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IMAGES, SIGNES ET PAROLES DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
COLLECTI O N D ’ ÉTU D ES M É D IÉ VAL E S DE N IC E Collection fondée par Rosa Maria Dessì, Michel Lauwers et Monique Zerner Direction Michel Lauwers Comité éditorial Germain ButauD, Yann CoDou, Rosa Maria Dessì, Stéphanie Le BriZ-orgeur Comité scientifique Enrico Artifoni (Università di Torino), Jean-Pierre Devroey (Université Libre de Bruxelles), Patrick J. Geary (Institute for Advanced Study, Princeton), Dominique Iogna-Prat (EHESS, Paris), Florian MaZeL (Université de Rennes 2), Didier Méhu (Université Laval, Québec), Jean-Claude SchMitt (EHESS, Paris), Élisabeth ZaDora-rio (CNRS, Tours)
Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge UMr 7264, Université Côte d’Azur – CNRS Pôle Universitaire Saint-Jean-d’Angély SJA3 24, avenue des Diables-Bleus F-06300 Nice Cedex * Maquette Antoine PasquaLini
Illustration de couverture Piero della Francesca, Flagellation du Christ (1472 ?), tempera sur peuplier, 58,4 × 81,5 cm, Urbino, Galleria Nazionale delle Marche. Photo : R. M. Dessì. Illustration de quatrième de couverture Lipsanothèque en stuc de Saint-Michel de Vivers (diocèse d’Elne), xie siècle. Photo : Dinh – Image Maker / CCRP66 Département des Pyrénées-Orientales.
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CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge
COLLEC TION D’ÉTUDES MÉ DIÉ VAL E S DE NIC E VOLUME 21
IMAGES, SIGNES ET PAROLES DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL
ÉTUDES RÉUNIES PAR
ROSA MARIA DESSÌ et DIDIER MÉHU
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© 2022
F H G, Turnhout, Belgium.
All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without the prior permission of the publisher.
ISBN : 978-2-503-60398-8 E-ISBN : 978-2-503-60416-9 Numéro de dépôt légal : D/2022/0095/291 Numéro de DOI : 10.1484/M.CEM-EB.5.132132 ISSN : 2294-852X E-ISSN : 2294-8538 Printed in the E.U. on acid-free paper
LISTE DES SIGLES ET ABRÉVIATIONS
Abréviations usuelles cf. chap. col. f. L. l. ms.
confer chapitre colonne(s) folio livre ligne manuscrit(s)
n. nº p. r t. v vol.
note numéro page(s) recto tome verso volume
Abréviations des titres de collection et de revue AA SS = AB = BAV = BHL = BML = BNC = BnF = CC Ser. Lat. = CC Cont. Med. = CCM = DACL = DBI = DHGE = DS = DTC = MEFRM = MGH = PG = PL = RHE = RIS =
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AVANT-PROPOS : IMAGES, SIGNES ET PAROLES DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL Rosa MaRia Dessì et DiDieR Méhu
Université Côte d’Azur, CEPAM, CNRS, France & Université Laval, Québec
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e présent ouvrage procède en partie de Journées d’étude qui ont été organisées par l’équipe IT&M (« Images, Textes et Monuments »), au sein de l’UMR CEPAM à l’Université Côte d’Azur, les 17 et 18 mars et les 13 et 14 avril 2018. Les premières furent consacrées aux Images et signes dans l’église médiévale et les secondes aux Peintures murales : approches opérationnelles et historiques1. La première rencontre se situait dans le prolongement, mais aussi au-delà de la dialectique textes/images envisagée par une série d’études au cours de ces dernières années. En précisant « dans l’église », il s’agissait de prendre la mesure du lieu qui est le contexte dans lequel s’inscrivent images, signes et textes, en l’occurrence de prendre en compte la dimension sémiotique de l’église elle-même et de tout ce qui s’y déroule, non seulement les actes graphiques ou picturaux, dans leur entremêlement complexe, mais aussi les formes architecturales, les rituels et les gestes performés au rythme du temps annuel. L’objectif d’une telle démarche était d’améliorer la compréhension conjointe de l’ensemble des actes sémiotiques effectués dans l’église, en partant du principe qu’ils ont entre eux des relations ne relevant pas de la dépendance de l’un envers l’autre (dépendance qui peut s’exprimer par les concepts d’influence, d’imitation ou de copie, par exemple). En d’autres termes, il s’agissait d’analyser d’une manière moins horizontale et unidirectionnelle les relations entre formes architecturales, inscriptions, images, 1.
Les premières Journées répondaient à un projet de Rosa Maria Dessì et de Didier Méhu, ce dernier étant alors Professeur invité à l’Université Côte d’Azur, et les secondes à l’initiative conjointe de la Conservation Régionale des Monuments Historiques de la DRAC PACA, de Yann Codou et de Rosa Maria Dessì. Les interventions de Marie Charbonnel, Annick Gagné et Cécile Treffort (lors des premières Journées) et de Yann Codou, Didier Méhu et Giuliano Milani (lors des secondes Journées) n’ont pas été reprises dans ce volume. Les contributions de Giulia Puma (sur La Manne de Saint André de Carlo Braccesco) et de Rosa Maria Dessì (sur la Flagellation du Christ avec Triade de Piero della Francesca) n’avaient pas été présentées lors des Journées d’études niçoises. Aux secondes Journées (Peintures murales : approches opérationnelles et historiques) avaient participé des conservateurs, architectes et autres professionnels des Monuments Historiques, dont les travaux ne sont pas publiés ici, mais dont on trouvera un compte rendu détaillé par J. Tugas, « Les peintures murales : approches opérationnelles et historiques. Séminaire des 13 et 14 avril 2018 à la Maison des Sciences de l’Homme et de la Société Sud-Est (Nice) », dans La lettre d’information de la direction régionale des affaires culturelles, 48, 2019. Pour ce volume, on a pris le parti de laisser aux auteurs le choix du nombre de signes qui leur paraissait nécessaire et de ne pas limiter le nombre d’images : chacun a ainsi pu développer son propos selon les seules balises imposées par sa recherche.
Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 9-12. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132260
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ornements et liturgie, sans pour autant reléguer chacune de ces dimensions à un domaine propre2. Jusqu’au Moyen Âge central, les liens entre signes et images tiennent pour l’essentiel de la liturgie. L’omniprésence des inscriptions bibliques et la puissance visuelle de la compénétration entre écriture et images manifestent paradoxalement l’absence de signes visuels renvoyant à la voix et à la parole, ou du moins leur rareté, leur discrétion. On observe également une certaine ambiguïté entre signes visuels de l’écriture et signes visuels de la parole prononcée. Cette situation caractéristique du haut Moyen Âge pourrait s’expliquer par une sorte de difficulté à surmonter un passage exégétique d’Augustin où l’évêque d’Hippone préfère comparer le Verbe à la parole écrite plutôt qu’aux mots prononcés : « Ce que dit la langue, en effet, résonne et passe ; ce que l’on écrit, demeure. Comme donc Dieu dit son Verbe, et que ce Verbe ne résonne pas, ne passe point, mais se dit toujours et demeure toujours, Dieu a préféré comparer sa parole à une écriture plutôt qu’à un son »3. La diffusion du phylactère comme dispositif pour représenter précisément la voix, que l’on peut situer au xiie siècle4, n’est sans doute pas sans rapport avec les nouveautés apparaissant à cette époque dans le champ des pratiques de la parole. Ainsi le Verbum prêché par le prédicateur serait-il valorisé par les signes visuels, tout comme l’était depuis longtemps la liturgie. Alors que la toile de fond de l’acte rituel pour la période 800-1100 est surtout la liturgie, des changements sont ensuite à l’œuvre avec la naissance des artes praedicandi et la montée en puissance les ordres Mendiants. Au xve siècle se déploie une véritable offensive pastorale attestée notamment par le succès de la prédication du dominicain Vincent Ferrier et du franciscain Bernardin de Sienne qui enjoignait ses auditeurs à préférer la prédication à la messe5. C’est dès le xiiie siècle que se sont imposés tout à la fois le souci d’une prédication se voulant populaire et la décision de mettre images et inscriptions à la portée de tous. La valorisation de la prédication, qui prit donc progressivement le pas sur la liturgie, se refléta dans les dispositifs plastiques mis en œuvre dans de nouveaux rapports visuels entre images, signes et paroles. Dans ce volume, l’étude de Thomas Golsenne sur les 2. 3.
4. 5.
J. Baschet, « L’image et son lieu : quelques remarques générales », dans C. Voyer et E. Sparhubert (dir.), L’image médiévale : fonctions dans l’espace sacré et structuration de l’espace cultuel, Turnhout, 2012, p. 179-204. Quia quod lingua dicitur, sonat et transit ; quod scribitur manet ; cum ergo dicat Deus Verbum, et Verbum quod dicitur non sonet et transeat, sed et dicatur et maneat, scriptis hoc maluit Deus comparare, quam sonis (Augustin, Enarrationes in Psalmos [XLIV], dans CC Ser. Lat., 38, Turnhout, 1956, p. 498). Pour les commentaires des Pères de l’Église sur le verset 44, 2 des Psaumes (« Ma langue est le calame d’un scribe rapide ») : C. Casagrande, « Le calame du Saint-Esprit. Grâce et rhétorique dans la prédication au xiiie siècle », dans R.M. Dessì et M. Lauwers (dir.), La parole du prédicateur (ve-xve siècle), Nice, 1997, p. 235-254. J. Wirth, L’image à l’époque romane, Paris, 1999, p. 77-80. R.M. Dessì, « Entre Sienne, Naples et Avignon au xive siècle : formes de la communication visuelle et circulation des peintres-magistrats », dans A. Lemonde et I. Taddei (dir.), Circulation des idées et des pratiques politiques (France et Italie, xiiie-xvie siècle), Rome, 2013, p. 325-327, en particulier p. 306-309.
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attributs des saints de la fin du Moyen Âge et les ex-votos laissés en leur honneur dans les lieux de culte montre comment, au xve siècle, ces attributs représentent des objets bien réels, souvent montrés par les prédicateurs depuis leur pupitre. Cette glorification de la parole dans les images et la fonction de communication, au sens d’information, des figures corrélées aux inscriptions (plus que leur statut de signe) sont clairement apparues dans les travaux des secondes Journées niçoises qui portaient sur des cycles de peintures murales exécutées entre le xiiie et le xve siècle et décorant divers édifices médiévaux (bâtiments ecclésiastiques, palais, tours et maisons). On n’insistera jamais assez sur l’aporie du fractionnement de la recherche historique : dans le présent ouvrage sont rassemblées des études menées tant par des “historiens de l’art” que par des “historiens”. Tous ces auteurs convoquent l’étude des représentations visuelles, des mots inscrits dans les œuvres et de l’exégèse des thèmes représentés, telle qu’elle a pu se développer par oral ou par écrit. Quatre études sont consacrées aux relations complexes entre art, architecture et liturgie. La première considère des objets peu connus, les lipsanothèques catalanes, reliquaires destinés à être enfouis dans les autels lors de la dédicace de l’église (Marc Sureda). La seconde propose une appréhension dynamique des relations entre inscriptions et images dans le cas spécifique des objets textiles disposés sur ou autour de l’autel (Vincent Debiais). La troisième prend en compte les marquages effectués sur le sol de l’église, qui ne se limitent pas à l’inscription cruciforme de l’alphabet lors de la dédicace, mais qui, avec du sable, des cendres, de la poussière ou du charbon, concernent aussi des rites baptismaux et funéraires (Lucy Donkin). La quatrième étude traite des fresques de San Pellegrino de Bominaco, qui avaient fait l’objet d’un ouvrage stimulant de Jérôme Baschet, et propose une nouvelle interprétation du programme iconographique en le rattachant à un espace liturgique particulier, une salle capitulaire (et non une église) comme le révèlent la documentation des archives du monastère et une relecture des restaurations subies par l’édifice. Deux autres articles présentent des démarches dont il est légitime de penser qu’elles s’imposeront dans le champ historiographique. Il s’agit des études de genre, en l’occurrence transgenre, à partir des récits et des images de sainte Eugénie, femme devenue moine (Clovis Chloé Maillet), et des procédés de mise en abîme dans les représentations de corps saints avec une étude de cet unicum que représente la Manne de Saint André de Carlo Braccesco vers 1490 (Giulia Puma). Outre la contribution déjà mentionnée sur San Pellegrino de Bominaco, deux études portent sur des peintures murales décorant la Tour Ferrande à Pernesles-Fontaines (Germain Butaud) et cinq lieux de culte de la Ligurie et du Piémont (Océane Acquier). L’ensemble du cycle pictural de la célèbre Tour Ferrande (souvent délaissé au profit de quelques scènes) est lu à la lumière d’une recherche minutieuse dans les archives liées au lieu de production, ce qui suggère une datation permettant de rapporter la commande au probable passage à Pernes de Robert d’Anjou à l’automne 1309, après son couronnement par Clément v à Avignon le 3 août et l’hommage pour la Sicile le 26 août. À propos des peintures ligures et piémontaises, il s’agit d’étudier à partir d’un thème iconographique commun à
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cinq églises, Les capitaines de l’enfer, les liens étroits entre paroles prononcées par les prédicateurs itinérants, inscriptions et peintures murales au tournant des xve et xvie siècles. Le tableau de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca (Rosa Maria Dessì) est quant à lui éclairé par une lecture serrée de l’exégèse typologique du verset Convenerunt in unum, de la prédication qui se déploie à partir de ce thème et de la mise en perspective par une série d’images comportant l’iconographie inédite de la Triade.
LIPSANOTHÈQUES, RELIQUES ET AUTELS EN CATALOGNE ROMANE* MaRc suReDa i Jubany Museu Episcopal de Vic
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es lipsanothèques médiévales catalanes constituent un corpus assez nombreux et bien connu. À part quelques publications ponctuelles antérieures, le début de leur fortune scientifique remonte aux temps de Josep Gudiol i Cunill (1872-1931), qui en étudia plusieurs exemplaires depuis son poste de conservateur au Museu Episcopal de Vic (MEV)1 et qui, surtout, écrivit une synthèse sur la présence des reliques dans les autels incitant à étudier ces objets dans une perspective plus large2. Le successeur de Gudiol au MEV, Eduard Junyent i Subirà (1901-1978), approfondit sous le même angle l’étude de certains cas de première importance3 ; et le conservateur suivant, Miquel dels S. Gros i Pujol (*1933), ajouta des recherches sur le rituel catalano-narbonnais de consécration d’églises, où le dépôt de reliques dans l’autel était évidemment prévu4. Leurs recherches sont aussi à mettre en rapport avec la constitution de la notable collection de lipsanothèques du musée5 ; d’autres collections catalanes en conservent aussi un bon nombre. Plus récemment, les lipsanothèques en Catalogne ont suscité un nouvel intérêt. La publication successive des 27 volumes de la collection Catalunya Romànica (1984-1998) a proposé un recensement des objets eux-mêmes qui, dans un cadre largement « roman », se voulait exhaustif, au moins jusqu’à la date de parution de chaque volume. Mais, évidemment, en dépit de cette volonté, le corpus n’est pas clos, car des nouvelles découvertes ont lieu encore ici et là lors de travaux de restauration ou de fouilles archéologiques. Par ailleurs, l’étude des éléments faisant partie de ce que l’on peut appeler l’entourage conceptuel de ces objets (les autels, les rites de dédicace, les documents associés et les reliques elles-mêmes) s’est aussi beaucoup élargi. Un élève de Junyent aux Archives épiscopales de * 1. 2. 3. 4. 5.
Ce texte inclut des résultats du projet de recherche « Sedes Memoriae 2 » (ref. MICIIN PID2019105829GB-100). Je tiens à remercier Didier Méhu, Gustavo A. Torres, Miquel. S. Gros et Rafel Ginebra. Gudiol i Cunill 1906, 1917a, 1917b, 1929. Gudiol i Cunill 1901, p. 258-264, 290-295, 330-334, 377-381 et 412-420. La valeur des travaux de Gudiol fut reconnue par Joseph Braun, qui les cita dans son étude fondatrice sur l’évolution de l’autel chrétien et fit ainsi connaître en Europe les exemples catalans (Braun 1924, vol. I, p. 627-628). Junyent i Subirà 1946 et 1971. Gros i Pujol 1966 et 2008. Catalunya Romànica (désormais CR), XXII, 1986, p. 249-262. Un aperçu plus bref et récent dans Sureda i Jubany 2010.
Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 13-40. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132261
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Vic, Ramon Ordeig i Mata (*1950), a publié l’intégralité des actes de dotation ou dotalies connus pour les églises catalanes entre le ixe et le xiie siècles, incluant le contenu des parchemins ou cartae conservées accompagnant les reliques dans les autels6. La mise à disposition d’un matériau si abondant a logiquement incité plusieurs chercheurs à s’intéresser plus ou moins directement aux lipsanothèques catalanes, selon des perspectives qui dépassent nettement la seule classification taxonomique, que ce soit notamment pour étudier la provenance de leurs matériaux constitutifs, leur condition d’objets remployés, les inscriptions sur les couvercles et sur les vases ou le contenu des cartae. Le temps est donc venu pour une nouvelle étude d’ensemble des lipsanothèques « romanes » catalanes et de leur environnement matériel et rituel. Ne pouvant pas offrir une telle étude dans le cadre forcément limité de cette contribution7, on se contentera de présenter quelques cas datés du xe au xiie siècle, certains inédits ou au moins récemment découverts, et quelques problèmes soulevés par ceux-ci, en gardant toujours en toile de fonds le rite de dédicace d’églises en vigueur à l’époque dans la région8. Ce faisant, en plus de rendre hommage aux chercheurs mentionnés, sur les pas desquels on reviendra souvent, il sera possible d’explorer ces objets dans un contexte large, parfois d’évaluer les décalages entre les actions dont ils témoignent et les rubriques des manuscrits liturgiques9, et même de saisir certains enjeux de la dédicace d’églises10.
« PRogRaMMeR » la DéDicace : Reliques et vocables L’élaboration et l’étude de la carte hagiotopographique des reliques documentées pour chaque église en Catalogne entre 900 et 1200 dépasse évidemment 6. 7.
Ordeig i Mata 1992-2004 (désormais DEC, volume/tome). Entre les journées d’études de Nice et la rédaction de ce texte, une thèse de doctorat a été entreprise sur les lipsanothèques catalanes par Marianne Blanchard, Histoire d’un objet méconnu : Les lipsanothèques catalanes du xe au début du xiie siècle, à l’Université de Barcelone, thèse appelée sans doute à devenir cette étude d’ensemble tant attendue. 8. Cf. n. 5 et, plus récemment, Méhu 2016. Les trois manuscrits fondamentaux pour la connaissance de ce rite, dont les passages clé furent déjà étudiés par Gros dans les références citées, sont le pontifical de Roda d’Isàvena (Lleida, Arxiu Capitular, ms. 16), daté des alentours de 1018 et édité par Barriga 1975 (ordo LIX) ; un ancien pontifical de Narbonne peut-être de la fin du xie siècle et malheureusement perdu, publié par Martène 1733, lib. II, cap. XIII, ordo VIII, col. 733-747 ; et le pontifical de Vic (Vic, Arxiu Capitular, ms. 104 (CV), du deuxième quart du xiie siècle, édité par Gros 2004). Ces volumes seront désormais cités d’après ces éditions par les sigles PRod, PNar et PVic, suivies de la numérotation correspondante à l’édition respective (pièces de l’ordo LIX pour le PRod, pièces corrélatives pour le PVic, colonnes et sections pour le PNar). 9. Déjà amorcée dans plusieurs des études citées en n. 2-5 (et encore récemment pour les cartae dans DEC, IV/7, p. 55-59), cette approche interdisciplinaire, que nous appliquons dans les limites du présent cadre, est devenue courante depuis ce dernier tournant de siècle. Citons par exemple le très utile aperçu de Gittos 2016. 10. Une synthèse dans Zimmermann 2008.
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la portée de ce travail11. Cependant, les connaissances accumulées permettent quelques réflexions préliminaires à propos des rapports entre reliques et vocables. On sait bien que, à partir d’une relation initialement étroite entre l’autel et le tombeau du martyr ou du saint, l’habitude devint bientôt celle de déposer des reliques primaires ou secondaires dans chaque autel lors de sa consécration12. Or, le rapport intime entre l’autel et la relique qu’on penserait pouvoir tirer de cette évolution historique se confronte à l’absence fréquente de correspondance entre le vocable de l’autel et l’identité des reliques au cours du Moyen Âge central13. La concordance entre les saints dont les reliques sont déposées dans l’autel et le vocable de celui-ci n’était donc pas obligatoire ; elle devait être tout au plus souhaitable et, en ce sens, elle pouvait devenir une marque de distinction. On peut citer à cet égard le cas de l’abbaye Saint-Riquier, dont la chronique d’Hariulf (fin du xie siècle) décrit la parfaite correspondance entre les titulatures des onze autels et les reliques qu’ils contenaient ; dans un tel milieu monastique, cette pratique, relevant d’un vrai « programme » architectural et symbolique14, était en accord direct avec la vénération liturgique et dévotionnelle des saints dont le système d’autels et de reliques était le soutien15. Dans ce même esprit, d’après le récit de la dédicace de 1012, les vocables multiples des huit autels de la cathédrale de Bamberg étaient corrélés à quelques-unes des reliques déposées, selon un système auquel s’ajoutait le choix des huit évêques consécrateurs pour dessiner une très complète hagiotopographie de l’Empire16. On pourrait citer encore le cas de l’église Saint-Étienne de Dijon, dont les cartulaires rassemblent les récits de dédicace de ses différents autels pendant presque un siècle et demi (de 1070 aux alentours de 1210), en organisant l’ensemble autour du récit de la consécration du maître-autel en 1141 ; l’ensemble permet une étude symbolique et ecclésiologique des saints restes déposés dans les autels17. Ces différents exemples mettent en évidence une distribution hiérarchique, selon laquelle le principal ensemble de reliques était réservé pour le maître-autel ou, le cas échéant, pour une capsa maior18. Ils confirment aussi l’habitude de placer une multitude de reliques dans un même autel, sachant que seules certaines d’entre elles pouvaient correspondre 11. Un excellent point de départ est la liste dressée par Ramon Ordeig : DEC, IV/7, p. 163-201. Certaines relations entre des évêques, susceptibles d’avoir conduit à des transferts de reliques, ont été développées dans d’autres travaux : par exemple, à propos des reliques de saint Lambert de Liège qui pourraient suggérer des rapports entre la Catalogne et la Basse Meuse autour de l’an mil, cf. Ordeig 2018, p. 22-26, et encore George et Sureda 2022. 12. La bibliographie sur ce sujet est énorme. Qu’il nous soit permis de ne citer ici que les références générales de Gudiol 1901, p. 258-264, ou Braun 1924, I, p. 527 et suiv. ; parmi les synthèses récentes, par exemple George 2018, p. 262 et suiv. 13. Favreau 1995, p. 77, cité et complété dans Michaud 1999, p. 205-206, à partir de la thèse de Michaud 1979. 14. Michaud 1999, p. 206 et, notamment, Héber-Suffrin et Wagner 2011. 15. Heitz 1974. 16. Schneidemüller 2012. 17. Durnecker 2007. 18. Braun 1924, I, p. 609 et suiv. (notamment p. 620-621) et 725 et suiv.
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à son (ou à ses) vocable(s) ou au moins à un saint de même statut que celui du vocable titulaire19. Une telle pluralité de reliques, voire la dissociation entre celles-ci et le vocable de l’autel, semble envisagée dans le rituel de dédicace tel que le transmet tardivement le pontifical de Guillaume Durand, surtout quand il prévoit comme deux choses différentes que l’évêque annonce le vocable de l’église et la liste des reliques : pontifex debet annuntiare populo in cujus sancti honorem et nomen ecclesia est dedicanda et quorum sanctorum reliquiae sunt in altari recondendae20. Cette situation se reconnaît parfaitement dans le cadre catalan, où le peu de souci pour une adéquation entre reliques et vocables semble avoir été la norme : parmi les 437 documents étudiés par Ordeig, seuls onze attestent une correspondance entre la titulature de l’autel et au moins une des reliques de son sepulchrum21. Par ailleurs, les textes du rituel catalano-narbonnais pour la dédicace d’une église n’apportent aucune précision sur le type de reliques à déposer dans l’autel hors des particules du corpus domini, et moins encore sur une quelconque obligation de rapport entre relique et vocable : dans la plupart des rubriques il est question simplement des reliquiae sanctorum22. Cependant, certains des onze documents étudiés par Ordeig semblent témoigner d’une correspondance originaire entre titulature de l’autel et identité des reliques, lorsqu’on spécifie que les reliques furent trouvées (inventae sunt), puis réinstallées (repositae) dans l’autel ou l’église que l’on renouvelait ; ceci peut révéler que dans un premier temps l’arrivée d’une relique aurait déterminé le vocable de la nouvelle église, lequel n’aurait pas été modifié plus tard par d’éventuelles additions23. La documentation de certains cas catalans importants et bien connus permet aussi de les inscrire pleinement dans l’héritage carolingien décrit plus haut. Les églises principales accumulaient dans leurs maîtres-autels de grands ensembles de reliques qui faisaient office de capsae maiores : les documents nous renseignent avec précision au moins sur les abbatiales de Sainte-Marie de Ripoll (liste dressée lors de la dédicace de 1032, avec non moins de 55 reliques, complétée lors d’une seconde rédaction de la liste en 1066)24 et de Saint-Michel de Cuxa 19. 20. 21. 22.
Héber-Suffrin et Wagner 2011, p. 41. Andrieu 1940b, p. 460, cité parmi d’autres morceaux concordants dans Michaud 1999, p. 204. DEC, IV/7, p. 202. PRod, 1 (annunciet vero pontifex ad populum quorum reliquiae martyrum vel sanctorum ibidem conservantur vel in cuius honore ecclesia venerantur), 65, 66, 69, etc. ; PNar, 734A-B, 745D, etc. ; PVic, 309-310, 374-382 ; Gros 1966, p. 69-71. De même, l’office récité devant les reliques pendant la veille est celui générique de Tous les Saints (Ibid, p. 57), ce qui suggère une pluralité (ou une indétermination) essentielle. 23. DEC, IV/7, p. 202. Le plus ancien des 11 documents où la reconnaissance et le nouveau dépôt de reliques anciennes sont clairement mentionnés est la charte de dotation de Sant Cristòfol de Vallfogona, datée de 985 ; il n’est donc pas obligatoire de lier le souci de correspondance entre relique et vocable à la situation antérieure à l’implantation du rite romain dans la Marche d’Espagne, démarrée autour de l’an 800 et achevée vers la fin du ixe siècle. 24. Junyent i Subirà et Mundó 1992, p. 362-367 (sermon autour des reliques déposées lors de la dédicace de 1032) et p. 416-418 (notice du transfert de certaines des reliques des autels secondaires dans le reconditoire du maître-autel en 1066).
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(dédicace en 1040, 94 reliques)25, ainsi que sur les cathédrales de Sainte-Marie de Gérone (liste du xe siècle copiée en 1347, 31 reliques)26 et, dans une moindre mesure, de Saint-Pierre de Vic (dédicace en 1038, mention indirecte de 1066, 11 reliques, sans doute seulement une partie du total)27. Les documents ripollais, qui témoignent de la possibilité d’ajouter des reliques trente ans après la dédicace, semblent d’ailleurs suggérer que le maître-autel de l’abbaye était du type dit « à la romaine », pourvu d’une confession accessible, servant à la fois comme sacrarium ou contenant des reliques principales du monastère que l’on sortait lors des grandes processions28. Quant aux reliques elles-mêmes, il n’est pas étonnant d’en trouver au moins une dans ces ensembles qui correspond au vocable du maîtreautel : reliques de la Vierge pour Ripoll et Gérone, de saint Pierre pour Vic, de saint Michel pour Cuxa. Il n’est guère étonnant non plus que certaines reliques, surtout celles probablement venues de Terre Sainte (de la Crèche, de la Croix, du Sépulcre, de la pierre de l’Ascension, ou des vêtements et du sépulcre de la Vierge), se retrouvent dans plusieurs de ces autels. Qui plus est, l’identité presque totale des listes de Ripoll et de Gérone, non seulement en ce qui regarde le nom des reliques elles-mêmes mais aussi l’ordre dans lequel elles sont citées dans les cartae29, témoigne du fait que ces ensembles de reliques circulaient aisément entre les mains des grands ecclésiastiques de la région, unis par des liens plus ou moins étroits de parenté ou par la même extraction sociale30. Un souci plus précis de faire coïncider relique et vocable se retrouve aussi dans les autels secondaires de quelques-unes de ces églises importantes. La liste ripollaise de 1066, dressée après la reconstruction de l’abbatiale par l’évêqueabbé Oliba, révèle par exemple qu’une dent de saint Pons était citée en tête de 25. Junyent i Subirà et Mundó 1992, p. 369-384 (lettre-sermon du moine Garsias à l’occasion de la dédicace des chapelles ajoutées par Oliba vers 1040, incluant une liste de reliques plus ancienne). 26. Arxiu Diocesà de Girona (ADG), Notularum 19, f. 35v-36r, éd. Villanueva 1851, vol. 12, p. 339-340 (inventaire des reliques existant dans l’église). 27. Junyent i Subirà et Mundó 1992, p. 417. Il s’agit d’une note ajoutée à la relation de 1066 : Postmodum autem Raiamballus, archiepiscopus Arelatensis, misit reliquias praefato domno Oliba pontifici Ausonensi, ad dedicationem ecclesiae beati Petri apostoli eiusdem videlicet sedis. 28. Sacrarium est précisément le mot utilisé par le moine Pau en 1066, qui d’ailleurs explique l’addition au dépôt d’un autel portatif par Oliba en 1032 ; cf. n. 24. La possible adoption de ce type d’autel s’alignerait bien avec l’orientation romaine générale de la basilique olibaine de Ripoll. L’identification de cette typologie pour le maître-autel de l’abbatiale de Cluny au temps de l’abbé Odilon, et peut-être aussi pour celui de Cuxa, a mené à de pareilles réflexions : Sapin 2012 ; Sapin et Sureda 2021, p. 16-17. 29. Pour les références : cf. les n. 24 et 26. Les deux cartae commencent avec la même phrase initiale : Cum infinita sit Dei magnalia virtutum. Par la suite, les reliques, leurs descriptions et l’ordre d’exposition sont presque identiques. Parmi le peu de différences, il faut noter la présence à Gérone de cheveux du Christ, ce qui étonna le rédacteur de la notice (quod humane mentis orridum et incredibile est cogitare). D’ailleurs, ni la structure ni le contenu de ces cartae ne suivent les prescriptions des pontificaux de Narbonne et de Vic (Gros 1966, p. 333-334). Une comparaison plus détaillée dans Sureda 2021. 30. Il suffirait d’évoquer l’exemple de Miró, évêque de Gérone et comte de Besalú († 984), consécrateur de Cuxa en 975 et de Ripoll en 977, et de son neveu Oliba, abbé de Ripoll et de Cuxa et évêque de Vic († 1046), consécrateur à son tour de Ripoll en 1032, de Vic en 1038 et de Cuxa en 1040, et présent à Gérone en 1038.
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Fig. 1. Lipsanothèque (MEV 9.734) et carta (MEV 11.353) d’un autel latéral de la cathédrale de Vic, consacrée en 1038. © Museu Episcopal de Vic.
l’ensemble de reliques contenues dans l’autel de ce saint, et qu’il en était de même pour une portion du sépulcre du Christ dans celui dédié au Sauveur31. Qui plus est, l’érection dans cette église d’un nouvel autel dédié à saint Benoît eut un rapport direct avec l’obtention de reliques de ce saint, neuf ans auparavant, en provenance de Fleury32. L’envoi d’une portion des mêmes reliques à Vic détermina sans doute le patronage bénédictin d’un autre autel dans la cathédrale Saint-Pierre consacrée par Oliba en 103833. Cependant, dans le cas où les reliques d’un certain saint n’étaient pas disponibles, on pouvait en choisir d’autres appartenant à un saint « proche ». On a conservé l’authentique d’un des autels secondaires de la cathédrale d’Urgell consacrée en 1040, celui des saints Étienne et Laurent. Le parchemin, conforme aux prescriptions des pontificaux catalano-narbonnais, explique que l’évêque Berenguer d’Elne (l’un des concélébrants) y avait enseveli des reliques « de saint Félix et de plusieurs autres saints » (sancti Felicis 31. Junyent i Subirà et Mundó 1992, p. 417. 32. Ordeig 2018, p. 111-113. 33. Ibid. ; Sureda 2016a, p. 253-254.
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martiris et aliorum sanctorum). Félix, diacre et martyr de Gérone, est le seul nommé explicitement dans la carta ; il pouvait probablement apparaître comme l’équivalent des deux diacres et martyrs titulaires, qui partageaient avec lui le même grade ecclésiastique et la condition martyriale34. Une charte provenant d’un des autels secondaires de la cathédrale de Vic consacrée en 1038, conservée avec une petite lipsanothèque en bois, malheureusement vide, au Musée Épiscopal de Vic, présente probablement une situation semblable (fig. 1). La charte mentionne des reliques des saints martyrs Félicité et ses enfants, mais il n’existait aucun autel de ce titre dans la cathédrale romane. Le meilleur candidat pour les avoir accueillies est celui dédié à saint Félix, considéré cette fois en tant que martyr, comme la sainte romaine et ses enfants35. Significativement, ces exemples de recherche de cohérence « par approximation » appartiennent à deux cathédrales.
conteniR les Reliques : les liPsanothèques Le mot « lipsanothèque », réservé de nos jours pour un contenant de reliques placé à l’intérieur d’un autel (contrairement au reliquaire, destiné à la vénération publique), est un cultisme grec qui ne semble pas être médiéval36. En tout cas, on ne le retrouve dans aucun des trois principaux manuscrits de la tradition catalanonarbonnaise, où les actions concernant les reliques n’ont d’autre objet que les reliques elles-mêmes37. Seul le Pontifical de Narbonne mentionne une capsa dans laquelle doivent être enfermées les hosties, les grains d’encens et les parchemins, sans toutefois nommer expressément les reliques38. Déjà Gudiol, peut-être surpris par cette absence dans les manuscrits catalans vis-à-vis des nombreux objets qu’il étudiait, chercha et trouva ailleurs des mentions des boîtes à reliques, en marge de notre chronologie. Il en trouva une dans un texte de Grégoire de Tours (s. vi), qui parle d’une capsula reliquiarum, une autre dans une rubrique de l’ordo de dédicace d’un pontifical de Tarentaise daté autour de 1400, qui précise que les reliques doivent être enfermées in decenti et mundo vasculo vitreo vel aeneo
34. DEC II/1, doc. 165A-II. Le contenu de la carta est recensé dans Henriet 2013, p. 89, n. 10. 35. Il s’agit de MEV 9734 ; Gudiol 1901, p. 294 ; DEC II/1, p. 80 ; Sureda 2018a, cat. 42 (notice de M. Sureda) ; Henriet 2013, p. 89, n. 7. Les reliques de sainte Felicité sont nommées aussi dans la liste du maître-autel ripollais de 1032 : Junyent i Subirà et Mundó 1992, p. 366. Pour l’autel saint-Félix, Junyent 1980-1996, doc. 517. Carrero (2009, p. 61-97, p. 72-73) a proposé d’interpréter cet autel comme dépôt principal des reliques de la cathédrale dans l’état du xe siècle. Malheureusement, à part ce que nous avons consigné plus haut, aucune liste médiévale des reliques de la cathédrale de Vic n’est conservée. 36. Montaner 2019, p. 61-77, p. 61-62. 37. Par exemple : [episcopus] suscipiat ipsas reliquias (PRod, 81) ; osculetur pontifex ipsas reliquias, claudantur reliquiae (PNar, 745B, 746E) ; salutent ipsas reliquias, levent ipsas reliquias, ponat reliquias in altari novo (PVic, 377, 378, 382) ; sans mentionner les phrases avec pronoms démonstratifs. 38. Tunc pontifex accipiat tres portiones Corporis Domini, et reclaudat in capsa cum tria incensi grana, ponatque cartulam […]. PNar, 746B.
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vel alio39. D’un point de vue matériel, la nature souvent très fragmentaire des reliques que l’on trouve dans les autels médiévaux rend presque incontournable l’usage d’un contenant quelconque. Et à en juger par la dernière rubrique citée, les conditions requises pour ces contenants, lorsqu’on prend la peine de les préciser, s’avèrent très sommaires : dignité et propreté, la matière n’étant apparemment pas jugé essentielle. Bien que ne provenant pas du contexte catalan, cette définition s’accorde très bien avec la réalité matérielle des lipsanothèques dans le contexte qui nous occupe car ils sont pour la plupart en matériaux simples tels que le bois, la pierre ou la céramique40. La simplicité de ces prérequis peut être mise en rapport avec l’usage de l’objet tel qu’il est prévu dans les rubriques : la lipsanothèque n’était perçue que pendant les rites de dédicace, entre la veille de prière et la clôture du sepulchrum altaris, et, dès lors, elle restait cachée à l’intérieur de l’autel, remplissant une fonction bien plus durable mais invisible. C’est d’abord cette invisibilité qui semble avoir rendu superflu l’usage des matériaux précieux, un usage qui était par contre fréquent dans les reliquaires comme signe de valeur économique et surtout comme moyen de présentation sensorielle de la spiritualisation des saints restes41. En effet, en dépit des indéniables implications symboliques de la manipulation et de la visibilité des reliques dans la courte durée du rite de dédicace, invoquées mutatis mutandis pour expliquer l’existence de quelques remarquables lipsanothèques en or et argent de l’Antiquité tardive42, dans notre contexte l’usage d’objets en métal précieux constitue plutôt une exception. Un cas exceptionnel est celui de la lipsanothèque du maîtreautel de la cathédrale de Gérone retrouvée en 1997, consistant en deux écuelles d’argent sans décor, d’environ 15 cm de diamètre, disposées l’une contre l’autre (fig. 2). Bien que l’autel ait déjà été ouvert Fig. 2. Lipsanothèque en argent du maître-autel et examiné au moins à deux occa- de la cathédrale de Gérone, consacré en 1038. Le sions, en 1347 puis en 1939, les sceau et les rubans correspondent à la dernière actes d’inspection attestent qu’il exploration de son contenu (1939). © Capítol s’agit de la lipsanothèque utilisée Catedral de Girona – tous droits réservés. 39. Gudiol 1901, p. 377. La rubrique est citée sans plus de précision par Martène 1733, lib. II, cap. XIII (introduction), col. 677C ; le pontifical y est daté ainsi : « cujus caracter vix trecentos excedit annos ». 40. Cf. n. 3 et 6. 41. La bibliographie sur ce sujet est elle aussi énorme. Quant à cette dynamique complexe manifestée au plus haut degré dans le cas des reliquaires dits « parlants », voir Klein 2015, p. 233-235. À propos des reliquaires « parlants », un résumé récent dans Hahn 2017, p. 71-86. 42. Bagnoli, Klein, Mann et Robinson 2010, cat. 15-16 et 18 ; Yasin 2015, p. 135-141.
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lors de la dédicace de 103843 ; sachant qu’elle aurait pu être plus ancienne, dès lors que la cathédrale possédait des reliques remontant au moins au dernier quart du xe siècle. L’objet démontre, par ailleurs, que ces capsae maiores déposées dans les maîtres-autels des grandes églises pouvaient répondre à des réalités matérielles bien plus réduites que ce que les longues listes des cartae pourraient suggérer. D’autres rares exemples de lipsanothèques métalliques datées entre les xe et le xiie siècle, hormis le cas de quelques simples boîtes en plomb, sont des objets en provenance d’Al-Andalus, ce qui dévoile une pratique de réutilisation ou de réinterprétation. C’est le cas de la boîte en laiton de Santa Maria de Lladó44 ou du petit ensemble de la cathédrale d’Urgell, constitué d’une sphère en métal doré et de trois gobelets en laiton, en plus de deux petites pyxides en ivoire et plusieurs flacons en verre45. Notons qu’il s’agit d’objets en laiton (en effet des vascula aenea) et non en or ou en argent. D’après une interprétation traditionnelle, ces objets auraient été obtenus comme butin de guerre (en l’occurrence d’Urgell, lors de l’expédition de mercenaires catalans à Cordoue en 1010 à laquelle prirent part le comte Ermengol d’Urgell et les troupes de l’évêque Salla), puis destinés à l’usage religieux dans une intention triomphaliste. Dernièrement, une approche moins centrée sur l’opposition entre cultures et religions a permis de considérer d’autres possibilités liées aux échanges diplomatiques et commerciaux, ou même à l’association de ces objets précisément avec le transfert de reliques de saints vénérés dans les églises mozarabes d’Al-Andalus46. Cela n’a malheureusement pas été vérifié dans les cas de Lladó ou d’Urgell. Reste tout de même la possibilité que la réutilisation de ces vases comme lipsanothèques ait répondu simplement à leur condition d’objets exotiques, dont la pauvreté relative des matériaux ne conseillait ni l’exhibition, ni la thésaurisation, ni la fonte.
43. D’après une autre notice du 20 février 1347 (ADG, Notularum 18, f. 35v) : elevata ab altari majori antiquo beate Marie Virginis ipsius eclesie sedis ara marmorea ejusdem, in medio tumuli dicti altaris quandam scutellam argenteam cum cohopertorio argenteo cohopertam, sub quodam tegmine fusteo et bitumine seu cemento, in quo, diversorum sigillorum impressiones multe liquide aparebant, reconditam invenerunt in qua quidem scutella plurime et diverse reliquie et frustra parvorum lapillorum, et quedam parva crux cum laminibus argenteis munita et cohoperta, que de cruce Christi verosimiliter presumebatur, recondite existebant ; ac eciam juxta dictam scutellam quandam ampullam vitream, in qua de quodam liquore quasi albo existebat, similiter invenerunt… Éd. F. Fita, Los reys de Aragó y la seu de Girona, Barcelona, 1973, p. 106. Après la redécouverte de 1997, le chapitre de la cathédrale décida malheureusement de ne pas ouvrir la lipsanothèque, laquelle fut enfermée à nouveau dans la nouvelle installation de l’autel en 2010. Une photograpĥie en fut publiée dans Domus Domini, catalogue d’exposition à la Fontana d’Or de Girona, Gérone, 1997, p. 14. Cf. Sureda 2021. 44. CR XXIII, 1998, p. 111-112 (notice d’A. Orriols). 45. Ibid., p. 254-256 et 266-268 (notices de F. X. Mingorance, A. Orriols J. Vigué et J. Maldonado). 46. Rosser-Owen 2015. Les gobelets d’Urgell ont été récemment réinterprétés et datés autour de 1100 dans Oliba episcopus, cit. n. 36, cat. 31 (notice de J. Duran-Porta). Le coffret d’Hixam II, en argent doré et niellé, usé comme reliquaire visible dans l’ensemble du maître-autel de la cathédrale de Gérone jusqu’au xxe siècle et traditionnellement lié à la même expédition de 1010, a fait l’objet de nouvelles interprétations en ce même sens dans le même catalogue d’exposition (cat, 8, notice de Susana Calvo Capilla).
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Une réflexion similaire peut être formulée à propos des vases en verre, cristal de roche ou céramique vitrifiée, produits aux xe-xie siècles en Al-Andalus, Égypte ou même en Perse, à l’origine pour des usages domestiques, puis importés et finalement remployés comme contenants de reliques dans plusieurs autels catalans consacrés au cours des xie-xiie siècles. Les exemples sont nombreux : le splendide bol en cristal de roche de Besalú47, des flacons comme celui de Sant Quirze de Pedret48, des fioles comme celle de Santa Maria Fig. 3. Lipsanothèque en verre de Saint-Pierre de de Cap d’Aran49 ou celles conser- Montgrony (diocèse de Vic) (MEV 491), Perse, vées au MEV (fig. 3)50. D’autres xe siècle. © Museu Episcopal de Vic, fotògraf : Joan M. Díaz. exemples disparus de ces vascula vitrea nous sont connus grâce aux sources écrites. L’ensemble de reliques du maître-autel de l’abbatiale de Sant Esteve de Banyoles, consacré en 1086, était par exemple contenu dans un vase décrit au xve siècle comme une capsa de cristall51 ; nous ne pouvons néanmoins pas savoir s’il s’agissait d’une fiole andalouse ou orientale. Le prestige de ces objets exotiques et lumineux peut être mis en parallèle avec une logique de remploi semblable à celle des objets en laiton. Dans le cas des flacons ou fioles au contenu cosmétique, luxueux et odorants, mais difficilement réutilisables une fois vidés de leur contenu (bien plus cher qu’eux-mêmes), la combinaison de prestige et d’utilité pratique réduite en faisait des candidats idéaux pour remplir le rôle de lipsanothèques bien au-delà de la dignité minimale requise. Même le goulot, ordinairement cassé afin de pouvoir introduire les reliques dans la partie globulaire
47. Velasco et Whitehouse 2012. 48. Cf. n. 5 ; Museu Diocesà i Comarcal de Solsona. Catàleg d’art romànic i gòtic, cat. 4 (notice de J. Barrachina). 49. Velasco, Ros, Vilarrubias 2011, p. 243-246. 50. Deux en provenance de Sant Pere de Casserres (MEV 2286) et Sant Pere de Montgrony (MEV 491, celle-ci identique à celle de Cap d’Aran) ; une autre de provenance inconnue (MEV 9714), et une quatrième en céramique vitrée provenant de Santa Eugènia de Berga (MEV 9732). À part les références citées en n. 3, 4 et 6, cf. Museu Episcopal de Vic. Guia de les col·leccions, p. 250-252 (Casserres, Montgrony et Berga, notices de J. Bracons) ; Sureda 2015, cat. 7 (provenance inconnue, peut-être de la cathédrale de Vic ; notice de M. Sureda) et Sureda 2018a, cat. 43 (Berga, notice de M. Sureda). 51. DEC II/2, doc. 251B.
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de l’objet, aurait pu être réutilisé lui aussi comme lipsanothèque52. Outre ces remplois, il est clair qu’une large proportion des lipsanothèques conservées fut créée expressément pour ce but. Si plusieurs boîtes en bois à couvercle coulissant sont le résultat d’une fabrication sommaire ou même très peu soignée (voire limitée à l’apparente réutilisation de l’extrémité d’une solive, comme semble le suggérer l’exemplaire MEV 16.995 − fig. 4 −, qui défie presque le souci de dignité du pontifical de Tarentaise), d’autres exemples, surtout ceux fabriqués dans des matériaux durs, témoignent, sinon d’une grande maîtrise technique, au moins d’un soin remarquable et même d’un certain degré de réflexion. On peut citer à cet égard la lipsanothèque cylindrique en albâtre de Sainte-Marie de Lillet53 ou celle parallélépipèdique en stuc de Saint-Michel de Vivers (fig. 5)54. Toutes deux portent des noms inscrits ; sur la première, celui du prêtre Vidal ainsi que ceux de sainte Marie et saint Martial dont elle contenait les reliques ; dans la deuxième, ceux de plusieurs clercs et de laïques, hommes et femmes, auxquels sont souvent associés leurs parents ou proches. En ceci elles ne diffèrent pas de nombre de lipsanothèques, couvercles de reconditoire
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Fig. 4. Lipsanothèque en bois (MEV 16.995), xie ou xiie s. © Museu Episcopal de Vic.
Fig. 5. Lipsanothèque en stuc de Saint-Michel de Vivers (diocèse d’Elne), xie siècle. Cl. Dinh – Image Maker / CCRP66 Département des Pyrénées-Orientales.
52. Serra i Vilaró décrivit la lipsanothèque retrouvée dans l’autel de l’église de Sant Andreu del Castell d’Oliana, consacrée en 1037, comme un coll d’ampolla de vidre verd, amb un tap de cera a cada extrem (Serra 1917, cité par de Sagarra 1929, p. 194-195). Aujourd’hui l’objet est malheureusement perdu. Le contenu de la carta de consécration, avec la date, a été édité en dernier lieu par Ordeig dans DEC, II/1, p. 73-74. En général sur les objets remployés comme lipsanothèques, cf. Gudiol 1920, p. 36. 53. CR XII, 1985, p. 367-369 (notice de R. Bastardes et autres). 54. CR XIV, 1993, p. 450-451 (notice de P. Ponsich).
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et même tables d’autel de la région sur lesquels, suivant une pratique conforme à celle indiquée dans le Pontifical de Narbonne pour les cartae, furent inscrits les noms des participants à la cérémonie de dédicace et ceux des bienfaiteurs de l’église, en guise de memento perpétuel, parallèlement à l’essor des libri vitae55. Or, dans ces deux objets, la modalité matérielle d’inscription des noms (sculptés dans des registres réservés sans décor à Lillet, creusés dans le stuc probablement encore tendre dans la seule face non décorée à Vivers) témoigne du fait que ces inscriptions, contrairement à ce que semblent suggérer d’autres exemples, ne furent pas improvisées pendant ou juste avant la cérémonie, mais soigneusement planifiées à l’avance. Cela n’empêche pas, dans le cas de Vivers, que d’autres inscriptions moins soignées y furent incluses un peu plus dans la hâte, parfois pendant la veille ou durant le rite. Mais, surtout, ces deux lipsanothèques sont aussi des objets exceptionnellement décorés : les bandes géométriques de Lillet rappellent la tradition des travaux montagnards en bois, vivante pratiquement jusqu’à nos jours56 ; tandis que les palmettes de Vivers se rapprochent de la sculpture roussillonnaise du début du xie siècle57. Ce soin particulier porté à leur préparation est peut-être le reflet de conceptions plus complexes : les trois cavités rondes de Vivers n’auraient-elles pas un rapport avec les trois hosties que l’on devait obligatoirement placer dans l’autel lors de la dédicace ? De telles suppositions sont également possibles à propos d’un autre type de lipsanothèques en pierre dure. Il s’agit d’une douzaine de boîtes taillées en albâtre – un matériau que Joseph Braun estimait extrêmement rare pour les lipsanothèques – traditionnellement datées du xie siècle58. Quelques-unes ont une forme de simple parallélépipède au couvercle plus ou moins développé. Celui des lipsanothèques de Lladó et de Cabanelles est plus ou moins plat et gravé de plusieurs noms. Celui de Montauriol (la seule lipsanothèque de ce type apparemment datée du xiie siècle) adopte une forme de toit. Deux autres boîtes presque parfaitement cubiques, l’une en provenance de Bestracà aujourd’hui conservée au Musée d’Art de Gérone, l’autre en provenance du diocèse d’Urgell aujourd’hui conservée à Vic (MEV 8.690), possèdent des couvercles pyramidaux, celui de la deuxième ayant les arêtes doublées d’un sillon décoratif59. Le groupe le plus nombreux et le 55. Pour l’étude de ce type d’inscriptions sur les lipsanothèques et objets similaires, cf. Junyent 1946, p. 284 ; De Santiago 2002, p. 35-62 ; Treffort 2003, p. 155-156, 153-154 et 158 ; Henriet 2013, p. 75. 56. Le Musée episcopal de Vic conserve une petite boîte cubique en terre cuite, arrivée en 1929 en provenance du Pays Basque, ornée de ce type de motifs (MEV 8472) ; au moment de son arrivée, on interpréta l’objet comme une lipsanothèque, mais cette interprétation fut relativisée à la fin du xxe siècle dans l’inventaire manuscrit du musée. 57. Ponsich 1987, p. 24-25. 58. Braun 1924, I, p. 644-645 ; Gudiol 1906 ; la datation proposée dans ce dernier travail repose sur la considération du fait que les noms gravés sur l’objet sont simples, sans patronyme. L’ensemble de ces objets, et particulièrement le groupe en forme de sépulcre dont il sera question ensuite, a été étudié dans Alavedra 1979, vol. 1, p. 348 ss., et II, p. 65-69, et plus tard par Bastardes 1989. 59. Pour Lledó et Bestracà, CR XXIII, 1988, p. 113-116 (notices de J. Vigué et A. Orriols) ; pour Cabanelles, L. GoDoy, 2018 ; pour Montauriol, CR XIV, 1993, p. 262 (notice de P. Ponsich), et la réf. en n. 60, p. 23. Pour celles du MEV, cf. les réf. en n. 2, 3 et 6.
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plus intéressant est constitué par sept lipsanothèques (quatre au Musée Marès de Barcelone, dont deux à double longueur ; deux au Musée Épiscopal de Vic, et une dans une collection privée) qui partagent une même forme de coffret à deux rampants et quatre pieds, le loculus étant accessible par une ouverture latérale carrée, fermée par une petite plaque découpée du même bloc d’albâtre (fig. 6)60. Dans sa publication de 1906 à propos du premier objet de ce type connu en Catalogne, Gudiol associa déjà sa forme à celle d’un sépulcre, symbolisme élémentaire admis par les auteurs postérieurs61. En effet, du point de vue typologique, on peut les associer à des exemples de lipsanothèques de l’Antiquité tardive en marbre évoquant explicitement la forme d’un sarcophage à couvercle d’acrotères62. Le caractère de l’autel, sépulcre glorieux et symbolique du Christ, et souvenir des sépulcres historiques des martyrs sur lesquels les premiers autels étaient dressés, justifie en effet cette attribution formelle, renforcée par la capacité de la relique de représenter le corps entier du saint, pars pro toto63. De telles connotations sont d’ailleurs explicites dans le rite de dédicace, non Fig. 6. Lipsanothèque de Saint-Pierre del seulement dans les rubriques qui Grau (diocèse de Vic) (MEV 3.964), xie siècle. donnent au reconditoire de l’autel © Museu Episcopal de Vic. Fotògraf : le nom de sepulchrum, mais aussi Joan M. Díaz. dans les textes chantés pendant 60. L’ensemble dans Bastardes 1989 ; pour celles du Musée Frederic Marès, CR XXIII, 1988, p. 390-393 (notices de R. Bastardes). Quant à celles de Vic : pour Saint-Pierre del Grau (MEV 3964), en plus de l’étude de Gudiol cité en n. 2, Museu Episcopal de Vic. Guia de les col·leccions (notice de J. Bracons) ; et pour l’objet de provenance inconnue, cf. Sureda et Verdaguer 2020 (cat. expo), cat. 6 (notice de M. Sureda). Pour celle conservée jadis dans la collection Oleguer Junyent de Barcelone, cf. aussi Carbonell 1974, vol. I, p. 38. 61. « Té la forma d’un sepulcre (...) » (Gudiol 1906). En revanche, pour Braun 1924, vol. I, p. 638, une telle forme rappelait celle des « frühmittelalterlichen taschenartigen Reliquiare ». Bastardes 1989, ajouta à l’attribution de Gudiol la comparaison avec les cuppae romaines, elles aussi souvent dotées d’ouverture latérale (p. 8), et il fit remarquer les poissons et chrismes gravés sur trois des lipsanothèques conservées au Musée Marès (p. 10). Une inscription sur une de celles-ci, « DE SEPULCRO DE PRESEPIO », fut interprétée comme la preuve que la boîte avait conservé les restes d’un petit enfant, d’abord par Alavedra 1979, vol. II, p. 68, suivi par Bastardes 1989, p. 9, et De Santiago 2002, p. 43-44. Il s’agit évidemment d’une erreur : ces mots indiquent l’identité christologique des reliques contenues dans la lipsanothèque. Malheureusement tous les objets de ce type sont aujourd’hui vides et les autres inscriptions sur ceux-ci ne parlent pas de leurs contenus ; il n’est pas donc possible de caractériser le groupe comme associé à un type particulier de reliques. 62. Bagnoli, Klein, Mann et Robinson 2010, cat. 4 et 15c ; Klein 2015, p. 239. 63. Gros 2008, p. 60-70 ; Klein 2015, p. 234-236.
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le rituel du transfert et déposition des reliques dans l’autel, comme l’antienne Corpora sanctorum in pace sepulta sunt, ou l’oraison consécratoire Deus qui per legis istoriam64. Or, dans le cas de ces objets il nous semble possible d’identifier un autre symbolisme complémentaire : celui de l’Arche d’Alliance. Cette identification est explicite dans les textes liturgiques concernant l’autel, par exemple dans l’antienne d’origine hispanique Vos sacerdotes et levite prévue pour l’installation de la table dans PRod et PVic65 ; une identité symbolique d’autant plus claire lorsque l’on remarque que le mot original biblique archam (par exemple dans 1 Ch 15, 12, d’où semble provenir l’antienne) a été remplacé dans les manuscrits par aram66. Mais ce symbolisme pouvait s’étendre aussi sans difficulté à la lipsanothèque elle-même. Bien qu’elles nous fassent sortir pour un instant de notre contexte et qu’elles se réfèrent à des reliquaires et non à des lipsanothèques67, quelques oraisons pour la bénédiction des coffres-reliquaire éditées dans la collection du dit Pontifical romano-germanique assimilent clairement ces objets à l’Arche d’Alliance préparée par Moïse68. Dans nos textes, cette assimilation est peu explicite, mais beaucoup d’indices latéraux la signalent. Du point de vue du contenu de la lipsanothèque, n’oublions pas que d’après PNar et PVic la carta enfouie dans la boîte contenait en premier les Dix Commandements, ainsi que trois hosties qui pouvaient rappeler la manne tombée du ciel et gardée dans l’Arche69. D’ailleurs, peu avant le chant de l’antienne Vos sacerdotes et levitae, les reliques avaient été portées autour de l’église par deux prêtres sur un feretrum70. Dans la culture visuelle de la région et de l’époque, une image similaire se reconnaît sur les registres moyens à gauche du portail de Ripoll, sculpté vers 1140 : dans la scène du roi David dansant, on voit clairement une Arche d’aspect cubique à couvercle pyramidal, portée par deux personnages (fig. 7). Bien que cette image sculptée ait pu évoquer, selon la circonstance, d’autres pratiques rituelles telles que le port des capsae reliquarum du monastère dans les grandes processions ou celui du livre
64. Gros 1966, p. 71. 65. Ibid., p. 72 ; Gros 2008, p. 70-71 ; Henriet 2013, p. 76-78. 66. Cet exemple vient en appui des commentaires à propos de la transformation de l’arca en ara dans Henriet 2013, p. 83. 67. La distinction entre ces deux types d’objets peut s’entrevoir dans les sources catalanes de l’époque d’après Ordeig : DEC IV/7, p. 255. 68. Par exemple : Deus ineffabilis, Deus misericordiarum et totius consolationis, qui Moysi famulo tuo praecepisti, tu iuxta exemplar quod ei in monte demonstrasti, arcam de lignis imputribilibus construeret, et eam auro mundissimo circumdaret, et in qua urna aurea, manna caelesti plena, cum tabulis testamenti digito maiestatis tuae conscriptis, in testimonium futuris generationibus servare deberet […] te suppliciter imploramus […] ut haec vascula sanctorum tuorum pigneribus praeparata, eisdem sanctis tuis intercedentibus, caelesti benedictione perfundere digneris […] (Vogel et Elze 1963, vol. I, p. 163, ordo XL, n. 112). Henriet 2013, p. 77 et 85. 69. Ce symbolisme est explicitement évoqué dans l’acte de dotation de Sant Salvador d’Arraona en 1076 : DEC II/2, p. 235, cité dans Henriet 2013, p. 87 et 106, n. 66. Malheureusement, tous ces objets nous sont parvenus vides. 70. PRod, 70 ; PNar, 745B ; PVic, 378.
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Fig. 7. Scène du transfert de l’Arche d’Alliance sur le portail de Ripoll, vers 1140. © Bisbat de Vic.
des Évangiles lors de la procession du Dimanche de Rameaux71, l’identification indubitable de l’épisode biblique (2 Sa 12ss) et les possibles liens du programme du portail ripollais avec la mémoire de la dédicace de l’abbatiale en 103272 renforcent l’association de cette disposition formelle avec l’Arche d’Alliance. Bien entendu, ce possible symbolisme des lipsanothèques en forme de coffret ne remplacerait pas une identification avec le sépulcre du Christ ou des saints. Il en serait au contraire le pendant vétérotestamentaire, le tout constituant une espèce de traduction matérielle de la synthèse théologique exprimée, précisément, dans les cartae portant les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament73.
enfeRMeR les Reliques : ReconDitoiRes, couveRcles et sceaux Selon le rituel, comme on l’a vu, le destin final des reliques et des lipsanothèques était d’être ensevelies dans le reconditoire ou sepulchrum de l’autel. La forme la plus courante de ce dernier est une cavité creusée dans la surface supérieure du pied de l’autel ou taillée dans un bloc inclus dans celui-ci, souvent carrée 71. Sureda 2018b, p. 217-218 ; Posèq 2004. 72. Cf. n. précédente ; l’association du programme du portail avec la mémoire de la dédicace a été proposée à plusieurs reprises par M. Castiñeiras, par exemple : 2006, p. 372-377. 73. Henriet 2013, p. 83-87.
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Fig. 8. Reconditoire cruciforme en grès et couvercle en bois du maître-autel de la cathédrale de Gérone, consacrée en 1038. © Capítol Catedral de Girona – tous droits réservés. Photo : Gustavo A. T. Mendoza.
et parfois augmentée d’une balèvre afin de mieux accueillir le couvercle. Les musées catalans conservent nombre de blocs de ce type ; il n’est pas rare qu’ils soient classifiés comme des lipsanothèques, surtout s’ils ne sont pas très grands. Certains reconditoires peuvent aussi montrer des formes élaborées relevant de conceptions plus complexes. Le cas de la cathédrale de Gérone, cité déjà à plusieurs reprises, présente l’exemple d’un reconditoire cruciforme dans le maîtreautel, taillé dans un bloc de grès d’environ 28 × 49 × 47 cm ; une balèvre parcourt le contour de la cavité afin de recevoir un couvercle lui aussi en forme de croix (fig. 8). Ce bloc fut sans doute utilisé lors de la dédicace de 1038, mais il pourrait aussi remonter au troisième quart du xe siècle compte tenu de la datation des reliques commentée plus haut. Le Museu d’Art de Gérone conserve un objet très similaire en calcaire, quoiqu’un peu plus petit (18,5 × 29 × 27,5 cm) et préparé cette fois pour un couvercle carré ; il s’agit du reconditoire de Saint-Michel de Fluvià (fig. 9), lequel avait contenu un petit pichet en verre et une lipsanothèque cylindrique en bois aujourd’hui vides74. L’église, dépendance de Saint-Michel de Cuxa dans le diocèse de Gérone, fut consacrée en 1066 sur un terrain béni en 1045, mais l’objet pourrait être antérieur car une église plus ancienne est mentionnée dans la bulle de confirmation des possessions de l’abbaye du Conflent 74. MDG 61. Le bloc est inédit ; quant aux lipsanothèques, cf. CR IX, 1984, p. 826-827 (notices d’Anna Orriols et Jordi Vigué).
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Fig. 9. Reconditoire cruciforme de Saint-Michel de Fluvià (diocèse de Gérone) (MDG 61), avant 1011 ou 1066. © Bisbat de Girona – tous droits réservés.
émise par Serge IV en 101175. Dans la région, le parallèle le plus proche de ces objets est la lipsanothèque de l’abbatiale d’Arles-sur-Tech en Vallespir (diocèse d’Elne). Il s’agit d’un bloc de grès de 26 × 21 × 21 cm ; sur sa face supérieure, bordée d’une bavure, on tailla cinq trous carrés autour d’un cercle formant une croix, en guise de jalousie car le bloc est vide. On l’a considéré comme une lipsanothèque surtout à cause des noms inscrits sur quelques-unes de ses surfaces, ce qui le rapproche du cas de Vivers, mais on pourrait de même penser à une fonction de reconditoire. Là aussi, bien que l’église abbatiale d’Arles fût consacrée en 1046, l’objet pourrait être plus ancien : Pierre Ponsich suggéra de l’associer à la reconstruction de l’abbaye à la fin du ixe siècle, voire à sa fondation en 78076. On peut même se demander si l’église Saint-Michel de Cuxa, siège de l’abbaye-mère de Fluvià, n’aurait pas possédé un reconditoire de ce type, car le sermon du moine Garsias (ca. 1040) se réfère à la déposition de reliques dans son maître-autel lors de la dédicace de 975 avec l’expression vivificae crucis modum77.
75. CR IX, 1990, p. 812-814. 76. Ponsich 1987, p. 23-24 ; CR XXV, 1996, p. 85 (notice de P. Ponsich). 77. In medium siquidem altaris vivificae crucis modum [l’abbé Garin de Cuxa] intercludit terrigenum et profundiori loco in invisibiliorem, quem ipse Hierosolymis et Romae vel in aliquibus locis, munus datis aliquando magnis pretiis adquisierat, visus est ordiri (Junyent i Subirà et Mundó 1992, p. 372). La lettre-sermon du moine Garsias est célèbre par sa syntaxe compliquée.
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La disposition de ces reconditoires rappelle d’emblée les reliquaires de la croix ou staurothèques médiobyzantines. Le reliquaire de Tost (aujourd’hui au MEV), donné en 1040 au noble Arnau Mir par l’évêque-abbé Oliba, en est une version simplifiée, qui témoigne de la connaissance de ce type d’objets dans la Catalogne du xie siècle78. La cavité cruciforme contient un petit reliquaire en bois, lui aussi en forme de croix, comme une des boîtes en argent repoussé et doré du Sancta Sanctorum de Rome (25 × 20 × 10 cm), datée du début du ixe siècle ; son contenu incluait plusieurs reliques christologiques parmi lesquelles des morceaux de la Croix79, tout comme la lipsanothèque de Gérone, laquelle cependant, comme on l’a vu, n’est pas cruciforme. Or, la non-exclusivité des reliques de la Croix dans le dépôt de Gérone (et aussi dans celui de Cuxa, dans le cas où une disposition similaire y aurait été adoptée) déconseille la seule interprétation de cette forme comme une réponse à la présence exclusive de reliques de la Vraie Croix. En fait, un exemple bien plus ancien de ce type d’objets est la dalle-reliquaire provenant du maître-autel de l’abbatiale Saint-Germain d’Auxerre, un bloc en calcaire de 71 × 68 × 33 cm daté de la première moitié du ve siècle, sculpté avec un chrisme cruciforme inscrit dans un cercle laissant aux angles quatre larges cavités pour les reliques80. Dans un sens général, l’idée de marquer le reconditoire des reliques avec une croix concorde avec l’assimilation de l’autel et de son sépulcre au lieu de la Passion, de la mort et de la résurrection du Christ ; une autre des prières de l’ordo XL du dit Pontifical romano-germanique pour les coffres-reliquaires associe en effet ces contenants à la fois à l’Arche d’Alliance et à la Croix du Christ81. Une mécanique similaire mais plus complexe a été proposée pour interpréter les rapports entre les croix peintes et les textes dans les sacramentaires depuis les temps carolingiens : la croix comme sceau qui confère la sacralité au livre contenant les textes liturgiques (par exemple au sacramentaire gélasien de Chelles, BAV, vers 750), ou l’image du Crucifié dans le sacramentaire faisant du volume une image parallèle de l’espace liturgique dans lequel se réalise l’Eucharistie (par exemple au Te igitur de celui de Gellone, BnF, fin du viiie siècle)82. Ce 78. Cette petite boîte en bois à couvercle coulissant, jadis contenant des reliques christologiques et mariales achetées par Oliba à Lodi en Lombardie d’après une lettre rédigée par lui-même, aurait pu provenir d’Italie ou de l’Orient byzantin ou avoir été fabriquée en Catalogne, mais il n’est pas du tout sûr qu’elle ait eu la fonction de lipsanothèque. Cf. Sureda 2018a, cat. 29 (notice de M. Sureda), avec bibliographie. 79. Museo Cristiano, Musei Vaticani, Inv. 60985 ; notice de G. Corini dans Restituzioni 2004 : Tesori d’arte restaurati, Treviso, 2004, p. 134-138, cat. 17, avec bibliographie. 80. Sapin 2000, p. 223. Ponsich (1987, p. 23-24) avait déjà cité cet objet, mais en proposant une datation autour de 540. 81. Domine Deus omnipotens, qui, tu murmur insani populi compesceres et sacerdotium Aaron tibi placitum comprobares, virgam eius aridam germinare et plores fructiferos producere fecisti, eandemque in arca testamenti pro signo virtutis tuae poni iussisti, sed nobis eodem presagio Christum in ara crucis arefactum citissima resurrectione florescere et in ecclesia novissimo tempore suscitanda, sive per vitam sive per mortem, die ac nocte fructificare demonstrasti […] tu haec vascula sanctorum tuorum receptaculo praeparata ita gratuita gratia sanctifices […] (Vogel et Elze 1963, I, p. 164 : ordo XL, n. 113). 82. Sepière 1994, p. 69 ; Kitzinger 2019, p. 62-81.
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deuxième aspect, dont le Crucifix du Te igitur au folio 38 du Pontifical de Roda serait un écho presque exact, s’appliquerait aux reconditoires cruciformes d’une manière d’autant plus forte qu’ils contenaient les trois hosties prescrites dans le rituel. D’ailleurs, en ce qui concerne la croix comme sceau, il ne faut pas oublier que le sepulchrum altaris n’était pas seulement scellé (on y reviendra ensuite), mais surtout oint par le tracé de plusieurs croix83, le chrême pouvant être compris, d’après Didier Méhu, comme « un sceau marquant l’empreinte christique et l’infusion de l’Esprit »84. Les reconditoires de Gérone, de Fluvià, d’Arles et peut-être de Cuxa auraient donc adopté une forme autoréférente par rapport non seulement à leurs contenu et fonction, mais aussi au rite avec lequel ils auraient été consacrés. On connaît aussi plusieurs exemples remarquables de couvercles. Celui, inédit, de Gérone, en bois (35 × 38 × 2 cm) (fig. 8), s’adapte à la disposition cruciforme du reconditoire dont on vient de parler. Il présente des petites découpes aux extrémités de deux bras, sans doute afin d’en faciliter la manipulation. Il ne porte aucune inscription, mais on ne peut pas assurer qu’il n’ait pas été remplacé lors de l’inspection de l’autel de 134785. D’autres, bien connus, ont été étudiés surtout en tant que supports pour l’écriture de plusieurs noms de fidèles associés à l’autel, tout comme pour les cartae, les lipsanothèques ou les mensae ; l’exemple de celui de Sant Julià de Vilatorta (1050), une pièce rectangulaire en bois conservée au MEV, est l’un des plus célèbres86. On a parfois identifié aussi sur ce type d’objets d’autres genres d’inscriptions. Sur les deux faces d’une petite plaque en provenance de La Margineda (Andorre) on peut voir avec quelque difficulté un signum, plusieurs noms et d’autres mots correspondant apparemment à un texte liturgique, probablement celui de l’antienne responsoriale Corpora sanctorum in pace sepulta sunt et nomen eorum manet in eternum, d’origine hispanique, prévue dans les pontificaux pour la clôture du sepulchrum87. On peut encore trouver non pas des mots, mais des signes gravés : un couvercle en schiste provenant du diocèse d’Urgell et conservé au MEV (inv. 9.715) montre sur une face un grand chrisme dans une mandorle. La gravure de textes liturgiques ou de tels signes est rare parmi l’ensemble des couvercles conservés, qui ne portent habituellement que des noms ; ces pratiques ne sont d’ailleurs pas prévues dans les textes étudiés. Le couvercle de La Margineda constitue d’abord un témoin additionnel de la préparation soignée de la cérémonie, bien à l’avance. Mais si l’identification de l’antienne est juste, elle fournirait un exemple clair d’inscription autoréférente par rapport à la fonction du couvercle. En outre, l’insistance de l’antienne sur la durabilité de la mémoire 83. PRod, 82 : Et antequam recludantur [reliquiae] ponit chrisma intus in confessione per angulos quatuor in cruce dicendo : In nomine + patris et filii + et spiritus + sancti. Avec des variantes minimales, aussi dans PNar, 745D et PVic, 382. 84. Méhu 2016, p. 92. 85. Le texte cité en n. 46 s’y réfère avec l’expression tegmine fusteo. 86. Cf. n. 58. 87. PRod, 84 ; PNar, 746E ; PVic, 387, où le verbe est vivent. Sur le couvercle de La Margineda le verbe gravé aurait pu être resonet. Étude de cet objet dans Sureda et Gros 2011, p. 213-232.
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des saints et de leurs noms serait en parfait accord avec la volonté d’écrire les noms des participants à la cérémonie sur le même objet. La plaque au chrisme du diocèse d’Urgell pourrait en revanche être associée au rite d’onction décrit plus haut pour les reconditoires. Ce sont à nouveau des textes extérieurs à la tradition catalano-narbonnaise et aux limites de notre chronologie, l’ordo XXXIII du dit pontifical romano-germanique (début du ixe siècle) et celui d’un pontifical d’Apamée, en Syrie, mais d’origine française (ca. 1214), qui nous renseignent sur une variante de ce rite. Il s’agit de la bénédiction du couvercle, juste avant la mise en place de la mensa, d’abord avec une onction par-dessous, puis avec le traçage de la croix par-dessus88. La gravure de la croix ou du chrisme aurait donc pu être le résultat d’une pratique similaire sur place, ou plutôt du marquage préalable de la surface destinée à être ointe, l’emploi du chrême se mêlant ici avec le chrisme lui-même comme « le sceau du Christ, la trace tangible de sa présence invisible dans le lieu, de son autorité sur lui »89, une attribution soulignée sans doute par la présence de la mandorle. Les sceaux, évoqués déjà à plusieurs reprises, ont laissé eux aussi nombre de traces dans l’ensemble des lipsanothèques médiévales conservées en Catalogne. On a évoqué dans l’introduction celles de Sant Julià de Vilatorta, Sant Pere de Casserres et Santa Eugènia de Berga, étudiées par Junyent et aujourd’hui conservées au MEV, sur lesquelles on remarque les empreintes d’un sceau identifié comme celui de l’évêque-abbé Oliba de Vic (1018-1046), ayant appartenu à son frère le comte Bernat de Besalú († 1020), puis utilisé par son successeur Guillem de Balsareny90. Mais les exemples ne s’arrêtent pas ici. Dans le cadre du diocèse d’Urgell, où plusieurs objets montrent des traces comparables91, la découverte en 2010 de la lipsanothèque de Sant Vicenç de Capdella a permis de suivre avec un certain détail l’histoire d’un sceau épiscopal pendant plus d’un siècle. La boîte en bois, rectangulaire et pourvue d’un couvercle simple, était fermée par une masse de cire et de carbonate calcique sur laquelle un sceau avait été imprimé au moins treize fois ; d’après l’empreinte, l’anneau consistait en une intaille probablement romaine à tête humaine92. Cette description peut vraisemblablement 88. Et accipiens tabulam, quae super reliquias poni debet, antea confirmat eam subtus cum chrismate, dicendo ut supra : in nomine Patris. Et ponit tabulam super reliquias et dat orationem hanc : Deus, qui ex omne coaptatione sanctorum. Deinde linit eam cum calce que ante fuerat praeparata et, postquam fuerit linita, facit crucem desuper cum crismate, dicendo ut supra (Vogel et Elze 1963, I, p. 88 : ordo XXXIII, n. 42-44). Et accipiens lapidem quo claudenda est ipsa confessio, hoc est sepulcrum, in quo recondende sunt reliquie, confirmet ipsum lapidem in medio et per quatuor angulos crucem faciendo cum chrismate ; a parte videlicet illa que jacere debet super reliquias, sic dicens per unamquamque crucem, quam fecerit cum chrismate : In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti (Martène 1733, col. 303). Sur ce dernier pontifical, cf. Andrieu 1936, p. 321-348 ; Andrieu 1938, p. 34-43. 89. Méhu 2016, p. 91-92. La répétition des onctions cruciformes sur le couvercle semble préfigurer les rites de consécration des arae carrées qui se seraient diffusés surtout après le concile de Trente : Gudiol 1901, p. 415-417 ; Braun 1924, I, p. 592 ss. 90. Cf. n. 4. 91. Bautier 1990-1991, p. 127-139, 133-134. 92. Marín, Castell, Alegría, Sureda 2019.
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correspondre à l’un des anneaux consignés dans le testament de l’évêque Eriball d’Urgell (1040), celui in quo est caput hominis signatum,93 dont l’empreinte se trouvait dans au moins deux autres lipsanothèques d’églises consacrées par lui94. On ne connaît pas avec précision la date de la dédicace de l’église de Sant Vicenç de Capdella, dont l’architecture suggère les débuts du xiie siècle. Cependant, en ce temps-là le sceau in quo est caput hominis signatum n’appartenait plus aux évêques d’Urgell : dans son testament de 1040, Eriball l’avait en effet légué à l’évêque de Roda, son suffragant. Un siècle plus tard, les relations entre les deux évêchés s’étaient tendues, notamment à cause de disputes territoriales, qui furent finalement réglées en 1140 lorsque le Val de Boí revint définitivement au diocèse d’Urgell. La petite paroisse de Capdella se trouva probablement mêlée à cette affaire, car elle était située dans les territoires disputés, juste de l’autre côté du Val de Boí où l’évêque Raymond de Roda dédicaça en 1123 les célèbres églises de Sant Climent et de Santa Maria de Taüll. Le cas de Capdella, qui permet donc l’étude de la vie d’un sceau épiscopal au long des xie et xiie siècles, est également un bon exemple des enjeux d’une dédicace en ce contexte95. Un tel usage non-diplomatique d’un anneau épiscopal a été justement mis en rapport avec les rubriques des Pontificaux de Vic et de Narbonne qui prescrivent l’impression, à sept reprises, du sceau de l’évêque sur le sépulcre contenant les reliques, juste avant l’imposition de la mensa qui clôt le sépulcre, et ce en vertu d’un symbolisme septiforme rattaché à l’invocation du Saint-Esprit96. Ramon Ordeig a identifié des mentions de cette pratique en conformité parfaite avec la rubrique dans au moins trois chartes de dotation du xie siècle97. On en a conservé aussi quelques témoins matériels, qui, bien que souvent fragmentés à cause de l’exploration des reconditoires, confirment que l’impression septuple n’était qu’une possibilité. Le Musée d’Art de Gérone conserve deux clôtures fragmentaires en argile provenant d’une église de Lladó (probablement du début du xie siècle)98 et de Saint-Pierre de Juïgues (une petite chapelle probablement 93. Villanueva 1851, vol. 10, ap. 34 ; en dernier lieu, Graells 2011, p. 118. 94. Il s’agit des lipsanothèques de Saint-André del Castell d’Oliana (consacrée en 1037) et de Clariana (jadis déposée au MDCS), aujourd’hui malheureusement perdues, mais décrites dans Serra 1917 et De Sagarra 1929, p. 193-195 avec reproduction de la première en pl. I. 95. Marín, Castell, Alegría, Sureda 2019, p. 652–654. 96. PVic, 388 ; PNar, 747. La rubrique dans le pontifical de Vic est : cum vero diligenter [les reliques] clause fuerunt bitumine figat septies episcopus sigillum super eas. Le rapport avec les impressions sur les objets fut établi par Junyent 1946, p. 283, et puis par Gros 1966, p. 14 ; l’écho dans Bautier 1990-1991, p. 129-136. Sur le symbolisme septiforme par rapport à la dédicace de l’église, cf. Ponsich 1981, p. 8-16 ; Sureda 2016b. 97. Huic ergo doti nomina sanctorum reliquiarum quae a prefatis praesulis in praedicto altare a proprio anulo decus pontificalis sunt sigillata (Vallcebre, 1040) ; et pignora plurimorum sanctorum in altare ipsius loci cum magna cautela condidit et proprio sigillo desuper in bitumine signavit (Vilatorta, 1050) ; intra sancta altaria pignoribus sanctorum sanctique reliquiis reconditis et proprio sigillo signatis (Olius 1079). DEC IV/7, p. 162. 98. Je qualifie de clôtures les masses d’argile aux impressions sigillaires solidifiées pour les distinguer des couvercles (pièces solides). MDG 62, 32 × 26,5 × 2,5 cm, objet inédit. La documentation sur l’objet n’est guère précise : il est daté de 1017, ce qui correspond à la première mention connue de l’église
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construite au xiie siècle)99. Sur la première, suivant à la lettre les Pontificaux de Vic et de Narbonne, le sceau épiscopal muni d’une large intaille ovale fut imprimé sept fois sur une couche assez régulière (32 × 26,5 × 2,5 cm), avec un remarquable souci de symétrie (fig. 10) ; dans le deuxième, on reconnaît sur la masse d’argile très fragmentée une vingtaine d’empreintes d’un anneau plus petit dont on devine la monture. Ces deux objets portent donc, probablement, les témoins de deux anneaux des évêques de Gérone dans l’arc de plus ou moins un siècle. On peut ajouter que, d’après l’acte d’inspection du maître-autel de la cathédrale de Gérone en 1347, le tegmen fusteum se trouvait fermé par une masse de bitumine seu cemento in quo diversorum sigillorum impressiones multe liquide aparebant100. À côté de cela, comme on l’a vu, nombre d’impressions sigillaires conservées dans ce contexte se trouvent sur la lipsanothèque elle-même. Cela suffirait pour déduire que cette modalité était aussi possible et courante ; si les pontificaux catalano-narbonnais contemporains ne s’y réfèrent pas, c’est de nouveau le
Fig. 10. Clôture en argile d’un reconditoire de reliques en provenance d’une église de Lladó (diocèse de Gérone) (MDG 62), début du xie siècle (?). © Bisbat de Girona – tous droits réservés. paroissiale Saint-Félix de Lladó. Pour cette église, cf. baDia-hoMs 1978, p. 240 ; le bâtiment actuel date du xviiie siècle. 99. MDG 126, 20,5 × 15 × 2 cm, objet inédit. Pour l’église, CR V, 1991, p. 472-473 (notice de Jordi Vigué). Le même musée conserve aussi des photographies et dessins de la clôture du sepulchrum de l’église de Saint-André de Bestracà (xiie s.), imprimée à plusieurs reprises d’un sceau plus moderne en forme de mandorle à l’image d’un évêque ; lors de l’élaboration de ce travail, l’objet n’était malheureusement pas localisé. 100. Cf. n. 49.
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Pontifical tardif d’Apamée qui prévoit que l’évêque, avant la veille de prière qui précède le jour de la dédicace, inspecte les reliques et clôture de son sceau les vases qui les contiennent101. Gudiol indique d’ailleurs que cette méthode devait être utilisée de préférence lorsque la lipsanothèque ne possédait pas un couvercle spécifique102. Tout cela éclaire un possible emploi du sceau en deux temps, soit sur la lipsanothèque avant la dédicace (au plus tard la veille), soit le jour même sur le couvercle du reconditoire. Une telle pratique peut être envisagée parallèlement aux possibles temps d’écriture des noms des fidèles sur la lipsanothèque, le couvercle du reconditoire et/ou sur l’autel103. Dans un cas comme dans l’autre, la puissance symbolique de ces marquages n’est pas seulement à mettre en rapport avec les pratiques d’authentification diplomatique, mais aussi avec les onctions, en tenant compte de la tradition métaphorique chrétienne autour des sceaux et des empreintes, riche depuis l’Antiquité tardive et le monde byzantin104.
conclusion Les lipsanothèques et les objets qui s’y rapportent (comme les reconditoires et ses couvercles) sont abondants dans les collections catalanes. Cela contraste avec l’absence de mentions explicites dans les pontificaux en usage dans la région pendant le xie et xiie siècles, qui ne parlent que des reliques et encore ne le font-ils que d’une façon assez générique. Cependant, la combinaison des sources écrites et matérielles s’avère fructueuse pour étudier les modalités de déploiement du rituel de dédicace d’églises et sa haute signification. La progression allant du Pontifical de Roda (début du xie s.), peu précis dans ses rubriques quant à la matérialité du rite, à celui de Vic (deuxième quart du xiie s.), plus riche et détaillé, témoigne d’une tendance générale à la précision et à la régularisation des actions du rituel, éventuellement en recueillant l’héritage des pratiques développées depuis plus d’un siècle105. De leur côté, les pontificaux plus tardifs d’Apamée et de Tarentaise relèvent aussi bien de la même tendance que d’une large communauté d’usages concernant les lipsanothèques, qui associe des rubriques rédigées en France du Nord autour de 1200 ou en Savoie vers 1400 à des témoins matériels catalans antérieurs de quelques siècles. Quant aux objets en soi, en mettant de côté les exemples les plus simples, ils témoignent de l’importance accordée par la société de l’époque aux rituels auxquels ils prenaient part. Du remploi d’objets exotiques à la fabrication de boîtes 101. Primum decet episcopum cum clericis ire ad antiquam ecclesiam, vel ad locum in quo reliquie sunt, et ibi diligenter visis reliquiis omnibus, et singulatim nominibus scriptis, recondat eas episcopus in aliquo vaso sigillo suo signatas, et sic deferant ad tentorium, vel ad locum in quo vigilande sunt (Martène 1733, col. 299). 102. Gudiol 1902, p. 271. 103. Cf. n. 86. 104. Kessler 2000, p. 70, Rapp 2015, p. 727-744, ou, plus précisément, Bedos-Rezak 2010, part. p. 95-107. 105. Andrieu 1940a, p. 313-315 et 1940b, p. 315.
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spéciales, souvent plus soignées sur le plan de la conception que sur celui de la réalisation matérielle, quelques lipsanothèques et reconditoires se révèlent comme des contenants non pas banaux, mais capables de manifester en eux-mêmes des traces durables du rite de dédicace de l’église et des enjeux que celui-ci mettait en œuvre. Ce n’est pas par hasard si les plus anciens des exemples étudiés ici appartiennent à l’époque où, dans le cadre général de l’Occident médiéval, la dédicace d’églises atteignit sa plus haute signification, et où, plus précisément dans le contexte catalan, des exemples tels que l’abbatiale de Saint-Michel de Cuxa dédicacée en 975 avec sa charte de dotation permettent de documenter, pour la première fois, la cristallisation d’une conception complexe de l’espace sacré et de son sens institutionnel.106
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L’ÉCRITURE SUR LE TISSU DE L’AUTEL. UNE LITURGIE DANS LES PLIS* vincent Debiais CRH, EHESS, Paris
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enser l’espace sacré à l’intérieur de l’église médiévale, c’est penser l’articulation des lieux et des hommes dans un bâtiment qui revêt, lors de la consécration et dans le déroulement des activités liturgiques, communautaires et plus largement sociales, un statut particulier, simultanément ancré dans le monde d’ici, et inscrit dans le plan de Dieu1. Les gestes, les pratiques, les objets sont « localisés », ils existent et agissent en un lieu de l’église, et contribuent à la polarisation de l’édifice ecclésial, du système d’entrée au sanctuaire, des zones basses de l’assemblée aux espaces surélevés de communautés restreintes2. L’attribution de ces coordonnées d’existence et d’usage dans l’église sont soulignées dans la pratique liturgique et dans les textes qui en règlent le déroulement, notamment dans les coutumiers, qui permettent a posteriori de redessiner le plan de l’église, de la meubler, d’en installer le décor et de visualiser les déplacements3. Dans l’exploitation de ces textes et dans la reconstitution des espaces qu’ils décrivent, on surimpose ainsi à la dynamique du lieu ecclésial une fixité topographique des choses et des personnes ; et l’histoire de l’art médiéval d’être confrontée en permanence à cette tension entre une localisation déterminante de ses objets d’étude et une conception pourtant tout à fait mouvante et labile de l’organisation interne des bâtiments. Cette tension affecte, en principe, moins le décor monumental (chapiteaux sculptés, peinture murale) et le mobilier solidaire de la structure architecturale (aménagements liturgiques ou funéraires des chapelles et des autels) que les objets mobiles du décor et du service de l’église, soumis à des déplacements sur le temps court des cérémonies par exemple, ou sur le temps long de la *
1.
2. 3.
Cette recherche a été présentée en partie lors de la rencontre de Nice en 2018 et poursuivie dans le cadre du Congrès d’épigraphie médiévale et moderne tenu à Munich en février 2020. Des fragments de cet article ont été publiés en anglais dans les actes de ce congrès, sans toutefois la portée « contextuelle » que l’on a voulu donner au texte dans le présent recueil. La bibliographie sur la notion d’espace sacré est considérable et inégale. Pour une définition de l’espace ecclésial dans toutes ses dimensions (sociales, ecclésiologiques, liturgiques et architecturales), on renverra à Iogna-Prat 2006. Sur le rôle de la consécration dans l’établissement du statut particulier du temple, voir Iogna-Prat 2008 ; voir aussi Méhu 2016. Sur la notion de polarisation de l’espace médiéval, voir Guerreau 1996. Sur le rôle des images dans la polarisation de l’église, voir Trivellone 2011 ; Baschet 2011. Malone 2005, qui fournit un exemple de ce que la reconstruction liturgique doit à ces textes.
Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 41-62. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132262
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vie de l’église dans l’histoire. La prise en compte de cette quatrième dimension dans l’élaboration des coordonnées de ce qui fait l’église médiévale – ce temps social et liturgique qui met en mouvement l’espace architectural et sa signification – permet d’une part de décrire l’espace sacré tel que le Moyen Âge l’a envisagé et non tel que la médiévistique tend à le figer, et d’autre part d’affecter les objets et les images de propriétés liées à l’éphémère, à l’intermittence et à la fugacité4. Les objets portant une inscription dans l’église pourraient et devraient sans doute eux aussi être envisagés, pour la définition de l’écriture épigraphique, selon une démarche qui ne considère pas seulement la rigidité topographique. Comme l’histoire de l’art le fait pour les objets et les images qu’elle étudie, l’épigraphie a en effet tendance à poser la localisation de l’inscription comme l’élément définitoire du texte. Dans la démarche ecdotique, elle est placée en tête de notice et fige, par inertie sans doute, le lieu de conservation actuel de l’inscription dans une formulation muséographique. Les relations entre le texte et son contexte, les altérations éventuelles de l’objet, ses déplacements disparaissent au profit de la solidification d’un « état » contemporain de l’inscription qui ne dit rien de ses conditions d’utilisation au Moyen Âge. Il ne s’agit pas de nier l’importance du contexte de l’écriture épigraphique qui, en tant qu’écriture exposée, pour suivre la belle formulation d’Armando Petrucci5, ou en tant qu’écriture située, pour reprendre l’expression encore plus intéressante de Béatrice Fraenkel6, est ontologiquement liée au lieu et au matériau7. Il s’agit en revanche de considérer que bien des inscriptions, précisément parce qu’elles sont situées sur des objets affectés par les dynamiques temporelles de l’espace ecclésial, sont soumises à des phénomènes de mouvance et de labilité. Leur lisibilité, leur visibilité, leur effet sur le rituel et ses acteurs doivent être envisagés non plus comme un caractère permanent et immuable, mais comme une circonstance8. Parmi ces inscriptions qu’il nous faut repenser dans le temps se trouve la documentation écrite matérialisée sur les pièces textiles en usage dans la liturgie médiévale. Dans les pages suivantes, on s’attachera en particulier aux linges de l’autel pourvus d’inscriptions et on cherchera à déterminer, à partir de deux exemples, dans quelle mesure ils constituent une porte d’entrée pour une appréhension plus dynamique, plus intermittente, moins lapidaire de l’écriture épigraphique, qu’on définit trop souvent par sa stabilité et sa rigidité.
4. 5. 6. 7. 8.
La notion d’éphémère est particulièrement glissante dans le domaine des sciences sociales ; on verra pour une approche théorique et son application au monde contemporain les réflexions de Lipovetsky1987. Petrucci 1985. Fraenkel 2007. Sur les liens entre écriture épigraphique et matériau, voir entre autres Debiais 2013. Debiais 2009, p. 234-247.
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inscRiRe suR la naPPe D’autel Dans les fouilles de la ville romaine de Calama (aujourd’hui Guelma, en Algérie), on a découvert en 1859 une table d’autel carrée en marbre blanc, portant une belle inscription de datation difficile, mais que l’écriture et le contenu invitent à placer au vie ou au viie siècle9 (fig. 1). L’inscription est aujourd’hui conservée au musée du Louvre à Paris et elle fait partie du lot d’inscriptions emblématiques au cœur des revendications algériennes dans le cadre de la « décolonisation patrimoniale ». L’inscription tracée en grandes lettres capitales s’ouvre et se ferme par une croix. Elle mentionne le lieu de dépôt des reliques Fig. 1. Table d’autel de Guelma, aujourd’hui des saints dans l’autel, la memoria : SUB au Musée du Louvre, vie-viie siècle. Dessin HEC SACRO SANCTO BELAMINE reproduit dans Dictionnaire d’archéologie ALTARIS SUNT MEMORIAE chrétienne et de liturgie, t. 6-2, Paris, 1925, col. 1870. SANCTORUM MASSAE CANDIDAE SANCTI HESIDORI, SANCTORUM TRIUM PUERORUM SANCTI MARTINI SANCTI ROMANI (« Sous ce sacrosaint voile de l’autel se trouve la memoria des saints de la massa candida, de saint Isidore, des trois enfants saints, de saint Martin, de saint Romain »). L’inscription de Calama appartient à un usage épigraphique au long cours en contexte chrétien qui consiste à porter sur l’autel (sur la tranche, plus rarement sur la table) la liste des reliques introduites dans la pierre au moment de la consécration10. Ces inscriptions varient dans leur emplacement et dans leur contenu, mais elles associent pour la plupart la pierre de l’autel, les gestes de la cérémonie de consécration et la virtus du saint qui réside sous la table du sacrifice eucharistique. Elles omettent fréquemment la date de la consécration pour se concentrer sur le lieu de l’autel (hic) et sur l’incorporation des reliques au matériau, transformant ainsi la pierre en signe d’une présence sacrée et agissante11. Les trois autels de 9.
L’inscription de Calama est difficilement accessible ; elle n’est pas exposée dans les galeries du Louvre et le plus simple pour lire son texte est de se reporter à l’article « nappe » dans le Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, t. 6-2, Paris, 1925, col. 1870. 10. Sur les inscriptions en lien avec le dépôt des reliques, voir l’excellente synthèse de Pallottini 2019. 11. Sur les inscriptions de consécration d’autel, voir Favreau 1999 ; Gagné 2011 ; du même auteur, l’excellent mémoire de maîtrise qui constitue sans doute la synthèse la plus originale sur les questions liées aux inscriptions de l’autel chrétien : Gagné 2010 ; ce travail actualise avec intelligence la première synthèse proposée par Jean Michaud dans sa thèse de doctorat en 1978, et présentée sous forme condensée dans Michaud 1996.
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l’église du monastère de San Miguel de Escalada (Espagne), consacrés au cours du xe siècle, portent ainsi trois inscriptions de très belle facture introduites par l’expression hic sunt reliquie conditur, hic sunt reliquie recondite et hoc in altare sunt reliquie12. Comme pour l’inscription de Calama, les textes de San Miguel de Escalada montrent dans l’écriture ce qui est matériellement dissimulé dans l’autel. Il ne s’agit pas simplement d’identifier les reliques ou encore de commémorer la consécration de l’autel, mais de manifester par les mots ce qui est invisible. Le texte de Calama présente une particularité formulaire – qui en fait un hapax d’ailleurs dans la documentation épigraphique tardo-antique et médiévale. Elle mentionne en effet que les reliques des saints se trouvent « sous le voile de l’autel », c’est-à-dire sous la nappe qui le recouvre lors de toutes les cérémonies liturgiques, au viie siècle comme de nos jours, et qui tend, à partir du haut Moyen Âge, à rester en place de façon permanente, à l’exception des trois jours précédant la fête de Pâques13. Dans tous les cas donc, le voile qui couvre l’autel cache également les inscriptions mentionnant les reliques, qui ne deviennent lisibles que lorsque la nappe est retirée, pliée et remisée parmi les objets liturgiques destinés à la célébration de l’eucharistie. La disposition de ces textes sur l’autel, l’absence de références à la consécration et le formulaire indiquent cependant que l’inscription est moins destinée à la publicité du texte qu’à assurer la présence réelle des reliques, dissimulées à la vue des fidèles. Optat de Milève, dans son texte contre Donat écrit vers 370, associe explicitement la présence du voile sur l’autel au mystère et aux vérités qui résistent à l’appréhension des sens14. Dans le couvrement de l’inscription par le voile s’opère un renforcement du mystère de la virtus des reliques qui doit conduire le fidèle à aiguiser sa prière pour percer le mystère de l’invisible15. La nappe (ou le voile) est un objet essentiel du dispositif liturgique et, de façon générale, de l’aménagement du sanctuaire16. Consacrée lors du rituel de l’inauguration de l’autel, avec les calices, patènes, livres et autres instruments nécessaires à la célébration de l’eucharistie, la nappe, généralement faite de lin, couvre la table de l’autel et cache l’ensemble de la construction, à l’exception de la partie basse du pied ou de la base. Les très rares exemples médiévaux parvenus jusqu’à nous montrent des étoffes précieuses, ornées de décors géométriques ou végétaux de couleurs vives. La conservation réduite de ces objets implique que l’on connaît assez mal leur réalité archéologique, et il faut se reporter aux inventaires des trésors et des sacristies, aux récits de fondation et de consécration et aux textes
12. Rodríguez Suárez 2015. 13. Il reste encore un vrai travail de fond à accomplir sur ces tissus ; en l’attente d’une véritable synthèse, on verra la somme toujours utile de Braun 1912. 14. Optat de Milève, Traité contre les Donatistes, 1, 2, 1, éd. PL 11, col. 1067-1068. 15. C’est la fonction première des reliquaires et de leurs inscriptions si l’on suit les travaux de Hahn 2010 et 2016. 16. L’excellente thèse de l’École des chartes de Julie Glodt 2019 constitue à ce jour le seul travail de références sur le sujet.
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hagiographiques pour mesurer la place de ces tissus dans la pratique liturgique et la gestion mobilière des églises médiévales17. De fait, la nappe d’autel apparaît avant tout dans les sources comme un objet théologique18. C’est en effet dans les traités sur la messe que le voile est décrit avec précision dans sa forme, sa matérialité et son décor, et plus encore dans son sens liturgique. Pour Amalaire de Metz au ixe siècle, mais encore pour Guillaume Durand au xiiie siècle, la nappe est le linceul dont on a couvert le Christ au tombeau ; elle doit être de lin pour évoquer la nature terrestre du corps du Christ ; elle doit être blanchie pour évoquer ses souffrances dans la Passion19 ; elle doit être couverte d’un autre linge pour évoquer la réunion de l’âme et du corps. Signe de la mort et de la résurrection du Christ, elle doit être marquée de l’image de la croix et respectée autant que l’autel dans la célébration du sacrifice eucharistique – c’est la nappe que le prêtre embrasse au début de la messe, et non l’autel20. On ne dit rien, dans l’exégèse de la messe, quant à la présence d’inscriptions alphabétiques sur les linges de l’autel. Il semble de fait que les objets connus pour le Moyen Âge font un usage limité de l’écriture épigraphique, à la différence des ustensiles métalliques tels que les calices, les patènes, les ciboires, les croix placés sur l’autel au moment du rituel21. C’est d’ailleurs un constat que l’on peut étendre à l’ensemble des textiles mis en action dans le sanctuaire : les vêtements liturgiques, les tentures de chœur, les pièces d’étoffe sur l’autel, à l’exception de quelques éléments singuliers comme les gants liturgiques, eux aussi riches d’une exégèse eucharistique complexe, reçoivent peu d’inscriptions. Cette particularité documentaire soulève bien des questions sur lesquelles nous reviendrons en conclusion. D’après un premier recensement mené sur les inscriptions de France, d’Espagne, du Portugal et d’Italie, on connaît une dizaine de nappes d’autel portant un texte épigraphique avant le xive siècle ; pour la moitié de ces objets, on ignore le contenu de l’inscription. On sait par le Liber pontificalis que les papes Grégoire IV et Léon IV ont offert au ixe siècle aux églises de Rome plusieurs nappes d’autel précieuses brodées d’une inscription mentionnant leur nom et leur donation, mais le texte de ces inscriptions n’est pas rapporté22. Dans les inventaires, on signale davantage le décor qui constitue la marque distinctive des objets, le lieu visuel de leur valeur ajoutée. Il faudrait réserver une attention particulière toutefois aux devants d’autel (antependiums) qui, comme leur nom l’indique, occupent la face avant de l’autel et qui agissent comme élément de dissimulation du pied de la table, là où l’on 17. On verra les implications mémorielles et sociales des listes d’objets dans ces textes dans le bel article récent de Magnani 2020. 18. La conception des objets liturgiques comme des « objets théologiques » permet de n’écarter aucune dimension des accessoires, et en particulier le fait qu’ils constituent le support de réflexion intellectuelle très élaborée sans que l’usage ou la fonction de l’objet ne disparaisse ou ne soit remis en cause. Pour un exemple de ce traitement, voir Palazzo 2014. 19. Guillaume Durand, Rationale divinorum officiorum, l. IV, 29, 3, CCCM 140, p. 379. 20. Sur ces questions et la liturgie de l’autel, voir Hubert 1974. 21. Pour un aperçu de la diversité de ces inscriptions sur l’orfèvrerie liturgique, voir Bayer 1996. 22. Borgioli 2018. Dans cet article, l’auteur dresse la liste de ces pièces d’étoffe précieuse.
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trouverait une partie de la nappe d’autel23. Faits de textile, ornés de motifs végétaux ou géométriques, il est parfois difficile de les distinguer des autres pièces de tissu en jeu dans l’aménagement de l’autel, surtout quand ils ne sont conservés qu’à l’état de fragments. Les antependiums se caractérisent toutefois par l’abondance des images et des inscriptions, quel que soit leur support : le textile, comme le célèbre antependium de Wernigerode étudié par Barbara Baert24, le bois ou la céramique, comme les très nombreux devants d’autel catalans conservés notamment aujourd’hui au Musée national d’art catalan de Barcelone et au Musée épiscopal de Vic25. La présentation « frontale » des images sur l’antependium et la compartimentation possible du récit sur un seul panneau permettent sans doute un autre usage de l’écriture épigraphique dans l’identification des sujets et l’invocation du nom des saints. Il est remarquable que c’est sur ce « tableau » affiché devant l’autel, qui entretient par conséquent une relation dialogique particulière avec la table du sacrifice, les objets qu’elle porte et qu’elle contient, ainsi qu’avec ce qu’elle désigne sur le plan théologique, que l’écriture se déploie en priorité au contact de l’autel. La disparition de nombre de ces antependiums et les modifications constantes des aménagements liturgiques a longtemps empêché de prendre en compte ces objets dans les inventaires épigraphiques, mais il convient de ne pas négliger cet élément mobilier dans la reconstruction historique des dispositifs visuels autour de l’autel médiéval. Parmi les inscriptions relevées dans le premier inventaire des nappes d’autel inscrites, celle d’un objet, aujourd’hui perdu, est singulière. Il s’agit de la nappe d’autel offerte dans le troisième quart du ixe siècle par la comtesse Berthe à la
Fig. 2. Reconstitution de la disposition des inscriptions sur la nappe d’autel de Berthe, troisième quart du ixe siècle. Dessin : Vincent Debiais. 23. Pour une mise au point sur l’antependium, voir Caillet 2006 ; Bousquet 1982 ; pour une synthèse qui dépasse la question de l’antependium, voir Fuchs 1999. 24. Baert 2015. 25. Barral i Altet 1998 ; voir aussi le catalogue North & South 2019.
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cathédrale de Lyon, connue par une description détaillée rapportant le contenu et la position du texte brodé en lettres d’or sur le textile26 (fig. 2). L’inscription se compose de seize hexamètres construisant un discours complexe sur trois thématiques : le sacrifice eucharistique, la donation de Berthe et l’intercession des saints. Au centre de la partie de la nappe reposant sur la table d’autel, une image de l’Agneau pascal flanqué des lettres alpha et oméga était ceinte du distique : « Agneau de Dieu, qui enlèves les terribles péchés du monde, dans ta miséricorde, absous-nous, nous tous pécheurs »27. L’inscription fait ici référence au chant de l’Agnus Dei entonné pendant la fraction du pain alors que l’agneau sacrificiel renvoie aux nombreuses images de l’animal sur ou au-dessus de l’autel28. La disposition circulaire de l’inscription autour de l’agneau évoque quant à elle les compositions de certaines patènes du Moyen Âge central, telle que la fameuse patène de l’abbé Pélage conservée au musée du Louvre29. Au moment où le prêtre prononce l’Agnus Dei face à l’autel, le centre de la nappe est recouvert du corporal sur lequel on a disposé la vaisselle liturgique : l’image et l’inscription tissées sur la nappe sont recouvertes d’un autre tissu et sont donc invisibles. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle le contenu du texte et de l’image est alors pris en charge d’une part par la voix du célébrant, et d’autre part par les images et les textes de la patène. Sur la bordure de la table d’autel, une inscription de quatre vers décrit le sacrifice eucharistique tel qu’il se déroule lorsque la première inscription est cachée : « Ici sont préparés le pain vivant, nourriture céleste, et le sang sacré qui s’écoule de la chair du Christ. Pour ce don, que Berthe reçoive la couronne éternelle ; grâce à son soin zélé cette nappe étincelle d’or »30. Le premier distique fait écho à la prière Offerimus récitée par le prêtre avant le Memento ; le second distique est une demande de salut pour la donatrice et une description poétique de son don. Comme pour les nappes mentionnées dans le Liber pontificalis, il s’agit d’associer les espèces eucharistiques au nom du donateur pour garantir le salut de celui-ci. La formulation de l’inscription de Lyon ne renvoie pas aux textes tracés sur les autels du Moyen Âge, mais bien davantage aux inscriptions des autels portatifs, qui font référence au pain et au vin et à leur consécration tout en présentant le nom du donateur31, comme on peut le lire par exemple sur l’autel portatif de la comtesse Gertrude, daté des environs de 1038, aujourd’hui conservé au Cleveland
26. L’inscription est publiée dans le Corpus des inscriptions de la France médiévale, 17 : Rhône, p. 80-81 ; elle a fait l’objet d’un premier examen rapide du point de vue l’expérience liturgique : Debiais 2014. 27. AGNE DEI MUNDI QUI CRIMINA DIRA TULISTI, TU NOSTRI MISERANS CUNCTOS ABSOLvE REATOS. 28. Sur les relations entre les images de l’autel et les objets liturgiques, voir Angheben 2016. 29. Favreau 1993, p. 39 : CARNEM QUAM GUSTAS NON ADTERIT ULLA VETUSTAS PERPETUUS CIBUS ET REGAT HOC REUS AMEN. 30. HIC PANIS VIVUS CAELESTISQUE ESCA PARATUR ET CRUOR ILLE SACER QUI CHRISTI EX CARNE CUCURRIT SUMAT PERPETUAM PRO FACTO BERTHA CORONAM HAEC CUJUS STUDIO PALLA EFFULGURAT AURO. 31. Favreau 2003 présente un panorama de ces inscriptions.
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Fig. 3. Autel portatif de la Comtesse Gertrude, Cleveland Museum of ART, Gift of the John Huntington Art and Polytechnic Trust 1931.462.a, xie siècle. Photo sous licence CC : Cleveland Museum of Art.
Museum of Art32 (fig. 3). À la différence de l’autel de pierre, l’autel portatif n’est pas couvert d’un linge durant son utilisation liturgique – les inscriptions sont donc visibles lors de l’eucharistie33. La présence de l’inscription à Lyon et les mentions du Liber pontificalis témoignent sans doute du même usage consistant à associer dans l’écriture sur l’autel le nom des donateurs et les références au rituel eucharistique – c’est ce que l’on trouverait également dans un grand nombre de textes inscrits sur les calices, par exemple. Les dix derniers vers de l’inscription sont placés aux extrémités de la nappe, au pied de l’autel, et forment un texte continu dans la mesure où les vers sont coupés d’une face à l’autre de l’autel. Le texte propose d’abord deux prières, la première adressée à saint Remi, la seconde à Dieu lui-même ; il se termine par un appel à la conversion des mœurs adressé au prêtre et aux fidèles34. L’inscription de la nappe 32. The Cleveland Museum of Art Handbook, Cleveland, 195, p. 95 : GERTRUDIS CHRISTO FELIX UT VIVAT IN IPSO OBTULIT HUNC LAPIDEM GEMMIS AUROQUE NITENTEM. 33. Sur les manipulations de l’autel portatif, voir Palazzo 2008 ; Hahn 2014. 34. REMIGIUS PRAESUL CHRISTI PER SAECULA VIVAT EXUTUS VITIIS CULPARUM ET TABE PIATUS HOSTIA VIVA DEO SANCTAQUE IN CORPORE FACTUS CUI DEUS OMNIPOTENS QUOTIENS HAEC LIBA SACRABIT CONCEDAT VENIAM TANTOQUE IN MUNERE PARTEM ATQUE SUIS SANCTIS SOCIET. POST FUNERA MORTIS QUI CUPIS HOC EPULUM
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de Lyon transcrit donc dans le textile ce que l’on lit sur d’autres objets liturgiques, principalement dans les textes tracés sur les calices et les patènes manipulés par le seul célébrant, comme sur les objets conservés pour l’église Saint-Godehard d’Hildesheim par exemple35 (fig. 4). Y a-t-il dans ce transfert du métal au textile la volonté de monumentaliser ces prières, de les rendre visibles et peut-être lisibles au plus grand nombre ? Il est sans doute difficile de l’affirmer ; il serait de fait bien plus conforme aux pratiques de Fig. 4. Patène de l’église Saint-Godehard d’Hildesheim, l’écriture médiévale de voir début du xiiie siècle. Photo Deutschen Inschriften dans cette présence de l’insHeidelberg : Elke Schneider. cription la volonté de rendre permanent le nom de Berthe au contact du Christ. Pour saisir les enjeux graphiques de l’exposition du textile au cœur du dispositif liturgique de la cathédrale de Lyon, il faut tenir compte de trois aspects. Le premier est matériel et, d’une certaine façon, pratique ; il concerne l’installation permanente de la nappe sur l’autel – permanence théorique du moins – par opposition au retrait et au rangement de la vaisselle liturgique. Le deuxième concerne la théologie et l’assimilation complète entre l’autel et le Christ : à la suite de saint Ambroise, plusieurs auteurs carolingiens déclarent que l’autel est le Christ (altare Christus est)36. Le troisième aspect est tout à la fois technique et symbolique : il concerne l’incorporation de l’écriture dans le textile – nom et tissu ne formant plus qu’un seul textus dans la trame des fibres. L’étymologie de textus, telle que la rapporte Isidore de Séville, entre autres, désigne à la fois le textile et la composition grammaticale, dans la mesure où la fabrication du texte SANCTUMQUE HAURIRE CRUOREM SE PRIUS INSCIPIAT CORDISQUE SECRETA REVOLVAT ET QUIDQUID TETRUM CONSPEXERIT ET MACULOSUM DILUAT OFFENSAS OMNESQUE RELAXET ET IRAS. 35. Deutsche Inschriften, 58 : Stadt Hildesheim, inscription 64 : HVC SPECTATE VIRI SIC VOS MORIENDO REDEMI. HEC SACRA SVMPTVRVS SIT CORPORE MENTEQUE PVRVS + EX HOC NE PEREAT QVO VITE PREMIA SPERAT ; Debiais 2017. 36. Voir entre autres Sicard de Crémone, Mitrale, I, chap. 3, éd. PL 213, col. 18-19. J’ai analysé cette association : Debiais 2019.
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et celle du tissu reposent sur une même action mécanique de tramer, c’est-à-dire de passer un élément dans un autre pour créer une pièce solidaire37. Cécile Treffort a fait le point récemment sur les « tissages textuels » du haut Moyen Âge et sur les métaphores textiles utilisées pour décrire la forme et la qualité des poèmes38. Sur la nappe de Lyon, les vers sont les fils (fila) et le poème la trame (trama) du tissu, pour reprendre les expressions utilisées entre autres par Venance Fortunat39. Le vers haec cujus studio palla effulgurat auro désigne par métonymie l’inscription elle-même (seules les lettres sont tissées d’or) et la mention du studium (le zèle, l’application, mais aussi l’effort, le travail mécanique) pourrait quant à elle évoquer ce tissage du nom et du tissu. L’inscription de la nappe d’autel de Lyon est exceptionnelle. Elle éclaire le fait que, au Moyen Âge, les raisons d’écrire ignorent la distinction entre le caractère empirique des matériaux et des objets, d’une part, et leur caractère symbolique, d’autre part. Bien plus, l’inscription élabore une articulation entre le matériau et sa signification – tisser son nom dans la nappe d’autel, c’est couvrir le corps du Christ de son souvenir, c’est participer du sacrifice eucharistique et du mystère que couvre le voile40. Le mécanisme complexe consistant à tisser dans le tissu son identité (qu’il s’agisse d’un nom ou d’une partie du corps) est très répandu dans la culture matérielle du Moyen Âge et dans la fiction, où le tissu peut être mis en scène pour désigner et remplacer le porteur de cette identité. Dans le Cligès de Chrétien de Troyes, l’amant Soredamors tisse l’un de ses cheveux dans la bordure dorée de son vêtement et l’offre à Alixandre en signe de sa présence sur son corps41. L’écriture sur la nappe d’autel interroge également les notions d’exposition et d’affichage que l’on associe par définition à la pratique épigraphique, en suivant les travaux fondateurs de Robert Favreau42. On a affaire à une inscription pérenne mais dont l’exposition est périodique ou intermittente. Qu’advient-il du nom de Berthe quand la nappe est retirée ? Le caractère précieux de l’objet donné à la cathédrale de Lyon empêche sans doute son installation permanente sur l’autel. Lors des fêtes liturgiques moins importantes, l’inscription ne cesse pas d’exister, mais elle devient invisible. Le poème est enfoui dans les plis du tissu ; sa pertinence, en ce qu’elle constitue l’adéquation de sens et de fonction entre le texte et son contexte, ne disparaît pas, mais son exposition est altérée. L’exégèse de la messe insiste à de nombreuses reprises sur le nombre et la forme des plis des linges de l’autel, concentrant l’interprétation de leurs propriétés matérielles sur les liens entre les objets et les événements de la Passion : la nappe est pliée en trois dans le sens de la largeur parce que le Christ est resté trois jours au tombeau, puis en quatre dans le sens de la 37. 38. 39. 40. 41. 42.
À ce sujet, voir Guerreau 2006. Treffort 2013. Venance Fortunat, Poèmes. Livres I-IV, p. 30. Treffort 2013, p. 56 ; voir aussi Zumthor 1975. Boharski 2020, p. 127. Favreau, 1995, p. 5.
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longueur43. L’écriture sur le voile subit, lors du dénuement de l’autel, un processus d’archivage d’une façon analogue à ce que subissent les documents manuscrits, pliés et versés au fonds d’une bibliothèque44. À l’instar des manipulations des chartes et des diplômes, la manipulation de l’objet, le pliage et le dépliage rituels de la nappe, constitueraient alors une nouvelle proclamation du contenu de l’inscription, une confirmation dans l’actualité, une nouvelle association au Christ45. Gilles Deleuze, dans son travail sur Leibnitz et le baroque, met en opposition l’archive et le pli46. L’histoire achevée, sans possibilité d’actualité, c’est le monde fini de l’objet archivé ; l’ébauche, la répétition, le possible, la présence résident quant à elles dans le pli et le repli des événements. C’est ce que permet la manipulation de la nappe de Lyon pour le nom et le souvenir de Berthe. Les questions posées par l’intermittence de l’exposition de la nappe d’autel de Lyon peuvent être étendues à bien des objets inscrits du Moyen Âge dont les inscriptions ne sont lisibles que lors de leur utilisation. On trouve parmi eux de nombreuses pièces de textile : c’est en particulier le cas des aménagements liturgiques provisoires au contact de l’autel qui structurent le sanctuaire pour la célébration de cérémonies ponctuelles (clôtures, tentures, rideaux), des bannières votives utilisées dans le cadre des processions, ou encore des éléments de décor pour les représentations théâtrales et la mise en scène du pouvoir (estrades des entrées royales, installations des chapelles ardentes). Bien étudiés pour l’héraldique, ces objets doivent encore faire l’objet d’un travail d’inventaire et d’analyse du côté épigraphique47. les inscRiPtions De la bRoDeRie De
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Parmi ces aménagements provisoires, il est un objet bien connu de l’art médiéval tant pour son originalité que pour les controverses qui agitent encore aujourd’hui les historiens de l’art quant à sa destination initiale. Il s’agit de la broderie de Gérone, dite « de la Création », aujourd’hui exposée au Musée de la cathédrale de Gérone, en Espagne48 (fig. 5). De récentes restaurations ont permis 43. Guillaume Durand, Rationale divinorum officiorum, l. IV, 29, 2, p. 378 : Siquidem in longum altaris extenditur quia, ut aiunt quidam, linteamen quo Christi corpus inuolutum fuit, per illam figuratum extensum in longitudine sepulcri inuentum est. Quatuor eius plicature in longum, quatuor designant cardinales uirtutes, scilicet iustitiam, prudentiam, temperantiam et fortitudinem per quas innate nobis passiones reprimuntur. 44. Sur la notion d’archivage et ce qu’elle implique sur la mise en forme des documents écrits, voir Chastang 2001 et Morsel 2008, p. 11-14. 45. Brigitte Bedos-Rezak offre ces dernières années des réflexions passionnantes reliant l’écriture et la présence du scripteur ; voir par exemple Bedos-Rezak 2011. 46. Deleuze 1988. 47. On verra à ce sujet les analyses que fait M. Gaude-Ferragu 2005 des installations funéraires et de leurs dispositifs héraldiques. 48. La broderie de Gérone a fait l’objet récemment d’une étude interdisciplinaire qui fournit une synthèse historiographique et les résultats les plus à jour de cet objet exceptionnel : Mancho 2018.
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Fig. 5. Broderie de la Création, Gérone, Musée de la cathédrale, fin du xie siècle. Photo sous licence CC s/n.
de faire de nombreuses observations de détail sur ses matériaux et ses techniques, et de proposer une datation aux environs de 1075, fondée sur des critères stylistiques, iconographiques et techniques. La pièce de tissu, fait de laine, de soie et de lin, mesure 3,50 × 4,50 mètres. Elle présente un ensemble complexe de scènes : une large bande rythmée de cartouches sert d’encadrement à la broderie et présente un cycle cosmologique très élaboré dont il manque aujourd’hui la partie inférieure ; dans la partie basse, une large bande de tissu est dédiée à l’invention de la Croix. La plus grande partie de la broderie, au centre, bornée sur trois côtés par le cycle cosmologique et au-dessous par le cycle historique, est consacrée à la Création. Les images s’organisent dans deux grands cercles concentriques inscrits dans un carré ; les écoinçons sont occupés par la figure des vents chevauchant les fleuves du Paradis. Au centre du cercle intérieur se trouve la figure du Pantocrator ; rayonnant depuis ce centre, huit sections du cercle extérieur présentent des épisodes du récit de la Création. Les inscriptions sont omniprésentes sur la broderie de Gérone. Les lettres occupent tous les lieux de l’image, dispersées parmi les motifs, semées entre les
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personnages49. Grâce aux variations de dispositions entre les inscriptions linéaires et circulaires, elles renforcent les grands découpages de la composition et contribuent à l’organisation visuelle du discours. En l’état actuel de conservation, la broderie porte 141 mots, composés de 658 caractères alphabétiques. La présence des lettres répond à la richesse des sujets qui peuplent la broderie. Les inscriptions les plus longues de la broderie sont réservées au cycle central de la Création. Elles occupent le premier cercle qui ceint la figure du Pantocrator, le second qui dessine le lieu de la Création et les quartiers de ce cercle. Leur syntaxe est simple : il s’agit de phrases tirées ou inspirées du livre de la Genèse, composées d’une seule proposition ou de deux propositions coordonnées. Il existe une variation évidente entre les courtes inscriptions nominales semées dans l’image et les textes plus longs brodés sur les cercles. Cette variation est le reflet épigraphique – donc visuel et syntaxique – de la différence établie entre l’institution de la figure par la création (le résultat, en d’autres termes) et l’action créatrice elle-même. Si le cycle de la Création de Gérone est en apparence transparent, s’il traduit visuellement les grandes articulations du récit de la Genèse, on constate néanmoins que la conjonction du texte et de l’image, ici comme dans toutes les œuvres médiévales, mêlent signes alphabétiques et signes iconiques, infléchit cette narration linéaire pour mettre en exergue certains aspects du discours visuel. On a relevé pour Gérone trois aspects principaux : l’insistance sur la lumière et son pouvoir créateur ; la présence du Christ au centre de la tapisserie et l’évocation de l’eucharistie ; les références à la croix et à la Passion. Où était placée la broderie et à quel usage répondait-elle ? Les hypothèses envisagées jusqu’à présent évoquent ou bien une disposition au sol, comme s’il s’agissait de la version textile d’un pavement en mosaïque, ou bien une disposition à la verticale derrière l’autel de la cathédrale, comme s’il s’agissait de la version textile d’un retable50. Dans le premier cas, l’état de conservation de la pièce ne permet pas d’envisager qu’on ait marché sur la broderie, à moins de supposer l’existence d’un système de fermeture (chancel ou barrière) autour du tissu – une telle disposition serait en tout cas unique en son genre. Dans le second cas, la broderie de Gérone constituerait un unicum dans la série des objets conservés pour l’aménagement textile du sanctuaire, par son thème comme par ses dimensions, même si l’on connaît assez mal, en tout cas de façon archéologique, la forme et le fonctionnement de ces systèmes de clôture. Guillaume Durand consacre quelques lignes aux « voiles » placés dans l’église et rapporte ainsi au livre I du Rational des divins offices : Il est à remarquer que l’on suspend trois sortes de voiles dans l’église, à savoir : celui qui couvre les choses saintes, celui qui sépare le sanctuaire du clergé, et celui qui sépare le clergé du peuple […].Le premier voile, c’est-à-dire les rideaux que l’on tend des deux côtés de l’autel, et dont le prêtre pénètre le secret – on l’évoquera au livre quatre avec la secrète – a été figuré d’après ce qu’on lit dans l’Exode […] Le second voile, ou courtine, que, pendant le carême et la célébration
49. Pour une étude détaillée des inscriptions de la broderie de Gérone : Debiais 2018. 50. Voir en particulier les réflexions de Castiñeiras 2012.
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de la messe, on étend devant l’autel, tire son origine et sa figure de celui qui était suspendu dans le tabernacle et qui séparait le Saint des saints du lieu saint […] Le troisième voile a tiré son origine du cordon de muraille ou paroi qui, dans la primitive Église, faisait le tour du chœur et ne s’élevait que jusqu’à hauteur d’appui, ce qui s’observe encore dans certaines églises51.
Le premier et le troisième voile, d’après ce que l’on conserve de l’usage médiéval, ne portent pas d’images ; ils servent de barrière amovible en fonction des prescriptions liturgiques et dissimulent certaines parties du sanctuaire de façon permanente. Le second en revanche est installé devant l’autel pendant le Carême. En se concentrant exclusivement sur les images, Xavier Barral a récemment proposé l’hypothèse selon laquelle la broderie de Gérone serait un voile de Carême, soit la grande pièce de tissu placé avant Pâques à l’entrée du sanctuaire pour soustraire l’autel au regard des fidèles52. Or, ce type de voile présente, pour les exemples que l’on conserve aujourd’hui et qui sont certes tardifs, des images organisées autour de deux thématiques particulières : la Création et la Passion du Christ. Ce voile, suspendu au début du Carême, reste en place, y compris pendant la célébration de l’eucharistie, jusqu’au dimanche de Pâques et il substitue à la vue de l’autel et du mystère l’image du Christ en sa Passion53. À Gérone, les évènements de la semaine sainte ne sont que suggérés dans l’image et c’est grâce à la lecture attentive, presque méditée, des inscriptions qu’ils se manifestent sur la broderie. Son exposition prolongée et le fait qu’elle s’interpose entre le fidèle et le point focal du rituel permettent sans doute d’envisager la possibilité d’une contemplation durable, et donc d’une transformation du discours des images en un discours de l’objet dans son espace et dans son temps, celui du Carême. L’insistance sur le péché à venir dans la scène de la création d’Adam correspond à ce que l’on trouve sur d’autres voiles de Carême dans leur mise en scène du péché, et constitue, conformément aux prescriptions de ce temps de pénitence, une invitation à la conversion des mœurs. La vue de l’autel est rétablie le mercredi saint au milieu de l’office, au moment de la lecture de la Passion, généralement le récit de Luc54. Dans le Cérémonial parisien de 1662, mais qui reprend une tradition beaucoup plus ancienne, on lit :
51. Guillaume Durand, Rationale divinorum officiorum, l. I, 3, 35 : Circa hoc autem notandum est quod triplex genus ueli suspenditur in ecclesia, uidelicet quod sacra operit, quod sanctuarium a clero diuidit, et quod clerum a populo secernit. […] Primum, uidelicet cortine que ab utroque altaris latere extenduntur sacerdote secretum intrante, prout in quarta parte sub titulo De secreta dicetur, significatum est in hoc quod, sicut legitur Exodus. […] Secundum, uidelicet cortina que in Quadragesima in officio misse ante altare extenditur, significatum est in hoc quod uelum infra tabernaculum erat suspensum, quod diuidebat sancta sanctorum a sanctis. […] Tertium inde habuit originem quia in primitiua Ecclesia paribolus, id est paries qui circuit chorum, non eleuabatur nisi usque ad apodiationem, quod adhuc in quibusdam ecclesiis obseruatur. 52. Barral i Altet 2018. 53. Sur les usages du voile de Carême, voir Boerner 2019. 54. Lc XXIII, 45.
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Le diacre chante la Passion selon saint Luc, que le célébrant pendant ce temps lit au coin de l’évangile, ainsi qu’il est noté à la troisième férie précédente. Mais après qu’il soit parvenu à l’aigle qui est au milieu du chœur, le Maître de Cérémonie tire le grand voile entre le presbyterium et l’autel, de la façon habituelle, lequel est soutenu de chaque côté du chœur et tenu par deux clercs, jusqu’à ces paroles de la Passion : « Et le voile du temple se déchira par le milieu ». Et quand le diacre prononce ces paroles, sur un signe du cérémoniaire, les deux clercs susdits le relâchent subitement, afin qu’ainsi il tombe soudain entièrement sur le pavé du chœur, ce voile est ensuite enlevé par le sacristain55.
On imagine aisément la scénographie et l’effet produit par un voile comme celui de Gérone qui tomberait au sol avec fracas, dévoilant le lieu du mystère et son contenu : Dieu en image sur le tissu devient Dieu en corps sur la table du sacrifice. Aux ténèbres qui ont couvert la terre pendant trois heures succède la lumière de la mort du Christ, espoir de salut. Dans l’exégèse, le déchirement du voile est une nouvelle révélation : l’ancienne alliance, dissimulée par ce rideau, est rendue visible dans la nouvelle alliance qu’est le Christ, comme l’affirment les paroles de la consécration dans la liturgie : le sang de la Passion est l’alliance nouvelle et éternelle. On trouve dans les anciennes liturgies orientales et occidentales une prière prononcée par le prêtre au moment où il pénètre derrière ce voile : Nous te rendons grâce, Seigneur notre Dieu, de nous accorder la confiance de pénétrer dans ton sanctuaire par ce nouveau et vivifiant chemin, qui nous est ouvert par le voile, le chemin de la chair de ton Christ. Maintenant que nous avons été trouvés dignes d’entrer dans le séjour de ta gloire, de nous tenir derrière le voile, et de contempler ton Saint des Saints, nous nous prosternons devant ta bonté. […] Et ayant dévoilé les voiles des mystères qui recouvrent symboliquement ce rite sacré, montre-nous en toute clarté, et remplis notre vision spirituelle avec ta lumière sans fin, et après avoir purifié notre pauvreté de toute souillure de la chair et de l’esprit, rends la digne de cette présence redoutable et craintive56.
C’est bien le thème de la lumière qui est centrale ici, la même qui est exposée par la lettre et l’image dans le tiers supérieur de la roue de la Création à Gérone. De même, l’incise du Ps 145, 6 dans l’inscription du cercle extérieur renvoie au texte dans son ensemble, où il fait mention explicite de la destruction, de la ruine d’une part, et de la révélation et de la lumière d’autre part57 (fig. 6). Ce faisceau d’indices invite donc à voir dans la broderie de Gérone un élément central du dispositif liturgique de Pâques dans la cathédrale. Il semble que l’étude des inscriptions et de ce qu’elles produisent dans l’image, à savoir une inflexion liturgique du récit de la Création, pourrait confirmer cette hypothèse et faire de l’objet de Gérone le plus ancien voile de Carême conservé en Occident. On retrouve dans la prière 55. Cité par de Villiers 2015. 56. Divine liturgie de saint Jacques, Frère du Seigneur, Épinay-sur-Sénart, 2013 ; cité par Boerner 2019, p. 67. 57. IN PRINCIPIO CREAVIT DEUS CELUM ET TERRAM, MARE ET OMNIA QUA IN EIS SUNT ; ET VIDIT DEUS CUNCTA QUE FECERAT ET ERANT VALDE BONA.
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la tonalité de l’inscription tracée sur la nappe d’autel de Lyon associant mystères et conversion. Comme le poème de Berthe, les inscriptions de la broderie de Gérone sont donc exposées dans le sanctuaire et constituent une voie d’accès à la compréhension la liturgie, avant de disparaître dans les plis du tissu au pied de l’autel. La possibilité de pliage, de déplacement, d’archivage offerte par le tissu est probablement ce qui accorde aux inscriptions et aux images brodées ou tissées sur les tentures, les nappes et les voiles un statut particulier, aux marges de la documentation épigraphique d’une part, et en prise avec la profondeur théologique et plus généralement symbolique des objets d’autre part. Comment expliquer alors que les linges liturgiques ne comportent pas Fig. 6. Broderie de la Création, détail : la plus fréquemment d’inscriptions au création de la lumière, fin du xie siècle. Photo : Moyen Âge ? Les aléas documentaires Musée de la cathédrale de Gérone. sont si nombreux qu’il est difficile de proposer une réponse tranchée. Évoquons d’abord le fait que les nappes d’autel sont soumises à un renouvellement constant en raison de leur usure et de la saleté – ce renouvellement devient très tôt une prescription canonique58. À la différence des autres objets de l’autel, y compris les vêtements pour lesquels on conserve davantage d’inscriptions, elles ne font que rarement l’objet d’une thésaurisation et sont détruites ou réutilisées sous forme de lambeaux. Le caractère transitoire de l’objet aurait-il conduit à un faible recours épigraphique, notamment pour la mémoire des donateurs, de facto sujette à disparition lors de la destruction de la nappe ? C’est une possibilité réelle que l’épigraphie doit prendre en considération à l’heure de définir la variable de durabilité des supports et des écritures. Commentant l’inscription brodée sur le suaire de saint Remi à Reims à la demande de Charles le Chauve, Jean-Claude Bonne insiste sur le fait que le texte assure la relation directe entre les noms tissés sur le tissu et Dieu ; parce que l’inscription ne peut pas être lue dans la tombe, elle lance les noms et les prières directement vers le Ciel59. De façon générale, l’inscription sur le tissu est toujours une écriture de la limite et du contact. Placée dans 58. Bavoux 2012, p. 95 et 123 et sq. 59. Bonne 1996, p. 62.
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la trame du textile, elle recouvre ou sépare les objets. Écrire dans le vêtement, c’est aussi écrire sur le corps ; écrire sur la nappe, c’est écrire sur l’autel. Comme l’écriture sur le vitrail, l’inscription sur le tissu articule le signe et la transparence du support. Le voile dissimule moins qu’il ne révèle les formes des corps et des objets, et il permet à l’écriture et ce qu’elle désigne de coïncider60. L’enquête sur les inscriptions sur les linges de l’autel est donc à poursuivre sur un corpus élargi, et doit inviter à s’interroger sur l’imbrication et les points de convergence entre les différentes pratiques d’écriture au Moyen Âge. L’écriture épigraphique « située » sur un élément textile que l’on déploie par intermittence dans l’espace ecclésial constitue par ailleurs le moyen d’interroger ce que signifie « afficher » le texte et l’image dans la culture du Moyen Âge. La stabilité et la pérennité que l’épigraphie attribue aux inscriptions sont, dans la pratique, souvent nuancées par les conditions réelles d’utilisation des objets épigraphiques. L’inscription est pliée et rangée avec la nappe d’autel de Berthe à Lyon ; elle est tendue, chiffonnée puis repliée sur le voile de carême de Gérone. Les placards, les affiches, les banderoles qui accompagnent les tombeaux dans l’église sont accrochés et décrochés au gré des cérémonies commémoratives. La frontière que l’on pose entre l’affichage permanent d’une structure fixe et monumentale d’une part, et l’éphémère d’une exposition graphique qui apparaît et disparaît au fil du temps d’autre part, est-elle en mesure de rendre compte de la diversité de ce que produit l’écriture en son lieu ? C’est discutable, et ce n’est qu’en mesurant les implications temporelles des inscriptions que l’on pourra décrire avec pertinence l’effet et l’impact de l’écriture épigraphique sur le lieu social et symbolique de l’église médiévale.
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MARKING THE GROUND IN LITURGY, SCRIPTURE, AND LEARNING* lucy Donkin
University of Bristol
A
number of medieval texts display an interest in signs marked ephemerally on the surface of the ground. References are found in different genres of writing, including liturgical commentary, scriptural exegesis, and hagiography, and the acts of marking take place in a range of circumstances, both experienced and imagined. Within these parameters, certain clusters of marks can be identified. For example, outlines of church buildings were traced on the ground during the construction process, sanctified in liturgical engagement with building sites, and indicated in snow, dew, and frost in miracle stories that expressed divine approval for a particular building project1. This chapter brings together a looser set of temporary markings, made in ashes, sand, dust, coal, and the earth itself. Despite their humble material qualities and their more radical impermanence than the plans, which anticipated a built structure, they are far from trifling in their significance. They include cruciform designs executed on the floor surface during ceremonies for church consecration and baptism, and rites for the dying, which signified the fundamentals of Christian faith and identity, with important implications for the spaces and individuals involved. Instances of marking the ground temporarily to communicate concepts and visualise forms to be understood are also found in scripture and in medieval learning practices. The history of ecclesiastical rituals is one in which individual ceremonies have a particular logic and trajectory. The three examples discussed here each have long and complex histories, and correspondingly substantial scholarly literatures, which have addressed these acts of marking in some detail. Moreover, within the field of liturgical studies the tendency is one of increasing particularity. There is a desire to recognise the great variety that existed within the parameters of each rite and area of ritual activity ; to push back against the assumption that certain well-known forms were dominant or paradigmatic ; and to acknowledge local traditions, practical constraints, and the potential for divergence between prescriptive text and practice2. These developments, highly enriching to the field, make the challenges involved in looking across rituals even more evident. To encompass three in a single short article is barely to scratch the surface. Yet it is 1. 2.
Donkin 2018. Gittos 2016.
Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 63-80. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M. CEM-EB.5.132263
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precisely at the surface that I ultimately wish to direct attention by moving beyond a single rite, and beyond the liturgy, asking what sorts of meanings and relationships can be envisaged for similar marks on a shared support. This approach also aims to highlight the significance of ephemeral marks on the ground for medieval visual and textual culture. Despite interest in writing on surfaces other than the page and in parallels between supports, such as parchment and human flesh, which has been expressed by medievalists from a variety of disciplines3, the ground has received little attention as a graphic support, at least in relation to temporary marks. Moreover, while such marks played an important part in visual culture, art historians specialising in the Middle Ages have devoted more attention to permanent signs and inscriptions, while attention to works executed in ephemeral materials is found more commonly in discussions of late medieval and early modern spectacle4. There have been some important treatments of the relationship between ephemeral and permanent signs with respect to the individual rituals under discussion here5. In contrast to these studies, this chapter explores ways in which temporary markings on the ground relate to each other and to those on other surfaces, especially the human body.
chuRch consecRation anD the alPhabet cRoss From at least the early ninth century, some rituals of church consecration included the writing of a diagonal cross of alphabets or abecedarium on the ground. Initially, this was made up of the Latin alphabet only ; subsequently, one arm of the cross was formed by the Latin alphabet and the other by the Greek. The execution of the cross also developed over time. It is possible that, originally, the letters were imprinted in the earth or were traced, without any visible effect, on a hard floor surface. However, subsequently they came to be imprinted into a yielding substance laid down for the purpose. As Cécile Treffort has noted, what may be the first mention of ashes (favilla cineris) comes in a sermon on the dedication of a church delivered by Adémar of Chabannes in around 10306. An early surviving testimony in a consecration ordo is found in an eleventh-century manuscript in Lucca, seen to belong to the Ambrosian tradition7. Ashes became the norm in the liturgical texts, but it was possible to use other substances. Sand is mentioned, for example, in the twelfth-century Roman du Mont-Saint-Michel8; a sermon on the 3. 4. 5. 6. 7. 8.
For example, Wagner, Neufeld, and Lieb 2019. For example, Eastmond 2015 ; on the latter topic, see Smith 2020. For example, the contributions by Cécile Treffort, Yann Codou, and Didier Méhu in Méhu 2008 ; Brown 2017, p. 199-223. De Lasteyrie, 1901, p. 425 ; Treffort 2008, p. 226 ; Treffort 2010, p. 159. Sparsa aqua sancta, scribitur alfabetum supra cinerem qui infra aecclesiam iactatus est in modum crucis (Lucca, Bibliotheca Capitolare, Cod. 605, f. 1r ; Ordo Ambrosianus ad Consecrandam Aecclesiam et Altaria, ed. Mercati 1902, p. 1-32, at p. 22). Guillaume de Saint-Pair, Roman du Mont-Saint-Michel, l. 831-35, ed. p. 153.
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dedication of a church by Jacopo de Voragine9; and the thirteenth-century verse Life of St Edward the Confessor, which describes the miraculous consecration of Westminster Abbey10. Diagrams of the alphabet cross are found in manuscripts from the late ninth or early tenth century, while surviving depictions of the bishop writing the alphabets in the ashes date from the thirteenth century onwards. Echoes of its form can also be detected in permanent pavement decoration11. The rite as a whole attracted allegorical interpretation from the Carolingian period, including readings that drew comparisons between the structure of the building and the human body. This is in keeping with a much wider, scripturally-based tradition of relating the physical church to the members of the church community.12 As part of this phenomenon, there was potential for comparisons to be drawn between ecclesiastical rituals that pertained to buildings and those addressed at people. As Brian Repsher, among others, has argued, the ninth-century interpretative text known as the Quid significent duodecim candelae equated the consecration of the church with the rite of baptism13. When discussing the alphabet cross, the author of the Quid significent acknowledged that it might seem like a « childish game » (puerilis ludis) but went on to associate it with the « beginnings and basics of sacred doctrine » (initia et rudimenta doctrinae sacrae)14. Repsher suggests that the point of reference is the scrutinies that formed part of pre-baptismal rites, specifically the instruction of baptismal candidates during the traditio symboli and traditio evangeliorum – the handing over of the Creed and Gospels – noting that in some versions of the rite the Creed was given first in Greek and then in Latin15. In sermons and commentaries dating from the eleventh century onwards a corporeal comparison was made explicit, specifically regarding the internalization of scriptural knowledge. Perhaps reflecting the use of ashes, these texts also display an interest in imprinting. Peter Damian’s Sermon on the Dedication compared the writing of the alphabets on the pavement to the way in which the divine law should be inscribed in peoples’ hearts (templo pectoris nostri)16. In his De sacramentis, Bruno of Segni understood the alphabets to represent both the Old and New Testaments and the typological understanding of scripture, stating that the alphabet should therefore be written twice on the
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Et ideo talis scriptura fit in cruce de cinere et zabulo facta ad innuendum quod si homo vult faciliter Dei praecepta implere, debet habere memoriam Dominicae passionis et crucis (Jacopo de Voragine, Sermones de tempore et de sanctis : Edificaverunt templum Domini rex et filii Israel, in Horie 2006, p. 226-29, at p. 228). Estoire de Seint Aedward le Rei, l. 2189-2194, ed., p. 62 ; trans. p. 82. A number of diagrams, representations, and visual references in pavements are illustrated and discussed in Donkin 2022, ch. 2. Whitehead 2003, esp. chs. 1, 4 ; Iogna-Prat 2006. Repsher 1998. Le Pontifical Romano-Germanique, p. 97. Repsher 2003, p. 6-11. Pro quo patenter innuitur quia templo pectoris nostri nil aliud quam divina lex debet inscribi (Peter Damian, Sermones, 72.3, ed. p. 420-30, at p. 422).
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pavement of our bodies : in pavimento corporis nostri17. Similarly, in Sicardus of Cremona’s Mitrale, the alphabets represent the knowledge of the Testaments « written in the pavement of our breasts » (pavimento pectoris nostri)18. While the act of impression came to be stressed only after the first reference to the use of ashes, the fact of impression was seemingly more important than the material used. The ashes receive separate allegorical treatment relatively rarely and late in the tradition. For example, in a dedication sermon, Martin of Troppau specified that the letters are written in ashes because Christ writes the law in humble hearts19. For Jacopo de Voragine, the cross was made out of ashes and sand to signify that someone who wished to fulfil God’s precepts must remember the cross and Passion of Christ20.
MaRking the gRounD in stuDy Elsewhere I have suggested that such interpretations of the alphabet cross may reflect contemporary understandings of human memory as itself involving impression21. Here, I would like to highlight other ephemeral drawing practices and acts of writing that used the pavement as a didactic surface and could equally be associated with the body. Connections between these areas – ritual, mental, and pedagogical – can be seen in the work of Hugh of St Victor (c. 1096-1141). In his De sacramentis, Hugh subscribed to the interpretative tradition just outlined : he saw the alphabet cross as the simplex doctrina fidei and compared the pavement to a human heart22. The terms used here correspond with those in his writings on memory, including the heart as a repository for wisdom. In his Chronicle, for example, he not only cited the need to impress what is read on the memory, but also commanded his readers to : « return [...] to your heart and consider how you should dispose and collect in it the precious treasures of wisdom »23. Finally, he described marking the ground in the process of elementary learning. In his Didascalicon, he wrote : « I laid out pebbles for numbers, and I marked the 17. Bruno of Segni, De sacramentis ecclesiae, col. 1094-95 ; on the interpretation of the dedication in De sacramentis see Hamilton 2010, p. 201-211. 18. Sicardus of Cremona, Mitralis de officiis, 1.6, ed. p. 30. 19. Quia autem in cineribus scribuntur litere innuit quod Christus scribit legem in corde humili ; Martin of Troppau, Sermones de tempore et de sanctis : Templum Dei sanctum est quod estis vos, in Horie 2006, p. 218-221, at p. 220. 20. Et ideo talis scriptura fit in cruce de cinere et zabulo facta ad innuendum quod si homo vult faciliter Dei praecepta implere, debet habere memoriam Dominicae passionis et crucis (Jacopo de Voragine, Sermones de tempore et de sanctis : Edificaverunt templum Domini rex et filii Israel, in Horie 2006, p. 226-229, at p. 228). 21. Donkin 2013, p. 37-48. 22. Hugh of St Victor, De sacramentis christiane fidei, 5.3, p. 372. 23. Redi ergo, fili, ad cor tuum et considera qualiter in eo disponere et collocare debeas preciosos sapientiae thesauros (Hugh of St Victor, De tribus maximis circumstantiis gestorum, ed. p. 489 ; trans. Carruthers 2008, Appendix A, p. 340).
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pavement with black coals and, by a model placed right before my eyes, I plainly showed what difference there is between an obtuse-angled, a right-angled and an acute-angled triangle »24. If pebbles and charcoal made for easily alterable diagrams, the choice of pavement over wall also allowed Hugh to engage in a more dynamic mode of learning, « walking » the figures and measuring them with his feet. Although they are simply used to form shapes, rather than also acting as a medium for impression, the pebbles and charcoal of Hugh’s practical learning strategies are not so far in material terms from the ashes of the alphabet cross. Moreover, his description of his juvenile learning comes shortly after a mention of the alphabets as a necessary foundation to further study, and the whole passage is found in the context of how to read scripture. However, the practice of marking the ground in study was not confined to children. Indeed, scholars such as Patrice Sicard have suggested that elements of Hugh’s complex diagram of Noah’s Ark might have been executed as a drawing on the floor25. We also find an echo of such practices in Godfrey of St Victor’s Fons Philosophiae, which characterises mathematics as a river with four branches ; that of arithmetic is full of pebbles while that of geometry cuts shapes or figures in the sand26. Certainly, executing temporary designs in sand or a similar substance on a horizontal surface was a broader practice within mathematics. Already around the year 1000, Bernelinus’ treatise on the abacus describes a tabula scattered with bluish-grey dust or sand, in which figures were drawn.27 In the late twelfth-century Ordo artium, geometry is characterised as dealing with figures drawn in the dust (pulvereis … figuris)28. Here, despite the difference in support, the fact that the sand or dust forms the medium in which the marks are made is similar to the tracing of the letters in the alphabet cross. Insofar as practices of marking the ground and imprinting figures in sand or powder were used in learning, the associations of the imprinted cross of ashes with the internalisation of scripture and doctrine were doubly appropriate. In one instance, a direct connection was made between drawing diagrams in ephemeral substances as an aid to learning and the surface of the human body as a recipient for higher understanding, here marking out a division between the stages of the university curriculum and between scholarly and spiritual knowledge. In a statement by Robert Bacon included in Matthew Paris’s mid-thirteenth-century Life of St Edmund of Abingdon, two episodes show the scholar’s absorption in 24. Hugh of St Victor, Didascalicon, 6.3, trans. p. 136. On Hugh’s exercises and on engagement with the earth in representations of geometry, see Cleaver 2016, p. 168-72, who cautions that some activities described in treatises may not have been carried out in practice. 25. Sicard 2001, p. 127 ; Kupfer 1994, p. 269. 26. Cerneres in sabulo varias picturas / Infinitis ductiles lineis figuras / Circulos, triangulos atque quadraturas / Quibus adinveniunt omnium mensuras (Godfrey of St Victor, Fons Philosophiae, 94, ed. p. 48). 27. Abaci tabula, diligenter undique prius polita, ab geometris glauco pulvere solet velari, in qua describunt etiam geometricales figuras (Liber abaci, p. 357-400, at p. 359). 28. Artis geometrice cura de mensuris / Disserens pulvereis ludit in figuris (cited in Binding and Linscheid-Burdich with Wippermann 2002, p. 115).
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his studies at the time he was Regent of Arts at the University of Oxford. This is both presented as leading him to neglect his prayers and associated with a move from the quadrivium to theology. Edmund is described as « constantly drawing diagrams in the dust » when lecturing on science29. The saint’s mother appears to him in a dream and draws on his palm three circles containing the names of the persons of the Trinity, instructing him that these should be the only diagrams he should study from then on. Edmund’s hagiographers may have had in mind the shield of faith, an early example of which is found in a marginal illustration of Matthew’s Chronica majora (Cambridge, Corpus Christi College, MS 16II, f. 49v). Corporeal intervention is not unusual in visions ; already in the previous episode, St John the Evangelist had threatened to cane Edmund’s hand for forgetting a prayer to himself and the Virgin, a mode of enforcing attention more associated with children30. Nor is a progression from one surface to another unprecedented ; in the twelfth-century Revelatio ecclesiae sancti Michaelis, which recounts the foundation of Mont-St-Michel in Normandy, the archangel Michael prods Bishop Aubert in the head to drive home his request for a church, after a plan drawn twice on the ground has been ignored31. Nonetheless, the use of the skin as a surface for a theological diagram representing a central tenet of faith and doctrine is notable, and represents a particularly close relationship between the forms impressed on the two surfaces.
chRist WRiting on the gRounD The characterisation of the ground as a didactic surface is also reinforced by the fact that it is the only one upon which Christ is said to write in the Bible and was subsequently associated with another act of instruction. In the episode in John’s Gospel (8:6) in which the Pharisees question Christ about the woman taken in adultery, they cite the law of Moses to argue that she should be stoned. He responds by writing on the ground twice, before and after telling those without sin to cast the first stone32. Not only is the writing ephemeral, but the Bible does not state what was written, prompting debate since Late Antiquity. While some medieval representations show him writing marks that resemble script, others display legible text, from the admonitory « earth condemns earth » to the first words of Christ’s response : « He that is without sin amongst you, let him first cast a stone at her ». Although the site was not one of particular veneration, it was mentioned in pilgrimage accounts. In the later ninth century, the Itinerary of Bernard the Monk included a church on the Mount of Olives which he identified as the site where Christ had encountered the woman taken in adultery, and which « preserved in 29. 30. 31. 32.
Frequenter figuras in pulvere protraheret (Matthew Paris, Vita Edmundi, ed. p. 250 ; trans. p. 140). On corporal punishment, see Cleaver 2016, p. 46-52. Revelatio ecclesiae sancti Michaelis, 4, ed. and trans. p. 95-99. John 8 :5-8. On medieval interpretations and depictions of this event see Knust and Wasserman 2010.
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marble, the writing that he wrote on the ground »33. While the existence of the church is questionable, the text has been seen by Daniel Reynolds to respond to an interest in the passage and in visualising Christ’s writing in this period. Other accounts, including those by Saewulf and John of Würzburg, correctly associate this episode with the Temple Mount34. Indeed, in one anonymous early-thirteenth-century pilgrimage guide the Holy of Holies is specifically identified as the place where « the Lord wrote with his finger in the earth », perhaps drawing an implicit parallel with the « two stone tablets of testimony written with the finger of God » that had been kept in the Temple35. The Mount of Olives was connected instead with the teaching of the Lord’s Prayer. Despite no biblical support, this too was associated with an act of writing – sometimes on stone – and with script preserved at the site. For example, in the late twelfth century, Theoderic described a church on the Mount of Olives where Christ taught the disciples to pray, noting that he « wrote with his own hand » and that the words were written out beneath the altar so travellers could kiss them, while an anonymous text of c. 1170 similarly records a stone under the altar « where he wrote with his own hand “Our Father” in Greek letters »36. In the fourteenth century, James of Verona even described a stone « on which he wrote the Lord’s Prayer with his finger », further emphasising continuity with the tablets of the law, and he received a piece as a relic37. Indeed, the veneration of the ground at that site is also reflected in some relic lists. Nicolò Signorili’s early fifteenth-century Descriptio urbis Romae, for instance, includes « a stone from the place where our Lord Jesus Christ composed the Our Father » amongst the relics of the church of Sant’Agnese in Agone38. Not only was it sometimes stressed that Christ wrote with his finger, but parallels were drawn between Christ writing in the earth in the episode of the adulterous woman and writing on the human body. Bede stated that by writing on the ground Christ was indicating that our deeds are written in our hearts39. A similar interpretation was put forward by Alcuin in his commentary on the Gospel of John, noting that the heart bears the fruits of good or bad works40. Furthermore, a triple connection was also made between the heart, the ground, and the tablets of the law, amplifying the association between the latter already found in Ambrose and Jerome. For example, in Hugh of Fouilloy’s De claustro animae, the book of the heart was understood to have been corrected over time from three others41. 33. The translation is taken from Reynolds 2019, p. 263 ; see also Itinerarium, trans. p. 8-9. 34. Wilkinson 1988, p. 105, 247. 35. Pringle 2011, p. 175. See Exodus 31 :18 and Deuteronomy 9 :10 for descriptions of the tablets of the law in these terms. 36. Hoc eis propria scripsit manu, hoc sub ipso altari integre scriptum est ita, ut illud peregrini osculari possint (Theoderic, De locis sanctis, ed. p. 174 ; translation of both texts from Wilkinson 1988, p. 241, 302). 37. Ubi digito scripsit Pater noster (Röhrich 1895, p. 202 ; Pringle 2007, p. 120). 38. De lapide loci ubi dominus noster Ihesus Christus composuit Pater noster (Bauch 2016, p. 153). 39. Bede, Homeliarum Evangelii libri II, 1.25, ed. p. 179-80 ; trans. p. 247-248. 40. Alcuin, Commentariorum in Iohannem, col. 854A. 41. Hugh of Fouilloy, De claustro animae, col. 1170 ; discussed in Jager 2000, p. 54.
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The first book was written by God in the heart of man, the second by Moses in the tablets of stone, the third by Christ in the earth, and the fourth in divine foreknowledge. We also see this clustering of surfaces in Ludolph of Saxony’s Vita Jesu Christi. After making the connection between ground and heart, he presented Christ as writing on the ground as if saying « this is the finger that once inscribed the law in stone »42. Few direct connections seem to have been drawn between Christ writing in the ground and the bishop writing in the ground during the consecration ceremony, perhaps because the biblical episode involved a negative association of the ground with sin inappropriate to the context of establishing a sacred space. Nonetheless, when the Quid significent text repudiates dismissing the alphabet cross as a childish game, it does so partly on the grounds that « the example of the Lord preceded all the things that are done », which Cécile Treffort has suggested could be a reference to the episode in John’s Gospel43. An explicit if somewhat staggered link would later be drawn by the Carmelite Thomas Netter (c. 1374-1430). Netter interpreted the alphabet cross in the light of Paul’s Letter to the Hebrews : « you have need to be taught again what are the first elements of the words of God » (Heb. 5 :12). He linked this to Romans chapters 1-2, which compares the natural law of the Gentiles « written in their hearts » to the Mosaic Law and condemns those who pass judgement on others for sins they themselves commit, and he gave Christ’s writing on the ground and his words to the Pharisees as an illustration of the latter44. More importantly, the wider interpretations of both acts of ephemeral writing present the ground as a stage in a progression of instruction on different surfaces, between inscription on the stone Tablets of the Law and inscription in the body. On occasion, an implicit connection may have been drawn between the rite and the biblical episode on this basis. A prayer in an eleventh-century pontifical which explicitly alludes to the writing of the alphabets asks the Lord to « write the words of your law on the tablets of their hearts with the finger of your mercy »45. Although the reference to writing with the finger may simply come from Exodus, in the context of the inscription of the alphabets on the ground, it may well encompass an allusion to Christ’s mercy to the woman caught in adultery. However, it is the wider framework of ideas and characterisations of the surface that I would like to emphasise.
42. Hic est digitus ille qui quondam ipsam Legem scripsit in lapide (Ludolph of Saxony, Vita Jesu Christi, ch. 83, ed. p. 748 ; trans. p. 688). 43. Sciendum tamen, sicut supra iam dictum est, omnia que in talibus fiunt domini exemplum praecessisse et quod in illo praecessit in successoribus imitabile remansisse (Le Pontifical Romano-Germanique, p. 97 ; Repsher 1998, p. 176 ; Treffort 2010, p. 162). 44. Thomas Netter, Doctrinale antiquitatum fidei ecclesiae catholicae, 3, col. 982. 45. Et verba legis tue. in tabulis cordium eorum misericordiae tuae digito asscribe (Cambridge, Corpus Christi College MS 44, p. 26).
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PRe-baPtisMal Ritual As noted above, ecclesiastical ritual also provides other examples of cruciform designs drawn on the pavement in ashes, and does so in a context with both baptismal and instructional associations. The pre-baptismal rituals of the Milanese church involved drawing a chrismon or monogram of Christ, with the letters Alpha and Omega, in ashes on a cilicium or sackcloth. The late-eleventh-century Historia Mediolanensis of Landulf Senior reproduces a homiletic text on the significance of the various elements46. Unlike in many allegorical interpretations of the consecration ceremony, here the fact that omnia signa were drawn in ashes was given an explicit meaning ; it was to remind the participants that they were mortal, while the cilicium signified that they were sinners. In the twelfth century, Beroldus specified that the cilicium was placed in the centre of the church and the infant catechumens grouped round it in the form of a crown to hear the Lord’s Prayer and the Creed47. It is likely that the role of the cilicium developed out of older traditions in which catechumens walked on a sackcloth in bare feet48. Theodore of Mopsuestia (c. 350 - c. 428) offers an explanation for the use of the cloth, which states that « your feet are pricked and stung by the roughness of the cloth [so] you may remember your old sins and show penitence »49. Here, therefore, instruction was achieved by the surface of the skin coming into contact with the surface of the ground. The practice survived the move to infant baptism and is described in the seventh century by Ildefonse of Toledo, with children led over the cloth as a sign of penance, which they are too young to perform50. The ashes are already found spread on the cilicium in the tenth-century Ambrosian Manual, where they are associated with the purifying ashes of the red heifer in the Book of Numbers, as are the ashes mixed with salt and water for the consignation of the altar in the Quid significent51. No mention is made of any design, so it is possible they originally contributed to the harsh surface to be trodden on. To what extent can this regional pre-baptismal ceremony be associated with consecration ? In both cases, an act of symbolic instruction features a cruciform sign traced in ashes on the church pavement and positioned in such a way as to emphasise the centre of the space. Not only could consecration itself be understood as the baptism of the church, but Repsher linked the abecedarium specifically with the traditio symboli and the traditio evangeliorum, though the latter was not part of the Milanese rite. However, a more precise relationship or trajectory of influence is hard to define. If the cruciform writing of the alphabets 46. Landulfus Senior, Historia Mediolanensis, 1.12, ed. p. 42-43. 47. Beroldus, Ordo et caeremoniae ecclesiae Ambrosianae Mediolanensis, ed. p. 92-94 ; trans. in Whitaker 2003, p. 199-202. 48. Borella 1959, p. 555-610, at p. 580. 49. Mingana 1933, p. 32. 50. Ildefonse of Toledo, De cognitione baptismi, 14, ed. p. 360, see also 21, p. 365 ; discussed in Keefe 2002, p. 101-102 ; McConnell 2005, p. 81, 85. 51. Whitaker 2003, p. 185 ; Le Pontifical Romano-Germanique, p. 101-102.
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in church dedication pre-dates the reference to the chrismon in the pre-baptismal rites, the presence of the ashes in pre-baptismal rites pre-dates references to them in the dedication ceremony. What can be said is that from the eleventh century, the annual drawing of the chrismon in ashes at the centre of the church took place on a surface that might be marked in a similar way during consecration, creating a particular kind of resonance between the symbolic instruction of the physical church and that of its new members. Important though the conceptual relationship between building and body was in providing parameters within which more specific associations might be conceived – associations that might be articulated in learned texts – a shared surface, materials, and practices of marking also articulated connections and created a framework of their own within which more specific inferences might be drawn. More broadly speaking, the acknowledgement that the alphabets might seem a childish game and the association of drawing on the ground with childhood and advanced learning, as well as Christ’s use of the surface to teach and admonish, suggest that the ground could be seen as a didactic surface outside of these rituals, reinforcing it as an appropriate platform for the symbolic instruction of infant and building alike. The same characterisation of the surface may have informed the practice, from the early fifteenth century, of depicting St Peter Martyr as writing the initial words of the Creed on the ground in blood in scenes of his martyrdom52.
last Rites By the eleventh century another ritual could also involve the cruciform marking of a haircloth in ashes. This too may have informed the drawing on the cilicium during the pre-baptismal scrutinies, but it can also be put into dialogue with the abecedarium. The practice in question was a variant of a wider custom in which a dying person was placed on ashes and a haircloth. This was particularly associated with monastic contexts, but was also employed by laymen and women. During the Middle Ages, its origins were often attributed to St Martin of Tours. Sulpicius Severus described the dying saint as lying on a bed of ashes and a haircloth, having refused his disciples’ requests to spread straw or blankets beneath him53. More generally, it can be linked to penitential practices of dressing in sackcloth and marking the body with ashes, found both in scripture and ecclesiastical ritual. Certainly, the earliest mention of ashes being used for cruciform markings in the context of death rituals are in relation to the body itself. In Spain, a seventh-century ritual of penance for the dying stipulated that the person was to
52. Hiller 2015, p. 208. 53. Sulpicius Severus, Epistolae, 3 :14, ed. vol. 1, 340-41.
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be covered in a haircloth and marked with a cross of ashes54. Elsewhere, ordines for the visitation of the sick and dying dating from the late ninth century onwards have the priest mark a cross of ashes on the chest (pectus) of the person and place the haircloth over his or her head55. Some eleventh-century sources mention the application of ashes to both body and place. Adémar of Chabannes described a rite in which the dying person was carried to church, where he was placed on a cilicium covered in ashes, and then sprinkled with holy water and marked on the forehead and chest with a cross of ashes56. Similarly, an English manuscript dating from the eleventh century contains an ordo for visiting the dying, including the laity, in which ashes mixed with holy water are used to make a cross on the person’s breast, while the haircloth is laid on the ground and sprinkled with ashes and holy water57. Over time, there seems to have been a move towards shaping the ashes beneath the body into the form of a cross. The earliest potential reference of which I am aware comes in Gerhard of Augsburg’s Life of Bishop Ulrich of Augsburg, composed in the 980s or 990s. This does not mention a cilicium but describes how holy water and ashes were sprinkled, the latter in the form of a cross, and the dying man was then laid down58. Further testimonies are mainly found in a monastic sphere. For example, Bernard’s Cluniac customary, from the late eleventh century, states that the cilicium should be laid on the ground and the ashes sprinkled in the form of a cross59. The Constitutions of Lanfranc of Bec further specify that the ashes should be spread across the full length and breadth of the cloth : ad mensuram longitudinis et latitudinis quam ipsum cilicium habet, signum crucis de cineribus faciat60. The Cistercians seem to have drawn the cross of ashes on the ground first and placed the cilicium on top61. In a culture in which most textiles placed on the ground were laid down for short periods of time under particular people and objects, treating the surface 54. Post hec, cooperit de cilicio, et sic facit crucem de cinere (the rite, preserved in manuscripts dating to the tenth and eleventh centuries, is edited in Janini 1991, p. 113-17, at p. 113 ; its form and date are discussed in Paxton 1990, p. 69-78). 55. An early example is found in a libellus written at the monastery of Saint-Amand near Tournai in the late ninth or early tenth century : Tunc facit crucem ex cinere super pectus infirmi, et imponit cilicium super caput eius (Paris, Bibliothèque nationale, lat 13764, f. 96v). The libellus is described in Palazzo 1990, p. 428, fig. 3 for the passage in question. 56. In ecclesiam deportetur, et iaceat in cilicio superiecto cinere… Et data oratione cinerem sacratum imponat capiti et pectori infirmi in crucis modum (Theodulf of Orleans, Capitula II, 10.21-36, esp. 10.23, ed. p. 178-84, esp. p. 179-80). The rite forms the final part of the second capitulary of Theodulf of Orléans (c. 760-821), as given in an autograph manuscript by Adémar, but is not found in any other manuscript testimony of the work. 57. Thompson 2004, p. 67-82, esp. p. 77. 58. Asperso cinere in modum crucis, et aqua benedicta aspersa, se deponi fecit (Gerhard of Augsburg. Vita S. Oudalrici episcopi, 1.27, ed. and trans. p. 290). 59. Cilicium ad terram expandunt, et cinerem in crucis modum desuper spargunt, et infirmum de lecto levatum in cilicium ponunt (Paxton, Cochelin 2013, p. 90). 60. Lanfranc, Decreta, 112, ed. p. 180-181 ; for the dependence on Cluniac material, p. xxxix-xlii. 61. William of Hirsau, Constitutiones Hirsaugienses, 57, p. 308-309. Griesser 1956, p. 257 ; discussed in Cassidy-Welch 2001, p. 226-228.
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on which the dying lay was still, in a sense, to a deal with a surface that pertained to them, as well as one with which they came into close physical proximity. Nevertheless, when the cilicium and ashes were placed on the ground they also served to mark out the space as distinct from the surrounding area. This heightened the usual associations of the floor to become, temporarily, a place of particular penance and humility. Shaping the ashes into a cross further designated the place as one set apart for a religious purpose, even holy. To an extent, this simply represents the rearrangement of elements already present in the ritual tradition, with the sign of the cross transferred from the surface of the body to that of the place where it lay. This suggests a concern to create a fitting location for the moment of death. At the same time, it raises the question as to whether there are any connections to be drawn with the cross of ashes marked on the pavement during the consecration ceremony. The broad trends outlined here suggest the potential for a reciprocal relationship. In church consecration ritual, the alphabet cross is attested from at least the ninth century and the use of ashes from the early eleventh. In rites for the dying, the spreading of ashes on the hair cloth or the ground appears already in late antiquity, while the application of the cross of ashes to the floor surface may first be attested in the late tenth century or the eleventh. In other words, in the former, form precedes material ; in the latter, material precedes form. The pattern is the same as with the pre-baptismal ceremony, but the rites for the dying concern a far more geographically extensive practice which provides greater potential for exchange. Might the spreading of ashes on the ground in rites for the dying have informed the use of ashes for the imprinting of the alphabet cross ? Equally, might the alphabet cross have prompted the cruciform marking of the floor in the last rites ? Certainly, by the eleventh century both consecration ritual and monastic rites for the dying traced a temporary cross of ashes on the ground. Not only was the area marked out, but there could be a comparable emphasis on reaching the farthest extents of the space concerned. As the alphabet cross went between the four corners of the building and the cross of holy water spanned its length and breadth, so Lanfranc’s Constitutions stipulated that the cross of ashes should extend to the edges of the haircloth. Both rites also display close connections between ground and body. In the case of rites for the dying, the person was often placed on the ground ; in some versions, their head and chest were marked with a cross of ashes, while in others, this was executed on the ground itself. Meanwhile, the alphabet cross was given an explicitly corporeal significance in allegorical interpretations from the eleventh century on, with the marking of the pavement related to the internalisation of scriptural knowledge. Although the last rites featured an outward marking of the body and the alphabet cross was equated with an interior process, the same vocabulary could be used for both. When Peter Damian compared the alphabets to the way in which the divine law should be inscribed in the temple of peoples’ hearts, he used the phrase templo pectoris nostri. More specifically, there may have been a desire to allude to the consecration ceremony, in such a way as to hallow the place of death. The rite described by Adémar indicates that the dying should be brought to church. Indeed, Abbot
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Richard of St Vanne was placed on ashes and a sackcloth in a bed in his abbey church62. Not only was this positioned so he could see a particular altar, but relics including a piece of the cross were drawn across his body until they rested on his chest. The account suggests why shaping the ashes on the cilicium into a cross might have been felt to add to the proceedings, but the church setting also indicates why it might not have been necessary in this case. Other accounts and customaries indicate that death more conventionally took place in the infirmary. For example, the Cluniac customs anticipate that the members of the community should run to the infirmary when a monk was close to death63. Where this was the case, there may well have been an impulse to sacralise it along similar lines to the church. The application of the verbal vocabulary of church dedication to secular spaces is evident in other aspects of rites for the dying. One manuscript of the Gregorian Sacramentary stipulates that Benedic domine domum istam should be sung on entry into the house of the dying, as in the rite for the consecration of a church : ut supra in consecratione ecclesiae64. The visual vocabulary of church dedication could also be evoked in miraculous occurrences. In the Life of Hildegard of Bingen, the place of her death was marked by rainbows intersecting in the form of a cross in the sky above her cell, described as extending to the four corners of the world65. This corresponds to the connection drawn between the alphabet cross written between the four corners of the church and ecclesiastical doctrine spreading throughout the four regions of the earth in the Quid significent and other interpretations of the ceremony66. The cross of ashes is a closer parallel with the ritual. If the ephemeral nature of the media thus effected a temporary extension of ecclesiastical space, it might also stand in for a particular sacred place. In his Deeds of Louis the Fat, Abbot Suger described how the dying king († 1137) wished to go to St Denis but was too frail to make the journey, so instead had himself laid on a carpet (tapeta) which had been spread on the ground and marked with a cross of ashes. In this way Louis was said to have « fulfilled with his heart, mind, and will what he could not carry out in deed »67. Since this mode of death was associated with monasticism, it may have substituted for entry into the community as much as the physical space of St Denis. Nevertheless, the space marked out by the ashes was clearly felt in some way to approximate to the monastery and church, and the latter was, after all, thought to have been consecrated by Christ himself68. So where the chrismon shares with the alphabet cross the characterisation of the pavement as a didactic surface, the cross of ashes in rites for the dying similarly exploits the potential of the surface to define and connect places. 62. 63. 64. 65. 66. 67.
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conclusion In conclusion, marking the ground with ashes was a practice that transcended individual rituals and featured in ceremonies that pertained to the transformation of people as well as of places. Within each ritual context the use made of the ashes developed over time in ways that are compatible with an awareness of the other ceremonies. At the same time, and more importantly, the instances discussed here form part of a wider phenomenon of marking the ground temporarily with meaningful letters and forms, including in scripture and in practices of learning. Across these different spheres, there is a shared characterisation of the ground as a didactic surface. While the forms may be simple, the teachings they represent can be fundamental, including the Creed, the Lord’s Prayer, and the Old and New Testaments. Although these ephemeral signs and acts of marking might find representation in other media, and sometimes perpetuation on the ground itself, focusing on the original event brings to the fore the ground as a support and the act of marking (and its witnessing) as itself significant. This is not simply to suggest that the ground should join the ranks of supports other than the codex with the potential to enrich our appreciation of the material text as an ephemeral as well as an enduring entity. Through these acts of marking, the ground was understood as one of a set of paradigmatic surfaces that included the stone tablets of the law and the human body, and might even feature in a progression from one to the other. The relationship between marked ground and marked body was established on various levels. On the one hand, it could be expressed verbally and metaphorically, extending long-established comparisons between the church building and the human body and soul. On the other hand, it could be enacted and witnessed through ephemeral visual and material culture. Temporary markings were applied to both surfaces, sometimes moving from one to another as if by transmitted by physical contact or close proximity. Connections within, between, and beyond individual rites could take place not just within a conceptual framework, but also within parameters of practice.
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SAN PELLEGRINO À BOMINACO : UN PROGRAMME ICONOGRAPHIQUE POUR UNE SALLE CAPITULAIRE vinni lucheRini
Università di Napoli Federico II
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ans l’ancienne abbaye de Bominaco, dans les Abruzzes italiennes, un cycle de peintures murales du xiiie siècle permet de poser des questions générales et méthodologiques sur les lieux d’images et la fonction de tels lieux dans un contexte monastique médiéval, alors qu’aucun document ne permet de fixer avec certitude la date de la commande et de l’exécution du cycle pictural, et qu’aucun témoignage écrit n’oriente le chercheur à propos de l’usage originel des espaces où sont placées les peintures. Une difficulté supplémentaire vient des modifications qui ont affecté le monument dans les siècles suivant la réalisation des peintures1.
toPogRaPhie Des lieux et questions histoRiogRaPhiques Quand on arrive au village de Bominaco, à presque 30 kilomètres de la ville de L’Aquila, on voit tout d’abord une colline recouverte d’arbres luxuriants qui cachent presque complètement deux bâtiments qui appartenaient à un monastère bénédictin médiéval (fig. 1-2) : une église de la fin du xie siècle (fig. 3-4), dédiée à la Vierge Marie et élevée sur le modèle de l’église abbatiale du Mont-Cassin2, ainsi qu’une petite structure de plan rectangulaire (fig. 5-6), connue sous le nom de San Pellegrino, dont la conception structurelle renvoie aux manières cisterciennes de la première moitié du xiiie siècle dans le même territoire3. Les deux édifices sont disposés presque à angle droit (le premier est orienté à l’est), à une distance d’environ 15 mètres (entre le mur périmétral nord de l’église et le mur périmétral sud de l’édifice mineur), mais avec une différence d’altitude significative (fig. 7-8). La décontextualisation de ces constructions dans une zone qui 1.
2. 3.
Les réflexions que je propose ici synthétisent certains aspects de mon livre sur l’abbaye de Bominaco (Lucherini 2016), fruit d’une longue recherche à la fois dans les archives et sur le terrain, dans lequel j’ai repris l’histoire de l’ensemble monastique du Moyen Âge à nos jours, ce qui m’a permis d’interpréter de manière nouvelle les usages médiévaux du bâtiment nommé San Pellegrino. Rosa 2008 ; Raffaelli 2011. Anzani 2011.
Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 81-108. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132264
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Fig. 1. Bominaco (Caporciano), Vue actuelle de l’abbaye (Photo V. Lucherini).
Fig. 2. Bominaco (Caporciano), Vue de l’abbaye, au début du xxe siècle (Archivio fotografico della Soprintendenza Belle Arti e Paesaggio dell’Abruzzo).
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Fig. 3. Bominaco (Caporciano), Santa Maria, façade (Photo V. Lucherini).
Fig. 4. Bominaco (Caporciano), Santa Maria, façade, 1933 (Archivio fotografico della Soprintendenza Belle Arti e Paesaggio dell’Abruzzo).
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Fig. 5. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino (Photo V. Lucherini).
Fig. 6. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, fin des années 1930 (Archivio fotografico della Soprintendenza Belle Arti e Paesaggio dell’Abruzzo).
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Fig. 7. Bominaco (Caporciano), Santa Maria, mur périmétral méridional (Photo V. Lucherini).
Fig. 8. Bominaco (Caporciano), Vue de l’abbaye, 1932 (Archivio fotografico della Soprintendenza Belle Arti e Paesaggio dell’Abruzzo).
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présente des pentes abruptes et des roches qui surgissent un peu partout du sol provoque une certaine désorientation chez le visiteur, qui ne peut pas facilement imaginer la localisation du cloître médiéval, des espaces communautaires ou des zones de service du monastère. San Pellegrino se présente aujourd’hui comme un espace figé dans le temps. Les murs et la voûte sont presque entièrement recouverts de peintures qui conservent une assez bonne lisibilité, facilitée par les restaurations (fig. 9-14)4. Les cycles de l’enfance et de la passion du Christ couvrent les murs et les voûtes de la première et de la deuxième travée (lorsqu’on entre par le côté nord) et continuent au niveau inférieur de la troisième travée ; des images associées à la punition des péchés et à la béatitude des âmes occupent le niveau inférieur de la première travée ; des figures isolées de saints et de prophètes sont peintes sur l’actuelle contre-façade, des séries de prophètes sur les voûtes de la troisième travée, des séries de saints au niveau inférieur de la quatrième travée et des « tondi » avec des bustes de prophètes sur les murs près de l’escalier de cette même travée. Nous trouvons encore la vie d’un saint Peregrinus au-dessus de la corniche située au départ de la voûte de la deuxième travée et un calendrier de l’année liturgique au-dessus de celle située au départ de la voûte de la troisième travée. Des motifs géométriques et végétaux s’étendent sur les voûtes, les intrados des arcs brisés, les piliers. Des fleurs entrelacées et des racèmes luxuriants encadrent les panneaux figuratifs ; des bandes d’ocre rouge et jaune marquent leur séquence. Ces peintures furent décrites pour la première fois par Émile Bertaux dans un article paru en 1889, où il les compara à la peinture romaine du début du xiiie siècle5, puis dans son livre sur l’art médiéval de l’Italie méridionale publié en 1903, dans un chapitre consacré à L’influence de l’école du Mont-Cassin, où il les mit en parallèle avec la décoration picturale de l’église de Santa Maria ad Cryptas in Fossa6, en suggérant une origine transalpine des modèles formels7. Les peintures ont ensuite été étudiées par Enzo Carli dans un long article de 1939, qui avait pour but de cerner la notion d’art bénédictin et surtout de « peinture 4.
5. 6. 7.
Les peintures ne sont pas des « fresques » proprement dites : elles ont été exécutées avec la technique des pontate, avec du plâtre coulé sur de grandes surfaces horizontales, du haut en bas des murs de chaque baie, ce qui provoque un manque de cohésion de la pellicule picturale avec les couches préparatoires. Une campagne de restauration a été entreprise entre 1989 et 2003 par le restaurateur Pietro Della Nave. De l’analyse des peintures, on a conclu que les restaurateurs de la première moitié du xxe siècle avaient comblé les interstices avec du sulfate de calcium, c’est-à-dire du gypse. En raison de l’humidité de l’environnement, ce matériau « a été dissout à l’intérieur du plâtre d’origine et a provoqué la non-cohésion ou même le détachement du support sous-jacent » : Dalla Nave, Quaresima, Scoccia, Volpe 1999. Sur le même sujet : Quaresima, Scoccia, Volpe, Paoletti 2002 ; Quaresima, Volpe, Corpora, Taglieri 2005. « Secondo me, le pitture di Bominaco appartengono alla serie delle pitture medievali, di cui la scuola romana è l’origine e il centro, e che più o meno subirono nel XIII secolo l’influenza dell’arte bizantina portata a Roma da’ musaicisti di Venezia » : Bertaux 1899. Sur ces peintures : Lucherini 1999 ; Della Valle 2006 et, plus récemment, Giorgi 2021. Bertaux 1903, en part. p. 299-300. Sur la “découverte” des peintures de San Pellegrino par Bertaux, voir ses lettres publiées par Papa Malatesta 2007, p. 315 et 318.
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Fig. 9. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, intérieur vers le côté sud (Photo V. Lucherini).
Fig. 10. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, intérieur vers le côté nord (Photo V. Lucherini).
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Fig. 11. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, intérieur vers le côté ouest (Photo V. Lucherini).
Fig. 12. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, intérieur vers le côté ouest (Photo V. Lucherini).
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Fig. 13. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, intérieur vers le côté est (Photo V. Lucherini).
Fig. 14. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, intérieur vers le côté est (Photo V. Lucherini).
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bénédictine »8. Elles le furent encore dans les années 1970 dans plusieurs articles de Valentino Pace9. Enfin, en 1992, Jérôme Baschet leur consacra une monographie qui avait pour ambition d’étudier en détail un édifice peint du Moyen Âge afin de saisir les relations entre iconographie et disposition dans l’espace d’un ensemble d’images complexes. À partir du sens qu’il reconnaissait aux images de San Pellegrino, J. Baschet proposa d’identifier ce bâtiment à un lieu de prière des moines, où des messes étaient célébrées tout au long de l’année, mais aussi à un espace consacré à des cérémonies liturgiques particulières, surtout de type pénitentiel10. Toutes les études ont daté les peintures de l’année 1263, sur la base d’une inscription qui se trouve sur le bord supérieur de deux chancels qui divisent aujourd’hui l’espace de la salle. Un lieu d’images tel que San Pellegrino peut être examiné d’un point de vue stylistique, en le rapportant à une série d’œuvres créées par le même artiste ou par le même atelier, et d’un point de vue iconographique, afin de repérer les chaînes génétiques des composantes figuratives et leur signification symbolique voire idéologique, en référence à un aspect de la société médiévale ou encore comme une réponse à des besoins liturgiques. Nous envisagerons toutefois ici un autre type d’analyse, car les interprétations qui ont été faites jusqu’à présent du programme de San Pellegrino ont été conditionnées par un état du lieu qui est très différent de ce qu’il était à l’époque médiévale. L’abandon de l’abbaye par les moines entre la fin du xve et le début du xvie siècle, le passage à un patronage laïc avec le contrôle des droits sur les terres et sur la transhumance par un abbé comandataire, puis les décisions prises lors des restaurations des premières décennies du xxe siècle ont provoqué, en effet, une transformation progressive des deux bâtiments monastiques, à l’intérieur comme à l’extérieur, que l’on ne peut pas ignorer. Afin de comprendre les fonctions de San Pellegrino et de son décor au xiiie siècle, il convient de parcourir la documentation écrite du Moyen Âge, mais également de l’époque moderne, en les confrontant aux structures matérielles et aux peintures11. 8. 9. 10. 11.
Carli 1939 (publié aussi dans Carli 1998, p. 15-47). Pace 1970 ; Pace 1972 ; Pace 1978. Baschet 1991. Les sources textuelles dont nous disposons pour reconstituer l’histoire de l’abbaye de Bominaco et, plus spécifiquement, de San Pellegrino nous sont parvenues par le biais des archives des abbayes de Farfa et de San Vincenzo al Volturno, dans le diocèse de Corfinium à laquelle l’abbaye appartenait, ou encore de la papauté ou du chapitre de Saint-Pierre à Rome. Dans la première moitié du xviiie siècle, le monastère conservait un Regestum actorum et scripturarum (probablement un liber instrumentorum, désormais perdu), consulté par l’antiquaire Anton Ludovico Antinori (1704-1778) (Zicàri 1961 ; Studi 1979), qui en transcrivit, entre 1732 et 1737, plusieurs documents qu’il publia en 1742 dans les Antiquitates Italicae Medii Aevii de Ludovico Antonio Muratori (Aquilanarum rerum scriptores). Contrairement à ce qui s’est passé dans les abbayes voisines de San Clemente à Casauria et de San Bartolomeo à Carpineto (Späth 2007 ; Alexandri monachi chronicorum 2011), la communauté monastique de Bominaco n’a pas rédigé sa propre histoire ni mis par écrit la narration de sa fondation (sur l’écriture de l’histoire monastique au Moyen Âge, voir Remensnyder 1995 ; Remensnyder 2003 ; Caby 2003), mais les moines ont forgé des actes visant à prouver la genèse carolingienne de leur abbaye et la protection impériale dont ils bénéficiaient (sur les sources d’archives concernant le monastère de
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les esPaces constRuits et leuRs tRansfoRMations L’examen du bâti montre que San Pellegrino résulte, à l’exclusion du porche, d’une seule campagne de construction, dans laquelle on n’a pas utilisé les restes ni les fondations de bâtiments préexistants. Il s’agit d’une salle rectangulaire divisée en quatre travées par trois grands arcs doubleaux brisés qui sont soutenus par de minces pilastres adossés aux murs latéraux. La poussée de la voûte brisée, qui sert de couverture à l’ensemble de la structure, est absorbée par les murs sans utilisation de contreforts extérieurs. La salle mesure environ 6 mètres de largeur pour 19 mètres de longueur. Quant au porche, qui monumentalise l’accès septentrional de l’édifice, il a été conçu entre le xviie et le xviiie siècle afin d’utiliser le portail nord comme entrée principale : il est ouvert sur trois côtés, par trois arcs au nord (qui réemploient des fragments d’anciennes colonnes cannelées édifiées sur un parapet) et par deux autres arcs en plein cintre à l’est et à l’ouest. La salle, dans laquelle s’ouvraient à l’origine trois portails (au nord, au sud et à l’ouest, sans qu’aucune hiérarchie ne soit manifestée par les dimensions ou les ornements), fut construite contre un terre-plein, en contrebas de l’église de la Vierge Marie. La différence d’altitude imposa que les accès des côtés nord et sud furent placés à des hauteurs très différentes (fig. 15). À l’intérieur de la salle, pour combler l’importante différence de niveau entre le sud et le nord, une plateforme rectangulaire a été construite devant le portail sud (fig. 16), accessible par un escalier en L certainement contemporain de la construction, pas seulement parce que les peintures du mur horizontal de support sont cohérentes avec toutes les autres peintures médiévales de la salle, mais aussi parce que ce système permettait l’accès des moines et de l’abbé venant de l’église ou d’autres espaces monastiques situés au sud. La plateforme a manifestement été utilisée comme un ambon pour lire ou prêcher. Sur le parapet qui sépare le mur de la plateforme de l’espace en contrebas se trouve, en effet, un lutrin en maçonnerie et, à la base du mur, un banc (hauteur : 47,5 cm, profondeur : 57 cm), tous deux contemporains de la construction. La double dédicace de l’abbatiale à la Vierge Marie et à San Pellegrino est documentée en 1093 dans une charte par laquelle le chevalier normand Hugues donnait à l’évêché de Corfinium, pour le salut de son âme, le monastère de Bominaco qu’il avait trouvé déjà construit honoris Beatae Genitricis et semper Virginis Mariae et Sancti Peregrini martiris12. Mais l’usage du mot ecclesia pour Bominaco : Gatto 1986 ; Di Clemente 2005). L’histoire moderne de l’abbaye de Bominaco est en tout cas essentielle pour comprendre les modifications des lieux et leur re-fonctionnalisation (Lucherini 2016, p. 82-86 et les notes correspondantes). 12. Celidonio 1909-1912, III, p. 174-176. La même dénomination se trouve dans les documents qui émanent des papes. Il n’y a que dans un unique document de 1014 que l’on peut lire : In comitatu quoque Balbensi ecclesias Sancti Peregrini et Sanctae Mariae, cum pertinentiis earum, in quibus comes Oderius noviter monachos locavit, quae antiquitus ipsius monasterii. L’utilisation du pluriel ecclesias doit être une erreur qui dérive de la double titulature de l’abbaye. Deux chartes de 1027 et 1050 mentionnent une église San Pellegrino (et in supradicto comitatu Balvensi ecclesiam Sancti
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Fig. 15. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, vue du mur périmétral méridional (Photo V. Lucherini).
Fig. 16. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, escalier du côté sud (Photo V. Lucherini).
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désigner la salle que nous appelons aujourd’hui San Pellegrino n’est attestée que dans des sources tardives, plus précisément dans les visites épiscopales du milieu du xviie siècle : la plus ancienne visite mentionnant l’église de San Pellegrino (et un petit autel en bois à l’intérieur de celle-ci) est datée de 1642. Entre cette année et 1704, il était prévu d’y célébrer la messe une fois par semaine. En 1701, dans les actes d’une visite faite par l’émissaire de l’abbé comandataire Tommaso Ruffo de Bagnara, l’autel apparaît équipé d’une lapis sacra sur laquelle on avait déposé une statue en bois de saint Pèlerin (une œuvre du xive siècle qui est encore conservée) ; le baldaquin au-dessus de l’autel reproduisait une image du saint, peinte sur un tissu13. Lors d’une visite en 1790, on parle d’un autel de novo constructo : il s’agit probablement de l’autel baroque que nous pouvons reconnaître sur les photographies du début du xxe siècle. Une visite de 1723 décrit une sacristie derrière l’autel, pour le dépôt des vêtements et des objets liturgiques. Quelques années plus tard, en 1732, l’antiquaire Anton Ludovico Antinori mentionne à son tour cette sacristie et transcrit une inscription qu’il lisait « entre l’église et la sacristie »14. Le texte de l’inscription est celui que nous pouvons lire aujourd’hui sur les rebords des deux chancels en pierre que j’ai déjà mentionnés et qui, jusqu’aux restaurations effectuées entre 1937 et 1939, se trouvaient exactement dans la position qu’a vue Antinori, c’està-dire juste devant l’escalier du côté sud de San Pellegrino, qui clôturait un espace qui avait été adapté à la fonction de sacristie, près des piliers entre la troisième et la quatrième travée du côté nord. Dans le plan de San Pellegrino publié par Émile Bertaux (fig. 17), ainsi que dans un autre plan (fig. 18) dû à l’architecte romain Ignazio Carlo Gavini, on distingue bien la position des chancels avant les restaurations du xxe siècle15. Une photographie publiée par Gavini en 1927 (fig. 19) montre les deux chancels derrière un autel tardo-baroque surmonté d’un tabernacle avec une statue en bois et couvert par un baldaquin. Il s’agit probablement de l’autel documenté en 1790, dans une disposition analogue à celle attestée déjà en 1701. Tout cela démontre qu’au-delà de leur hypothétique emplacement médiéval sur lequel je reviendrai bientôt, ces chancels avaient sûrement perdu,
Peregrini, in qua comes Oderisius monasterium construxit), mais ne mentionnent pas l’église Santa Maria : une confirmation, peut-être, de l’existence des deux titres. Même si, au moment de la fondation du monastère, deux églises avaient été érigées, on ne saurait pas formuler d’hypothèse vraisemblable sur la chronologie de la deuxième église, ni sur sa position, ni sur ses dimensions, ni sur les fonctions qui lui ont été déléguées. 13. Visitavit unicum altare in medio ipsius ecclesiae collocatum sub titulo Sancti Pellegrini, cuius imago existit super idem altare et est ex ligno, collocata in nicchia pariter lignea picta ; adest gradus ligneus, variis coloribus pictus, super quo sunt sex candelabra deargentata, in medio crux cum imagini crucifixi, alia duo candelabra ex simplici ligno, cartagloria, lavabo, et in principio duo pulvinaria ex tela linea acupicta, tres mappæ lineae super lapide sacra, pallium ex tela cum diversis floribus picta cum suppedaneo ligno ; super hoc altare baldachinus ex tela picta cum imagine sancti Pellegrini in medio : Lucherini 2016, p. 135. 14. Antinori 1978-1979, XXVII, 1, f. 12-46 (« Badia di Bominaco »). 15. Gavini 1927-1928.
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Fig. 17. Plan de San Pellegrino, d’après Bertaux 1899.
Fig. 18. Plan de San Pellegrino, d’après Gavini 1927-1928.
avant le début du xviiie siècle, leur fonction originelle de clôture liturgique, pour être utilisés comme fermeture d’un espace de service. À la fin des années 1930, lorsqu’on restaura les peintures de San Pellegrino, le toit et le pavement furent entièrement remplacés16. À cette occasion, les deux 16. Au cours du xixe siècle et encore au début du xxe, San Pellegrino était dans un état de profonde négligence. Sur la base des documents conservés dans l’Archivio Storico della Soprintendenza Belle Arti e Paesaggio dell’Abruzzo, fald. 1m/87, « Caporciano, fraz. Bominaco (Aq), Oratorio di San Pellegrino », on peut comprendre que la préoccupation pour la dégradation des peintures était très présente chez ceux qui, à cette époque, étaient chargés de protéger le patrimoine de ce territoire. En 1911, par exemple, le « Soprintendente » aux monuments des provinces de Rome et de L’Aquila demande un devis pour la consolidation et le nettoyage des peintures. Le 24 novembre 1911, Domenico Brizzi, restaurateur d’Assise, très connu également pour son travail sur les peintures de la cathédrale d’Anagni, donnait son avis, calculant la surface sur laquelle il devrait agir, et envisageait la manière dont il devrait procéder. Malgré l’intérêt précoce des autorités locales, il fallut attendre les années 1930 pour que les institutions locales du patrimoine sollicitent encore une fois le Ministère pour prendre en charge la sauvegarde des peintures. En 1934, le Ministère répondait que « tout en réalisant l’importance des fresques de l’église San Pellegrino à Bominaco et la nécessité de les empêcher d’être détruites, nous ne sommes pas actuellement dans la condition de pouvoir accorder des contributions pour les restaurations nécessaires ». Finalement, le 25 juin 1937, plus de vingt-six années après l’inspection de Domenico Brizzi, la restauration des peintures est confiée, avec un financement du Ministère de l’Éducation nationale, au restaurateur Luigi Rusmini de Milan, lequel s’engageait à achever son intervention pour le 31 octobre de la même année. Rusmini devait tout d’abord détacher les peintures postérieures à celles du xiiie siècle pour les placer dans des cadres et devait, en même temps, prévoir la consolidation, le nettoyage, le remplissage,
san pellegRino à boMinaco : un pRogRaMMe iconogRaphique pouR une salle capitulaiRe Fig. 19. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, intérieur, d’après Gavini 19271928.
Fig. 20. Plan de San Pellegrino, d’après Moretti 1977.
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chancels furent installés dans leur position incongrue actuelle (fig. 20), plus ou moins au milieu de la salle rectangulaire, à environ un mètre des pilastres qui soutiennent l’arc ogival séparant la deuxième et la troisième travée en partant de l’entrée nord, d’une manière qui a causé des dommages aux peintures sur lesquelles ils ont été cimentés. Les restaurateurs qui prirent cette décision étaient convaincus d’avoir trouvé les traces de la position primitive des chancels ; ils pensaient que la position dans laquelle on les avait découverts était le résultat d’un déplacement du xixe siècle17. Derrière les chancels fut alors placé un petit autel en maçonnerie construit sur une plateforme surélevée18. Cette opération créa ainsi une division artificielle et arbitraire de l’intérieur de San Pellegrino entre la zone actuelle du chœur, avec son autel, et l’espace dès lors réservé aux fidèles. Examinons maintenant l’inscription qui court tout au long du bord supérieur des chancels (fig. 21-22) : Haec domus a rege Carulo fuit edificata adq(ue) p(er) abbatem Teodinum stat renovata./ Curreba(nt) (a)nni D(omi(ni) tunc mille ducenti et sexaginta tres. Lector(es) dicito genti, que l’on peut ainsi traduire : « Cette maison a été édifiée par le roi Charles et elle se trouve rénovée par l’abbé Theodinus. Courrait alors l’année du Seigneur 1263. Que les lecteurs le disent au peuple ». En examinant le texte, il faut noter un premier élément : l’inscription ne parle pas de la dédicace par un abbé du monastère, comme dans l’église abbatiale de Bominaco19 : il s’agit clairement de la commémoration d’un fait qui s’était le nivellement et la restauration picturale de toute la décoration, y compris la reconstitution du plâtre avec une couleur neutre dans les parties où la décoration peinte n’existait plus. Il termina son travail au début de l’année 1938, comme en témoigne une note de bas de page de l’article que l’historien de l’art Enzo Carli publia en 1939 sur les peintures de Bominaco, par laquelle nous sommes aussi informés sur la nature des interventions et des matériaux utilisés. Un document conservé dans les archives historiques de la Soprintendenza, daté du 23 juin 1941, nous informe cependant que le restaurateur Italo Dal Mas de Sienne avait été payé pour des travaux de restauration des églises Santa Maria et San Pellegrino, en particulier : « I. Identification et restauration picturale de la seconde moitié du calendrier ; II. Restauration du groupe de prophètes au-dessus du dit calendrier ; III. Identification et restauration picturale de certaines scènes de la deuxième travée ; IV. Arrangement de six fresques détachées : V. Restauration de 12 m² dans l’église Santa Maria Assunta ». Cela signifie qu’après l’achèvement des travaux de Rusmini, parti pour la guerre en 1939 et mort en Albanie, il restait encore quelques parties à restaurer. 17. Commentant le déplacement des chancels, l’ingénieur De Dominicis, responsable des travaux, écrivait : « Demolito l’altare barocco e riportati i plutei al loro posto, chiaramente indicato dai segni d’incastro e di appoggio ancora evidenti sui muri perimetrali, l’interno della chiesa riacquistò il suo aspetto primitivo, contraddistinto da una ben precisa ed articolata cadenza di volumi e di spazi » (P. Aloisio, I restauri del complesso abbaziale di Bominaco tra il 1930 e il 1960 : il lavoro di Antonio De Dominicis, tesi di Laurea Magistrale in Storia delle arti e conservazione dei beni artistici, Università Ca’ Foscari di Venezia, a.a. 2011-2012, tutor prof. Xavier Barral i Altet). Voir aussi Carli 1939, p. 448, note 14 : « Durante il secolo scorso, per dare maggiore capacità all’ambiente, furono spostati irrazionalmente i plutei dietro l’altare maggiore : nel corso dei restauri si trovarono le tracce della primitiva collocazione, così che al cancello presbiteriale fu ridato il suo ufficio ». 18. Dans cet autel fut insérée une pierre (avec l’inscription Credite quod hic est corpus beati Pellegrini), qui se trouvait déjà dans l’autel baroque : Lucherini 2016, p. 134-135. 19. Voir, par exemple, l’inscription de consécration de l’autel majeur : † Anno D(omini) M CC XX III, m(ense) Oct(obris), XII indic(tione), po(n)ti(fi)catus d(omi)ni Honorii p(a)p(ae) III an(n)o VIII, i(m) peri(i) Fr(iderici) an(n)o III, t(em)p(or)e Ber(ardi) abb(at)is, hoc altare dedicatum e(st) ad ho(no) re(m) D(e)i B(e)ate M(ari)e Vir(ginis) et o(mn)iu(m) s(an)c(t)orum.
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Fig. 21. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, chancel (Photo V. Lucherini).
Fig. 22. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, chancel (Photo V. Lucherini).
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passé quelque temps avant l’écriture du texte (tunc) et sa gravure sur la pierre. L’inscription propose, en effet, trois niveaux temporels distincts : un premier, très ancien, presque mythique, relatif à la fondation de haec domus par un roi nommé Charles ; un deuxième niveau chronologique un peu moins ancien, mais pas très proche de la gravure de l’inscription comme on peut le déduire de l’imparfait currebant utilisé en connexion avec la date de 1263 et l’adverbe tunc ; et enfin le niveau temporel actuel, c’est-à-dire contemporain de l’inscription, dans lequel la domus est perçue comme déjà rénovée par celui qui dicte l’inscription pour assurer la mémoire de l’abbé Theodinus. On doit aussi considérer le style des parties figurées des plaques de chancels et les matériaux utilisés : celle de droite, qui mesure 1,54 m de hauteur sur 2,37 m de largeur, présente l’image d’un griffon ; celle de gauche, qui mesure 1,53 m de hauteur sur 2,38 m de largeur, donne à voir un monstre ailé (fig. 21 et 22). La composition générale semble être un assemblage de pièces sculptées d’origines très diverses, comme si l’on avait réuni des plaques figuratives, qui semblent avoir été réalisées à la fin du xiie siècle, avec des cadres décoratifs comparables à des motifs ornementaux de la fin du xie siècle : les plaques sont insérées aux extrémités supérieures droite et gauche des compositions, de façon très peu habituelle, tandis que le reste de l’espace est occupé par quatre segments en pierre de coupes différentes, non décorés, dont les joints se distinguent parfaitement. À ces observations, on doit ajouter la présence de trous encore visibles dans la partie supérieure des chancels, ce qui suggère qu’ils devaient probablement porter, à l’origine, une barrière, en bois ou dans un autre matériau. Nous ne pouvons donc pas ignorer tous ces indices : 1. la mise en place des chancels ; 2. les données stylistiques des différentes parties, dont le langage formel est beaucoup plus ancien que la date de 1263 indiquée sur l’inscription ; 3. la nature et le contenu du texte gravé ; 4. les témoignages sur la position des chancels au début du xviiie siècle et la modification intervenue dans les années 1930 ; 5. l’indéniable monumentalité des chancels, qui s’adaptent mal à un espace de petite taille comme San Pellegrino. On pourrait alors proposer le scénario suivant : à la fin du xiiie siècle, au sein de l’abbaye, on aurait décidé d’assembler, en créant une composition hybride, des pièces sculptées romanes (dalles, cadres et piliers), appartenant peut-être à la balustrade d’un chœur d’abside d’église plutôt qu’au petit espace de San Pellegrino. Cette composition a pu être réalisée après l’année 1263 pour un autre lieu de culte, comme la grande église abbatiale dédiée à la Vierge Marie. Jusqu’au premier âge moderne et dans plusieurs cas jusqu’au Concile de Trente, la plupart des églises abbatiales (comme d’autres églises qui abritaient des communautés) utilisaient des chancels soit pour fermer le chœur comportant l’autel majeur, soit pour fermer l’espace du clergé dans la nef, mais ces chancels furent un peu partout en Europe démantelés, dispersés ou réutilisés20. Je pense qu’on a pu transférer les chancels qui se trouvaient dans l’église de la Vierge pour fermer la nouvelle 20. Voir, en dernier lieu, Bedros, Scirocco 2019 ; Foletti et alii 2018, avec discussion sur l’abondante bibliographie.
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sacristie de San Pellegrino, presqu’en même temps que l’on a pris la décision d’ajouter le porche septentrional et d’élever un clocher dans la partie méridionale de San Pellegrino, alors qu’était instituée une messe hebdomadaire et posé un autel en bois à l’intérieur de l’édifice. La statue avec son tabernacle complétait cette mise en scène d’un point de vue dévotionnel21. À cette occasion, on a aussi ouvert des fenêtres au nord et au sud de l’édifice : les deux petites rosaces percées dans chacun des murs ont, en effet, détruit les peintures médiévales (fig. 10) et, dans le mur nord, une portion du portail a été également détruite22. Il faut aussi déduire de ces propositions qu’on ne peut plus utiliser l’inscription des chancels pour dater les peintures de San Pellegrino et expliquer les particularités du programme iconographique.
les PeintuRes MuRales et leuR coMManDitaiRe Les peintures qui recouvrent les murs de San Pellegrino ont été exécutées par un atelier composé d’au moins deux artistes, dont nous ne connaissons que cette œuvre, mais dont nous pouvons reconstituer l’ancrage culturel et le rayon d’exercice. Nombre de détails formels renvoient aux caractéristiques de la grammaire figurative de la mosaïque de l’abside de Saint-Paul hors-les-murs à Rome ou des peintures de la crypte de la cathédrale d’Anagni, de la chapelle de Saint-Grégoire du Sacro Speco de Subiaco, ou encore de la « Sala gotica » des Quattro Santi Coronati à Rome, ensembles figuratifs prestigieux du début du xiiie siècle23. Je me demande alors si l’un des peintres qui travaillaient ou avaient travaillé dans les ateliers de Rome et du Latium pour ces chantiers ne serait pas arrivé dans le territoire de L’Aquila, laissant des traces de cette culture à San Pellegrino. L’atelier de Bominaco n’est pas un atelier local. Son art est un produit stylistique d’un atelier romain ou latial de la première moitié du xiiie siècle. Si nous observons maintenant le programme figuratif de San Pellegrino, plusieurs questions doivent être posées. Tout d’abord, on ne reconnaît guère les images caractéristiques d’un espace sacramentel, ni la disposition axiale des images par rapport à l’autel. Il faut dès lors en déduire que ce lieu d’images n’était peut-être pas un espace sacramentel. La disposition des peintures serait, en effet, surprenante si cet espace avait été fondé comme une église. Par ailleurs, un autre élément étonnant du programme iconographique est la présence d’un calendrier liturgique (fig. 23). Ici se pose à nouveau une question de méthode, car le cycle des mois ne doit pas être confondu avec les calendriers proprement dits, comme 21. La transformation du simulacre d’un saint en objet de culte est un phénomène très répandu en Europe entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne, souvent par l’action des confréries : voir l’étude classique de Belting 1990 ; plus récemment, voir les articles parus dans le volume collectif de Lucherini 2018. 22. Lucherini 2016, p. 183-184. 23. Pour cette comparaison formelle : Lucherini 2000 ; Lucherini 2010.
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Fig. 23. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, calendrier liturgique, détail (Photo V. Lucherini).
c’est le cas du calendrier figuré de San Pellegrino qui indique les dates du calendrier solaire, y compris lorsqu’il n’y avait pas de célébration d’un saint ou d’une fête. Les doubles arcs polylobés qui contiennent les références liturgiques incluent des renvois figuratifs aux représentations personnifiées des mois, aux signes du zodiaque et aux lunes, comme dans la plupart des manuscrits contenant des calendriers liturgiques médiévaux24. Il ne s’agit donc pas d’un simple cycle des mois, comme on peut en repérer partout en Europe à l’intérieur ou à l’extérieur des églises, sous forme de peintures ou de sculptures, mais d’un véritable calendrier solaire, qui semble reproduire un manuscrit qui devait contenir ce qu’on appelle 24. Sur ces manuscrits : Lebigue 2014.
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un martyrologium breviatum, c’est-à-dire un calendrier donnant le nom d’un seul saint pour chaque jour de l’année liturgique25. En plus de quelques festivités locales, le calendrier de San Pellegrino est clairement modelé sur un calendrier romain, plus précisément sur le calendrier utilisé par le chapitre de Saint-Pierre à Rome à la fin du xiie siècle, avec l’insertion de saints nouveaux comme saint François ou saint Antoine. Pour le moment, je n’ai trouvé que très peu de calendriers liturgiques monumentaux médiévaux, et tous sont peints dans des espaces qui ne sont pas sacramentels, dont trois à Rome : dans les monastères des Quattro Santi Coronati, Tre Fontane et Santa Maria de l’Aventin26. Ces calendriers étaient situés dans des lieux qui n’étaient pas destinés à la célébration de la messe, comme les salles capitulaires27. Au Mont-Cassin, d’après la Chronica monasterii Casinensis de Leone Marsicano, la salle capitulaire – une structure longitudinale d’environ 20 m × 8 m – était placée presque à angle droit avec l’église de San Benedetto et dotée d’une terminaison en demi-cercle, une abside, devant laquelle se trouvait la table de l’abbé. Selon le chroniqueur, la salle était ornée de belles peintures, avec une grande variété de couleurs28. Nous ne savons pas quels cycles iconographiques étaient déployés sur les murs de cette salle, mais nous savons que l’agencement des peintures de ces édifices capitulaires ne connaissait pas la même axialité structurelle que celles des églises malgré la présence de sujets identiques : récits christologiques, figures isolées ou associées à des saints martyrs et confesseurs, vies de saints, images de saint Benoît, prophètes avec rouleaux ou saintes vierges29. La présence d’un calendrier pouvait avoir une fonction liée au déroulement de l’office du chapitre (officium capituli)30, dans la mesure où le martyrologe était essentiel pour la proclamation des saints de chaque jour, et le nécrologe pour la commémoration des défunts (saints, membres de la communauté et bienfaiteurs). Essayons donc de récapituler les éléments de notre analyse. Les chancels de San Pellegrino ne peuvent être considérés comme des éléments de datation de l’architecture et des peintures. La structure du bâtiment révèle des liens étroits avec les architectures cisterciennes du début du xiiie siècle et ses peintures peuvent être datées, sur la base de données stylistiques, de la même période. La question que je me pose est dès lors la suivante : quel est l’abbé de Bominaco qui aurait pu procéder à l’accroissement de l’abbaye en faisant construire le bâtiment que 25. Pour cette typologie : Achelis 1900 ; Hennig 1961 ; Dubois 1978 ; Lemaître 2005. 26. Maddalo 2007 ; Draghi 2012 ; Barclay Lloyd 2006 ; Aavitsland 2012 ; Mihaly 1991 ; Mihaly 2005. 27. Aux calendriers romains, sur lesquels existe une riche bibliographie, on doit ajouter au moins les calendriers peints d’Évreux, de l’abbaye cistercienne de Barbery (Calvados) et de l’abbaye de Stürzelbronn dans le diocèse de Metz : Lucherini 2016, p. 215-217 et notes. 28. Leone Marsicano 2001, p. 74-75. 29. Sur la décoration murale des salles du chapitre : Boskovits 1990 ; Boskovits 1994, p. 107-148 ; Schuler 1997 ; El Saman 2000 ; Stein-Kekcs 2004a ; Stein-Kekcs 2004b. Sur les peintures avec scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament qui se trouvaient sur les murs et les arcs de la salle capitulaire du monastère de Santa Maria de Sigena (maintenant au Museu Nacional d’art de Catalunya à Barcelone) : Schuler 2004 ; Ocón 2007 ; Ocón 2015. 30. Comme on le sait, le chapitre était aussi un lieu de jugement, le capitulum culparum.
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Fig. 24. Bominaco (Caporciano), San Pellegrino, saint François (Photo V. Lucherini).
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nous appelons San Pellegrino et en le faisant décorer par un peintre ou plusieurs peintres venant de Rome ? Quel abbé aurait pu faire venir de Rome des artistes qui avaient peut-être déjà travaillé pour les chantiers papaux ? Il n’y a qu’une figure qui aurait pu faire construire et décorer San Pellegrino : l’abbé Bérard, attesté comme délégué pontifical de Grégoire ix en 1228. À la fin de l’année 1232, il quittait soudainement l’abbaye de Bominaco pour se rendre dans les Pouilles, en mission papale, auprès de Frédéric ii31. La date de 1223 inscrite sur l’autel de l’église de Santa Maria, et les dates qui résultent des documents de l’Archivio diocesano de Rieti, c’est-à-dire 1228 et 1232-1233, montrent que Bérard était abbé pendant les pontificats de Honorius iii (le pape promoteur de la mosaïque de l’abside de Saint-Paul-hors-les-murs) et de Grégoire ix (le pape que l’on relie aux peintures de la chapelle de San Gregorio dans le Sacro Speco de Subiaco et de la crypte de la cathédrale Anagni). C’est surtout avec ce dernier que l’abbé semble avoir noué des relations de confiance. C’est bien Grégoire ix qui canonisa, le 16 juillet 1228, saint François avec la bulle Mira circa nos32. Et c’est bien le saint d’Assise qui est mentionné dans le calendrier liturgique de San Pellegrino et représenté sur le mur nord (fig. 24), privé des stigmates, exactement comme le François de la chapelle dans laquelle le même pape Grégoire, avant sa consécration, l’avait fait représenter. Sa présence peut être lue comme un hommage de l’abbé Bérard au pape qui œuvra pour la canonisation du saint, dans une période où les stigmates n’étaient pas encore diffusées dans la tradition iconographique. Sur la base des données ainsi rassemblées, on peut formuler l’hypothèse que la transformation de l’abbaye en « commande » laïque a provoqué une transformation importante des espaces et de leurs aménagements. Si nous éliminons le porche et le petit clocher extérieur, mais aussi les chancels et l’autel de l’intérieur de San Pellegrino, nous nous trouvons face à une architecture qui peut être comprise comme un espace monastique, et plus particulièrement comme une salle du chapitre. Dans ce cas, la dédicace à San Pellegrino aurait été introduite lorsque cet espace fut consacré comme église, alors que les moines avaient quitté les lieux depuis longtemps, et en conformité avec la présence des peintures qui représentaient le saint.
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LE GENRE D’UNE IMAGE : ÉTUDE COMPARATIVE DU FRONTAL DE SANTA EUGÈNIA DE SAGA (xiiie SIÈCLE) clovis chloé Maillet
Esad TALM-Angers / EHESS
Toutes les veines de la femme seraient restées intactes et saines, si Ève était toujours restée dans le Paradis : en effet, quand elle a regardé le serpent de manière complice, son regard, par lequel elle avait vu les choses célestes, fut éteint […]1.
[Les hommes virils et colériques] recherchent, en effet, si vivement l’union avec la beauté féminine qu’ils ne peuvent empêcher leur sang de s’échauffer d’une grande chaleur lorsqu’ils voient ou entendent une femme ou lorsqu’ils l’évoquent dans leur pensée pour s’en souvenir, car leurs yeux sont comme des flèches lancées vers l’amour de la femme quand ils l’ont vue [….]2.
S
i l’on en croit Hildegarde de Bingen, le regard médiéval est désirant et genré. Les textes sur le « désir des yeux » et sa nocivité sont multiples et variés3 ; ils se fondent sur une théorie de l’extramission (les flèches du regard), qui ne sera pas remise en question avant la traduction des écrits d’Alhazen (Ibn alHaytham)4. Madeline Caviness a étudié la manière dont la théorie du regard était affectée par les questions de genre, instituant les femmes comme de mauvaises regardeuses, dont les figures tutélaires seraient Ève — qui s’était abîmée dans les yeux du serpent et dont le sens de la vue se serait éteint — mais aussi la femme de Loth ne pouvant résister à regarder brûler Sodome et changée en statue de sel. Le genre du regardeur, du regard et des images elles-mêmes sont des questions centrales pour l’anthropologie médiévale. Madeline Caviness s’inspirait de 1. 2.
3.
4.
Omnes autem venae mulieris integrae et sanae permansissent, si Eva in pleno tempore paradisi perstitisset, visus eius, quo caelestia vidit, extinctus est […] (Hildegarde de Bingen, Causae et curae, Livre II, p. 103, trad. Monat 1997, p. 124, cité dans Caviness 2001, p. 18). Nam femineam formam in coniunctione tam valde amant, quod se continere non possunt, quin sanguis eorum magno ardore ardeat, cum aliquam feminam viderint vel audierint cum eam in cogitationibus suis ad memoriam suam duxerint, quia oculi eorum velut sagittae sunt ad amorem feminae, cum eam viderint (Hildegarde de Bingen, Causae et Curae, Livre II, p. 71, trad. Monat, p. 91). Sur la concurrence entre regard extérieur et intérieur, voir par exemple le Sermon 27 de Hildebert de Lavardin dans lequel les choses extérieures vues par les yeux, l’or et l’argent par exemple, sont opposées à la beauté intérieure de Dieu (PL 171, col. 467-471, particulièrement col. 469), et son analyse par Kessler 2019. Belting 2012.
Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 109-128. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132265
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la théorie du « male gaze » (regard masculin) élaborée dans le cadre des études cinématographiques (Laura Mulvey5), pour en proposer une théorie médiévale, fondée sur la différence originelle entre le regard masculin et le regard féminin. Martha Easton a synthétisé les apports de la théorie féministe en art médiéval, et les spécificités des sources dites religieuses ou profanes en la matière, en particulier le fait, contre-intuitif pour notre regard post-tridentin, de remarquer que les scènes de nudité se trouvent majoritairement dans les images et manuscrits à usage religieux, tandis que les scènes plus profanes, destinées au divertissement des couples d’amoureux et des femmes galantes présentent l’érotisme avec une retenue visuelle plus importante6. Pour le dire simplement, une nudité crue sur un panneau d’autel pouvait être interprétée en termes spirituels, tandis qu’une main posée sur le menton, sur une valve de miroir, pouvait être vue comme d’un érotisme exacerbé. Depuis longtemps pourtant, l’analyse des images médiévales s’est aussi appuyée sur des critères stylistiques ordonnés chronologiquement et géographiquement, permettant d’attribuer et de dater les œuvres pour la majeure partie anonymes7. Entre, d’un côté, l’histoire de l’art attributionniste et stylistique et, de l’autre, l’histoire sociale et genrée des images médiévales, la recherche se fait parfois le jeu d’un dialogue de sourds, l’une ignorant l’autre et réciproquement. Cet article propose de combiner des méthodes d’analyse issues de courants historiographiques divergents, en l’appliquant à une étude de cas spécifique. L’objet de cette étude est une image à la fois rare et problématique. Elle est importante d’une part pour les études sur le genre et d’autre part pour les études stylistiques au sein de l’art catalan. Il s’agit du frontal (devant d’autel) de Santa Eugènia de Saga, attribué à l’atelier de Soriguerola8, actif en Basse Cerdagne à la fin du xiiie siècle9 (fig. 1). Servant autrefois de parement d’autel dans une petite église des Pyrénées, il a bénéficié d’une certaine visibilité en étant exposé au Musée des Arts Décoratifs de Paris depuis le début du xxe siècle. Il s’agit d’un des rares cas d’image de dévotion présentée sur le frontal d’une église romane qui figure le même personnage portant successivement les signes du masculin et les signes du féminin. L’iconographie spécifique est celle de sainte Eugénie de Rome, ayant vécu une existence sociale en tant que fille, puis en tant qu’eunuque et moine masculin, avant de finir martyrisée en tant que femme sainte. Je propose de ne pas user du terme de travestie, consacré par l’historiographie, non seulement 5. 6. 7.
8. 9.
Mulvey 2017. Pour un bilan récent de la réception des études cinématographiques dans l’histoire de l’art, je me permets de renvoyer à Fichera et Maillet 2020. Easton 1998 et 2009. Millard Meiss, grand spécialiste de l’art des xive et xve siècles français avait passé sous silence les questions sociales, soulevées par Meyer Schapiro dans ses études du mécénat aristocratique français, soucieux plutôt de trouver des équivalents à la Renaissance florentine dans la peinture française : Meiss 1967. J’utilise le terme d’atelier plutôt que celui de maître, qui sous-entend non seulement une organisation nécessairement hiérarchique dans l’atelier, mais aussi l’attribution présupposée à un homme artiste, quand aucune donnée ne vient étayer cette hypothèse. Ainaud de Lasarte in Goya 1954 ; Ventosa i Serra 2004.
le genRe D’une iMage : étuDe coMpaRative Du fRontal De santa eugènia De saga
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Fig. 1 : Frontal de Santa Eugenia de Saga, détrempe sur fond d’argent, 150 × 100 × 5,5 cm, Saga (Basse Cerdagne), fin du xiiie siècle, attribué à l’atelier de Soriguerola, Paris, Musée des arts décoratifs, legs E. Peyre, inv. PE 121.
en raison de son anachronisme (il daterait plutôt du xvie siècle et signifie simplement déguisement), et de ses connotations oppressives (le travestissement a été déterminé comme un délit au xixe siècle et ensuite comme une maladie mentale). J’emploierai le terme transgenre de manière littérale, signifiant une transition de genre, en sachant que la formule genus transire est attestée au Moyen Âge dans ce type de situation10. Afin d’inscrire ce panneau dans une histoire hagiographique, je tenterai d’abord d’expliciter les circonstances du développement du culte de sainte Eugénie (le plus populaire au sein du groupe des saintes transgenres), puis j’analyserai les spécificités du frontal de Saga au sein de la production de devants d’autel du nord de la Catalogne et dans la série iconographique d’Eugénie, avant de m’interroger sur le genre des images et des personnes ainsi que sur le regard que l’on posait sur elles à la fin du Moyen âge.
10. On trouve la formule genus masculinum in femininum transivit dans la première Vie de JosephHildegonde de Schönau par Engelhard von Langheim, p. 516.
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eugénie : sainte infoRtunée MoRte à noël Le bienheureux Hélénus dit : « tu as raison de t’appeler Eugène, tu agis virilement, et tu confortes ton cœur par la foi du Christ. Donc, tu as raison de te faire appeler Eugène. Je n’ai pas adopté cette mascarade, ennemie de la vertu, dans laquelle un homme prétend être une femme, au contraire, moi, une femme qui agis de manière masculine, je me suis fait homme pour mieux embrasser la virginité qui est dans le Christ (Vita Eugeniae)11.
Tu as raison de te dire homme car bien que tu sois une femme tu agis en homme (Légende dorée)12.
Eugénie, aussi appelée Eugène au fil de ses péripéties, serait morte à Rome au siècle après avoir vécu à Alexandrie où son père Philippe, aussi devenu saint, était préfet. Sa vie fut écrite à la fin du ve siècle en latin, amplifiée au début du vie siècle13 et rapidement traduite en grec14et en syriaque15. L’histoire du culte fait actuellement l’objet de recherches, dont cet article est une étape de travail. Des traces précoces à Rome sont attestées par des fouilles archéologiques dans les catacombes, notamment la découverte d’une tombe dédiée à Hyacinthe, compagnon d’Eugénie et des restes d’une basilique dédiée à la sainte sur la via Latina16. Des mosaïques lui rendent hommage à Ravenne et à Poreč en Croatie dès début du vie siècle, en catalogne à partir du ixe siècle, et en Bourgogne ensuite, à Nevers, Varzy et sur un chapiteau de l’église de Vézelay. Selon la plupart des textes, il s’agissait de la fille du gouverneur Philippe, convertie au christianisme après des études de philosophie avec ses serviteurs Prothe et Hyacinthe, deux frères eunuques. Les versions les plus anciennes de la ive
11. Beatus Helenus dixit : Recte te Eugenium vocas, viriliter enim agis, et confortetur cor tuum pro fide Christi. Ergo recte vocaris Eugenius […] Non enim inimicam honestatis simulationem assumpsi, ut vir feminam simularem ; sed femina viriliter agendo, virum gessi, virginitatem quae in Christo est, fortiter amplectendo (Vita Sanctae Eugeniae Virginis, BHL 2666, PL 21, col. 1111 et 1115). Dans l’édition Rosweyde, inimicam est remplacé par infrunitam, bien que les manuscrits proposent le mot inimicam. Je remercie Gordon Whatley pour cette précision. Les traductions sont personnelles, sauf mention contraire. 12. Recte vir diceris quia cum sis femina viriliter agis (Saints Prothe et Hyacinthe : Jacques de Voragine, Legenda aurea, éd. G. P. Maggioni, Florence, 1998, chap. 130, p. 926). 13. La version la plus ancienne est la BHL 2667, Vita éditée sans identification d’auteur dans PL 21, col. 1105-1122, à partir de l’édition de l’humaniste Mombritius (auquel on se réfère généralement pour la désigner). La seconde, BHL 2666 est communément désignée comme version Rosweyde, du nom de son éditeur (PL 73, col. 605-620). E. Gordon Whatley prépare actuellement l’édition critique de la version Mombritius. Voir notamment goRDon Whatley 2008. Pour le contexte : Lanéry 2010, p. 126–138. 14. La Vie grecque d’Eugénie est répertoriée par la BHG sous le numéro 607w-08b, et dans la Bibliotheca Hagiographica Orientalis (BHO) sous les numéros 281-284. 15. Smith Lewis 1900. 16. Gaiffier 1957.
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Vita écrivent qu’elle avait lu les Actes de Paul et Thècle, narrant la vie de la protomartyre autorisée par Paul à prêcher en habit d’homme. Attirée par le monastère du futur saint Helenus, réputé pour son rigorisme, Eugénie se coupa les cheveux, prit l’habit d’homme ainsi que le nom d’Eugène et se fit accepter en tant que moine avec Prothe et Hyacinthe. Les trois étaient vus comme des eunuques, mais rapidement les sources occidentales, peu au fait de la condition d’eunuque, disent qu’elle passait pour un homme. On dit Hélénus informé miraculeusement de son assignation de naissance en tant que femme et la laissant malgré tout se faire moine. Une femme nommée Melanthia ou Mélanie, lui fit des avances sexuelles non équivoques qu’Eugène refusa. Par vengeance, la femme accusa le frère Eugène de viol. Ce dernier fut traduit en justice devant le gouverneur qui n’était autre que son propre père, Philippe. Et là, devant les yeux étonnés de la foule et de son père, qui ne la reconnaissait pas, le moine ouvrit son habit et découvrit un corps qui apparut à tous comme pourvu de mamelles. Eugénie fut ainsi blanchie de l’accusation et elle convertit Philippe et Claudia, ses parents, ainsi qu’Avit et Serge, ses frères, au christianisme. Les Vies divergent sur le sort de Philippe, peutêtre resté en Egypte, tandis que Claudia retourna à Rome avec ses enfants, où ils subirent à leur tour le martyr. Sa mort étant mentionnée au 25 décembre selon le martyrologe romain (et le 24 à Byzance), il était difficile de la fêter en raison de la concurrence avec Noël, et Eugénie fut très tôt associée au culte de Prothe et Hyacinthe, ses compagnons, qui pouvaient être fêtés de manière plus aisée le 11 septembre. Sa vie a séduit les encyclopédistes du xiiie siècle et elle fut insérée dans les légendiers hagiographiques de Barthélémy de Trente, Jean de Mailly17 ainsi que dans le plus diffusé, celui de Jacques de Voragine, La Légende dorée, ce qui contribua à son succès à la fin du Moyen Âge18. La présence de sainte Eugénie en Catalogne est importante, et elle s’articule avec des transmissions de corpus hagiographiques et de reliques entre Italie, France et Catalogne. Dès le début du ixe siècle, des églises sont dédiées à Eugénie en Catalogne (Nerella, Ainet de Cardos, Embonui)19. Le légendier de Jacques de Voragine fut traduit à la fin du xiiie siècle en catalan, et même enluminé dans un manuscrit dès cette époque, où l’on perçoit l’intérêt pour la vie d’Eugénie, puisque la vie de Prothe et Hyacinthe y a été nommée « De sent Prot e de sent Jacint e de senta Eugenia »20. On rencontre des toponymes et dédicaces en l’honneur d’Eugénie en Basse Cerdagne, dans les Pyrénées catalanes (dont Santa Eugènia de Saga), 17. Jean de Mailly dans son Abbreviatio in gestis et miraculis sanctorum (1234) place la mort d’Eugénie le 25 décembre et fait un renvoi au 11 septembre à la vie de Prothe et Hiacynthe. Jean de Mailly, dominicain de Metz, est le premier à avoir écrit des abrégés des Vies de saints au xiiie siècle ; il a inspiré Jacques de Voragine, Barthélemy de Trente et Vincent de Beauvais qui se sont illustrés dans ce style à grand succès : Maillet 2014, chap. 1 et Boureau 1997. 18. Legenda Aurea, chapitre 130. 19. Znorovszky 2021, p. 165-176. 20. Paris, BnF, ms. Esp. 44, f. 197v. La miniature sur cette page représente aussi sainte Eugénie, en habits féminins et voilée.
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ainsi qu’à Majorque, où la ville de Santa Eugènia a été fondée par Bernat de Santa Eugènia, gouverneur de Majorque (1230-1231) et conseiller de Jacques Ier d’Aragon. Lui-même était seigneur de Santa Eugenia de Berga, dans la province de Barcelone. Sur le plan hagiographique, hormis la Légende dorée catalane21, la vie d’Eugénie s’est aussi diffusée en latin dans plusieurs passionnaires provenant des archives du chapitre de Vic22 ou de la cathédrale de Barcelone23.
le fRontal De saga, une vita sous Deux genRes Compte tenu de ces circonstances, il n’est guère étonnant de voir apparaître les images de cette sainte dans les Pyrénées catalanes. Le Frontal du musée des Arts décoratifs s’inscrit donc dans un paysage, au tournant du xiiie et du xive siècle
Fig. 2 : Le chevet de l’église Santa Eugenia de Saga en Basse-Cerdagne, xie siècle. Photo Maillet. 21. Outre le ms. Paris, BnF, Esp. 44 déjà cité, on la trouve dans les mss Madrid, Escorial, Bibl. San Lorenzo, N. III.5 et Vic, Bibl. Cap., ms. 174. Elle est éditée dans Maneikis et Neugaard 1977. 22. Passionarii fragmentum, fragm. XXIV/9A, dans lequel la Vie d’Eugenia est associée à une Vie de Thomas de Canterbury. Voir Gros i Pujol 2018. 23. Légende supplémentée dans la cathédrale de Barcelone (Catedral de Barcelona, Arxiu Capitular, ms. 105, f. 28v, daté entre 1339 et 1360), et lectionnaire du xive siècle (Catedral de Barcelona. Arxiu Capitular, ms. 104, f. 6b). Je remercie Fernand Peloux d’avoir partagé certaines de ses recherches inédites sur les légendiers en Catalogne.
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catalan, dans lequel la Vie doit être connue et peut être lue ou prêchée depuis les légendiers hagiographiques. Le frontal provient de Saga, un village de montagne près de Ger, (fig. 2). La paroisse de Saga était déjà mentionnée dans l’acte de consécration de la Seu d’Urgell en 839 ainsi que dans un précepte du roi Lothaire ier de France en 958, comme appartenant au monastère de Saint Michel de Cuxa. Plutôt que de commenter le panneau isolément, je tenterai de le replacer au sein de son lieu, l’imaginant devant l’autel désormais nu. L’église à une seule nef fut construite au cours du xie siècle, avec une abside semi-circulaire. Le portail compte cinq voussures, l’ensemble étant encadré d’un arc qui souligne visuellement le portail et met en valeur, par un exhaussement central, la figure sculptée du Christ qui se trouve au centre de la cinquième voussure. Celle-ci est la seule pourvue d’un décor sculpté partiellement anthropomorphe. La frise est située dans une gorge de la voussure de telle sorte que les figures sont positionnées de trois quarts par rapport aux personnes qui entrent et passent sous la voussure, dans une position qui permet de les voir (et d’avoir l’impression d’être vus par eux) aussi bien en s’approchant du portail qu’en passant dessous (fig. 3). Les personnages semblent ramper sur la voussure. À l’extrémité droite, un personnage féminin doté de seins grimace, surmonté par un personnage tête en bas, nu, et l’air menaçant. Tous deux sont surplombés par un masque et un ornement en cercles concentriques. Avant le Christ, on voit une figure sans torse n’ayant qu’une tête posée sur la partie inférieure du corps. À gauche, en partant
Fig. 3 : Le portail de Santa Eugènia de Saga, xiie siècle. Photo Maillet.
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du Christ central, un être encore plus grimaçant surmonte un homme barbu se faisant dévorer les pieds par un être aux dents acérées. Un masque de visage barbu surmonte un homme imberbe dont le visage est plus apaisé que celui de la femme symétriquement placée à droite. La deuxième et la quatrième voussure reposent sur quatre chapiteaux, deux présentant des êtres ailés ressemblant à des griffons, et deux autres ornés de végétalités de type corinthien, ils sont positionnés alternés24. Parfois comparée à Sant Fructuós de Llo, l’église de Saga a malgré ses modestes dimensions un portail à la décoration plus aboutie, et plus riche. Jouant de la psychomachie habituelle des portails romans, elle y montre l’homme à droite du Christ, et la femme, nue, à sa gauche, tous deux apparaissant quelque peu inquiets au milieu du ballet de dévorations qui les surmonte. La nef apparaît aujourd’hui modeste, en pierres apparentes, mais on peut supposer qu’elle était peinte ou recouverte de tentures au xiie siècle. L’autel a été, à la fin du xiiie siècle, orné d’un frontal, selon le type catalan roman, peint à la tempera sur bois. On peut comparer ce type de peintures aux Maestà italiennes contemporaines, auprès desquels il est aujourd’hui présenté au musée des Arts décoratifs de Paris. Mais il faut bien penser que leur position est différente, puisque le frontal était en avant de l’autel, et donc plus proche des fidèles, ce qui permettait d’observer l’ensemble des scènes qui y étaient peintes. Le panneau est entouré d’une bordure travaillée qui rappelle l’utilisation antérieure d’antependium d’orfèvrerie. De grandes coupoles en creux sont creusées dans la bordure. Les différentes scènes sont représentées en deux registres divisés en quatre rectangles, selon une configuration particulière. En effet, les devants d’autel hagiographiques de la région proposent généralement une grande image du saint et des scènes latérales de sa Vie. C’est le cas, par exemple, du frontal de saint Christophe, provenant du même atelier et de l’étonnant panneau de Gessera montrant un grand Jean-Baptiste hirsute flanqué de scènes de sa Vie, tous deux conservés au Musée National d’Art Catalan (désormais MNAC)25. Mais certains, moins nombreux, présentent comme celui d’Eugénie les scènes de la Vie du personnage saint sur deux registres sans figure centrale, comme le frontal de San Climent de Taüll26 ou le frontal de san Cebria de Cabanyes, provenant de la même région27. Sur des critères stylistiques, l’atelier a été identifié comme celui de Soriguerola, en référence au frontal de San Miquel de Soriguerola (MNAC). On lui attribue aussi, hormis celui de Saga, le frontal de Sant Vicenç de La Llaguna, les Tablas laterales de Ribes (fig. 4, Museu Episcopal de Vic, désormais MEV) et le frontal de Sant Cristòfol de Toses (MNAC). Cet atelier exerçant en Basse Cerdagne a d’abord été inclus dans l’art roman et ensuite pensé comme l’un des points de 24. J’emprunte le terme de végétalité à Jean-Claude Bonne, dans Baschet, Bonne, Dittmar 2012. 25. Frontal de saint Christophe, atelier de Soriguerola, Sant Cristòfol de Toses, Ripollès ?, début XIVe s., Barcelone, MNAC, Inv. 4370 ; Frontal de Gesera, Aragon, xiiie s., Barcelone, MNAC, Inv. 35702. 26. 2e moitié du xiiie s., Barcelone, MNAC, Inv. 3908. 27. Devant d’autel de Sant Cebrià de Cabanyes, deuxième quart du xive siècle, provenant de l’église de Sant Cebrià de Cabanyes, Sant Fost de Campsentelles (Vallès Oriental), Vic, Museu Episcopal, Inv. 9697.
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Fig. 4 : Panneaux latéraux d’autel, détrempe sur bois, 100 × 85 × 5,5 cm (Pesée des âmes), 101 × 84,5 × 6 (saint Pierre et saint Paul), Vallée de Ribès (Ripollès), Musée Episcopal de Vic, nº 9694, 9695.
départ de l’art gothique catalan. La vivacité des mouvements du riche frontal de San Miquel comme l’expressivité des personnages, en particulier celle des démons des Tablas de Ribes, en sont caractéristiques. Comme dans l’art roman catalan, le dessin semble prédominer sur la couleur, mais les figures y seraient plus animées et expressives. Les iconographies de cette période sont souvent originales et c’est bien le cas de ce frontal d’Eugénie, dont on ne connaît pas d’équivalent. Le devant d’autel qui ornait autrefois l’église de Saga a été vendu, probablement à la fin du xixe siècle et il est désormais conservé au Musée des Arts Décoratifs de Paris, à la suite du legs en 1905 d’Émile Peyre qui avait acquis ce panneau avec d’autres œuvres sur bois provenant d’églises pyrénéennes. Le frontal de Saga expose huit scènes toutes équivalentes les unes aux autres, comme si les artistes n’avaient pas pu déterminer une image centrale pour résumer la Vie de cette sainte. Et je défendrai l’idée que c’est justement la plasticité formelle de l’apparition d’Eugénie qui est mise en valeur par cette mise en scène éclatée en huit scènes. Le registre supérieur du frontal figure des scènes de la vie masculine d’Eugène, en s’efforçant de ne pas montrer son corps, même pendant le baptême, tandis que le registre inférieur présente des scènes de la vie féminine. En se mettant à la place d’une personne en prière devant l’autel, on peut voir clairement et nettement chacune des scènes de la vie de la sainte. Le panneau mesure 1,50 m de large sur 1 m de hauteur. La peinture, aujourd’hui assombrie par le temps, devait être visible à une certaine distance, notamment grâce à ses couleurs rouges, probablement vives à l’origine, posées sur un fond d’argent désormais terne. L’église étant elle-même de dimensions modestes, l’œuvre en
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était d’autant plus mise en valeur. Dans le registre du haut, de gauche à droite on voit devant une porte d’église Eugénie, Prothe et Hyacinthe. Il s’agit probablement de la scène de la conversion d’Eugénie avec les frères eunuques chrétiens. Eugénie devrait être présentée en habits féminins à ce moment, mais elle est pourtant habillée exactement comme les deux frères, comme s’il était important qu’on voie un personnage masculin dans tout ce registre supérieur. Les trois personnages sont en habits à l’antique, avec une tunique à liseré, les chevilles découvertes (signe d’un vêtement masculin) et un manteau drapé. Aucun n’est nimbé, ce qui peut faire douter de leur identification, même si le nimbe n’est pas systématique dans l’art catalan de la période28. La seconde scène est celle du baptême (fig. 5). Eugénie, nimbée cette fois, est au centre de la composition, plongée frontalement à mi-corps dans les fonts baptismaux. Le baptême est la seule scène qui présente une figure entièrement frontale. Elle est ici véritablement présentée. Elle est entourée, à sa droite, d’un moine pointant l’index droit dans sa direction et tenant un livre, et d’un évêque mitré, à sa gauche, qui la bénit. Le personnage saint apparaît nu jusqu’aux hanches mais ses deux mains, en prière, dissimulent la partie de la poitrine qui pourrait laisser apparaître ses seins, neutralisant ainsi les marques visuelles du genre. De plus les fonds baptismaux jouent de la similarité visuelle avec le calice dont il faut rappeler qu’il était posé au-dessus du panneau pendant la messe. On peut supposer que cette image, centrale, permet de magnifier cette nudité ambigüe en milieu unisexe masculin. Ce choix est d’autant moins anodin que cette scène du baptême ne se trouve pas dans la Vie d’Eugénie. Elle se convertit par la lecture des Actes de Paul et Thècle dans les plus anciennes versions, et à l’écoute des chants des chrétiens selon la Légende dorée. Elle s’adresse ainsi à Prothe et Hyacinthe, ses compagnons d’étude : Une puissance usurpée fait de moi votre maîtresse, mais le savoir m’a fait votre sœur : soyons donc frères, et suivons Jésus-Christ. Son avis fut approuvé et, prenant l’habit d’homme, elle alla au monastère dirigé par saint Hélénus qui interdisait toute visite féminine29.
Dans la scène suivante, Eugène tonsuré et nimbé condamne, index pointé, une femme couronnée, la riche Mélanie reconnaissable à ses cheveux longs et à son surcot aux manches serrées. La main gauche d’Eugène est saisie par la main de la femme couronnée, qui semble l’attirer à elle, pour signifier la proposition sexuelle. La scène représente simultanément l’agression physique de la femme et la condamnation d’Eugène. Dans l’image suivante, la dernière du registre 28. Voir en particulier le Frontal de Sant Nicolau, Barcelone, MNAC, Inv. 4373, sur lequel le saint n’est nimbé ni dans l’image centrale ni dans les vignettes latérales. 29. Dominam me vobis usurpata potestas, sororem vero sapientia fecit ; simus ergo fratres et Christum sequamur. Placet consilium et assumpto habitu viri ad monasterium cui Helenus vir dei preerat venit, qui nullam ad se feminam venire sinebat (Legenda Aurea, p. 925-926). La traduction catalane du manuscrit Espagnol 44 de la BnF donne la même version (f. 198), et la Vita Eugeniae passe directement de la conversion devant les chants chrétiens aux cheveux coupés pour entrer au monastère d’Helenus (PL 21, col. 1109C).
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Fig. 5 : Le baptême d’Eugénie. Frontal de Santa Eugenia de Saga (détail).
Fig. 6 : le dévoilement du corps d’Eugène-Eugénie. Frontal de Santa Eugenia de Saga (détail).
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supérieur, la femme couronnée, mains jointes devant un personnage couronné, qui n’est autre que le gouverneur Philippe, le prie de lui rendre justice. Rappelons que, en écho à l’histoire de la femme de Potiphar, Mélanie accuse Eugène qui avait repoussé ses avances, de viol (fig. 6). Son corps, au premier plan, se superpose à celui d’Eugène qui ouvre son habit et découvre ses seins, tandis que la partie inférieure du corps est dissimulée par le corps de Mélanie. Ce dispositif rassemble en une même image et presque en un même corps la femme mauvaise et le bon moine doté de seins. Le compagnon d’Eugène est en arrière et lève le doigt. Le gouverneur s’exprime également, tandis que le corps maigre d’Eugène s’expose jusqu’au-dessus du nombril, découvrant les côtes et la clavicule comme sur la scène de baptême. Cette rime plastique est volontaire et structurale : dans le baptême le personnage est nu mais cache ses seins, dans le procès il est habillé mais dévoile ses seins. Le procès est l’image centrale qui provoque la bascule entre deux moments de la Vie, et entre deux genres. On peut rapprocher cette image du texte de la deuxième Vita qui est une théorisation poussée sur l’indifférence face au genre aux yeux de Dieu : La vertu de son nom est telle, que les femmes qui le craignent obtiennent la dignité masculine, et pour lui la différence de sexe ne peut rendre la foi supérieure, comme saint Paul Apôtre, maître parmi tous les chrétiens le dit, que chez Dieu, il n’y a pas de séparation entre masculin et féminin : « nous sommes tous un dans le Christ » (Galates 3) […] et disant cela, elle ouvrit sa tunique qu’elle portait depuis la tête et apparut comme femme30.
Dans toute cette première séquence le personnage saint se présente avec une apparence masculine que vient conclure la scène du procès. Comme pour faire transition entre Eugène tonsuré en habit monastique et Eugénie aux cheveux longs et portant un bliaud féminin long et plissé, la première scène à gauche du registre inférieur est aussi un procès. Alors que les deux passages sont éloignés dans la Vie, ils sont présentés en miroir inversé et en écho l’un de l’autre. La composition y est inversée, le juge passe de la droite à la gauche. Eugène masculin ouvrait son vêtement, Eugénie féminine croise les bras qui se referment sur le vêtement qui est devenu féminin. À la fin de la première séquence, il était délivré de toute accusation, au début de la deuxième séquence, elle est condamnée. Dans la scène suivante, Eugénie est plongée dans le fleuve une pierre au cou, par un bourreau, mais la main de Dieu apparaît dans une nuée en signe de salut. L’image suivante montre la sainte poussée dans un four ardent par un bourreau, et elle y est si bien entrée qu’on ne voit que son vêtement qui sort des flammes. Dans la même image, à l’arrière-plan, on la voit emprisonnée, face au Christ, avec 30. Tanta enim est virtus nominis ejus, ut etiam feminae in timore ejus positae, virilem obtineant dignitatem, et neque ei sexus diversitas fide potest inveniri superior, cum beatus Paulus Apostolus magister omnium Christianorum dicat, quod apud Dominum non sit discretio masculi et feminae : omnes enim in Christo unum sumus (Ga 3, 26). […]. Et haec dicens, scidit a capite tunicam, qua erat induta, et apparuit femina (PL 21, col. 1115C-D).
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son nimbe crucifère. Enfin, la dernière scène présente la décapitation de la sainte, à genoux, un bourreau lui tenant la tête par les cheveux devant un tombeau. Son âme est finalement emportée par deux anges dans un linge. La composition structurale du frontal sépare les deux registres en genres, en utilisant une syntaxe gothique (rimes, alternances rythmées de rouge et de bleu). Les chausses du bourreau dans le registre du bas sont alternativement rouges et bleues. En haut Eugène est en bleu-noir, en bas Eugénie est en rouge, sauf à la fin où son vêtement est rouge et son manteau bleu. Enfin dans la dernière scène son âme apparaît toute nue comme dans le baptême. On ne peut savoir si l’atelier de Soriguerola avait accès à la version longue de la Vita qui détaille davantage que la Légende dorée le mélange des genres, et la déhiérarchisation entre masculin et féminin. Eugène-Eugénie est, par l’image elle-même, présenté·e dans un double modèle de sainteté, masculin et féminin. Sa première vie de saint, au registre supérieur, est faite de conversion et de fausse accusation d’adultère, et rappelle de nombreux parcours de Vies de saints masculins faussement accusés de paternité31, comme Brice ou Germain d’Auxerre, mais aussi d’autres personnages transgenres comme Marin-Marine. Comme l’avait souligné Martha Easton, Eugénie-Eugène est le seul de cette série à dévoiler volontairement son assignation de genre, par un geste qu’on dirait aujourd’hui d’empuissancement, provoquant une dénudation qui n’est pas subie comme lors de la dénudation post-mortem du corps de Marine, qui avait passé toute sa vie au monastère sous une identité masculine32. Sa deuxième vie, au registre inférieur, est véritablement une vie de sainte féminine, traditionnellement plus riches en souffrances, en comprenant les épreuves physiques de l’eau et du feu, la décapitation et le salut de l’âme. Elle rappelle les Vies de martyres antiques comme la très célébrée Eulalie de Barcelone. Aussi, dans un style vif, et avec une colorimétrie sûrement plus brillante qu’aujourd’hui, le devant d’autel de Saga fait des choix fondamentaux, au sein d’une iconographie d’Eugénie dont on a sans doute perdu une grande partie des manifestations aujourd’hui. Plus que toute autre image, elle divise le panneau en deux messages hagiographiques genrés, et elle offre aussi une dévotion aux regardeurs et regardeuses du frontal ouverte aux interprétations.
le genRe D’une iMage et le genRe D’un PeRsonnage Eugénie appartient au corpus des saintes ayant fait une transition de genre (elles sont au moins trente-quatre33). Au sein de cet ensemble, elle est la sainte qui eut le succès iconographique le plus important ainsi que la variabilité de 31. Sur l’accusation de paternité et la place des saintes transgenres, je me permets de renvoyer à Maillet 2016. 32. Easton 2009. 33. Hotchkiss 1996. Pour une version actualisée du corpus : Maillet 2020.
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genre la plus marquée. À Ravenne, au vie siècle, on la voit parmi le cortège des saintes de Sant’Appolinare Nuovo, ainsi que dans un médaillon de la Cappella Arcivescovile. Elle n’y est pas différenciée des saintes tout à fait féminines et elle présente les mêmes ornements caractéristiques : couronne, voile et collier. Quelques siècles plus tard, dans le Ménologe de Basile II conservé à la Vaticane, Eugène est martyrisé avec Prothe, Hyacinthe et son père Philippe, mais en tant que moine noir, masculin34, tandis que Prothe et Hyacinthe portent un habit blanc d’eunuque35. À Vézelay, où elle est présentée comme dans d’autres sites bourguignons (Nevers, Varzy), c’est un moine masculin qui présente ses seins, comme dans l’ultime scène masculine du panneau de Saga36. Puis, dans les légendiers hagiographiques, elle est progressivement présentée dotée d’attributs féminins, au moment du procès, et du changement d’habit37, ou même en habits féminins38. Au xve siècle, on ne la présente plus qu’en habits féminins, même lorsque cela entre en contradiction avec la narration, comme pour l’accuser de viol quand bien même cette accusation est déterminée par le fait qu’elle passait pour un homme39. Eugénie a toujours été célébrée en tant que sainte, tout en faisant l’objet d’une grande variabilité en termes de genre, ce qui témoigne d’une relative inventivité et plasticité dans le domaine hagiographique. Cette malléabilité est inversement proportionnelle à la liberté d’exercice de la sexualité. Dans le monde désexualisé des clercs, le genre était plus fluide que dans le monde des laïcs. L’image du panneau de Saga, avec une vie à moitié masculine et à moitié féminine, s’offrait au regard des hommes et des femmes, laïcs, sans doute contraints par des normes de genre beaucoup plus strictes que celles exprimées dans le frontal40. En regardant ces saints devenant hommes et femmes, on pouvait admirer, s’émouvoir et trouver des modèles de vertu et de chasteté pour le présent. Mais comment le regardait-on ? L’exposition des seins d’Eugénie a parfois hâtivement conduit à une interprétation du tableau en termes érotiques41. Ces hypothèses renvoient au débat déjà ancien qui opposait érotisme charnel et érotisme spirituel dans l’art chrétien, qui vit s’opposer Leo Steinberg, partisan d’une charnalité, et Caroline Bynum défendant la dimension spirituelle des allusions érotiques42. Pourtant, l’érotisation des seins est très tardive dans les images chrétiennes et ne peut être admise avant le xiiie siècle43. Je suivrais ici plutôt l’hypothèse de Ruth Mazo Karras qui 34. Ménologe de Basile II, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Vat. Gr. 1613, 1001-1016, f. 270. 35. Roland Betancourt analyse de nombreuses images du Ménologe de Basile, notamment les personnages trans de Matrôna, mais ne fait pas l’analyse de la Vie d’Eugénie, Prothe et Hyacinthe : Betancourt 2020. 36. Pour l’analyse de ce chapiteau, et la bibliographie liée, voir Ambrose 2004 et 2006. Cf. aussi Maillet 2018 et Mills 2018. 37. Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, ms. Arsenal 5080 (v. 1335), f. 154. 38. Légende dorée, ms. Paris, BnF, fr. 242 (v. 1400), f. 205v : Eugénie, Prothe et Hyacinthe. 39. Par exemple chez Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, ms. Paris, BnF, fr. 50 (v. 1480), f. 392. 40. Lett 2013. 41. Grayson 2009 ; Easton 2009. 42. Steinberg 1984 ; Bynum 2017. 43. Wirth 2009.
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envisage une sexualité et un érotisme médiévaux intégrant la chasteté comme un véritable choix sexuel, non dénué de sensibilité44. La question principale reste que, malgré l’interdit du Deutéronome (25, 5), le fait qu’une femme porte un habit d’homme permettait de développer un modèle de sainteté féminine. On a parfois des témoignages contemporains qui permettent de mieux comprendre la manière dont étaient interprétées les images hagiographiques. Pour le cas d’Eugénie, on a heureusement conservé des commentaires sur la manière dont ses images et son parcours étaient regardés. L’un de ceux-là provient d’Abélard, citant Eugénie comme modèle de vertu. Dans la septième lettre qu’il adresse à Héloïse, il donne un argument pour lui faire renoncer à l’amour charnel : Aussi, tandis que nous voyons des vierges sans nombre se proposer pour modèle la chasteté de la Mère du Seigneur, nous connaissons peu d’hommes qui aient obtenu le don de cette vertu et qui aient pu suivre l’Agneau sans tache dans toutes ses voies. Quelques-unes, dans leur pieux zèle, se sont donné la mort afin de conserver cette pureté de la chair qu’elles avaient consacrée à Dieu ; et non seulement ce sacrifice n’a pas été l’objet d’un blâme, mais ce martyre d’elles-mêmes leur a généralement valu la canonisation de l’Église. Bien plus, si des vierges fiancées, avant de s’unir charnellement à leurs maris, prennent la résolution d’embrasser la vie monastique et de renoncer à leur époux terrestre pour prendre le céleste Époux, liberté leur en est laissée : ce qui n’a jamais été, que nous sachions, accordé aux hommes. Quelques-unes furent enflammées d’un tel zèle de chasteté, que non contentes de prendre, malgré la défense de la loi, un habit d’homme, elles se retirèrent parmi des moines, où l’éminence de leurs vertus les a rendues dignes de devenir abbés. Telle sainte Eugénie, avec la complicité de l’évêque Hélénus, que dis-je ? sur son ordre, revêtit l’habit d’homme, et après avoir été baptisée par lui, fut admise dans un monastère de religieux45.
L’argument est bien entendu de circonstance, Abélard souhaite répondre aux appels érotiques d’Héloïse par une réplique sur la propension des saintes à la chasteté. Mais le premier exemple qu’il mentionne est celui d’Eugénie, devenue 44. Karras 2005. 45. Unde et cum innumeras uideamus uirgines matrem Domini in huius excellentiae proposito sequi paucos agnoscimus uiros huius uirtutis gratiam adeptos, ex qua cumque ierit ipsum sequi Agnum ualerent. Cuius quidem zelo uirtutis cum nonnullae sibi manum inferrent ut quam Deo uouerant integritatem etiam carnis conseruarent, non solum hoc in eis non est reprehensum sed apud plerosque haec ipsarum martyria titulos ecclesiarum meruerunt. Desponsatae quoque uirgines, si antequam uiris suis carnaliter misceantur monasterium decreuerint eligere et, homine reprobato, sponsum sibi Deum efficere, liberam in hoc habent facultatem ; quam nequaquam uiris legimus indultam. Quarum etiam pleracque tanto ad castimoniam zelo sunt accensae ut non solum contra legis decretum pro custodienda castitate uirilem praesumerent habitum, uerum etiam inter monachos tantis praeminerent uirtutibus ut abbates fieri mererentur. Sicut de beata legimus Eugenia quae sancto etiam Heleno episcopo conscio, immo iubente uirilem habitum sumpsit et ab eo baptizata monachorum collegio est sociata (Abélard, Epistolae, éd. J. T. Muckle, Mediaeval Studies, 17, 1955 : Epistola 7, p. 253-281, trad. O. Gréard dans Abélard et Héloïse, Correspondance, Paris, 2010, p. 246-247).
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abbé. Son parcours est doublement validé par l’autorisation et même l’ordre de la figure paternelle d’Hélénus. Certes, Abélard ne fait pas directement référence aux images d’Eugénie, mais il ne fait aucune difficulté à mentionner cette ambiguïté de genre comme un modèle moral, et un modèle chaste surtout. Peut-être avait-il vu le chapiteau la représentant et avait-il pu lire sa Vie lors de son séjour à Vézelay, abbaye où le philosophe avait été recueilli par Pierre le Vénérable après son éviction du clergé sous l’influence de Bernard de Clairvaux en 1121 ? On connaît un témoignage beaucoup plus tardif de l’usage d’Eugénie, dont la Vie était sans doute connue davantage par ses images que par les textes mal diffusés du fait de sa fête impossible à célébrer. Il s’agit du procès de réhabilitation de Jeanne d’arc. La guerrière en habits d’hommes ne passa jamais pour un homme ou un eunuque, contrairement à Eugénie, mais elle en porta les habits tout au long de sa vie et pas seulement sur le champ de bataille. Interrogée sur pourquoi elle commença à porter de cette façon l’habit d’homme, et qui l’y conduisit : elle répondit que ce fut par sa propre volonté, sans aucune contrainte, et que cet habit lui plaisait plus que celui de femme46.
Les milliers de livres écrits sur Jeanne d’Arc n’ont pas réussi à percer le mystère que restera celui des motivations profondes de cette personne étonnante ; on sait du moins qu’elle n’était pas la seule à porter des habits masculins, et à prophétiser ainsi vêtue47. Mais ce que l’on n’a que peu remarqué, c’est qu’au moment de son procès de réhabilitation, était en question non pas son habit, mais le fait qu’elle ait communié en habit d’homme. Mais pour déjouer cette accusation, le procès de réhabilitation faisait appel à un argument d’autorité : De la même façon qui imputerait une faute à sainte Marine, qui vécut inconnue, toujours en habit d’homme dans un monastère d’hommes, et prenant les sacrements avec les moines ; et avant qu’on ne vit qu’elle était femme, il fallut qu’elle fut accusée d’adultère par la calomnie, et ce fut en dénudant son corps après sa mort que l’on découvrit son sexe. C’est la même chose de sainte Eugénie, qui vécut en habit d’homme très vertueusement et chastement. Ainsi cette Jeanne était légitime de recevoir l’eucharistie dans cet habit48.
46. Interrogata cur ipsa ceperat hujusmodi habitum virilem, et quis ipsam ad hoc induxerat : respondit quod, ex sua voluntate, ipsum acceperat, nemine ipsam compellente, et quod eumdem habitum praediligebat quam muliebrem (Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, éd. J. Quicherat, Paris, 1841, I, p. 455). 47. On connaît notamment Jeanne-Claude des Armoises (documentée de 1436 à 1440), Jeanne-Marie la Feronne (1459-1460), la Pucelle de Sermaize ainsi que la bénéficiaire inconnue de la lettre de René II (1451), voir Beaune 2004, p. 444-447. André Vauchez cité également Piéronne de la Bretonne, qui partit en guerre armée auprès des Armagnacs avec une amie. Elles furent capturées et jugées à Paris en 1430, voir Vauchez 1987, p. 284. 48. Sicut nec beata Marinae quis imputabit ad culpam, si in monasterio monachorum, perpetuo in virili habitu, incognita vixit, cum monachis communicans in sacramentis ; nec ante femina patuit, licet calumnia adulterii affecta esset, quam ejus corpus post mortem nudatum sexum indicavit. Simile de beata Eugenia, quae in virili (Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, II, p. 42).
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Eugénie était, en tous cas en France, bien connue du xiie au xve siècle comme une héroïne de la chasteté (et guère comme un personnage transgressif). La question de la transition de genre apparaissait comme un chemin positif vers plus de chasteté et de masculinité. Un culte était rendu en Catalogne à Eugénie, qui prenait aussi en compte avec radicalité sa capacité à apparaître sous des traits masculins ou féminins.
conclusions Le panneau de Saga est un cas d’école permettant de penser les renouvellements récents des approches en matière d’images médiévales. Étudié comme appartenant aux œuvres de l’atelier de Soriguerola, le panneau de Saga a été vu comme un jalon entre roman et gothique catalan, jouant de la vivacité des personnages, des dessins cernés de noir et d’iconographies originales et variées. Vu depuis les études de genres anglophones, il a été lu comme un manifeste du pouvoir des femmes travesties, et plus récemment d’une « visibilité trans » jouant de l’ambiguïté de signes masculins et féminins. On y chercha alors aussi les signes de sous-entendus sexuels, impliqués par une lecture psychanalytique des images. Une étude de cas comme celle du panneau d’Eugénie ne peut pourtant se faire qu’en replaçant le culte de cette sainte dans une tradition hagiographique, et en analysant l’image dans son contexte ecclésial précis, et avec le projet d’achèvement de la christianisation massive de la Catalogne, au sein duquel la force et la vivacité des images des devants d’autel en contact direct avec les fidèles jouaient un rôle majeur. Les comparaisons iconographiques s’articulent ainsi avec un contexte local et une diffusion translocale du culte. Eugénie a été une référence exemplaire pour les lettres d’Abélard et, plus tard, un argument d’auctoritas pour un procès réel. Le choix iconographique du frontal s’explique d’abord par le lieu où il se trouvait, l’église dédiée à sainte Eugénie, qui faisait l’objet d’un culte important en Catalogne. Ensuite, le frontal est construit de manière élaborée pour articuler le changement de genre de la sainte à la composition de la narration en deux registres, de façon à donner autant d’importance aux deux genres. Cet équilibre est exceptionnel dans tout le corpus des images d’Eugénie où c’est tantôt Eugène, tantôt Eugénie qui domine. C’est un cas particulier, une image-problème, unique aujourd’hui dans son découpage masculin supérieur/féminin inférieur, mais inscrite comme un tournant dans un réseau d’images complexe, tendant à féminiser la sainte au fil des siècles. Le panneau de Saga, et le culte d’Eugénie en Catalogne promet d’ouvrir de nouvelles perspectives pour une histoire genrée des images médiévales.
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MISE EN ABYME DANS LA PEINTURE ITALIENNE DU xve SIÈCLE : LA MANNE DE SAINT ANDRÉ DE CARLO BRACCESCO (VERS 1490) giulia PuMa
Université Côte d’Azur, CEPAM, CNRS, France
L
a Manne de saint André réunit un corps mort prestigieux, à l’état de relique miraculeuse, celui de l’apôtre André, quatre officiants et une vingtaine de fidèles dans un espace ecclésial dont l’autel est décoré par un magnifique retable, représentant André dans le panneau principal et de nombreux saints dans les panneaux latéraux et la prédelle (fig. 1). Le tableau lui-même est le fragment d’un polyptyque démantelé qui avait à l’origine, selon toute probabilité, un aspect
Fig. 1. Carlo Braccesco, La manne du tombeau de saint André, 1490 env., Avignon, Musée du Petit Palais. © RMN-Grand Palais/René-Gabriel Ojéda. Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 129-142. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132266
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proche de celui du retable mis en abyme dans La Manne, le miracle de La Manne constituant l’un des panneaux de prédelle de cet ensemble perdu dont les chercheurs ont néanmoins pu formuler une hypothèse de reconstitution plausible1. Dans cet article, je veux revenir rapidement sur la raison de la présence de cette œuvre du peintre ligure Carlo Braccesco dans la collection du Musée du Petit Palais d’Avignon, puis proposer une analyse détaillée fondée sur la dialectique suivante : l’iconographie de La Manne est unique, et il faut qualifier cette singularité avec les catégories de l’anthropologie des images et de l’histoire religieuse ; toutefois la synthèse originale à laquelle parvient le peintre vers 1490 repose sur une tradition constituée, ancienne et codifiée, de représentation des « défunts extraordinaires »2. Ainsi, le propos croisera-t-il étude de cas et comparaisons choisies, en faisant la part belle à La Manne de Braccesco mais en s’attachant à la comprendre grâce à l’analyse de représentations choisies de Funérailles ou Pèlerinage au tombeau d’autres saints où les peintres recourent à la mise en abyme. Ce choix de réflexivité dans la composition, l’organisation même de la co-présence d’un corps-relique et d’une ou de plusieurs images dans son environnement proche exprime avec efficacité les enjeux théologiques, dévotionnels, sociaux auxquels se confronte une communauté de croyants dialoguant avec ses morts prestigieux. Je propose ici de comprendre la mise en abyme comme la coprésence d’au moins deux représentations peintes de taille différente au sein d’une seule et même composition picturale. Une image-cadre englobe une ou plusieurs images enchâssées de panneau(x) peint(s) en son sein, la mise en abyme réside dans l’identité du médium, la peinture, entre image-cadre et image enchâssée. Dans un texte d’abord paru sous la forme d’un chapitre au sein de Fables, Formes, Figures (1978) puis récemment réédité sous forme de livret autonome, Le tableau dans le tableau (2012), André Chastel pose les bases d’une réflexion sur la pratique de la mise en abyme chez les peintres de la Renaissance et de l’époque moderne3. Je voudrais essayer de démontrer la validité d’une telle catégorie pour des œuvres antérieures à la Renaissance4.
coMMent « la Manne » est aRRivée Dans les collections Du Petit Palais D’avignon Comme la majorité des œuvres aujourd’hui encore exposées dans les salles du Petit Palais d’Avignon, La Manne de saint André (1490 env.) de Carlo Braccesco
1. 2. 3. 4.
Laclotte, Moench 2005, p. 84-85. L’expression est de Lauwers 1988, p. 50. Chastel 2012 (1re éd. 1978, après trois conférences de 1961, 1963 et 1964). Pour une approche d’ensemble sur cette pratique picturale de la mise en abyme dans l’image, Puma 2020, consulté le 30 octobre 2021.
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est arrivée pour l’ouverture du musée, en 19765. Cette ouverture avait une signification bien particulière dans l’histoire de ce qu’on appelle les « Primitifs italiens », c’est-à-dire la peinture de la péninsule italienne entre le xiiie et le premier xvie siècle, avant la maturité de Raphaël6. En effet, le panneau de Braccesco – découpé dans un polyptyque sans doute créé à l’origine pour l’église Sant’Andrea de Levanto en Ligurie – fut acquis au xixe siècle à Rome par l’un des plus grands collectionneurs de son temps, le marquis Campana7. L’histoire de la collection Campana est pleine de rebondissements, et les recherches menées à son sujet variées et passionnantes. Je me contenterai ici de renvoyer au riche catalogue publié à l’occasion de la récente exposition que le Musée du Louvre à Paris lui a consacré8. Pour notre propos, je ne retiendrai que quelques faits essentiels : bien peu de temps après avoir constitué la section de sa collection dédiée aux primitifs, le marquis Campana s’est retrouvé dans la position de devoir s’en séparer et, après quelques hésitations, c’est le Second Empire de Napoléon III qui en a acquis la plus grande part. C’est ainsi que, dans les années 1860, arrivèrent sur le territoire français plusieurs centaines de primitifs italiens. Après d’ultérieures péripéties, la collection des « Primitifs » Campana fit l’objet, autour de 1876, d’une sidérante opération systématique de démantèlement et de dispersion des pièces de la collection dans des dizaines de musées sur le territoire français9. Des voix, peu nombreuses mais déterminées, se sont élevées, génération après génération de connoisseurs, pour dénoncer ces faits et appeler de leurs vœux une reconstitution de cette exceptionnelle collection de peinture italienne. Après une exposition programmatique à l’Orangerie (1956) et plusieurs décennies de négociations, le choix a été fait de présenter la collection restituée des « Primitifs » Campana au sein du Petit Palais d’Avignon10. Il s’agit là d’un cadre idéal dans la mesure où Avignon a été le lieu privilégié d’un dialogue pictural avec la péninsule aux xive et xve siècles, et que le Petit Palais lui-même est l’ancien palais de l’archevêché, réaménagé par Giulio della Rovere, avant qu’il ne devienne Jules II11. Entrons à présent dans l’iconographie de La Manne.
5. 6.
Mognetti et de Loÿe 1976. La cohérence de cette période est définie, a posteriori, avec les catégories de l’histoire de l’art, notamment celle de « fortune des primitifs » qui indique l’appréciation de cette « peinture des origines » durant les époques moderne et contemporaine : Previtali 1964 ; Ciancabilla 2012 ; Tartuferi 2014. 7. Les informations concernant cette hypothèse de provenance ligure se trouvent dans Laclotte et Moench 2005, p. 84. 8. La collection Campana rassemble des pièces aussi nombreuses que variées, d’époque antique ou médiévale, pièces archéologiques, sculptures et peintures. Pour se faire une idée de son amplitude, Gaultier, Haumesser et Trofimova 2018. 9. C’est ce que rapportent par le menu les textes de Vingtain 2018 et de Mognetti 2005. 10. Laclotte, Florisone, Vergnet-Ruiz 1956. 11. Laclotte et Moench 2005.
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que voit-on Dans « la Manne » ? Dans le petit panneau de Carlo Braccesco, l’ancrage de la vie spirituelle dans la matérialité des corps est porté à son paroxysme. Comme le donne à voir la reconstitution reproduite ci-après (fig. 2), La Manne constituait à l’origine la dernière scène de la prédelle d’un polyptyque consacré à l’apôtre André, aujourd’hui démantelé. Il ne s’agit toutefois pas d’une réplique à l’identique, comme dans le cas du Polyptyque Stefaneschi de Giotto (années 1320, Rome, musées du Vatican), puisque le grand polyptyque d’ensemble – aujourd’hui démembré – et le polyptyque enchâssé diffèrent par leur prédelle (le premier comportait des scènes narratives, le second, simplifié, comporte des bustes de saints) et par des variantes dans la représentation des saints en pied au registre principal12.
Fig. 2. Reconstitution du polyptyque dans la prédelle duquel La Manne prend place, en bas à droite. Registre principal, Saints Pierre, André, Paul (coll. part.) ; pilastres, Saints Ambroise, Grégoire, Jérôme, Augustin (Venise, Ca’ d’Oro) ; prédelle, Prédication de saint André (fragmentaire, loc. inc.), Crucifiement de saint André (Venise, Ca’ d’Oro), La Manne (Avignon, Petit Palais). Je remercie Neville Rowley qui m’a aimablement autorisée à reproduire ici l’image de la reconstitution préparée par lui pour le catalogue des peintures du Petit Palais. © Avec l’aimable autorisation de Neville Rowley.
12. Cimino, Paolucci et Santamaria 2016.
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Dans la scène de La Manne, située à droite de la prédelle donc, le devant d’autel n’est pas représenté, afin de permettre de voir la dépouille, intègre et auréolée, de l’apôtre André dont émane miraculeusement un liquide doré que le prêtre recueille lorsqu’il fait surface sur la table d’autel. L’ensemble des laïcs réunis en prière autour de l’autel et de sa précieuse relique apostolique, répartis par sexe – les hommes d’un côté, les femmes de l’autre – ont tous en main une coupe dorée pour recevoir un échantillon de la manne. Grâce au retable sur l’autel, les propriétés miraculeuses des reliques de saint André sont directement reliées, par le biais de la figure en pied du saint dans le panneau central tenant son attribut, la croix, à sa double qualité d’apôtre, disciple direct du Christ ayant partagé sa vie publique, et de martyr mort sur la croix13. La palette choisie par Carlo Braccesco se compose principalement de cinq couleurs (or, rouge, vert, blanc, noir), distribuées de manière à instaurer un réseau d’échos visuels dans l’ensemble de la composition, le retable présentant une synthèse chromatique de l’ensemble, avec un déploiement fastueux de l’or comme couleur dominante. Carlo Braccesco, alors même qu’il peint vers 1490, une époque où les fonds or ont laissé la place à des paysages et des perspectives savantes depuis des décennies dans la plupart des retables, réalise dans cette composition une forme de commentaire synthétique de l’usage de l’or en peinture – dans la totalité des arts visuels, en réalité, bien au-delà de la seule peinture14 – comme moyen d’honorer la transcendance. Sans prêter cette intention au peintre directement, on pourrait, du point de vue de la critique d’art, presque lire le prêtre à l’autel comme une figure de peintre « enthousiaste », au sens étymologique du terme – c’est-à-dire recevant son inspiration depuis l’au-delà, à la manière d’un saint Luc – chargé de distribuer à chaque dévot-e, par sa capacité à manier l’or qu’il a le privilège de recueillir, une parcelle de cet art, qui serait alors la métaphore de la vision du retable doré et de l’activation spirituelle qu’il permet en chacun des fidèles qui se recueillent devant lui : l’outil employé par le prêtre peut en effet visuellement s’apparenter à un pinceau ou un calame, en tout cas un instrument servant à tracer, ou à peindre ; l’œuvre propose d’une certaine manière un parallèle entre l’onction et le traçage/la peinture15. Pour 13. La connexion entre reliques, images et autel est patente dans les sources du xve siècle. Voir par exemple le témoignage de pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle rédigé par le marchand Jean de Tournai : « quiconque croyait fermement que le corps de saint Jacques n’était pas enchâssé ou maçonné dans le grand autel de l’église, comme il apparaît aussi sur la lettre ou rouleau que porte l’image sur le grand autel et sur lequel il est dit et écrit en lettres romaines ‘Hic jacet …’ », passé en français moderne par Sarzeaud 2019, consulté le 26 janvier 2021, § 4 et n. 6, pour l’édition de texte du pèlerin, Jean de Tournai, Transcription du manuscrit, éd. F. Blanchet-Broekaert, SaintJacquesInfo http://lodel.irevues. inist.fr/saintjacquesinfo/index.php ?id=1567, consulté le 26 janvier 2021. Toujours sur cette triple connexion, Bynum 2015 ; Cannon 2000 ; Williamson 2004. 14. Des pièces d’orfèvrerie du Haut Moyen Âge aux éloges de l’usage de l’or chez Suger, en passant par les traditions de recours massif à l’or dans les mosaïques, les icônes, les enluminures, à Byzance comme en Occident, voir, pour une vue synthétique la partie consacrée aux « mythologies de l’or » dans Pastoureau 2019. 15. Je remercie chaleureusement Didier Méhu pour ses remarques formulées en me lisant ; voir aussi Didi-Huberman 2009 [1re éd. 1997]. Sur saint Luc patron des peintres et surtout sur la légende de saint Luc premier peintre de la Vierge à l’Enfant, Bacci 1998.
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emprunter les mots de N. Sarzeaud, « lorsqu’on montre la relique, elle est entourée d’objets, mais aussi d’acteurs en mouvement, dont la gestualité contribue à animer la relique […] ; le corps social se montre lui-même avec le corps saint »16. La composition de Carlo Braccesco est un témoignage précieux de l’usage conjoint de l’image et des reliques dans la pratique cultuelle, comme peut encore le préconiser soixante-dix ans plus tard un texte tel que le Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints et sur les saintes images du concile de Trente (1563) : On doit avoir et garder, surtout dans les églises, les images du Christ, de la Vierge Marie Mère de Dieu, et des autres saints, et leur rendre l’honneur et la vénération qui leur sont dus. Non pas parce que l’on croit qu’il y a en elles quelque divinité ou quelque vertu justifiant leur culte, ou parce qu’on doit leur demander quelque chose ou mettre sa confiance dans des images, comme le faisaient autrefois les païens qui plaçaient leurs espérances dans des idoles, mais parce que l’honneur qui leur est rendu renvoie aux modèles originaux que ces images représentent17.
Une composition peinte comme La Manne a ceci de précieux qu’elle convoque le modèle original, ici le corps de l’apôtre, et cette image qui le représente, c’està-dire le retable figuré sur l’autel, alors même qu’elle en organise la juxtaposition et l’efficacité conjointe18. Essayons à présent d’approfondir l’étude du panneau de C. Braccesco en ouvrant le propos à des comparaisons avec une petite série d’autres exemples choisis où voisinent corps-saint et image, de manière proche, mais jamais identique. J’en retiendrai trois : un panneau où Gentile da Fabriano (1425, Washington, National Gallery of Art) sature l’espace autour du tombeau de saint Nicolas de figurations, un panneau où Lazzaro Bastiani (1485, Milan, Pinacoteca di Brera) dispose orthogonalement des peintures dans la peinture pour accompagner la communauté de frères célébrant les rites funéraires autour de la dépouille de saint Jérôme et, pour finir, un autre panneau de la collection Campana conservé au Petit Palais d’Avignon où Bicci di Lorenzo (années 1430) médite visuellement sur la question complexe du statut du corps de saint François d’Assise, devenu, lorsqu’il reçut les stigmates du Christ, et donc avant sa mort, une « icône vivante »19. Dans cette scène de Funérailles qui se déroule devant une église, la façade comporte une lunette avec une image de la Vierge à l’Enfant.
16. Sarzeaud 2019, § 77. 17. Éd. Alberigo 1994, p. 1573 et suiv. Je souligne. Voir Fabre 2013. 18. L’efficacité des images, avec la performativité, la puissance et l’agentivité (terme qui tente de traduire agency) forment les quatre parties du collectif de Bartholeyns, Dierkens et Golsenne 2012, qui propose un panorama, en langue française, des apports des dernières décennies, pour la plupart publiés en allemand et en anglais, en matière de réflexion sur le pouvoir des images. 19. « The stigmata are expressions of the fight of death in a living body and turn him into a living icon » (Belting 2010, p. 11).
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coMPaRaisons choisies avec D’autRes
RePRésentations De coRPs saints Défunts
Le petit panneau de prédelle de Gentile da Fabriano, issu du Polittico Quaratesi mais aujourd’hui conservé à la National Gallery de Washington, est construit comme une galerie d’images peintes enchâssées où l’accent est mis sur la variété des techniques (fig. 3)20. La narration, au premier plan et au centre, raconte
Fig. 3. Gentile da Fabriano, Les malades au tombeau de saint Nicolas (panneau de prédelle du polyptyque Quaratesi), 1425, Washington, National Gallery of Art. © Public Domain. 20. Boskovits et Brown 2003, fiche de l’œuvre par M. Boskovits, p. 293-299, avec présentation du polyptyque Quaratesi, l’ensemble dont le panneau de Washington constitue un élément démembré ; Nagel et Wood 2010, « Intermedial Comparison », p. 335-345.
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comment les malades et les estropiés viennent chercher la guérison au contact des reliques de saint Nicolas. Tout autour, dans le déambulatoire perceptible à travers les colonnes et sur le mur et la voûte de l’abside, se déploient plusieurs images, certaines visibles seulement pour partie. La figuration qui couvre la conque absidale est construite sur deux registres : le registre principal présente le Christ dans la mandorle, encadré par des saints et les quatre vivants, et le registre inférieur cinq scènes narratives (la première pourrait être la nativité du saint, les trois au centre sont cachées par le tombeau, la dernière scène à droite est la mise en abyme du panneau tout entier, une nouvelle représentation auprès du tombeau du saint). Une scène peinte se transforme, dans ce genre de cas, en une petite encyclopédie des différentes techniques picturales. Ce que V. Stoichita appelle volontiers la métapeinture, l’image en contenant une ou plusieurs autres, se fait microcosme de l’art de peindre21. Dans les œuvres de C. Braccesco et de Gentile, et dans les exemples qu’il nous reste à voir, on ne saurait nier que le placement d’une peinture à l’intérieur d’une autre peinture est une démonstration de virtuosité. Mais on ne peut s’en tenir là, la construction d’une composition peinte réflexive semble également relever d’une exégèse figurée du contenu théologique représenté22. La représentation des corps morts dans le christianisme médiéval, des corps saints, commence avec la Lamentation sur le Christ mort puis la Dormition de Marie. Les représentations de Funérailles de saints, ou Koimesis, pour reprendre le terme grec, émergent progressivement dans l’histoire chrétienne, dans la foulée de ces deux prestigieux exemples23. Elles puisent dans le schéma de composition de la Lamentation ou de la Dormition, en situant un corps défunt allongé au centre et un collectif de vivants qui en prennent soin autour. Les Funérailles des saints deviennent « l’écho visuel à la scène prototypique dont la Vie du saint n’est qu’une figure, fondée sur la remémoration, la réactualisation. Le saint n’existe pas sans le Christ. Il est celui qui rend tangible le salut par le Christ »24. Observons Les Funérailles de saint Jérôme du peintre lombard Lazzaro Bastiani et Les Funérailles de saint François du florentin Bicci di Lorenzo. La composition de L. Bastiani est construite autour de la dépouille de saint Jérôme, parallèle au plan du tableau, une croix sur la poitrine, orientée vers l’autel et sa pala situés contre le mur à l’est (fig. 4)25. Le centre du panneau est habité par 21. Stoichita 1999 (1re éd. 1993). 22. Stoichita 2015 (1re éd. 1997) ; Bokody et Nagel 2020 ; le présent article s’inscrit dans une enquête au long cours sur métapeinture et mise en abyme avant l’époque moderne et la Renaissance, voir aussi Puma et Rossi 2021. 23. De Giorgi, 2016 et 2013. 24. Je remercie chaleureusement Didier Méhu pour ses commentaires si précis apportés à mon propos. Plus généralement, sur le rôle que peut jouer le recours à l’image dans l’ars moriendi, Bayard 1999, p. 82-88. 25. Arrigoni, Coppa, Olivari 1988-1990, p. 40-41. Je précise, sans m’y attarder pour autant ici, qu’avant la version (1485) de la Pinacothèque de Brera à Milan, L. Bastiani avait précédemment réalisé une première scène (1460-70) des Funérailles de saint Jérôme, aujourd’hui conservée à l’Accademia de Venise, très proche, sans être parfaitement identique ; je l’analyse ailleurs : Puma et Rossi 2021.
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Fig. 4. Lazzaro Bastiani, La mort de saint Jérôme, 1485, Milan, Pinacoteca di Brera. © Brera, Pinacoteca.
les hommes qui prient et pleurent le défunt, la plupart tenant en main un cierge allumé. Tout autour, les espaces périphériques de la composition sont soigneusement construits : le lion d’abord, domestiqué par Jérôme, est présent, au premier plan à gauche, il est l’attribut qui ne laisse aucun doute sur l’identité du saint dont le peintre met au point l’iconographie funéraire ; l’espace ecclésial, ensuite, s’ouvre à trois reprises, vers le cloître peut-être, du moins vers d’autres bâtiments d’un complexe monastique à gauche, et par deux fenêtres sur un paysage très profond de mer et de montagnes. À l’aplomb de la dépouille de Jérôme, sur la partie haute du mur entre les deux fenêtres, une Crucifixion peinte est représentée. Elle invite à la méditation : sur le sens de la mort du saint, peut-être également sur la présence de l’image face au corps mort, sur l’autel (une Vierge à l’Enfant surmontée d’une lunette). En observant le panneau milanais, il apparaît que Jérôme, en mourant dans la foi chrétienne, assure son accès à l’éternité dans l’au-delà. La Vierge à l’Enfant dans le retable, tout comme la Crucifixion avec Marie et Jean peinte sur le mur suggèrent les deux extrémités temporelles qui résument la parabole de la venue du Christ sur terre et, surtout, attestent la croyance de Jérôme en l’incarnation, le sacrifice et la rédemption, en tant que traducteur de la Bible en latin, ayant vécu retiré, des décennies durant, dans la Basilique de la Nativité du Christ à Bethléem même. Plusieurs études conduites sur les funérailles des personnages illustres dans l’Occident médiéval, que ce soit pour des rois ou des papes, offrent un contexte pour penser les connotations particulières d’un corps mort aussi prestigieux que peut l’être celui de Jérôme. Dans le cas présent, le fait qu’il soit entouré d’images du Christ et de la Vierge contribue à signaler ici son importance26.
26. Anheim 2007 ; Gaude-Ferragu 2020 [Ière éd. 2005] ; Paravicini-Bagliani 1994, 2005 [1re éd. 1998], 2013 qui prennent tous en compte le problème des deux corps du roi (E. Kantorowicz) ; Le cadavre 1999.
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Un petit panneau de prédelle issu d’un polyptyque démembré de Bicci de Lorenzo, dont la reconstitution reste à faire, représente les Funérailles de saint François (années 1430, Avignon, Musée du Petit Palais) en mettant l’accent sur le lien étroit entre le mort et la communauté qu’il laisse orpheline (fig. 5 et 6)27. Tout en haut à gauche, au-dessus de la fenêtre géminée du campanile, les cloches résonnent : les frères – dont les noms sont écrits en toutes lettres au-dessus de la tête de chacun28 – ont accouru et se sont réunis au plus près de la dépouille. Les stigmates font l’objet de contacts nombreux, que ce soient les deux frères qui apposent leurs lèvres sur les plaies des pieds et de la main gauche, ou encore le chevalier Jérôme, au premier plan de la composition, qui introduit la pointe de ses doigts dans la plaie de côté et soutient la main droite de François, dont la plaie est ainsi montrée, pratiquement tendue au spectateur du panneau29. Les stigmates et leur représentation instaurent dans la composition peinte une circulation entre matérialités différentes (corps humain/objet peint). Les Funérailles, en contexte franciscain, présentent ainsi la particularité d’intégrer à leur dispositif visuel l’enjeu posé par les stigmates. Pour cette raison, elles sont autant Funérailles que Vérification des stigmates30. La Manne de C. Braccesco procède de ces différents types d’image comme La Guérison auprès du tombeau ou Les Funérailles des saints. Et pourtant, indépendamment de ces liens généalogiques avec des représentations préexistantes, La Manne est un unicum, j’espère être parvenue à le montrer. Elle ne représente pas le décès d’André, mais plutôt le culte fervent de ses reliques. Une image comme La Manne semble composée, avec la réunion du corps saint, du prêtre, des fidèles et du retable sur l’autel, dans le but de contribuer à faire perdurer ce culte, à en attester l’efficacité et la vitalité.
27. Les images de Funérailles de François sont nombreuses, certaines sont des mises en abymes spectaculaires de virtuosité (Giotto, Sassetta), Puma et Rossi 202 ; pour la qualité de détail dans l’analyse des rituels funéraires de saint François d’Assise mis en images dans différentes fresques de Giotto à Assise en particulier, Frugoni 2015. Je choisis de mettre en avant ici un panneau moins souvent commenté et pourtant très riche, celui de Bicci di Lorenzo (Avignon, Petit Palais), Laclotte et Moench 2005, p. 78. 28. « Sylvestre, Angelus, Léon, Philippe, Pierre, Bernard, Sabatinus, Barbaro, Gilles, Masseus, Maurice » (Laclotte et Moench 2005, p. 78). 29. Sur le rôle des sens en rapport avec la dévotion aux images chrétiennes médiévales, Méhu 2015 ; Palazzo 2014, Pentcheva 2010. 30. Belting 2010 ; Frugoni 2015 et l’ouvrage plus ancien qui reste fondamental pour la pensée des stigmates et de leur visualisation, Frugoni 1993. Pour celles ou ceux que la question pourrait intriguer, je précise que j’ai repéré un troisième tableau de la Collection Campana présenté sur les murs du Petit Palais d’Avignon qui contient une mise en abyme picturale : Giacomo di Nicola da Recanati, Le Martyre de saint Flavien de Recanati, n. inv. 96, Laclotte et Moench 2005 p. 106-107. L’autel – devant lequel Flavien endure le martyre – soutient un triptyque au cadre gothique, avec une Vierge à l’Enfant en pied dans le panneau central et un saint en pied par panneau latéral. Ici, le triptyque miniature est l’image de la droiture de la foi et de la force morale guidant Flavien dans l’épreuve.
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Fig. 5 et 6. Bicci di Lorenzo, Funérailles de saint François, panneau entier et détail de la lunette de la Vierge à l’Enfant, années 1430, Avignon, Musée du Petit Palais. © Giulia Puma.
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ANTHROPOLOGIE DES ATTRIBUTS HAGIOGRAPHIQUES thoMas golsenne
IRHiS, Université de Lille, CNRS
L
e texte suivant est le premier état d’une recherche en cours. Celle-ci part d’une intuition qui découle de l’observation de nombreuses peintures du xve siècle : il existe une parenté formelle entre les attributs de certain·e·s saint·e·s1 et des ex-voto. Soit le tableau attribué au Maître de la légende de sainte Lucie qui représente La Vierge Marie entre plusieurs saintes (fig. 1). Si l’on regarde les yeux de sainte Lucie, par exemple, la couronne de la Vierge Marie comme reine des cieux, la coupe de sainte Marie-Madeleine, la tenaille de sainte Apolline, le petit berceau et la flèche de sainte Christine, ou les seins de sainte Agathe, on constate que ces attributs sont représentés comme des objets matériels, dont on
Fig. 1. Maître de la légende de sainte Lucie, La Vierge Marie entre plusieurs saintes (Virgo inter virgines), 1500, huile sur bois, 171 × 108 cm, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique. Photo : Rama CeCILL. 1.
Pour bien faire apparaître les deux genres, qui disparaissent dans la règle grammaticale de l’accord du pluriel au masculin, j’emploie l’écriture inclusive. Par souci de brièveté, j’emploie l’écriture inclusive abrégée.
Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 143-162. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132267
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pourrait trouver l’équivalent réel dans les salles des musées d’art et d’histoire consacrées au xve siècle flamand, ou dans les sanctuaires chrétiens conservant des offrandes votives2. C’était loin d’être le cas dans la peinture du siècle précédent et, si l’on remonte encore avant, on se rend compte que les saint·e·s n’avaient pas d’attribut aussi spécifique, sauf exception. Je suggère que la culture matérielle de l’ex-voto a inspiré les peintres dans leurs représentations des attributs de saint·e·s au xve siècle. Précisons que cette analogie ne vaut qu’entre certains attributs hagiographiques et certains types d’ex-voto : la culture votive comprend une multitude d’images et d’objets divers (cierges, tablettes peintes, fragments anatomiques, objets manufacturés, objets alimentaires...), qui tous ne sont pas concernés par la question qui nous occupe ; et inversement, un bon nombre d’attributs hagiographiques ne trouvent pas leur équivalent dans les ex-voto (comme la roue de sainte Catherine, l’agneau de sainte Agnès, la croix de saint André…)3. Mon enquête vise à montrer que, au moins dans certains cas, le rapport entre les ex-voto et les attributs de saint·e·s est flagrant et qu’il peut s’expliquer par des raisons moins iconographiques ou symboliques que dévotionnelles et historiques. Cette coïncidence, limitée pour l’instant à quelques exemples, peut contribuer à expliquer comment on est passé, dans la peinture européenne, entre le xive et le xve siècle, d’une logique du signe à une culture de l’objet, c’est-à-dire à comprendre pourquoi les peintres ont utilisé des modes de représentation de plus en proches de la perception du monde visible et actuel, y compris – et surtout – quand il s’agissait de représenter des réalités suprasensibles et divines.
l’exPlication iconogRaPhique : l’attRibut coMMe signe L’histoire de l’art explique autrement l’apparition des attributs des saint·e·s, vers le xiiie siècle. Se fondant sur la méthode iconographique d’après Émile Mâle et Erwin Panofsky, elle cherche le texte derrière l’image, la source derrière l’attribut visuel. Elle explique ainsi, généralement, l’attribut comme le signe visuel qui rappelle le martyre de la sainte ou du saint, tel que raconté dans son hagiographie. Si l’on en croit Charlotte Denoël, l’apparition d’attributs personnalisés pour identifier les saint·e·s se serait opéré à la fin du xiie siècle et il s’expliquerait par le passage d’une représentation de la sainte ou du saint axé sur ses qualités spirituelles à sa représentation fondée sur les aspects exemplaires de sa biographie4. La 2.
3. 4.
Voir par exemple le berceau dit de Charles Quint (entre 1471 et 1500) des Musées royaux d’art et d’histoire de Bruxelles, inv. 0360, ou la Coupe de Mérode (vers 1400-1420) du Victoria & Albert Museum, inv. 403 :1, 2-1872. Pour les objets votifs conservés dans les sanctuaires, lire ci-dessous à propos des flèches et les références n. 3. Sur les différents types d’ex-voto au Moyen Âge, Sigal 2012, p. 86-107 ; pour une perspective d’anthropologie visuelle, Didi-Huberman 2006 ; pour une perspective d’histoire et d’ethnologie comparatives, Weinryb 2016 et Dittmar, Fabre, Golsenne et Perrée, 2018. Denoël 2007, p. 150.
anthRopologie Des attRibuts hagiogRaphiques
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dévotion laïque, le développement des psautiers puis des livres d’heures à l’usage non ecclésiastique mais privé, entre autres, auraient selon l’historienne favorisé une appropriation plus personnelle, plus familière des saint·e·s. Plus les dévot·e·s lisaient où voyaient les récits des vies saintes, plus les peintres les représentaient, plus les saint·e·s étaient caractérisés par un attribut qui rappelait l’élément marquant de leur vie. Un des premiers exemples identifiés par C. Denoël figure sur le portail ouest de l’église de Pont-l’Abbé d’Arnoult (entre 1140 et 1170) : sur la deuxième archivolte du tympan central, on reconnaît nettement, par exemple, sainte Catherine d’Alexandrie à sa roue, ici schématisée au format d’un bouclier (fig. 2)5.
Fig. 2. Tympan central du portail ouest de l’église de Pont-l’Abbé d’Arnoult, xiie siècle (détail). Photo : Jochen Jahnke CC BY-SA 3.0.
Ainsi, ce n’est pas seulement parce qu’elles s’adressaient à des illettrés (les laïques), comme le pensait Émile Mâle, que les saint·e·s se virent recevoir des attributs visuels ; l’essor de la pastorale, dans l’esprit de la réforme grégorienne, les sermons de sanctis qui détaillaient la vie des saint·e·s, la volonté institutionnelle de l’Église de lutter contre les hérésies et les déviances doctrinaires et iconographiques ont amené à une codification de la représentation hagiographique. Charlotte Denoël cite, parmi d’autres théologiens, l’évêque de Ferrare, Huguccio de Pise, qui dans sa Summa decretorum (vers 1188-1190) expliquait 5.
Denoël 2007, p. 151.
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l’utilité des images pour l’instruction des laïques et la nécessité de représenter les saint·e·s avec leurs attributs, qu’il nommait insigna : à Jean-Baptiste l’allure d’un ermite, aux martyrs les armes de leur supplice et leur palme, à Laurent sa grille et à Étienne ses pierres, aux évêques leur mitre, aux docteurs leur livre, etc. Un siècle plus tard, Guillaume Durand, l’évêque de Mende, étendit la liste des attributs hagiographiques dans son Rationale divinorum officiorum6. Ainsi, Paul sera-t-il représenté avec un livre « en tant que docteur » et avec une épée « en tant que militant »7. On remarque que cette explication de l’épée ne se réfère pas au martyre de l’apôtre mais à son œuvre évangélisatrice ; c’est-à-dire que Guillaume Durand interprète l’épée moins comme un souvenir que comme un symbole. Les attributs apparaissent comme des « raccourcis visuels », dit C. Denoël, encadrés par l’Église, expliqués par les prédicateurs, auprès du peuple des fidèles laïques qu’il fallait guider8. Dans les manuscrits, les enlumineurs·ses distinguaient ainsi les saint·e·s les plus célèbres, dont un attribut suffisait à évoquer la vie à la personne qui lisait-regardait, et les saint·e·s les moins connu·e·s, dont les peintres représentaient narrativement l’épisode marquant de leur existence. Or, preuve supplémentaire à ses yeux de l’influence du public laïque sur la représentation des saint·e·s, C. Denoël remarque que les attributs hagiographiques apparaissent à peu près au même moment que les attributs que l’aristocratie se donne à travers l’armoirie. Ce phénomène culminerait avec l’adoption, aux xvexvie siècles, par de grands personnages de l’attribut de leur saint patron comme armoirie – l’historienne prend comme exemple « l’omniprésence de la croix de saint André dans l’iconographie de la maison de Bourgogne au xve siècle. » Elle conclut : « perçu de plus en plus comme un personnage concret, le saint reçoit ainsi comme les autres membres du corps social des signes de reconnaissance empruntés à sa vie terrestre, à ses vertus ou à son culte, qui l’identifient et l’ancrent plus profondément dans la société religieuse et profane. »9 Cette hypothèse apporte une idée intéressante dans la mesure où elle ne repose plus sur la seule iconographie pour expliquer l’origine des attributs hagiographiques, mais sur la culture visuelle du xive au xvie siècle. Elle repose toujours néanmoins sur la notion de signe. On pourrait en trouver la confirmation par un exemple, que ne cite pas C. Denoël. Il s’agit d’une fresque du xve siècle, dans la crypte de San Ponzano à Spolète (fig. 3). Dans cette crypte, des fresques votives ont été peintes sur les murs au fur et à mesure des vœux, sans programme établi. Autour de la Vierge à l’Enfant, qui semble plus ancienne, des fidèles se sont fait peindre en attitude de donateurs : sans doute des ex-voto peints autour d’une fresque réputée miraculeuse. Sur le mur nord, à côté de saint Bernardin de Sienne est représenté un saint de l’époque : Simon de Trente, un enfant disparu en 1475 et retrouvé deux jours après, atrocement mutilé (fig. 4) ; la vox populi accusa des juifs et un procès contre eux 6. 7. 8. 9.
Denoël 2007, p. 156. Texte publié par Menozzi 1991. Denoël 2007, p. 157. Denoël 2007, p. 159-60.
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Fig. 3. fresques de la crypte de San Ponzano à Spolète, xive-xve siècle. Photo Silvio Sorcini CC-BY-SA-4.0.
Fig. 4. Saint Bernardin de Sienne et Simon de Trente, après 1475, fresque, crypte de San Ponzano. Photo Silvio Sorcini CC-BY-SA-4.0.
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fut immédiatement lancé. Neuf juifs furent brûlés et décapités dans la foulée, suivis par d’autres. L’évêque fit placer le corps du garçonnet sur l’autel de la cathédrale : le culte fut lancé et une centaine de miracles fut signalée dans l’année. Dans une gravure allemande de 1475 (fig. 5), on voit le corps de l’enfant, allongé sur l’autel, tel un Christ mort, entouré de saint Pierre et de saint Vigile, ainsi que de l’évêque de Trente agenouillé et en prière. Des ex-voto anatomiques sont suspendus derrière lui et des malades se prosternent devant son tombeau. Cette histoire est l’un des plus célèbres épisodes d’antijudaïsme du xve siècle, qui n’en manque pas10 ; c’est aussi l’histoire de la naissance Fig. 5. Le culte de Simon de Trente, gravure sur bois, d’un culte quasiment enregistré 198 × 155 mm, Geschichte des zu Trient ermordeten Christenkindes, Trente, Albrecht Kunne, 1475, en direct par la gravure11. Munich, Bayerische Staatsbibliothek, 2 Inc. s.a. 62, Dans la crypte de San f. 9v. Photo : Bayerische Staatsbibliothek, Munich. Ponzano (fig. 4), l’enfant, qui tient une bannière de croisade et qui a la tête entourée de rayons (signe de son statut de bienheureux, non officialisé par l’Église), porte un bouclier sur lequel sont représentés les prétendus instruments de sa torture (une tenaille, un marteau, des clous, deux vases pour recueillir son sang) : cette représentation s’apparente, effectivement, à des armoiries, comme aux armes de la passion du Christ. Elle présente néanmoins le cas inverse de celui proposé par Charlotte Denoël : non pas les attributs hagiographiques utilisés comme armoiries par des seigneurs, mais présentés comme les armoiries d’un saint. Cet exemple reste exceptionnel. Je ne me hasarderai pas à questionner la mise en perspective de la médiéviste, qui traite d’une période dont je ne suis pas spécialiste, mais je proposerai une hypothèse complémentaire de la sienne, qui prolonge l’étude de la culture visuelle de l’époque, et nécessite de se pencher plus attentivement sur la façon dont sont représentés les attributs au xve siècle : non pas simplement comme des signes, mais comme des objets. 10. Po-Chia Siah 1992. 11. Areford 2010, p. 164-227.
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De l’ex-voto à l’attRibut coMMe obJet Si l’on regarde un certain nombre d’attributs de saint·e·s, on constate qu’ils font référence à leur réputation de thaumaturge plus qu’à leur martyre. C’est le cas de saint Antoine abbé, par exemple. Depuis le xie siècle, les frères hospitaliers de l’ordre de SaintAntoine dans le Viennois soignaient les malades atteints du feu éponyme12. Or, l’un des attributs du saint était précisément le feu, généralement brûlant à ses pieds – dans une gravure attribuée à Sebald Beham, il sort de la manche du dévot agenouillé, une façon de signifier que le feu de saint Antoine consume déjà sa main (fig. 6). On a pu y voir une référence aux fameuses tentations diaboliques que le saint ermite eut à affronter au désert, parce que le feu est le symbole de l’enfer ; mais que Fig. 6. Sebald Beham (attr.), Saint Antoine le feu apparaisse surtout comme attriAbbé, v. 1520-1530, gravure sur bois, 294 but sur des gravures dévotionnelles, × 225 mm, Londres, The British Museum. peut-être votives13, indique assez bien Photo : The Trustees of the British Museum. la nature apotropaïque de cet élément, plus que symbolique. Notons que dans la plupart des gravures des xve et xvie siècles représentant le saint, des ex-voto et des offrandes votives sont dessinés, comme ici, où l’on voit des cierges brûler, une main et une effigie d’enfant en prière accrochés aux barreaux de la fenêtre de l’église antonine, et surtout une rangée de membres humains accrochés au rebord du mur sous la corniche, dont certains, traités avec détail et non pas lisses comme le sont souvent représentés les ex-voto de cire, sont probablement de réels membres. En effet les Antonins exposaient les bras et les jambes brûlés des pèlerins, que le contact avec les reliques du saint avait détaché de leur corps, leur sauvant ainsi la vie14. Le porc, autre attribut de saint Antoine, n’a rien à voir avec sa biographie, mais avec le privilège accordé aux hospitaliers antonins de faire paître leurs troupeaux de cochons, leur principale ressource, partout, même en
12. Meiffret 2004, p. 35-36. 13. Wood 2011. 14. Le plus ancien témoignage de cette pratique est celui de Giovanni Francesco Pico della Mirandola datant de 1502. Cf. Chaumartin 1946, p. 92 ; Meiffret 2004, p. 38 ; Wood 2011, p. 223.
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ville15. La cloche renvoie à la fois à celle que les hospitaliers faisaient sonner pour avertir de leur arrivée (et qui était parfois suspendue au cou des cochons), et à la fois à la cloche qui avertit d’un danger, voire le repousse16. Enfin, le tau, symbole des Antonins, qui surmonte le bâton du saint, est aussi une image efficace, dotée de potentia, d’après un document de 129717. Les attributs de saint Antoine sont donc moins narratifs ou symboliques que liés aux conditions historiques de son culte. Mon second exemple est si connu qu’il n’a pas besoin d’amples explications, puisqu’il s’agit des flèches de saint Sébastien, qui furent effectivement l’un des moyens de son martyre (même s’il n’en mourut pas, puisqu’il périt décapité). Mais Sébastien est réputé thaumaturge et protecteur contre la peste, au moins depuis le viiie siècle et le témoignage de Paul Diacre, mentionné dans La Légende dorée de Jacques de Voragine18, et surtout depuis la Peste Noire de 134819. Or, dans la peinture italienne depuis cette date, la peste est représentée, littéralement, comme une avalanche de flèches qui tombent du ciel (de la main d’Apollon, selon Homère, ou de l’Enfer selon les prédicateurs médiévaux). Punition divine, l’épidémie demandait une intercession puissante, l’intercession de celui qui sut résister aux flèches romaines. Au xve siècle, où la peste sévissait quasiment chaque année en Italie, des processions, des sanctuaires et des images furent dédiées à saint Sébastien par des communautés locales pour lutter contre l’épidémie20. À San Gimignano, par exemple, une chapelle avait été dédiée à saint Sébastien en 1348. En 1463, alors que la peste sévit de nouveau, la Commune ordonna d’y faire peindre une image du saint « afin qu’il puisse conserver la bonne santé du peuple de San Gimignano et le garder protégé de la maladie » (« impetraret sospitare ac bonam valetudinem geminianensi populo impetraret tutelam morbo »). D’autres vœux du même genre s’ensuivirent, jusqu’au 28 juillet 1464, où Benozzo Gozzoli signa dans l’église Sant’Agostino une fresque représentant le 15. Meiffret 2004, p. 39-41. 16. Meiffret 2004, p. 50. Des cloches étaient vendues aux pèlerins de la Vierge de Lorette, ainsi que d’autres accessoires apotropaïques comme des sifflets et des talismans. Cf. Grimaldi et Sordi 1990, p. 87. 17. Wood 2011, p. 212. 18. Jacques de Voragine, La Légende dorée, ch. 23, p. 138. Le martyre par sagittation concerne d’autres saint·e·s, comme Christine, Félix, Côme et Damien. Mais l’iconographie des manuscrits de la Légende dorée montre, à partir du milieu du xive siècle, que les flèches deviennent la spécialité de Sébastien, sans doute du fait de sa réputation de saint anti-peste. Je remercie Clovis Maillet pour cette indication. 19. Pour un aperçu général, Boeckl 2007. En 1348 à Avignon, le chanoine de la cathédrale Filippo Neri dell’Antella, par ailleurs chapelain commensal du pape et plus tard évêque de Florence entre 1357 et 1363, fut guéri de la peste grâce à l’intercession de saint Sébastien. Ce miracle contribua beaucoup à la multiplication des images de saint Sébastien par la suite en Toscane et dans le reste de l’Italie. Cf. Barker 2007, p. 99-100. 20. À Foligno par exemple, en 1448, le conseil communal organisa une procession « ad honorem beati Sebastiani martiris incliti contra pestem », à la suite de laquelle fut probablement commandé le gonfalon de la confraternité de la Pietà, portant l’image du saint et celle d’un dévot muni d’un phylactère sur lequel est écrit : « Chi a Dio et sam Sobbastiano se racomanda mai de morbo non morirà » (« Qui se recommande à Dieu et à saint Sébastien jamais ne mourra de maladie »). Cf. Sensi 1987, p. 620.
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Fig. 7. Benozzo Gozzoli, Saint Sébastien, 1464, fresque, 527 × 248 cm, San Gimignano, église S. Agostino. Photo : DR.
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saint, dans une configuration assez exceptionnelle (fig. 7) : debout, en prière, sur un socle comme une statue vivante, au milieu d’une foule agenouillée et dévote, il porte un manteau bleu bordé d’hermine et une cape qui protège le peuple réuni des flèches pestifères qui viennent s’y briser. Le saint est couronné par deux anges et, détail plutôt rare pour l’époque, son corps n’est percé d’aucune flèche. Dans le registre supérieur, on voit Dieu le Père, tenant une longue flèche prête à s’abattre sur l’humanité, entouré d’anges eux-mêmes pourvus d’un trait semblable, alors que le Christ, pointant de la main gauche sa plaie de côté, et la Vierge Marie, seins dénudés, intercèdent en faveur des pauvres humains. Sur le socle, une inscription rend claire la fonction dévotionnelle du retable : « sancte sebastiane inteRceDe PRoDevoto PoPvlo tvo » (« saint Sébastien, intercède pour ton peuple dévoué »21). Le sens de la fresque pointe clairement en direction d’une interprétation morale et religieuse de la peste, punition divine pour les péchés dont le peuple de San Gimignano s’estime coupable. Si l’on en croit un document postérieur, la peste aurait précisément cessé le 28 juillet 1464 : la fresque de Gozzoli serait donc un ex-voto célébrant cet heureux événement et remerciant le saint intercesseur. Cependant le répit sembla de courte durée, car la Commune continua à se vouer au saint thaumaturge, et un an plus tard, Gozzoli livra une nouvelle fresque de saint Sébastien, cette fois dans la Pieve (l’actuelle Collégiale), où le saint fut représenté de manière plus convenue pendant son martyre22. Chiara Frugoni a livré par ailleurs une belle analyse sur les gonfalons ombriens, ces bannières de confréries votives dont certaines arboraient saint Sébastien comme protecteur23. Portées lors de processions, ces images semblaient animées et d’autant plus puissantes. Ainsi, dans le gonfalon de Bartolomeo Caporali, daté de 1482 (fig. 8), c’est le Christ cette fois qui envoie les flèches pestiférées, pour punir les pauvres pécheurs humains, heureusement protégés par le manteau de la Vierge, et huit saints, dont trois franciscains : François (avec ses stigmates brillant de grâce protectrice), Antoine (avec son cœur charitable tendu, offert à la Vierge en ex-voto), Bernardin de Sienne (curieusement dépourvu de son attribut favori, le Nom de Jésus) et Sébastien, criblé de flèches mais confiant. En dessous, une vue de la ville, entourée de ses remparts, est montrée, pour bien souligner les retombées positives de la protection divine ; deux médaillons lumineux, de part et d’autre de la ville, font apparaître une sainte et un saint comme dans les tableaux votifs ; dans le coin droit, le squelette de la mort s’éloigne, battu. Cette façon très littérale de visualiser l’épidémie permet de lui donner un sens immédiatement accessible, d’en faire un épisode dans la lutte éternelle entre Dieu et le Diable. Elle s’inscrit également dans la culture matérielle de l’époque, où le contact avec les puissances divines s’établit, entre autres, à travers des objets. Prêtres et prédicateurs montraient reliques et objets pour convaincre leur 21. Une autre possibilité de comprendre l’inscription est de lire « pro de voto », c›est-à-dire « pour le vœu de ton peuple », même si elle est moins correcte grammaticalement. 22. Cole Ahl 1988. 23. Frugoni 1993, p. 486-489.
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Fig. 8. Bartolomeo Caporali, Gonfalon de la Vierge de Miséricorde, 1482, détrempe sur toile, 236 × 164 cm, Montone, Museo civico di San Francesco. Photo : Th. Golsenne CC BY-SA 3.0.
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Fig. 9. Ambrogio Lorenzetti, Vierge à l’Enfant entre huit saint·e·s, entre 1335 et 1338, fresque, 240 × 128 cm, Sienne, S. Agostino. Photo : Sailko CC BY 3.0.
auditoire24. On connaît, en effet, quelques cas de flèches, de pointes de flèches qui ont été apportées dans des sanctuaires en ex-voto25. Comme dans le cas de saint Antoine, c’est donc non seulement la fonction thaumaturgique du saint qui prime dans le choix de son attribut, mais c’est plus encore l’allusion à des ex-voto réels qui peut expliquer celui de saint Sébastien. On pourra le vérifier encore avec deux exemples, à commencer par celui des yeux de sainte Lucie. Cette fois, aucun prétexte narratif n’est possible pour expliquer que les yeux soient l’attribut de cette martyre, à qui l’on a tout fait subir, sauf l’énucléation. Au xive siècle, Lucie est le plus souvent (sauf exception) représentée avec une petite lampe à huile allumée dans la main (fig. 9). Jacques de Voragine explique l’étymologie de Lucie, lux, la lumière26. La flamme évoque assurément la lumière à laquelle l’étymologie fait allusion. Ce n’est qu’au xve siècle que l’attribut des yeux devient courant (fig. 1 et 10). Carlo Crivelli représente la vierge 24. Un exemple parodique est donné par Boccace dans le Decameron, dans la nouvelle de fra Cipolla : celui-ci, un frère antonin roublard, promet aux fidèles qui lui remettent des offrandes pour saint Antoine de leur montrer la relique de la plume de l’ange Gabriel, qu’il perdit lorsqu’il vint à Nazareth faire son annonce à Marie. La nouvelle se moque de la crédulité des fidèles et de la malhonnêteté de certains moines. Boccace, Decameron, VI, 10, p. 519-527. Je remercie Rosa Maria Dessi pour cette référence. Lire aussi ci-dessous au sujet de la tablette de Bernardin de Sienne pour un exemple historique. 25. Sigal 2012, p. 91, 102. 26. Jacques de Voragine, La légende dorée, ch. 4, p. 37.
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tenant d’une main la palme du martyre, de l’autre un petit plateau doré, sur lequel repose deux yeux ouverts. De la même façon, sainte Agathe était représentée en portant ses seins, Denys sa tête ou, Salomé la tête de Jean-Baptiste. Comment est-on passé de la lumière aux yeux ? Et pourquoi les peintres ont-ils adopté ce mode de présentation ? Les yeux enflammés étaient une métaphore commune depuis l’Apocalypse (19, 12). Dans la poésie italienne, les luci pouvaient signifier par métonymie les yeux27. Les peintres ont donc pu passer assez facilement de la lumière au feu et du feu aux yeux. Les Bollandistes rapportent par ailleurs l’histoire d’une certaine Lucie, tertiaire dominicaine, qui aurait suivi le prêcheur charismatique Vincent Ferrier (mort en 1422), et se serait crevé les yeux pour qu’un amoureux arrête de la trouver désirable. Mais je n’ai trouvé nulle trace antérieure de cette histoire28. Il existe en revanche de nombreux témoignages d’ex-voto d’yeux depuis plus longtemps, en cire ou en argent29. Je pense que les peintres du xve siècle étaient plus perméables aux conditions pragmatiques d’exercice du culte des saint·e·s, et qu’ils se servaient de ce qu’ils voyaient 27. Par exemple chez Dante, Paradiso 1, 64-66. 28. Les petits bollandistes : vie des saints, t. XIV, du 1er décembre au 31 décembre, d’après les Bollandistes, le père giRy, Sirius… par Mgr Paul guéRin, Paris, 1876, p. 241-42. Federico Borromeo, en 1624, écrit que c’est une erreur de représenter les yeux de Lucie dans sa main, comme insigne de son martyre, à l’instar de la grille de saint Laurent ou des flèches de saint Sébastien, car ce serait contraire à la vérité historique. Encore plus à blâmer sont ceux qui voudraient représenter l’énucléation elle-même, scène horrible et fausse historiquement : Federico Borromeo, De pictura sacra, livre II, ch. 10, texte latin p. 45-46, p. 103-104 pour la traduction italienne. 29. Sigal 2012, p. 92, 101, et ci-dessous.
Fig. 10. Carlo Crivelli, Sainte Lucie, 1476, détrempe sur bois, 91 × 26,5 cm, Londres, The National Gallery. Photo : The National Gallery, London.
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autour d’eux et dans les églises pour donner à leurs images un caractère plus familier, plus proche de l’expérience vécue des spectateur·ice·s ; ils y étaient d’autant plus enclins qu’il s’agissait de trouver le moyen d’exprimer l’efficacité thaumaturgique de la sainte. Quoi de mieux alors que de la représenter portant des yeux votifs ? Dans beaucoup de peintures des xive et xve siècles, les saint·e·s semblent porter leur attribut autant pour être identifié·e·s que comme des offrandes à la Vierge ou au Christ (fig. 9). On peut voir dans cette gestuelle une mise en abyme de l’offrande des donataires : les saint·e·s peuvent intercéder pour celles et ceux qui ont payé pour la peinture, parce qu’elles et ils sont dans la position, comme ces dernier·e·s, de donner, d’offrir un ex-voto. Les peintres ont fabriqué une sainte Lucie porteuse de ses yeux en ex-voto. L’effet de miroir avec les pratiques votives réelles était d’autant plus fort que Lucie commençait, à cette époque, à être spécialisée dans la guérison des maladies oculaires. Dès le xve siècle en effet, des yeux votifs étaient offerts à sainte Lucie30. Je terminerai sur un cas de figure typique du xve siècle : saint Bernardin de Sienne, mort en 1446, canonisé dès 1450 (fig. 11) : un saint très populaire, dont tout le monde connaissait la vie de prédicateur itinérant. Son attribut fut facilement inventé par les peintres siennois, les premiers à le représenter : la tablette du Nom de Jésus, avec laquelle il faisait des prêches qui enflammaient les foules31. L’histoire de cette tablette est bien connue : d’accessoire de sermon, elle devint talisman, que Bernardin appliquait sur les membres malades des gens qui faisaient appel à lui, qui fut représentée un peu partout sur les murailles des villes et les portes des maisons, en protection, et dont les exemplaires furent conservés comme des reliques dans différentes églises32. On voit bien que l’attribut est, pour la figure de Bernardin, plus qu’un souvenir de sa biographie ou un symbole : il continue d’être l’objet talismanique dont l’efficacité se propage sur les spectateur·rice·s. C’est pourquoi les peintres le peignent comme un véritable objet. Dans le petit tableau de Sano di Pietro, sans doute une image de dévotion privée et non un fragment de polyptyque étant donné son format rectangulaire, le saint tient le médaillon du Nom de Jésus dans ses mains. Il regarde droit devant lui en exhibant la tablette, dans une attitude identique à celle d’une autre peinture de Sano di Pietro montrant La prédication de Bernardin (Sienne, Museo dell’Opera del Duomo). La tablette joue ici un double rôle : elle rappelle l’objet réel dont se servait le prédicateur, quand il la montrait aux fidèles, et elle fonctionne comme son attribut. Mais elle joue peut-être un troisième rôle. Dans un miracle de saint 30. En 1427, un certain Paulus de Coletto laisse à l’église de S. Maria de Loreto un don pour satisfaire un vœu et déposer dans le sanctuaire un cierge, une paire d’yeux en argent et une peinture de sainte Lucie, « pour la-dite raison », c’est-à-dire le vœu. Cf. Grimaldi et Sordi 1990, p. 451. Un ex-voto du xviie siècle de la collection San Lorenzo montre un saint moine, Jésus crucifié et sainte Lucie guérissant un duelliste blessé à l’œil : Crispolti, Ranaldi et Valente 1994, p. 60. 31. Cf. Pavone et Pacelli 1981. 32. Pacelli 1985, p. 258 ; Frugoni 1993, p. 490-94.
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Fig. 11. Sano di Pietro, Saint Bernardin de Sienne, après 1450, détrempe et or sur bois, 17,8 × 10,5 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art. Photo : The Metropolitan Museum of Art.
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Bernardin rapporté par Giacomo Oddi dans son recueil hagiographique sur l’Observance, écrit dans les années 1480, un père promet d’offrir en ex-voto un tableau du saint si son fils, muet, se met à parler grâce à lui : Le miracle d’un fils de Biagio d’Anagni, muet de naissance. Ayant entendu parler des nombreux miracles que ce saint opérait, il fit vœu que si son fils pouvait parler, il ferait peindre l’image de saint Bernardin ; et ayant prononcé le vœu, il n’attendit pas la grâce et fit dépeindre ladite image. Chose admirable ! Comme il l’avait reçue, ce bon homme la présenta à son fils, auquel, s’étant mis dévotement à genoux devant l’image en prière, fut concédé immédiatement le bénéfice de la parole ; de telle sorte que, parlant dès lors avec aisance, il louait et remerciait Dieu et saint Bernardin. Et envoyé à l’école par son père, il devint en peu de temps un bon lettré33.
Le texte ne mentionne pas le Nom de Jésus, non par oubli mais parce que c’est la règle dans les miracles de saint Bernardin : de son vivant, il accomplit toujours ses miracles par le nom de Jésus ou par l’intermédiaire de sa tablette ; après sa mort, c’est toujours lui directement qui produit le miracle. La particularité de ce texte est de montrer que c’est l’image, l’ex-voto propitiatoire commandé par Biagio d’Anagni, qui accomplit le miracle. Le commanditaire du tableau de Sano di Pietro pouvait avoir le même espoir en priant devant l’image. Un transfert de pouvoir miraculeux (virtus) s’opère entre le Nom de Jésus et la tablette, la tablette et sa reproduction, sa reproduction et l’image de Bernardin. La tablette peinte par Sano di Petro acquiert ainsi un triple statut : rappel de l’accessoire utilisé par le prédicateur, attribut identifiant le saint, et opérateur talismanique du miracle.
PeintuRe, cultuRe MatéRielle et cultuRe Dévotionnelle au xve siècle Les cas examinés ont pour points communs la peinture du xve siècle, la sainteté thaumaturgique et la culture votive. Ce n’est pas un hasard si cette convergence s’opère à cette époque : celle-ci est marquée, d’abord, par une « perception sensuelle de Dieu »34, qui se manifeste notamment par une prolifération des ex-voto, une multiplication des sanctuaires thaumaturgiques et des pèlerinages vers des images capables de miracles. L’image de culte devient plus que jamais le support essentiel de la dévotion collective et privée ; elle suscite copies, offrandes et ex-voto, qui peuvent devenir à leur tour des images miraculeuses35. De ce point de vue, le xve siècle marque le comble de la « culture de l’imago » qui caractérise le bas Moyen Âge selon Jean-Claude Schmitt, jusqu’à la réaction protestante et iconoclaste du siècle suivant36. 33. Giacomo Oddi, La Franceschina, p. 389. 34. Trexler 1972, p. 9. 35. Sur cette prolifération, Vauchez 1988, p. 524-29 ; Belting 1998a, p. 473-616 ; Bacci 1998. Pour un exemple d’ex-voto devenant image miraculeuse, cf. Freedberg 1998, p. 168-171. 36. Schmitt 1996, p. 336.
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De plus, cette époque se caractérise, par une attention accrue de la part des peintres les plus en vue, dans les capitales culturelles européennes (Florence, Bruges, etc.), aux détails qui produisent des effets de réel, qu’il s’agisse des traits du visage, d’objets issus de la vie quotidienne ou d’éléments architecturaux37. Si, pour la période des xiiie et xive siècles, Charlotte Denoël a pu voir un développement corrélé du langage héraldique et des signes identifiant les saint·e·s, il faut plutôt, à mon avis, associer pour le xve siècle le développement du portrait individuel et de l’attribut hagiographique représenté non plus comme un signe, mais comme une chose réelle. Ce souci de ressemblance avec le visible de la part des peintres de l’époque a été expliqué, depuis Jacob Burckhardt jusqu’à Erwin Panofsky au moins, comme la manifestation de la sécularisation de la société européenne, sous l’effet de la pensée humaniste et de la montée en puissance de la bourgeoisie, qui auraient valorisé l’individu et les choses matérielles. Dans une perspective téléologique de la culture européenne et de l’histoire de l’art, Panofsky explique ainsi le « réalisme » des peintures flamandes de l’époque de Jan Van Eyck comme une étape intermédiaire menant à une vision profane du monde : en fait, explique l’iconologue, ce soi-disant réalisme est un « symbolisme déguisé » (par opposition au symbolisme explicite de la période précédente), qui masque les symboles et les allégories médiévales sous une couche de choses matérielles et précieuses, qui pouvaient satisfaire l’âme dévote et le cœur vaniteux des bourgeois flamands38. Cette idée, admise par la plupart des historien·ne·s de l’art, est par exemple utilisée par Christopher Wood pour comprendre la matérialité des attributs hagiographiques dans la peinture du xve siècle39. Même si cette explication prend en compte certains phénomènes caractéristiques de la culture du xve siècle, elle repose trop, à mes yeux, sur des oppositions entre culture religieuse et culture profane, entre Moyen Âge et Temps modernes, qui datent plutôt du xixe siècle que du temps de Van Eyck ou de Sano di Pietro. Comme l’a montré Hans Belting, à la suite d’Aby Warburg, la dévotion des xive et xve siècles suppose un rapport individuel à la foi, aux personnes saintes, à l’histoire sacrée, qui passait autant par des exercices mnémoniques de visualisation de l’invisible que de contemplation des images du Christ, de la Vierge ou des saint·e·s40. Ainsi, explique Belting à propos de l’Annonciation du retable de Mérode (mais l’observation peut se généraliser) : La peinture représente la dévotion privée, qui devait se nourrir de toutes les images sensibles de son milieu spécifique, déjà stockées dans la mémoire du donateur. […] Le tableau fait appel à la mémoire, en lui demandant de “présentifier”
37. 38. 39. 40.
Arasse 1996, p. 117-178. Panofsky 1992, p. 251-276. Wood 2011, p. 220. Belting 1998b, ainsi que Bacci 2003, p. 162-176.
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l’épisode biblique, c’est-à-dire d’aller le chercher dans le passé lointain pour le ramener dans le présent41.
Ce n’est peut-être pas seulement parce que les client·e·s bourgeois·e·s des peintres du xve siècle développaient une vision matérialiste du monde que ceux-ci furent encouragés à développer une peinture de plus en plus profane, mais aussi parce que la culture dévotionnelle de ce temps favorisait un rapprochement entre l’expérience vécue par chaque fidèle dans sa vie quotidienne et sa méditation sur les réalités invisibles de l’au-delà. Panofksy et tous les amateurs de « symbolisme déguisé » expriment sans doute une surprise (typique du xxe siècle) à découvrir, derrière le monde familier des objets quotidiens, toute une vie de symboles religieux. Mais, aux yeux des fidèles du xve siècle, ce qui comptait probablement plus, c’est que les signes sacrés auxquels elles et ils étaient habitué·e·s, prenaient dorénavant l’aspect d’objets matériels42. L’image en devenait ainsi plus frappante, plus mémorable, comme le recommandaient les Arts de la mémoire qui insistaient sur la nécessité de produire des imagines agentes pour qu’elles s’impriment plus profondément dans la mémoire et stimulent ainsi l’imagination plus efficacement43. La culture de l’imago du xve siècle, c’est-à-dire la dévotion rendue aux et par les images, converge avec le mode de représentation plus matériel et détaillé choisi par les peintres à cette époque : ce sont deux processus reliés. Plus les peintures semblent inscrites dans le sensible, plus elles rapprochent les fidèles de l’au-delà. La multiplication des ex-voto, à cette époque, c’est-à-dire d’images efficaces, des interfaces matérielles entre la ou le donataire et la personne vénérée, explique que ces objets visuels aient pu servir de modèle aux peintres en quête de moyens pour augmenter la puissance de leurs tableaux dévotionnels. La ressemblance avec les choses visibles n’est pas une conquête des peintres en route vers une vision profane du monde, mais une force, une virtus qui prend tout son sens dans la culture dévotionnelle et l’épistémè de l’époque44. Ainsi, les peintres du xve siècle transformèrent progressivement les attributs hagiographiques de signes schématiques en choses tangibles, ressemblant aux ex-voto qui étaient offerts par les fidèles à ces mêmes saint·e·s ou à d’autres objets qu’elles et ils pouvaient manier dans leur existence mondaine. Une étude plus générale des liens entre culture dévotionnelle et culture matérielle à cette époque devrait permettre d’inscrire ce cas d’étude au sein d’une anthropologie historique de la ressemblance45. 41. Belting 2014, p. 161. 42. On pourrait comparer ce phénomène de présentification à celui visible dans le cinéma hollywoodien actuel, où des histoires plus ou moins mythiques se déroulent dans un cadre contemporain : ainsi Persée ou Gulliver deviennent des lycéens américains moyens, etc. 43. Yates 1975 ; Carruthers 2002. Pour le rapport au « symbolisme déguisé », D. Arasse, « Présentation », dans Arasse 1976, p. 5-6. 44. Foucault 1990, ch. 2, p. 32-59. 45. Le programme d’une « anthropologie de la ressemblance » a été lancé par Didi-Huberman 1994, p. 408 ; il est aujourd’hui poursuivi notamment par Giovanni Careri. De ce point de vue, les liens entre les ex-voto anatomiques et la sculpture ont été mieux étudiés : Freedberg 1998, ch. 7, p. 159-85 et ch. 9, p. 221-74 ; Didi-Huberman 2006 ; Holmes 2009.
anthRopologie Des attRibuts hagiogRaphiques
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RECHERCHES SUR LES PEINTURES DE LA TOUR FERRANDE DE PERNES-LES-FONTAINES (c. 1309 ?) geRMain butauD
Université Côte d’Azur, CEPAM, CNRS, France
C
’est à partir du milieu du xixe siècle que les peintures murales de la tour Ferrande de Pernes-les-Fontaines commencèrent à trouver leur place dans l’histoire de l’art médiéval. Eugène Viollet-le-Duc les examina dès 1853 et en tira notamment une gravure de la scène d’investiture de Charles d’Anjou insérée dans son Dictionnaire raisonné du mobilier français1. En 1885, la tour fut acquise par l’État, après avoir été classée au titre des Monuments historiques en 18622. Ses peintures devinrent un exemple privilégié de la peinture des monuments civils de la fin du xiiie siècle, selon la datation admise alors. Il faut toutefois attendre 1963 pour disposer d’une étude détaillée du cycle pictural, sous la plume de Paul Deschamps, qui écrivait après une restauration des peintures3. Ces dernières années, la tour Ferrande a bénéficié d’un regain d’intérêt de la part des historiens de l’art. Il convient de signaler une notice de Christian de Mérindol en 20004, un article de Gaetano Curzi en 20075, et surtout la thèse de Térence Le Deschault de Monredon publiée en 2015 sur Le décor peint de la maison médiévale. Les peintures de la tour Ferrande, « programme iconographique d’exception », y occupent une place centrale6. À l’issue d’un commentaire iconographique brillant, elles sont présentées comme une commande probable de Barral ii de Baux, frère hospitalier, fils de Bertrand iii de Baux, seigneur de Baux et comte d’Avellino, et elles dateraient des années 1323-13317. Cette double hypothèse, commandite et datation, mérite d’être discutée, car elle s’appuie sur des découvertes iconographiques de première main, mais dépend aussi 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.
Viollet-le-Duc 1873, t. 4, p. 400 : « Quelle que soit la barbarie de cette œuvre due à quelque artiste grossier, elle ne donne pas moins des renseignements précieux, car les peintures de cette époque représentant des sujets historiques et contemporains sont très-rares ». Didier 1990. Cet achat de la tour Ferrande par l’État a été préparé par l’action d’Henri Révoil, qui a fait plusieurs relevés des peintures. Cinq de ces relevés sont publiés dans Pariset 2013, fig. 3-7. Deschamps 1963. Les principales études antérieures sont Requin 1904, p. 92-93 et photos p. 91 et 95, Labande 1932, t. 1, p. 4-5, 198-199 et t. 2, planches 1-2, et Roques 1961, p. 137-139, et planches 3-4. De Mérindol 2000, t. 2, p. 332-334. Curzi 2007. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 57-100 en particulier ; iDeM 2015b ; iDeM 2018. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 98-100.
Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 163-242. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132268
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d’un certain état de la recherche historique et de l’établissement des généalogies nobiliaires. Or, comme nous allons le voir, des documents conduisent à réviser la généalogie des Baux à cette époque. Les liens entre la tour Ferrande et la noblesse locale (les de Paternis et les Venasque) peuvent également être interrogés. Certaines peintures ou inscriptions continuent de poser des problèmes d’interprétation. Il y a donc matière à rouvrir le dossier des peintures de la tour Ferrande, même s’il est fort connu et a bénéficié d’une récente étude de fond. Nous le faisons en privilégiant l’approche historique, et plus spécifiquement l’étude de la noblesse comtadine et provençale à la fin du xiiie et au début du xive siècle. Le problème de la datation des peintures sera largement abordé quand nous essaierons de discuter du profil des commanditaires possibles8. Nous commencerons par situer la tour dans son contexte urbain, la petite ville aristocratique de Pernes, qui accueillait une commanderie hospitalière, extra-muros, et une noblesse particulièrement nombreuse, dont certains membres participèrent à la conquête du royaume de Sicile par Charles d’Anjou. Cette entreprise est au cœur du programme pictural de la tour Ferrande. Les recherches récentes ont clarifié l’interprétation de la plupart des peintures, mais il est possible, ponctuellement, d’apporter des précisions. Il demeure aussi un ensemble de peintures pour lesquelles le débat est ouvert. L’effacement partiel des inscriptions ne facilite pas le travail d’élucidation. La présence du mot « Pierrelatte », par exemple, ouvre beaucoup de pistes mais entretient également les incertitudes. Il est néanmoins permis de proposer un commanditaire et une datation probables des peintures, en reprenant l’étude de la famille des Baux, comtes d’Avellino et seigneurs de Monteux.
i. une touR Dans une Petite ville aRistocRatique À Pernes, capitale du Venaissin jusqu’en 1320, les comtes de Toulouse puis les papes exerçaient seuls le pouvoir sur la ville, symbolisé par un château qui a conservé sa tour maîtresse9. Ce pouvoir fort n’empêcha pas l’existence d’une noblesse urbaine nombreuse, ce qui est fréquent dans les villes du Midi rhodanien. Cela se traduisait par un habitat aristocratique, des maisons fortes ou des tours,
8.
9.
Nous avons présenté une première version de ces recherches, à Pernes, le 10 juin 2016, à l’occasion de la 175e session du Congrès archéologique de France. Jean-Bernard Elzière avait présenté d’autres hypothèses. Ces deux communications n’ont pas été publiées dans le volume du Congrès qui comprend à la place un article de Pierre Garrigou Grandchamp sur l’architecture de la tour Ferrande. En avril 2018, nous avons fait une nouvelle communication sur ce sujet à Nice, au cePaM, lors d’une Table-ronde dont plusieurs interventions sont publiées dans ce livre. Cette tour maîtresse de 19 mètres de haut, datée des environs de 1200, est connue sous le nom de tour de l’Horloge. Elle est protégée par une enceinte de la première moitié du xiiie siècle, partiellement conservée, et complétée par un corps de logis, puis un second bâtiment. Cf. Taulier 2016. Ce château pouvait être qualifié de palais, comme dans un acte du 31 août 1300 qui se fait en présence du recteur apud Paternas, in aula nova principalis palatii (Giberti 1923, p. 131).
RecheRches suR les peintuRes De la touR feRRanDe De peRnes-les-fontaines (c. 1309 ?) 165
que l’on connaît mieux depuis quelques années10. Il est cependant plutôt rare de pouvoir relier un édifice subsistant à une famille ou un propriétaire médiéval. Dans le cas de la tour Ferrande, Paul Deschamps pensait qu’il s’agissait d’une commanderie de l’Hôpital11. Cette hypothèse, présentée de façon très affirmative, a eu une influence durable, avant d’être délaissée, faute de preuves suffisantes. Nous allons voir qu’on peut même établir qu’il s’agit d’une fausse piste.
I.1. La fausse piste de la commanderie hospitalière Les informations sur la commanderie de l’Hôpital de Pernes sont minces. L’établissement est attesté au début du xiiie siècle, dans un diocèse, celui de Carpentras, où les ordres militaires sont très peu présents12. En 1298, son commandeur s’appelait Bertrand d’Orange13, un nom sur lequel nous reviendrons. En 1317, la commanderie de Pernes figure parmi les possessions de l’Hôpital et du Temple, situées dans la région comtadine, que les frères de l’Hôpital, réunis à Avignon en assemblée, cédèrent au pape Jean xxii, en échange de la récupération des biens du Temple14. Pernes n’était qu’une commanderie, avec des biens fonciers, mais sans droit de juridiction comme les Hospitaliers en avaient à Cairanne ou Valréas par exemple. En 1320, le souverain pontife choisit de ne pas la conserver. Il la céda, avec d’autres biens, à l’évêque de Carpentras afin de le dédommager pour l’abandon de ses droits seigneuriaux sur Carpentras. Cette opération permit ainsi au pape de devenir seigneur de Carpentras et d’en faire la capitale du Comtat Venaissin15. Pour notre sujet, il faut souligner que le dédommagement de l’évêque de Carpentras comprend une énumération, longue et précise, de tous les biens fonciers qui payaient des cens à l’ancienne commanderie hospitalière de Pernes16. Ce texte était connu de l’historien pernois Jean-Julien Giberti († 1754) qui en cite quelques mots : la domus des Hospitaliers était située prope 10. Balossino, Butaud, Guyonnet 2016. Pour une étude plus approfondie, voir Polo 2021. 11. « On sait qu’il y avait à Pernes une maison de l’Hôpital. Celle-ci doit être la tour Ferrande. » « Nous sommes bien persuadés que cette domus hospitalis était en fait la tour Ferrande. […] Ainsi il est tout à fait vraisemblable que la tour Ferrande appartenait à l’Hôpital et que c’est un chevalier de cet Ordre qui y fit représenter les combats de Bénévent et de Tagliacozzo, auxquels il avait participé. », Deschamps 1963, p. 346-347. 12. Carraz, 2005, p. 144-145. 13. Delaville Le Roulx 1899, t. 3, p. 738 (nº 4413) : habita super hoc delliberatione et consilio diligenti cum religiosis viris fratre Petro Raymundi, Caturcensis et Rutenensis, et fratre Rogerio de Mesino, Montis Brisonis et Veireriarum, et fratre Bertrando de Aurasica, Paternarum preceptoribus. 14. Faure 1909, p. 204-207 (21 juin 1317). 15. Theis 2012, p 181-182, 574-576. 16. Item domus quondam hospitalis sancti Johannis Jherosolimitani prope Paternas, cum omnibus rebus et bonis ac proprietatibus, possessionibus, juribus et pertinenciis suis quibuscumque necnon cum censibus, serviciis, et redditibus suis quibuslibet, de quibus hec que sequuntur duximus presentibus exprimenda videlicet […] (Archives municipales [désormais AM] de Carpentras, BB 284, f. 269r). Les biens fonciers et les cens de la commanderie de Pernes sont énumérés aux folios 269r-278v, ce qui fait l’essentiel du texte en faveur de l’évêque de Carpentras, en date du 12 avril 1320 (f. 267r-283v).
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Paternas17. Autrement dit, elle se trouvait dans son territoire, à proximité du lieudit Saint-Victor. Paul Deschamps a fait une lecture biaisée de ce texte : pour lui, la tour Ferrande n’était pas alors comprise dans les remparts et se trouvait hors du château, ce qui expliquerait l’expression prope Paternas. Giberti mentionnait pourtant des éléments du paysage qui entourait la commanderie. La lecture du document complet permet de relever une église18, un cimetière attenant19, et à proximité, de nombreux vergers, olivettes, terres et vignes20. Après 1320, cette commanderie devint un simple ensemble domanial de l’évêque de Carpentras. Des archives de l’évêque datant du début du xve siècle mentionnent quelques baux de terres situées à Saint-Jean, « dans le territoire de Pernes21. » Il est donc incontestable que la commanderie hospitalière de Pernes était une commanderie rurale et non un établissement intra-muros. On peut la situer à 1,5 km au sud-ouest de Pernes, au bord de la route allant vers L’Isle-sur-la-Sorgue, où le toponyme SaintJean existe encore, voisinant avec celui de Saint-Victor22. Cette commanderie est donc distincte de la tour Ferrande, située dans un contexte urbain médiéval. De fait, si les cens concernent surtout des terres, il y avait quelques maisons de Pernes redevables de cens à l’Hôpital. On peut noter la mention de deux maisons situées intra-muros, dans le quartier Villeneuve, près de la porte de Villeneuve23. La mention de cette porte est précieuse, car la tour 17. Giberti 1923, p. 293-294. 18. Item a Rostagno Calverie dicto Drolheto, quartonum de quodam viridario prope ecclesiam dicte domus hospitalis confrontatum cum viridario Guilhelmi Rascacii., AM de Carpentras, BB 284, f. 269v. Item a Guilhelmo Albi […] quartonum de uno viridario quod est post ecclesiam dicte domus hospitalis juxsta [sic] viridarium liberorum Petri Mutonis. […] Item ab Isnardo de Montebruno […] quartonum pro quodam viridario post dictam ecclesiam Sancti Johannis juxsta viridarium Alaysete sororis dicte Sybinde. (Ibid., f. 270v). 19. Item quatuor hermacos quorum unus est in marrelis juxta viridarium dicte domus ad crucem juxta ciminterium Sancti Johannis (AM de Carpentras, BB 284, f. 269r). 20. Item a Perona Garina, quartonum de quadam vinea propre dictam domum, juxta terram Bertrandi Erro […] (AM de Carpentras, BB 284, f. 269v). Item censuum medie emine siliginis parve mensure a Rostangno Cotinhani pro vinea una cum viridario mixtum post domum predictam juxsta vineam Ricani Macellarii in dicto festo Assumptionis. (Ibid., f. 270v). Item a Guilhelmo Bernardi, quartonum de uno viridario post dictam domum Sancti Johannis […] Item a Guilhelmo Berardi […] pro uno viridario post dictam domum Sancti Johannis juxsta viridarium liberorum Poncii de Cotinhaco quodam annuum censum unius emine siliginis parve mensure. (Ibid., f. 271r). Item a Desiderio Bernali, quartonum de quodam viridario olivarum post dictam domum, juxta viridarium Symeonis Saurine et quartonum de alio viridario ibidem juxta viridarium Bertrandi Berardi (Ibid., f. 272r). cf. Ibid., f. 272v, 273v, 274v… 21. Bibliothèque Inguimbertine [désormais BI] de Carpentras, ms. 1336, f. 16v (1407), 25r-26v (1415), 38v-39r (quoddam viridarium hermum ecclesie Sancti Johannis de Pumenco [la rivière Pumenc] scitum in territorio de Paternis loco dicto Alaudat, 1422), 46r (1415), 49r (1421). 22. Aucun vestige n’est signalé dans ce lieu-dit. Mais il faudrait mener une enquête archéologique de terrain. Au xviiie siècle, dans son dictionnaire des communes, l’historien Joseph Fornery (1675-1755) signale la chapelle Saint-Victor, mais pas la chapelle Saint-Jean, cf. Fornery 1909, t. 3, p. 557. 23. Item a Jacobo Pocelli pro una domo cum curte infra dictum castrum, in Villanova, juxsta portale Villenove, annuum servicium duorum solidorum Viannensium in Natalis Domini. (AM de Carpentras, BB 284, f. 270r). Item a Raymundo et Guilhemo Salveti, fratribus, pro quodam hospicio in Paternis in Villanova, juxta hospicium Guilhelmi Faraudi, a dicto videlicet Raymundo, septem, et a dicto Guilhelmo, nonem denariorum Turonensium servicium annuum in Natali. (Ibid., f. 275v).
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Ferrande se situe aujourd’hui entre le château et la porte Villeneuve, donc dans ce quartier Villeneuve qui était déjà protégé par une muraille. De l’autre côté de la ville, la porte Saint-Gilles est également mentionnée24. Le tracé des remparts semble donc déjà être, pour l’essentiel, celui que l’on observe aujourd’hui. Une autre affirmation de Paul Deschamps mérite d’être discutée, celle selon laquelle le précepteur de la commanderie de Pernes en 1298, nommé Bertrand d’Orange, « paraît bien avoir appartenu à la famille de Baux25 ». Comme la tour Ferrande comporte une figuration de Guillaume d’Orange et qu’une branche des Baux étaient effectivement princes d’Orange, il y a là une coïncidence troublante. Mais la généalogie des princes d’Orange ne permet pas de repérer un Bertrand de Baux qui soit hospitalier à cette époque26. De plus, les Baux d’Orange gardaient leur patronyme. Le commandeur de Pernes appartenait donc à une autre famille. On connaît de fait un sceau-matrice armorial du xiiie siècle dont la légende, en provençal, est « S[eel de] Raymon d’Aurenga27 ». Son meuble héraldique est une étoile à seize rais, ce que l’on appelle plus communément l’étoile des Baux. Même si d’autres familles arboraient cette figure héraldique28, il s’agissait tout de même d’armoiries peu fréquentes. On pourrait les considérer comme parlantes car les d’Orange/d’Aurenga portaient une étoile qui rappelait celle des Baux dont était issue la seconde maison des princes d’Orange. Mais les Baux d’Orange utilisaient comme emblème plutôt le cornet (armoiries féodales) que l’étoile (armoiries familiales). Et nous allons voir que Barral de Baux et ses descendants combinaient l’étoile avec la croix de Toulouse. Ce sont ces armoiries qui figurent dans les peintures de la tour Ferrande, plutôt que l’étoile des Baux seule, imitée par cette famille d’Orange/d’Aurenga. Le frère Bertrand d’Orange, précepteur de Pernes, continua sa carrière dans l’ordre de l’Hôpital ; il figure comme commandeur d’Orange en 131629. Sa famille n’est pas représentée à Pernes mais on retrouve, au milieu du xive siècle, un autre Bertrand d’Orange, coseigneur de Valréas. En 1357, il céda au pape sa part de coseigneurie et reçut en échange la seigneurie de Saint-Roman-de-Malegarde30, qui passa à son fils, Giraud, puis à son petit-fils Guillaume d’Orange31. Ce dernier transmit ses biens aux enfants de son gendre, Allemand Rivette, qui a fait souche32. 24. Item ab Alaychia Romeua […] pro uno hospicio ad portale Sancti Egidii juxta barrium ad servicium sex denariorum Turonensium annuali in Natali. (Ibid., f. 275r). 25. Deschamps 1963, p. 346. 26. Cf. Mazel 2002, p. 635. 27. Vallentin du Cheylard 1910. 28. Notamment les Blacas d’Aups et les Rostaing de l’arrière-pays niçois, dont héritèrent les Grimaldi de Beuil. 29. Voir ci-dessous la note 239. 30. Archives apostoliques du Vatican : Camera apostolica, Collectoriae 262, f. 148v, 170v. 31. Guillaume d’Orange, seigneur de Saint-Roman-de-Malegarde, fit son testament le 27 avril 1424, puis un codicille le 15 septembre 1426. Ces actes sont copiés intégralement dans les preuves de noblesse d’Étienne de Rivette des Baux, établies en 1787, pour entrer dans l’ordre de Malte, cf. Archives départementales des Bouches-du-Rhône [désormais AD13], 56 H 568, dossier 573, registre de preuves, p. 147-164. 32. Les lointains descendants d’Allemand Rivette et de Catherine d’Orange, fille de Guillaume, prirent le nom « de Rivette des Baux » au xviiie siècle en considérant, sans preuves, que Guillaume d’Orange était issu des Baux d’Orange, dont ils portèrent les armoiries.
168
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I.2. La noblesse urbaine de Pernes et son implication dans l’expédition de Charles d’Anjou en Italie Faute de lien entre la tour Ferrande et la commanderie des Hospitaliers, il faut se pencher sur les nobles de Pernes pour approcher les familles qui furent à l’origine de sa construction ou qui l’habitèrent. La ville de Pernes se singularisait par sa noblesse véritablement prolifique, ce qui était un motif de fierté pour l’historien Giberti. Il cite à ce propos une charte de 1332 qui montrait qu’il y avait alors 95 gentilshommes à Pernes33. Ce parchemin existe encore dans les Archives municipales de Pernes34. Il permet de connaître le nom de tous les chefs de feu de la ville, avec peu de marge d’erreurs. Pour toucher le plus grand nombre, les noms ont été collectés sur trois jours. Ce document permet de recenser 91 nobles (2 chevaliers et 89 damoiseaux) sur une population de 569 chefs de feu35, soit 16 % (tableau 1). Ils faisaient partie de 39 familles, dont 21 étaient représentées par plus d’un membre. Les familles les plus nombreuses étaient les de Pernes, les Maustin, les d’Avignon, les Audubert, les Malsang, les Baston, les Hugues. La plupart de ces noms sont peu connus, mais l’on remarque la présence d’un Venasque parmi les Pernois (tableau 2). Ces nobles urbains n’étaient pas des coseigneurs comme il en existait encore à Venasque et Caderousse, et comme il en avait existé à L’Isle-sur-la-Sorgue36. Leur étude est plus difficile à mener car on ne dispose pas pour eux de la documentation Nobles
Prud’hommes
Total des présents
3
5
Procurateurs de la ville
1 chevalier, 1 damoiseau
Parlement du 30 juin 1332
1 chevalier, 54 damoiseaux (dont 4 notaires issus de familles nobles)
295
350
Parlement du 1er juillet 1332
19 damoiseaux
136
155
Parlement du 2 juillet 1332
15 damoiseaux
44
59
Total
91 nobles (dont 2 chevaliers)
478 prud’hommes
569
Pourcentage
16%
84%
100%
Tab. 1. Nobles et chefs de feu de Pernes en 1332.
33. Giberti 1923, p. 133. 34. AM de Pernes-les-Fontaines, FF 8. 35. En 1274, l’hommage des gens de Pernes aux représentants du pape réunissait 365 personnes, cf. Theis 2012, p. 133 n. 103. Pour situer cette population dans la hiérarchie urbaine du Comtat Venaissin, cf. Butaud, Guyonnet 2016, p. 51 (tableau des villes du Comtat). 36. Butaud 2010.
RecheRches suR les peintuRes De la touR feRRanDe De peRnes-les-fontaines (c. 1309 ?) 169
féodale, comme les actes d’hommage. Leur vie publique laisse souvent peu de traces. On a tendance ainsi à minimiser leur rôle politique et leur activité guerrière. Pourtant certains nobles urbains participèrent à la conquête du royaume de Sicile. Ainsi le Liber donationum, qui compile l’essentiel des concessions de fiefs effectuées dans trois provinces du royaume de Sicile (Terre de Labour et comté de Molise, Abruzzes, Principat) entre décembre 1268 et 127337, comporte un passage sur deux frères, originaires de Pernes. Bérenger et Raymond de Pernes reçurent deux fiefs dans les Abruzzes : Fontecchio (valant 35 onces) et la moitié de Molina Nom
Nom latin
Nombre d’hommes présents en 1332
Nom
Nom latin
Nombre d’hommes présents en 1332
de Pernes
de Paternis
8
Silvi
Silvi
2
Maustin
Maustini
7
Agnardi
Agnardi
1
d’Avignon
de Avinione
5
Alquier
Alquerii
1
Audubert
Auduberti
5
Bermond
Bermundi
1
Malsang
Malissanguinis
5
de Porcis
de Porcis
1
Baston
Bastoni
4
de Sénas
de Senascio
1
Hugues
Hugonis
4
de Sumena
de Sumena
1
Roquesalve
Rochasalve
4
de Velleron
Avellaronis
1
Aurel
Aurelle
3
de Venasque
de Vennascha
1
Bues
Bues
3
de Villeneuve
de Villanova
1
de l’Isle
de Insula
3
Donat
Donati
1
de Loriol
de Auriolo
3
Guigues
Guigonis
1
Romey
Romei
3
Guilhem
1
de Courthézon
de Curtedone
2
Guillelmi, de Avinione
Faraud
Faraudi
2
Melionis
Melionis
1
Gaufridi
Gaufridi
2
Michel
Michaelis
1
Gautier
Gauterii
2
Pannard
Pannardi
1
Ravanel
Ravanelli
2
Peyre
Petri
1
Raynoard
Raynoardi
2
Raybaud
Raybaudi
1
Renoux
Ranulphi
2
Ripert
Ripperti
1
Tab. 2. Les familles nobles de Pernes en 1332. 37. Sur ce document, cf. Durrieu 1886 et Pollastri 2004.
170
geRMain butauD
(valant 5 onces)38. L’origine méridionale de ces deux nobles ne fait pas de doute, du fait de leurs prénoms et des autres nobles qui figurent avec eux dans le Liber donationum pour des fiefs voisins : Guillaume d’Avignon, Butin d’Arles, Hue Renart de Lisle39, Pons de Villeneuve et Alfant Romey40. Ce dernier personnage portait un prénom peu courant : sa famille était originaire de Cavaillon, mais elle était aussi représentée à Pernes. Alfant Romey resta en Italie comme l’atteste son mariage en 1277 avec une noble de Melatino dont il était coseigneur pour un tiers41. La concession des fiefs à Bérenger et Raymond de Pernes date probablement de 126942 ; elle est en tout cas confirmée par d’autres actes de 1270 qui figuraient dans les registres de la Chancellerie des rois angevins43. Les frères échangèrent avec un noble romain en juillet 1271, avec permission royale, Fontecchio contre Petrella (Tifernina) dans le comté de Molise44. On a trace de leur pouvoir à Petrella en 127545. Mais en juillet 1281, Bérenger de Pernes est associé à son neveu Robert de Pernes, très probablement fils de Raymond, pour lever un subside sur les habitants de ce village46. Les deux nobles comtadins semblent ensuite absents des archives napolitaines. Un retour à Pernes paraît probable. Leur itinéraire n’est pas un cas isolé. On peut identifier au moins 350 nobles d’Outremont, originaires de France ou de Provence, qui bénéficièrent d’une inféodation dans le royaume de Naples pendant les années 1268-127447. Si l’on prend en compte les officiers, et pas uniquement les feudataires, cela peut faire environ 220 nobles de Provence, issus de 139 familles, qui s’y installèrent sous Charles ier d’Anjou48. Une majorité ne fit pas souche durablement en Italie. Mais il faut aussi imaginer tous ceux qui ne furent que de passage, le temps d’un engagement militaire et qui n’ont pas laissé de traces archivistiques. 38. « A Berengier et a Raymont de Pernes, freres : le castiau Fonticule… unces xxxv ; le moytié dou catiau de Molene… unces v. », Liber donationum 1864, p. 107. Nous utilisons à dessein cette édition, très rare et conservée à la Bibliothèque nationale de France, car elle fournit une transcription complète du Liber donationum, et notamment des passages en français, dont celui qui nous intéresse. L’édition de référence ne fournit pas le nom des fiefs, ni leur valeur, cf. RCA, t. 2, p. 231-270, et p. 261 nº 108. Au sujet de l’édition de 1864, voir les remarques de Durrieu 1886, p. 219-221. 39. Il s’agit plutôt de L’Isle-sur-la-Sorgue, que de Lille. 40. Liber donationum 1864, p. 107-108. 41. Savini 1881, p. 215-217, 381 (édition). Sur la famille Romey de Cavaillon, cf. Butaud 2022, p.100-101. 42. Les textes datés qui encadrent ceux qui nous intéressent sont de février, juillet et août 1269. 43. RCA, t. 3, p. 176 nº 401 (mars 1270) ; RCA, t. 4, p. 7 nº 42 (juin-juillet 1270) ; RCA, t. 7, p. 22 nº 68 (novembre 1270). Cette dernière analyse évoque Beringerius de Perves [sic] et Raymundus Berengerius fratres. Le nom complet de Raymond de Pernes pourrait donc être Raymond Bérenger de Pernes, avec peut-être une reprise du nom de son père, à moins qu’il s’agisse d’une erreur du notaire. 44. RCA, t. 2, p. 242-243 nº 20 (7 juillet 1271) ; RCA., t. 6, p. 134 nº 659, 322 nº 1704. Ces analyses parlent de Raymond Bérenger de Pernes. 45. RCA, t. 12, p. 42 nº 71 (mars 1275 : ordre royal aux hommes de Petrella, vassaux de Bérenger et Raymond de Pernes, d’accomplir leurs devoirs envers leurs seigneurs). 46. RCA, t. 24, p. 25 nº 148 (notatur Berengerius de Perves [sic] pro Roberto de Perves nepote suo qui petit subventionem a vassalis castri sui Petrelle). 47. Pollastri 2004, p. 684-685, 708-727 (liste de ces nobles). 48. Pollastri 1988.
RecheRches suR les peintuRes De la touR feRRanDe De peRnes-les-fontaines (c. 1309 ?) 171
Le cas des frères Bérenger et Raymond de Pernes est en outre intéressant, car il ne s’agit pas de nobles de Provence stricto sensu, vassaux de Charles d’Anjou, mais de nobles d’un pays voisin, le Venaissin. Leur participation à la guerre était donc purement volontaire. Quand ils virent leurs voisins partir en expédition guerrière, certains nobles du Venaissin choisirent de les accompagner. Le fait que Barral de Baux, seigneur de Baux, mais aussi de Monteux en Comtat, fasse carrière en Italie a dû encourager ces trajectoires. À Alfant Romey, mentionné dans le Liber donationum, on peut ainsi ajouter d’autres nobles de la région. En 1276, un Poncet de Carpentras servait comme homme d’armes en Calabre49. En 1278, le châtelain de Melfi était le chevalier Antelme de Montiliis, patronyme qui pourrait correspondre à Monteux. Parmi les quatre valets provençaux (vallectos provinciales) de sa garnison, il y avait un Frisolus de Gorda et un Guillelmus Alfantus50. Or les familles de Gordes et Alfant faisaient partie des familles nobles de L’Isle-sur-la-Sorgue51. La conquête du royaume de Sicile, thématique principale des peintures de la tour Ferrande, concernait donc personnellement certains nobles du Venaissin, même si leur pays ne faisait pas partie des possessions de Charles d’Anjou. Ces guerres lointaines n’étaient pas réservées au seul milieu des seigneurs ; des nobles urbains pouvaient s’y impliquer. Ce faisant, ils confortaient leur stature sociale et se démarquaient du reste de la population, légitimant d’une certaine façon leurs privilèges. La documentation conservée pour les xiiie et xive siècles témoigne de quelques litiges avec les « plébéiens », à propos des impôts et des obligations du guet et de la garde. En 1301, une véritable révolte anti-nobiliaire se déroula, dans au moins deux villes du Comtat. À L’Isle-sur-la-Sorgue, le soulèvement date du dimanche 16 avril 1301. Les prud’hommes pourchassèrent en armes les nobles (omnes de paragio, homines militares) à travers la ville, en criant « à mort ! ». Ils attaquèrent les maisons d’Hugues Bernard, Guillaume Laugier et Rican de L’Isle52. Quand le juge du Venaissin intervint pour mettre fin au tumulte, un sergent de la cour fut tué par un jet de pierres53. Les violences qui eurent lieu à Pernes sont probablement contemporaines. Elles sont relatées dans une lettre de Boniface viii54. Le pape reprend le récit qui lui a été fait par deux ambassadeurs envoyés par les nobles de Pernes, le chevalier Rainaud de Libra et le damoiseau Rostaing de Venasque. D’après ce rapport, les « populaires » (populares) se rassemblèrent au son de la cloche sur la place de la ville, en armes et aux cris de « à mort les nobles ! ». Ils assiégèrent ainsi les chevaliers et « personnes militaires » (personnes militares), c’est-à-dire les damoiseaux, descendants de chevaliers, qui 49. RCA, t. 14, p. 86, nº 135. 50. RCA, t. 20, p. 165 nº 433 (15 décembre 1278) ; RCA, t. 24, p. 61 nº 297 (7 février 1281). 51. En 1235, Bertrand de Gordes et Bertrand Alfant figuraient parmi les consuls des coseigneurs, cf. Laval, Chobaut 1913, p. 33. 52. Ces familles sont bien représentées parmi les consuls de L’Isle entre 1200 et 1236, cf. Ibid., p. 30-33. 53. Theis 2012, p. 155. Cette révolte est connue par une sentence inédite de l’évêque de Cavaillon du 18 août 1301. 54. Les registres de Boniface viii 1921, t. 3, col. 193-194 (28 octobre 1301).
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geRMain butauD
s’étaient réfugiés dans le château du recteur55. Ils s’en prirent aussi à la maison ou loge des nobles (dont on apprend ici l’existence), qu’ils détruisirent totalement ainsi que « certaines maisons des chevaliers et des personnes [militaires]56 ». Ces derniers furent aussi menacés alors qu’ils s’étaient réfugiés dans l’église. Le pape ne détaille pas davantage le déroulement de l’émeute, mais évoque des conspirations contre les nobles et une volonté de répandre l’insurrection dans les autres localités. Il donna ordre au recteur, resté plusieurs mois inactif, d’enquêter sur ces excès. On ne connaît pas le motif précis de cette flambée de violences contre les nobles urbains57. Mais on peut remarquer que leurs demeures, maisons fortes ou tours, furent particulièrement visées à Pernes. Les détruire, en les incendiant peutêtre, permettait de ravaler les nobles au rang des simples habitants.
I.3. La tour Ferrande et l’habitat nobiliaire à Pernes Nous avons vu qu’il y avait une quarantaine de familles nobles à Pernes vers 1332. Cela donne un ordre de grandeur des tours ou maisons fortes qui pouvaient exister dans la ville médiévale. Au milieu du xviiie siècle, Giberti évoque encore dix à douze tours en bon état. Lui-même possédait une tour médiévale intégrée à son hôtel particulier, et il l’avait transformée en bibliothèque et cabinet d’études58. Elle est conservée et a été étudiée archéologiquement : elle remonte au xiie siècle et se trouve à côté d’une tour plus modeste mais aussi ancienne59. Ces deux tours médiévales font partie des huit tours que Pernes compte encore. Seule la tour Ferrande a conservé des peintures. Mais il devait exister également, à côté des tours, de grandes salles parées de décors peints. On peut imaginer que c’était le cas de la loge ou maison commune des nobles de Pernes, qui fut détruite lors de la révolte de 1301. Une salle de ce type, couverte de peintures héraldiques, traversa les siècles. Elle fut découverte en 1734 dans l’Hôtel de Quiqueran. À l’occasion de la destruction des planchers qui l’avaient divisée, on mit au jour une « grande et antique salle, toute peinte jusqu’au toit d’un bout à 55. […] homines populares dicti castri, contra ipsos milites et militares personas furore iracundie sine causa rationabili concitati, ad sonum campane, quam temeritate propria pulsare fecerunt, in platea comuni dicti castri se insimul congregantes et clamantes altis vocibus : « Moriantur isti nobiles ! non evadant ! » ad fortalitium dicti castri, ubi dicti milites, persone et alii plures cum ipsius castri rectore manebant, cum armis ad bellum parati, hostiliter accesserunt, dictumque fortalitium cum lapidibus et balistis diutius obpugnando, conati sunt, quantum potuerunt, ipsum fortalitium expugnare, ut rectorem, milites et personas occiderent supradictos. (Ibid., col. 193). 56. […] et demum ad quandam domum seu lobiam, sitam in eodem castro, militibus et personis eisdem comunem, impetuose currentes, illam et nonnullas alias domos militum et personarum predictarum totaliter destruxerunt. (Ibid.). 57. On peut dire en revanche que le recteur Matthieu de Chieti était contesté à cette époque, ce qui a dû exacerber les tensions, Cf. Theis 2012, p. 152-157. 58. Giberti 1923, p. 353. 59. Dadure 2016.
RecheRches suR les peintuRes De la touR feRRanDe De peRnes-les-fontaines (c. 1309 ?) 173
l’autre, et où se voyaient une infinité de différentes armoiries – quelquesuns des écussons se trouvant ornés de divers colliers aux plus basses rangées60 ». Cette salle était couverte par une charpente61. Ce genre de salles avec des murs parés d’écus armoriés est attesté notamment dans le château de Ravel en Auvergne, décor daté des années 1305-131462. Les exemples régionaux les plus anciens remontent aux années 1330134063. Une datation du xive siècle est donc envisageable pour ces peintures héraldiques perdues. Les tours urbaines sont souvent intégrées à d’autres bâtiments, qui peuvent assurer des fonctions complémentaires, de résidence ou de réception. Dans la ville voisine de L’Isle-sur-la-Sorgue, on a fait le côté est (entrée actuelle constat archéologique que la tour Fig. 1. Tour Ferrande, et fenêtre au 3e étage qui correspond à la salle d’Argent, très différente de la tour peinte) et côté nord (à droite) (photo Y. Codou). Ferrande par ses murs massifs et sa salle voûtée, avait été complétée, à la fin du xiiie siècle ou au début du xive siècle, par une salle d’apparat de 13 mètres de long et 6 mètres de large, dotée d’une grande cheminée, qui lui est accolée64. Un petit bâtiment moderne est accolé au côté nord de la tour Ferrande (fig. 1), qui est en contact avec l’Hôtel de Vichet à l’ouest (fig. 2). Au xviiie siècle, la tour et l’Hôtel avaient des propriétaires différents : la tour appartenait depuis 1767 à la famille Bourgue65, et l’Hôtel aux Sainte-Marie, qui étaient une des rares familles
60. Giberti 1923, p. 134. 61. Ce plafond est évoqué dans le passage suivant : « Je n’eus cependant pas plus tôt examiné le grand nombre d’armoiries différentes qui s’y trouvaient (et dont une partie subsistera longtemps au haut du toit qui est encore en état, se trouvant boisé parfaitement bien et proprement) que je conclus d’abord que c’était un lieu qui avait servi autrefois pour les exercices militaires de la noblesse » (Ibid.). 62. Laloy 1958 ; de Mérindol 2000, t. 2, p. 368-371. 63. Il s’agit des salles héraldiques du palais du maréchal du pape (Vice-Gérence) à Avignon, vers 1342, de l’ancien palais archiépiscopal d’Embrun des années 1330-1340, toutes deux disparues, de la Maison des chevaliers de Pont-Saint-Esprit, vers 1337-1343, et de la maison des Antonins à Montfalcon (maison forte des Loives), vers 1344-1349, Ibid., p. 165-171 (Avignon), p. 247-249 (Embrun), p. 348-360 (Pont-Saint-Esprit), p. 305-309 (Montfalcon). 64. Duverger, Guyonnet, Dadure 2016, p. 165. 65. Auparavant, la tour appartenait à un Monsieur Duplan, cf. Didier 1990.
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Fig. 2. Tour Ferrande, côté sud (fenêtre au 2e étage) et côté ouest (à gauche), en contact avec l’Hôtel de Vichet (photo G. Butaud).
nobles anciennes encore représentées en ville66. Elle est attestée peut-être dès le xiiie siècle (mais pas en 1332) et s’éteignit dans la famille Vichet, par un mariage de 1819. Il faudrait des recherches archivistiques importantes pour espérer remonter l’histoire de ces deux biens fonciers, avec peu d’assurance de remonter jusqu’au xive siècle. Mais peut-être cette recherche permettrait-elle d’expliquer le nom de « Ferrande » qui est attaché à la tour. Il pourrait provenir de la famille Ferrand attestée à l’époque moderne67. Mais ce nom n’est pas mentionné en 1332. L’étude du bâti de la tour Ferrande a été réalisée récemment68. Elle témoigne d’une construction de qualité, avec des pierres de taille de modules variés. La construction semble avoir été faite en deux temps. L’enveloppe de la tour est datable du xiiie siècle. Mais il y eut un « réaménagement complet » de l’intérieur « au tout début des années 1300 », avec la mise en place des fenêtres à réseau, d’un style nouveau dans la région, et un second œuvre en bois et en plâtre pour les étages. Deux scénarios sont possibles concernant le troisième étage, qui est caractérisé par des murs plus minces et les peintures figuratives. Il peut avoir été prévu d’emblée comme tel, car à cette hauteur « les questions de sécurité et de solidité n’exigeaient plus des murs épais ». Mais il pourrait aussi résulter d’une
66. Giberti 1923, p. 170, 200, 208. 67. Par exemple, Alexandre Ferran [sic] décède à Pernes le 1er septembre 1670, à 45 ans ; le 13 juillet 1699, sa fille Anne Ferrand épouse Pierre Filty (AM de Pernes-les-Fontaines, GG 24, p. 265 ; GG 19, p. 437). 68. Garrigou Grandchamp 2016.
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surélévation accompagnant (ou précédant de peu) le réaménagement de la tour et la réalisation des peintures69. Si l’on prend en compte la révolte de 1301 et les destructions visant certaines demeures nobles, on peut se demander si le réaménagement et les peintures de la tour Ferrande ne sont pas consécutifs à ces dégâts. Quoi qu’il en soit, celui qui possédait la tour affirmait son statut de « personne militaire », par des peintures célébrant une grande expédition guerrière.
ii. un cycle PictuRal excePtionnel suR la conquête Du RoyauMe De
sicile (PaR chaRles D’anJou)
II.1. Du rez-de-chaussée à la salle noble, une tour entièrement parée de peintures Accessible grâce à une porte moderne, le rez-de-chaussée actuel de la tour Ferrande correspond à une salle voûtée qui servait probablement de cellier (fig. 3). Une porte médiévale murée, sur le côté ouest, permettait autrefois d’accéder à une cour intérieure ou à un bâtiment jointif70. Cette pièce, banale, ne laisse pas présager qu’après avoir gravi un escalier réalisé dans les années 1960, on accède à des étages qui ont conservé un programme pictural unique par son ampleur et sa diversité. Qui plus est, il semble avoir été réalisé d’une traite sur les murs des trois étages avec un plan d’ensemble et beaucoup de raffinement dans la conception. Les deux premiers étages bénéficient de la peinture décorative d’un faux appareil soigné. Le premier étage (fig. 4) comporte, comme le rez-de-chaussée, une porte, aujourd’hui murée, qui donnait accès en façade ouest à un bâtiment mitoyen (ou un escalier extérieur). Un faux appareil décore 69. Ibid., p. 149-150. 70. Ibid., p. 148.
Fig. 3. Coupe Nord-Sud de la tour Ferrande (N. Pégand, région PACA).
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Fig. 4. Premier étage, mur ouest, avec porte murée (photo Y. Codou).
toutes les parois de la pièce et de la cage d’escalier qui permet de monter au deuxième étage. Le peintre utilise des tons beiges, gris, rouges, en donnant souvent un aspect marbré aux pierres. Le deuxième étage, éclairé par une fenêtre à coussièges au côté sud (fig. 5), comporte un faux appareil régulier et aux tons plus vifs : les rectangles gris ardoise, jaune-orangé et rouge alternent ; les joints blancs sont bien marqués (fig. 7). Une frise à palmettes décore le haut des murs. En bas se trouve un décor de fausses tentures jaunes (fig. 6). Le plafond comporte une décoration répétitive réalisée directement sur le plâtre entre les poutres : des fleurs de lys noires alternent avec une étoile à huit rais rouge (fig. 8). Malgré la présence à deux reprises d’un motif végétal, il est difficile de ne pas penser que ces peintures ont une connotation héraldique : fleur de lys capétienne et étoile des Baux (qui comporte, on le sait, seize rais, avec des émaux inversés, étoile d’argent sur champ de gueules). Dans l’encadrement de la fenêtre, le plafond ne comporte que des étoiles à six rais. La présence de nombreux graffitis médiévaux constitue un élément jusque-là négligé pour ces deux étages71. Dans l’encadrement de la porte du premier étage, on voit un oiseau sur un perchoir, un homme avec une épée dans un baudrier, les mains sur les hanches, et un homme armé brandissant épée et bouclier rond. Au deuxième étage, les graffitis se concentrent dans l’encadrement de la fenêtre : du côté ouest, un arbre soigneusement dessiné (fig. 9) et trois personnages armés 71. Ils sont signalés rapidement par Le Deschault de Monredon 2015a, p. 21.
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Fig. 5. Deuxième étage, fenêtre à coussièges, côté sud (photo Y. Codou).
Fig. 6. Deuxième étage, fausses tentures au bas du mur sud (photo Y. Codou).
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Fig. 7. Deuxième étage, murs nord et est (photo Y. Codou).
Fig. 8. Deuxième étage, détail du plafond (photo G. Butaud).
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Fig. 9 et 10. Graffitis du deuxième étage, encadrement de la fenêtre, mur ouest : arbre et trois personnages armés avec un cimier carré (photos Y. Codou).
Fig. 11 et 12. Graffitis du deuxième étage, encadrement de la fenêtre, mur est : homme armé, cigognes et homme armé les mains sur les hanches (photos G. Butaud).
qui portent une sorte de cimier carré, dont l’intérieur est ondulé (fig. 10) ; du côté est, une séquence d’oiseaux à grand bec (cigognes) et deux personnages armés, en habit court et cintré (fig. 11 et 12). Ces graffitis semblent dater de la seconde moitié du xive ou du xve siècle et sont à rapprocher de certains de ceux de la maison dite « du Dauphin » à Villeneuve-lès-Avignon, datant des années 1340-136072. Après avoir gravi l’escalier construit en partie dans l’épaisseur du mur nord, on débouche dans la salle peinte du troisième étage qui est mieux éclairée grâce aux deux baies présentes à l’est et à l’ouest. Elle a un volume plus important que les salles des étages inférieurs73. De fait, le plafond, qui n’est malheureusement pas dans son état d’origine74, est plus haut (5 m au lieu de 3,50 m) et l’amincissement des murs (0,80 m au lieu de 1,40 m) permet de gagner en superficie : 25 m2 au lieu de 18 m2. Cette salle ne pouvait pas pour autant accueillir de grandes foules et d’ailleurs l’escalier qui y donne accès est étroit. Cela pourrait être l’étage noble 72. Aliquot, Harispe 2006, p. 77-99. 73. Garrigou Grandchamp 2016, p. 140. 74. Ce plafond était anciennement peint : « Les murailles sont peintes de haut en bas. Les solives et les poutres du plafond l’étaient aussi, mais elles sont aujourd’hui décolorées », Labande 1932, t. 1, p. 198.
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Fig. 13. Troisième étage, côté nord, casiers et garde-corps (photo : Y. Codou).
Fig. 14. Troisième étage, milieu du mur sud (photo Y. Codou).
d’une demeure aristocratique, ou une salle de réception occasionnelle. En faire une salle de justice75, en s’inspirant de la thématique des peintures, est peu probable car les cérémonies judiciaires avaient lieu dans des grandes salles, ou à l’air libre, sous un porche ou sur un perron, au vu de tous76. Par ailleurs, ni les Hospitaliers, ni les nobles de Pernes n’avaient de droits de justice. Nous savons de plus que les cérémonies d’hommage avaient lieu dans la forteresse des comtes de Toulouse77. L’angle nord-est de la pièce est occupé par un petit escalier à vis qui permet d’accéder au quatrième étage. La tour était à l’origine couronnée de merlons. Elle est aujourd’hui couverte d’un toit moderne78. Le troisième étage comporte, du côté nord, un garde-corps, qui cache l’escalier, et quatre casiers maçonnés en plâtre dur, organisés sur deux niveaux (fig. 13). La présence de feuillures périphériques rend probable des huisseries pour fermer ces casiers79. On imagine généralement 75. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 96. 76. Garrigou Grandchamp 2016, p. 150. 77. Cela apparaît par exemple dans les hommages de 1317, Archives départementales de Vaucluse [désormais AD84], B 5, f. 1-97. 78. Ces combles ne sont pas ouverts à la visite. Il n’y a pas de peintures, mais l’on remarque un rangement en haut de l’escalier. 79. Garrigou Grandchamp 2016, p. 142.
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qu’on y conservait des archives que l’on relie à la supposée fonction judiciaire de la salle. Ce lien nous semble très hypothétique. En revanche, la conservation d’objets précieux et d’archives familiales plutôt que judiciaires est plus plausible. Les peintures, nous allons le voir, représentent un pape et deux rois qui tiennent un parchemin dans leur main. Une peinture décorative du type de celle des étages inférieurs (fausses tentures et frises) se retrouve aussi à cet étage. Mais le faux appareil est à base de losanges cette fois (fig. 14). Il y a quelques graffitis également, qui semblent plus récents, sur les murs extérieurs de la petite cage d’escalier, à l’angle nord-est, au bas des peintures figuratives. On voit notamment sur le côté nord des fleurs de lys, et sur le côté est, en bas de l’écuyer, des profils sommaires, deux cavaliers affrontés, un cavalier et un cheval, tous très stylisés.
II.2. Le programme pictural exceptionnel du troisième étage La salle du troisième étage est remarquable car elle a conservé, avec peu de pertes, des scènes figuratives qui concernent plusieurs thématiques. Un seul peintre, ou une seule équipe, semble à l’œuvre. Les deux peintures religieuses encadrent le
Fig. 15 : Saint Christophe et l’Enfant Jésus (mur ouest) (photo M. Lauwers).
Fig. 16. Vierge à l’Enfant (parapet en surplomb de l’escalier) (photo Y. Codou).
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débouché de l’escalier. Sur le mur occidental, un grand Saint Christophe accueille frontalement le visiteur qui monte l’escalier80, selon une iconographie inspirée de la Légende dorée et donc relativement récente81(fig. 15). Saint Christophe tient un bâton dans sa main droite et porte le Christ enfant bénissant, à califourchon sur ses épaules. Tous les deux semblent se trouver sur le seuil d’un bâtiment car une fine arcature peinte les surplombe. À droite se trouve une inscription dans un cartouche stipulant que voir saint Christophe protège de la maladie82. En face, la figuration de la Vierge à l’Enfant se trouve sur le parapet, endommagé dans sa partie supérieure, qui surplombe l’escalier (fig. 16). L’Enfant Jésus, qui fait un geste de bénédiction, porte une couronne identique à celle des rois que l’on voit à plusieurs reprises dans le reste des peintures. Il est accompagné de deux saints ou saintes aux traits juvéniles. Dans les deux peintures, les visages sont souriants, bienveillants, et les joues marquées par une pastille rouge (et noire pour saint Christophe). Les deux peintures qui se font face ont une valeur prophylactique indéniable, du fait de l’inscription et des gestes de bénédiction qui accueillent le visiteur, de part et d’autre. Le reste de la salle est couvert d’un vaste cycle pictural. Le mur nord, en surplomb de l’escalier, est le seul qui ne présente qu’un niveau de peintures, juste en-dessous du plafond (fig. 33). Les trois autres parois comportent des images sur deux registres, séparés par une large frise décorative (fig. 14). Il existe donc plusieurs possibilités de lecture du programme pictural. Mais Térence Le Deschault de Monredon a mis en évidence une convention graphique du peintre qui permet de regrouper les scènes en deux ensembles : les scènes en lien avec des événements historiques sont représentées sur un fond blanc, tandis que les deux scènes à connotation littéraire se déploient sur un fond constellé de quintefeuilles rouges, avec quelques étoiles83. Il s’agit des peintures du mur nord, que nous venons d’évoquer, et de la scène du registre supérieur du mur occidental, représentant le duel à cheval entre Guillaume d’Orange et un géant sarrasin (fig. 32). Ces scènes littéraires servent de contrepoint aux dix scènes historiques que l’on peut individualiser par leur dispositif iconographique et leurs inscriptions. L’histoire commence en haut de l’angle nord-est (fig. 17, 18, 19, 20), se prolonge dans les registres supérieurs du mur est (fig. 21) puis du mur sud, de plus grande dimension 80. On retrouve la peinture d’un saint Christophe en haut d’un escalier, dans une maison de Viviers (peinture du xive siècle) et, d’après un contrat de prix-fait, en 1397 dans l’hôtel de ville d’Albi, cf. de Mérindol 2000, t. 2, p. 145, 405. 81. Rigaux 1996, p. 239-240, 242. 82. chRistofoRi col / lo seD[eo qu]i /c[RiMina to]l[lo] / chRistofoRi sa[ncti] / sPecieM qui[cuM] / que tuetuR ⁝ / illa naMque Die / nul[lo] l[a]nguo / Re[t]enetuR ⁝ , « Je suis assis sur le cou de Christophe, moi qui enlève les péchés. Quiconque contemple l’image de saint Christophe n’est en proie ce même jour à aucune maladie ». Cf. Favreau 1975-1977 ; Favreau, Michaud, Mora, 1988, « Pernes-lesFontaines, Tour Ferrande », p. 178-184, ici p. 178-180. L’inscription telle qu’on la voit a été restituée en 1963, après un examen du mur en lumière rasante. Il y a par erreur, à la troisième ligne, un i au lieu d’un R après le c initial, et à la huitième ligne, le g de languo a un tracé incertain. Cela signifie que la restitution des inscriptions de 1963 comporte une marge d’erreur. 83. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 60.
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(fig. 23, 24). La suite se lit alors dans le registre inférieur des trois parois, à l’est (fig. 25), au sud (fig. 26, 27, 28, 29) et à l’ouest (fig. 30, 31). Cette séquence des scènes historiées, reconstituée par Térence Le Deschault de Monredon84, offre un récit de la conquête du royaume de Sicile par Charles d’Anjou dans les années 1265-1268 à l’instigation de la papauté. Sur ces dix scènes historiques, les sept premières sont désormais d’une interprétation fiable en dépit de l’effacement fréquent des inscriptions latines qui accompagnent les images. La discussion ne concerne que des points secondaires. Pour la suite en revanche, et les images à connotation littéraire, les interprétations divergent comme nous le verrons. Cette richesse iconographique et son originalité (la mise en images de l’expédition de Charles d’Anjou constitue un unicum) contraste avec la simplicité du trait85 et l’économie de moyens. Le peintre a utilisé les seuls pigments de l’ocre jaune, de l’ocre rouge, du noir et du gris ardoise, qui peuvent être mélangés pour obtenir des variations. Cette palette réduite se retrouve dans les peintures de la chapelle Saint-Pierre-ès-Liens de Colonzelle, très proche du Comtat Venaissin, qui sont contemporaines de celles de Pernes ; leur style est pareillement « plus graphique que pictural86 ». À Pernes, le peintre doit faire sans l’azurite permettant d’obtenir la couleur bleue alors que ce pigment est utilisé dans les peintures savoyardes de Cruet, datant des environs de 1307, qui présentent une facture plus soignée et maîtrisée87. De même, du point de vue formel, le décor de la tour Ferrande ne soutient pas la comparaison avec les peintures de la Conquête de Majorque par Jacques ier d’Aragon qui ornaient la demeure d’un notable de Barcelone88. Pour l’allure générale des personnages, on peut trouver des parentés avec certaines peintures contemporaines : celles de l’église de Lacenas89, en Beaujolais, et, plus encore, le décor peint de l’église détruite de Grézieux-le-Fromental, en Forez90. Rien ne dit que les peintres actifs dans les églises ne pouvaient pas également travailler, de temps à autre, dans des demeures privées et vice-versa. Le Saint Christophe et la Vierge à l’Enfant de la tour Ferrande sont du même peintre que les autres images 84. Voir en particulier son schéma des peintures, Idbid., p. 62. 85. Léon-Honoré Labande estimait par exemple que les peintures de Pernes sont précieuses mais « d’un aspect fruste, d’un dessin rudimentaire et d’une pauvre facture ». « Si le dessin est souvent incorrect et la perspective nulle, les mouvements sont déjà bien exprimés. Les figures sont d’une naïveté enfantine, avec les yeux traités d’une façon uniforme. », Labande 1932, t. 1, p. 4, 5. 86. Jourdan 2002. Ces peintures n’ont été dégagées qu’en 2000. Elles sont datées « du tout début du xive siècle ». 87. Fernex de Mongex, Richard 1990 (surtout utile pour les photographies) ; Le Deschault de Monredon 2013 ; iDeM 2015a, p. 141-152 ; Castronobo 2018 (non vidi). 88. Ces peintures, datées de 1285-1295, ont été déposées et sont exposées au Museu nacional d’art de Catalunya, de Barcelone. Cf. Ainaud de Lasarte 1969 ; Le Deschault de Monredon 2015a, p. 88, 178, 238. 89. Elles sont attribuées à la fin du xiiie siècle, cf. Meras 1979-1980 ; Dalzotto 1998. 90. Nous remercions Rosa Maria Dessì de nous avoir signalé ces peintures qui représentaient la vie de sainte Catherine. Elles ont été découvertes en 1889 au moment de la destruction de l’église de Grézieux-le-Fromental. Elles ne sont plus connues que par des photographies, cf. de Vazelhes 1889 ; Dechelette, Brassart 1900, p. 31-36 (É. Brassart propose une datation des années 1290-1320) ; Monnet 2014.
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de la salle. La datation des peintures de Pernes mériterait une étude stylistique large, prenant en compte tous les types de décor91. Certains détails des deux premières scènes historiques peuvent apporter des éléments à la discussion.
II.3. Une réalisation datant probablement des années 1301-1320 Les deux scènes inaugurales sont peintes à l’angle nord-est, en haut des murs extérieurs de la cage d’escalier permettant d’accéder au quatrième étage (fig. 17). Elles se singularisent par un fond vermiculé rouge qui les relie. Derrière le style – qui peut paraître naïf – de la célèbre scène d’investiture de Charles d’Anjou, se cache une grande habileté du peintre pour condenser deux événements92. L’investiture du royaume de Sicile eut lieu le 28 juin 1265 à Saint-Jean de Latran par quatre cardinaux, mais en l’absence du pape Clément iv qui se trouvait à Pérouse. Charles d’Anjou porta dès lors le titre de roi de Sicile. Mais il n’avait pas encore d’armée pour en faire la conquête. Ce n’est qu’après l’arrivée de ses troupes franco-provençales aux abords de Rome qu’eut lieu son couronnement, le
Fig. 17. Peintures sur la cage d’escalier de l’angle nord-est : le début des scènes historiques (photo G. Butaud). 91. Pour l’étude et la datation des décors peints de son vaste corpus, Térence Le Deschault de Monredon utilise un faisceau d’éléments (iDeM 2015a, p. 213-284). Il privilégie l’analyse des enluminures et les arguments tirés de l’histoire du costume et de l’armement. Les peintures murales des églises sont assez peu prises en compte. 92. Curzi 2007, p. 432, 444 (références précises aux textes). Pour ces événements, cf. Jordan 1939, p. 359-365, et Léonard 1954, p. 51-56.
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6 janvier 1266, jour de l’Épiphanie. Charles fut couronné à Saint-Pierre par cinq cardinaux délégués par le pape, qui n’était pas présent personnellement. L’image de Pernes (fig. 18) représente donc une scène fictive qui valorise le pape Clément iv dont le nom est indiqué au-dessus de la tiare93 : Charles d’Anjou apparaît comme son vassal, à genoux, en train de recevoir une charte scellée. Ses mains jointes symbolisent sa position de fidèle du pape. Son habit blanc est semé de fleur de lys d’or, avec un lambel de gueules au niveau du torse, mais la couleur bleue manque au peintre pour le champ et il ne peut donc pas réellement représenter les armoiries du prince capétien. Quatre prélats avec mitre, sur deux rangs, assistent à la scène94. Cette scène est précédée par la figuration d’un valet ou d’un écuyer, à l’habit mi-parti jaune et rouge, armé d’une lance et tenant les brides de trois chevaux (fig. 19). Cette peinture inaugurale peut se lire à plusieurs niveaux. Elle représente prosaïquement la suite militaire du nouveau roi, mais insiste aussi sur le jour de l’Épiphanie choisi pour la cérémonie. L’écuyer est en effet un thème iconographique récurrent dans les représentations des rois mages95.
Fig. 18. Scène historique 2 : Clément iv investit Charles ier d’Anjou du royaume de Sicile (mur nord de la cage d’escalier) (photo Y. Codou). 93. clenens ⁝ PaPa ⁝ iiii. Il y a par erreur un n inversé au lieu de M et le s final est retourné. Le mot papa est abrégé par pp, avec des lettres accolées, surmontées d’un tilde. 94. On ne peut pas les identifier avec certitude avec des cardinaux car ils ne portent pas le chapeau rouge caractéristique. Cela dit, dans des enluminures avignonnaises des années 1310, les prélats qui entourent le pape sont surtout coiffés d’une mitre, plutôt que d’un chapeau cardinalice. Voir les deux manuscrits cités ci-dessous note 103. 95. Le Deschault de Monredon 2015c ; Curzi 2007, p. 435.
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Le fait que la légende, au pied du roi, parle de « Charles premier, roi de Sicile » (kaRolus PRiMus ⁝ Rex [sici]lie) permet de déduire que la peinture est postérieure à 1285, année de la mort de Charles d’Anjou96. Mais deux indices permettent d’être plus précis. Tout d’abord, la figuration du pape semble inspirée d’une pièce de monnaie : le double denier frappé par Boniface viii dans l’atelier de Sorgues de 1300/1301 à 130397. Cette pièce inaugure la reprise de la frappe de la monnaie pontificale qui avait cessé depuis longtemps. Fig. 19. Scène historique 1 : L’écuyer de Charles Elle avait été ordonnée en juin 1300 d’Anjou (mur est de la cage d’escalier) (photo M. Lauwers). par Boniface viii qui écrivit à ce propos au recteur du Comtat. Le pontife répondait à une demande de ses sujets du Venaissin et s’adaptait aux conséquences des nouvelles pièces créées par Charles ii d’Anjou en Provence. On a conservé un denier, et un double denier à la figuration un peu plus riche qui semble avoir été une source iconographique pour le peintre de Pernes. La parenté entre les deux est flagrante (fig. 20) : le visage du pape est légèrement de trois-quarts, sa tiare est triangulaire et présente un décor en losange avec des fanons à droite. Le pape tient dans sa main droite une grande clef. Dans la peinture, la clef est portée différemment car le pape donne une charte scellée de sa main droite. Le thème du pape portant les clefs de saint Pierre se retrouve dans son buste de 1301 sculpté par Arnolfo di Cambio98. Mais il est sans postérité dans les monnaies comtadines : Clément v est représenté de face, avec une croix qui fait office de sceptre, formule iconographique reprise par ses successeurs99. La figuration de Pernes suit donc un modèle diffusé par des pièces frappées de 1300/1301 à 1303, et qui n’existait pas avant. Nous retiendrons donc le terminus a quo de 1301, qui correspond aussi à la révolte antinobiliaire qui provoqua la destruction de plusieurs maisons nobles. Le style de la tiare est un élément permettant d’estimer le terminus ante quem de l’œuvre. Comme le remarquait déjà Eugène Viollet-le-Duc, il est archaïque100, 96. Le Deschault de Monredon 2015b, p. 347. Les auteurs précédents n’avaient pas remarqué ce point. Ainsi H. Requin datait les peintures de 1266-1274 ; L.H. Labande de 1275-1300 et M. Roques fait de même, en évoquant « l’archaïsme involontaire » du peintre. 97. Martinori 1907, p. 226-228, 243 ; de Castellane 1910 ; de Mey 1975, p. 11. 98. Paravicini Bagliani 2012, p. 106-107. 99. De Mey 1975, p. 12-15. 100. Viollet-le-Duc 1873, t. 4, p. 400-401.
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Fig. 20. Le portrait de Clément iv comparé au double denier de Boniface viii.
du fait de son absence de décoration alors qu’au cours du xiiie siècle, un diadème ou une couronne décore souvent la base de la tiare, ornée de pierres précieuses. Boniface viii développa un discours spécifique sur le couvre-chef pontifical et adopta une tiare très haute, décorée d’une, deux, voire trois couronnes101. On sait que Clément v possédait des tiares ornées de pierres précieuses dont une avec trois cercles/couronnes. Celle-ci s’impose sous Jean xxii, dans une forme particulière, et Benoît xii, dans sa forme définitive102. Des manuscrits enluminés à Avignon dans les années 1310 montrent toutefois que la forme ancienne de la tiare peut se maintenir103, mais sans l’aspect tressé qui est visible à Pernes et sur le double denier de Boniface viii. Le fait de s’inspirer de cette pièce de monnaie, plutôt que de celle de Clément v, ou de Jean xxii, et le manque de faste de la tiare militent pour une datation de cette scène antérieure à l’installation des papes à Avignon, ou peu postérieure. Nous retiendrons à ce stade une fourchette chronologique large de 1301-1320, que nous essaierons d’affiner plus loin sur la base d’autres arguments.
101. Paravicini Bagliani 2003, p. 241-243. 102. Müntz 1897 p. 36-48. 103. C’est le cas dans deux manuscrits réalisés à Avignon qui comportent des enluminures représentant le pape : un pontifical (Bibliothèque nationale de France [désormais BnF], lat. 17336), du début des années 1310, et un exemplaire du commentaire biblique de Domenico Grima, offert à Jean xxii en 1319 (BnF, lat. 365), cf. Manzari 2006, p. 33-34, 38 (fig. 7= BnF, lat. 17336, f. 35v), p. 44, 45 (fig. 13 = BnF lat. 365, f. 1r, seule enluminure du manuscrit). Dans le pontifical (numérisé sur le site gallica.bnf.fr), cinq enluminures représentent un pape : sa tiare est conique, assez pointue, finissant par une boule, d’un tissu rouge (comme l’habit du pape), décoré de traits ou de points blancs, avec à sa base un cercle (BnF, lat. 17336, f. 27v, 35v, 43r, 108r, 116v). Dans le manuscrit de 1319, la tiare a la même forme pointue, mais sans boule au bout ; elle est blanche avec des croisettes d’or.
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II.4. La conquête du royaume de Sicile en images Après la scène d’investiture, l’histoire se poursuit sur le registre supérieur du mur oriental (fig. 21). La transition est assurée par le clocher d’une ville placée dans l’angle nord-est. On lit Post coRonat[ioneM] dans la bande inférieure104, en-dessous du camp de Charles d’Anjou qui est entré avec son armée dans le royaume de Sicile (cela eut lieu le 3 février 1266). Sa tente est bien identifiable grâce au lambel de gueules et aux fleurs de lys d’or. Une tente rouge se trouve à côté de la tente royale ; cela préfigure ce que l’on verra dans les images suivantes où un chevalier vêtu de rouge et sa monture parée de la même couleur figurent juste derrière Charles d’Anjou. La représentation des quatre tentes est très sommaire : ce sont de simples triangles frangés, sommés d’une boule faîtière ; elles sont détachées l’une de l’autre et les deux tentes du haut paraissent flotter dans l’espace, la tente rouge recoupant même le clocher. Les peintures de Cruet sont plus réalistes105.
Fig. 21. Scène historique 3 : L’armée de Charles d’Anjou entre dans le royaume de Sicile en 1266 (mur est, registre supérieur) (photo Y. Codou).
Une troupe à cheval sort du camp. L’équipement de quatre cavaliers consiste en un haubert, une cote d’armes, et une cervelière avec camail. Cet équipement est très proche de celui des guerriers des peintures de Cruet106. Un combattant porte un chapeau de fer, peint en rouge, et un autre un heaume décoré d’une croix tréflée ; c’est un personnage que l’on retrouvera. Le cavalier blanc placé en tête est très effacé, mais l’on voit une couronne d’or au-dessus de sa tête. C’est donc 104. Deschamps 1963, p. 340 n. 3 ; Favreau, Michaud, Mora 1988, p. 181. 105. Fernex de Mongex, Richard 1990, p. 6-7, 152-153, 155. Sur la diversité de tentes et leur iconographie, cf. Lachaud 1999 ; Russon, Martin 2010. 106. Fernex de Mongex, Richard 1990, p. 132, 146-147.
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Charles d’Anjou qui dirige ses troupes dans le royaume de Manfred. Les cavaliers brandissent leur lance pour suggérer une avancée en terrain hostile, mais les chevaux ont la bouche fermée ; il n’y pas encore de combats107. La housse du cheval du cavalier rouge se trouvant derrière Charles d’Anjou porte les traces d’une peinture héraldique effacée, remarquée pour la première fois par Térence Le Deschault de Monredon : un mi-parti croix de Toulouse d’or/ étoile des Baux d’argent108. Ces deux motifs figurent sur les sceaux et bulles de Barral ier de Baux, mais pas sous la forme exacte d’un mi-parti109 (fig. 22). Barral ier de Baux avait pris comme symbole la croix de Toulouse du fait de son mariage, dans les années 1220, avec Sybille d’Anduze, nièce de Raymond vii de Toulouse, et de sa position de cadet jusqu’au décès de son frère Gilbert ii110. Ce mariage traduit la stature du personnage qui est documenté depuis 1217 et qui joue un grand rôle dans l’histoire de la Provence et du Venaissin111. Notons qu’il existe un cavalier en retrait dont les armoiries, difficiles à interpréter, semblent d’or à l’étoile de gueules112. L’armée passe par une ville figurée par une tour ocre en pierre de taille, peinte dans l’angle. La grande scène de bataille se trouve dans le registre supérieur du mur sud (fig. 23). Elle est encadrée par une tour de chaque côté, au sommet de laquelle figure un sonneur de buisine. Les inscriptions de la bande inférieure indiquent l’armée de Charles et celle de Conradin113. Il s’agit donc sûrement d’une évocation de la bataille de Tagliacozzo (23 août 1268). Quelques lettres effacées, au centre, suggèrent qu’il est question aussi de l’armée de Manfred. Mais il y a une
107. Une inscription méconnue figure sur la bande en-dessous du cavalier rouge. On peut lire, sous les pattes arrière du destrier, in sici[lia ?], puis, plus loin, un a, et enfin, sous la housse de main, .atuR.. Cf. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 67-68. 108. Ibid., p. 85 (avec restitution des armoiries fig. 56, reprise dans notre figure 22). 109. Barthélemy 1882, p. 552-554 (sigillographie des Baux), pl. ii (sceaux nº 4 et nº 5), pl. iii (sceaux nº 6 et nº 7 (sceau connu seulement par une gravure de 1696, reproduit dans notre figure 22, on y voit un mi-parti étoile des Baux/croix de Toulouse) ; bulles nº 8, nº 9 (en tant que seigneur de Monteux, bulle reproduite dans notre figure 22)), pl. iv (bulle nº 10, attestée en 1254, et bulle nº 11, en tant que seigneur de Monteux, avec un écartelé Baux/Toulouse, toutes deux reproduites dans notre figure 22), et pl. xv (bulle nº 45, attestée en 1261). Une sixième bulle, attestée en 1255 avec un avers équestre à la lance, n’est connue que par une description de 1308 (cf. Ibid., p. 554) La sigillographie de Barral ier de Baux est donc particulièrement riche, puisqu’on lui connaît quatre sceaux et six bulles ; elle est analysée dans Macé 2018, p. 302-313. 110. Cette croix ne semble donc pas provenir des vicomtes de Marseille, même si une branche de cette famille, les seigneurs de Trets et de Toulon, portaient la croix de Toulouse, cf. Ibid., p. 303-304 n. 1155. 111. Pour les grands traits de sa biographie, cf. Noblemaire 1913, p. 27-32 ; Mazel 2002, p. 408-416, et Del Balzo di Presenzano 2003, t. 1, p. 96-121. 112. T. Le Deschault de Monredon propose de voir dans ces armoiries celles de Châteauneuf-sur-Sarthe dans le Maine ; le cavalier est peut-être un vassal de Charles d’Anjou (iDeM 2015a, p. 85, 87). On peut se demander s’il ne s’agit pas des armoiries des Baux avec une brisure. On connaît malheureusement très mal ces pratiques, faute d’armoriaux anciens qui concerneraient la Provence. 113. On lit à gauche du mur, exeRcitus ka[Roli], avec les deux mots espacés, et à droite, en bout de ligne, exeRciteus conRaDini, cf. Deschamps 1963, p. 340 ; Favreau, Michaud, Mora 1988, p. 181 ; Le Deschault de Monredon 2015a, p. 69.
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Fig. 22. L’héraldique de Barral ier de Baux. Armoiries mi-parties croix de Toulouse d’or/étoile de Baux d’argent visibles à Pernes sur le caparaçon rouge du chevalier se trouvant derrière Charles d’Anjou (registre supérieur du mur est et du mur sud), restituées par T. Le Deschault de Monredon et attribuables à Barral ier (voir n. 108) ; échantillon de certains sceaux et bulles de Barral ier de Baux, dessinés (sauf le nº 7) par Joseph Laugier, pour le docteur Louis Barthélemy (voir n. 109).
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Fig. 23. Scène historique 4 : Bataille de Charles d’Anjou contre Conradin (Tagliacozzo, 1268) et peut-être aussi contre Manfred (Bénévent, 1266) (mur sud, registre supérieur) (photo Y. Codou).
incertitude dans la lecture de ce passage114. On ne peut donc pas affirmer que le peintre ait voulu aussi évoquer la bataille de Bénévent (26 février 1266), en fusionnant ainsi en une seule image les deux victoires de Charles d’Anjou sur les descendants de Frédéric ii, même si cela semble probable115. La violence du combat est suggérée de manière originale par les têtes des chevaux des deux camps, très expressives avec leur menton et leur museau protubérants : on les voit serrer les dents comme s’ils participaient à l’effort de leurs maîtres. Une telle figuration semble rare, car les chevaux conservent en général leur élégance et un caractère altier. Ce n’est pas le cas à Pernes. Pour traduire la mêlée qui tourne à l’avantage des Angevins, le peintre a ajouté de leur côté deux bras armés d’une épée, ce qui n’a pas d’équivalent du côté germanique. Il y a donc plus de force de frappe du côté de Charles d’Anjou ! La cruauté de la bataille est évoquée par des hommes désarçonnés. « Le massacre fut si grand que les cadavres empêchent de voir le sol », écrivait Charles d’Anjou au pape après la bataille de Bénévent. Après celle de Tagliacozzo, il lui écrivait : « Nous avons tué une telle multitude d’ennemis que la défaite de Bénévent ne semble rien en comparaison116 ». Juste derrière Charles d’Anjou, dont le cheval est couvert d’une housse blanche portant un lambel de gueules, on retrouve le chevalier aux armoiries mi-parties 114. Selon Robert Favreau (iDeM 1988, p. 181), la restitution de l’inscription est : ex[e]Rciteus [Man]Df[R] e[Di] (?). Mais moins de lettres sont réellement visibles. T. Le Deschault de Monredon lit : ec…t puis D(f ?)…e…(a ?) et ne pense pas à une évocation de la bataille de Bénévent (iDeM 2015a,, p. 69-70). Si l’on prend en compte les espaces, nous pouvons proposer : ec[eRc]i[tus Man]Df ?[R]e[D.]i ? . Le rare couple de lettres Df, avec le f partiellement effacé, milite pour une lecture du mot ManDfReDi, mais il y a un espace de deux lettres entre le e et le i final, qui est suivi d’un point au milieu, et dont la lecture est peu sûre. La restitution de l’inscription est donc incertaine. 115. C’est l’avis de Curzi 2007, p. 437. 116. Léonard 1954, p. 58, 70.
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Fig. 24. Scène historique 4 (détail) : Les troupes de Charles d’Anjou (photo Y. Codou).
croix de Toulouse/étoile de Baux, sur la housse de croupe et d’avant-main (fig. 24). Les vestiges héraldiques sont plus visibles que dans l’image précédente. On remarque aussi, en arrière-plan du roi, un combattant portant un heaume jaune, décoré d’une croix tréflée, qui donne un coup d’épée. Ces deux personnages, déjà associés à la sortie du camp, correspondent probablement à Barral ier de Baux et à son fils Bertrand qui lui succéda117. Leur présence à la bataille de Bénévent est plus que probable car un troubadour, Peire de Chastelnau, a fait leur éloge, et celui des Provençaux, en évoquant la victoire de Charles d’Anjou sur Manfred118. Leur participation à la bataille de Tagliacozzo semble affirmée par les peintures de Pernes. Sauf erreur, aucun texte ne le confirme, mais cet engagement auprès du roi devait paraître naturel. En 1268, Barral de Baux était certes âgé mais encore capable de combattre puisque Charles d’Anjou, le 21 mai, participant au siège de Lucera, donnait l’ordre, en sa présence, de lui acheter un bon destrier119. Le statut de Barral témoigne de sa proximité avec le roi : il était alors grand justicier du royaume de Sicile, ainsi que conseiller et familier royal. Barral fit un codicille le 31 juillet 1268120, motivé peut-être par l’approche de la guerre. Du fait de sa 117. Pour l’identification de Bertrand de Baux, voir plus loin l’étude du registre inférieur du même mur. Pour sa carrière, documentée de 1244 à 1305, voir notamment Noblemaire 1913, p. 32-35 ; Scandone 1950, p. 35-44 ; Göbbels 1988 ; Del Balzo di Presenzano 2003, t. 1, p. 121-140 (qui place sa mort en 1304 alors qu’elle se produisit probablement en 1305). 118. De Bartholomaeis 1931, t. 2, p. 230-234. Ce sirventès comprend aussi un passage obscur qui compare les combattants allemands du « roi de Pouille » à des marchands dans une foire. V. de Bartholomaeis y voit une critique des mercenaires. Arthur Jeanroy pense qu’il s’agit d’une évocation du pillage du camp de Charles lors de la bataille de Tagliacozzo, cf. iDeM 1903, p. 163-167. 119. Del Giudice 1869, t. 2, p. 152 ; cf. RCA, t. 1, p. 172, nº 295, 296, 297. 120. Barthélemy 1882, p. 153 (nº 534). On ne connaît que la date de ce codicille : le texte en est perdu comme la plupart des actes mentionnés dans l’inventaire de 1473 des archives du château des Baux. Généralement, on considère que cet acte a été établi par Barral à l’approche de la mort. Mais on ne
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place à la cour, il se devait, comme son fils, d’accompagner Charles d’Anjou dans la bataille de Tagliacozzo. Les Provençaux y étaient nombreux ; renforcés de Romains, ils formaient l’une des trois batailles de l’armée, et étaient commandés par Jacques Gantelme, originaire de Tarascon121. On remarque derrière le roi le chevalier aux armoiries mi-parties croix de Toulouse/étoile des Baux (Barral ier de Baux) et à l’arrière-plan, un combattant à l’épée portant un heaume décoré d’une croix tréflée (Bertrand iii de Baux). Dans le camp adverse, l’aigle impériale des rois de Germanie (et des empereurs) est bien visible. En retrait, un cavalier se détache avec des armoiries recouvrant son écu et la housse de son cheval : bandé d’or et de gueules. Il s’agit probablement d’un membre de la famille d’Aquino122. Certains servaient du côté angevin comme le comte d’Acerra. Le comte de Caserte, Riccardo d’Aquino, fut un des conseillers de Manfred avant de rejoindre Charles d’Anjou et de mourir en 1266-1267. Son fils Corrado se trouvait dans le camp gibelin. Il fut capturé et son comté de Caserte fut donné à Geoffroy de Beaumont. À l’arrière-plan, une tente porte de gueules à quatre pals d’or. Il est possible que cela soit une version approximative des armoiries des rois d’Aragon (d’or à quatre pals de gueules), mais cela correspond aux armoiries des souverains aragonais de l’île de Sicile, les rois de Trinacrie123. C’est un anachronisme car il n’y avait pas encore d’affrontement entre Charles d’Anjou et l’Aragon en 1268. Mais le roi Pierre iii d’Aragon, marié à Constance de Hohenstaufen, fille de Manfred, profita en 1282 de la célèbre révolte des Vêpres siciliennes pour conquérir l’île de Sicile. Le peintre a sans doute voulu compléter le camp ennemi en y ajoutant les armoiries du principal adversaire des Angevins à son époque. La victoire de Charles d’Anjou à Tagliacozzo fut obtenue de haute lutte car ses ennemis étaient en supériorité numérique124. Les Provençaux furent les premiers à subir le combat et à être en difficulté ; la seconde ligne, celle des Français, fut dispersée à tel point que les Impériaux commencèrent à piller le camp adverse. Mais Charles d’Anjou, qui se tenait en réserve avec huit cents hommes, lança une contre-attaque au bon moment et l’emporta. Conradin parvint à s’enfuir. Barral ier de Baux décéda vers cette époque. Le fait que la peinture de Pernes le montre aux côtés de Charles d’Anjou contre Conradin invite à se demander s’il n’est pas mort lors de la bataille, particulièrement meurtrière pour les Provençaux,
121. 122. 123. 124.
peut pas être aussi catégorique car les testaments ou codicilles faits à la veille d’une guerre existent aussi. Le 21 mai 1268, Barral participait au siège de Lucera comme nous venons de le voir et recevait un destrier. Saba Malaspina 1999, p. 202 (cf. Del Re 1868, t. 2, p. 276, traduction italienne). Jéquier 1977, p. 47, 48 n. 14a. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 87. Ils étaient environ 5000 cavaliers allemands, gibelins d’Italie et espagnols (troupes d’Henri de Castille) contre les 4000 franco-provençaux de Charles d’Anjou. Cf. Herde 1983 ; Léonard 1954, 69 ; Hampe 1894, 281-295 ; de Saint-Priest 1849, t. 3, p. 112-127.
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ou à la suite de blessures. On ne peut pas le savoir125. Barral est mort en tout cas avant la fin septembre 1268 car on retrouve son fils Bertrand, dès le 8 octobre 1268, loin du royaume de Naples, à Monteux pour recevoir l’hommage des habitants126. On peut imaginer qu’il avait organisé auparavant les funérailles de son père en Provence127. Après les scènes guerrières, le récit pictural se poursuit, sur le registre inférieur du mur oriental, à droite de la fenêtre, par deux scènes dont le sens a été élucidé par Térence Le Deschault de Monredon (fig. 25). Dans la première scène, le personnage
Fig. 25. Scènes historiques 5 et 6 : L’arrestation de Conradin et son jugement par Charles d’Anjou (mur est, registre inférieur) (photo M. Lauwers). 125. Paulet de Marseille a certes écrit un planh en son honneur, mais qui ne fournit aucun détail sur les circonstances de sa mort. Paulet était dans une position particulière. C’était un ancien protégé de Barral, mais il était en 1268 très hostile à Charles d’Anjou et en exil en Aragon. Il ne pouvait donc valoriser la carrière de Barral au service du roi de Sicile, cf. de Riquer 1979-1982, p. 183-186. 126. Item instrumentum homagii hominum de Montilis facti domino Bertrando de Baucio, sub Mo cc lxviii, viii idus octobris, signatum per ciii et x. (AD13, B 1209 [Inventaire des archives des Baux de 1473], nº 23 ; chaque analyse est numérotée). Cf. Mazel 2000, t. 4, p. 373 nº 261 (à la date du 7 octobre 1268). Du fait de sa présence en Provence et en Comtat Venaissin, on peut penser que Bertrand de Baux n’assista pas au supplice de Conradin à Naples le 29 octobre. 127. Des fragments d’un tombeau monumental d’un membre de la famille des Baux ont été découverts dans l’abbaye de Silvacane. Ils datent de la fin du xiiie siècle d’après leur facture, proche de celle du tombeau d’Alphonse ii commandé par Charles d’Anjou vers 1272-1277 pour l’église des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem à Aix. Il est envisageable que cela soit la tombe de Barral ier commandée par son fils, mais une attribution à un Baux de Berre est aussi possible, cf. Hartmann-Virnich, Bonetti, Hansen, Molina 2020.
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de droite, avec une longue robe verte et une chevelure blonde, doit être identifié, non pas à une reine comme on le pensait autrefois, mais au jeune Conradin qui est arrêté par un personnage en civil qualifié par l’inscription voisine de senas/callus/ in⁝ ita[lia]128. Les chroniques contemporaines donnent des détails et permettent de pousser plus loin l’identification129. Conradin et ses derniers fidèles, dont le duc d’Autriche, avaient cherché à rejoindre Pise par la mer mais ils avaient été capturés, le 8 ou le 9 septembre 1268, par Giovanni Frangipane, seigneur d’Astura. Peu après, Robert de Laveno (ou Lavena), capitaine des galères de Provence récemment vaincu par les Pisans, arriva sur place avec ses hommes. Il s’employa à récupérer Conradin, en assiégeant le château où il avait été transféré. Giovanni Frangipane lui remit Conradin et ses fidèles, contre de l’argent et des promesses de fiefs. On peut considérer que Robert de Laveno correspond à ce « sénéchal en Italie » car il est nommé explicitement dans les chroniques comme celui qui remit Conradin à Charles d’Anjou. Même s’il ne fut pas à proprement parler sénéchal du royaume de Sicile (charge occupée par le Français Geoffroy de Sarginis), il en fut un officier de premier plan130. C’était un professeur de droit civil, qui occupa des charges prestigieuses en Provence (viguier de Marseille en 1257-1258, juge de la viguerie de Nice et du comté de Vintimille en 1261-1264) et dans le Regno (justicier de la Terre de Labour et du comté de Molise en 1266, conseiller du roi en 1267). Cet officier polyvalent fut aussi capitaine de la flotte provençale en 1268 et à de multiples reprises ambassadeur et diplomate jusqu’à sa mort en 1278. Il s’agit donc d’un grand personnage que Barral et Bertrand de Baux ont forcément côtoyé en Provence ou en Italie. La scène suivante du mur oriental, très effacée (fig. 25), est la comparution de Conradin devant le roi Charles d’Anjou131 : les vestiges de peinture permettent de deviner l’habit rouge, le manteau jaune et la position particulière des jambes du roi que l’on retrouve sur le mur d’en face (fig. 29). Charles d’Anjou écrivit de Genazzano le 12 septembre 1268 à son frère Louis ix pour lui faire part de l’arrestation de Conradin132. Cela donne une date probable pour la première comparution de Conradin devant Charles. L’image peut toutefois représenter plutôt le jugement de Conradin qui eut lieu à Naples : deux personnages à peine visibles se trouvent derrière Conradin pour suggérer la foule. Dans les faits, Conradin fut accusé d’être invasor regni et proditor, ce qui était puni par la mort selon le droit du royaume de Sicile. Ses crimes furent établis par les dépositions de représen128. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 70-71. G. Curzi pensait que le sénéchal était Barral de Baux et le roi, Charles d’Anjou, interprétation peu convaincante désormais, iDeM 2007, p. 437. 129. Saba Malaspina 1999, p. 195-196, 212-213 (Del Re 1868, t. 2, p. 270-271, 282-283) ; Bartolomeo di Neocastro 1922, p. 7-8 ; Annali genovesi di Caffaro e de’ suoi continuatori 1926, p. 111-113. 130. Pour Geoffroy de Sarginis, cf. Minieri Riccio 1872, p. 203-204. Concernant la carrière de Robert de Laveno, voir surtout Morelli 2012, p. 235-236, et Pécout 2019, p. 126-135. Robert de Laveno est seigneur en Provence, dont il semble originaire. Toutefois, Bartolomeo di Neocastro l’appelle Roberto de Lavena Ligur, juris civilis professor (cf. note 129 ci-dessus), donc originaire de Lavagna. Son fils Philippe de Laveno fut sénéchal de Provence en 1285-1288. 131. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 71-72. 132. Del Giudice 1868, t. 2, p. 198-200.
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Fig. 26. Scène historique 7 : Confession de Conradin juste avant sa décapitation (29 octobre 1268) (mur sud, registre inférieur) (photo G. Butaud).
tants de certaines villes. Conseillé par des juristes, Charles d’Anjou organisa un vrai procès, avant de promulguer la peine capitale contre Conradin133. Sur le registre inférieur du mur sud sont figurés les derniers instants de Conradin avant sa décapitation, le 29 octobre 1268, sur la place du marché de Naples (fig. 26). La scène est bien identifiée depuis Paul Deschamps134. Conradin, portant sa couronne, est à genoux, penché en avant, avec les bras entravés derrière le dos par un bourreau dont on voit juste les bras et le sommet de la tête. En face de Conradin, la peinture est très effacée, mais l’on remarque l’ovale du visage d’un personnage vêtu d’un habit sombre, qui semble assis sur un siège marron. Il s’agit de la confession de Conradin, que le pape autorisa aussi à entendre la messe et à faire un testament135. La scène est supervisée par Charles d’Anjou, assis sur son trône que l’on devine à gauche. Là encore, une figure royale similaire se retrouve sur le mur d’en face (fig. 33). Au centre, des soldats habillés de rouge, portant épée et cervelière, assistent à l’exécution. On a donc trois scènes, s’enchaînant sans séparation, qui montrent l’arrestation, le jugement et la confession de Conradin avant son exécution, ce qui est beaucoup par rapport à l’ensemble du cycle pictural. On sait qu’immédiatement l’exécution de Conradin suscita les critiques ; Charles avait eu la cruauté de condamner à mort
133. Del Giudice 1876 ; Monti 1936. 134. Deschamps 1963, p. 339, 343 ; Le Deschault de Monredon 2015a, p. 72. 135. De Saint-Priest 1849, t. 3, p. 152-155, 392-393 (édition du testament).
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un jeune homme, qui pouvait être considéré comme un prisonnier de guerre136… Les peintures de Pernes semblent témoigner d’une certaine compassion vis-à-vis du jeune roi de Germanie, que l’on n’a pas voulu représenter directement sur l’échafaud137. Mais l’image exalte aussi l’autorité de Charles d’Anjou : c’est le roi qui condamne à mort un autre roi, un fait unique.
iii. les PeintuRes Dont l’inteRPRétation est Discutée Après un arbre qui sert de séparation, les trois dernières scènes historiées sur fond blanc, comportant des inscriptions fragmentaires, sont celles qui suscitent le plus de débats. Pour l’instant, aucune interprétation ne semble pleinement satisfaisante, car chacune, de façon plus ou moins explicite, laisse de côté certains éléments ou passe outre certaines objections.
III.1. L’achèvement de la conquête du royaume de Sicile ? Dans le registre inférieur du mur sud, juste en-dessous de la bataille, la scène centrale représente un affrontement de deux guerriers à cheval (fig. 27). Un tel thème est très fréquent dans le décor des demeures aristocratiques aux xiiie et
Fig. 27. Scène historique 8 : Bertrand de Baux terrasse un partisan de Conradin (mur sud, registre inférieur) (photo G. Butaud). 136. Léonard 1954, p. 71-72. 137. Dans un célèbre manuscrit enluminé de la Chronique de Giovanni Villani, réalisé au milieu du xive siècle, Conradin est représenté à genoux aussi, mais le bourreau est derrière lui, en train de lever son épée pour le décapiter (Biblioteca Apostolica Vaticana, Cod. Chigi L viii 296, f. 112v).
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Fig. 28 : Bulle de Bertrand iii de Baux, comte d’Avellino (cf. n. 140), et détail du cavalier de la scène historique 8 qui le représente probablement (l’écu porte de gueules à la croix de Toulouse d’or à la bordure d’or)
siècles138. Ici, il ne s’agit pas d’un tournoi, mais d’une scène de guerre, avec un ennemi terrassé par la lance de son adversaire ; sous le choc, la lance s’est brisée dans son cou, et le sang coule de la blessure fatale. L’identité de celui qui terrasse son ennemi devait figurer dans l’inscription dont on n’a que les deux premières lettres be…… accolées au heaume du cavalier. Paul Deschamps suggérait de voir dans ce cavalier Bertrand de Baux, d’autant plus que son écu et le caparaçon de son cheval sont rouges139. Gaetano Curzi a renforcé cette lecture par deux éléments. Il a observé en premier lieu les traces d’une croix de Toulouse d’or dans l’écu et sur la housse du cheval et a remarqué que dans une bulle de Bertrand iii de Baux la figure équestre porte cette même croix de Toulouse, héritée de sa mère (fig. 28). De plus, le cavalier porte un heaume conique, décoré d’une croix tréflée ; on se rappelle qu’un tel guerrier se trouvait à l’arrière-plan dans les deux scènes équestres précédentes (la sortie du camp et la bataille de Tagliacozzo)140. Térence Le Deschault de Monredon ne retient pas cet élément du heaume à la croix tréflée et se concentre sur l’écu, en précisant que la croix de Toulouse est associée à une bordure d’or. Il s’agit des armoiries de Jourdain iv de L’Isle Jourdain, acteur important de la conquête141. Cette identification pose cependant un problème : pour l’accepter, il faut rejeter l’indice donné par les deux premières lettres de l’inscription et l’on a du mal à expliquer la figuration, à une telle place d’honneur, de ce baron du royaume de France en Comtat Venaissin. En revanche, la figuration de Bertrand de Baux dans des peintures qui montrent auparavant à deux reprises les armoiries de son père, Barral ier de Baux, semblerait naturelle. Du xive
138. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 117-135. 139. Deschamps 1963, p. 345. R. Favreau restitue même l’inscription be[RtRa]nD]us]…, avec donc deux lettres visibles en plus (iDeM 1988, p. 181). 140. Curzi 2007, p. 438. Pour la bulle (détachée, et donc non datée) de Bertrand iii de Baux, voir sa description et son dessin dans Barthélemy 1882, p. 554, pl. iv (nº 12), repris dans notre figure 28. 141. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 73, 84, 85-86. Sur Jourdain iv de L’Isle-Jourdain, cf. Durrieu 1885, p. 3-12.
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vivant de Barral, il apparaît comme un simple combattant d’arrière-plan avec un heaume à la croix tréflée. Après la mort de son père, en août ou septembre 1268, il a pris sa relève et aurait droit, dans le cycle de la tour Ferrande, à être figuré comme un chevalier terrassant un ennemi. Il n’est pas impossible d’ailleurs que Bertrand de Baux ait porté aussi des armoiries avec une bordure d’or. Quand on déduit les armoiries à partir de sceaux ou de bulles, il y a une marge d’approximation car on ignore les couleurs héraldiques (émaux et métaux), et certains détails ne sont pas toujours visibles sur les sceaux. Dans la bulle de Bertrand de Baux, une bordure semble présente sur la housse du cheval autour de la croix de Toulouse, mais pas dans l’écu (fig. 28). Concernant les armoiries de Jourdain iv de L’Isle-Jourdain, nous savons que son frère Bertrand portait bien de gueules à la croix de Toulouse d’or, à la bordure d’or, car ces armoiries décorent une verrière de la cathédrale de Toulouse142. Mais celles de Jourdain iv de L’Isle pourraient ne pas comporter de bordure : on ne la voit pas sur un sceau datant de 1249 où les bords de la croix raimondenque touchent les limites de l’écu143. Concernant l’identité de l’adversaire vaincu, ses armoiries (burelé d’or et de gueules) ne permettent pas de proposer des pistes convaincantes, mais la scène en elle-même semble évoquer les combats diffus qui eurent lieu après Tagliacozzo pour soumettre les seigneurs rebelles, partisans de Conradin. De tels combats eurent lieu dans tout le royaume, par exemple dans les Abruzzes144, en Terre d’Otrante145, en Basilicate146, en Calabre, et surtout en Sicile, soulevée depuis longtemps à l’instigation de Corrado Capece. Le frère de ce dernier, Marino Capece, essaya par exemple de s’emparer en 1268 de Montemarano, à l’est d’Avellino147. Français et Provençaux usèrent d’une grande sévérité dans la répression, qui était à la fois militaire (on passait parfois les ennemis au fil de l’épée) et judiciaire148. Les registres de la chancellerie de cette époque contenaient un grand nombre d’actes sur les proditores149. Séparée de la précédente par un arbre, la scène suivante (fig. 29) représente un personnage à cheval, qui porte un fouet150 et traîne un corps, entièrement blanc, dont les bras semblent ligotés. Un roi assis sur un trône, figuré sur le mur ouest, semble approuver, ou ordonner ce rite infamant. Une inscription figurant de part et
142. Macé 2018, p. 299. 143. Cf. les reproductions de ce sceau, Ibid., p. 298. 144. La « répression féroce » contre les familles Castiglione et Mareri, qui persévérèrent dans la rébellion, eut un grand impact sur leurs possessions, cf. Hubert 2002, p. 361-373. 145. Palumbo 1958. 146. De Grazia 1938. 147. Scandone 1950, p. 28, 215. 148. Les exécutions furent nombreuses, et parfois abusives, comme le signale le chroniqueur Saba Malaspina 1999, p. 219 (Del Re 1868, t. 2, p. 287). 149. Voir par exemple l’enquête d’août 1268 sur les rebelles de la région d’Aversa, cf. Del Giudice 1869, t. 2, p. 178-185, ou les documents publiés pour la Basilicate, cf. De Grazia 1938, p. 254-264. 150. On y a vu aussi une torche, cf. Labande 1932, t. 1, p. 199 ; Roques 1961, p. 138.
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Fig. 29. Scène historique 9 : Supplice d’un traître, partisan de Conradin, ordonné par Charles d’Anjou (mur sud et petite partie du mur ouest, registre inférieur) (photos M. Lauwers et G. Butaud).
d’autre de l’arbre pourrait signifier qu’un sénéchal a été condamné à être pendu151. De fait, c’est bien un supplice judiciaire qui est représenté. Généralement pour les crimes les plus graves, les condamnés étaient traînés par un cheval jusqu’au lieu d’exécution152. Selon un statut de Charles d’Anjou du 15 décembre 1268, c’est la pendaison qui attendait les traîtres et leurs complices, ce qui veut dire qu’en pareil cas les nobles ne bénéficiaient pas de la décapitation, jugée plus honorable, qui leur était en principe réservée. Le statut généralisait aussi les confiscations pour tous les partisans de Conradin, leur famille et ceux qui les protégeaient153. Nous pensons donc que cette scène représente le supplice d’un traître, ancien officier (« sénéchal ») de Conradin, ordonné par Charles d’Anjou. On sait par exemple que les deux frères de Corrado Capece, Marino et Giacomo, furent exécutés à Naples, après une sentence royale154. Les deux scènes du combat à cheval et du supplice judiciaire semblent constituer une paire : elles comportent d’ailleurs un élément commun, un arbre placé 151. Robert Favreau la transcrit de la sorte : …eg(?)caD[aveRi ?]… / Pen[D]enDuM… , soit « cadavre…/ suspendu » (Favreau 1988, p. 181). Christian de Mérindol donne la lecture abege a … Pen…DenDuM (iDeM 2000, t. 2, p. 333). T. Le Deschault de Monredon (iDeM 2015a, p. 74) propose une lecture assez différente, en utilisant une photographie antérieures aux restaurations de 1963 : …senes(s ou g) callu…(s ?) b… / a…sPenDenDuM… Nous proposons pour faire sens : …[s]enes[c]allu[s]….… / a[D su]sPenDenDuM…, qui pourrait signifier « sénéchal […] [condamné] à être pendu ». 152. Gonthier 1998, p. 128-129. Mathieu Paris a dessiné cette scène pour le traître William de Marisco, exécuté en 1242, cf. Lewis 1987, p. 235. Cf. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 74. 153. Del Giudice 1869, t. 2, p. 258-267, cf. Léonard 1954, p. 73. 154. Saba Malaspina 1999, p. 223 (Del Re 1868, t. 2, p. 290).
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sur la gauche. On y voit la mort d’un traître dans un combat, puis l’exécution d’un autre traître après une sentence. On peut toutefois remarquer que le corps traîné est en contact avec le cheval de l’ennemi terrassé et qu’il est représenté en blanc, comme le cadavre représenté sur le mur sud que nous évoquerons plus loin. On pourrait avoir ainsi une représentation du traînage d’un traître déjà mort, conduit au gibet. Quoi qu’il en soit, ces deux scènes semblent illustrer la reprise en main par les Angevins du royaume de Sicile, au lendemain de la bataille de Tagliacozzo. Alors qu’après la bataille de Bénévent, Charles d’Anjou avait pardonné les partisans de Manfred, il se montra, en 1268 et dans les années suivantes, implacable pour éliminer, par la guerre ou la justice, les fidèles de Conradin. Cette politique lui permit de disposer d’un vaste ensemble de fiefs et de possessions à redistribuer à ses vassaux venus de France et de Provence, comme les Baux. Cette interprétation de la scène du corps traîné nous semble préférable à celles que l’on a avancées jusqu’à présent. On y voit le plus souvent le traînage du corps du roi Manfred, après la défaite de Bénévent155. Mais cette interprétation implique un retour en arrière dans le fil des images puisque l’on voit auparavant la confession de Conradin le jour de sa décapitation. De plus, elle n’est pas garantie par les textes historiques. En effet, dans une lettre du 1er mars 1266 adressée au pape, Charles d’Anjou indique qu’il fit chercher le corps de Manfred : celui-ci fut découvert le 28 février, nu parmi les cadavres156. La chronique de Saba Malaspina précise que ce fut un chevalier picard, qui, après avoir récupéré le destrier de Manfred, conduisit les vainqueurs et leurs prisonniers à l’endroit où il avait vu tomber le cavalier de ce cheval. Le cadavre de Manfred fut identifié sur place, comme celui d’un fidèle compagnon mort à ses côtés, et enterré sous un tas de pierres157. Charles écrivit au pape qu’il avait « fait ensevelir le mort d’une manière honorable, mais sans cérémonies ecclésiastiques158 », car il était excommunié. Ces faits rendent peu plausible une scène où le roi ordonne de faire traîner le corps de Manfred. Térence Le Deschault de Monredon a proposé une hypothèse beaucoup plus hardie : la scène du supplice correspondrait à la condamnation à mort à Paris de Jourdain vi de L’Isle, sire de Cazaubon, le 7 mai 1323159. Ce baron avait défié dès 1309 l’autorité du duc d’Aquitaine/roi d’Angleterre, dont il était le vassal, et du roi de France, en multipliant les violences, dont le meurtre d’officiers royaux160. Indépendamment des éléments de datation proposés auparavant, la figuration de 155. 156. 157. 158.
Deschamps 1963, p. 342 ; Curzi 2007, p. 438. Léonard 1954, p. 59. Saba Malaspina 1999, p. 175-177 (Del Re 1868, t. 2, p. 257-259). Léonard 1954, p. 59. On trouve chez Dante et l’historien Giovanni Villani que l’évêque de Cosenza fit plus tard retirer le corps de Manfred de sa sépulture pour l’enterrer près du fleuve Liri. Mais l’historien florentin ne garantit pas l’authenticité de cette tradition, qui ne concerne pas directement Charles d’Anjou. 159. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 74-75. Il s’agit du fils de Jourdain v de L’Isle et du frère cadet de Bernard-Jourdain iv qui hérita de la baronnie de L’Isle-Jourdain. Il était seigneur de Cazaubon et de Montgaillard, et d’autres fiefs provenant de son épouse Catherine de Grailly. Cf. Kicklighter 1987, p. 329. 160. Ibid. Voir aussi la liste de ses crimes avoués au moment de son procès, éditée dans Devic, Vaissete 1885, t. 10, col. 625-627.
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cette scène à Pernes nous semble des plus improbables car elle équivaut à un saut chronologique de 55 ans et à un changement de contexte radical. On passerait alors du royaume de Sicile du début du règne de Charles d’Anjou au Paris du roi de France Charles iv. Quel commanditaire aurait intérêt à représenter une telle scène ? Il s’agit en effet d’une peinture infamante dont on imagine mal qu’elle puisse être commandée par un parent, même lointain, du condamné pour en tirer une leçon morale en confrontant le bon Jourdain iv de L’Isle et le mauvais Jourdain vi de L’Isle161. Qui plus est, le supplice de 1323 fut aussi une grave insulte à l’encontre de Jean xxii car le baron était son parent et son familier, et le pape l’avait soutenu sans faille depuis 1317162. À dessein, les bourreaux français revêtirent Jourdain vi des habits du pape pour son exécution comme l’indiquent les chroniques. Une lettre écrite d’Avignon le 15 mai 1323 par Ferrer d’Abella à son maître Jacques ii d’Aragon signale bien le trouble et la peine apportés par cette exécution et détaille le supplice163. Jourdain avait été privé de ses vêtements ordinaires et revêtu d’une robe aux armes du pape, traîné d’abord (par un cheval) dans les rues de Paris, sur une peau de bœuf, (du Châtelet) jusqu’à une porte de l’enceinte, puis traîné à même le sol jusqu’au gibet où il fut pendu, vestibus robis papalibus164. Ce supplice avait donc été une humiliation orchestrée par le pouvoir royal français contre Jean xxii165. Il provoqua des tensions diplomatiques entre les deux pouvoirs166. Il semble impossible qu’un tel événement soit figuré dans un cycle pictural qui commence par une scène valorisant la papauté, qui plus est du vivant de Jean xxii et sur ses terres, en plein Comtat Venaissin ! Cette interprétation nous semble à rejeter ; rien d’ailleurs dans l’image, ou dans ce qui reste de l’inscription, ne permet d’identifier le supplicié167. 161. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 75, 94. 162. Jourdain vi avait une nièce, Catherine, fille de son frère Bernard-Jourdain, qui avait épousé en 1317 Arnaud Duèze, neveu du pape. Dès lors Jean xxii multiplia les grâces et les lettres de soutien en faveur de Jourdain vi, cf. Kicklighter 1987, p. 333-338. 163. Ex quo scripsi pridem nonnulla nova de curia per domicellum illustris infantis Petri nati vestri, insonuerunt e vestigio alie novitates, de quibus pape et sui receperunt turbacionem non modicam et dolorem. (Finke 1908, t. 1, p. 490). Ce document, peu connu, complète l’étude de J. Kicklighter. 164. Die itaque prima post dictam litteram certi rumores et littere venerunt de Francia, quod nobilis Jordanus dela Ylla, miles, et de familia pape, proximis hiis diebus captus fuit et carceratus Parisius. Demum exigentibus, ut fertur, demeritis suis condampnatus fuit suspendio et mortuus in hunc modum. Hora siquidem, qua dictus nobilis ducendus erat ad mortem, spoliatus fuit vestibus, quas cum pluribus sociis familiaribus suis pariter induebat, et indutus continua roba pape, cum qua postmodum tractus fuit desuper corio quodam bovis usque ad portam civitatis Parisius. Ac deinde remoto corio memorato super nuda homo usque ad locum supplicii tractus fuit ibique suspensus furcis vestitus robis papalibus. ; ut est dictum. (Ibid.). 165. Ex quo vere satis ab omnibus iudicatur, quod rex Francie non claram voluntatum gerat ad papam, similiter nec ad suos ; ex eo presertim colligitur, quod idem miles familiaris summi pontificis sic fuit exutus vestibus, quas tenebat, et indutus roba papali, quod non creditur factum, nisi in displicencim eiusdam summi pontificis et suorum. (Ibid.). 166. Dans une lettre du 28 mai 1323, Ferrer d’Abella signale à Jacques ii d’Aragon que les ambassadeurs du roi de France avaient quitté la cour pontificale mécontents, Finke 1908, t. 1, p. 492. 167. De plus, la lecture du mot « sénéchal » dans l’inscription (cf. note 151 ci-dessus), si on l’accepte, entre en contradiction avec l’exécution de Jourdain vi de L’Isle.
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Fig. 30. Scène historique 10 : Investiture féodale (concernant le Comtat Venaissin ?) en faveur d’un membre de la famille des Baux (?) (mur ouest, registre inférieur ; à gauche fin de la scène 9) (photo M. Lauwers).
Ainsi, à nos yeux, les peintures de Pernes ne concernent ni Jourdain iv de L’Isle, ni, moins encore, Jourdain vi de L’Isle, qui ont des liens plus que ténus avec le Comtat Venaissin. Le plus probable est que les peintures du mur sud évoquent en position d’honneur au registre supérieur, Barral ier de Baux, et au registre inférieur, son fils, Bertrand iii de Baux. Celui-ci sort alors de l’anonymat des images précédentes dans lesquelles il était simplement le « combattant avec le heaume décoré d’une croix tréflée ». Le décor remplit vraisemblablement une fonction héraldique pour le commanditaire : sur la grande paroi de la salle, on voit le père avec l’association de l’étoile des Baux et de la Croix de Toulouse, et le fils avec la seule croix de Toulouse sur son écu, et sa forme simplifiée, la croix tréflée décorant son heaume. La dernière scène historique (registre inférieur du mur ouest) est séparée de la précédente par un groupe de cinq personnages qui tournent le dos au roi ordonnant le traînage du corps, pour regarder une scène d’investiture (fig. 30). Un roi tenant un sceptre, strictement identique au précédent, remet un rouleau de parchemin scellé à un récipiendaire habillé de rouge, qui a les mains grandes ouvertes. L’inscription entre les deux personnages commence par DonaMus [tibi]168, c’est 168. Avec un us final abrégé et tibi que l’on ne voit plus mais que l’on restitue, cf. Deschamps 1963, p. 344 ; Favreau 1988, p. 181.
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donc le roi qui parle. Une telle formule implique la donation de biens et non d’une charge comme cela a été suggéré169, car on lirait alors ordinamus te ou constituimus te. Il serait logique d’y voir la donation du comté d’Avellino à Bertrand iii de Baux, qui donna lieu à une lettre exécutoire du 8 mars 1272, datée de Naples, qui définit le comté et sa valeur170. Le diadème original porté par le récipiendaire pourrait signifier son nouveau rang comtal. On aurait ainsi une séquence de trois images relatives à l’achèvement de la conquête du royaume de Sicile : après la victoire, la punition des rebelles et la récompense des vainqueurs. Cela constituerait un pendant à la scène inaugurale du cycle, l’investiture de Charles d’Anjou comme roi de Sicile. Mais la prise en compte des quelques mots qu’il reste à déchiffrer et à interpréter vient perturber cette lecture.
III.2. Une dernière scène concernant le Venaissin ? En effet, il se présente une difficulté majeure dans l’explication de la dernière scène historique : on lit clairement PetRalaPte dans la bande supérieure, au-dessus de la tête du roi, dernier mot d’une inscription effacée (fig. 31). Il ne semble pas y avoir de localité de ce nom dans le royaume de Naples171. Ce nom propre ne peut donc que désigner Pierrelatte, dans la Drôme actuelle, la localité la plus septentrionale du Venaissin avant l’achat de Valréas. L’investiture représentée pourrait donc correspondre, soit à celle « du fief de Pierrelatte à un seigneur, soit d’un fief non déterminé au seigneur de Pierrelatte172 ». Petralapte serait alors un génitif, précédé par un mot désignant le fief (feudum, castrum, locus) ou le seigneur (dominus). S’il est aisé d’évoquer ces deux possibilités, chercher des éléments de réponse nécessite de se pencher sur une histoire féodale complexe. La matière est ardue et a peu tenté les historiens173. On ne peut cependant pas espérer décrypter cette image en négligeant cette inscription. Pierrelatte était une coseigneurie avec une superposition de pouvoirs174. En 1253, la documentation permet de faire un état des lieux car on dispose d’une 169. T. Le Deschault de Monredon pense qu’il s’agit de la création de Barral ier de Baux comme grand justicier du royaume de Sicile (iDeM 2015a, p. 76). Mais cela eut lieu avant la bataille de Tagliacozzo, car Barral est attesté comme Grand justicier dès le 19 novembre 1266, cf. Minieri Riccio 1872, p. 94-95. Cette interprétation n’explique pas la mention de Pierrelatte et ne semble pas correcte du point de vue de la formulation latine de l’inscription. 170. Cette lettre cite la donation du comté d’Avellino et y apporte une modification. Cf. Liber donationum 1864, p. 131-134 (édition intégrale) ; Scandone 1950, p. 35-36, 221-222. 171. Nous n’avons pas trouvé ce toponyme dans les index des Registri della cancelleria angioina ricostruiti, publiés depuis 1950, ni dans Giustiani 1804. Gaetano Curzi ne propose pas non plus de localité du royaume de Naples qui pourrait convenir alors qu’il a particulièrement fouillé le problème posé par la mention de Petralapte, cf. iDeM 2007, p. 439-440. 172. Deschamps 1963, p. 344. 173. L’exception est Curzi 2007, p. 440. 174. Butaud 2010, p. 67. Sur Pierrelatte, voir Lacroix 1888, surtout p. 19-28, 40-43, 52-61.
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Fig. 31. Scène historique 10 (détail) : Inscriptions de la scène d’investiture (photo G. Butaud).
enquête testimoniale la concernant175. Le pouvoir sur les villageois était exercé par huit coseigneurs pariers176, vassaux eux-mêmes de quatre coseigneurs majeurs ayant chacun le quart du Pierrelatte : Dragonet de Montauban, Dragonet de Mondragon, Décan d’Uzès et Hugues Porcelet alias Hugues de Châteauneuf. Ces grands coseigneurs dépendaient d’Alphonse de Poitiers. Selon les témoins de 1253, c’était clair pour Dragonet de Montauban car il avait prêté hommage au sénéchal du Venaissin, moins pour les autres qui ne l’avaient pas fait. Toutefois, comme on se souvenait d’une donation impériale en faveur de Raymond vii qui avait reçu le dominium sur Pierrelatte, les témoins pensaient que son héritier, Alphonse de Poitiers, avait un tel pouvoir sur les trois autres seigneurs majeurs ; ceux-ci devaient néanmoins un service militaire au comte de Valentinois. Le 30 décembre 1253, Décan d’Uzès fit justement hommage à Aymar iii de Poitiers, comte de Valentinois177. La suzeraineté sur Pierrelatte fut dès lors partagée. Les comtes de Valentinois conservèrent ce quart de Pierrelatte comme l’atteste l’hommage de Robert d’Uzès en 1328178. Des trois autres parts, on connaît surtout celle de Dragonet de Montauban. En 1270, Alphonse de Poitiers autorisa ce dernier à céder ses fiefs au comte de Valentinois179. Mais cela ne fut pas effectif. En 1274 en effet, Dragonet de Montauban fit hommage aux représentants du pape pour plusieurs fiefs dont Pierrelatte, comme le fit son héritière Randone de Montauban en 1277180. Celle-ci était mariée à un noble de Provence, Raymond-Geoffroy de Castellane, que l’on voit en 1278 recevoir le serment de fidélité de six coseigneurs 175. On dispose de l’enquête sur place des commissaires d’Alphonse de Poitiers qui interrogent quatre coseigneurs pariers (BI de Carpentras, ms. 557, f. 70v-71v), et de deux documents analysés par Lacroix 1888, t. 7, p. 20-21, et Chevalier 1913, t. 2, col. 540 (nº 8971) et col. 545 (nº 9003). 176. Il s’agit d’Aymar de Pierrelatte, de Pons de Saint-Just, et de Pierre de Sérignan, chevaliers, ainsi que de Pons de Beaumont, de Pierre de Mirmande, de Guillaume Armand, et de Guillaume et Bertrand de Saint-Pasteur, damoiseaux. 177. Chevalier 1913, t. 2, col. 545 (nº 9003). 178. Chevalier 1915, t. 4, col. 820-821 (nº 23824, 16 mars 1328). 179. Chevalier 1913, t. 2, col. 834 (nº 10877, 3 juillet 1270), col. 835 (nº 10881-10883, 4 juillet 1270). 180. Fornery 1909, t. 2, p. 219, 225.
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mineurs de Pierrelatte181. Les renseignements manquent sur le reste de la coseigneurie. En 1284 cependant, Pons de Beaumont et Guillaume de Saint-Just, coseigneurs pariers de Pierrelatte, prêtèrent hommage à Bertrand de Baux, coprince d’Orange et seigneur de Courthézon, pour la moitié de Pierrelatte182. Cela signifie probablement que Bertrand de Baux avait récupéré les deux autres parts de coseigneurie majeure. Cette situation semble avoir été éphémère : on ne trouve plus aucune trace par la suite du pouvoir des Baux de Courthézon à Pierrelatte183. La papauté en a probablement récupéré une partie, comme les Adhémar184 et l’évêque de Viviers. Plus généralement, cet échelon des coseigneurs majeurs s’effaça au fil du temps tandis que les coseigneurs pariers faisaient bloc, avec un sceau commun. La documentation concernant Pierrelatte n’est pas négligeable, mais pour qui veut rendre compte des peintures de la tour Ferrande, elle ne permet pas d’impliquer facilement des personnages évoqués jusque-là, tels Charles d’Anjou ou les Baux d’Avellino. Une piste aurait pu être le testament établi en juin 1270 par Jeanne de Toulouse, qui fit de Charles d’Anjou l’héritier du Venaissin185. Son époux Alphonse de Poitiers rédigea en même temps son testament, sans désigner clairement son héritier186, ce qui revenait à confirmer tacitement le testament de Jeanne de Toulouse. Mais à la mort d’Alphonse et de Jeanne en août 1271, ces deux testaments ne furent pas appliqués par les officiers du roi de France Philippe iii, qui s’emparèrent de l’héritage du couple. Charles d’Anjou eut beau défendre ses droits devant le Parlement de Paris, il fut débouté187. Le Venaissin fut donc saisi par le roi de France qui préféra le céder au pape Grégoire x quand celui-ci en demanda la restitution en vertu de traité de Paris de 1229. Charles d’Anjou n’exerça donc pas de pouvoir en Venaissin pendant ce bref intermède 181. Chevalier 1914, t. 3, col. 38 (nº 11899, 8 août 1278). Ces vassaux étaient Pons de Saint-Just, Bertrand de Saint-Pasteur, Pons de Beaumont, Thibaud Armand de Mirmande, Aymar de Pierrelatte et Pons Cornillan. 182. « Item, ung instrument de recognoissance de fiz faite par messire Pons de Beaumont et messire Guillaume de Saint Just, seigneurs de Pierrelacte et [sic] a messire Bertrand des Baux, prince d’Oranges de la moitié de Pierrelacte, l’an mil IIC IIIIXX IIII et le iie jour de juing. », AD84, 2 E 25 [inventaire de 1427 des archives des Baux d’Orange], f. 14v. Bertrand de Baux est documenté de 1257 à 1302. 183. Cette absence de documents sur Pierrelatte concerne l’inventaire des archives des princes d’Orange de 1427, mais aussi celui du xviie siècle (Bibliothèque municipale [désormais BM] d’Avignon, ms. 5241). Pierrelatte ne figure pas non plus dans les documents collectés par L. Barthélemy (iDeM 1882). 184. Le 15 juillet 1295, Hugues Adhémar et Aymar Adhémar de Clansayes prêtent hommage au pape pour plusieurs fiefs, dont le quart de Pierrelatte, cf. Chevalier 1914, t. 3, col. 485 (nº 14558). 185. Devic, Vaissete 1879, t. 8, col. 1695-1703 (23 juin 1270). Jeanne de Toulouse donne à Charles d’Anjou totam terram nostram de Veneissino, quecumque sit et ubicumque, exceptis legatis seu donis superius expressis. Parmi ces legs particuliers, il y a des donations aux enfants d’Amalric, vicomte de Narbonne, qui concernent le Venaissin : sa fille Gaucerande reçoit L’Isle-en-Venaissin, Marguerite, son autre fille, la cité de Cavaillon, et le clerc Guillaume de Narbonne, son fils, Bonnieux et Cabrières d’Avignon. Il y a des legs à Guillaume et Béraud d’Auduze. 186. Layettes du trésor des Chartes 1902, t. 4, p. 453-462 (nº 5712, juin 1270). 187. Ses réclamations concernaient surtout le Poitou, l’Auvergne et la moitié d’Avignon, plutôt que le Venaissin. Elles durèrent jusqu’à une sentence du Parlement de Paris de 1284, cf. Chenard 2009.
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royal des années 1271-1274188. On ne voit donc pas comment il aurait pu inféoder Pierrelatte, ou être en relation féodale avec un de ses coseigneurs à propos du Venaissin. Du côté des Baux d’Avellino, les documents manquent pour les relier à Pierrelatte, mais nous avons vu que leurs cousins, les Baux de Courthézon, y étaient coseigneurs majeurs en 1284. On pourrait donc imaginer un accord familial qui aurait accordé ce fief aux seigneurs de Baux. Mais cette hypothèse, sans preuve, ne résout pas la question de l’identité du suzerain couronné qui concède le fief dans la peinture. Devant cette impasse, une possibilité serait de faire plutôt de Petralapte un ablatif de localisation, le lieu d’un événement. On aimerait y voir l’indication de confins, dans une expression comme « jusqu’à Pierrelatte », mais il y aurait alors un accusatif, Petralaptam (usque ad Petralaptam). L’ablatif Petralapte convient pour une expression comme « depuis Pierrelatte jusqu’ à … » (ab Petralapte usque ad…) ou « à partir de Pierrelatte » (usque ab Petralpte). Cette tournure est néanmoins impossible car le mot se trouve en fin de ligne. Reprenons l’examen de l’inscription sur fond blanc qui accompagne la scène d’investiture (fig. 31). Elle commence par DonaMus [tibi]. La troisième ligne est marquée par des restitutions de lettres discutables, mais on lit ve au début et ni à la fin ; cela pourrait être ve[naissi]ni comme le suggère Gaetano Curzi189. La ligne précédente190 se termine par …aluM , ce qui fait penser à [senesc]aluM. Mais co en début de mot semble possible. Si la lettre l, qui est plus claire, est une restitution fautive de 1963, à la place d’un t oncial, l’inscription pourrait être, avec beaucoup d’incertitudes, DonaMus [tibi] /co[Mit]a[t ?]uM / ve[naissi] ni191… Certes, on aimerait aussi lire Avellini comme dernier mot pour clôturer le cycle pictural par l’inféodation du comté d’Avellino à Bertrand de Baux, mais cela semble impossible192. La mention de la donation du comtat Venaissin reste hypothétique, du fait des lettres effacées ou restaurées. Mais elle peut faire sens, car Barral de Baux est un acteur majeur de l’histoire du Venaissin. En raison de son mariage avec Sybille
188. Theis 2012, p. 124-137. 189. Gaetano Curzi restitue en fait : vena[ss]uini (iDeM 2007, p. 439). Ch. de Mérindol propose : ve…nisni (iDeM 2000, t. 2, p. 333). T. Le Deschault de Monredon lit : ve…(a ?) u.(s ?)ni, (iDeM 2015a, p. 76). Mais le u que l’on voit en quatrième lettre avant la fin du mot nous semble une erreur de restauration : il n’a aucunement l’aspect des u des autres inscriptions, qui ont en fait la forme d’un v. Le centre du mot est donc corrompu. 190. Christian de Mérindol propose : nova saluM… Gaetano Curzi s’en tient à : ….aluM. T. Le Deschault de Monredon déchiffre : (n ou h ?) (b ou D ?)… (o ?) (s ?) aluM (mêmes références qu’à la note précédente). 191. G. Curzi reconnaît que la deuxième ligne est difficile à restituer, « tuttavia sembra plausible l’indicazione del contado Venassino come oggeto della donazione », iDeM 2007, p. 445 n. 51. 192. En effet, un petit trait, qui marque le tracé du cartouche, se trouve avant la lettre v qui débute la troisième ligne. Cela rend impossible le mot avellini, qui serait également trop court. Pour G. Curzi, c’est la lettre a au milieu du troisième mot qui empêche de lire vellini, iDeM 2007, p. 439. Si la forme « Vellin » en provençal ou en français est bien attestée, la forme Vellini en latin nous semble très rare voire inusitée.
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d’Anduze193, nièce de Raymond vii, il était apparenté au comte de Toulouse. Il devint un de ses hommes de confiance. En effet, en décembre 1235, l’empereur Frédéric ii concéda le Venaissin à Raymond vii, par une charte scellée d’or, et dans un autre acte concomitant il lui confirma son pouvoir sur les vassaux de six localités, dont Pierrelatte194. À la même époque, Barral de Baux devint le sénéchal du comte en Venaissin et s’empara du pays195. Il résida donc à Pernes, siège du pouvoir toulousain en terre d’empire. Il en fut largement récompensé en 1240 par le comte qui lui inféoda Monteux, Loriol, Bédoin, Caromb, Entraigues et Sarrians196. Barral fut ainsi un grand seigneur comtadin avant de devenir le puissant baron provençal que l’on connaît, ce qui ne date que de 1243, à la mort sans postérité de son frère aîné Gilbert ii. Le choix d’associer la croix de Toulouse à l’étoile à seize rais des Baux affichait ce lien particulier avec la Maison de Toulouse et montrait par l’héraldique son double ancrage, en Venaissin et en Provence. Mais il y a plus. En 1241, Raymond vii valida un acte de donation de toutes ses terres situées en Empire à la fille de Barral, Cécile de Baux197. Cette donation ne fut pas effective ; Alphonse de Poitiers put disposer des possessions de son épouse Jeanne de Toulouse. Mais après leurs décès, alors que le roi de France allait donner en 1274 le pays au pape, Cécile de Baux revendiqua le Venaissin comme son héritage. Il y eut une enquête devant les officiers pontificaux et un procès, perdu par Cécile198. Après son décès, son frère Bertrand iii de Baux reprit le flambeau en quelque sorte. Nous n’avons pas de traces claires de ses réclamations. Toutefois, en 1279, alors qu’il participait à un arbitrage de l’archevêque d’Aix relatif à l’exécution du testament de son père, il proposa en garantie d’un lourd paiement ses terres de Provence, ainsi que « sa terre du Comtat Venaissin », que Raymond vii avait données à sa mère Sybille d’Anduze et que celle-ci lui avait transmis par testament199. À vrai dire, on a surtout trace d’un conflit entre mère et fils en 1269 : Sybille d’Anduze, qui avait reçu Caromb pour son veuvage, accusait Bertrand de diminuer les revenus qui lui étaient dus et d’être dur et injurieux à son égard. Les officiers d’Alphonse de Poitiers en furent informés200. Mais une réconciliation a probablement eu lieu puisque Bertrand parle du testament de 193. Elle était la fille de Pierre Bermond vi (†1215), seigneur de Sauve, et de Constance de Toulouse, fille de Raymond vi de Toulouse et de sa seconde épouse, Béatrice de Béziers. Sur les Anduze, cf. Aubais 1885-1897, seconde partie, p. 226-227 ; Malbos 1977-1979, p. 213-214. 194. […] domanus et concedimus sibi et heredibus suis perpetuo in vassalos dominos ville Ynsule, civitatis Carpentoratis, castri de Interaquis, ville Quadarosse, castri de Nometamiis, castri Petrelapte, et castri de Intercallis […], Layettes du Trésor des chartes 1866, t. 2, p. 300-302. C’est cet acte dont se souvenaient les coseigneurs pariers de Pierrelatte interrogés en 1253. 195. Cela remonte à la fin de l’année 1235, cf. Macé 2018, p. 305-306 ; Faure 1909, p. 21. 196. Barthélemy 1882, p. 534-535 (Supplément nº 39, 21 août 1240, L’Isle-sur-la-Sorgue, donation confirmée par une bulle d’Innocent iv du 20 octobre 1246) ; cf. Les registres d’Innocent IV 1884, t. 1, p. 323, nº 2168 (très brève analyse). Cet acte essentiel serait à éditer. 197. Tourtoulon 1867, t. 2, p. 547-548 (24 février 1241, n. st.). 198. Theis 2012, p. 78-80, 108-111 ; Faure 1909, p. 30-32, 197-199 (édition de ses réclamations). 199. Barthélemy 1882, p. 175, nº 611 (9 juin 1279, Arles). Il faudrait vérifier sur le document original la désignation de cet héritage venant du comte de Toulouse. 200. Molinier 1900, t. 2, p. 367-368 (nº 1769, 15 juin 1269) et p. 385 (nº 1795, 18 juillet 1269).
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sa mère en sa faveur. On comprend ainsi mieux la portée du choix héraldique de Bertrand quand il affiche sur son écu et le caparaçon de son cheval la seule croix de Toulouse. C’était une façon de se présenter comme un héritier de Raymond vii et de proclamer un certain droit sur ses domaines. La dernière scène historique de la tour Ferrande pourrait commémorer ce lien des Baux avec le Venaissin. Mais cette hypothèse implique de ne pas identifier le donateur comme Charles d’Anjou, en contradiction avec la scène précédente. Une possibilité serait d’y voir Frédéric ii donnant le Venaissin à Raymond vii, ce qui a l’avantage de donner une explication pour la mention de Pierrelatte ; et une autre serait d’y voir une donation fictive de Raymond vii à Barral ier de Baux ou à Bertrand iii de Baux, qui illustrerait l’héritage venant de Sybille d’Anduze. Dans cette dernière hypothèse, il faut accepter qu’un prince soit représenté avec une couronne et un sceptre, ce qui ne va pas de soi… Une ultime suggestion serait d’identifier le roi comme le roi de France Philippe iii qui donne le Comtat Venaissin à un officier du pape Grégoire x, puisqu’un pape est présent dans les peintures. Les possibilités d’interprétation peuvent aller loin car les peintures concernent une famille qui est à la fois au service de Charles d’Anjou dans la conquête du royaume de Sicile, et qui a aussi joué les premiers rôles en Venaissin du temps de Raymond vii de Toulouse. La mention de Pierrelatte à la fin du cycle des peintures historiques est donc lourde de conséquences car elle invite à prendre en compte cet ancrage local, même s’il semble interrompre le fil narratif des images et si l’on ne peut pas proposer une lecture satisfaisante de la dernière scène historique. Celle-ci se trouve au bas d’une scène à connotation littéraire qui a beaucoup contribué à la célébrité des peintures de la tour Ferrande.
III.3. Le contrepoint des scènes littéraires En effet, le registre supérieur du mur occidental est consacré au combat entre Guillaume d’Orange et le géant sarrasin Ysoré, identifié par l’inscription iaian, sous les murs de PaRis comme l’indique une autre inscription (fig. 32). Cet affrontement est mentionné dans la chanson de geste du xiie siècle Le Moniage Guillaume201. L’identification du cavalier de droite est rendue aisée par le nom d’Orange en provençal auRe[n]ga202, qui figure près de la ville dont il sort, par l’oranger à proximité et par ses armoiries. La chanson de geste La Prise d’Orange indique en effet que l’écu de Guillaume avait une bordure et qu’il représentait un lion couronné d’or203. Ces armoiries ont été reprises par le monastère 201. Dès le début du xiiie siècle, ce combat épique était localisé au sud de Paris où l’on voyait le tombeau d’Isoré, rue de la Tombe-Issoire, cf. Loomis 1943. 202. Le tilde abréviatif au-dessus du e n’est plus visible. 203. Dans un passage, Orable (qui prit le nom de Guibourc en se convertissant et qui épousa ensuite Guillaume) remet à celui-ci un haubert, un heaume, une épée puis un bouclier : « Au col li pent un fort escu listé / A un lion qui d’or fu coroné. », La prise d’Orange, vers 954-955, dans Boutet 1996, p. 230.
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Fig. 32. Première scène littéraire : Combat épique entre Guillaume d’Orange et le géant maure Ysoré, sous les murs de Paris (mur ouest, registre supérieur) (photo Y. Codou).
de Saint-Guilhem-le-Désert, fondé par Guillaume de Gellone, qui a inspiré le héros épique204. Les peintures de Pernes en sont la plus ancienne figuration en couleur. Le champ est d’argent, le lion de sable, couronné d’or, et la bordure est de sable, denticulée. Le choix de ces armoiries peut étonner, car le héros épique portait plusieurs surnoms : Guillaume au Courbe Nez, au Court Nez, au Cor Noir, au Cornet. Cela inspira des armoiries parlantes chez les princes d’Orange : un cor de chasse (de sable ou d’azur) sur fond d’or205. Ce choix héraldique était d’autant plus judicieux qu’il permettait à la branche de la famille de Baux ayant récupéré la principauté d’Orange à la fin du xiie siècle de se revendiquer comme successeur et héritier du héros Guillaume d’Orange, connu de tous206. Or de façon remarquable, la peinture de la tour Ferrande ne reprend pas ces armoiries au cornet et lui préfère exclusivement les armoiries au lion, sur l’écu et la housse du cheval, alors qu’il aurait été possible de combiner les deux. Ces armoiries au lion devaient être familières aux Comtadins207, mais sans doute moins que celles des princes d’Orange. Cela peut expliquer, par compensation, les indices redondants (oranger et le mot auRe[n]ga) aidant à identifier le personnage épique. Ainsi nous ne pensons pas que cette peinture ait fondamentalement une connotation lignagère. Faire de Guillaume d’Orange « l’ancêtre mythique de la famille des Baux208 » est discutable, car il ne faut pas oublier que les Baux d’Avellino ne descendaient pas de Guillaume de Baux († 1218), prince d’Orange, qui revendiqua l’héritage de sa mère Tiburge d’Orange. Ils descendaient de son frère aîné, 204. Le lion couronné figure sur l’écu de Guillaume de Gellone représenté en chevalier dans un sceau de l’abbaye datant de 1245, qui représente aussi un cor, cf. Colby-Hall 1990. Le cor est l’attribut de Guillaume dans des enseignes de pèlerinage du xiiie siècle. On le retrouve dans un sceau du xve siècle, mais associé à un écu au lion, cf. Nougaret 2004-2005, p. 74-75. 205. Sur le motif du cor, cf. Macé 2006. 206. Cf. Mazel 1999 ; iDeM 2006. 207. L’abbaye Saint-Guilhem-le-Désert avait la seigneurie supérieure sur Châteauneuf[-de-Gadagne]. À chaque changement de seigneur ou d’abbé, les clefs du château étaient rendues et la « bannière de saint Guillaume » était hissée au plus haut de la tour, cf. Colby-Hall 1993. 208. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 77.
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Hugues v de Baux († 1240), seigneur des Baux. Ils étaient donc les cousins des princes d’Orange, et avaient leur propre tradition familiale, qui les faisait descendre des rois mages209. Les peintures de Pernes diffèrent donc du cycle de fresques, plus tardives, du monastère de Casaluce, dans le royaume de Naples, commandées par Raymond de Baux, comte de Soleto, d’une branche cadette des princes d’Orange210. Là, le héros épique Guillaume de Gellone/Guillaume d’Orange y figure bien avec le cor héraldique et la dimension lignagère des peintures est patente, ce qui n’est pas le cas à Pernes. La scène épique de la tour Ferrande est surtout là, selon nous, pour célébrer Guillaume d’Orange en tant que pourfendeur de Sarrasins. Les exploits du héros méridional étaient chantés sur les bords du Rhône depuis au moins le début du xiie siècle211, et donc avant la mainmise des Baux sur Orange. L’adversaire terrassé par Guillaume est l’archétype du Maure, avec son teint sombre, ses cheveux frisés, son turban, sa rondache et la housse de son cheval décorée des armoiries péjoratives (dans le domaine épique) d’un dragon. Ce combat épique fait écho à l’une des dimensions de la conquête du royaume de Sicile. En effet, l’expédition de Charles d’Anjou voulue par le pape avait le statut de croisade212. Le combat contre les Sarrasins était aussi un aspect concret de la conquête. Les troupes de Charles d’Anjou combattirent effectivement les Sarrasins qui étaient en nombre dans l’armée de Manfred213. En 1268, la colonie sarrasine de Lucera fut assiégée pendant de longs mois, avec la participation de Barral de Baux. Une fois Lucera prise en 1269, les Sarrasins en furent chassés et la ville fut repeuplée par des chrétiens, dont 140 familles qui furent recrutées en 1273 dans les différentes baillies et vigueries de Provence214. La représentation de Guillaume d’Orange affrontant le géant maure mettait donc en perspective les scènes historiques. Mais il faut se garder de voir dans les armoiries de l’adversaire du Maure celles de Guillaume Estendart, un acteur réel de la conquête du royaume de Sicile, qui était apparenté aux Baux215. Ce rapprochement proposé par Léon Jéquier216 et accepté par Christian de Mérindol217 repose sur une approximation : considérer que les Estendart portaient d’argent 209. Butaud 2008. 210. Strinati 2007 ; Colby-Hall 2007-2008 ; eaDeM 2010. 211. Un document souvent cité le prouve ; une bulle de Pascal II adressée en 1112 à l’évêque et aux habitants d’Orange qui indique que leur cité était célèbre grâce « aux chants en langue vulgaire » : Arausice siquidem civitatis populus aliquando ita exaltatus est, ut illius civitatis nomen vulgaribus passim carminibus celebretur ; aliquando ita depressus, ut ejus ecclesia civitatis alterius ecclesie vel subdita sit vel unita. (Gallia christiana novissima 1916, t. 6, col. 40-41 (18 octobre 1112). 212. Mazel 2002, p. 545-546. 213. Cf. Kaplan 1987. 214. Léonard 1954, p. 79. 215. Eustachie Estendart, fille de Guillaume, épousa Raymond vii de Baux, seigneur de Meyrargues, selon un pacte matrimonial de 1269 (Barthélemy 1882, p. 158, nº 553). Leur fille Stefania épousa vers 1295 Raymond vi de Baux, comte d’Avellino († 1321). 216. Jéquier 1977, p. 47. 217. De Mérindol 2000, t. 2, p. 333. Cette hypothèse avait été reprise par Jean-Baptiste Elzière dans sa communication orale faite en 2016.
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au lion de sable. Or on dispose de plusieurs preuves qu’une bande brochante était un élément constitutif de leurs armoiries. On le constate dans la description d’un sceau de 1263 de Guillaume Estendart218 et dans le somptueux manuscrit de l’Histoire ancienne de Robert d’Anjou, datant de 1335-1340219, où l’on voit cette bande (réduite à un filet) de gueules. On peut également citer un exemple un peu plus tardif, un écu de la Taverne ducale de Popoli, ainsi que toute la tradition des armoriaux italiens220. Enfin, il ne faut pas oublier que deux éléments héraldiques sont figurés à Pernes et sont absents des armoiries des Estendart : la couronne d’or du lion et la bordure denticulée de sable. La grande peinture du mur ouest ne concerne donc bien que le registre épique. On doit à Térence Le Deschault de Monredon l’identification de la seconde scène littéraire221, en haut du mur nord, dont la partie centrale est endommagée depuis longtemps222 (fig. 33). Elle s’inspire de l’exemplum dit du Tir sur le père mort, attesté depuis le xiiie siècle. Des frères se disputent l’héritage de leur père. Un juge leur propose une épreuve : tirer sur le corps de leur père mort. Les mauvais le font. Un seul fils refuse et il en est récompensé. Dans les peintures de
Fig. 33. Seconde scène littéraire : Exemplum du Tir sur le père mort (mur nord, registre supérieur) (photo G. Butaud).
218. BnF, ms. fr. 20287, f. 66r-v (transcription d’un parchemin du « mercredi après l’octave de l’Épiphanie » de l’année 1263 : Guy de Lévis Mirepoix donne en fief le château de Ventenac à Guillaume Estendart. L’acte est scellé du sceau de Guy de Lévis, de celui de Guillaume Estendart (« il y a un lyon rampant traversé d’une bande » dit le copiste) et de celui de son épouse Pétronille (dame) de Baine, qui la montre debout tenant un oiseau et une fleur de lys. 219. Cipollaro 2013, p. 22. 220. Della Marra 1641, p. 400. 221. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 79-82. G. Curzi interprète la scène de façon historique et propose d’y voir Bertrand de Baux tirer à l’arc sur Manfred, tandis que le roi représenterait Charles d’Anjou lui remettant le comté d’Avellino ou un autre fief, iDeM 2007, p. 442. 222. « Le côté nord a été fortement endommagé par la construction récente d’une cheminée », Requin 1904, p. 93. Cette cheminée provenait du petit bâtiment accolé à la tour, que l’on voit à droite quand on est près de la fontaine du Gigot.
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Fig. 34 : Discordances entre la peinture actuelle et le relevé d’Henri Révoil de 1870.
Pernes (fig. 34), on voit, à droite, un mauvais fils en train de se préparer à tirer à l’arc sur son défunt père, entièrement blanc, enveloppé d’un linceul. Il convient de signaler que le relevé de cette scène fait en 1870 par Henri Révoil présente de notables différences avec ce que l’on voit actuellement223, ce qui n’est pas le cas pour les autres peintures. Le relevé est peut-être fautif, à moins qu’il ne révèle un état des peintures, effacé par les restaurations de 1963. Léon-Honoré Labande indique en effet en 1932 que l’arbre qui sépare les deux personnages se trouvait sur un petit monticule, absent aujourd’hui224. Une étude des restaurations des peintures et des inscriptions, qui dépasse nos compétences, serait souhaitable. À gauche du mur nord, le bon fils, dont on voit seulement la main, reçoit un parchemin d’un roi, qui remplace ici le juge comme dans certaines variantes de l’exemple où le juge est le roi Salomon… Dans le contexte de la tour Ferrande, la figure du roi-juge fait écho aux scènes historiques d’investiture ou de jugement. Elle est en face de la scène de condamnation de Conradin. Elle valorise les souverains qui jugent et récompensent à bon escient. Le don d’un parchemin rappelle deux autres figurations similaires dans les peintures. La thématique de la lutte fratricide est en revanche plus difficile à expliquer. On peut se demander si les divisions ne concernent pas la famille des Baux, qui se disputerait l’héritage d’un ancêtre. Mais il est difficile d’avoir des preuves de vives tensions au sein du lignage des Baux. Et l’on a même des preuves de bonne entente. Dans les années 1240, Barral de Baux était en très bon termes avec ses cousins d’Orange : sa fille Cécile se marie à Orange en 1244 avec le comte de Savoie (par procureur) en présence de Raymond ier de Baux, prince d’Orange225. 223. Pariset 2013, fig. 3. Le tireur est en train de bander son arc à l’horizontale ; il a un habit plus court. De l’autre côté, l’homme qu’il vise porte un habit long, marron, et a un visage qui fait face au spectateur, avec les yeux ouverts. Il ne ressemble donc pas du tout à un mort. Entre les deux personnages, l’arbre a des feuilles plus petites et il se trouve sur un monticule. Le semis de quintefeuilles rouges est plus dense. 224. Labande 1932, t. 1, p. 198 : « Au nord : un valet, en cotte serrée à la taille, tire de l’arc sur un prisonnier, debout en longue robe, les bras liés ; il en est séparé par un arbre sur un petit monticule. » 225. Barthélemy 1882, p. 89 (nº 315)
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Barral figure dans le testament de Guillaume iii de Baux, co-prince d’Orange en 1249 comme témoin et exécuteur testamentaire226... Comme Barral n’a eu qu’un fils héritier, et vu la date des peintures, on pourrait envisager un problème lié à la succession de Bertrand iii de Baux mort en 1305, d’autant qu’il s’est marié deux fois. Nous allons voir que son patrimoine fut partagé. Mais il serait imprudent d’en déduire que les frères étaient ennemis. Dans son testament de 1321, le plus jeune des fils de Bertrand, Agoult de Baux, fait une substitution pour son frère Barral, et pour son neveu Huguet de Baux, comte d’Avellino et seigneur de Baux227. Si la scène du Tir sur le roi mort évoque une division familiale, il est difficile de l’identifier au sein de la famille des Baux. L’exemplum successoral pourrait peut-être concerner plutôt le domaine épique et la geste de Guillaume d’Orange. Les deux peintures à connotation littéraire pouvaient s’apprécier indépendamment car elles faisaient référence à des récits qui existaient pour eux-mêmes. Mais elles entraient aussi en résonance avec le cycle consacré à la conquête du royaume de Sicile. Nous ne pouvons qu’entrevoir la subtilité d’ensemble du programme pictural. La scène d’investiture surmontée par l’inscription « Pierrelatte » soulève beaucoup de questions. On dispose toutefois, avec les armoiries des Baux d’Avellino qui associaient à cette époque la croix de Toulouse à l’étoile des Baux, d’un élément clef pour identifier les personnages, mais aussi naturellement pour attribuer la commande des peintures à un membre de ce lignage. Pour ce faire, un examen approfondi de cette famille est nécessaire, du point de vue généalogique et patrimonial.
iv. quels coMManDitaiRes ? Du fait de son interprétation des peintures du mur sud, en particulier le supplice de Jourdain vi de L’Isle-Jourdain en 1323, Térence Le Deschault de Monredon penche pour une datation relativement tardive du décor peint. Un « candidat idéal à la commande de ce décor » se présente : un fils de Bertrand iii de Baux, Barral ii de Baux en raison « de sa culture à la fois religieuse et chevaleresque228 ». De l’historiographie, assez mince à son sujet229, Le Deschault retient le fait qu’il est frère hospitalier, commandeur de Gap, seigneur de Monteux et le fait qu’il est 226. 227. 228. 229.
Ibid., p. 96-97 (nº 341, 1er juin 1248, lire 1249). Archives départementales de l’Isère [désormais AD38], B 3792 (1er août 1321). Le Deschault de Monredon 2015b, p. 340. À vrai dire, cette historiographie dérive de Louis Barthélemy qui a collecté l’essentiel des documents concernant Barral ii, et qui pense que l’Hospitalier et le seigneur de Monteux sont une seule et même personne, cf. iDeM 1882, n. 107, deuxième tableau généalogique dépliant ; cf. iDeM 1889, t. 1, p. 102. Tous les historiens par la suite ont suivi son avis : Noblemaire 1913, p. 35 ; Mazel 2002, p. 466, 630 (qui indique que Barral est chevalier hospitalier jusqu’en 1318, puis qu’il se marie avec Altigrina di Luco, ce qui est une précision importante) ; Del Balzo di Presenzano 2003, t. 1, p. 191-192 ; Theis 2012, p. 166, 168-169, 541.
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mort en 1331, marié230. Les peintures de Pernes illustreraient donc un cas de figure rare, des peintures commandées par un frère hospitalier, pour décorer non pas une commanderie mais un édifice domestique231. La carrière de Barral ii de Baux semble cependant très singulière. Peut-on être à la fois seigneur d’un fief familial (Monteux puis Caromb) et chevalier de l’Hôpital jusqu’à accéder à une commanderie ? Plus curieux encore, l’acte qui nous apprend la mort de Barral ii est une lettre concernant sa veuve, Altigrina di Luco, et son fils232. La question se pose donc de connaître la date de ce mariage (qui est en fait un second mariage), qui implique qu’il aurait quitté l’ordre de l’Hôpital auparavant. Ce cas de figure n’est pas banal et se présente habituellement quand il s’agit d’assurer la survie de la famille après le décès d’un frère aîné. Mais ce n’est pas le cas des Baux d’Avellino, représentés par Raymond vi de Baux de 1305 à 1321, puis par le fils de celui-ci, Hugues de Baux. Barral ii de Baux aurait donc fait un choix purement personnel. Son mariage italien est-il alors compatible avec la commande de peintures à Pernes dans les années 1323-1331, à une époque d’ailleurs où la ville n’est plus la capitale du Comtat Venaissin ? Les doutes concernant la carrière de Barral ii de Baux, telle que l’a établie l’historiographie, nous ont conduit à réexaminer la documentation et à chercher à la compléter. Il en ressort que le Barral ii de Baux à la fois Hospitalier et seigneur comtadin est une construction historiographique erronée. Les historiens233 sont tombés dans un piège généalogique. À l’occasion de ses deux mariages, Bertrand iii de Baux, comte d’Avellino, a eu deux fils portant le prénom de Barral, que l’on a jusque-là fusionnés par erreur en un seul personnage, qui serait de surcroît le commanditaire idéal des peintures de Pernes. Il y a lieu donc de déconstruire cette erreur pour établir la trajectoire des deux demi-frères homonymes (voir en Annexe la généalogie des Baux d’Avellino). Cela permettra de reconstituer la vie du plus jeune, d’abord seigneur comtadin, puis implanté en Italie, qui nous semble le commanditaire le plus plausible des peintures de Pernes. Nous examinerons ensuite plus largement l’histoire des Baux en Comtat Venaissin, depuis Barral ier jusqu’aux années 1320, afin de ne pas négliger les possibilités d’une commande provenant d’autres membres de la famille des Baux. Ce travail nous paraît indispensable pour contextualiser au plus près la réalisation du décor peint de la tour Ferrande, que nous proposerons de situer en 1309. L’hypothèse alternative d’une commande par un noble de Pernes sera examinée en dernier lieu.
230. 231. 232. 233.
Le Deschault de Monredon 2015a, p. 98, 99 ; iDeM 2015b, p. 340. Cf. Carraz, Mattalia 2016, p. 49-51. Barthélemy 1882, p. 314-315 (nº 1093, 26 novembre 1331). Précisons, l’historiographie depuis Louis Barthélemy (cf. note 229 ci-dessus), car les généalogistes anciens admettaient, avec des erreurs de dates, que Bertrand iii de Baux avait eu deux fils prénommés Barral, cf. Pithon-Curt 1750, p. 347, 350.
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IV.1. Une rectification généalogique : les deux demi-frères du nom de Barral de Baux Barral de Baux l’Aîné, que l’on peut désigner comme Barral ii de Baux234, est le fils de Philippa de Poitiers235. Il est attesté comme frère de l’Hôpital en Italie en 1309236, sans doute assez âgé. Puis il fut commandeur de Gap de 1312 à 1319237, date à laquelle on perd sa trace. On peut considérer qu’il est mort vers cette date car, dans le cas contraire, on devrait trouver des mentions de sa carrière au sein de l’Ordre, à la tête d’une nouvelle commanderie238. Il n’apparaît que dans des actes concernant l’Hôpital. En 1316, on le voit agir loin de Gap, à Grillon, en compagnie de Bertrand d’Orange, commandeur d’Orange et ancien commandeur de Pernes239. Étant donné son statut, il est qualifié de frater, religiosius vir, dominus, preceptor… Autant de qualificatifs absents de la documentation, plus nombreuse et plus variée, qui concerne son demi-frère homonyme, qualifié pour sa part de nobilis et de domicellus, et pouvant apparaître comme seigneur en Comtat et en Italie. Barral de Baux le Jeune, alias Barral iii de Baux, est le premier fils né du mariage de Bertrand de Baux avec Agathe de Mévouillon240. Il est associé par son père en 1301 à la vente de 175 livres royales perçues sur la claverie (trésorerie)
234. Dans ses tableaux généalogiques, Florian Mazel numérote les religieux (chanoines, hospitaliers…) au même titre que les seigneurs laïcs, cf. Mazel 2002, p. 611-632. Nous faisons de même, ce qui a l’avantage d’éviter les équivoques. 235. Raybaud 1904, t. 1, p. 259. 236. Barral ii de Baux était alors lieutenant du grand maître Foulques de Villaret dans le territoire du grand prieuré de Capoue, cf. Delaville Le Roulx 1906, t. 4, p. 223 (nº 4880, 11 septembre 1309) ; Barthélemy 1882, p. 274 (nº 945). 237. Barthélemy 1882, p. 285 (nº 989, 14 décembre 1313, Gap et Tallard), p. 293-294 (nº 1020, 12 novembre 1318, Tallard) ; Delaville Le Roulx 1882 ; Raybaud 1904, t. 1, p. 252 (21 juin 1317, chapitre d’Avignon, Barral est commandeur de Gap), p. 259 (23 juillet 1319, chapitre d’Aix, dernière mention de Barral ii comme commandeur de Gap) ; Faure 1909, p. 204 (21 juin 1317, édition du compte-rendu du chapitre d’Avignon). 238. Barral est mentionné comme ancien commandeur de Gap dans une enquête de 1330, cf. Luttrell, Legras 1978, p. 639 : un notaire de Barcillonnette indique que ce village était tenu de l’Hôpital, et que l’on y faisait des reconnaissances foncières et ipse deponens fecit ex inde instrumentum coram domino Eliono [Hélion de Villeneuve] honorabili magistro Sancti Johannis et aliud coram domino Barali de Baucio preceptori tunc baiulie dicti hospitalis in partibus Vapincezii. 239. Mazel 2000, t. 4, p. 428 (nº 457) : 26 novembre 1316, Barral de Baux, commandeur, de Gap et Bertrand d’Orange, commandeur d’Orange, renouvellent le bail d’une maison à la commune de Grillon. 240. Agathe de Mévouillon est la fille de Raymond IV/V de Mévouillon (il y a discordance dans la numérotation) et de Béatrice [de Genève ?] dite Comtessona. Cf. Mazel 2002, p. 646 ; Grosdidier de Matons 2003, p. 460. En 1274, elle avait épousé en premières noces, Sicard Alaman le Jeune, mort en 1280 (Chevalier 1913, t. 2, col. 906 (nº 11317) ; Cabié-Mazens 1882, p. 23-29 (9 mars 1280, testament de Sicard Alaman le Jeune, mentionné décédé le 14 mars 1280), p. 30-31). Elle apparaît comme épouse de Bertrand iii de Baux, comte d’Avellino, dans un acte du 26 novembre 1283, cf. Barthélemy 1882, p. 184 (nº 635).
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de Marseille à un marchand florentin241. En 1304, il reçoit avec son frère Agoult une rente de 200 onces d’or, provenant de la succession de leur demi-frère aîné Hugues, mort l’année précédente242. Il apparaît en 1306, aux côtés de sa mère, comme seigneur de Monteux et donc héritier de son père243. Cela signifie que le testament de Bertrand, dont on ignore le contenu et même la date, avait prévu un partage des fiefs familiaux : à Raymond, fils aîné subsistant du premier mariage, les Baux, les autres fiefs provençaux et le comté d’Avellino ; à Barral et à son frère Agoult, nés du second mariage, Monteux et les fiefs comtadins. Dans les années suivantes, Barral iii de Baux fut impliqué dans une série d’actes qui obérèrent son patrimoine. Il dut s’occuper des dots de ses sœurs, en vertu sans doute du testament de son père, et vendre des fiefs pour faire face aux dettes qui pesaient sur sa famille depuis la fin du xiiie siècle244. En 1309, il s’engagea à rembourser les 1 000 livres prêtées par son oncle maternel Raymond v/vi de Mévouillon, pour le mariage de sa sœur, Éléonore de Baux, avec Guillaume viii de Baux, seigneur de Berre245. Il donna en garantie le castrum de Loriol. En 1311, il commença à négocier la vente de Monteux à Bertrand de Got, vicomte de Lomagne et d’Auvillar, ainsi que neveu de Clément v. L’évêque de Carpentras et son vassal Raimond de Venasque émirent une protestation au recteur du Comtat Venaissin, le 10 novembre 1311, car ils détenaient le huitième de Monteux. En vain, ils renouvelèrent leur protestation le 24 juillet 1312246. Le 8 mai 1313, Barral et Agoult de Baux vendirent Monteux pour 20 000 livres au procureur de Bertrand de Got247, qui en prit possession le 15 mai suivant248. On retrouve les deux frères à Sorgues auprès de Raymond v/vi de Mévouillon quand celui-ci reçut une lettre
241. Item instrumentum venditionis facte per nobilem Bertrandum de Baucio et Barrallum eius filium de centum septuaginta quinque libras regalium quas percipabat super clavaria Massilie Nicolosso Falchi mercatori florentino, anno M° IIIc primo die sexto mensis julii. (AD13, B 1209, acte nº 25). 242. Scandone 1950, p. 49. 243. Barthélemy 1882, p. 259 (nº 891, 18 mars 1306, Monteux). 244. Concernant la situation d’endettement des Baux, voir ci-dessous, la note 275 et les suivantes. 245. AD38, B 3792 (24 janvier 1309, n. st., acte conclu à Aix, dans le Bourg Saint-Sauveur). Barral est simplement qualifié de nobilis vir, fils et héritier de feu Bertrand de Baux. Cet acte inédit permet de rectifier l’identification d’Éléonore, qui n’est pas la fille de Raymond ix de Baux, seigneur de Marignane, comme on l’a dit jusqu’à présent. Cette erreur dérive de l’analyse donnée par Louis Barthélemy de l’hommage de Guillaume VIII de Baux, seigneur de Berre, fait le 20 décembre 1340. Guillaume agit alors comme héritier de son épouse Éléonore de Baux, qui est faussement dite de Marignane (cf. iDeM 1882, p. 341, nº 1189). Cette erreur a faussé les généalogies disponibles, cf. Noblemaire 1913, p. 54, 58 ; Mazel 2002, p. 633 ; Del Balzo di Presenzano 2003, t. 1, p. 238, 257. 246. Fornery 1909, t. 3, p. 198. 247. Ce fait est connu des historiens grâce à un inventaire des archives pontificales dressé en 1366 : Muratori 1742, col. 135-136 ; cf. Faure 1909, p. 36 ; Theis 2012, p 169. L’acte de vente est conservé aux Archives départementales du Tarn-et-Garonne, dans une liasse de documents sur Monteux, A 28 (non vidi), cf. Maisonobe 1910, p. 29. Cela s’explique par le fait que la fille et héritière de Bertrand de Got, Reine de Got, épousa Jean Ier d’Armagnac. Après la mort de sa femme, celui-ci fut en procès avec la papauté qui avait saisi Monteux. 248. Fornery 1909, t. 3, p. 199 ; Barthélemy 1882, p. 282-283 (nº 980).
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de convocation de l’empereur germanique249. En 1313 toujours, Barral vendit au pape pour 300 florins les sources des Alps dans le territoire de Caromb ; dans l’acte de vente, il est qualifié de noble et seigneur de Caromb250. Cette vente avait lieu en même temps que celle d’Agathe de Mévouillon, comtesse d’Avellino, et de son fils Agoult de Baux251. Barral s’occupa en 1314 du mariage de sa sœur jumelle Cécile, dite Rascasse, de Baux. Afin qu’elle épouse Raymond-Guillaume de Budos, recteur du Comtat Venaissin et neveu de Clément v, il lui constitua en dot les seigneuries de Caromb, Bédoin et Entraigues, ainsi qu’une somme de 16 500 livres tournois, payables à raison de 1 100 livres tournois de rente par an. Mais Caromb et Bédoin étaient déjà engagés pour 13 000 l. t. envers Agathe de Mévouillon. En retour, le mari assigna Loriol en douaire à son épouse. Les pactes matrimoniaux furent établis le 21 octobre 1314, et ratifiés en présence d’Agoult de Baux et d’Aymar de Poitiers, fils du comte de Valentinois, le 18 décembre 1314 à Baix en Vivarais252. Ce mariage équivalait pour Barral iii de Baux à l’abandon de ses fiefs les plus importants du Comtat Venaissin. Son beau-frère prit sa place en quelque sorte et devint le nouveau seigneur de Caromb, Bédoin et Loriol253. À une date inconnue, Barral iii vendit au camérier du pape le droit d’albergue de 10 livres melgoriennes qu’il recevait des habitants de Bédarrides254. 249. Valbonnais 1722, t. 2, p. 147-148 : presentibus viris nobilibus Barale et Agoto, filiis quondam nobilis et magnifici viri domini Bertrandi de Baucio, comitis Avelini (17 mai 1313). 250. Il fait procuration le 19 novembre 1313 en tant que Barralus de Baucio, dominus castri Carumbi à nobilem virum dominum Guillelmum Athanulphi militem de Balmis, AM de Carpentras, BB 284, f. 30v-33r. Son procureur (procurator nobilis viri Barrali de Baucio, filii condam et heredis condam domini Bertrandi de Baucio, comitis Avellini) procède à la vente le 30 novembre à Châteauneuf-duPape (Ibid., f. 36r-39v). On constate donc que Barral n’est pas chevalier : son nom n’est pas précédé du terme dominus, ni suivi du mot miles, comme c’est fait systématiquement par les notaires quand ils mentionnent un chevalier. 251. Le 6 novembre 1313, Agathe de Mévouillon, qui se qualifie de dame de Caromb, et Agoult de Baux, qui dit agir aussi pour son frère Barral, avaient donné cette source des Alps aux représentants du pape (AM de Carpentras, BB 284, f. 26r-27r). Mais cette donation fut probablement contestée par Barral de Baux et fut remplacée par deux ventes. Le 17 novembre, Agathe, « dame de Baux et comtesse d’Avellino », fit deux procurations pour vendre la source contre 300 florins (Ibid., f. 27r-30v). Le 30 novembre, son procureur effectua la vente (Ibid., f. 32v-36r). Ce même jour, le même procureur, le chevalier Guillaume Athanulphi, fit la vente au nom de Barral de Baux, comme nous l’avons vu. Sur cette acquisition de la source des Alps par la papauté, cf. Theis 2007, p. 23-26 ; Barthélemy 1882, p. 284 (nº 986, 987, 988, novembre 1313). 252. […] cum et super contractu matrimonii nobilis viri domini Raymundi Guillelmi, domini de Budos, militis, et nobilis Secilie dite Raschacie, gemine nobilis viri Barrali de Baucio, domicelli, nati inclite recordationis domini Bertrandi de Baucio, militis, quondam comitis Avellini […], Archives nationales, K 572, nº 2 (28 décembre 1314, original parchemin, conservé par les archives des Budos, intégrées au fonds des princes de Conti). Cet acte donne le détail du contrat de mariage qui date du 21 octobre 1314, cf. Barthélemy 1882, p. 286 (nº 993). Il a été analysé dans Pithon-Curt 1743, t. 2, p. 95-96, et par Elzière 1978, p. 26, qui l’a redécouvert aux Archives nationales. 253. Il prêta hommage pour ces fiefs le 10 mars 1317, à Pernes, au recteur Arnaud de Trian, AD84, B 5, f. 77r-78r, cf. Elzière 1978, p. 27. Il n’est pas question d’Entraigues qui fut sans doute aliéné. 254. Cette vente est relatée dans un acte du 24 mai 1321 conclu entre les habitants de Bédarrides et le camérier Gasbert de Laval, qui agissait comme administrateur de l’Église d’Avignon dont dépendait Bédarrides. Cet acte est inséré dans une transaction du 4 mars 1330, reproduite elle-même dans une
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Ayant perdu ses fiefs du Comtat, Barral le Jeune choisit de partir en Italie, pour refaire sa vie. Avant cela, il devait régler certaines affaires. Le 20 juillet 1315, il demanda au trésorier du comte de Provence de vérifier dans les archives d’Aix s’il ne lui restait pas quelque somme à percevoir sur la vente faite autrefois par son père de Pertuis et de droits sur la claverie de Marseille255. Vers la même époque, il s’accorda avec son frère Agoult, qui lui donna une somme d’argent, en échange de ses droits sur la baronnie de Mévouillon venant de leur mère256. Barral s’installa dans le royaume de Naples où il épousa Filippa di Raiano257. En 1316, on le voit intervenir à Conza (della Campania), seigneurie de son demi-frère Raymond située près d’Avellino. Une lettre de Robert d’Anjou du 16 novembre 1316 ordonne au justicier de la Principauté ultérieure d’enquêter sur ses violences. Il avait incarcéré, violenté et rançonné des habitants et surtout des chanoines de Conza, qui avaient envoyé une ambassade à Naples pour s’en plaindre258. En 1318, il reçut de Raymond vi de Baux la seigneurie de Loreto (Aprutino) dans les Abruzzes en échange de l’abandon de certains droits sur l’héritage paternel259. Dès l’année suivante, une nouvelle enquête royale était lancée à son encontre car il oppressait les habitants. Il était accusé d’exiger d’eux de nouveaux impôts, notamment à l’occasion du mariage de sa sœur (Cécile probablement), de jeter certains habitants dans un cachot de son château, de menacer un autre de lui arracher les yeux, de forcer certaines femmes à épouser ses serviteurs, voire d’interdire la célébration de la messe dans l’église paroissiale260… Outre qu’elles confirment l’existence de deux Barral de Baux, ces affaires mettent en exergue la violence de Barral iii, et sa volonté de se procurer de l’argent par tous les moyens.
255. 256.
257. 258. 259. 260.
bulle du 10 janvier 1332, Lettres secrètes et curiales du pape Jean xxii 1967, 9e fascicule, p. 112-114 (nº 4752) : universitas hominum Biturrite solvere consuevissent pro albergia decem libras malgoriensium annuatim nobili viro Barralo de Baucio, filio et heredi illustris viri domini Bertrandi de Baucio quondam comitis Avellini. Barthélemy 1882, p. 287-288 (nº 998). Ce paiement est évoqué longtemps après par Agoult de Baux dans son testament du 9 mai 1340, fait à Brantes : il reconnaît, entre autres, avoir reçu de son beau-frère, Guillaume Artaud, la dot de son épouse, Catherine Artaud, les joyaux de celle-ci et « 120 marcs d’argent fin de vaisselle qu’il avait aliéné pour Baral de Baux son frère quando ivit in regno », BM d’Avignon, ms. 5241 [inventaire du xviie siècle des archives des Baux d’Orange = manuscrit du docteur M. Millet dans le regeste du docteur L. Barthélemy], f. 103r-103v ; cf. Barthélemy 1882, p. 338 (nº 1181). Les droits de Barral de Baux sur la baronnie de Mévouillon sont mentionnés dans une transaction du 25 septembre 1317 entre son frère Agoult et Jean ii Dauphin de Viennois, cf. ci-dessous notes 290 et 291. Ce mariage est généralement omis, mais il est indiqué par un généalogiste érudit, qui exploite les registres angevins. En l’occurrence, pour ce mariage, il s’agit de l’ancien registre 1329 F, f. 73v-74. La mention correspond probablement au décès de cette épouse. Cf. Della Marra 1641, p. 73. Acocella 1946, p. 24-25. L’analyse de cet acte par Louis Barthélemy est fautive car il parle de Cosenza en Calabre au lieu de Conza, cf. iDeM 1882, p. 209 (nº 1009). Della Marra 1641, p. 68 ; Scandone 1950, p. 50. Caggese 1923, t. 1, p. 335.
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En 1323, Barral était présent à Aversa, avec d’autres nobles qui discutaient du mariage virginal d’Elzéar de Sabran et de Dauphine de Puimichel261. En avril 1326, il faisait partie des feudataires du royaume de Naples convoqués à se présenter en armes le mois suivant pour attaquer la Sicile262. Barral se remaria vers 1329 avec Altigrina di Luco qui lui apporta certaines seigneuries en Terre d’Otrante, dont elle était l’héritière263. On apprend le décès de Barral en 1331 par une lettre royale adressée à sa veuve, qui évoque son fils aîné Jacques264. Barral iii de Baux mena donc une carrière de seigneur en Italie pendant une quinzaine d’années. Son activité prédatrice n’est pas un fait rare ; violences et brigandages sont bien attestés au sein de la noblesse du royaume de Naples pendant le règne du roi Robert265. Avant son établissement en Italie, qui ressemble à un exil, il avait été un seigneur comtadin, aux prises avec de grandes difficultés financières. Il avait hérité de son père de nombreuses dettes. Il ne put rétablir la situation car il devait également constituer les dots de ses deux sœurs, Éléonore et Cécile. En fin de compte, il dut abandonner la quasi-totalité du patrimoine seigneurial de ses ancêtres aux bords du Rhône.
IV.2. Une commande des Baux de Monteux ? Nous allons maintenant revenir sur l’histoire des Baux en Comtat Venaissin afin de mieux cerner la famille qui est évoquée dans les peintures de Pernes et pour envisager les différentes possibilités de commande en son sein. Barral ier de Baux, rappelons-le, avait bénéficié en 1240 d’une importante donation féodale de la part de Raymond vii de Toulouse, dont il avait épousé une parente266. L’ensemble de ses seigneuries est mentionné en 1254, quand il prêta hommage aux commissaires d’Alphonse de Poitiers, comte de Toulouse et marquis de Provence. On retrouve en premier lieu Monteux, où l’évêque de Carpentras revendiquait alors le quart de la seigneurie, dont une partie était sous-inféodée aux frères Rostang et Geoffroy de Venasque267. Loriol, Caromb et Bédoin étaient des castra où Barral avait la pleine juridiction tandis qu’il avait des droits seigneuriaux partiels à Entraigues, Bédarrides, Saint-Saturnin[-lès-Apt] et Flassan. Barral possédait également un ensemble de seigneuries au nord du Mont Ventoux : le castrum de Savoillan,
261. Cambell 1978, p. 169. 262. Son nom est écrit Barrasius de Baucio, par contamination du nom de deux nobles qui figurent plus haut dans la liste, Barrasius filius Francisci de Barrasio et Barrasius de Barrasio, issus de la famille Barras de Haute Provence, cf. Bozzo 1882, p. xlvi (22 avril 1326) ; Minieri Riccio 1882, p. 492. 263. Della Marra 1641, p. 73, 203 (d’après un registre angevin de 1329). 264. Barthélemy 1882, p. 314-315 (nº 1093, 26 novembre 1331, lettre concernant le douaire d’Altigrina, qui n’est pas satisfaisant du fait de l’échange fait par son mari de Loreto contre une autre seigneurie). 265. Caggese 1923, t. 1, p. 245-247, 332-344. 266. Voir ci-dessus la note 196. 267. BI de Carpentras, ms. 557 [Livre rouge du comte de Toulouse], f. 33v-34r ; Barthélemy 1882, p. 109 (nº 379, 23 janvier 1254, Carpentras).
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des parts du castrum de Brantes et de celui d’Aulan, la villa de Saint-Léger[-duVentoux] et le tènement de Guibert268. En revanche, il n’avait strictement aucun pouvoir à Pernes269. Même pour ses descendants, il n’a été pas été possible de retrouver la moindre trace archivistique mentionnant des possessions des Baux à Pernes270. La tour Ferrande n’aurait pu être pour les Baux qu’une résidence urbaine271. Du temps où Pernes était la capitale du Comtat Venaissin, cela s’envisage plus aisément, même si la proximité de Monteux limite l’intérêt de disposer d’une telle demeure. Mais une mention fugace, concernant Bertrand iii de Baux, nous révèle l’utilité de ce genre de « pied-à-terre ». En 1297, à cause d’une dette de 21 000 sous, le comte d’Avellino fut convoqué pour se tenir aux arrêts à Pernes272. La pratique de l’ostagium était de mise dans la région provençale ; en cas de retard dans le remboursement, le débiteur s’engageait à se constituer otage dans un lieu désigné par le tribunal compétent, figurant dans l’acte notarié d’obligation273. Pernes, en tant que siège de la cour du recteur du Comtat Venaissin, devait voir affluer les débiteurs en difficulté... Disposer d’une demeure en ville permettait d’alléger cette astreinte et d’en faire une assignation à résidence chez soi, plutôt que dans une auberge274. À la fin du xiiie siècle, Bertrand iii de Baux rencontra de graves problèmes financiers, en dépit de sa haute situation à la cour des rois de Naples. En 1287, son fils Raymond vi avait été fait prisonnier par les Catalans lors d’une bataille navale. Sa libération, survenue en 1290, avait été particulièrement coûteuse. Bertrand dut vendre plusieurs seigneuries275, dont certaines situées en Comtat Venaissin. En
268. BI de Carpentras, ms. 557, f. 34r-35r ; Barthélemy 1882, p. 109 (nº 380, 26 janvier 1254, Monteux). Les fiefs du Ventoux ne sont donc pas des apports d’Agathe de Mévouillon comme l’écrit Mazel 2002, p. 450. On remarque que Sarrians n’est pas mentionné en 1254 ; un arbitrage de 1275 de l’archevêque d’Arles en attribua la seigneurie au prieuré clunisien de Saint-Saturnin-du-Port (Pont-Saint-Esprit), moyennant une indemnité de 2000 livres tournois à Bertrand iii de Baux, comte d’Avellino (Barthélemy 1882, p. 528, Supplément nº 17). Le tènement de Guibert doit se situer près du Col de Guibert dans la commune de Plaisians, au nord de Brantes. 269. Pour Pernes, l’enquête domaniale de 1253-1254 liste les droits et cens du comte de Toulouse, cf. BI de Carpentras, ms. 557, f. 14r-21r (31 octobre 1253). 270. Jean-Julien Giberti ne relève aucun membre de la famille des Baux dans son catalogue des célébrités de la ville et dans son nobiliaire communal, cf. iDeM 1923, p. 687. Parmi les historiens de la famille des Baux, outre les travaux du docteur L. Barthélemy et de Florian Mazel, qui sont publiés, il convient d’ajouter Collier 1947. Il n’y est pas question de Pernes. 271. Mazel 2002, p. 547-548. 272. « Item, I instrument de requeste faite par Pierre Giraut de Camaret a messire Bertrand des Baux, (feu) conte de Vellin, qu’il deust aller tenir hostaige a Pernes pour la somme XXIM sous de tournois, l’an mil IIC IIIIXX XVII. », AD84, 2 E 25, f. 29v [inventaire de 1427 des archives des princes d’Orange]. Le 18 novembre 1299, le comte d’Avellino déclarait toujours devoir 15 000 sous à Pierre Giraud de Camaret « pour le rachat de certains droits qu’il possédait sur le péage du Rhône » (Barthélemy 1882, p. 233, nº 803). 273. Claustre 2007, p. 43-44. 274. La « prison ouverte » dominait dans le Midi et la véritable incarcération pour dette ne s’imposa à Paris qu’à la fin du xive siècle. 275. Il vendit en 1291 Calvi, dans le royaume de Naples, à Benoît Caetani (le futur Boniface viii) pour 1 300 onces d’or et en 1294 la ville de Pertuis à des banquiers pour 6 000 onces, cf. Scandone 1950, p. 42-43.
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1296, il put racheter Bédoin et Loriol au recteur276. Mais dès 1298, il vendait Entraigues pour 4 000 livres tournois et Bédoin et Loriol pour 3 000 l. t., aux frères Franzesi à la fois banquiers du pape et recteurs du Venaissin277… Bertrand iii de Baux contesta presque aussitôt cette vente et s’employa à l’annuler278. On connaît mal comment ces fiefs furent récupérés, par lui-même, avant de mourir en 1305279, ou par ses héritiers280. L’endettement de la famille persista toutefois, comme l’atteste la vente de seigneuries dans les années qui suivirent. Comme nous l’avons vu, il y eut un partage du patrimoine des Baux d’Avellino en 1305. Raymond vi de Baux, le fils aîné, hérita des Baux et du comté d’Avellino. Jusqu’à son décès en 1321, il se partagea entre la Provence et le royaume de Naples281. On n’a pas conservé d’actes qui attestent sa présence en Comtat Venaissin entre 1305 et 1321282. Il mourut aux Baux et se fit enterrer dans 276. Barthélemy 1882, p. 225 (nº 773, 9 novembre 1296). Le comte d’Avellino paya effectivement 2 000 livres pour le recouvrement de Loriol au trésorier du Venaissin qui lui en donna quittance (Ibid., p. 228, nº 783, 29 septembre 1297). 277. Theis 2012, p. 150, 631-632. 278. Bertrand de Baux convoqua des parents et des grands personnages pour le conseiller sur la procédure à suivre pour récupérer ces trois châteaux ; l’acte évoque aussi sa maladie, cf. Fornery 1909, t. 2, p. 411-413 (2 mars 1300, v. st.) ; Theis 2012, p. 629-632. Le 25 septembre 1300, il vendit à l’archevêque d’Arles ses droits de péage à Arles et Trinquetaille pour la somme de 4 500 livres de coronats, qui devaient servir à racheter à la cour du Comtat Bédoin et Loriol. Cette vente fut confirmée le 8 octobre 1300 par son épouse Agathe de Mévouillon (Barthélemy 1882, p. 239-240, nº 824, 825). 279. Les données sont à vrai dire contradictoires sur la mort de Bertrand iii de Baux, comte d’Avellino. Il est mentionné le 21 mai 1304, alors qu’il règle un litige à Goult dont il est le seigneur supérieur (Barthélemy 1882, p. 252, nº 867). Son fils Raymond apparaît à Aubagne le 22 juillet 1304, avec le titre de comte d’Avellino selon L. Barthélemy, titre qui lui est donné aussi dans une lettre de Charles II du 1er novembre 1304 (Ibid., p. 252-253, nº 868, 869). Mais le 12 novembre 1304, c’est Bertrand à nouveau qui figure à Aix comme comte d’Avellino pour la promulgation des nouveaux statuts de la Provence (Ibid., p. 253, nº 871 [acte édité par Giraud 1846, t. 2, p. 52-61], où il figure en tête des nobles comme B. comite Avellini). Il faut attendre la mention d’une lettre du 25 septembre 1305 de sa veuve Agathe de Mévouillon, agissant comme dame de Caromb, pour être certain de sa mort (Barthélemy 1882, p. 258, nº 886). Dans un autre ouvrage, Louis Barthélemy situe son décès peu avant cette lettre : « il traîna une vie malheureuse et maladive pendant les dernières années de son existence, et mourut en septembre 1305 ». (iDeM 1889, t. 1, p. 101, et p. 103 où il présente Raymond agissant pour son père en juillet 1304). Un décès en 1305 est donc le plus probable ; c’est l’année retenue par Mazel 2002, p. 630). F. Scandone penche pour 1306, d’après les registres angevins, car il ignore l’ouvrage de L. Barthélemy (iDeM 1950, p. 44, 50). A. Del Balzo di Presenzano, d’après ce même regeste, situe le décès en 1304 (iDeM 2003, t. 1, p. 138). 280. Le 29 mai 1302, Bertrand iii de Baux prêta hommage dans la forteresse de Pernes aux recteurs pour tout ce qu’il avait en Comtat Venaissin et en particulier les 10 livres tournois perçues sur l’albergue de Bédarrides (Mazel 2000, t. 4, p. 416-417, nº 419). Cette formulation vague laisse à penser qu’il n’avait pas encore récupéré ses fiefs. En mai 1306, on sait que les frères Franzesi furent remboursés par la papauté des 7 000 livres qu’ils avaient dépensées en 1298 (Theis 2012, p. 632). Peut-être les héritiers de Bertrand iii de Baux venaient-ils de racheter au pape les trois fiefs de Bédoin, Loriol et Entraigues. 281. Pour sa carrière, documentée de 1273 à 1321, voir Noblemaire 1913, p. 35-36 ; Scandone 1950, p. 44-52 et Del Balzo di Presenzano 2003, t. 1, p. 141-150. 282. Pour le prouver, nous indiquons les principaux actes concernant Raymond vi de Baux durant cette période : Barthélemy 1882, p. 258 (nº 889, 1306, s. l.), p. 260 (nº 894, 16 avril 1306, Marseille), p. 266 (nº 917, 28 novembre 1308, Provence), p. 270-271 (nº 932, 933, 2 et 5 mai 1309, royaume de Naples),
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l’église Saint-Louis d’Anjou de Marseille, dans un tombeau que l’on imagine assez somptueux283. La seule occurrence de son passage aux abords de Pernes correspond à une ambassade importante qu’il fit à Avignon en avril 1315 au nom de Robert d’Anjou : il devait inviter les cardinaux à se réunir en conclave pour élire un successeur à Clément v284. Un contemporain le désigne alors comme « le plus puissant homme de Provence285 ». À l’inverse, après la mort de leur père, Barral iii et Agoult de Baux furent, comme nous l’avons vu, de simples seigneurs comtadins. Ils agirent seuls ou avec leur mère, mais pas conjointement à leur demi-frère Raymond. Nous pensons donc qu’ils constituent des commanditaires beaucoup plus probables des peintures de la tour Ferrande que ce dernier286. Barral iii de Baux fut à la tête des fiefs comtadins en prenant le titre de seigneur de Monteux de 1305 à mai 1313, puis de seigneur de Caromb jusqu’en 1314. Le mariage de sa sœur Cécile correspond à la perte de ses seigneuries comtadines. Son beau-frère Raymond-Guillaume de Budos était recteur du Comtat Venaissin et résidait donc à Pernes. On ne peut pas écarter que la tour Ferrande fût sa demeure : dans ce cas, les peintures pourraient être liées à son mariage avec Cécile de Baux. Cette hypothèse a été envisagée par Térence Le Deschault de Monredon qui l’écarte au motif que les armoiries des Budos ne se retrouvent pas dans la tour Ferrande287. Mais il admet aussi que ces armoiries puissent se trouver dans une salle accolée à la tour. Il s’agit donc d’une piste que l’on ne peut pas exclure.
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p. 277 (nº 958, 960, novembre et décembre 1310, retour de Provence en Italie), p. 280 (nº 968, 969, 20 et 30 octobre 1311, royaume de Naples), p. 284 (nº 985, 22 août 1313, s. l.), p. 285 (nº 991, 23 mai 1314, Aubagne), p. 287 (nº 995, 9 mars 1315, sénéchal de Provence ; nº 997, 11 juin 1315, SaintRemy), p. 289 (nº 1004, 16 octobre 1315, Provence ; nº 1005, 30 avril 1316, Cuges), p. 294 (nº 1023, 10 février 1320, Les Baux), p. 295 (nº 1024, 17 avril 1320, Tarascon ; nº 1027, 9 juin 1320, s. l.), p. 303 (nº 1055, testament du 21 mars 1321, fait aux Baux, cité dans un acte du 1er août 1324), p. 296-297 (nº 1030, 10 mai 1321, première mention de sa veuve, Étiennette) ; Cortez 1921, p. 56 (sénéchal de Provence en juin-août 1315). Ce tombeau est évoqué dans le testament de 1367 de son petit-fils Raymond qui mentionne la sépulture de son grand-père et de sa grand-mère paternels et de sa mère, Jeanne d’Apchier, cf. Archives nationales, P 133417A, nº 52, f. 22v-27v. De fait, le testament de Jeanne d’Apchier, datant de 1349, précise : corpus vero suum sepeliri voluit et precepit in ecclesia Beati Ludovici de Massilia in cappella scilicet in qua sepulti fuerunt ceteri de progenie Baussenqorum predicti domini sui viri (AN, P 13932 cote 934). Cette formulation indique bien qu’il s’agit de la sépulture majeure des Baux d’Avellino. Au moment de cette ambassade, Raymond vi de Baux était sénéchal de Provence, charge qu’il avait reçue par une lettre royale du 31 janvier 1315. Cf. Perrat 1950, p. 125, 148, 151-152 ; Caggese 1923, t. 1, p. 216. Item noveritis, mi domine excellentissime, quod comes Avelini noviter factus est senescallus Provincie et vices gerens regis et est potentior homo de Provincia. Est enim dominus de Bausio et recepit literas regis Roberti quod personaliter deberet accedere ad cardinales citramontanos et Italicos et insistere apud eos, quod insimul convenire velint ad aliquem locum Provincie ad futurum summum pontificem eligendum. (Finke 1908, t. 1, p. 356-357 (lettre de Juan Lopez à Jacques II d’Aragon, écrite d’Avignon le 18 avril 1315)). Jean-Bernard Elzière propose cette hypothèse dans une lettre indiquée dans Garrigou Grandchamp 2016, p. 150 n. 48. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 98.
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Après le départ de Barral iii de Baux en Italie, son frère Agoult de Baux s’installa à Brantes, en marge du Comtat. Le début de sa carrière nous intéresse dans la mesure où il peut être un autre candidat à la commande des peintures de Pernes. En janvier 1317, il était exécuteur testamentaire de son beau-frère Guy Dauphin, seigneur de la baronnie de Montauban, et frère du Dauphin288. Il participa ensuite aux accords familiaux entre le Dauphin Jean II d’une part, et les autres héritiers de Guy Dauphin, sa veuve, Béatrice de Baux, et le mari de sa fille unique Anne de Viennois, Raymond iv de Baux, prince d’Orange, d’autre part289. Toujours en 1317, il fit une transaction avec le Dauphin, dont il était le vassal pour Plaisians. Il renonça à ses droits sur la baronnie de Mévouillon, récemment acquise par le prince290, droits qui provenaient de sa famille maternelle, moyennant 1 000 livres et une rente annuelle de 300 livres291. Cet argent lui permit de renforcer sa position féodale à Plaisians292. De la même façon, Agoult de Baux négocia l’abandon de ses droits à la succession paternelle. Le 9 juin 1320, il toucha 4 000 livres tournois de son demi-frère Raymond vi de Baux, comte d’Avellino ; en contrepartie, il ne réclamerait plus rien sur le château des Baux293. Agoult refusa dans un premier temps de prêter hommage au pape pour les fiefs de Brantes, Saint-Léger, Savoillan et Aulan, situés aux frontières des Baronnies. Après la commise de ses fiefs, il accepta finalement de faire hommage dans le cadre d’une transaction datée du 26 juillet 1320 conclue dans le palais du pape à Avignon. En échange de 2 000 livres de petits tournois, qui lui furent effectivement payés, il s’engagea devant le procureur fiscal à faire hommage au pape et à lui fournir une cavalcade de quatre hommes armés à cheval et cent piétons294. Son testament du 1er août 1321 mentionne dans les substitutions son « illustre frère Barral de Baux » et son neveu Huguet de Baux, comte d’Avellino et seigneur des Baux295. 288. Guy de la Tour du Pin, dit Dauphin, avait épousé Béatrice de Baux, fille de Bertrand iii de Baux et de Philippa de Poitiers. Il fit son testament le 23 janvier 1317, cf. Valbonnais 1722, t. 2, p. 153-154. 289. Barthélemy 1882, p. 290-291 (nº 1011, 31 janvier 1317, à Visan, accord entre le Dauphin et Béatrice de Baux, veuve de Guy Dauphin ; Agoult est garant du Dauphin) ; Valbonnais 1722, t. 2, p. 154-155 (31 janvier 1317, à Visan, accord entre le Dauphin et le prince d’Orange, dont Agoudus de Avellino, dominus de Brantols est l’un des garants), cf. Barthélemy 1882, p. 292-293 (nº 1017, à la date fautive du 31 janvier 1318). 290. La donation de la baronnie de Mévouillon au Dauphin par Raymond v/vi de Mévouillon date en effet du 2 septembre 1317. Elle mentionne l’accord éventuel du Dauphin avec Agoult de Baux super jure et de jure quod idem nobilis Agoutus asserit habere in terra predicta et prévoit alors une rente de 200 livres à son profit, Valbonnais 1722, t. 2, p. 165-168. 291. Barthélemy 1882, p. 292 (nº 1016, 25 septembre 1317). À la suite de cet accord, Agoult de Baux reçut, le 24 août 1318 à Loriol en Comtat Venaissin, 1000 livres tournois d’un procureur du Dauphin, en raison de son hommage et de l’abandon de ses droits sur de la terre de Mévouillon (AD38, B 3792), cf. Barthélemy 1882, p. 293 (nº 1018, d’après une analyse moderne). 292. Boniface d’Alauzon lui vendit en 1318 ce qu’il possédait à Plaisians et en 1319 [une part du] château de Guibert, cf. Meyer 1905. 293. Barthélemy 1882, p. 295 (nº 1027, brève analyse d’après l’inventaire de 1473). 294. AD84, B 6, f. 79r-81v ; B 9, f. 142r-145r. Cf. Barthélemy 1882, p. 296 (nº 1029, avec la mention erronée de Sarrians au lieu de Savoillan) ; Theis 2012, p. 634. 295. AD38, B 3792.
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Il eut une riche carrière d’officier et d’homme de guerre en Dauphiné et dans le royaume de France296. Cela nous vaut d’avoir conservé un sceau équestre de 1340297 (fig. 35) qui montre, sur l’écu, un mi-parti croix de Toulouse/étoile des Baux, et, sur la housse du cheval, un miparti Baux/Toulouse. Son frère aîné Barral iii portait probablement des armoiries identiques. Or celles-ci correspondent aux armoiries que l’on retrouve dans la tour Ferrande pour son grand-père Barral ier (fig. 22). C’est un élément supplémentaire pour l’envisager comme le commanditaire le plus probable du décor peint. Fig. 35. Sceau d’Agoult de Baux En effet, son statut d’aîné lui (empreinte de 1340). donne la prééminence pour la gestion des fiefs comtadins. Après son départ en Italie en 1315, Agoult semble absent de la « scène » comtadine ou provençale et actif en revanche en Dauphiné. Barral iii de Baux paraît donc comme le plus apte à avoir pu commander des peintures rendant hommage à son père et son grand père, dont il portait le prénom et, très probablement, les armoiries. On peut imaginer que la tour Ferrande était une demeure urbaine de sa famille, pouvant servir de résidence de repli. Peut-être a-t-elle été concernée par les destructions de 1301 visant les maisons des nobles. Cela aurait encouragé le réaménagement de l’intérieur de la tour que l’on observe du point de vue architectural. Une réalisation du cycle pictural du temps de Barral iii nous semble plus probable qu’une réalisation de son père, dans la dernière décennie du xiiie siècle, comme l’a proposé Gaetano Curzi298. On se rappelle que le nom de Bertrand figure dans une peinture. Cela semble peu naturel de devoir le préciser si l’on est soi-même le commanditaire des peintures et le propriétaire de la tour. Le fait que le commanditaire ne soit pas un acteur et un témoin des événements relatés comme l’était Bertrand convient mieux aussi au souci didactique des peintures et à la fréquence des inscriptions qui identifient les personnages et les circonstances. Enfin Bertrand iii de Baux n’était pas qu’un seigneur comtadin, c’était aussi et surtout un grand seigneur provençal ainsi qu’un comte dans le royaume 296. Noblemaire 1913, p. 46-47 ; Del Balzo di Presenzano 2003, t. 1, p. 193-198. Ces notices sont loin d’épuiser le sujet. 297. Barthélemy 1882, p. 554-555, pl. v nº 13 (sceau de 1340). 298. Curzi 2007, p. 438, 443.
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de Naples. Cela contraste avec la facture fruste des peintures de Pernes. Le décor semble plus convenir à un seigneur local ou à un fils cadet qui veut honorer les faits d’armes de ses ancêtres ayant plus de stature et de prestige. Par ailleurs, n’y aurait-il pas eu une circonstance exceptionnelle favorisant la réalisation du programme iconographique de la tour Ferrande299 ? Il s’en présente une, de choix : le voyage de sacre de Robert d’Anjou. Après son couronnement par Clément v à Avignon le 3 août 1309 et l’hommage pour la Sicile le 26 août, son itinéraire est mal connu à l’automne 1309. Mais on dispose d’une information : alors que le pape se trouvait à Malaucène, le roi de Sicile était à Bédoin le 12 octobre 1309300. Cela veut dire que Barral iii de Baux accueillit dans un de ses fiefs comtadins Robert d’Anjou. L’a-t-il fait aussi à Pernes, dans la tour Ferrande ? Ce n’est qu’une hypothèse, sans aucune preuve documentaire. Mais la thématique du décor de la tour Ferrande pourrait facilement être liée à cette visite hypothétique. Commençant et finissant par une scène d’investiture, les peintures valorisent clairement le lien entre la papauté et Charles d’Anjou, ce qui est à l’origine de l’hommage fait par Robert au pape en 1309. Elles célèbrent le rôle de Barral ier de Baux et de son fils Bertrand dans la conquête du royaume de Sicile ; les deux personnages sont montrés aux côtés de Charles d’Anjou, comme ses véritables compagnons d’armes. Enfin, la décoration du plafond du second étage (fig. 8) qui alterne fleurs de lys et étoiles semble souligner ce lien privilégié entre les souverains et les Baux. La présence en Comtat Venaissin de Robert d’Anjou constitue assurément un événement exceptionnel, digne de motiver un seigneur de haut lignage voulant attirer l’attention du roi, et espérant des faveurs301. En mars, avril et mai 1310 Robert d’Anjou séjourna de nouveau à Avignon, d’où il partit par route pour l’Italie (il était à Cuneo le 18 juin 1310). Il dut donc traverser le Comtat une nouvelle fois302. L’hypothèse d’un passage à Pernes peut s’appliquer donc aussi à cette occasion.
IV.3. Un noble de Pernes de l’entourage des Baux ? Même si l’hypothèse d’une tour appartenant aux Baux est privilégiée, on ne peut pas exclure totalement qu’une famille noble de Pernes soit à l’origine des peintures, car l’événement qu’elles commémorent était une entreprise collective qui concerna aussi la noblesse locale. Si les premiers rôles sont occupés par les Baux, il y a à leurs côtés des chevaliers, dont les armoiries sont peu visibles. La tour pourrait appartenir à un membre de l’entourage des Baux, prêt à les héberger s’ils en avaient besoin. Nous apprenons incidemment qu’en 1301, au moment de 299. Je remercie Rosa Maria Dessì de m’avoir interrogé sur ce point. Sur le lien entre peintures politiques angevines et contexte politique, cf. Dessì 2017. 300. Cf. Pécout 2014, p. 282 n. 20. 301. On pourrait imaginer l’octroi d’un fief, en lien avec la dernière scène historique représentée, que l’on a du mal à interpréter. 302. Pécout 2014, p. 283.
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la révolte contre les nobles de L’Isle-sur-la-Sorgue, Agathe de Mévouillon, comtesse d’Avellino, résidait chez l’un d’eux, Hugues Bernard303. On pourrait donc imaginer la même chose chez un noble de Pernes. L’économie des moyens dans la réalisation des peintures pourrait aller dans ce sens. Leur facture ne semble pas à la hauteur d’une famille du rang des Baux. Cela nous amène à évoquer deux familles nobles pernoises, les de Pernes et les de Venasque. Nous avons mentionné précédemment la carrière dans le royaume de Naples des de Paternis. La concession de fiefs dans les Abruzzes récompense incontestablement des faits d’armes, lors de la bataille de Tagliacozzo ou peu après. Les de Paternis pourraient fort bien faire partie des nobles de l’entourage des Baux d’Avellino. Un travail archivistique reste à mener pour savoir s’ils sont liés à la tour Ferrande. Comme cette famille est attestée à Pernes jusqu’à la première moitié du xviie siècle304, il y a des chances de parvenir à un résultat, positif ou négatif. Nous allons simplement ici discuter des armoiries de cette famille, qui était la plus représentée en 1332 parmi les familles nobles de Pernes. Giberti indique qu’elles étaient d’or, au pal d’azur, chargé d’une croisette ancrée d’argent305. Joseph-Antoine Pithon-Curt, son contemporain, donne deux blasonnements un peu différents, en marge de généalogies d’autres familles306. Ces armoiries correspondent-elles vraiment à celles des de Paternis attestés au Moyen Âge ? La persistance de la famille à Pernes à l’époque moderne rend cela très probable. On peut de plus ajouter qu’une branche des Pernes s’établit hors du Comtat au xvie siècle, plus précisément en Saintonge, en tant que seigneurs de Vibrac et gouverneurs de Saintes. Issu de cette lignée, Jacques de Pernes épousa en 1609 en Bourgogne l’héritière Claudine d’Épinac. Leur fils prit le titre de comte d’Épinac. Giberti raccorde à ces « de Pernes d’Épinac » Pierre d’Épinac, archevêque de Lyon de 1573 à 1599, qu’il appelle « Pierre de Pernes »307 ». C’est une erreur car l’alliance entre les Pernes et des Épinac ne date que de 1609, comme nous venons de le voir308. La famille établie en Saintonge était pourtant bien originaire du Comtat. Le généalogiste Charles d’Hozier, quand il dresse un arbre succinct de cette famille, dispose d’un testament original en latin de 1266 du chevalier
303. Theis 2012, p. 155 n. 192. 304. Cf. un arbre généalogique dressé à partir des notes manuscrites de Giberti : http ://jean.gallian.free.fr/comm2/Images/genealog/pernes/p1b.pdf. Le nobiliaire de Pernes écrit par Giberti est en effet resté manuscrit. On dispose seulement de la liste des familles, avec leurs dates de présence en ville et, éventuellement, leurs armoiries, Giberti 1923, p. 686-693. 305. Ibid., p. 691. 306. Pithon-Curt 1743, t. 1, p. 27, armoiries de Jeanne de Pernes, épouse vers 1425 de Jacques Alleman : « d’azur à la croix pattée d’argent adextrée d’or ou d’or au pal d’azur chargé d’une croix pattée d’argent » ; p. 116, armoiries de Jeanne de Pernes, épouse Barthélémy d’Aurel, qui teste en 1459 : « d’azur à la croix pattée d’argent adextrée & senextrée d’or ». 307. Giberti 1923, p. 184-185. 308. Pierre d’Épinac, dont la famille s’appelait auparavant « de Saint-Priest alias Maréchal » était ainsi le grand-oncle de Claude, cf. Richard 1901, p. 1-13 et BnF, Cabinet de d’Hozier 128, dossier 3333 (Épinac).
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Rostaing, dit communément Roger, de Paternis309. Ce testament est analysé dans un autre document, avec deux contrats de mariage du début du xvie siècle310. On a donc affaire à des cadets qui sont allés s’installer bien loin du Comtat311. Les « de Pernes d’Épinac » portaient d’argent au pal d’azur chargé d’une croix ancrée d’argent312. Le champ est donc d’argent au lieu d’être d’or comme pour les Pernes du Comtat. Mais il s’agit d’une simple variante ou brisure. On peut considérer que l’on connaît les armoiries portées par les de Paternis, qui s’illustrèrent au temps de la conquête du royaume de Naples. Comme on ne les trouve pas dans la tour Ferrande, la tour ne faisait a priori pas partie de leur patrimoine. Une discussion héraldique s’impose aussi pour une autre famille comtadine, celle des de Venasque. On lui attribue communément les armoiries des comtes de Toulouse : de gueules à la croix de Toulouse d’or313. De fait, des auteurs du xviiie siècle mentionnent ces armoiries à propos des Thézan-Venasque qui descendaient du mariage, en 1483, d’Elzéar de Thézan et de Siffreine de Venasque, et portaient en écartelé les armoiries des deux familles. C’est le cas de l’abbé de Vertot à propos d’un chevalier de Malte reçu en 1540314, et de Pithon-Curt en 1743
309. BnF, Cabinet de d’Hozier 265, dossier 7137 (de Pernes), f. 2r (analyse de Charles d’Hozier), f. 3-4 (autre analyse, dont nous mettons les apports entre crochets). Ce testament du 7 février (7 des ides de février) 1266 (v. st.) comporte des legs en blé à Rican fils de feu Guillaume de Pernes, son frère, à [Rostaing,] Rican et Raymond ses neveux, à Raymonde sa nièce, femme de Foulques Alquier, aux filles du chevalier Geoffroy de Corcelon et un legs de 100 sous à Guillaume Maustin, chevalier, pour qu’il s’achète un palefroi. Il lègue aussi une part de ses biens à Raymonde et Jaucerande, filles de feu Geoffroide, sa fille, et laisse une maison à son épouse Aude. Ses exécuteurs testamentaires sont [les chevaliers] Rostaing de L’Isle [appelé Rostaing Alphant de L’Isle dans l’autre analyse] et Guillaume Maustin, ainsi que Guillemette de Pernes, sa fille [à qui il laisse la maison où il demeure] ; [acte scellé par une bulle de plomb au nom d’Alphonse de Poitiers]. Raymond de Pernes, neveu de Rostaing, pourrait être le chevalier que l’on a vu dans le royaume de Naples, avec son frère Bérenger. 310. BnF, Cabinet de d’Hozier 265, dossier 7137, f. 3v-4r : brève mention du contrat de mariage du 27 décembre 1510 de « noble homme Jehan de Paternis , filz de noble homme Hélie de Paternis du diocèse de Carpentras d’une part et noble Marie fille de noble Jehan Caban du lieu de Masane [Mazan] audict diocèse », qui constitue à sa fille une dot de 300 florins ; contrat de mariage du 12 janvier 1517 entre « noble Mathieu de Paternis, escuyer de la ville de Paterne, diocèse de Carpentras d’une part et damoiselle Margerite Vuodode, fille de noble François Vuodode dudict lieu de Paternis d’aulte part, lequel Mathieu du consentement de noble Hélie de Paternis son père promet prendre en mariage ladicte Margerite ». Mathieu de Pernes est l’ancêtre des Pernes de Saintonge, transplantés ensuite en Bourgogne. 311. En 1565, le fait que Jacques de Pernes, gouverneur de la ville et de la citadelle de Saintes, soit reçu comme membre de la confrérie des Pénitents Noirs de Pernes est un autre indice de cette origine, cf. Giberti 1923, p. 185. Ce renseignement provient du registre même de cette confrérie, que cite plusieurs fois Giberti, et qui indique aussi que Jacques de Pernes décéda à Saintes le 12 janvier 1612. 312. Vertot 1726, t. 4, p. 192, armoiries de Gaspard de Pernes, du diocèse d’Autun, reçu en 1650 comme chevalier de Malte dans le Prieuré de Champagne. 313. Cf. Le Deschault de Monredon 2015a, p. 86. 314. Vertot 1726, t. 4, p. 398 : armoiries d’Antoine de Thézan-Venasque, reçu en 1540 : « au 1 & 4, écartelé d’or et d’azur [sic : cela devrait être gueules] ; au 2 & 3, de gueules, à la croix vuidée & pommetée de 12 pièces d’or, & une cotice de gueules brochant sur le tour ».
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en parlant d’un mariage concernant la famille Astoaud315. Le village de Venasque porte d’ailleurs aujourd’hui ces armoiries. On peut donc se demander si ce ne sont pas les armoiries des Venasque qui figurent dans le combat singulier, au bas du mur sud, sur l’écu du chevalier vainqueur, plutôt que celles de Jourdain iv de L’Isle ou de Bertrand iii de Baux. Cette piste est d’autant plus intéressante que l’on se rappelle que Rostaing de Venasque était ambassadeur de Pernes auprès de Boniface viii en 1301, qu’il existait un Bertrand de Venasque en 1320, dont la maison était proche d’un noble de la ville316, et qu’un damoiseau Pierre de Venasque est mentionné en 1332317. En outre, une branche des Venasque étaient coseigneurs de Monteux, pour un huitième, puis un seizième318. Cette famille était donc en relation suivie avec les Baux d’Avellino. Pourtant des éléments vont à l’encontre de l’hypothèse d’un lien entre la tour Ferrande et les Venasque. Le plus important est que les armoiries anciennes des Venasque étaient d’or à la croix de Toulouse d’azur. On les trouve dans une peinture murale du couvent des Dominicains de Carpentras, représentant sans doute Geoffroy de Venasque, mort au milieu du xve siècle. Pithon-Curt, en 1750, évoque cette peinture, et attribue ces armoiries aux Venasque pour l’article qu’il leur consacre, corrigeant donc ce qu’il avait écrit en 1743319. Une analyse des procès de noblesse des trois frères Thézan-Venasque, reçus chevaliers de Malte dans les années 1540, confirme le fond d’or et la croix d’azur320 (contrairement à ce qu’écrit l’abbé de Vertot) tout comme l’armorial peint par César de Nostredame, datant du début du xviie siècle321. L’adoption de la croix d’or sur fond de gueules est donc plus tardive. Elle avait l’avantage de mieux s’accorder aux armes originelles des Thézan (écartelé d’or et de gueules à la bande d’azur brochant sur le tout), et surtout, de suggérer un lien prestigieux avec les comtes de Toulouse… En plus de cet argument héraldique, il faut prendre en compte la toponymie moderne de Pernes : il existait un placet des Venasque à l’intérieur de la ville, juste en face de la porte Villeneuve, et une rue des Venasque à peu de distance. La tour des Venasque devait donc se trouver à proximité de la porte de Villeneuve, et elle ne peut être confondue avec la tour Ferrande plus éloignée. En l’état de la recherche, il est impossible de relier la tour Ferrande à une famille noble pernoise. Le lien avec les Baux de Monteux et de Caromb paraît le 315. Pithon-Curt 1743, t. 1, p. 109, armoiries de Marie de Thézan-Venasque, mariée en 1666 avec Jean d’Astoaud, baron de Murs : « au 1-4 contre-écartelé d’or et de gueules à la cotice d’azur, qui est Thézan ; au 2-3 de gueules à la croix vuidée, cléchée & pometée d’or, qui est Venasque ». 316. Parmi les maisons payant un cens en 1320 : Item a Bertrando de Venasca pro una domo in Paternis, juxta hospicium Raymundi Malinguinis [sic] Malisanguinis dicti Maniayre, annuum servicium trium solidorum Turonensium seu Malgoriensium. (AM de Carpentras, BB 284, f. 277v). 317. AM de Pernes-les-Fontaines, FF 8. 318. Legros 2016, p. 163-166. 319. Pithon-Curt 1750, t. 3, p. 501-513, ici p. 511-512, cf. aussi dans la généalogie des Thézan, Ibid., p. 392. 320. Bibliothèque de l’Arsenal, ms 3674, p. 671. 321. Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, ms. 1131 (818, rés. ms. 49), p. 100 (Venasque), 101 (Thézan), 102 (Thézan-Venasque).
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plus probable d’après l’héraldique et la thématique des peintures. Mais leur séjour à Pernes pourrait avoir été bref, ce qui explique en partie la difficulté pour en trouver des preuves. Au vu de ce que nous savons de la vie de Barral iii de Baux, une vente de la tour Ferrande vers 1315, quand il quitte le Comtat Venaissin pour s’établir dans le royaume de Naples, est un scénario plausible. La tour passa alors dans le patrimoine d’une famille noble de Pernes, qui n’apporta aucune modification au programme pictural. Cela se comprend mieux quand on sait que certains nobles locaux participèrent à la conquête du royaume de Sicile. Le souvenir de cette expédition s’est probablement perpétué sur plusieurs générations, notamment au sein de la famille de Paternis/de Pernes et de ses alliés. Cela explique pourquoi les peintures ne furent pas recouvertes durant l’époque médiévale. Les scènes figurées, même si leurs armoiries concernaient en particulier la famille de Baux, faisaient sens pour une simple famille de la noblesse urbaine. Elles affichaient un statut de « personne militaire », qui était contesté par une partie de la population. On se contenta de les compléter par quelques graffitis. Le fait que la tour Ferrande, restée en mains privées, puisse traverser encore plusieurs siècles sans grand changement est une fortune rare. * En fin de compte, nos recherches, ponctuées d’excursus généalogiques et héraldiques, ont essayé d’envisager la plupart des hypothèses concernant l’interprétation et les commanditaires possibles des peintures de la tour Ferrande. Térence Le Deschault de Monredon a beaucoup fait avancer le dossier grâce à l’identification des armoiries des Baux, l’interprétation convaincante de plusieurs scènes et la reconstitution de l’enchaînement des peintures. Mais il fait fausse route, à notre avis, en suivant la piste des L’Isle-Jourdain, qui l’entraîne vers une datation tardive du décor. Barral ii de Baux, seigneur de Monteux et hospitalier, qui était pour lui « l’astucieux et cultivé maître d’œuvre322 » du décor, est la fusion de deux demi-frères du même prénom. La datation qu’il propose, entre 1323 (date de la mort de Jourdain vi de L’Isle-Jourdain) et 1331 (mort de Barral ii/iii de Baux), ne repose finalement que sur des hypothèses fragiles ou erronées. Elle s’avère incompatible avec ce que l’on connaît maintenant de l’histoire des descendants de Bertrand iii de Baux. En 1323, l’exécution de Jourdain vi de L’Isle choqua la cour pontificale car Jean xxii avait fortement soutenu ce personnage. Pernes n’était plus la capitale du Comtat Venaissin. Barral de Baux l’Hospitalier était mort, tandis que son demi-frère Barral de Baux le Jeune avait dû céder ses seigneuries comtadines et vivait en Italie depuis quelques années, où il se faisait connaître pour sa rapacité… C’est ce personnage pourtant, Barral iii de Baux, qui pourrait être à l’origine des peintures de la tour Ferrande du fait de son implantation en Comtat Venaissin. Une implantation grandement fragilisée et en sursis du fait des dettes héritées 322. Le Deschault de Monredon 2015b, p. 346.
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de son père. Ces peintures seraient alors l’occasion d’évoquer les exploits de ses ancêtres au service de Charles d’Anjou et de l’Église. Peut-être le séjour du roi Robert d’Anjou à la cour pontificale d’Avignon en 1309 a-t-il été l’élément déclencheur de la réalisation du programme pictural. À tout le moins, une datation des peintures dans les années 1305-1314 nous semble hautement probable au vu de la carrière de Barral iii de Baux et du fait que son frère Agoult de Baux se comportait surtout comme un vassal du Dauphin de Viennois. Cette fourchette chronologique nous paraît par ailleurs compatible avec le style des peintures et des inscriptions. On ne peut éluder le contexte de la production picturale dans la région. Depuis leur découverte, les peintures de la tour Ferrande ont été attribuées à la fin du xiiie siècle, à la période qui précédait la papauté d’Avignon. Les repousser aux environs de 1309 fait peu de différence car la cour pontificale n’est pas vraiment installée dans la région à cette époque. En revanche, dès le début du pontificat de Jean xxii, les peintres affluent à Avignon : les chantiers de Sorgues et d’Avignon peuvent en employer une vingtaine ou une trentaine en même temps323, sans oublier ceux qui servaient les cardinaux et les familiers du pape. Le marché du livre devient florissant avec l’implantation des premiers ateliers de production de manuscrits, attirant des enlumineurs du Nord et du Midi324. Certes, dans les années 1320, le renouvellement pictural lié à l’afflux de peintres et d’enlumineurs venus de diverses régions n’en est qu’à ses prémices. Mais il est visible dans les peintures de la chartreuse de Sainte-Croix-en-Jarez, qui ont été réalisées au lendemain de la mort, en 1327, du chanoine Thibaud de Vassalieu, ce qui permet de disposer d’un jalon sûr325. Dans les années 1320, du fait de la proximité de Pernes avec Avignon, il aurait été facile de trouver, pour le chantier de la tour Ferrande, un peintre avec plus de maîtrise technique que celui qui y a œuvré326. Le décor peint nous semble renvoyer à une époque un peu plus ancienne. Nous le situerons quelques années après la révolte de 1301 contre les nobles de Pernes, et après la mort de Bertrand de Baux en 1305 qui avait participé avec son père Barral ier à la conquête du royaume de Sicile. Ses descendants en Comtat Venaissin rencontraient de graves déboires financiers. Les peintures de la tour 323. 324. 325. 326.
Cf. Roques 1961, p. 84-85. Manzari 2006, p. 30-83. Carcel 1998 ; Vachez 1904, p. 65-99. T. Le Deschault de Monredon a conscience du problème et l’explique par une contrainte financière du commanditaire. Alors que la tour Ferrande est de bonne facture du point de vue architectural, « la médiocrité stylistique du décor peint, si éloigné de la qualité des œuvres contemporaines de la toute proche cité pontificale, n’en surprend que davantage. Au vu de la spécificité des scènes représentées, dont seul un membre de la famille des Baux pouvait décrire avec autant de précision le contenu, il apparaît plus que probable que le commanditaire ait conçu l’intégralité du décor dont il a ensuite confié la réalisation à un peintre qui n’était pas de tout premier plan, sans doute en raison d’une contrainte financière » (iDeM 2015a, p. 249). En plaçant la réalisation des peintures vers 1309, celles-ci semblent moins paradoxales. D’autre part, la contrainte financière peut jouer dans le cas de Barral iii de Baux dont on a suivi les problèmes. Enfin, l’urgence de réaliser un décor pour accueillir Robert d’Anjou pourrait peut-être aussi entrer en ligne de compte...
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Ferrande semblent conjurer cette crise en magnifiant les prouesses familiales et les liens avec la dynastie angevine. Peut-être valorisent-elles également, sur le mur ouest, un héritage toulousain transmis par Sybille d’Anduze ? Le décor fait ainsi la louange du lignage des Baux, mais selon une facture qui traduit aussi un certain déclassement. Peu de temps après la réalisation de ces peintures, un noble de la ville récupéra cette tour. Les peintures pouvaient le satisfaire car elles exaltaient une entreprise guerrière qui impliqua certains nobles locaux. Ce qui est exceptionnel, c’est que cette atmosphère chevaleresque, où se mêlent les combats de Guillaume d’Orange et les batailles de Charles d’Anjou dans le royaume de Sicile, a été comme encapsulée dans cette tour urbaine aux dimensions modestes.
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(1) Hugues VII (-1289-†1303) + Cécile de Sabran (-1301-† av. 1311)
postérité
(1) Raymond VI (-1273-†1321) comte d’Avellino + 1) Étiennette Britaud de Nangis (-1273-1282) + 2) Stefania de Baud
(1) Béatrice (-1284-† c.1324) + Guy Dauphin (†1317)
Cécile (-1239-†1275) + (1244) Amédée IV, comte de Savoie de 1233 à 1253
(1) Sybille (-1324-1360) + Aymar V c. de Valentinois de 1329 à 1339
(1) Barral II chevalier de l’Hôpital (-1309-†c.1319)
(2) Agoult s. de Brantes (-1304-†1346) + (1320) Catherine Artaud d’Aix postérité
(2) Barral III s. de Monteux (-1301-†c.1331) + 1) Filippa di Raiano + 2) Altigrina di Luco Jacques
(2) Eléonore (-1309-†1340) + (1309) Guillaume VIII de Baux s. de Berre (-1309-1343)
Marquise (-1256-†1279) + (1256) Henri II, comte de Rodez (né vers 1236-†1304)
enfants du second mariage
Bertrand III (-1244-†1305), s. de Baux, comte d’Avellino + 1) Philippa de Poitiers (-1254-1278) + 2) Agathe de Mévouillon (-1283-1313-) dame de Caromb (en 1305)
enfants du premier mariage
Hugues VI (-1244-†av. 1251) fiancé à Philippa de Poitiers
Barral Ier de Baux (-1217-† 1268) s. de Baux, s. de Monteux, Bédoin, Caromb, etc. + Sybille d’Anduze fille de Pierre Bermond VI d’Anduze (†1215) et de Constance de Toulouse (fille de Raymond VI de Toulouse) (-1264-1275)
(2) Cécile (-1314-1342-) + (1314) Raymond-Guillaume de Budos s. de Bédoin (†1323) recteur du Comtat (1310-1316)
RecheRches suR les peintuRes De la touR feRRanDe De peRnes-les-fontaines (c. 1309 ?) 241
annexe : tableau genealogique Des baux D’avellino (xiiie – Début xive siecle)
LES CAPITAINES DE L’ENFER : DE LA PRÉDICATION AUX PEINTURES MURALES. IMAGES, TEXTES ET PAROLES DANS LES LIEUX DE CULTE DE LIGURIE ET DU PIÉMONT À LA FIN DU XVe SIÈCLE océane acquieR
Université Côte d’Azur, CEPAM, CNRS, France
D
ans un certain nombre de peintures monumentales couvrant les parois des quelque deux-cent-soixante-trois lieux de culte du sud de l’Arc alpin (Provence orientale, mais surtout Ligurie et Piémont) entre le xive et le e xvi siècle, la parole du prédicateur se donne à voir tant par des représentations des professionnels de la pratique homilétique, tels que Vincent Ferrier (1350-1419), Bernardin de Sienne (1380-1444) et Bernardin de Feltre (1439-1494), qui ont parcouru les Alpes méridionales, que par des images et des inscriptions faisant écho au contenu de leurs sermons. Dans les pages qui suivent, je tenterai d’appréhender les liens complexes entre prédication et peintures murales à partir d’un corpus méconnu de peintures infernales du Quattrocento, en m’attachant notamment aux inscriptions peintes accompagnant les images, à leur rhétorique et aux dispositifs visuels dans lesquels elles s’inscrivaient. Alors que les prédicateurs de la fin du Moyen Âge évoquaient volontiers les peines infernales, l’effet provoqué sur les spectateurs par la vision des images de l’Enfer peintes sur les murs des églises était en quelque sorte redoublé par la mémoire des paroles terrifiantes entendues lors des sermons. En observant les peintures, les fidèles se remémoraient les mots des prédicateurs, parfois dans les lieux mêmes où ils avaient résonné. Dans plusieurs de ces peintures, réalisées dans les deux dernières décennies du xve siècle, la représentation de l’Enfer, auquel les âmes des mauvais chrétiens étaient condamnées à la suite d’un jugement post mortem, est dominée par sept démons hégémoniques portant des étendards. Bien distincts des autres diables qui les accompagnent, ces démons s’inscrivent dans une organisation infernale dont la structure renvoie aux sept péchés capitaux1.
1.
Cette étude, qui reprend certains éléments d’une thèse de doctorat, sous la direction de Rosa Maria Dessì, soutenue en mars 2021 à l’Université Nice Côte d’Azur, constitue une version longue de Acquier 2020b.
Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 243-280. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132269
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i. sePt DéMons hégéMoniques en enfeR I.1. L’Enfer du sanctuaire Nostra Signora delle Grazie d’Imperia (Montegrazie) Sept démons hégémoniques sont ainsi peints en mai 1483 par les frères Tommaso et Matteo Biazaci de Busca dans le sanctuaire de pèlerinage Nostra Signora delle Grazie à Imperia, au hameau de Montegrazie2 (fig. 1). Un monde infernal bien compartimenté s’y déploie sur deux registres superposés, au centre du parement interne du mur nord de l’église. Chaque compartiment est consacré à un vice. La lecture des images se fait de gauche à droite : le spectateur observe d’abord les gouffres du vice de l’orgueil, de celui de l’avarice, de la luxure et de l’envie, puis ceux de la gloutonnerie, de la colère et de la paresse3 (fig. 2). Cet ordre fait écho aux cavalcades des péchés capitaux, selon une iconographie répandue dans le sud de l’Arc alpin à la fin du Moyen Âge. Le point de départ de l’ensemble du cycle infernal est une image de la Mort, figurée par un squelette qui s’apprête à décocher une flèche sur un jeune homme richement vêtu entouré d’un diable et d’un ange (fig. 3). Le jeune homme se tient debout, les bras croisés, et ne paraît pas prendre part aux échanges entre le diable et l’ange, dont la signification est donnée par le dispositif visuel des Fig. 1. Les diables hégémoniques. Mur nord, registres centraux, Nostra Signora delle Grazie, Imperia (Montegrazie). Photo, DAO. O. Acquier.
2. 3.
Sur ce sanctuaire : Boggero 2005. Hoc opus factum in tempore venerabilis Domini presbiteri Michaelis de Nivolone in rectoris Benedicti Borei et Oberti Gerbaudi fuitiorum huius ecclesie sub anno Domini M° CCCC° L XXX in III die XXX may. Thomas Bianzacii de Buscha et Matheus eius frater pincserunt. Guitton 2014, p. 18. Dans sa thèse, l’auteur mentionne l’usage mnémotechnique de SALIGIA qui aurait facilité au Moyen Âge la mémorisation hiérarchique des sept péchés capitaux. Cf. aussi Bloomfield 1952, p. 86.
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Fig. 2. Mur nord, Nostra Signora delle Grazie, Imperia (Montegrazie). Photo, DAO. O. Acquier.
Fig. 3. Thèmes iconographiques des peintures murales. Mur nord. Nostra Signora delle Grazie, Imperia (Montegrazie).
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inscriptions (fig. 4). Le diable écrit dans un livre posé sur son genou droit tout en s’adressant à l’homme noble via un phylactère d’orientation ascendante et sortant de sa plume, où l’on lit : Ne timeas si peccatum facis cotidie, poteris emendare (« Ne crains pas de pécher chaque jour, tu pourras t’amender »). Ces paroles viennent s’enrouler autour de l’oreille droite de l’homme, suggérant un discours sournois. À l’inverse, l’ordre donné par l’ange (Fac bene dum vivis, post mortem vivere si vis : « Fais le bien pendant que tu vis, si tu veux vivre après la mort »)
Fig. 4. La mort tirant sa flèche. Mur nord, Nostra Signora delle Grazie, Imperia (Montegrazie). Photo, DAO. O. Acquier.
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est consigné dans un phylactère qui s’éloigne du jeune homme : les mots paraissent tomber, de telle manière que le discours angélique ne semble pas toucher son destinataire. Cette composition indique tout à la fois une tentation (que manifestent les deux discours du diable et de l’ange), un décès (que signifie la Mort décochant sa flèche) et un procès (dont l’issue est transcrite dans le livre ou registre du diable greffier4). La figure de la Mort est en outre elle-même associée à un phylactère dont le texte peint est aujourd’hui illisible, mais la disposition de ce phylactère, qui plonge vers le bas et éjecte les mots hors du cadre peint, ne laisse pas de doute sur le fait que la scène annonce la mort et la condamnation du jeune homme. À la suite de cette scène de tentation, de décès et de jugement, la lecture se poursuit dans le registre supérieur. L’âme, jugée en présence de saint Michel, tombe en enfer : la balance de l’archange penchait, en effet, du côté du plateau sur lequel on lit la lettre m (comme malum, renvoyant aux mauvais comportements, pesant à l’évidence davantage que les bonnes actions). Une ligne verticale peut être tracée entre la lettre m déposée sur le plateau de la Fig. 5. Le procès puis la condamnation de l’homme noble. Mur nord, Nostra Signora balance et le registre tenu par le diable delle Grazie, Imperia (Montegrazie). greffier (fig. 5). La porte de l’Enfer est Photo, DAO. O. Acquier. située à la gauche de saint Michel, sous la représentation des Limbes. Si l’âme avait été plus vertueuse, elle aurait rejoint soit le Purgatoire, soit la Jérusalem céleste, l’un et l’autre représentés à la droite de saint Michel. Le spectateur placé dans l’église aperçoit la Jérusalem céleste au plus haut du mur ; le cortège des vertus et des scènes de la bonne confession, de la bonne communion et de la bonne mort se trouvent devant lui. Mais c’est bien le mal, la condamnation et les châtiments infernaux qui sont dominants dans cette peinture murale. 4.
Sur cette image, voir Acquier 2021.
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I.2. L’Enfer de l’église San Bernardino d’Albenga Les franciscains ont demandé aux frères Biazaci de peindre dans l’église conventuelle San Bernardino d’Albenga un cycle analogue, daté du mois de juin 1483 (fig. 6)5. Dans ce nouvel Enfer, ils disposent sept démons porte-étendards selon un modèle proche de celui de Montegrazie (fig. 7). La lecture du cycle débute par une pesée des âmes : les lettres m (pour malum) et b (pour bonum) sont déposées sur les plateaux de la balance (fig. 8). La pesée des âmes permet à saint Michel de séparer les damnés des élus : les premiers s’engouffrent en Enfer, dont la porte est située à la droite de l’archange, tandis que les seconds convergent vers la Jérusalem céleste, disposée à sa gauche. L’au-delà paradisiaque, qui paraît désaxé à Montegrazie, occupe à Albenga le centre du registre supérieur de la peinture murale. Les souterrains infernaux sont quant à eux disposés sur un seul registre, qu’il faut lire de gauche à droite (fig. 9). Les registres inférieurs du parement interne du mur nord ont été dégradés et n’en permettent pas une lecture complète. Dans les peintures d’Albenga, comme dans celles de Montegrazie, le mal l’emporte sur le bien, même si le déséquilibre est moins net à San Bernardino.
Fig. 6. Mur nord, San Bernardino, Albenga. Photo, DAO. O. Acquier.
5.
Costa-Restagno 2014, p. 84 ; Rotondi 1956, p.24-26. Trois mentions commémoratives des peintures de l’église nous sont parvenues. Selon la plus complète : Thomas Biazacius de Buscha et Matheus ejus frater pinxerunt M CCCC L XXX III die III junii.
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Fig. 7. Les diables hégémoniques. Mur nord, San Bernardino, Albenga. Photo, DAO. O. Acquier. Fig. 8. L’archange saint Michel pesant les lettres. Mur nord, San Bernardino, Albenga. Photo, O. Acquier.
Fig. 9. Thèmes iconographiques des peintures murales. Mur nord, San Bernardino, Albenga.
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I.3. L’Enfer de la chapelle San Bernardino de Triora Une autre représentation des sept démons se déploie dans l’Enfer de la chapelle San Bernardino de Triora. L’attribution de ce cycle, daté des deux dernières décennies du xve siècle, est controversée, mais le nom du peintre Giovanni Canavesio de Pinerolo semble probable6. L’au-delà infernal est ici disposé sur deux registres superposés qui prennent place sur le parement interne du mur ouest de la chapelle (fig. 10). La scène initiale de l’intrigue se trouve au centre du registre supérieur. La Mort, qui a l’apparence de la grande faucheuse7, frappe hommes et femmes et les entasse dans une charrette pour faciliter leur précipitation en Enfer. La condamnation infernale fait suite au jugement représenté au-dessus de la représentation de la Mort : l’archange saint Michel pèse une âme à l’aide d’une balance dont les
Fig. 10. Les diables hégémoniques. Mur ouest, San Bernardino, Triora. Photo, DAO. O. Acquier. 6. 7.
La fourchette chronologique 1480-1500 est avancée par Baschet 2014, p. 658. L’attribution a été proposée initialement par Castelnovi 1970, p. 169. Giovanni Canavesio peint aussi cette figure en octobre 1482 sur la face interne du linteau de la porte d’entrée de l’église cimitériale San Bernardo de Pigna.
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Fig. 11. Le procès d’une âme. Mur ouest, San Bernardino, Triora. Ill et Photo O. Acquier.
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Fig. 12. Thèmes iconographiques des peintures murales. Mur ouest, San Bernardino, Triora.
plateaux portent le m de malum et le b de bonum. En contrebas de la pesée, un diable et un ange plaident devant l’archange (fig. 11). Le démon revendique ses droits sur l’âme : Hanc animam posco. Qui plenam crimine nosco (« Je réclame cette âme. Je constate qu’elle est pleine de crimes »). L’ange répond : confessio crimina lavit (« la confession a lavé ses crimes »). Pour appuyer ses paroles, l’ange indique les lignes, symbolisant l’écriture, d’un registre qu’il tient dans les mains. Le phylactère qui comporte les paroles de l’ange sort de sa bouche et s’envole dans la direction opposée au démon, qui semble donc ne pas en tenir compte, et vient frôler le cortège des âmes qui passent la porte du Purgatoire. Le phylactère contenant les paroles du démon, que celui-ci tient dans sa main gauche (la droite est munie d’un crochet), est orienté vers le bas, en direction de la vision infernale, et semble faire barrière à l’ange. À la suite de cet épisode, les damnés passent à la droite de l’archange et les élus à sa gauche. La lecture du cycle se fait de droite à gauche pour l’Enfer peint du registre supérieur, puis de gauche à droite pour le registre inférieur (fig. 12). Comme dans les peintures murales précédentes, le mal domine le bien : les justes ne sont représentés que dans un angle de mur.
I.4. L’Enfer dans l’église della Santissima Annunziata d’Alassio (Solva) Le cycle infernal de l’église paroissiale della Santissima Annunziata d’Alassio, au hameau de Solva, présente les mêmes démons hégémoniques, au sein d’un Enfer compartimenté (fig. 13). Un temps attribué aux frères Biazaci8, il est 8.
Rossetti-Brezzi 1985, p. 113. Dans les dernières monographies sur ces peintres, l’Enfer d’Alassio n’est plus considéré comme l’une de leurs créations. Cf. De Floriani, Manavella 2012, p. 240.
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actuellement interprété comme une réalisation d’artistes anonymes de la fin du xve siècle ou du début du xvie siècle9. Le cycle de l’au-delà n’est cependant pas conservé dans son intégralité, notamment à cause d’un remaniement de l’architecture de l’église à l’époque baroque. Il en demeure néanmoins cinq régions infernales, disposées sur le même registre, qui permettent de supposer une présence de sept démons hégémoniques à l’origine (fig. 14). La trace des pattes d’un diable (au-dessus de la région de l’orgueil) montre d’ailleurs que le cycle était plus développé.
Fig. 13. Les diables hégémoniques. Mur nord, Santissima Annunziata, Alassio (Solva). Photo, DAO. O. Acquier.
Fig. 14. Thèmes iconographiques des peintures murales. Mur nord, Santissima Annunziata, Alassio (Solva).
9.
Natta 2013, p. 221.
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I.5. L’Enfer dans la chapelle San Sebastiano de Celle di Macra Dans l’Enfer qu’il déploie sur le parement interne du mur nord de la chapelle San Sebastiano de Celle di Macra, le peintre Giovanni Baleison intègre à son tour, en 1484, des démons hégémoniques10 (fig. 15). Contrairement aux autres cycles de l’au-delà, L’Enfer occupe ici la totalité du mur nord, tandis que les Limbes, le Purgatoire et le Paradis-Jérusalem céleste recouvrent le mur d’en face (fig. 16) : les côtés du mal et du bien sont donc ici équilibrés. À Celle di Macra, il n’y a pas non plus de scène dramatique de jugement de l’âme autour de la figure de l’archange saint Michel. Seule la figure d’un diable nommé Rahouart portant des âmes dans une hotte, au niveau du chœur, relève de cette thématique.
Fig. 15. Les diables hégémoniques. Mur nord, San Sebastiano, Celle di Macra. Photo, DAO. O. Acquier. 10. La signature du peintre est visible sur le mur sud. Elle vient souligner l’image du Purgatoire : MCCCCLXXXIIII die XV septembris haec capella completa fuit ad honorem dei et gloriose virginis marie atque beati sebastiani et omnibus sanctorum ego Iohanes de Baleison habitato demontis picsi (« Le 15 septembre 1484, la décoration de cette chapelle a pris fin, en l’honneur de Dieu, de la glorieuse Vierge Marie, de saint Sébastien et de tous les saints. Moi, Giovanni Baleison, habitant de Demonte, j’ai peint »).
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Fig. 16. Thèmes iconographiques des peintures murales. Mur nord, San Sebastiano, Celle di Macra.
La porte de l’Enfer est représentée sous la forme de la gueule ouverte de Léviathan. Huit régions infernales sont disposées sur deux registres superposés : les sept premières sont les sièges des péchés capitaux, tandis que la dernière est envahie par la figure d’un Satan dévorateur. Contrairement aux quatre autres lieux de culte, cet Enfer n’est pas accompagné par une cavalcade des péchés capitaux. Le thème original des sept démons hégémoniques – qui ne semble pas attesté ailleurs – structure ainsi la vision de l’Enfer dans cinq lieux de culte du sud de l’Arc alpin, dans les deux dernières décennies du xve siècle. Dans ces peintures murales, la présence parfois envahissante de textes peints de différentes formes et sur différents supports et la mise en évidence de liens entre les images, les textes et la pratique homilétique pourraient permettre d’aller plus loin dans l’interprétation.
ii. un enfeR bien stRuctuRé II.1. Le modèle du Camposanto de Pise et la culture dominicaine Dans les cinq lieux de culte, l’Enfer est donc compartimenté en plusieurs régions qui correspondent aux péchés capitaux : orgueil, avarice, luxure, envie, gloutonnerie, colère et paresse. À l’intérieur de chacune de ces régions, les délits
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commis par les damnés sont explicités tant par les inscriptions que par le type de châtiment représenté. Dans quatre églises, les régions infernales sont séparées les unes des autres par des simulacres de grottes : figures démoniaques et damnés se meuvent dans des zones closes délimités par des rochers. À Celle di Macra, le dispositif est différent : les régions infernales sont délimitées par des cadres de couleur ocre ; plus qu’il n’observe des gouffres, le spectateur voit ici une succession de tableaux. L’organisation septénaire de fosses séparées par des roches rapproche les peintures murales de Ligurie de celles réalisées par Buonamico Buffalmacco au Camposanto de Pise dans les années 1332-134211. À Pise, autour de la figure polarisatrice d’un Satan dévorateur, sept régions accueillent les damnés autour desquels gravitent les diables. Au sommet se trouve la région de l’orgueil, demeure de l’Antéchrist, des hérétiques, des devins et des simoniaques. Puis, viennent endessous, côte à côte, le gouffre des paresseux à gauche et celui des envieux à droite. Suivent, la région des coléreux où sont présents notamment les suicidés à la droite de Satan, puis la fosse des gloutons à sa gauche. En bas sont peints le gouffre des avares d’un côté et celui des luxurieux de l’autre. Les peintres ligures semblent avoir transposé les procédés visuels imaginés à Pise, avec cependant quelques différences : s’ils reprennent la structure en sept compartiments séparés par des roches, la figure de Satan n’est plus le pôle central de cette organisation. Le seigneur de l’Enfer est, dans quatre lieux de culte, intégré à la région des orgueilleux, tandis qu’à Celle di Macra, il est placé dans une fosse réservée. Jérôme Baschet s’est interrogé sur les sources textuelles de l’Enfer du Camposanto de Pise, première manifestation d’une telle composition didactique. S’il y voit une œuvre « à l’avant-garde du mouvement de vulgarisation religieuse qui illustre parfaitement l’orientation des Prêcheurs vers la pastorale et leur intérêt pour toutes les formes de diffusion du message religieux », il ne pense pas que cette fresque monumentale résulte de l’adaptation d’un texte particulier : il s’agirait plutôt d’une combinaison de différents discours liés à une culture dominicaine très présente à Pise au cours du xive siècle et qu’illustrent les traités de Bartolomeo di San Concordio, de Domenico Cavalca et les sermons de Giordano de Pise, possibles sources d’inspiration des peintures12. La culture dominicaine était entretenue à Pise par le studium du couvent Sainte Catherine, qui formaient des prédicateurs, et par la présence de l’archevêque dominicain Simone Saltarelli13.
11. Cette fresque est la première d’une série de représentations infernales septénaires. Voir Baschet 2014, p. 359 ; Bellosi 1974 ; Frugoni 1988, p. 1557-1643 ; Caleca 1979, p. 48. Parmi les suivantes, il faut retenir les fresques de la chapelle Santa Maria Magdalena dans le palais du Bargello à Florence dans les années 1330, celles de l’Ospedale della Misericordia à Prato datant de 1345, puis l’Enfer peint dans l’église Santa Croce à Florence en 1345-1350 et de la chapelle Strozzi de l’église Santa Maria Novella à Florence en 1351-1357. 12. Baschet 2014, p. 317-349, ici p. 348. Voir aussi Bolzoni 1996, p. 97-114 ; Bolzoni 1988, p. 347-356. 13. Baschet 2014, p. 328.
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II.2. Écriture épigraphique et sepulchra infernaux Dans les peintures murales du sanctuaire de Montegrazie et de l’église d’Albenga, la compartimentation septénaire de l’enfer est d’autant plus perceptible qu’elle s’accompagne de textes peints très explicites. Les sept fosses sont nommées dans les inscriptions qui prennent place dans un bandeau sous chacune des représentations (en bleu sur la fig. 17). Ces inscriptions mentionnent les « sépulcres » de l’orgueil, de l’avarice, de la luxure, de l’envie, de la gloutonnerie, de la colère et de la paresse, respectivement nommés l’Assyrien, Élam, Méschec, Édom, Septentrion, Tubal et Pharaon (fig. 18). Dans les deux lieux de culte (fig. 19), trois noms sont aujourd’hui conservés : l’Assyrien, Méschec et Tubal. Ces noms se réfèrent à l’épisode raconté dans le livre biblique d’Ézéchiel, où Pharaon descend au shéol (32, 22-32). Ils renvoient surtout à plusieurs sermons tenus par des prédicateurs dominicains.
Fig. 17. Les sepulchra dans l’enfer peint de Nostra Signora delle Grazie d’Imperia (Montegrazie). Cl, DAO. O. Acquier. Fig. 18. Le texte du bandeau soulignant la région des orgueilleux. Mur nord. San Bernardino, Albenga. Photo O. Acquier.
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Fig. 19. Compartimentation par le texte : les sepulchra.
II.3. L’outre-tombe du Mauvais riche chez Jacques de Voragine Le préambule d’un sermon pour le Carême de Jacques de Voragine (12281298), qui commente la parabole du Mauvais riche et du pauvre Lazare, débute par un développement sur l’organisation de l’au-delà. Le prédicateur évoque d’abord l’Enfer auquel est destiné le Mauvais riche, puis le sein d’Abraham où sera conduit Lazare. Or l’Enfer est décrit dans ce sermon comme une organisation compartimentée renvoyant aux péchés capitaux14 (fig. 20). Jacques de Voragine explique que la « sépulture » du Mauvais riche dans l’Enfer se trouve parmi celles des orgueilleux, des avares et des luxurieux. Concernant les luxurieux, le superlatif est employé (altissimum, maximum) pour affirmer l’éminence de ce « sépulcre » par rapport aux autres. Le prédicateur désigne ces espaces comme « sépultures » (sepulture) ou « sépulcres » (sepulchra) et les associe à des « démons principaux » (tres demones principales). Deux noms sont associés à chaque vice. L’Assyrien, qui renvoie aux sépulcres des avares, est associé à la figure démoniaque de Mammon, incarnation des richesses dans les écrits néotestamentaires. Méschec, associé à Asmodée, personnifie la luxure. Élam, associé à Lucifer, incarne le vice d’orgueil. Le sermon de Jacques de Voragine se rapproche des peintures murales des frères Biazaci. Dans le discours homilétique comme dans les peintures, les figures tirées d’Ézéchiel permettent de structurer la géographie du lieu infernal. 14. J’ai consulté l’édition électronique (http://sermones.net) du 32e Sermon de Carême qui se fonde sur le thema : Mortuus est autem dives et sepultus est in inferno ... (Lc 16, 22), d’après l’édition de Sermones Aurei de Jacques de Voragine par Robert Clutius.
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Fig. 20. Sermon de Jacques de Voragine sur l’Enfer du Mauvais riche (Lc 16, 22). Trad. O. Acquier.
II.4. « La roue des sept sépultures » d’après Vincent Ferrier Un autre célèbre prédicateur dominicain a pu inspirer les inscriptions de l’Enfer septénaire de Montegrazie et d’Albenga : Vincent Ferrier (1350-1419), auteur d’un sermon construit à partir du thema : Derelinques animam meam in inferno (Ps 15, 10)15. En faisant l’exégèse du passage d’Ézéchiel (32, 22-32), le prédicateur y évoque une géographie infernale qui présente quelques différences par rapport à la description de Jacques de Voragine, notamment en raison de la présence non pas de trois, mais de sept sepulchra, comme dans les peintures de Montegrazie et d’Albenga. À la trilogie de Jacques de Voragine, Vincent Ferrier ajoute, en effet, les régions de l’envie, de la gloutonnerie, de la colère et de la paresse. Le prédicateur nomme tous ces sépulcres infernaux associés aux sept péchés capitaux : l’Assyrien (Ez 32, 22) désigne la région dévolue aux orgueilleux, Élam (Ez 32, 24) désigne la sépulture des avares, Méschec (Ez 32, 26) celle des pécheurs selon la chair, Édom (Ez 32, 29) est le nom du gouffre des gloutons, 15. Ce sermon est présent dans cinq incunables de Sermones de Sanctis de Vincent Ferrier. Pour la liste exhaustive : Brettle 1924, p. 78-79. Pour cette étude, l’édition lyonnaise de 1497 a été privilégiée, puisqu’elle constitue la trace des discours tenus par le dominicain circulant dans le sud de la France, aux portes de l’Arc alpin à la fin du xve siècle. Pour le sermon susmentionné, voir f. 562 à 566.
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le Septentrion (Ez 32, 30) celui des coléreux, Tubal (Ez 32, 26) celui où sont regroupés les envieux et enfin Pharaon (Ez 32, 31) est le giron des paresseux. Les images et les inscriptions de Montegrazie et d’Albenga confirment l’organisation explicitée dans le sermon du dominicain. La structure des textes conservés à Montegrazie et Albenga et les analogies avec le sermon de Vincent Ferrier permettent de reconstituer les inscriptions manquantes16 (fig. 21). On peut dès lors considérer les inscriptions identifiant les différents sepulchra infernaux comme la trace visible de paroles prononcées par un prédicateur, peutêtre Vincent Ferrier. Les Enfers peints de Montegrazie et d’Albenga constituent une résurgence du discours homilétique17.
Fig. 21. Essai de reconstitution de la compartimentation par le texte : les sepulchra in inferno.
16. Alors que le terme sepultura est employé par Vincent Ferrier pour désigner les sept tombes de l’Enfer, c’est le mot sepulcrum qui est reporté sur les murs pour désigner les plus hautes sphères de l’Enfer, à Albenga et à Montegrazie. 17. Il semblerait que les mêmes inscriptions étaient peintes dans l’Enfer de la chapelle San Bernardino de Triora. Un phylactère qui est aujourd’hui blanc désigne le gouffre des orgueilleux, et un autre celui des avares. De même, un bandeau blanc est représenté sous les autres sépulcres de l’Enfer septénaire. On peut dès lors supposer que ces dispositifs visuels servaient de support à des textes peints analogues à ceux des Enfers de Montegrazie et d’Albenga.
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II.5. Le « sépulcre de la colère » de Montegrazie ou l’inventivité des frères Biazaci Écho de la parole du prédicateur, les peintures infernales n’en font pas moins preuve d’ingéniosité dans la manière dont elles entremêlent images et exégèse, figures et textes. De l’inventivité des artistes, on prendra pour exemple le traitement du sépulcre de la colère par les frères Biazaci à Montegrazie (fig. 22).
Fig. 22. Sépulcre de la colère. Enfer. Mur nord. Nostra Signora delle Grazie, Imperia (Montegrazie). Photo O. Acquier.
Cette fosse est la région où sont envoyés tous les coléreux, gouvernés par Baal-Bérith. Ce démon souverain, assis sur son trône, commande à ses troupes en tendant le bras dans leur direction. Devant lui se déploient les châtiments infernaux. Le dispositif suppliciant le plus imposant de cette région est constitué par un arbre mort aux branches nombreuses et aiguisées sur lesquelles sont empalées sept âmes de damnés autour desquelles gravitent six inscriptions18. Les phylactères ont tous une orientation descendante et donnent l’impression de feuilles mortes tombant de l’arbre sec (fig. 23). Les textes sont écrits dans ces supports visuels à la fois de gauche à droite et de droite à gauche, créant ainsi dans l’image des mouvements aléatoires, analogues aux tourbillons de feuilles virevoltant sous l’effet de coups de vent. La flamme de l’étendard de Baal-Bérith, peinte à l’horizontale, 18. On ne reviendra pas ici sur les sources du motif iconographique de l’arbre aux pendus, étudié par Baschet 2014, p. 95.
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Fig. 23. Arbre aux morts. Sépulcre de la colère. Enfer. Mur nord. Nostra Signora delle Grazie, Imperia (Montegrazie). DAO O. Acquier.
dans un mouvement ondulatoire, manifeste la présence de souffle dans cette région infernale. Les damnés empalés sont comme les fruits malsains de l’arbre mort. Par le dispositif visuel des textes peints associés aux âmes, cette image de supplice pourrait faire référence à la parabole du semeur racontée par Matthieu (13, 5-6 : « Une autre partie (des graines) tomba dans les endroits pierreux, où elle n’avait pas beaucoup de terre : elle leva aussitôt, parce qu’elle ne trouva pas un sol profond ; mais, quand le soleil parut, elle fut brûlée et sécha, faute de racines »), Marc (4, 5-6) et Luc (8, 6 : « Une autre partie (des graines) tomba sur le roc : quand elle fut levée, elle sécha, parce qu’elle n’avait point d’humidité »). L’arbre peint de Montegrazie serait né des graines germées dans le sol pierreux de la parabole : après avoir poussé, il se dessèche au soleil, tandis que les âmes empalées seraient les fruits de ce végétal. L’image d’une damnée située à droite de l’arbre renforce ce parallèle avec la parabole du semeur. Sa tête est percée par un clou qui entre puis sort par les oreilles. Une inscription l’entoure et l’empêche de bouger. Le texte fait référence à Marc et au verset concluant la parabole (4, 9 : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende »). L’âme sourde se retrouve en Enfer. Un autre écho à un épisode biblique, vétérotestamentaire cette fois, est perceptible dans la mise en scène combinée d’un texte peint et d’une image. La racine de l’arbre sec naît du flanc d’un pécheur tourmenté par des démons à l’aide de tenailles et de marteaux. Un phylactère est associé à ce coléreux, placé en dessous de lui et paraissant adopter sa position allongée (fig. 24). Cette âme damnée, qui représente les excommuniés (Iscomunicati), est ainsi figurée comme la racine de l’arbre du vice qui voit s’épanouir toutes les
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Fig. 24. Racine de l’arbre aux morts. Sépulcre de la colère. Enfer. Mur nord. Nostra Signora delle Grazie, Imperia (Montegrazie). DAO O. Acquier.
sous-catégories des coléreux, soit, comme il est écrit dans les phylactères, les vengeurs, les renégats, les blasphémateurs, les désespérés... La pousse du végétal à partir du flanc rappelle l’arbre jaillissant de Jessé19. Outre l’arbre de Jessé, c’est aussi l’image d’un arbre du vice qui est présentée au spectateur, à la manière de ceux que l’on voit fleurir, dans un cadre plus privé, au sein de manuscrits au cours du Moyen Âge20. La combinaison de ces deux références, néo- et vétérotestamentaires, que sont la parabole du semeur et l’arbre de Jessé, dans la scène infernale de Montegrazie, établit un système de concordance entre les deux Testaments. Tommaso et Matteo Biazaci renversent une image positive de la filiation christique21, en la transposant à la filiation du vice qu’est la colère. Ils associent par la suite cette représentation à un passage d’une parabole sur la bonne croissance. Ils filent ainsi la métaphore de l’éclosion et de la pousse d’un végétal. Dans cette scène infernale, c’est l’association des images et des textes, tant dans leurs dispositifs visuels que dans leurs sens, qui impose l’interprétation. Une pècheresse, placée dans l’angle inférieur droit, complète cette région infernale dévolue aux coléreux. Son bras est en quelque sorte scié par un phylactère, 19. Is 11, 1. Dans la peinture murale sud alpine, l’arbre de Jessé n’est pas une image fréquente. Dans le corpus prospecté, seul un lieu de culte est concerné : Nostra Signora delle Grazie, Isolabona. Cet arbre a été peint au début du xvie siècle, puis fortement remanié au xixe siècle. 20. Paris, BNF, fr. 9220, f.6 (vers 1330) ; Lyon, BM, 445 (374) (xiie-xiiie s.) ; Troyes, BM, 252 (vers 1200). 21. Lc 3, 23-38.
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Fig. 25. Détail des textes peints instruments de torture. Sépulcre de la colère. Enfer. Mur nord. Nostra Signora delle Grazie, Imperia (Montegrazie). DAO O. Acquier.
pendant qu’un dragon lui dévore le poignet (fig. 25). Il s’agit d’une femme avorteuse, comme l’indique le texte. Les phylactères devaient être vus avant d’être lus. Ici, le phylactère, lame tranchante, se transforme en une arme qui supplicie la femme avorteuse. Un autre exemple de ce dispositif (selon lequel des inscriptions deviennent des objets de torture) est visible dans cette région infernale. Un démon frappe de son marteau la racine de l’arbre de colère qui est en fait l’excommunié. Un texte peint dans un phylactère est appliqué sur le marteau. Le phylactère prolonge le marteau et renforce sa puissance de percussion. Cette image du marteau associé à des paroles n’est pas sans rappeler le livre de Jérémie (23, 29-30) : « Ma parole n’estelle pas comme un feu, dit l’Éternel, et comme un marteau qui brise le roc ? ».
iii. un enfeR bien gouveRné III.1. Nommer les démons hégémoniques Au sein de chacun des sept sepulchra des Enfers peints, semble régner, comme dans le sépulcre de la colère, un démon qui se distingue des autres diables par différents procédés visuels et textuels. Ces démons sont placés à l’extrémité de leur zone respective, de sorte qu’ils donnent l’impression d’avoir sur celle-ci une forte emprise, qu’ils soient debout (Celle di Macra, Triora et Alassio) ou assis (Montegrazie, Albenga, Alassio et Triora). Ils possèdent des cornes, plusieurs
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Fig. 26. Les tituli des démons dans les enfers peints des cinq lieux de culte sud alpin.
gueules, sont velus, mais gardent apparence humaine : aucun dragon, par exemple, ne prend place dans ce septénaire démoniaque. Leur pelage est brun, blanc, noir, ocre, vert ou encore polychrome. Ils ont souvent des proportions plus importantes que les autres figures démoniaques et que les humains qui les entourent. Ces démons hégémoniques portent un étendard où se trouve inscrit un titulus qui les identifie (à Triora et Celle di Macra), à moins que le titulus ne figure sur leur assise (à Montegrazie et Albenga), en lettres gothiques noires (Montegrazie, Albenga et Celle di Macra) ou rouges (Triora) (fig. 26). Léviathan gouverne les orgueilleux. Mammon est le titulus du diable qui règne dans le sépulcre de l’avarice. Asmodée est l’entité démoniaque remarquable dans le gouffre des luxurieux. Belzébuth gouverne les envieux. Belphégor est le titulus du démon supérieur de la région dévolue au péché de la gloutonnerie. Baalbérith est le diable puissant de la région liée à la colère. Astaroth exerce son pouvoir dans la région de la paresse. Malgré quelques altérations, on peut constater que les tituli sont les mêmes dans quatre des cinq lieux de culte étudiés22.
III.2. Le modèle des Mystères et des Laudes ? De nombreuses appellations diaboliques, associées aux péchés capitaux, circulaient dans le sud de l’Arc alpin par l’intermédiaire du genre théâtral, en particulier les Mystères composés en Provence et dans le Briançonnais aux xive, xve et début du xvie siècle. Dans l’Istorio de Sanct Poncz, Mystère en langue provençale du xve siècle, quatorze démons sont mentionnés, dont sept qui prennent part aux débats concernant le sort des âmes23. Lucifer, Satan, Balsabuc, Berith, Astaroth, Leviathan, Mammon dialoguent entre eux et évoquent un peuple 22. Aucun titulus n’est conservé pour les peintures murales de l’église della Santissima Annunziata d’Alassio (Solva). Mais dans la suite de l’étude, on considèrera que les tituli des démons sont strictement identiques d’un lieu de culte à l’autre. L’association entre un démon et un péché me paraît pouvoir être faite lorsque le titulus est employé dans au moins deux lieux de culte différents pour qualifier la même figure éminente de l’Enfer. 23. Istoria de Sanct Poncz, p. 13.
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infernal dont d’autres figures sont nommées : Asmodée, Cerberus, Unfert, Bellial, Pharphara, Pharus et Malus. Dans l’Istoria Petri et Pauli, autre Mystère en langue provençale du xve siècle, douze démons participent à l’intrigue24. Lucifer est lié au vice d’orgueil, Mammon à l’avarice, Astaroth à la luxure, Asmodée à la colère, Cerberus à la gloutonnerie, Belzebuth ou Bellial à la colère et Tartarus à la paresse. Santan, Grimaut et Ostinacio sont moins directement liés aux péchés capitaux, mais leurs noms sont employés dans la pièce. Dans le Mystère de Sant Anthoni de Viennès, très diffusé à la fin du xve siècle, quinze démons nommés dialoguent, sept d’entre eux sont directement liés à l’un des sept péchés capitaux, tandis que les autres viennent gonfler les troupes infernales25. Lucifer est associé à l’orgueil, Mammon à l’avarice, Diodamors à la luxure, Discordio à la colère, Balsabuc ou Cerberus à la gloutonnerie, Bellial ou Beric à l’envie et Tartarus à la paresse. Farfara, Danaton, Farfais, Basinnet, Otracudanso ou encore Oloferno soutiennent les démons souverains. Ce foisonnement démoniaque est aussi manifeste dans Le mystère de Saint Eustache où treize démons discourent : Infernus, Satan, Astaroth, Balsabuc, Piffer, Léviathan, Bellim, Guironnet, Sadoc, Berrit, Lucifer, Mat, Anima, Barrulh26. Selon le Mystère de Saint André de Marcellin Richard, douze acteurs devaient jouer les diables Satan, Infernus, Belzébuth, Mammon, Bérith, Léviathan, Astaroth, Asmodée, Tempesta, Pifer, Bellial et Bellum27. Dans le drame provençal Lo Jutgament General, sept démons sont encore liés aux péchés capitaux (Satan à l’envie, Bellial à la colère, Léviathan
Fig. 27. Les septénaires démoniaques peints aux regards des désignations des Mystères.
24. 25. 26. 27.
Istoria Petri et Pauli, p. 15. Mystère de Sant Anthoni de Viennès, p. 76. Mystère de Saint Eustache. Marcellin Richard, Mystère de Saint André.
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à la gloutonnerie, Belfegor à la paresse…)28. Toute cette littérature abonde ainsi en démons, dont beaucoup sont nommés et se distinguent de l’armée diabolique. Lucifer est régulièrement le démon de l’orgueil. Mammon est préposé au vice d’avarice, Diodamors ou Astaroth à celui de la luxure, Discordio ou Asmodée à la colère, Balsabuc ou Cerberus à la gloutonnerie, Béric ou Bellial à l’envie, Tartarus à la paresse (fig. 27). Dans la littérature des Laudes, on relève la même variété concernant les noms des démons. Dans l’Anticristo e il Giudizio Finale, par exemple, qui date du second quart du xive siècle, Belzébuth est préposé aux orgueilleux, Mahomet aux coléreux et Satan aux paresseux29. Cet aperçu permet d’apprécier la pluralité des noms démoniaques présents dans la littérature théâtrale, mais aussi leur relative instabilité dans l’association aux péchés capitaux. Aucun texte ne peut être considéré comme l’unique source d’inspiration pour les noms des démons des peintures murales des cinq lieux de culte étudiés : les tituli que l’on relève dans les images n’apparaissent jamais ensemble dans cette littérature. Alors qu’Astaroth est préposé au vice de la paresse dans les peintures murales, il est plus souvent lié à la luxure dans les Mystères. De même, Asmodée, prince de la luxure dans les images, est lié à la colère au théâtre.
III.3. Les démons des sermons de Vincent Ferrier On a vu qu’un sermon de Vincent Ferrier pourrait être la source de la compartimentation de nos Enfers : ne serait-il pas aussi l’inventeur des noms donnés aux démons dans les images ? Dans son sermonnaire De Sanctis, le dominicain donne les noms de dix démons30. Il mentionne les troupes infernales, mais contrairement aux Mystères, Vincent Ferrier ne nomme pas les membres de cette population. Il ne nomme que le roi de l’Enfer, Satan ou Lucifer, et les sept ou huit démons d’ordre supérieur qu’il lie aux péchés capitaux. À onze reprises31, le prédicateur associe un diable à un péché capital, en corrélant alors invariablement Léviathan aux orgueilleux, Mammon aux avares (Mt 6, 24), Asmodée aux luxurieux (Tb 3, 8), Belzébuth aux envieux (Lc 11, 15), Belphégor aux gloutons (Ps 105, 28), Baalbérit aux coléreux (Jg 9, 4) et Astaroth aux paresseux (1 S 7, 3). De manière
28. 29. 30. 31.
Moshé 1971, p. 20. Baschet 2014, p. 453-454. Vincent Ferrier, Sermones sancti Vincentii […] de tempore pars hyemalis. Pour ne nommer que quelques occurrences : Ibid., f. 59-63 : sermon dont le thema est : Respicite et levate capita vestra… Lc (21, 28) ; f. 148-150 : sermon dont le thema est : Crediderunt in eum discipuli eius… Jn (2, 11) ; f. 309-312 : sermon dont le thema est : Vade et iam amplius noli peccare... Jn (8, 11) ; f. 379-381 : sermon dont le thema est : Propter scelus populi mei percussi eum… Is (53, 8) ; f. 742-745 : sermon dont le thema est : Quaerite ergo primum regnum Dei et iustitiam… Mt (6, 33) ; f. 1062-1065 : sermon dont le thema est : Non veni solvere sed adimplere… Mt (5, 17) ; f. 1074-1077 : sermon dont le thema est : Civitate sanctificata similiter requievi … Si (24, 15).
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Fig. 28. Les septénaires démoniaques peints aux regards des désignations des sermons de Vincent Ferrier.
épisodique, le démon Baalim peut être associé à Astaroth32. En mettant en regard le septénaire proposé par Vincent Ferrier et les tituli démoniaques des peintures murales, on observe une parfaite correspondance33 (fig. 28).
III.4. Démons militaires, porte-étendards et capitaines Les démons hégémoniques sont des figures militaires. Ils sont des porteétendards dont la fonction première est de hisser les couleurs, comparables à ces guerriers qui arboraient leur étendard lors des batailles, gage de fidélité à l’enseigne apposée sur la flamme et signe de ralliement des troupes autour d’une devise : les sept démons agrègent autour d’eux les damnés qui partagent un même vice. Par leur fonction de porteurs d’enseigne, ils ne combattent ni ne torturent, laissant ces actes à leurs troupes dont les membres fourmillent dans les souterrains et les gouffres (fig. 29). À Montegrazie comme à Albenga, les démons hégémoniques portent un étendard de grande dimension, à double queue. À la fin du xve et au début du xvie siècle, cette forme spécifique était au sein des armées l’apanage des cavaliers. Les diables porte-étendards qui sont peints à Montegrazie et à Albenga se trouvent représentés en position assise, comme pour rappeler la situation supérieure des hommes à cheval. Mais dans la chapelle de Triora comme dans celle de Celle di Macra, ce sont des étendards à simple queue qui sont tenus par les sept diables, drapeaux qui étaient, à la fin du Moyen Âge, arborés par les 32. Cette association se comprend puisque Baalim et Astaroth sont mentionnés ensemble dans le verset biblique (1 S 7, 3) que Vincent Ferrier cite comme autorité. 33. Les recherches menées sur ce septénaire me conduisent à avancer que seul Vincent Ferrier aurait associé ces sept démons particuliers aux sept péchés capitaux, du reste toujours dans le même ordre. Il nomme Léviathan pour l’orgueil, puisque pour lui, Satan gouverne tous les démons, n’est pas lié à un péché mais les fédère tous. J’ai pu repérer le même septénaire démoniaque dans une peinture murale à Puy l’Évêque (46), dans l’église de Martignac, où les tituli sont liés à sept démons dans une cavalcade des péchés capitaux. À ce sujet, voir Czerniak 2004. L’influence de Vincent Ferrier dans ce cycle peint peut aussi être proposée.
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Fig. 29. Les démons militaires et leurs troupes. Vision infernale. Mur nord. Nostra Signora delle Grazie, Imperia (Montegrazie). DAO. O. Acquier.
Fig. 30. Les démons militaires et leurs troupes. Vision infernale. Mur nord. Santissima Annunziata, Alassio (Solva). DAO. O. Acquier.
soldats combattant à pied (à Celle di Macra, les sept diables sont en marche, une jambe devant l’autre). La forme de l’étendard induit donc la position de son porteur, comme le confirme la peinture murale de l’église d’Alassio : lorsqu’un diable porte un étendard à double queue, il est assis ; lorsque l’étendard est à simple queue, le démon est debout (fig. 30). Les deux catégories de porte-étendards font ainsi voir aux spectateurs un régiment complexe, composé de cavaliers et de soldats à pied. L’aspect visuel des étendards et les positions des porteurs assimilent en tout cas les démons hégémoniques à des figures militaires. Les étendards sont supports d’images et/ou de textes peints, écrits en lettres gothiques rouges et noires. Deux mots latins, liés par une conjonction de coordination, sont inscrits sur chaque étendard pour qualifier le péché capital qui caractérise la région de l’Enfer correspondante – une information qui s’ajoute à celle donnée par le texte peint sous l’image de chacune des régions. Le premier terme inscrit sur les sept devises ne change pas, le second est plus fluctuant (fig. 31). Dans le sanctuaire de Montegrazie, Belphégor exhibe un étendard combinant une enseigne et une devise. Il élève une flamme, support d’une image et d’un texte qui renvoient au péché de gloutonnerie : l’enseigne est une cruche de couleur ocre et la devise Gula et voracitas (« Gloutonnerie et voracité »). Il est vraisemblable que les sept démons dominants disposaient à l’origine de telles enseignes, aujourd’hui disparues. À l’exception des peintures de Celle di Macra, les diables porte-étendards sont désignés comme des chefs militaires possédant le grade de « capitaine » (capitaneus).
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Fig. 31. Les devises de ralliement peintes sur les étendards des démons chefs dans les cinq lieux de culte de l’étude.
Fig. 32. Transcription et traduction d’une partie du sermon de Vincent Ferrier dont le thema est l’Évangile de Matthieu (2, 11).
Or cette désignation se retrouve, à trois reprises, dans le sermonnaire De Sanctis de Vincent Ferrier qui évoque sept capitaines à la tête de l’armée des vices34(fig. 32). Il faut souligner que le qualificatif de capitaneus, dans les sermons de Vincent Ferrier et dans les peintures des cycles infernaux, établit un parallèle entre l’organisation des troupes diaboliques et la composition des armées de la fin du Moyen Âge. Le grade de capitaine apparaît parmi les gens d’armes du roi de France dès la seconde moitié du xive siècle35. Dans les peintures murales, les capitaines paraissent placés sous les ordres du roi de l’Enfer, Satan. Dès le début du xve siècle, les capitaines de Charles VII (1403-1461) disposaient chacun d’un étendard personnel, composé d’une enseigne et d’une devise, dont la couleur variait36. 34. Vincent Ferrier, Sermones, f. 85, f. 117 (cité dans l’encadré) et f. 188. 35. Contamine 2004. 36. Ibid., p. 674.
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III.5. Les peintures murales comme sermons peints On a l’impression que les sermons de Vincent Ferrier décrivent des peintures infernales réalisées soixante-dix ans plus tard. Dans le sermon développé à partir de l’Évangile de Matthieu 22, 1737, le dominicain introduit les sept diables par des verbes de mouvement : venir (venit), s’avancer (incedit), aller de l’avant (procedit). On en trouve l’écho dans les peintures murales où les démons surgissent au sein de leur région depuis une extrémité du cadre peint. Quant au sermon, il décrit des démons entrant en scène cum vexillo et titulo, deux attributs bien représentés dans les peintures ; comme nous l’avons vu, sermons et peintures procèdent aux mêmes associations entre diables et péchés et désignent les démons de la même façon, notamment en leur conférant le grade de « capitaine ». Attesté dans quatre des cinq lieux de culte, celui-ci est employé par le prédicateur, alternativement à d’autres qualificatifs : selon Vincent Ferrier, Léviathan est un « roi » (rex), Mammon, Asmodée et Astaroth sont des « princes » (principes), tandis que les autres (Belzébuth, Belphégor et Baalbérith) sont des « capitaines » (capitanei). Dans les Enfers d’Albenga, de Montegrazie et d’Alassio, la couleur rouge de l’étendard de Satan, semblable à l’oriflamme français, permet de suggérer une hiérarchie analogue à celle qui est présente dans le sermon : en dépit de son titre de « capitaine », Satan serait en quelque sorte roi par la couleur vermeille de la flamme de son étendard. Dans les descriptions du sermon comme dans les peintures murales, porte-étendards et troupes infernales ont un caractère militaire affirmé. Lucifer s’adresse ainsi à Léviathan : « Voilà mille milliers de diables qui te suivront ! » (Ecce hic tot mille milia dyaboli qui ibunt te cum). Dans un autre sermon, fondé sur le thema de l’Évangile de Matthieu 12, 4538, Vincent Ferrier revient sur l’organisation septénaire des Enfers et des diables souverains : Léviathan, Mammon, Asmodée, Belzébuth, Belphégor, Baalbérith et Astaroth sont à nouveau associés aux mêmes péchés capitaux que dans les cycles peints, selon le même ordre que dans les peintures murales. Contrairement à la hiérarchie des titres au sein du sermon précédent, tous les démons, y compris Satan, portent ici le titre de capitaneus. Ils sont de fervents chefs de guerre, à la tête d’une armée (cum exercitu). Léviathan convertit les hommes à l’orgueil par le pouvoir de sa parole (discurrit). Mammon détruit le monde (destruxit) après avoir propagé l’avarice. Asmodée encercle les hommes (circuit) et leur inspire la luxure. Belzébuth persécute le monde (vexavit) en faisant naître l’envie. Belphégor inspire les excès. Baalbérith crée par le biais de la parole (discurrit) schismes et discordes dans l’Église. Enfin, Astaroth incite (discurrit) les hommes à la paresse et à l’oisiveté. Le verbe « discourir » (discurrit) est ainsi employé à trois reprises par le prédicateur, à propos des interventions de Léviathan, Baalbérith et Astaroth, présentés comme des orateurs dont la parole exerce un pouvoir, susceptible d’influencer et de guider diables et damnés. 37. Vincent Ferrier, Sermones, f. 859. 38. Ibid., f. 233-235.
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Les démons porte-étendards qui siègent dans les Enfers peints sur les parois de chapelles de Montegrazie, Albenga et Alassio auraient une fonction déclarative plutôt que punitive. À Montegrazie, la figure de Baalbérith siège, hisse son étendard et tend son bras comme pour signifier l’acte de parole. Comme dans le sermon, les démons sont pourvus, pour Léviathan, d’étendards (vexillo) et, pour les autres, de bannières, longs morceaux d’étoffes rectangulaires portés à la verticale (bannerio). Les étendards et les bannières portent deux mots, qui renvoient aux sept péchés capitaux. Dans son sermon, Vincent Ferrier mentionne ces devises : orgueil et vanité (superbia et vanitas), avarice et cupidité (avaritia et cupiditas), luxure et plaisir charnel (luxuria et carnalitas), envie et malignité (invidia et malignitas), gloutonnerie et vanité (gula et vanitas), colère et iniquité (ira et iniquitas), paresse et oisiveté (accidia et ociositas). La devise de l’orgueil se retrouve dans les peintures murales de Montegrazie et de Triora (la devise a disparu à Alassio et Albenga, tandis qu’à Celle di Macra, elle diverge légèrement : superbia et voracitas). Pour l’avarice, la devise du sermon est reprise dans les cinq lieux de culte (mais le texte d’Alassio est fragmentaire : avaritia). Pour la luxure, les peintres semblent avoir privilégié le terme corucio à la place du plaisir charnel (carnalitas). La devise de l’envie est analogue dans les peintures murales et les sermons de Vincent Ferrier. Quant à celles de la gloutonnerie, de la colère et de la paresse, elles sont plus fluctuantes (les variations concernent le second terme). Ces fluctuations se comprennent mieux au regard des autres sermons du dominicain : alors que celui-ci mentionne souvent les péchés capitaux par deux termes équivalents, le premier est fixe (superbia, avarita, luxuria, invidia, gula, ira, accidia), tandis que le second est très changeant. Les concepteurs du motif iconographique des diables capitaines au sein d’un Enfer septénaire ont tissé « le texte-son et la lettre-image »39, en corrélation avec la prédication et les représentations théâtrales. Ils ont composé leur Enfer en se servant des discours et des outils rhétoriques employés par les prédicateurs et ont intégré des procédés visuels empruntés à la scénographie des Mystères, pratique bien implantée à la fin du Moyen Âge dans la région sud-alpine. Lors de la représentation d’un Mystère, pour définir les lieux scéniques, notamment lorsque cohabitaient sur scène plusieurs tableaux statiques, des pancartes identifiaient les différents tableaux et, dans le cas de l’Enfer, ordonnaient l’espace en zones particulières, chacune placée sous la devise d’un péché40. Les Enfers peints constituent une synthèse des procédés oraux de communication ou de démonstration mis en œuvre dans une pastorale omniprésente et véhiculée par plusieurs medias dans le sud de l’arc alpin à la fin du xve siècle.
39. Treffort 2013, p. 59, pour ces notions. 40. Le motif de l’étendard paraît correspondre aussi à une pratique scénique médiévale explicitée par Konigson 1975, p. 235, qui mentionne l’usage scénique des pancartes.
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III.6. Quelques hypothèses sur la diffusion des sermons peints En comparant les sermons de Vincent Ferrier aux cinq cycles picturaux qui semblent s’en être inspirés (fig. 33), il apparaît que l’Enfer peint de Triora suit strictement les descriptions données par le prédicateur41. Les représentations de Montegrazie et d’Albenga sont certes aussi très proches des descriptions du dominicain, mais les tituli des démons ne se trouvent pas sur leurs étendards : ils sont placés sur les assises des figures diaboliques. Quant aux Enfers de Celle di Macra et d’Alassio, ils divergent sur plusieurs points des descriptions du prédicateur. Si l’on admet que les Enfers peints ont été conçus d’après les sermons de Vincent Ferrier ou, plus largement, en suivant une prédication dominicaine qui s’en inspire, on pourrait considérer les peintures de Triora comme la première L’enfer explicité par Vincent Ferrier dans ses sermons Le contexte de la mention de l’enfer : à la suite d’un jugement post mortem d’une âme dans le temps de la rédemption
La compartimentation de l’enfer en sépulcre : assur, Élyam, Méshek, Édom, Aquilo, Tubal Pharaon
Un septénaire démoniaque souverain et nommé : Léviathan, Mammon, Asmodée, Belzébuth, Belphégor, Baalbérith, Astaroth Un septénaire démoniaque en marche : venire, procedere
Un septénaire démoniaque porteétendard : vexillum Un septénaire démoniaque capitaine : capiteneus
Un septénaire démoniaque hissant des devises Un septénaire démoniaque hissant leur nom
Chapelle San Bernardino Triora
Sanctuaire Nostra Signora delle Grazie Imperia (Montegrazie)
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Église Chapelle San San Bernardino Sebastiano Albenga Celle Macra
Église della Santissima Annunziata Alassio (Solva)
Fig. 33. Analogies et écarts entre les thèses exposées par Vincent Ferrier et les sermons peints sud-alpins. Le tableau met en rapport les sermons de Vincent Ferrier (première colonne) et les cycles peints (colonnes suivantes), en partant des éléments présents dans les descriptions infernales du prédicateur. Le symbole √ signale que ces éléments sont également présents dans les peintures. Une croix indique que des éléments des sermons ne sont pas repris dans les peintures.
41. Le signe √ est indiqué dans le champ relatif à la compartimentation de l’Enfer en sépulcres (Assur, Élyam, Méschec, Édom, Aquilo, Tubal Pharaon). Si aucune trace de ces inscriptions n’est plus visible aujourd’hui, la présence de deux phylactères sous les régions des orgueilleux et des avares suggère que ces inscriptions figuraient bien à l’origine, comme c’est le cas pour les limbes des enfants (sepulchrum puerorum sine batismate vocatur limbolus), formulation qui n’est pas sans rappeler celles de Montegrazie et d’Albenga.
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mise en images monumentale des capitaines de l’Enfer. C’est, en effet, la seule représentation qui suit toutes les indications données dans les sermons dominicains, et il est plus logique d’envisager à l’origine un modèle complet qui aurait évolué au fil de ses réapparitions peintes plutôt qu’un modèle incomplet qui aurait été enrichi pour retrouver la source initiale. La localisation à Triora du premier sermon peint de notre série pourrait être rapportée à la présence ou au passage de prédicateurs. Vincent Ferrier est luimême venu à Triora en 1404, à l’occasion de la fondation de la confrérie des Flagellants de saint Jean-Baptiste42, et il est tout à fait vraisemblable qu’il y ait tenu des sermons43. En 1418, c’est le franciscain observant Bernardin de Sienne qui prêche à Triora44, où une chapelle allait être érigée en son nom. La présence d’une culture dominicaine diffuse dans la vallée de l’Argentina est ensuite liée à l’activité du prédicateur Cristoforo da Milano. Ce dominicain formé à Milan entreprit, tout au long de sa vie, des campagnes de prédication en Italie septentrionale, plus particulièrement en Ligurie : sa présence est attestée le 2 mai 1456 à Taggia45, dans la même vallée que Triora (où allaient être peints à la fin du xve siècle des capitaines de l’Enfer à San Bernardino). Les documents disent de lui qu’il était un fervent orateur, prêchant à la manière de Vincent Ferrier. La prédication de Cristoforo da Milano à Taggia a favorisé dans cette ville la fondation du couvent Santa Maria Madre delle Misericordie, dont la première pierre fut posée par l’évêque d’Albenga Napoleone Fieschi en 1460 et dont la consécration eut lieu en 1490. Avant même l’achèvement de ce couvent, Taggia fut le siège d’un studium de l’ordre, où de nombreux prédicateurs ont été formés ou se sont arrêtés pour sa bibliothèque. Si l’Enfer peint de Triora est le premier de la série, il serait antérieur au mois de mai 1483 (première date attestée pour les autres cycles infernaux) et postérieur à la construction du lieu de culte (1450-1466)46. Une partie au moins du lieu de culte est peint dès la fin de la construction, notamment l’abside dont le cycle est daté du 21 juillet 1466. Pour affiner la datation, on pourrait suggérer que les sermons de Vincent Ferrier qui ont inspiré la peinture ont été transmis par d’autres dominicains itinérants à la fin du xve siècle, notamment Cristoforo da Milano, encore venu prêcher dans la vallée de l’Argentina quelques années avant sa mort, le 1er mars 148447. La peinture murale serait alors quasiment contemporaine de la prédication de ce dominicain. 42. De Ferrario 2005, p. 39. 43. La même année, Vincent Ferrier est l’arbitre d’un litige opposant Tende à La Brigue, soit à moins d’une trentaine de kilomètres à pied de Triora. Ces localités étaient liées au Moyen Âge par le proche passage de la via Marenca, route commerciale liant Porto Maurizio et le littoral à Cuneo et à la plaine padane. C’était une passerelle entre la vallée de la Roya dans les Terres-Neuves-de-Provence et la vallée de l’Argentina dans la République de Gênes. 44. De Ferrario 2005, p. 39. 45. Arecco 2007, p. 234. 46. Gandolfo 2005, p. 1027. 47. Semeria 1843, p. 453.
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Il faut enfin remarquer que sur le parement interne du mur nord de San Bernardino de Triora, une figure de dominicain tenant un phylactère a été peinte (fig. 34). Celle-ci est située à l’entrée du lieu de culte, à hauteur d’homme, à proximité de la représentation du jugement des âmes et de l’Enfer. Les paroles (aujourd’hui illisibles) qui s’échappent de la main du dominicain sont dirigées vers le cycle infernal, comme si ce texte en était le prélude, laissant apparaître le sermon peint qui se déploie à sa suite. L’installation dominicaine en plusieurs points de la vallée de l’Argentina et la présence de prédicateurs de cet ordre parcourant ce territoire semblent cohérentes avec la réalisation de l’Enfer de Triora au début des années 1480. On a attribué
Fig. 34. Un dominicain. Mur ouest. San Bernardino, Triora. Photo O. Acquier.
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l’Enfer de Triora à Giovanni Canavesio48, qui a œuvré à proximité de Triora dans les vingt dernières années du xve siècle : dans la chapelle Saint-Sébastien à SaintÉtienne-de-Tinée, où il réalise sur le chevet plat de cette chapelle une figure en pied de Vincent Ferrier, entre 1480 et 1485, dans l’église San Bernardo de Pigna en 1482, puis dans la chapelle Notre-Dame-des-Fontaines de La Brigue en 1492. Il y peignit plusieurs cycles renvoyant à la pratique de la prédication, notamment à la pastorale dominicaine49. La première production de notre série pourrait être aussi celle du sanctuaire Nostra Signora delle Grazie à Imperia (Montegrazie). Les frères Biazaci y ont peint en mai 1483 un Enfer complexe qui ne suit pas strictement les sermons de Vincent Ferrier, mais s’en rapprochent tout de même grandement. L’apparence des démons hégémoniques diffère quelque peu des textes homilétiques du prédicateur dominicain : ils trônent, sont de plus grande taille que leurs troupes et arborent des étendards riches en couleurs. À partir de la description de Vincent Ferrier, les frères Biazaci auraient étoffé le motif des capitaines de l’Enfer, peut-être en relation avec les autorités et les desservants de l’église qui était un lieu de pèlerinage à la fin du Moyen Âge50. Les capitaines, plus immédiatement reconnaissables, se détachent mieux de leurs troupes ; ils sont assis, occupent invariablement la gauche de la région infernale qu’ils président, de sorte que c’est eux qui sont les premiers à être aperçus dans le sens de la lecture. Les inscriptions qui les concernent sont plus nettement séparées les unes des autres, afin d’éviter toute confusion : le titulus de chaque démon est peint sur son trône, tandis que les devises sont inscrites sur des étoffes volant au-dessus de leurs têtes. La couleur de leurs étendards renseigne davantage sur l’identité des capitaines. Par exemple, Astaroth porte une étoffe déchirée, qui indique la paresse de ne pas vouloir la recoudre. Par ces libertés de création, toujours didactiques, sans s’éloigner vraiment des sermons de Vincent Ferrier, l’Enfer de Montegrazie pourrait marquer le début de la diffusion du thème des capitaines diaboliques dans le sud de l’arc alpin. Les frères Biazaci passent ensuite à Albenga, où ils adaptent leurs images à la structure et au statut du lieu, tout en continuant à se conformer aux sermons de Vincent Ferrier. Les démons hégémoniques ont ici la même taille que leurs troupes et paraissent davantage mobiles, passant à droite ou à gauche de leur région. L’Enfer peint en septembre 1484 par Giovanni Baleison diffère sensiblement des trois premiers. Les gouffres infernaux ne sont plus divisés en sept mais en huit compartiments, séparés les uns des autres non plus comme dans le modèle pisan, mais par le biais de cadres juxtaposés. Aucune inscription ne vient renforcer ce dispositif, le grade de capitaine n’est pas évoqué : seul le nom des démons est peint sur leur étendard, associé à leur devise. À Alassio, on observe des similitudes avec 48. Cette attribution est propsée par Castelnovi 1970, p. 169. 49. Plesch 2006, à propos des peintures murales de Giovanni Canavesio dans la chapelle Notre-Damedes-Fontaines de La Brigue et de la pratique de la prédication notamment antihérétique. 50. Rovere 2005, p. 27-28. Le sanctuaire balisait le paysage par sa position dominante ; il se trouvait à la frontière entre deux territoires, la République de Gênes auquel il appartenait et la seigneurie d’Oneglia ; c’était un lieu de fort passage entre l’une et l’autre zone.
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les peintures de Montegrazie, d’Albenga, de Triora et de Celle di Macra. L’Enfer est bien septénaire et compartimenté sous forme de grottes mais, comme à Celle di Macra, aucun texte ne vient renforcer ce dispositif. Les démons sont parfois debout, parfois assis, à droite et à gauche au sein de leur région ; les capitaines sont peints en de plus grandes proportions ou font au contraire la taille de leurs troupes. Les peintres d’Alassio pourraient avoir été les derniers à avoir réalisé leur Enfer, en s’inspirant des modèles antérieurs. Les inscriptions ne sont présentes que sur les étendards des diables, elles sont peu nombreuses et lacunaires, et certaines en langue vernaculaire. *
Les peintres des Enfers ligures et piémontais ont fait le choix de transposer à la peinture murale les techniques oratoires des prédicateurs, en créant ainsi une culture visuelle fortement liée à l’acte verbal. Leurs œuvres exposent des figures de style textuelles (répétition, anaphore, accumulation…) et des images directement extraites de sermons. Cette étude aura permis de découvrir en Vincent Ferrier le prédicateur qui a probablement inspiré un certain nombre de peintures infernales ligures et piémontaises. L’organisation de l’Enfer en sept sepulchra dériverait de sermons de ce dominicain qui décrivent un monde infernal ainsi compartimenté. Dans les peintures murales, les descriptions du prédicateur sont mises en scène en combinant images et inscriptions. Les noms des démons présidant aux sept sepulchra, leur qualité de porte-étendards et leur titre de capitaines sont également inspirés de la prédication de Vincent Ferrier. Les concepteurs des cycles peints ont en fait interprété la parole du prédicateur comme on le fait au théâtre avec les didascalies destinées à la mise en scène, afin de donner à leurs peintures une efficacité comparable à celle des discours homilétiques. C’est en ce sens que l’on peut envisager les cycles infernaux des Alpes du sud comme des sermons peints qui pérennisent un acte de parole51. En reproduisant ou transposant la parole du prédicateur, la peinture permet la reproduction du prêche. La présence croisée de figures et d’inscriptions sur les murs des églises, visibles par tous, serait donc comme une prédication in absentia. Mais on peut également imaginer un prédicateur prononçant un sermon dans le lieu de culte peint, en s’appuyant à la fois sur le sermonnaire du dominicain Vincent Ferrier et sur les peintures murales qui gardaient la trace de campagnes de prédication précédentes. Un processus complexe de relecture et de retransmission se perpétuerait alors au sein des églises décorées : sermon, reportatio, copie, adaptation, peinture murale, lecture, sermon, reportatio, copie…
51. Delcorno 2011, p. 55-83 : « In this way, the images […] are a sermon, which continually preaches to anyone entering or leaving the church, thus organizing the public space as a ‘theatre of memory’ and offering a message readable at different levels ». Sur les liens entre communication par la parole et communication par les images : Dessì 2017, p. 99-120.
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CONVENERUNT IN UNUM DANS L’EXÉGÈSE ET LES IMAGES : LA FLAGELLATION DU CHRIST AVEC TRIADE DE PIERO DELLA FRANCESCA Rosa MaRia Dessì
Université Côte d’Azur, CEPAM, CNRS, France
L
a Flagellation du Christ, peinte par Piero della Francesca sur un panneau de peuplier (58,4 × 81,3 cm), est l’une des œuvres de la Renaissance italienne parmi les plus célèbres et les plus admirées (fig. 1). La datation la plus haute fait remonter son exécution à 14401 et la plus basse à 14722. Après avoir été longtemps conservé dans la sacristie de la cathédrale d’Urbino, le panneau fut transporté en 1916 à la Galleria Nazionale delle Marche, où il est toujours exposé.
Fig. 1. Piero della Francesca, Flagellation du Christ (1472 ?), tempera sur peuplier, 58,4 × 81,5 cm, Urbino, Galleria Nazionale delle Marche. Photo : R. M. Dessì. 1. 2.
Longhi [1927] 2012, p. 162. Battisti 1971, vol. 2, p. 50-51.
Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval, éd. Rosa Maria Dessì et Didier Méhu, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 21), pp. 281-348. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132270
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L’originalité de la peinture d’Urbino réside dans un dispositif binaire qui relie par la perspective, tout en les opposant par la distribution de la lumière, deux scènes distinctes où se donnent à voir huit figures humaines, parmi lesquelles le Christ à la colonne sur laquelle est placée la statue dorée d’une idole. Le drame se déroule à l’intérieur d’un palais où le Christ est flagellé par deux bourreaux : celui de gauche se présente à nous de trois quarts, il est presque chauve et revêtu d’une tunique azur, tandis que le bourreau qui lui fait face a la barbe et les cheveux grisâtres, porte un chapeau bleu avec de fines bandes rouges et un court manteau vert qui laisse découverts l’épaule et le bras droit qui brandit le fouet. Assis sur un trône, de profil, le regard dans le vide, les bras ballants, le gouverneur romain Ponce Pilate tient mollement le bâton du commandement. À la flagellation assiste un homme enturbanné que nous voyons de dos. L’espace à droite, au premier plan, est occupé par trois individus qui, de toute évidence, n’assistent pas au supplice. Celui de gauche a le visage de trois quarts, la barbe et les cheveux bruns, il est coiffé d’un chapeau noir et revêtu d’un manteau pourpre passé par-dessus une robe verte. Il a la bouche légèrement ouverte et tient la main gauche tendue, paume vers le sol ; en face de lui, de profil, un homme plus âgé, imberbe et aux cheveux rasés. Son habit de brocart azur et or est serré au-dessous de la taille ; une longue et fine bande rouge descend de l’épaule presque jusqu’au sol. Piero della Francesca place entre ces deux individus un jeune homme imberbe, aux cheveux blonds bouclés et aux yeux clairs. Il est déchaussé et vêtu d’une robe rouge serrée au-dessus de la taille par une ceinture noire. Il a le coude droit fléchi, le poing gauche posé sur le flanc et il touche de son pied la chausse noire de l’homme au manteau bleu. Hormis les deux bourreaux, tous les personnages ont fait l’objet d’identifications diverses et variées3, et le débat, au sujet notamment du trio qui occupe l’avant-scène, n’a pas cessé depuis le xixe siècle4. Maître Pietro peignit encore, à Urbino, un petit tableau allégorique, qui, selon la tradition, aurait été donné par le duc Federico à la sacristie de la cathédrale. Ce tableau représente la Flagellation du Christ devant Pilate ; au premier plan, on remarque trois jeunes seigneurs, dont l’un, à droite, est vêtu d’une riche étoffe de brocart d’or, traitée dans la manière néerlandaise. Auprès de ces jeunes gens, on lit ces mots : Convenerunt in unum. Ce serait, dit la tradition, une satire contre trois princes ennemis du duc. Ce petit tableau, très délicatement exécuté, porte encore ——— cette inscription : OPUS PETRI DE BURGO S CI SEPULCRI5.
C’est ainsi qu’un jeune artiste allemand, Johan David Passavant, en visite à Urbino en 1839, décrivit l’œuvre du maître de Borgo Sansepolcro en prenant soin de transcrire, outre la signature de l’artiste, les « mots » Convenerunt in unum (« Ils se rassemblèrent »). Reprenant une interprétation traditionnelle, il identifia 3. 4. 5.
On a même émis des doutes sur l’identification du Christ, car pour Pope-Hennessy 1986 le sujet pourrait être, non pas la Flagellation du Christ, mais celle de saint Jérôme ! Il est impossible de les résumer toutes ici ; je renvoie au tableau dressé par Mercier 2021, p. 349-351. Cette description est tirée de l’édition en français revue et corrigée (Passavant 1860, p. 393) de la première édition allemande (Passavant 1839, p. 432-433).
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les trois personnages qui campent à droite, sur le devant de la scène, comme trois princes ennemis du duc d’Urbino Federico da Montefeltro. À la même époque, un autre peintre allemand, Johann Anton Ramboux, copia au crayon, sur un calque, la scène de droite et transcrivit les mots : tres convenerunt in unum (en haut à droite de la feuille) et la signature de l’artiste (à gauche)6. Une vingtaine d’années plus tard, Sir John Charles Robinson et Sir Charles Lock Eastlake, deux « connaisseurs » au service de la reine Victoria, découvrirent à leur tour le tableau à Urbino7. Directeur depuis 1855 de la National Gallery, Eastlake s’était rendu en Italie avec l’intention d’acheter, à des prix convenables, des œuvres d’art de la Renaissance destinées à enrichir les musées londoniens. Il laissa cependant sur place la Flagellation de Piero8. Le tableau était encore dans la sacristie de la cathédrale quand, vers 1858, lors d’un premier voyage, puis entre 1860 et 1861, lors d’un second, le patriote et directeur général du Ministère italien de l’Instruction Publique, Giovanni Battista Cavalcaselle, qui avait été chargé en 1853 par Eastlake de travailler pour le Select Commitee de la National Gallery9, visita Urbino où il vit, parmi d’autres œuvres d’art, la peinture de Piero dont il exécuta finalement trois dessins10. Dans un dessin inédit de son Taccuino de voyage, vraisemblablement le premier des trois (fig. 2), 6.
Ramboux qui ajoute tres à l’inscription convenerunt in unum, identifie chacun des trois personnages peints au premier plan : « Guidoubaldo primo » (l’homme barbu sur la gauche), « Od’antonio primo duca » (le personnage central) et « conte Federico » (l’homme sur la droite) (Ramboux, Sammlung, VII, f. 49r). Le dessin est reproduit dans Brüggen Israëls 2019 ; sur le dessin de Ramboux, voir aussi Huech 1998. 7. Eastlake visita les Marches en 1858 (Avery-Quash 2011a et 2011b) et consacra deux pages de son Taccuino à la description du tableau dont il transcrit la signature (sans indiquer son emplacement). Il apprécia le travail de la perspective et de la lumière, mais il fut surtout frappé par les parties dégradées de la peinture, qui correspondent aujourd’hui au tratteggio de la restauration de 1954 (Brandi 1954). On ne comprend pas à quelle dégradation Eastlake fait allusion quand il mentionne la main d’un bourreau (vraisemblablement celui de gauche) : « the neck of one of the flagellator whose hand is also defaced by a cut in the wood about two inches long » (Eastlake, Taccuino, f. 3v). Je remercie Susanna Avery-Quash d’avoir mis à ma disposition les photographies des folios du Taccuino concernant la Flagellation de Piero. 8. Eastlake, Layard, Kugler 1887, p. 216. Le choix de laisser sur place le tableau d’Urbino tient probablement à ses dégradations (voir la note précédente) et à quelques appréciations négatives concernant notamment le rendu des pieds : « feet rather formless and gouty » (Eastlake, Taccuino, f. 2v-3r, cit. dans Calogero 2016, p. 38). 9. Ronchey [2007] 2017, p. 57. Voir D. Terraroli 2021 et Levi 1988. Sur Cavalcaselle à Urbino : Bottacin 2021b. 10. Cavalcaselle 1973, p. 21-22. Les dessins (dont celui du Taccuino a pu être exécuté vers 1858) sont conservés à Venise, BNM, It. IV, 2037, Taccuino, f. 20 et Cavalcaselle, Note e materiali per la Storia dell’arte italiana, 61r-v. Dans Cavalcaselle, Morelli 1861-1862, p. 237, on lit à propos du tableau : « Nella sagrestia di essa Cattedrale havvi una pregevolissima tavoletta, dipinta ad olio, su cui in piccole figure vedesi rappresentato, sotto un portico di bella architettura, Cristo battuto alla colonna. Dal lato sinistro tre personaggi, supposti il Duca Odd’ Antonio e i suoi ministri Manfredo e Tommaso —— da Rimini. Nella base del trono, su cui è seduto Erode (sic), leggesi : OPVS PETRI DEBVRGO SCI. SEPVLCRI. Una spaccatura di traverso divide la tavola, tagliando in due le figure ; altri guasti vedonsi pure qua e là sulla tavola. Considerata la rarità delle opere di questo autore, non che l’autenticità di questa pittura, ad onta del deperimento sopra indicato, il valore di essa opera non può essere stimato meno di lire 15,000 ». À propos du Catalogo delle opere d’arte nelle Marche, des restaurations du
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Fig. 2. Giovanni Battista Cavalcaselle (depuis Piero della Francesca, La Flagellation du Christ, Venise, Biblioteca Nazionale Marciana, Cod. It. IV, 2037 (12278), Taccuino XII, f. 20r. CC BY-SA.
Cavalcaselle transcrit deux fois la signature : sur l’estrade du trône de Pilate, où elle se lit encore, mais aussi en haut à gauche, au-dessus de la corniche du prétoire, sur une fine portion de peinture de même chromatisme blanc que le palais mais ne possédant aucun lien structurel avec ce bâtiment. Positionnée en haut du tableau, à l’emplacement habituel d’un cartouche, cette bande blanche aurait pu contenir autrefois des lettres11. Lu par Passavant à la fin des années 1830 et transcrit sur son dessin par Ramboux, le texte Convenerunt in unum est mentionné par Cavalcaselle dans la première édition de la New History of Painting in Italy (1864), mais c’est pour signaler sa disparition (sans autre information à ce sujet) et indiquer qu’une seule inscription, à savoir la xixe siècle et de la pression exercée par des étrangers pour acheter le tableau (jusqu’à proposer de remplacer l’original par une copie) : Scarpacci 2012, p. 207-208 qui cite Serra 1929, p. VIII, pour les références aux érudits locaux du xviiie siècle qui ont étudié l’histoire artistique des Marches. 11. Le dessin de Cavalcaselle, Taccuino, f. 20r est une copie très détaillée de la peinture d’Urbino. Certes, Cavalcaselle aurait pu tout simplement écrire la signature une première fois sous le trône de Pilate et une deuxième fois en haut de sa feuille de dessin pour qu’elle soit plus facilement visible. Reste que deux faits étonnent et interrogent à propos des restaurations : pourquoi Cavalcaselle a-t-il choisi précisément cet espace, qui est vide dans le panneau ? Et comment se fait-il que certains observateurs comme Ramboux ou Pichi, 1892, p. 80 indiquent l’emplacement en haut du panneau pour la signature ?
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signature de l’artiste, reste lisible sous le trône de Pilate12. Dans son rapport rédigé à la suite des restaurations entreprises en 1954 par l’Instituto centrale del restauro, Cesare Brandi attribue la disparition de Convenerunt in unum aux restaurateurs de l’époque de Cavalcaselle13. À une date inconnue (entre la visite de Passavant en 1839 et le début des années 1860), l’inscription Convenerunt in unum disparut à jamais. Faut-il enquêter sur une inscription disparue dans l’espoir de dévoiler le sens d’un tableau ? L’inscription était-elle ab origine visible autrefois sur la fine bande en haut à gauche du panneau14, ou bien le texte a-t-il été apposé après son exécution ? Dans un cas comme dans l’autre, cette inscription représentait, pour son auteur, la clé de lecture du tableau. Le directeur de la National Gallery écrivit en 1858, à propos de la scène de droite du tableau, qu’elle n’a « apparently nothing to do with the subject (…) »15. Le mythe de l’énigme de la peinture de Piero della Francesca est né, en quelque sorte, dans cette note du journal de voyage du connaisseur anglais : qu’est-ce qui relie la scène avec ces trois personnages au thème de la Flagellation du Christ ? Ce signe contribua à alimenter le mystère du tableau d’Urbino jusqu’à devenir un sujet de discussion et de polémique entre historiens, critiques et historiens d’art. Ainsi, Yves Bonnefoy consacra-t-il à Convenerunt in unum un récit dans son recueil de poèmes La rue Traversière (1977) : Convenerunt in unum, était-il écrit autrefois sous la Flagellation. Quelle pensée avait décidé de ces mots, empruntés à un passage des Psaumes, où il est question de rois et de princes, les adversaires du Christ ? « Ils se liguèrent contre lui », disait l’inscription perdue. Et moi qui étais tenté de comprendre : « Ils s’assemblèrent dans l’unité » […]. Va-t-il falloir, de plus en plus souvent, que l’on rêve ce qui était ?16
Trente ans après la publication du Convenerunt in unum rédigé par le poète et critique d’art français, le rêve d’un visiteur d’Urbino se mue en véritable interrogation épistémologique et la Flagellation de Piero est considérée comme le résultat d’une stratégie de l’énigme que l’artiste aurait mise en œuvre17. 12. Selon Crowe, Cavalcaselle 1864, p. 546 : « In the National gallery catal. of 1863 a motto, “convenerunt in unumˮ, is said to be inscribed near the figures. That motto has somehow disappeared […]. On the step of the platform on which Pilate sits in profile, to the left, are the words : OPVS PETRI DEBVRGO —— SCI. SEPVLCRI ». Brüggen Israëls 2019 et 2020 revient sur l’inscription disparue pour lui dénier tout intérêt dans l’interprétation du tableau – à tort selon nous, comme on le verra. 13. Brandi 1954, p. 249 cite à ce propos Cavalcaselle : « Il colore di questo dipinto fu danneggiato dalla soverchia ripulitura » (Cavalcaselle, Crowe 1898, p. 222). 14. Giovanni Felice Pichi 1892, p. 85-86, écrit une monographie sur Piero où il affirme que la phrase se trouvait « au-dessus » du tableau : « Ora combinando questa leggenda o iscrizione, che, dicesi, leggevasi al di sopra del quadro = convenerunt in eum (sic) = cogli ultimi tragici avvenimenti sopra descritti, della fine di Odd’Antonio trovo più ragionevole la opinione di coloro, che credettero vedervi raffigurati, anzi che i suoi complici di dissolutezze, i quali secondando le sue prave inclinazioni progredendo nella via del pessimo reggimento lo spinsero al precipizio, piuttosto i suoi assalitori […] ». 15. Eastlake, Taccuino, f. 3r. 16. Bonnefoy [1977], 1987, p. 102. 17. Bonnefoy 2006. Sur la stratégie de l’énigme alléguée par Yves Bonnefoy : Boucheron 2012, p. 16-18.
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La question du sujet du panneau d’Urbino et plus généralement du non-sujet des œuvres d’art de la Renaissance se trouve au cœur des analyses de nombreux interprètes, qui s’opposent volontiers : Pietro Toesca vs Roberto Longhi18, Creighton Gilbert vs Salvatore Settis19, Hubert Damish vs Carlo Ginzburg20. Et certains historiens ont fini par se convaincre du caractère délibérément énigmatique du tableau d’Urbino. On laissera de côté pour le moment ce débat et ces polémiques pour privilégier la piste de l’inscription disparue, que je considère comme un moyen heuristique, le point de départ d’une recherche menée parallèlement sur les textes et les images, visant à comprendre si les mots latins Convenerunt in unum ne seraient pas aptes à expliquer l’agencement entre la scène d’arrière-plan et celle d’avant-plan21. Pour commencer, il faut présenter le verset du Psaume 2, 1-2 : « Pourquoi ce tumulte parmi les nations, ces vaines pensées parmi les peuples ? Les rois et les princes se sont ligués [convenerunt in unum] contre l’Éternel et contre son Oint ». Ces mots sont repris et reliés à la Passion du Christ telle qu’elle est évoquée dans ces versets des Actes des Apôtres : « Contre ton saint serviteur Jésus, que tu as oint, Hérode et Ponce Pilate se sont ligués dans cette ville avec les nations et avec les peuples d’Israël [cum gentibus et populis Israel] » (Ac 4, 25-27). Une recherche menée il y a un siècle avait déjà relevé le lien typologique entre Convenerunt in unum et la Passion du Christ. Les interprètes de la Flagellation du Christ de Piero ont mis en avant le rapport entre l’Ancien (Ps 2, 1) et le Nouveau Testament (Ac 4, 25-27), car Convenerunt in unum tient aux relations entre les textes, les images qui illustrent la Passion du Christ et la liturgie du Vendredi Saint22. À l’instar du verset « Remets ton épée au fourreau : qui prend l’épée périra par l’épée » (Mt 26, 52), le Psaume 2,1 a connu une large diffusion, aux ressorts variés, pendant toute l’époque médiévale. Pourtant, aucune analyse de ce verset attentive à l’interprétation typologique ni aucune recherche dans les banques d’images n’ont jamais été entreprises. Ainsi, avant de tenter de déceler la singularité de la Flagellation du Christ peinte par Piero della Francesca, on mènera une étude sur les images et 18. « Opera singolare per il sovrano disinteresse dell’artista verso il soggetto principale, così che mette in evidenza, anche più che negli affreschi di Arezzo, quanto il suo animo e i sensi siano assorti nel mondo fisico. Questo, più che l’intimo, il pittore ricrea con la sua sensibilità e con tecnica che ora emula la fiamminga nella fusione e nello splendore del colorito » (Toesca 1935, p. 211) ; à ces considérations Roberto Longhi répond fermement : « Il ragionamento non torna perché, a parte che un tale disinteresse non potrebbe mai aver luogo in un artista del Quattrocento, è chiaro che il soggetto principale qui non è costituito dalla Flagellazione di Cristo, ma proprio dalle misteriose figure in primo piano cui occorre dunque trovare un significato, leggi un soggetto, attraverso il simbolo trasparentemente allusivo della Flagellazione, posta in sottordine » (Longhi [1942] 2012, p. 142). 19. Settis [1978], 1987, p. 16-19 ; Gilbert [1971] 1994, p. 10-17. 20. Ginzburg [1981] 1983 ; Damisch 1997, p. 16-17. 21. En s’adressant à Gilbert, Settis [1978] 1987, p. 19 écrit : « Il y a le sujet qui fait l’unanimité (la toile de Piero della Francesca est pour tout le monde la Flagellation) et il y a le sujet des iconologues qui ne cessent de s’interroger sur la signification, dans une scène de Flagellation, de ces trois témoins solennels et silencieux qui convenerunt in unum ». 22. Il s’agit de l’antienne du premier nocturne des matines du Vendredi Saint, comme le signale le premier Bombe 1912, p. 470, sur la base aussi du verset de Luc 23, 12 : et facti sunt amici Herodes et Pilatus in ipsa die nam antea inimici erant ad invicem. Running 1953 ; Gilbert 1953.
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les textes se référant à quelques épisodes de la Passion. On sait qu’il ne peut pas y avoir de transparence dans la relation unissant textes et images, et que les écrits, notamment les versets bibliques, doivent faire l’objet d’une analyse préalable et approfondie pour déjouer la tentation de puiser des références dans le corpus scripturaire et dans ses gloses de manière arbitraire pour confirmer ou infirmer l’une ou l’autre lecture iconographique. J’ai donc fait le choix de revenir aux méthodes de l’analyse de l’exégèse biblique et de m’engager dans une démarche d’iconographie traditionnelle en partant du postulat que, dans une peinture illustrant un événement central de la vie du Christ, une singularité, ou de fortes anomalies théologiques, seraient inédites pour le Quattrocento, quand bien même l’œuvre serait signée par Piero della Francesca. J’ai donc suivi Roberto Longhi qui, comme d’autres historiens, ne croit pas que l’artiste de Borgo Sansepolcro puisse manifester un « désintérêt » pour le sujet23. Si l’on refuse de présupposer que Piero della Francesca ait délibérément choisi d’entourer d’un halo de mystère sa Flagellation du Christ, il convient alors de vérifier si cette œuvre constitue vraiment un unicum ou si d’autres œuvres ne présentent pas un motif iconographique commun, correspondant à un groupe d’hommes ou une triade. En effet, l’opacité du tableau d’Urbino ne résiste pas à l’épreuve d’une exégèse à laquelle renvoie un motif iconographique, ignoré jusqu’ici, que des artistes, à la faveur de dispositifs visuels originaux, ont rattaché à une scène de la Passion24 et que les regardeurs les plus cultivés, et théologiquement outillés pour penser l’articulation textes-images, étaient sans doute à même de reconnaître. Dans une présentation synthétique des différents filons interprétatifs de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca, seront discutées les recherches les plus récentes : ce sera ma première partie. Dans une deuxième partie, je proposerai une étude comparative d’une série d’images de la Passion du Christ associées au thème de la triade. Pour mettre en perspective le corpus d’images rassemblées, une étude sur l’exégèse et les sermons, fondée sur quelques références scripturaires et sur l’interprétation typologique en rapport avec des épisodes de la Passion, sera menée dans la troisième partie. Cette recherche ne doit faire oublier ni les fabuleuses capacités que possèdent les images à renouveler la donne et à produire sans cesse du sens, ni le fait que chaque peinture est unique25. Après une relecture – à la lumière de l’exégèse de Convenerunt in unum – des images de triades réalisées entre le milieu du xiiie et le début du xve siècle (quatrième partie) une nouvelle 23. Pour Longhi « il soggetto principale qui non è costituito dalla Flagellazione di Cristo, ma proprio dalle misteriose figure in primo piano cui occorre dunque trovare un significato, leggi un soggetto, attraverso il simbolo trasparentemente allusivo della Flagellazione, posta in sottordine » (Longhi [1927] 2012, p. 142). 24. Ludovico Borgo 1979 se distingue des autres historiens car il met en lumière, dans trois œuvres représentant un épisode de la Passion (deux du Trecento et une du début du xvie siècle), des triades qu’il relie à un verset de Jean (18, 28), en proposant de voir dans les trois personnages du tableau d’Urbino deux Sanhédrins et un jardinier (homme du milieu). Mais si le thème de trois personnages associés à une scène de la Passion du Christ existe bel et bien, ce n’est pas ce verset de Jean que la triade illustre, mais bien, précisément, Convenerunt in unum. 25. Mercier 2021, p. 36.
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interprétation de la Flagellation de Piero della Francesca sera proposée (cinquième et sixième parties). Un épilogue réexaminera le thème de la triade à la lumière d’innovations artistiques jusqu’à sa nouvelle vie dans une peinture de Giorgione.
i. Débats autouR De la flagellation Du chRist De PieRo Della fRancesca Selon les interprétations les plus anciennes, les trois hommes de la scène de droite incarneraient des ennemis du duc et/ou des princes de la dynastie de Montefeltro26. Roberto Longhi valida la lecture qui rattache ces personnages à l’assassinat d’Oddantonio27. Ce frère de Federico de Montefeltro serait l’homme aux boucles blondes, vêtu de rouge, entouré de deux mauvais conseillers, tués avec lui en 1444. Ainsi l’œuvre serait-elle une commémoration de la mort d’Oddantonio28. Selon d’autres lectures historicisantes, la scène de droite évoquerait soit les conciles de Ferrare-Florence (1437-1439), soit celui de Mantoue (1459) pour la réunion des Églises d’Orient et d’Occident. Ces contextes permettrait d’identifier, dans les trois personnages, l’un ou l’autre protagoniste engagé dans différents débats doctrinaux et politiques. Cette ligne exégétique s’est enrichie d’autres identifications du groupe latéral de droite, dont celles avancées par Carlo Ginzburg qui, dans un livre stimulant et fascinant29, propose de voir dans la peinture de Piero une invitation adressée par le cardinal Bessarion à Federico 26. La plus ancienne description complète du tableau date de 1717 : « A dì 4 dicembre 1717. Fu Capitolo Generale […]. Rappresentai ancora che era male in essere il quadro della flagellatione di Nostro Signore Giesù Christo, in cui vi sono anche da un lato gli Ritratti d’alcuni Serenissimi nostri duchi, pittura fatta in tavola, e riguardevole, essendo opera di Pietro dal Borgo di Santo Sepolcro, come ivi stà scritto, avendo bisogno di assettamento con nuova bona cornice, essendo la detta tavola spaccata in mezzo, con una piccola cornicetta mal condotta, e rovinata, onde sopra tutti due questi particolari detti li pareri di ciascuno delli Signori Canonici, fù da essi dato a me l’arbitrio di fare quanto occorrevasi per fare li nuovi Candelieri, si per il quadro suddetto » (Urbino, Archivio Capitolare, Risoluzioni Capitolari, vol. VI [1716–1725], f. 31r, 4 décembre 1717, cit. dans Brüggent Israëls 2019, p. 488). Dans le Catalogo delle pitture, che si conservano nella città metropoli d’Urbino con la notizia degli autori delle medesime, les trois personnages sont identifiés comme Federico da Montefeltro (à droite), Oddantonio (au centre) et Guidobaldo (à gauche) (Urbino, Bibliothèque universitaire, ms. 93, Fondo Comune, 1744, f. 224r, cit. dans Londei 1991, p. 29). On notera que l’identification des trois personnages dans l’inventaire correspond à celle du dessin de Ramboux cité plus haut, note 6. 27. Longhi [1942] 2012, p. 142. Plus tard, Siebenhüner 1954 identifie les trois personnages comme étant Jean VIII Paléologue à gauche, Oddantonio au milieu et Guidantonio à droite. 28. Dans son « commentaire aux illustrations » datant de 1927, Roberto Longhi écrit : « Fra le molte opinioni, la più probabile par quella che, appoggiandosi anche a una vecchia scritta, ora non più leggibile, sotto quei tre personaggi, con le parole « Convenerunt in unum », come nel salmo allusivo al martirio di Cristo, vede nel giovane biondo il ritratto di Oddantonio da Montefeltro e, ai suoi fianchi, i due cattivi ministri Manfredo dei Pio e Tommaso dell’Agnollo […]. È presumibile che il conte Federigo non ritardasse troppo a così commemorare pittoricamente la morte del fratellastro » (Longhi [1927] 2012, p. 162). 29. Ginzburg [1981] 1983.
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da Montefeltro pour le convaincre à participer à la croisade contre les Turcs après la prise de Constantinople en 1453. D’après cette lecture, le cardinal Bessarion serait l’homme barbu, le personnage du centre serait identifiable à Buonconte da Montefeltro, le fils naturel de Federico, et l’homme au manteau de brocart figurerait l’humaniste Giovanni Bacci. Silvia Ronchey a donné une contribution importante à l’analyse iconographique en tentant d’interpréter la Flagellation d’Urbino dans le contexte des relations entre Rome et Byzance et des stratégies de propagande en faveur de la croisade pour libérer la ville de l’emprise turque. Le tableau ferait référence au concile de Ferrare-Florence et les trois personnages du premier plan représenteraient le cardinal Bessarion (à gauche), Thomas Paléologue (au centre) et Niccolò III d’Este (à droite)30. Un autre courant herméneutique, inauguré par Gombrich, refuse de reconnaître dans la scène de droite des individus du xve siècle et propose une lecture exégétique et théologique31. Ainsi, par exemple, le personnage de face, au regard lointain, serait-il le Christ (visible donc deux fois sur le panneau), ou bien un païen, un ange, David, ou encore un jeune Juif, Barabbas, ou encore selon l’hypothèse la plus récente l’apôtre Jean32. Ainsi, Fabrizio Lollini propose-t-il de voir dans les trois personnages de droite les Juifs qui se sont ligués contre le Christ33. Farouche défenseure de l’interprétation historicisante, Silvia Ronchey dénonce le « filone religioso-visionario » qui, avec ses « stravaganze teologiche » et ses « letture allegoriche, legate all’esegesi biblica e alla speculazione teologica », réfute « sdegnosamente ogni storicità »34. D’emblée on est tenté de répondre à ces critiques en rappelant la leçon de Michael Baxandall qui montre comment, à cette époque, images, exégèse et sermons étaient des mediums qui s’articulaient pour répondre à des besoins de nature idéologique, morale, religieuse et politique, dans des conditions historiques données35. Dans un livre récent, Franck Mercier replace le tableau dans le contexte de la théologie des années 1460, et le rattache plus exactement à la notion d’énigme déployée par Nicolas de Cues, qui y voit le « meilleur moyen d’entrevoir la vérité ultime de Dieu ». Le lien entre ce théologien et Piero della Francesca résiderait dans la « confiance mise dans la science des nombres, ainsi que dans la force cognitive de la mesure ». Le tableau est lu comme une « savante réflexion sur le temps », avec des « temporalités multiples », suggérant qu’« entre les protagonistes de la flagellation proprement dite, côté loggia, et les trois figures du premier plan, côté cour, Piero della Francesca voulut peindre deux temporalités distinctes »36. Pour étoffer cette première strate de son interprétation du tableau 30. 31. 32. 33. 34. 35. 36.
Ronchey [2006] 2017. Voir à ce propos : Gombrich 1952 et Gombrich 1959, p. 172 ; Carrier 1987. Zaira Laskaris 2021. Lollini 1991. Ronchey [2006] 2017, p. 64, 119. Baxandall [1972] 1985. « La notion cuséenne d’énigme ne se confond pas alors exactement avec celle du symbole en tant que signe visible d’une autre réalité invisible » (Mercier 2021, p. 54 ; 285-292). Sur les rapprochements entre le Cusain et Piero, voir déjà Giusta Nicco-Fasola dans l’édition datée de 1942 du De perspectiva pingendi (voir à ce propos Battisti 1984 et Arasse 1998).
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d’Urbino, Franck Mercier revient sur l’inscription Convenerunt in unum en lui ôtant cependant toute signification historicisante et politique, pour ne lui attribuer qu’un sens littéral : les trois figures exprimant une vision du temps se sont rassemblées « pour ne faire qu’une », incarnée par l’homme enturbanné vu de dos. On ne saurait nier la prégnance, magistralement mise en lumière par l’historien, de la « théologie mathématique » ou de la visio intellectualis de Nicolas de Cues dans le parcours intellectuel de Piero37. Toutefois, la « science de la mesure » chère à Piero ne vint jamais subvertir chez lui la pensée exégétique. Dans sa récente étude consacrée à la Flagellation du Christ d’Urbino, Caterina Zaira Laskaris tente de libérer le tableau de « l’accanimento interpretativo » pour le ramener à une interprétation iconographique qui serait moins hermétique et entièrement reliée à l’histoire religieuse et au sujet traité, la flagellation du Christ, à laquelle serait associée une triade composée de saint Jean (au milieu), Nicodème (à gauche) et Joseph d’Arimathie (à droite)38. C’est sur la base d’une intuition, venant de rapprochements iconographiques et formels entre le personnage du milieu vêtu de rouge et les représentations de l’apôtre du Christ dans l’art du Nord, que l’historienne de l’art identifie les trois personnages. Indépendamment du fait que cette identification demeure hypothétique, dans cette étude, par ailleurs très informée et détaillée, le thème de la Flagellation conduit l’auteur à citer de nombreuses références néotestamentaires relatives à la Passion dans le but précis d’étayer l’hypothèse que le personnage central serait saint Jean. On laissera pour l’instant en suspens les commentaires scripturaires, car il est primordial de reprendre à nouveaux frais l’analyse comparative de quelques Flagellations du Christ mais aussi, plus largement, d’autres scènes de la Passion.
scènes De la
ii. un coRPus inéDit D’iMages : Passion Du chRist avec gRouPes D’hoMMes et tRiaDes
Les scènes de la flagellation ou des outrages au Christ constituent un thème très diffusé, évoluant dans le temps, qui a fait l’objet d’études détaillées et importantes39. Dans ce vaste ensemble, on n’a pourtant pas mis en valeur un motif, certes rare, mais d’un grand intérêt pour nous. Duccio de Buoninsegna introduit, dans sa Flagellation du Christ, une première nouveauté en y incluant Pilate et un groupe de personnages. La scène est peinte sur l’un des vingt-six tableaux illustrant les épisodes de la Passion qui composent la face postérieure de sa monumentale Maestà, réalisée entre 1308 et 1311 pour le maître autel de la cathédrale de Sienne (fig. 3). À l’intérieur du prétoire Pilate, debout, ordonne aux sbires de frapper le corps de Jésus lié à la colonne, tandis qu’un groupe de Juifs se tient à l’extérieur de la scène pour signifier qu’ils ne peuvent pas entrer dans le tribunal 37. Mercier 2021, p. 54, 56, 58, 79, 93. 38. Zaira Laskaris 2021, p. 33. 39. Marrow 1979 et, plus récemment, la belle thèse de Duclos-Grenet 2019.
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(Jn 18, 28-29) ; des soldats romains, dont on aperçoit quelques casques et lances, sont cachés derrière cette masse serrée de personnages40. Insérée dans le cycle de la Passion (c. 1315-1319) dans la basilique inférieure de Saint-François à Assise, la Flagellation du Christ de Pietro Lorenzetti présente trois personnages occupant le tribunal : un soldat romain, au premier plan, à la droite de Pilate, puis, à sa gauche, un Juif et enfin, au loin, un personnage plus jeune doté d’un bouclier Fig. 3. Duccio di Buoninsegna, Maestà (1308-1311), Flagellation du Christ (détail), tempera sur bois, 214 × 412 cm (pour le panneau central), Sienne, Museo dell’Opera del Duomo. Photo : CC BY-SA.
Fig. 4. Pietro Lorenzetti, Flagellation du Christ (avant 1319), peinture murale, Assise, Basilique inférieure de San Francesco, transept sud. Photo : CC BY-SA.
40. Adducunt ergo Iesum a Caiapha in praetorium erat autem mane et ipsi non introierunt in praetorium ut non contaminarentur sed manducarent pascha (Jn 18, 28). Gilbert [1971] 1994, p. 48 signale cette innovation introduite par Duccio, puis par Pietro Lorenzetti.
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(fig. 4). Dans un petit tableau sur bois (c. 1435-1440), le Maître de l’Observance (fig. 5) reprend le modèle de Duccio et confine une foule de Juifs à l’extérieur du tribunal, au-delà d’une ligne de démarcation nettement dessinée, au point qu’ils semblent assister au drame derrière une vitre. Dans la Flagellation du Christ peinte sur l’un des 40 panneaux qui composaient l’Armadio degli Argenti réalisée par Beato Angelico et commandée par Pietro de’ Medici, le Christ est seul avec ses tortionnaires, ce qui constitue la formule traditionnellement majoritaire des Flagellations41. L’image du Christ à la colonne réalisée par le maître dominicain est enrichie par la présence de deux inscriptions lisibles en haut du cadre (verset de l’Ancien Testament) et en bas (verset du Nouveau Testament)42. Se distinguent de ces Flagellations du Christ une série limitée constituée d’images sur panneaux, sur étendards processionnels ou sur les armoires
Fig. 5. Maître de l’Observance, Flagellation du Christ (c. 1435-1440), tempera sur bois, 36,5 × 45,7 cm, Cité du Vatican, Musée du Vatican. Photo : CC BY-SA. 41. Duclos-Grenet 2019, t. 1, p. 357. 42. Le rapport typologique s’établit entre Ps 37, 18 et Jn 19, 1. Le Christ à la colonne est frappé par deux bourreaux : sur le cadre, en haut, on lit le verset de Ps 37, 18 (Ego in flagella paratus et dolor meus in conspectu meo semper, « Car je suis près de tomber, Et ma douleur est toujours devant moi ») et, en bas, le verset de Jn 19, 1 (tunc adprehendit Pilatus Iesum et flagellavit eum, « Alors Pilate prit Jésus, et le fit battre de verges »). L’inscription comporte la variante tuo qui remplace meo de la
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possédées par l’une ou l’autre confrérie de flagellants qui s’auto-infligeaient des punitions corporelles pour compatir aux souffrances de Jésus et s’identifier à lui dans l’imitatio Christi43. Nombreux sont les documents émanant de confréries qui témoignent du rite de la flagellation dans un espace commun, où les pénitents, tournés vers l’autel, sur lequel était posée une image de la flagellation de Jésus, frappaient leur corps après l’extinction des bougies. Dans certaines de ces images, l’identification au Christ par des pénitents représentés en train de s’infliger des coups au moment même et dans l’espace même où le Christ subit le martyre, génère une unité temporelle et spatiale entre la flagellation de Jésus et celle des pénitents44. Il est important de revenir sur la Flagellation du Christ de Pietro Lorenzetti (fig. 4) car c’est bien dans cette fresque que l’on peut déceler le motif de trois individus qui occupent le pretorium. Du point de vue formel, ces personnages pourraient être assimilés aux gardes ou aux témoins, placés à côté de Pilate, qui se donnent à voir sur quelques sarcophages romains45. Je crois plutôt qu’à l’origine de la variante iconographique de la fresque du cycle d’Assise, il y a une image peinte par Giotto dans la chapelle Scrovegni (1303-1305) (fig. 6- 7). En effet, dans la scène des outrages, derrière Pilate et Caïphe occupés à discuter, on voit trois
Fig. 6 et 7. Giotto di Bondone, Outrages au Christ, Cycle de la Passion (c. 1304-1306), peinture murale, Chapelle Scrovegni (Arena), Padoue. Photo : CC BY-SA. Vulgate. Un seul tableau de l’Armadio degli Argenti, la Pentecôte, présente deux scènes séparées : un tiers du panneau est occupé par la scène de la Pentecôte à proprement parler, et les deux tiers par des personnages différemment habillés qui discutent. 43. On a en effet observé que, sur 90 Flagellations italiennes inventoriées pour les xive et xve siècles, les scènes du drame non insérées dans le cycle de la Passion représentaient 20 % de l’ensemble et décoraient des gonfalons de confréries (van Waadenoijen 1993 ; Duclos-Grenet 2019 et DuclosGrenet 2020). 44. Duclos-Grenet 2020. 45. Duclos-Grenet 2019, t. 1, p. 104-105.
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Fig. 8. Niccolò di Segna, Flagellation du Christ, prédelle du retable de la Résurrection (c. 1350), indéterminé × 374,5 cm pour l’ensemble, Cathédrale, Borgo Sansepolcro. Photo : R.M. Dessì.
hommes qui ne participent ni aux outrages ni à la discussion entre le gouverneur romain et le grand-prêtre. Dans ce groupe constitué de cinq personnes placées par Giotto à l’arrière-plan, deux individus barbus sont présentés dans un face-à-face, ce qui n’est pas sans rappeler les personnages affrontés dans la célèbre fresque du baiser de Judas, peinte à côté dans la même chapelle. Celui de gauche a les cheveux bruns épais, tandis que l’homme de droite, qui est le plus vieux, porte un voile qui laisse découvert son front dégarni. Derrière eux se trouve un homme jeune, imberbe au regard rivé au loin, portant un chapeau (dont la pellicule picturale est en partie perdue) qui s’apparente à la coiffe des soldats romains des autres scènes du cycle de la Passion. Les traits de son visage et ses habits le distinguent des deux hommes à la physionomie orientale et l’associent à Pilate. L’inclusion de ces trois personnages à côté de Pilate dans la scène de la flagellation et des outrages, que l’on peut rapporter aux deux artistes toscans, ne passa pas inaperçue. En effet, d’autres images donnent à voir le Christ fustigé à la colonne en la présence de Pilate, accompagné de trois individus différenciés. Il faut tout d’abord mentionner la Flagellation du Christ (fig. 8) qui décore la prédelle du retable de la Résurrection du Christ réalisé peu après 1350 pour le maître-autel de la cathédrale de Sansepolcro par Niccolò di Segna, un artiste siennois influencé par Duccio et Pietro Lorenzetti46. 46. Il s’agirait de la dernière œuvre réalisée par cet artiste, vraisemblablement peu après le milieu du xive siècle (Franci 2013).
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Le Christ est frappé par deux sbires, devant Pilate, vêtu de rouge et assis sur un trône à côté duquel se tiennent, debout, un soldat romain (doté d’un casque et d’un bouclier) et un homme vieux et barbu. Dans la mémoire visuelle de Piero della Francesca dut sûrement s’imprimer cette peinture de Niccolò di Segna occupant le premier panneau de l’énorme polyptyque qui décore la cathédrale de Borgo Sansepolcro. Là en effet, l’image centrale représente une Résurrection du Christ qui offre aussi quelques parallélismes avec la composition de celle, bien plus célèbre, peinte par Piero dans sa ville natale. Une autre Flagellation, plus proche chronologiquement du panneau d’Urbino, doit retenir notre attention. Œuvre de Paolo Schiavo (1430-1440), une nouvelle Flagellation du Christ (fig. 9) présente une triade qui semble dériver des trois
Fig. 9. Paolo Schiavo, Flagellation du Christ (1430-1440), huile sur bois, 33 × 26,7 cm. Photo : Museo de Arte de Ponce, Ponce, Puerto Rico.
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personnages qui se tiennent debout sur le coin droit dans les Outrages au Christ de la chapelle Scrovegni47. Dans la Flagellation du Christ (c. 1475) attribuée à Francesco Botticini et aujourd’hui conservée dans une collection privée, la triade est cette fois composée d’un personnage central qui regarde dans la direction opposée à la colonne où le Christ est frappé et qui se tient entre deux hommes d’âges différents, coiffés pour l’un d’un chapeau rouge et pour l’autre d’une calotte. Les trois hommes se tiennent à la gauche de Pilate, assis sur le siège curule (fig. 10)48. Le motif de la triade a été adopté et réélaboré par Jacopo Bellini. Dans un dessin de son carnet conservé au Louvre49, le maître vénitien dessine à la pointe d’argent une flagellation50 qui accorde à l’architecture une place totalement inédite où le drame se déroule au loin, au centre de la composition (fig. 11)51. Positionnés à l’extérieur d’un palais, de part et d’autre de l’arc à partir duquel démarrent les lignes dont le point de fuite se situe au milieu de la feuille, en correspondance avec la tête du Christ lié à la colonne, trois personnages, différemment habillés, ne peuvent pas voir la scène de la flagellation qui se déroule dans le pretorium, où, l’un en face de l’autre, prennent place, sur deux trônes, à droite, Ponce Pilate, couronné et vêtu d’une armure, et à gauche, Caïphe. Sur le devant de la scène, au premier plan, à l’extérieur du tribunal, un homme enturbanné, avec une longue barbe blanche, chevauche depuis la droite tenant une torche à la main ; de l’autre côté, une autre figure masculine, coiffée d’un chapeau pointu, procède de gauche à droite, tirant sur les deux pans de son étole ; derrière lui, un peu en retrait, un troisième individu, au visage de face, porte le regard vers les observateurs. Par la place qu’ils occupent dans la scène et par les usages vestimentaires qui les différencient, les trois hommes dessinés par Bellini ont attiré l’attention de Creighton Gilbert qui les compare au groupe peint par Piero della Francesca. D’après cet historien de l’art, « nul ne songerait dans ce cas à attribuer une signification particulière aux figures du premier plan, qui sont plus grandes. Ce sont visiblement des badauds ; il en va de même pour celles de Piero »52. Plus tard, l’historien de l’art revient sur son interprétation et propose de voir dans les trois figures « des fonctionnaires participant à l’épisode biblique »53. Caterina Zaira Laskaris, qui a eu raison de mettre en lumière quelques « triades » réalisées au Quattrocento, 47. Paintings from the Samuel H. Kress Collection 1966, p. 105, fig. 281. 48. Venturini 1994, p. 104-105, 145. 49. Sur Jacopo Bellini et ses dessins : Eisler 1989. La Flagellation est le thème le plus représenté, après la Crucifixion, dans les dessins de Jacopo Bellini conservés aujourd’hui au Louvre (carnet commencé vers 1430-1460) et au British Museum (carnet commencé vers 1440-1470). 50. Jacopo Bellini, La Flagellation du Christ, Album, f. 8, dessiné au recto, Paris, Louvre, Cabinet des dessins, Fonds des dessins et miniatures, RF 1476, 4 ; sur ce dessin : Eisler 1989, p. 103. 51. Sur la place de l’architecture dans les dessins de Bellini : Rothlisberger 1958. 52. Gilbert [1952] 1994, p. 26. 53. Gilbert [1971] 1994, p. 41-51 pense qu’il s’agit d’un Gentil (à gauche), d’un soldat (au centre) et de Joseph d’Arimathie (à droite). Colin Eisler suggère que le personnage qui tire sur son écharpe pourrait être Judas et celui en retrait saint Pierre (Eisler 1989, p. 103) ; Bertelli 1991, p. 116 affirme que les trois personnages de Flagellation de Bellini servent à « donner crédibilité à l’histoire ».
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297 Fig. 10-10bis. Francesco Botticini, attribué à, Flagellation du Christ (c. 1475), huile sur bois, 29,2 × 35 cm, collection privée (Londres, G. Sarti, déjà Florence, collection Berenson). Photo : Fototeca Federico Zeri, Università di Bologna, après (fig. 10) et avant (fig. 10bis) la restauration.
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Fig. 11 : Jacopo Bellini, Flagellation du Christ, Album, f. 8, dessiné au recto, Paris, Louvre, Département des Arts graphiques, Cabinet des dessins, Fonds des dessins et miniatures, RF 1476, 4. Paris, musée du Louvre, D.A.G. Photo : Gérard Blot, RMN-Grand Palais.
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Fig. 12 et 13 : Jacopo Bellini, Préparatifs de départ d’un noble chasseur devant un palais (avec détail), Album, f. 42, dessiné au recto, Paris, Louvre, Département des Arts graphiques, Cabinet des dessins, Fonds des dessins et miniatures, FR 1510, 49. Paris, musée du Louvre, DAG Photo : Gérard Blot, RMN-Grand Palais.
nie cependant toute valeur sémantique aux trois individus ; elle y voit plutôt une occasion d’étudier les effets du rendu de la perspective54. Les triades nous invitent, au contraire, à poursuivre la piste comparative. Il convient tout d’abord de mettre en lumière un groupe d’hommes que Bellini place dans la marge droite d’un dessin intitulé Préparatifs de départ d’un noble chasseur devant un palais. Les trois individus présentent, en effet, des analogies frappantes, jamais mises en valeur, avec les trois personnages du panneau d’Urbino. Le dessin est occupé par une structure architecturale, au centre de laquelle, au point de fuite, l’artiste dessine, devant son palais, un noble, ou peut-être un prince, qui tend le bras vers le groupe de droite (fig. 12-13). L’individu vêtu d’un costume court, au visage légèrement de trois quarts, barbu et coiffé d’un chapeau incrusté d’une pierre, tient la bouche légèrement ouverte et soulève sa main droite en direction d’un homme qui cache ses bras à l’intérieur d’un châle. Revêtu d’un élégant costume tout aussi court, sur lequel est posée une écharpe en bandoulière décorée de roses, un homme aux cheveux bouclés, se tient au milieu, le regard rivé au loin. La posture de ces trois hommes, ainsi que le chapeau et la barbe de l’individu de gauche suggèrent que Piero dut voir ce dessin de Bellini (fig. 13). Parmi d’autres analogies entre le panneau d’Urbino et des dessins de Bellini, il faut mentionner la statue de l’idole similaire à celle de l’Adoration d’une idole 54. Zaira Laskaris 2021, p. 170.
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dans un temple circulaire ouvert de l’artiste vénitien55, ce qui corrobore l’hypothèse, du reste déjà formulée par Longhi, que Piero connaissait les dessins de Bellini et avait effectué un voyage à Venise56. Si du point de vue formel les trois hommes du tableau de Piero della Francesca peuvent être rapprochés des trois personnages des Préparatifs de départ d’un noble chasseur devant un palais, une différence majeure les sépare : dans la peinture, la scène à l’arrière-plan est de nature religieuse, c’est le Christ qui se tient devant la colonne, et non un noble devant son palais. L’étendard de la Flagellation de Luca Signorelli, un disciple de Piero della Francesca, est une peinture sur bois, datable de 1475, réalisée pour les Raccomandati de Santa Maria del Mercato de Fabriano (fig. 14). On remarque des similitudes avec la peinture d’Urbino, comme la figure de Pilate qui surplombe la scène, ainsi que la colonne surmontée d’une idole qui, contrairement à la statue dorée et lumineuse peinte par Piero, est plongée, chez Signorelli, dans l’obscurité57. Il faut surtout signaler la présence, qui ne me semble pas avoir été soulignée par la critique, de trois personnages aux âges et vêtements différents : un vieillard barbu doté d’un chapeau sur la droite, un homme armé d’une épée au premier plan, et enfin un jeune homme aux cheveux blonds, près de Pilate. Se tournant vers cet individu qui se tient à l’écart du tableau, le gouverneur romain attire l’attention sur lui, tout comme semble le faire l’idole qui dirige la sphère tenue dans sa main gauche vers ce jeune blond. Dans une peinture méconnue qui représente les Outrages faits au Christ, attribuée à Jacopo Bellini (c. 1450 ou 1470-1471 ; dernière localisation connue : Fondazione Cini, 1955) (fig. 15), on est à nouveau confronté à une triade58. On y voit, sur la gauche, Pilate portant une couronne radiée et une cuirasse, laissant apparaître les puissants muscles du torse, sur laquelle est attaché un manteau ; derrière lui se tient Caïphe revêtu d’un châle. Sur la droite, un groupe de trois personnages tournent le dos à la scène des outrages. Un homme barbu, doté d’un haut couvre-chef oriental, aux cheveux noirs bouclés qui tombent sur ses épaules, tire sur sa longue barbe et sur le pan de la fine écharpe portée par l’individu qui se tient face à lui. Ce dernier, dont on ne voit que la moitié du corps, a une courte 55. Jacopo Bellini, Adoration d’une idole dans un temple circulaire ouvert, Album, f. 48, dessiné au recto, Paris, Louvre, Cabinet des dessins, Fonds des dessins et miniatures, RF 1476, 4 ; sur ce dessin : Eisler 1989, p. 209. 56. Sur un possible voyage de Piero à Venise : Longhi [1927], [1962], 2012, p. 142, 145 ; sur les influences entre Jacopo Bellini et Piero : iDeM, p. 144 et Benati 2016, p. 32. 57. Paolucci 2001 ; Lavin 1968, p. 323. 58. J’étais en train d’écrire cet article lorsque j’ai pris connaissance du livre de Caterina Zaira Laskaris qui mentionne (sans le reproduire) le panneau perdu attribué à Bellini. Elle a pu compter sur l’aide d’Alessandro Martoni, responsable scientifique des collections d’art de la Fondazione Cini, et obtenir des informations sur cette œuvre passée en collection privée, dont elle propose les datations de 14701471 et de 1480, mais sans donner de références bibliographiques. L’auteur livre ce commentaire : « Difficile dire di più e attribuire con certezza una identità iconografica ulteriore ai tre uomini : il giovane è ‘solo’ un ‘giovane occidentale’, i due in vesti bizantine sono ‘solo’ due orientali, che discutono su ciò che sta accadendo, forse commentandolo, forse scandalizzati per quell’uomo da condannare o per la condanna di quell’uomo » (Zaira Laskaris 2021, p. 171-173 : p. 172).
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Fig. 14. Luca Signorelli, Flagellation du Christ (avec, sur le verso, une Vierge allaitant l’Enfant), étendard processionnel (c. 1482-1485), tempera sur bois, 84 × 60 cm, Milan, Pinacothèque de Brera. Photo : Scala, Florence – courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali e del Turismo.
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Fig. 15. Anonyme, Jacopo Bellini (?), Christ aux outrages, c. 1450 ou c. 1470-1471, peinture sur bois, dimensions inconnues, collection privée. Photo : Fototeca Fondazione Zeri, Università di Bologna.
Fig. 16 Marco Zoppo, La Vierge en gloire avec l’Enfant (en haut), La Vierge avec Jésus et saint Jean (en bas à gauche) et la triade (en bas, à droite), 25,4 × 17,1 cm, plume et encre marron sur papier coloré marron rosé, Hambourg, Kunsthalle, Graphische Sammlung, inv. N. 21506. © Hamburger Kunsthalle / bpk, Photo : Christoph Irrgang, CC-BY-NC-SA 4.0. Fig. 17. Marco Zoppo, Groupe d’hommes, Libro dei Disegni (1465-1474), 34,3 × 26,4 cm, Plume et encre brune, sur vélin, Londres, British Museum, Département des Dessins, f. 21r.
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barbe pointue et il est coiffé d’une haute toque aux bords relevés formant un bec sur le devant59. Il faut encore noter les ressemblances entre l’homme jeune vêtu élégamment à la mode occidentale60 et son homologue dans la triade “profane” de Bellini et dans celle de Piero. Deux dessins réalisés par Marco Zoppo (Cento 1433 – Venise 1478), un artiste qui connaissait très probablement tant les œuvres de Jacopo Bellini que celles de Piero61, donnent aussi à voir deux groupes d’hommes (fig. 16-17). Le premier est réalisé sur une feuille qui comporte trois scènes : au centre, une Vierge avec l’Enfant en gloire ; en bas à gauche, la Vierge avec Jésus et Jean ; à l’arrière-plan, Zoppo place, légèrement décalée vers la droite, une colonne, et, à l’avant-plan, un groupe de trois individus différemment coiffés et vêtus de longs manteaux. Au milieu de cette triade, se tient, de dos, un individu aux cheveux bouclés, doté d’un couvre-chef rond aux bords légèrement relevés. À ses côtés, l’un en face de l’autre, deux hommes barbus : celui de gauche est coiffé d’un turban et l’autre porte une haute toque orientale. Dans le second dessin (fig. 17), le groupe d’hommes, qui est isolé, se compose cette fois de quatre individus : au premier plan, deux hommes absorbés dans une discussion portent les mêmes couvre-chefs que le duo du dessin précédent. Un peu à l’écart, au milieu, un jeune soldat aux pieds nus, doté d’une cuirasse, est flanqué d’un personnage qui nous intrigue au plus haut point. Zoppo a réalisé de nombreux groupes d’hommes différemment habillés qui pourraient difficilement constituer un motif iconographique en soi. Mais ces quatre hommes se distinguent des autres esquisses de Zoppo. En effet, l’individu casqué, enveloppé d’un manteau posé sur son armure, qui tient, non pas, comme on s’y attendrait, une arme, mais une sorte de long bâton, joue un rôle dans un épisode de la Passion. Si Zoppo nous avait livré la version peinte de ce dessin, nous aurions sans doute remarqué la couleur rouge de ce manteau. Nul doute que cet étrange soldat évoque les outrages faits au Christ – qui précède celui de la flagellation – où l’on raconte comment les soldats romains posèrent un manteau rouge sur le Christ et lui mirent dans sa main un roseau pour se moquer de lui, avant de lui ôter ces objets62. L’insertion de ce personnage casqué portant un manteau sert à indiquer aux regardeurs que la triade n’est pas un groupe quelconque d’hommes mais fait référence à la Passion du Christ. On retrouve, par ailleurs, la triade associée au soldat romain vêtu du manteau rouge dans la Flagellation peinte entre 1500 et 1505 par Alejo Fernández, un artiste d’origine allemande qui travailla dans la Péninsule ibérique et fut influencé par l’art flamand et italien du Quattrocento (fig. 18). Sur le bord droit de sa 59. Sur ce type de chapeau, voir infra. 60. La photographie en noir et blanc de la collection Federico Zeri nous laisse dans le doute concernant la couleur de sa chevelure (Catalogo fondazione Zeri : Anonimo – Bellini Jacopo – sec. XV – Flagellazione di Cristo – insieme). 61. Battisti 1971, vol. 1, p. 209 ; Benati 2016, p. 28 ; Calogero 2020. 62. Et exuentes eum clamydem coccineam circumdederunt ei et plectentes coronam de spinis posuerunt super caput eius et harundinem in dextera eius (Mt 27, 28). Je remercie Franck Mercier d’avoir attiré mon attention sur ce personnage.
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Fig. 18. Alejo Fernández, Flagellation du Christ (c. 1500-1505), huile sur bois, 48 × 35 cm, Madrid, Musée du Prado.
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Flagellation du Christ surgit un personnage au regard de biais et inquiétant : cet homme casqué porte un manteau rouge sur son armure et tient un bâton. Ces deux objets, qui renvoient au récit évangélique évoqué plus haut, l’assimilent dès lors au soldat casqué du dessin de Zoppo. Mais cette œuvre présente quelques détails importants sur lesquels il convient d’arrêter notre attention. Si l’on a souligné les signes de richesse arborés par l’homme de profil qui avance à gauche63, on n’a en revanche pas remarqué les analogies formelles entre ses vêtements, de couleur marron et tissés de fils d’or, et les luxueux sous-vêtements du bourreau de gauche vêtu d’un maillot brun couvrant un sous-vêtement jaune clair qui est orné, tout comme les chaussettes sur le devant. L’épée à double tranchant accrochée à sa ceinture affiche son statut noble. Quant au bourreau de droite, sa simple combinaison bariolée verte et rouge, qui contraste avec la tenue sophistiquée de son compagnon tortionnaire, l’associe au deuxième personnage du trio, qui pointe le doigt dans un geste de prise de parole. L’hypothèse que ce jeu de miroir chromatique (marron/or et vert/rouge) est plus qu’un simple choix stylistique est corroborée par le traitement que l’artiste accorde aux deux autres bourreaux. On est en effet frappé par le deuxième binôme de sbires que tout sépare des premiers : chauves, corpulents, aux traits vulgaires, ils empoignent de simples verges, tandis que les bourreaux à l’avant-plan sont prêts à frapper le Christ avec de vraies armes. Si l’on accepte l’hypothèse que les analogies entre les deux hommes au premier plan qui surgissent sur la gauche du tableau, d’une part, et deux sbires, de l’autre, sont porteuses de sens, il ne serait pas saugrenu d’identifier le groupe des deux personnages de gauche comme des Juifs que le peintre a associés aux bourreaux. Un peu en retrait et moins individualisé, le troisième homme du trio de la Flagellation du Prado n’est pas assimilable formellement aux tortionnaires du Christ. Le parallélisme entre deux des quatre bourreaux et les deux personnages du premier plan, teinte le tableau d’Alejo Fernández d’une forte connotation anti-judaïque. En dépit de nombreuses variantes, sur lesquelles on reviendra plus loin afin de déceler leur sens et d’en apprécier les singularités, ces groupes d’hommes réalisés par Giotto, Pietro Lorenzetti, Niccolò di Segna, Jacopo Bellini, Paolo Schiavo, Piero della Francesca, Luca Signorelli, Francesco Botticini, l’artiste des Outrages au Christ, Marco Zoppo et Alejo Fernández constituent d’ores et déjà un motif iconographique, celui de la triade, qui, s’il ne fut pas très répandu, n’en est pas moins conséquent. L’association sémantique de la triade à la Passion du Christ se révèle dans des images réalisées dans d’autres contextes artistiques et sur d’autres supports, dont il faut maintenant prendre toute la mesure. Quelques miniatures qui décorent de prestigieux manuscrits destinés à des souverains français témoignent de la création, dans le répertoire iconographique de la Passion, du thème du groupe d’hommes relié à la scène de la crucifixion. Dans la Bible Moralisée réalisée probablement en 1234 pour Louis IX et son épouse Marguerite de Provence, deux images illustrent la relation typologique entre deux 63. Ont mentionné le tableau d’Alejo Fernández Ginzburg [1981] 1983, p. 68-70 et Lollini 1991, p. 18.
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scènes. Dans le médaillon supérieur se tiennent cinq personnages couronnés, dont l’un est assis sur la gauche et fait le geste du témoin qui fléchit le coude et tient la main paume vers l’extérieur, tandis que les autres discutent entre eux (fig. 19). La relation entre cette scène et le médaillon inférieur, qui comporte une crucifixion, est expliquée par le commentaire du Psaume 2, 1-2 sur la base des Actes 4, 25-27. Après le texte du Psaume, on lit : Ce psaume, c’est-à-dire ce texte, est attribué à David, c’est-à-dire au Christ, qui est roi par lui, et le prophète David condamne les rois et les princes, c’est-à-dire Hérode et Pilate, et les Gentils, c’est-à-dire les soldats romains, et le peuple, c’està-dire les Juifs, les crucificateurs du Christ qui ont médité des choses vaines, c’est-à-dire qui ont essayé de le maintenir dans la mort, mais cela ne s’est pas réalisé parce qu’ils n’ont pas réussi à anéantir le Christ64.
Pour réaliser son image, l’enlumineur ne retient de cette glose, où l’on mentionne Pilate, Hérode, les soldats romains, les Gentils et les Juifs, que la lettre du Psaume : « les rois et les princes ont des pensées vaines ». Dans la Bible Moralisée de Jean le Bon, exécutée vers 1340-1350, deux miniatures superposées, placées dans des rectangles, présentent, en bas, la crucifixion du Christ et, en haut, trois personnages couronnés (l’un est assis sur un trône, tandis que les deux autres sont debout, occupés à une sorte de joute verbale) et trois personnages, dépourvus de couronne, se tenant à l’arrière (fig. 20)65. Le passage tiré du Psaume 2, 1-2, transcrit à côté de l’image, est accompagné d’un commentaire (en latin et en langue vernaculaire), plus long que celui de la Bible Moralisée du xiiie siècle, qui est emprunté à l’exégèse de Pierre Lombard (mort en 1160). Le Maître des Sentences, sur la base du verset des Actes 4, 25-27 et du commentaire de Cassiodore (mort en 580), explique qu’il existe deux types d’hommes qui se sont rassemblés contre le Christ : les maiores, à savoir « les rois et les princes » (Ps 2, 1), c’est-à-dire « Hérode et Pilate » (Ac 4, 25), et les minores, c’est-à-dire « les gentes » et « les populi » (Ps 2, 1), qui désignent, sur la base des Actes 4, 25, les Gentils et soldats romains (gentes) et les Juifs (populi)66. 64. Psalmus id est tractatus iste attribuitur David id est Christo qui agit de se rege et increpat hic Propheta David reges et principes id est Herodem et Pylatum gentes id est milites Romanos et populos id est Iudeos Christi crucifixores, qui meditati sunt inania id est Christum detinere conati sunt in mortem, et hoc frustra quia non impleverunt ut Christe extingueretur (Paris, BnF, lat. 11560, f. 2r). 65. Paris, BnF, fr. 167, f. 114r. Il faut souligner que le texte en langue vulgaire, ajoute après la référence à Pilate et à Hérode, le nom de Caïphe ; de plus, à la place de populos id est Iudeos, on ne trouve qu’un générique « et les autres » (Paris, BnF, fr. 167, f. 114r). Sur la Bible Moralisée de Jean le Bon : Avril 1972, p. 221-250. La miniature de la Bible Moralisée conservée à Paris, BnF, lat. 11560, f. 2r, en correspondance du Ps, 2, 1, ne donne à voir que des rois, ce qui est le cas aussi de la Bible Moralisée conservée à la British Library (BL, ms. Add. 18719, f. 114r). 66. [Remig.] Gentes, id est Romani milites, crucifixores, [Cassiod.] fremuerunt [Remig.] ut ferae sine ratione : fremere enim ferarum est, [Cass.] et populi scilicet Judaei, [Gl. int.] meditati sunt inania, [Alcuin.] id est falsa in Scripturis, ut de futuro adhuc Messia, quem exspectant. Ipsi enim sunt pueri Abrahae, exspectantes cum asina. [Remig.] Vel meditati sunt inania, id est Christum detinere in morte. Vel, meditati sunt inania, scilicet ne mundus post eum abiret ; [Aug.] et hoc, quare ? id est qua utilitate sua ? quasi dicat, frustra, quia non impleverunt, ut Christus exstingueretur. Adstiterunt reges terrae,
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Fig. 19 : Bible Moralisée, réalisée en 1234 Fig. 20. Bible Moralisée de Jean le Bon (c. 1340pour Louis IX et son épouse Marguerite 1350), Paris, BnF, fr. 167, f. 114r. de Provence, Paris, BnF, lat. 11560, f. 2r.
Dans une autre Bible, confectionnée un siècle plus tard, entre 1495 et 1498, pour le roi de France Charles VIII67, est peinte, à l’emplacement de l’initiale, une miniature qui occupe les trois quarts d’une page où sont transcrits les versets 1-9 du Psaume 2. À l’intérieur d’une pièce voutée, avec une porte et trois fenêtres, le roi Charles VIII, doté d’une tunique et d’un fourreau d’épée décoré de fleurs de lys, est agenouillé, en prière devant le Christ, déchaussé et debout, la tête légèrement inclinée, faisant un signe de bénédiction. À leur droite, dans une scène animée, sont représentés trois personnages coiffés à l’orientale : les deux hommes du premier plan gesticulent, tout en regardant en direction du Christ et du roi, tandis qu’au milieu, une troisième figure contraste par son calme (fig. 21-21bis). et principes convenerunt in unum adversus Dominum et adversus Christum eius. [Rem.] Astiterunt reges, quasi dicat, non solum populi et gentes, id est minores, contra Christum surrexerunt, sed etiam majores, quia astiterunt, quasi cum mora, mora enim notatur in hoc, reges terrae [Gl. int.] id est Herodes et principes, id est Pilatus. [Aug. 3 consens. Ev. cap.16.] Ponitur plurale pro singulari, per synecdochen. Vel ita reges terrae, scilicet Herodes prior, qui infantes occidit ; et posterior Herodes, ejusdem filius, qui Pilato consensit in morte Christi. [Cassiod. Rem.] Astiterunt et principes, scilicet sacerdotum, videlicet Anna et Caiphas conuenerunt in unum, id est in unam pravam voluntatem. [Cassiod.] Stulta praesumptio, reges terrae, contra regem coeli convenerunt, quod aperit dicens, adversus Dominum, id est Patrem (Pierre Lombard, Commentarium in Psalmos, col. 69b-70c). 67. Morgan Library, ms. M. 934, f. 9r ; sur ce manuscrit : Avril, Cordellier, Reynaud 1972, p. 206.
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Fig. 21-21bis. Atelier du Maître François et du Maître de Philippe de Gueldre, Bible Moralisée de Charles VIII (1495-1498), New York, Morgan library, M. 934, f. 9r.
Avant de revenir sur les textes de la Glose et sur d’autres commentaires bibliques, qui sont de toute évidence cruciaux pour saisir les liens entre la triade et la scène de la Passion, on peut dégager quatre grands thèmes iconographiques : le Christ à la colonne seul avec ses tortionnaires ; cette même scène avec des pénitents comme spectateurs ; la flagellation du Christ avec Pilate, Hérode et/ou Caïphe et, hors du tribunal, une masse de Juifs, de soldats romains ou d’autres groupes indifférenciés qui assistent à la scène. À cette dernière composition, il faut donc ajouter la présence inédite d’un groupe d’homme ou d’une triade que des artistes ont placée à l’intérieur du pretorium. Pour mieux appréhender ce thème iconographique, il faut à présent prendre la mesure du succès du verset Convenerunt in unum, attesté dans un grand nombre de textes rédigés tout au long du Moyen Âge.
iii. conveneRunt in unuM Dans l’exégèse et les seRMons Il serait impossible d’analyser dans le détail les occurrences de Convenerunt in unum, présentes dans les commentaires des Pères de l’Église, dans la Glose Ordinaire ou dans littérature homilétique. Il est toutefois indispensable, pour commencer, de mentionner les principales lectures exégétiques68. L’énoncé Convenerunt in unum se lit cinq fois dans la Bible : trois fois dans l’Ancien Testament (Jg 16, 23, Ps 2, 2, Ps 47, 5) et deux fois dans le Nouveau (Mt 22,34 68. J’ai consulté l’édition électronique de la Glossa ordinaria, site Gloss-e, CNRS, Paris, 2016 par Martin Morard : https ://gloss-e.irht.cnrs.fr/index.php.
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et Ac 4, 25-27). On ne prendra en considération que les trois occurrences qui ont nourri la trame complexe d’associations croisées dans plusieurs commentaires, sermons et traités politiques qui citent ce syntagme latin dont le succès est sans solution de continuité tout au long du Moyen Âge. La première occurrence de Convenerunt in unum est tirée du Psaume 2,1, nous l’avons dit. Le verset des Ac 4, 25-27 reprend ce passage du Psaume et établit une relation typologique qui sera commentée par les Pères, puis par Cassiodore et par Pierre Lombard69. Thomas d’Aquin compile à son tour un commentaire sur le livre des Psaumes, que l’on peut situer à la fin de sa vie (vers 1272-1273) et où il reprend pour la développer l’exégèse du Maître des Sentences : Et selon ce sens, il faut comprendre que les nations, c’est-à-dire les soldats, se sont ligués contre le Christ. Et les peuples, c’est-à-dire les Juifs, ont médité de vains projets, en croyant le tuer tout à fait, c’est-à-dire en pensant qu’il ne ressusciterait pas. Et les rois de la terre, c’est-à-dire Hérode ier l’Ascalonite qui tua les enfants, et puis Hérode Antipas, son fils, qui donna son consentement à Pilate. Et les princes, c’est-à-dire Pilate, en tant que ce mot est mis au pluriel pour un singulier par synecdoque. Ou bien, les princes des prêtres se sont ligués, c’est-à-dire avec une volonté perverse, contre le Seigneur et son Christ70.
La figure de la synecdoque, qui est fondamentale pour l’analyse de notre corpus d’images, est aussi déployée par Pierre de Jean Olivi dans une perspective eschatologique. Dans sa Lectura super Apocalypsim (1317-1326), le franciscain relie le verset des Actes faisant référence à Pilate et à Hérode non seulement au Psaume 2, 2, mais aussi à Matthieu 22, 34. Il associe à l’Antéchrist les deux ennemis de Jésus, le gouverneur romain et Hérode (qui ne font qu’un), ainsi que les Sadducéens et les Pharisiens mentionnés dans Mt 22,34. Tous les « trois » concurrent et convenient in fine contra Christum71. On retrouve un agencement scripturaire similaire (d’où toutefois les Juifs sont absents) dans les versets de l’Enfer XXII, 109-126, où Dante et Virgile découvrent Caïphe, crucifié et déposé à même le sol afin qu’il soit piétiné, dans la sixième fosse du huitième cercle, celle des hypocrites. On a fait remarquer que le terme convenia à propos du conseil de Caïphe aux Pharisiens renverrait phoniquement au Convenerunt in unum 69. Voir supra note 66. 70. Et secundum hoc intelligendum est, quod gentes, scilicet milites, convenerunt contra Christum : et populi, scilicet judaei, meditati sunt inania, credentes eum occidere totaliter, scilicet quod non resurgeret : et reges terrae, scilicet herodes ascalonita prior qui occidit infantes : et posterius herodes antipas ejusdem filius qui pilato consensit : et principes, idest pilatus, ut ponatur plurale pro singulari per synecdochem. Vel principes sacerdotum convenerunt in unum, idest unam pravam voluntatem, adversus Dominum et adversus Christum ejus. Le passage est cité depuis Corpus thomisticum.org. Sur le commentaire des Psaumes de Thomas d’Aquin et ses éditions : Morard 1996. 71. Le passage est édité par Alberto Forni d’après le manuscrit de la Bnf, Lat. 713, f. 107vb : quia omnes tres concurrent et convenient in fine contra spiritum Christi, sicut Saducei et Pharisei ac Pilatus et Herodes convenerunt in unum contra Christum, quamvis essent inimici et diversarum sectarum (Pierre de Jean Olivi, Lectura super Apocalipsim).
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commenté dans la Lectura super Apocalipsym d’Olivi, une œuvre que Dante connaissait bien, mais il est aussi légitime de penser que l’Alighieri n’ignorait pas d’autres commentaires du passage biblique, dont celui de Thomas d’Aquin72. Le prédicateur franciscain Bernardin de Sienne, qui puisait abondamment à la Lectura, mais aussi à l’Expositio super Mattheum d’Olivi, cite le verset dans une perspective anti-judaïque sur laquelle on reviendra73. Quant aux stratégies discursives qui instrumentalisent le verset, il faut retenir, dans un premier temps, que la référence des Psaumes aux rois et princes qui se sont rassemblés se déploie dans la littérature de propagande visant à défendre l’autonomie du pouvoir spirituel des papes, dès le temps de Grégoire VII. Vers le milieu du xiiie siècle, au moment où le conflit entre les deux pouvoirs universels s’exacerbe, des accusations de déicide à l’encontre du pape sont déployées par la chancellerie de Frédéric II au moyen de la lettre Collegerunt pontifices et Pharisei in unum. Dans ce texte, le verset de Jean 11, 47 et celui du Psaume sont fusionnés, ce qui constitue un assemblage scripturaire à visée sarcastique, placée en ouverture de l’Epistolarium de Pierre de la Vigne74. À l’audace de cette accusation, le pontife répond en retournant le Convenerunt in unum contre Frédéric II, pour l’identifier à l’Antéchrist75. La puissance argumentative de l’exégèse du verset du Psaume 2, 1-2 n’a pas échappé à Dante, dont on a déjà signalé le passage de la Commedia. N’ignorant sans doute pas le duel épistolographique entre Collegerunt pontifices in unum (Frédéric II) et Convenerunt in unum (Grégoire IX), après avoir annoncé à l’ouverture du livre II de la Monarchia sa volonté d’abandonner le ton dérisoire et les moqueries inutiles, Dante affirme que l’Oint du Seigneur contre qui se liguent les rois et les princes est incarné par l’empereur romain76. Sur le versant de la littérature adressée aux princes, il faut mentionner le Roman de Fauvel rédigé à l’intention du roi de France Philippe V (1317-1322) qui reflète la situation troublée par des questions dynastiques dans les dernières années du règne de son père, Philippe le Bel77. Jouissant d’un indéniable succès, Convenerunt in unum a servi l’un ou l’autre discours évoquant les modalités du pouvoir et sa légitimité. Sur cette littérature de matrice politique se greffa un filon exégétique qui eut aussi une très grande fortune 72. Dante, Inferno, XXII, 109-126 : « che convenia / porre un uom per lo popolo a’ martìri ». Sur les liens entre « convenia » et « convenerunt in unum » commenté par Pierre de Jean Olivi, voir Forni, Vian, 2011, p. 529. À propos de Dante et de Olivi, voir aussi : Forni 2006. 73. Manselli 1982. Bernardin possédait un codex avec des passages du commentaire de Matthieu et de la Lectura de Pierre de Jean Olivi (Bernardin de Sienne, Sermones a feria sexta in Parasceve ad sabbatum sanctum constituunt « Tractatum de passione Domini nostri Iesu Christi », dans Bernardin de Sienne, De Dominica Passione, p. 67). 74. Pierre de la Vigne, Epistolario, 1. 1. p. 79. J’ai donné une communication sur « Politiques de l’exégèse : Convenerunt in unum adversus Christum, de Grégoire VII à Dante (Mn II 1) » lors de la Journée d’étude internationale sur Politiques de la littérature dans l’Italie communale, organisée par Florent Coste et Carole Mabboux (Université de Lorraine, Nancy, 1er octobre 2021). 75. Lettre éditée et commentée par Schaller [1954] 1993, p. 197-223. 76. Dante, Monarchia, II I 1-6, p. 154-162. 77. Sur la diffusion du Psaume 2, 1-2 dans l’exégèse et dans le Roman de Fauvel : Roesner 2003, p. 197-212.
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et qui prend l’essor des commentaires de Matthieu 22, 34, un verset qui a été ignorée par les interprètes de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca. Matthieu raconte comment les Sadducéens, qui niaient la résurrection des morts, s’approchèrent de Jésus pour en débattre avec lui, mais furent aussitôt réduits au silence par la réponse du Christ. En apprenant cela, les Pharisiens, qui croyaient en la résurrection, « se rassemblèrent » et l’un d’eux (in unum) se présenta devant Jésus pour discuter avec lui ; interrogé par le Christ, le Pharisien fut à son tour confondu. Il n’est pas sans intérêt pour la compréhension des Flagellations du Christ de rappeler que les Pharisiens s’opposaient aux Sadducéens qui constituaient le parti sacerdotal composé de riches et aristocratiques familles contrôlant le Temple et rejetant la doctrine de la résurrection des morts et de l’immortalité de l’âme, contrairement aux Pharisiens78. La référence de Jérôme aux croyances et coutumes des Esséniens79, des Sadducéens et des Pharisiens est reprise à partir du xiiie siècle, notamment par les textes homilétiques dont la péricope est tirée du verset de Matthieu 22, 34.
78. Un nouvel assemblage scripturaire qui joint aux trois récits bibliques (Ps 2,1, Ac 4, 25-27 et Mt 22,34) l’épisode où Paul est accusé par les hommes de sa secte et par les Sadducéens (Ac 23, 6-10) a pu servir à justifier le choix de l’un ou de l’autre pape profitant, selon l’exemple paulinien, de la discorde entre des adversaires pour sauvegarder la paix de l’Église. Une des gloses de Mt 22,34, qui sera reprise tout au long du Moyen Âge, dérive du commentaire de Jérôme qui utilise l’association entre ce verset et celui des Actes (23, 6-10), pour condamner les hérésies de son temps : Quod de Herode et Pontio Pilato legimus in Domini nece eos fecisse concordiam, hoc etiam nunc de Pharisaeis cernimus et Sadducaeis. Inter se contrari sunt sed ad temptandum Iesum pari mente consentium (Jérôme, In Evangelium Matthei, Lib. 3, l. 1799 sq.). Sur ce commentaire : Jeanjean 2001, p. 70. 79. Dans son traité contre Jovinien, rédigé en 347, qui puise dans l’œuvre de Flavius Josèphe, Jérôme mentionne la troisième secte des Juifs, celle des Esséniens. Il souligne la pratique de l’abstinence et du jeûne que suivait cette secte pour appuyer son discours polémique contre l’hérésiarque Jovinien qui n’accordait aucune valeur ni au célibat, ni à la virginité, ni au jeûne pratiqué par les moines : Iosephus in secunda iudaicae captiuitatis historia, et in octauo decimo antiquitatum libro, et contra Appionem duobus uoluminibus, tria describit dogmata iudaeorum : pharisaeos, sadducaeos. Quorum nouissimos miris effert laudibus, quod et ab uxoribus et uino et carnibus semper abstinuerint, et quotidianum ieiunium uerterint in naturam (Jérôme, Aduersus Iouinianum, Lib. 2, 14. col. 317). La référence aux trois sectes est reprise par Isidore de Séville (mort en 636) et, beaucoup plus tard, par Sicard de Crémone (mort en 1215), qui l’insère dans sa Chronique universelle pour décrire les mœurs et les opinions opposées des sectes des Juifs au temps du baptême de Christ : Anno XV. imperii Tyberii Cesaris, procurante Pontio Pilato Iudeam, tetrarcha autem Galylee Herode, Philippo autem fratre eius tetrarcha Yturee et Traconitidis regionis, et Lysania Abiline tetrarcha, sub principibus sacerdotum Anna et Cayfa predicavit Iohannes baptismum penitentiae in remissionem peccatorum, et veniens omnis Iudea in Bethaniam trans Iordanem baptizabatur in Iordane ab eo. Erat autem Iohannes vestitus pilis camelorum, et zona pellicea circa lumbos eius ; locustas et mel silvestre edebat, in deserto habitans. Tunc erant tres secte Iudeorum a communi vita [hominum] et oppinione distantes : Pharisei, Saducei, Essei. Pharisei phylacteria, scilicet pyctacia cartarum, quibus Decalogus erat inscriptus, in brachiis et in fronte gerebant et spinas in fimbriis ; animas dicebant defunctorum transire in alia corpora usque ad resurrectionem. Saducei negabant resurrectionem, putantes animas cum corporibus interire. Essei, vita quasi monachi, dicebant animas omnes a principio creatas pro temporibus incorporari. Cum ergo Iohannes baptizaret, interrogaverunt eum Pharisei (…) (Sicard de Cremone, Chronica universalis, p. 87).
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Si le lien typologique établi dans Actes 4, 25-26 fit l’objet des commentaires depuis les Pères de l’Église, ce fut le verset de Mt 22,34 qui devint le thema d’un sermon, celui pour le 18e dimanche après la fête de la Trinité. Les dominicains Guillaume Perault (mort en 1271) et Jacques de Voragine (mort en 1298) expliquent que les trois sectes des Juifs – les Esséniens, les Sadducéens et les Pharisiens – sont divisées par les doctrines et par les modes vestimentaires80. Ces commentaires visent à dénoncer le comportement de ceux qui, bien qu’opposés du point de vue doctrinal, se rassemblent en faisant valoir moins la raison que la force du nombre, afin d’avoir le dessus contre un seul. Chez les franciscains, il faut citer le Sacrum commercium cum domina Paupertate où ce sont les deux vices opposés de l’Acedia et de l’Avaritia qui pactisent contre l’âme des chrétiens, tout comme Pilate et Hérode l’avaient fait en se liguant contre le Christ81. Plus tard, dans le contexte du Schisme, certains prédicateurs commentent cet épisode évangélique pour dénoncer les défenseurs de la primauté du concile sur le pape. Ainsi le prédicateur dominicain Vincent Ferrier, dans un traité écrit en 1380, peut-il critiquer l’audace des Italiens qui, faisant appel au concile, se conduisent comme ces Pharisiens qui convenerunt in unum en espérant obtenir la victoire contre un seul à la faveur de leur nombre (in multitudine)82. Enfin, lors du concile de Constance, le représentant d’Albert V d’Autriche, Nicolas de Dinkelsbühl (1433), auteur du Sermo de unione Ecclesiae in Concilium Constantiense, critique l’attitude des Pharisiens qui se rassemblèrent dans l’espoir de gagner la disputatio contre le Christ83. Un discours violemment anti-judaïque se déploie parallèlement dans le théâtre84. Sur le ton des lamentations en raison du drame qui se déroule en France en proie à la guerre, sous le règne de Charles VI85, la première journée du Mystère de la Vengence de Notre Seigneur d’Eustache Marcadé (mort en 1440) s’ouvre sur la mise en scène d’un prédicateur qui tient un sermon sur le thème Principes convenerunt in unum adversus Dominum et adversus Christum où l’on affirme qu’au temps de Pilate, « la prophétie [de David] fut accomplie par les Juifs », accusés de tous les crimes86. Il faut signaler un dessin qui décore le manuscrit d’Arras 697, où est représenté un prédicateur prêchant devant trois personnages 80. Schneyer, Repertorium, p. 533-576. Sur les modes vestimentaires des Juifs : Gilbert [1952 et 1971] 1994 ; Lollini 1991, p. 8. 81. Vocavit que acidiam quae bona negligit inchoare et inchoata perficere et statuit foedus cum ea et pactum pepigit contra istos. Non erat ei nimis familiaris nec sorte coniuncta tamen in malum libenter convenerunt in unum sicut olim Pilatus et Herodes adversus salvatorem (Sacrum commercium sancti Francisci, p. 1723). 82. Ytalici audaciter petunt concilium generale ; tamen notandum est quod dicit Crisostomus super Matheum c. XXII convenerunt Pharisei in unum ut multitudine vincerent quem ratione superare non poterant, a veritate nudos se esse professi sunt in multitudine se armaverunt (cit. dans Vincent Ferrier, Le Tractatus, p. 85). 83. Mattsee, Bibliothèque de la Collégiale, ms. 41, f. 269v. Sur Nikolaus von Dinkelsbühl : Madre 1965. 84. Lollini 1991. 85. Richard 1891, p. X. 86. Arras, BM, 625 (697), f. 309v.
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diversement vêtus. Dans la rubrique positionnée juste en-dessous on lit : « le prescheur : “principes convenerunt in unum adversus Dominum et adversus Christum eius” » (fig. 22). Mais la potentialité exégétique de Convenerunt in unum ne s’épuise pas avec la montée en puissance du discours contre les Juifs à la fin du xve siècle. Dans la seconde moitié du xve siècle, un chartreux du monastère de Lechniczensis dénonce les mauvais chrétiens du temps présent dans une injonction universelle à la pénitence87. Les recherches sur les occurrences de Convenerunt in unum n’ont pas mis au jour de discours visant à convaincre les princes d’Occident de s’engager dans la croisade afin de reconquérir Constantinople. Il n’y a, par exemple, aucune attestation de sermon sur Convenerunt Fig. 22. Mystère de la Vengence de Notre in unum faisant allusion aux Turcs Seigneur d’Eustache Marcadé, Arras, BM, 625 (697), f. 309v. ou à la croisade dans les recueils homilétiques du franciscain disciple de Bernardin de Sienne, Jacques de la Marche, destinataire d’une lettre envoyée la veille du concile de Mantoue de 1459 par le cardinal Bessarion, où l’on évoque une nouvelle « souveraineté » chrétienne et un pacte entre les puissances occidentales88. Dans son sermon De quattuor diabolis, le franciscain développe, à partir du Psaume 2 (Astiterunt principes tibi et principes convenerunt in unum), un discours eschatologique sur les démons et la venue de l’Antéchrist où sont dénoncés les faux prédicateurs, avec une liste des péchés commis par les chrétiens pour les exhorter à la pénitence89. Une autre exégèse complexe de Convenerunt in unum servit à justifier l’attitude des papes qui, confrontés à la discorde de leurs adversaires, optèrent pour la non-résolution des conflits. Ainsi, Jacques Fournier, futur Benoît XII (mort en 1342), explique que, dans certaines conditions, on peut tirer bénéfice de la discorde entre ses adversaires, en rappelant que le Pharisien Paul, accusé par des 87. Budapest, Bibliothèque universitaire, cod. 84. 88. Ronchey [2006] 2017, p. 191. 89. Consuetudo demoniorum et suorum membrorum est semper malignari contra bonos et iustos (le sermon est transmis dans BAV, Vat. Lat. 7780, f. 330r-332v : Sermo 84, de quattuor diabolis, mentionné dans Jacques de La Marche, Sermones, p. 513).
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membres de sa secte, réussit à sauver sa vie en semant la discorde entre Pharisiens et Sadducéens90. Le futur pape conclut en soutenant que la concorde peut parfois aboutir à de mauvaises actions, tandis que la dispute entre des ennemis peut au contraire entraîner des conséquences avantageuses91. Dans son sermon sur le verset de Mt 22,34, qu’il adressa vers 1449 au pape Nicolas V, sous le pontificat duquel Constantinople fut conquise par les Turcs, le cistercien Jacques de Paradis, favorable au Concile, discourt sur l’amitié, la concorde et la discorde avec des références savantes, comme le viiie livre de l’Éthique à Nicomaque et la Politique d’Aristote, qui s’adaptent à la culture humaniste de son public92. Il faut aussi souligner que dans la biographie qu’il dédie à ce pape humaniste, Giannozzo Manetti raconte comment Nicolas V, après avoir tenté en vain, au lendemain de la chute de Constantinople, d’imposer la paix entre les princes italiens, conclut amèrement que le statu quo est finalement profitable pour l’Église, car la paix aurait signifié, pour la papauté, la guerre93. Avant de reprendre le fil du discours sur les Flagellations du Christ avec triade, quelques considérations sur l’exégèse de Convenerunt in unum s’imposent. Sa perméabilité assure à cette expression une ample et longue fortune dans des contextes discursifs extrêmement variés : les traités contre les hérétiques de l’Antiquité, les sermons, puis les pièces théâtrales du xve siècle, en passant par des lettres d’invectives et les excommunications, par les commentaires sur l’Apocalypse, par la Commedia et la Monarchie de Dante ou par le Roman de Fauvel. Quelles conclusions peut-on tirer de cette recherche dans la littérature exégétique et homilétique dans le cadre d’une étude iconographique ? La masse de discours s’appuyant sur Convenerunt in unum adversus Christum pour rendre compte de l’actualité pourrait donner raison à presque n’importe quelle interprétation iconographique visant à identifier la scène de droite. À la difficulté d’y voir plus clair dans les symboles bibliques en images fait écho la célèbre phrase d’Alain de Lille qui soutenait que la Bible est une « autorité au nez de cire ». Sur les pas de Michael Baxandall interprète de Piero della Francesca, on reconnaîtra que « comme un même objet signifie souvent plusieurs choses, le nombre de 90. Sur la possible identification au futur pape Benoît XII de l’avis anonyme sur la Lectura super Apocalipsim de Pierre de Jean Olivi, voir Piron 2008, p. 113-134. 91. Aliquando inter homines melius est esse discordiam, quam amorem, quia dum sunt concordes, in malo concordant, per discordiam autem a malo desistunt […]. Et ideo Paulus dissensiones fecit inter Phariseos et Saduceos, ubi Convenerunt ad occidendum, dicens Ac 23 (cit. dans Ballweg 2001, p. 211) ; voir aussi Bueno 2014. 92. Convenerunt Pharisei in unum […]. Unde quandoquam concordia est multum nociva in viciosis et melior est ibi discordia sicut Paulus fecit discordiam inter Saduceos et Phariseos. Unde sequebatur Pauli liberatio […]. Aliquando vero discordia est mala scilicet in virtutibus hic igitur fuit mala conventio in temptatione Christi […] (Iacobus de Paradiso, Sermones, f. 162ra-164vb). Sur Jacques de Paradis et ses idées conciliaristes et en faveur de la réforme : Swiežawski 1997, p. 102-103. 93. Bella enim inter predictos totius pene Italie principes ecclesie sue pacem, concordiam vero eorum versa vice bellum Ecclesie, non modo verisimilibus coniecturis, sed certis etiam et expressis argumentis et experientia quoque magistra rerum intelligebat presagiebatque (Iannotii Manetti, De vita ac gestis Nicolai V, 2005, p. 109 ; p. 202-203).
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symboles qu’on peut légitimement déchiffrer dans le Baptême du Christ devient vite insupportable »94. Cependant, si l’on est conscient de l’impasse à laquelle amène l’interprétation actualisante des versets bibliques, il ne faut pas pour autant renoncer à la lecture exégétique des Flagellations du Christ avec triade. Quoi qu’il en soit de cet arsenal textuel mobilisé pour servir l’un ou l’autre argument, l’une ou l’autre stratégie politique, on peut légitimement supposer que certains regardeurs du tableau de Piero possédaient les outils cognitifs pour saisir le lien entre les deux scènes et pouvaient donc y reconnaître la mise en rapport typologique. Celle-ci reposait sur un dispositif traditionnel déployé dans les Bibles moralisées95, conçues à partir du xiiie siècle à l’intention des souverains ; on la trouvait aussi dans le Speculum humanae Salvationis, une œuvre datée du premier quart du xive siècle, très diffusée, ou encore dans la Biblia pauperum. On peut dès lors proposer, pour simplifier, de distinguer deux typologies de discours s’appuyant sur l’exégèse imbriquée de Convenerunt in unum. La première, qui correspond aux préoccupations des pouvoirs, s’apparente à une sorte d’admonitio pour les princes et s’intéresse à la question du dominium et de la souveraineté. Elle a trait à la phrase adversus Dominum (Dieu le Père) et adversus Christum eius (l’Oint de Dieu, le Fils) et s’adresse au détenteur de l’autorité, c’est-à-dire aux élus par la grâce divine, comme le roi David, afin qu’ils craignent Dieu et défendent leur règne des ennemis qui le menacent. Il faut souligner que dans le prologue au livre du Psaume de la Bible de Charles VIII (fig. 21), la fonction d’admonition au prince du verset Ps 2 1 est d’ailleurs explicitement déclarée : Ce present pseaulme contient par maniere d’admiration et de prophetie la machination des Juifs et payens contre notre sauveur Ihesu Crist, quand a mort le livrerent, et de la persecution d’iceulx payens ; et en conclusion de ce pseaulme le prophete David exhorte les roys et princes terriens a craindre et honorer Dieu et que ceulx sont bien heureuz qui ont en lui espoir et confiance96.
La seconde typologie a trait aux dogmes chrétiens et à l’ordre moral qui incite à la compassion du Christ et à la pénitence. Dans les pages suivantes, on étudiera d’abord l’iconographie des Flagellations à la lumière de l’exégèse, pour tenter ensuite l’approche de l’iconographie analytique, selon la définition de Daniel Arasse, qui vise à « faire surgir la valeur individuelle significative »97.
94. 95. 96. 97.
Baxandall [1985] 1991, p. 215. Hughes 2006. Morgan Library, ms. M.934, f. 8v. Arasse [1997] 2021, p. 10.
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iii. les tRiaDes associées à la Passion Du chRist, à la luMièRe De l’exégèse On a pu constater que la fabrique exégétique a très tôt élaboré maintes constructions textuelles pour relier le passé de l’Ancien et du Nouveau Testament aux réalités changeantes de ce monde et au futur providentiel du temps eschatologique. Bien entendu, la première strate interprétative, qui correspond au sens littéral de la Bible, n’a pas changé tout au long du Moyen Âge, puisqu’elle tient à la vérité de la lettre du Psaume préfigurant la Passion du Christ. En vue de l’analyse iconographique, il est utile de présenter synthétiquement l’exégèse biblique qui rattache la Passion au motif de la triade. Les versets des Ac 4, 26 et de Mt 23, 34 identifient explicitement les catégories de personnes (reges, principes, gentes et populi) et nomment Pilate, Hérode et les Juifs qui se sont rassemblés contre le Seigneur pour accomplir ce qui avait été annoncé dans Ps 2. Le terme populi, employé au pluriel dans le verset du Psaume, a conduit les auteurs, à commencer par les Pères de l’Église, à identifier dans les « peuples d’Israël » (selon le lien typologique établi dans Ac 4,26) les deux sectes opposées des Pharisiens et des Sadducéens sur la base du verset de Mt 22,34. On a vu aussi que Pierre Lombard a inventé les catégories de maiores et de minores. Sont désignés comme maiores, qui correspondent aux reges et principes du verset du Psaume : Pilate et Hérode, à qui on adjoint Caïphe (qui n’était pas mentionné dans Ac 4,26)98. Font partie de la catégorie des minores, qui correspond à gentes et populi : les Gentils, les soldats romains et les Juifs. Pierre Lombard, Thomas d’Aquin et Pierre de Jean Olivi emploient le terme de synecdoque pour expliquer le passage du pluriel au singulier99. Le rapport typologique entre l’Ancien (Ps 2, 1) et le Nouveau Testament (Ac 4,26 et Mt 22,34) a été élaboré à la faveur de dispositifs visuels variés, par quelques peintres et enlumineurs qui l’ont appliqué à trois épisodes de la Passion : les Outrages, la Flagellation et la Crucifixion. Avec toute la prudence que l’analyse croisée entre images et textes requiert, commençons par les images qui explicitent le plus ce rapport, à savoir les enluminures des Bibles Moralisées où une évolution iconographique intéressante se dessine. Dans la Bible du xiiie siècle, à côté du verset du Psaume 2,1 et de son commentaire tiré de la Glose Ordinaire, en haut du médaillon figurant la Crucifixion, le lien typologique de l’antitype est illustré par cinq reges (dont un témoin assis sur le trône) qui discutent entre eux, dans une sorte de cacophonie qui indique les « pensées vaines » et le complot qu’ils sont en train d’ourdir contre Dieu et son Oint (fig. 19). Dans la Bible de Jean le Bon, le commentaire du Psaume est accompagné d’images présentant une variante : trois hommes sans coiffe (les principes ?) se tiennent derrière trois personnages couronnés (les reges) (fig. 20). La dernière Bible examinée, confectionnée pour Charles VIII (fig. 21), présente une image, associée au même verset psalmique 98. Voir supra note 68. 99. Voir supra note 71.
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(Quare fremuerunt […] convenerunt in unum adversus Christum), mais bien différente des précédentes. Un groupe de trois personnes se donne à voir : celui qui joue le rôle du témoin se tient au milieu et assiste à la discussion animée entre deux hommes aux visages tournés vers le roi qui reçoit, à genoux, la bénédictiononction du Christ. Je suggère que l’enlumineur réalise une synecdoque visuelle et ne peint que les tres qui convenerunt in unum. Dans cette sorte de reductio ad tres, il convient de signaler que les reges représentés dans les enluminures des deux Bibles appartenant à Louis IX et à Jean le Bon sont remplacés, dans la Bible de Charles VIII, par une triade où le duo qui gesticule est composé vraisemblablement de Juifs. Qu’en est-il du groupe des Convenerunt in unum dans les images décrites plus haut, qui se déploient sur d’autres supports à partir du début du xive siècle ? C’est peu de temps après la rédaction du commentaire des Psaumes par Thomas d’Aquin, à l’époque de la diffusion du Roman de Fauvel ou de la Monarchie de Dante, que Giotto peignit à Padoue la scène des Outrages au Christ (fig. 6-7). Sur la gauche, le Christ est outragé par plusieurs personnages dont un homme noir portant un bâton. Sur la droite, Pilate, avec chaussettes rouges et chaussures noires, arbore sur son manteau pourpre un aigle doré qui l’associe à l’empereur et aux gibelins, ce qui accrédite l’hypothèse que le peintre ait voulu accuser de tous les maux le féroce tyran de Padoue Ezzelino da Romano (1237-1254) dont la mémoire hantait les habitants de la ville100. Non seulement Giotto utilise un système de significations formelles en jouant sur la disposition (de profil et de trois quarts), sur la physionomie, sur l’âge et sur les habits des personnages, mais encore il adopte la synecdoque : d’un côté il peint un seul personnage (un jeune homme occidental) pour indiquer la masse des gentes, et de l’autre côté il peint, pour indiquer les populi, deux figures que leur physionomie rattache aux Juifs. La triade de Giotto n’entretient pas avec Pilate et Caïphe une relation narrative, mais typologique. Ces cinq personnages symbolisent le groupe qui se ligue contre le Christ outragé sur la gauche. Dans la scène de la comparution du Christ devant Caïphe, Giotto peint aussi trois personnages impassibles et regardant droit devant eux la paroi interne de la maison du grand-prêtre. Dans sa Flagellation du Christ avec triade peinte à fresque dans la cathédrale d’Assise (fig. 4), Pietro Lorenzetti conserve le dispositif de la synecdoque, mais il fait éclater la disposition du groupe et place les trois hommes à côté de Pilate pour mettre probablement l’accent sur l’action de convenire contre le Christ, à côté du gouverneur romain et avec lui. Comme cela a été dit plus haut, ces personnages ne désignent pas les assesseurs ou les gardes représentés sur quelques sarcophages romains101, car le soldat romain de Lorenzetti est fortement caractérisé et se prête bien à une fonction métonymique. La figure qui représente le Juif est aussi différenciée, tandis que celle du Gentil ou témoin est à moitié cachée. 100. Sur les possibles références au tyran Ezzelino dans les fresques de la chapelle Scrovegni : Frugoni 2008, notamment les p. 307-317. 101. Voir supra note 45.
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Dans la Flagellation du Christ du polyptyque de la Résurrection qui décore le maître autel de la cathédrale de Borgo Sansepolcro, Niccolò di Segna a sans doute pris comme modèle la Flagellation de Pietro Lorenzetti, mais il ne peint à côté de Pilate qu’un soldat romain, doté d’un casque et d’un énorme bouclier, ainsi qu’un Juif à droite (fig. 8). Il se peut que, la jugeant redondante, il ait voulu éviter la présence du troisième personnage peint par Lorenzetti. Le groupe de trois individus constitué par Paolo Schiavo (fig. 9) semble davantage s’inspirer des Outrages faits au Christ de Giotto. Tout comme dans la fresque de la Chapelle Scrovegni, un personnage, qui devrait représenter le témoin, le païen ou le soldat romain, est à l’arrière-plan, presque caché, et se tient entre deux individus barbus voilés dont l’un fait le geste de prise de parole. Il faut surtout signaler que dans cette Flagellation la triade n’est pas associée à Pilate, mais à la Vierge et à saint Jean, auréolés et en pleurs, qui se tiennent à l’extérieur du tribunal102. L’opposition entre les deux groupes : à droite la triade (préfiguration et antitype) et à gauche la Vierge et saint Jean (accomplissement de la volonté divine par la mort du Christ), ainsi que l’absence de Pilate, corroborent l’hypothèse de l’invention et de l’évolution de ce motif iconographique. Nous avons vu que Jacopo Bellini a placé à l’intérieur du tribunal, l’un en face de l’autre, Caïphe et Pilate et, à l’extérieur trois hommes, dont deux sont de profil, tandis que le troisième regarde au loin vers les observateurs (fig. 11). Deux nouveautés doivent être signalées dans cette Flagellation du Christ avec triade. La première réside dans la représentation du groupe biblique des populi (selon l’exégèse de Mt 22, 34) caractérisé par deux Juifs appartenant à deux sectes différentes, car on peut suggérer, sur la base d’informations concernant les modes vestimentaires et les traditions culturelles103, que l’élégant cavalier enturbanné est un représentant des riches prêtres Sadducéens, tandis que l’homme à pied qui tire avec force sur son écharpe serait un représentant de la secte opposée : un Pharisien. La seconde nouveauté de taille, si j’ose dire, tient à la perspective et à sa symbolique en ce sens que le trio converge vers le Christ, mais aussi vers le point de fuite qui coïncide avec la tête du Sauveur104. Dans les Outrages au Christ d’un auteur inconnu (fig. 15), la disposition des personnages du trio est similaire à celle du groupe imaginé par Giotto : ici l’homme jeune (représentant des gentes) est à l’arrière-plan, mais à droite et gauche, l’artiste anonyme place deux personnages dont les habits et les coiffes les identifient comme des Orientaux. Les deux hommes au premier plan sont manifestement antagonistes et composent, avec le jeune, le trio du convenerunt in unum qui établit un rapport typologique avec le duo de Pilate et Caïphe peint à gauche.
102. Zeri 1967, p. 477 ; Boskovits 1995, p. 336-338. 103. Lollini 1991. 104. Dans deux autres Flagellations réalisées par Jacopo Bellini, un groupe d’hommes (trois ou quatre disposés en demi-cercle) est aussi placé de dos face aux Christ flagellé, positionné au centre, vers qui converge le point de fuite.
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La Flagellation du Christ attribuée à Francesco Botticini (fig. 10 et 10bis) est un spectre d’art, à savoir une image qui a été transformée pour des raisons variées, dues aux mises au jour stylistiques ou à la méconnaissance du sujet peint (comme dans une lectio facilior)105. En effet, la peinture comportait à l’origine une triade dont on a effacé, à une époque inconnue, le personnage central qui dirige son regard au loin à gauche, dans une attitude qui caractérise tous les « troisièmes hommes » des triades106. Ce n’est pas tout : des surpeints ont effacé certains éléments picturaux de deux autres personnages se tenant debout à la gauche de Pilate assis sur le siège curule. Les détails qui sont apparus lors de la restauration les différencient par l’âge et la coiffe : l’homme plus proche de Pilate a les cheveux gris, est vêtu de rouge comme le gouverneur romain et porte un chapeau rond de la même couleur, tandis que le plus jeune, qui a les cheveux châtains, est coiffé d’une sorte de calotte blanche. Dans la Flagellation du Christ de Luca Signorelli (fig. 14), pour laquelle la critique a souligné les influences du panneau d’Urbino, se cache une triade composée d’un vieillard barbu (représentant un Juif, pour populi), d’un homme armé (pour les milites romani), et enfin du jeune blond qui se tient à côté de Pilate et qui personnifie les gentes. Cette lecture, qui voit dans les trois personnages de l’étendard de Signorelli le motif de la triade du Convenerunt in unum, est corroborée par l’emplacement des trois hommes à l’intérieur du prétoire, permettant de les différencier du public qui assiste au drame à l’extérieur : les Juifs qui se tiennent à l’arrière-plan se donne en effet à voir plus comme une masse que comme un groupe d’individus. On a en outre souligné l’écart sensible entre, d’une part, la dynamique du mouvement qui caractérise tous les personnages de la scène du Christ frappé à la colonne dans la Flagellation de Signorelli où les bourreaux à la musculature développée et aux postures hardies semblent danser autour du Christ qu’ils supplicient, et, d’autre part, le caractère figé des personnages du panneau d’Urbino. Ainsi le disciple de Piero della Francesca dissémine-t-il la triade dans l’espace du tribunal, en plaçant à l’avant-plan un homme, vêtu élégamment à la mode d’un contemporain de l’artiste, qui porte sa main à l’épée. De part et d’autre du tribunal, à la fin de la courbe que dessine l’arc, se tiennent, à l’écart les uns des autres, un vieillard (à droite) et un jeune aux cheveux bouclés, surplombé par Pilate (à gauche). La lecture de ce tableau de Signorelli comme étant une Flagellation avec triade inspirée du panneau de Piero me semble d’autant plus plausible que les autres Flagellations réalisées par cet artiste ne donnent à voir qu’une masse de personnes ou quelques soldats romains assistant au drame. Dans les dessins de Marco Zoppo, on l’a vu, les groupes occupent une scène isolée107. Ils dévoilent des analogies avec le trio du dessin représentant le noble devant son palais réalisé par Bellini (fig. 12-13) et avec la triade de Piero. Mais Zoppo introduit deux variantes : dans le premier dessin, il présente de dos l’homme 105. Dessì 2018. 106. Venturini 1994, p. 104-105, 145. 107. Sur ces dessins de Marco Zoppo : Armstrong 1993, p. 81, 87 ; Zaira Laskaris 2021 p. 186-187.
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du milieu, qui est un jeune aux cheveux bouclés, vêtu à l’occidentale ; et dans l’autre, il adjoint au troisième homme assistant à la discussion le soldat romain qui arbore le manteau et le roseau utilisés pour se moquer du Christ. On peut reconnaître une sorte de cohérence narrative dans l’assemblage des trois scènes dessinées par Zoppo. La feuille est occupée au centre par la Vierge en gloire avec l’Enfant qui renvoie à la naissance de Jésus, puis la scène inférieure à gauche représente la Vierge avec Jésus et saint Jean, enfin, à droite, le dernier épisode qui renvoie implicitement à la Passion et à la mort du Christ est représenté par la triade du Convenerunt in unum. Comment interpréter les modes vestimentaires dans les Outrages au Christ de l’artiste inconnu (fig. 15) ? L’homme de profil qui se tient tout à fait à droite, porte le couvre-chef du basileus byzantin : le skiadon, arboré par l’empereur d’Orient Jean VIII le Paléologue à Florence, lors de sa visite pour le concile, et que Pisanello reproduit dans le portrait représenté sur une médaille réalisée en 1438-1439108. Placé face à lui, l’homme aux cheveux bruns et ondulés revêt cet immense chapeau qui a tant fasciné les artistes depuis qu’il fut arboré par les Grecs lors des conciles pour l’union des Églises d’Orient et d’Occident en 1439. L’interprétation qui attribue à la Flagellation de Piero un message politique qui renverrait au concile de Ferrare-Florence réunissant plusieurs dignitaires et souverains, dont Jean VIII, pourrait s’adapter à cette image des Outrages au Christ : des chrétiens se rassemblent, débattent et tentent de faire entendre leur voix pour parvenir à un accord en vue de l’union des Églises grecque et latine. Mais leur plan pour sauver l’Église déchirée, symbolisée par le Christ aux outrages, est vain, tout comme leurs pensées. Il faut maintenant s’arrêter sur les dispositifs spatiaux employés par les auteurs qui réalisent des triades. Le premier artiste qui a déplacé la triade à l’extérieur du pretorium, pour signifier l’action du Convenerunt in unum et rendre compte de l’action de convenire de ces hommes qui « ne font qu’un » contre le Christ, est Jacopo Bellini. L’unité spatio-temporelle est assurée par des détails comme la torche que tient le cavalier enturbanné surgissant sur la droite et la lanterne que l’enfant, au niveau de l’arc, tend aux hommes qui arrivent sur la gauche. L’évocation de la lumière dans la scène de la Flagellation – qui s’était déroulée pendant la nuit – manifeste sans ambiguïté l’unité temporelle entre la scène à l’extérieur du pretorium (où trois personnages convergent en direction de l’arc) et celle à l’intérieur du palais (où le Christ est frappé devant Pilate et Caïphe) (fig. 11). Dans le tableau d’Alejo Fernández, l’unité temporelle s’affiche par la présence du mendiant, accroupi sur la droite, qui tend la main vers les Juifs surgissant sur la gauche (fig. 18). Avec le tableau conservé au Prado se clôt la série des triades rattachées à Convenerunt in unum qui se déploie dans les manuscrits, les fresques, les prédelles ou les tableaux. Des dispositifs picturaux ont été mis en place pour illustrer 108. La médaille est conservée au musée du Bargello de Florence. Sur ce chapeau : Ronchey [2006] 2017, p. 176 ; Zaira Laskaris 2021, p. 45-48.
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des textes scripturaires (Ps 2, 1, Ac 4, 26 et Mt 4, 26) ou plutôt le lien typologique qui les relie. Les artistes ont transposé en images des idées, des notions abstraites, des personnifications et des figures rhétoriques : les gentes et les populi, la pensée des choses vaines, ou la synecdoque. L’épisode des outrages faits aux Christ, et plus encore celui de la flagellation, résultent donc d’élaborations picturales souvent complexes qui doivent composer avec la construction des espaces à l’intérieur du pretorium, où le Christ est lié à la colonne, entouré de ses tortionnaires, auxquels s’ajoute une triade, un groupe ou une masse de personnes, placées à l’intérieur ou à l’extérieur du tribunal (Flagellations de Jacopo Bellini et d’Alejo Fernández). Si l’innovation dans la scène des outrages de la chapelle Scrovegni tient au caractère métonymique de la triade inventée par Giotto, vraisemblablement sur la base de la synecdoque textuelle mentionnée dans les gloses de Pierre Lombard, Thomas d’Aquin et Pierre de Jean Olivi, et reprise dans les commentaires qui accompagnent les enluminures des Bibles moralisées, la singularité de la Flagellation de Piero se révèle, quant à elle, dans l’usage de la perspective qui se déploie selon des échelles temporelles et des agencements tout à fait nouveaux.
iv. la flagellation Du chRist avec tRiaDe De PieRo Della fRancesca Le corpus d’images analysé permet maintenant de percer quelques mystères qui entourent les trois personnages peints par Piero della Francesca à droite de la scène de la flagellation (fig. 23). Avant de saisir la nouveauté absolue introduite par l’artiste de Borgo Sansepolcro, on tentera, comme cela a été fait pour les autres réalisations picturales, une approche iconographique tenant de l’exégèse. Piero a peint cinq personnages qui s’ajoutent aux deux bourreaux qui frappent le Christ à la colonne. Si l’on n’a jamais mis en doute que l’homme assis sur le siège curule représente Pilate (ou bien un personnage historique contemporain du peintre que l’on pouvait associer au gouverneur romain109), quelques rares interprètes ont émis l’hypothèse que l’homme enturbanné vu de dos ne serait pas Hérode ou Caïphe (ou, selon une lecture actualisante, Mehmed II le Conquérant)110, mais une figure historique positive111. En l’absence d’éléments pouvant assimiler l’homme de dos à un dévot ou à un flagellant prenant place dans le lieu du drame, il semble difficile qu’il puisse représenter une figure non négative. De plus, si l’on prend en considération les liens avérés entre commentaires bibliques et Flagellations avec triade qui invitent à voir, à côté de Pilate, soit Hérode soit Caïphe, l’homme enturbanné ne peut guère représenter que le roi de Judée ou le grand prêtre. Ainsi, dans une sorte de reductio ad unum, les trois individus de l’avant-scène convenerunt 109. Parmi les interprètes du panneau d’Urbino, Babelon 1930, p. 372 fut le premier à établir des analogies entre Pilate et Jean VIII le Paléologue. 110. Ronchey [2006] 2017. 111. Bertelli 1991, p. 120 ; Mercier 2021, p. 94-119.
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in unum contre le Christ. L’« un » peut être représenté à son tour, dans la scène de gauche, par Caïphe / Hérode / Pilate, selon le passage du pluriel au singulier à l’œuvre dans la synecdoque. On suggère alors que l’homme au turban, qui serait Caïphe en raison de sa tenue vestimentaire, « incarne », avec Pilate, les trois personnages.
Fig. 23. Piero della Francesca, Flagellation du Christ (1472 ?), détail de la Triade qui convenerunt in unum, tempera sur peuplier, 58,4 × 81,5 cm, Urbino, Galleria Nazionale delle Marche. Photo : R. M. Dessì.
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Quant à ces trois hommes de l’avant-scène, on peut tenter d’abord de dégager des ressemblances de nature formelle et des rapprochements avec d’autres œuvres de Piero112. L’homme jeune aux cheveux blonds bouclés, qui est déchaussé, pose sa main sur son flanc dans un geste similaire à celui de la Vergine del parto et de quelques personnages dans la scène de la rencontre entre la reine de Saba et Salomon des fresques de la basilique Saint-François à Arezzo. Figure étrange, cet individu en rouge est moins personnalisé que les deux autres représentés à ses côtés, au point qu’une grande partie des interprètes y voient une allégorie. L’identification à un ange serait renforcée par les similitudes formelles entre cet homme et l’un des trois anges du tableau conservé à Londres du Baptême du Christ de Piero, mais aussi à d’autres anges et à un prophète, également réalisés par l’artiste de Borgo Sansepolcro. Quant à l’homme barbu à la bouche légèrement ouverte, qui ressemble au Constantin dans la Légende de la vraie Croix, il tient sa main droite, paume vers le sol, légèrement tendue vers l’avant, dans une mimique que répètent d’autres personnages peints par le maître de Borgo (dont l’homme au turban dans la Flagellation et Ézéchiel dans les fresques d’Arezzo). On a déjà vu aussi l’homme aux cheveux rasés et aux oreilles à la forme particulière dans d’autres réalisations du peintre (le personnage vêtu de rouge dans La Vierge de la Miséricorde, le dévot à genoux dans le Saint Jérôme et un dévot, et, enfin, un des témoins du supplice du Chosroês dans le cycle de la Légende de la vraie Croix à Arezzo). Cela n’a d’ailleurs pas échappé à la critique qui a voulu voir un portrait dans l’homme reproduit de manière similaire à plusieurs reprises113. On pourrait poursuivre la piste des similitudes internes au sein des peintures de Piero, mais la démarche qui consiste à se fonder sur des comparaisons formelles pour identifier les personnages et y voir des portraits nous enfermerait rapidement dans un labyrinthe cognitif. Tout au plus, les similitudes internes nous permettent-elles de dégager quelques typologies génériques : l’homme barbu est un Oriental d’âge moyen, celui du milieu est un jeune qui vient d’ailleurs, et l’homme de droite est le plus vieux et le plus éminent du groupe. Les caractéristiques physionomiques et vestimentaires ou la gestuelle des trois hommes du panneau d’Urbino les apparentent, en revanche, au corpus des Flagellations avec triade. En effet, l’homme du milieu partage avec ses homologues l’apparence d’un homme jeune : ses vêtements ne le caractérisent pas comme un Oriental et il porte le regard au loin dans une attitude impassible et indifférente. S’il est déchaussé comme le soldat de Marco Zoppo, il ne porte pas d’armure, mais des vêtements de couleur rouge. La critique l’a identifié aux personnages les plus disparates, dont un soldat114. Comme on l’a vu, les commentaires du Convenerunt in unum identifient dans la catégorie des minores les gentes (c’est-àdire les Gentils ou les soldats romains) et les populi (c’est-à-dire les Juifs). Ainsi, 112. Berenson [1959] 2007, p. 219-223 ; voir aussi la trad. fr. : Berenson [1950] 2017. 113. Sur les rapprochements entre les personnages des peintures de Piero, avec propositions d’identification : Ginzburg [1981] 1983, p. 77-83 ; Mercier 2021, p. 151-194 ; Zaira Lascaris 2021, p. 209-219. 114. Gilbert [1971] 1994, p. 49.
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c’est à l’un ou à l’autre de ces sous-groupes des gentes qu’appartiendrait le jeune homme du milieu, que l’on verrait plutôt comme le représentant des Gentils. Chez Piero, les détails visant à distinguer les trois hommes sont plus nombreux que dans les autres triades et relèvent aussi de l’architecture et du paysage. L’emplacement du groupe permet en effet à l’artiste de Borgo Sansepolcro de caractériser les trois hommes non seulement par leurs traits individuels mais aussi par les espaces qu’ils habitent, espaces dont ne sont donnés à voir, pour chacun et selon le procédé métonymique, que quelques éléments architecturaux de l’Antiquité, mais aussi un jardin dans un espace clos pouvant aussi faire référence à l’époque antique et, pour finir, un riche palais d’une ville italienne. Les échanges verbaux des deux hommes de l’avant-plan ne se manifestent – contrairement à ce qui se passe dans les duos examinés plus haut – qu’à travers quelques indices discrets. Ainsi l’homme aux cheveux rasés place-t-il ses pouces dans sa ceinture (comme le fait Salomon, dans la rencontre avec la reine de Saba, dans le cycle de la basilique d’Arezzo, ou comme le font d’autres individus réalisés par l’artiste) ; il serre cette ceinture dans ses poings, manifestant une tension, certes retenue mais tangible. L’unique effort que semblent faire les trois hommes peints par Piero consiste, malgré sa « capacité à dépeindre la vivacité » comme l’avait remarqué Aby Warburg115, à contrôler et retenir leurs sentiments. Pour indiquer leur confusion (voire leurs « pensées vaines »), au lieu de gesticuler ou de tirer sur de longues barbes ou écharpes comme dans d’autres triades, les deux hommes qui se font face dans la triade de Piero della Francesca n’expriment qu’imperceptiblement leur confusion. Fabrizio Lollini a avancé que les trois hommes de l’avant-scène seraient des Juifs, ce qui pourrait (du moins partiellement) s’adapter à la lecture typologique de Convenerunt in unum116. Or, l’identification à un Sadducéen (à droite) et à un Pharisien (à gauche) semble possible pour la Flagellation de Bellini et devient indiscutable dans le tableau d’Alejo Fernández où l’homme au premier plan est un Sadducéen portant un tephillin sur le voile qui le coiffe (fig. 18). On a vu plus haut comment Fernández, qui a travaillé pendant toute sa carrière dans la Péninsule Ibérique, conçoit un miroir chromatique pour judaïser la scène de la flagellation, renforcée par la présence du mendiant sur la droite du tableau, que l’on peut expliquer par plusieurs facteurs : la propagande pour les Monts de Piété, les rapports entre Juifs et chrétiens au début du xvie siècle et la région où l’artiste reçut la commande. Mais des objections peuvent être émises à une éventuelle lecture anti-judaïque du tableau d’Urbino. Certes, si l’on s’accorde sur l’exégèse de Convenerunt in unum, le duo devrait appartenir à la catégorie des populi Israel, c’est-à-dire aux deux sectes des Sadducéens et Pharisiens. Mais Piero semble prendre quelques libertés interprétatives et déroger aux principes dictés par le moule iconographique de la triade, dont la composition de Bellini a constitué sans doute un modèle pour lui. L’homme qui se tient devant le palais d’une ville italienne porte un manteau de brocart qu’endossaient à l’époque de Piero de riches Occidentaux 115. Warburg [1914] 2015, p. 228. 116. Lollini 1991.
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et des Juifs. Mais la fine bande rouge posée sur son épaule117 est celle qu’arboraient des hommes d’une culture et d’un statut social et institutionnels élevés, comme le dévot à genoux dans le Saint Jérôme de Piero della Francesca conservé aux Gallerie dell’Accademia de Venise, ou le duc d’Urbino lui-même dans la Communion des Apôtres par le Christ (1473-1474) de Juste de Gand118. En outre, l’homme vêtu d’azur et d’or est imberbe et n’a pas de coiffe, ce qui rendrait ambigüe l’assimilation à un Juif. Tous ces détails indiquent sa puissance et sa richesse (palais, vêtement de brocart et bande rouge) et l’assimilent à un homme occidental de haut rang qui fait face à son homologue venu d’Orient. Dans l’inventaire des couvre-chefs sortis des pinceaux de l’artiste de Borgo Sansepolcro, un modèle de chapeau à la hauteur, si j’ose dire, de celui posé sur la tête de l’homme barbu ne manquait sûrement pas. Pourquoi Piero peint-t-il un homme riche d’une ville italienne, imberbe et sans coiffe (contrairement à tous ses homologues des autres triades, y compris celles pensées quelques années plus tard par Zoppo), pour incarner le personnage positionné à droite qui feint d’ignorer la présence de l’homme à la tenue orientale ? Cette question pourrait ouvrir la piste des actualisations que j’ai fait le choix de laisser de côté pour privilégier l’hypothèse que Piero a voulu personnaliser le motif de la triade pour y laisser sa marque singulière. Car il est indubitable que sa triade se différencie de toutes les autres (y compris de celle réalisée dans une peinture plus tardive, qui sera analysée dans l’épilogue) notamment en raison de la physionomie de l’homme aux cheveux rasés qui n’est pas un Oriental, à moins que le manteau de brocart ne l’identifie comme tel. Quoi qu’il en soit de références aléatoires à des évènements contemporains, il ne me semble pas que dans la Flagellation de Piero della Francesca les Juifs soient visés en tant qu’ennemis de la chrétienté se liguant contre le Christ119. Qu’en est-il de la lecture de ces triades en peinture au regard des gloses de Ps 2, 1 ? En conclusion de la troisième partie, on a relevé deux objectifs qui ressortent dans l’exégèse corrélée des principaux versets vétérotestamentaire et néotestamentaires. Le premier, et principal, est de nature politique, en ce sens qu’il a trait à la question de la souveraineté et du mandat divin et assimile les souverains temporels à David. Le second, qui est d’ordre moral, vise les pénitents, les infidèles ou les Juifs. Les groupes d’hommes des Bibles moralisées typologiquement reliés à la Crucifixion, la triade de Giotto qui peint Pilate sous les traits d’un gibelin, ainsi 117. Cavalcaselle, ne voyant probablement que la partie sur le devant de la fine bande rouge, pourtant dessinée par Ramboux, présume qu’il s’agit d’un pan de la veste de cette couleur que le personnage endosse en dessous de son manteau de brocart (Crowe, Cavalcaselle 1898, p. 227). 118. Sur cette œuvre : Bottacin 2021a. 119. À propos de la présence des Juifs à Urbino, Luzzatto, 1909, p. 24 explique que « Fino al principio del ’500 gli Ebrei potevano acquistare possedere e vendere liberamente case e terreni in qualunque parte della città a del contado : frequentissimi sono gli atti di compra vendita di case e di orti in città, meno frequenti quelli di poderi nel contado ; tra i contraenti incontriamo talora i nomi dei conti Guidautonio, Oddantouio e Federico ; in qualche caso ci imbattiamo persino in concessioni e rinnovazioni di eufiteusi fatte dai canonici della cattedrale in favore degli ebrei ». Sur la prédication en faveur de l’érection du Mont de Piété d’Urbino et sur les critiques que les cives adressaient aux prédicateurs : iDeM, p. 39, 42. Sur les Juifs à Urbino à l’époque de Piero : Lollini 1991, p. 14-15.
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que les trois hommes de la Bible de Charles VIII témoignent de triades de nature politique. D’autres triades visent les Juifs : celle du dessin de Jacopo Bellini (fig. 11) et surtout celle peinte par Alejo Fernández (fig. 18). Quant à La Flagellation du Christ de Paolo Schiavo (fig. 9), elle inviterait à compatir aux souffrances du Christ. Si aucun élément explicite ne nous aide à interpréter le tableau de Piero della Francesca à l’aune de l’une ou l’autre des fonctions des triades ici évoquées, sa destination très probable pour Federico da Montefeltro autorise à pencher pour une lecture autant politique que morale. Certes, le duc d’Urbino, qui n’est d’ailleurs pas visible dans l’image contrairement à ce qui se passe dans l’enluminure de la Bible de Charles VIII, ne possède ni le titre d’empereur comme son homonyme Hohenstaufen mort en 1250, ni le titre de roi. Mais avant que l’Italie ne soit ébranlée par les guerres lancées par le roi français, le dominus de la ville des Marches, allié du pape et d’autres puissants princes, était un seigneur absolu sur ses terres. Pour appuyer l’analogie visuelle entre le Christ/David et un seigneur temporel, il n’est d’ailleurs pas nécessaire de se référer aux Bibles enluminées des rois carolingiens ou des Ottoniens ou de se remémorer l’audace d’un Pierre de la Vigne associant l’empereur Frédéric II au Christ dans la lettre Collegerunt pontifices in unum qu’il adressa au pape en 1240. Quand on sait qu’à l’époque de Pétrarque, le dominus de Milan, Gian Galeazzo Visconti, fut glorifié par l’humaniste qui l’associa à David dans une oraison célèbre120, l’hypothèse d’une mise en relation implicite entre le Christ/David et Federico de Montefeltro n’est pas déplacée. Une information pourrait d’ailleurs étayer le parallélisme entre le roi David et le duc d’Urbino. Ce guerrier et prince idéal du Quattrocento fit placer ses armoiries dans un codex du xiiie siècle acquis pour enrichir sa bibliothèque, où se trouve copié le commentaire sur les Psaumes de Pierre Lombard : les armes du duc sont apposées sur le recto du premier folio du manuscrit, dans lequel Federico fit insérer une feuille de garde pour y mettre, en regard de ses armes, une peinture en pleine page très raffinée représentant le roi David tenant la lyre sur ses genoux121. Mais ce n’est pas tout : dans une enluminure qui décore le prologue des Psaumes d’une Bible confectionnée pour Federico de Montefeltro, se donne à voir le roi David s’adressant au Christ dessiné dans la mandorle, au centre d’un jardin occupé à l’arrière-plan par des groupes de courtisans vêtus selon la mode du temps du duc d’Urbino122. Si l’on relit maintenant la description de Passavant (et la transcription de Ramboux) citées à l’ouverture de cette étude, on devrait s’accorder sur l’exactitude de la sobre description : tres convenerunt in unum « serait, dit la tradition, une satire contre trois princes ennemis du duc »123. Pousser plus loin les tentatives de contextualisation dans le but d’attribuer des noms aux « trois princes ennemis du 120. 121. 122. 123.
Dessì 2012. BAV, Urb. Lat. 19, f. 1. BAV, Urb. Lat. 2, f. 5r. On comprend que le nombre tres qui précède le verset biblique convenerunt in unum et qui a été lu et transcrit par Ramboux n’est probablement pas une erreur, car on le trouve par exemple dans le commentaire du Ps. 2 1 d’un Pierre de Jean Olivi (voir supra).
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duc » risque de nous faire tomber dans le puits (presque sans fond) des actualisations, comme celle qui fut avancée dans la seconde moitié du xvie siècle. À la suite de cette analyse qui tient aux relations unissant exégèse et images, il convient maintenant de poursuivre l’approche d’une iconographie analytique selon l’expression de Daniel Arasse. L’ensemble de la critique reconnaît comme singularité majeure de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca sa construction de la perspective. Aux interprètes n’a pas échappé l’emplacement en avant de trois personnages qui semblent installés devant les regardeurs comme s’ils racontaient une histoire. Plus qu’une indifférence à ce qui se passe derrière eux, dans la loggia, les membres de la triade manifestent un éloignement cognitif, car ce diptyque a été conçu comme un dispositif apte à rendre compte d’un lien typologique. Dans l’interprétation typologique ou figurative, les personnes et les évènements de l’Ancien Testament possèdent pour les exégètes chrétiens une réalité historique et ne constituent pas de simples allégories : ils préfigurent, dans l’Ancienne Loi, qui n’est que l’ombre de choses à venir, la Nouvelle Loi124. Ainsi, un événement ou un personnage de l’Ancien Testament constitue-t-il le signe annonciateur d’un événement ou d’un personnage du Nouveau Testament, qui l’englobe ou l’accomplit. À la pensée exégétique médiévale fondée sur l’interprétation typologique correspondent certains dispositifs visuels. On a vu comment dans les Bibles Moralisées cette double temporalité est établie visuellement par un dispositif sophistiqué au moyen de médaillons ou de rectangles qui encadrent des scènes et accompagnent des textes, en latin et en langue vernaculaire, reproduisant et commentant les versets bibliques. En respectant une fonction didactique similaire à celle que l’on assignait aux images des Bibles enluminées, le peintre dominicain Beato Angelico établit dans l’Annonciation de Cortone un lien entre l’ange qui chasse du Paradis Adam et Ève et l’ange Gabriel annonçant à la Vierge la naissance de Jésus125 (fig. 24). La scène de l’Ancien Testament occupe le coin supérieur à gauche, tandis que l’Annonciation s’étale sur la presque totalité de la surface peinte. Comme l’a remarqué Daniel Arasse, « une cohérence narrative et signifiante se crée, renforcée par la perspective dont l’emploi est tout entier soumis à la mise en évidence du sens : le point de fuite, sur le rebord gauche, est situé à l’exacte limite de la végétation, isolant la fertilité chrétienne – sous la « ligne horizontale » – de la stérilité antérieure ; les trois arcatures mènent sans cesse, selon un mouvement de va-et-vient, de la Chute à la Rédemption »126. L’artiste de Borgo Sansepolcro, qui connaissait les œuvres du peintre dominicain du couvent florentin de Saint-Marc, complexifie ce dispositif en lui appliquant sa marque. Roberto Longhi avait expliqué que le hiératisme des personnages de 124. Auerbach [1938] 2003. 125. À propos de l’Annonciation conservée au musée du Prado où sont peints aussi Adam et Ève, Daniel Arasse voit une incohérence théologique dans le piétinement par Adam et Ève des fleurs du jardin de la Vierge, ce qui l’amène à douter que le tableau puisse être l’œuvre du peintre dominicain (Arasse 2004, p. 106). 126. Arasse [1978] 2008, p. 276-277.
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Fig. 24. Beato Angelico, Annonciation (c. 1433-1434), tempera et or sur panneau, 150 × 180 cm (avec la prédelle), Cortona, Museo Diocesano. Photo : CC BY-SA.
Piero n’avait d’autre raison d’être que la construction de la perspective127. La découverte par Longhi de l’aventure artistique et révolutionnaire de Piero, maître d’une œuvre où couleurs et perspective fondent la peinture, ainsi que toutes les autres études qui ont mis en valeur les mathématiques et la géométrie dans ses réalisations128, nous invitent à explorer « la connaissance de la perspective et la dégradation de la lumière » qu’un très enthousiaste Cavalcaselle admira lorsqu’il 127. « Questo determina le sue necessità di forma umana monumentale, di pose statuarie e appartate, di gesti sospesi, tutto quel complesso di apparenze che per la critica psicologica è stato scambiato per un senso d’impassibilità superbia eroismo ieratico. Eppure sarebbe facile dimostrare ch’esso non è che il portato inevitabile della visione prospettica […] » (Longhi 1914, p. 202). 128. À propos de Leon Battista Alberti et Piero della Francesca, Roberto Longhi affirme : « Quando si pensi che in quegli anni la strada di Piero è la medesima che dell’Alberti, si può bene immaginare di quale importanza abbian potuto essere le possibili veglie urbinati, verso il 1445-1450. Che Piero nel quadretto della Flagellazione sia alquanto albertiano […] che l’Alberti mediti, negli stessi tempi, di dedicare a Federigo da Montefeltro il suo trattato architettonico, e, più, di usare insolutamente il colore dell’architettura (…) ci paion tutti fatti da potersi connettere abbastanza precisamente » (Longhi [1927], 2012, p. 152). Sur les relations entre Longhi et Berenson à propos notamment de la vision de la perspective chez Piero : Calogero 2016, p. 46 ; Benati 2016, p. 30.
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vit le tableau d’Urbino, en 1858, pour la première fois129. Daniel Arasse souligna, quant à lui, le paradoxe de la perspective : l’artiste « se livre à une opération proprement théorique, assimilable à une double négation : négation de la surface qui sert de support à la représentation, la perspective est mise en œuvre pour nier la tridimensionnalité qu’elle suscite et assurer visuellement, par de la couleur, un retour à la structure plane de la représentation ». L’historien de l’art explique comment la représentation d’un volume dans les peintures de Piero est « non générique » et « instable », de sorte que la tridimensionnalité d’un cube peut être retrouvée en déplaçant simplement le regard sur l’hexagone130. Piero procède à cette double structuration de l’espace et à l’ordonnancement de « boîtes »131 qu’il fait occuper par des végétaux ou par des éléments architecturaux et habiter par des figures silencieuses, à la mimique discrète. Dans la Flagellation du Christ, l’artiste compose un diptyque avec deux scènes distinctes temporellement et spatialement par le traitement de la lumière et reliées par la perspective : en plaçant le trio à l’avant-scène, sur la droite, à l’extérieur et significativement loin du palais où le Christ est lié à la colonne, l’artiste signale l’écart temporel et le lien typologique unissant d’une part la scène qui se déroule à l’extérieur du prétoire qui implique le groupe de Convenerunt in unum (Ps 2, 1), et d’autre part la scène se déroulant à l’intérieur, où se réalise la prophétie annoncée dans le psaume. La perspective et le traitement différent de la lumière permettent à Piero della Francesca de rendre compte de la vérité figurative : la préfiguration d’un évènement de l’Ancien Testament et son accomplissement dans le Nouveau Testament. Les deux scènes en ressortent emboîtées et enchâssées dans la construction d’un temps, d’abord linéaire et unidirectionnel, qui procède de l’avant-plan à l’arrière-plan, mais qui est aussi marqué par des anomalies et déviations (la double direction de la lumière) signalant la double temporalité des deux Lois. Or, l’innovation la plus significative tient au déplacement vers l’avant d’une scène qui se fonde sur un verset de l’Ancien Testament et, par conséquent, à la relégation vers le fond d’un épisode central du Nouveau Testament, au moyen d’un dispositif qui intervertit la temporalité de l’Annonciation de Beato Angelico. Pourquoi l’audace de cette inversion hiérarchique entre les deux Lois, qui place la Loi caduque en avant ? D’éminents interprètes de Piero della Francesca ne se sont pas lassés de répéter combien la perspective représentait, ou plutôt était, pour cet artiste, la peinture. Dans sa Flagellation, les dispositifs de la lumière et de la construction spatiale marquent l’éloignement entre ce qui se passe au premier plan et ce qui a lieu dans le pretorium. Au regard des autres triades, qui sont visuellement rapprochées, voire intégrées à la scène de la flagellation, on a l’impression, malgré 129. Sur un premier dessin, exécuté probablement en 1858, sur le verso d’une feuille de son Taccuino, Cavalcaselle exprime toute son admiration : « straordinario come la luce luminosa in pieno giorno gira la per tutta la scena […] ha rappresentato una scena come in natura. Non ha cercato di chiudere la luce, ma l’ha fatta girare in tutte le parti, questo è modo tutto suo da lui creato [creato souligné trois fois]. La sua conoscenza della prospettiva e degradazione della luce » (Cavalcaselle, Taccuino, f. 20r). 130. Arasse 1998, p. 286, 288. 131. Belting [2008] 2012, p. 234-235.
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tout, que le peintre de Borgo Sansepolcro ait voulu détacher le groupe d’hommes de la narration du drame, beaucoup plus que ne l’ont fait Jacopo Bellini et Alejo Fernández dans la composition de leurs Flagellations où l’unité temporelle est assurée (fig. 11, 18). Si Piero projette les trois hommes en avant, ce n’est pas du tout pour les délier des évènements de la Passion du Christ ou pour diriger les projecteurs sur chacun d’eux, afin d’inciter les regardeurs à enquêter sur leurs caractères et comportements respectifs pour finir par les identifier. Pourquoi Piero aurait-il excité la curiosité des observateurs de ce seul tableau précisément ? Si les tentatives d’identification des trois hommes du panneau d’Urbino ont été nombreuses depuis le xvie siècle, c’est parce que, interpellés par eux, nous avons l’impression que ces étranges inconnus, qui semblent vouloir sortir du cadre, réclament une existence historique, alors qu’ils sont essentiellement (et peut-être exclusivement) des antitypes bibliques, des métonymies, des figures abstraites. L’ultime singularité de la Flagellation de Piero qui rend cette œuvre exceptionnelle tient alors au désir qu’a eu son auteur de magnifier les sciences mathématiques et la perspective comme dispositif visuel porteur de sens pour atteindre la vérité typologique et théologique du Convenerunt in unum adversus Christum132. Piero della Francesca ne pouvait pas savoir qu’en plaçant la triade au-devant de la scène et en y encadrant la perspective, qu’il tenait comme la plus élevée parmi les sciences de la connaissance, comme un mode supérieur de vision, il était en train de forger une énigme et de construire le rébus de sa propre peinture.
v. actualisations : la flagellation Du chRist à la couR D’uRbino Quelques interprètes ont cherché dans l’un ou l’autre événement marquant de l’histoire d’Urbino des éléments susceptibles d’aider à identifier et à nommer les trois personnages de la scène de droite. Les raisons de ces lectures au prisme d’actualités brûlantes tiennent en premier lieu à l’éclipse du motif iconographique de la Flagellation du Christ avec triade, auquel on préfère la scène des flagellations du Christ devant Pilate, Hérode et devant un public nombreux et indifférencié contribuant à faire oublier la matrice vétérotestamentaire de la Passion. Les deux œuvres de Zoppo attestent d’ailleurs un remaniement du sujet avec des références à la Passion du Christ qui ne sont plus qu’indirectes. Les observateurs qui ne saisissaient plus ce lien – le spectre d’art de la triade de Francesco Botticini dont on a ôté le personnage du milieu, ce témoin impassible qui, dans toutes les triades, regarde au loin, en est une preuve notable (fig. 10-10bis)133 –, intrigués par la scène du diptyque d’Urbino, trouvèrent dans l’histoire locale l’explication de la 132. Sur ces aspects, voir les réflexions fondamentales de Mercier 2021. 133. Que le troisième homme avec ses caractères étranges représente une sorte de lectio difficilior est corroboré par la copie de Ramboux de la Flagellation du Christ que Pietro Lorenzetti peint à fresque dans la basilique d’Assise : ce personnage n’a pas été reproduit dans le dessin, où les contours de l’homme voilé positionné à ses côtés ont été refaits (Ramboux, Sammlung, V, p. 3).
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mystérieuse rencontre des trois personnages, élaborant ainsi la première lecture actualisante, jamais vraiment délaissée. Car ces trois hommes qui se montrent à nous pétrifiés, comme s’ils avaient été soudainement enveloppés par une lave transparente, ont toujours intrigué. L’homme aux boucles blondes, vêtu de rouge est celui qui nous happe sans doute le plus. Comme on l’a déjà dit dans l’introduction de cette étude, des érudits de l’histoire d’Urbino ont mis en avant les affaires dynastiques et les intrigues politiques à la cour au temps de Federico de Montefeltro pour identifier ce personnage du milieu et les deux qui figurent à ses côtés. L’interprétation locale relie la Flagellation du Christ de Piero della Francesca à un épisode tragique qui frappa l’imagination des contemporains et dont la mémoire resta vive bien après la mort de Federico de Montefeltro. Les chroniqueurs racontent avec force détails comment, un an après la mort du duc d’Urbino Guidantonio, son fils Oddantonio, successeur au duché, mourut, à l’âge de 17 ans, dans sa résidence princière. Il avait été adoubé chevalier, avec son père, par l’empereur Sigismond de Luxembourg en septembre 1434 lorsqu’il avait sept ans. Un savant siennois, l’humaniste Agostino Dati, veillait à son éducation et des conseillers le guidaient dans les affaires politiques134. Le 25 avril 1443, le pape Eugène IV avait concédé à Oddantonio et à ses descendants le titre du duc135. Un peu plus d’un an après, la nuit du 22 juillet 1444, on réveilla le duc d’Urbino et on le tua à coups de couteaux et de haches136. Le lendemain, Federico, fils naturel de Guidantonio et beau-frère d’Ottaviano Ubaldini della Carda (1423-1498), le capitaine du duc137, était aux portes d’Urbino, où il entra quelques heures plus tard après avoir signé un pacte avec les habitants qui l’acclamèrent comme seigneur de la ville. Federico aurait ordonné que la dépouille du jeune duc fût inhumée dans l’église de San Francesco, d’où elle aurait été déplacée par la suite138. Les tenants de l’interprétation dynastique et d’une fonction dévotionnelle et commémorative de la Flagellation de Piero indiquent comme possible emplacement originaire du panneau la Cappella del Perdono du Palais ducal139, avant que le tableau n’arrive dans la sacristie de la cathédrale140. Datée de 1717, la description la plus ancienne du tableau reconnaît « les portraits de quelques
134. 135. 136. 137.
Falcioni 2013. Tocci 1958, p. 252. Falcioni 2013. Pirani 2020. Lavin [1972] 1990 avait formulé l’hypothèse d’une commande du panneau par Ottaviano Ubaldini della Carda. L’homme vêtu du brocart le représenterait. L’identification tient à la présence, sur le décor du manteau de brocart, des fleurs de chardon qui feraient allusion au nom de famille carda. Mais, comme l’a très bien expliqué Mercier 2021, p. 80, la fleur de chardon décore les vêtements de plusieurs personnages peints par Piero. 138. Falcioni, 2013. 139. L’hypothèse est en partie reprise par Battisti 1971, vol. 2, p. 51 qui suggère une destination funèbre sur la base de l’existence dans les Marches de peintures de la Flagellation sur des tombeaux (Battisti 1971, vol. 1, 324-325). La Cappella de Perdono a été construite vers 1464 (Wedepohl 2002, p. 500 ; Rotondi 1950, p. 332). 140. Battisti, 1971, vol. 2, p. 51 ; Höfler 2006.
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illustres parmi nos ducs »141. Mais un peu plus d’un siècle et demi auparavant, vers les années 1580, on croyait déjà voir dans le personnage déchaussé et vêtu de rouge Oddantonio. Cette identification ne reçut pas l’unanimité et des doutes furent aussitôt formulés. Montaigne, qui s’était rendu dans la ville des Marches, s’étonna dans son journal de voyage (écrit entre juin 1580 et novembre 1581) que les gens d’Urbino « produisent eux-mêmes, en peinture, le premier Duc d’Urbin, jeune homme qui fut tué par ses sujets pour son injustice »142. L’information est d’une certaine importance, car elle témoigne d’une représentation picturale d’Oddantonio, exposée au regard des visiteurs d’Urbino, alors même qu’une réputation négative souillait la mémoire du prince, ce qui apparut aux yeux de Montaigne comme une Fig. 25. Anonyme, Portait d’Oddantonio de contradiction, ou tout au moins une Montefeltro, 1587, 10,6 × 14,3 cm, Vienne, curiosité. La date de la visite du voyaKunsthistorisches Museum. geur d’Outre-Alpes coïncide avec la réalisation d’un portrait d’Oddantonio de Montefeltro, datée vers 1579 (fig. 25), qui présente des analogies patentes avec le jeune homme peint par Piero, laissant supposer qu’à cette époque, le jeune blond était bien identifié à Oddantonio143, et que l’on s’efforçait d’effacer la légende noire le qualifiant de prince inepte et luxurieux qui dissipait les finances du duché144. Conditionnés par cette histoire locale, la plupart des observateurs et interprètes ont dû en tenir compte. Roberto Longhi, pour qui l’analyse du contexte d’une œuvre d’art ne devrait pas précéder l’analyse du style, ni influer sur elle, tient la version locale comme correcte, pour la simple raison qu’elle était apte à expliquer le sujet principal du tableau se rapportant obligatoirement aux trois hommes audevant de la scène145. Eugenio Battisti, qui suggère la datation de 1472-1473 pour 141. Voir note 26. 142. Montaigne 1992, p. 148. 143. Dans la collection de portraits de l’archiduc Ferdinand du Tyrol (1529-1595) se trouvait un portraitminiature, aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne (sans doute exécuté par Alessandro Allori (1535-1607) vers 1580), où on lit Otto Antonius Urbini Dux I (Graber 1922, p. 27 ; Kenner 1893, p. 39 ; 1896, p. 269-270). 144. Falcioni, 2013. 145. Longhi [1927], p. 152, 162 ; [1942], p. 77, 142 ; [1962], p.145.
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cette œuvre, interprète aussi la peinture de Piero dans une perspective commémorative et dynastique, de réhabilitation de la mémoire d’Oddantonio146. Si la tunique rouge, les pieds nus et l’absence de tout symbole n’invitent à priori pas à reconnaître dans l’homme du milieu un descendant de la puissante dynastie d’Urbino, c’est précisément ainsi qu’on aurait voulu représenter, selon la lecture locale, Oddantonio : habillé avec les vêtements qu’il aurait portés la nuit de son assassinat. Pour expliquer les raisons de la construction mémorielle de la figure d’Oddantonio dans le tableau de la Flagellation du Christ, les interprètes rappellent les conditions de l’arrivée au pouvoir de Federico de Montefeltro, le lendemain de la mort du duc d’Urbino Oddantonio. Fils naturel de Guidantonio, Federico, qui avait été envoyé se battre en 1441 pour défendre le duché147, ne pouvait ni sanctifier la mémoire de son jeune demi-frère, ni la diaboliser, ni l’effacer : il ne prit jamais position, ni pour justifier l’assassinat d’Oddantonio, ni pour condamner ses tueurs, car il ne pouvait pas enfreindre les pactes stipulés avec les citoyens d’Urbino qui l’engageaient à pardonner aux conspirateurs et assassins du jeune duc. On sait que des accusations de complicité dans ce meurtre furent lancées très tôt contre Federico de Montefeltro148. Le titre de dux que le pape lui octroya ne fut d’ailleurs sollicité et obtenu que trente ans après le tragique évènement, le 17 janvier 1472, l’année de la naissance de Guidobaldo, unique héritier de Federico. Pour assurer sa succession au duché d’Urbino, fut mise en branle une propagande par les images et par les textes : il faut alors rappeler que Piero della Francesca dédia à Guidobaldo son traité : le Libellus de quinque corporibus regularibus149. De plus, deux ans après la naissance de Guidobaldo, Sixte IV accorda à Federico les titres de gonfalonier de l’Église et de duc d’Urbino. C’est dans ces années, entre 1474 et 1477, que Pietro Berreguete réalisa le Portrait de Federico da Montefeltro et son fils Guidobaldo où la souveraineté du prince humaniste et guerrier est pleinement affichée. Richement vêtu de brocart et paré de bijoux, son fils Guidobaldo, debout, pose son bras sur le genou droit de son père et tient de l’autre un sceptre sur lequel est inscrit Pontifex, tous éléments manifestant que la souveraineté et la succession avaient été confirmées par le pape150. Mais l’assassinat de son demi-frère, dont il savait être tenu pour responsable, ainsi que les conditions de son accession à la seigneurie, que personne n’avait oubliées, ont hanté le duc pendant toute sa vie. Ainsi, trente-six ans après l’assassinat d’Oddantonio et deux ans avant la mort de Federico de Montefeltro, un poème daté de 1480, composé à la gloire du seigneur d’Urbino par Francesco Nuti da Mercatello, fait-il référence, à la fin de la lettre dédicatoire, sous forme de devinette et de mise en garde, à la succession et mort d’Oddantonio (dont la nouvelle, écrit-il, se « répandit dans la toute la chrétienté »), ainsi qu’à l’obtention, tardive,
146. 147. 148. 149. 150.
Battisti 1971, vol. 1, p. 325-326. Carpegna Falconieri 2012. Roeck 2007, p. 27. Derenzini 1996 ; Banker, 2014, p. 125-144. Bolard 2003, p. 545-562.
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du vicariat apostolique par Federico151. Il est alors tout à fait probable qu’une centaine d’année plus tard, dans le cadre d’une réhabilitation de la figure du prince d’Urbino mort à 17 ans, on fit exécuter son portrait en prenant comme modèle le personnage du milieu peint par Piero dans un tableau qui était sur place. Récuser la lecture hyper-actualisante, qui rattache le panneau de Piero à ces aventures à la cour d’Urbino, ne doit pas nous contraindre à rejeter l’hypothèse que Piero della Francesca réalisa la Flagellation du Christ dans le cadre d’une propagande par les images orchestrée par Federico de Montefeltro. Sur la présence à Urbino du peintre très réputé, la documentation est pauvre et se limite à un seul document daté de 1469, l’année où il rencontra probablement Federico152. On sait qu’il peignit la célèbre Pala di Brera, vers 1472, pour l’église San Donato degli Osservanti, afin d’exalter Guidobaldo. Le tableau célèbre la naissance de l’héritier du duc en l’assimilant à la naissance de Jésus : au premier plan, sur la droite, Federico de Montefeltro, devenu veuf, est en armure, agenouillé, mains jointes. Les argumentations d’Eugenio Battisti pour dater de cette époque la Flagellation du Christ de Piero della Francesca reposent non seulement sur le mécénat de Federico, mais aussi sur les relations artistiques qui se déployèrent dans la ville des Marches où travaillait le peintre Juste de Gand, dont la rencontre avec Piero pourrait expliquer la fascination que le style flamand exerça sur le peintre de Borgo Sansepolcro et qui se manifeste en particulier dans la Flagellation d’Urbino par la réalisation du riche manteau de brocart du personnage de droite153. S’il est donc vraisemblable que la Flagellation du Christ ait été peinte dans ce même contexte de mécénat, on ne doit pas pour autant oublier la fonction dévotionnelle du tableau, car il est possible que cette peinture-objet ait orné la Cappella del Perdono du Palais ducal154. Les marches de l’escalier, que l’on aperçoit sur le tableau à gauche au loin et qui sont baignées de lumière, rappellent la conversion et la pénitence que l’on accomplissait dans la Cappella del Perdono du Palais ducal d’Urbino, décorée peut-être par la Flagellation que Piero peignit pour qu’elle soit vue de près. Ce lieu, qui se devine en haut à gauche de la Flagellation du Christ est un espace sacré, qui manifeste « l’irruption du divin incommensurable »155. Le 151. Francesco Nuti da Mercatello, auteur du poème à la gloire de Federico de Montefeltro, écrit à la fin de la lettre dédicatoire : « Tal rima anchora se po’ meglio coreggere / e voglo che se trovi in che milesimo / questo fo facto e sappi chi ‘l vol leggere / Et spandise per tucto el cristianesimo / che fo de luglo a vintidoi del mese / et hollo far saver per me medesimo / trentasei anni fe che stato prese : et fo el dì di Madalena santa / uno I tre 4 insieme v’eran stese / leter d’abacho si come ne canta / asai scripture ne de far ricordo / ora nel mille quatrocento octanta / chi ha intelecto intenda e non si’ sordo » (BAV, Urb. Lat. 785, f. 5v). 152. Le document daté d’avril 1469, présent dans le livre des comptes de la confrérie du Corpus Domini d’Urbino, atteste que Piero s’était rendu dans cette ville pour choisir une table qu’il devait peindre (Battisti 1971, vol. 1, p. 308-309). Sur la présence de Piero à Urbino, voir Daffra 2007. 153. Bottacin 2021a. 154. Wedepohl 2002. Francesco Nuti da Mercatello déjà mentionné a décrit le Palais ducal dans un poème à la gloire de Federico de Montefeltro et évoque une chapelle ornée et l’indulgence : « et puoi si vi è una degna capella / con indulgenza et è ornata et bella / per tucto quanto vedi l’ornamento » (BAV, Urb. Lat. 785, f. 18r). 155. L’expression est de Golsenne, Prévost 2004, p. 23, à propos du rôle que Piero attribuait à la perspective.
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style gothique des colonnes de l’escalier, qui contraste avec le décor antique du tribunal de Pilate, signale, selon un dispositif cher à Piero, le contour du pretorium. L’escalier a été identifié à la relique de la scala sancta, que le Christ avait gravie après sa condamnation, en y faisant couler des gouttes de son sang, et que la mère de Constantin, Hélène, aurait apportée de Jérusalem à Rome156. Selon la légende, la scala sancta du Patriarchium du Latran où, en 1450, le pape fêta le jubilé, serait précisément cette relique venant de Jérusalem. Giovanni di Pagolo Rucellai, qui s’était rendu à Rome à cette occasion, mentionne dans son Zibaldone : item, près de la dite chapelle du Sancto Sanctorum, il y a un escalier qui descend sur la place Saint-Jean, d’une largeur de six brasses avec des marches de marbre faites d’une seule pièce, lequel fut l’escalier du palais de Pilate de Jérusalem, où se tenait le Christ quand fut prononcée la sentence de sa mort : il est venu de Jérusalem, et pour plus de dévotion, ceux qui vont au Jubilé, surtout ceux d’Outremont, le gravissent à genoux157.
On sait que Piero avait séjourné à Rome. Il est tout à fait probable qu’il ait vu la scala sancta : les pèlerins qui s’y rendaient obtenaient des indulgences, comme ceux qui priaient dans la Cappella del Perdono. Mais si la scène de la flagellation invitait à la méditation et à la pénitence, l’image de droite rappelait, selon la lecture proposée plus haut, le dominium d’Urbino que le duc Federico/David aurait obtenu par volonté divine, et qu’il devait défendre, avec prudence et dans la crainte de Dieu, face aux princes ennemis qui le menaçaient. Le tableau de Piero serait alors une exaltation subtile du pouvoir de Federico de Montefeltro sous forme d’admonestation adressée au prince, comme l’explique le commentaire du passage du Psaume 2, 1 dans la Bible de Charles VIII. Federico de Montefeltro possédait une bibliothèque d’une richesse hors du commun où s’empilaient toutes sortes de volumes couvrant un large spectre du savoir, et notamment des Bibles enluminées recélant l’exégèse des humanistes de son temps, ou encore le codex déjà mentionné contenant le commentaire sur les Psaumes de Pierre Lombard158. Si cette dernière information ne peut évidemment pas être tenue comme preuve d’une intervention directe du duc dans le détail de la commande du panneau peint par l’artiste de Borgo Sansepolcro, elle atteste néanmoins l’intérêt qu’un prince humaniste pouvait accorder à l’œuvre de l’illustre exégète du xiie siècle. 156. Sur les liens entre des éléments architecturaux du panneau de Piero et le Latran à Rome : Lavin [1972] 1990, p. 324-325 ; Ginzburg [1981] 1983, p. 85-90, Tanner 2011, p. 351-353. 157. « Item appresso alla detta cappella di Sancto Sanctorum v’è una scala che scende sulla piaza di Sancto Janni, di largheza di braccia sei cogli scaglioni di marmo d’uno pezo, la quale fu la scala del palazo di Pilato di Gerusalem, dove stette Cristo quando si diè la sententia della morte sua ; la quale venne di Gerusalem et per più divotione quegli che vanno al giubileo, et massime / gli oltramontani, la saghono ginochioni » (Giovanni di Pagolo Rucellai 2013, p. 119). Le texte est cité par Lavin 1972, p. 324-325, par Ginzburg [1981] 1983, p. 85, et par Tanner 2011, p. 353. 158. BAV, Urb. Lat. 19. Sur la bibliothèque de Federico da Montefeltro : Critelli.
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Bien que rare, le thème de la triade a circulé dans les Bibles Moralisées des souverains français ainsi que dans quelques cercles de peintres italiens : Siennois et Florentins (Giotto, Pietro Lorenzetti, Niccolò di Signa, Paolo Schiavo et Francesco Botticini) et artistes appartenant au milieu vénitien (Bellini, le peintre anonyme des Outrages au Christ et Zoppo). Mais la Flagellation du Christ avec triade réalisée par Piero se détache des autres : sa singularité tient, d’une part, à une légère mais réelle distance à l’égard de l’iconographie traditionnelle et, d’autre part, à la place accordée à la perspective faite de « corpi degradati o acresciuti », pour reprendre les célèbres mots de Piero della Francesca lui-même159.
éPilogue : De la tRiaDe De PieRo Della fRancesca aux tRois philosophes De gioRgione Si les artistes vont finir par délaisser le motif du Convenerunt in unum, jugé peut-être trop abstrait, et si les interprètes ne seront plus à même de saisir ce sujet biblique illustré, ouvrant ainsi la voie à l’interprétation historicisante et actualisante du tableau, nous verrons maintenant comment des peintres ont renouvelé la triade, s’écartant de la pensée figurative des Bibles Moralisées160 avec ses lectures typologiques tout aussi complexes que polyvalentes. La Flagellation du Christ de Piero della Francesca où les trois personnages du Convenerunt in unum occupent silencieusement, mais effrontément, le devant de la scène, ouvre la voie à de nouvelles expérimentations iconographiques, parmi lesquelles la tendance notable à façonner le motif central de la triade tout en dissimulant la scène de la Passion. On a vu comment Marco Zoppo invente des triades où l’image infamante du corps flagellé du Christ par les bourreaux n’est plus montrée (fig. 16-17). L’un de ses deux dessins analysés plus haut montre d’indéniables similitudes avec la peinture de Piero della Francesca, mais atteste surtout la création de variantes : l’homme du milieu se présente de dos dans une triade qui est reliée à l’épisode de la flagellation par le procédé métonymique de la colonne “vide” qui représente, in absentia, Jésus ligoté et frappé. Dans la seconde triade, c’est le soldat romain vêtu d’un manteau qui assume le rôle mnémotechnique reliant les trois hommes à la Passion. J’émets l’hypothèse qu’un célèbre artiste engage plus loin encore le procédé de dissimulation de l’image du Christ souffrant. En 1525, Marcantonio Michiel mentionna le tableau de Giorgione intitulé I tre filosofi appartenant au marchand
159. « perché la pictura non è, se non dimostrationi de superficie et de corpi degradati o acresciuti nel termine, posti secondo che le cose vere vedute da l’occhio socto diversi angoli s’apresentano nel dicto termine », écrivait Piero della Francesca dans son traité sur la perspective (Piero della Francesca, De Prospectiva pingendi, III.0.4). 160. Sur les Bibles Moralisées : Hughes 2006.
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Fig. 26. Giorgione, Les trois philosophes, 1508-1509, huile sur toile, 125,5 × 146,2 cm, Vienne, Musée d’Histoire de l’art. CC BY-SA.
della Serenissima Taddeo Contarini (fig. 26)161. Tout comme la Flagellation du Christ de Piero della Francesca, peinte deux décennies auparavant, cette œuvre de Giorgione réalisée vers 1506-1508, peu de temps après le tableau de Alejo Fernández (fig. 18), est considérée comme une énigme à l’origine d’une vaste bibliographie que l’on ne peut certainement pas résumer dans cet épilogue162. Dans un livre qui enquête sur les Tre filosofi et la Tempesta de Giorgione, Salvatore Settis a posé des jalons fondamentaux sur la question du sujet en peinture et interprété les trois personnages peints par cet artiste comme les Mages-astrologues qui ont découvert la naissance du Messie grâce à l’observation du ciel163. 161. Marcantonio Michiel enregistre dans la maison de Taddeo Contarini : « La tela a oglio delli tre phylosophi nel paese, dui ritti et uno sentado che contempla gli raggii solari cun quel saxo finto cusì mirabilmente, fu cominciata da Zorzo da Castelfranco et finita da Sebastiano Venitiano » (cit. dans Gentili 2003, p. 23 avec bibliographie). 162. Pour un panorama historiographique : Dal Pozzolo 2009, p. 259-265 ; voir aussi Hirdt 2004 ; sur ces deux peintures de Giorgione, l’étude de Settis reste fondamentale [1978] 1987. Pour les détails concernant les strates successives du tableau : Gentili 2003, p. 24 ; g. Nepi Sciré, S. Rossi 2003, p. 124. 163. Settis [1978] 1987, p. 33 ; p. 44-45. Sur les Trois Philosophes, voir les belles pages de Boucheron 2012, notamment p. 122-123.
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Je suggère que le titre hermétique de Tre filosofi a été attribué au tableau de Giorgione moins en raison de la méconnaissance d’une iconographie rare que pour dissimuler le véritable sujet peint164, à savoir la triade du Convenerunt in unum. Le terme de « Tre filosofi » qu’emploie Michiel n’évoquerait-il pas « les pensées vaines » du verset du Psaume ? Beaucoup d’éléments, que l’on ne peut pas examiner ici de manière détaillée, invitent à associer au passage de Ps 2, 1-2 les trois personnages que l’artiste vénitien place, tout comme le fait Piero dans sa Flagellation, dans la moitié droite d’une composition en diptyque165. Que l’on pense aux trois âges (le vieillard sur la droite, l’homme d’âge moyen à ses côtés, et le plus jeune assis)166, aux vêtements, aux gestes, mais aussi à l’emplacement des trois individus sur un niveau différent du sol : le vieillard occupe le niveau inférieur, l’homme au turban celui du milieu et le plus jeune est assis sur le niveau supérieur. En effet, l’attribution d’un lieu singulier pour chacun des « trois philosophes » les rapproche de la triade de Piero della Francesca. On remarquera, en outre, le dialogue que le personnage au turban essaie d’engager avec le vieil homme barbu à l’allure dédaigneuse qui se tient sur la droite et qui n’est pas sans rappeler l’attitude hautaine du vieillard dans les triades peintes que nous avons étudiées. Certes la disposition du groupe pensé par Giorgione a changé, mais l’homme jeune, qui porte le regard au loin, se tient aussi, comme ses homologues, à l’écart. Très significatives pour notre propos, ce sont les variantes du tableau car on sait que la toile de Giorgione a fait l’objet d’importants repeints que la critique n’a pas pu ignorer167. L’homme en position assise qui tient des instruments permettant de l’identifier à un géomètre ou à un astrologue, portait un chapeau conique, tandis que la tête du vieillard était ceinte d’un étrange couvre-chef comparable aux turbans que portaient de très riches et éminents Orientaux168. Une variante significative a échappé aux interprètes du tableau : l’homme enturbanné portait à sa taille une sacoche dont la forme a été gommée dans la seconde version du tableau. À l’origine, le pouce de la main gauche était posé, comme les autres doigts de la main, sur le petit sac : à la suite d’un repentir, il a été placé à l’intérieur de la ceinture. Il en résulte que le geste de la main est maintenant contracté et peu naturel169. 164. Cette hypothèse n’est pas en contradiction avec les habitudes de Michiel (relevées par Ferriguto 19381939, p. 285) qui évite généralement d’indiquer les sujets des tableaux qu’il décrit, surtout lorsqu’il s’agit de peintures énigmatiques. 165. Cette nette partition n’est plus visible aujourd’hui, car le tableau a été coupé à gauche de 17,5 cm précisément (Gentili 2003, p. 24 ; Giorgione 2003, p. 124). 166. Il faut souligner les similitudes frappantes entre la triade de Piero della Francesca et le tableau de Giovanni Agostino da Lodi représentant les trois âges de l’homme, conservé aux Gallerie dell’Academia à Venise (sur ce tableau : Dal Pozzolo 2009, p. 216). 167. Klauner 1955, p. 166 sgg et Hirdt 2004, p. 7-24 ; 97-101. Il faudrait associer une triade de Giorgione (La leçon de la musique ou Le Trois âge de l’homme, Florence, Galleria Palatina, Palazzo Pitti) et une triade de Tiziano (Allégorie du Temps gouverné par la Prudence, Londres, National Gallery) au thème iconographique étudié dans cette étude. 168. Settis 2021, p. 22. 169. Un sac accroché à la ceinture de l’homme au turban est clairement visible dans la radiographie (G. Nepi Scirè, S. Rossi (dir.), Giorgione : « Le maraviglie dell’arte »,Venise, 2003, p. 206).
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Pour quelle raison aurait-on changé la position du pouce, si ce n’est dans l’intention de dissimuler le sac en le faisant passer pour un nœud ? On ne peut pas ignorer, d’autre part, que les chapeaux sont des signes d’appartenance identitaire : pourquoi l’auteur des repeints a-t-il ôté le chapeau du jeune homme et changé la forme du couvre-chef du vieillard ? La nature des variantes suggère que Giorgione avait peint à l’origine une triade que des hommes cultivés tels que le commanditaire du tableau pouvaient reconnaître comme étant l’illustration du verset des Psaumes où les tres qui convenerunt in unum étaient tous les trois Juifs, y compris l’homme jeune au chapeau conique. Sebastiano del Piombo, qui est l’auteur des repeints si l’on en croit Marcantonio Michiel, aurait effacé de sa propre initiative, ou pour obéir au propriétaire du tableau, les quelques détails qui permettaient de reconnaître des Juifs dans les trois personnages de droite, avec l’intention de gommer le thème de la triade170. On pourrait émettre l’hypothèse que les repeints visaient à déjouer une lecture anti-judaïque, comme celle, explicite, de la triade peinte dans le tableau du Prado quelques années auparavant (fig. 18). Cependant, si l’on tient compte et des mystères entourant la biographie de Giorgione et de sa production artistique, que des historiens interprètent à la lumière d’une culture judaïque à laquelle il aurait appartenu, les motivations à l’origine de l’effacement de détails identifiant des Juifs pourraient être tout autres171. En effet, à l’appui des argumentations qui permettent d’interpréter plusieurs tableaux de Giorgione comme des assertions certes prudentes mais plausibles, d’une personnalité éloignée de la perspective chrétienne rejetant le rapport typologique entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament172, la partie à gauche du tableau des Trois philosophes ne serait pas reliée, comme dans les triades, à la deuxième temporalité évoquée dans le verset des Actes où s’accomplit la prophétie du Psaume. Le tableau vénitien représenterait, au contraire, une alternative à l’exégèse traditionnelle typologique mise en image par quelques artistes du Moyen Âge. La peinture que l’artiste de Castelfranco Veneto a peint pour Taddeo Contarini, tout comme la Flagellation du Christ de Piero della Francesca, est un diptyque où subsistent deux sources différentes de lumière173 : la faible source de lumière provenant de derrière la grotte des Trois philosophes diffère de toute évidence de celle qui éclaire la partie droite du tableau. Pourtant, la lecture en clé typologique du panneau d’Urbino pourrait difficilement s’appliquer à la toile de Giorgione : dans la moitié gauche du tableau, il n’y a pas de scène de Flagellation du Christ, et c’est une vaste grotte obscure qui la remplace. Le duo imaginé par le peintre 170. Dans la peinture du Nord, ce sont les Juifs qui serrent dans la main un petit sac accroché à leur ceinture. La Résurrection de Lazare, avec un couple de donateurs et leur fille de Gérard de Saint-Jean (c. 1480-1485), conservée au Louvre, présente, sur la droite de la scène de la résurrection de Lazare, un groupe de quatre Juifs, dont un de dos qui tient dans la main une élégante sacoche. Sur le sac qui indique un mauvais usage de l’argent dans les images médiévales : Milani 2019. 171. Gentili 2003 et 2001 ; Calvesi 1962 et 1970. 172. Gentili 2003, p. 20. 173. iDeM, p. 47-70.
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vénitien tourne le dos à l’homme jeune, qui, assis devant une caverne, ne peut pas voir le sommet de ce sombre espace rocheux. En effet, les « trois philosophes » de la première version du tableau par Giorgione, avant l’intervention de Sebastiano del Piombo, seraient trois Juifs absorbés dans des « pensées vaines » : le vieillard étudie le ciel174, l’homme du milieu regarde dans le vide, tandis que le jeune « contemple les rayons solaires » devant une caverne où rien n’advient. Comme pour la colonne de la Passion du Christ réalisée à côté de la triade par Zoppo, la grotte inhabitée du tableau de Giorgione pourrait être alors une métonymie, mais d’une Nativité in absentia175. Reste que le sujet peint dans la partie gauche du tableau est aussi laconique qu’allégorique et que cette cavité peut tout aussi bien rappeler la caverne du mythe de Platon176. En tout état de cause, le changement est notable au regard du choix de la triade de Zoppo qui ne représente pas la scène de la Flagellation du Christ, mais la remplace par le signe de la colonne du martyre du Christ (fig. 16). Les trois hommes peints par Giorgione ne sont plus les protagonistes qui convenerunt in unum contre le Fils de Dieu et ne peuvent pas être tenus comme responsables de sa mort : ils apparaissent engagés dans l’attente messianique que manifeste la lueur presque intime qui émane du fond de « quel saxo finto cusì mirabilmente » par le peintre vénitien*.
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TABLE DES MATIÈRES
Liste des sigles et abréviations ……………………………………………… 7
Rosa Maria Dessì et Didier Méhu Avant-propos : Images, signes et paroles dans l’Occident médiéval ………… 9 Marc Sureda i Jubany Lipsanothèques, reliques et autels en Catalogne romane …………………… 13 Vincent Debiais L’écriture sur le tissu de l’autel. Une liturgie dans les plis
………………… 41
Lucy Donkin Marking the Ground in Liturgy, Scripture, and Learning …………………… 63 Vinni Lucherini San Pellegrino à Bominaco : un programme iconographique pour une salle capitulaire …………………………………………………… 81 Clovis Chloé Maillet Le genre d’une image : étude comparative du frontal de santa Eugènia de Saga (xiiie siècle) …………………………………… 109
Giulia Puma Mise en abyme dans la peinture italienne du xve siècle : La Manne de saint André de Carlo Braccesco (vers 1490) ……………… 129 Thomas Golsenne Anthropologie des attributs hagiographiques
…………………………… 143
Germain Butaud Recherches sur les peintures de la tour Ferrande de Pernes-les-Fontaines (c. 1309 ?) ……………………………………… 163
Océane Acquier Les capitaines de l’enfer : de la prédication aux peintures murales. Images, textes et paroles dans les lieux de culte de Ligurie et du Piémont à la fin du xve siècle ………………………………………… 243 Rosa Maria Dessì Convenerunt in unum dans l’exégèse et les images : La Flagellation du Christ avec triade de Piero della Francesca
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