. Déjà Bède opposait le comportement des pécheurs, guidés par les lois naturelles, à celui de ceux qui, dans un « niveau d’engagement plus élevé » (gradus professionis eximior), doivent avoir une pratique plus approfondie des vertus et étendre leur amour jusqu’aux ennemis182. Bède pensait très probablement aux moines, mais la suite de son commentaire ne le reprenait pas avec évidence, probablement parce que son but était avant tout d’inciter les riches, et pas seulement les clercs, à prêter. Pierre de Jean Olieu, reprenant une démarche souvent observée dans l’exégèse franciscaine, approfondit au contraire l’écart entre les différents statuts et applique la distinction entre perfection et imperfection. Lc 6, 35, compris comme un appel à prêter sans rien attendre en retour, est un conseil surérogatoire, autrement dit il n’est un précepte que pour les parfaits, au premier chef les franciscains183. Cette interprétation laisse donc aux laïcs, imparfaits, une marge d’action, puisque le verset ne les concerne SDVGLUHFWHPHQW&RPPHOHQRWH63LURQ©LOIDXW>«@UHOHYHUO·LPSRUWDQFHGHOD thématique de la perfection évangélique qui réserve aux franciscains les conseils H[WUrPHVGX&KULVWSHUPHWWDQWODGpÀQLWLRQHQUHJDUGG·XQHPRUDOHDGDSWpHDX registre de l’imperfection »184. C’est ce qui se produit dans le Traité des contrats où Pierre de Jean Olieu laisse une assez large latitude d’action aux marchands qui IRQWIUXFWLÀHUXQFDSLWDO185. S’opère ici un nouveau renversement : l’idée augustinienne du prêt comme forme de don, fondement de la condamnation de l’usure au XIIIe siècle, sert ici à la délimitation de deux formes différentes de prêts : le prêt comme aumône, et le prêt comme activité marchande. Dans ce second cas, tombe l’argument principal contre la perception d’un intérêt. Dans le commentaire sur Luc, il ne traite pas directement des prêts commerciaux, car il continue à comprendre le texte évangélique dans le cadre de p. 11-27 ; « Le devoir de gratitude. Émergence et vogue de la notion d’antidora au XIIIe siècle », dans D. QUAGLIONI, G. TODESCHINI et G. M. VARANINI (éd.) Credito e usura fra teologia, diritto e amminisWUD]LRQH/LQJXDJJLDFRQIURQWRVHF;,,;9, , Rome, 2005, p. 73-101. 181. Pierre de Jean Olieu, In Lc., éd. F. IOZZELLI, p. 344 : Quando ait Mutuum date nihil inde sperantes, non dicit nihil inequale vel usurarium, sed generaliter dicit nihil ; ergo vult quod etiam nihil equale inde speretur. 182. Bède, In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 145 : Si etiam peccatores, publicani et ethnici erga GLOHFWRUHVVXRVQDWXUDGXFHQRUXQWHVVHEHQHÀFLTXDQWXPYRVLQTXLWTXLEXVXWJUDGXVSURIHVVLRnis eximior, ita cura, necesse est, sit virtutis uberior latioris sinu dilectionis amplecti debetis etiam non amantes. 183. Pierre de Jean Olieu, In Lc., éd. F. IOZZELLI, p. 344-345 : 4XRGVLSULQFLSDOLHWÀQDOLVSHSRQHQWHÀQHP ultimum in creatis intelligatur, tunc est preceptum ; si vero omnis spes simpliciter abscidatur, tunc est supererogatio : que tantum viris apostolicis evangelicarum supererogationum professoribus sunt sub proportione debita in precepto seu voto. 184. ©3UrWVFKDULWDEOHVHWRSpUDWLRQVFDSLWDOLVWHV«ªS 185. Pierre de Jean Olivi, Traité des contrats, éd. S. PIRON, Paris, 2012.
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la charité. Il distingue trois cas : le prêt surérogatoire, qui est une sorte de don puisque le prêteur n’espère pas récupérer son argent ; le prêt pour lequel le prêteur peut espérer recevoir l’équivalent, ce qui peut inclure une « grâce » qui se rajoute au capital ; le prêt usuraire. Il existe donc une marge entre le prêt usuraire et le don. Or c’est l’intention qui fait la différence186. Le commentaire de Pierre de Jean Olieu marque donc bien une rupture par rapport aux autres commentaires du XIIIe siècle. Il porte toutefois à son achèvement la perspective d’une exégèse franciscaine de Lc 6, 34-35 sensiblement différente de celle des dominicains que nous avons présentés. Une fois de plus, l’exégèse de Jean de La Rochelle avait posé des jalons fondamentaux pour une distinction des registres, qui devait plus tard permettre de MXVWLÀHUGHVUHFKHUFKHVG·LQWpUrWV(QHIIHWVDdivisio textus isole l’ensemble Lc 6, 31-36, qui est compris comme le lieu où sont donnés « les préceptes à propos de comment bien faire ce qui est bien ». Ainsi l’ensemble de ces versets se situent dans le cadre du bien, même si Jean distingue aussitôt deux aspects : le mode qui relève de la nature et se manifeste par l’équité, et celui qui relève de la grâce et se manifeste par la charité187. La suite du commentaire permet d’articuler à cette distinction celle de l’imperfection et de la perfection, et celle de l’inutile et de l’utile188. Il s’appuie notamment sur le passage de Bède que nous avons cité plus haut, pour souligner cet écart entre perfection et imperfection. Une telle divisio textus ne condamne pas la réciprocité qui relève de la nature, puisqu’elle s’inscrit dans le cadre général du bien, dont la limite est d’être une activité purement terrestre qui n’ouvre à aucune transcendance. Dans l’ensemble formé par les versets Lc 6, 35-36, qui présentent donc le bien qui relève de l’amour gratuit de charité, il distingue à nouveau trois aspects : G·DERUGFHTX·LOIDXWpYLWHUSXLVFHTX·LOIDXWHVSpUHUHWHQÀQFHTX·LOIDXWLPLWHU (Lc 6, 36). Autrement dit le mutuum date nihil inde sperantes n’est pas interprété 186. Pierre de Jean Olieu, In Lc., éd. F. IOZZELLI, p. 344 : Nota etiam quod hic proprie loquitur aut de VXSHUHURJDWLYDSHUIHFWLRQHGDQGLPXWXXPDXWGHLOODTXHVLFÀWSULQFLSDOLWHUSURSWHU'HXPTXRGQRQ ÀQJLWÀQHPVXXPQHFVXDPÀQDOHPVSHPLQUHGGLWLRQHHTXLYDOHQWLVVHGSRWLXVLQSUHPLRYLWHHWHUQH >«@. Licet enim aliquam gratiam sibi in hoc faciat, non tamen tantam quin multi peccatores ex sola humana amicitia sepe faciant eam suis amicis. Si enim de usurario mutuo loqueretur, tunc non diceret que est vobis gratia, sed potius ostendisset hoc esse contra proximum iustitiam et inequalitatem et LPSLDPYHQGLWLRQHPJUDWLHWDQWRSHLRUHPTXDQWRÀHULYLGHWXUVXEVSHFLHJUDWLH. 187. Padoue, Antoniana 335, f. 77va : Et prout vultis etc. Hic dantur precepta de modo faciendi bene, quod bonum est. Modus autem iste determinatur duppliciter : pro debitum legis nature, et pro debitum legis gratie. Pro debitum legis nature, mo-/f. 77vb/-dus est equitas. Secundum debitum legis gratie, modus est caritas. La suite du texte développe la distinction en introduisant notamment le thème de la l’amour naturel ou charnel opposé à la gratuité de l’amour charitable. 188. Tout le commentaire de Lc 6, 31-34 répète constamment ces formules. Ainsi au début de la séquence, f. 77vb : Primo ergo dicit inutilitatem et imperfectionem dilectionis ex amore naturali vel carnali. Secundo dicit inutilitatem et imperfectionem erogationis, ibi et benefeceritis eis etc. tertio inutilitatem et imperfectionem mutuationis ibi : et si mutuum dederitHWF3XLVjODÀQIUDEt hoc modo reprehendit modum amoris naturalis sive carnalis, quo solum diliguntur amici propter infructositatem et imperfectionem.
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en lui-même comme un acte positif à imiter, mais plutôt comme une mise en garde adressée aux parfaits sur ce qu’il faut éviter189. Tout en conservant l’idée que le nihil inde sperantes fait allusion à ce qui est perçu en sus du principal, Jean de La Rochelle engage surtout à éviter ce type d’opérations qui ne relèvent pas de la perfection. Elle réapparaît toutefois dans les questions qui suivent l’interprétation de ce passage. Elles sont très proches de ce qui se trouve dans la Summa Alexandri190. Deux d’entre elles montrent les conséquences de la distinction des registres dans l’exégèse. En effet, sur la question de savoir si seule l’intention fait l’usure, ou s’il faut qu’elle soit inscrite dans le contrat, il répond en distinguant deux ordres : celui de la loi humaine, qui juge les faits, et pour laquelle il faut donc que l’usure soit inscrite dans le contrat pour exister ; et celle de la loi divine, qui juge des intentions191. De même sur le problème de la réciprocité : est-ce que celui qui prête n’est pas en droit d’attendre qu’on lui prête en retour ? La réponse, qui est celle de la Summa AlexandriHVWDIÀUPDWLYHPDLVHQGpSODoDQWO·DUJXPHQWDWLRQ&HOXLTXL prête parce qu’il accomplit un acte charitable n’est pas en droit d’espérer qu’on lui prête en retour en vertu de cet acte charitable, puisque cela introduirait une réciprocité et romprait la gratuité de l’acte. En revanche, en cas de besoin, il est en droit d’attendre un acte charitable de quelqu’un, puisque l’évangile prescrit d’être charitable. Jean de La Rochelle ajoute alors que si quelqu’un prête pour qu’on lui prête en retour, il sort du cadre de la charité, puisqu’il n’agit pas pour Dieu, mais son geste ne serait pas pour autant condamnable, il est en quelque sorte neutre, simplement sans mérite192. Se retrouve ici sous-jacente la distinction imperfection/perfection, qui permet de tolérer des actes imparfaits. 189. Ibid., f. 78ra : Veruntamen diligite inimicos. Hic precipit modum debiti amoris /f. 78rb/ quo ex caritate diligimus inimici. Circa quod intendit tria ad plenariam instructionem, videlicet quid vitandum, quid VSHUDQGXPTXLGLPLWDQGXP9LWDQGDHVWRPQLVLQWHQWLRWHPSRUDOLWDWLVLQGLOHFWLRQHEHQHÀFLRPXWXR Expectanda est remuneratio a deo, de quibus ibi : et erit merces vestra. Imitanda est gratia divine misericordie, de qua ibi : Estote quoque misericordes. 190. Ibid. f. 80r-80v : Se trouve ici, à la lettre, l’intégralité d’une question traitée dans la Summa Alexandri t. 4, pars. 2, inq. 3, trat. 2, sect. 1, q. 2, tit. 7, art. 1 : Utrum hic prohibeatur usura quantum ad affectum (Quaracchi, 1948, p. 564-565). La question qui suit dans la Summa (Utrum hic prohibeatur universaliter usura quantum ad actum) (Quaracchi, t. 4, 1948, p. 565-567) est en partie présente dans le commentaire, mais elle est moins développée (f. 80v). Ce cas apporte de nouveaux exemples pour illustrer les liens entre la Summa et le commentaire : cf. E. LIO, « Alcune « Postillae » sui Vangeli nei rapporti con Alessandro di Hales, Giovanni de La Rochelle e la « Summa Fratris Alexandri », Antonianum, 30, 1955, p. 257-313 ; C. NAPPO, « La Postilla in Marcum di Giovanni de Rupella e suoi ULÁHVVLQHOOD6XPPD+DOHVLDQDªAFH, t. 50, 1957, p. 332-347. 191. Ibid., f. 80va : Dicendum quod cum diverse scientie diversas habent considerationes a diversis scientibus, idem diversimode consideratur. Hinc est quod secundum leges humanas voluntas sola non facit usurarium, quia lex humana manum cohibet, non animum. Secundum enim legem divinam que animum cohibet, sola voluntas facit usurarium. 192. ID. : Ad primum ergo obiectum dicendum quod mutuans potest sperare illud ad quod tenetur accipiens, quia in consimili casu, scilicet necessitatis, tenetur accipiens mutuum illi qui dat dare. Similiter etiam si non dedisset prius. Unde potest istud sperare mutuans a recipiente, non tamen ex vi mutui, sed ex FDULWDWHDFFLSLHQWLVPXWXXP0XWXDHQLPEHQHÀFLDDFFHQGXQWFDULWDWHPHWTXLDHWLDPH[SUHFHSWR dei debet indigenti mutuum dari. Et per hoc solvitur secundum. Bene enim concedendum est quod
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
Le commentaire de Bonaventure, sans présenter les mêmes caractéristiques, se montre lui aussi moins sévère que les textes dominicains sur l’usure. Une nota, elle aussi inspirée de la Summa Alexandri, pose la question des espoirs terrestres OLpVDXSUrWHWSRVHSOXVLHXUVGLVWLQFWLRQV(OOHDIÀUPHG·DERUGTXHO·HVSRLUG·XQ JHVWHVHPEODEOHHVWSHUPLV²VDQVGRQQHUSOXVGHMXVWLÀFDWLRQ4XDQWjXQSURÀW (lucrum), elle distingue deux cas : soit il est inscrit dans le contrat, et c’est alors LQWHUGLWVRLWLOHVWWDFLWHHWDORUVWRXWGpSHQGGHO·LQWHQWLRQ6LOHSURÀWFRQVWLtue l’intention principale du prêteur, alors c’est condamnable ; mais si c’est une intention secondaire, un espoir de gratitude, alors ce n’est pas opposé au précepte divin193. La logique de cette réponse n’est pas exactement celle à l’œuvre dans le commentaire de Jean de La Rochelle, puisqu’elle ne distingue pas lois naturelle et divine. Toutefois, si la réciprocité peut être espérée, c’est au nom d’une loi naturelle, distincte et inférieure à la loi divine, mais tolérable. Les commentaires de Lc 6, 35 illustrent une nouvelle fois l’écart entre exégèse franciscaine et dominicaine. Les commentaires des injonctions à prêter connaissent donc une évolution remarquable qui suit les développements de la politique ecclésiastique à l’égard de l’usure. Les textes de Matthieu et de Luc se plaçaient de deux points de vue différents. Alors que le premier incitait simplement à prêter, le second ajoutait le devoir de n’en rien espérer. Jusqu’au XIIe siècle, les commentateurs accordent une forme de priorité au texte de Matthieu tel que l’a interprété Augustin. Au XIIe siècle, alors que la politique ecclésiastique de lutte contre l’usure se développe, l’exégèse introduit, à propos de Lc 6, 35, une condamnation de l’usure GpÀQLHFRPPHWRXWFHTXLHVWultra sortem, au-delà du capital. Au XIIIe siècle, cette WHQGDQFHVHFRQÀUPHHWF·HVWGpVRUPDLVLQGXELWDEOHPHQWOHWH[WHGH/XFTXLVHUW de clé de lecture pour comprendre celui de Matthieu. Tout en apportant quelques distinctions sur ce qui est licite ou non, ils développent une rhétorique anti-usuraire virulente. Dans cette évolution, à aucun moment l’exégèse ne semble motrice. Elle intègre a posterioriGHVUpÁH[LRQVTXLVRQWSURGXLWHVDLOOHXUV3LHUUHOH&KDQWUH se contente d’allusions aux textes canoniques. Jean de La Rochelle reprend des éléments de la Summa Alexandri, mais les arguments sont bien moins nombreux. Pierre de Jean Olieu construit des distinctions moins élaborées que dans le traité sur les contrats. Globalement le jugement d’Odd Langholm selon lequel mutuans potest ab eo qui recipit in simili casu sperare mutuum, quia ad hoc tenetur alius. Tamen VLKDFLQWHQWLRQHWUDGLWVLELPXWXXPQRQHVWVLELPHULWRULXPTXLDQRQSRQLWGHXPÀQHP,GHRGLFLW dominus : Date mutuum nihil inde sperantes, scilicet ab homine, sed a deo retributionem. 193. Bonaventure, In Lc., dans Opera Omnia, t. 7, § 83, p. 157-158 : Nota quod spes in mutuo potest esse ad simile obsequium, vel ad lucrum. Primo modo licet ; secundo modo potest esse dupliciter : vel expressa per pactum, et haec simpliciter esse prohibita, quia facit usurarium ; vel tacita in corde, et hoc modo dupliciter : vel principaliter movens ad mutuum, et haec similiter prohibita, quia contra mandatum divinum est ; vel non principaliter movens, sed quasi annexa, quia, licet non faciat propter commodum principaliter vel lucrum, credit tamen, accipientem non esse sibi ingratum, et ideo facit libentius. Hic vero non est talis spes commodi contra divinum mandatum.
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les commentaires bibliques ne présentent que peu d’intérêt pour une étude de la pensée économique par rapport aux autres textes théologiques, canoniques ou SKLORVRSKLTXHV²HVWSOHLQHPHQWFRQÀUPp194. Même un commentaire comme celui de Nicolas de Gorran, qui est un des plus “techniques” sur l’usure, est loin de présenter la subtilité des analyses qu’étudie Odd Langholm. Un tel constat sur la pauvreté des analyses scolastiques de l’usure dans les commentaires bibliques se rattache à deux caractéristiques de l’exégèse. D’abord elle s’adresse principalement à des clercs qui doivent se distinguer des laïcs : DYDQWGHUpÁpFKLUVXUODTXHVWLRQGHVDYRLUFHTXLSHXWrWUHUHFRXYUpDXGHOjGX capital, les exégètes entendent établir un modèle de vie parfaite dans lequel un prêt qui ne serait pas gratuit est prohibé. C’est une des raisons pour souligner les méfaits de l’usure. La seconde explication rejoint ce que nous avons constaté tout au long de ce chapitre : l’exégèse ne prête pas une attention précise au monde des marchands. Le cas évoqué est toujours celui d’un prêt accordé à un indigent. Dans ce cadre, la perception d’un intérêt est usuraire. Ce que les exégètes étudient, c’est donc le fonctionnement global de la société, et non les contrats commerciaux des marchands. Que l’exégèse n’intègre pas de longs développements techniques sur l’usure, QHVLJQLÀHSRXUWDQWSDVTX·HOOHVRLWGpQXpHG·LQWpUrWSRXUFRPSUHQGUHOHVHQVGH la campagne anti-usuraire des XIIe-XIIIe siècles. Elle permet au contraire, à travers l’expression d’une pensée commune, d’en saisir les enjeux. Il y a d’abord certes la question de la séparation entre clercs et laïcs. Il apparaît ensuite que l’usurier n’est SUREDEOHPHQW SDV XQH ÀJXUH GX ´FDSLWDOLVWHµ PDLV VLPSOHPHQW FHOOH G·XQ SHWLW prêteur qui fournit des prêts de courte durée à usage quotidien. La dénonciation de l’usure – en tous cas dans l’exégèse – n’est pas une lutte contre le développement de la « révolution commerciale », mais contre de petits prêteurs. Il apparaît donc HQÀQXQOLHQFDSLWDOHQWUHOHSUrWHWOHGRQRXODFKDULWp&HTXLDpWpLQLWLDOHPHQW défendu dans l’intention de favoriser le prêt en en montrant le caractère charitable, est devenu un obstacle pour le prêt à intérêt. Toutefois la même idée offre aussi une échappatoire au problème soulevé en permettant de distinguer, comme le fait Pierre de Jean Olieu, et dans une moindre mesure Pierre le Chantre, prêt charitable et prêt commercial. Après un chapitre qui montrait comment l’exégèse avait construit une légitimation de la possession et de l’administration des richesses, en se fondant sur un modèle commun aux clercs et aux laïcs, nous recherchions ici son discours par rapport à la production des richesses, et le résultat est cette fois-ci très différent. L’intention des commentateurs est de creuser l’écart entre les pratiques des clercs et celles des laïcs. Tout ce qui relève de l’implication dans les affaires terrestres est entouré de suspicion : c’est ce qui est reproché au mauvais serviteur de la parabole des talents, c’est ce que font ceux qui s’excusent de ne pas répondre à
194. O. LANGHOLM, Economics in the Medieval Schools. Wealth, Exchange, Value, Money and Usury according to the Paris Theological Tradition, 1200-1350, Leiden / New-York / Köln, 1992, p. 29-30.
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
O·LQYLWDWLRQDXIHVWLQ/HVPDUFKDQGVVRQWFKDVVpVGX7HPSOHSRXUVLJQLÀHUTXHOHV clercs ne doivent pas s’impliquer dans le negotium, et le prêt devient un des symboles du clivage entre clercs et laïcs. En outre, il ne paraît pas possible de dresser un tableau de l’évolution de l’image des marchands ou des riches. Les commentaires apportent aux clercs une materia predicabilis qu’ils pourront utiliser, tantôt en inspirant la crainte, tantôt en rassurant. Toutefois, il reste manifeste que l’on ne trouve pas dans l’exégèse les fondements d’un « esprit du capitalisme ». L’exégèse transmet la pensée que Max :HEHUTXDOLÀDLWGH©WUDGLWLRQQHOOHª(OOHV·DFFRPPRGHFHUWHVGHODSURGXFWLRQ des richesses, mais cela reste une forme de pis-aller. Il n’y a pas dans l’exégèse de revalorisation du travail. Les métiers se situent tous dans une zone morale incertaine qui côtoie plus ou moins le vice. Dans ce cadre, les professions des marchands ou des banquiers sont particulièrement périlleuses. /·LGpHTXHODSRVVHVVLRQGHVULFKHVVHVVRLWMXVWHQHFRQGXLWSDVjXQHMXVWLÀFDtion du gain des richesses. La conception de la dispensatio en est une illustration : O·DGPLQLVWUDWLRQQHVLJQLÀHSDVODSURGXFWLRQPDLVODGLVWULEXWLRQ4XDQWjO·LGpH VHORQODTXHOOHRQSRXUUDLWMXVWLÀHUOHJDLQDXQRPGXVHUYLFHGHVSDXYUHVQRXVQH l’avons trouvée dans l’exégèse qu’une seule fois, isolée. Car le discours demeure entièrement centré sur le salut du riche, davantage qu’autour du bien commun. Cette notion est très peu présente dans l’exégèse des Évangiles au XIIIe siècle. Quand est évoquée la bonne utilisation de la richesse, il est certes question du don, mais celui-ci a plus pour objectif de sauver le riche que de relever le pauvre, ou de FRQVWUXLUHXQHVRFLpWpPHLOOHXUH&·HVWFHTXHFRQÀUPHO·pWXGHGXFRXSOHULFKHV pauvres.
Chapitre 6
DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
C
omme nous avons pu le constater la richesse n’est pas mauvaise en soi, à condition de ne pas s’y attacher et d’en faire une bonne dispensatio, c’est-àdire d’en être simplement le gestionnaire qui va la distribuer avec justice. Le don est donc apparu comme un des usages essentiels des richesses. Il reste toutefois à DSSURIRQGLUVDVLJQLÀFDWLRQHWVHVPRGDOLWpVVDFKDQWTXHOHVWH[WHVpYDQJpOLTXHV sont nombreux qui appellent à secourir le prochain. De multiples études prennent aujourd’hui comme point de départ le fameux essai de Marcel Mauss sur le don qui, on le sait, soulignait l’importance de la réciprocité dans un cadre où le don obligeait au contre-don1. Cette approche suscite encore de nombreuses recherches, même si c’est pour nuancer, préciser ou corriger le paradigme maussien appliqué au Moyen Âge2. Nous ne suivrons toutefois pas cette voie dans la mesure où les textes théologiques sur lesquels nous travaillons s’attachent avant tout à construire la gratuité du don, hors de toute réciprocité. De plus, comme l’ont notamment montré Dominique Iogna-Prat et Michel Lauwers, et comme le souligne régulièrement Eliana Magnani, le don au Moyen Âge met en jeu une multitude d’acteurs : il s’adresse en effet à Dieu par une série d’intermédiaires, qui peuvent être les moines, les clercs, les pauvres, les saints, les morts3 etc. Plus que de don, probablement faut-il parler d’ « échange généralisé » pour désigner la richesse des échanges qui s’opèrent entre l’ici-bas et l’au-delà, entre le monde des vivants et celui des morts, entre les laïcs et les clercs4. Les institutions ecclésiastiques occupent, dans le processus de l’échange, un rôle central qui, à la suite des travaux de Jacques Chiffoleau, a fait l’objet d’études
1. 2.
3.
4.
M. MAUSS, Essai sur le don. Formes et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, 2007. Cela est présenté avec grande clarté par E. MAGNANI, « Les médiévistes et le don. Avant et après la théorie maussienne », dans EAD., Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, Dijon, 2007, p. 15-28. Dans la même perspective : L. FAGGION et L. VERDON (éd.), Le don et le contre-don. Usages et ambiguïtés d’un paradigme anthropologique à l’époque médiévale et moderne, Aix-en-Provence, 2010. M. LAUWERS, La mémoire des Ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècles), Paris, 1997, p. 172 sq. ; D. IOGNA-PRAT, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam. 1000-1150, Paris, 20002, p. 211 sq. ; E. MAGNANI, « Le don au moyen âge », Revue du MAUSS 1/2002 (no 19), p. 309-322 (p. 312). A. GUERREAU-JALABERT, « Caritas y don en la sociedad medieval occidental », Hispania, LX/1, 204, 2000, p. 27-62 ; G. ALGAZI, V. GROEBNER, B. JUSSEN (éd.), Negotiating the Gift. Pre-Modern Figurations of Exchange, Göttingen, 2003.
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
très récentes5. Nous nous interrogerons, dans ce chapitre, sur la théorisation du don par les commentaires bibliques médiévaux avant d’étudier les liens qu’il crée entre riches et pauvres.
1. LE DON ET LA DETTE Les exégètes se montrent tout à fait conscients du fait que le don appelle généralement dans la société un contre-don. Ils y reconnaissent un comportement qui appartient à l’ordre de la justice et de la nature. C’est en ce sens une attitude « naturelle ». Nicolas de Gorran le soutient sur Lc 6, 38 (« Donnez et l’on vous donnera ») : >'RQQHU@Q·HVWSDVVHXOHPHQWPpULWRLUHDX[\HX[GH'LHXPDLVHQJHQGUHDXVVL GHODJUDWLWXGHDXSUqVGHVKRPPHV>«@(QHIIHWGRQQHUHWUHFHYRLUVRQWLQGLYLVLEOHPHQWDVVRFLpV>«@&RPPHRQOHGLWFRPPXQpPHQWTXLQHGRQQHSDVFHTX·LO aime ne reçoit pas ce qu’il souhaite6.
Cette attitude appartient à la sagesse populaire, et la gratitude qui rend le donataire débiteur de celui qui lui a fait un don, est une logique bien connue. Elle est aussi à l’œuvre dans les relations d’amitié76RXVO·LQÁXHQFHGHODSHQVpHDQWLTXH la notion de gratitude connaît d’ailleurs un succès certain au cours du XIIIe siècle, comme l’a montré Sylvain Piron8. Toutefois, l’effort des théologiens tend, au contraire, à sortir de ce lien don / contre-don, caractérisé comme un comportement « naturel », sans valeur auprès de Dieu. C’est tout le sens de ce que nous avons observé sur le prêt qui, pour être méritoire, doit être gratuit. Les mêmes positions se retrouvent à propos de Lc 14, 12-149. Bède explique qu’inviter des amis, comme « tous les commerces 5.
6.
7. 8.
9.
J. CHIFFOLEAU, « “Usus pauper” ? Notes sur les franciscains, la Règle et l’argent à Avignon entre 1360 et 1480 », dans H. DUBOIS, J.-C. HOCQUET, A. VAUCHEZ (éd.), Horizons marins, itinéraires spirituels (Ve-XVIIIe siècles). Vol. 1 : Mentalités et sociétés, Paris, 1987, p. 135-149 ; L’economia dei conventi dei IUDWLPLQRULHSUHGLFDWRULÀQRDOODPHWjGHOWUHFHQWR, Spolète, 2004 ; N. BÉRIOU, J. CHIFFOLEAU (éd.), Économie et religion. L’expérience des ordres mendiants (XIIIe-XVe siècle), Lyon, 2009 ; C. LENOBLE, L’exercice de la pauvreté. Economie et religion chez les franciscains d’Avignon, PUR, Rennes, 2013. Nicolas de Gorran, In Lc., Anvers 1617, p. 575 : Nec etiam meritorium est apud Deum, sed etiam apud homines gratiosum. >«@ Indivisibiles autem socii sunt dare et dari >«@ Sicut enim dicitur communiter, qui non dat quod amat, non accipit ille quod optat. Bonaventure, In Lc., dans Opera omniaWS>«@HWLWDÀGHOLWDWHDPLFLWLDHWHQHRULOOLDF per hoc et tu mihi. S. PIRON, « Le devoir de gratitude. Émergence et vogue de la notion d’antidora au XIIIe siècle », dans D. QUAGLIONI, G. TODESCHINI et G. M. VARANINI, Credito e usura fra teologia, diritto e amministra]LRQH/LQJXDJJLDFRQIURQWRVHF;,,;9, , Rome, 2005, p. 73-101. « Puis il disait à celui qui l’avait invité : “Lorsque tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie ni tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins, de peur qu’eux aussi ne t’invitent à leur tour et qu’on ne te rende la pareille. Mais lorsque tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; heureux seras-tu alors de ce qu’ils n’ont pas de quoi te le rendre ! Car cela te sera rendu lors de la résurrection des justes” ».
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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de la nécessité humaine »10, apporte une récompense terrestre et ne mérite donc pas de rétribution future11. Les commentaires du XIIIeVLqFOHFRPSOH[LÀHQWFHWWHDQDO\VH Bonaventure construit son exégèse sur l’opposition entre la curialitas mundana et la caritasTX·LOTXDOLÀHGHdivina même si elle est exercée par l’homme puis il introduit la question de l’intention12. Nicolas de Gorran livre une conséquence concrète de cette morale de l’intention : inviter des amis riches peut être mauvais, indifférent ou bon. C’est mauvais, si l’intention est mauvaise, par exemple si c’est pour se livrer à la lascivité. C’est indifférent, si c’est pour suivre une libéralité humaine, celle par laquelle les hommes ont l’habitude de s’inviter et de rendre les invitations. C’est bon, si c’est pour « nourrir la charité mutuelle »13. Le critère discriminant reste donc celui de la charité. L’idée qui domine ces commentaires est qu’il est impossible de viser à la fois récompenses terrestre et céleste. Agir en vue d’une récompense terrestre, n’aurait pas de valeur du point de vue céleste. Cette idée, assez banale dans le discours théologique médiéval, se fonde aussi sur Mt 6, 2-414, où Jésus appelle à faire l’aumône dans le secret, et emploie une formule très souvent reprise dans les discours sur le don : ils tiennent déjà leur récompense (perceperunt mercedem suam). En commentant ce passage, Augustin a évoqué trois cas. Le premier est celui de ceux qui font l’aumône dans leur cœur : c’est louable quand bien même ils ne peuvent pas fournir aussi une aumône matérielle. Il exprime ici le processus de spiritualisation de l’aumône que nous étudierons dans la section suivante. Le deuxième cas est celui de ceux qui font une aumône extérieure, mais pas intérieure, car ils donnent par ambition ou pour l’obtention de quelque bien matériel (aliuius temporalis rei gratia), ce que le Christ condamne. Le troisième cas n’est pas meilleur : c’est celui de ceux qui visent Dieu dans leur intention, mais y mêlent aussi quelque ambition terrestre15. À la 10. Bède, In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 277 : Fratres amicos et divites alterutrum convivia celebrare non quasi scelus interdicit, sed sicut cetera necessitatis humanae commercia, ubi et peccatores peccatoribus faenerantur ut recipiant aequalia, ad promerenda vitae caelestis praemia nil valere ostendit. 11. Ibid., p. 278 : Ergo qui pauperes ad convivium vocat, in futuro praemium percipiet, qui amicos fratres et divites vocat, recepit mercedem suam. 12. Bonaventure, In Lc., dans Opera omnia, t. 7, § 27, p. 367 : sed hoc dicit, quia homo in huiusmodi invitationibus, si vult vitam aeternam mereri, non debet habere intentionem carnalem, sed spiritualem, non terrenam, sed caelestem, non mercenariam, sed piam. 13. Nicolas de Gorran, In Lc.$QYHUVS>«@Aut sunt divites, et tunc aut vocantur per mutuam charitatem fovendam, et sic est meritorium. Aut propter lascivam aut aliam malam intentionem, et sic est demeritorium. Aut propter quandam liberalitatem, et sic est quasi indifferens. Il évoque les habitudes humaines p. 687 : Hec enim est consuetudo carnalium hominum invitantes se reinvitare. 14. « Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi ; ainsi font les hypocrites, dans les V\QDJRJXHVHWOHVUXHVDÀQG·rWUHJORULÀpVSDUOHVKRPPHVHQYpULWpMHYRXVOHGLVLOVWLHQQHQWGpMj leur récompense. Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main GURLWHDÀQTXHWRQDXP{QHVRLWVHFUqWHHWWRQ3qUHTXLYRLWGDQVOHVHFUHWWHOHUHQGUD ». 15. Augustin, De sermone Domini in monte libros duos, II, 14, 47, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 35, p. 99-100 : Sit ergo elemosina tua in tua conscentia, ubi multi elemosinam faciunt bona voluntate, etiamsi pecuniam vel si quid est aliud quod inopi largiendum est non habent. Multi autem foris faciunt et intus non faciunt, qui vel ambitione vel aliuius temporalis rei gratia volunt misericordes videri, in quibus sola sinistra operari existimenda est. Item alii quasi medium inter utrosque locum tenent, ut et
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
suite d’Augustin, les commentateurs médiévaux ne cessent de condamner ceux qui accompagnent leur don d’une ambition terrestre. Une phrase attribuée à Jean Chrysostome est souvent citée au XIIIe siècle : en donnant, même s’il y a des gens autour, il ne faut pas les voir pour ne considérer que Dieu pour lequel on donne16. Les exégètes médiévaux se montrent donc tout à fait conscients des implications sociales du don. Ils n’ignorent pas qu’il peut être un instrument de GRPLQDWLRQRXTX·LOSHXWVHUYLUjO·REWHQWLRQGHIDYHXUVHWGHEpQpÀFHV,OVVDYHQW aussi qu’il appelle bien souvent, en signe de gratitude, un autre don, qui tient lieu de rémunération et rétablit l’égalité de l’échange. Mais ils s’élèvent précisément contre de telles pratiques en valorisant un don gratuit. C’est pourquoi ils insistent autant sur l’importance de donner propter Deum : c’est une façon de réintroduire une inégalité qui empêche la réciprocité. Un des enjeux de cette réorientation du don vers Dieu, contraire à la pratique du contre-don humain, est probablement la question du bon usage des biens terrestres et de l’argent en particulier. C’est ce qui apparaît dans une glose sur Lc 14, 12-14 : Suivant l’ordre de la lettre, après avoir averti les invités sur la façon dont ils doivent s’asseoir, il indique à celui qui invite qui il doit inviter, pour que sa dépense temporelle des biens ne serve pas à rien, voire qu’elle n’augmente pas son péché mais qu’il dépense les biens temporels de telle façon que par eux s’aplanisse la voie vers les biens éternels17.
En dévalorisant le contre-don humain, les clercs détournent vers l’Église ou vers les pauvres, une grande partie de l’usage de l’argent. Sur les textes bibliques appelant à donner « aux pauvres », les gloses précisent souvent non divitibus : cette idée, qui peut paraître évidente, pourrait être une réponse aux pratiques sociales de dons / contre-dons courantes dans les milieux aristocratiques. En prescrivant de ne pas donner aux riches, les exégètes cherchent à convertir ces pratiques vers d’autres formes de dons, dans lesquels l’Église pourrait être plus facilement présente – que ce soit les dons pro anima, ou les dons pour les pauvres qui peuvent rWUHFRQÀpVjO·eJOLVH Toutefois, cette valorisation du don gratuit n’exclut pas l’obligation de rendre. C’est même une idée omniprésente, mais elle échappe au domaine de la simple
intentione quae in deum est elemosynam faciant, et tamen inserat se huic optimae voluntati nonnulla etiam laudis vel alicuius rei fragilis et temporalis cupiditas. Sed dominus noster multo vehementius prohibet solam sinistram in nobis operari, quando etiam misceri eam vetat operibus dextrae, ut scilicet non modo sola temporalium rerum cupiditate caveamus elemosinam facere, sed nec ita in hoc opere adtendamus deum, ut sese misceat vel adiungat exteriorum appetitio commodorum. 16. Qui propter Deum facit eleemosynam, neminem videt in corde suo nisi Deum, propter quem facit : et ideo si praesentibus aliquibus faciat, tamen animus eius non videt illos, etsi videatur ab eis. Cette phrase est citée par exemple par Thomas d’Aquin (In Mt., éd. R. CAI, § 566, p. 88). 17. Sur Lc 14, 12 (éd. Rusch, Strasbourg, 1480/81, t. 4, p. 193) : Secundum ordinem litterae, postquam monuit invitatos qualiter debeant accumbere, monet et invitatorem quos debeat invitare, ne temporalis expensio bonorum quam facit, cedat in vacuum, vel forsitan augmentet peccatum ; sed ita expendat temporalia, ut per hec pateat via ad eterna.
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gratitude et de la réciprocité. Au don répond une rémunération, un dû, qui rompt avec le cercle de la réciprocité. Cette rupture s’opère de deux façons différentes, très souvent cumulées. D’abord, le dû n’est pas de la même nature que le don. Ensuite il y a souvent asymétrie entre le donataire et le donateur. Que le contre-don ne corresponde pas exactement au don, cela reste dans la norme des relations humaines habituelles. Les théologiens prêchent plutôt l’éclatement d’un tel système en introduisant une asymétrie entre le don et le dû, un changement de nature entre l’un et l’autre. Le commentaire d’Hugues de SaintCher sur Lc 6, 38 (« Donnez et il vous sera donné ») illustre la double rupture qui est établie : « Donnez » des biens temporels aux pauvres, « et il vous sera donné » la vie éterQHOOHSDU'LHXjODSULqUHGHVSDXYUHVDX[TXHOVHOOHDSSDUWLHQW&LGHVVRXV>/F 9] : ©)DLWHVYRXV>GHVDPLVDYHFOH0DPPRQG·LQLTXLWp@ª. C’est là un bon échange18.
Par le don, les biens temporels ont été « échangés » contre des biens éternels : il y a un changement dans la nature du bien (même si ici ce n’est pas le bien donné lui-même qui change de nature, comme cela se fait par le don aux monastères ou aux églises19). Par ailleurs, c’est Dieu qui rend pour un don qui a été fait à un pauvre. Ici, mais ce n’est pas constant, le pauvre a clairement une fonction médiatrice, sur laquelle nous reviendrons. Cette idée d’un échange entre deux biens de nature différente est omniprésente. Il en va de même pour l’idée que Dieu rend le don fait au pauvre. L’expression, qui provient de Pr 19, 17, selon laquelle celui qui donne au pauvre prête à Dieu et fait de lui son débiteur, est constamment citée. L’échange dont parlent les exégètes n’appartient donc pas au domaine de la réciprocité et des relations horizontales égalitaires. C’est un don, auquel répond un dû, sans que les deux soient de même nature, et avec un écart incommensurable entre l’un et l’autre, écart qui se retrouve aussi entre le donateur et donataire. Cette conception du don se déploie au sein de relations verticales. Très souvent, elle crée des liens entre deux mondes différents – l’ici-bas et l’au-delà – ou entre deux réalités hiérarchisées – Dieu et les hommes. &HWWH VWUXFWXUH TX·LO VHPEOH SUpIpUDEOH GH TXDOLÀHU GH V\VWqPH G·pFKDQJH – puisque le mot se trouve dans les textes et qu’il évoque une des réalités qui pourraient être à son fondement à savoir l’eucharistie20 – plutôt que de « don/ contre-don », est effectivement centrale dans la société médiévale pour le maintien et la création des liens hiérarchiques. La logique de l’échange est au cœur de 18. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 169rb : Date, pauperibus temporalia ; et dabitur vobis, a Deo vita eterna, oratione pauperum, quorum est. Infra 16 : Facite vobis etc… Bona est ista commutatio. 19. Sur cette transformation : D. IOGNA-PRAT, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam. 1000-1150, Paris, 20002, p. 211-217 ; C. de MIRAMON, « Spiritualia et Temporalia-Naissance d’un couple », Zeitschrift Der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Kanonistische Abteilung 92, 2006, p. 224-287. 20. Voir D. IOGNA-PRAT, Ordonner et exclure…, p. 211-217 ; E. MAGNANI, « Du don aux églises au don pour le salut de l’âme en Occident (IVe-XIe siècle) : le paradigme eucharistique », dans N. BÉRIOU, B. CASEAU, D. RIGAUX (éd.), Pratiques de l’eucharistie dans les Églises d’Orient et d’Occident (Antiquité et Moyen Âge). Volume 2 : Les réceptions, Paris, 2009, p. 1021-1042.
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la conception des rapports entre Dieu et les hommes21. Les interprétations de la parabole des talents montrent que ceux-ci sont compris comme le don gratuit de Dieu qui, malgré sa gratuité, impose une dette de la part de ceux qui les reçoivent. L’idée de devoir rendre ce qui a été donné peut aujourd’hui paraître contradictoire22 ; elle ne l’est pas pour les théologiens médiévaux. Le don de Dieu crée une dette envers lui, même si ce qui est rendu n’est bien sûr pas de la même nature que ce qui a été donné. D’ailleurs, puisque toutes les richesses viennent de Dieu, TXLQ·DIDLWTXHOHVFRQÀHUDX[KRPPHVGRQQHUj'LHXUHYLHQWjOXLUHQGUHVRQ bien. Inversement le don aux pauvres rend Dieu débiteur envers celui qui a fait FHGRQ(QÀQLOHVWGHPDQGpDX[FOHUFVGHGRQQHUJUDWXLWHPHQWFHTX·LOVRQWUHoX JUDWXLWHPHQW0W FHTXLHQO·RFFXUUHQFHVLJQLÀHTX·LOVGRLYHQWGRQQHUDX[ hommes ce qu’ils ont reçu de Dieu. Les liens entre Dieu et les hommes sont donc structurés par le système de l’échange. Il en va de même pour les liens entre clercs et laïcs. Comme nous l’avons vu, les premiers donnent les biens spirituels, en échange desquels les seconds doivent donner les biens matériels. Parallèlement les laïcs doivent rendre avec usure ce qu’ils ont reçu, en mettant en pratique la parole de Dieu que les clercs leur ont donnée. Le don tel que le pensent les théologiens médiévaux est donc à l’opposé du système de la réciprocité. S’ils concèdent l’existence d’une telle pratique, ils cherchent à s’y opposer pour la réorienter. Le don qu’ils valorisent n’a pas son horizon dans les relations horizontales de la réciprocité humaine, mais il permet d’établir et de maintenir des liens verticaux, entre l’au-delà et l’ici-bas, entre Dieu et les hommes, entre clercs et laïcs, entre puissants et sujets. Le don est donc fondamentalement asymétrique, par l’écart incommensurable à la fois entre le donateur et le donataire, et entre le don et le dû, qui n’ont pas à la même nature. &DUODJUDWXLWpGXGRQQHVLJQLÀHSDVO·DEVHQFHGHUpPXQpUDWLRQPDLVDXFRQWUDLUH la certitude d’un dû. Le don gratuit crée un dû, même si celui-ci n’incombe pas toujours au donataire. Ainsi compris, le don semble en effet un paradigme essentiel de la circulation des biens dans la société médiévale.
2. DU DON CORPOREL AU DON SPIRITUEL Les remarques précédentes ont montré combien ce qui circulait dans le don ne saurait se limiter à des échanges matériels. L’étude de trois passages évangéliques PDMHXUVGDQVODGpÀQLWLRQGHO·DXP{QHSHUPHWGHPRQWUHUFRPPHQWOHVH[pJqWHV ont dévalorisé le don corporel par rapport au don spirituel, et nous nous interrogerons sur les enjeux de ce discours. Nous reprendrons d’abord l’étude du Sermon 21. Cette question est au cœur du travail d’A. GUERREAU-JALABERT, « Caritas y don en la sociedad medieval occidental », Hispania, LX/1, 204, 2000, p. 27-62. 22. C’est ce que montre le commentaire de Marie BALMARY sur les talents : Abel ou la traversée de l’Eden, Paris, 1999, p. 64-105.
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sur la Montagne, puis celle du verset de Lc 11, 41 (« Donnez l’aumône et voilà que tout est pur pour vous »), avant d’aborder la péricope du Jugement dernier en Mt 25, 31-46.
2.1. À qui te demande, donne : Que faut-il donner ? Pour l’aumône, comme pour bien d’autres sujets, le Sermon sur la Montagne est tout aussi important que ses positions sont radicales. Dans la version de Matthieu (Qui petit a te, da ei) comme dans celle de Luc (Omni autem petenti te, tribue), la formule est laconique : « À qui te demande, donne »23. Ces versets semblent d’abord voués à souligner l’indifférence à l’égard du demandeur. Toutefois, les exégètes médiévaux, à la suite de Jérôme et d’Augustin, orientent plutôt leurs commentaires autour de la question de savoir ce qu’il faut donner. C’est en effet par ce biais qu’ils intègrent le caractère universel de la formule. Ce-faisant, ils FRQVWUXLVHQW XQH GpÀQLWLRQ WUqV ODUJH GH O·DXP{QH TXL FRQVWLWXH XQ GHV IRQGHments du discours médiéval sur celle-ci. Le don en argent ou en nature à un pauvre n’est qu’un des multiples aspects de l’aumône. Les deux passages de Mt 5, 42 et Lc 6, 30 sont des lieux dans lesquels se forge la spiritualisation de l’aumône. /HFRPPHQWDLUHGH-pU{PHVXU0DWWKLHXLOOXVWUHOHVGLIÀFXOWpVTXHVRXOqYHFH passage : « Donne à qui te demande et ne te détourne pas de qui veut t’emprunter ». Si nous le comprenons seulement de l’aumône, appliquée au plus grand nombre des pauvres, cela ne tient pas debout : les riches eux-mêmes, s’ils donnent sans cesse, seront dans l’impossibilité de donner toujours. Donc, après avoir dit la vertu de l’aumône, c’est aux apôtres, c’est-à-dire aux docteurs, qu’il donne des préceptes pour qu’ils distribuent gratuitement ce qu’ils ont reçu gratuitement. Ce genre de richesse (pecunia) est inépuisable : plus on la répand, plus elle se multiplie. L’eau de source arrose les champs qui sont à ses pieds, mais ne tarit jamais24.
La conception qu’a Jérôme de l’aumône est manifestement semblable à sa GpÀQLWLRQDFWXHOOH0DLVjSDUWLUG·XQHWHOOHGpÀQLWLRQOHYHUVHWpYDQJpOLTXHOXL SDUDvWLQFRPSUpKHQVLEOH3RXUVXUPRQWHUODGLIÀFXOWp-pU{PHGRLWDGPHWWUHTXH ce verset de Mt 5, 42 ne parle pas de l’aumône mais des biens spirituels. Il utilise
23. Mt 5, 40-42 : « Veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau ; te requiert-il pour une course d’un mille, fais-en deux avec lui. À qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos ». Lc 6, 29-30 : « À qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre ; à qui t’enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique. À quiconque te demande, donne, et à qui t’enlève ton bien ne le réclame pas ». 24. Jérôme, In Mt., éd. É. BONNARD, SC 242, p. 124 : Qui petit a te da ei, et volenti mutuari a te ne avertaris. Si de elemosina tantum dictum intelligimus, in plerisque pauperibus hoc stare non potest. Sed et divites, si semper dederint, semper dare non poterunt. Post bonum ergo elemosinae apostolis, id est doctoribus, praecepta tribuuntur, ut qui gratis acceperunt gratis tribuant. Istius modi pecunia QXPTXDPGHÀFLWVHGTXDQWRSOXVGDWDIXHULWWDQWRDPSOLXVGXSOLFDWXUHWFXPVXELHFWDVLELDUXDULJHW numquam fontis unda siccatur. (Trad. E. Bonnard).
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d’ailleurs le mot pecunia auquel il donne régulièrement ce sens de biens spirituels. Cette exégèse écarte totalement une interprétation en termes de dons matériels concédés aux pauvres. L’interprétation augustinienne est plus nuancée : À tous ceux qui te demandent, dit-il, et pas « tout ce qu’il te demande », pour que tu donnes ce que tu peux donner en veillant à ce que cela soit honorable et juste (honeste et iuste). Qu’en serait-il s’il te demandait de l’argent pour opprimer autant que possible l’innocent ? Qu’en serait-il si, après tout, il te demandait XQHUHODWLRQVH[XHOOH",QXWLOHTXHMHSRXUVXLYHFHWWHOLVWHTXLVHUDLWLQÀQLHLOIDXW assurément donner ce qui ne nuit ni à toi, ni à l’autre – dans la mesure où l’on peut le savoir ou le croire. Et le refus que tu auras opposé, à juste titre, à ce qu’il demandait devra être interprété comme un acte de justice par lequel tu ne l’auras pas laissé sans rien. Ainsi tu donneras toujours à celui qui te demande, même si tu ne lui donnes pas ce qu’il a demandé. Et parfois, corriger celui qui formule des demandes injustes, c’est lui donner quelque chose de mieux25.
Augustin maintient donc la possibilité pour tous d’appliquer ce verset évangélique, mais il l’interprète de telle façon que le don matériel n’en soit qu’une des formes parmi d’autres. Une bonne admonestation est souvent plus adéquate qu’un don d’argent. C’est sur ce fondement que se déploient les commentaires médiévaux26. La Glose reformule, à son tour, les mêmes idées en notant qu’il faut donner « une chose ou une correction » (rem vel correptionem) tandis que deux gloses marginales sur Matthieu rappellent plus directement encore les positions d’Augustin : « Donne lui » : ce qui peut être donné de façon honorable et juste. Si la faculté te fait défaut, donne lui ton affection, par une parole ou un geste. « Donne lui », de telle sorte que cela ne nuise ni à toi ni à un autre. Il faut en effet tenir compte de la justice. Ainsi tu donneras à qui te demande, même si tu ne donnes pas ce qu’il demande ; mais il vaut mieux corriger celui qui fait une demande injuste27.
$LQVLWHQGHQWjVHGpÀQLUWURLVSRVVLELOLWpVGHGRQXQHFKRVHXQPRWGHUpFRQfort, ou une parole de remontrance. Les commentateurs du XIIe siècle demeurent 25. Augustin, De sermone Domini in monte libros duos, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 35, p. 76-77 : Omni petenti, inquit, non : omnia petenti, ut id des quod dare honeste et iuste potes. Quid si etiam pecuniam petat, qua innocentem conetur opprimere ? Quid si postremo stuprum petat ? Sed ne multa persequar, quae sunt innumerabilia, id profecto dandum est quod nec tibi nec alteri noceat, quantum sciri aut credi ab homine potest. Et cui iuste negaveris quod petit, indicanda est ipsa iustitia, ut non eum inanem dimittas. Ita omni petenti te dabis, quamvis non semper id quod petit dabis. Et aliquando melius aliquid dabis, cum petentem iniusta correxeris. 26. Bède (In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 144), Raban Maur (In Mt., éd. B. LÖFSTEDT, CC Cont. Med. 174, p. 164-165), Paschase Radbert (In Mt., éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56, p. 351) se contentent de citer Jérôme et Augustin. 27. Éd. Rusch, Strasbourg, 1480/81, t. 4, p. 23 : Da ei : quae honeste et iuste possunt dari. Si deest facultas, da ei affectum verbo vel obsequio. Da ei. Ita scilicet ut nec tibi noceat, nec alii. Pensanda enim est iusticia. Ita enim omni petenti dabis, etsi non id quod petit ; sed melius cum iniuste petentem correxeris.
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dans cette perspective28. Ceux du siècle suivant ajoutent seulement d’autres distinctions. Ainsi Hugues de Saint-Cher, sur Matthieu, distingue trois dons : la compassion qui vient du cœur (celui qui donne des larmes donne davantage que celui qui donne de l’argent) ; les paroles qui viennent de la bouche ; et les biens temporels qui viennent de la main29. Le commentaire sur Luc approfondit cette distinction. Le don de la main peut se faire par un don (donando), par une aide (condonando) ou par un prêt (mutuando). Le don de la bouche se fait en priant, en enseignant ou en corrigeant. Le don du cœur se manifeste par l’amour, la compassion ou le partage de la joie30. Cette distinction, fondée sur ce qui vient de la bouche, du cœur ou de la main, se retrouve ensuite régulièrement, par exemple dans les commentaires de Nicolas de Gorran31 ou de Thomas d’Aquin32. Parallèlement, ces commentaires multiplient, à l’occasion de ce verset, les questions sur l’aumône. Nicolas de Gorran soulève trois problèmes : est-ce que le riche qui ne donne pas à celui qui lui demande commet un péché mortel ? Est-ce que les pauvres sont tenus à ce précepte ? Que faut-il donner : de son bien ou de FHOXLG·XQDXWUH"'XQpFHVVDLUHRXGXVXSHUÁX33 ? Thomas d’Aquin traite aussi ces problèmes34. Albert le Grand35 ou Bonaventure36 y ajoutent un bref développement sur la question de savoir à qui donner l’aumône. Ces questions montrent la volonté d’aborder les problèmes concrètement posés par l’Écriture aux clercs et aux laïcs. Ils s’inscrivent dans le cadre de la FRQVWUXFWLRQ GHSXLV OD ÀQ GX XIIe siècle, d’une théologie morale qui prend en charge l’ensemble de la société. En effet, ces questions sont pour les clercs l’occasion de traiter le problème de l’écart entre l’exigence de la norme et ce qu’il paraît concrètement possible d’exiger de chacun. La question de savoir comment les pauvres peuvent appliquer le précepte est facilement résolue : il ne leur est pas demandé un bien matériel mais un don du cœur ou de la langue. En revanche, ce TXLFRQFHUQHOHVULFKHVHWOHQpFHVVDLUHRXOHVXSHUÁXHVWDXWUHPHQWSOXVFRPplexe, et introduit alors à de nouvelles distinctions. Le problème est renforcé par l’autorité du texte que le Décret attribue à Ambroise et qui mentionne que c’est un 28. Geoffroy Babion, PL 162, 1302 ; Zacharie de Besançon, PL 186, 134 ; Pierre le Mangeur, In Mt., BnF lat. 620, f. 29vb ; Pierre le Chantre, Reims BM 50, f. 51rb : Qui, quicumque, petit rem corporalem vel spiritualem. Si licitum petit et iustum et honestum dari, da ei : egenti temporali subsidio, temporalem subsidium, licitum pro modulo potestate tue et illius, ita ut nec tibi noceat datum, nec alii. Si deest facultas, da affectum, orationem. Si illicitum petierit, da increpationem, ita ergo dabis omni petenti (ms. : penitenti), rem vel increpationem. 29. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 21rb : Debemus dare de corde compassionem. Gregorius : Plus est compati ex corde quam dare, quia qui compatitur de seipso dat lacrymas, scilicet sanguinem, quia de pecunia, de alieno. Item debemus dare de ore verbum >«@. De manu substantiam corporalem>«@ 30. Ibid., f. 168r : Omni petenti te tribue. Manum, linguam, cor. Manum, donando >«@, condonando >«@ et mutuando >«@. Linguam orando >«@, corrigendo >«@. Cor diligendo >«@, compatiendo >«@ 31. Nicolas de Gorran, In Mt., Anvers 1617, p. 46-47. 32. Thomas d’Aquin, In Mt., éd. R. CAI, § 548, p. 85. 33. Nicolas de Gorran, In Mt., Anvers 1617, p. 56. 34. Thomas d’Aquin, In Mt., éd. R. CAI, p. 85. 35. Albert le Grand, In Mt., éd. B. SCHMIDT, p. 157-158. 36. Bonaventure, In Lc., dans Opera omnia, t. 7, p. 154-156.
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crime égal de refuser un bien à un indigent ou de voler à un possédant37. Thomas d’Aquin traite cette question en distinguant les clercs et les laïcs. Les premiers VRQWWHQXVGHGRQQHUOHVELHQVPDWpULHOVTXLOHXUVRQWVXSHUÁXVHQUDLVRQGHFHWWH autorité d’Ambroise, que Thomas n’applique donc qu’aux clercs. Les laïcs sont WHQXVGHGRQQHUGHOHXUVXSHUÁXRXGHOHXUQpFHVVDLUHVHXOHPHQWIDFHjXQFDV d’extrême nécessité38. Albert le Grand construit un raisonnement plus complexe, fondé sur les diverses conceptions de la nécessité. Il montre que le don ne doit pas conduire à un appauvrissement : « Il donne sans discernement, celui qui se ruine (qui seipsum depauperat), pour relever l’indigence d’un autre »39. Il se fonde HQVXLWHVXUO·DOOXVLRQGH/FDXVXSHUÁXquod superest, date eleemosynam), pour s’interroger sur cette notion : Il faut en effet considérer l’homme en tant qu’individu singulier, et l’homme selon le grade ou le statut dans lequel il a été placé (constitutus). Et beaucoup GH FKRVHV TXL VRQW VXSHUÁXHV SRXU O·KRPPH HQ OXLPrPH QH OH VRQW SDV SRXU l’homme considéré selon le grade qu’il occupe. Est-il en charge d’une maisonnée (in regimine familiae), et alors il doit s’occuper, suivant l’apôtre, du soin et de l’entretien de sa domesticité. Ou bien est-il en position de prélature ou de gouvernement, grand ou petit, et alors il faut qu’il ait des biens temporels, qui sont organiquement au service de son gouvernement ; et ceux-ci, pour la conservation de sa charge (honor), il ne peut les donner, et personne ne peut honnêtement (honeste) les demander40.
Albert le Grand développe la question de l’honestas simplement signalée par Augustin. Il introduit dans ce qui est considéré comme nécessaire ce qui appartient au statut social de la personne. Ce raisonnement se retrouve régulièrement au XIIIe siècle. Nicolas de Gorran y fait aussi allusion sur ce passage, en distinguant la nature de l’homme de sa persona, qui inclut son statut social et sa consuetudo vivendi41. 37. Decretum, d. 47, c. 8, éd. A. FRIEDBERG, col. 171-172. 38. Thomas d’Aquin, In Mt., éd. R. CAI, § 549, p. 85 : Quaeritur autem hic, an ad hoc teneantur omnes et semper. Responsio. Datum potest esse temporale, vel spirituale. Si temporale, vel est de obsequio in opere >«@ YHO HVW GH UHEXV (W WXQF YHO HVW GH VXSHUÁXLV YHO GH QHFHVVDULLV$G VXSHUÁXD WHQHQWXUFOHULFLXQGH$PEURVLXV©1RQPDLRULVHVWFULPLQLVKDEHQWLWROOHUHTXDPFXPSRVVLVLQGLJHQWLEXVGHQHJDUHª'HQHFHVVDULLVDXWHPYHOVXSHUÁXLVLQFDVXWHQHWXUTXLOLEHWVFLOLFHWSRVLWRLQ extrema necessitate. 39. Albert le Grand, In Mt., éd. B. SCHMIDT, p. 158 : Indiscrete enim dat, qui seipsum depauperat, ut alterius inopiam relevet. 40. ID. : Quia est considerare hominem in se singularem et est considerare hominem in gradu vel statu, in quo est constitutus. Et multa, quae supersunt homini secundum se, non supersunt homini secundum gradum, in quo est, quia aut est in regimine familiae, et tunc curam secundum Apostolum et provisionem debet habere domesticorum, aut forte est in praelatione et regimine magno vel parvo, et tunc oportet eum habere bona temporalia, quae organice regimini suo subserviunt, et haec secundum conservationem sui honoris non potest dare, nec alius potest ea honeste petere. 41. Nicolas de Gorran, In Mt., Anvers 1617, p. 46 : $GDOLXGGLFHQGXPTXRGDOLTXLGHVWVXSHUÁXXPHW QDWXUDHHWSHUVRQDHDOLTXLGVXSHUÁXXPQDWXUDHWDPHQQHFHVVDULXPSHUVRQDHVHFXQGXPFRQVXHWXGLQHPVXDPYLYHQGLHWDOLTXLGQHFHVVDULXPXWULTXH'HSULPRGHEHWHOHHPRV\QDÀHULGHVHFXQGR SRWHVWÀHULGHWHUWLRQRQGHEHWÀHUL.
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Par le traitement de ces questions les commentaires bibliques préparent à la prédication et rejoignent les sommes théologiques et les textes canoniques, étudiés notamment par Gilles Couvreur ou par Ermenegildo Lio42. Ces débats se retrouvent, de façon plus développée, dans les manuels de confesseurs comme celui de Thomas de Chobham43 et dans les sommes théologiques, comme celle de Thomas d’Aquin44. Dans ce cas, il n’est guère soutenable que l’exercice du commentaire ait servi de fondement au développement de la pensée sur ces questions. Il semble plutôt que les commentaires se contentent d’intégrer les éléments fondamentaux d’une pensée qui est construite ailleurs45. L’idée centrale du commentaire du début de Mt 5, 42 et Lc 6, 30 évolue donc peu d’Augustin au XIIIe siècle : elle tient dans la distinction de plusieurs formes de dons, formalisée au XIIIe siècle par les expressions d’ « aumône spirituelle » et d’« aumône corporelle », qui est aussi appliquée à de nombreux autres textes bibliques, notamment Lc 11, 41 (quod superest date elemosinam).
2.2. Et omnia munda sunt vobisDXP{QHHWSXULÀFDWLRQ Le verset de Lc 11, 41 (Quod superest, date elemosinam et omnia munda sunt vobis) s’insère dans le cours d’une discussion avec des Pharisiens sur la pureté. Et il circule très régulièrement, aux côtés de Si 3, 33 (Ignem ardentem extinguit aqua et eleemosyna resistit peccatis) et Dn 4, 24 (Peccata tua eleemosynis redime) dans les distinctions sur l’aumône. Toutefois les commentateurs s’efforcent avant tout d’en réduire la portée. %qGHDSUqVV·rWUHLQWHUURJpVXUODVLJQLÀFDWLRQGHquod superest46, développe, en s’inspirant largement de l’Enchiridion d’Augustin, un discours semblable à celui que nous venons de voir qui étend l’aumône du don au pardon et à la cor-
42. Voir E. LIO, « Le obbligazioni verso i poveri in un testo di S. Cesario riportato da Graziano (can. 66, C. XVI, q. i) con falsa attribuzione a S. Agostino », dans Studia gratiana, vol. 3, 1955, p. 53-81 ; ID., Estne obligation iustitiae subvenire miseris ? Quaestionis positio et evolutio a Petro Lombardo ad S. Thomam ex tribus S. Augustini textibus, Rome, 1957 ; G. COUVREUR, Les pauvres ont-ils des droits ? Recherches sur le vol en cas d’extrême nécessité depuis la Concordia de Gratien (1140) jusqu’à Guillaume d’Auxerre (+ 1231), Rome, 1961 ; voir aussi B. TIERNEY, Medieval poor law. A sketch of canonical theory and its application in England, Berkeley / Los Angeles, 1959. 43. Summa confessorum, ed. F. BROOMFIELD, Louvain / Paris, 1968, p. 312-313 : 6HGGLIÀFLOHHVWDVVLJQDUH TXHVLQWQHFHVVDULDKRPLQLHWTXHVLQWVXSHUÁXD3RWHVWWDPHQEUHYLWHUGLFLTXRGRPQLDLOODGLFXQWXU esse necessaria homini que necessaria sunt ad sustentationem suam et ad honestam provisionem IDPLOLHVXHVLELQHFHVVDULHQRQYDQHQHFVXSHUÁXH>«@ 44. IIa IIae, q. 32, 6. 45. G. DAHAN fait la même remarque à propos de la doctrine sur l’Eucharistie : « Les commentaires de Matthieu 26, 26-29 aux XIIe et XIIIeVLqFOHVHWODUpÁH[LRQHXFKDULVWLTXHªGDQV1BÉRIOU, B. CASEAU, D. RIGAUX (éd.), Pratiques de l’eucharistie dans les Églises d’Orient et d’Occident (Antiquité et Moyen Âge). Volume 2 : Les réceptions, Paris, 2009, p. 843-878 (p. 877-878). 46. Bède, In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 241 : Veruntamen quod superest date elemosinam et ecce omnia munda sunt vobis. Quod necessario victui et vestimento superest, date pauperibus. Iuxta quod et Ioannes praecipit : Qui habet duas tunicas, det non habenti. Neque enim ita facienda iubetur
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
rection (même avec le fouet) 47. Il s’intéresse ensuite au lien entre aumône et SXULÀFDWLRQHWQRWHG·HPEOpHTX·LOHVWLPSHQVDEOHTXHWRXWGHYLHQQHSXUSRXUGHV gens qui n’ont pas la foi et ne sont pas « renés de l’eau et de l’esprit », simplement parce qu’ils auraient donné des aumônes48&HWWHSXULÀFDWLRQQ·HVWSRVVLEOHTXHVL l’aumône est bien conduite, c’est-à-dire si elle commence par soi-même : En effet celui qui veut donner l’aumône comme il faut, doit commencer par luimême, et la donner d’abord à lui-même. L’aumône est en effet une œuvre de miséricorde et ce qui est écrit est très juste : « Il plaît à Dieu que tu aies pitié de ton âme ». Renaissons donc pour plaire à Dieu, lui à qui déplaît ce que nous avons contracté à la naissance. Voilà la première aumône que nous nous donnons, puisque nous rachetons notre propre misère par la miséricorde de Dieu plein de pitié49.
En appelant les pharisiens à faire l’aumône, Jésus les a appelés à commencer par eux-mêmes et donc à se faire baptiser : telle est l’interprétation que fournit Bède de ce verset en suivant Augustin. L’aumône dont il est question ici est avant tout un geste sacramentel : celui du baptême sans lequel il serait illusoire de vouloir se racheter. Un enjeu sous-jacent apparaît : est-il possible d’être SXULÀpVDQVODPpGLDWLRQGHO·eJOLVH"&HFRPPHQWDLUHFRQGXLWpYLGHPPHQWjXQH réponse négative. La Glose reprend brièvement l’essentiel de ces idées, sans la précision sur le baptême, et les développe au verset suivant : « Malheur à vous ». Comme il exhortait les pharisiens à l’aumône, eux qui tous les jours faisaient des aumônes corporelles qui ne plaisaient pas à Dieu parce que faites sans foi, il dit qu’il n’ignore pas leurs aumônes, pour mieux montrer quel type d’aumône il attend d’eux. C’est comme s’il disait : “Je vous ai poussés à eleemosina, ut teipsum consumas inopia, sed ut tui cura corporis expleta inopem quantum vales sustentes >«@.Vel ita intelligendum, quod superest, quod tam multo scelere preoccupatis solum remedium restat, date eleemosynam. 47. Ibid., p. 241-242 : Date elemosinam. 4XLVHUPRDGRPQLDTXDHXWLOLPLVHUDWLRQHÀXQWYDOHW1RQVROXP enim qui dat esurienti cibum, sitienti potum, nudo vestimentum, peregrinanti hospitium, et cetera huiusmodi, verum etiam qui dat veniam peccanti, elemosinam dat. Et qui emendat verbere, in quem potestas datur, vel coercet aliqua disciplina et tamen peccatum eius, quo ab illo laesus aut offensus est, dimittit ex corde, vel orat ut ei dimittatur, non solum in eo quod dimittit atque orat, verum etiam in eo quod corripit, et aliqua emendatoria poena plectit, elemosinam dat, quia misericordiam praestat. Multa itaque genera sunt elemosinarum, quae cum facimus adiuvamur ut dimittantur nobis nostra peccata, sed ea nihil est maius qua ex corde dimittimus, quod in nos quisque peccavit. 48. Ibid., p. 242 : An vero quod ait : date elemosinam et ecce omnia munda sunt vobis, ita intellecturi VXPXVXW3KDULVHLVQRQKDEHQWLEXVÀGHP&KULVWLHWLDPVLQRQLQHXPFUHGLGHULQWQHFUHQDWLIXHULQW ex aqua et Spiritu sancto, munda sint omnia, tantum si eleemosinas dederint, sicut quidam eas dandas SXWDQWFXPVLQWLPPXQGLRPQHVTXRVQRQPXQGDWÀGHV&KULVWLGHTXDVFULSWXPHVW PXQGDQVÀGHFRU eorum ? Et tamen verum est quod audierant, date elemosinam et ecce omnia munda sunt vobis. 49. ID. : Qui enim vult ordinate dare elemosinam, a seipso debet incipere, et eam sibi primum dare. Est enim elemosina opus misericordie, verissimeque dictum est : Miserere animae tua placens Deo. Propter hoc renascimur, ut Deo placeamus, cui merito displicet quod nascendo contraximus. Haec est prima elemosina quam nobis dedimus, quoniam nosipsos miseros per miserantis Dei misericordiam requisivimus.
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GRQQHUGHVDXP{QHVSDUOHVTXHOOHVWRXWVHUDLWSXULÀpPDLVVDFKH]TXHFHOOHVTXH vous faites ne servent à rien pour cela. Et ne croyez pas que je vous ai poussés jGHWHOOHVDXP{QHV&·HVWDXMXJHPHQWHWjODFKDULWp>TXHMHYRXVSRXVVH@SRXU que, jugeant de votre misère, et aimant l’amour que Dieu vous donne, vous viviez SLHXVHPHQWFRQÀDQWVGDQVOHMXVWHMXJHPHQWGH'LHXTXLYRXVDIDLWPLVpUDEOHVHW rendant grâce à son amour qui vous a libérés”50.
/·DXP{QHSXULÀFDWULFHHVWFRPSULVHFRPPHXQGRXEOHPRXYHPHQWG·DERUG de retour sur soi pour contempler sa misère, et ensuite d’action de grâce rendue à Dieu. Le baptême est remplacé par des vertus spirituelles plus générales : la foi, la charité et le jugement qui peut évoquer implicitement la pénitence. Le verset de Lc 11, 41 n’est pas appliqué au don matériel. D’ailleurs, le Livre des Sentences de Pierre Lombard, dans les quelques pages qu’il consacre à l’aumône, cite essentiellement les textes augustiniens que Bède avait utilisés sur cette péricope51. Ils GpÀQLVVHQWGRQFELHQDXXIIe siècle une opinion commune sur l’aumône. Au XIIIeVLqFOHODSHUVSHFWLYHVHPRGLÀHGDQVODPHVXUHRVDQVUHPHWWUHHQ cause le cadre interprétatif hérité, les commentateurs laissent souvent une place non négligeable à l’aumône corporelle. Ainsi la Postille saisit-elle l’occasion de ce texte biblique pour livrer une série d’arguments susceptibles de nourrir un sermon en faveur de l’aumône52. Jean de La Rochelle ou Bonaventure font de même53. Albert le Grand construit une interprétation plus complexe et plus nouvelle : après DYRLUVRXOLJQpTXH/FQHSDUOHSDVGHODSXULÀFDWLRQGHSHUVRQQHVPDLVGH FKRVHVLOH[SOLTXHTX·RQWEHVRLQG·rWUHSXULÀpVVHXOHPHQWOHVELHQVVXSHUÁXVHW FHX[TXLRQWpWpPDODFTXLVRUOHVHXOPR\HQGHOHVSXULÀHUHVWGHOHVGRQQHU C’est donc l’occasion pour Albert le Grand d’appeler à donner aux pauvres le
50. ID. : Ve vobis. Cum ad elemosinam hortaretur phariseos, qui corporaliter quotidie elemosinas facieEDQW TXDV TXLD VLQH ÀGH HUDQW GHR QRQ SODFHEDQW GLFLW VH HOHPRVLQDV HRUXP QRQ LJQRUDUH XW ostendat cuiusmodi elemosinas ab istis requirat. Quasi dicat : commonui vos ad dandam elemosinam, per quam omnia sunt munda, sed sciatis quod elemosine quas facitis ad hoc non valent, nec de huiusmodi elemosinis me ammonere credatis sed de iudicio et charitate, ut de vestra miseria iudicantes, et 'HLFKDULWDWHPTXDPYRELVGRQDYLWGLOLJHQWHVSLHYLYDWLVLXVWXPLXGLFLXPGHLFRQÀWHQWHVTXLDPLVHUL effecti estis et gratias referentes charitati qua liberati estis. 51. Sententiae in IV libris distinctae, lib. IV, d. 15, c. 5, Editiones Collegii S. Bonaventurae Ad Claras Aquas, Grottaferrata, 1981, t. 2, p. 329-330. 52. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 204v : Est autem fructus sive effectus eleemosynae multiplex. Primus est quia de peccatis preteritis veniam impetrat >«@. Secundus, quia a futura morte et a morte liberat >«@. Tertius quia absolvit a poena debita pro peccatis >«@. Quartus surgit ex his tribus, scilicet quod animam mundat >«@. Quintus, quia somitis ardorem mitigat >«@. Sextus quia gratiam conservat >«@. Septimus, quia diabolum expugnat >«@. Octavus quia multiplicat amicos et intercessores >«@. Nonus quia vitam prolongat >«@. Decimus quia deo assimilat >«@. Undecimus quia deum facit servum sibi >«@'XRGHFLPXVTXLDÀGXFLDPKDEHQGLJORULDP>«@Ibid., f. 205r : Sunt autem multa que ornant eleemosynam. Primum cordis compassio >«@. Secundum dulcedo sermonis >«@. Tertium hilaritas dantis >«@. Quartum quantitas dati >«@. Quintum discretio largientis >«@. Sexto velocitas dandi >«@. Septimum rectitudo intentionis >«@ 53. Jean de La Rochelle, In Lc., Padoue 335, f. 125rb ; Bonaventure, In Lc., dans Opera omnia, t. 7, p. 303-304.
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VXSHUÁXF·HVWjGLUHFHTXLQ·HVWQpFHVVDLUHQLSRXUOD©QDWXUHªKXPDLQHQLSRXU OD©SHUVRQQHª1pDQPRLQVFHWDFWHQHSXULÀHUDSDVODSHUVRQQHTXLGRQQHTXL GRLWSRXUFHODVHSXULÀHUHOOHPrPHSDUXQHDXP{QHVSLULWXHOOH54. Cet exemple est UpYpODWHXU G·XQ DSSURIRQGLVVHPHQW GH OD UpÁH[LRQ KHUPpQHXWLTXH SRXU HVVD\HU d’être au plus près du sens littéral de l’évangile, lequel ne remet toutefois pas en cause une structure qui survalorise l’aumône spirituelle. C’était aussi le cas des commentaires d’Hugues de Saint-Cher, Bonaventure ou Jean de La Rochelle. Tous rappelaient aussi la supériorité des aumônes spiULWXHOOHV VXU OHV WHPSRUHOOHV OD YDQLWp G·HVSpUHU VH SXULÀHU SDU FHV GRQV RX OD préférence pour un abandon complet de tous les biens matériels55. Sans parler de commentaires comme ceux de Nicolas de Gorran56 ou de Jean Pecham57 qui reviennent pour l’un à la Glose, pour l’autre à Bède. La permanence de ce cadre ancien s’explique bien : il s’agit de conforter la place de l’Église dans la société. $IÀUPHU TXH OH GRQ FRUSRUHO VXIÀW j OD SXULÀFDWLRQ GH O·KRPPH UHYLHQGUDLW à rendre inutiles les sacrements de l’Église, ainsi que sa médiation et celle du Christ. Cet enjeu était manifeste dans le commentaire de Bède, et il se maintient dans les siècles suivants. La différence tient d’une part dans un déplacement de O·DWWHQWLRQGXEDSWrPHYHUVXQGLVFRXUVSOXVJpQpUDOHWÀQDOHPHQWYHUVODSpQLtence et, d’autre part, dans le fait qu’au XIIIe siècle le souci de maintenir le rôle social central de l’Église n’exclut pas une autre préoccupation, celle de l’aumône, ODTXHOOH G·DLOOHXUV SURÀWH ELHQ VRXYHQW j O·eJOLVH /H VFKpPD GH OD SpQLWHQFH même s’il n’est pas évoqué explicitement dans les commentaires du XIIIe siècle, semble être sous-jacent à ces commentaires, ou du moins en pleine conformité DYHFHX[/DFRQWULWLRQHWO·DYHXFRUUHVSRQGHQWjODSXULÀFDWLRQLQWpULHXUHGRQW parle Albert le Grand et nécessitent l’intervention de l’Église, tandis que l’aumône, qui correspond à la satisfaction, est nécessaire à l’accomplissement de la SXULÀFDWLRQ8QGHVUpVXOWDWVGHFHWWHGpPDUFKHHVWGRQFODUpGXFWLRQGHO·LPSRUtance accordée à la miséricorde corporelle, et donc aux nécessiteux.
54. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 23, p. 189-190. 55. Postille, Venise, 1703, vol. 6, Ibid., f. 204vb : Est autem duplex eleemosyna. Una spiritualis, qua subvenitur animabus. Alia corporalis, qua subvenitur corporibus. Utraque opus misericordiae est, et bona, sed prima melior>«@Ibid., f. 204v-205r : Fit autem eleemosyna dando, commodando, dimittendo. Unde Beda : Nihil maius eleemosyna qua ex corde dimittimus, quod in nos quisque peccavit ; Bonaventure, In Lc., dans Opera omnia, t. 7, p. 303-304 ; p. 303 : Impossibile est omnia mundari per solius exterioris eleemosynae erogationem ; Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 23, p. 189-190 : 4XDQGRHQLPKRPRPXQGXVPXQGDWH[WHULRUDDGXVXPQHFHVVLWDWLVFRQFHVVDRPQLDÀXQW sibi munda. Et hec munditia exterior ab interiori procedit munditia>«@Pharisei autem presumentes de sua iustitia putabant interiorem munditiam ab exteriori causari et dependere : et ideo redarguuntur. 56. Nicolas de Gorran, In Lc., Anvers 1617, p. 659-660. 57. Jean Pecham, In Lc., Padoue, Ant. 311, f. 61v.
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2.3. /H-XJHPHQWGHUQLHUHWODGpÀQLWLRQGHODPLVpULFRUGH Le récit du Jugement dernier en Matthieu 25 est probablement le passage évangélique le plus emblématique de l’importance donnée par les Évangiles à la miséricorde envers ceux qui sont dans le besoin. L’idée que le Christ soit présent dans celui qui a faim, qui a soif, qui est nu, étranger ou en prison, est probablement à la fois une des plus étonnantes, et une des plus nouvelles. Reconnaître Dieu dans ceux qui sont les exclus de la société n’est assurément pas évident. C’est un des deux principaux aspects qui ont posé problème aux commentateurs médiévaux et nous y reviendrons plus loin. Le second tient au fait que l’aide à ces nécessiteux soit présentée comme déterminante pour l’obtention du salut. C’est sur ce point, qui rejoint la problématique de Lc 11, 41, que nous allons nous attarder ici. Une des constantes des commentaires de cette péricope consiste à mettre en garde contre son apparente évidence. Jérôme avait ouvert la voie en expliquant que, malgré les apparences, on ne devait pas croire qu’il fallût nourrir et recueillir n’importe quel pauvre58. Mais c’est Paschase Radbert qui en fournit la plus belle illustration, ne cessant, au cours de son long commentaire, de rappeler la nécessité de ne pas se laisser égarer par la simplicité du texte évangélique59. Or un des enjeux est bien de montrer que les aumônes corporelles décrites dans ce récit évangélique ne sont qu’un des critères examinés lors du Jugement. Raban Maur, qui est la source principale de la Glose, nuance l’importance des œuvres corporelles par une double voie. D’abord, il reprend le schéma des deux grands ordres dans le Jugement : les élus et les réprouvés. Parmi les premiers, se trouvent ceux qui sont jugés, notamment sur l’usage qu’ils ont fait des biens terrestres et ceux qui échappent au jugement et sont alors en position de juges parce qu’ils ont tout abandonné pour suivre le Christ. Parmi les réprouvés, on distingue ceux qui sont jugés et condamnés pour leur absence de miséricorde, et ceux qui sont condamnés sans jugement parce qu’ils n’ont pas connu le Christ60. Dans ce schéma, les aumônes sont inutiles à ceux qui ne sont pas dans l’Église, laquelle est replacée au centre du commentaire et de la vie sociale : c’est le siège sur lequel trône le Christ61. 58. Jérôme, In Mt., éd. É. BONNARD, SC 259, p. 232-233. 59. Par exemple au début du commentaire (Paschase Radbert, In Mt., éd. B. PAULUS, CC Cont. Med. 56B, p. 1240) : Haec namque parabola nisi diligentius excussa fuerit et pertractata, videtur esse valde maniIHVWDVLPSOH[TXRTXHKLVWRULDHWDSHUWDTXDVLH[KRUWDQVKRPLQHVDGEHQHÀFLDKXPDQLWDWLVSUHVWDQGD ad dandam elemosinam et ad largiendam gratiam, omnem inhumanitatem in paucis condemnans, et omnem parcitatem pii operis reprehendens>«@jODÀQLOVHOLYUHjXQpORJHGHODSURIRQGHXUGHV Écritures : p. 1259. 60. Raban Maur, In Mt., éd. B. LÖFSTEDT, CC Cont. Med. 174A, p. 669-670 : Duae siquidem erunt differentiae vel ordines hominum in iudicio : electorum et reproborum, qui tamen in quattuor dividentur. Perfectorum ordines duo sunt : Unus, qui cum Domino iudicabit, de quibus Dominus ait : Sedebitis et vos super sedes duodecim, hoc est electorum ; hi non iudicantur, et regnant. Alius quoque ordo est electorum, quibus dicetur : Esuriui et dedistis mihi manducare ; hi iudicabuntur et regnant. Item reproborum ordines duo sunt : unus eorum, qui extra ecclesiam inveniendi sunt ; hi non iudicabuntur et perient ; de quibus etiam Psalmista ait : Non resurgunt impii in iudicio. Alter quoque reproborum est eorum, qui iudicabuntur et perient, quibus dicitur : Esuriui et non dedistis mihi manducare et cetera. 61. Ibid., p. 669.
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/DVHFRQGHYRLHHVWSOXVIUDSSDQWHHWFRQVLVWHjDIÀUPHUTX·LOQHIDXWSDVFRPprendre les actes décrits dans l’Évangile dans leur seul sens corporel car le besoin est avant tout spirituel. Celui qui donne le pain de la parole ou la boisson de la sagesse divine accomplit les œuvres de charité. Est hospitalier celui qui reprend quelqu’un à l’hérésie et le réintègre dans le giron de l’Église par la pénitence. La compassion est une façon de libérer quelqu’un de sa prison intérieure62. La GloseUHSUHQG²OpJqUHPHQWVLPSOLÀpH²O·LGpHGHVGHX[JURXSHVGDQVOH Jugement et reformule l’idée de la diversité des actes miséricordieux63. Les autres commentaires du XIIe siècle accordent étonnamment peu d’attention à cette péricope64. C’est avec Pierre le Chantre qu’apparaît une première évolution. Bien qu’il mentionne la supériorité des œuvres spirituelles sur celles charnelles (« Il est plus important de nourrir spirituellement l’âme d’un homme, ou de le faire revenir de son erreur, que de subvenir aux besoins de son corps, qui est destiné à devenir cendres65 »), il consacre aux œuvres corporelles une place plus importante que dans les commentaires précédents. Il explique notamment l’absence de la sépulture66 et insiste sur le devoir de pratiquer ces œuvres le plus souvent
62. Ibid., p. 671-2 : +DHFVHFXQGXPKLVWRULDPUHVRQDQWEHQHYROHQWLDHPXQLÀFHQWLDPTXDLQGLJHQWLEXV corporaliter consulitur, sed iuxta altiorem intelligentiam caritatis ostendunt perfectionem. Non enim haec egestas tantummodo in corporalibus, sed etiam in spiritualibus recipienda est, maxime cum Dominus haec de minimis fratribus suis, qui sunt in ecclesia, in subsequentibus interpretatus sit : qui HQLPHVXULHQWHPHWVLWLHQWHPLXVWLWLDPSDQHUHÀFLWYHUELVHXSRWXUHIULJHUDWVDSLHQWLDH'LYLQDHVLQH dubio caritatis agit opera et Dei implet mandata ; et qui errantem a via veritatis seu per heresim, seu per peccatorum gravitudinem revocat atque poenitentiam in hospitium matris ecclesiae recipit, SURIHFWR YHUDH KRVSLWDOLWDWLV UHPXQHUDELWXU PHUFHGH HW TXL LQÀUPXP LQ ÀGH VHFXQGXP$SRVWROXP assumit vel tribulationum atque angustiarum seu tristitiae carcere suppresso per compassionem ac VHUPRQHPFRQVRODWLRQLVVXEYHQLWHWFXP$SRVWRORSRWHVWGLFHUH4XLVLQÀUPDWXUHWHJRQRQLQÀUPRU" Quis scandalizatur, et ego non uror ? hic omnino verae dilectionis observat iura, et ob hoc caelestia promeretur praemia. Hoc enim maxime ostendunt haec verba Domini, quod geminae dilectionis praecepta servantes ad coronam pervenient sempiternam. 63. Éd. Rusch, Strasbourg, 1480/81, t. 4, p. 78 : Ad litteram nota opera misericordie. Mistice caritatis SHUIHFWLRQHP4XLHVXULHQWHPHWVLWLHQWHPLXVWLFLDPSDQHYHUELUHÀFLWYHOSRWXVDSLHQWLHUHIULJHUDW FKDULWDWLVTXRTXHDJLWRSHUDHWTXLHUUDQWHPLQGRPXPPDWULVHFFOHVLHUHYRFDWHWTXLLQÀUPXPLQ ÀGHDVVXPLWHWTXLWULEXODWLRQHDOLTXDVHXFDUFHUHWULVWLFLHRSSUHVVRVXEYHQLWFRPSDWLHQGRYHOFRQVRlando, veram dilectionem adimplet. 64. Celui d’Alençon 26 (Alençon BM 26, f. 177-178) est en l’occurrence presque identique à la Glose, de même que celui de Geoffroy Babion (PL 162, 1464). Celui de Zacharie de Besançon (PL 186, 488492) n’apporte pas plus d’éléments novateurs – sinon sur le feu de l’enfer. Même le commentaire de Pierre le Mangeur (BnF lat. 620, f. 76vb) est extrêmement succinct et se contente quasiment d’indiquer dans quel ordre lire les gloses. 65. BnF lat. 15585, f. 185ra : Cum hec ad litteram oporteat implere, non minus quantum ad misticam LQWHOOLJHQWLDPDGLPSOHQGDVXQW0DLXVHQLPHVWKRPLQHPVSLULWXDOLWHULQDQLPDUHÀFHUHYHODEHUURUH revocare, quam corpus quod incinerandum est sustentare. 66. BnF lat. 15585, f. 184vb : Nota opera misericordie sex, que hic ponuntur, septimum ad Tobiam invenitur, scilicet sepelire mortuum, quod ipse faciebat cum tanta sollicitudine, etiam sub discrimine capitis, quamvis illud sit minimum inter opera misericordie, illud enim solacium vivorum est, non mortuorum quibus inpendatur aliquod remedium.
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possible67. Les commentaires d’Alexandre de Halès et d’Hugues de Saint-Cher poursuivent dans cette voie qui accorde une importance croissante aux œuvres de miséricordes corporelles sans remettre en question l’idée d’une prééminence de la miséricorde spirituelle. En revanche, à partir des années 1240, l’idée que le texte biblique n’évoquait que les œuvres de miséricorde corporelle tend à s’imposer. Jean de La Rochelle commente chaque mot uniquement dans son sens littéral. Il introduit d’ailleurs les œuvres de miséricorde dans un cadre assez complexe, fondé sur la distinction entre misères naturelles et misères accidentelles. Les premières se divisent en corruption intérieure, contre le sec (la faim) et corruption extérieure contre l’humide (la soif). Les secondes se divisent à leur tour selon que la cause est naturelle (l’inÀUPLWp RXOLpHjODYLROHQFHODSULVRQ 68. Cette division révèle une conception des œuvres de miséricorde entièrement tournées vers le corps. Nicolas de Gorran la reprend, même s’il ajoute que, « selon Raban », il est possible de lire aussi dans le texte évangélique les œuvres de miséricorde spirituelle69. Albert le Grand s’en inspire aussi largement70. À partir du moment où il devient ainsi admis que le texte évangélique n’évoque pas directement les œuvres de miséricorde spirituelle, la question de savoir pourquoi elles sont passées sous silence doit trouver une nouvelle réponse. Nous assistons alors à une réorganisation des commentaires pour maintenir l’importance des œuvres de miséricorde spirituelle. Il est possible de distinguer trois réponses différentes. La première est celle de Jean de La Rochelle ou Nicolas de Gorran. Elle repose sur l’idée que les œuvres de miséricorde sont à la fois ce qu’il y a de plus facile à exécuter et ce qui est le plus « naturel ». C’est donc ce qui est le PRLQVGLJQHGHUpPXQpUDWLRQRXFHGRQWO·RPLVVLRQMXVWLÀHOHSOXVXQHFRQGDPQDtion71. Par conséquent les autres œuvres – qu’il s’agisse de celles envers Dieu ou des
67. ID. : Dubitari potest utrum ad hec opera misericordie ita teneamur ut oporteat nos ea semper facere, TXDQGRFXPTXHDGHULWWHPSXVHWIDFXOWDVDXWXWUXPVXIÀFLDWVHPHOUHÀFHUHHVXULHQWHPHWDOLDTXH sequntur semel tantum fecisse. Tutius est hoc semper facere cum afferuit oportunitas, et quod non poteris de facultate, supleas bona voluntate. 68. Jean de La Rochelle, In Mt., BnF lat. 625, f. 183rb : Et enumerat hic sex genera operum misericordiae. Misericordia autem consistit in relevatione miserie aliene. Sex autem sunt miserie hominis corporales. Est enim miseria naturalis, et accidentalis. Naturalis autem duobus modis, scilicet a corruptione interiori, et a corrptione exteriori. A corruptione interiori : esuries et sitis ; sed esuries a calore corrumpente siccum ; sitis a calore corrumpente humidum. A corruptione exteriori : indigentia vestimenti, et hospicii, sed vestimentum contra immutationem propinquam aeris corrumpentem continuam ; hospicium contra immutationem distantem interpolatam. Est vero miseria accidentalis GXSOH[DXWFRUUXSWLRQHQDWXUHXWLQÀUPLWDVDXWWULEXODWLRQHYLROHQWLHXWFDUFHU. 69. Nicolas de Gorran, In Mt., Anvers 1617, p.225 : Secundum Rabanum, de spiritualibus operibus potest ÀHUL H[SRVLWLR TXL HQLP HVXULHQWHP SDQH YHUEL UHÀFLW TXL VLWLHQWHP SRWX VDSLHQWLDH UHIULJHUDW TXL HUUDQWHPLQGRPXPSDWULVUHPRYHWTXLLQQRFHQWHPSURWHJLWTXLLQÀUPXPLQÀGHLOOXPLWTXLWULEXODtione oppresso subvenit compatiendo vel consolando, veram dilectionem adimplet. 70. Albert le Grand, In Mt., éd. B. SCHMIDT, p. 602. 71. Jean de La Rochelle, In Mt., BnF lat. 625, f. 183vb : Sed queritur quare potius improperet opera misericordie quam alia, vel commendet de operibus misericordie plus quam de aliis. Responsio : Ideo insinuat opera misericordie, ut insinuet se promptum ad miserendum. Et quia ad opera misericordie
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miséricordes spirituelles – sont incluses a fortiori dans le texte biblique : si même l’absence des miséricordes corporelles est condamnée, combien plus le sera celle des œuvres plus importantes ; si même la miséricorde obtient le salut, combien plus les autres œuvres plus importantes. L’idée de Raban Maur est ainsi retrouvée, mais par un tout autre chemin : elle ne se fonde pas sur une interprétation allégorique du texte évangélique, mais s’intègre pleinement dans le cadre du sens littéral. 7RXWHIRLVFHWWHVROXWLRQHIÀFDFHSRXUH[SOLTXHUODVHXOHPHQWLRQGHV±XYUHV de miséricorde dans la condamnation, pourrait laisser entendre que la misériFRUGHFRUSRUHOOHVXIÀWDXVDOXW&·HVWSUREDEOHPHQWODFRQVFLHQFHGHFHULVTXHTXL pousse Thomas d’Aquin à rechercher une autre voie, même s’il utilise aussi cet argument. L’enjeu est exprimé directement : Mais alors qu’il existe de nombreux biens méritoires, il fait seulement mention des œuvres de miséricorde. C’est ce qui fut pour certains une cause d’erreurs : ils dirent en effet que l’on est sauvé par le seul exercice des œuvres de miséricorde, ou damné par leur seule omission, si bien que quelqu’un qui commettrait de nomEUHX[SpFKpVHWH[HUFHUDLWOHV±XYUHVGHPLVpULFRUGHVHUDLWVDXYp>«@72.
Se retrouve ici explicitement le problème que nous avons déjà vu plusieurs fois exprimé à propos de Lc 11, 41. La solution qu’en propose Thomas d’Aquin s’approche d’ailleurs des commentaires de ce verset puisqu’elle repose sur l’idée que l’aumône corporelle peut mener au salut dans la mesure où elle complète la pénitence, autrement dit en tant qu’œuvre de satisfaction73. La thèse de Thomas d’Aquin est donc que cette péricope fait avant tout allusion à la pénitence, dont les ±XYUHVGHPLVpULFRUGHVRQWO·DFFRPSOLVVHPHQW&HWWHLQWHUSUpWDWLRQTXHFRQÀUPH la suite du commentaire74, lui permet de replacer l’Église au centre de l’économie GXVDOXW(QHIIHWSHQVHUTXHOHV±XYUHVGHPLVpULFRUGHFRUSRUHOOHVXIÀUDLHQWj l’obtention du salut reviendrait à rendre inutile la médiation de l’Église ; faire de la miséricorde le parachèvement de la pénitence vient au contraire replacer l’Église au centre, par l’intermédiaire du prêtre qui reçoit la confession, partie centrale du processus de pénitence. inclinat natura, et quodam impulsu movet ad illa, et ideo faciliora ad faciendum ; ideo omissio illorum magis condempnanda, et executio minus re-/f. 184ra/-muneranda. Nicolas de Gorran reprend et développe la même argumentation : Nicolas de Gorran, In Mt., Anvers 1617, p. 226. 72. Thomas d’Aquin, In Mt., éd. R. CAI, § 2097, p. 324 : 6HGFXPVLQWPXOWDERQDPHULWDVROXPÀWPHQWLR de operibus misericordiae. Et ex hoc aliqui acceperunt occasionem errandi, dicentes quod solum per opera misericordiae salvantur, vel damnantur per omissionem eorum ; ita quod si commiserit aliquis multa peccata, et exerceat se in operibus misericordiae, salvabitur >«@ 73. ID. : Sed posset esse quod aliquis abstinet, et poenitet, et sic per eleemosynam potest liberari : eleemosynam enim debet homo incipere a se. 74. Ibid., § 2098, p. 324 : Augustinus dicit quod omnes peccant in mundo, non tamen omnes damnantur ; sed qui non poenitent, nec satisfaciunt. Sed qui poenitet et promittit satisfactionem per opera misericordiae, salvatur. Origenes dicit quod sub operibus misericordiae omnia bona sunt dicta vel praetermissa propter praeWHUPLVVLRQHPKXLXVPRGLRSHUXP(WVLJQLÀFDWXUTXLDHOHHPRV\QDQRQVROXPSUR[LPRÀWVHGHWVLEL ipsi : si enim pascit esurientem, multo magis pascere debet se esurientem, et sic de aliis operibus >«@
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Pierre de Jean Olieu propose quant à lui une toute autre solution sur laquelle nous reviendrons. Alors que la plupart des commentaires du XIIIe siècle avaient laissé de côté l’idée des quatre catégories de personnes face au Jugement, il en fait DXFRQWUDLUHVDFOpG·LQWHUSUpWDWLRQGHFHWWHSpULFRSHHQDIÀUPDQWTXHFHMXJHPHQW ne concerne que les mediocres dont on n’attend avant tout la miséricorde corporelle75. De plus, les pauvres évangéliques ont particulièrement besoin de ces dons matériels76. Pierre de Jean Olieu construit ainsi un couple complémentaire qui associe les laïcs aux Mineurs. Par leur intermédiaire, l’Église se trouve à nouveau intégrée dans la péricope. De plus, cette interprétation explique que le Christ n’ait pas cité, dans les œuvres de miséricorde, l’enterrement car les mineurs n’en ont pas besoin. Bien qu’il s’agisse de dons matériels, elle est présente dans la mesure où ces dons doivent être consentis à l’élite de cette Église que constitue le groupe des pauvres évangéliques, qui à son tour doit permettre l’intégration des laïcs77. L’évolution des commentaires sur cette péricope est révélatrice d’une tendance assez fréquente. Au XIIIe siècle apparaît une nouvelle écoute du texte évangélique, SOXVÀGqOHjODOHWWUH(QO·RFFXUUHQFHO·LGpHTXHOHVPLVpULFRUGHVpYRTXpHVVRQW bien corporelles s’impose comme une évidence et l’idée d’entendre cela au sens allégorique apparaît comme une facilité que les commentateurs tendent à dépasVHU(QFHODO·H[pJqVHVHIDLWSOXV©VFLHQWLÀTXHªHWSOXV©FULWLTXHª&HSHQGDQW cette recherche reste dans un cadre qui ne remet pas en cause l’essentiel, à savoir la place centrale de l’Église. Ici la recherche exégétique semble guidée par la volonté de trouver une argumentation plus solide pour maintenir une idée identique : la supériorité de l’aumône spirituelle sur l’aumône temporelle, ou du moins la place centrale de l’Église dans l’accès au salut. *** Les différents passages évangéliques que nous avons étudiés, conduisent tous au même résultat : les commentateurs entendent limiter le rôle accordé au don PDWpULHO GpYDORULVp SDU UDSSRUW j G·DXWUHV IRUPHV GH GRQV TXDOLÀpHV GH © VSL-
75. Pierre de Jean Olieu, In Mt., BnF lat. 15588, f. 119ra : Hic ergo agit de iudicio secundum ultimum modum, et ideo angeli et viri apostolici, qui propter excessum humilitatis et paupertatis et humane abiectionis vocantur hic minimi, designantur stare quasi iudices vel iudicis assessores. Demones vero XWLDPLXGLFDWL(WTXLDERQLPHGLRFUHVYHOLQÀPLVROHQWSHURSHUDPLVHULFRUGLHIDFWDLQVDQFWRVSDXperes supplere proprios defectus, et procurare sibi sanctorum merita, iuxta illud Lc. 16>/F@ Facite vobis amicos de mammona iniquitatis, ut cum defeceritis, recipiant vos etc. Ideo specialiter ÀWPHQWLRGHRSHULEXVPLVHULFRUGLH)LWHWLDPKRFDGSURYRFDQGXPRPQHVDGPLVHULFRUGLDPHWDG ostendendum quod ibi misericordia superexaltat id est supervincit iudicium, id est rigorem iusticie ; et ad monstrandum duos ordines electorum, scilicet eorum qui pro Christo omnia reliquerunt, et eorum qui per misericordie opera se illis associant. 76. ID. : Ad secundum dicendum quod ratio litteraliter ilius, ut puto, est quod pauperes evangelici convenienter illis misericordis indigent, scilicet cibo et potu, ospicio et indumento, et visitatione in suis LQÀUPLWDWLEXVHWSHUVHFXWLRQLEXV. 77. Texte cité au-dessus : et ad monstrandum duos ordines electorum, scilicet eorum qui pro Christo omnia reliquerunt, et eorum qui per misericordie opera se illis associant.
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rituelles » parce qu’elles se rapportent à l’âme du donataire, même si elles ne sont pas sacramentelles et peuvent s’inscrire dans un cadre purement terrestre. &RQVROHUXQDPLDIÁLJpUHOqYHDLQVLG·XQGRQ©VSLULWXHOªVDQVSRXUDXWDQWTX·LO se rapporte à Dieu. Les enjeux de cette survalorisation de l’aumône spirituelle sont doubles. Il s’agit, d’une part, de permettre à tous d’appliquer les préceptes évangéliques. En étendant le don à diverses formes d’actions, qui incluent la prière ou la bonne parole, ou simplement la volonté intérieure, mais aussi la correction, les commentateurs rendent concrètement possible l’observation des commandements évangéliques les plus exigeants. Ils permettent aussi d’éclairer chaque élément de ODYLHGXÀGqOHG·XQHOXPLqUHpYDQJpOLTXHHWGHQHSDVUpGXLUHFHOOHFLjTXHOTXHV DFWHVFRGLÀpVHWWUqVHQFDGUpV/·H[WHQVLRQGXGRQDX[DXP{QHVVSLULWXHOOHVHVW donc un moyen de la prise en charge de la société. C’est, d’autre part, un moyen pour placer ou maintenir l’Église au centre de cette société. Même si les aumônes spirituelles ne sont pas réservées aux clercs, elles relèvent tout de même de leur “domaine de compétence” prioritaire. Ils ont HQHIIHWDYDQWWRXWHQFKDUJHO·kPHGHVÀGqOHVHWSDUO·DGPLQLVWUDWLRQGHVVDFUHments ou de la parole, ils sont les mieux placés pour exercer une bonne aumône spirituelle. Par ailleurs, l’opposition à un salut obtenu par les seules œuvres de miséricorde matérielles, relève aussi du souci d’éviter que l’Église puisse être mise de côté. En accordant au don une place primordiale, des passages comme Lc 11, 41 ou Mt 25 pouvaient être utilisés pour passer outre à la fonction médiatrice de l’Église. C’est celle-ci que les exégètes défendent. Il résulte de ces deux enjeux que la place accordée au don matériel en faveur du pauvre est nettement réduite par rapport à ce que pourrait laisser attendre la lecture des Évangiles. Leurs besoins matériels sont négligés au nom de la supériorité de l’âme sur le corps, ou de l’antériorité de l’aumône faite à soi-même, elle-même liée à la pratique des sacrements. ,OH[LVWHWRXWHIRLVjSDUWLUGHODÀQGXXIIe siècle, une évolution. Sans remettre en cause les principes antérieurs, les commentaires bibliques accordent à l’aumône une place bien plus grande. On assiste d’abord à une forme de spécialisation du discours. Ainsi sur Mt 25, l’expression « œuvres de miséricorde » apparaît, sans commentaires, dans la Glose3LHUUHOH&KDQWUHjODÀQGXVLqFOHHQGRQQH ODGpÀQLWLRQHWODOLVWH$X XIIIe siècle, la plupart des commentaires lui accordent une grande place, en l’accompagnant de diverses citations bibliques, en citant le vers mnémotechnique, et en expliquant l’absence de la sépulture dans Mt 25. De même sur l’aumône, la distinction entre aumônes spirituelles et corporelles, très précoce dans les textes, n’est théorisée que dans les commentaires du XIIIe siècle. En même temps, les commentaires sont l’occasion de répondre à divers problèmes TXLWHQGHQWjGHYHQLUFODVVLTXHVVXUOHQpFHVVDLUHHWOHVXSHUÁXVXUODTXHVWLRQGH savoir à qui donner, sur la supériorité relative du don corporel ou spirituel, sur le devoir de donner etc. Ainsi l’exégèse devient un des lieux de transmission d’argumentaires en faveur de l’aumône ou des actes de miséricorde.
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Ces évolutions relèvent de diverses explications complémentaires. L’exégèse HVWSUREDEOHPHQWjODIRLVOHUHÁHWHWODFDXVHG·XQPRXYHPHQWVRFLDOSOXVODUJH tourné vers l’aumône, vers une « révolution de la charité » (A. Vauchez). Elle HVWSOXVVSpFLÀTXHPHQWOHUHÁHWGHO·pYROXWLRQGHODWKpRORJLHHWGHODIRUPDWLRQ d’une « théologie morale » attentive aux problèmes des laïcs. C’est dans le cadre GHFHOOHFLLQLWLpHjODÀQGX XIIe siècle dans le cercle de Pierre le Chantre, que VHGpYHORSSHQWOHVUpÁH[LRQVWKpRORJLTXHVVXUO·DXP{QHTXLVHUHWURXYHQWDXVVL dans l’exégèse, même si celle-ci n’est probablement pas le lieu de leur élaboration FRQFHSWXHOOH(QÀQO·H[pJqVHVHWRXUQHGHSOXVHQSOXVYHUVODSUpGLFDWLRQHWFH qui explique que s’y retrouvent des réponses aux problèmes concrets posés par l’aumône et des argumentaires en sa faveur. Cependant, dans tous les cas, la place faite aux pauvres n’est pas évidente, et doit être étudiée à partir d’autres textes.
3. UN COUPLE RICHES / PAUVRES ? Malgré la propension des exégètes médiévaux à conférer aux versets sur l’auP{QHXQHVLJQLÀFDWLRQWUqVODUJHTXLH[FqGHOHGLVFRXUVVXUOHVHXOGRQPDWpULHO cet aspect n’est tout de même pas totalement ignoré, d’autant moins que certains textes bibliques confrontent explicitement riches et pauvres, notamment la parabole de Lazare et du mauvais riche. D’autres péricopes peuvent être rapprochées de celle-ci : celle du Jugement dernier en Mt 25, dont l’aspect de miséricorde corporelle n’est pas totalement écarté ; celle du riche qui construit de nouveaux greniers (Lc 12, 13-21). Dans quelle mesure les commentaires de ces textes constituent-ils une image de la société fondée sur un couple riches/pauvres, qu’ils soient d’ailleurs présentés en opposition ou en complémentarité ? Nous verrons qu’il existe plusieurs tentatives pour faire du couple riches/pauvres un couple structurant, mais qu’elles ne s’imposent pas et nous nous interrogerons donc sur les raisons d’une telle résistance.
3.1. Le couple riches / pauvres dans l’œuvre de Grégoire le Grand et sa réception Dans les Homélies sur l’Évangile, Grégoire le Grand associe, de façon très FRKpUHQWHOHVULFKHVHWOHVQpFHVVLWHX[3RXUWDQWPDOJUpO·LQÁXHQFHIRQGDPHQtale de ce texte, sa réception témoigne sur ce point d’une nette résistance qui s’explique par deux ordres de raisons tenant, d’une part, à la représentation des nécessiteux et, d’autre part, à la concurrence d’autres modèles sociaux. 3.1.1. Grégoire le Grand, les riches et les pauvres C’est dans l’homélie sur la parabole de Lazare et du mauvais riche (Lc 16, 19-31) que Grégoire construit le plus nettement un couple riches/pauvres. Après
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avoir montré comment, dans la parabole, la confrontation du riche au pauvre Lazare a accru le malheur de l’un et de l’autre78, il indique comment un tel couple recelait une possibilité de salut : Vous, frères très chers, qui connaissez et le repos de Lazare et le châtiment du riche, agissez habilement, cherchez des intercesseurs pour vos fautes et faites des pauvres vos avocats pour le jour du jugement. Car vous avez maintenant beaucoup de “Lazare” : couchés à votre porte, ils ont besoin de ce qui tombe chaque jour de votre table après que vous vous êtes rassasiés. Les paroles saintes qui ont été lues doivent nous disposer à accomplir les commandements de la charité. Chaque jour, si nous cherchons bien, nous trouvons Lazare ; chaque jour, nous voyons Lazare, même sans le chercher. Voici que les pauvres se présentent à nous ; importuns ils nous prient, eux qui seront un jour nos intercesseurs. C’est nous qui devrions demander, c’est pourtant à nous qu’on demande : voyez si nous devons refuser ce qu’on nous demande, quand ce sont nos protecteurs (patroni) qui nous demandent. Ne perdez donc pas le temps de la miséricorde, ne négligez pas les remèdes que vous avez reçus79.
Ces pauvres sont les nécessiteux, ces mendiants dont Grégoire est bien conscient qu’ils sont souvent perçus comme importuns. À la différence d’Augustin80, il n’appelle pas à venir en aide aux saints ou aux justes, mais bien à n’importe quel mendiant qui tendra la main. En outre, dans un retournement complet des UHODWLRQVGHFOLHQWqOHGHOD5RPHDQWLTXHLOOHVTXDOLÀHGHpatroni. Ce sont désormais ceux qui reçoivent l’aide qui méritent d’être appelés « patrons », parce qu’ils seront dans l’au-delà des avocats et des intercesseurs. Ainsi, loin d’être voués à l’opposition, riches et pauvres peuvent se venir en aide mutuellement : le riche peut aider le pauvre ici-bas, lequel le lui rendra dans l’au-delà. Cette thématique se retrouve dans les Moralia en des termes proches à propos de Jb 31, 1981 : Pour dompter l’orgueil de celui qui donne, qu’il considère attentivement – c’est YUDLPHQWWUqVHIÀFDFH²DXPRPHQWRLOGLVWULEXHGHVELHQVWHUUHVWUHVOHVSDUROHV du maître céleste qui dit : « Faites-vous des amis avec le Mammon d’iniquité pour que, quand vous viendrez à manquer, ils vous reçoivent dans des tabernacles éternels ». Si en effet c’est par leur amitié que nous acquérons des tabernacles éternels, nous devons sans aucun doute les considérer comme des donateurs, parce
78. Homélie 40, § 4, dans Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile. /LYUH ,, +RPpOLHV ;;,;/, éd. R. ÉTAIX, G. BLANC, B. JUDIC, Paris, 2008, SC 522, p. 540. 79. Homélie 40, § 10, Ibid., p. 552 : Sed vos, fratres carissimi, et requiem Lazari, et requiem Lazari et poenam divitis cognoscentes, sollerte agite, culparum vestrarum intercessores quaerite atque advocatos vobis in die iudicii pauperes procurate. Multos etenim nunc Lazaros habetis, ante ianuas vestras iacent, atque his indigent, quae vobis iam satiatis cotidie de mensa cadunt. Verba sacrae lectionis debent nos instruere ad implenda mandata pietatis. Cotidie Lazarum si quaerimus cernimus. Ecce importune se pauperes offerunt, rogant nos, qui tunc pro nobis intercessores veniant. Certe nos omnino rogare debuimus, et tamen rogamur. Videte si negare debemus quod petimur, quando patroni sunt qui petunt. Nolite ergo misericordiae tempora perdere, nolite accepta remedia dissimulare. 80. Questions évangéliques, PL 35, col. 1351. 81. « Ai-je vu un miséreux sans vêtement un pauvre sans couverture ? »
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que nous offrons plutôt des présents à des patrons, que nous ne faisons des dons à des nécessiteux. C’est ce que dit Paul : « Que votre abondance supplée leur indigence, pour qu’ensuite leur abondance soit en aide à votre indigence ». Prenons donc bien conscience d’une part que ceux qui sont pauvres à nos yeux, nous les verrons un jour dans l’abondance ; et d’autre part que nous qui nous percevons dans l’abondance, si nous ne la partageons pas, nous serons un jour dans l’indigence. C’est pourquoi celui qui offre maintenant un subside temporel au pauvre, recevra de lui plus tard des biens perpétuels ; pour le dire ainsi, il cultive, en vue de la moisson, une terre qui lui rend plus que ce qu’elle a reçu82.
Dans ce contexte, la présentation des pauvres comme des protecteurs et donc comme des puissants, est liée à la volonté d’imposer l’humilité aux donateurs. Ce n’en est que plus révélateur de la valorisation des pauvres et de la pauvreté que cela suppose : les textes de Grégoire imposent une vision des nécessiteux qui ne les réduit ni à une position passive de récipiendaires du don, ou de faire-valoir des donateurs, ni à une image méprisable. Ce n’est pourtant pas un éloge aveugle des nécessiteux. Grégoire ne nie pas leurs éventuels défauts : dans le sermon sur la prédication aux riches et aux pauvres, il reconnaît lui aussi que bien souvent les pauvres sont plus orgueilleux que les riches83. D’ailleurs, il appelle nettement les pauvres à la patience. C’est ce qu’il admire dans l’attitude de Lazare : alors que le faste ostentatoire du riche constituait comme une provocation, le pauvre mendiant ne commet aucun geste et ne dit aucun mot condamnable84. La pauvreté n’est pas la cause de son salut : c’est plutôt son humilité et sa patience dans l’épreuve de la pauvreté. Mais, quoi qu’il en soit, la pauvreté possède une vertu purgative : Ceux que vous voyez dédaignés en ce monde, même si quelque chose en eux vous paraît répréhensible, ne les méprisez pas, car si la faiblesse de leur conduite cause peut-être une blessure, le remède de la pauvreté la guérit85.
82. Grégoire le Grand, Moralia in Iob, éd. M. ADRIAEN, CC Ser. Lat. 143A, p. 1086-1087 : Multum vero ad edomandam dantis superbiam valet, si cum terrena tribuit verba sollicite magistri caelestis penset, qui ait : Facite vobis amicos de mammona iniquitatis, ut cum defeceritis, recipiant vos in aeterna tabernacula. Si enim eorum amicitiis aeterna tabernacula acquirimus, dantes procul dubio pensare debemus, quia patronis potius munera offerimus quam egenis dona largimur. Hinc per Paulum dicitur : Vestra abundantia illorum inopiam suppleat, ut et illorum abundantia vestrae inopiae sit supplementum. Ut videlicet sollicite perpendamus quia et eos quos nunc inopes cernimus, abundantes quandoque videbimus ; et qui abundantes aspicimur, si largiri neglegimus quandoque inopes erimus. Qui itaque nunc temporale subsidium pauperi tribuit, ab eo postmodum perpetua recepturus, ut ita dicam, quasi ad frugem terram excollit, quae quod acceperit uberius reddit. 83. Regula Pastoralis III, 2, SC 382, p. 270 : Plerumque tamen personarum ordinem permutat qualitas morum, ut sit dives humilis, sit pauper elatus. 84. Homélie 40, § 4, SC 522, p. 540. 85. Homélie 40, § 10, SC 522, p. 552 : Cum quoslibet in hoc mundo abiectos aspicitis, etiamsi qua repreKHQVLELOLD HRUXP HVVH YLGHDQWXU QROLWH GHVSLFHUH TXLD IRUWDVVH TXRV PRUXP LQÀUPLWDV YXOQHUDW medicina paupertatis curat.
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/D SDXYUHWp TXL DIÁLJH OHV QpFHVVLWHX[ HVW LFL SUpVHQWpH FRPPH XQ UHPqGH TXLYLHQWSXULÀHUFHX[TXLODVXELVVHQW86. Cette proximité avec les nécessiteux se UHWURXYHGDQVO·KRPpOLHRLODIÀUPHTXHOHVLQGLJHQWVHQWHQGHQWVRXYHQWSOXV vite les appels de Dieu que les riches87. De même, dans le sermon de la Regula Pastoralis, il développe l’image du maître de maison, qui souvent préfère ses plus petits serviteurs à ses intendants, pour indiquer que Dieu préfère souvent OHV SDXYUHV REpLVVDQWV DX[ ULFKHV DX[TXHOV LO D SRXUWDQW FRQÀp VHV ULFKHVVHV à distribuer88. Par ailleurs, Grégoire n’exclut pas une aumône spirituelle sous la forme d’une parole de correction, mais il la place sur le même plan que l’aumône corporelle : « Vous leur donnez à la fois le pain et la parole : le pain qui nourrit et la parole qui corrige. Ainsi celui qui demandait un seul aliment en recevra deux de vous, étant rassasié au-dehors par la nourriture et au-dedans par la parole89 ». Les Moralia présentent les mêmes idées : que les péchés du pauvre ne soient pas une excuse pour ne pas faire d’aumônes corporelles mais l’occasion d’une double aumône ; et que l’aumône spirituelle ne soit pas un prétexte pour ne pas faire, en sus, l’aumône corporelle. Les deux formes d’aumônes se complètent sans se concurrencer90. Grégoire peut alors distinguer trois types de pauvres : ceux qui méritent d’être repris et doivent, à ce titre, être avertis ; ceux en qui rien n’est à blâmer et qui méritent d’être honorés (venerari) ; et ceux dont les torts ou les mérites sont inconnus et qui doivent tout autant être honorés car « tu ignores lequel est le Christ91 ». Ainsi ce sont tous les pauvres qui doivent être secourus. Dans les Moralia, il insiste sur l’absence de discriminations à opérer : 86. /DPrPHLGpHDYDLWpWpDIÀUPpHSHXDXGHVVXV+RPpOLHIbid., p. 544-546 : Sed mala Lazari purgavit ignis inopiae >«@ Et cum quoslibet pauperes nonnulla reprehensibilia perpetrare conspicitis, QROLWH GHVSLFHUH QROLWH GHVSHUDUH TXLD IRUWDVVH TXRG VXSHUÁXLWDV WHQXLVVLPDH SUDYLWDWLV LQTXLQDW caminus paupertatis purgat. De vobis omnino pertimescite, quia nonnulla etiam male acta prospera vita secuta est. De illis vero sollicite pensate, quia eorum vitam magistra paupertas cruciat, quousque ad rectitudinem perducat. 87. Homélie 36, § 7, éd. R. ÉTAIX, G. BLANC, B. JUDIC, SC 522, p. 406 : Pauperes ergo et debiles, caeci et FODXGLYRFDQWXUHWYHQLXQWTXLDLQÀUPLTXLTXHDWTXHLQKRFPXQGRGHVSHFWLSOHUXPTXHWDQWRFHOHULXV vocem Dei audiunt, quanto et in hoc mundo non habent ubi delectentur. 88. Regula Pastoralis, III, 20 ; SC 382, p. 382. 89. Homélie 40, § 10, SCS>«@ panem pariter detis et verbum, panem refectionis cum verbo correptionis ; et duo a vobis alimenta percipiat qui unum quaerebat, dum et exterius cibo, et interius satiatur eloquio. 90. Moralia in Iob, éd. M. ADRIAEN, CC Ser. Lat. 143A, p. 1086 : At contra, alii egenos fratres non student rebus fulcire cum possint, sed blandis tantum sermonibus fovere. Quos vehementer Iacobi praedicatio sancta reprehendit, dicens : Si autem frater aut soror nudi sunt, et indigent victu cotidiano, dicat autem aliquis ex vobis illis : ite in pace, calefacimini et saturamini ; non dederitis autem illis quae necessaria sunt corpori, quid proderit ? Quos Ioannes quoque apostolus admonet, dicens : Filioli mei, non diligamus verbo, nec lingua, sed opere et veritate. Dilectio itaque nostra semper exhibenda est et veneratione sermonis, et ministerio largitatis. 91. Homélie 40, § 10, SC 522, p. 552 : Pauper ergo cum reprehensibilis cernitur, moneri debet et despici non debet. Si vero reprehensionis nihil habet, venerari summopere sicut intercessor debet. Sed ecce multos cernimus, quis cuius sit meriti nescimus. Omnes ergo venerandi sunt, tantoque necesse est ut omnibus te humiliare debeas, quanto quis sit Christus ignoras.
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Et nombreux sont ceux qui ne savent pas élargir le cœur de leur pitié jusqu’à des inconnus, et qui n’ont pitié que de ceux qu’ils ont connus par une fréquentation assidue ; pour eux, c’est certainement plus la familiarité qui a du prix que la nature, puisqu’ils donnent à certains ce qui leur est nécessaire, non parce qu’ils sont des hommes, mais parce qu’ils sont connus. C’est pourquoi le bienheureux Job dit à juste titre : « Si j’ai méprisé le passant parce qu’il n’avait pas de vêtement ». Il souligne qu’en effet il a eu pitié du prochain inconnu, qu’il appelle le passant, parce qu’il va de soi que, pour une âme pieuse, la nature vaut mieux que la connaissance. En effet tout homme qui est dans le manque, par le seul fait d’être un homme, ne lui est déjà plus inconnu92.
De même qu’il avait inversé les rapports clients/patrons, de même Grégoire entend distinguer l’aide aux pauvres de la constitution d’une familia qui pourrait être reconnaissante et constituer une clientèle au service du donateur. Le don est dû à l’homme en tant qu’homme, et non à cause des liens qu’il s’agirait de nouer. Ce faisant, Grégoire le Grand inverse une tendance fréquente dans l’exéJqVHWHQGDQWjSULYLOpJLHUOHERQSDXYUH(QHIIHWLFLOHSDXYUHEpQpÀFLHG·XQa prioriIDYRUDEOHVLO·RQSHUoRLWVHVGpIDXWVRQGRLWSHQVHUTX·LOVVRQWSXULÀpVSDU sa pauvreté ; si on ne connaît pas ses mérites, il faut songer que le Christ peut être en lui. Grégoire construit donc un couple complémentaire riches/pauvres : le riche doit aider le pauvre ici-bas, lequel le protègera dans le ciel. 3.1.2. La réception du couple riches / pauvres Les commentaires de Luc et quelques homélies sur ce thème montrent que la position de Grégoire est assez isolée. Son interprétation s’éloigne de celle de ses prédécesseurs et il n’est que partiellement suivi par les commentateurs postérieurs. Certes les homélies sur l’Évangile ont été amplement diffusées et ses idées ont donc été tout autant répandues. Cependant, les utilisations de ce texte témoignent d’une réticence à accorder aux pauvres une fonction d’intercesseurs. Bède en est une bonne illustration. Pour son commentaire de la péricope, il reprend deux brefs passages des Questions évangéliques d’Augustin mais, pour le reste, il cite très longuement l’homélie de Grégoire. Il ajoute un bref paragraphe introductif conforme à l’interprétation de Grégoire, puisqu’il suppose que c’est le pauvre qui reçoit dans les tabernacles éternels93. Cependant par la suite, Bède coupe 92. CC Ser. Lat. 143A, p. 1086 : Et quia sunt nonnulli qui pietatis suae viscera tendere usque ad incognitos nesciunt, sed solis quos per assiduitatem notitiae didicerint miserentur, apud quos nimirum plus familiaritas quam natura valet, dum quibusdam necessaria non quia homines, sed quia noti sunt, largiuntur ; bene nunc per beatum Iob dicitur : Si despexi praetereuntem, eo quod non habuerit indumentum. Ignoto enim proximo misertum se indicat, quem praetereuntem vocat, quia videlicet apud piam mentem plus natura valet quam notitia. Nam et unusquisque qui indiget, eo ipso quo homo est, ei iam incognitus non est. 93. Bède, In Lc., éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 120, p. 302 : Ammonuerat ergo dominus supra facere amicos de mammona iniquitatis qui cum ab hac vita defecerimus recipiant nos in eterna tabernacula, quod audientes Pharisei deridebant. Verum ille que proposuerat exemplis astruens ostendit ideo divitem
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
précisément les passages de l’homélie qui évoquent explicitement l’intercession des pauvres. D’abord il ne reprend pas le paragraphe 10 dans lequel cette idée était exprimée avec le plus de vigueur. Cela pourrait se comprendre par le fait que ce n’est pas à proprement parler un commentaire de la parabole. Cependant, dans le commentaire lui-même, il coupe une phrase qui dit que le riche dans l’au-delà cherche un patronus dans la personne de Lazare94. Puis dans le paragraphe suivant, il supprime la phrase qui souligne qu’il ne faut pas mépriser les pauvres, même s’ils commettent des péchés95. Toutes ces suppressions pourraient s’expliquer par la volonté d’éviter de reprendre, dans un commentaire biblique, les passages les plus nettement homilétiques, mais le résultat est en tous cas de supprimer les formules qui évoquent explicitement l’intercession des pauvres. Bède conserve l’idée que le riche est condamné pour ne pas avoir fait acte de miséricorde ; il maintient l’idée que la pauvreté a une vertu purgative (même s’il insiste moins sur ce point96 PDLVOHU{OHGHVSDXYUHVGDQVO·DXGHOjQ·HVWSDVGpÀQL Des textes postérieurs témoignent de la même attitude face à l’homélie de Grégoire. Une homélie attribuée à Raban Maur reprend presque exactement et uniquement le texte du commentaire de Bède97. Une autre homélie, attribuée à Haymon d’Auxerre, est plus indépendante du texte de Bède et/ou de Grégoire, mais elle n’évoque aucunement l’intercession des pauvres. Il est certes reproché au riche de ne pas avoir été miséricordieux et il est en même temps mentionné que le pauvre est soigné par sa pauvreté, mais il n’y aucune construction d’un couple riche / pauvre98. Même si ces exemples sont loin d’offrir un panorama complet des homélies carolingiennes sur cette péricope, ils présentent toujours la même tendance à passer sous silence les phrases de Grégoire sur l’intercession des pauvres. L’exégèse du XIIe siècle accorde une importance légèrement plus grande aux nécessiteux, sans WRXWHIRLVUHSUHQGUHOHFRXSOHTX·DYDLWEkWL*UpJRLUH$LQVLODYHUWXSXULÀFDWULFH GHODSDXYUHWpHVWDIÀUPpHSOXVQHWWHPHQWGDQVODGlose que dans le commentaire
94. 95.
96.
97. 98.
purpuratum irremediabiliter apud inferos tortum quia pauperem Lazarum, a quo in vite tabernacula recipi posset, amicum sibi facere neglexerat. Grégoire le Grand, Homélie 40, SC 522, p. 542 : Qui nimirum dives eum cui in hac vita misereri noluit, in suo iam supplicio positus patronum querit. Grégoire le Grand, Homélie 40, SC 522, p. 546 : Et cum quoslibet pauperes nonnulla reprehensibilia SHUSHWUDUHFRQVSLFLWLVQROLWHGHVSLFHUHQROLWHGHVSHUDUHTXLDIRUWDVVHTXRGVXSHUÁXLWDVWHQXLVVLPDH pravitatis inquinat, caminus paupertatis purgat. De vobis omnino pertimescite, quia nonnulla etiam male acta prospera vita secuta est. De illis vero sollicite pensate, quia eorum vitam magistra paupertas cruciat, quousque ad rectitudinem perducat. 'XORQJSDVVDJHGH*UpJRLUHLOQHUHVWHTXHFHODTXLVRXOLJQHÀQDOHPHQWDXWDQWRXSOXVOHSpFKpGX SDXYUHTXHVDSXULÀFDWLRQCC Ser. Lat. 120, p. 304 : Ecce enim dum dicitur : Recepisti bona in vita tua, indicatur et dives iste boni aliquid habuisse, ex quo in hac vita bona reciperet. Rursumque dum de Lazaro dicitur quia recepit mala, profecto monstratur et Lazarum habuisse malum aliquod quod purgaretur. Sed mala Lazari purgavit ignis inopiae et bona divitis remuneravit felicitas transeuntis vitae. PL 110, col. 294-297. PL 118, col. 589-599.
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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de Bède et la plupart des exégètes reprennent – brièvement certes – cette idée99. De plus, le verset de Lc 16, 9 est utilisé comme clé d’interpétation de la parabole de Lazare, « lui qui ne s’est pas fait de Lazare un ami, par lequel il aurait pu être reçu dans les tabernacles éternels100 », comme de celle du riche qui construit de nouveaux greniers (Lc 12, 16-20) et qui aurait dû « donner aux pauvres pour être reçus par eux dans les tabernacles éternels101 ». Néanmoins, les commentaires ne dépassent pas ces quelques remarques allusives. Une autre glose, sur la parabole de Lazare, vient même nuancer le rapprochement avec Lc 16, 9 en distinguant la parabole de l’intendant malhonnête (qui appellerait à donner aux « saints, qu’il appelle amis, et auxquels il attribue les tabernacles ») de celle de Lazare qui est une incitation à donner aux « pauvres102 ». C’est probablement un des obstacles majeurs à la diffusion du couple riches/nécessiteux : la réticence à reconnaître une fonction médiatrice aux « pauvres » autres que les « saints ».
3.2. Les raisons d’un échec : un autre couple riches/pauvres ? La résistance aux idées de Grégoire sur la possibilité de penser la société sous la forme d’un couple riches/nécessiteux, s’explique par deux ordres de raisons : G·DERUG OH PDLQWLHQ G·XQH PpÀDQFH j O·pJDUG GHV QpFHVVLWHX[ HW OD YRORQWp GH conserver à l’Église une place médiatrice entre pauvres et riches. 3.2.1. Distinguer le bon pauvre La position grégorienne suppose de revaloriser les pauvres et la pauvreté. Or Grégoire s’oppose ainsi à toute une tradition qui demeure dominante et qui non seulement ne valorise pas la pauvreté mais, en outre, se traduit par la mise en place d’une stratégie de distinction entre nécessiteux et bons pauvres. Comme nous avons déjà pu le constater à travers l’interprétation des Béatitudes, ou de Mt 19, Jérôme comme Augustin, se sont efforcés de distinguer le pauvre en esprit du pauvre involontaire. La pauvreté valorisée par les Évangiles est comprise soit comme le fruit de la volonté, soit comme celui de l’humilité. Le fameux sermon 14 d’Augustin illustre clairement cette démarche en insistant sur l’orgueil et la cupidité des nécessiteux. Le pauvre, pour être sauvé, doit être humble, tout
99. La même phrase revient souvent : Glose, éd. Rusch, Strasbourg, 1480/1481, t. 4, p. 199 : Et erat quidem mendicus : Si qua reprehensibilia in pauperibus videmus, despicere non debemus, quia forWDVVHTXRVPRUXPLQÀUPLWDVYXOQHUDWPHGLFLQDSDXSHUWDWLVFXUDW. 100. Ibid., p. 198 : Homo quidam erat. Contra derisores avaros quod proposuit, exemplum astruit, scilicet quod dives apud inferos torquetur, qui Lazarum non fecit sibi amicum, a quo posset recipi in eterna tabernacula. 101. Ibid.S>«@ nec pauperibus erogaverit, ut ab eis reciperetur in eternis tabernaculis. 102. Ibid., p. 200 : Nota quod in villici illius superiore, et istius divitis presentis comparatione, incentivum ÀWPLVHULFRUGLHHWLELIRUWDVVHVDQFWLVTXRVDPLFRVGLFLWTXLEXVWDEHUQDFXODWULEXLWKLFYHURGRFHW pauperibus conferendum.
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
comme le riche : « O pauvre, sois pauvre ; pauvre, c’est-à-dire humble. Si le riche est devenu humble, le pauvre ne doit-il pas encore plus le devenir ? »103. Peu importe d’être riche ou pauvre : pour faire partie des pauperes spiritu auxquels appartient le Royaume des cieux, l’important est d’être humble. Et Augustin, dans ce sermon 14, de dénoncer les trop nombreux pauvres qui se conduisent avec RUJXHLOHWV·HQÁHQWGHVSURPHVVHVpYDQJpOLTXHV,OQ·HVWSDVTXHVWLRQGDQVFHWWH WUDGLWLRQG·XQHYHUWXSXULÀFDWULFHGHODSDXYUHWpHWGqVORUVOHVDOXWQ·DSSDUWLHQW pas plus aux nécessiteux qu’à quiconque. Pauperes evangelizantur (Mt 11, 5 ; Lc 7, 22) : la Bonne Nouvelle est annonFpH DX[ SDXYUHV 4XDQG LO UpSRQG j -HDQ VXU VD PLVVLRQ -pVXV DIÀUPH TXH VD prédication s’adresse avant tout aux pauvres, et que la bonne nouvelle qu’il vient annoncer les concerne directement. Mais ce n’est pas ainsi que le comprennent les commentateurs médiévaux, à la suite de Jérôme : « Les pauvres sont évangélisés » : les pauvres en esprit, ou du moins les pauvres de biens matériels, si bien que la prédication ne distingue pas grands et petits (nobiles et ignobiles), riches et indigents104.
Cette phrase, reprise par Bède dans le commentaire sur Luc, se retrouve ensuite dans les commentaires carolingiens de Matthieu puis dans la Glose sur Luc et Matthieu. L’idée centrale est que le message est adressé à tous. Si donc le salut n’est pas acquis aux pauvres, il est délicat de leur accorder une fonction d’intercesseur. Les textes évangéliques susceptibles de fonder une telle fonction sont peu nombreux. Le plus évident est celui de Luc 16, 9 (Facite vobis amicos de mammona iniquitatis ut, cum defeceritis, recipiant vos in eterna tabernacula) qui semble accorder aux « amis » le pouvoir de recevoir au ciel : c’est d’ailleurs le verset qu’utilisait le plus constamment Grégoire. Le contexte de ce verset – VLWXpMXVWHDSUqVODSDUDEROHGHO·LQWHQGDQWLQÀGqOHHWSHXDYDQWFHOOHGH/D]DUH et du mauvais riche – semble indiquer le don aux pauvres comme le moyen de se IDLUHGHVDPLV3XLVTXHSDUDLOOHXUVOHV%pDWLWXGHVDIÀUPHQWTXHOH5R\DXPHGHV cieux appartient aux pauvres (Mt 5, 3), il serait tout à fait logique de voir dans les pauvres l’image des amis qui peuvent recevoir dans des tabernacles éternels. À FHODV·DMRXWHQWGHX[DXWUHVWH[WHVTXLSRXUUDLHQWOHFRQÀUPHU,OV·DJLWG·DERUGGX récit du Jugement en Mt 25, 40, qui mentionne que les élus sont choisis pour le bien qu’ils ont fait aux « plus petits de mes frères », expression qui évoque celle de Mt 10, 42 : « Et quiconque donnera seulement un verre d’eau froide à l’un de ces petits parce qu’il est mon disciple, je vous le dis en vérité, il ne perdra point sa récompense ». En dehors des homélies de Grégoire, aucun des commentaires LPSRUWDQWVSRXUOH0R\HQÇJHQ·LGHQWLÀHSRXUWDQWOHVpYHQWXHOVLQWHUFHVVHXUVDX[ nécessiteux.
103. PL 38, 113 : O pauper, esto et tu pauper ; pauper, id est, humilis. Si enim dives factus est humilis, quanto magis pauper esse debet humilis ? 104. SC 242, p. 216 : Pauperes evangelizantur. Vel pauperes spiritu vel certe opibus pauperes, ut nulla inter nobiles et ignobiles, inter divites et egenos in praedicatione distantia sit.
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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Dans l’ensemble des commentaires bibliques, l’idée que les pauvres puissent recevoir dans les tabernacles éternels est rejetée, ou du moins nuancée. Une première tendance consiste à expliquer que la réception au ciel se fait grâce à l’aumône, mais non par les pauvres eux-mêmes. C’est la position d’Ambroise : le don aux pauvres permet de s’acquérir la grâce des anges et des saints105. Cette idée est plusieurs fois reprise au XIIe siècle, notamment par Zacharie de Besançon106 ou encore Pierre le Mangeur107. Elle permet de valoriser le don aux nécessiteux sans que ceux-ci soient élevés à une fonction médiatrice. Ils ne sont que l’occasion du salut des riches. La seconde tendance, qui n’est pas antithétique, consiste à distinguer entre différents types de pauvres. Augustin, dans les Questions évangéliquesDIÀUPHTXH ce sont « les saints et les justes » qui pourront recevoir dans les tabernacles éternels108. Jérôme commente ce verset dans la lettre 121 et précise qu’il faut donner « à ceux qui peuvent recevoir dans des tabernacles éternels »109, ce que la Glose DPSOLÀHOpJqUHPHQWHQQRWDQWTX·LOQHIDXWSDVGRQQHUj©Q·LPSRUWHTXHOVSDXYUHV mais à ceux qui pourront vous recevoir dans les tabernacles éternels110 ». Cette phrase est abondamment reprise au XIIe siècle111. Elle ouvre la voie à une distincWLRQHQWUHERQVHWPDXYDLVSDXYUHVHWjO·DIÀUPDWLRQTX·LOIDXWGRQQHUHQSULRULWp aux premiers : « Faites-vous des amis, pas de n’importe quels pauvres, mais de ceux qui, grâce à leurs suffrages, pourront vous recevoir dans les tabernacles éternels, c’est-à-dire des pauvres justes qui, dans la distribution de l’aumône, doivent être préférés à tous les autres pauvres112 ». Cette phrase de Pierre la Chantre ne précise pas qui sont les pauvres justes, mais il est aisé de conclure que les mieux 105. Ambroise, In Lc., éd. G. TISSOT, SC 52, p. 99 : Et ideo ait : Facite vobis amicos de iniquo mamona, ut largiendo pauperibus angelorum nobis ceterorumque sanctorum gratiam conparemus. 106. PL 186, col. 342 : Vel ita : Faciamus amicos de iniquo mammona, ut largiendo pauperibus, angelorum nobis caeterorumque sanctorum gratiam comparemus. 107. Histoire Scholastique, PL 198, col. 1599 : Et nota quod non omnes pauperes possunt nos recipere in aeterna tabernacula, sed quia largimur his, recipiemur ab angelis ; bonum est tamen eligere bonos pauperes, cum possumus. 108. Quaestiones evangeliorum, II, 34, éd. A. MUTZENBECHER, CC Ser. Lat. 44B : Non enim aut domino nostro facienda est in aliquo fraus, ut de ipsa fraude elemosinas faciamus, aut eos a quibus recipi uolumus in tabernacula aeterna tamquam debitores dei et domini nostri fas est intellegi, cum iusti HWVDQFWLVLJQLÀFHQWXUKRFORFRTXLHRVLQWURGXFDQWLQWDEHUQDFXODDHWHUQDTXLQHFHVVLWDWLEXVVXLV terrena bona communicauerint ; de quibus etiam dicit, quod si quis alicui eorum calicem aquae frigidae dederit tantum in nomine discipuli, non perdet mercedem suam. 109. PL 22, col. 1021 : Mihi juxta priorem interpretationem hoc videtur, quod de iniquo mamona debeamus nobis amicos facere, non quoslibet pauperes ; sed eos qui nos possint recipere in domos suas, et in aeterna tabernacula. 110. Glose, éd. Rusch, Strasbourg, 1480/81, t. 4, p. 198 : Non quoslibet pauperes, sed eos qui possunt vos recipere in eterna tabernacula. 111. Zacharie de Bessançon, PL 186, col. 342 : Docet ergo de divitiis iniquitatis amicos facere non quoslibet pauperes, sed eos qui nos possint recipere in coelestes mansiones ; Pierre le Mangeur et Pierre le Chantre (Reims 51, f. 142) ont la même position. 112. Pierre le Chantre, Reims 50, f. 142rb : Facite vobis non quoslibet pauperes, sed qui possunt nos recipere in eterna tabernacula, suffragiis suis, ergo iusti pauperes, omnibus aliis pauperibus preponendi sunt in datione elemosine.
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
placés pour obtenir des suffrages sont les clercs ou mieux encore les moines qui ont tout abandonné pour suivre le Christ. Les commentaires de Mt 25 écartent de même le rôle d’intercession de tous les pauvres. Celui de Jérôme sur Mt 25, 40 (« En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ») est fondamental : Nous étions libres de comprendre que dans tout pauvre, c’est au Christ qu’on donnait à manger quand il avait faim, à boire quand il avait soif, un toit où s’abriter quand il était étranger, le vêtement quand il était nu, qu’on visitait quand il était malade et qui recevait la consolation d’une visite quand il était enfermé en prison. Mais du fait de ce qui suit : « Quand vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait », il ne me semble pas parler des pauvres en général, mais de ceux qui sont pauvres en esprit, eux vers qui il avait WHQGXODPDLQHQGLVDQW>0W@©0HVIUqUHVHWPDPqUHFHVRQWFHX[TXLIRQW la volonté de mon Père »113.
Une fois de plus, Jérôme s’efforce de montrer que les pauvres dont parle l’Évangile ne sont pas les nécessiteux, mais les pauvres en esprit, c’est-à-dire, G·DSUqVVDGpÀQLWLRQOHVKXPEOHV'DQVFHFRPPHQWDLUHOHWHUPHFOpHVWFHOXLGH frère, qui évoque Mt 12, 50. Or dans le commentaire de ce verset, Jérôme avait expliqué que sont la mère du Christ ceux qui l’engendrent dans l’esprit des auditeurs, et ses frères ceux qui suivent sa volonté114. Cette idée se retrouve ensuite régulièrement. Raban Maur reprend Jérôme à la lettre115. Christian de Stavelot reformule les mêmes116. La Glose précise parle des « humbles d’esprit »117 et des « pauvres en esprit » pour les distinguer de « tous les pauvres qui sont dans le manque118 » ; et dans une note marginale elle renvoie à Mt 12, 50119. Elle est très largement suivie au XIIe siècle120.
113. Jérôme, In Mt., éd. É. BONNARD, SC 259, p. 230-232 : Libera nobis erat intelligentia quod in omni paupere Christus esuriens pasceretur, sitiens potaretur, hospes induceretur in tectum, nudus vestireWXULQÀUPXVYLVLWDUHWXUFODXVXVFDUFHUHKDEHUHWVRODFLXPFRQORTXHQWLV6HGH[KRFTXRGVHTXLWXU : Quando fecistis uni de fratribus meis minimis, mihi fecistis, non mihi videtur generaliter dixisse de pauperibus, sed de his qui pauperes spiritu sunt, ad quos tendens manum dixerat : Fratres mei et mater mea hi sunt qui faciunt voluntatem Patris mei. 114. Ibid., SC 242, p. 260-262 : Isti sunt mater mea qui me cotidie in credentium animis generant, isti sunt fratres mei qui faciunt opera Patris mei. 115. Raban Maur, In Mt., éd. B. LÖFSTEDT, CC Cont. Med. 174A, p. 672-673. 116. Expositio super Librum generationis, éd. R. B. C. HUYGENS, CC Cont. Med. 224, p. 467. 117. éd. Rusch, Strasbourg, 1480/81, t. 4, p. 78 : De minoribus : humilibus spiritu. 118. Glose, éd. Rusch, Strasbourg, 1480/81, t. 4, p. 78 : Innuit se non dixisse generaliter de omnibus pauperibus esurientibus sed de his qui pauperes sunt spiritu. 119. ID. : Ex his fratribus : Fratres mei et mater sunt qui faciunt voluntatem patris mei. 120. Alençon 26, f. 178ra : Per hec verba innuit se non dixisse generaliter de omnis pauperibus, sed de his tantum qui sunt pauperes spiritu, qui scilicet voluntate propria postposita voluntatem superni patris faciunt ; Geoffroy Babion, PL 162, col. 1463 a exactement la même formule ; Zacharie de Bessançon, PL 186, col. 489 : Non videtur generaliter haec dixisse de pauperibus, sed de his qui pauperes sunt spiritu. Dicit alibi : Fratres mei sunt qui faciunt voluntatem Patris mei ; Pierre le Chantre,
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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Les commentaires de Mt 10, 42 (« Quiconque donnera à boire à l’un de ces petits rien qu’un verre d’eau fraîche, en tant qu’il est un disciple, en vérité je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense ») vont aussi dans le même sens puisque le contexte est celui de l’aide fournie aux disciples : il s’agit du don matériel qui est dû à ceux qui fournissent des biens spirituels121. Tous ces commentaires visent donc à distinguer les bons pauvres (les humbles pauvres en esprit) de la foule des nécessiteux qui ne méritent pas particulièrement d’être valorisés. Ils suivent deux lignes parallèles : sans dévaloriser l’aumône, ils évitent de valoriser les nécessiteux. Ce n’est pas ce vers quoi tend le couple riches/ nécessiteux que proposait Grégoire et c’est probablement la première raison pour ODTXHOOHFHFRXSOHQHV·LPSRVHSDV/DVHFRQGHUDLVRQWLHQWGDQVO·LQÁXHQFHG·XQ autre couple qui concurrence en quelque sorte celui-ci. 3.2.2. Un autre couple riches / pauvres Un sermon d’Augustin sur Lc 16, 9 illustre ce vers quoi tendent les différentes exégèses que nous avons étudiées. Le premier paragraphe est révélateur : La récente lecture évangélique nous a conseillé de nous faire des amis avec le Mammon d’iniquité, pour que ceux-ci à leur tour reçoivent dans des tabernacles éternels ceux qui agissent ainsi. Qui d’autres que les saints de Dieu auront les tabernacles éternels ? Et qui sont ceux qui doivent être reçus par eux dans des tabernacles éternels, sinon ceux qui se seront mis au service de leur indigence, et leur auront avec joie servi ce dont ils avaient besoin ? Rappelons-nous donc qu’au jugement dernier, le Seigneur dira à ceux qui seront à sa droite : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger »HWYRXVFRQQDLVVH]ODVXLWH«(WTXDQGFHX[FL demandent à quel moment ils ont rendu ces services, il répond : « Quand vous l’avez fait à l’un de ces plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait »&HVSOXVSHWLWVVRQWFHX[TXLUHoRLYHQWGDQVOHVWDEHUQDFOHVpWHUQHOV>«@(W qui sont donc ces plus petits du Christ ? Ce sont ceux qui ont laissé tous leurs biens et l’ont suivi, et tout ce qu’ils avaient, ils l’ont distribué aux pauvres, pour servir Dieu déchargés de tout entrave séculière ; libérés des poids du monde, ils s’élèvent comme s’ils avaient des ailes. Voilà les plus petits. Pourquoi les plus petits ? Parce TX·LOVVRQWKXPEOHVHWQRQSDVÀHUVQLVXSHUEHV122.
BnF lat. 15585, f. 185ra : Minimis : innuit se dixisse non de omnibus pauperibus generaliter, sed de his qui sunt pauperes spiritu, unde alibi dictum est : Desudet elemosina in manu tua donec invenias iustum cui des. 121. Ainsi le commentaire de Jérôme : In Mt., éd. É. BONNARD, SC 242, p. 212 : Tale quid et apostolus, ut ante iam diximus, ad Galatas praecipit : Communicet is qui catechizatur ei qui se catechizat in omnibus bonis, et discipulos ad magistrorum refrigeria cohortantur. 122. PL 38, col. 648 : Recens evangelia lectio admonuit facere amicos de mammona iniquitatis, ut eos qui faciunt, recipiant et ipsi in tabernacula eterna. Qui sunt qui habebunt tabernacula eterna nisi sancti Dei ? Et qui sunt qui ab ipsis accipiendi sunt in tabernacula aeterna, nisi qui eorum indigentiae serviunt, et quod eis opus est, hilariter subministrant ! Recordemur ergo, in novissimo iudicio Dominum esse dicturum eis qui stabunt ad dextram eius : Esurivi, et dedistis mihi manducare, et caetera quae nostis. Et cum illi quaererent quando ei obsequia ista praebuissent, respondit : quando uni ex minimis
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
Ce sermon est révélateur des enjeux de l’interprétation de Lc 16, 9 et de Mt 25. En associant trois textes (Lc 16, 9 ; Mt 25, 42 ; et Mt 19, 21), il structure un couple riches/pauvres dans lequel les pauvres sont en fait les clercs ou les moines. Les nécessiteux sont ainsi mis de côté. C’est vers une telle structure que tend l’exégèse médiévale de ces différents passages. Un schéma assez fréquent au Moyen Âge sur les différents ordres dans le jugement la rejoint. Exprimé dans sa version la plus simple, par exemple celle d’Isidore de Séville, il indique qu’existent deux ordres chacun divisé en deux : ceux qui sont jugés (puis soit élus soit réprouvés) et ceux qui ne sont pas jugés (dont les uns règnent et les autres sont exclus)123. Dans une version légèrement plus riche, celle de Julien de Tolède, cette structure est appuyée sur des versets bibliques : ceux qui règnent sans être jugés sont ceux qui ont tout abandonné pour suivre le Christ et auxquels le jugement est promis (Mt 19) ; ceux qui règnent après avoir été jugés sont ceux qui sont loués en Mt 25 d’avoir accompli les actes miséricordieux ; ceux qui sont réprouvés après avoir été jugés sont ceux qui, en Mt 25, n’ont pas SUDWLTXpODPLVpULFRUGHHQÀQFHX[TXLVRQWUHSURXYpVVDQVrWUHMXJpVVRQWFHX[ qui sont hors de l’Église124. Dans cette version, il n’y a pas de lien établi entre ceux qui ont abandonné leurs biens et ceux qui pratiquent les œuvres de miséricorde. Autrement dit, ne se retrouve pas le couple qu’avait bâti Augustin dans son sermon. Il est intéressant de noter qu’il en va de même dans les Moralia. À propos de Jb 36, 6 (iudicium pauperibus tribuit), Grégoire développe assez longuement
meis fecistis, mihi fecistis. Isti minimi sunt qui recipiunt in tabernacula aeterna. >«@ Minimi ergo qui sunt Christi ? Illi sunt qui omnia dimiserunt, et secuti sunt eum, et quidquid habuerunt, pauperibus distribuerunt ; ut Deo sine saeculari compede expediti servirent, et ab oneribus mundi liberatos, velut pennatos sursum humeros tollerent. Hi sunt minimi. Quare minimi ? Quia humiles, quia non elati, non superbi. 123. Isidore de Séville, Sententiarum, PL 83, 596-597 : Duae sunt differentiae vel ordines hominum in judicio, id est, electorum et reproborum ; qui tamen dividuntur in quatuor. Perfectorum ordo unus est, qui cum Domino judicat, et alius, qui judicatur ; utrique tamen cum Christo regnabunt. Similiter ordo reproborum partitur in duobus, dum hi qui intra Ecclesiam sunt mali judicandi sunt et damnandi ; qui vero extra Ecclesiam inveniendi sunt, non sunt judicandi, sed tantum damnandi. Primus igitur ordo eorum qui judicantur et pereunt opponitur illi ordini bonorum de quo sunt qui judicantur et regnant. Secundus ordo eorum qui non judicantur et pereunt opponitur illi ordini justorum in quo sunt hi qui non judicantur et regnant. Tertius ordo eorum qui judicantur et regnant illi ordini est contrarius de quo sunt qui judicantur et pereunt. Quartus ordo eorum qui non judicantur et regnant opponitur illi contrario ordini in quo illi sunt qui non judicantur et pereunt. 124. Julien de Tolède, Prognosticorum futuri saeculi libri, CC Ser. Lat. 115, p. 107-108 : Duae sunt enim differentiae uel ordines hominum in iudicio collectorum, hoc est electorum et reproborum, qui tamen in quattuor diuiduntur. Perfectorum ordo est unus, qui cum domino iudicat, de quibus dominus ait : sedebitis et uos super sedes duodecim. Hi non iudicantur et regnant. Alius quoque ordo est electorum, quibus dicetur : esuriui et dedistis mihi manducare. Hi iudicantur et regnant. Item reproborum ordines duo sunt ; unus eorum qui extra ecclesiam inueniendi sunt. Hi non iudicabuntur et pereunt ; de quibus etiam psalmista ait : non resurgent impii in iudicio. Alter quoque ordo reproborum est eorum, qui iudicabuntur et pereunt, quibus dicetur : esuriui et non dedistis mihi manducare ; ite, maledicti, in ignem aeternum.
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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la structure des deux parties dans le jugement, sans établir de lien direct entre ces différents ordres125. Il n’est pas étonnant qu’au contraire Bède, dans une homélie déjà citée dans le premier chapitre sur Benoît Biscop, reformule le schéma en introduisant un lien entre les différents ordres : C’est pourquoi il faut remarquer qu’il y a deux ordres d’élus dans le jugement futur : celui de ceux qui jugent avec le Seigneur, et dont il parle ici en disant qu’ils ont tout laissé et qu’ils l’ont suivi ; le second est celui de ceux qui sont jugés par le Seigneur, qui certes n’ont pas tout laissé de la même façon, mais qui cependant ont eu le souci quotidien de donner des aumônes aux pauvres du Christ (pauperibus Christi) avec ce qu’ils avaient126.
La suite du texte évoque à la fois le jugement dernier en Mt 25 et les versets qui précèdent Mt 19, 16 pour montrer que ces élus n’ont pas seulement fait des aumônes, mais qu’ils ont aussi aimé leur prochain en général. Cette homélie de Bède montre bien comment ce schéma des quatre catégories dans le Jugement peut être utilisé pour structurer la société d’ici-bas, en construisant une forme d’alliance entre la population et les pauperes Christi qui désignent probablement les moines. Le commentaire de Raban Maur reprend ce schéma en deux occasions. Sur Mt 19, il suit la formulation de Bède, et sur Mt 25 celle de Julien de Tolède127. De même Jonas d’Orléans, dans le De institutione laicali, cite Bède puis Isidore de Séville128. La Glose et presque tous les commentaires du XIIe siècle suivent Raban en utilisant ce schéma à la fois sur Mt 19 et sur Mt 25. Certes, comme le montre l’utilisation qu’en fait Grégoire, il n’unit pas nécessairement ceux qui ont abandonné leur propriété à ceux qui l’ont conservée. Mais il favorise la formation d’un tel couple, à partir du moment où les commentaires des versets de Mt 25, qui ont un rôle essentiel dans ce schéma, rejettent assez généralement la perspective du don à n’importe quel pauvre. On trouve d’ailleurs dans les actes de la pratique le recours à ces versets pour MXVWLÀHU OH GRQ DX[ LQVWLWXWLRQV HFFOpVLDVWLTXHV$LQVL GDQV OD FKDUWH GH IRQGDtion de Cluny, l’acte de Guillaume est présenté comme motivé par la volonté de se faire des pauvres des amis. On peut certes se demander si ces « pauvres » GpVLJQHQWOHVPRLQHVRXFHX[TXLEpQpÀFLHURQWGHVDXP{QHVGHFHX[FL129, mais il n’y a pas de contradiction entre les deux, car l’un n’exclut pas l’autre.
125. Moralia in Iob, l. 36, CC Ser. Lat. 143B, p. 1304-1306. 126. Homélie 1, 13, dans Opera homiletica, éd. D. HURST, CC Ser. Lat. 122, p. 89-90 : Unde notandum quod duo sunt ordines electorum in iudicio futuri, unus iudicantium cum domino de quibus hoc loco commemorat qui reliquerunt omnia et secuti sunt illum, alius iudicatorum a domino qui non quidem omnia sua pariter reliquerunt sed de his tamen quae habebant cotidianas dare elemosinas pauperibus Christi curabant. 127. Raban Maur, In Mt., éd. B. LÖFSTEDT, CC Cont. Med. 174A, p. 519-520 et p. 669-670. 128. PL 106, col. 271-272. 129. Les plus anciens documents originaux de l’abbaye de Cluny, éd. H. ATSMA, S. BARRET et J. VEZIN, Brepols, Turnhout, 1997, t. 1, n. 4, p. 34 : Quae scilicet causa nulla spetie vel modo congruentis posse ÀHUL YLGHWXU QLVL XW LX[WD &KULVWL SUHFHSWXP DPLFRV PLFKL IDFLDP SDXSHUHV HLXV XWTXH KXLXVPRGL
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
Plus tardivement, un sermon d’Abélard pour susciter des aumônes en faveur du Paraclet, ne laisse désormais plus de doutes130. Il commente la parabole de l’intendant malhonnête. Sans surprise, il indique la nécessité d’être un bon dispensator des biens matériels à distribuer. Il indique cependant alors qu’il est indispensable de faire preuve de discernement en rendant aux pauvres les biens131. Et d’expliquer ensuite qu’il faut donner, plutôt qu’aux « pauvres du monde », aux « pauvres de Dieu », et parmi ceux-ci plus spécialement à ceux qui ont renoncé à tout pour suivre la vie apostolique, et parmi eux aux femmes en raison de la faiblesse de leur sexe132. Ces quelques exemples montrent bien comment le verset de Lc 16, 9 tend à constituer un couple riches/pauvres dans lequel les pauvres sont, par excellence, les moines ou les clercs plutôt que les nécessiteux. Cette “captation de l’aumône” par les moines ou les clercs ne correspond pas à un oubli total du pauvre. Non seulement le don aux pauvres n’est pas intégralement oublié – les commentateurs du XIIe siècle y insistent de plus en plus – mais, en outre, la conception de l’évêque ou de l’abbé comme dispensator ou pater pauperum confère à l’Église une fonction de redistribution qui la place au centre de la société. C’est ainsi que se comprennent les réticences observées face au couple riches/ SDXYUHV TXH GpIHQGDLW *UpJRLUH OH *UDQG G·XQH SDUW XQH PpÀDQFH HQYHUV OHV nécessiteux, dont il paraît douteux qu’ils puissent être des intercesseurs ; d’autre part la volonté de maintenir pour l’Église une place centrale dans le processus de circulation de la richesse, puisque c’est par son intermédiaire que l’argent passe des riches aux pauvres133.
130.
131. 132. 133.
actio non ad tempus set continue peragatur monastica professione congregatos ex propriis sumptibus sustentem. Sur ce passage, I, ROSÉ, Construire une société seigneuriale. Itinéraire et ecclésiologie GHO·DEEp2GRQGH&OXQ\ÀQGX IXe-milieu du Xe siècle), Turnhout, 2008, p. 142-143, et plus généralement sur les dons à Cluny : p. 502-507. D’autres exemples de dons aux moines/pauvres sont cités par M. LAUWERS, La mémoire des Ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècles), Paris, 1997, p. 181. Sermon 30, PL 178, col. 564-569. Une nouvelle édition commentée a été donnée par A. GRANATA, « La doctrina dell’elemosina nel sermone « pro sanctimonialibus de Paraclito » di Abelardo », Aevum, 67, 1973, p. 32-59 (texte p. 54-59). Sur les sermons d’Abélard : P. DE SANTIS, I sermoni di Abelardo per le monache del Paracleto, Louvain, 2002. Éd. A. GRANATA, p. 57 : Cum autem pauperibus sua restituimus, maxima est discretio, nec scilicet quod alterius est alteri demus, aut cui magis debemus minus demus. Ibid., p. 58. Cette place de l’Église dans l’échange a notamment été mise en lumière par M. LAUWERS, La mémoire des Ancêtres, le souci des morts…, p. 172-182.
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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3.3. Riches et pauvres dans les commentaires du XIIIe siècle 3.3.1. Nouvelle tentative pour établir un couple riches / pauvres : Hugues de Saint-Cher Sur les paraboles de Lazare et du mauvais riche, comme sur celle du riche qui construit de nouveaux greniers, Hugues de Saint-Cher bâtit à nouveau un couple riches/nécessiteux. L’exégèse de Lc 12, 13-21 est renouvelée par l’introduction de longues citaWLRQVG·XQHKRPpOLHGH%DVLOHOH*UDQGWUDGXLWHSDU5XÀQ134 dont il ressort, tout G·DERUGXQYLEUDQWDSSHOjO·DXP{QHMXVWLÀpSDUO·LGpHTX·LO©Q·HVWSDVPRLQV criminel de prendre à celui qui a, que de refuser à celui qui est dans le manque » : le refus du partage des biens avec les nécessiteux est donc une forme de vol135. Ce texte est attribué à Ambroise dans le Décret136 et, à ce titre, il était connu et commenté137 mais sa présence est nouvelle dans l’exégèse et, en outre, il semble que la Postille le cite de première main puisqu’elle l’attribue bien à Basile et donne une version plus complète que celle du Décret138. Le devoir de l’aumône s’appuie, d’une part, sur la nature des richesses destinées à l’utilité commune139 et, d’autre part, sur l’intérêt des possédants : Si tu es à ce point touché par le venin de l’avidité que tu veuilles que tout devienne WLHQDFFXHLOOHGRQFOHUHPqGHVDOXWDLUH/HEpQpÀFHGHODODUJHVVHGHPHXUHSOXV pour celui qui la confère que pour celui qui la reçoit. L’aumône en effet est une VHPHQFH/DVHPHQFHDSSRUWHXQSURÀWlucrum) bien plus grand à celui qui sème TX·jFHOXLTXLODUHoRLW,OYDXWPLHX[SRXUWRLrWUHGpFODUpOHSqUHGHPLOOHÀOV c’est-à-dire des pauvres que tu nourris, que le père de mille pièces d’or ; eux, en effet, témoigneront pour toi devant le Tribunal140. 134. Cette homélie sur Lc 12, 16, se trouve en PG 31, col. 1744-1754. 135. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 208rb : Non est minus criminis habenti tollere, quam cum possis et abundes, indigenti denegare. Et infra : tantorum te scias bona invadere, quantis possis prestare si velis. 136. Éd. A. FRIEDBERG, d. 47, c. 8. 137. Cf. G. COUVREUR, Les pauvres ont-ils des droits ? Recherches sur le vol en cas d’extrême nécessité depuis la Concordia de Gratien (1140) jusqu’à Guillaume d’Auxerre (+ 1231), Rome, 1961, p. 94-100 ; E. LIO, « Osservazioni critico-litterarie e dottrinali sul famoso testo : Proprium nemo dicat«HWHVWLFRQQHVVLªFranciscan Studies, 12, 1952, p. 214-231. 138. ,O IDXGUDLW WRXWHIRLV IDLUH XQH YpULÀFDWLRQ VXU OHV PDQXVFULWV O·pGLWLRQ GH &RORJQH FLWH « Basile », celle de Venise, 1703, évoque en revanche « Bède ». Mais, dans aucun des deux cas, ce n’est « Ambroise ». 139. Postille, Venise, 1703, vol. 6, f. 208ra : In terribili iudicio dicetur tibi : Pecunia mea fructus mei, quid te utilitatis habuere ? Tu sine dubio respondebis : Claustris validissimis et signaculis communivi, nulli quicquam tribui, quinimo ad custodiendum vigilas addidi. Et respondebitur tibi : Stulto consiliario usus es de temetipso. Debebas dicere : Aperiam horream et dabo indigentibus, sicut Iospeh. 140. ID. : Quia si te intantum aviditatis morbus constringit, ut omnia velis tua facere, accipe adhuc saluWDUH UHPHGLXP %HQHÀFLXP ODUJLHQWLV SUDHEHQWL PDJLV SHUPDQHW TXDP VXVFLSLHQWL (OHPR\VLQD enim semem est, semen magis ad seminantes, quam ad suscipientis lucrum pertinet. Mellius est in te PLOOHÀOLRUXPLGHVWSDXSHUXPTXRVQXWULVTXDPPLOOHDXUHRUXPSDWUHPGLFLLOOLHQLPWHVWLÀFDEXQW coram Tribunal.
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
Cette phrase, par l’image du tribunal, renoue avec le modèle du pauvre intercesseur tel que l’avait forgé Grégoire mais s’en écarte aussi : alors que celui-ci retournait le schéma antique de la relation patron/clients, Hugues de Saint-Cher se contente de l’adapter en lui conférant une perspective eschatologique : en devenant le père de mille pauvres – aussi bien sur terre qu’au ciel – le donateur crée autour de lui une familiaTXLFRQIRUWHVRQLQÁXHQFH,OHVWG·DLOOHXUVQRWDEOHGH voir ainsi l’expression de pater pauperum appliquée aux laïcs141. Le don vient GRQFFRQIRUWHUXQHGRPLQDWLRQVRFLDOHYRXOXHSDU'LHXVDQVOHPRGLÀHU Comment expliquer que tu sois à la tête (prelatus) de nombreuses personnes ? En tous cas, ce n’est pas sans raison que le juste Seigneur (iusto Domino) t’a attribué la charge de distribuer tes largesses (RIÀFLXPODUJLHQGL) et à d’autres a imposé la nécessité d’être dans le manque. Sache que tu es un intendant (dispensatorem te cognosce) et ne va pas croire que tout ce que la terre produit est pour ton ventre et tes délices142.
La prélature du riche et la pauvreté des nécessiteux relèvent de la justice divine. C’est d’ailleurs le point de départ du commentaire sur la parabole de Lazare et du mauvais riche : « Et il y avait un mendiant ». Au riche est associé un pauvre, car l’un et l’autre s’entraident (uterque alteri confert), et l’un et l’autre sont faits par le Seigneur. Celui-ci a voulu que certains soient pauvres, d’autres riches, pour que chacun croisse en vertu : ceux-là par leur patience (sustinendo), ceux-ci par leurs largesses143.
Uterque alteri confert : le riche et le pauvre sont liés, mais au lieu d’être une cause de peine mutuelle, c’est une aide réciproque. Riches et pauvres sont deux pôles qui structurent une société ainsi voulue par Dieu. Entre les deux doivent se nouer des échanges : le riche par ses aumônes assure la vie du pauvre, qui, en contrepartie, supporte avec patience son sort. En revanche, le rôle d’intercesseurs n’apparaît plus sur cette péricope. L’aumône est certes un moyen pour le riche de se sauver mais les pauvres sont l’instrument du salut des riches sans intervenir HX[PrPHVGDQVFHSURFHVVXVLOVVRQWHQWLqUHPHQWSDVVLIV&·HVWFHTXHFRQÀUPH le commentaire de Lc 16, 9 qui reprend la perspective d’Ambroise : le don aux nécessiteux est la cause qui pousse les anges et les saints à recevoir le riche144.
141. Cf. P. ALADJIDI, Le roi père des pauvres. France, XIIIe-XVe siècle, Rennes, 2009. 142. Ibid., f. 208ra : 4XLGHVWTXRGPXOWLVSUHODWXVHVW"1RQXWLTXHVLQHFDXVDDMXVWRGRPLQRWLELRIÀFLXP tribuitur largiendi, et aliis necessitas imponitur indigendi. Dispensatorem te cognosce, nec existimes quod omnia ventri et deliciis tuis terra producat. 143. Ibid., f. 231ra : Et erat quidam mendicus. Diviti adjungitur pauper, quia uterque alteri confert, et uterque a Domino est. Voluit enim Dominus alios pauperes, alios divites esse, ut illi sustinendo, isti ODUJLHQGRSURÀFHUHQWLQYLUWXWH 144. Ibid., f. 228v : Et ego dico vobis facite vobis amicos, angelos scilicet et omnes sanctos. >«@ Vel sic facite vobis amicos, pauperes scilicet. Et dicit Glossa : non quoslibet pauperes, sed eos, qui possunt vos in aeterna tabernacula recipere. Non ergo peccatores >«@. Recipiant, pauperes scilicet, id est sint causa, vel occasio quare recipiamini.
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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Les pauvres doivent d’ailleurs se contenter de la portion réduite : « Si le pauvre demandait les délices, il ne faudrait pas l’écouter »145. Et de citer un sermon d’Augustin, repris dans le Décret, expliquant qu’il faut donner aux pauvres le nécessaire, les choses viles et les restes, mais que les riches peuvent utiliser biens SUpFLHX[HWVXSHUÁXV146&HWWHLGpHHVWFRQÀUPpHSOXVORLQ©/HVSODWHDX[ELHQ remplis sont pour les riches, mais les miettes sont pour les pauvres »147. Ces commentaires d’Hugues de Saint-Cher reprennent donc en partie le schéma d’un couple riches/nécessiteux, notamment à l’occasion du commentaire de ces deux paraboles. Cependant, par rapport aux formulations de Grégoire le Grand, on observe deux nettes différences. Tout d’abord, Hugues de Saint-Cher réserve préférentiellement le statut d’intercesseurs ou de patroni aux saints ou aux anges. Ensuite, l’exégèse de la Postille vient conforter l’ordre social. Là où Grégoire demandait de donner à n’importe quel pauvre, qu’il appelait à regarder comme un patron, Hugues de Saint-Cher demande au contraire aux riches d’assumer leur condition et de donner aux pauvres, justement parce qu’ils exercent une GRPLQDWLRQVRFLDOH'HVSDXYUHVLOQ·HVWÀQDOHPHQWDWWHQGXTX·XQHFKRVHTX·LOV soient patients sur terre, autrement dit qu’ils ne contestent pas leur sort ou l’ordre établi. Tout en constituant un couple riches/nécessiteux, Hugues de Saint-Cher maintient les pauvres dans un statut totalement passif. 3.3.2. La réception dominicaine de la Postille Comme nous avons déjà eu plusieurs fois l’occasion de le constater, la Postille VXU/XFH[HUFHXQHIRUWHLQÁXHQFHVXUO·H[pJqVHSRVWpULHXUHGHFHWeYDQJLOH4XH les commentateurs suivent ou non les positions d’Hugues de Saint-Cher, relève donc d’un choix révélateur. Or apparaît un net écart entre franciscains et dominicains. Si ceux-ci suivent dans l’ensemble Hugues de Saint-Cher, ou vont plus loin que lui dans la place accordée aux nécessiteux, ce n’est pas le cas des franciscains. Le commentaire de Nicolas de Gorran sur la parabole de Lazare et du mauvais riche précise les relations entre riches et pauvres : L’un et l’autre s’entraident, mais différemment : le riche aide le pauvre matériellement (temporaliter), le pauvre aide le riche spirituellement. Chrysostome : quand le riche soutient le pauvre, il est soutenu par le pauvre. De même le Seigneur Dieu a fait le pauvre pour le riche148.
145. Ibid., f. 231 va : si enim peteret pauper delicias, non esset audiendus. 146. ID. : 1RQFRJDQWXUGLYLWHVSDXSHUXPFLELVXWLXWDQWXUFRQVXHWXGLQHLQÀUPLWDWLVVXHHWGROHDQWVHDOLWHU QRQ SRVVH TXLD VL FRQVXHWXGLQHP PXWDQW HJURWDQW (GDQW VXSHUÁXD GHQW SDXSHULEXV QHFHVVDULD edant preciosa, dent paupribus vilia, et quidem pauperum sunt reliquie, non delicie, non oblectamenta sed fragmenta. L’origine du passage se trouve dans le sermon 61 : PL 38 ; col. 414 ; il est cité dans le Décret, d. 41, c. 3 ; il est probablement repris d’une compilation. 147. Ibid., f. 231 vb : fercula sunt plena divitum, sed micae sunt pauperibus. 148. Paris, Maz. 248, f. 140 ra : Alter alteri confert, sed differenter quia dives temporaliter pauperi, pauper spiritualiter diviti confert. Crisostomus : dum dives sustentat pauperem, sustentatur a paupere ; idem pauperem fecit Dominus Deus propter divitem.
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
Malgré une réciprocité évidente dans un échange matériel/spirituel, c’est le pauvre qui demeure fait pour le riche, et non l’inverse. De plus, l’aide « spirituelle » qu’apporte le pauvre reste indéterminée. À propos de Lc 16, 9, après avoir, dans un premier temps, élargi la liste de ceux qui sont susceptibles d’accueillir dans des tabernacles éternels, Nicolas de Gorran revient ensuite aux interprétations habituelles qui privilégient les saints149. La même tension se retrouve sur la question de savoir qui sont les minimi de Mt 25, 42 : le dominicain maintient la différence entre OHVSDXYUHVHQHVSULWHWOHVDXWUHVWRXWHQDIÀUPDQWTX·LOHVWERQGHGRQQHUjWRXV150. Albert le Grand va nettement plus loin dans l’attention qu’il porte à l’ensemble des indigents et dans la place qu’il leur reconnaît. Sur la parabole de Lazare et du mauvais riche, tout en s’inspirant manifestement de la Postille, à laquelle il reprend citations et idées, il introduit une plus grande réciprocité : Le Seigneur a voulu que son ami Lazare connaisse cette mendicité, pour qu’il y exerce sa patience, et que le riche soit convaincu de ténacité. Prov. 22, 2 : « Le riche et le pauvre se rencontrent : c’est le Seigneur qui a fait l’un et l’autre ». Il a en effet formé l’indigent pour la patience, et le riche pour la miséricorde, si du moins il donne l’aumône ; s’il ne la donne pas, il le forme pour sa condamnation. Prov. 29, 13 : « Le pauvre et le créditeur se rencontrent : le Seigneur les illumine l’un et O·DXWUHª,OLOOXPLQHHQHIIHWOHSDXYUHSRXU>TX·LOH[HUFH@ODYHUWXGHODSDWLHQFHHW OHFUpGLWHXUTXLVXEYLHQWDXSDXYUHSRXU>TX·LOSUDWLTXH@O·±XYUHGHPLVpULFRUGH dans l’espoir d’une récompense éternelle. « Il y avait donc un mendiant ». De même que le Seigneur dit, Mc 14, 7 : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous et quand vous le souhaiterez, vous pourrez leur venir en aide ». Et ainsi le pauvre est envoyé SRXU>TXHV·H[HUFH@OHPpULWHGXULFKHHWOHULFKHSRXUODPLVpULFRUGHGXSDXYUH151.
&HQ·HVWSDVODÀJXUHGXULFKHTXLHVWPLVHHQDYDQWOHSDXYUHDPLGX6HLJQHXU est conçu en premier. La position valorisée est ici celle du pauvre, dont le salut semble plus facile que celui du riche qui risque de ne pas exercer la miséricorde. 149. Nicolas de Gorran, In Lc., Anvers 1617, p. 704 : Amicos, inquam, personas divinas, sanctos angelos, bonos homines, et pauperes et alios eleemosynarum largitionem intuentes >«@. Recipiant vos scilicet pauperes sancti. 150. Nicolas de Gorran, In Lc., Anvers 1617, p. 225 : Signanter dicit meis, quia ut ait Hieronymus, non mihi videtur generaliter dixisse de pauperibus, sed de his qui sunt pauperes spiritu >«@. Sed ex hac glossa videtur quod non sit eleemosyna meritoria regni, nisi facta pauperibus spiritu. Responsio : Glossa ORTXLWXUVHFXQGXPVSHFLDOHPUHSXWDWLRQHPTXLDVSHFLDOLXVUHSXWDWVLELIDFWXPTXRGÀWSDXSHULEXV spiritu. Tamen omnibus est dandum. Item Chrysostomus : Quid dicis fratres tuos et minimos vocas eos ? Respondet : fratres sunt, quia fecerunt voluntatem patris ; minimi vero, quia fuerunt humiles et abiecti. 151. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 23, p. 439 : Hanc autem mendicitatem Dominus in amico suo Lazaro esse voluit, ut et patientia sua exercetur, et dives de tenacitate convinceretur. Prov. 22, 2 : Dives et pauper obviaverunt sibi : utrisque operator est Dominus. Operatus est enim egenum ad patientiam, et divitem ad misericordiam, si eleemosynam daret ; sin autem non daret, operatus est eum ad condemnationem. Prov. 29, 13 : Pauper et creditor obviaverunt sibi : utriusque illuminator est Dominus. Illuminat enim pauperem ad virtutem patientiae, creditorem autem, qui subvenit pauperi, ad opus misericordiae in spe mercedis aeternae. Sic ergo erat mendicus, sicut dicit Dominus, Mc 14, 7 : Semper enim pauperes habetis vobiscum, et cum volveritis, potestis illis benefacere. Et sic mittitur pauper ad meritum divitis, et dives ad misericordiam pauperis.
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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Cela dit, ce qui est attendu du pauvre sur cette terre ne change pas : il doit être patient ! Par ailleurs ce texte n’évoque pas son rôle dans l’au-delà. Il l’avait cependant fait quelques pages plus haut en commentant Lc 16, 9, où, contrairement à la tradition, il n’a pas distingué une catégorie de pauvres plus susceptibles que d’autres de recevoir dans les tabernacles éternels152. Ce changement dans la place DFFRUGpHDX[SDXYUHVHVWFRQÀUPpGDQVOHFRPPHQWDLUHVXU0W Tout cela est clair. Mais il faut remarquer que le Seigneur, « dans les bons jours, n’oubliera pas les mauvais ». Pauvre, expert dans les nécessités des pauvres, venant dans la gloire de sa puissance judiciaire, il dit que c’est à lui qu’a été fait tout ce qui a été fait aux pauvres. Malheur donc à ceux qui persécutent le pauvre et celui dont le cœur est percé de douleur (Ps 108, 17). Que la mort vienne sur eux, et qu’ils descendent vivants dans l’enfer (Ps 54, 7)153.
Contrairement à la tradition instaurée par Jérôme, le maître dominicain considère que la narration biblique est « claire » et, de ce fait, il considère que les minimi qu’évoque le Christ sont tous les pauvres. Cette proximité envers les QpFHVVLWHX[HVWMXVWLÀpHSDUODSDXYUHWpGX&KULVW$OEHUWSHXWDORUVUHWURXYHUOH discours prophétique dénonciateur de l’oppression des pauvres. Néanmoins, la pauvreté du Christ ne conduit pas à l’éloge du dénuement total, comme on le voit dans le commentaire de Lc 12, 13-21 : De même que l’abondance des richesses est un fardeau, de même aussi une trop JUDQGHSDXYUHWpSqVHjGHQRPEUHXVHVSHUVRQQHV>«@(WF·HVWSRXUTXRLO·$S{WUH DFKRLVLXQHSRVLWLRQPR\HQQH>«@(WF·HVWSRXUTXRLDXVVLOH6HLJQHXUWHPSqUH son propos en disant que ce n’est pas dans l’abondance que se trouve la vie de l’homme. L’abondance en effet est un fardeau, mais des biens (facultates) adaptés HW VXIÀVDQWV SRXU OD SHUVRQQH FRQJUXHQWHV HW VXIÀFLHQWHV) conservent une vie ERQQHDORUVTXHODWURSJUDQGHSDXYUHWpODVRXPHWjGHVGLIÀFXOWpVFRPPHOHGLW OH3KLORVRSKH(WSHUVRQQHFRQVWDPPHQWVRXPLVjODGLIÀFXOWpQHSHXWPHQHUXQH vie bonne. Pour cela, comme le dit saint Augustin, « le Seigneur eut avec lui une ERXUVH HW VH ÀW DFFRPSDJQHU GH SHUVRQQHV FKDUJpHV GHV GpSHQVHV SRXU TXH OH souci du lendemain ne perturbe pas les disciples »154. 152. Albert le Grand, In Lc., éd. A. BORGNET, vol. 23, p. 425 : Facite vobis amicos, pauperes per eleemosynam, et subditos per debitorum sublevationem. II Cor. 8, 14-15 : In presenti tempore vestra abundantia LOORUXPLQRSLDPVXSSOHDWXWHWLOORUXPDEXQGDQWLDYHVWUDHLQRSLDHVLWVXSSOHPHQWXPXWÀDWDHTXDOLtas, sicut scriptum est : et qui modicum non minoravit. Abundantia in praesenti temporalium suppleat defectum pauperum. Et abundantia pauperum in futuro in regno, suppleat defectum eorum qui nunc LQSUDHVHQWLGLYLWHVHVVHYLGHQWXU+RVHUJRIDFLWHYRELVDPLFRVTXLDLOORUXPHULWUHJQXP-DFRE Nonne Deus elegit pauperes >«@. 153. Ibid., p. 603 : Et haec plana sunt. Sed hoc notandum est, quod dominus in die bonorum non est immemor malorum ; pauper enim expertus necessitates pauperum in gloria etiam iudiciariae potestatis praefulgens dicit sibi omnia facta esse in pauperibus. Vae ergo qui persequuntur pauperem et inopem HWFRPSXQFWXPFRUGHPRUWLÀFDUH9HQLDWPRUVVXSHULOORVHWGHVFHQGDQWLQLQIHUQXPYLYHQWHV 154. Ibid., p. 221 : Sicut autem abundancia divitiarum impedit, ita multos etiam impedit nimia paupertas. >«@ Et ideo medium elegit Apostolus >«@. Et ideo etiam Dominus temperat locutionem dicens quia non in abundantia est vita hominis. Abundantia enim impedit, sed facultates personnae congruentes HW VXIÀFLHQWHV FRQVHUYDQW ERQDP YLWDP HW QLPLD HJHVWDV FRQWULEXODW HDP VLFXW GLFLW 3KLORVRSKXV
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&H WH[WH HVW LQVSLUp j OD IRLV SDU O·LQÁXHQFH DULVWRWpOLFLHQQH ² OD UHFKHUFKH d’une « vie bonne » dans un juste milieu – et par la polémique avec les franciscains. En rappelant que Paul et le Christ ont eu des biens, Albert le Grand ruine un des fondements de la pauvreté franciscaine. Quand il nie qu’une trop grande pauvreté puisse nuire à la vie bonne, ce sont les mineurs qui sont directement visés. Néanmoins, cette perspective conduit aussi à valoriser un don aux pauvres qui leur permettrait d’accéder à la richesse adaptée aux besoins de leur personne. En revanche, Albert le Grand ne s’attarde pas sur la fonction d’intercesseurs des pauvres. Il en est de même pour Thomas d’Aquin, dans la catena aurea comme dans son commentaire sur Matthieu. À propos de Lc 16, 9, il donne quelques citations de Grégoire, dont une qui évoque les pauvres comme patrons, mais en atténue la portée en citant aussi les phrases d’Augustin ou de Jean Chrysostome qui indiquent que ce sont les saints qui reçoivent au ciel. À propos de la parabole de Lazare et du mauvais riche, il cite longuement l’homélie de Grégoire, sans reprendre les passages qui mentionnent le plus nettement le couple riches/ pauvres. Et, pour ce qui est des minimi, il revient à une position plus conforme à la tradition que celle d’Albert le Grand : ce sont ceux qui font la volonté du Seigneur. Dans le don, il faut privilégier les justes et donner aux pécheurs en cas d’extrême nécessité, eu égard à leur nature. Car tous les hommes sont les frères de Dieu, mais certains uniquement par nature, d’autres aussi par la grâce : ce sont eux qui méritent prioritairement d’être secourus155. Laissant de côté le schéma des deux ordres dans le jugement, les dominicains ont donc reconstruit un couple riche/pauvre dans lequel le riche doit subvenir aux besoins matériels du pauvre qui, en retour, l’aidera spirituellement. Ce soutien spirituel demeure néanmoins limité car la fonction d’intercesseur des pauvres n’est pas reprise. Par ailleurs, un des aspects frappants de ce schéma réside dans la passivité attendue des pauvres qui sont constamment et uniquement appelés à la patience. La répétition de cette injonction et le maintien d’une distinction entre ERQVHWPDXYDLVSDXYUHVPRQWUHQWODPpÀDQFHTXLFRQWLQXHjHQWRXUHUOHVQpFHVsiteux : l’essentiel est qu’ils ne se révoltent pas.
et nemo semper tribulatus potest bonam vitam ducere. Propter quod, ut dicit beatus Augustinus, ©'RPLQXVORFXORVVHFXPKDEXLWHWVHFXPSURYLVRUHVH[SHQVDUXPLUHIHFLWQHVHPSHUVROOLFLWXGLQHLQ FUDVWLQXPWULEXODUHQWXUGLVFLSXOLª 155. Ed. R. CAI, p. 325, § 2103 et 2104 : Et dicit fratribus, quia fratres sunt, qui Dei faciunt voluntatem ; unde supra 12, 48 dicitur quod extendens manus in discipulos dixit : Hi sunt fratres mei. In quo notatur quod bonis dandum est >«@. Et nunquid dandum est peccatori ? Dandum est, cum fuerit in extrema neccessitate, sed magis et prius iustis ; ideo dicit fratribus meis. Multi enim veniunt, qui non fratres Dei sunt >«@. Unde caeteris paribus melius debemus facere bonis ; tamen ad indigentiam etiam malis dandum est in tempore necessitatis, non propter fomentum peccati, sed naturae. Nunquid omnes sunt fratres Dei ? Ita. Sed quidam secundum naturam, quidam secundum gratiam : secundum naturam omnes boni et mali >«@ ; secundum gratiam autem soli boni >«@. Et his principaliter est miserendum et subveniendum >«@.
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3.3.3. Les franciscains et le refus du couple riches / pauvres Les commentaires franciscains manifestent un net refus de recourir au couple riches/pauvres, ce qui correspond, dans leur exégèse, à une forme d’oubli des nécessiteux. — Les commentaires franciscains de la parabole de Lazare et du mauvais riche Aucun des quatre commentaires franciscains sur l’Évangile de Luc ne met en valeur le couple riches/pauvres à propos de la parabole de Lazare et du mauvais riche. Jean de La Rochelle mentionne dès le début que le riche est condamné pour ne pas avoir fait preuve de miséricorde envers le pauvre, sans développer cette idée156. Par la suite, il relève les défauts du riche parmi lesquels le refus d’aider Lazare n’occupe pas une place prépondérante. À propos de celui-ci, Jean de La Rochelle loue le mérite qu’il a eu de ne pas se plaindre de sa dure condition157. Et surtout, à deux reprises, il développe des distinctions sur la mendicité qui souOLJQHQWODGLIIpUHQFHHQWUHOHVPHQGLDQWVYRORQWDLUHVHWOHV©LQÀUPHVªTXLQ·RQW pas la même élévation spirituelle158. Bonaventure accorde une place importante à l’absence de miséricorde, mais son exégèse est entièrement orientée autour de la personne du riche ; le pauvre ne semble là que pour mettre en valeur les défauts du riche. Il apparaît plutôt comme l’agent passif de la condamnation du riche, que comme le moyen de son salut. Toute la description de Lazare est interprétée comme une accusation contre le riche : sa solitude, sa déréliction, sa mendicité sont autant de caractéristiques qui soulignent l’absence de miséricorde du riche. Dans tout ce commentaire, Lazare et le riche sont constamment présentés en opposition, et non comme un couple complémentaire159. /H FRPPHQWDLUH GH -HDQ 3HFKDP QH PRGLÀH SDV FHWWH DSSURFKH 8QH QRWH ajoutée dans les marges du manuscrit révèle les questions qui intéressaient les lecteurs de Jean Pecham, même si, en l’occurrence, elles ne sont pas traitées en ce lieu du commentaire : « On demande si mendier est bon, mauvais, ou indifférent. On demande si mendier est licite pour quelqu’un de valide. On demande si mendier pour le Christ relève de la perfection »160. Il est aisé de reconnaître ici les questions 156. Jean de La Rochelle, In Lc., Padoue, Ant. 335, f. 140vb : Et ideo dives torquetur in inferno quia non facit Lazarum amicum suum de mammona iniquitatis, ut precepit in presenti parabola. 157. Ibid., f. 141ra : 1HFLSVHPXUPXUDEDWHWHVWPDJQDJUDYLWDVLQWDPDUWDSDUFLWDWHWDQWDLQÀUPLWDWH tanta abiectione ; tam modica querere et tam duros homines invenire. 158. Ibid., f. 141ra : 1RWDGHPHQGLFLWDWH,QÀUPXVHDPUHIXJLW3Y>@ : Mendicitatem et divitias ne dederis mihi. Superbus erubescit >«@. Trutannus vero in migmum vertit >«@. Sic egens suscipit eam propter necessitatem >«@. Sed proprius prius propter deum eam amplectitur, cui dicit, Mt. 19, 21 : Vade et vende omnia que habes et sequere me >«@. Ibid., f. 141rb : Nota quod in quinque mendicus dicitur homo : in divitiis >«@, in spirituali gratia >«@, item pauper sensu >«@, item salute corporali >«@, item pauper in amicis >«@ 159. Bonaventure, In Lc., dans Opera omnia, t. 7, p. 415-425. 160. Ibid., f. 80r : Queritur an mendicare sit bonum vel malum, vel indifferens. Queritur an mendicare sit licitum corpore valido. Queritur an mendicare propter Christo sit perfectum.
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posées dans les débats entre séculiers et mendiants, entre franciscains et dominicains : ce sont probablement des réponses à ces questions que cherchent les lecteurs franciscains dans cette parabole, plutôt qu’un éventuel couple riches/pauvres. Le commentaire de Pierre de Jean Olieu sur cette parabole est long, parce qu’il approfondit de nombreuses questions, comme celle de savoir ce que sont le sein d’Abraham et le chaos, dans quel sens il est possible de dire que le riche, après sa mort, voit Lazare et Abraham, comment il a reconnu Abraham, ce que VLJQLÀHO·H[WUpPLWpGXGRLJWGH/D]DUHFRPPHQWOHULFKHVHVRXYLHQWGHVHVIUqUHV comment il connaît leur sort, pourquoi cela le touche, comment il a pu croire que Lazare pourrait retourner sur terre161. Mais d’un couple riches/pauvres, il n’est pas question. Pierre de Jean Olieu relève à peine l’absence de miséricorde du riche : ce n’est manifestement pas ce qui lui paraît intéressant. L’écart avec l’exégèse dominicaine est tout aussi net sur la parabole du riche qui construit de nouveaux greniers. — Les commentaires franciscains de Lc 12, 13-21 Alors que tous les commentateurs avaient mis en avant sur cette péricope l’importance de l’aumône aux pauvres, les franciscains inscrivent leurs commentaires dans une voie toute différente. Une première étape est franchie par Jean de La Rochelle. Il concentre en effet son attention sur l’avarice. Pour expliquer l’expression ab omnia avaricia (Lc 12, 15), il distingue l’avarice de concupiscence et celle liée à la mauvaise acquisition162. Il ne cite donc pas – parce que trop évidente ? – l’avarice liée à la rétention des biens. Ensuite il divise la parabole en neuf défauts caractéristiques des avares : la nimia sollicitudo, l’indebita appropriatio, l’inutilis occupatio, la nimia tenacitas, le nimius amor divitiarum, l’inanis gloria, la vana FRQÀGHQWLD, la voluptas, la cecitas163. Dans le rapide développement de chaque point, Jean de La Rochelle signale à propos de l’attachement aux biens que l’avare ne vient pas en aide aux pauvres164. C’est la seule référence aux pauvres dans ce commentaire. Alors que l’aumône constituait le cœur du message de la parabole dans la Postille dominicaine, Jean de La Rochelle écarte cette dimension. C’est caractéristique sur le dernier verset où il explique que les richesses qui conduisent à Dieu sont les vertus165. Le commentaire de Bonaventure poursuit dans cette voie, mais ajoute un message en faveur de l’abandon des biens. Ainsi sur le dernier verset, Bonaventure commence aussi par une phrase générale, estimant que sont riches en Dieu ceux en qui abondent les mérites et les œuvres de piété – sans que les citations indiquent 161. 162. 163. 164. 165.
Pierre de Jean Olieu, In Lc., éd. F. IOZZELLI, p. 521-540. Padoue, Antoniana 335, f. 127vb. ID. ID. : illuc congregabo omnia : non pauperibus erogabo. Ibid., f. 128ra : Non est in deum dives, ut habeat in celo thesaurum : Mt. 6. Divitiae in deum ducentes sunt virtutes, de quibus Is. 33 >@ : Divitie salutis sapientia et scientia, timor dei ipse thesaurus est, cuius Bernardi auctoritas : quid aurum nisi terra rubea ? quid argentum nisi terra alba ? Virtutes sunt YHOGLYLFLHTXDVDQLPDVHFXPSRUWDWLQSDUDGLVXPXWGLYHVÀDW.
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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si ces œuvres relèvent de la miséricorde corporelle166,OGpÀQLWHQVXLWHSOXVSUpFLsément ces notions en indiquant que c’est l’espérance enracinée dans la pauvreté qui rend riche en Dieu167. Le message est donc ici celui d’un appel à l’espérance et à la pauvreté. Du partage aux pauvres, il n’est plus question. La thématique de la pauvreté était déjà présente au début, à propos de la division de l’héritage, où Bonaventure avait noté que le Christ n’enseignait pas à acquérir ou à diviser les biens temporels, mais à les abandonner ; qu’il n’enseignait pas comment augmenter l’argent, mais comment cultiver le dénuement168$XGpEXWHWjODÀQOH commentaire de la péricope est donc encadré par l’appel à la pauvreté. Entre les deux, le discours porte essentiellement sur le danger des richesses et sur la dénonciation des vices dont les riches sont coutumiers169. Le commentaire de Jean Pecham mentionne certes que le riche aurait dû faire des dons aux pauvres et qu’il est possible d’être riche en Dieu en distribuant des aumônes, mais, comme ses prédécesseurs franciscains, il souligne plutôt les dangers de l’avarice et l’intérêt à abandonner toutes les richesses170. Quant à Pierre de Jean Olieu, il ne parle pas des pauvres, mais entend surtout montrer que les « hommes évangéliques », comme le Christ, ne doivent pas s’impliquer dans les procès et les discussions au sujet des partages d’héritages171. Que les commentaires franciscains sur ces deux paraboles de Lazare et du mauvais riche, et de Lc 12, 13-21, ne reprennent pas la thématique du couple riches/nécessiteux, et qu’ils ne fassent pas la moindre allusion à l’homélie de Basile, relève nécessairement d’un choix exégétique car, sur l’Évangile de Luc, la Postille GRPLQLFDLQH DYDLW XQH LQÁXHQFH UHPDUTXDEOH DXVVL ELHQ DXSUqV GHV mineurs que des prêcheurs. De même, il est assuré que Pierre de Jean Olieu utilisait la catena aurea de Thomas d’Aquin comme livre de référence pour y puiser des auctoritates172. Or celle-ci reprenait toute l’homélie de Basile et le franciscain ne l’évoque pas même. Cet écart entre commentaires franciscains et dominicains pourrait provenir des destinataires et de la fonction des commentaires. Les commentaires des mineurs s’adressaient prioritairement aux frères mineurs qu’ils entendaient guider et conforter dans leurs choix. Cet enjeu est évident dans le commentaire de Pierre de 166. Bonaventure, In Lc., dans Opera omnia, t. 7, p. 318-9 : In Deum autem dives est qui abundat in meritis et operibus pietatis ; 1 Cor. 1 >«@. 167. Ibid., p. 319 : Facit autem nos divites esse in Deum spes >«@. Haec spes radicatur in paupertate. 168. Ibid., p. 316, § 22 : >«@ quia Christus non fatebatur se magistrum in docendo temporalia acquiri et dividi, sed potius derelinqui >«@. Unde Christus non docebat quomodo augeretur pecunia, sed quomodo servaretur inopia. 169. Ibid., p. 318, § 29 : Haec enim consueverunt esse vitia divitum >«@. 170. Par exemple : Padoue, Ant. 311, f. 64va : Non est in deum dives, largitate elemosynarum ; quorum altissima paupertas eorum habundavit in divitias simplicitatis eorum. 171. Ibid., p. 452-454. 172. Cf. L. J. BATAILLON, « Olivi utilisateur de la catena aurea de Thomas d’Aquin », dans A. BOUREAU, et S. PIRON (éd.), 3LHUUHGH-HDQ2OLYL 3HQVpHVFRODVWLTXHGLVVLGHQFHVSLULWXHOOHHWVRFLpWp, Paris, 1999 p. 115-120 ; F. IOZZELLI, « Introduzione alla Lectura super Lucam », p. 63-70.
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Jean Olieu : quand il enjoint aux « hommes évangéliques » de ne pas s’impliquer dans les procès d’héritages, il se réfère à une pratique probablement courante, alors que, comme l’a montré Jacques Chiffoleau, les legs testamentaires constituent une source de revenus majeure pour les couvents mendiants173. De même, quand Bonaventure met en garde contre l’avarice et valorise l’abandon total des biens, il interprète l’Évangile de façon à conforter les frères dans leur choix de vie. — Les franciscains et l’“oubli” des pauvres ? Cependant, le refus du couple riches/pauvres s’intègre aussi dans une attitude plus générale qui tend à laisser les nécessiteux de côté, car les franciscains appliquent à eux-mêmes tous les passages évangéliques qui évoquent de bons pauvres. Nous avons vu, dans la première partie, comment ils tendaient à ne lire dans les Évangiles qu’un miroir pour leur propre modèle de vie. La conséquence en est que, quand il est question du don, les commentateurs franciscains le rattachent à eux, en construisant un couple riches/franciscains plutôt qu’un couple riches/nécessiteux. Celui-ci apparaît avec une particulière netteté dans quelques passages. Ainsi Bonaventure à propos de Lc 16, 9 (« Faites-vous des amis avec le Mammon d’iniquité ») : Reçoivent les autres dans des tabernacles éternels, ceux qui sont à ce point parfaits que leurs mérites valent aussi pour les autres, et en raison de ces mérites ils acquièrent pour eux-mêmes et pour les autres des tabernacles éternels. C’est pourquoi sur « Faites-vous des amis », la Glose dit : « Pas n’importe quels pauvres mais ceux qui peuvent recevoir dans des tabernacles éternels ». Ce ne sont donc pas les pauvres involontaires qui ont de telles caractéristiques, mais les pauvres en esprit, dont Mt 5 dit : « Bienheureux les pauvres en esprit car le Royaume des cieux est à eux ». Il est à eux donc car, en tant que rois et possesseurs de ce Royaume, il leur revient d’introduire dans le Royaume des cieux. Il leur appartient en tant que juges, conformément à Job 36 : « Il ne sauvera pas l’impie, mais il attribuera le jugement aux pauvres ». Aux pauvres, dis-je, parfaits et volontaires, dont parle Mt 19 : « Vous qui avez tout laissé et m’avez suivi, vous siègerez sur les douze trônes jugeant les douze tribus d’Israël ». Le Royaume leur appartient aussi comme à des familiers et des amis, pour la raison qu’énonce Jc. 2 : « Dieu n’a-t-il pas élu les pauvres en ce monde, les riches dans la foi, comme héritiers du Royaume que Dieu a promis » HWF"'HWHOV>SDXYUHV@LQWURGXLVHQWOHXUVDPLV et bienfaiteurs en vertu de cette loi judiciaire par laquelle le Seigneur, dans le Jugement à venir, rendra sa sentence conforme à Mt 25 : « Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait ». Ou encore en vertu de
173. J. CHIFFOLEAU, « Les couvents, l’échange, la religion », dans L’economia dei conventi dei frati minori HSUHGLFDWRULÀQRDOODPHWjGHOWUHFHQWR$WWLGHO;;;,&RQYHJQRLQWHUQD]LRQDOH$VVLVLRWWREUH 2003, Spolète, 2004, p. 441-445 ; ID., « Conclusion », dans N. BÉRIOU, J. CHIFFOLEAU (éd.), Économie et religion. L’expérience des ordres mendiants (XIIIe-XVe siècle), Lyon, 2009, p. 721.
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cette autre loi que le Seigneur a rapportée en Mt 10 : « Celui qui reçoit un juste au nom du juste recevra la récompense d’un juste »174.
Le souci de distinguer, d’une part, pauvres volontaires et pauvres involontaires et, d’autre part, parfaits et imparfaits, révèle ici une de ses conséquences, sinon un de ses enjeux : ceux qui veulent se sauver par l’aumône, doivent se faire les bienfaiteurs des pauvres parfaits, dont les meilleurs représentants sont assurément les franciscains. La même idée avait déjà été exprimée plus haut sur Lc 6, 38 (« Donnez et l’on vous donnera »)175. Bonaventure retrouve donc le schéma des différents ordres dans le Jugement. C’est aussi ce que pratique Pierre de Jean Olieu sur Mt 25, 31-46 en distinguant d’abord deux formes de jugements : une qui affectera tous les hommes, l’autre qui ne touchera que les mediocres qui ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait mauvais : Il traite ici du Jugement selon ce second mode. C’est pourquoi les anges et les hommes apostoliques qui, en raison de la surabondance (excessum) de leur humilité, de leur pauvreté, et de leur rejet de ce qui est humain, sont appelés ici « les plus petits », sont désignés comme ceux qui se tiennent tels des juges ou les assesseurs du juge. Les démons, en effet, sont déjà jugés. Et ceux qui sont bons de PDQLqUH PR\HQQH RX LQÀPH RQW O·KDELWXGH SDU OH PR\HQ GHV ±XYUHV GH PLVpricorde accordées aux saints pauvres, de compenser leurs défauts personnels et de se procurer les mérites des saints, selon ce verset de Lc 16 : « Faites-vous des amis avec le Mammon d’iniquité, pour que quand vous viendrez à manquer, ils vous reçoivent » etc. C’est pourquoi il fait spécialement mention des œuvres de PLVpULFRUGH>«@(WF·HVWDXVVLSRXUPRQWUHUTX·LO\DGHX[RUGUHVG·pOXVjVDYRLU
174. Bonaventure, In Lc., Opera, vol. 7, § 15-16, p. 408 : In aeterna tabernacula alios repiciunt qui adeo perfecti sunt, ut merita eorum etiam aliis valeant, et propter quae merita sibi et aliis aeterna taberQDFXODDFTXLUDQW8QGHVXSHULOOXG)DFLWHYRELVDPLFRVGLFLW*ORVD©1RQTXRVOLEHWSDXSHUHVVHG HRV TXL SRVVXQW LQ DHWHUQD WDEHUQDFXOD UHFLSHUH ª 7DOHV HQLP QRQ VXQW SDXSHUHV LQYROXQWDULL VHG pauperes spiritu ; de quibus Matthei quinto : Beati pauperes spiritu quoniam ipsorum est regnum caelorum. Ipsorum ergo tanquam illius regni regum et possessorum est introducere in regnum caelorum. Ipsorum tanquam iudicum, secundum illud Iob trigesimo sexto : Non salvabit impium, sed iudicium pauperibus tribuit ; pauperibus, inquam, perfectis et voluntariis, de quibus Matthaei decimo nono : Vos, qui reliquistis omnia et secuti estis me, sedebitis super sedes duodecim, iudicantes duodecim tribus Israel. Ipsorum etiam tanquam familiarum et amicorum, propter quod Iacobi secundo : Nonne 'HXVHOHJLWSDXSHUHVLQKRFPXQGRGLYLWHVLQÀGHKHUHGHVUHJQLTXRGUHSURPLVLW'HXVHWF7DOHV introducunt amicos et benefactores suos per illam legem iudicialem, per quam Dominus in futuro iudicio sententiabit, secundum quod dicit Matthaei vigesimo quinto : Quod uni ex minimis fecistis mihi fecistis, et per illam aliam legem, quam Dominus tulit, de qua Matthaei decimo : Qui recipit iustum in nomine iusti mercedem iusti accipiet. 175. Ibid., p. 159, § 89 : Hanc quidem mensuram dabunt in sinum vestrum, illi scilicet, quibus misericordiam facitis in praesenti, secundum illi quod infra decimo sexto dicitur : Facite vobis amicos de mammona iniquitatis etc. Et tales sunt pauperes, quos fecit Dominus iudices ; Iob trigesimo sexto : Iudicium pauperibus tribuet >«@.
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ceux qui ont tout laissé pour le Christ et ceux qui, par les œuvres de miséricorde, s’associent à eux (se illis associant)176.
La réponse à la seconde question, qui demandait pourquoi il n’y avait que ces six œuvres de miséricorde, éclaire encore sa démarche : À la seconde question, il faut dire que la raison de ce choix est, au sens littéral, du moins je le pense, que les pauvres évangéliques ont communément besoin de ces miséricordes, à savoir la nourriture et la boisson, le logement et le vêtement, et le soutien (visitatione GDQVOHXUVLQÀUPLWpVHWOHXUVSHUVpFXWLRQV177.
Pierre de Jean Olieu retrouve le schéma des ordres d’élus, qui est totalement conforme à la conception franciscaine de la différence entre eux-mêmes et les laïcs. Et il construit, dans la plus grande des clartés, un couple riches/franciscains, ou plus généralement laïcs/franciscains. Se illis associant : les deux forment une association valable aussi bien sur terre qu’au ciel. Ces textes de Bonaventure et Pierre de Jean Olieu, illustrent comment la pauvreté franciscaine n’est pas exclusive d’une domination. Les mineurs, par leurs mérites, occupent le sommet de la hiérarchie dans les états de vie. Ils obtiennent aussi par là une « familiarité », selon l’expression de Bonaventure, avec le Royaume des cieux. Ils en sont même les « rois », les « possesseurs » et, en tant que juges, ils peuvent y introduire ou en refermer l’accès. Pierre de Jean Olieu exprime nettement le lien avec la pauvreté : c’est l’excessum paupertatis, leur état d’abjection qui, paradoxalement – mais conformément au renversement des valeurs opéré par le christianisme – leur vaut cette place de juges dans l’au-delà, que le frère mineur avait bien sûr relevée aussi à propos de Mt 19, 28178. Il y revient sur Mt 25 quand il demande pourquoi les minimi ne sont pas désignés explicitement comme juges dans cette péricope. Sur la quatrième question : il est clair, d’après ce qui a été dit, que les plus petits sont les hommes apostoliques qui, pour trois raisons, dans l’avènement même du juge, n’ont pas été nommés explicitement. D’abord pour insinuer qu’ils sont, en quelque sorte, la même chose que le Christ, comme il le dit lui-même peu après et, pour cette raison, il est sous-entendu qu’ils ont accompagné l’avènement même du Christ. Ensuite pour montrer qu’eux-mêmes, en raison de leur vie spirituelle, sont en quelque sorte des anges et, à ce titre, ils sont inclus dans la mention des anges.
176. BnF lat. 15588, f. 199ra : Hic ergo agit de iudicio secundum ultimum modum, et ideo angeli et viri apostolici qui propter excessum humilitatis et paupertatis et humane abiectionis vocantur hic minimi, designantur stare quasi iudices vel judicis assessores. Demones vero ut iam iudicati, et quia boni PHGLRFUHVHWLQÀPLVROHQWSHURSHUDPLVHULFRUGLHIDFWDLQVDQFWRVSDXSHUHVVXSSOHUHSURSULRVGHIHFtus et procurare sibi sanctorum merita, iuxta illud Lc. 16 >@: Facite vobis amicos de mammona LQLTXLWDWLVXWFXPGHIHFHULWLVUHFLSLDQWYRVHWF,GHRVSHFLDOLWHUÀWPHQWLRGHRSHULEXVPLVHULFRUGLH Fit etiam hoc >«@ ad monstrandum duos ordines electorum, scilicet eorum qui pro Christo omnia reliquerunt, et eorum qui per misericordie opera se illis associant. 177. ID. : Ad secundum dicendum quod ratio litteralis illius, ut puto, est quod pauperes evangelici communiter illis misericordis indigent, scilicet cibo et potu, ospicio et indumento, et visitatione in suis LQÀUPLWDWLEXVHWSHUVHFXWLRQLEXV. 178. « 4XDQGOH)LOVGHO·KRPPHVLqJHUDVXUVRQWU{QHGHJORLUHYRXVVLqJHUH]YRXVDXVVL«ª
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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Troisièmement pour soutenir que, de même qu’ils sont les plus petits et qu’ils sont venus en dernier, ils ont toutefois été choisis comme les premiers. Comme quatrième raison, il est aussi possible de dire que c’est une habitude fréquente de l’Écriture que de passer sous silence quelque chose au début et d’en faire ensuite mention, comme si cela avait déjà été annoncé179.
Les « plus petits », qui sont venus en dernier comme les frères mendiants, VRQW DVVLPLODEOHV DX &KULVW RX DX[ DQJHV GLIÀFLOH G·H[SULPHU SOXV QHWWHPHQW leur pouvoir au ciel. Leur qualité de juges dans l’au-delà leur confère sur terre une autorité susceptible de compléter ou de concurrencer le pouvoir des clés. Ils construisent une autorité différente de celle qui provient de l’institution, mais qui n’est pas moindre. Ils proposent néanmoins de mettre cette autorité au service de la cité. En s’associant aux hommes évangéliques, les habitants de la cité peuvent obtenir leur salut. Cette situation explique l’importance prise par les frères dans les cités : ils apportent, comme le montre G. Todeschini, d’une part une caution aux marchands, d’autre part une « garantie du périmètre social » en incluant à la fois les potentes et les pauperes qui étaient exclus de la cité et de l’ordre judiciaire180. Cependant, s’il est évident que les puissants, à condition de n’être pas trop mauvais, peuvent s’associer aux franciscains en étant leurs bienfaiteurs, qu’en est-il des pauvres ? L’essentiel demeure la distinction entre les mineurs et les pauvres involontaires. Même si, plus encore que Bernard de Clairvaux, François d’Assise a voulu se rapprocher formellement des miséreux181, c’est dans une sorte d’émulation voire de concurrence, comme le soutient Kenneth Baxter Wolf182. De même, pour ce qui est du don, les textes que nous avons présentés tendent à détourner les aumônes des nécessiteux vers les franciscains. Bien sûr, cette idée doit être nuancée. Comme souvent dans l’exégèse s’établissent des traditions textuelles différentes selon les passages commentés et, sur d’autres versets, Bonaventure et Pierre de Jean Olieu, tiennent un discours différent. Il n’est d’ailleurs pas question pour eux de nier que le don aux nécessiteux puisse être
179. BnF lat. 15588, f. 119ra, corrigé par Toulouse BM 48, f. 228v, et Rome, Bibl. s. Isidoro 1. 56, f. 156r : Ad quartum, patet ex dictis quod minimi sunt viri apostolici, qui triplici ex causa in ipso adventu iudicis non fuerunt expresse nominati. Primo ut innuatur quod sunt quodammodo idem quod Christus, sicut ipse postmodum dicit, et ideo in ipso Christi adventu subponuntur venisse. Secundo ut ostendatur quod ipsi propter vite spirituale, sunt quodammodo angeli, et pro tanto in nomine angelorum sunt comprehensi. Tertio ut innuatur quod sicut sunt minimi, sic venerunt novissimi, facti tamen sunt primi. Quarto potest dici quod mos est scripture plerumque aliqua in principio pretermittere et tandem ac si essent premissa, sic de eis mentiones facere. 180. G. TODESCHINI, © *XDUGLDQL GHOOH VRJOLD , )UDWL 0LQRUL FRPH JDUDQWL GHO SHULPHWUR VRFLDOH ;,,,VHFROR ªGDQVA. MUSCO (éd.), I Francescani e la politica, Palerme, 2007, p. 1051-1071. Sur l’exclusion des pauperes : ID., Visibilmente crudeli. Malviventi, persone sospette e gente qualunque dal medioevo all’età moderna, Bologne, 2007. 181. Voir par exemple, Compilation d’Assise, 113, dans François d’Assise, Écrits, Vies, témoignages, sous la direction de J. DALARUN, Paris, 2010, t. 1, p. 1392 : « C’est pour moi une grande honte lorsque je UHQFRQWUHTXHOTX·XQTXLHVWSOXVSDXYUHTXHPRL>«@ª 182. K. B. WOLF, The Poverty of Riches. St. Francis of Assisi Reconsidered, Oxford, 2003.
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bon. Bonaventure le précise explicitement sur Lc 14, 13 (« Mais lorsque tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles »). Après avoir indiqué qu’il fallait donner au pauvre juste, il nuance son propos : « Cela n’exclut toutefois pas que l’on doive faire l’aumône aux autres pauvres et que ceux-ci doivent rWUHDSSHOpV>DXIHVWLQ@183 ». Les franciscains, comme Bonaventure, ne prétendent SDVFDSWHUjOHXUSURÀWWRXWHVOHVDXP{QHV6XU/FOmni petenti te, tribue), il avait noté que le don matériel était une obligation adressée particulièrement aux riches, qui devaient l’exercer envers toutes les personnes, même mauvaises, même des histrions (en cas de nécessité), eu égard à leur nature humaine184. Remarquons tout de même que Bonaventure introduit des conditions. &·HVW XQH TXHVWLRQ TXL PpULWH FHUWHV G·rWUH H[DPLQpH HW FRQÀUPpH SDU GHV études plus nombreuses portant sur des sources plus diverses, mais il nous semble possible, au moins, d’émettre l’hypothèse selon laquelle les franciscains, en approfondissant leur identité de pauvres, ont peu à peu renoncé à la proximité que François a pu vouloir entretenir avec les miséreux et les exclus. Ils se seraient donc repliés sur le contact avec les riches et les puissants en appliquant à euxmêmes les citations évangéliques qui évoquaient les pauvres, suivant un procédé peu présent chez Jean de La Rochelle mais qui se développe par la suite. En tous cas, à travers les commentaires bibliques, il est manifeste qu’ils construisent, à propos du don aux pauvres, un discours bien différent de celui des dominicains. Non seulement ils attribuent en général beaucoup moins de place à l’aumône corporelle mais, en outre, en reprenant la théorie des différents ordres dans le Jugement, ils rejettent le couple riches/nécessiteux mis en place par Hugues de Saint-Cher, et fondent au contraire un couple riches/franciscains. De plus, ils n’ont pas une vocation de patres pauperum, de redistribution des richesses qu’ils reçoivent, contrairement à ce qui se passait quand était développé le couple riches/pauvres symboliques. Certes de nombreux textes franciscains, hors des commentaires bibliques, PHQWLRQQHQWTXHODSUpVHQFHGHVFRXYHQWVIUDQFLVFDLQVHVWSURÀWDEOHjO·HQVHPEOH de la cité, parce qu’ils consomment très peu et laissent ainsi beaucoup pour la cité. Mais il faut replacer ces textes dans leur contexte polémique : les frères mendiants ont rapidement été accusés de prendre le pain de pauvres. D’après le récit de la Compilation d’Assise, François lui-même aurait déjà dû répondre 183. Bonaventure, In Lc., Opera, t. 7, p. 368, § 30 : Veruntamen non excluditur hic, quin etiam aliis pauSHULEXVGHEHDWÀHULHOHHPRV\QDHWTXLQLSVLGHEHDQWYRFDULVLFXWVDWLVLQQXLW&KU\VRVWRPXVVXSHU 0DWWKDHXP KRPLOLD VSHWXDJHVLPD QRQD GLFHQV © ,Q TXDQWXP QRQ IHFLVWLV XQL PLQLPRUXP KRUXP neque mihi fecistis, dicit Dominus, non de discipulis dicens hoc solum, neque de his qui elegerunt PRQDFKRUXPYLWDPVHGGHKRPLQHÀGHOL4XL enim talis est, etsi servus fuerit, etsi eorum qui in foro PHQGLFDQWFUHGLWDXWHPLQ'HXPLXVWXPHVWRPQLXPHXPIUXLGHYRWLRQHª 184. Ibid., p. 155, § 72-73 : Ad duo sequentia omnes obligantur ; ad primum autem obligantur precipue divites sive qui habent, unde possint alienam necessitatem relevare >«@. Obligat enim respectu omnis personae, considerata natura et necessitate, non autem pensato vitio ; unde non contrariatur ei quod dicitur Ecclesiastici duodecimo >«@. Unde non est dandum histrionibus ratione sui ministerii >«@ Si tamen sunt in necessitate constituti, dandum est eis, quia sunt ad imaginem Dei creati et quia fratres nostri >«@.
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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à ces accusations, en mettant en avant sa parcimonie185. À une telle accusation, Bonaventure répond en présentant les frères mendiants au contraire comme ceux qui plaident la cause des pauvres186. Toutefois nous avons vu que ce n’était pas pYLGHQW'·DLOOHXUVXQHUDSLGHFRQVLGpUDWLRQGHVVHUPRQVOHFRQÀUPHGDQVVHV cinquante sermons dominicaux, nous en avons trouvé péniblement cinq qui évoquent, souvent très rapidement, l’aumône aux pauvres187. À titre de comparaison, les sermons d’Etienne Langton contenus dans le manuscrit Troyes BM 1100, évoquaient longuement les nécessiteux de façon presque systématique188. Ainsi commentaires dominicains et franciscains se rejoignent dans l’attention plus grande portée aux dangers des richesses, ou aux vices des riches. Mais ils diffèrent dans la réponse envisagée. Alors que les dominicains renforcent le couple riche/pauvre, et soulignent plus encore qu’auparavant le devoir d’aumône envers les nécessiteux, les franciscains appellent soit à l’abandon des richesses, soit à un don qui leur serait destiné. En tous cas, contrairement à une idée fort répandue, ils ne sont aucunement les acteurs d’une réhabilitation des nécessiteux. Au contraire, leur propre insistance sur la pauvreté les éloigne d’une conception de la misère qui puisse être bonne, hormis leur propre pratique. *** Après l’étude d’un discours adressé aux riches et permettant de les inclure GDQVODFLWpSDUODMXVWLÀFDWLRQGHOHXUVULFKHVVHVQRXVDYRQVUHFKHUFKpODSODFH des pauvres dans ce processus : le résultat s’avère étonnant. Alors qu’il est souvent admis que le christianisme est une religion du service des pauvres189, cet aspect n’est pas, pour le moins, celui que les exégètes médiévaux ont le plus souligné. 185. Compilation d’Assise, 15, éd. cit., p. 1234 : « Le bienheureux François disait fréquemment ces paroles aux frères : “Je n’ai jamais été un voleur, je veux dire pour ce qui est des aumônes, qui sont l’héritage GHVSDXYUHVM·HQDLWRXMRXUVDFFHSWpPRLQVTX·LOQHPHIDOODLWDÀQTXHOHVDXWUHVSDXYUHVQHVRLHQW pas frustrés de leur part, car faire autrement serait un vol” ». Cité dans S. PIRON, « La pauvreté dans O·H[SpULHQFHHWODUpÁH[LRQIUDQFLVFDLQHVªGDQV$LEROUX, P. LIVET (éd.), La pauvreté dans les pays riches. Leçons de philosophie économique, Paris, 2009, p. 36-52, note 17. 186. Bonaventure, Apologia pauperum, 12, Opera vol. 8, p. 329, § 37 : Hi ergo cum eleemosynas petunt et accipiunt, nullum pauperem defraudant, quin potius causas pauperum agunt, dum suis sacris exemplis et monitis impios homines ad opera pietatis inducunt nulli prorsus iniuriantur, quia hoc petunt et accipiunt, quod eis debetur. Sur la suite de ce passage : R. LAMBERTINI, Apologia e crescita dell’identità francescana (1255-1279), Rome, 1990, p. 100-101. 187. Il s’agit des sermons 1, 9, 28, 40, 43 ; Bonaventure, Sermones dominicales, éd. J.-G. BOUGEROL, Grottaferrata, Quaracchi, 1977. 188. Plus globalement sur l’aumône dans les sermons de cette époque : J. LONGÈRE, « Pauvreté et richesse chez quelques prédicateurs durant la seconde moitié du XIIe siècle », dans M. MOLLAT (éd.) Études sur l’histoire de la pauvreté (Moyen Âge – XVIe siècle), Paris, 1974, p. 255-273 (p. 259-263). 189. Le colloque tenu à La Rochelle en 2005 sur « Les Pères de l’Église et la voix des pauvres » était largement inscrit dans cette perspective. Voir la conclusion : F. THÉLAMON, « Conclusion : Voix qui s’élèvent au nom des pauvres », dans P.-G. DELAGE (éd.), Les Pères de l’Église et la voix des pauvres. Actes du IIe colloque de La Rochelle 2, 3 et 4 septembre 2005, La Rochelle, 2006, p. 347-355 (p. 351 : « Reconnaître la dignité des pauvres et leur venir en aide est structurellement constitutif du christianisme, enraciné dans OHVSDUROHVGX&KULVW>«@´car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger” >«@ª
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LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS
Au contraire, leur interprétation des passages évangéliques exhortant à l’aumône envers les nécessiteux a pour effet de réduire la place accordée aux pauvres involontaires et au don matériel, en suivant un double processus. Par la spiritualisation de l’aumône, le don matériel qui pourrait être accordé aux malheureux est très nettement dévalorisé par rapport à une charité bien ordonnée qui doit commencer par soi-même, c’est-à-dire par son propre salut individuel, que favorise la pratique des sacrements. Même l’appel à nourrir, à vêtir, à visiter les plus petits est interprété en un sens spirituel, par lequel les clercs sont les mieux capables d’accomplir ces gestes. Et s’il faut donner à qui demande, il ne faut pas nécessairement lui donner ce qu’il demande : une parole d’avertissement est souvent meilleure que du pain qui ne nourrirait que le corps. À travers cette spiritualisation du don, les besoins PDWpULHOVGHVSDXYUHVVRQWPLVGHF{WpDXSURÀWGXVDOXWGXULFKH Un second processus contribue à cette mise à l’écart des pauvres, celui de la distinction entre bons et mauvais pauvres. Régulièrement, les commentateurs rappellent qu’il ne faudrait surtout pas se laisser égarer par l’apparente simplicité des Évangiles : les amis qui peuvent recevoir dans les tabernacles éternels ne sont pas tous les pauvres, pas plus que les minimi évoqués au Jugement dernier. Les théologiens créent une hiérarchie dans le don, au bas de laquelle se trouvent les nécessiteux indifférenciés. Il existe bien quelques voix discordantes par rapport à cet oubli des nécessiteux : Grégoire le Grand, puis la Postille dominicaine, construisent un couple riches/pauvres dans lequel les nécessiteux désignent tous les pauvres, y compris les mendiants aux portes des églises dont le comportement ne semble pas toujours sans défauts. Mais ils sont assez peu suivis, et ce pour des raisons qui nous paraissent fondamentales et rejoignent le souci souvent observé de l’exégèse de fonder l’Église. Par ce double processus, en effet, l’Église et les clercs conservent une place centrale dans le système social. En spiritualisant le don et en limitant l’importance de l’aumône matérielle, les exégètes évitent de laisser croire en un salut possible sans la médiation de l’Église. Par ailleurs ils replacent les clercs en une position hiérarchique élevée puisque ce sont eux qui pourront exercer au mieux cette miséricorde spirituelle, que ce soit par la parole ou les sacrements. En privilégiant un don accordé aux pauvres justes ou aux saints qui seuls pourront intercéder, ils détournent les aumônes des nécessiteux vers les églises ou les monastères. Certes ceux-ci, dont les biens sont les « biens des pauvres », ont une fonction de redistribution et évêques ou abbés doivent se faire patres pauperum. Ils sont ainsi au centre de la circulation du don, puisqu’ils reçoivent pour redistribuer. Il a cependant été possible de repérer quelques évolutions, particulièrement au XIIIe siècle. Poussés entre autres par le souci d’accorder au sens littéral des Évangiles une place plus grande, les exégètes revalorisent alors le don matériel. Certes la miséricorde spirituelle demeure supérieure à la miséricorde corporelle, de même que l’âme est supérieure au corps : il serait inutile de nier cette réalité d’évidence pour les théologiens médiévaux. Cependant l’importance de l’aumône
VI. DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES
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corporelle n’est plus niée et les exhortations au don renouvelées, ce qui contribue à expliquer l’augmentation des œuvres de charité en ce siècle. &HSHQGDQW FRQWUDLUHPHQW j FH TX·DIÀUPDLW SDU H[HPSOH 0LFKHO 0ROODW FH mouvement ne s’accompagne pas d’une revalorisation des nécessiteux190. Le don matériel est valorisé indépendamment des nécessiteux. Ceux-ci demeurent, dans le discours, en position d’objet. Le point de vue qu’adoptent les exégètes est celui des riches, qui doivent certes partager leurs richesses, mais cela pour obtenir leur salut, non pour sortir les pauvres de leur misère. Le riche doit toujours donner au pauvre qui serait en état d’extrême nécessité, mais en dehors de ce cas précis, il doit donner avec discernement, en veillant d’une part à ne pas se ruiner, d’autre part à donner aux bonnes personnes, qui ne sont pas nécessairement celles qui ont le plus de besoins économiques, mais celles qui sont les meilleures d’un point de YXHVSLULWXHO(QÀQOHULFKHHQGRQQDQWGRLWYHLOOHUjQHSDVVHUXLQHUHWjFRQVHUYHUFHTXLHVWXWLOHjVRQVWDWXWVRFLDO/HGRQQHYLVHSDVjPRGLÀHUO·RUGUHVRFLDO ou à améliorer la condition matérielle des pauvres, mais à sauver le riche. Le développement des ordres mendiants et leur éloge de la pauvreté ne se transcrivent pas davantage dans une réhabilitation des nécessiteux. Si certains textes dominicains, notamment d’Albert le Grand, leur font une place croissante, OHV IUDQFLVFDLQV DX FRQWUDLUH HQ V·LGHQWLÀDQW j OD SDXYUHWp WHQGHQW j FUHXVHU l’écart, qui se retrouve bien dans les siècles suivants, entre les bons pauvres qui le sont volontairement et conformément aux exigences franciscaines, et les autres, qui demeurent dans une sphère douteuse et menaçante. La crainte à l’égard des pauvres est en effet une constante qui s’exprime, d’un côté, par le rappel fréquent que de nombreux pauvres sont cupides, et, d’un autre côté, par l’appel des pauvres à la patience. De ce point de vue, pas d’évolution : comme le pauvre Lazare, ils doivent supporter leur sort sans se révolter. Le discours sur le don, tel que nous l’avons décrit à partir de l’exégèse, contribue à expliquer la forme que prend la charité au XIIIe siècle. Le don aux nécessiteux y tient une part faible par rapport à d’autres dons plus “spirituels” comme les dons pour les messes. Parmi ces dons, ceux qui s’adressent directement à des nécessiteux sont encore plus rares191. Le don se fait par l’intermédiaire d’institutions qui se chargent de l’assistance, lesquelles présentent un double avantage pour le donateur : par leur caractère souvent religieux, elles offrent une meilleure garantie en vue de l’au-delà ; en outre, elles assurent l’encadrement, corporel et spirituel du pauvre, qui est ainsi contrôlé192.
190. M. MOLLAT, Les pauvres au Moyen Âge, Paris, 1978, p. 147-157. 191. Nous pourrions donner deux exemples parmi tant d’autres : J. CHIFFOLEAU, La comptabilité de l’auGHOj /HV KRPPHV OD PRUW HW OD UHOLJLRQ GDQV OD UpJLRQ G·$YLJQRQ j OD ÀQ GX 0R\HQ ÇJH YHUV 1320-vers 1480), Rome, 1980, p. 302-321 : D. LE BLEVEC, La part du pauvre. L’assistance dans les pays du Bas-Rhône du XIIe siècle au milieu du XVe siècle, Rome, 2000, t. 1, p. 187-220. 192. Dans le cas des lépreux, cela se traduit par l’enfermement qui se développe au XIIIe siècle : N. BÉRIOU, et F.-O. TOUATI, Voluntate dei leprosos. Les lépreux entre conversion et exclusion aux XIIe et XIIIe siècles, Spolète, 1991.
CONCLUSION
«J
ésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue » : cette phrase de colère d’Alfred Loisy, que cite Dominique Iogna-Prat, n’aurait pas choqué les exégètes médiévaux1. Ne le disaient-ils pas eux-mêmes ? Ainsi Nicolas de Lyre : « Le Royaume des cieux : c’est-à-dire l’Église militante2 ». Dans une perspective autre mais complémentaire, Pierre le Chantre, présentait ainsi l’objectif d’une bonne exégèse : « L’Écriture sainte ne nous est pas donnée pour que QRXV\UHFKHUFKLRQVGHVFKRVHVYDLQHVHWVXSHUÁXHVPDLVODIRLODGRFWULQHGHV P±XUVHWOHVFRQVHLOVOHVUpSRQVHVHWOHVDUJXPHQWVIDFHDX[LQÀQLHVDIIDLUHVTXL surviennent dans l’Église3 ». De fait, les recherches menées ici dans l’exégèse autour du rapport de l’Église à la richesse et à la pauvreté ont montré comment OHVFOHUFVWRXWHQPRGLÀDQWOHVGRFWULQHVQRWDPPHQWjO·pJDUGGHODSDXYUHWpHW malgré les polémiques internes, n’ont cessé de chercher à placer l’Église au centre G·XQHVRFLpWpTX·HOOHHQWHQGHQFDGUHUVDQVPRGLÀHUSURIRQGpPHQWO·RUGUHVRFLDO
1. PAUVRETÉ VOLONTAIRE ET DOMINATION L’étude de l’exégèse des Évangiles a tout d’abord révélé que la valorisation de la pauvreté, que l’on aurait pu penser constante dans l’histoire de l’Église, ne se manifeste pleinement qu’à partir du XIIe siècle et qu’elle constitue dès lors XQHVRXUFHGHSROpPLTXHV(QHIIHWDYDQWFHWRXUQDQWO·H[pJqVHDYDLWÀJpGDQV XQFHUWDLQQRPEUHGHFRPSRUWHPHQWVFRGLÀpVO·LQWHUSUpWDWLRQGHVSDVVDJHVpYDQgéliques appelant à la pratique de la pauvreté. Ainsi était-il demandé aux laïcs l’humilité correspondant à la pauvreté en esprit des Béatitudes, le renoncement aux biens conforme à Lc 14, 33 (« Quiconque ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple ») qui est une attitude de détachement intérieur, la péniWHQFHTXHVLJQLÀHOHGHYRLUGHSRUWHUVDFURL[HWO·DXP{QHTXLEkWLWXQWUpVRUGDQV
1.
2.
3.
D. IOGNA-PRAT « L’omnipotence des médiateurs dans l’Église latine aux XIe-XIIe siècles », dans D. IOGNA-PRAT et G. VEINSTEIN (dir.), Histoires des hommes de Dieu dans l’islam et le christianisme, Paris, 2003, p. 69-87 (p. 72). Cette idée est plusieurs fois exprimée dans la Postille sur les Évangiles (Biblia sacra cum Glossa ordinaria >«@ et postilla Nicolai Lirani Franciscani, necnon additionibus Pauli Burgensis Episcopi et Matthiae Thoringi replicis, t. 5, Apud Ioannem Meursium, Anvers, 1634) ; par exemple sur Mt 13, 11 (Vobis datum est nosse mysteria regni celorum>«@Et istud vocatur hic mysterium regni celorum, id est secretum ecclesie militantis) ; sur Mt 18, 1 (Quis putas maior in regno celorum ?) : Non fecerunt tunc quaestionem quis esset maior inter eos de quo prius contenderat, sed quis esset maior in ecclesia militante per meritum, et quis in ecclesia triumphante per premium ; sur Mt 22, 2 (Simile factum est regnum celorum) : Regnum coelorum, id est status ecclesiae militantis ; sur Mt 25, 1 (Simile erit regnum coelorum« Simile erit, id est ecclesia militans>«@-·DLpWXGLpFHVWH[WHVGDQV©1LFRODV de Lyre universitaire ? Le commentaire des paraboles évangéliques (c. 1308) », dans G. DAHAN (dir.), Nicolas de Lyre franciscain du XIVe siècle, exégète et théologien, Paris, 2011, p. 125-152. Pierre le Chantre, 9HUEXP DGEUHYLDWXP 7H[WXV FRQÁDWXV, éd. M. BOUTRY, Turnhout, 2004 (CC Cont. Med. 196), p. 15 : 3UHWHUHD QRQ HVW QRELV LGHR GDWD VDFUD 6FULSWXUD XW LQ HD VXSHUÁXD HW YDQD TXHUDPXV VHG ÀGHP HW GRFWULQDP PRUXP HW FRQVLOLD UHVSRQVLRQHV HW UDWLRQHV DG LQÀQLWD QHJRWLD LQ Ecclesia emergentia.
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ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
les cieux. L’abandon des biens n’est exigé que des moines auxquels est destiné le verset de Mt 19, 21 (Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donnele aux pauvres) et encore s’agit-il d’une désappropriation personnelle dont l’enjeu n’est pas la pauvreté mais l’obéissance à l’abbé dans le cadre d’un monastère souvent très riche. Quant aux clercs, ils doivent suivre le modèle du Christ qui GLVSRVDLWG·XQHERXUVHSRXUVXEYHQLUDX[SDXYUHV(QÀQVLOHVDS{WUHVGHYDLHQW partir « sans or ni argent » (Mt 10, 9), c’est pour mieux fonder la potestas des clercs de prélever les subsides dont ils auraient besoin. Ce n’est qu’à partir du XIIe siècle que la « pauvreté volontaire » commence, sous l’impulsion notamment des cisterciens, des ermites et des chanoines réguliers, à être valorisée pour elle-même. Elle pénètre alors lentement dans l’exégèse, avec Pierre le Chantre d’abord avant de s’imposer dans l’exégèse universitaire du XIIIe siècle. La nouveauté de cette proposition se mesure aussi à l’ampleur des débats que suscite, jO·LQWpULHXUGHO·eJOLVHVDGpÀQLWLRQ/HVVHFWDWHXUVGHODSDXYUHWpYRORQWDLUHRX à partir du XIIIe siècle surtout, de la pauvreté apostolique ou encore évangélique, sont pris dans des polémiques sur deux fronts : contre les défenseurs de l’ancien modèle qui n’accordaient pas une telle place à la pauvreté, mais aussi contre ceux d’une autre forme de pauvreté radicale car les ermites, les chanoines réguliers, les cisterciens, les dominicains ou les franciscains, s’ils se retrouvent pour souligner l’importance d’une vie pauvre, n’en ont pas tous la même conception. Nous avons vu comment ces polémiques s’inscrivent dans l’exégèse : discrètement présentes dans les commentaires de Pierre le Mangeur et de Pierre le Chantre qui sont soucieux de ne pas réserver la pauvreté aux moines et aux ermites, elles semblent absentes de la première génération des commentateurs universitaires mendiants, avant que l’exégèse ne devienne clairement, à partir du milieu du XIIIe siècle, et en réponse aux polémiques lancées par les séculiers, un lieu de construction et de diffusion des identités franciscaines et dominicaines. C’est ainsi que se forgent deux écoles exégétiques différentes, celle des mineurs et celle des prêcheurs. L’ampleur des débats autour de la pauvreté ne s’explique néanmoins pas seulement par cet aspect identitaire : c’est que la pratique de la pauvreté est intimement liée à la construction d’une prééminence spirituelle et d’une autorité sociale. L’Évangile associe en effet à la pauvreté la possession du Royaume des cieux (Mt 5, 3) et les textes bibliques dressant l’éloge de la pauvreté sont légion. Dès lors, en revendiquant pour les moines la pratique de la pauvreté volontaire conforme à Mt 5, 3, Bernard de Clairvaux en fait les possesseurs du Royaume GHVFLHX[GRQWO·LQFDUQDWLRQWHUUHVWUHHVWO·eJOLVHLOMXVWLÀHDLQVLVHVQRPEUHXVHV interventions dans la vie de l’Église. De même, pour les franciscains, la pauvreté est l’expression de la perfection évangélique si bien que l’exercice de la « très haute pauvreté » leur ouvre une forme de prééminence spirituelle et une position particulière dans l’Église à laquelle ils sont institutionnellement soumis, tout en étant spirituellement distincts des clercs. Inversement, quand Thomas d’Aquin soutient que la pauvreté n’est qu’un moyen parmi d’autres pour accéder à la perfection, il défend le statut de son ordre. La défense de la pauvreté est ainsi
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indissociable de la question de la perfection dont découle une position hiérarchique dans les états de vie de l’Église. Mais elle est aussi plus largement corrélée au maintien ou à la construction de l’autorité des clercs dans la société. Après avoir parlé de l’abandon des biens, Jésus annonçait aux apôtres qu’ils seraient avec lui des juges dans l’au-delà. Ce verset a très souvent été élargi à tous ceux qui abandonnaient leurs biens, renforçant du même coup leur autorité terrestre. Philippe de Harveng le révèle explicitement : il faut craindre les clercs-pauvres dans l’ici-bas, car ils seront juges dans l’au-delà. C’est dans ce cadre qu’il faut replacer le discours réformateur de Pierre le Chantre : s’il dénonce les richesses de l’Église et appelle sans cesse OHVFOHUFVjSUDWLTXHUODSDXYUHWpF·HVWDÀQGHFRQIRUWHUOHXUDXWRULWpDXPRPHQW même où des laïcs se tournent – avec le soutien de Pierre le Chantre – vers une pratique de la pauvreté volontaire. Cette autorité spirituelle a, en outre, des conséquences bien matérielles : elle MXVWLÀHHQHIIHWODSHUFHSWLRQSULRULWDLUHGHVDXP{QHV/HVFKpPDSUpVHQWGDQV O·±XYUHG·$XJXVWLQHVWUHSULVHWDPSOLÀpSDUOHVIUDQFLVFDLQVOHGRQHVWGHVWLQp à se faire des amis qui intercèderont au ciel. Or, quels meilleurs intercesseurs que ceux-là même auxquels appartient le Royaume des cieux et qui seront précisément des juges dans l’au-delà ? Autrement dit, le don ne doit pas se tourner prioritairement vers les nécessiteux qui ne sont que des pauvres involontaires dont la pauvreté n’est pas vertueuse, mais vers les pauvres volontaires. Pour Pierre de Jean Olieu, les minimiTX·LOIDXWQRXUULUHWYrWLUDÀQG·rWUHVDXYpVRQWSUpFLVpment les mineurs adeptes d’un usus pauper. Pour d’autres, ce sont plus largement les pauvres volontaires auxquels appartient le Royaume des cieux. La pauvreté volontaire attire ainsi les aumônes, assurant à ceux qui la pratiquent une place centrale dans la circulation des biens. Peter Brown a montré comment, dans l’Antiquité tardive, les évêques se sont DSSX\pVVXUOHV©SDXYUHVªDÀQGHFRQVWUXLUHOHXUSRXYRLUGDQVODFLWp/DORJLTXH est ici toute différente : ce sont les clercs (dans un sens large) qui se revendiquent FRPPH SDXYUHV DÀQ GH PLHX[ IRQGHU OHXU DXWRULWp VSLULWXHOOH GDQV O·LQVWLWXWLRQ ecclésiastique comme dans la société, et pour asseoir une forme de domination TXLMXVWLÀHG·HQFDGUHUODVRFLpWpGHVODwFV$XVVLODUHYDORULVDWLRQGHODSDXYUHWp ne conduit-elle ni à une critique plus grande de la possession des richesses, ni à un éloignement par rapport aux activités économiques, ni à une amélioration du statut des nécessiteux.
2. FACE AUX LAÏCS : INCLURE, DISTINGUER, HIÉRARCHISER Dès l’Antiquité tardive, les pères de l’Église avaient renoncé à une écoute du texte biblique qui conduirait à la constitution d’un petit groupe de parfaits excluant l’essentiel de la population. C’est un des enjeux essentiels de la distinction entre les préceptes obligatoires pour tous et les conseils appliqués par quelques-uns qui, tout en construisant une hiérarchie des états de vie, ouvre à tous la possibilité du
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salut. Ainsi l’Église inclut-elle la société tout en créant des hiérarchies. La volonté de prendre en charge les laïcs se renouvelle à partir du XIIe siècle. Elle occupe une place croissante dans les préoccupations des exégètes qui entendent désormais, VXUWRXWjSDUWLUGHODÀQGXVLqFOHSUpSDUHUjODSUpGLFDWLRQHWGRQFWUDQVPHWWUH aux prédicateurs des interprétations et un matériau réutilisables dans les sermons DX[ODwFV(OOHFRQGXLWVXUWRXWjIRUJHUGHQRXYHOOHVLQWHUSUpWDWLRQVTXLPRGLÀHQW la façon dont les laïcs sont intégrés dans l’Église. On constate en effet, principalement dans l’école biblique-morale, puis de la part des dominicains, une tendance à renoncer à la distinction entre préceptes et conseils et à la pratique qui réservait aux clercs ou aux moines l’application de certains versets évangéliques. Ainsi la possibilité de mettre en œuvre une pauvreté volontaire est-elle offerte aux laïcs comme aux clercs. Les modèles de comportement construits pour les clercs sont désormais destinés aussi aux laïcs. En cela, les clercs demeurent des modèles. Il y aurait donc alors une sorte de continuum entre le comportement des clercs et celui des laïcs qui inclut ceux-ci tout en maintenant la domination des premiers. Le modèle franciscain, fondé sur l’opposition entre parfaits et imparfaits, est très différent mais aboutit à une structure semblable : en tolérant de la part des laïcs imparfaits un certain nombre de pratiques économiques douteuses totalement interdites aux franciscains, elle réintroduit une différence de nature, et pas seulement de degrés, entre clercs et laïcs, mais elle permet tout de même à ceux-ci d’être sauvés en s’associant aux mineurs. Ainsi se retrouvent là encore des processus complémentaires d’inclusion, de distinction et de hiérarchisation.
2.1. L’Église et les riches L’attitude à l’égard des riches est caractéristique de la volonté d’inclure les ODwFV$ÀQGHOpJLWLPHUODSRVVHVVLRQGHVULFKHVVHVOHVH[pJqWHVRQWIRUJpGHVGLVtinctions – entre avoir et aimer, entre posséder et servir – ouvrant le salut à ceux qui conservaient leur bien sans s’y attacher intérieurement. La volonté d’éviter de laisser penser que l’Évangile condamnait les riches a été une constante de l’exégèse à laquelle la valorisation de la pauvreté volontaire n’a rien changé. La diffusion, dans l’exégèse du XIIIe siècle, de formules en apparence très sévères FRQWUHOHVULFKHV©7RXWULFKHHVWLQLTXHRXÀOVG·LQLTXHª QHPRGLÀHSDVFHWWH perspective : leur objet n’est pas de condamner les riches de plus en plus nombreux dans les villes, mais de fournir aux prédicateurs des formules frappantes susceptibles de les mettre en garde. Le développement du discours sur les riches et les richesses dans l’exégèse du XIIIe siècle est révélateur de l’intérêt porté à ceux-ci et de la volonté de les maintenir dans l’Église en les menaçant certes mais aussi en leur proposant des voies de salut qui n’exigent ni l’abandon des biens, ni le renoncement à leur statut social. En effet, si ceux qui ont des richesses sont exhortés à les partager et à se consiGpUHU FRPPH GH VLPSOHV GpSRVLWDLUHV FH Q·HVW SDV DÀQ G·LQWURGXLUH GDYDQWDJH d’égalité, mais pour assurer la permanence du système social. Il serait absurde,
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soutiennent les exégètes, que l’aumône ruine le riche. Il serait indécent, voire nuisible – ajoutent-ils – de donner aux miséreux autre chose que ce qui est vil. /HVUpÁH[LRQVVXUOHQpFHVVDLUHHWOHVXSHUÁXTXLV·DSSURIRQGLVVHQWDXXIIIe siècle, distinguent l’homme et la persona que constitue son rang social. Ce qui permet de maintenir son rang fait partie du nécessaire qu’il ne faut donner qu’en cas d’extrême nécessité. Le don au pauvre doit seulement viser à ce que celui-ci puisse survivre. D’ailleurs ce don, tel que les exégètes l’envisagent, est toujours considéré du point de vue du riche qui veut faire son salut, et non de celui du pauvre qu’il convient d’aider. Bien souvent, le discours sur le don est dissocié de celui sur la personne à laquelle donner. Quand cette dernière question est envisagée, ce n’est pas le degré d’indigence du receveur qui importe, mais plutôt sa foi et son comportement. Dans ce discours, le pauvre qui reçoit est considéré en position d’objet, tandis que le sujet est le riche donateur. L’un et l’autre étant nécessaires, il ne s’agit pas de changer la situation du miséreux. De plus, le recours au motif de la dispensatio qui, après avoir été fréquent dans l’Antiquité tardive, connaît une nouvelle diffusion importante au XIIIe VLqFOH FRQWULEXH OXL DXVVL j MXVWLÀHU une domination sociale. En effet ce terme renvoie à une activité de distribution/ répartition qui relève d’abord d’une politique d’administration. Le dispensator est un homme de pouvoir, que Dieu a institué comme tel. Qu’il s’agisse du prélat qui doit dispensare les sacrements ou la Parole divine, ou du riche/puissant qui doit distribuer des biens matériels, dans tous les cas la dispensatio est une activité de gestion assumée par un pouvoir établi dans l’économie (dispensatio) divine.
2.2. L’oubli des pauvres /·DGUHVVH DX[ SDXYUHV FRQÀUPH OD WHQGDQFH GHV H[pJqWHV j JDUDQWLU O·RUGUH social. Quand ils sont évoqués, c’est pour les exhorter à ne pas vouloir changer leur sort. Régulièrement suspectés de vouloir s’enrichir, ils sont « riches », à ce titre, bien qu’étant pauvres. C’est pourquoi, après les propos du Christ sur la difÀFXOWp SRXU OHV ULFKHV G·rWUH VDXYpV OHV DS{WUHV VH GHPDQGHQW TXL SRXUUD rWUH sauvé : c’est qu’ils comptent au nombre des riches ceux qui, dépourvus de biens, voudraient en acquérir. Voilà ce que répètent à l’envi les exégètes après Augustin pour mettre en garde les pauvres, qui ne sont pas moins sujets à la cupidité que les riches. La vertu des pauvres est celle de la patience ; c’est celle qu’a magniÀTXHPHQWLOOXVWUpHOHSDXYUH/D]DUHJLVDQWjODSRUWHGXULFKHHWTXLOXLDYDOX d’être reçu dans le sein d’Abraham. C’est sur lui que doivent prendre exemple les nécessiteux : qu’ils supportent leur sort sans se révolter, qu’ils demeurent aux marges de la société sans élever la voix. Car leur pauvreté n’a rien de semblable à celle des pauvres volontaires. Dès l’époque patristique, les commentateurs avaient soigneusement distingué les miséreux des pauvres dont on trouve l’éloge dans les textes bibliques. De même que les riches ne devaient pas se sentir rejetés par l’apparente condamnation des richesses, de même, que les nécessiteux ne se réjouissent pas d’un éloge de la
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pauvreté sans lien avec la possession ou non de biens matériels. Le bon pauvre est aussi bien riche que misérable : c’est celui qui est humble. La valorisation de la pauvreté à partir du XIIeVLqFOHQHSURÀWHSDVDX[SDXYUHV(OOHUHQIRUFHDXFRQWUDLUH la distinction entre les pauvres par choix et les pauvres par nécessité : tandis que les premiers – qu’ils soient cisterciens ou franciscains – s’approprient les citations évangéliques évoquant les bons pauvres, ils excluent ainsi les nécessiteux du discours. La comparaison entre l’exégèse franciscaine et celle des dominicains OHUpYqOHELHQOHVIUDQFLVFDLQVHQDSSURIRQGLVVDQWODUpÁH[LRQVXUODSDXYUHWpHQ valorisant plus que les prêcheurs, la pauvreté évangélique, en oublient les nécessiteux qui se trouvent largement écartés de l’exégèse, alors que certains dominicains les intégraient par la reconstitution d’un couple riches / pauvres. Plus largement, l’exégèse n’a pas consacré aux nécessiteux une grande attention. Alors que le devoir de l’aumône est partout présent dans l’Évangile, les commentateurs l’ont dissocié de l’aide fournie aux pauvres. La charité bien ordonnée – c’est connu – commence par soi-même et un don spirituel – qu’il s’agisse d’une parole de réconfort, d’un geste de réprimande ou de la pratique d’un sacrement – est largement supérieur à une aide matérielle. Même quand celle-ci est revalorisée, ce qui est le cas au XIIIe siècle, le discours sur le don est largement dissocié de celui sur l’aide aux pauvres. Les exégètes ont ainsi favorisé O·HVVRUGHODFKDULWpVDQVUHYDORULVHUODÀJXUHGXSDXYUH&DUOHGRQTXLV·DGUHVVH à Dieu, vise surtout à offrir aux riches une voie de salut. Et si le destinataire du don est évoqué, ce sera en priorité le bon pauvre, autrement dit le pauvre volontaire, ou une institution au service de Dieu. Quand les pauperes sont invoqués, F·HVWVXUWRXWSRXUMXVWLÀHUOHVSRVVHVVLRQVHFFOpVLDVWLTXHVDXVHUYLFHGHVpauperes, ou pour défendre l’action de l’évêque dans la cité en qualité de pater pauperum. Autrement dit, les pauperes sont avant tout considérés, dans nos textes, comme un argument rhétorique. Dans un cas comme dans l’autre – survalorisation du don spirituel ou soutien au don matériel – le discours sur le don dans l’exégèse construit une place centrale pour les clercs dans la société, que ce soit dans la circulation des biens matériels ou dans celle des spirituels, plus qu’il ne prend en compte les besoins des nécessiteux. Cette attitude maintenue à l’égard des nécessiteux, sans cesse suspectés de cupidité, contribue à renforcer l’écart entre clercs et laïcs. S’il n’y a pas eu de revalorisation des pauvres au XIIIe siècle, la possibilité des lois contre les mendiants au XIVe siècle se comprend mieux.
2.3. Une économie de la possession sans production De même qu’ils ne considèrent pas la pauvreté matérielle comme un problème social qu’il faudrait affronter – par crainte de susciter la cupidité ou la révolte – de même les exégètes se montrent réservés face au développement économique. Certes, nous l’avons répété, l’Église ne s’oppose pas à la possession des richesses et l’idée d’une opposition fondamentale des clercs aux activités économiques est insoutenable : loin de les rejeter, les clercs ont eu pour souci,
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certes par des voies diverses, d’intégrer les marchands dans la société chrétienne, non de les exclure. Ils ne sont pas davantage étrangers aux réalités économiques : l’Église est, de loin, l’institution qui possède le plus de terres et gère donc, directement ou indirectement, des richesses immenses. Nous avons vu que la capacité d’administrer ces biens était un critère important d’admission aux plus hautes charges ecclésiastiques. Les exégètes ont aussi souligné que les évêques devaient nourrir leur troupeau non seulement spirituellement mais aussi, selon les circonstances, corporellement, si bien qu’ils devront aussi rendre des comptes de cette gestion matérielle. Plus fondamentalement, les clercs, par l’usage notamment du concept de dispensatio, se présentent comme les spécialistes de l’« économie ». En effet, le même mot désigne l’action divine dans l’histoire, la dispensation des sacrements et de la parole divine, et la gestion d’un domaine. Or, ce n’est pas une simple homonymie lexicale : c’est une démarche comparable et, à ce titre, selon la formule de Grégoire le Grand, « ceux qui font une bonne gestion des biens extérieurs reçoivent un surcroît de grâce qui les conduit aussi jusqu’à l’intelligence des mystères »4. Gestion des biens matériels et administration des sacrements se situent dans une même continuité. La seconde l’emporte néanmoins sur la première, si bien que les clercs qui maîtrisent les logiques fécondes de la prédication sont aussi aptes à juger, et mieux que les autres, des affaires économiques. &HWWH DIÀUPDWLRQ GH OD FDSDFLWp pFRQRPLTXH GHV FOHUFV HVW FRQIRUPH j OD volonté des exégètes d’inclure toute la société dans l’Église et de placer les clercs jODWrWHGHFHOOHFLFHWWHÀQLOVVRXOLJQHQWDXVVL²HWIRUWHPHQW²ODKLpUDUFKLH des valeurs : si la dispensatio des biens matériels n’est pas en soi mauvaise et si les clercs en maîtrisent les logiques, elle est nettement inférieure à celle des biens spirituels. Les clercs, qui se distinguent des laïcs en ce qu’ils ont en charge les ELHQVVSLULWXHOVRQWEHVRLQG·DIÀUPHUFHSULQFLSHSRXUDVVHRLUOHXUDXWRULWp&·HVW pourquoi, ils n’ont pas exclu mais dévalorisé les pratiques économiques matérielles. L’usage des métaphores économiques s’inscrit dans ce cadre : elles sont un instrument pour intégrer les pratiques économiques tout en appelant à les dépasser. Les exégètes n’ont cessé de rappeler, précisément à propos de la parabole des talents, que ce sont uniquement les biens spirituels qui doivent être multipliés. C’est d’ailleurs là un autre point sur lequel l’Église s’est plutôt opposée au développement économique : si elle a accepté la possession et la circulation des richesses, le discours vis-à-vis de leur production est bien moins positif. C’est une question souvent passée sous silence et qui semble toujours proche de la cupidité. Dans les textes que nous avons étudiés, le travail est, au mieux, considéré comme une activité indifférente du point de vue moral ; il est toujours guetté par le risque d’un investissement trop grand dans la société terrestre. Les richesses ne sont pas mauvaises, mais elles sont considérées comme un donné ; quand leur
4.
Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile. /LYUH,+RPpOLHV,;;, éd. R. ÉTAIX, C. MOREL, B. JUDIC, Paris, 2005 (SC S>«@quia plerique dum bene ministrant exteriora quae accipiunt, per adiunctam gratiam ad intellectum quoque mysticum perducuntur.
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multiplication est présentée positivement, c’est qu’elle est miraculeuse et ne résulte pas d’un labeur humain. La dispensatio est étrangère à l’idée de croissance économique : c’est une forme de distribution. Assurément, la consommation n’est pas non plus valorisée par l’essor de la pauvreté volontaire qui prône, bien au contraire, la frugalité – deux caractéristiques qui nous rapprochent plus des théories de la décroissance que de celles des classiques. L’exégèse apparaît donc largement comme un art de la distinction, que ce soit entre divers sens du texte biblique, cette diversité se retrouvant jusque dans les diverses interprétations qu’offre le sens littéral, entre des grands domaines, spirituel et corporel, ou entre des groupes sociaux, clercs et laïcs. Plus généralement encore, elle a élevé la méthode de la distinction en principe fondamental de fonctionnement. Le discours sur la richesse et la pauvreté a ainsi été structuré par les différences entre pauvreté volontaire et involontaire, entre avoir et aimer les richesses, entre don matériel et don spirituel, entre conseils et préceptes, entre économie matérielle et économie spirituelle. Cette herméneutique de la GLVWLQFWLRQUpSRQGjSOXVLHXUVÀQDOLWpV(QFRQVWUXLVDQWGHVPRGqOHVHWGHVFRQWUH modèles, elle fournit des guides de comportement pour encadrer la société. Plus fondamentalement, elle permet d’associer l’ensemble de la société à la radicalité évangélique. Elle bâtit en effet plusieurs niveaux d’écoute du texte biblique par lesquels le plus grand nombre est appelé à mettre en œuvre les préceptes bibliques, tout en permettant à une élite une écoute bien plus exigeante des mêmes versets. À l’image du vitrail de Bourges qui représentait à sa base le monde des maçons et à son sommet le Christ entouré des anges, l’exégèse inclut ainsi les activités matérielles (et ceux qui les pratiquent) tout en les plaçant dans un registre inférieur à celui des activités spirituelles. De même, elle structure de cette façon, dans un même mouvement, l’Église comme société qui inclut l’ensemble des croyants et l’Église comme institution de clercs, créant entre les deux un rapport hiérarchique TXLMXVWLÀHODSRVLWLRQpPLQHQWHHWGLUHFWULFHGHVFOHUFV7URLVSULQFLSHVVHPEOHQW donc avoir guidé l’exégèse médiévale et le discours de l’Église dans son rapport à la société : inclure, distinguer, hiérarchiser.
ANNEXES
Annexe 1
PRÉSENTATION DES COMMENTAIRES BIBLIQUES
1. L’EXÉGÈSE SCOLAIRE DU XIIe SIÈCLE À L’OMBRE DE LA GLOSE
L
’exégèse des Évangiles au XIIe siècle, telle qu’elle se pratique dans les écoles, laisse l’impression d’une grande unité, aussi bien dans les problématiques que dans le contenu. Il est toutefois possible de distinguer, parmi les textes qui nous sont parvenus, trois grandes périodes : celle dominée par l’école de Laon, dans les premières décennies du siècle ; puis celle des années 1140, qui s’inscrit dans la contiQXLWpGHODSUpFpGHQWHHWHQÀQGDQVODGHX[LqPHPRLWLpGXVLqFOHFHOOHGHO·pFROH biblique-morale illustrée notamment par Pierre le Mangeur et Pierre le Chantre. Le SRLQWFRPPXQSUpVHQWWRXWDXORQJGXVLqFOHUpVLGHGDQVO·LQÁXHQFHGHODGlose1.
1.1. L’école de Laon /·pFROHGH/DRQRUJDQLVpHDXWRXUGHVÀJXUHVG·$QVHOPHHWGHVRQIUqUH5DRXO constitue, au témoignage même d’Abélard, le principal centre d’études exégétiques dans les premières années du XIIe siècle2. De ce milieu sont issus la Glose et d’autres commentaires sur Matthieu parfois attribués à Anselme, notamment celui contenu dans le manuscrit Alençon BM 26. 1.1.1. La Glose La Glose constitue le legs majeur de cette école à l’exégèse médiévale. Le résultat est bien connu : il s’agit d’un recueil exégétique portant sur toute la Bible suivant une mise en page bien caractéristique. Au centre, se trouve le texte biblique, avec de courtes gloses interlinéaires, tandis que tout autour, sur l’espace restant de la feuille, sont disposées des gloses marginales qui commentent un verset ou un mot du texte biblique3. S’il est désormais couramment accepté que le projet de la Glose est né 1.
2. 3.
Sur l’exégèse des écoles au XIIe siècle : J. CHÂTILLON, « La Bible dans les écoles du XIIe siècle », dans P. RICHÉ, et G. LOBRICHON (éd.), Le Moyen Âge et la Bible, Paris, 1984, p. 163-197 ; G. DAHAN, L’exégèse chrétienne…, p. 91-108. C. GIRAUD, Per verba magistri. Anselme de Laon et son école au XIIe siècle, Turnhout, 2010. Les principaux articles sur la Glose sont les suivants : B. SMALLEY, « Gilbertus Universalis, Bishop of London (1128-34), and the Problem of the “Glossa Ordinaria” », RTAM, 7, 1935, p. 235-262, et 8, 1936, p. 24-60 ; EAD., « La Glossa Ordinaria. Quelques prédécesseurs d’Anselme de Laon », RTAM, 9, 1937, p. 365-400 ; EAD., « Les commentaires bibliques de l’époque romane : glose ordinaire et
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dans ce milieu laonnois4, la réalisation de chaque livre est moins connue. Il semble, même si les indices sont peu nombreux, qu’il faille attribuer à Anselme et à son frère Raoul la rédaction de la Glose sur Matthieu et Luc5. Comme Anselme est mort en 1117 et Raoul vers 1130, ces deux Gloses sont antérieures à 1130, du moins dans leur état primitif. Il est en effet connu que la Glose, avant de devenir « ordinaire », a évolué et qu’elle a même parfois continué à le faire au cours du XIIIe siècle6. La consultation de deux manuscrits produits à Laon avant 11407 – les ms. Laon, BM 73 et 74 – qui comportent la Glose sur Matthieu permettent de constater que le texte a
4. 5.
6.
7.
gloses périmées », CCM, 4, 1961, p. 15-22 ; EAD., « Some Gospel Commentaries of the Early Twelfth Century », RTAM, 45, 1978, p. 147-180 ; G. LOBRICHON, « Une nouveauté : les gloses de la Bible », dans P. RICHÉ, et G. LOBRICHON (éd.), Le Moyen Âge et la Bible, Paris, 1984, p. 95-114 ; M. GIBSON, « The Place of the Glossa Ordinaria in Medieval Exegesis », dans K. EMERY Jnr, et M. J. JORDAN (éd.), Ad Litteram : Authoritative texts and their Medieval Readers, Notre-Dame, 1992, p. 5-27, repris dans M. GIBSON, “Artes” and Bible in the Medieval West, Londres, 1993 ; EAD., « The Twelfth-century Glossed Bible », Studia Patristica, 23, Louvain, 1989, p. 232-244, repris dans M. GIBSON, “Artes” and Bible in the Medieval West, Londres, 1993 ; P. STIRNEMANN, « Où ont été fabriqués les livres de la Glose ordinaire dans la première moitié du XIIe siècle ? », dans F. GASPARI (éd.), Le XIIe siècle. Mutations et renouveau en France dans la première moitié du XIIe siècle, Paris, 1994, p. 257-301 ; G. MAZZANTI, « Anselmo di Laon, Gilberto l’Universale e la Glossa ordinaria alla Bibbia », Bullettino dell’Istituto italiano per il medio evo e Archivio Muratoriano 102, 1999, p. 1-18 ; A. ANDREE, Gislebertus Universalis. Glossa ordinaria in Lamentationes, Stockholm, 2005 ; ID., « The Glossa ordinaria on the Gospel of John. A preliminary survey of the manuscripts with a presentation of the text and its sources », RBen. 118/1-2, 2008, p. 109-134 et p. 289-333. Des informations récentes sont disponibles sur http ://glossae.net/. Contra : E. BERTOLA, « La Glossa ordinaria biblica éd i suoi problemi », RTAM, 45, 1978, p. 34-78 ; et la réponse de R. WIELOCKX, « Autour de la “Glossa Ordinaria” », RTAM, 49, 1982, p. 221-228. L’argumentation repose principalement sur deux remarques de Pierre le Mangeur relevées par B. SMALLEY (« Some Gospel Commentaries of the Early Twelfth Century », RTAM, 45, 1978, p. 151), l’une sur Mt 1, 12 : De hoc habes glosam Rabani. Non tamen habes hanc glosam intitulatam cuius auctoris sit, et ideo incertum est unde magister Radulfus, frater magistri Anselmi, qui glosaturam ordinavit, eam assumpsit… (cité d’après Oxford, Laud. Misc. 291, f. 5vb ; la phrase est absente du ms. BnF lat. 620, mais se retrouve dans BnF lat. 15269, 75v) ; l’autre sur Mc : Marcum pene intactum, quia pedissecus est Mathei HWLDPSURGLIÀFXOWDWHHXPUHOLTXHUXQWDQWLTXLQHFOHJLWHXPPDJLVWHU$QVHOPXV nec magister Radulfus frater eius (Oxford, Laud. Misc. 291, f. 93rb). Ces deux phrases laissent penser qu’Anselme et Raoul ont glosé Mt, Lc et Jn (A. ANDREE maintient l’idée d’une compilation par Anselme de la Glose sur Jn : « The Glossa ordinaria on the Gospel of John. A preliminary survey of the manuscripts with a presentation of the text and its sources », RBen. 118/1-2, 2008, p. 114-115). G. MAZZANTI (« Anselmo di Laon, Gilberto l’Universale e la Glossa ordinaria alla Bibbia », Bullettino dell’Istituto italiano per il medio evo e Archivio Muratoriano 102, 1999, p.1-18) a défendu l’idée d’une rédaction par Gilbert l’Universel mais son argumentation est très faible puisqu’elle repose uniquement sur une FKURQLTXHYLFWRULQHGHODÀQGXXIIeVLqFOHTXLQ·DIÀUPHSDVFHODDXVVLFODLUHPHQWHWDORUVTXHG·DXWUHV WH[WHVSOXVÀDEOHVVXU*LOEHUWQHOHVRXWLHQQHQWSDVQRQSOXV Voir par exemple M. ZIER, « The Development of the Glossa Ordinaria to the Bible in the Thirteenth Century : the Evidence from the Bibliothèque Nationale, Paris », dans G. CREMASCOLI et F. SANTI (éd.), La Bibbia del XIII secolo. Storia del testo, storia dell’esegesi, Florence, 2004, p. 155-184. P. STIRNEMANN, « Où ont été fabriqués les livres de la Glose ordinaire dans la première moitié du XIIe siècle ? », dans F. GASPARI (éd.), Le XIIe siècle. Mutations et renouveau en France dans la première moitié du XIIe siècle, Paris, 1994, p. 257-301 (p. 262).
ANNEXE 1 : PRÉSENTATION DES COMMENTAIRES BIBLIQUES
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parfois fortement évolué8. En effet ces deux manuscrits ne comportent pas toujours les mêmes gloses et, surtout sur certaines péricopes comme celle des Béatitudes, ils sont beaucoup plus courts que ne l’est la Glose éditée à Strasbourg en 1480-1481 ou dans des manuscrits postérieurs du XIIe siècle, comme le Paris, Maz. 116. Le ms. Paris, Maz. 113, que Patricia Stirnemann pense produit à Laon avant 11409, laisse bien voir, par les traces d’ajouts, au moins deux étapes dans la constitution de la Glose sur les Béatitudes. Il est donc certain que le texte de la Glose sur les Évangiles a évolué dans la première moitié du XIIe siècle. Ce n’est cependant pas systématique : sur de nombreux autres passages consultés, le ms. Laon 74 est conforme au texte postérieur de la Glose. Nous ne savons par ailleurs pas situer le lieu et le moment où la Glose a été complétée10. La Glose est avant tout une œuvre de compilation. Le glossateur – c’est ainsi que les auteurs du XIIeVLqFOHFRPPH3LHUUHOH0DQJHXUTXDOLÀHQWOHFRPSLODWHXUGH la Glose – s’appuie sur un nombre limité de sources dont les trois principales sont, pour l’Évangile de Matthieu, Jérôme, Bède et Raban Maur. Augustin est surtout cité SRXUOH6HUPRQVXUOD0RQWDJQHHW3DVFKDVH5DGEHUWH[HUFHXQHLQÁXHQFHFRQVLdérable sur certains passages, comme les Béatitudes, mais disparaît en revanche totalement quelques chapitres plus loin11. Il n’est pas impossible que Claude de Turin ait aussi été sollicité. Sur Luc, en-dehors de l’omniprésence de Bède et de O·LQÁXHQFHGXFRPPHQWDLUHG·$PEURLVHO·LGHQWLÀFDWLRQGHVVRXUFHVHVWPRLQVVUH La démarche du glossateur consiste essentiellement à sélectionner puis à résumer les passages de ces quelques sources qui éclairent le texte biblique. $VVXUpPHQW OH FKRL[ GHV SKUDVHV FLWpHV HW OH WUDYDLO GH FRQWUDFWLRQ UHÁqWHQW parfois des choix interprétatifs mais ce n’est pas là l’enjeu principal de la Glose qui présente les différentes interprétations connues du texte biblique, même si elles sont contradictoires. En dehors de la sélection et de l’abréviation des sources, l’intervention du glossateur semble assez limitée. La constitution de la Glose sur Matthieu s’approche de la démarche d’Anselme telle que Cédric Giraud l’a mise en évidence à propos des sentences : le maître tire son autorité de son propre effacement devant des choix théologiques peu novateurs et peu originaux, mais de ce fait incontestables12. De même la Glose sur Matthieu semble avoir été avant tout
8.
C’est aussi ce que montre H. WEISWEILER, « Paschasius Radbertus als Vermittler des Gedankengutes der karolingishen Renaissance in den Matthäuskommentaren des Kreises um Anselm von Laon », Scholastik, 35, 1960, p. 363-402, et 503-536. 9. Art. cit., p. 262. 10. L’hypothèse d’un rôle important joué par l’école de Saint-Victor semble pensable : M. GIBSON, « The Place of the Glossa Ordinaria in Medieval Exegesis », dans Ad Litteram : Authoritative texts and their Medieval Readers, repris dans M. GIBSON, «$UWHVªDQG%LEOHLQWKH0HGLHYDO:HVW, Londres, 1993. 11. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que la bibliothèque de l’école de Laon ne possédait probablement pas l’intégralité du commentaire sur Matthieu de Paschase Radbert, si du moins l’on se fonde sur la liste des œuvres que donne J. CONTRENI (The Cathedral School of Laon from 850 to 930. Its Manuscripts and Masters, Munich, 1978, p. 169-187) pour les IXe-Xe siècles, qui cite, pour Paschase Radbert, p. 182, « Commentarius in evangelium Matthaei I-IV ». La bibliothèque a certes pu s’enrichir depuis cette date. 12. C. GIRAUD, Per verba magistri. Anselme de Laon et son école au XIIe siècle, Turnhout, 2010, p. 325-326 ; 497-498.
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ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
conçue comme le miroir de choix exégétiques admis par la tradition. Elle transmet ce que les livres disponibles à la bibliothèque de Laon permettaient de considérer comme les principales interprétations du texte biblique. Elle ne doit d’ailleurs probablement pas être comprise comme un commentaire, mais comme un instruPHQWGHWUDYDLOFHTXHFRQÀUPHXQHUDSLGHFRPSDUDLVRQDYHFOHFRPPHQWDLUHGH Matthieu contemporain qui se trouve dans le ms. Alençon BM 26. 1.1.2. Commentaires laonnois sur Matthieu Nous n’avons pas pu déterminer si le commentaire de Matthieu du ms. Alençon BM 26 pouvait être attribué avec certitude à Anselme13. Il est en revanche certain qu’il provenait du milieu laonnois et qu’il était contemporain de la constitution de la Glose, sans pouvoir assurer s’il lui fût postérieur ou antérieur14. Il est très proche de la Glose pour le choix des sources, la principale différence étant qu’ici O·LQÁXHQFHGH&ODXVHGH7XULQHVWFHUWDLQH(QUHYDQFKHOHXUWUDLWHPHQWHVWVHQsiblement différent. Certes elles sont souvent résumées ou reformulées mais, contrairement à la Glose qui les juxtapose, le commentaire ici tend à les harmoniser et à faire des choix interprétatifs. D’autres commentaires de Matthieu ont probablement été produits autour de l’école de Laon. C’est le cas du fragment contenu dans le ms. Valenciennes 14, qu’Odon Lottin pensait pouvoir attribuer à Anselme en raison de la proximité avec la Glose mais qui ne porte que sur les Béatitudes15. Beryl Smalley, sur la foi des quelques lignes transcrites par F. Stegmüller, pensait que l’intégralité du commentaire se trouvait dans le ms. Paris, BnF lat. 16794, mais la consultation de ce manuscrit révèle que ce n’est pas le cas16. H. Weisweiler a par ailleurs prouvé que ce texte était un abrégé de Paschase Radbert et qu’il avait servi pour compléter une version initiale de la Glose17. Existe aussi le commentaire présent dans le ms. Durham A. 1. 10. Nous n’avons pas pu le consulter, mais les indications d’Adrian Ballentyne permettent de constater qu’à nouveau la Glose est utilisée comme un usuel à partir duquel l’exégète bâtit son propre commentaire, en l’occurrence en s’adaptant au milieu monastique18.
13. A. BALLENTYNE (« A Reassessment of the Exposition on the Gospel according to St Matthew in Manuscript Alençon 26 », RTAM, 56, 1989, p. 19-57) fait bien le point sur la question mais ses arguments en faveur de l’attribution à Anselme demeurent fragiles. 14. Il nous est apparu certain sur certains passages qu’Alençon 26 était postérieur à la Glose et tout aussi certain du contraire sur d’autres passages ! En l’absence d’une édition critique de la Glose et de ce commentaire, il nous semble impossible d’être plus précis. 15. O. LOTTIN©/DGRFWULQHG·$QVHOPHGH/DRQVXUOHVGRQVGX6DLQW(VSULWHWVRQLQÁXHQFHªRTAM, 24, 1957, p. 267-295. 16. B. SMALLEY, The Gospels…, p. 11-13. 17. H. WEISWEILER, « Paschasius Radbertus als Vermittler des Gedankengutes des karolingischen Renaissance in den Matthäeuskommentaren des Kreises um Anselm von Laon », Scholastik, 35, 1960, p. 363-402, 503-536 (p. 529). 18. A. BALLENTYNE©$5HDVVHVVPHQW«ªS
ANNEXE 1 : PRÉSENTATION DES COMMENTAIRES BIBLIQUES
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1.2. Dans la continuité de l’école de Laon Plusieurs commentaires à partir des années 1140, ceux de Geoffroy Babion, de Zacharie de Besançon et d’un anonyme contenu dans le ms. Paris, BnF lat. 2491, permettent de suivre l’évolution de l’exégèse de Matthieu dans les écoles. S’ils se développent à la fois hors du cadre parisien et hors du milieu laonnois, ils portent WRXWHIRLVODPDUTXHG·XQHJUDQGHLQÁXHQFHGHFHWWHpFROH 1.2.1. Geoffroy Babion Geoffroy Babion semble avoir eu une vie longue et pleine de péripéties. Il aurait ainsi d’abord été écolâtre d’Angers dans la première décennie du XIIe siècle, avant de se faire ermite, puis de répondre à l’appel de Bernard de Clairvaux dans l’affaire du schisme d’Anaclet. C’est ce qui lui a valu de devenir archevêque de Bordeaux, de 1136 à sa mort en 1158. La première phase de son épiscopat est FHSHQGDQWGLIÀFLOH*HRIIUR\GpVLUHX[GHUpIRUPHUOHFKDSLWUHVHKHXUWHjO·RSSRsition des chanoines, ce qui le contraignit à s’exiler de 1140 à 1145 à Poitiers où l’accueille l’évêque Gilbert de la Porrée. C’est dans ces années qu’il rédige les Enarrationes in Evangelium Matthaei, publiées au volume 162 de la Patrologie sous le nom d’Anselme de Laon19. 1.2.2. Zacharie de Besançon Un second commentaire sur Matthieu appartient à cette même période des années 1140-1145 : celui de Zacharie de Besançon. Il a enseigné à l’école cathédrale de Besançon avant de rejoindre l’ordre prémontré à l’abbaye de SaintMartin de Laon entre 1145 et 1150. Son commentaire, l’In Unum ex quatuor, porte sur une synopse des Évangiles20. L’étude de son contenu suppose une rédaction postérieure au Concile de Sens (1141) mais ne témoigne de liens ni avec les milieux laonnois, ni avec les milieux prémontrés, ce qui plaide pour une datation entre 1141 et 1145, au moment où Zacharie enseigne à l’école cathédrale de Besançon21. L’étude du prologue, qui se montre soucieux de la résolution des contradictions entre Évangélistes par le recours aux arts du langage contribue
19. 3RXUODELEOLRJUDSKLHODELRJUDSKLHO·DWWULEXWLRQHWODGDWDWLRQYRLUODÀFKHGRQQpHHQDQQH[H 20. Sur ces harmonies de l’Évangile, voir en dernier lieu : U. B. SCHMID, Unum ex quatuor. Eine Geschichte der lateinischen Tatianüberlieferung, Fribourg / Bâle / Vienne, 2005, p. 108-113 ; ID., « Some observations on the textual traditions of two 12th century latin Gospel Harmony Commentaries », dans 3DUDWH[WDQG0HJDWH[WDV&KDQQHOVRI-HZLVKDQG&KULVWLDQ7UDGLWLRQV; U. B. SCHMID et W. F. SMELIK, -HZLVKDQG&KULVWLDQ3HUVSHFWLYHV6, Leiden, 2003, p. 136-151. Plus ancien sur Zacharie : J. R. HARRIS, « Some Notes on the Gospel-Harmony of Zacharias Chrysopolitanus », -RXUQDORI%LEOLFDO/LWHUDWXUH 43, 1924, p. 32-45. 21. B. DE VREGILLE, « Notes sur la vie et l’œuvre de Zacharie de Besançon », Analecta Praemonstratensia, 41, 1965, p. 293-309 ; D. VAN DEN EYNDE, « Les “magistri” du commentaire “unum ex quatuor” de Zacharias Chrysopolitanus », Antonianum, 23, 1948, p. 3-32 et 181-220.
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aussi à situer ce commentaire dans un milieu scolaire22. Ce texte a été amplement diffusé – il en reste plus de cent manuscrits – dans les milieux monastiques et scolaires ; Pierre le Chantre est un de ses principaux utilisateurs23.
1.3. L’anonyme de Paris BnF lat. 2491 Un troisième commentaire sur Matthieu pourrait appartenir à la même période : il se trouve dans le ms. Paris, BnF lat. 2491. Bernard Merlette pensait tenir là le fameux commentaire d’Anselme sur Matthieu mais sans apporter beaucoup d’arguments24. B. Smalley pense précisément l’inverse25FHTXHFRQÀUPHODOHFWXUH des passages sur les Béatitudes et sur la péricope du jeune homme riche : BnF lat. 2491 reprend le texte de Geoffroy Babion en y ajoutant des passages qui proviennent du commentaire parfois attribué à Rémi d’Auxerre26. Nous ne disposons pas d’éléments de datation plus précis mais c’est donc un commentaire postérieur à 1145. Dans sa forme, il est en revanche assez semblable aux textes de Zacharie de Besançon et de Geoffroy Babion. Ces trois commentaires présentent en effet des caractéristiques semblables comparables à celles d’Alençon 26. Les citations d’auteurs patristiques ou carolingiens constituent l’essentiel du commentaire, auxquelles s’ajoutent des interprétations plus récentes. BnF lat. 2491 utilise ainsi Geoffroy Babion, qui lui-même reprend Alençon 26. Une lecture précise de chaque commentaire SHUPHWWRXWHIRLVGHQRWHUGHVLQÁH[LRQVHWGHVFKRL[GLIIpUHQWVVHORQOHVDXWHXUV qui témoignent que ce ne sont pas de simples compilations. Le commentaire de Zacharie de Besançon introduit pour sa part des sources plus larges que les autres mais toute cette exégèse se situe clairement dans la continuité des pratiques de l’école de Laon. C’est à Paris dans la seconde moitié du siècle qu’apparaît un changement incarné par Pierre le Mangeur et Pierre le Chantre.
22. G. R. EVANS, « Zacharie of Besançon and the Bible’s contradictions », Analecta Praemonstratensia, 58, 1982, p. 319-323. 23. T. J. GERITS, « Note sur la tradition manuscrite et imprimée du traité In unum ex quatuor de Zacharie de Besançon », Analecta Praemonstratensia, 42, 1966, p. 276-303. 24. Il se fonde d’une part sur le titre du manuscrit (Glose magistri Anselmi de Monte Leonis et Remensis archiepiscopi super Matheum) qui ne peut pourtant guère évoquer Anselme qui n’a pas été évêque et, d’autre part, sur l’idée qu’il aurait servi de source à Geoffroy Babion. Cf. B. MERLETTE, « Écoles et bibliothèques, à Laon, du déclin de l’Antiquité au développement de l’Université », dans Enseignement et vie intellectuelle (IXe-XVIe siècle), Paris, 1975, p. 21-53. 25. The Gospels…, p. 30, n. 64. 26. Nous avons consulté ce commentaire dans le ms. Grenoble, BM 314.
ANNEXE 1 : PRÉSENTATION DES COMMENTAIRES BIBLIQUES
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1.4. L’école biblique-morale À l’exception d’un commentaire anonyme sur Luc présenté par B. Smalley27 et d’un commentaire sur les quatre Évangiles de Wazelin de Liège, qui semble assez isolé28LOIDXWDWWHQGUHO·±XYUHGH3LHUUHOH0DQJHXUjODÀQGHVDQQpHVSRXU retrouver des commentaires sur les Évangiles29. Entre les deux périodes, le contexte de production exégétique et la forme des commentaires ont totalement changé. C’est désormais Paris qui domine et concentre la production théologique, dans le cadre G·XQHpFROHFDWKpGUDOHTXLDFRQWULEXpjXQLÀHUODGLYHUVLWpGHVSUDWLTXHVPDJLVWUDOHV de la première moitié du siècle. S’impose alors une méthode scolaire et théologique désignée depuis M. Grabmann sous l’expression d’ « école biblique-morale »30. Ce courant de pensée place la Bible au centre des études et pratique une interprétation OLWWpUDOHHWPRUDOLVDQWHULJRXUHXVHHWHIÀFDFH,OHVWLOOXVWUpSRXUOHVFRPPHQWDLUHV GHVeYDQJLOHVSDUOHVÀJXUHVGH3LHUUHOH0DQJHXUHWGH3LHUUHOH&KDQWUH 1.4.1. Pierre le Mangeur Pierre le Mangeur est connu avant tout pour son Histoire scolastique, qui entend présenter succinctement le sens historique de la Bible et qui a connu une GLIIXVLRQHWXQHLQÁXHQFHUHPDUTXDEOHVQRWDPPHQWSDUVHVWUDGXFWLRQVIUDQoDLVHV au XIIIe siècle31. Mais il est aussi l’auteur de Gloses sur les quatre Évangiles32.
27. Nous n’avons pas consulté ce commentaire, conservé dans le ms. Oxford, Bodl.lat.d.th.45. Cf. B. SMALLEY, The Gospels…, p. 85-97. Elle situe la rédaction de ce texte après les Sentences de Pierre Lombard et avant les gloses sur l’Évangile de Pierre le Mangeur, autrement dit après 1155. Mais D. LUSCOMBE n’est pas convaincu par les prétendues allusions à Pierre Lombard, et pense qu’il SRXUUDLWSOXW{WV·DJLUGH3LHUUH$EpODUGHWTXHOHWH[WHSRXUUDLWGDWHUGHODÀQGHVDQQpHV©3HWHU Comestor », dans K. WALSH et D. WOOD (éd.), The Bible in the Medieval World : Essays in Honor of Beryl Smalley, Oxford, 1985, p. 114-5, n. 17. 28. Nous n’avons pas consulté ce commentaire conservé dans le ms. Bruxelles 10751, qui est l’œuvre de l’abbé Wazelin à Liège dans les années 1150. Cf. H. SILVESTRE, « Le De concordia et expositione quatuor Evangeliorum inédit de Wazelin II abbé de Saint-Laurent à Liège (ca 1150-ca 1157). Ms. Bruxellensis 10751 », RBen., 63, 1953, p. 310-325. 29. Nous n’avons pas non plus tenu compte des /LEUL GHÁRUDWLRQXP (PL 157, col. 721-1256), écrits par l’abbé Werner de Saint-Blaise entre 1170 et 1174. Il reprend largement les auteurs du XIIe siècle comme Zacharie de Besançon, mais construit plus un recueil d’homélies qu’un commentaire biblique. Cf. P. GLORIEUX, « Les 'HÁRUDWLRQHVde Werner de Saint-Blaise », dans 0pODQJHV-RVHSKGH*KHOOLQFN, t. 2, Gembloux, 1951, p. 699-721. 30. M. GRABMANN, Storia del metodo scolastico, Florence, 1980 (éd. all. 1911), t. 2, p. 563 sq. 31. J. H. MOREY, « Peter Comestor, Biblical Paraphrase, and the Medieval Popular Bible », Speculum, 68, 1993, p. 6-35 ; X.-L. SALVADOR, Vérité et écriture(s), Paris, 2007 ; B. MICHEL, « Les sources scripturaires d’une Bible vernaculaire au Moyen Âge : l’exemple de la “Bible Historiale” », dans M.-C. GOMEZ-GÉRAUD (éd.), Biblia. Les Bibles en latin au temps des Réformes, Paris, 2008, p. 37-56. 32. Pierre le Mangeur a fait l’objet de recherches récentes : G. DAHAN (dir.), Pierre le Mangeur ou Pierre de Troyes, maître du XIIe siècle, Turnhout, 2013.
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Pierre le Mangeur, ou Pierre Comestor33, a été disciple, à Tours, de Jean de Tours, lui-même disciple d’Anselme de Laon. Doyen de l’église Notre-Dame de Troyes à partir de 1147, il se rend à Paris avant 1158 où il a pu assister à l’enseignement dispensé par Pierre Lombard, auquel il succède à l’école NotreDame en 1158/116034, avant d’être nommé chancelier en 1168. Il meurt en 1178 ou 1179. Il est enterré à Saint-Victor35. Les Gloses sur les Évangiles sont des reportations, c’est-à-dire des notes, de son enseignement parisien. Prudemment, B. Smalley les situe le plus souvent entre 1159 et 117836. Mais il semble bien que Pierre le Mangeur ait cessé d’enseigner en devenant chancelier37. Elles seraient donc datables des années 1159-1169. Se pose alors le problème du rapport avec l’Histoire scolastique. Les points communs entre les deux œuvres sont nombreux, et souvent relevés38. Mais aucun historien ne semble avoir tenu compte du passage des Gloses sur l’Évangile, relevé par A. Landgraf, qui renvoie textuellement à l’Histoire scolastique39. C’est même un de ses principaux arguments en faveur de l’attribution de ces commentaires au Mangeur. Les Gloses sur l’Évangile seraient donc postérieures à l’Histoire
33. Comestor était peut-être le nom de famille de Pierre (S. R. DALY, « Peter Comestor : Master of Histories », Speculum, 32, 1957, p. 62-73) mais nous continuerons à l’appeler Pierre le Mangeur conformément à une tradition historiographique qui remonte au Moyen Âge puisqu’il était alors souvent appelé Manducator. 34. $6\OYDQGRQQHODGDWHGHPDLVVDQVODMXVWLÀHUop. cit. note suivante p. XI. 35. Pour cette esquisse biographique : S. R. DALY, « Peter Comestor : Master of Histories », Speculum, 32, 1957, p. 62-73 ; I. BRADY, « Petrus Manducator and the oral teachings of Peter Lombard », Antonianum, 41, 1966, p. 454-490 ; D. LUSCOMBE, « Peter Comestor », dans K. WALSH et D. WOOD (éd.), The Bible in the Medieval World : Essays in Honor of Beryl Smalley, Oxford, 1985, p. 109-129 ; et A. SYLWAN (éd.), Petri Comestoris Scolastica Historia. Liber Genesis, Turnhout, 2005 (CC Cont. Med. 191), p. X-XIV. 36. Par exemple, « Some Gospel Commentaries of the Early Twelfth Century », RTAM, 45, 1978, p. 151 ; mais il lui arrive de les situer dans les années 1160, par exemple à la page précédente du même article. 37. Il est en effet établi, selon la chronique d’Albéric de Trois-Fontaines, que Pierre de Poitiers lui succède sur la chaire de théologie de l’école cathédrale, en 1169. Voir notamment : P. S. MOORE, The Works of Peter of Poitiers. Master in Theology and Chancellor of Paris (1193-1205), Notre-Dame, Indiana, 8QHSDJHDYDQWOHSDVVDJHFLWpjODQRWHSUpFpGHQWH%6PDOOH\DIÀUPDLWTX·LODYDLWHQVHLJQp seulement jusqu’en 1169 : « He taught at Paris in the decade following the Lombard’s election to the ELVKRSULFRI3DULVKROGLQJWKHRIÀFHRIFKDQFHOORURI1RWUH'DPHª(OOHVXLYDLWLFL ODSRVLWLRQG·,%UDG\©3HWUXV0DQGXFDWRU«ªS/·DUWLFOHGH'/XVFRPEHHVWWUqVUpYpODWHXU GHVKpVLWDWLRQVjFHVXMHWLODIÀUPHG·DERUGTXHOH0DQJHXUDHQVHLJQpHQWUHHWS ©>«@WKHSDWLHQWDFWLYLW\RIUHDGLQJ>«@LQIURQWRIVWXGHQWVZLWKLQWKHSHUULRGEHWZHHQDQG SXLV TX·LO V·HVW UHWLUp GH VRQ HQVHLJQHPHQW DX PRPHQW R LO ÀQLVVDLW O·Histoire Scolastique, donc entre 1169 et 1173 (p. 119 : « He wrote his School History>«@EHWZHHQDQGDIWHUKH had retired from teaching in Notre-Dame »). 38. Notamment par B. SMALLEY, art. cit., ou D. LUSCOMBE, art. cit. 39. A. LANDGRAF, « Recherches sur les écrits de Pierre le Mangeur », RTAM, 3, 1931, p. 292-306 et p. 341372, en l’occurrence p. 368-9.
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scolastique40. Or celle-ci, dédiée à Guillaume aux Blanches-Mains, a été achevée entre 1169 et 117341. Deux hypothèses semblent donc envisageables. La première reposerait sur l’idée d’un enseignement dispensé aux chanoines réguliers de Saint-Victor au moment où il était chancelier mais elle s’appuie sur des arguments fragiles42. La seconde consiste à penser que l’Histoire scolastique a été constituée progressivement au cours des enseignements des années 1160 puis mise en forme, ordonnée, XQLÀpHjODÀQGHVDQQpHVSRXUrWUHGpGLFDFpHj*XLOODXPHDX[%ODQFKHV Mains. Compte-tenu de la vocation scolaire et de l’ampleur de cette œuvre, cette hypothèse semble tout à fait crédible. Dans ce cas, son élaboration serait contemporaine de l’enseignement sur les Évangiles. L’un et l’autre dateraient donc des années 1160, lorsque Pierre le Mangeur enseignait à l’école Notre-Dame. 1.4.2. Pierre le Chantre Pierre le Chantre est le deuxième auteur représentant cette exégèse scolaire de la deuxième moitié du XIIe siècle. Né dans la première moitié du siècle, il a étudié à Reims, et se trouve comme maître à Paris au plus tard en 1173. Chantre de NotreDame à partir de 1183, il poursuit son enseignement – tout en s’impliquant dans la vie de l’Église – jusqu’en 1196. C’est alors qu’il se retire à l’abbaye cistercienne de Longpont, juste après avoir été élu évêque de Reims ; il meurt en 119743. Son programme magistral repose sur trois activités : la lectio, la disputatio et la predicatio. La lectio, c’est-à-dire le commentaire de la Bible et de ses gloses, constitue ainsi le fondement de son enseignement. Au cours de sa longue carrière, il aurait commenté l’ensemble des livres bibliques. Pour étudier les Évangiles, il se fonde, comme Zacharie de Besançon, sur une harmonie. Ce Super unum ex quatuor est une des œuvres de sa maturité ; il a en effet été enseigné après 118744, ce qui le place une vingtaine d’années après Pierre le Mangeur, qui constitue pourtant sa source principale.
40. C’est pourtant l’opinion inverse qui prévaut : D. LUSCOMBE, loc. cit., p. 118 ; M. J. CLARK, « The Commentaries on Peter Comestor’s Historia scholastica of Stephen Langton, Pseudo-Langton, and Hugh of St. Cher », Sacris Erudiri, 44, 2005, p. 302. 41. Cette date est fondée principalement sur la dédicace à Guillaume aux Blanches-Mains. Il existe pourtant une hésitation sur le terminus a quo, entre 1167 et 1169. Cf. M. J. CLARK©7KH&RPPHQWDULHV«ª p. 302-3, n. 2. 42. Le séjour de Pierre à Saint-Victor fait débat : F. BONNARD (Histoire de l’Abbaye royale et de l’ordre des chanoines réguliers de St-Victor de Paris. Première période (1113-1500), Paris, 1905, p. 123-4), S. DALY (art. cit. p. 66-67) et A. SYLVAN (art. cit. p. XI-XII) soutiennent l’idée d’une entrée précoce à Saint-Victor dès 1169 voire plus tôt mais cela se heurte au fait que dans aucune de ses œuvres il ne se présente comme victorin et qu’il est désigné comme chanoine de Saint-Loup dans l’obituaire de la cathédrale de Troyes (I. BRADY, art. cit. p. 484). 43. Sur Pierre le Chantre, voir J. W. BALDWIN, Masters, Princes and Merchants. The Social Views of Peter the Chanter & his Circle, Princeton, 1970. 44. Ph. BUC indique que le texte est postérieur à 1181 ou 1184 en se fondant sur les allusions aux Lugdunenses (« Vox clamantis in deserto ? Pierre le Chantre et la prédication laïque », Revue Mabillon, 65, 1993, p. 8-9, n. 12) ; B. SMALLEY, qui a vu une allusion à la prise de Jérusalem par Saladin, avait auparavant situé le texte après 1187 (The Gospels…, p. 7).
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1.4.3. Caractéristiques de l’exégèse de l’école biblique-morale Les commentaires de Pierre le Chantre et de Pierre le Mangeur présentent une grande similarité. Tout d’abord, ce sont dans les deux cas des reportations, qui font pénétrer directement dans la salle de classe45. Le phénomène est manifeste dans les Gloses de Pierre le Mangeur, qui permettent de suivre le déroulement de l’enseignement. Le maître et les élèves avaient sous les yeux le texte de la Glose, dont le cours était une lecture commentée. Comme les étudiants du XIIe siècle, nous pouvons donc suivre les consignes du maître : « Lis maintenant cette JORVH ª © SRXUVXLV ª © UHPDUTXH TXH « ª © YRLV TXH« ª © ODLVVHV PDLQWHnant cette glose et continue », « reprends la glose où tu l’avais laissée » etc46. Ces formules scandent la lecture du texte dont ils rendent l’oralité initiale. En outre, le souci pédagogique transparaît dans le style : les phrases sont simples, le commentaire vivant, l’auditoire impliqué. Ainsi, à propos de la parabole de Lazare et du mauvais riche, le Mangeur fait parler Abraham à la première personne, poursuivant son dialogue avec le riche au-delà du récit biblique : « Parmi tout ce qui m’excuse, il y a un élément qui m’absout totalement : en aucun cas je ne peux venir à ton aide, car un profond chaos est établi entre vous et nous »47. Auparavant, le maître avait éclairé les enjeux des propos d’Abraham, en les appliquant à lui-même et à son auditoire : « Cette sentence paraît terrible (terribilis), et plus particulièrement pour nous, qui avons reçu dans notre vie nos biens, et qui vivons dans une joie plus grande que les autres hommes48 ». L’emploi du collectif « nous », le choix de l’adjectif « terrible » révèlent un parti-pris de dramatisation GHVHQMHX[DÀQG·LPSOLTXHUO·DXGLWRLUH/DVWUXFWXUHGXFRXUVTXLVHGpURXOHVRXV nos yeux renseigne donc sur le fonctionnement de la lectio dans la deuxième moitié du XIIe siècle. Comment se déroule-t-elle49 ? D’abord Pierre le Mangeur introduit le passage étudié en le situant dans son contexte, ce qui apporte une vision d’ensemble du chapitre commenté et de la parabole. D’ailleurs, au cours même de la lecture suivie, des résumés permettent de ne pas perdre de vue le déroulement du récit, et le sens général de la
45. Cet aspect est bien mis en avant dans G. DAHAN, « Une leçon biblique au XIIe siècle : le commentaire de Pierre le Mangeur sur Mt 26, 26-29 », dans Ancienne Loi, Nouvelle Loi = Littérales, 43 2009, p. 19-38 ; et E. BAIN, « Le travail du maître dans le commentaire sur l’évangile de Matthieu », dans G. DAHAN (dir.), Pierre le Mangeur ou Pierre de Troyes, maître du XIIe siècle, Turnhout, 2013, p. 89-123. 46. Modo lege, prosequere, nota quia, vide quia, hic dimitte et prosequere, modo resume glossam ubi dimisisti : ces formules sont présentes tout au long du texte. 47. BnF lat. 620, f. 198v : inter haec omnia que me excusant, unum est quod omnino me absolvit, scilicet TXLDQXOORPRGRSRVVXPWLELVXEYHQLUHTXLDPDJQXPFKDRVLQWHUQRVHWYRVÀUPDWXPHVW. 48. Ibid., f. 199r : hec sententia videtur terribilis, et nobis precipue, qui in vita nostra bona recepimus, quia iocundius vivimus quam alii homines. 49. J’ai abordé cela plus précisément dans : « Le travail du maître dans le commentaire sur l’évangile de Matthieu », dans G. DAHAN (dir.), Pierre le Mangeur ou Pierre de Troyes, maître du XIIe siècle, Turnhout, 2013, p. 89-123
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parabole50. Ensuite, un passage biblique est lu, généralement suivi de la glose interlinéaire, puis de la glose marginale. Après quoi ces passages sont expliqués, commentés ou complétés. Parfois l’ordre est inversé : le maître annonce l’idée, GRQW OD JORVH OXL DSSRUWH FRQÀUPDWLRQ /·H[SOLFDWLRQ G·DERUG OLWWpUDOH SUpFqGH les gloses mystiques. Cette lecture continue est interrompue sporadiquement par des interrogations ou des remarques, portant en général sur des questions doctrinales soulevées par le texte. Leur forme varie : le sein d’Abraham est l’objet d’un exposé magistral ; parfois il s’agit plutôt de notae qui attirent l’attention sur des points précis. Souvent ce sont des dubiae : le maître pose un problème impliqué par le récit ou appelé par une sentence, soit de l’Évangile, soit de la Glosa. Mais ces questions ne sont pas traitées comme des questions scolastiques, et ne reçoivent pas toujours une réponse. Par rapport aux commentaires de la génération précédente, la Glose a changé de statut. Alors qu’elle était utilisée comme un recueil d’autorités ou un instrument de travail associé à d’autres ouvrages de référence, elle constitue désormais l’objet même du commentaire. À l’époque de Pierre le Mangeur, et encore à celle de Pierre le Chantre, le commentaire biblique consiste avant tout à commenter la Bible avec ses gloses. Ainsi une des tâches principales du maître est d’expliquer le sens de chaque glose, de guider les étudiants dans leur lecture, et éventuellement d’en résoudre les contradictions. Ces contraintes n’empêchent toutefois pas l’expression d’interprétations nouYHOOHVRXGHVSpFLÀFLWpVVHORQOHVDXWHXUV/HFRPPHQWDLUHGH3LHUUHOH0DQJHXU se signale ainsi par la présence régulière des questions liturgiques, et celui de Pierre le Chantre par celle des appels à la réforme de l’Église. Ce dernier se fonde très largement sur le commentaire de son prédécesseur, qu’il se contente souvent de recopier mais ajoute aussi parfois de longs passages qui lui sont propres et ont pour objectif de discuter des pratiques ecclésiastiques contemporaines à la lumière de l’Évangile. L’organisation et le fonctionnement de l’Église constituent un des enjeux primordiaux de son exégèse. Par rapport à ces deux commentaires, l’Histoire scolastique a un statut particulier, puisqu’elle n’est pas à proprement parler un commentaire biblique mais un manuel pouvant d’abord servir d’introduction aux études bibliques. Comestor se place dans la continuité du programme d’Hugues de Saint-Victor, qui prônait une étude précise du sens historique avant de passer à l’allégorie. Cette Histoire scolastique entend apporter ce fondement historique pour l’ensemble de la Bible. Même en admettant, à la suite d’A. Sylvan, que l’Historia n’a pas été immédiaWHPHQW FRQoXH FRPPH XQ PDQXHO VFRODLUH HW TX·HOOH D IDLW O·REMHW j OD ÀQ GHV 50. Ibid., f. 198r : De parabola divitis et Lazari, iam tantum processit quod divitis superbiam et edacitatem expressit, et Lazari miserias et paupertatem ; nam dives pro inani gloria et arrogantia purpuram induebatur et aliis preciosis vestibus que solent esse materia superbiae, et delicatis epulis oblectabatur. Pauper autem urgebatur fame. Addidit etiam quod uterque mortuus est, et utrique pro merito locus est deputatus, quia pauper locatus est in sinu Abrahae, dives in inferno sepultus. Prosequitur Dominus parabolam de divite dicens quia de loco penarum, scilicet de inferiori parte inferni, vidit Abraham et Lazarum in sinu eius.
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années 1170, d’une révision pour le devenir, sa fonction pédagogique elle-même ne fait pas de doute. C’est seulement le statut du texte, celui d’ouvrage de référence ou non, qui est en question51. Une telle approche n’exclut pas des visées WKpRORJLTXHVFRPPHO·DELHQPRQWUp0DUN&ODUNTXLVRXOLJQHO·LQÁXHQFHGXLivre des Sentences sur l’Historia Genesis52, phénomène qui nous apparaît toutefois moins net dans le cas des Évangiles. Cette Histoire scolastique est rapidement devenue un manuel scolaire de référence dans les écoles puis les universités. Il fut même plusieurs fois commenté, notamment par Etienne Langton et Hugues de Saint-Cher53. L’exégèse du XIIe siècle sur les Évangiles laisse une assez grande impression d’unité aussi bien dans les sources que dans les problématiques, ce qui tient avant WRXWjO·LQÁXHQFHGHODGlose. Il existe certes des différences. Tous les textes n’ont pas la même fonction : la Glose, l’Histoire scolastique, sont des instruments de travail, tandis que les autres ont davantage pour fonction de construire un sens que de transmettre un acquis. On note par ailleurs une évolution des méthodes, puisque la Glose prend une place croissante au cours du siècle au point de devenir à la fois la source principale et l’objet du commentaire.
2. DE L’EXÉGÈSE DES ÉCOLES À CELLE DE L’UNIVERSITÉ Les années 1230 constituent, pour l’histoire de l’exégèse des Évangiles, une rupture majeure. Les commentaires d’Alexandre de Halès, et plus encore d’Hugues de Saint-Cher et de Jean de La Rochelle, non seulement enrichissent mais renouvellement totalement la tradition exégétique. Cette impression de nouveauté est assurément renforcée par l’écart chronologique de plus de trente ans, qui sépare le commentaire de Pierre le Chantre de ceux-ci. Entre les deux, il y eut divers commentaires que nous n’avons pas pu consulter. Étienne Langton a probablement commenté les Évangiles, mais son commentaire
51. A. SYLWAN, Petri Comestoris… p. XXXVI-LXXXIV ; voir les critiques de M. CLARK, « How to edit the Historia Scholastica of Peter Comestor ? », RBen., 116, 2006, p. 83-91. 52. M. J. CLARK, « Peter Comestor and Peter Lombard : Brothers in Deed », Traditio, 60, 2005, p. 85-142 ; ID., « Stephen Langton and Hugh of St. Cher on Peter Comestor’s Historia Scholastica : The Lombard’s Sentences and the Problem of Sources used by Comestor and his Commentators », Recherches de Théologie et Philosophie médiévales, 74/1, 2007, p. 63-117. 53. M. J. CLARK, « The Commentaries on Peter Comestor’s Historia scholastica of Stephen Langton, Pseudo-Langton, and Hugh of St. Cher », Sacris Erudiri, 44, 2005, p. 301-446 ; ID., « The Commentaries of Stephen Langton on the Historia scholastica of Peter Comestor », dans L. J. BATAILLON, N. BÉRIOU, G. DAHAN, R. QUINTO (éd.), Étienne Langton prédicateur, bibliste, théologien, Turnhout, 2010, p. 373-398.
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Q·DSDVpWpLGHQWLÀp54. Ses commentaires sur l’Histoire scolastique relèvent d’un autre genre et sont très courts pour ce qui concerne les Évangiles55. Guillaume d’Auvergne a peut-être commenté Matthieu, mais F. Stegmüller (RB 2803) cite, d’une part, des éditions modernes des œuvres d’Anselme, qui reprennent en fait le commentaire de Geoffroy Babion, et, d’autre part, le ms. BnF lat. 12023 (RB 2761), qui contient un fragment sur Matthieu avec la mention Guilelmi episcopi parisiensis, mais la consultation du texte permet de constater qu’il s’agit du commentaire de Pierre le Mangeur. Gauthier de Château-Thierry a probablement commenté Matthieu, mais le manuscrit que cite F. Stegmüller (RB 2354 : Paris, BnF lat. 15652) est d’une OHFWXUHWUqVGLIÀFLOH56. Le ms. Paris, BnF lat. 15652 contient aussi un commentaire sur Luc (RB 2356) qui, d’après L. Bataillon, serait d’Eudes de Châteauroux plutôt que de Gauthier de Château-Thierry, mais il pose le même problème de lisibilité57. ,O H[LVWH HQÀQ OHV Moralitates super Evangelium. Quatre manuscrits anglais en conservent le texte58 ; trois d’entre eux l’attribuent à Robert Grosseteste mais E. J. Dobson a rejeté cette attribution en montrant que le texte est antérieur à 121559. L’auteur pourrait être Alexandre Nequam ou un certain Alexandre, doyen de Wells dans le diocèse de Bath60. Dans tous les cas il s’agit d’un clerc qui écrit en Angleterre au début du XIIIe siècle mais a une bonne connaissance des écoles parisiennes.
54. Plusieurs manuscrits ont parfois été présentés comme pouvant contenir le commentaire d’Étienne Langton, notamment Avranches 36, Arsenal 64, et BnF lat. 14435 (cf. A. D’ESNEVAL, L’inspiration ELEOLTXHG·eWLHQQH/DQJWRQjWUDYHUVOH&RPPHQWDLUHVXUOHOLYUHGH5XWKHWOHV©,QWHUSUHWDWLRQHV nominum hebraicorum, Thèse de 3e cycle sous la direction de R. Foreville, Caen, 1976). A. Landgraf avait cependant déjà montré qu’il s’agissait du commentaire de Pierre le Mangeur : « Recherches sur les écrits de Pierre le Mangeur », RTAM, 3, 1931, p. 292-306 et p. 341-372. Par ailleurs aucun testimonium ne permet d’assurer qu’Étienne Langton a bien laissé un commentaire sur les Évangiles. 55. Sur ces textes : M. J. CLARK©7KH&RPPHQWDULHVRI6WHSKHQ/DQJWRQ«ª 56. Le Père Bataillon lui-même le reconnaît : « Sermoni e orazioni d’ambiente universitario parigino nel sec. XIII », 'RFXPHQWLH6WXGLVXOOD7UDGL]LRQHÀORVRÀFDPHGLHYDOH 5, 1994, p. 297-329 (p. 299). Je n’ai pas pu consulter le ms. de Florence, Bibl. Med. Laur., Plut. VIII, dext. 1, qu’évoque S. PIRON, © 8Q FRXYHQW VRXV LQÁXHQFH 6DQWD &URFH DXWRXU GH ª GDQV 1 BÉRIOU, J. CHIFFOLEAU (éd.), Économie et religion. L’expérience des ordres mendiants (XIIIe-XVe siècle), Lyon, 2009, p. 321-355 (p. 348, n. 96). 57. ©6HUPRQLHRUD]LRQL«ªS 58. RB 7402 : Cambridge, University 1964 (Kk II 1) ; Oxford, Balliol College 35 B ; Oxford, Lincoln College 79 ; Oxford, Trinity College 50. 59. E. J. DOBSON, Moralities on The Gospel. A New Source of Ancrene Wisse, Clarendon Press, Oxford, 1975. De ce fait l’article de B. SMALLEY (« The Biblical Scholar », dans D. A. CALLUS (éd.), Robert Grosseteste Scholar and Bishop, Oxford, 1955, p. 70-97) est inutilisable. 60. Les arguments de E. Dobson contre l’attribution à Alexandre Nequam sont fragiles.
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3. L’EXÉGÈSE DES ÉVANGILES AU XIIIe SIÈCLE. À partir des années 1230, tous les commentaires des Évangiles qui nous sont parvenus proviennent des milieux mendiants. Ils sont relativement nombreux et permettent de distinguer trois générations : celle des années 1230, celle des années 1250-1270, et celle des années 1270-1280.
3.1. Le renouveau exégétique des années 1230 (Alexandre de Halès, Hugues GH6DLQW&KHUHW-HDQGH/D5RFKHOOH XQHHQWUHSULVHGHUHIRQGDWLRQ" À partir des années 1230, l’installation des ordres mendiants à Paris et leur intégration au système scolaire suscitent la production d’œuvres de grande ampleur dont les liens ne sont pas simples à démêler. Plusieurs commentaires des Évangiles sont presque contemporains et témoignent d’une production dans des milieux proches et liés : ceux d’Hugues de Saint-Cher, Alexandre de Halès et Jean de La Rochelle. 3.1.1. La Postille dominicaine dite d’Hugues de Saint-Cher Hugues de Saint-Cher occupe dans l’histoire de l’exégèse biblique une place centrale. Son œuvre immense marque le passage de l’école biblique-morale à l’exégèse universitaire. Il s’inscrit en effet parfaitement dans la continuité des maîtres SDULVLHQVGHODÀQGXXIIe siècle. Non seulement, il s’inspire abondamment de leurs travaux auxquels il puise largement, mais il reprend leur ambition de fournir un commentaire complet des Écritures, dans une perspective morale, qui vise autant la préparation pastorale, que la réforme de l’Église en un sens évangélique61. Mais l’ampleur, la diffusion et la forme de son œuvre sont toutes différentes. Si Hugues de Saint-Cher fait la synthèse de l’exégèse biblique-morale, il contribue en même temps à la rendre inutile et, à côté de la Glose, c’est sa Postille qui tend parfois à devenir un ouvrage de référence. Le projet dominicain semble être en effet de refonder l’exégèse biblique. Par ailleurs la forme de ce commentaire porte toutes les marques de l’exégèse universitaire : ce n’est plus un commentaire de la Glose, mais un commentaire suivi du livre biblique structuré dans de régulières divisiones textus et appuyé sur de nombreuses citations bibliques. Au-delà de ces généralités, l’œuvre d’Hugues de Saint-Cher reste méconnue et ce fut un des mérites du colloque tenu en 2000 que de le souligner. Une première question concerne le rôle exact d’Hugues de Saint-Cher. Constatant des divergences idéologiques selon les livres commentés, Robert Lerner avait présenté, dès 1985, l’idée que la Postille était le résultat du travail d’une équipe réunie par 61. Pour une vision synthétique du rapport avec l’école biblique-morale, voir R. E. LERNER, « The Vocation of the Friars Preacher : Hugh of St. Cher between Peter the Chanter and Albert the Great », dans L. J. BATAILLON, G. DAHAN et P.-M. GY, Hugues de Saint-Cher († 1263) bibliste et théologien, Turnhout, 2004, p. 215-231.
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Hugues de Saint-Cher au couvent Saint-Jacques62. Étant donné l’importance du travail, sa rapidité d’exécution, et les autres travaux attribués à Hugues dans la même période – notamment les concordances bibliques et un correctoire – cette hypothèse paraît très crédible. Elle a été acceptée par la majorité des spécialistes de l’exégèse63HWUpDIÀUPpHIHUPHPHQWSDUVRQDXWHXUGDQVOHFROORTXHGH64. Par commodité, nous continuerons toutefois à dire Hugues de Saint-Cher, mais en sachant qu’il n’est au plus que le maître d’œuvre de cette entreprise. Ce fait admis, les modalités de ce travail d’équipe restent totalement inconnues. Pour la postille sur les Psaumes, Martin Morard exclut la pluralité des intervenants65. Faut-il penser qu’Hugues de Saint-Cher a délégué la rédaction de différents livres à différentes personnes ? Quel serait alors son rôle exact ? Le travail en équipe se situe-t-il plus en amont, pour la collation des données, dont Hugues ferait la synthèse ? Ou au contraire en aval, après un enseignement magistral qui serait mis en forme par divers étudiants puis repris par le maître ? Un second problème concerne la date et l’ordre de rédaction de la Postille. Hugues de Saint-Cher, probablement né vers 1190-1200 à Saint-Chef (Isère), a rejoint les Prêcheurs en 1225 ou 1226, alors qu’il était bachelier en théologie à Paris. Il est devenu lecteur au couvent Saint-Jacques de 1230 à 1233, puis prieur de 1233 à 1236 et prieur provincial à partir de cette date ; en 1244, il est fait cardinal et meurt en 126366. Sa période de production théologique la plus importante est donc située entre 1230 et 1236, même s’il a pu continuer à superviser le studium après 1236. Les manuscrits les plus anciens semblent datables des années 1225-123567. Or ils contiennent la Postille sur Luc, qui elle-même cite celles sur Matthieu et Marc. Il est donc possible d’admettre 1235 comme terminus ante quem. B. Smalley, ayant supposé que la Postille avait été composée suivant l’ordre des livres bibliques, proposait de dater les commentaires sur les Évangiles de 1234-3568. Mais cette hypothèse est peu crédible, d’une part parce que le commentaire du Psautier, qui devrait donc être antérieur à celui des Évangiles, est inachevé et probablement postérieur à 123669 ; d’autre part parce que plusieurs livres bibliques semblent avoir été commentés tardivement70. L’hypothèse, pro62. R. E. LERNER, « Poverty, Preaching, and Eschatology in the Revelation Commentaries of ‘Hugh of ST Cher’ », dans K. WALSH et D. WOOD (éd.), The Bible in the Medieval World : Essays in Honor of Beryl Smalley, Oxford, 1985, p. 157-189. 63. Cf. G. DAHAN, « L’exégèse de Hugues. Méthode et herméneutique », dans Hugues de Saint-Cher († 1263) bibliste… p. 66, n. 2 : « Parmi les apports majeurs de ce colloque, il faut relever l’importance du travail collectif dans l’élaboration de la Postille ». 64. R. E. LERNER©7KH9RFDWLRQRIWKH)ULDUV3UHDFKHU«ªFLWQS 65. « Hugues de Saint-Cher, commentateur des Psaumes », dans Hugues de Saint-Cher († 1263) bibliste, 2004, p. 101-153 (p. 129). 66. Cette notice se fonde sur J. VERGER, « Hugues de Saint-Cher dans le contexte universitaire parisien », dans Hugues de Saint-Cher († 1263) bibliste, p. 14-22 ; et P.-M. GY, « Hugues de Saint-Cher dominicain », dans Hugues de Saint-Cher († 1263) bibliste, p. 23-28. 67. P. STIRNEMANN, « Les manuscrits de la Postille », dans Hugues de Saint-Cher († 1263) bibliste, p. 31-42. 68. The Gospels… p. 119. 69. M. MORARD, op. cit., p. 150. 70. P. STIRNEMANN, op. cit, p. 36.
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posée par M. Morard et fondée sur une lecture possible du prologue de la Postille sur la Genèse, selon laquelle Hugues aurait commencé par le Pentateuque et les Évangiles, paraît donc plus crédible. Dans ces conditions, la Postille sur les Évangiles daterait du début des années 1230, après la rédaction du Commentaire sur les Sentences (1226-1227 ou 1230-1231). Cependant Cesare Cenci a relevé (mais cela n’a pas été vu par les historiens postérieurs) une allusion, dans la Postille sur Luc, à la réalisation des Décrétales en 123471. Par ailleurs la comparaison de la Postille sur Matthieu avec celle sur Luc montre une évolution considérable entre les deux. Il semble donc possible de situer la PostilleVXU0DWWKLHXjODÀQ des années 1220 ou au début des années 1230, et celle sur Luc entre 1234 et 1236. Un troisième problème est celui des diverses rédactions de cette Postille. Celle-ci a circulé en une, deux ou trois versions selon les livres bibliques. La version éditée à l’époque moderne est la plus longue et correspond au texte des premiers et des plus nombreux manuscrits. C’est celle qui a le plus circulé au 0R\HQÇJHHOOHFRPSRUWH©OHWH[WHFODVVLTXHª©O·pGLWLRQRIÀFLHOOHª72. C’est pourquoi nous nous en tiendrons à cette version, que nous lisons dans l’édition réalisée à Venise en 1703. Mais il existe une autre version, tantôt appelée “A”, tantôt appelée “courte”. Pour les Évangiles, elle se trouve dans des manuscrits célèbres : ceux légués par Robert de Sorbon à la Bibliothèque du collège qu’il avait fondé73, et ceux ayant appartenu à Benoît XIII74. Le statut de cette seconde version n’est pas clair. Elle n’est pas explicitement attribuée à Hugues de SaintCher dans les manuscrits. Ce n’est pas un simple résumé de la version longue, mais ce n’est pas non plus la source de cette version. Bruno Carra de Vaux propose d’y voir une nouvelle version de la Postille réalisée dans les années 1240 à partir d’une reportatio des leçons d’Hugues75. Mais ces versions brèves mériteraient G·rWUHPLHX[pWXGLpHVDÀQGHFRPSUHQGUHOHVPRWLYDWLRQVG·XQHWHOOHHQWUHSULVH Quoi qu’il en soit, ces deux commentaires de “Hugues de Saint-Cher” témoignent d’un renouveau de la production exégétique conduit par le couvent parisien des dominicains dans les années 1230. 71. C. CENCI, « Il Commento al Vangelo di S. Luca di Fr. Costantino da Orvieto, O. P. Fonte di S. Bernardino da Siena », Archivum Franciscanum Historicum, 74, 1981, p. 103-145 (p. 116, n. 1). Le passage en question est une interprétation allégorique de Lc 16, 9 (Accipe litteras tuas…). Ed. Venise 1703, f. 228va : Accipe literas tuas etc. Litterae sunt Decretales, quae nihil aliud sunt, quam quaedam compilatio literarum, quas Dominus iubet accipi manu>«@-RV>@Qui percusserit Cariatsepher, TXDH FLYLWDV OLWHUDUXP LQWHUSUHWDWXU LG HVW 'HFUHWDOHV KDEHELW$]DP ÀOLDP meam uxorem, quae interpretatur furor, vel furibunda. Cepitque eam Othoniel, id est, respondens Deo, id est Papa, qui revera percussit eas, quia omnes Decretales in unum redegit, unde multi, quasi furibondi, contra ipsum insaniunt. Ce texte donne bien l’impression de faire allusion à une actualité toute récente, et suggère donc une datation de peu postérieure à 1234. Dans la même note, C. Cenci cite un manuscrit daté de 1239 qui comporte une copie de la Postille. B. SMALLEY, The Gospels…, p. 142-143 relève la proximité entre un passage de la Postille sur Luc et une question disputée de 1235. 72. Les expressions sont de B. CARRA DE VAUX, « La constitution du corpus exégétique », dans Hugues de Saint-Cher († 1263) bibliste… p. 43-63 (p. 54). 73. BnF lat. 15586. 74. BnF lat. 156. 75. ©/DFRQVWLWXWLRQGXFRUSXV«ªS
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3.1.2. $OH[DQGUHGH+DOqVHW-HDQGH/D5RFKHOOH Ce phénomène est commun aux deux principaux ordres mendiants qui semblent alors œuvrer, sinon en collaboration, du moins au sein d’une communauté intellectuelle. Deux auteurs franciscains ont en effet produit des commentaires sur les Évangiles qui entrent en résonance avec ceux d’Hugues de Saint-Cher. Le premier est Alexandre de Halès. Plus âgé qu’Hugues, il est né avant 1186 dans le Shropshire, a fait ses études à la faculté des arts de Paris dans les premières années du XIIIe siècle, et a été un des principaux et des plus célèbres maîtres en théologie dans les années 1220-1230. Son entrée dans l’ordre franciscain en 1236 n’en a eu que plus de retentissement. À partir de cette date il dirige le studium des mineurs jusqu’à sa mort en 1245. Son œuvre comprend un commentaire des Sentences, souvent considéré comme un des premiers du genre, de nombreuses questions disputées, une grande somme théologique achevée après sa mort par Jean de La Rochelle, et ses commentaires des quatre Évangiles. À en juger par le nombre de manuscrits subsistants (pas plus de quatre), leur diffusion semble avoir été réduite76%6PDOOH\DSXLGHQWLÀHUGHX[reportationes différentes : une version plus longue conservée uniquement dans le manuscrit Assise 355, et qui correspond au texte utilisé par Jean de La Rochelle ; la seconde version se trouve notamment dans le manuscrit Reims 162, que nous utilisons77. Le fait qu’il s’agisse de reportationesFRQÀUPHOHXURULJLQHVFRODLUH0DLVjTXHOOHSpULRGHGHO·HQVHLJQHPHQW d’Hugues correspondent-elles ? Est-il déjà entré dans l’ordre franciscain ou pas encore ? I. Brady a défendu l’idée d’un enseignement antérieur à l’entrée dans l’ordre parce que certaines questions disputées antequam esset frater portent sur GHVWH[WHVpYDQJpOLTXHVFHTXLVLJQLÀHUDLWTX·HOOHVIRUPHQWOHSHQGDQWGHVlectiones sur ces livres78&HWDUJXPHQWHVWLQVXIÀVDQWWURSSHXGHTXHVWLRQVSRUWHQW VXUOHVeYDQJLOHVSRXUDIÀUPHUTXHF·HVWOHFRPSOpPHQWGHVFRPPHQWDLUHV3DU ailleurs rien dans les commentaires n’y renvoie. B. Smalley a une position très hésitante sur la question. Elle apporte divers arguments en faveur d’une rédaction antérieure à l’entrée dans l’ordre : les manuscrits attribuent le texte à « Magister AlexanderªVDQVOHTXDOLÀHUGHIUqUH79, le contenu du commentaire ne porte pas la marque de thématiques franciscaines – il s’oppose à la mendicité et ne valorise pas la pauvreté80. Mais son analyse des rapports avec Hugues de Saint-Cher la conduirait plutôt à privilégier l’hypothèse d’une rédaction postérieure à l’entrée dans l’ordre. En effet certains passages montrent un lien indubitable entre les deux textes, qui ne relève pas de l’usage d’une source commune. En se fondant
76. La dernière présentation complète des manuscrits est celle d’ A. HOROWSKI, « I prologhi delle « Postillae » ai Vangeli sinottici di Alessandro di Hales », Collectanea Franciscana 77 (2007), p. 27-62 (p. 28-35). 77. The Gospels…, p. 145-150. 78. I. BRADY, « Sacred Scripture in the Early Franciscan School », dans La Sacra Scrittura e i Francescani, Rome, 1973, p. 65-82 (p. 71). 79. The Gospels… p. 121. 80. The Gospels… p. 165-7.
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d’une part sur l’usage de citations de Jean Chrysostome81, d’autre part sur la FRPSDUDLVRQGHVSpFLÀFLWpVSURSUHVDX[GHX[DXWHXUV82, elle penche plutôt pour l’idée qu’Alexandre de Halès s’inspire d’Hugues. Et comme elle situe la Postille vers 1235, elle en déduit que la lectio d’Alexandre est postérieure à son entrée dans l’ordre. Ces hésitations de l’historienne anglaise83 disparaissent si l’on considère que la Postille dominicaine sur les Évangiles est du début des années 1230. Dans ce cas, ses analyses conduiraient à situer le commentaire d’Alexandre après celui d’Hugues, mais avant son entrée dans l’ordre, donc entre 1231-1232 et 1235. Une autre hypothèse émise par B. Smalley, et qui semble avoir son assentiment, serait celle d’une double rédaction. Il est en effet tout à fait possible d’envisager un enseignement avant 1235, repris après cette date et intégrant des éléments de la Postille dominicaine. Quant aux liens avec Hugues de Saint-Cher, TXL VHPEOHQW ELHQ GLIÀFLOHV j GpPrOHU LOV VRQW UpYpODWHXUV GH O·H[LVWHQFH G·XQ même milieu de rédaction de ces commentaires, ou du moins de communications fréquentes entre ces deux maîtres. Cette proximité était probablement ressentie par les médiévaux qui ont parfois attribué à Alexandre de Halès tel ou tel livre de la Postille, notamment le psautier. Les dernières études sur Alexandre de +DOqVQ·RQWSDVSHUPLVG·DIÀQHUODGDWDWLRQGHVHVFRPPHQWDLUHVPDLVUHQIRUFHQW l’hypothèse d’une double rédaction84. Nos lectures de la version contenue dans Reims BM 162 laissent plutôt penser qu’elles relèvent de la période avant 1236, et qu’elles pourraient être antérieures à la Postille. Il faudrait conduire une étude précise des deux versions pour mieux étudier les liens avec la Postille, et pour UHFKHUFKHUOHVPDUTXHVG·XQHpYHQWXHOOHLQÁXHQFHIUDQFLVFDLQH Jean de La Rochelle est légèrement plus jeune qu’Alexandre de Halès. Il est probablement né vers 1190-1200 à La Rochelle et mort, comme lui, en 1245. Lui aussi a étudié à Paris en arts puis en théologie. Il est possible qu’il soit entré dans l’ordre franciscain en même temps que le maître anglais85. Toujours est-il qu’ils ont amplement collaboré au sein de ce couvent, notamment pour la mise au point de la somme théologique attribuée à Alexandre de Halès. Ses commentaires sur les Évangiles sont eux aussi conservés en peu de manuscrits mais, à la différence de ceux d’Alexandre, ils correspondent à une version révisée et uniforme du texte. Diverses études ont montré les points communs entre ces commentaires bibliques 81. En fait elle s’appuie sur un sur une thèse de J. H. A. BANNING, qu’elle cite p. 124. 82. The Gospels… p. 160-4. 83. La lecture du texte est parfois contradictoire : « There are more positive reasons for antequam than for postquam ; but they are not quite conclusive » (p. 122) ; « This very much strengthens the argument for placing the postill on St. Matthew by Alexander to postquam esset frater>«@ªS ©,WLV conceivable that Alexander borrowed from Hugh. In that case his postills, as we have them, belong to the period of his regency as a Friar Minor, postquam esset frater » (p. 164). 84. A. YOUNG, « Accessus ad Alexandrum : The « Prefatio » to the Postilla in Iohannis Evangelium of Alexander of Hales (1186 ?-1245) », Mediaeval Studies 52 (1990), p. 1-23 (p. 11-14) ; A. HOROWSKI, « I prologhi delle « Postillae » ai Vangeli sinottici di Alessandro di Hales », Collectanea Franciscana 77 (2007), p. 27-62 (p. 45). 85. Pour une synthèse récente : J. G. BOUGEROL, « Jean de La Rochelle. Les œuvres et les manuscrits », AFH, 87/3-4, 1994, p. 205-215.
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et les autres œuvres théologiques de Jean, sans toutefois permettre de trancher les questions d’antériorité de l’une sur l’autre86. En revanche il apparaît assez nettement que ces commentaires empruntent à Hugues de Saint-Cher et à Alexandre de Halès et leur sont donc postérieurs87. Il est donc assuré qu’ils correspondent à XQHQVHLJQHPHQWGDQVOHFDGUHGXFRXYHQWIUDQFLVFDLQjODÀQGHVDQQpHVRX au début des années 124088. 3.1.3. Les nouvelles caractéristiques de l’exégèse Ces trois auteurs introduisent dans l’histoire de l’exégèse des Évangiles un tournant capital, aussi bien pour les sources que pour les méthodes. C’est en effet le moment où se mettent en place les éléments distinctifs de l’exégèse universitaire que sont la multiplication des citations bibliques, le développement des distinctions et surtout les divisiones textus89. L’usage d’illustrer ou d’expliquer un verset biblique par un autre n’est pas neuf mais la multiplication des citations est un phénomène frappant et parfois envahissant, même si les citations retenues impliquent parfois un choix herméneutique90. Il est fréquent de voir se constituer des dossiers de citations scripturaires, qui naissent d’un mot ou d’un verset et qui souvent se retrouvent d’un commentaire à l’autre, si bien que la WUDQVPLVVLRQGHFHVGRVVLHUVHVWXQLQGLFHSRXUUHWURXYHUO·LQÁXHQFHGHO·XQVXU l’autre. Ainsi sur la parabole de Lazare et du mauvais riche (Lc 16, 19-31), Pierre le Mangeur n’utilisait que trois citations bibliques ; Nicolas de Gorran en donne environ soixante-dix, dont la majorité étaient déjà présentes dans le commentaire d’Hugues de Saint-Cher. Cette multiplication des citations bibliques est parfois organisée en distinctions qui présentent plusieurs sens d’un mot illustrés par des citations bibliques91. Elles ont des fonctions très diverses. Certaines sont proprement herméneutiques et visent à rechercher le sens exact d’un mot en l’inscrivant dans son contexte. D’autres per86. B. SMALLEY, The Gospels…, p. 175-180 ; NAPPO, C, « La Postilla in Marcum di Giovanni de Rupella e VXRLULÁHVVLQHOOD6XPPD+DOHVLDQDªAFH, t 50, 1957, p. 332-347. 87. B. SMALLEY, The Gospels…, p. 180-181. 88. Sur les prologues aux Évangiles : B. FAES DE MOTTONI, « I prologhi dei Commenti al Vangelo di Luca di Giovanni della Rochelle e di Bonaventura », dans J. HAMESSE (éd.), Les prologues médiévaux, Turnhout, 2000, p. 471-513. 89. Les caractéristiques formelles de l’exégèse universitaire ont été présentées par G. DAHAN, L’exégèse chrétienne…, p. 108-116. Voir aussi J. VERGER, « L’exégèse de l’Université », dans P. RICHÉ et G. LOBRICHON (dir.), Le Moyen Âge et la Bible, Paris, 1984, p. 199-232. 90. G. DAHAN, « Introduction. Exégèse et théologie dans le commentaire de Thomas d’Aquin sur la Seconde épître aux Corinthiens », dans Thomas d’Aquin, Commentaire de la deuxième Épître aux Corinthiens, Paris, 2005, p. I-XLVIII (p. XVII-XXIII). 91. Sur la distinctio dans les commentaires bibliques, voir G. DAHAN, L’exégèse chrétienne…, p. 134-138. Parmi des centaines d’autres, cette distinction d’Hugues de Saint-Cher sur la mort : Prima est culpae, qua Deus separatur ab anima. Hac mortuus fuit dives, dum viveret. De qua dicitur I Tim 5 : vidua, id est anima a Christo separata, in deliciis vivens mortua est. Secunda est naturae, qua separatur anima a corpore. Tertia est gehenne, qua separatur anima a gloria. De his duabus dicit Apc. 20 : infernus HWPRUVPLVVLVXQWLQVWDJQXPLJQLVKHFHVWPRUVVHFXQGD+RFHVWWULSOH[©YDHªGHTXR$SFYDH vae, vae, habitantibus in terra (Venise, 1703, f. 232ra).
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mettent de juxtaposer en les organisant diverses lectures possibles d’un mot ou d’un verset, comme nous l’avons vu à propos de l’expression pauper spiritu (Mt 5, 3)92. '·DXWUHVHQÀQQHWLHQQHQWSDVFRPSWHGHODVLJQLÀFDWLRQGXYHUVHWGDQVVRQFRQWH[WH et semblent présentes avant tout pour fournir un matériau au prédicateur. Car la multiplication des distinctions et des citations bibliques peut être corrélée d’une part au développement de la prédication, d’autre part à la diffusion de nouveaux instruments de travail. C’est au XIIIe siècle qu’apparaissent les premières concordances verbales, et l’une d’elles est précisément réalisée au couvent Saint-Jacques sous la direction d’Hugues de Saint-Cher93. Quant aux recueils de distinctions, apparus dans les dernières décennies du XIIe siècle – la Summa Abel de Pierre le Chantre est l’un des premiers – ils se sont multipliés très rapidement94. L’un et l’autre étaient utiles aussi bien à l’exégète qu’au prédicateur. La construction fréquente des sermons sur le modèle du sermo modernus, fondé sur la division du verset thématique en trois ensembles eux-mêmes subdivisés suivant le principe de la distinction, et illustrés par des citations bibliques – a sans aucun doute stimulé la production de ces nouveaux instruments de travail ainsi que la multiplication des distinctions et des citations bibliques au sein des commentaires. Le troisième élément caractéristique de l’exégèse universitaire résulte cette fois-ci d’une pratique totalement neuve dans le monde de l’exégèse : celle de la divisio textus95. C’est une division du texte biblique en unités toujours plus petites, qui permet de traiter de détails sans perdre de vue l’idée d’ensemble. La divisio peut ainsi passer du “plan” général du livre commenté, à la subdivision d’un verset. Cette pratique naît à l’intérieur de la Postille, et devient courante dès le commentaire de Jean de La Rochelle. Elle constitue un des aspects fondamentaux du commentaire universitaire, au point que les lectures cursives semblent presque s’y limiter. L’ampleur prise par les divisions, qui vont jusqu’au moindre détail, conduisent cependant à une réaction contre l’“abus” des divisiones qu’exprime notamment Nicolas de Lyre96.
92. Voir page 159, n. 17. 93. Sur les Concordances : R. H. ROUSE et M. A. ROUSE, « The Verbal Concordance to the Scripture », Archivum Fratrum Praedicatorum, 44, 1974, p. 5-30 ; R. H. ROUSE, « L’évolution des attitudes envers l’autorité écrite : le développement des instruments de travail au XIIIe siècle », dans G. HASENOHR et J. LONGÈRE (éd.), Culture et travail intellectuel dans l’Occident médiéval, Paris, 1981, p. 115-144. 94. Sur les recueils de distinctions : Richard H. et Mary A. ROUSE, « Biblical Distinctions in the Thirteenth Century », AHDLMA, 1974, p. 27-37 ; BATAILLON, Louis J., « Intermédiaires entre les traités de morale pratique et les sermons : les Distinctiones bibliques alphabétiques », dans Les Genres littéraires dans OHVVRXUFHVWKpRORJLTXHVHWSKLORVRSKLTXHVPpGLpYDOHV'pÀQLWLRQFULWLTXHHWH[SORLWDWLRQ, Louvainla-Neuve, 1982, p. 213-226 ; O. WEIJERS, Dictionnaires et répertoires au moyen âge. Une étude du vocabulaire, Turnhout, 1991. 95. Voir G. DAHAN, L’exégèse chrétienne…, p. 271-275. 96. PL 113, col. 30 : Sciendum enim quod sensus litteralis est multum obumbratus propter modum exponendi communiter traditum ab illi >«@ Item sensum in tot particulas diviserunt, et tot concordantias ad suum propositum induxerunt, quod intellectum et memoriam in parte confundunt, ab intellectu litteralis sensus animum distrahentes.
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Outre ces trois démarches (citations bibliques, distinctions, divisions), les commentaires des années 1230 rompent avec les précédents par leur longueur et l’impression de morcellement qu’ils peuvent parfois laisser. Le nombre de sources utilisées connaît alors un accroissement considérable. Hugues de SaintCher introduit une grande partie de l’apport de l’école biblique-morale, en reprenant de larges extraits du commentaire de Pierre le Mangeur – celui-ci étant bien plus présent que l’Histoire scolastique. Bernard de Clairvaux est aussi très couramment cité. Plus généralement, c’est alors que sont introduites de nouvelles références patristiques : Pierre Chrysologue, cité sous le nom de Pierre de 5DYHQQHVDFTXLHUWXQHJUDQGHLQÁXHQFHVXUODSpULFRSHGH/D]DUHHWGXPDXYDLV riche. Basile sert, sous le nom d’Ambroise, de clé de lecture à la parabole du riche qui construit de nouveaux greniers (Lc 12, 16-21). Mais l’élément le plus marquant est l’introduction de citations de « Chrysostome », nom qui désigne deux œuvres différentes : les Homélies sur Matthieu de Jean Chrysostome, Père grec GHODÀQGX IVe siècle, prêtre à Antioche où il a acquis sa réputation de « bouche d’or », puis évêque de Constantinople, mort en 407 ; ou bien l’Opus imperfectum in Matthaeum (PG 56, 611-946), qui a été écrit au Ve siècle par un évêque ou un prêtre arien, de langue latine, qui devait vivre au Sud du Danube, et entretenait des rapports avec Constantinople. Il a fallu attendre Érasme pour douter de l’authenticité de cet opus qui jouit au Moyen Âge d’un immense prestige et qui s’est diffusé WUqVODUJHPHQWSOXVGHGHX[FHQWVPDQXVFULWV jSDUWLUGHODÀQGX XIIe siècle97. L’introduction de ces nouvelles sources a un triple effet : le renouvellement du contenu, l’augmentation de la longueur des commentaires et leur morcellement. Alors qu’il était relativement aisé de donner une présentation d’ensemble de l’exégèse d’une péricope au XIIe VLqFOH FHOD GHYLHQW DORUV SDUWLFXOLqUHPHQW GLIÀFLOH Certes la divisio textus transmet un sens général mais il n’est pas toujours suivi. Malgré ces points communs, les trois textes présentent des statuts différents. La Postille est moins directement l’expression d’un enseignement et résulte plutôt de la volonté de constituer un instrument de travail. La Postille sur Luc est ainsi FRPSRVpHG·XQHVpULHGH´ÀFKHVµSURYHQDQWGHGLIIpUHQWHVVRXUFHVMX[WDSRVpHV les unes à la suite des autres après une vague divisio. Le projet de la Postille se rapproche ainsi tout à fait de celui de la Glose, comme une volonté de refonder l’exégèse en livrant un nouvel instrument de travail à la fois plus à jour et largement renouvelé dans ses sources. Le commentaire de Jean de La Rochelle diffère quant à lui de la Postille, comme celui d’Alençon BM 26 pouvait le faire de la Glose. &HWWHH[pJqVHGHVDQQpHVDH[HUFpXQHLQÁXHQFHUHPDUTXDEOHVXUFHOOH des générations suivantes. Sur Matthieu, c’est Jean de La Rochelle qui sert de support de base pour les auteurs postérieurs, qu’ils soient franciscains ou dominicains. Pour Luc, c’est la Postille qui tient ce rôle.
97. Cf. J. VAN BANNING, Opus imperfectum in Matthaeum, Prefatio, Turnhout (CC Ser. Lat. 87B) ; ID., « Saint Thomas et l’Opus imperfectum in Matthaeum », dans S. Tommaso nella storia del pensiero, Vatican, 1982, p. 73-85.
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3.2. La multiplication des commentaires dans les années 1250-1260 Entre 1250 et 1270, nous assistons d’une part à une multiplication des commentaires des Évangiles, souvent réalisés par les maîtres les plus prestigieux du siècle (Bonaventure, Albert le Grand, Thomas d’Aquin) et, d’autre part, au dépassement du cadre strictement universitaire, puisque les écoles des mendiants occupent désormais une place importante. Par commodité, nous distinguerons commentaires franciscains et commentaires dominicains. 3.2.1. /HVFRPPHQWDLUHVIUDQFLVFDLQV%RQDYHQWXUHHW-HDQGH*DOOHV L’exégèse franciscaine sur les Évangiles synoptiques dans les années 1250 est illustrée par les œuvres de Bonaventure et de Jean de Galles. Selon le témoignage de Salimbene, Bonaventure a commenté l’Évangile de Luc en tant que bachelier biblique à Paris en 124898. C’était donc théoriquement une lecture cursorieGXWH[WHVDQVDSSURIRQGLVVHPHQWGHVGLIÀFXOWpV%RQDYHQWXUH était alors âgé d’une trentaine d’années et avait rejoint l’ordre franciscain depuis HQYLURQFLQTDQV&HWpSLVRGHVHVLWXHDYDQWOHFRQÁLWHQWUHUpJXOLHUVHWVpFXOLHUV Cependant les éditeurs de Quaracchi ont pensé que le commentaire édité ne correspondait pas à cette version, et depuis lors il est admis que Bonaventure a repris et retravaillé plus tard son commentaire. Cette idée s’appuie aussi sur l’existence dans la tradition manuscrite d’une version brève du commentaire sur Luc de Bonaventure (Florence, Bibli. Med., Conv.Soppr.465), qui pourrait correspondre à son travail de bachelier biblique. Nous avons d’ailleurs utilisé ce manuscrit comme tel. Le problème est de dater la version remaniée. Jacques-Guy Bougerol, à la suite des éditeurs de Quaracchi, a défendu l’idée que c’est entre 1254 et 1257 alors que Bonaventure était passé maître en théologie et qu’il exerçait comme maîtrerégent au couvent des cordeliers99. C’est la position couramment admise100. Dans sa thèse inédite, Dominic V. Monti avait toutefois défendu une fourchette chronologique plus large. Il relève en particulier une citation de frère Giles d’Assise que Bonaventure a rencontré en 1260. Le caractère nominatif de cette citation laisse aussi penser qu’elle a été faite après la mort de ce frère en 1262. De plus la même citation se retrouve dans un sermon de 1267. Par ailleurs, les rapprochements DYHFOHVVHUPRQVGRPLQLFDX[WHQXVjODÀQGHVDQQpHVODLVVHQWSHQVHUTXHOD seconde rédaction pourrait dater de la seconde moitié des années 1260. D. Monti VXJJqUHGRQFXQHGDWDWLRQHQWUHHWHQSHQFKDQWSOXW{WSRXUODÀQGH
98. Le texte est cité par les éditeurs de Quaracchi et repris par J. G. BOUGEROL, Introduction à saint Bonaventure, Paris, 1988, p. 178. 99. J. G. BOUGEROL, Introduction à saint Bonaventure, Paris, 1988, p. 179. 100. B. SMALLEY, The Gospels… p. 201 ; B. FAES DE MONTONI, « Introduzione », dans San Bonaventura, Commento al Vangelo di san Luca/1 (1-4), 1999, p. 7-26 ; le traducteur américain (Robert J. KARRIS) dans ses diverses études sur ce commentaire (cf. bibliographie) ne revient pas sur la datation.
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la période101. De fait, notre lecture du commentaire nous laisse penser que si c’est bien un texte universitaire dans sa méthode, il s’adresse plus particulièrement aux frères franciscains. C’est en quelque sorte un texte “à usage interne”. Cependant, OHVUpÁH[LRQVVXUODSDXYUHWppYRTXHQWGDYDQWDJHO·pSRTXHGHVQuestions évangéliques, donc autour de 1255, que celle de l’Apologia Pauperum de 1269. En admettant l’argument tiré de la référence à Giles d’Assise, nous pencherions donc SOXW{W SRXU OH GpEXW GHV DQQpHV ,O VH VLWXH GRQF DSUqV OH FRQÁLW DYHF OHV VpFXOLHUVTXLLQÁXHQFHJUDQGHPHQWO·pYROXWLRQGHO·H[pJqVH Le second commentaire franciscain sur les Évangiles synoptiques est celui de Jean de Galles sur Matthieu. Probablement né au pays de Galles entre 1210 et 1230, il a rejoint le couvent franciscain d’Oxford à une date inconnue. Il y occupe la fonction de lecteur après 1258, probablement entre 1259 et 1262. Il gagne ensuite Paris avant 1270. Il est maître-régent en théologie à Paris en 12811283 et meurt peu après102. Ses commentaires sur Jean, puis sur Matthieu, semblent être ses premiers écrits correspondant à son activité de lecteur à Oxford103, mais Jean de Galles est plus connu pour ses manuels d’aide à la prédication, pour la plupart écrits dans les années 1270. Le titre habituellement donné à ce commentaire est celui de Collationes super Matheum. Nous l’avons consulté dans le ms. Oxford, Magdalen College 27 (f. 1-90). Le terme de collatio est polysémique mais indique généralement un lien avec la prédication. Il pourrait correspondre aux conférences de carême que pratiquaient les mineurs et dont l’exemple le plus connu sont les Collationes in Hexaemeron de Bonaventure104. En raison de sa proximité avec la prédication plutôt qu’avec l’exégèse proprement dite, nous l’avons peu utilisé. 3.2.2. Les commentaires dominicains Entre 1250 et 1270 nous pensons pouvoir placer les commentaires de six auteurs dominicains, même si nombre d’entre eux posent des problèmes d’attribution ou de datation. Ce sont les œuvres de Constantin d’Orvieto, de Guillaume d’Alton – si tant est que le commentaire sur Matthieu soit bien de lui – de Nicolas de Gorran, de Pierre de Scala, d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin.
101. D. V. MONTI, Bonaventure’s Interpretation of Scripture in his Exegetical Works, PhD, Departement of Divinity School, University of Chicago,1979, p. 151-155. 102. Ce survol biographique est fondé sur J. SWANSON, -RKQRI:DOHV$6WXG\RIWKH:RUNVDQG,GHDVRID Thirteenth-Century Friar, Cambridge, 1989, p. 4-14. 103. B. SMALLEY, The Gospels… p. 214-215. 104. P. GLORIEUX, « Techniques et méthodes en usage à la Faculté de Théologie de Paris, au XIIIe siècle », AHDLMA, 35, 1968, p. 65-186 (p. 122) ; O. WEIJERS, Terminologie des Universités au XIIIe siècle, Rome, 1987, p. 372-378 ; J. HAMESSE©¶&ROODWLR·HW¶5HSRUWDWLR·GHX[YRFDEOHVVSpFLÀTXHVGHOD vie intellectuelle au Moyen Âge », dans O. WEIJERS (éd.), Actes du colloque Terminologie de la vie intellectuelle au moyen âge, Turnhout, 1988, p. 78-87 (p. 80-82).
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— Constantin d’Orvieto Nous n’avons pas pu consulter le commentaire sur Luc de Constantin d’Orvieto, et nous présenterons donc simplement les conclusions de l’ample étude de Cesare Cenci105. Ce commentaire est contenu dans quatre manuscrits italiens, qui transmettent deux versions du texte. Bien que certains l’attribuent à Hugues de Saint-Cher ou à Alexandre de Halès, il n’y a pas de doute que le frère dominicain Constantin d’Orvieto en est l’auteur. Le commentaire est postérieur à la Postille d’Hugues de Saint-Cher, mais probablement antérieur à l’accession de Constantin à la fonction d’évêque d’Orvieto en 1251. Comme le commentaire est inachevé (il s’arrête au chapitre vingt-deux), C. Cenci émet l’hypothèse d’un enseignement dans un couvent dominicain quelconque dans l’année 1250-1251106. Un des aspects les plus originaux de ce commentaire est le lien explicite qu’il établit avec la prédication. Non seulement il renvoie régulièrement à son recueil de processus, c’est-à-dire de schémas de sermons, mais il en introduit de nouveaux au sein du commentaire107. — Guillaume d’Alton Peu de choses sont connues sur Guillaume d’Alton. Il est entré dans l’ordre dominicain à Winchester avant d’être envoyé au couvent Saint-Jacques à Paris pour compléter ses études. Là il succède à Thomas d’Aquin comme maître-régent en 1259, probablement pour deux ans, même s’il a pu à nouveau occuper ce poste quelques années plus tard. La date de sa mort est inconnue, mais semble antérieure à 1270108. L’exégèse de Guillaume d’Alton a récemment fait l’objet de la thèse de Thimothy Bellamah, qui s’est penché sur les questions d’attributions et distingue plusieurs groupes parmi les œuvres de Guillaume. S’il classe dans le groupe A des œuvres dont l’attribution n’est pas douteuse le commentaire sur Jean, il n’en est pas de même du commentaire sur Matthieu qui est, d’après lui, d’attribution incertaine. Il se fonde pour cela principalement sur deux types d’arguments. Le premier est qu’aucun manuscrit médiéval ne porte d’attribution contemporaine à Guillaume d’Alton. Un manuscrit a une attribution tardive à Pierre de Tarentaise, un autre à Nicolas de Gorran, un autre à Thomas d’Aquin, et les autres sont anonymes. Le seul élément manuscrit certain réside dans le fait que le commentaire de Matthieu dans le manuscrit de Saint-Omer soit écrit de la même main que celui de Jean. Le second type d’argument tient à la forme et à la méthode du commentaire : il est plus long que les autres commentaires de Guillaume, la divisio textus n’est pas entièrement présentée comme dans les œuvres du groupe A, et il présente parfois des différences méthodologiques comme le fait de présenter le sens allégorique avant le sens littéral. T. Bellamah relève certes aussi des 105. C. CENCI, « Il Commento al Vangelo di S. Luca di Fr. Costantino da Orvieto, O. P. Fonte di S. Bernardino da Siena », AFH, 74, 1981, p. 103-145. 106. Ibid., p. 116. 107. Ibid., p. 130-132. 108. T. BELLAMAH, The Biblical Interpretation of William of Alton, Oxford / New York, 2011, p. 8-9.
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points communs avec les démarches habituelles de Guillaume d’Alton mais, en l’absence de preuves objectives, préfère rester réservé sur l’attribution. Nous avons tout de même maintenu l’attribution à Guillaume d’Alton à cause de la liste de taxation de 1275 qui cite un commentaire de Guillaume sur Matthieu109, même si ces listes peuvent être fautives110. Par ailleurs l’hypothèse de Pierre de Tarentaise, soutenue par un manuscrit munichois du XIVe siècle, et reprise par F. Stegmüller (RB 6865), ne semble pas envisageable, car aucune liste médiévale des œuvres de Pierre de Tarentaise depuis Bernard Gui ne mentionne un commentaire sur Matthieu de cet auteur111. (QÀQOHVDUJXPHQWVIRUPHOVRXPpWKRGRORJLTXHVQHQRXVVHPEOHQWSDVGpFLVLIV Celui de la longueur est peu probant, car les commentaires des Évangiles sont souvent plus longs que ceux des autres livres bibliques112. Pour le reste – sur la divisio notamment – T. Bellamah remarque des similitudes avec les œuvres d’attributions certaines. Quant aux différences, elles peuvent aussi s’expliquer par une évolution de l’auteur. (Q HIIHW O·pWXGH GX FKDSLWUH UpYqOH XQH WUqV IRUWH LQÁXHQFH GH OD Glose. Guillaume d’Alton, dans ce cas, se contente d’établir une divisio textus, d’apporter quelques citations bibliques complémentaires, puis de “lire” la Glose, et HQÀQGHWUDLWHUWUqVEULqYHPHQWGHTXHOTXHVTXHVWLRQV&HVFKpPDVHPEOHWRXWj fait répondre au modèle d’une lecture cursorie, telle que la pratiquait le bachelier biblique113. Il serait donc possible que ce texte date des années 1250, avant la régence de Guillaume ce qui pourrait expliquer les différences avec les œuvres de la “maturité”. Il n’est donc pas possible, comme le souligne T. Bellamah, d’assurer que ce commentaire est bien de Guillaume d’Alton, mais en raison de sa proximité formelle, de sa circulation parmi des œuvres de Guillaume et de l’absence d’aucune autre hypothèse crédible, nous maintiendrons cette attribution. 109. G. MURANO, Opere diffuse per exempla et pecia, Turnhout, 2005, p. 86. La liste de 1275 indique que le commentaire contient 27 peciae. Or il est bien possible que cela corresponde au manuscrit de Tours BM 121 qui contient de nombreuses marques de peciae ainsi qu’un commentaire sur Marc qui correspond à celui que la liste de 1275 attribue à Guillaume de Meliton mais est probablement de Jean de La Rochelle (H. LIO, « Alcune « Postillae » sui Vangeli nei rapporti con Alessandro di Hales, Giovanni de La Rochelle e la « Summa Fratris Alexandri », Antonianum, 30, 1955, p. 257-313 (p. 271-282). 110. Voir par exemple : J. G. BOUGEROL, « Pecia et critique d’authenticité. Le problème du Super Sapientiam attribué à Bonaventure », dans L. BATAILLON, B. GUYOT, et R. ROUSE (éd.), La production du livre universitaire au Moyen Âge. Exemplar et pecia, Paris, 1988, p. 205-208. 111. H. D. SIMONIN, « Les écrits de Pierre de Tarentaise », dans Beatus Innocentius PP. V (Petrus de Tarantasia O.P.) Studia et documenta, Rome, 1943, p. 259-264. 112. Certes, dans le cas de Guillaume d’Alton, son commentaire de Jean est environ 30 % plus court que celui-ci sur Matthieu. Mais, par rapport aux autres commentaires de Matthieu que nous utilisons, celui conservé dans ces manuscrits de Tours 121 et Saint-Omer 230 apparaît particulièrement court. Il suit par ailleurs beaucoup la Glose qui, sur Matthieu, est presque deux fois plus longue que sur Jean. 113. Sur la lecture cursorie : P. GLORIEUX, « Techniques et méthodes en usage à la Faculté de Théologie de Paris, au XIIIe siècle », AHDLMA, 35, 1968, p. 65-186 (p. 119-120) ; A. MAIERÙ, « Techniche di insegnamento », dans Le scuole degli ordini mendicanti (secoli XIII-XIV), Todi, 1978, p. 307-352 (p. 327) ; O. WEIJERS, Terminologie des Universités au XIIIe siècle, Rome, 1987, p. 329-335.
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— Albert le Grand Les commentaires d’Albert le Grand sont légèrement postérieurs114. Né vers 1200 en Souabe, il a étudié les arts à Padoue, où, semble-t-il, sa rencontre avec Jourdain de Saxe, en 1223, le conduit à entrer dans l’ordre dominicain. Il poursuit ensuite ses études de théologie à Cologne, enseigne en divers lieux avant d’être envoyé à Paris au début des années 1240. Il y passe maître en théologie et y enseigne pendant trois ans, de 1245 à 1248. Il est ensuite renvoyé à Cologne fonder le studium dominicain et devient prieur provincial d’Allemagne entre 1254 et 1257. En 1256-1257, il se rend à Rome, notamment pour défendre les ordres mendiants auprès du pape. C’est probablement à son retour à Cologne, entre 1257 et 1260, qu’il rédige sa postille sur Matthieu115. Le long commentaire sur Luc a été rédigé postérieurement, puisqu’Albert a commenté les Évangiles dans l’ordre canonique et cite le commentaire de Matthieu dans celui sur Luc. Diverses légendes situent cette postille dans les années 1260-1262, alors qu’Albert est évêque de Ratisbonne. Un manuscrit de Würzburg indique toutefois que le commentaire a été commencé à Ratisbonne, mais achevé et édité à Würzburg. Or Albert y est resté entre 1264 et 1267, après avoir laissé son évêché et prêché la croisade116. Ce commentaire peut donc être situé au début des années 1260. Ce sont des œuvres qui ne sont pas directement liées à un enseignement, et qui sont produites tardivement dans la carrière d’Albert, après avoir commenté nombre d’œuvres philosophiques, et alors qu’il est pleinement engagé à la fois dans la défense de son ordre, et dans la vie de l’Église séculière. — Nicolas de Gorran Malgré l’importance quantitative de son œuvre, la vie de Nicolas de Gorran reste très méconnue. Il est né à une date inconnue en Mayenne, puis rejoint l’ordre GRPLQLFDLQDXFRXYHQWGX0DQV,OÀQLWVHVpWXGHVDX&RXYHQW6DLQW-DFTXHVj Paris, dont il devient lecteur avant d’en être prieur, semble-t-il en 1276, du moins avant 1280. De 1263 à 1285, il prêche régulièrement, mais ne devient pas maître. Il est confesseur de Philippe le Bel dès le début de son règne avant d’être remplacé en 1295. Il est toujours vivant en 1297117.
114. L’ensemble des renseignements suivants proviennent de l’éditeur du commentaire sur Matthieu : B. SCHMIDT, « Prolegomena », dans Albertus Magnus, Super Matthaeum, Aschendorff, Monasterii Westfalorum, 1987, p. VII-LXXVII. 115. B. SCHMIDT, prolegomena, p. XIII-XVI. En fait, il donne une estimation large – entre 1257 et 1264 – mais estime plus probable qu’il faille situer ce livre entre 1257 et 1260. 116. ID., p. XIV. 117. Cette notice a été réalisée à partir des indications de l’Histoire littéraire de la France, t. 20, 1842, p. 324-356 ; A. DUVAL, « Nicolas de Gorran », DS, vol. 11, col. 281-283 ; Xavier de la SELLE, Le service des âmes à la cour. Confesseurs et aumôniers des rois de France du XIIIe au XVe siècle, Paris, 1995, p. 262.
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L’édition d’Anvers 1617 attribue à Nicolas de Gorran une postille sur les quatre Évangiles. En fait celle sur Marc est de Jean de La Rochelle118 et celle sur Jean semble être de Bonaventure119. En revanche nous ne pensons pas que l’authenticité des commentaires sur Matthieu et Luc doive être remise en cause120. La question de leur datation est plus complexe. Dans les listes de taxation, ils n’apparaissent qu’en 1304. Par ailleurs, comme Nicolas de Gorran était encore en activité dans les années 1280 et au début des années 1290, on tend généralement à placer ses postilles dans le dernier tiers du siècle. Il semble cependant possible d’avancer largement ces datations. En effet Nicolas de Gorran a acquis la réputation, qui n’est pas usurpée, de compiler à partir d’autres commentaires. Or nous avons pu constater dans nos lectures qu’il utilisait abondamment Jean de La Rochelle et Hugues de Saint-Cher. En revanche, il ne connaît manifestement pas le commentaire de Thomas d’Aquin sur Matthieu, qui date des années 1269-1270, et il semble aussi méconnaître le commentaire de Bonaventure sur Luc. Qu’il ignore celui-ci est possible dans la mesure où il a été repris tardivement par le maître franciscain, mais il semble impossible que le lecteur dominicain à Saint-Jacques ne connaisse pas l’œuvre de Thomas d’Aquin. Par ailleurs il présente de nombreuses similitudes avec les commentaires de Guillaume d’Alton ou de Pierre de Scala. C’est pourquoi nous proposons de situer les commentaires des Évangiles de Nicolas de Gorran dans les années 1260, à un moment où il a pu être lecteur à Saint-Jacques. — Pierre de Scala Pierre de Scala est originaire de Bergame et a été évêque de Vérone de 1290 à sa mort en 1295121. Selon des traditions dominicaines, il serait né au début du siècle et aurait reçu son habit de Dominique lui-même en 1219122. Cela semble toutefois peu probable : il aurait été élu évêque bien tardivement.
118. H. LIO, « Alcune « Postillae » sui Vangeli nei rapporti con Alessandro di Hales, Giovanni de La Rochelle e la « Summa Fratris Alexandri », Antonianum, 30, 1955, p. 257-313. 119. Ed. Quarracchi, vol. 6, p. XXI. 120. La liste de taxation de 1304 indique que circulaient des commentaires de Nicolas de Gorran sur Matthieu et Luc. La comparaison du ms. BnF lat. 16 795 qui porte une attribution à Nicolas de Gorran, avec l’édition d’Anvers ne révèle pas de différence notable. Sur Luc, la question a pu se poser de savoir si le commentaire ne pouvait pas être de Pierre de Tarentaise puisque celui-ci en a écrit un qui Q·DSDVpWpLGHQWLÀp+'SIMONIN, « les écrits de Pierre de Tarentaise » dans Beatus Innocentius PP. V (Petrus de Tarantasia O.P.) Studia et documenta, Rome, 1943, p. 270 ; Giovanna MURANO, « Postille perdute e problemi d’autenticità (Nicola di Gorran O.P. e Guglielmo di Melitona OMin.) », AFH, 92, 3-4, 1999, p. 299-327). Cependant le commentaire de Nicolas de Gorran contenait 65 peciae, tandis que celui de Pierre de Tarentaise en aurait 32. Dans le manuscrit BnF lat. 15598, il y a f. 196ra la marque 65pa, donc ça ne pourrait être que le commentaire de Nicolas de Gorran. 121. Mariaclara ROSSI, Gli ‘Uomini’ del Vescovo. Familiae vescovili a Verona (159-1350), Venise, 2001, p. 32-36 122. Toutes ces traditions sont cités par Silvana VECCHIO, « Della Scala, Pietro », 'L]LRQDULRELRJUDÀFR degli italiani, 37, p. 459-461. En revanche, Pierre n’appartient pas à la famille Della Scala.
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Outre un sermon aux clercs, deux œuvres liées à la Bible lui sont attribuées : un principium biblique et le commentaire sur Matthieu. Athanasius Sulavik, qui a édité le principium, le situe « within the context of biblical exegesis associated with the Paris Schools around 1277 »123VDQVrWUHWRWDOHPHQWDIÀUPDWLISRXU l’attribuer à Pierre de Scala dans la mesure où le manuscrit ne le dit pas. Le commentaire sur Matthieu est conservé dans plusieurs manuscrits qui le lui attribuent explicitement (RB 6847), mais il est surtout connu pour avoir été utilisé jO·pSRTXHPRGHUQHDÀQGHFRPSOpWHUOHFRPPHQWDLUHGH7KRPDVG·$TXLQ%LHQ que rien n’indique que Pierre soit venu à Paris, la proximité avec les méthodes scolaires parisiennes est indubitable. Par ailleurs nombre de manuscrits qui contiennent ce commentaire sont encore à Paris. Il est donc probable que ce soit dans ce contexte que le commentaire ait été composé. La question de la datation est complexe. Le commentaire se trouve notamment dans le BnF lat. 15596, qui contient aussi le principium situé autour des années 1277. Silvana Vecchio remarque que le prologue de Matthieu, qui aborde la question des sens de l’Écriture rejoint la solution de Thomas dans la première question de la Somme Théologique124FHTXLSRXUUDLWVLJQLÀHUTX·LOHVWSRVWpULHXU à 1265 – mais ce n’est pas seulement dans ce texte que Thomas traite de cette TXHVWLRQ3DUDLOOHXUVMHQ·DLSDVQRWpGHWUDFHVG·XQHLQÁXHQFHGXFRPPHQWDLUHGH Thomas d’Aquin sur Matthieu, ce qui tendrait à laisser penser qu’il a été réalisé avant 1269-1270. De plus, certaines traditions indiquent qu’il aurait écrit dans les années 1262-1266125. Nous considérerons donc que ce commentaire a été écrit à Paris dans les années 1260. — Thomas d’Aquin Thomas d’Aquin compose alors ce qui peut être considéré comme son premier commentaire des Évangiles : la catena aurea. Il se trouve à ce moment en Italie, après avoir étudié avec Albert à Paris, puis à Cologne, puis être retourné à Paris où il est passé maître en théologie en 1256126. Après un séjour à Naples, Thomas est lecteur au couvent d’Orvieto de 1261 à 1265. C’est là qu’il termine la Somme contre les gentils et qu’il rédige la catena aurea sur Matthieu. Les autres livres de la catena sont composés à Rome dans les années suivantes, au moment où Thomas met en chantier la Somme destinée en priorité aux frères du studium qu’il dirige. Thomas est en outre l’auteur d’une Lectura super Mattheum, qui correspond très probablement à son second enseignement parisien, en 1269-1270. Ces deux œuvres sur les Évangiles, la catena et la lectura, sont très différentes. La pre-
123. A. SULAVIK, « An Unedited Principium Biblicum attributed to Petrus de Scala, O.P. », Angelicum, 79/1, 2002, p. 87-126 (p. 90). 124. S. Vecchio, loc. cit., p. 460. 125. Ibid., p. 460. 126. Sur Thomas, nous avons utilisé principalement J. P. TORRELL, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Paris / Fribourg, 20022.
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mière est d’abord un recueil de citations, dans un objectif comparable à celui de la Glose. Mais elle présente deux différences majeures par rapport à celleci : les citations sont intégrées dans le cadre d’un commentaire continu verset par verset et nombre d’entre elles proviennent des Pères grecs. Il s’est appuyé SRXUFHODWDQW{WVXUOHV±XYUHVRULJLQDOHVWDQW{WVXUOHVÁRULOqJHVRXOHVcatenae dont il disposait, n’hésitant pas à faire traduire des textes qui n’étaient connus qu’en grec. Cette œuvre, réalisée à la demande du pape Urbain IV, a connu une ample diffusion dont témoignent les nombreux manuscrits restants. Elle a ainsi largement contribué à renouveler les connaissances patristiques. Ce n’est pas le cas de la lectura in Mattheum. Celle-ci est la trace d’un enseignement parisien rapporté par deux reportationes. Ces textes sont tous deux incomplets et l’édition actuelle, tributaire de celle de Barthélémy de Spina au XVIe siècle, est fautive127. Il manquait en effet des passages à l’éditeur (Mt 5, 11 à 6, 8 et 6, 14 à 6, 19) qu’il a comblés avec ceux de Pierre de Scala. Un quatrième manuscrit, plus complet, du commentaire de Matthieu a été découvert il y a cinquante ans, mais il n’a toujours pas été édité. Cette tradition manuscrite lacunaire témoigne du statut du texte : ce n’est pas une œuvre reprise et éditée par son auteur mais le témoin d’un exercice scolaire auquel se livraient régulièrement les maîtres. Toutefois, au-delà de ces différences, ces commentaires évangéliques sont tous deux des œuvres de la maturité de Thomas, produites parallèlement à ses deux Sommes, dans un contexte de formation des frères. 3.2.3. Caractéristiques des commentaires des années 1250-1270 Tous ces commentaires se présentent sous la même forme, qu’ils soient franciscains ou dominicains, et dans la continuité de ce qui a été initié à partir des années 1230. Ils appartiennent bien de ce point de vue à l’exégèse universitaire, avec ses citations nombreuses, ses divisiones, ses distinctions. Ils tendent toutefois vers une structure plus systématique organisée en trois temps : la divisio, le commentaire des mots ou des versets, les quaestiones. Les commentaires de Nicolas de Gorran, ou de Guillaume d’Alton, suivent rigoureusement cette démarche. Celui de Pierre de Scala suit en revanche un plan original. L’ensemble de l’Évangile est divisé en une série de quatre-vingt cinq lectiones qui se déroulent en cinq temps : la divisio, l’expositio, les moralia, les quaestiones et les contrarietates128. Il existe cependant des différences non négligeables en fonction du statut des textes. Plusieurs d’entre eux sont des exercices universitaires qui appartiennent à deux genres différents. Le premier est celui des lectures cursives, probablement représenté dans nos commentaires par la version brève du commentaire de Bonaventure sur Luc et par le commentaire de Guillaume d’Alton sur Matthieu.
127. Elle doit donc être complétée par H.-V. SHOONER, , « La lectura in Matthaeum de S. Thomas (Deux fragments inédits et la Reportatio de Pierre d’Andria) », Angelicum, 33, 1956, p. 121-142 (texte de Mt 5, 13-16 : p. 138-142) et J.-P. RENARD, « La Lectura super Matthaeum V, 20-48 de Thomas d’Aquin (Édition d’après le ms. Bâle, Univ. Bibl. B.V.12), RTAM, 50, 1983, p. 145-190. 128. Cf. BnF lat. 15594.
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Ces lectures cursorie ou biblice correspondent aux premiers enseignements d’un étudiant en théologie. Celui-ci, pour autant que les programmes d’enseignements soient connus, suivait passivement, pendant cinq à sept ans, un enseignement sur la Bible et les Sentences, et participait de façon encadrée aux disputes. Il devenait alors bachelier biblique ou cursor, pendant deux ans, c’est-à-dire qu’il commentait chaque année un livre biblique. Il devait encore être bachelier sententiaire pendant deux ans, puis bachelier formé pendant quatre ans pour obtenir la licence. Les commentaires cursorie sont donc l’œuvre de clercs qui ne sont qu’au milieu de leurs études de théologie et ils s’adressent à un auditoire vaste, des étudiants en premières années aux autres bacheliers bibliques. C’est aussi un travail relativement bref et peu approfondi. Il n’en est pas de même des leçons magistrales, comme le commentaire de Thomas d’Aquin sur Matthieu. Elles sont plus approfondies, les questions y sont plus développées, même si elles s’adressent aussi, entre autres, au public des premières années. La majorité des autres commentaires appartiennent aussi au monde scolaire, mais se déroulent cette fois-ci dans le cadre du studium de l’ordre. Les types d’enseignements pouvaient y être plus variés qu’à l’université129. De même l’auditoire pouvait comporter autant de séculiers, voire de laïcs, que de Mendiants. Il est toutefois peu douteux que la fonction du commentaire effectué dans un couvent mendiant – comme ceux de Constantin d’Orvieto, Jean de Galles, Nicolas de Gorran, Pierre de Scala – pourra s’écarter de celle de l’exégèse strictement universitaire. Elle acquerra plus facilement une fonction identitaire. Ces textes sont aussi souvent bien plus proches de la prédication, comme le montrent les cas de Constantin d’Orvieto, de Jean de Galles ou de Pierre de Scala. (QÀQ QRWUH corpus comporte un quatrième type de commentaires, qui ne relèvent pas stricto sensu du cadre scolaire, même s’ils s’en rapprochent. Il s’agit de la Catena aurea, qui est un instrument de travail comparable à la Glose, plus qu’un commentaire. Il faut aussi mentionner les commentaires d’Albert le Grand et de Bonaventure sur Luc qui ne dépendent pas directement d’un enseignement et semblent avoir pour fonction de livrer un commentaire faisant autorité qui s’adresse à un auditoire plus large que celui de l’université. L’expression d’exégèse universitaire pour désigner les commentaires du XIIIeVLqFOHTXLVHMXVWLÀHSDU la proximité des méthodes d’exégèse, ne doit donc pas masquer la diversité des contextes, des fonctions et des auditoires.
129. J. VERGER, « Studia et Universités », dans Le scuole degli ordini mendicanti (secoli XIII-XIV), Todi, 1978, p. 175-203 ; O. WEIJERS, Terminologie des Universités au XIIIe siècle, Rome, 1987, p. 160-166 ; B. ROEST, A History of Franciscan Education (c. 1210-1517), Leyde / Boston / Cologne, 2000, p. 87-97.
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3.3. Commentaires des années 1270-1280 : -HDQ3HFKDPHW3LHUUHGH-HDQ2OLHX Deux auteurs seulement viennent illustrer l’exégèse des années 1270-1280 : Jean Pecham et Pierre de Jean Olieu. La séparation avec la génération précédente HVWG·DLOOHXUVDVVH]DUWLÀFLHOOHGDQVODPHVXUHROHFRPPHQWDLUHGH3HFKDPVXU Luc est chronologiquement plus proche de celui de Thomas d’Aquin que de celui de Pierre de Jean Olieu. Toutefois ces deux auteurs s’écartent de ceux de la génération précédente parce qu’ils écrivent dans un autre contexte géographique, et parce qu’ils ont pour caractéristique commune de s’opposer, au moins partiellement, à Thomas d’Aquin. 3.3.1. -HDQ3HFKDP Jean Pecham (ou Peckham) est né entre 1210 et 1230 en Angleterre. Il a reçu une première éducation dans le prieuré clunisien de Lewes. Il a intégré l’ordre franciscain à Oxford entre 1250 et 1255, puis a séjourné à Paris de 1258 à 1271 ou 1272. Il est maître-régent à Paris en 1269-1271, ou 1270-1272, puis à Oxford jusqu’en 1274-1275. Il est alors choisi comme ministre provincial d’Angleterre, avant d’être appelé, de 1276 à 1278, au studium GHODFXULHSRQWLÀFDOHj5RPH,O devient archevêque de Cantorbéry en 1279 et meurt en 1292130. Plusieurs commentaires bibliques lui sont attribués, dont trois sur les Évangiles. Celui sur l’Évangile de Marc, qui aurait pu être composé à Paris, est perdu. Celui sur Jean est le plus connu, puisqu’il en reste trois manuscrits. F. Stegmüller en a édité le prologue et le commentaire des cinq premiers versets131. B. Smalley lui a FRQVDFUpTXHOTXHVSDJHVGDQVOHVTXHOOHVHOOHPRQWUHO·LQÁXHQFHGH%RQDYHQWXUH et le compare au commentaire de Jean de Galles132. Les deux historiens s’accordent pour situer ce commentaire au moment de la régence parisienne. Le commentaire sur Luc est signalé dans le répertoire de F. Stegmüller (RB 4851), mais nous ne connaissons aucune étude qui l’évoque. Il est conservé dans le manuscrit de Padoue, Biblioteca Antoniana, 311, aux folios 1 à 114. L’attribution à Jean Pecham est donnée par ce manuscrit, et écrite de la même main que le texte133/HFDWDORJXHGHODELEOLRWKqTXHLQGLTXHTXHOHPDQXVFULWGDWHGHODÀQ
130. Pour ces éléments biographiques, je me fonde sur D. DOUIE, Archbishop Pecham, Oxford, 1952 ; A. TEETAERT, « Pecham, Jean », DTC, vol. 12, col. 100-140 ; et surtout A. BOUREAU, Théologie, science et censure au XIIIeVLqFOH/HFDVGH-HDQ3HFNKDP, Paris, 20082, p. 139-140 et 165-166. 131. « Der Johanneskommentar des Johannes Peckam O.M. », Franziskanische Studien, 31/4, 1949, p. 396-414 (texte p. 398-414). 132. The Gospels…, p. 227-241. 133. Padoue, Ant. 311, f. 113v : ([SOLFLXQW SRVWLOODH VXSHU /XFDP IDFWDH D IUDWUH -RKDQQH GH 3HFFKDP de ordine Fratrum Minorum. Au folio suivant se trouve cette indication : f. 114v : Ista postilla super Lucam est sacri conventus Paduae ordinis Minorum concessa autem fratri Antonio Dominae Nigrae de Padua.
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du XIIIe ou du début du XIVe siècle et qu’il a été écrit par une main anglaise, mais il appartenait au couvent de Padoue134. L’attribution à Jean Pecham semble tout à fait crédible. Non seulement elle est donnée dans le manuscrit et l’écriture anglaise ne pourrait que la renforcer, mais l’étude de quelques passages permet d’observer des liens étroits avec d’autres œuvres de Jean Pecham, notamment les textes polémiques comme le Tractatus Pauperis, ou la Questio de perfectione evangelica. Le manuscrit contient aussi de nombreuses annotations marginales, qui sont postérieures et écrites d’une autre main. Celle-ci est aussi anglaise, bien qu’il y ait, comme le mentionne le catalogue, au moins une phrase écrite en italien135. Jean Pecham a pu rédiger ce commentaire soit à Paris vers 1269-1271, soit à Oxford vers 1272-1274, soit à Rome vers 1276-1278. Étant donné l’ampleur prise par certaines questions, comme celles qui se trouvent à propos de l’envoi des disciples en mission de Lc 9, ce commentaire s’éloigne des standards de l’université SDULVLHQQH0DLVFHQ·HVWSDVXQpOpPHQWGHSUHXYHVXIÀVDQWFDUOHVTXHVWLRQVRQW pu être ajoutées a posteriori. Cependant, à Paris, Pecham est déjà supposé avoir commenté Marc, Jean, les Lamentations et l’épître aux Hébreux136. Par ailleurs, étant donné que le seul manuscrit contenant ce commentaire se trouve en Italie, on peut émettre l’hypothèse d’un commentaire réalisé à Rome dans les années 12761278. L’autre commentaire qui a probablement été composé à cette époque, celui sur le Cantique, se trouve lui aussi uniquement dans des manuscrits italiens137. Il a pu aussi avoir été rédigé à Oxford et transporté (par Pecham lui-même ou l’un de ses compagnons) en Italie. 3.3.2. 3LHUUHGH-HDQ2OLHX Les derniers commentaires que nous utiliserons sont ceux de Pierre de Jean Olieu sur Matthieu et Luc. Selon l’expression de David Burr, Pierre de Jean Olieu semble « né pour polariser l’opinion »138, celle de ses contemporains comme celle de ses historiens et il a donc fait l’objet d’études nombreuses. Il est né vers 12471248 à Sérignan, puis entré très jeune dans l’ordre franciscain, vers 1259-1260, à Béziers. Il a étudié à Paris dans les années 1260, sans atteindre ni le grade de maître, ni même, semble-t-il, celui de bachelier. Au cours des années 70 (au plus tard en 1278), il est de retour dans le Midi où il exerce comme lecteur dans un ou plusieurs couvents franciscains – Narbonne ou Montpellier – jusqu’à sa première condamnation, en 1283. C’est dans ces années très fécondes de lectorat qu’il produit ses commentaires exégétiques. Le commentaire sur Matthieu
134. 135. 136. 137. 138.
G. ABATE, G. LUISETTO, Codici e manoscritti della Biblioteca Antoniana, Vicenza, 1975, p. 285-286. ID . D. DOUIE, Archbishop Pecham, Oxford, 1952, p. 11. Ibid., p. 43, et RB 4845. D. BURR, Olivi and Franciscan Poverty. The Origins of the Usus Pauper controversy, Philadelphie, 1989, p. 158.
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remonte probablement à l’année 1279-80, ou 1280-81 à Montpellier139. Il est donc composé en même temps que la majorité des Questions sur la perfection évangélique et que le traité De usu paupere. Le commentaire de Luc est postérieur. En fait l’ensemble Marc-Luc est conçu comme le complément des commentaires sur Matthieu : Olivi traite principalement des aspects absents du premier Évangile. C’est ce qui explique que les chapitres soient inégalement traités. En outre le commentaire sur Luc est cité dans le Traité des contrats que Sylvain Piron situe vers 1295. Fortunato Iozzelli, qui a fourni récemment une édition critique du commentaire sur Luc estime qu’il n’est pas possible d’être plus précis, et qu’il faut se contenter d’une datation entre 1280 et 1295. Il pense aussi que cela a été rédigé quand Pierre de Jean Olieu était lecteur d’un couvent provençal140. Nous disposons donc, rien qu’avec les commentaires de Matthieu et de Luc, G·XQHQVHPEOHULFKHTXLHVWjODIRLVXQLHWGLYHUVLÀp/HPLOLHXLQWHOOHFWXHOHVW celui de la scolastique, plus particulièrement du Nord de la France et singulièrement de Paris. En effet, après la période dominée par l’école de Laon, tous nos commentaires ont un lien avec l’université ou les écoles parisiennes : parfois rédigés ailleurs, c’est par des exégètes qui ont fréquenté ce centre intellectuel et en ont adopté les méthodes. La diversité provient quant à elle des contextes chronologiques, des milieux cléricaux et des fonctions des commentaires.
139. D. BURR, « The Date of Petrus Iohannis Olivi’s Commentary on Matthew », Collectanea franciscana, 46/1-2, 1976, p. 131-138 ; ID., Olivi and Franciscan Poverty. The Origins of the Usus Pauper controversy, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1989, p. 54-55, repris par K. MADIGAN, Olivi and the Interpretation of Matthew… p.73 ; pour la localisation : S. PIRON, « Censures et condamnation de Pierre de Jean Olivi : enquête dans les marges du Vatican », MEFRM, 118/2, 2006, p. 313-373 (p. 320). 140. F. IOZZELLI, « Introduzione alla Lectura super Lucam », dans Petri Iohannis Olivi, Lectura super Lucam e Lectura super Marcum, Grottaferrata, 2010, p. 33-160 (p. 41-42). K. MADIGAN, Olivi and the Interpretation of Matthew… p. 73 avait proposé après 1287, mais en apportant peu d’arguments.
Annexe 2
LE COMMENTAIRE SUR MATTHIEU DE GEOFFROY BABION
L
’ensemble des études s’accordent à rejeter l’attribution des Enarrationes publiées dans le volume 162 de la Patrologie latine à Anselme de Laon. Il apparaît en effet que c’est un texte plus tardif que la Glose, qui n’est pas antérieur aux années 1130. Plusieurs indices, rassemblés par Damien Van den Eynde, plaident pour une attribution à Geoffroy Babion1. D’abord celle-ci est présente dans plusieurs manuscrits : sur les trente-neuf manuscrits subsistants que cite F. Stegmüller, cinq portent une attribution à Geoffroy Babion, deux à Anselme et un à Hugues, tous les autres étant anonymes. De plus, Pierre le Mangeur, qui utilise les Enarrationes dans son commentaire de Matthieu, cite à deux reprises des gloses de Geoffroy Babion qui correspondent à ce texte2. Malgré cela, D. Van den Eynde, se gardait de « considérer la paternité de l’écolâtre angevin comme désormais acquise »3&HWWHUpVHUYHHVWHVVHQWLHOOHPHQWMXVWLÀpHSDUODUDUHWpGHV points communs avec les sermons attribués à Geoffroy Babion, et par la mention, dans les Enarrationes, d’un abbas meus alors que l’archevêque de Bordeaux se présenterait dans ses sermons comme séculier. B. Smalley, reprenant le dossier, et ajoutant des références à Babion dans l’Unum ex quatuor de Pierre le Chantre, concluait qu’il était préférable, en l’état des connaissances, de refuser l’attribution du texte à Geoffroy Babion4. Elle soulignait d’abord le peu de connaissances assurées sur la carrière de Geoffroy Babion, doutant ainsi de la reconstitution de
1.
2. 3. 4.
D. VAN DEN EYNDE, « Autour des « Enarrationes in Evangelium S. Matthaei » attribuées à Geoffroi Babion », RTAM, 26, 1959, p. 50-84. Sur Geoffroi Babion : J.-P. BONNES, « Un des plus grands prédicateurs du XIIe siècle : Geoffroy du Loroux dit Geoffroy Babion », RB, 56, 1945-1946, p. 174-215 ; G.-M. OURY, « La vie contemplative menée en communauté d’après Geoffroi Babion (+ 1158 ?) », dans R. LOUIS (éd.), Études ligériennes d’histoire et d’archéologie médiévales. Mémoires et exposés présentés à la Semaine d’études médiévales de Saint-Benoit-sur-Loire du 3 au 10 juillet 1969, Auxerre, 1975, p. 297-305 ; ID. « Les sermons de Geoffroi Babion et la chrétienté bordelaise (11361158) », CCM, 22, 1979, p. 285-297 ; J.-H. FOULON, « Le clerc et son image dans la prédication synodale de Geoffroy Babion, archevêque de Bordeaux (1136-1158) », dans Le clerc séculier au moyen age, Paris, 1993, p. 45-60 ; ID. « L’anticléricalisme dans la prédication de Geoffroy du Loroux, dit Babion, archevêque de Bordeaux (1136-1158) », dans L’anticléricalisme en France méridionale ÀQ XIIe-début XIVe siècle), Cahiers de Fanjeaux, 38, 2003, p. 41-75 ; ID. « Geoffroy Babion, écolâtre d’Angers (+ 1158), l’exemple d’une collection de sermons », dans C. CAROZZI et H. TAVIANI-CAROZZI (éd.), Le médiéviste devant ses sources. Questions et méthodes, Aix-en-Provence, 2004, p. 65-96. Cf. D. VAN DEN EYNDE©$XWRXUGHV(QDUUDWLRQHV«ªS ID., p. 83. B. SMALLEY, « Some Gospel Commentaries of the Early Twelfth Century », RTAM, 45, 1978, p. 147180, en part. p. 173-5.
408
ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
J.-P. Bonnes. Par ailleurs, l’étude doctrinale de D. Van den Eynde ayant montré l’appartenance des Enarrationes aux années 1130-1150, il faudrait qu’elles aient été rédigées au moment où Geoffroy était archevêque de Bordeaux, et « he would hardly have had the leisure to write a long commentary »5. Elle reprenait et déveORSSDLWHQVXLWHOHWKqPHGHO·LGHQWLÀFDWLRQGH*HRIIR\DYHFXQUHOLJLHX[REpLVVDQW à son abbé, ce qui ne conviendrait guère à son statut d’archevêque. Revenant sur la comparaison avec les sermons, elle ajoutait une différence dans la façon de nommer le pape : Vicaire de saint Pierre dans un sermon de 1130-1138, et Vicaire du Christ dans les Enarrationes(QÀQHOOHpYRTXDLWODSRVVLELOLWpG·XQHHUUHXUGH Pierre le Mangeur, trompé par la tradition manuscrite. La biographie de Geoffroy Babion est effectivement mal connue, ou plutôt elle repose sur l’assimilation, par J.-P. Bonnes, de Geoffroy Babion à Geoffroy du Loroux, archevêque de Bordeaux de 1136 à 1158, elle-même fondée sur l’élucidation des allusions d’un texte polémique6. Ainsi Geoffroy Babion, écolâtre d’Angers attesté dans les années 1103-1106, serait ensuite devenu ermite, puis serait sorti de sa vie contemplative à l’instigation de Bernard de Clairvaux pour s’opposer au schisme d’Anaclet, et aurait obtenu en récompense l’archevêché de Bordeaux en 11367. Cette reconstitution pose effectivement divers problèmes. Pour avoir été écolâtre d’Angers dans la première décennie du XIIe siècle, et être mort en 1158, Geoffroy a dû à la fois être écolâtre jeune et mourir bien vieux. Mais ce n’est pas impossible. Par ailleurs, toutes ses œuvres littéraires ont circulé uniquement sous le nom de Geoffroi Babion, et toute son activité épiscopale n’est connue que sous le nom de Geoffroi du Loroux. Il est étonnant que certains manuscrits mentionnent, y compris pour des sermons des années 1130, qu’il venait d’Angers, alors qu’aucun ne souligne qu’il a été archevêque de Bordeaux. Mais c’est un fait qui n’est pas isolé : l’œuvre de Pierre Lombard ne mentionne pas son accession au siècle épiscopal de Paris8. De plus, l’ensemble des études sur l’archevêque GH %RUGHDX[ RQW FRQÀUPp TXH OHV VHUPRQV GH © *HRIIUR\ %DELRQ ª SRXYDLHQW ELHQ rWUH GH OXL -HDQ+HUYp )RXORQ FRQFOXDLW GRQF UpFHPPHQW © O·LGHQWLÀFDtion proposée par J.-P. Bonnes paraît solide et ne semble pas devoir être remise en question »9. Nous nous en tiendrons donc à ces données biographiques, mais qu’en est-il de l’attribution à ce même auteur des Enarrationes ? La comparaison avec les sermons n’est pas probante. Certes les parallèles sont rares, mais ils existent dans certains cas10, et ni D. Van den Eynde ni B. Smalley n’ont montré de contradiction. L’introduction de l’expression Vicaire du Christ SRXUGpVLJQHUOHSDSHTXLHVWXQHQRXYHDXWpGHVDQQpHVFRQÀUPHVLPSOHment l’analyse dogmatique de D. Van den Eynde qui situe les Enarrationes dans les années 1130-1150, et plutôt dans les années 1140. 5. 7. 8. 10.
ID., p. 173. ©8QGHVSOXVJUDQGVSUpGLFDWHXUV«ªS Résumé récent dans les articles de J.-H. FOULON cités note 1. D’autres exemples sont donnés par D. VAN DEN EYNDE©$XWRXUGHV©(QDUUDWLRQHV«ªS ©*HRIIUR\%DELRQpFROkWUHG·$QJHUV«ªS D. VAN DEN EYNDE, « Autour des « Enarrationes«ªS
ANNEXE 2 : LE COMMENTAIRE SUR MATTHIEU DE GEOFFROY BABION
409
/DSULQFLSDOHGLIÀFXOWpUpVLGHGDQVO·LGHQWLÀFDWLRQGH*HRIIURLjXQUHOLJLHX[ Notons d’abord qu’elle n’est pas impossible dans la bouche de Geoffroi Babion. En effet il semble acquis, sur la foi de la lettre que lui adresse Bernard de Clairvaux en 1131, qu’il a mené une vie contemplative. Probablement était-il ermite, mais G.-M. Oury, constatant qu’en certains sermons adressés aux moines il utilise le ©QRXVªV·LGHQWLÀDQWDLQVLjHX[DSHQVpTX·LODYDLWSURIHVVpGDQVXQPRQDVWqUH bénédictin11. Mais cet argument est très fragile, comme nous le verrons un peu plus bas. Par ailleurs il faudrait donc supposer qu’il a écrit son commentaire de Matthieu au début des années 1130, ce qui n’est pas impossible mais semble un peu précoce, et pose le problème du titre du pape. En revanche l’assimilation à un religieux dans les Enarrationes mérite d’être analysée de plus près. B. Smalley12 cite trois passages portant respectivement sur 0WHW0W9RLFLOHSUHPLHU©6LGRQF>ODYLHFRQWHPSODWLYH@QRXVHVW une occasion de chute, nous conduisant à l’acédie comme elle le fait pour de nomEUHX[PRLQHVDEDQGRQQRQVODHWSDVVRQVjODYLHDFWLYH>«@ª13. Certes l’auteur semble ici se considérer comme contemplatif14. Mais replacer ce passage dans son contexte permet de constater qu’il s’agit plutôt d’un mode rhétorique de présentation des idées. Ainsi dans les lignes précédentes, il introduit de la même façon une comparaison avec la fréquentation d’un mauvais docteur, ou avec un mauvais usage de la raison. Mais surtout quelques lignes plus loin se trouve un usage rhétorique identique de la première personne du pluriel qui ne permet pas d’hésiter dans son interprétation : « Si un père ou une épouse nous poussent à quelque péché, alors nous devons les abandonner à cause de Dieu »15. Le second passage, qui contient l’expression abbas meus, n’est pas nécessairement plus révélateur. Il se trouve quelques lignes après le premier : « Ou si mon abbé me conduit à des actions mauvaises, dans lesquelles je ne puisse me sauver, je dois m’excuser »16. Cet exemple est immédiatement précédé d’un autre, lui aussi à la première personne, et qui évoque le cas où il irait porter l’aumône à une pauvre femme, par l’intermédiaire de laquelle le diable le tenterait. Or cette illustration est plus plausible pour un séculier, ou un laïc, que pour un religieux. Il ne nous semble donc pas certain que ces passages apportent quelque information sur leur auteur : ce sont plutôt les illustrations rhétoriques d’un discours. Ici l’expression « abbas meus » peut simplement servir à introduire un exemple. Dans un contexte sem11. ©/DYLHFRQWHPSODWLYH«ªS 12. B. SMALLEY©6RPH*RVSHO&RPPHQWDULHV«ªS 13. PL 162, col. 1297D : Si ergo illa scandalizat nos in desidiam mittendo, ut plures monachos facit, deseramus eam, et ad activam transeamus, et aliquem laborem faciamus, ut salvemus in ea potius quam ibi lugendo pereamus. 14. Nous pouvons aussi remarquer que cette conception de la vie active comme lieu du travail, qui n’est pas fréquente à cette époque (G.-M. OURY©*HRIIUR\%DELRQHWODYLHFRQWHPSODWLYH«ªS HVW celle qui se retrouve dans les sermons (par exemple, PL 171, col. 888CD). 15. PL 162, col. 1298D : Si autem pater aut uxor in aliquod peccatum nos trahant, tunc dimittere eos debemus propter Deum. 16. PL 162, col. 1298 B : Vel si abbas meus me ad contraria opera mitteret, et ibi non possem me salvare, excusare debeo.
410
ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
EODEOH²XQHUpÁH[LRQVXUO·REpLVVDQFH²jXQHGDWHSURFKH%HUQDUGGH&ODLUYDX[ soulève un cas semblable : « Par conséquent si, profès selon la Règle, mon abbé WHQWHSDUKDVDUGGHP·LPSRVHUDXWUHFKRVHTXLQHVRLWSDVVHORQODUqJOH>«@ª17. Il est évident ici qu’il s’agit d’une hypothèse, non d’un détail biographique. Le troisième passage invoqué par B. Smalley n’est pas plus révélateur ; elle a en effet accolé deux extraits de phrases qui se trouvent dans le même paragraphe pour mettre en évidence l’appartenance à un ordre religieux. La première phrase contient toutefois une énumération : Si quis improperaverit tibi quod Christianus es vel religiosus, vel aliquid dignum huiusmodi, que lesio aperta est, et in re digna >«@18. Être religieux n’est donc qu’une hypothèse parmi d’autres. La deuxième phrase poursuit cette hypothèse : Si enim improperat quod tu es Christianus, et sis etiam paratus pati, et vocet ideo hypocritam, quia religiosus es19. C’est à nouveau un exemple, qui se réfère aux diverses polémiques contre l’hypocrisie des religieux. De plus le terme même de religiosus pouvait aussi recevoir un sens vague d’“homme religieux”. C’est ainsi que Robert de Torigny décrit Geoffroy : « Il est mort Geoffroy, archevêque de Bordeaux, vir religiosus et illustre semeur de la parole divine »20. Les trois passages relevés par B. Smalley semblent donc LQVXIÀVDQWVSRXUDIÀUPHUTXHO·DXWHXUGHVEnarrationes se considérerait comme un moine soumis à son abbé, et ne pourrait donc être l’archevêque de Bordeaux. D’ailleurs dans ses sermons, il use régulièrement de ce même procédé rhétorique. Ainsi dans le sermon 3821, il s’adresse presque constamment aux moines comme s’il était différent d’eux22 PDLV SHXW SDVVHU VXELWHPHQW j XQ QRXV G·LGHQWLÀFDtion23. Le constat est semblable sans le sermon 3924. Mais dans le sermon 3625, il s’adresse bien aux moines comme si eux seulement avaient pris le chemin de OD SHUIHFWLRQ /H SDVVDJH DX QRXV G·LQGHQWLÀFDWLRQ VHPEOH GRQF XQH WHFKQLTXH rhétorique habituelle. Par conséquent, les passages sur les religieux dans les Enarrationes indiquent simplement qu’il s’adresse, entre autres, à ceux-ci et que c’est pour lui un sujet de préoccupation. Mais il n’y a là rien d’étonnant par rapport à ce qui est connu de Geoffroy Babion : il était proche de Pierre le Vénérable, de Suger et de Bernard de Clairvaux, il a favorisé les implantations cisterciennes dans sa Province, il aurait fondé des lieux de vie érémitique et l’a lui-même pratiquée. 17. Proinde si professo secundum illam Regulam, abbas meus mihi aliud forte imponere tentaverit quod non sit secundum Regulam>«@Le précepte et la dispense, § 10, trad. A. LEMAIRE et F. CALLEROT, SC 457, Paris, 2000, p. 168-169. 18. PL 162, col. 1301 B. 19. PL 162, col. 1301 C. 20. PL 160, col. 484 B : Moritur etiam Gaufridus archiepiscopus Burdegalensis, vir religiosus et verbi seminator egregius, passage signalé par J.-P. BONNES. 21. Nous citons les sermons d’après le numéro donné par J.-P. Bonnes. En l’occurrence il s’agit de PL 171, col. 888-892. 22. Par ex. col. 889D : Vos autem, fratres charissimi, optimam partem elegistis>«@ 23. Par ex. col. 892C : Cogitate igitur dignitatem ordinis nostri. 24. PL. 171, col. 897-901. 25. PL 171, col. 880-883.
ANNEXE 2 : LE COMMENTAIRE SUR MATTHIEU DE GEOFFROY BABION
411
De plus l’activité épiscopale de Geoffroy est désormais mieux connue, notamment grâce aux études de J.-H. Foulon qui permettent d’entrevoir dans quel cadre il aurait pu écrire un commentaire sur Matthieu. En effet la première phase de son épiscopat est marquée par la lutte contre les nombreux partisans d’Anaclet, et par la volonté de réformer le chapitre. Or l’opposition des chanoines le contraint à l’exil entre 1140 et 1145. Durant cet exil, il se réfugie auprès des évêques de Poitiers, notamment auprès de son ami Gilbert de la Porrée, évêque de cette ville en 1142, un des plus célèbres maîtres et commentateurs de la Bible de son temps. Par ailleurs il renforce ses liens avec Suger et les Capétiens, et sa présence est plusieurs fois mentionnée à Paris ou dans le domaine royal – en 1144, il consacre un autel dans la crypte de Saint-Denis26. Cet exil aura donc été l’occasion pour Geoffroy de se familiariser à nouveau avec la culture théologique scolaire de son temps, qui transparaît si nettement dans les Enarrationes. Par ailleurs, il aura pu OXLGRQQHUOHWHPSVG·pFULUHXQORQJFRPPHQWDLUH(QÀQOHFKDQJHPHQWGDQVOD nomination du pape, relevé par B. Smalley, peut s’inscrire dans cette chronoloJLH /·KLVWRULHQQH DQJODLVH FLWH OH VHUPRQ R OH SDSH HVW TXDOLÀp GH YLFDLUH de Saint-Pierre. Or ce sermon date de 1138, juste avant une visite ad limina. À son retour de Rome, ses liens avec la papauté sont encore renforcés, et c’est là qu’il a pu découvrir et reprendre le terme de vicaire du Christ, qu’il utilise dans les Enarrationes(QÀQVDSUpVHQFHGDQVOHPLOLHXSDULVLHQGHVDQQpHVUHQG plus douteuse encore l’hypothèse d’une erreur de Pierre le Mangeur et Pierre le Chantre. Il semble donc sévère, en l’état des connaissances, de refuser la paternité des Enarrationes à Geoffroy Babion, et nous considérerons donc qu’il en a été l’auteur dans les années 1140-1145, et qu’il pouvait les destiner à un milieu scolaire même s’il n’était pas maître à cette époque-là.
26. J.-H. FOULON©/·DQWLFOpULFDOLVPH«ªSHWQRWH
Annexe 3
TABLEAU RÉCAPITULATIF DES PRINCIPAUX COMMENTAIRES BIBLIQUES e DES XII -XIIIe SIÈCLES UTILISÉS SUR Mt ET Lc
Auteur
Livre biblique
Bruno de Segni
Titre et/ou texte commenté
Ed. / ms.
Date / milieu
Mt
PL 165
Années 1080 ? Évêque
Lc
PL 165
Raoul de Laon
Mt
Glose
Éd. Strasbourg 1480-1481
Entre 1110 et 1130, Laon, mais avec des remaniements postérieurs
Anselme de Laon et Raoul (?)
Lc
Glose
Éd. Strasbourg 1480-1481
Entre 1110 et 1130 à Laon ?
Anselme de Laon (?)
Mt
Alençon BM 26
Entre 1110 et 1130, Laon
Anselme de Laon (?)
Mt
Valenciennes 14
Vers 1110-1120, Laon
Geoffroy Babion
Mt
Enarrationes in Evangelium Matthaei
PL 162, 1227-1500
1140-1145, Poitiers, archevêque de Bordeaux
Zacharie de Besançon
Mt / Lc
In Unum ex quatuor
PL 186, 11-620
1140-1145, école cathédrale de Besançon
Anon
Mt
Paris, BnF lat. 2491
Entre 1145 et 1160 ?
Pierre le Mangeur
Mt
BnF lat. 620
Lc
BnF lat. 620
Années 1160, maître à Paris
Histoire scholastique
PL 198
Années 1160, avant 1173
Super unum ex quatuor
BnF lat. 15585 / Reims BM 50
1187-1197, maître à Paris
Reims BM 162
1225-1235, maître à Paris
Pierre le Chantre
4 Evv
Alexandre de Halès
Mt Lc
Reims BM 162
1225-1235, maître à Paris
Hugues de Saint-Cher
Mt
Éd. Venise, 1703
Couvent Saint-Jacques, 1230-1235
Lc
Éd. Venise, 1703
Couvent Saint-Jacques, 1234-1236
414
ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
Auteur
Livre biblique
Jean de La Rochelle
Titre et/ou texte commenté
Ed. / ms.
Date / milieu
Mt
BnF lat. 625
1235-1245, couvent franciscain de Paris
Lc
Padoue, Ant. 338
1235-1245, couvent franciscain de Paris
Guillaume d’Alton
Mt
Tours BM 121 ; Saint-Omes, BM 230
Années 1250, bachelier biblique ?
Bonaventure
Lc
Florence, Bibli. Med., Conv.Soppr.465.
1248, bachelier biblique
Opera omnia, t. 7
1253-1269, maître régent à Paris ? Ministre général ?
Éd. B. SCHMIDT, 1987.
1257-1260, Cologne
Lc
Éd. A. BORGNET, vol. 22-23, , 1894-1895
Années 1260, archevêque de Ratisbonne
Nicolas de Gorran
Mt
Anvers, 1617
Années 1260, lecteur à Saint-Jacques ?
Lc
Anvers, 1617
Années 1260, lecteur à Saint-Jacques ?
Pierre de Scala
Mt
BnF lat. 15594
Années 1260 ? Paris.
Thomas d’Aquin
4 Evv
Catena Aurea
Mt
Super Evangelium s. Matthaei lectura
Version courte
Lc Albert le Grand
Mt
Super Matthaeum
Années 1260, Italie Éd. R. Cai.
1269-1270, second enseignement parisien
Jean Pecham
Lc
Padoue, Ant. 311
1272-1274, Oxford, ou 12761278, Rome.
Pierre de Jean Olieu
Mt
BnF lat. 15588
1279-1281 Lecteur
Lc
éd. F. IOZZELLI, 2010
1280-1295 Lecteur ?
BIBLIOGRAPHIE
SOURCES
BIBLE Biblia sacra iuxta vulgatam versionem, éd. R. WEBER, Deutsche Bibelgesellschaft, Stuttgart, 19944 (1969). Biblia sacra juxta vulgatam clementinam, Desclée et socii, Paris, 1927. Novum Testamentum Domini Nostri Iesu Christi latine secundum editionem sancti Hieronymi. Pars prior : Quatuor Evangelia, éd. I. WORDSWORTH et H. I. WHITE, E typographeo clarendoniano, Oxford, 1889-1898. La Bible, traduction Louis-Isaac Lemaître de Sacy, Robert Laffont, Paris, 1990 (Bouquins). La Bible de Jérusalem, Les éditions du cerf, Paris, 1998.
SOURCES MANUSCRITES Commentaires bibliques ALEXANDRE DE HALÈS, Commentaire sur Matthieu, Reims BM 162. ALEXANDRE DE HALÈS, Commentaire sur Luc, Reims BM 162. AUGUSTIN D’ANCÔNE, Commentaire sur Matthieu, Avignon BM 71-72. CLAUDE DE TURIN, Troyes BM 676. Glose, Laon BM 74, Laon BM 75. GUILLAUME D’ALTON, Commentaire sur Matthieu, Tours BM 121, Saint-Omer BM 230. HUGUES DE BILLON, Commentaire sur Luc, Paris Maz. 250, f. 1-40. JEAN DE GALES, Commentaire sur Matthieu, Magdalen College 87. JEAN DE LA ROCHELLE, Commentaire sur Matthieu, BnF lat. 625. JEAN DE LA ROCHELLE, Commentaire sur Luc, Padoue, Antoniana 338. JEAN PECHAM, Commentaire sur Luc, Padoue, Antoniana 311. PIERRE DE JEAN OLIEU, Commentaire sur Matthieu, BnF lat. 15588. PIERRE DE SCALA, Commentaire sur Matthieu, BnF lat. 15594. PIERRE LE CHANTRE, Commentaire sur les Quatre Évangiles, BnF lat. 15585, Reims BM 50. PIERRE LE MANGEUR, Commentaire sur Matthieu, BnF lat. 620. PIERRE LE MANGEUR, Commentaire sur Luc, BnF lat. 620. Ps-ANSELME DE LAON, Commentaire sur Matthieu, Alençon BM 26. Ps-ANSELME DE LAON, Commentaire sur Matthieu, BnF lat. 2491. Ps-RÉMI D’AUXERRE, Commentaire sur Matthieu, Grenoble BM 314
Recueils de distinctions consultés MAURICE DE PROVINS, BnF lat. 3270. NICOLAS DE BIARD, BnF lat. 16489. PIERRE DE CAPOUE, BnF lat. 16894. PIERRE LE CHANTRE, BnF lat. 3388.
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ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
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INDEX
INDEX DES AUTEURS ANTIQUES OU MÉDIÉVAUX
AGOBARD : 63, 68 ALBERT LE GRAND : 176, 180-184, 186-188, 201-202, 228, 229, 233, 234, 238, 256, 265, 269, 274, 275, 290, 291, 299, 300, 301, 302, 317, 318, 321, 322, 346-8, 394, 395, 398, 401-402 ALEXANDRE DE HALES : 200, 290, 292, 305, 306, 325, 384, 389-391 AMBROISE AUTPERT : 49-50, 128 AMBROISE DE MILAN : 28, 33, 44, 46, 66, 71, 136, 191, 223, 224, 230, 294, 317, 318, 337, 343, 344 ANSELME DE HAVELBERG : 89 ANSELME DE LAON ? (Alençon BM 26) : 128, 132, 139, 225, 263, 376, 393, 395 ATHANASE D’ALEXANDRIE : 23, 34 AUGUSTIN D’HIPPONE : 27, 29, 31-35, 38-48, 52-64, 68-69, 75, 78, 81, 106, 119, 127, 136-138, 143, 195, 217-218, 220, 235, 268, 273, 274, 277, 278-279, 280, 293-295, 297, 298, 299, 311, 312, 315-316, 319, 320, 335, 337, 339, 340, 347, 365 BASILE DE CÉSARÉE : 46, 96, 101, 294, 343 BÈDE LE VÉNÉRABLE : 26-30, 31, 32, 35, 36, 38, 40, 44-45, 48, 54, 59, 66, 70-75, 78, 96, 119, 132, 134, 137, 191, 193, 219-221, 223, 231, 232, 235-236, 254255, 259, 268, 269, 273, 279, 280, 295, 299, 303, 310, 319, 320, 322, 333-335, 336, 341 BERNARD DE CLAIRVAUX : 79, 80-87, 91-92, 102-103, 111, 118, 120-122, 127-128, 135136, 143, 152, 159, 172, 179, 180, 200, 228-9, 355, 364, 393, 395 BONAVENTURE : 166-171, 176, 180, 192, 194, 196, 199, 201, 228, 230, 233, 274, 311, 317, 321, 349, 350, 352, 353, 354, 355, 356, 357, 358, 394-395, 396 BRUNO DE SEGNI : 46, 226 CASSIEN : 24, 30
CÉSAIRE D’ARLES : 29, 35 CHRETIEN DE TROYES : 11-12 CHRISTIAN DE STAVELOT : 30, 50, 67-68, 71, 218, 220, 221, 224, 338 CHROMACE D’AQUILÉE : 46, 50, 78, 128, CONSTANTIN D’ORVIETTO : 396 ETIENNE DE MURET : 80, 94-101, 102-103, 120-122 ETIENNE LANGTON : 384 GEOFFROI BABION : 123, 129, 133, 139-140, 142, 144, 146-147, 149, 152, 225, 263, 377, 378, 407-411 GLOSA ORDINARIA : 21, 30, 48, 123-124, 128, 138, 143, 149, 152, 162, 177, 219-220, 222, 224, 225, 231, 232, 236, 263, 268, 273, 274, 280, 296, 302, 316, 320, 322, 323, 324, 328, 334, 337, 341, 373-378, 379, 384 GRATIEN : 89, 141, 242-251, 281-289, 317, 343 GRÉGOIRE LE GRAND : 27, 38-43, 47, 52, 54-55, 66, 69, 72, 75, 195, 223, 226, 246-7, 249, 261-265, 272-3, 279-280, 329-342, 344, 345, 358, 369 GUILLAUME D’ALTON : 176, 177-178, 184, 269, 336, 396-397 GUILLAUME DE SAINT-AMOUR : 166 GUILLAUME MONACHI : 80, 104, 119-120 HAYMON D’AUXERRE : 50, 334 HEYRIC D’AUXERRE : 50 HILAIRE DE POITIERS : 67, 70 HINCMAR DE REIMS : 55, 64 HUGUES DE SAINT-CHER : 157-160, 161-162, 165, 170-171, 184, 200-202, 228, 232, 234, 237, 275, 276, 290, 291, 299, 300, 301, 313, 317, 321, 322, 325, 343-348, 356, 384, 386-388, 390, 391, 392, 393, 395 ISIDORE DE SEVILLE : 27, 341 JEAN CHRYSOSTOME : 46, 124, 200, 228, 232, 294, 312, 390
466
ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
PS-JEAN CHRYSOSTOME (Opus imperfectum) : 162, 274, 281-293, 298-299, 300, 302, 393, 395 JEAN DE GALES : 394-395 JEAN DE LA ROCHELLE : 157, 161-165, 168, 170-172, 174, 176-178, 180, 192, 199, 200-202, 238, 275, 290-1, 304-306, 321, 322, 325, 349, 350, 356, 384, 389-391, 393, 395 JEAN PECHAM : 188-194, 195, 199, 203, 233, 238-9, 271, 322, 349, 351, 403-404 JÉRÔME : 23-27, 29-31, 33, 42, 44-46, 48, 52, 55-59, 67, 68, 78, 113, 132, 134, 136, 143, 145, 191, 217-221, 260-262, 268, 277-279, 280, 315-316, 335, 338 JONAS D’ORLEANS : 63, 341 JULIEN DE TOLEDE : 27 JULIEN POMERE : 64, 245-246, 249 LÉON LE GRAND : 46 LOUP DE FERRIERES : 32 NICOLAS DE GORRAN : 166, 171-176, 178, 201, 275, 290-1, 299, 300, 301, 302, 310311, 317, 318, 322, 325, 345, 391, 398399, 401-402 NICOLAS DE LYRE : 363, 392 PASCHASE RADBERT : 30, 50, 58-59, 67, 72-73, 83, 121, 127-129, 137-140, 219222, 224, 295, 323, 376 PHILIPPE DE HARVENG : 79-80, 87-94, 103, 121-122, 365 PIERRE ABÉLARD : 80, 104, 111-117, 120, 342, 373 PIERRE DAMIEN : 102, 122
PIERRE DE JEAN OLIEU : 14, 188, 192, 194200, 201-203, 239-240, 256-259, 266-267, 275-276, 292, 302-306, 327, 350, 351, 352, 353, 354, 355, 365, 404-405 PIERRE DE SCALA : 176, 178-180, 184, 269, 399-400, 401-402 PIERRE LE CHANTRE : 123-125, 127, 130-132, 133-135, 140-142, 146-154, 158, 225-227, 230, 237, 250, 264, 274, 280, 296-297, 298, 303, 324, 328, 329, 363-5, 373, 378, 379-384, 411 PIERRE LE MANGEUR : 123-125, 129-130, 133, 139, 142, 144-147, 152, 154, 158, 225, 231, 232, 237, 255-256, 264-5, 269, 274, 337, 364, 373, 378, 379-384, 391, 393, 407, 410, 411 PIERRE LE VÉNÉRABLE : 110-111 PIERRE LOMBARD : 321 RABAN MAUR : 30, 43, 48, 59, 67, 72, 132, 137, 323, 326, 334, 341 Règle de saint Benoît : 32, 36, 248 Règle des quatre pères : 35 Règle du Maître : 32, 33, 35, 248 RÉMI D’AUXERRE : 51, 122, 378 RUPERT DE DEUTZ : 79-80, 89, 103-111, 117, 120, 122, 143 SEDULIUS SCOTTUS : 59 THOMAS D’AQUIN : 167, 176, 184-188, 192193, 197-198, 201-203, 265, 269, 292, 299, 317, 318, 319, 326, 351, 364, 401-402 THOMAS D’YORK : 174 ZACHARIE DE BESANÇON : 123-124, 226, 263, 337, 377
INDEX DES CITATIONS BIBLIQUES
Genèse Gn 3, 19 : 56
Mt 5, 3-12 : 201, 375, 378 A A
Job Jb 31, 19 : 330 Jb 36, 6 : 340 Livre des Psaumes Ps 17, 45 : 85 Ps 36, 26 : 298 Ps 54, 7 : 347 Ps 58, 7 : 160 Ps 61, 11 : 129 Ps 70, 15 : 282, 289-290 Ps 103, 16-17 : 105, 107 Ps 108, 17 : 347 Ps 112, 7 : 125 Proverbes Pr 19, 17 : 294, 313 Pr 22, 2 : 346 Pr 22, 7 : 295 Pr 29, 13 : 346
Mt 5, 42 : 293-306, 315-319 Mt 6, 2-4 : 311 Mt 6, 19-21 : 43-44 Mt 6, 24 : 217, 220-222, 225-228 Mt 6, 25-34 : 21, 52, 55-59, 147, 164-165, 172, 178, 182, 201 A A
Ecclésiastique ou Siracide Si 3, 33 : 319 Si 26, 28 : 289 Livre de Daniel Dn 4, 24 : 319 Zacharie Za 14, 21 : 289-290 Évangile selon Matthieu Mt 4, 18-22 : 72, 162
Mt 6, 31-34 : 107 Mt 6, 33 : 86, 147
Mt 8, 20 : 68-69, 125 Mt 9, 9-13 : 72, 182 Mt 9, 15 : 146 Mt 10, 1-42 A A
A A
Cantique des cantiques Ct 2, 6 : 147
Mt 5, 1-3 : 135-140, 153 Mt 5, 3 : 13, 21, 37, 45-51, 81-87, 92-94, 96-97, 101, 103, 106, 110-111, 117, 119-120, 123, 125, 130-131, 159-160, 165, 179, 187188, 335, 336, 363, 364, 376, 392
A
Mt 10, 8 : 113, 314 Mt 10, 8-10 : 15, 21, 52-55, 58, 74-75, 92-93, 108, 124, 142-146, 148-152, 158-159, 163-164, 173-174, 178, 180, 181, 184-185, 196, 198, 364 Mt 10, 37-38 : 21, 41 Mt 10, 40-42 : 59 Mt 10, 42 : 336, 339
Mt 11, 5 : 336 Mt 11, 29 : 103 Mt 12, 1-8 : 69-72 Mt 12, 50 : 338 Mt 13, 3 : 194 Mt 13, 11 : 363 Mt 13, 44 : 43 Mt 16, 24 : 41 Mt 17, 24-27 : 66-68, 125, 161 Mt 18, 1 : 363 Mt 19, 16-29 : 22, 34-37, 39, 43, 101, 103, 108, 132-135, 140-142, 153, 157, 162-163, 172-173, 177, 179, 180, 181, 185-186, 199, 221, 226-229, 335, 341, 378
468
A A
A A A A A A
ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
Mt 19, 17-19 : 27 Mt 19, 21 : 21, 23-30, 32-36, 37, 39-40, 43, 74-75, 81, 89, 92-94, 96, 100-101, 113, 117, 119-120, 124-125, 129, 151, 186, 196, 340, 364 Mt 19, 22 : 219 Mt 19, 23 : 25, 219 Mt 19, 24 : 13, 15, 217-220 Mt 19, 27 : 28, 69 Mt 19, 28 : 26, 28, 93, 354 Mt 19, 29 : 30
Mt 20, 1-16 : 195 Mt 21, 12-13 : 277-293 Mt 22, 2 : 363 Mt 22, 5-6 : 272-276 Mt 24, 45-51 : 230, 231-234 Mt 25, 1 : 363 Mt 25, 14-30 : 230, 253, 260-271 Mt 25, 31-46 : 108, 323-327, 328, 329, 341, 353 A A A
Mt 25, 34-35 : 27 Mt 25, 40 : 336, 338, 347 Mt 25, 42 : 340, 346
Mt 27, 55 : 58
Lc 7, 22 : 170, 336 Lc 8, 3 : 58, 171, 189 Lc 9, 1-6 : 169, 192-193 A
Lc 9, 3 : 52, 146, 170, 175
Lc 9, 23-24 : 41-42, 166-167 Lc 9, 58 : 68-69, 170, 188-189 Lc 10, 4-7 : 52, 169 A
Lc 10, 7 : 55, 146-147
Lc 11, 41 : 315, 318, 319-322, 323, 326, 328 Lc 12, 13-21 : 21, 329, 335, 343, 347, 350352, 393 A
Lc 12, 15 : 350
Lc 12, 22-34 : 52, 55-59 A A A
Lc 12, 26-27 : 41 Lc 12, 29 : 147 Lc 12, 33-34 : 21, 37, 43-45
Lc 12, 42 : 230 Lc 12, 42-46 : 230, 231-234 Lc 14, 12-14 : 310-311, 312 A
Lc 14, 13 : 356
Lc 14, 18-20 : 272-276 Lc 14, 26-33 : 39-40 A
Lc 14, 33 : 21, 37-41, 73, 97, 169, 363
Lc 16, 1-9 : 167-168, 230, 234-240 Évangile selon Marc Mc 1, 16-20 : 72 Mc 2, 14-17 : 72 Mc 2, 23-28 : 69-72 Mc 8, 34-35 : 41 Mc 10, 17-30 : 22 A A A A
Mc 10, 21 : 43 Mc 10, 22 : 219 Mc 10, 28 : 69 Mc 10, 29-30 : 30, 119
Mc 11, 15-17 : 277-293 Mc 14, 7 : 346 Mc 16, 15 : 144 Évangile selon Luc Lc 2, 12 : 166, Lc 5, 1-11 : 72, Lc 5, 27-32 : 72 Lc 6, 1-5 : 69-72, 165 Lc 6, 24 : 209, 217, 222-224, 227 Lc 6, 30 : 315-319 Lc 6, 34-36 : 293-306 Lc 6, 38 : 310, 312, 353
A A A
Lc 16, 3 : 170, 189 Lc 16, 9-12 : 237-240 Lc 16, 9 : 112, 235, 335, 339-340, 339-340, 342, 344, 346, 347, 348, 352, 353
Lc 16, 10-12 : 230 Lc 16, 13 : 220-222 Lc 16, 19-31 : 11, 13, 160, 329-335, 344, 346, 367, 382, 393 Lc 17, 10 : 28 Lc 18, 1-8 : 235 Lc 18, 18-23 : 168, 191-192 A
Lc 18, 22 : 43, 174
Lc 18, 28 : 69 Lc 18, 29-30 : 158 Lc 19, 1-10 : 25 Lc 19, 11-27 : 254-260, 267-270 Lc 19, 45-46 : 277-293 Lc 21, 1-4 : 171 Lc 22, 28-30 : 22 Lc 22, 35-36 : 144-145, 171, 193, 198 Évangile selon Jean Jn 2, 15-16 : 277-293
INDEX DES CITATIONS BIBLIQUES
Jn 12, 6 : 60 Jn 12, 9 : 62 Jn 13, 28-29 : 60-65
Épître aux Galates Gal 6, 6 : 52, 59 Gal 6, 14 : 218
Actes des Apôtres Ac 1-8 : 94 Ac 2, 42-47 : 34 Ac 4, 32-35 : 22, 33-36, 74-75, 88-89, 96, 100, 119 Ac 5, 1-11 : 24, 236 Ac 20, 34 : 147
Épître aux Philippiens Ph 4, 12 : 215
Épître aux Romains Rm 13, 13 : 34 Première épître aux Corinthiens 1 Co 7, 25 : 28 1 Co 7, 30-31 : 39, 219 1 Co 9, 5 : 58 1 Co 9, 7-14 : 53, 73-74 A
1 Co 9, 11 : 53, 58
Deuxième épître aux Corinthiens 2 Co 6, 2 : 86 2 Co 6, 10 : 50, 100, 119, 127, 179, 197, 215, 221
Épître aux Colossiens Col 3, 14 : 186 Première épître aux Thessaloniciens 1 Th 2, 9 : 56 Première épître à Timothée 1 Ti 6, 8 : 52, 62 Deuxième épître à Timothée 2 Ti 2, 4 : 289-290 Première épître de Pierre 1 P 4, 10 : 241 Apocalypse Ap 2, 9 : 49-50
469
TABLE DES MATIÈRES
REMERCIEMENTS ……………………………………………………………………… 7 LISTE DES SIGLES ET ABRÉVIATIONS ………………………………………………… 9
Abréviations usuelles «««««««««««««««««««««««« 9 Abréviations des titres de collection et de revue «««««««««««««« 9
INTRODUCTION ……………………………………………………………………… 11 PREMIÈRE PARTIE L’EXÉGÈSE ET LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE CHAPITRE 1. L’ÉVANGILE SANS LA PAUVRETÉ : EXÉGÈSE ET MODÈLES DE VIE AVANT LE XIIe SIÈCLE …………………………… 21 1. Si vis perfectus esse«XQPRGqOHPRQDVWLTXHGHPLVHHQFRPPXQGHVELHQV « 22 1.1. Une source de l’expérience monastique «««««««««««««« 23 1.2. Monachisme et pauvreté «««««««««««««««««««« 30 2. Un modèle de vie laïque indépendant de la question des biens matériels ««« 2.1. Qui non renuntiat omnibus«5HQRQFHPHQWRXDEDQGRQ" ««««««« 2.2. Prendre sa croix : un modèle de pénitence ««««««««««««« 2.3. Vendite quae possidetis« : le modèle de l’aumône«««««««««« 2.4. Beati pauperes spiritu : un modèle d’humilité««««««««««««
37 38 41 42 45
3. N’emportez ni or ni argent : le modèle de la propriété cléricale. ««««««« 3.1. 1·HPSRUWH]QLRUQLDUJHQW« DIÀUPDWLRQGXSRXYRLUGHSUpOqYHPHQWHFFOpVLDVWLTXH««««««««« 3.2. Nolite solliciti esse : Du travail au droit de prélever«««««««««« 3.3. /DERXUVHFRQÀpHj-XGDV««««««««««««««««««««
52
4. Pauvreté du Christ et des apôtres ««««««««««««««««««« 4.1. Pauvreté du Christ «««««««««««««««««««««« 4.1.1. Nativité«««««««««««««««««««««««« 4.1.2. Le poisson et le tribut «««««««««««««««««« 4.1.3. ©/HVUHQDUGVRQWGHVWDQLqUHV«ª ««««««««««««« 4.2. Pauvreté des apôtres«««««««««««««««««««««« 4.2.1. Les épis arrachés «««««««««««««««««««« 4.2.2. Les récits de vocation ««««««««««««««««««
65 65 66 66 68 69 69 72
52 55 60
5. Conclusion : exégèse et mise en ordre de la société«««««««««««« 74
472
ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
CHAPITRE 2. L’INVENTION DE LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE …………………… 77 1. Valorisations de la pauvreté volontaire««««««««««««««««« 1.1. Bernard de Clairvaux et la pauvreté volontaire cistercienne «««««« 1.2. Philippe de Harveng et les prémontrés««««««««««««««« 1.3. Étienne de Muret «««««««««««««««««««««««
80 80 87 94
2. Résistances à la pauvreté volontaire«««««««««««««««««« 2.1. Rupert de Deutz entre défense de la pauvreté et rejet de la pauvreté volontaire ««««««««««««««««« 2.2. Abélard : la pauvreté volontaire dans la rhétorique de la réforme «««« 2.3. Pauvreté volontaire et hérésie ««««««««««««««««««
103
3. L’exégèse scolaire et la pauvreté ««««««««««««««««««« 3.1. La pauvreté du Christ : le lent déploiement d’un lieu commun ««««« 3.2. La pauvreté spirituelle ouverte à tous ««««««««««««««« 3.2.1. Les Béatitudes entre pauvreté et humilité««««««««««« 3.2.2. La péricope du jeune homme riche : du modèle monastique aux laïcs «««««««««««««« 3.3. Une nouvelle hiérarchie clercs / laïcs ««««««««««««««« 3.3.1. Les Béatitudes et l’institution des prélats««««««««««« 3.3.2. La réappropriation de la pauvreté par les clercs séculiers ««««
123 124 126 126
104 111 117
132 135 135 140
4. Conclusion : exégèse, pauvreté et domination cléricale «««««««««« 152
CHAPITRE 3. EXÉGÈSE ET PAUVRETÉ AU XIIIe SIÈCLE …………………………… 155 1. La première génération des maîtres mendiants : la pauvreté sans apologie««« 157 1.1. La Postille dominicaine entre modèle monastique et prédication «««« 157 1.2. Jean de La Rochelle : un commentaire inspiré par l’expérience franciscaine««««««««« 161 2. Exégèse et polémiques««««««««««««««««««««««« 2.1. Bonaventure et l’apologie de la mendicité ««««««««««««« 2.2. Nicolas de Gorran «««««««««««««««««««««« 2.2.1. Le commentaire sur Matthieu ««««««««««««««« 2.2.2. Le commentaire de Nicolas de Gorran sur Luc ««««««««
166 166 171 172 174
3. Les commentaires dominicains entre les prélats et les laïcs««««««««« 3.1. Guillaume d’Alton et le retour vers une exégèse plus traditionnelle ««« 3.2. Pierre de Scala : idéologie dominicaine et ouverture aux laïcs«««««« 3.3. Albert le Grand entre mendiants et prélats ««««««««««««« 3.4. Thomas d’Aquin entre les prélats et les laïcs ««««««««««««
176 177 178 180 184
4. La réponse franciscaine««««««««««««««««««««««« 188 4.1. Jean Pecham : exégèse et polémique ««««««««««««««« 188 4.2. Pierre de Jean Olieu : l’Évangile franciscain «««««««««««« 194
TABLE DES MATIÈRES
473
DEUXIÈME PARTIE LA SOCIÉTÉ DANS L’ÉGLISE : LA CIRCULATION DES BIENS CHAPITRE 4 : INCLURE. L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES RICHESSES …………… 209 1. Quidam habent et non amant*HQqVHGHODMXVWLÀFDWLRQGHVULFKHVVHV «««« 1.1. &RPPHQWIDLUHSDVVHUXQFKDPHDXSDUOHWURXG·XQHDLJXLOOH« ««««« 1.2. Avoir ou servir : Dieu et Mammon «««««««««««««««« 1.3. Malheureux vous les riches ? ««««««««««««««««««
217 217 220 222
2. 'HODMXVWLÀFDWLRQGHVULFKHVVHVjODPLVHHQJDUGHGHVULFKHV«««««««« 224 2.1. Un nouveau regard sur la richesse au XIIe siècle ? «««««««««« 224 2.2. (QWUHDGPRQHVWDWLRQVHWMXVWLÀFDWLRQVDXXIIIe siècle ««««««««« 227 3. Ut bonus dispensator… : gérer les richesses««««««««««««««« 230 3.1. )LGpOLWpHWJHVWLRQGHVELHQVWHPSRUHOVOHVHUYLWHXUÀGqOH ««««««« 231 3.2. /·LQWHQGDQWPDOKRQQrWHXQH[HPSOHGHÀGpOLWp" «««««««««« 234 3.3. Dispensatio : économie ? «««««««««««««««««««« 240
CHAPITRE 5. HIÉRARCHISER : L’EXÉGÈSE FACE AUX ACTIVITÉS SÉCULIÈRES …… 253 1. Les talents et les mines : un modèle économique ? «««««««««««« 1.1. La parabole des mines (Lc 19, 11-27) ««««««««««««««« 1.2. La parabole des talents««««««««««««««««««««« 1.2.1. Des biens matériels aux biens spirituels ««««««««««« 1.2.2. La mise de côté des biens matériels au XIIe siècle ««««««« 1.2.3. 7DOHQWVHWSURÀWVDXXIIIe siècle««««««««««««««« 1.2.4. De quoi l’argent est-il le nom ? ««««««««««««««
253 254 260 260 263 265 267
2. L’exégèse face aux marchands«««««««««««««««««««« 2.1. La parabole du festin ««««««««««««««««««««« 2.1.1. L’exégèse et les affaires terrestres, des textes fondateurs au XIIe siècle ««««««««««««« 2.1.2. L’exégèse du XIIIe siècle et la question des métiers ««««««« 2.2. Les marchands chassés du Temple «««««««««««««««« 2.2.1. Les usages de la péricope jusqu’au XIIe siècle.««««««««« 2.2.2. L’introduction de la problématique des marchands«««««««
271 272 272 274 277 277 281
3. L’usure et le don ««««««««««««««««««««««««« 3.1. Valoriser le prêt«««««««««««««««««««««««« 3.2. L’introduction de la question de l’usure «««««««««««««« 3.3. La question de l’usure dans les commentaires du XIIIe siècle ««««««
293 293 296 298
CHAPITRE 6 . DONNER : L’ÉGLISE, LES RICHES ET LES PAUVRES ……………… 309 1. Le don et la dette ««««««««««««««««««««««««« 310 2. Du don corporel au don spirituel ««««««««««««««««««« 314 2.1. À qui te demande, donne : Que faut-il donner ? ««««««««««« 315 2.2. Et omnia munda sunt vobisDXP{QHHWSXULÀFDWLRQ ««««««««« 319
474
ÉGLISE, RICHESSE ET PAUVRETÉ DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
2.3. /H-XJHPHQWGHUQLHUHWODGpÀQLWLRQGHODPLVpULFRUGH««««««««« 323 3. Un couple riches / pauvres ? ««««««««««««««««««««« 3.1. Le couple riches / pauvres dans l’œuvre de Grégoire le Grand et sa réception ««««««««««««««« 3.1.1. Grégoire le Grand, les riches et les pauvres ««««««««« 3.1.2. La réception du couple riches / pauvres ««««««««««« 3.2. Les raisons d’un échec : un autre couple riches/pauvres ? ««««««« 3.2.1. Distinguer le bon pauvre ««««««««««««««««« 3.2.2. Un autre couple riches / pauvres «««««««««««««« 3.3. Riches et pauvres dans les commentaires du XIIIe siècle «««««««« 3.3.1. Nouvelle tentative pour établir un couple riches / pauvres : Hugues de Saint-Cher «««««««««««««««««« 3.3.2. La réception dominicaine de la Postille ««««««««««« 3.3.3. ranciscains et le refus du couple riches / pauvres««««««««
329 329 329 333 335 335 339 343 343 345 349
CONCLUSION ………………………………………………………………………… 361 1. Pauvreté volontaire et domination «««««««««««««««««« 363 2. Face aux laïcs : inclure, distinguer, hiérarchiser ««««««««««««« 2.1. L’Église et les riches«««««««««««««««««««««« 2.2. L’oubli des pauvres «««««««««««««««««««««« 2.3. Une économie de la possession sans production «««««««««««
365 366 367 368
ANNEXES ANNEXE 1. PRÉSENTATION DES COMMENTAIRES BIBLIQUES …………………… 373 1. L’exégèse scolaire du XIIe siècle à l’ombre de la Glose «««««««««« 373 1.1. L’école de Laon ««««««««««««««««««««««« 373 1.1.1. La Glose ««««««««««««««««««««««« 373 1.1.2. Commentaires laonnois sur Matthieu «««««««««««« 376 1.2. Dans la continuité de l’école de Laon ««««««««««««««« 377 1.2.1. Geoffroy Babion «««««««««««««««««««« 377 1.2.2. Zacharie de Besançon «««««««««««««««««« 377 1.3. L’anonyme de Paris BnF lat. 2491 «««««««««««««««« 378 1.4. L’école biblique-morale «««««««««««««««««««« 379 1.4.1. Pierre le Mangeur«««««««««««««««««««« 379 1.4.2. Pierre le Chantre «««««««««««««««««««« 381 1.4.3. Caractéristiques de l’exégèse de l’école biblique-morale «««« 382 2. De l’exégèse des écoles à celle de l’Université ««««««««««««« 384 3. L’exégèse des Évangiles au XIIIe siècle. «««««««««««««««« 386 3.1. Le renouveau exégétique des années 1230 (Alexandre de Halès, Hugues de Saint-Cher et Jean de La Rochelle) : une entreprise de refondation ? ««« 386 3.1.1. La Postille dominicaine dite d’Hugues de Saint-Cher«««««« 386
TABLE DES MATIÈRES
475
3.1.2. $OH[DQGUHGH+DOqVHW-HDQGH/D5RFKHOOH«««««««««« 3.1.3. Les nouvelles caractéristiques de l’exégèse«««««««««« 3.2. La multiplication des commentaires dans les années 1250-1260««««« 3.2.1. /HVFRPPHQWDLUHVIUDQFLVFDLQV%RQDYHQWXUHHW-HDQGH*DOOHV«« 3.2.2. Les commentaires dominicains««««««««««««««« 3.2.3. Caractéristiques des commentaires des années 1250-1270«««« 3.3. Commentaires des années 1270-1280 : Jean Pecham et Pierre de Jean Olieu ««««««««««««««« 3.3.1. -HDQ3HFKDP«««««««««««««««««««««« 3.3.2. 3LHUUHGH-HDQ2OLHX«««««««««««««««««««
389 391 394 394 395 401 403 403 404
ANNEXE 2 . LE COMMENTAIRE SUR MATTHIEU DE GEOFFROY BABION ……… 407 ANNEXE 3. TABLEAU RÉCAPITULATIF DES PRINCIPAUX COMMENTAIRES BIBLIQUES DES XIIe-XIIIe SIÈCLES UTILISES SUR MT ET LC …………………… 413 BIBLIOGRAPHIE SOURCES …………………………………………………………………………… 417 Bible ««««««««««««««««««««««««««««««« 417 Sources manuscrites ««««««««««««««««««««««««« 417 Commentaires bibliques «««««««««««««««««««««« 417 Recueils de distinctions consultés««««««««««««««««««« 417 Sources éditées ««««««««««««««««««««««««««« 418 Commentaires sur les Évangiles ««««««««««««««««««« 418 Autres sources imprimées«««««««««««««««««««««« 419 Sources traduites««««««««««««««««««««««««««« 421
ÉTUDES ……………………………………………………………………………… 423
INDEX INDEX DES AUTEURS ANTIQUES OU MÉDIÉVAUX ………………………………… 465 INDEX DES CITATIONS BIBLIQUES ………………………………………………… 467