Edouard Glissant. Artisan Du Tout-monde 2347002295, 9782347002299


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Table of contents :
Introduction Éloge de la créolisation
Chapitre 1 Conteur des archipels
Chapitre 2 Philosophe des Caraïbes
Chapitre 3 Romancier des tremblements
Chapitre 4 Dramaturge et critique des arts
Chapitre 5 Penseur du politique
Conclusion Solitaire et solidaire
Bibliographie des principaux ouvrages d’Édouard Glissant et de quelques études récentes à son propos
Table des matières
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Edouard Glissant. Artisan Du Tout-monde
 2347002295, 9782347002299

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par Aliocha WALD LASOWSKI

Édouard Glissant par ALIOCHA WALD LASOWSKI

Aliocha Wald Lasowski est auteur d’une vingtaine de livres, traduits en plusieurs langues, lauréat de la Bourse Édouard Glissant 2008.

Conception graphique : Mélanie Hoffmann Illustration de couverture : Adobestock

Édouard Glissant

Édouard Glissant (1928-2011) déploie un archipel conceptuel et imaginaire unique. Contre la théorie de système et l’unicité close, Glissant aborde le monde par l’identité-relation, la pensée archipélique, le droit à l’opacité et la mondialité, revers de la mondialisation. Au cœur du Tout-monde, fait de relais en réseaux, le processus imprévisible de la créolisation milite pour le vivant et sa diversité. Aborder l’œuvre multiforme d’Édouard Glissant suppose de saisir la variété de son inventivité : le poète, le philosophe, le romancier, le dramaturge, le penseur politique, l’historien de la mémoire des esclavages et le critique d’art. Autant d’entrées jubilatoires dans l’une des œuvres les plus fécondes de notre temps.

ISSN 1269-8563 ISBN 978-2-347-00227-5

2023-I | 12 €

Édouard Glissant

Artisan du Tout-monde par

ALIOCHA WALD LASOWSKI

Édouard Glissant Artisan du Tout-monde

Aliocha Wald Lasowski

Édouard Glissant

Artisan du Tout-monde

Michalon Éditeur

Collection le bien commun créée par Antoine Garapon et dirigée par Adeline Baldacchino

© 2023, Michalon Éditeur 9, rue de l’École-Polytechnique – 75005 Paris www.michalon.fr ISBN : 978-2-347-00227-5

À Maryse Condé, en souvenir de nos échanges.

Introduction Éloge de la créolisation L’imprévisible de l’Histoire L’une des tragédies de l’histoire des Amérindiens est le massacre de Wounded Knee. Le 29 décembre 1890, au lever du jour, les familles de 350 Sioux, affamés, désarmés, sont massacrées par le septième régiment de cavalerie de l’armée des États-Unis. Aucun survivant. Les femmes et les enfants ne sont pas épargnés. Les militants de l’American indian movement gardent en mémoire cette barbarie au sommet d’une colline du Dakota du Sud. Fondateur du mouvement en 1968, Dennis Banks organisa longtemps des veillées en hommage aux victimes avec son ami sioux Russell Means, ressortissant de la tribu des Chippewa. Défenseur de la cause des opprimés et porte-parole des Indiens, Dennis Banks fut aussi le leader de la marche sur le Bureau des affaires indiennes de Washington en 1972, de la mobilisation pour la « caravane des traités brisés » et l’initiateur de bien d’autres protestations pacifiques. Comme beaucoup de ses compatriotes, le militant des droits amérindiens a subi le sort des minorités, l’aliénation, l’injustice, la violence, la pauvreté, l’alcoolisme. Dès 1776, aux États-Unis, les tribus Apache, Cherokee, Chinook et Navajo sont exterminées, dépossédées de leurs terres et privées de leurs droits. Parqués dans les 9

réserves, les survivants se battent pour la mémoire de leur peuple, dont ils perpétuent les musiques et les chants, dont ils maintiennent vivantes les langues et les traditions. Le déséquilibre est manifeste. Alors que le chiwere, le winnebago, le crow ou le lakota ont presque disparu aujourd’hui, parlés seulement par quelques centaines d’individus, les États-Unis continuent de s’incliner devant le mémorial du mont Rushmore, exécuté au sommet des Black Hills, sur le lieu sacré des terres indiennes, comme le symbole d’une domination ­coloniale. Récemment, pourtant, un événement inédit est venu modifier la situation et le rapport de forces, signe de ce processus de transformation et de bouleversement « qui mêle la matière du monde, qui conjoint et change les cultures des humanités aujourd’hui1 », qu’Édouard Glissant (1928-2011) appelle la créolisation. En 2017, année de la mort de Dennis Banks, des milliers d’Amérindiens venus de différents États du pays – Cheyennes du Nebraska, Iroquois de Pennsylvanie, Apaches du Nouveau-Mexique, Navaros d’Arizona… – se réunissent sur la réserve lakota de Standing Rock pour lutter contre les bulldozers qui construisent un gigantesque oléoduc. Chaque jour, les manifestants tentent de stopper le projet d’exploitation pétrolière de l’entreprise Energy Transfer de Dallas, soutenue par le Président des ­États-Unis Donald Trump. Prêt à ­ acheminer 800  000  barils de pétrole par jour, le pipeline de 2  000 kilomètres doit traverser quatre États et exploiter des terres agricoles pour un profit de 3,7  milliards de dollars. Sur le terrain, les familles de la nation indienne subissent de nombreuses violences, charges, gaz lacrymogènes, coups de matraque.

1.  Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997, p. 25. 10

Standing Rock devient le combat de toute une culture. S’il s’agit de défendre la terre sacrée des ancêtres contre le développement de l’oléoduc, la communauté des tribus se bat aussi pour l’ensemble de l’humanité en voulant éviter une catastrophe écologique. La rivière Missouri est menacée ; l’eau sera polluée ; la déforestation détruira un écosystème fragile. Quatre siècles de massacres et de trahisons prennent alors un sens nouveau : le monde découvre que la cause indienne croise aujourd’hui le combat écologique. La créolisation est cette rencontre inattendue de deux zones culturelles en un lieu sociopolitique précis : les militants défenseurs de la nature et les Native Americans se rejoignent dans leur combat. Comme l’explique Glissant, « la créolisation n’est pas ce qui perturbe de l’intérieur une culture donnée, même si nous savons que nombre de cultures furent et seront dominées, assimilées, portées aux bords de l’effacement2 ». Alors qu’ils ont subi une destruction culturelle tout au long de leur histoire, le réveil des peuples indiens est provoqué par un événement extérieur, convoqué en un lieu de rencontre, par une nouvelle relation. La génération amérindienne des années 2020 est devenue l’avant-garde de la défense de l’environnement. La créolisation entre tribus indiennes et militants écologiques marque l’alliance pour le respect de la mémoire et la défense de la nature, pour le souci des traditions et la protection des animaux, pour la défense des cultures et celle des ressources naturelles. « Agis dans ton lieu, pense avec le monde », invite Édouard Glissant, car « l’imaginaire de mon lieu est relié à la réalité imaginable des lieux du monde, et tout inversement3 ». Si le combat inégal face au puissant lobby pétrolier se joue aujourd’hui sur le terrain du droit et de la justice, 2.  Ibid., p. 25. 3.  Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, Gallimard, 2009, p. 46 et p. 47. 11

à travers un long et difficile procès, cette nouvelle bataille est le signe de la créolisation en marche : pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, le 6 novembre 2018, deux femmes politiques amérindiennes ont été élues au Congrès, Sharice Davids dans le Kansas et Deb Haaland au Nouveau-Mexique. Elle-même issue d’un métissage culturel, originaire de Norvège par son père et de la tribu des Laguna Pueblo par sa mère, Deb Haaland est nommée membre du cabinet présidentiel le 15 mars 2021, au poste de ministre de l’Intérieur de l’administration Biden. Tel est le bouleversement inattendu des identités, le choc soudain des cultures : « La créolisation est imprévisible », explique Glissant, « elle ne saurait se figer, s’arrêter4 ». Au cœur des violences et des épreuves de l’Histoire s’opèrent des déplacements et des mutations interculturelles. Ouvertes aux promesses et aux possibles, nos sociétés changent, par contact ou influence, rencontre ou croisement, contre la crispation identitaire et le repli sur soi : « Je vous présente en offrande le mot créolisation, pour signifier cet imprévisible de résultantes inouïes, qui nous gardent d’être persuadés d’une essence ou d’être raidis dans des exclusives5. »

Pour le temps présent Dans le Tout-monde – un monde où les êtres humains, les animaux et les paysages, les cultures, les langues et les spiritualités sont en connexion mutuelle –, les histoires se bouleversent et les géographies se ­renouvellent. Il s’agit, pour le penseur, de suivre les chocs, les heurts et survivances, d’observer le processus incertain de croisements 4.  Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 26. 5.  Ibid., p. 26. 12

et de rencontres : comment dire la complexité du réel et le bouleversement de l’actualité, dans un monde où s’entremêlent les forces et les puissances, où se déjouent les équilibres et les relations ? S’« il est un temps d’ouverture chaotique, de pressentiment anarchique de l’histoire6 », il faut approcher le foisonnement des événements et accompagner le divers des humanités, sans réduire le vertige contemporain à une mesure unique et toute faite. Pour Glissant, le monde n’est ni enraciné ni sédentarisé, ni informe ni uniforme. Chercher à le limiter à une vision exclusive est un danger ; vouloir le comprendre en une transparence complète serait une erreur. À l’inverse, la philosophie du Tout-monde aborde la géopolitique des sociétés à travers trois modalités de pensée : l’incertain, l’opacité et le tremblement. La prescience intuitive de la totalité (non pas dans le monde, mais avec le monde) déploie un regard ouvert sur la planète et ses mouvements, et s’oppose à la vision continentale d’un bloc limité à une synthèse imposante. « Le Tout-monde, qui est totalisant, n’est pas total7. » Autrement dit, la mondialité s’oppose à la globalisation des échanges économiques. La mondialité est la puissance de l’imaginaire, comme résistance à l’uniformisation des marchés économiques et à la standardisation des sensibilités culturelles. Refuser l’exploitation économique, lutter contre la mondialisation sans fuir le monde ni se replier sur soi, c’est se battre pour relier la multiplicité des aspirations concrètes et des réalités locales. Contre la mondialisation des échanges économiques et la standardisation des modes du vivre et du penser, la m ­ ondialité révèle et protège l’intensité des relations, éphémères ou durables, vécues sur le mode de la transformation et de 6.  Édouard Glissant, Soleil de la conscience [1956], Gallimard, 1997, p. 21. 7.  Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 19. 13

l’échange. Pour Édouard Glissant, la mondialité est le vecteur permettant de toucher la réalité relationnelle dans le Tout-monde. La mondialité est une perception de la diversité des intuitions, des sentiments et des imaginaires. La multiplicité de ces mises en relation constitue un contrepoids au danger écrasant de la mondialisation : « On ne peut combattre les effets pervers de la mondialisation que par une poétique de la mondialité8. » Espace à vivre autant qu’à imaginer, le Tout-monde relie les utopies, les rêves et les possibles, raccorde les histoires et les mémoires, sans transcendance, mais dans l’immanence fragile et incertaine des humanités. Pour apprécier l’inexprimable du rapport des cultures entre elles, sans saisie définitive, Glissant propose la créolisation, processus ouvert, multiple, nomade. Fêlure des systèmes accueillant le feu des imaginaires, la créolisation est une expérience de l’altérité – entre je et l’autre, soi et autrui, l’un et le divers, l’intime et le dehors –, qui passe par le croisement baroque, diffus et tâtonnant des paroles et des dires. Ni dialecte ni patois, une langue ouverte à la créolisation est la rencontre de données linguistiques hétérogènes (lexique, syntaxe et modes du parler) – ce que rappelle le poète caribéen Lasana Sekou dans Né ici9, en évoquant avec humour l’hyperpolyglottisme de Saint-Martin, où s’échangent cinq langues (le créole, le français, l’anglais, l’espagnol et le néerlandais). Si les pays se créolisent aujourd’hui, explique Glissant, ils ne deviennent pas créoles, ils entrent dans l’imprévu consenti de leurs diversités, formant des cultures composites, joignant leurs digenèses ou origines multiples : « Nous pensons et écrivons en présence de toutes

8.  Édouard Glissant et François Noudelmann, L’entretien du monde, Presses universitaires de Vincennes, 2018, p. 41. 9.  Lasana N. Sekou, Born here, House of Nehesit ed., 1986. 14

les langues du monde10. » Le mystère des poétiques recueille et préserve autant de perceptions détaillées des lieux du monde, sans tenter de les réduire à l’unité. La ­discontinuité, la singularité et le détail participent de la pensée du Tout-monde, qui est une arme contre les oppressions économiques de la fusion et de l’uniforme. Glissant défend une politique du lieu, de tous les lieux, qui est le signe du relationnel, entre universel et singulier, entre interdépendance et indépendance. La communauté-­monde est ouverte et reliée, multiple et connectée. Poète et philosophe des chocs politiques entre les peuples et du chaos des histoires en mouvement, Glissant voit dans le Tout-monde le présent des violences et des rencontres, le conflit des échanges et des luttes. Conteur des paroles oubliées et anthropologue des histoires multiples, Glissant nomme « la forme infinie des dénaturations contemporaines », qui « fut le commun partage de tant de terres isolées11 ». Pour exprimer la créolisation, Glissant rend au temps et à l’espace, à la langue et l’histoire, leur mobilité, leur imprévisibilité et leur multiplicité : l’entrelacs des mémoires partagées, la pluralité des strates narratives et le tressage des micro-temporalités conduisent à un emmêlement, qui s’inscrit dans l’horizontalité du vivant, loin d’une théorie fixe, comme l’afrocentrisme ou l’ethnocentrisme. Pour construire une œuvre en méditation, qui révèle «  une configuration d’histoires transversales, dont les

10.  Édouard Glissant, Faulkner, Mississippi [1996], Gallimard, 1998, p. 142. 11.  Édouard Glissant, La terre magnétique. Les errances de Rapa Nui, l’île de Pâques, Seuil, 2007, p. 11. 15

assemblements inédits restent encore à découvrir12 », Glissant déploie dans son écriture la diversité des modalités inventives et la pluralité des ressources inattendues du langage. Montrer l’archipélisation du monde – les cultures en contact les unes des autres, par répulsion ou harmonie, attirance ou oppression – suppose l’emploi d’une variété de formes : poème, essai, roman, pièce de théâtre ou catalogue d’exposition d’art. Au croisement de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie et de la psychologie, les poétiques de Glissant sont des laboratoires inventifs de la pensée, des lieux de questionnement et des espaces de création. Interroger des thèmes comme la mémoire, l’altérité, la langue, la culture, l’humanité, le métissage, la violence ou l’esclavage, passe par le roman et le poème, le chant et le théâtre, la philosophie et la politique, l’art et la critique, l’oralité et l’écriture. La réflexion de Glissant, lorsqu’il est poète ou essayiste, romancier ou dramaturge, accompagne la tension féconde entre l’un et le divers, l’individu et la communauté, le singulier et l’universel. Échappant au système fermé des certitudes et à la formalisation classique de l’écriture, son œuvre ouverte pratique l’inachèvement et le croisement pour dire le réel en violence, en dissonance ou en créolisation. Par la réinvention d’une parole en écriture, Glissant brise les systèmes de la création traditionnelle. Son expression multiple déploie un rythme singulier en mouvement, unique et insaisissable. Parce qu’il est irréductible au canon normatif, le style littéraire d’Édouard Glissant échappe au genre fermé, clos sur lui-même. Glissant ouvre le roman, le poème, la pièce de théâtre ou l’essai au flux, à la mesure et à la démesure. Contre l’enracinement académique et figé du dispositif fictionnel ou théorique, l’expression narrative 12.  Édouard Glissant, Mémoires des esclavages, Gallimard, 2007, p. 34. 16

de Glissant déroule la puissance des textures et l’énergie des trames, qui recréent les formes de l’écriture et les figures de la pensée. Loin de la représentation abstraite (en philosophie), loin de la rectitude linéaire (en littérature), Glissant privilégie le flottement, l’errance et le désassemblage. Avec lui, sous sa plume, le poème s’archipélise, le roman s’anime en intensité différentielle, l’essai se déploie en dynamique multiple. Hors du contrôle programmé et loin de la certitude définitive, la créolisation est un condensé, un précipité, une alchimie géopolitique, qui touche à la fois la nature et la culture. Contre l’idéologie des continents impérieux et impériaux, soumise à la loi puissante d’une vérité unique et imposante – la raison occidentale, la métaphysique traditionnelle –, la poétique de Glissant laisse place aujourd’hui à la philosophie fragile et vivante, vibrante et incertaine des archipels : « Accorde ta voix à la durée du monde13 » ; « L’horizon, c’est en planète la circularité de tous les lieux14 » ; et « Agis dans ton lieu, pense avec le monde15 ». Cette pensée engage l’avenir des humanités, dans leur mise en relation, parce qu’elle a le mérite d’éviter la fixité et d’épouser le mouvement. Comme une dynamique nouvelle des corps et des esprits, l’œuvre glissantienne possède la force singulière d’être accordée aux multiples savoirs et d’être reliée aux différentes réalités du monde actuel.

13.  Édouard Glissant, Le discours antillais [1981], Gallimard, « Folio », 1997, p. 27. 14.  Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Gallimard, 1990, p. 234. 15.  Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, Gallimard, 2009, p. 46.

Chapitre 1 Conteur des archipels

L’éclat poétique Né le 21 septembre 1928 à Bezaudin, morne des hauteurs de Sainte-Marie, au centre nord de la ­Martinique, Glissant se passionne dès sa jeunesse pour la poésie. Au lycée Victor Schœlcher de Fort-de-France, où enseigne Aimé Césaire – « Je le connaissais personnellement, je n’ai jamais été son élève16 » –, l’adolescent découvre les grands poètes révoltés, Baudelaire, Lautréamont et Rimbaud, dont la lecture agit sur lui comme une révélation. Sous l’influence du marxisme, du surréalisme et de la négritude, incarnés par les revues antillaises Légitime Défense et Tropiques, le combat militant de l’époque s’incarne d’abord dans la poésie. Lancée par des dissidents de La revue du monde noir, comme le poète Étienne Léro ou le philosophe René Ménil, la revue anticolonialiste Légitime Défense marque l’alliance de la poésie et de la politique, dans un unique numéro (juin 1932). Créée à Fort-de-France autour de Suzanne et Aimé Césaire, qui vient de publier Cahier d’un retour au pays natal en 1939, Tropiques est une revue poétique de 16.  Édouard Glissant, entretien avec le poète Claude Couffon, Visite à Édouard Glissant, Caractères, 2001, p. 27. 19

la ­ résistance martiniquaise. Engagée dans l’insurrection, Tropiques dénonce l’aliénation sociale et la domination coloniale. Les quatorze numéros, d’avril 1941 à septembre 1945, réhabilitent les cultures populaires caribéennes, en vue d’une réappropriation antillaise écopoétique. Pendant cette période, Glissant et ses compagnons du lycée assistent aux bouleversements de la Guerre et, notamment, à l’arrivée aux Antilles des artistes et intellectuels en exil. Fuyant le nazisme, le cargo Capitaine Paul Lemerle, arrivé à la Martinique le 20  avril 1941, y fait escale avec, à son bord, le peintre Wifredo Lam, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss ou le poète André Breton. Fasciné, le jeune Glissant écoute les échanges entre Césaire et Breton lors de rencontres publiques au parc La Savane, dans la baie de Fort-de-France17. Dans ce contexte, Glissant fonde la revue ­Caravelles (un seul numéro, en 1943), puis Franc Jeu (quatre numéros, en 1946), qui est aussi un groupe poétique, avec ses amis d’enfance, Maurice Aliker, Prisca Jean-­ Marie, Georges Guanel ou Laurent Ortolé. Aventure éphémère, marquée du sceau de la révolte et de la création : réuni près du monument aux Morts de la Première Guerre mondiale, place Émile Berlan au Lamentin, le petit groupe déclame de la poésie, et publie des poèmes sur des feuilles tapées à la machine ou ramassées par terre. Associant Rimbaud et Marx, avec Senghor et Césaire, Glissant compose une poésie de rupture et de contestation. Ouverte sur le monde, cette liberté créatrice s’accompagne d’une volonté d’émancipation et de reconnaissance de l’histoire des Antilles : « J’ai fait partie

17.  Édouard Glissant, « Souvenirs des années 1940 à la Martinique », entretien avec Celia Britton, L’esprit créateur, volume 47, n° 1, 2007, p. 100. 20

de cette jeunesse militante, aux idées bouillonnantes, saturée de politique, de poésie, de littérature18. » Après avoir assisté à l’élection de Césaire comme député-maire et rencontré des artistes haïtiens en exil à Fort-de-France, dont l’écrivain René Depestre, ­Glissant quitte la Martinique pour la métropole en 1946, grâce à l’obtention d’une bourse d’études. La traversée de ­l’Atlantique est vécue comme une épreuve. Glissant s’installe à Paris, dans un foyer d’étudiants, et commence une intense activité littéraire. Il fréquente rapidement poètes et écrivains : Maurice Roche, Henri Pichette, Roger Giroux, Jacques Charpier, Jean Paris, Kateb Yacine et Yves Bonnefoy. Porté par l’effervescence intellectuelle – « Nous étions tous des admirateurs de Saint-John Perse, nous étions partisans d’une certaine rhétorique de la poésie et du travail sur le langage19 » –, Glissant publie ses premiers poèmes : à l’âge de vingt ans, en 1948, il en rassemble huit, sous le titre « Terre à terre », pour Les Temps modernes de Sartre. Son œuvre à venir s’y annonce, en trois axes : la passion de l’insularité, la poétique des archipels et la rythmique de la relation. La parution de ses poèmes se poursuit dans d’autres revues : « Éléments » au Mercure de France (1949), « Le jour intérieur » dans la revue belge Sept Arts (1949), « D’un seul tenant la terre » dans Éléments (1951) et « L’air nourricier » dans Janus (1951). À partir du milieu des années 1950, son activité poétique se double d’une participation aux revues littéraires, nouvellement créées. En 1954, Glissant entre au comité de rédaction des Lettres nouvelles, dirigée par Maurice Nadeau ; à partir de 1956, il coanime la rubrique « Palabre » pour Présence ­Africaine, dont le fondateur est 18.  Édouard Glissant, entretien avec Jean Bouvier, Les Nouvelles littéraires, n° 1631, 4 décembre 1958, p. 9. 19.  Édouard Glissant, « Le crépitement perpétuel », entretien avec Clothilde Roullier et Jacques Demarcq, Fusées, n° 17, 2010, p. 53. 21

Alioune Diop ; il se rapproche également d’Arguments, créée en 1957 par Kostas Axelos et Jean Duvignaud.

Le flux rythmique du monde Loin de l’abstraction et du déracinement, la poésie de Glissant se fait l’écho fragile et ineffaçable de la chair du monde. Son imaginaire poétique, constitué ­d’éléments et de matériaux premiers, fonde une géologie du concret et une expérimentation souterraine du réel. « Comme une plongée alerte de clairière dans le tamis des villes20 », les poèmes de Glissant opèrent un brassage de différents thèmes, la terre et le vent, l’air et le feu, le volcan et la lumière, les vagues et l’écume. Portée par la force du sensible et par les mouvements du corps, la parole poétique se déploie, accompagne les pulsations du vivant et les battements de la vie. Du flux présocratique au souffle africain, la langue de Glissant est une saccade de « houles » et de « ressacs », inquiète et syncopée, à la croisée d’Empédocle et d’Héraclite, de Saint-John Perse et d’Aimé Césaire. Parce que la poésie est « cet appel des cris et des brumes par notre monde et notre temps21 », Glissant voit dans la création un élan hors de soi, qui surmonte les doutes et hésitations. La parole poétique est une quête, elle part de l’éclat intérieur vers la surface, traverse l’étendue des êtres et des choses. Comment se forge la voix du poète ? « Voici le cours de mon propos : trouver la juste mesure de mon chaos primordial22 », précise Glissant. 20.  Édouard Glissant, « Les yeux la voix », Les Temps modernes, n° 36, septembre 1948, p. 437. 21.  Édouard Glissant, « Poésie. Liminaire », Les lettres nouvelles, n° 40, juillet-août 1956, p. 1. 22.  Édouard Glissant, «  Le Cours du Poème  », Soleil de la conscience [1956], Gallimard, 1997, p. 48. 22

Explorer la mémoire et le langage singuliers, mêlés de troubles et de vibrations, est une manière de façonner l’ouverture vers les drames vécus de l’Histoire. Le devenir poétique s’enroule dans la durée, la saveur et l’épaisseur du réel. Telle est « l’intention poétique », définie dans l’ouvrage du même nom : l’intensité vécue comme présence tragique au monde. Si l’existence est à la fois errance, mêlée, altérité ou débordement, la poésie en est l’expérimentation profonde. Dans une phrase en signe de manifeste poétique, Glissant annonce la programmatique d’une conscience projetée vers la diversité du cosmos : « Je bâtis à roches mon langage23 ». Tel est le tressaillement de la libre création. Étudiant à la Sorbonne, Glissant suit le cours d’épistémologie et de logique de Gaston Bachelard, philosophe des forces imaginaires de la matière, auteur de L’eau et les rêves ou des Fragments d’une Poétique du Feu. Tout au long de sa vie, Glissant reste sensible à la pensée tremblée et chaosthétique de Bachelard, dont les études sur les poétiques ouvrent sur l’imaginaire et la rêverie, sur la beauté et l’admiration de la dynamique vivante du monde. Au moment d’assembler en 2010 une anthologie des poésies du Tout-monde, Glissant se souvient de son attachement à la fulguration bachelardienne, et choisit plusieurs extraits des œuvres de Bachelard, en particulier La poétique de la rêverie24 ou La psychanalyse du feu25. La métaphysique matérielle et cosmogonique des éléments premiers chez Bachelard inspire au jeune poète, qui étudie alors à ses côtés, une poétique de la démesure et du chaos, une alchimie des énergies. En 1953, ­Glissant 23.  Édouard Glissant, L’intention poétique [1969], Gallimard, 1997, p. 49. 24.  Édouard Glissant, La terre le feu l’eau et les vents, Galaade, 2010, p. 105-107. 25.  Ibid., p. 161-163. 23

rédige un mémoire de diplôme d’études supérieures, sous la direction de Jean Wahl : « Découverte et conception du monde dans la poésie contemporaine » analyse les œuvres de Pierre Reverdy, « visionnaire du concret » ; de René Char, dont la création est « pur paysage » ; de Paul Claudel, dans « ce drame joué entre vocation et foi » ; et d’Aimé Césaire, qui magnifie une « poétique du dépassement ». Dès cette époque, Glissant explore d’autres univers littéraires, Rimbaud («  éclaireur terrassé de l’avancée poétique ») et Mallarmé (« la clairvoyance face à l’inaccessible qu’il pressent ») ; Paul Valéry (« sensible à la fuite des choses ») et Victor Segalen (fondateur de «­ ­l’Exotisme-Esthétique du Divers ») ; Saint-John Perse (« le plus essentiel poète ») et Faulkner (« l’opacité du dévoilement » romanesque). À partir de cette fréquentation avec les arts poétiques, Glissant élabore son propre cheminement créatif. Sa poésie aborde le lieu, le dehors, la matérialité ; mêle le paysage, l’entour et l’horizon ; fonde une cartographie archipélique. Sa relation à l’espace-temps est à la fois d’ancrage et de dérive. Soumise au chaotique éclat, la mesure du poème se diffracte, la cadence se fissure, face au jaillissement du réel. Sensible au flux musical des pierres et des roches, la poésie de Glissant explore une grammaire minérale et une mélodie rocailleuse.

La trace et le paysage La poésie de Glissant suit le rythme des traces et fait résonner la richesse des paysages et des langues. L’œuvre, en visée de tremblements, s’élabore entre 1947 et 1993. Le Sang rivé est le premier recueil de poèmes. Dédié « à  toute géographie torturée », il manifeste l’exaltation 24

« des éclats, accordés à l’effervescence de la terre26 ». Hymne à la puissance de la nature antillaise, la poésie y questionne le difficile enracinement de l’homme venu d’Afrique, dans une terre d’adoption. La rive des Caraïbes est un lieu de splendeur et de foudre : « Le feu choisit cette vague que je croyais la dernière pour me cerner à son tour27. » Le Sang rivé est une exposition de soi, dans l’écart et l’ouverture. Forces et faiblesses réunies, le poète partage la mémoire de son peuple et se mesure aux aspérités du monde : « Je suis dans l’histoire jusqu’à la moindre moelle28. » Dans le poème « Abrupt », un alexandrin incarne le rythme intérieur et anime le souffle poétique : « Le sang rivé vivant dans la nuit sans autan29 » exprime une présence sensible, immédiate. Par l’assonance du vers, un corps souffrant et bouillonnant est amarré. Il est fixé sur le sol, migrant nu, en l’absence du vent. Porté par « ce langage violent et doucement obscur30 », Un champ d’îles décrit le flot continu de paysages insulaires, avec, au cœur du poème, une série de quatrains aux vers irréguliers, courts et vifs. Une poétique nouvelle se fait jour, dans le lien tissé entre la méditation intérieure et la matérialité du paysage : « Toute parole est une terre / Il est de fouiller son sous-sol31. » Les Antilles appellent un imaginaire complexe, qui mêle exaltation et souffrance, splendeur et aliénation. « La vie hélée de tremblements » renvoie aux violences de l’esclavage et à la lutte tragique

26.  Édouard Glissant, Le Sang rivé [1947-1954], Poèmes complets, Gallimard, 2006, p. 3. 27.  Ibid., p. 29. 28.  Ibid., p. 27. 29.  Ibid., p. 49. 30.  Édouard Glissant, Un champ d’îles [1952], ibid., p. 55. 31.  Ibid., p. 65. 25

contre la traite et les humiliations : « Est-ce lave, sang, rumeur, sève du bruit, ou le vent, ces cortèges32 ? » La terre inquiète exprime l’affleurement d’une conscience tremblante, qui erre entre amour et désillusion : « La mer l’avait envahi / D’un bord à l’autre de son amour33. » Le chant poétique se fait clameur, devant les espaces et horizons, ou cri, porté par le vertige et la dérive des océans. La dramatisation du rythme se noue, puis laisse place à des cadences plus légères et apaisées. Glissant inscrit le tracé sinueux de la parole à même le rythme de la phrase. Sa quête poétique participe d’une recherche existentielle : la constitution du devenir antillais. Si « le rythme est consubstantiel au vivant et à toute activité34 », d’après le théoricien Henri Meschonnic, le langage poétique de Glissant est un mouvement vivant de lieu en lieu, un flux archipélique qui se déplace. Le Sel noir est un ensemble de sept chants, ou actes poétiques, marqués par la dramatisation d’événements historiques. L’arrachement à la terre africaine par la traite esclavagiste, la lutte pour survivre et gagner sa liberté : « Un peuple vient ; on lui allouera sa mesure de sel sur le labour des plaies. Libre enfin il lamente sur les cendres. Le sel à jamais s’est mêlé au sang35. » Entre lyrisme et retenue, sagesse mesurée et cri lancé, les poèmes « Carthage », « Afrique » ou « Plaies » du Sel noir renvoient aux temps blessés de la tragédie des peuples africains. Entre assèchement et fertilité, épreuve de douleur et expérience rituelle, le terme « sel noir » signale d’un côté le supplice sur les plaies vives, de l’autre le sel de la terre et la saveur 32.  Ibid., p. 72. 33.  Édouard Glissant, La terre inquiète [1954], ibid., p. 85. 34.  Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage [1982], Paris, Verdier, 2009, p. 121. 35.  Édouard Glissant, Le Sel noir [1960], Poèmes complets, op. cit., p. 183. 26

du monde. « Sel dans la semence36 », écrit Glissant, qui réunit la violence vécue (douleur de l’histoire), le combat psychique et physique (le marronnage et la résistance) et la douceur renaissante (la beauté et l’esthétique de la terre). Boises réunit de courts poèmes, souvent entre quatre et dix vers. Cette concision, sous forme de dépouillement volontaire, exprime à la fois une densité des mots, une fissure de la mémoire et un repli aiguisé du temps. L’ampleur polyphonique des poèmes précédents laisse place ici à une poétique resserrée. Sa caractéristique principale est la précision du vocable. L’exactitude tranchante des images réinvente une réalité indicible : « Nous frappions langue, longtemps chue en sa ravine / comme un déparler qui dans la mangle boite37. » Pays rêvé, pays réel est une complainte baroque, où se heurtent ferveur lyrique et vision réaliste. Les poèmes forment une série hybride et composite, chantent un peuple éparpillé, entre terre et mer, entre Afrique et Antilles, entre douleur et espérance. L’écriture hétérogène de Glissant manifeste une opacité poétique, nouée en une relation de paroles multiples : le souvenir tourné vers un passé lointain, et la révolte face à l’avancée actuelle. Cette palette sonore et visuelle indique un mélange des contraires, entre mythe et réalité, entre rêve et présence. La traversée est indirecte, explique Glissant, elle chemine en détours et en dérivations : « Il n’est filiation ô conteur / Ni du nom à la terre ni du vent / À la cendre38. » Fastes, le recueil suivant, déplace une nouvelle fois la ligne de partage entre la saisie rationnelle du langage et l’obscurité imprévue de la parole. Pour rejoindre le 36.  Ibid., p. 213. 37.  Édouard Glissant, Boises [1979], ibid., p. 259. 38.  Édouard Glissant, Pays rêvé, pays réel [1985], ibid., p. 305. 27

secret enfoui de l’humanité, le pacte primordial des voix, hybrides et communes à l’origine, le poète déconstruit pour reconquérir la langue poétique. Par-delà ­l’opposition entre écriture occidentale et oralité caribéenne, ­Glissant explore les poèmes de Pline ou Lucrèce, les chants berbères ou sud-américains, les contes et légendes de l’Afrique. Menacées de disparition de toutes parts, les langues du monde forgent la mémoire et l’histoire des communautés, comme le montre l’un des poèmes de Fastes, « Longitudes39 ». Dernier recueil de poèmes, Les grands chaos est un chant poétique, désarticulé aux lieux et aux temps du monde. De la montagne Pelée en Martinique au Nil d’Égypte, en passant par la place Furstemberg à Paris, Les grands chaos révèle une errance géographique et poétique, qui peut « dire l’en-aller des choses40 ». Pour saisir les fulgurances et les élans du monde, sans les fixer, la poésie de Glissant accompagne la vibration des êtres et des choses, la pulsation des imaginaires et des paroles. De la poésie peule du Mali aux haïkus japonais ou aux glyphes mayas, l’intuition du réel passe par les énergies artistiques ou cosmiques. Pour Glissant, « aucune poétique n’est “universelle”41 ». Les poétiques existent dans la relation, tremblante et vivante, incertaine et mobile, aux humains et aux éléments de la nature. Aborder cette polyrythmie chaotique suppose une lente évolution, progressive, des modalités de l’écriture, en quatre étapes. D’abord, le « classicisme » s’est imposé comme rhétorique de la maîtrise et de l’ordre (« mesure de la mesure »). Puis, le « baroque » a libéré 39.  Édouard Glissant, Fastes [1991], ibid., p. 362. 40.  Édouard Glissant, Les grands chaos [1993], ibid., p. 443. 41.  Édouard Glissant, La Terre, le Feu, l’Eau et les Vents, ­Galaade, 2010, p. 318. 28

l’étendue (« démesure de la mesure »). Ensuite, le « vers libre » ouvre un vertige poétique (« mesure de la démesure »). Et, enfin, le « choc des parlers à vif » permet désormais une dynamique imprévisible des langues du Tout-monde (« démesure de la démesure »). Ce dernier stade offre une plasticité de la parole poétique, dont les caractéristiques sont le court-circuit, le discontinu ou l’interruption. Ce que Glissant nomme une dérade poétique, à l’image de « ce pays de boucles, de détours42 ». Défricheur ou révélateur, le poète Glissant s’attache à l’épaisseur concrète du réel. Par une approche à trois niveaux (renouvellement de la syntaxe, élaboration du lexique et travail sur la langue), il bouleverse la relation à l’espace-temps, en mobilisant l’ancrage et la dérive, l’ici et le là-bas, l’aller et le retour, l’errance et le fixe, le proche et le lointain. Ni simple décor ni mesure exotique d’un pays, le paysage est toujours, pour Glissant, l’expérience première et fondamentale, immédiate et directe du réel. L’évidence phénoménologique du paysage marque l’acte de conscience et lui donne son indispensable ancrage au monde. Singulier sans être limité, le paysage glissantien est de mélange et de passage. Il ouvre à l’errance intérieure ou au voyage cosmique, bouleverse un dispositif ordonné pour le répéter autrement. Glissant fait lui-même l’expérience du paysage sauvage et quasi lunaire des plateaux andins et des plaines des Amériques. Dans ces grands espaces, à forte puissance esthétique, « l’œil n’apprivoise pas les ruses et les finesses de la perspective ; le regard porte d’un seul élan à l’à-plat vertical et à un entassement rugueux du réel43 ». Ce paysage, fait 42. Édouard Glissant, Le quatrième siècle [1964], Gallimard, 2021, p. 64. 43.  Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996, p. 122. 29

d’irruption et d’éruption, de réel et d’irréel, Glissant le nomme « irrué ». À travers sa poésie, Glissant indique que le sujet ­individuel est indissociable de son entour ou de son lieu. Du paysage intérieur au territoire en partage, ­Glissant construit une poétique de la relation multiple et de ­l’habiter en commun, par « l’implication du Je au Nous, du Je à l’Autre, du Nous au Nous44 ». La singularité, être soi, ou trace personnelle de l’existence, se bâtit dans la rencontre et l’échange. Tel est le rôle du poète, inventer son propre langage pour s’ouvrir aux langues du monde : « Je peux changer, en échangeant avec l’Autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer45. »

Désode et contre-épopée Au cœur de l’œuvre poétique de Glissant, Les Indes est une fresque historique en six chants. Face à la célébration idéalisée de la conquête par Christophe Colomb, ce contre-poème épique questionne le sens de la découverte et interroge la folie, la déraison humaine. Si le thème initial est le départ des marins vers les Indes, conquérants du Nouveau Monde, Glissant prend le point de vue des peuples massacrés et des esclaves déportés, prisonniers du navire, « qui meurent dans la cale, parmi l’odeur de mort tassée46 ». Poème de la violence et du désir, Les Indes dénonce la souffrance et le sang versé : « Je sais, moi qui vous parle, ô astre, que ceux-là furent sanglants et nus47 ! » 44.  Édouard Glissant, Le discours antillais, Gallimard, 1997, p. 267. 45.  Édouard Glissant, La cohée du Lamentin, Gallimard, 2005, p. 25. 46.  Édouard Glissant, Les Indes [1955], Poèmes complets, op. cit., p. 145. 47.  Ibid., p. 143. 30

Contre la fascination pour la gloire des conquistadors, navigateurs assassins, le renversement du point de vue par Glissant opère une réhabilitation des acteurs oubliés, mis à l’écart de l’Histoire. Au moment de l’écriture des Indes, Édouard Glissant publie une analyse de l’œuvre romanesque de l’écrivain Alejo Carpentier, en particulier Le royaume de ce monde et Le partage des eaux. Pour Glissant, « Le partage est proprement le livre d’une reconquête48 ». Entre le merveilleux et la magie, l’intemporalité et la modernité, le baroque et le réel, l’œuvre de Carpentier permet, à travers l’ambition d’un style, la recherche des sources et l’élucidation des mythes. Cette avancée vers des temporalités complexes est rendue possible grâce au héros du Partage des eaux, sensible à la présence de l’Histoire : « Voici un monde nouveau, avec ses naïvetés et ses outrances, et ses aspirations49. » À la même période, Glissant s’intéresse également à la démarche conjointe de la littérature et de l’ethnographie, à travers les textes de Michel Leiris, notamment L’Afrique fantôme, pour saisir comment « un style accompagne la prise de conscience de l’homme50 ». Glissant étudie la manière dont l’écrivain bouleverse la pratique de l’ethnographie, dans le sens d’un réel et sensible contact avec les sociétés, leur histoire et leur culture. Il révèle comment l’activité de Michel Leiris ouvre vers « l’avènement d’un monde encore lointain où les hommes se connaîtront et se comprendront51 ». Dans Les Indes, Glissant rappelle que les héros des Caraïbes, Delgrès, Toussaint-Louverture et Dessalines ont combattu et résisté, mais « l’histoire les oublie, car ils 48.  Édouard Glissant, « Alejo Carpentier et “L’autre Amérique” », Critique, n° 105, février 1956, p. 114. 49.  Ibid., p. 114. 50.  Édouard Glissant, « Michel Leiris ethnographe », Les lettres nouvelles, vol. IV, n° 43, novembre 1956, p. 611. 51.  Ibid., p. 621. 31

sont morts de ce côté du monde où le soleil décline52 ». En associant histoire coloniale, mémoire émancipatrice et déclamation oratoire, Les Indes se fait chronique de la déconquête. Une autre remémoration s’inscrit au cœur de l’écriture poétique. Œuvre sensuelle, protéiforme et imagée, le poème fait entendre des voix nouvelles, chants et cris, balbutiements et dérives langagières, pour dire la nudité, l’effacement et la néantisation des corps, au fond du bateau négrier. En détournant les codes classiques du récit occidental traditionnel, Les Indes marque un geste politique de Glissant : s’affranchir de la langue du dominé, et mettre à jour une oralité foisonnante plus large, multiple et décentrée. Sur le terrain anthropologique et historique, la plongée poétique de Glissant désarçonne l’aliénation linguistique et ouvre à une nouvelle pratique de la langue : « Il ne s’agit plus de balbutier l’Histoire, mais de retrouver les histoires perdues, non racontables53. » En contestant la vision simplificatrice et centralisatrice de l’Histoire, Glissant met l’accent sur ce que ­l’écrivaine afro-américaine Toni Morrison nomme « les indicibles choses non dites ». Par sa capacité à saisir la complexité du réel, la tragédie poétique des Indes gagne une dimension contemporaine et une résonance pleine d’actualité. Contre l’enfermement idéologique (la domination coloniale et l’aliénation du peuple) et la binarité vide (l’idéalisme occidental, la soumission antillaise), la poésie de Glissant déploie une réflexion archipélique et une démesure imprévisible, au cœur du chaos historique et géographique du Tout-monde.

52.  Édouard Glissant, Les Indes, op. cit., p. 155. 53.  Édouard Glissant, Les entretiens de Baton Rouge, Gallimard, 2008, p. 77.

Chapitre 2 Philosophe des Caraïbes

Anthropologie de la relation Le projet constant de Glissant est de saisir la complexité du monde dans ses violences, entremêlements et contradictions. Comment concilier le singulier et l’universel ? Quelle place occupe l’altérité face au modèle normatif de l’individualité occidentale, définie comme référent commun ? Ou encore, que signifie la relation, dans une époque troublée, où l’entraide et le dialogue se heurtent à la géopolitique des frontières et des contrôles ? Soucieuse de préserver l’écart et la différence dans la culture humaine, comme résistance à l’uniformité et à la standardisation, la pensée de Glissant associe trois domaines philosophiques, l’éthique, la politique et l’esthétique, et aborde la créolisation dans le champ socioculturel. Ni normalisante ni modélisable, la créolisation est un processus indéterminé : « Les créolisations introduisent à la Relation, mais ce n’est pas pour ­universaliser54. »

54.  Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Gallimard, 1990, p. 103. 33

Activité d’interactions entre éléments divers, entrechoqués dans un espace commun (une société humaine, une création artistique, une expérimentation linguistique), la créolisation est la rencontre des imaginaires. Ni mécanisme ni modèle préétabli, la créolisation est une réalité anthropologique : certains équilibres s’établissent, des durabilités émergent, puis disparaissent. Rien n’est garanti, prévisible ou définitif. Ce processus incertain, mais constatable, repose sur une idée de mouvement et d’échange. Dans l’histoire de l’humanité, explique Glissant, il y a la conception de « l’identité-racine55 », basée sur l’isolement, le repli de soi. Cette vision de l’être n’accepte pas la présence de l’autre et privilégie l’enfermement, le rejet ou la haine. L’identité-racine croit au mythe de l’ordre fondateur et premier. Elle s’inscrit dans une filiation impérieuse, prétention exclusive à la légitimité, marquée par le droit de conquérir, de posséder et de savoir. Face à elle, « l’identité-relation56 », à racines multiples (digenèse), est fondée sur la pratique culturelle et sociétale de l’altérité, de la rencontre, que Glissant nomme créolisation, un partage mutuel, politique, économique ou linguistique. Au mythe sacré de l’autofondation, s’oppose le vécu des contacts ; de la légitimité de la filiation garante du pouvoir, se distingue la circulation nouvelle de l’étendue des échanges ; de la violence du territoire possédé, se démarque l’ouverture du lieu partagé. D’un côté, le territoire (unicité, une seule Histoire légitime, un enfermement dans des frontières, qui fonde la guerre et la conquête), de l’autre le lieu (diversité, emmêlement des histoires, une série de réseaux ouverts, qui multiplie les passerelles, les échanges et la diversité). Au déterminisme 55.  Ibid., p. 157. 56.  Ibid., p. 158. 34

et à la transparence, signes d’exclusion, Glissant oppose l’opacité et l’imprévisible, source de créativité. L’essai Poétique de la Relation refuse la pensée ontologique du territoire, dont la sacralité renforce la violence, consolide l’aliénation et fonde le pouvoir excluant. Au contraire, Glissant considère une variété d’ensembles géoculturels, divers espaces urbains en étendue, comme les « cultures affleurantes » (New York ou Lagos), ou les zones relationnelles de communauté (la Caraïbe, l’océan Indien, le Brésil). Face à la loi de l’unicité, l’esprit de système et le repli des nations, répondent des identités en mouvement, où les rapports sont précipités, accélérés, parfois démesurés et violents, subis. Pour le philosophe, l’identité (sociale, culturelle, politique) est tributaire de la manière dont une société participe de la relation globale et échange avec le reste du monde. Selon Glissant, l’identité n’est plus seulement permanence, mais capacité de variation. Elle est un étant-dans-le-monde, porté par la liberté et l’audace de changer. Dans leurs travaux respectifs, Amartya Sen et Kwame Appiah interrogent « les réalités multiples et enchevêtrées57 », qui coexistent au sein d’un monde bouleversé et perturbé sans cesse. D’un côté, les conversations transfrontalières (K. Appiah), de l’autre, l’identité plurielle sous un angle pluriel (A. Sen) permettent de résister à la « miniaturisation de l’individu58 ». Glissant prend l’exemple du devenir-minoritaire de la langue créole : un dialecte local peut-il survivre, face aux rapports complexes entre les langues, dans la mondialisation ? Poétique de la Relation révèle huit rapports existants  : domination, fascination, ­ multiplicité ou 57. Kwame Anthony Appiah, Pour un nouveau cosmopolitisme, traduit de l’anglais par Agnès Botz, Odile Jacob, 2008, p. 23. 58.  Amartya Sen, Identité et violence. L’illusion du destin, traduit de l’anglais par Sylvie Kleiman-Lafon, Odile Jacob, 2007, p. 251. 35

contagion, complaisance ou dérision, tangence, subversion et intolérance. Tel est, à l’heure actuelle, « l’enjeu linguistique du développement59 ». Face à la métaphysique grecque, qui fonde l’être occidental (Parménide, Pythagore, Platon, Plotin), face à l’ontologie de la négritude, qui définit l’être africain (Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Léon-­ Gontran Damas) et, enfin, face aux tenants de la créolité, qui affirment l’identité créole (Jean Bernabé, Patrick ­Chamoiseau, Raphaël Confiant), Glissant met en avant la créolisation : acte d’ouverture, mouvement imprévisible, processus incertain et perpétuelle interpénétrabilité culturelle, politique, esthétique et linguistique. En termes philosophiques, l’être (de la négritude, de la créolité ou de l’ontologie antique) est remplacé par l’étant caribéen de la créolisation. « Il nous faut renoncer à la prétention absolue de la définition de l’être. Le monde se créolise, toutes les cultures se créolisent à l’heure actuelle dans leurs contacts entre elles60. » ­Glissant favorise la rencontre multiple d’éléments hétérogènes et de cultures diverses. La créolisation produit la nouveauté, l’inédit, dans le réel. Au départ de la créolisation, il y a le traumatisme violent causé par l’Histoire, la rupture brutale provoquée par la colonisation, l’arrachement au « pays d’avant ». Glissant le nomme transbordement (cohabitation forcée par la traite de l’esclavage conduisant une population à changer d’existence en un autre lieu du monde), qu’il distingue du déplacement (par exil ou dispersion, avec conservation d’identité initiale) : « Un des secrets les mieux gardés de la Relation […]. L’histoire 59.  Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p. 118. 60.  Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 125. 36

d’une ­population transbordée mais qui devient ailleurs un autre peuple61. » Penser la créolisation suppose de prendre en compte cette dimension tragique de la mise en rapport subie et destructrice, dans la cale du bateau de la traite transatlantique. De cet écrasement des identités multiples venues de différentes terres africaines, à travers l’exploitation inhumaine, sont nées des cultures inattendues. Par la résistance à la domination, dans la lutte contre l’esclavage, des identités-relation collectives sont nées. Un peuple s’est forgé, inventant un nouveau rapport au monde, hybride et multiple. L’expérience caribéenne exprime une nouvelle pensée de l’émancipation. C’est l’invention d’un imaginaire partageable. En élargissant ce paradigme au-delà des pays créoles, Glissant désigne la pratique culturelle et sociétale des créolisations à travers le monde. Comment définir les expériences multiples de créolisation ? « Elles ne constituent ni une faiblesse, ni un manque, ni une maladie de l’identité mais au contraire une projection hardie et généreuse de la vision des humanités d’aujourd’hui. Nombre de communautés transforment peu à peu la nature de leur identité, passant de l’intransigeance exclusive à la participation, et coupant raide aux racismes et aux volontés de domination. La créolisation se multiplie à travers le vivant62. » Pour Glissant, la créolisation se caractérise par une imprévisibilité, ce qui la sépare du métissage. Si le métissage est un processus fini et limité, la créolisation, de son côté, est sans bornes, intuitive, irréductible à un calcul organisé ou maîtrisé. En ouvrant la pensée à une « région nouvelle », Glissant invite à méditer sur l’expérience des Caraïbes 61.  Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 28. 62.  Édouard Glissant, Mémoires des esclavages, Gallimard, 2007, p. 38. 37

comme espace ouvert d’une réflexion multiple. La Caraïbe n’est pas une mer qui concentre et isole, mais une mer qui relie et ouvre : « Une mer-Lieu de passage, Lieu de transition, Lieu de l’amplitude, Lieu de l’esclave, mais Lieu de la vérité “monde-actuel”63. » Ainsi, considérer la terre comme un relais de passage, ou le pays comme un devenir-monde, permet de penser l’entrée en relation des peuples : « La pensée de la trace me paraît être une dimension nouvelle de ce qu’il faut opposer dans la situation actuelle du monde à ce que j’appelle les pensées de système ou les systèmes de pensée64. » Glissant est ici proche de la pensée de Michel de Montaigne (1533-1592), dont la plasticité philosophique ouvre à l’ailleurs et au possible, sans suivre de règle stricte : explorer le monde, faire l’éloge du déplacement et du dépaysement en rupture avec l’immobilité, les préjugés et l’esprit de système – comme on peut le lire, au chapitre VI du Livre 3 des Essais, lorsque Montaigne dénonce le choc effroyable de la Conquista des Amériques et place l’Europe devant ses crimes. Il s’agit toujours de dénoncer la tyrannie réductrice de l’univoque, au nom de la protection et de la richesse de la pluralité et de la diversité des cultures.

Le Tout-monde est un devenir Chez Glissant, le poétique et le philosophique se répondent, la fiction et la théorie se complètent. La distinction des genres est déplacée, et il n’y a pas de séparation entre les disciplines. Elles échangent entre elles, 63.  Édouard Glissant, « L’imaginaire », Cahiers de l’université de Perpignan, n° 25, 1997, p. 67. 64.  Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 17. 38

comme le sensible et le conceptuel entrent en écho. De même, la vision linéaire de l’Histoire du monde laisse place à un Tout-monde en devenir et en rhizome. La pensée n’est pas statique, elle est ici une traversée archipélique des lieux, qui privilégie le mouvement, le déplacement et l’errance. Philosopher, pour Glissant, consiste à explorer de manière singulière des processus, dans une approche mêlée de l’être et de l’étant, du réel et de l’utopie, de l’actuel et du possible. Aborder le devenir nomade et souterrain des virtualités et des imaginaires suppose un dispositif complexe de l’espace (l’étendue) et du temps (l’inattendu). Le monde ne se réduit pas à ce qu’en fait la mondialisation, à savoir une planète standardisée et uniformisée. À l’inverse, la créolisation pratique la terre comme totalité inachevée et non universelle, que ­Glissant appelle « la mondialité ». Soleil de la conscience forge les idées de la Poétique de Glissant, dont il est le premier volume. La méditation sur l’errance personnelle, l’arrivée difficile à Paris (solitude existentielle), ouvre à l’élaboration d’un art du divers (solidarité poétique). Le cheminement intime est une lumière d’avant-monde, promesse d’une découverte à venir, lorsque le destin singulier s’inscrit dans un monde en mutation : « Un enfer sans saisons. D’où il faut pour chacun que lève le Soleil de la Conscience65. » Le philosophe ne cède ni au chagrin ni au souvenir. La mélancolie laisse place à l’exaltation devant l’inconnu et le nouveau. L’éthique, proposée dans Soleil de la conscience, définit une dynamique vitale, au cœur de l’expérience de l’exil intérieur, qui rappelle ici Albert Camus. Scindé en deux, Glissant ressent la rencontre du souffle océanique et du tempo urbain. L’épreuve de l’unité-diversité est en jeu, vécue dans le tiraillement entre la mer et la cité : 65.  Édouard Glissant, Soleil de la conscience, op. cit., p. 67. 39

« Il lui est donné à la fois d’être le même et l’autre, le fils ensemble et l’étranger66. » Se joue le lien entre l’élan poétique et le savoir philosophique : l’observation du monde (lieu et territoire, instant et durée, mouvement et espacement, distance et mémoire, solitude et exil) est soutenue par la présence du rêve, de l’imaginaire et de la sensibilité. Trois axes philosophiques sont proposés dans Soleil de la conscience : l’élucidation du chaos (le rapport au monde), la découverte du corps (le rapport à soi) et l’apprentissage des mots (le rapport aux autres). Cette visée passe par une ligne de flottaison entre le connu et l’inconnu, le vécu et le pensé, le trouble et le certain, l’indistinct et le mesuré. Dès le premier volume de sa Poétique, Glissant met en place une dramaturgie de l’étrangeté : la relation archipélique n’est pas seulement géographique et spatiale, elle est aussi culturelle et réflexive. Le tissage différentiel, dans le réseau ou la rencontre, dans l’alliance inédite et aléatoire, dans la mobilité des contacts, forme un dispositif de pensée et indique un rapport au monde. À partir de la géographie caribéenne, où aucune île ne joue le rôle de centre (Java ne se trouve pas au milieu de l’archipel indonésien), Glissant délie le lien normatif et institué à l’espace et au territoire. Sa visée et sa vision favorisent l’effritement, la fragmentation et la dérive, par une mobilité indéterminée. L’archipel devient alors un schème opératoire, pour repenser nos représentations aussi bien entre le centre et la périphérie, qu’entre la cause et l’effet. Cette démarche philosophique rappelle la figure du « rhizome » chez Deleuze et Guattari : dans Mille Plateaux, l’image de la racine multiple d’une plante permet de penser l’identité en réseau, en expansion, sans ordre ni plan préconçu. En lieu et place d’un modèle unique, l’arbre cartésien du 66.  Ibid., p. 77. 40

savoir hiérarchique et de l’être ordonné est remplacé par un vivant souple et hybride, constitué par la circulation et l’échange, ouvert et chaotique, composé d’éléments hétérogènes et imbriqués les uns avec les autres. « Une fois que l’on aura admis que l’unité n’est pas l’uniformité, et que le Total n’est pas le Même67 », explique Glissant dans le deuxième volume de sa Poétique, deux perspectives complémentaires sur le monde sont alors possibles : d’une part, saisir le réel dans le détail, par un dénombrement précis de ses différences singulières ; d’autre part, engager un mouvement continu de perception du concret, grâce à un regard ininterrompu et illimité. Glissant pratique cette double approche, qui permet à la fois de révéler un écart, une diversité, une spécificité (le singulier), et aussi de prolonger une trame continue, sous-jacente et valable pour tous (l’extension souterraine universalisable). Comment renouveler le dévoilement des choses et la découverte du réel ? Pour dépasser le système théorique fermé, Glissant déploie une Poétique de la Relation, troisième volume de sa série. Il y présente des analyses singulières et reliées, qui mettent en avant un autre rapport au savoir et à la connaissance : Glissant privilégie les légendes homériques aux clartés platoniciennes ; il préfère les opacités du griot africain à la dialectique hégélienne. Des exemples, qui se complètent et se répondent, accompagnent l’élaboration de sa pensée : le nomadisme des peuples arawak, l’errance du troubadour au Moyen Âge, le trajet déraciné de Frantz Fanon, de la Martinique à l’Algérie, la relecture de la comédie-féérie La tempête de Shakespeare ou celle du roman de la plantation Absalon, Absalon ! de Faulkner. Au fur et à mesure de ses commentaires, Glissant explique que la culture occidentale oublie 67.  Édouard Glissant, L’intention poétique, op. cit., p. 59. 41

souvent les mystères de l’épique et du tragique, pour ne tenir compte que de la clarté de la raison, « dans une transparence réductrice68 ». Chaque pensée, comme un peuple, une langue, une culture, une identité, est une île, conclut Glissant. C’est dans sa relation possible ou effective aux autres qu’elle déjoue l’opposition entre local et global, entre centre et périphérie, entre universel et singulier. Si l’idéologie généralise, alors la somme continue des faits (événements historiques ou groupes sociaux) initie à la totalité, sans abdiquer le particulier. C’est le choix d’une approche des choses par l’immanence de la vie et des multiplicités, en procédant par variation et expansion. Pour Glissant, le savoir d’une culture n’est totalité qu’en horizon, dans la transversalité des écarts et la traversée des différences : « La Relation est connaissance en mouvement de l’étant69. » Le quatrième volume, Poétique IV, présente les traces opérantes du chaos-monde, comme le multilinguisme (les langues créoles, francophones, anglophones ou lusophones) ou les arts de la mondialité (les musiques de jazz dans leur diversité, Haïti, États-Unis, Brésil…). Pour incarner de manière singulière la créolisation, Glissant choisit ici la figure de Nelson Mandela. Né dans un petit village du Transkei, Mandela milite contre l’apartheid et subit la violence des suprémacistes blancs. Emprisonné de 1962 à 1990, il devient le premier Président de la République d’Afrique du Sud aux élections démocratiques de 1994. Dans un pays déchiré par les tensions et les conflits, il réussit l’impensable : la réconciliation fraternelle (Ubuntu ou vivre-ensemble, dans la culture xhosa) entre Noirs, Indiens, Métis, Zoulous, Thembu, Blancs et Afrikaners. L’expérience du Tout-monde,

68.  Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p. 68. 69.  Ibid., p. 169. 42

« la nation arc-en-ciel », au cœur du divers : « Le temps de M. Mandela est celui même du peuple sud-africain70. » Pour conclure la série, Poétique V réunit un ensemble composite de textes, aphorismes, préludes poétiques ou extraits d’un journal de bord. Glissant rend hommage aux poètes Monchoachi, Mahmoud Darwich, Kateb Yacine ou Antonio Tabucchi. Il y expose également les caractéristiques de la société caribéenne. Issues parfois du système de plantation, depuis la colonisation hispanique, française, anglo-saxonne ou hollandaise, les villes créoles, dans leur diversité, ont des similitudes : essor urbain, style de vie, architecture, mœurs, système de lois. Quels sont les points communs et les différences entre Santiago de Cuba, La Nouvelle-Orléans, Port-au-Prince, Saint-Pierre de Martinique ou Bahia au Brésil ? Glissant étudie typologie urbaine, système politique, organisation sociale et structure économique71. Si « la totalité vit de ses propres infimes détails72 », il faut une pensée attentive aux multiples éléments qui composent le réel, capable de les relier sans les faire disparaître. Afin d’accéder au monde sans l’épuiser ou l’enfermer, seule une philosophie nouvelle, définie comme anti-système ou comme pensée vivante et non systématique, peut y parvenir. Avec Glissant, la philosophie ne vise pas une essence, mais participe comme activité qui collecte et quantifie la totalité des différences, sans en excepter une seule. Il ne s’agit pas d’élévation, mais de complétude, non fixe, jamais figée. Ce que ­Glissant appelle les magnétismes en mouvement de l’état 70.  Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997, p. 152. 71.  Édouard Glissant, « La Plantation, le Bourg, la Ville », La cohée du Lamentin, Gallimard, 2005, p. 69-104. 72.  Édouard Glissant, Philosophie de la Relation. Poésie en étendue, Gallimard, 2009, p. 87. 43

du monde sont des balises culturelles, linguistiques ou politiques, utiles pour traverser les espaces sociaux et les groupes humains, pour comprendre le fonctionnement politique ou la tradition esthétique. La réflexion sur le langage, l’oralité ou le droit suppose une capacité d’espacement, d’éloignement, pour assembler des lieux qui, parfois, s’accordent ou s’opposent. Toute philosophie est aussi une géographie.

Intensités pressenties de la mondialité Créatrices d’idées philosophiques qui influencent notre modernité sur tous les continents, les intuitions théoriques de Glissant interagissent dans de multiples espaces de pensée, aussi bien en droit international qu’en architecture postmoderne, en sport ou en mathématiques. Des notions comme l’archipel, la relation, le chaos-monde, l’opacité, l’antillanité, la digenèse, la créolisation ou la mondialité, offrent de nombreuses prises sur le monde, grâce à un puissant rayonnement conceptuel. Glissant est « une tornade en forme de poète73 », selon son expression à propos d’un ami et poète québécois. Proche des philosophes Gilles Deleuze et Félix ­Guattari, Glissant dialogue avec eux, comme dans ce passage de Poétique de la Relation, qui décrypte Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2 : « Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour ; ils lui opposent le rhizome qui est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans 73.  Édouard Glissant, « Géographies mironiennes », préface à L’homme rapaillé de Gaston Miron, Gallimard, 1999, p. 11. 44

q­ u’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre74. » Le devenir-monde se renouvelle par l’alliance (Deleuze et Guattari) ou par la relation (Glissant) et se déploie par l’aléatoire, l’hybridité, l’hétérogène, l’altération, la diversité et l’imprévisible. Loin du dualisme binaire, le rhizome pensé par Deleuze et Guattari a une mobilité insaisissable et une forme inédite de développement. Sa progression est acomatique75. Ni point d’origine ni point d’arrivée, le rhizome avance en dérivation, affecté par la différence et le multiple, sans a priori englobant : il n’est pas fait d’unités, mais de directions mouvantes. Le rhizome chez Deleuze et la relation chez Glissant ne sont pas un principe de savoir, mais une manière d’expérimenter le réel, d’aborder la vie, sous l’angle de la multiplicité. Glissant évoque un échange épistolaire : « Deleuze m’avait écrit une lettre justement à propos de Poétique de la Relation où il me disait que la chose la plus importante – il estimait que c’est ce que je faisais dans ce livre – était de rendre conjoints et inaliénables l’un à l’autre le philosophique et le poétique76. » Avec Glissant, la poétique devient une manière de vivre et une capacité à faire circuler l’imaginaire dans la pensée. Par ce geste, il réinvestit la définition donnée par Aristote : la Poétique est un aspect de la poièsis, qui désigne 74.  Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p. 23. 75.  Acoma, nom de la revue culturelle que Glissant crée à l’Institut martiniquais d’études avec un Groupe de recherches, pour cinq numéros entre 1971 et 1973, est un des arbres les plus hauts de Martinique. 76.  Édouard Glissant, « Mondialité, diversalité, imprévisibilité. Entretien », Les Périphériques vous parlent, n° 14, été 2000, p. 21. 45

les objets créés par l’esprit auxquels il faut donner forme et sens. Dans l’Antiquité, l’acte de création s’inspire de la vie qu’elle recrée par energeia. Aristote pose les passerelles entre la vie et l’art, à travers la mimèsis ou la katharsis 77. Glissant, lui, constitue un laboratoire sensible pour vivre le monde. Il ne cherche pas une méthode de connaissance. Il expérimente par éparpillement, tremblement ou imprévisibilité. Glissant constitue les intensités de la mondialité en un ensemble de points d’ancrage entre lesquels passent et circulent les imaginaires. Une dévirée de langues et langages : « Une poétique peut “passer” d’une langue à une autre, désormais78. » Par les cheminements tissés et les passerelles explorées, la poétique rend possible la rencontre et permet l’échange. Pour Glissant, chaque communauté entretient une relation multiple avec la langue dont elle use, dans le pays où elle vit, à travers son histoire, ce qu’il appelle un langage. La pratique libre et consciente des langues par les peuples, dans une juxtaposition consentie au multilinguisme, participe d’une pensée de la mondialité, dans son opposition à la mondialisation. Elle s’appuie sur une pensée de l’identité qui chemine, contre l’identité-racine unique, dans la mêlée des cultures ataviques et des cultures composites, joignant leur digenèse. L’emmêlement est aussi une notion essentielle. Elle indique la métamorphose des cultures et des humanités croisées, où se joue le sens du Tout-monde, « lequel n’était que ce qui manquait au monde pour être le monde79 ». La diversité constitue l’élément premier de la Relation, dans le jeu des intuitions singulières et ­collectives, vécues 77. Aristote, La Poétique, traduit du grec ancien par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Seuil, 1980. 78.  Édouard Glissant, Faulkner, Mississippi, op. cit., p. 142. 79.  Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, op. cit., p. 58. 46

dans l’étendue et projetées dans l’éclat des communautés. Les intuitions relient les sociétés, par effet d’équilibre et de rupture. La diversité du Tout-monde articule des instances variables et relatives. Elle se déploie dans des temps distendus et pourtant contemporains, mais éloignés, comme, par exemple, le temps du village breton et le temps du campement inuit. L’imprévisibilité est également au cœur du Toutmonde : les arts et les cultures font entrer en relation, tout en maintenant l’écart, la rupture et l’inédit. Les divergences culturelles ne cherchent ni à se fondre ni à se confondre mais engagent un relationnel, totalité réalisée par le frottement et l’aléatoire. L’imprévisible s’offre comme perspective, alors que l’imprévu s’impose comme conséquence et comme résultat. La Relation désigne la quantité réalisée de toutes les différences du monde. Il ne s’agit pas d’élévation ou de transcendance, mais de complétude. La Relation ne fonde pas un récit unifié du Monde. Elle dit, elle vit « un état du monde, un état de monde80 ». Elle ­accompagne les magnétismes humains (œuvre d’art, politique de rupture, élan sociétal), sans recours providentiel ou surplombant. Si la pensée archipélique est une approche intuitive du monde, par ses singularités, la pensée du tremblement inspire les sciences du chaos, en tenant compte de la fragilité éphémère d’une situation ou d’un état. Chaque idée est instable, provisoire ou momentanée, semblable à un point maritime de mouillage, sans fixité : « Les actions qui ne tremblent pas resteraient stériles81. » La nouvelle pensée des frontières de Glissant suppose les passages et les passes, où les sensibilités se renouvellent, où l’universel devient le consentement aux valeurs qui s’accordent et se modifient. Les frontières comme lieux 80.  Ibid., p. 71. 81.  Ibid., p. 55. 47

d’échange permettent que « les pensées du monde (les lieux-communs) enfin circulent à l’air82 ». Fêlure des systèmes accueillant une expérimentation nouvelle, la frontière permet une autre alliance entre continents et archipels. Pour Glissant, la frontière ne fait pas sens dans l’isolement ou le repli sur soi, elle a pour fonction de mettre en relation les différences des lieux, de favoriser la communication entre des saveurs, des mémoires et des cultures. La frontière est de passage et non de séparation : « Les frontières, il faut les garder pour cela, car dans l’univers rhizomatique les frontières ne sont plus des murs. Ce sont des passages83. » La pensée de l’errance se définit comme migration des absolus d’Être vers les variations de la relation. L’errance révèle l’être-comme-étant, le passage de l’essence et de la substance vers le devenir et le mouvement. Si la pensée de la créolisation mesure l’inexprimable et l’incertain du rapport des cultures entre elles, la pensée de l’opacité renonce à ramener les vérités de l’étendue à une seule transparence. L’opacité est une philosophie qui recueille le mystère des poétiques et des sensibilités, comme autant de perceptions détaillées du réel, sans tenter de réduire les lieux du monde à une unité. Et la pensée de la trace sollicite les mémoires multiples et conjointes, dans un affect partagé du Tout-monde. Depuis la Poétique de la Relation, en 1990, jusqu’à la Philosophie de la Relation, en 2009, Glissant élabore une recherche philosophique originale et féconde. En appelant à la dérive d’un champ conceptuel à l’autre, des sciences humaines à la création poétique, comme à l’extension du domaine de l’archipel, Glissant mobilise une approche singulière de l’infini détail du lieu, dans sa 82.  Ibid., p. 57. 83.  Édouard Glissant et François Noudelmann, L’entretien du monde, Presses universitaires de Vincennes, 2018, p. 98. 48

manière unique et différentielle, en tant que le lieu (artistique, politique, sociétal) s’articule avec la pensée d’une totalité ouverte, le Tout-monde, distinct des idéologies de l’universel. Avec Glissant, la connaissance-en-relation s’éprouve dans un parcours de lieu en lieu, et se découvre au fur et à mesure de l’errance philosophique.

Trames de l’écologie Avec Glissant, l’urgence écologique s’inscrit dans une prise de conscience de la multiplicité et de la diversité des relations au cœur du Tout-monde. La nature, le climat, les espèces minérales, végétales et animales et le vivant sous toutes ses formes sont en danger. Face à l’extinction des espèces et à la disparition de l’environnement, la mondialité des archipels nous engage à considérer l’urgence écologique. Attentive à la diversité des lieux du Tout-monde, la philosophie d’Édouard ­Glissant renouvelle notre regard sur les écosystèmes menacés de la planète. L’archipel du Tout-monde repose précisément sur l’urgence de protéger leur fragilité et de les développer, conformément à la conception de la nature que propose le penseur des archipels. C’est que, dans l’esprit du poète-philosophe, cet infini des possibles du Tout-monde nous conduit non seulement à engager de multiples dispositions pour empêcher l’extinction de la biodiversité, mais aussi à ne pas limiter nos compétences au seul savoir-faire : rêver le monde, en s’appuyant sur nos utopies, permettra aussi de le sauver. Protéger la planète ne repose pas seulement sur la connaissance des moyens et des effets, mais suppose un imaginaire. La terre ne se limite pas à un objet de maîtrise technique, mais porte l’incarnation de nos possibles, et l’objet infini de nos rêves. 49

« Rien n’est vrai, tout est vivant » est le titre d’une conférence de Glissant, dans laquelle il souligne que « la multiplicité du vivant, c’est ce qui nous aide le plus dans la complexité du monde et dans l’imprévisible du monde84 ». L’imprévisible relève de la force d’imaginer et de créer. La beauté n’est pas dans le vrai, elle est dans le vivant ; elle ne réside pas dans la fixité des choses, mais dans le mouvement et l’élan ; elle ne se résout pas aux identités stables, mais rayonne dans la relation vibrante entre les différences. Le Tout-monde est une écologie. Pour se développer, l’écologie archipélique a besoin de l’ensemble des points de vue. Glissant se méfie du différentialisme strict, de l’isolement replié sur sa racine excluante, perspective qui limite le regard sur le monde, qui rejette les autres pour ne rester qu’entre soi. L’écologie suppose un futur commun. Glissant dit que ce futur commun ne peut pas être lisse et homogène, surplombant et uniforme. Il doit laisser place à la variété. L’écologie du Tout-monde s’oppose autant à la racine isolée qu’à l’homogénéisation standardisée. Ni universalisme qui standardise et nie les différences, ni séparatisme qui isole et exclut les autres. La double lutte contre le globalisme et le localisme est au cœur de la pensée de Glissant. Il faut d’une part résister au repli sur soi et d’autre part refuser la normalisation générale, qui efface les particularités. Lutter contre la généralisation ne se réduit pas à la simple défense du particulier, et ce combat concerne autant l’écologie que l’économie, la culture ou la politique, ces domaines étant d’ailleurs tous solidaires entre eux. Être à l’écoute des diversités et réinventer de nouvelles articulations entre elles fondent une attitude écologique forte : préserver la diversité du vivant suppose 84.  Édouard Glissant, « Rien n’est vrai, tout est vivant », Francofonia, n° 63, automne 2012, p. 217. 50

de maintenir le laboratoire des réseaux et d’établir de multi-connexions entre tous les êtres. Glissant invite à une pensée du devenir, de la transformation et du changement, par archipélisation, qui nous fait accepter le divers et participer aux multiplicités agissantes. Face à l’extinction de la nature et des cultures, de la diversité des espèces et aussi des langues ou des traditions menacées de disparition, Glissant invente et développe l’imaginaire écologique, dans un processus innovant de bâtir-ensemble et de démocratie-archipel, faisant appel à la modération énergétique, la coopération environnementale ou l’interdépendance des équilibres écologiques. Au sein du Tout-monde, l’écologie est une des faces de la mondialité, qui milite pour le vivant et sa diversité. Créer, soigner et préserver : avec Glissant, le souci environnemental est contenu dans l’attachement au paysage. Le Landscape, la nature sauvage, la traversée des paysages entre en résonance avec nos consciences. Glissant a l’intuition de la fragilité du lieu, de la précarité des espaces. Sa sensibilité poétique et philosophique le conduit à exprimer la proximité et l’intensité des éléments de la terre, leur instabilité et leur bouillonnement : « J’écris près de la Mer, dans ma maison brûlante, sur le sable volcanique85 », note Glissant. Cette formule souligne la présence concrète de la nature autour de lui. La matière première du monde, le goût du sel dans l’océan ou la chaleur torride du soleil ne sont pas mis à distance. Au contraire, ils participent de l’élan direct de l’imaginaire, pour dire la prouesse de la vie et célébrer la puissance des forces premières et terrestres. Avec ­Glissant, le rocher et la vague sont les éléments d’une esthétique pour se réaccorder au pays et au paysage. À sa façon, dans sa philosophie poétique, ­Glissant défend la diversité, comme matrice-motrice du 85.  Édouard Glissant, Soleil de la conscience, op. cit., p. 52. 51

c­haos-monde. La multiplication des variétés fonde la richesse de la relation. Cette nature multiple, Glissant la revendique comme nature et comme culture : « L’harmonie des semblables est neutre et inféconde, mais la rencontre des différences s’accomplit dans et par un dépassement mutuel qui fonde l’inattendu du Toutmonde86. » Un bestiaire animal peuple les livres-monde de Glissant : oiseaux sauvages du paradis, serpents des ­ fleuves ou paons d’Amazonie, reptiles et oiseaux-­ trompettes, singes au cri de cymbale. On les retrouve ici ou là, au détour d’une page-île. Par sa vocation sonore, l’animalité des poèmes nous rapproche de la diversité du monde. La nature, avec Glissant, n’est ni de silence ni de contemplation. Elle est faite du bruissement des langues, chants et danses, vies et morts, souffrances et joies.

86.  Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, op. cit., p. 63.

Chapitre 3 Romancier des tremblements

Un projet romanesque inédit Le projet littéraire d’Édouard Glissant participe d’une vaste réflexion, qui entend approcher le fragile balbutiement de la parole des peuples. La quête vertigineuse de la mémoire historique et collective passe par la constitution progressive d’une voix romanesque, emmêlée des contes et récits lointains, traversée par la superposition d’éléments langagiers issus de traditions orales diverses. Si les romans de Glissant dénoncent la souffrance des populations et les ravages de l’exploitation coloniale, l’écrivain s’inspire aussi de la pratique du marronnage, qui désigne l’échappée des esclaves vers les bois et forêts, afin de fuir la servilité, pour libérer le corps et aussi la langue de son emprisonnement culturel, linguistique et poétique. L’élaboration littéraire mobilise les intuitions poétiques et les perceptions sensibles à travers le mouvement d’une pensée non systématique. Glissant crée un plurivers vivant et dynamique, qui opère une pratique subversive des genres narratifs traditionnels. Avec ­Glissant, la littérature élabore sa propre énergie romanesque ; l’écriture invente une liberté narrative ­ autonome et singulière. 53

La créativité romanesque de Glissant passe par la capacité du roman à refuser les distinctions strictes et les séparations cloisonnées. Articuler autrement les histoires et les personnages permet de renforcer la circulation des récits, d’encourager le passage entre les genres disciplinaires et d’activer les croisements entre le narratif, le poétique, le spéculatif et le discursif. Pour y parvenir, Glissant mobilise également des figures romanesques souvent laissées de côté dans la tradition littéraire : l’esclave, le métis, la femme insoumise, la bergère en révolte, le sage tisseur de langues, le migrant nu ou le marronneur. Chaque singularité fictionnelle incarne le divers du monde et la puissance des archipels.

Les fissures de la mémoire Par une écriture romanesque non linéaire, Glissant élabore une fresque littéraire originale et singulière, qui aborde à la fois l’histoire culturelle et la complexité humaine. Ses huit romans déconstruisent l’approche mémorielle classique. L’écrivain ne cède pas à l’illusion d’une approche transparente du réel, et privilégie le filtre nuancé de l’opacité, afin d’ouvrir l’évènementialité officielle à d’autres regards et à de nouvelles perspectives. En pratiquant une subversion des genres traditionnels du récit et de la narration, Glissant crée un univers riche et vivant, stimulant et fécond. En 1958, à l’âge de trente ans, il reçoit le prestigieux Prix Renaudot pour son premier roman, La Lézarde. Œuvre multiple et foisonnante, entre le conte philosophique et la méditation poétique, La Lézarde est un roman de la découverte et de la quête de soi, à travers le destin d’un groupe de jeunes amis dans une île des Antilles, au premier lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en septembre 1945. 54

Alternant du réalisme au fantastique, du lyrisme à la tragédie, le roman modifie les repères et brouille les pistes, afin de procurer au lecteur et à la lectrice une sensation nouvelle, au-delà de l’opposition entre l’imaginaire et le réel. Pour Glissant, les modalités fictionnelles, comme le merveilleux ou l’étrangeté, permettent d’éclairer le présent, politique ou social. Ce qui est le cas dans La Lézarde, puisque les personnages (Valérie, Mycéa, Thaël, Mathieu…) sont confrontés à un choix politique, lors d’échéances électorales. En suivant le tracé collectif des jeunes héros et héroïnes, porté par « la sensation d’un trou d’air, d’une envolée87 », se joue l’aventure symbolique d’une naissance : naissance d’un peuple, d’une conscience de soi, d’une poétique nouvelle. Inexpérimentés au départ de l’histoire, mais pleins d’espoir et soucieux de l’avenir, les compagnons d’aventure vont découvrir qui ils sont et se forger un caractère. Ils incarnent des « destins poussés à l’extrême du pays et tenus en exemple88 ». À travers la quête (psychique, politique, linguistique) des personnages, La Lézarde met également en scène la confrontation de l’identité de soi, face à la nature et à l’environnement tropical. Au cœur de la grande forêt et près du murmure du fleuve, le périple de Thaël, Mathieu ou Garin est aussi ce qui les relie au paysage. Dans ce rapport au monde, l’expérience est de dérive et de déambulation. L’errance des personnages, au cours de leur trajet, n’est pas une défaite ou un abandon. Elle est la possibilité d’une révélation authentique, par le tremblement avec la terre, l’océan ou la montagne. La Lézarde incarne cette écriture de la mutation et de l’arrachement, depuis l’appel des origines ou le chuchotement des 87.  Édouard Glissant, La Lézarde [1958], Gallimard, 1997, p. 195. 88.  Ibid., p. 89. 55

sources. La présence des éléments premiers et la géologie matérielle du lieu répondent à l’esprit d’exaltation et de liberté, incarné par la jeunesse : « Ce paysage est un miroir89. » Pour dire la beauté et la fragilité du monde, l’esthétique littéraire de Glissant se déploie dans un échange avec la phénoménologie du sensible. Dans cette perspective romanesque, où la dérive prend valeur d’expérimentation de soi et de décentrage métaphysique, le fleuve occupe une place importante. Les tourbillons et méandres de la rivière symbolisent les hésitations humaines, les doutes psychologiques, mais aussi le débordement et l’emportement. Flux d’énergie mêlé de sable et de vase, tantôt apaisé, tantôt énervé, le fleuve s’humanise, « avec ses impatiences, sa jeunesse bleutée, les tourbillons de son matin. Lorsque paraît le premier soleil, la Lézarde surprise en son détour semble là s’assoupir, guetter l’astre, jouer à la dame, prudente ; puis soudain elle bondit, c’est comme un peuple qui se lève90 ». Figure hybride de l’apprentissage de soi, capteur sensible des émotions contraires, la Lézarde fait s’entrechoquer nature végétale et culture humaine. Par les fissures et brisures qu’elle provoque, la rivière est ellemême une poétique : elle signifie l’invention d’une parole et la création d’une écriture, par greffes, remous et bifurcations, « comme si les mots pouvaient conduire leur part de boues, de racines, de limon91 ». La Lézarde symbolise, dans le roman, le laboratoire expérimental d’une langue, en pleine évolution et transformation. Car, comme le dit Glissant dans un entretien, « une langue est 89.  Ibid., p. 114. 90.  Ibid., p. 33. 91.  Ibid., p. 244. 56

un corps vivant, qui avance, qui recule, qui a des zones d’ombre, d’hésitation92 ». Si la rivière est un tourbillon multiple, qui emporte la mémoire et les souvenirs, les espérances et les doutes, un autre personnage fait son apparition. Il deviendra une figure récurrente du cycle romanesque de Glissant. Il s’agit de papa Longoué, vieux quimboiseur et guérisseur. Il est le sage, vers qui les plus jeunes se tournent et auprès de qui ils prennent conseil, comme lorsque V ­ alérie lui rend visite. Il lui dévoile son destin et la met en garde : « Prends garde aux chiens !93 » Papa Longoué est la mémoire vivante, orale et ancestrale de l’île. Il symbolise la culture du passé et la sagesse du pays d’avant, l’Afrique. « Homme maître de la nuit et du temps94 », ce personnage arpente la mémoire, pour donner en partage les contes et légendes, source variée et origine multiple des histoires à venir. Mais l’oralité, abondante et puissante, est aussi fragile. Elle peut se perdre, se disperser, autrement plus friable et évanescente que le texte écrit, archivé et préservé. Glissant explique cette dimension sensible des mots, à la fois forte et éphémère, dans Le  discours antillais : « La parole de mon paysage est d’abord forêt, qui sans arrêt foisonne […]. Quand le corps se libère (quand vient le jour), il accompagne le cri, qui est explosion. L’oralité antillaise est toujours survoltée, elle ignore le temps mort, la douceur, le sentiment. Le corps suit95. »

92.  Édouard Glissant, «  Entretien avec Anne Laffeter  », Les ­Inrockuptibles, n° 674, oct.-nov. 2008, p. 37. 93.  Édouard Glissant, La Lézarde, op. cit., p. 81. 94.  Ibid., p. 80. 95.  Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 404-405. 57

Les rhizomes du temps Après La Lézarde, Glissant publie Le quatrième siècle, roman de 1964. S’y opère un renversement temporel : Le quatrième siècle commence en 1788 et se termine en 1945. Le retour en arrière et la temporalité inversée (l’époque du second roman précède la période du premier) permettent à Glissant de déployer une nouvelle chronologie. Le quatrième siècle est une remontée vers l’opacité de l’origine, en brisant les apparences de l’histoire coloniale. Le roman met en scène l’arrivée du navire négrier à Fort-de-France et raconte la vie opposée de deux familles d’esclaves en Martinique : d’un côté, la famille Béluse, exploitée dans les demeures de la plaine, de l’autre, la famille Longoué, qui s’enfuit dans les mornes, pour espérer une existence de liberté. La dernière page du roman, « Datation96 », offre un tableau chronologique des deux familles. Les deux colonnes parallèles présentent la famille révoltée qui « marronne », trouvant refuge dans les dédales escarpés du relief montagneux, où la liberté est un combat de tous les instants, et la famille restée en plaine, qui tente de survivre dans la plantation esclavagiste. Les deux histoires familiales se chevauchent dans le récit, se répondent, se disjoignent et se rejoignent. À travers une époque romanesque familiale, l’enjeu politique est une plongée dans l’histoire des Antilles, afin de découvrir les origines multiples et complexes de la culture du lieu. « Le quatrième siècle » désigne les quatre siècles pendant lesquels les esclaves ont été déportés de l’Afrique aux Antilles, exploités et massacrés par le système colonial : « Le quatrième siècle est, pour moi,

96.  Édouard Glissant, Le quatrième siècle [1964], Gallimard, 2021, p. 363-366. 58

le siècle de la prise de conscience97. » Par le passé des personnages et la destinée des deux familles, de la rivalité jalouse à l’affection mutuelle, le roman explore les luttes politiques de libération et les liens profonds entre enracinement et arrachement. La formation sociale des Antilles s’exprime dans le portrait peint d’hommes et de femmes. Glissant analyse les rapports de classes et de domination, il décrit l’entremêlement rhizomatique des temporalités et des histoires, il repère « les subterfuges du présent et les lourds mystères d’antan98 ». Lors d’une rencontre entre le vieux papa Longoué, de la quatrième génération, lui qui vit en « quimboiseur », libre aventurier des bois, dans sa case de la haute forêt, et le jeune Mathieu Béluse, de la sixième génération, ce dernier lui demande de raconter le passé historique, la culture d’antan, la place du verbe oral : « Dis-moi le passé, papa Longoué ! Qu’est-ce que c’est, le passé99 ? » Le rythme des existences violentées et détruites par l’atrocité esclavagiste est traité de manière concrète et précise. L’écriture se tient au plus près des faits historiques et du détail des atrocités : « Il lui montra les fers qu’il était allé prendre dans l’atelier de la plantation L’Acajou. Deux cercles de métal reliés par une courte barre. On les ajustait aux chevilles. Il y en avait de toutes les mesures, et jusqu’aux minuscules, pareils à des jouets, qu’on mettait aux enfants100. » L’univers de la plantation est celui de la damnation humaine, de la terreur psychique et de la mutilation physique. Le roman de ­Glissant ouvre les esprits à la vérité des événements : l’histoire des Antilles et l’esclavage qui s’y est exercé. 97.  Édouard Glissant, « Entretien avec Jean Gaugeard », Les Lettres françaises, n° 1044, 3-9 septembre 1964, p. 5. 98.  Édouard Glissant, Le quatrième siècle, op. cit., p. 30. 99.  Ibid., p. 32. 100.  Ibid., p. 129-130. 59

Roman révolutionnaire des origines, plongée mémorielle des dérives historiques, Le quatrième siècle dénonce la douleur humaine, tout en préservant une lueur d’espoir et de clarté. Par une transmission romanesque d’humilité et de sagesse, Glissant s’appuie sur la présence du paysage forestier, germination et sève des arbres, et montre que la vie ne s’éteint jamais. Malgré les déchirements et les tragédies, un monde de libertés reste possible. Malemort, publié en 1975, est un roman politique et historique. Glissant poursuit sa réflexion sur cent cinquante ans de souffrances et de luttes, dans la vie quotidienne du peuple martiniquais. Pour dénoncer la folie insulaire et aveuglante qui frappe l’île tropicale, l’écrivain opère une nouvelle déroute de la temporalité : le roman mêle deux chronologies, l’une historique et réaliste, l’autre subjective et affective. Le réel et l’imaginaire se croisent de nouveau, afin de superposer des strates de temps. L’architecture fragmentaire et saccadée des épisodes du récit permet des retours en arrière et des sauts dans le temps, des ellipses et des flachbacks. Cet assemblage rythmique et narratif conduit le lecteur et la lectrice à saisir la puissance, directe et immédiate, des histoires tracées dans Malemort. Ce roman philosophique et ethnologique des Antilles dénonce le gouffre de misère, d’humiliation et d’oppression qui étouffe le lieu : « Ce pays, ce ravage d’où le Négateur descendit tout un jour101 » est abordé par une vision politique, qui laisse place à des registres fantastiques, policiers ou de science-fiction : les héros, Dlan, Médellus et Silacier sont poursuivis et traqués. Dans un univers aride, les puissances de pouvoir écrasent le peuple, asservi et condamné. Certains personnages (Néga, Nainfol, Odibert, Beautemps…) sont portés par 101.  Édouard Glissant, Malemort, Seuil, 1975, p. 64. 60

la rage et meurtris par les blessures ou maladies (lèpre, éléphantiasis, peste…). Blessés dans leur corps et dans leur chair, les êtres humains dans Malemort poussent un cri de révolte, se battent et proclament leur acharnement à vivre. Dans la poussière et la douleur, ces hommes et femmes osent arracher leurs bâillons. Par un retournement de l’histoire, le langage d’une défaite peut devenir l’hymne d’une liberté future. Un tissage narratif en spirale et en tourbillon caractérise l’écriture archipélique, foisonnante et flottante de La case du commandeur, quatrième roman, en 1981, de Glissant. Entre histoire vécue et temps suspendu, le récit nous conduit dans les méandres rhizomatiques du temps, « où tout se répétait à toute allure dans un concentré tourbillonnant de tous les paysages possibles102 ». La découverte du sentiment tragique et libérateur d’un destin collectif passe, ici, par le trajet singulier du personnage principal, Marie Celat. Fille de Pythagore Celat, coupeur de cannes à sucre et de Cinna Chimène, Marie, née en 1928, est traversée par une histoire généalogique complexe, dont il s’agit de retracer l’énigmatique et hybride mosaïque. La recherche personnelle de l’identité et la quête familiale des origines se transforment en une exploration du langage, jusqu’à la source des mots. Telle est l’idée romanesque de Glissant : déjouer la logique linéaire du passé historique, par un emmêlement de trois temporalités, le temps géographique (les origines africaines), le temps linguistique (les sources de la parole créole) et le temps politique (l’empreinte énigmatique d’un peuple qui se cherche).

102.  Édouard Glissant, La case du commandeur [1981], ­Gallimard, 1997, p. 39. 61

Par son écriture végétale, chimique et instinctive, La case du commandeur élabore une poétique du « Nous multiples Antillais », tissée autour de Marie, personnage solitaire, introverti, hanté jusqu’à la folie par les temps lointains et les mémoires détruites. La case du commandeur mobilise différents genres littéraires : contes folkloriques, fragments mythologiques ou histoires symboliques. Cette narration baroque mêle des poétiques littéraires africaines, américaines et européennes pour bâtir un plurivers esthétique. L’objectif de ce montage narratif est de constituer une parole verbale puissante et surréelle, afin de suivre « les grands transatlantiques lents, comme suspendus dans un temps qui ne finissait pas103 ». La case du commandeur joue des masques et du carnavalesque, pour tisser une trame ouverte et insaisissable sur la question de l’identité. La polyphonie familiale – les Béluse, Targin, Longoué, Celat… – interroge l’anamnèse impossible, à cause de la complexité et de la multiplicité des souffrances et des traumatismes. La richesse inventive de la langue, de la culture et de l’identité, tissées ensemble, peut-elle combler le vide angoissant laissé par l’histoire ? Glissant évoque dans son roman les échos et résonances entre pays d’avant et pays d’ici. Il souligne une épiphanie des temps, par surgissement du souvenir et réminiscence du passé. Le projet du roman est de « faire rencontrer à l’Histoire un passé jusqu’ici méconnu104 », à travers un temps collectif recomposé et redistribué. Cette recomposition passe par l’inventivité narrative, à travers la destinée rejouée de Marie Lecat ou Mycéa, comme par un nom-matrice, répété dans le roman, qui hante, tel un fantôme, le texte : « Odono », nom mystérieux d’un ancêtre inconnu, arrivé dans l’île en 1715, sans que l’on 103.  Ibid., p. 158. 104.  Ibid., p. 39. 62

en sache davantage. Ce mot-totem date d’une période antérieure à la traite transatlantique. Il prend une signification différente, selon l’usage qu’on lui prête et la circonstance de son utilisation. Pour Glissant, un mot déborde toujours de son usage initial. Il n’est pas simplement de témoignage ou de révélation. Un mot opère comme talisman, par sa dramaturgie singulière, pour recréer une réalité nouvelle. Phonèmes et syllabes sont des opérateurs de l’imaginaire.

L’échappée de la parole Le roman Mahagony en 1987 renvoie au mahogani, arbre symbole, plusieurs fois centenaire, proche d’un ébénier ou d’un acajou, et évoque aussi le marronnage, lutte pour la survie et défi contre le pouvoir colonial. Trois personnages, Gani l’enfant, Maho le géreur et Mani le fugitif, portent dans leur nom la transmutation des voyelles et les soubresauts de l’arbre. Avec ce nouveau roman, il s’agit pour Glissant d’aller plus loin encore dans la réhabilitation mémorielle d’une terre bafouée par son histoire, d’une culture meurtrie dans sa chair, et dans la libération d’un peuple par l’écriture. La remontée vers l’oralité naissante, la langue créole des premiers temps, se fait par le paysage, dans l’enchevêtrement épique et bouillonnant de l’humanité avec la nature. La dérive insaisissable des racines dans la terre et des branches dans le ciel, représentée par l’arbre mahogani, est une ode à la liberté et à la révolte, une célébration d’une parole fondatrice et authentique, face au silence, à la prison et à l’oppression. Penseur des paysages et romancier des opprimés, Glissant revendique la polyphonie indémêlable du conte, et offre une vision magnifiée et épique d’un langage, fait et défait, tressaillé par le divers et l’altérité : « Nous méditons ensemble ce 63

mahogani, multiplié en tant d’arbres dans tant de pays du monde. Plutôt qu’écrire, il est vrai que nous préférons crier en rafales105. » S’affranchir des règles traditionnelles de la littérature participe de ce que Glissant nomme « cette dérive d’obscurité, si éclatante dans la chaleur et la clarté106 » : la déambulation bouleverse les points de vue, le tourbillon rompt avec la fixité, pour « risquer le trouble et l’obscur du monde dans les bonheurs et les malheurs107 ». Les fulgurances créatrices de Glissant font du roman Tout-monde, en 1993, une œuvre aux intensités rayonnantes. L’écrivain y explore la féerie de lieux connus ou inconnus, réels ou imaginés. L’auteur fait découvrir des temps lointains ou proches, élabore des relais spatiaux entre les chapitres, déploie des chroniques historiques, politiques, comme lien entre les péripéties romanesques. Des hauts-fonds de la Tracée en Martinique au Nil en Égypte, du Mont-Blanc au site de Pachacámac près de Lima, la fresque solaire et marine de Tout-monde offre un paysage multiple de découvertes, landscape peuplé de couleurs et de saveurs nouvelles. Sur le plan narratif et stylistique, l’écriture dépasse radicalement toutes les lignes de partage littéraire et de classification en genres : Tout-monde associe monologue théâtral et dialogue philosophique, mobilise personnages fictifs ou rencontrés, évoque souvenirs et rêves. Invitation au voyage et à l’errance, le roman devient carnet de notes, se déploie en poèmes esquissés ou croquis géographique. Chaque scène romanesque réinvente son dispositif de langage : constitué de paroles en échange 105.  Édouard Glissant, Mahagony [1987], Gallimard, 1997, p. 193. 106.  Édouard Glissant, Tout-monde [1993], Gallimard, « ­Folio », 2002, p. 195. 107.  Ibid., p. 150. 64

et en  dérivation, Tout-monde raccorde autrement les partages et les liaisons : « Le Tout-monde, c’est le monde que vous avez tourné dans votre pensée pendant qu’il vous tourne dans son roulis108. » Dans la discussion entre deux personnages clés, déjà rencontrés, Mathieu Béluse et papa Longoué, ce dernier lui demande : « N’avez-vous pas songé qu’un jour vous allez détracer le Tout-monde et encontrer combien de pays et les parcourir dans leur paysage et leur figuration et les mettre ensemble, pour apprendre enfin comment la terre vient de l’eau et le soleil dans la nuit109 ? » Au fil des pages-îles du roman-archipel Tout-monde, l’errance et la déambulation sont les motifs d’une poétique et d’une esthétique renouvelées. Glissant nous offre la beauté-multiple du Tout-monde dans ses chemins et ses devenirs. Chaque expression humaine singulière (chant, danse, mélopée) y est une lumière et un cri, un fracas et un tonnerre. Le Tout-monde est en mutation et en mouvement. Glissant le définit : « J’appelle Tout-monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la “vision” que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire110. » Par-delà la distinction des catégories, littérature, philosophie, théâtre ou poésie, l’enjeu commun est le déploiement d’éléments de désarticulation comme la répétition, le biais ou le détour. Ces aspects narratifs et linguistiques donnent élasticité et plasticité à la langue, afin d’aborder les poétiques diffractées du Tout-monde. Que signifie le tiret de « Tout-monde » ? Le trait d’union entre les termes « Tout » et « monde » est un relais entre deux écarts. Le tiret joue le rôle syntaxique d’un 108.  Ibid., p. 208. 109.  Ibid., p. 207. 110.  Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 176. 65

­ ouvement de traverse par lequel rejoindre une multim plicité, du milieu même d’une langue. Le tiret, on le retrouve dans d’autres expressions forgées par Glissant, comme « lieu-commun », « agentd’éclat » et « échos-monde ». Ces traits de constitution sont des lignes de force du champ narratif : la Relation, totalité ouverte et mouvement de virtualité, est pensée à partir de relais inédits entre langues, peuples, mémoires et spiritualités. Ce sont des balises d’épistèmê qui relient ou relayent savoirs et intuitions, presciences et consciences. Pourquoi le trait d’union ? Que représente-t-il ? Dans la syntaxe de Glissant, les données micro-textuelles participent d’une nouvelle poétique romanesque. Par exemple, l’écrivain utilise la torsion et le détour, l’amassement et l’enroulement, le différé et l’accéléré en visées narratives. Les romans ou poèmes entreprennent de cheminer en déroute, de conduire en déambulations. Comme les personnages Thael et Mathieu qui s’éloignent de la route dans La Lézarde, quittent l’allée principale et la contournent, par des petits sentiers. Par le dispositif d’écriture, le segment stylistique du tiret participe de la création romanesque, se fait étirement infini : le trait d’union n’est pas de fusion, de normalisation ou de fixation, car le Tout-monde n’est pas le monde-tout. Il permet une circularité archipélique : le tiret n’est pas un centre entre deux mots opposés, plutôt un entre qui relie deux différents. Milieu qui ouvre un espace, où l’on passe de l’un à l’autre, le trait d’union est passage et rapprochement. Signe de relation et non de séparation, le tiret entrelace, vise la trame de notre rapport au monde : deux singularités qu’il laisse coexister, chacune gardant sa valeur propre. Associés, les termes reliés gagnent un plus, reçoivent une extension, selon Glissant, une étendue infinie, qui relie la quantité réalisée des différences du monde, sans en oublier une seule. 66

Le trait d’union marque le mouvement de la pensée archipélique, au cœur du texte en mots rapprochés. Signe de l’échappée d’une parole, entre dérade et court-circuit, le trait d’union manifeste le relais en altérité sans universel : « Le Tout-Monde qui est totalisant n’est pas (pour nous) total111. » En-allée, manifestant la coprésence de deux processus, le trait d’union d’un côté maintient au lieu, de l’autre ouvre à l’ailleurs. Si la pensée archipélique raccorde chaque pensée unique à une autre, selon Glissant, alors la prose du monde exprime ce raccord par le choc, l’incertain, le tremblement. Le tiret du « Toutmonde » contient ces mêlées secrètes, relais d’union entre soi et autrui, entre lieu singulier et autres régions du monde. En écho à Sartorius, le troisième roman de William Faulkner publié en 1929, écrivain du sud des ÉtatsUnis, que commente Glissant dans son essai ­Faulkner, ­Mississippi en 1996, Sartorius mène les lectrices et lecteurs vers l’expérience tellurique des forces de la matière et de l’élémentaire. Plonger au cœur des sources et des origines, pour ressentir la vibration et la puissance des profondeurs. Contre le visible, le lisible ou le transparent, trois repères continentaux, imposés par la rigidité de la raison et l’unité fermée de l’Histoire, Glissant fait découvrir d’autres récits. Sous-titré Le roman des Batoutos, Sartorius explore la sagesse disparue batoutoo, dont les traces sont encore vivantes dans le plurivers et le chaos-monde, encore présentes à travers l’éclatement des intuitions sensibles. Ni rectiligne ni chronologique, Sartorius suit un cheminement occulte et déviré. Ni carte ni atlas ne mentionne l’existence de la nation batoutoo. Ce qui n’est pas répertorié n’existe-t-il pas ? L’imaginaire prend 111.  Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 22. 67

le relais : les Batoutos représentent les peuples disparus, sans histoire ni mémoire, parce qu’ils en ont été dépossédés. Glissant déploie leurs incarnations sensibles  : Onkoloo, Kwamé, KwaMashu, Mahinondoo, Batín ou Imokoo. Ils sont les balises d’une géographie nomade. Noms réels, probables ou fictifs, les nommer, c’est leur donner existence, c’est remonter le fil des origines. Chacun des personnages donne un titre aux chapitres de Sartorius. L’identité ne se réduit jamais chez Glissant à une composante unique : les Batoutos sont inspirés par les Abatutsi et Abahutu du Rwanda, les Batwas et Bantous d’Afrique du Sud. Suivre le plurivers linguistique et sensible des Batoutos permet « d’envisager une multiplicité de fleuves temporels, une conjonction de ces courants dans des lieux de rencontre des humanités futures112 ». Rêver la trace du peuple batoutoo, d’un lieu à l’autre, d’un temps à l’autre, nous conduit à traverser « les désolations invisibles, serrées dans les détours du temps113 ». Le peuple batoutoo n’a d’éclat que dans son effacement. Invisible, on le devine intuitivement. Écrire sur une nation disparue – mais a-t-elle jamais existé ? – est une avancée dans l’Histoire. Sartorius délie « cet engoulevent des malheurs. Mettre ensemble, commettre, ce qui avait avancé de manière si douloureusement séparée114 ». Désigner ce dont il est impossible de faire mémoire, tel est le projet poétique et politique de Glissant. Pour parvenir à l’impensé disparu, pourtant présent dans l’imaginaire, on ne vise ni une construction ­rationnelle ni un absolu projeté. On y accède non par 112.  Édouard Glissant, Sartorius. Le roman des Batoutos, ­Gallimard, 1999, p. 224. 113.  Ibid., p. 214. 114.  Ibid., p. 159. 68

transparence mais par intuition du monde : « Nous pressentons qu’il est divers, et un tout à la fois, contradictoire en lui-même et chaotique de toute la force de ses imprévus. Les Batoutos nous l’ont enseigné115. » Parce que la transparence est impossible, parce que la mémoire s’aborde par d’autres chemins, la beauté du monde se découvre dans le surgissement emmêlé et dans l’éclatement relié. Elle réside dans l’étendue et dans l’opacité, entre extension inattendue et ouverture vertigineuse du Tout-monde : « L’éclat d’un peuple est d’arrimer la beauté de son lieu à la beauté de tout l’existant et de tous les lieux116. » Contre l’enracinement visible, les Batoutos augmentent l’éclat imprévisible du monde. La littérature se fait politique et esthétique : les cultures minoritaires croissent en invisibilité soudaine et en beauté merveilleuse. Les Batoutos sont un peuple-rhizome ou peuple-relais. Les Batoutos sont faits de tous les arts. Un peuple, incertain de tous les possibles, magnifié de tous les virtuels. Le huitième et dernier roman de Glissant, Ormerod en 2003, termine ce cycle littéraire consacré à l’énigmatique polysémie des lieux et des mémoires, des histoires et des cultures. Les paysages s’entrechoquent, les époques entrent en collision. Les temps et les mondes se brassent, se rassemblent et se diffractent. Glissant nous livre un mélange profond entre un tumulte extérieur et une sinuosité interne. Le ressenti s’inscrit dans l’événement : comment associer les épisodes historiques de la révolte à Sainte-Lucie en 1793 avec la tragédie de Grenade en 1983 ? Réponse du penseur : « Sautez de roche en roche,

115.  Ibid., p. 19. 116.  Ibid., p. 21. 69

d’île en île, de temps anciens en temps actuels et déjà futurs, courez au large et embrassez l’entour117. » Avec Glissant, le temps perd sa carapace chronologique, pour se muer en vibration éclatée, décalage anachronique, transport intérieur. Ses romans enseignent à vivre dans un imprévu cadencé et dans un indistinct irréversible. Le lecteur et la lectrice errent d’un texte-­ archipel à l’autre. Expérimenter le surgissement, la fugue et l’escapade offre une autre cadence, « le tourbillon des îles et des gros rochers118 ». Dans Ormerod, l’épopée de Flore Gaillard, esclave martyrisée puis révoltée, incarne le courage de la lutte : cette femme de l’île de Sainte-Lucie prend les armes en 1793 contre les Anglais, au moment où la Convention envoie à la Guadeloupe Victor Hugues, administrateur colonial et chef militaire. Flore Gaillard prit la tête de l’« Armée française des bois ». Elle détruisit des plantations esclavagistes, se vengea de Bellac, son ancien maître et tortionnaire qui l’avait violée, et rencontra le sergent Alvares, rebelle de la colonie espagnole de Cuba. Héroïne d’Ormerod, Flore Gaillard donne une dimension épique au récit de Glissant, même si le roman de 2003 n’est pas un récit de guerre. Davantage poème romanesque, hybride et cyclonique, Ormerod mêle le fragmentaire et l’aléatoire, la digression et le discontinu. Le tourbillon et l’échappée créent une ouverture et une innovation narratives dans les huit romans de ­Glissant. L’enroulement de paroles soulève et désarticule le récit romanesque, grâce au souffle, à la puissance et à l’énergie portés par la plume de l’écrivain. Au final, la forme-force des textes semble s’unifier et se rassembler, mais sans tomber dans une unité finale ou se fermer dans 117.  Édouard Glissant, Ormerod, Gallimard, 2003, p. 13. 118.  Ibid., p. 78. 70

un tout définitif. L’œuvre de Glissant, par sa variété et sa vibration, est l’anti-système ou l’anti-synthèse. Avec Glissant, la redécouverte de la mémoire commune et du destin collectif préserve, malgré tout, sa part d’opacité et d’inaccessible. Le roman-monde n’épuise pas son sujet et sauvegarde sa fragile incompréhension. Obscur et ­flottant, le monde reste à construire. Glissant a permis d’ouvrir les premières traces, en dénouant un nœud littéraire et en libérant une pensée qui se fait langues et communautés, contes et histoires, mythes et révoltes, dans leur diversité et dans leur foisonnement.

Chapitre 4 Dramaturge et critique des arts

Un théâtre politique L’art théâtral de Glissant est d’inspiration politique. Face aux enjeux historiques et à la vision prophétique, la pièce Monsieur Toussaint est l’une des premières expériences de théâtre populaire antillais, qui porte un regard critique sur la société caribéenne et introduit une problématique sur la langue créole. Avec Monsieur Toussaint (1961), Glissant ouvre ici une voie nouvelle au théâtre politique postcolonial chez les écrivains caribéens. Vont suivre, après cette pièce, La tragédie du roi Christophe (1963) d’Aimé Césaire, Rêve sur la montagne au singe (1967) de Derek Walcott, La fin douloureuse et tragique d’André Aliker (1973) de Vincent Placoly, ainsi que les pièces de théâtre non publiées de Frantz Fanon. À la même époque, Glissant élabore une réflexion sur la tragédie, dans la préface qu’il écrit en 1959 au recueil de pièces de théâtre de Kateb Yacine, Le cercle des représailles : « L’œuvre théâtrale de Kateb Yacine est un cas exemplaire de cette Tragédie moderne que j’ai dite, par quoi l’art, en l’occurrence l’art théâtral, essaie d’approcher le monde,

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de le concilier avec lui-même, et peut-être d’éclairer ainsi le destin commun de tous les hommes119. » Pour Glissant, le théâtre est une praxis, une représentation ou un signifiant du politique, « la mise en train d’une activité de représentation où la collectivité réellement se pense, se critique et se fait120 ». Écrite en 1959, publiée en 1961, la pièce de théâtre Monsieur Toussaint déploie un temps scénique complexe en quatre parties, autour de la figure héroïque du libérateur d’Haïti, le révolutionnaire de Saint-Domingue, Toussaint Louverture (1743-1803). Né esclave sur la plantation Bréda, près du Cap-­ Français, il est descendant d’un trône d’Afrique (petitfils du roi des Aradas du peuple du Dahomey, au Bénin). Esclave, domestique et cocher, Toussaint L ­ ouverture est ensuite affranchi, et devient conseiller, médecin puis militaire. Grâce à son courage et à ses talents de stratège, il se rallie à l’insurrection des esclaves de ­Saint-Domingue en 1791 et signe la lettre des révoltés de 1792. Il obtient l’abolition de l’esclavage à Saint-­Domingue et la liberté du peuple en 1793. L’assemblée de la Convention vote le décret officiel d’abolition de l’esclavage en 1794. Nommé général pour l’armée française, il combat les Anglais et les Espagnols en 1795. Il obtient l’autonomie complète de Saint-Domingue et rédige la Constitution de l’île en 1801. Mais Napoléon Bonaparte réaffirme l’ambition coloniale de la France, rétablit l’esclavage en 1802 et envoie une armée de 25 000 soldats contre Toussaint Louverture pour restaurer l’ordre ancien. Trahi, capturé, déporté dans le Jura et emprisonné au fort de Joux, il meurt en 1803. Malgré la mort de 119.  Édouard Glissant, « Le chant profond de Kateb Yacine », Kateb Yacine, Le cercle des représailles, Seuil, 1959, p. 11. 120.  Édouard Glissant, « Théâtre, conscience du peuple » [1971], Acoma 1-5, Presses universitaires de Perpignan, 2005, p. 198. 74

son héros, l’île continue le combat pour se délivrer de la domination coloniale. La guerre civile débouche sur la victoire des insurgés, la colonie déclare son indépendance le 1er janvier 1804 et devient Haïti. Par la simultanéité de deux temporalités différentes, celle de l’espace insulaire et celle de l’espace carcéral, Monsieur Toussaint recrée l’atmosphère révolutionnaire de 1788 à 1803. La pièce de théâtre présente les actions et les discours dans une mise en scène poétique, qui questionne la fondation mythique et symbolique de l’Histoire. Dans sa langue théâtrale, Glissant fait preuve d’invention, d’improvisation et d’échange, signes d’une liberté imaginative, comme avec le personnage de ­Mackandal, incarnation de la première conscience de Toussaint Louverture. « Il n’y a pas de frontière définie entre l’univers de la prison et les terres de l’île antillaise121. » D’autres personnages, certains invisibles, circulent, entre la prison et l’île antillaise. Les morts (Maman Dio, Mackandal, Macaïa, Delgrès, Moyse et Bayon-­Libertat) s’adressent aux vivants (Manuel, Amyot, Langles et Caffarelli). ­Glissant fait dire à Toussaint : « Toujours, ce combat entre les vivants et les morts. Je le sais, moi qui parle aux morts et à qui leurs volontés sont familières122. » Tel un personnage shakespearien, Toussaint Louverture est un héros tragique : « Je prends le pays en flammes, le pays refleurit. Nous plantons les récoltes dans la cendre des combats. Avec les baïonnettes, nous fabriquons des coutelas123 ! » Dans la pièce, les éléments de la langue créole, par invention syntaxique et jeu de sonorité, offrent « le plaisir 121.  Édouard Glissant, Monsieur Toussaint. Version scénique [1986], Gallimard, 1998, p. 15. 122.  Ibid., Scène 3, Acte II, p. 67. 123.  Ibid., Scène 4, Acte I, p. 45. 75

débridé d’écrire enfin une langue comme on l’entend 124 », précise Glissant dans une nouvelle préface, en 1978, pour une version remaniée de la pièce. Si Glissant apporte une dimension baroque et fantastique à la cosmogonie révolutionnaire, sa pièce fixe l’action autour des scènes de torture, que les geôliers infligèrent au héros-général. La souffrance du libérateur d’Haïti s’étend à toutes les victimes de l’oppression coloniale et dictatoriale. Glissant donne une puissance mythique au combat sur terre des victimes face à la tyrannie. Figure historique et symbolique de la révolte, Toussaint Louverture bouleverse le champ politique et le champ littéraire. Porteur d’une parole de liberté, le leader révolutionnaire combattant l’esclavage et le colonialisme est devenu un grand personnage de la littérature.

Poétries incréées En 2000, Le monde incréé rassemble trois pièces de théâtre, composées à différentes périodes : « Conte de ce que fut la Tragédie d’Askia » en 1963, « Parabole d’un moulin de Martinique » en 1975 et « La folie Celat » en 1987. Chaque pièce a un sous-titre qui les relie entre elles, « Pays d’avant », « Pays en défrichage » et « Pays délabouré ». Glissant nomme ces pièces des poétries : « Poème et conte et palabre ensemble, où s’encontrent les paysages, où les histoires se raccordent, s’entresouchent les langages125. » Ces trois poétries font revenir des personnages connus, Odonoo, célèbre Batoutos, Marie Célat ou Mathieu Béluse. La musique y est présente, ­incarnée par des figures singulières  : nommeurs, chanteurs, 124.  Ibid., « Avertissement » [1978], p. 12. 125.  Édouard Glissant, Le monde incréé, Gallimard, 2000, p. 171. 76

déparleurs, crieurs de contes, bailleurs de vent, chœurs et danseurs. On y entend parfois une « musique mécanique, d’où s’échappe la mazurka126 ». En plusieurs endroits du monde incréé, Glissant mêle le texte en français et le récit en créole, des termes africains et une langue inventée. Cette créolisation créatrice d’idiomes linguistiques offre plusieurs dimensions au récit théâtralisé : le surnaturel, le rêve, l’irréel, la dérision rythmée et la folie. Le monde incréé est souterrain et opaque, en fractures et soudainetés : « Nos histoires d’à-présent sont ravagées d’ombres et de fantômes127. » Les récits du passé, oubliés et disparus, reviennent peupler de leurs traces les mots actuels, comme des paroles qui s’entrechoquent et se percutent. Mathieu Béluse précise ce qui apparaît comme des interférences sonores : « Je ne crie pas les Archipels, je pousse la voix tout en bas. Il nous a manqué trop de sources128. » Les règles linguistiques et syntaxiques sont là pour être bouleversées : « L’écriture de la langue créole ellemême, janm (forme évidente de janmin, du français jamais) y est parfois jinm, sans autre raison que du plaisir de l’oreille, et les i précèdent ou suivent les y, sans règle autre que du bonheur de prolonger les sons et les syllabes129. »

Une esthétique picturale de l’imaginaire La créolisation, explique Glissant, est un impensable, un imprévisible de la mise en relation des imaginaires. Les mélanges composent des mosaïques insoupçonnées et les rencontres ouvrent le monde à des tremblements 126.  Ibid., « Parabole d’un moulin de Martinique », p. 78. 127.  Ibid., « Conte de ce que fut la Tragédie d’Askia », p. 15-16. 128.  Ibid., « La folie Celat », p. 163. 129.  Ibid., « Parabole d’un moulin de Martinique », p. 123. 77

et des archipels nouveaux. La fréquentation d’un autre imaginaire favorise une mutation et mène à d’autres lieux de renouvellement ou d’invention. À ce titre, l’inattendu de la créolisation occupe une place singulière dans l’art et dans les créations de toutes les formes. Lorsqu’il poursuit ses études dans le Paris de l’aprèsguerre, Glissant rencontre de jeunes artistes, qu’il fréquente ensuite toute sa vie. Se met en place une collaboration singulière entre le philosophe et les peintres, dans les revues et les galeries d’art. Pendant plusieurs décennies, entre les années 1950 et les années 1990, Glissant assiste et participe aux expositions d’artistes, en particulier de la Galerie de la rue du Dragon. Il rédige des textes et préfaces qui accompagnent la parution des catalogues. Occasions pour Glissant de dialoguer et d’échanger avec des créateurs surtout sud-américains, qui présentent leurs œuvres dans la salle d’exposition située au 19, rue du Dragon, dans le sixième arrondissement de la capitale française. Le couple formé par Cécilia Ayala et Max Clarac-Sérou anime cette galerie d’art, où les correspondances entre poétique et esthétique se font jour. Par exemple, l’œuvre en profondeur de Leonardo Cremonini rencontre la pensée en étendue de Glissant. D’un côté, une organisation plastique de l’espace pictural : les verticales et horizontales du tableau sont déstructurées, pour incarner la violence politique et sociale dans l’Histoire (Cremonini). De l’autre, les paysages d’une poésie qui tremble et vacille : ouverte à l’incertain, bouleversée comme une terre qu’on ravage, la poésie est solidaire d’un tremblement archipélique (Glissant). Entre le réel et l’imaginaire, entre l’intériorité du psychique et l’exploration du monde, dans une zone de bordure, a lieu la rencontre entre Glissant et les artistes. Pour entrer dans cet archipel mouvant, Glissant remonte au moment primordial, l’état de connivence 78

avec ­l’entour, « cette espèce de tension vers ce point de fusion130 », où l’artiste échange avec l’animal, le paysage ou la terre. Ce moment premier, inaccessible, dont toute histoire des arts conserve la nostalgie et tente de retrouver l’intensité initiale. Les rencontres avec l’art permettent de saisir les réflexions du poète-philosophe sur la forme et le désordre, la couleur et la lumière, l’image et la vitesse, ou sur l’espace et le mouvement. Glissant élabore son esthétique en écrivant des textes sur les artistes. Il interroge le paysage et la pierre foudroyée (chez l’artiste Wolfgang Paalen, né en Autriche et mort au Mexique), l’entrelacement et la profusion de la jungle (chez le Cubain Wifredo Lam), le vertige existentiel et l’angoisse sous tension (chez l’Italien Leonardo Cremonini), l’espace sidéral dans l’imaginaire ou le ­ réel (chez le Chilien Roberto Matta), l’entrecoupure de mondes (chez le Franco-Chilien Enrique Zaňartu), les éclats de lumière et les atermoiements de chair (chez l’Italien Cesare Peverelli), la ferraille, la ruine et la rouille (chez l’Étasunien John Hultberg), le marbre solaire et la présence de l’Histoire (chez le Cubain Agustín ­Cárdenas), la boue au pied et la forêt qui marche (chez l’­Étasunien Irving Petlin), le chasseur masqué et la création des mythes (chez l’Uruguayen José Gamarra) ou, pour finir, la rhétorique ­flamboyante et le passage (chez ­l’Argentin Antonio Seguí). Si les catalogues d’exposition sont des occasions données à Glissant pour réfléchir aux puissances créatrices et aux déambulations des arts, d’autres situations s’y ajoutent, pour favoriser une pensée esthétique sur les inventions visuelles : en 1969, Glissant invite Petlin, Cárdenas et Seguí, pour un voyage culturel à la 130.  Édouard Glissant, L’imaginaire des langues, op. cit., p. 93. 79

Martinique. Glissant les reçoit à l’Institut martiniquais d’études (IME), un établissement d’enseignement et de recherche pédagogique, qu’il vient de fonder en 1967. Pendant quinze jours, en vue de développer un festival d’arts et de culture, les trois artistes échangent, grâce à Glissant, avec des plasticiens martiniquais, comme le céramiste Victor Anicet. En 1981, Glissant devient membre de l’organisation de l’Unesco, Institut des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, situé à Paris. De mars 1982 à septembre 1988, Glissant est le rédacteur en chef du Courrier de l’Unesco, mensuel diffusé dans le monde, qu’il fait passer de vingt-sept à trente-cinq langues. Revue internationale et géopolitique, Le Courrier de l’Unesco participe aux multiples réflexions sur le développement culturel, la diversité linguistique ou les enjeux écologiques. Dans un numéro spécial de juillet 1984, Glissant fait découvrir aux lectrices et lecteurs du Courrier les influences culturelles africaines sur les peintures et créations sud-américaines. Il l’annonce dès la présentation du numéro : Glissant met en avant « l’unité souterraine qui structure la créativité de cette région du monde131 ». Glissant montre également la mémoire désolée et retrouvée des paysages mêlés aux ruines, au cœur des cités des Mayas, Aztèques et Incas : démesure formelle, puissance des figures géométriques et beauté des couleurs crues dans l’histoire des peuples méso-américains de langue nahuatl. Il met en avant l’héritage des céramiques précolombiennes dans les arts plastiques plus récents. Il présente la diversité des pierres gravées des temples et les fragments de poterie : « Tout cela se retrouve à la fois dans le constructivisme du Rio de la Plata, dans le 131.  Édouard Glissant, « Présentation », Le Courrier de l’Unesco, trente-septième année, juillet 1984, n° 7, p. 3. 80

muralisme mexicain, chez Gamarra et chez Botero, et s’exaspère dans les structures cinétiques d’un Soto ou d’un Cruz-Diez132. » Ce numéro présente le dynamisme d’une créolisation artistique, les rhizomes de la créativité. Dans son article, Glissant précise que « les données du réel antillais, les gestes réhabilités de l’univers africain se réalisent dans l’inattendu de la relation mondiale133 ». En couverture du numéro, Glissant choisit le détail d’une œuvre de Matta, Les doutes des trois mondes, peinture murale réalisée en 1956 au Siège de l’Unesco à Paris. Il s’agit chez Matta, explique Glissant, d’une œuvre qui fait signe vers les élans et replis du monde. Glissant y suit l’explosion cosmique, à travers les modes du projeté et du contracté. La rencontre avec les peintres permet à Glissant de déployer les beautés de la relation et d’explorer les turbulences de l’étendue. Sensible à la poussée tremblante de la trace dans les arts, Glissant exprime dans ses textes esthétiques les manières multiples de fragiliser la totalité.

Les musiques du Tout-monde Si « la créolisation, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisible134 », Glissant illustre son idée par plusieurs exemples musicaux. Il prend comme illustration l’apparition surprenante et inattendue de la musique zydeco, ou zarico, en Louisiane dans les années 1930, dont l’instrument prédominant est l’accordéon. 132.  Ibid., p. 3. 133.  Édouard Glissant, « Pastel pour quatre artistes », ibid., p. 27. 134.  Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 19. 81

Ce style atypique et unique est apparu presque par hasard, par accident, à partir de la rencontre entre le jazz et la musique cajun. Les chanteurs du zarico, comme les frères Chenier, Fernest Arceneaux ou Terrance Simien, se disent créoles : leurs paroles sont un mélange créatif de plusieurs langues, le français, le créole et l’acadien. Pour Glissant, un microclimat culturel et linguistique favorise la créolisation : « En Louisiane, on trouve des Black Indians, qui sont des tribus nées de mélanges entre esclaves noirs enfuis et Indiens. J’ai assisté à La Nouvelle-Orléans au défilé d’ethnies Black Indian, il y a là quelque chose d’absolument imprévisible et qui dépasse le simple fait du métissage135. » Pour Glissant, les musiques sont chavirantes en étendue. Elles se créolisent par hybridation des rythmes, par rencontre des harmonies, par choc des sonorités : de la cadence des tambours dominicains ou guadeloupéens, au swing des violons manouches ou gitans, la musique est une expérience tremblante du composite et de l’hybride. Au cœur du bouleversement des histoires et des géographies, pour toutes les régions du monde. Dans un entretien sur la musique, Glissant précise que les rencontres artistiques modifient le plan de création sans ordre ni programme. Cela peut se produire à l’insu de la décision du compositeur : « Si un musicien décide qu’il veut mélanger le reggae, le raï et le jazz, c’est certes volontariste, mais c’est la créolisation qui l’amène à envisager ce possible. C’est la créolisation qui vous fait, et non vous qui faites la créolisation136. » Le discours antillais contient un chapitre « Musiques ». Glissant y rappelle combien les arts musicaux sont 135.  Ibid., p. 19. 136.  Édouard Glissant, entretien avec Bertrand Dicale, Le Figaro, 27-28 juillet 2002, p. 25. 82

c­onstitutifs de l’existence historique et sociale des peuples. Le poète-philosophe l’annonce : « Il y a une histoire musicale de la Martinique137.  » En vue de comparer l’évolution de la musique nord-américaine avec la place des arts sonores dans la culture caribéenne, Glissant mentionne les grandes étapes du jazz aux ÉtatsUnis. Cette périodisation est liée aux mutations des villes (La Nouvelle-­Orléans, Chicago, Detroit, New York) et au renouveau artistique (gospel songs, blues, be-bop, free jazz). L’histoire politique urbaine est reliée aux changements de cap instaurés par les musiciens. À propos du jazz, Glissant précise : « Cette musique écrit au fur et à mesure l’histoire de la communauté, son affrontement au réel, les failles par où elle s’insère, les murailles contre lesquelles trop souvent elle bute138. » La chanson créole, martiniquaise et guadeloupéenne est incarnée par la biguine, qui « exprime d’abord l’univers des Plantations », poursuit Le discours antillais. Par une suspension du temps, qui empêche l’industrialisation de manière parallèle au développement urbain des États-Unis, la production musicale antillaise se folklorise, explique Glissant. Malgré une réelle influence sur l’Europe, comparable à la diffusion de la salsa ou du reggae aujourd’hui, elle ne gagne pas cette maturité. Elle reste dans un certain isolement. Pourquoi la musique caribéenne ne connaît-elle pas la même universalisation populaire que le style sonore, vocal et musical qui se développe aux États-Unis ? Selon Glissant qui analyse ici les techniques instrumentales, les approches et pratiques musicales sont pourtant similaires. Il y a des points communs entre artistes antillais et musiciens de jazz : « Les sonorités d’embouchure de

137.  Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 382. 138.  Ibid., p. 383. 83

la clarinette et du trombone se rencontrent de manière frappante dans ces deux univers musicaux139. » Concernant la biguine, cet art musical connaît un large développement dans un premier temps. Cet intérêt croissant est lié à l’intensité artistique de la ville de Saint-Pierre. Puis la vivacité musicale est relativement stoppée, en Martinique dès 1902 (suite à l’éruption volcanique dévastatrice de la montagne Pelée), en Guadeloupe à partir de 1940 (à cause de la guerre et du gouvernement collaborationniste de Vichy). La raison politique générale avancée par Glissant provient du fait que cette musique n’est plus rattachée à une collectivité qui y exprimerait son rapport au monde. L’urgence musicale de l’engagement politique s’éteint. Glissant explique les liens profonds entre art musical et engagement politique : « Les styles musicaux qui surgissent ou se confirment sont produits en des lieux où des communautés entières se débattent non pas dans la néantisation suspensive mais dans la menace imminente et vitale140. » La créolisation de la biguine est manifeste : transmise par les esclaves qui la pratiquent clandestinement, la kalenda est une danse venue de Guinée. Elle se déploie et influence autant le fandango espagnol que le répertoire bèlè martiniquais. La rencontre entre danse kalenda, rythmes du bèlè et polka européenne conduit à l’émergence de la biguine. La clarinette, le banjo et le violoncelle, instruments par excellence de la biguine, sont pratiqués par les artistes Léon Apanon, Alexandre ­Stellio ou Sam Castendat, grands musiciens de la biguine, concurrencée progressivement par le kompa haïtien à partir des années 1980.

139.  Ibid., p. 384. 140.  Ibid., p. 385. 84

À propos du jazz, Glissant a une passion pour la musique de Billie Holiday. Les mélodies vocales de la chanteuse participent de l’imaginaire du poète et de la pensée esthétique du philosophe. Lorsqu’il arrive à l’Université de l’État de Louisiane, où il enseigne de 1988 à 1994, Glissant s’installe dans la ville de Baton Rouge. Soucieux de découvrir les lieux de l’esclavage de la Louisiane, Glissant prend la route du Sud vers les anciennes plantations, le long du fleuve Mississippi. Il visite Nottoway, Oak Alley, Laura ou Destrehan, comme il le précise dans son périple faulknérien : « Nous campions depuis moins de deux semaines à Baton Rouge, Louisiane, dans une maison trop vaste où nous n’avions encore rien mis de ce qu’il faut en meubles et fournitures. Pour nous, les États-Unis, ce qu’on appelle l’Amérique quand on rêve d’y venir, étaient un grand corps d’ombres et de mystères141. » Après avoir vu les plantations sudistes, où la violence des coups de fouet et l’horreur de la torture étaient quotidiennes, Glissant se remémore la chanson de Billie Holiday, qui devient pour lui comme une ritournelle de la détresse et du chagrin. Cette proximité entre Billie Holiday et Glissant se retrouve dans le dernier ouvrage du poète-philosophe : en 2010, pour son anthologie de la poésie du Tout-monde, La terre, le feu, l’eau et les vents, Glissant choisit de placer en ouverture le texte Strange fruit d’Abel Meeropol, devenu la chanson-­ manifeste de Billie Holiday en 1939, célèbre morceau de musique contre le racisme, l’injustice, la ségrégation et le lynchage. Glissant traduit ce texte, Étranges fruits, pour commencer son anthologie : « Les arbres dans le Sud font éclore un étrange fruit, / Sang et sang, sur la racine, sur la

141.  Édouard Glissant, Faulkner, Mississippi, op. cit., p. 14-15. 85

feuillée / Corps noirs qui, aux brises du Sud, mènent leur bruit / Étrange, fruits perdus au haut des peupliers142. » Dans un texte écrit en commun, Quand les murs tombent, Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau expliquent que la musique est une libération et une émancipation. Dans un monde de violences et d’affrontements, la musique est un espace de liberté. Elle incarne la jeunesse retrouvée et la volonté de s’ouvrir au monde : « Il y a tant de présences dans une ronde de tambours, tellement de langues dans un chœur de reggae ou dans une phrase de Faulkner, tellement d’archipels dans une volée de jazz. Et combien d’énormes rires de libération, de jubilation, quand tout cela se rencontre143. » À travers l’histoire multiple des cultures (cantiques européens, polyrythmies africaines, chants océaniens ou gospels étasuniens), Glissant inscrit les dimensions inventives, poétiques et spirituelles des musiques au cœur du Tout-monde. Que représentent ces échanges sans frontières, au cœur de la poétique de Glissant ? Par la rencontre de singularités créatrices, la relation produit des dissonances innovantes, des timbres singuliers et des rythmes nouveaux. La fréquentation des arts nous désaccorde de nous-mêmes et nous fait sortir de nos cadences ordinaires, de nos habitudes quotidiennes et répétées. La rencontre d’un monde inattendu par l’art fait avancer vers des configurations esthétiques et politiques insoupçonnées : « Les rythmes des matières, échos de la voix, ce sont là les manifestes humains de la différence et qui nous lient aux éléments144. » 142.  Édouard Glissant, La terre, le feu, l’eau et les vents, ­Galaade, 2010, p. 21. 143.  Édouard Glissant, Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi ?, avec Patrick Chamoiseau, Galaade, 2007, p. 20. 144.  Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde. Esthétique I, Gallimard, 2006, p. 150.

Chapitre 5 Penseur du politique

Glissant fonde une politique de la mondialité, contre les effets désastreux de la domination. Sur le terrain politique et social, de la décolonisation à la post-colonie, de l’antillanité à la créolisation, de la mémoire traumatique de l’esclavage au brassage des identités, les fulgurances de l’engagement de Glissant restent d’une grande actualité.

L’antillanité postcoloniale Poète de l’histoire, écrivain des heurts et chocs entre peuples, Glissant explore les tragédies de notre temps. Il décrypte les soulèvements politiques liés aux forces agissantes minoritaires ; il salue les actes de révolte et d’émancipation. Lors de mobilisations populaires et syndicales en Martinique et Guadeloupe, entre janvier et mars 2009, Glissant prend la plume avec huit autres intellectuels martiniquais : le Manifeste pour les « produits » de haute nécessité prend place dans un rejet social de la vie chère. Glissant est un auteur sensible à ce que la poétesse américaine Joan Retallack nomme les « présents tendus », au cœur du bouleversement de l’ordre international. Grâce à une souplesse théorique, la conception de l’antillanité, de la créolisation ou de la mondialité chez 87

Glissant participe du renouveau ou de la fondation de mouvements intellectuels de premier plan, comme le post-structuralisme ou les études postcoloniales. Mobilisant postmodernisme, marxisme et féminisme, le courant postcolonial associe les sciences politiques et économiques, l’esthétique ou la littérature. La théorie ­ postcoloniale développe des stratégies de subversion contre le monocentrisme culturel. L’écriture ­postcoloniale renouvelle les pratiques sociales et épistémologiques et la pensée-Caraïbe en est un précieux creuset philosophique. Dans l’œuvre de Glissant, la première partie des textes, de Soleil de la conscience (1956) au Discours antillais (1981), est marquée par l’antillanité : combat pour l’indépendance, lutte anticoloniale contre l’assimilation. La seconde partie, du Discours antillais à Philosophie de la Relation (2009), se tourne vers la créolisation et le Toutmonde, dans une visée plurielle du contact multiforme et interconnecté entre les cultures. De l’histoire de la décolonisation à la philosophie archipélique, un tournant s’opère : d’une part, Glissant défend la culture et l’autonomie de la Martinique, de la Guyane ou de la Guadeloupe. De l’autre, il pense le lieu ouvert, explorant la société caribéenne tournée vers la mondialité. Des passerelles ont lieu entre les deux périodes. Dès 1962, « Culture et colonisation : l’équilibre antillais » affirme le rôle politique des Antilles, dans une ouverture vers l’Afrique et l’Amérique : « Carrefour des cultures, les Antilles peuvent être amenées à être un lien organique, vivant, libre, entre des mondes qui aujourd’hui s’ignorent145. »

145.  Édouard Glissant, « Culture et colonisation : l’équilibre ­antillais  », Esprit, n° 305, avril 1962, p. 594. 88

Dans sa jeunesse, sur le terrain militant, la rencontre de Glissant avec de grandes figures engagées est déterminante. Frantz Fanon, Kateb Yacine, André SchwarzBart ou Albert Béville jouent un rôle dans sa formation politique. Parmi ces penseurs, Fanon, engagé dans la lutte algérienne, insiste sur la solidarité panafricaine en vue d’un combat commun et d’une union anticoloniale non alignée : « L’Unité africaine est un principe à partir duquel on se propose de réaliser les États-Unis d’Afrique146. » Des Antilles à l’Algérie, Fanon est à la fois un psychiatre clinique et un théoricien critique pour le tiers-monde. Sa pensée-monde mêle existentialisme, universalisme et africanisme. Ses idées développées dans Les Damnés de la terre ou Peau noire, masques blancs influencent la libération anticoloniale, au carrefour du politique, de l’histoire et de la culture. Dès son arrivée à Paris, Glissant rencontre Fanon. Leur fréquentation est faite d’estime et d’amitié réciproque. Il évoquera plus tard le prestige auprès de la jeunesse de Fanon, de trois ans son aîné : « De tous les intellectuels antillais francophones, il est le seul à être véritablement passé à l’acte, à travers son adhésion à la cause algérienne147. » En 1956, Glissant et Fanon se retrouvent. Les deux hommes forment, avec Aimé Césaire et Louis Achille, les quatre membres de la délégation martiniquaise au premier « Congrès international des écrivains et artistes noirs » qui a lieu en Sorbonne, du 19 au 22 septembre. Soutenu par André Gide, Jean-Paul Sartre ou Michel Leiris, cet événement historique dans la lutte

146. Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, Œuvres, La ­Découverte, 2011, p. 868. 147.  Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 56. 89

a­ nticoloniale est organisé par le philosophe sénégalais Alioune Diop et sa revue Présence africaine. En vue de débattre de la politique internationale, des penseurs politiques de toute la planète (Afrique, Amérique du Sud, Caraïbes, États-Unis, Europe) participent aux échanges, dans la lignée des congrès panafricanistes du début du siècle à Londres, New York, Bruxelles et Manchester. Le Congrès de 1956 compte parmi ses membres Jacques Rabemananjara qui gagnera l’indépendance de Madagascar, les écrivains haïtiens Jean PriceMars et René Depestre, le poète et futur premier président de la République du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, l’anthropologue sénégalais Cheikh Anta Diop ou encore l’écrivain étasunien Richard Wright, qui, dans le roman Black boy, dénonce le racisme et invite à « plonger dans ces tourbillons de la politique qui avaient le pouvoir de se réclamer de la totalité des âmes humaines148 ». Lors du Congrès international de 1956, Glissant est âgé de 28 ans. Cet événement le marque profondément et accélère sa prise de conscience politique. Face au pouvoir colonial, trois tendances émancipatrices s’affrontent : le marxisme, l’anticolonialisme et l’africanisme. Les luttes et les espoirs se dessinent, l’unité et la diversité du monde de demain s’esquissent. Puis, au moment du deuxième « Congrès international des écrivains et artistes noirs » à Rome, du 26 mars au 1er avril 1959, Glissant est nommé au Conseil exécutif du Bureau de la Société africaine de culture. À partir de cette époque, Glissant poursuit son expérience militante et engagée. Tout au long de sa vie, ses activités successives et prises de position sont multiples.

148.  Richard Wright, Black boy [1945], traduit de l’anglais par Marcel Duhamel et Andrée R. Picard, Gallimard, 1947, p. 173. 90

Dans les années 1950, jeune homme, Glissant participe à des meetings politiques sur la situation antillaise, avec des syndicalistes et des étudiants, à Paris. En compagnie de Marcel Manville, Albert Béville et Cosnay Marie-­Joseph, il assiste, depuis la métropole, aux tragiques événements de décembre 1959 : suite à une altercation avec la police, des émeutes éclatent à Fortde-France, et une répression policière dans le quartier pauvre de Morne-Pichevin fait trois morts parmi les jeunes manifestants. En soutien à l’insurrection martiniquaise, ­Glissant et ses amis organisent une résistance clandestine et multiplient les réunions depuis la capitale française. Aux côtés d’écrivains engagés comme Kateb Yacine, dont il apprécie la tragédie politique (Le cercle des représailles, 1959) et le cycle romanesque (Nedjma, 1956), Glissant milite pour l’indépendance de l’Algérie et s’investit dans la lutte. Il devient agent de liaison pour le FLN et part au Maroc, près de la frontière algérienne. De retour à Paris, il signe la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » ou « Manifeste des 121 » le 6 septembre 1960, refusant la guerre ­coloniale. Dans ce climat de guerre civile, Glissant forge sa parole politique. De nouveaux affrontements opposent en Martinique forces de l’ordre et population le 24 mars 1961, après une longue grève. En pleine crise, pour soutenir le militantisme indépendantiste antillais, G ­ lissant et ses amis fondent, à Paris, devant 700 personnes rassemblées, une union politique, le FAGA, « Front des Antillais et Guyanais pour l’autonomie », les 22 et 23 avril 1961. Glissant prononce le discours inaugural et annonce le projet d’une fédération des Antilles-Guyane qui « ne sont pas la France ». Leader de ce mouvement, Glissant part ensuite pour les Caraïbes, comme acteur-observateur de la révolution castriste à Cuba : il arrive le 28 avril 1961 à La Havane et commence la rédaction d’un journal de 91

voyage, où il note ses observations politiques. Il assiste à un meeting où Che Guevara, ministre de l’Industrie, expose les stratégies de guérilla en Amérique latine. Il écoute les discours marxistes sur la révolution de Fidel Castro. De retour à Paris, Glissant apprend que le FAGA est surveillé et suspecté : le 22  juillet 1961, de Gaulle signe un décret qui proclame la dissolution du mouvement fondé par Glissant. Assigné à résidence en métropole et interdit de séjour aux Antilles, Glissant brave l’interdiction et se rend en Guadeloupe. Intercepté à Pointe-à-Pitre, il est renvoyé à Paris et ne peut pas sortir du territoire avant 1965. Glissant continue les manifestations parisiennes, mais la mort accidentelle de son ami Albert Béville, lors d’un crash d’avion le 22 juin 1962, brise les élans politiques de Glissant. Glissant retourne ensuite en Martinique en 1965, où il fonde en 1967 un établissement scolaire libre et novateur, l’Institut martiniquais d’études (IME). Il crée Acoma, une revue de littérature, de sciences humaines et politiques, qu’il anime de 1971 à 1973. À travers la grande activité littéraire de la période militante des années 1950-1960, Glissant revendique deux héritages : l’union entre la poétique de Césaire et le politique de Fanon. Son engagement politique continue de l’accompagner toute sa vie, jusqu’en 2008, par exemple, lorsque Glissant salue l’élection américaine de Barack Obama comme imprévisible de la créolisation. Dans l’œuvre de Glissant, l’antillanité, étape essentielle, désigne un processus de désaliénation politique et éthique, économique et culturelle, pour ouvrir une identité jusque-là inexistante. C’est une volonté de bâtir une culture, face aux violences et aux rejets. L’antillanité renvoie à l’attachement pour un espace culturel spécifique. Comme il y aura l’indianité mexicaine pour ­l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio, l’antillanité créole pour Glissant permet aussi d’écrire au plus 92

près du temps de l’origine, du secret de la mémoire et de l’énigme de la fêlure. Plus tard, la créolisation et la mondialité permettent de penser autrement le lieu et la temporalité. Pour Glissant, le lieu unique est incontournable : langues et coutumes sont à préserver face à la mondialisation. Mais le lieu ne se réduit pas à un espace fermé et clos. Il évolue aussi et s’enrichit des autres cultures. L’ouverture du lieu passe par l’innovation et la création. Un texte intitulé « Problèmes de la jeunesse aux Antilles », en 1963, dénonce l’aliénation culturelle et l’échec de l’assimilation : « À l’heure actuelle, un objectif principal de combat reste l’unité de toutes les forces anticolonialistes149. » Un an après le décès d’Aimé Césaire, survenu le 17  avril 2008, Glissant est solidaire du mouvement social de 2009, qui, de la Guadeloupe et de la Martinique, gagne la Guyane et La Réunion. Pour apporter son aide aux salariés grévistes, Glissant publie avec huit intellectuels antillais un Manifeste pour les « produits » de haute nécessité. Ce Manifeste, au-delà de sa solidarité avec l’action syndicale, en appelle à une autre organisation des relations sociales et humaines. L’urgence pour Glissant est celle d’un « art politique, qui installe l’individu, sa relation à l’Autre, au centre de sociétés post-capitalistes, capables de mettre en œuvre un épanouissement humain qui s’inscrit dans l’horizontale plénitude du vivant150 ». Suspecté ainsi par le pouvoir politique comme indépendantiste pendant une période importante, Glissant conserve à l’esprit l’idée que se battre pour 149.  Édouard Glissant, « Problèmes de la jeunesse aux Antilles » [1963], Présence africaine, n° 184, décembre 2011, p. 24-25. 150.  Édouard Glissant et alii, Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, Galaade, 2009, p. 11-12. 93

la ­reconnaissance passe par une révolte individuelle et une dynamique collective. L’engagement nécessite des actions culturelles et politiques dans le lieu où nous vivons, pour, ensuite, ouvrir à d’autres processus sociétaux, qui changent et transforment nos conditions de vie. Ces souvenirs en tête, Glissant publie en 1981 l’essai fondateur Le discours antillais.

Le discours antillais L’un des objectifs de ce texte-somme fondateur est une déconstruction philosophique des rapports de domination, sous toutes les formes : dépendance, déracinement, répression, aliénation, exclusion ou assimilation. Le discours antillais est un contre-discours de la méthode. Son arsenal critique s’appuie sur la mobilisation de concepts, l’opacité, le divers, l’intention, la prescience, la répétition, le ressassement, le détour, l’opacité, le métissage et le relatif. Glissant part de l’idée selon laquelle « l’unité antillaise est une reconquête culturelle. Elle nous réinstalle dans la vérité de notre être, elle milite pour notre émancipation151 ». C’est une pensée politique à plusieurs strates : « Le marronnage et le refus, l’ancrage et l’endurance, l’Ailleurs et le rêve152. » Il s’agit, pour Glissant, de créer, aux Antilles, à la fois un lieu reconnu et un discours spécifique de la science insulaire. Pour y parvenir, il faut repenser la situation de la parole aux Antilles, en vue de développer une pensée paradigmatique de ­l’archipel. À partir de ce point de départ, Glissant bâtit une archéologie des faits sociaux. Il analyse les fragilités et faiblesses de la société, les chocs qu’elle a subis : 151.  Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 26. 152.  Ibid., p. 32. 94

s­ouffrance et douleur, déchéance indicible et aliénation des individus. Le discours antillais déconstruit et décrypte les dominations qui écrasent le peuple : les rapports déséquilibrés du créole et du français, les frontières de l’oral, replié face à l’écrit. Au-delà de la dimension critique de son analyse, Glissant mène une réflexion sur les utopies sociales. Il propose de nouveaux systèmes d’organisation politique et d’autres formes possibles d’éducation. Glissant envisage les possibilités d’une reprise de l’histoire, de la culture et de la littérature, à partir de l’épopée de la Résistance et de la trace du Négateur. Homme du premier jour, individu primordial, dépouillé de ses attributs particuliers, le Négateur retrouve les liens fondamentaux entre la nature et l’humanité. Par le marronnage et la lutte, il refuse de rester soumis aux injustices barbares de la civilisation coloniale. Glissant en donne une définition dans le roman Malemort : « Négateur – Africain surpris dans sa terre et déporté sur la profondeur de mer et qui, dès le premier jour, avait refusé de se terrer dans le bas de ravine sous les fougères153. » Pour se relever, sortir de la misère et de l’exploitation, seule compte l’éducation, explique ­Glissant. Lui-même mène aux Antilles un projet concret, qui incarne sa théorie de l’éducation, l’Institut martiniquais d’études et son laboratoire de recherches. Glissant y a développé un enseignement alternatif et autonome. Le discours antillais a une finalité concrète : ce texte théorique propose une pédagogie pratique en sciences humaines. L’éducation et la psychologie sont reliées. Sur le plan clinique et psychiatrique, Glissant exprime les souffrances de l’inconscient antillais, ses défaillances, fragilités et déséquilibres. En Martinique, Glissant 153.  Édouard Glissant, Malemort, op. cit., p. 66. 95

distingue les cas fréquents de « névroses de démunition » des « névroses de saturation », « d’arrêt » et « d’agression ». Les psychismes sont violentés, déstructurés et dépersonnalisés : « Ce n’est là qu’un exemple possible d’orientation dans la détermination des approches et des méthodes, et que j’ai articulé autour du couple autrui-Autre. On pourrait travailler aussi à partir des repères mémoire collective-mémoire individuelle, ou de l’axe gouffre du passé-peur du futur, etc. Il resterait alors à confronter ces approches à l’expérience réelle du thérapeute154. » Philosophe du psychisme social, Glissant explore la « morbidité générale » qui délimite normalité et anormalité. Dans ce qui pourrait être les prémices d’un dialogue avec la pensée de Michel Foucault155, Le discours antillais met en avant quatre formes de folie verbale : délire de communication, de théâtralisation, de représentation et de persuasion. Dans le cadre de sa réflexion psychique, Glissant distingue « le champ manifeste du vécu » et « le champ latent de l’inconscient ». On retrouve ce dualisme à propos de la langue, lorsque Glissant précise que la langue créole est à la fois une langue de libération et une langue de soumission. Pour Glissant, la langue ne se définit ni par sa nature ni par son origine, mais par son usage. Et le langage signifie un ensemble de rapports à la langue, de modalités d’apparaître et de détermination. Le langage est ce qui donne sens et fonde un mode d’être. Glissant précise : « Cette révision critique de l’emploi de la langue pourrait participer de ce qu’on appellerait un

154.  Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 498-499. 155. Glissant et Foucault partagent des approches communes dans le champ de la psychiatrie et sciences humaines. Le discours antillais de 1981 dialogue avec Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique de 1961 ou Maladie mentale et psychologie de 1962 et Naissance de la clinique de 1963. 96

antihumanisme156. » En effet, Édouard Glissant dénonce ici « la prétention vide » de l’humanisme de la langue française, qui masque en réalité une pratique autoritaire et violente : l’aliénation, la dépossession, la dépersonnalisation et la folklorisation. Le chapitre « Action culturelle, pratique politique » (p.  349-375) du Discours antillais explique que l’appropriation et la revendication du langage (authentique) passent par une révision critique de la langue (imposée). Le langage institue le sujet dans une structure et dans la manifestation de son expression. La dimension politique de l’acte de parole, prise ou déprise d’autonomie, passe par les pratiques, lieux et agents de communication. D’où la défense des techniques de l’oralité, qui produisent « le ressassement, la tautologie, l’écho, tout le dicible amassé157 ». Pour bâtir un langage, il faut faire communauté, construire une nation et créer une fiction. L’expérience linguistique de l’opacité fonde une politique du virtuel. Chez Glissant, la virtualité de l’imaginaire rassemble les potentialités, possibles, déplacements et transformations, pour une reprise construite et authentique du réel. La fiction anthropologique est une invention de soi capable de mettre en marche le mouvement pluriel d’une identité ouverte, désentravée, libérée, qui mène du lieu à la pensée du monde158 : « C’est ce que j’ai appelé la ­théorie de l’antillanité. Elle a pour ambition de continuer en les élargissant à la fois la dimension africaine qui 156.  Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 365. 157.  Ibid., p. 451. 158.  La pensée du désenclavement de l’identité chez Glissant engage une éthique du sujet, qui fait écho aux idées de Judith Butler. La théoricienne des Gender studies développe une politique des formes de vie face aux violences de la dépossession et aux normes de la domination. Ce que Butler fait pour le genre, Glissant le fait avec le langage. 97

se change ici en se retrouvant, et la souche du langage, qui se renforce en se multipliant159. » L’objectif de Glissant, dans ce livre majeur de la pensée postcoloniale, est « une politique et une poétique de la libération160 ». Son œuvre fondatrice associe la connaissance du particulier et le savoir du général. Le sort de la société antillaise devient le destin de la culture humaine : « C’est la particularité d’un peuple assuré de son identité de transformer en victoire mythique une défaite réelle161. » Avec Le discours antillais, Glissant a ouvert des réflexions sur la dynamique sociale, la production langagière et la création artistique, en s’appuyant sur des analyses sociologiques, psychologiques et politiques.

Mémoires des esclavages Comment prendre acte de l’inacceptable, comment tenir compte du souvenir, menacé de disparition, de souffrances inouïes ? Une pensée de l’humiliation des peuples et de la tragédie de leur déracinement est nécessaire. La tétralogie de Glissant interroge le destin mémoriel des peuples en quatre volets. Le versant littéraire, Introduction à une poétique du divers, questionne l’errance violente du poème et son « cri poétique162 ». Le versant historique, Mémoires des esclavages, met en avant la trace des humanités violentées et rappelle les histoires multiples des peuples, permettant de « partager ou échanger 159.  Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 315-316. 160.  Ibid., p. 158. 161.  Ibid., p. 233. 162. Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 35. 98

nos mémoires163 ». Le versant esthétique, Les entretiens de Baton Rouge, opère un « décentrement de la pensée164 », afin d’ouvrir les perspectives du passage des temps, par le détour des poétiques du Moyen Âge et par la pratique de la créolisation chez Rabelais et Montaigne. Le versant linguistique, L’imaginaire des langues, analyse les procédés de répétition comme retour sur le passé et met à jour « la variance infinie des sensibilités linguistiques165 ». De manière plus directe, le diptyque de Glissant, constitué par 10  Mai. Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions et par Les Mémoires des esclavages et de leurs abolitions, est une critique des formes d’organisation esclavagiste du système précapitaliste et capitaliste. Glissant décrypte la fonction de ces ­procédés d’exploitation dans la pré-organisation du monde moderne et dans « l’accumulation du capital166 ». L’esclavage et la colonisation sont un supplice pour des millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Cette violence extrême est légiférée dans les plantations françaises à partir du Code noir, rédigé par Colbert et promulgué par le roi de France Louis XIV. Le Code noir est l’édit royal de mars 1685 sur la « Police des Noirs167 ». Il ­réglemente le sort des esclaves. Destiné aux îles f­ rançaises des Antilles et de La Réunion, le Code noir impose la législation royale dans les rapports entre maîtres et esclaves, et met en œuvre les moyens de répression légaux contre toutes les formes de résistance : marquage au fer rouge 163.  Édouard Glissant, Mémoires des esclavages, op. cit., p. 177. 164.  Édouard Glissant, Les entretiens de Baton Rouge, op. cit., p. 58. 165.  Édouard Glissant, L’imaginaire des langues, op. cit., p. 27. 166.  Édouard Glissant, 10 Mai. Mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, Galaade, 2010, p. 7. 167.  Il s’agit du Code noir, augmenté des Règlements, Édits, Déclarations et Arrêts concernant le commerce, l’administration de la justice, et la police des colonies françaises de l’Amérique et les engagés. 99

des fugitifs, oreilles ou jarrets coupés, pilori, collier de fer, coups de fouet infligés en public168. La conscience historique de cette inhumanité, c’est d’abord pour Glissant celle du massacre d’esclaves noirs, de la tragédie et de l’oppression des peuples africains et amérindiens, de l’extermination radicale dont les formes modernes restent encore à combattre. Ce que rappelle le Comité pour la mémoire de l’esclavage, institué par le décret du 5  janvier 2004, en application de la loi du 10 mai 2001 : « La traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions sont encore perçus comme des trous de mémoire169. » En France, la reconnaissance de l’esclavage est tardive : ce n’est, par exemple, qu’en 2012 que la ville de Nantes érige un mémorial en souvenir de l’esclavage170 – le dallage du trottoir qui conduit au monument souterrain comporte le même nombre d’inscriptions que de bateaux négriers partis du port nantais au cours de l’histoire. Le 11 mars 1998, à l’occasion d’une table ronde intitulée « De l’esclavage au Tout-monde », pendant le colloque Poétiques d’Édouard Glissant à la Sorbonne, Glissant annonce que, bientôt, une «  proclamation demanderait que l’esclavage soit reconnu comme crime contre l’humanité171 ». La même année, à l’initiative de 168.  Supprimé par la première abolition de l’esclavage sous la Révolution française en 1794, le Code noir est rétabli par Bonaparte en 1802 et reste en application dans les colonies françaises jusqu’au décret du 27 avril 1848 abolissant définitivement la servitude. 169.  Comité pour la mémoire de l’esclavage, Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, La Découverte, 2005, p. 28. 170. De 1992 à 1994, la ville de Nantes organise l’exposition « Les Anneaux de la Mémoire », Daniel Buren y réalise des anneaux géants sur le Quai des Antilles, qui symbolisent les chaînes de l’esclavage. 171.  Édouard Glissant, « De l’esclavage au Tout-monde », Poétiques d’Édouard Glissant. Actes du colloque international de ­Paris-Sorbonne, 11-13 mars 1998, sous la dir. de Jacques Chevrier, Presses de l’Université de la Sorbonne, 1999, p. 81. 100

Glissant, soutenu par le Comité Devoir de mémoire, l’association Tout-monde et Médecins du monde Antilles, une pétition est adressée au secrétaire général de l’ONU. Il s’agit d’une déclaration sur la traite négrière et l’esclavage : « Nommons la Traite négrière et l’esclavage perpétrés dans les Amériques et l’océan Indien : crimes contre l’humanité172. » Le 23  mai 1998, à Paris, une marche populaire réunit 40 000 personnes, de la place de la République à la place de la Nation, à l’initiative du Comité pour une commémoration unitaire du cent-­ cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage des noirs dans les colonies françaises. La loi du 10 mai 2001 reconnaît la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité, aboutissement d’un vaste mouvement populaire et civique. « La République est un combat173 », rappelle Christiane Taubira, rapporteure de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, lors de son discours devant l’Assemblée nationale, le 18 février 1999. Comme l’explique ­Françoise Vergès, présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage (CPME), d’abord présidé par l’écrivaine Maryse Condé, « la loi Taubira est le point d’aboutissement de quatre années de débats parlementaires174 », finalement adoptée le 10 mai 2001 en seconde lecture à l’unanimité par le Sénat français175. 172.  Édouard Glissant, « 1998, 2001, 2009 », Les Mémoires des esclavages et de leurs abolitions, Galaade, 2012, Cahier central. 173.  Christina Taubira, La traite et l’esclavage sont un crime contre l’humanité [18 février 1999], Points, 2009, p. 42. 174.  Françoise Vergès, La mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage, Albin Michel, 2006, p. 110. 175.  Le 10 mai 2007, pour la seconde journée nationale de la Mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, le Président de la République Jacques Chirac inaugure Le cri, l’écrit de Fabrice Hyber, œuvre sculptée et installée dans le Jardin du Luxembourg, à Paris. 101

De l’autre côté de la Manche, à l’entrée du Musée international de l’esclavage, à Liverpool, sur le Freedom and Enslavement Wall, on peut lire l’inscription suivante : « I prefer liberty with danger to peace with slavery », avec la signature « Anonymous ». Inauguré le 23 août 2007, pour la Journée mondiale de la mémoire de l’esclavage décrétée par l’Unesco, ce musée est à Liverpool, le plus ancien grand port négrier européen : près de 5 000 expéditions esclavagistes partent de ses quais entre le XVIIe et le XIXe  siècle, autant que de tous les ports français réunis. Le deuxième port négrier européen est Londres (2 704), suivi de Bristol (2 064), puis Nantes (1 714). Sur toute l’Europe, le trafic transatlantique d’esclaves représente environ 80 000 traversées d’esclaves africains. Pendant les quatre siècles de la traite négrière (de 1480 à 1860), quatorze millions de prisonniers africains réduits en esclavage sont chargés sur les bateaux négriers. Trois millions meurent pendant la traversée de l’Atlantique, et onze millions de survivants se tuent à la tâche dans les régions subtropicales des Amériques, au Brésil et aux Caraïbes. 90 % des déportations d’esclaves africains vers les colonies européennes des Amériques et de l’océan Indien ont lieu entre 1740 et 1850. La hiérarchie des puissances esclavagistes est la suivante : le Portugal déporte aux Amériques 4,6 millions d’esclaves  ; le Royaume-Uni transfère 2,6  millions d’Africains, puis l’Espagne et la France, qui occupe la quatrième position des puissances esclavagistes, avec 1,2 million d’esclaves transportés sur ses navires, dont près de 80 % à destination de Saint-Domingue, premier producteur mondial de sucre au XVIIIe siècle. En ce qui concerne l’histoire britannique, avant l’abolition de l’esclavage votée par la Grande-Bretagne le 25 mars 1807176, l’historien britannique James Walvin 176. Le leader de la lutte anglaise contre la traite est William ­Wilberforce, figure de l’abolitionnisme international. 102

rappelle que « le Parlement s’était pendant le siècle et demi précédent senti plus concerné par les lois destinées à soutenir la traite, à maintenir la tranquillité dans les colonies d’esclaves et à encourager la prospérité croissante de l’économie fondée sur l’esclavage […]. L’esclavage se perpétua des siècles durant, indifférent à toute critique extérieure177 ». Pour faire entendre les premières voix qui s’élèvent contre cette abomination, il faut attendre la grande insurrection des esclaves de Saint-Domingue en août 1791 et l’indépendance d’Haïti, « Première République noire », le 1er janvier 1804. Pour montrer l’inscription de la violence de l’esclavage dans les corps, à même la peau, et dans le reflet des consciences, Glissant est soucieux d’aborder les histoires des esclavages. Il étudie la domination coloniale, analyse le passage de la société esclavagiste à la société coloniale, dénonce le système de la plantation et réfléchit aux formes actuelles de la présence du passé esclavagiste dans la société postcoloniale. Du poème épique sur la traite et sur la colonisation (Les Indes en 1955) au discours de commémoration et de reconnaissance du crime (Mémoire des esclavages en 2007) ; du roman mémoriel (La Lézarde en 1958) à l’essai sur la défense d’une communauté composite et plurielle face à l’assimilation politique (Le discours antillais en 1981), Glissant mène une réflexion plurielle sur les bouleversements historiques et politiques. De la dénonciation de la pluralité des formes ­d’enfermement imposé par l’esclavage transatlantique (cale, cachot, cellule, oubliette, prison, plantation) à la dénonciation de l’aliénation culturelle contemporaine 177. James Walvin, « Abolir la traite », Les Traites négrières ­coloniales. Histoire d’un crime, sous la dir. de Marcel Dorigny et ­Max-Jean Zins, Cercle d’art, 2010, p. 171. 103

(désintégration de l’unité psychique et collective), lucidité, conscience et ouverture au monde constituent les trois formes de réflexion mobilisées par Glissant pour mettre en perspective les enjeux contemporains. Engagé dans la lutte contre le racisme, contre la ségrégation et contre les discriminations, Glissant se mobilise pour la défense de la diversité des cultures, pour la mémoire des peuples, des histoires et des héritages. Il ouvre le chemin aux réflexions les plus contemporaines, qui s’intéressent aux processus de construction catégorielle et aux phénomènes d’imposition et d’appropriation identitaire. Il sait que l’invention de sujets participe de la fabrique d’un corps politique. Pour Glissant, les politiques et les communautés ne peuvent pas vivre sans favoriser l’ouverture, comme il le rappelle dans Quand les murs tombent : « Aucune langue n’est, sans le concert des autres. Aucune culture, aucune civilisation n’atteint à plénitude sans relation aux autres. Ce n’est pas l’immigration qui menace ou appauvrit, mais la raideur du mur et la clôture de soi178. » Du travail anthropologique des sciences humaines aux enjeux sociaux du terrain, de l’analyse historique aux réflexions politiques, Glissant maintient une vigilance et propose une mise en garde : à travers les millions de vies détruites et d’existences fracassées, de destins enchaînés et de peuples déportés, n’est-ce pas l’immense t­ remblement de l’histoire qui nous revient aujourd’hui ? La culture, l’art et la littérature jouent alors un rôle essentiel, dans le débat contemporain. Dans Mémoires des esclavages, Glissant explique que se joue ici « la mise en commun d’une autre manière de mémoire et d’une autre donnée des imaginaires179 ». 178.  Édouard Glissant, Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi ?, op. cit., p. 24. 179.  Édouard Glissant, Mémoires des esclavages, op. cit., p. 134. 104

L’enjeu en est la capacité de briser les murs identitaires, pour multiplier les possibilités de la rencontre, du croisement, du mélange et de l’échange, du métissage des continents et des hommes.

L’engagement d’un écrivain En juillet 1993, à la suite de l’assassinat du poète et romancier algérien Tahar Djaout, une soixantaine d’écrivains et d’intellectuels se réunissent à Strasbourg, à l’initiative du Carrefour des littératures animé par Christian Salmon. Ils créent une structure internationale capable d’organiser une solidarité concrète avec les artistes, auteurs et autrices victimes de la persécution exercée par les dictatures politiques et religieuses dans le monde. Le Parlement international des écrivains (PIE) voit le jour au cours de l’automne 1993, à Strasbourg, inaugurant une série de réunions annuelles. Au moment de sa création, plusieurs rencontres sont organisées : le 4  novembre 1993, le Parlement international des écrivains programme le colloque « Le droit à la littérature », qui réunit Édouard Glissant, Octavio Paz, Adonis, Pierre Bourdieu, Susan Sontag, ­Mohammed Dib et Toni Morrison. Deux jours plus tard, le 6  novembre 1993, une journée de réflexion, sur le thème « La prose du monde », rassemble Giorgio Agamben, Édouard ­Glissant, Toni Morrison, Roberto Matta, Jacques ­Courcil, Paul Virilio et Luis Sepulveda. L’objectif est de créer de nouveaux espaces de liberté, d’échange et de solidarité, pour défendre toutes les libertés d’expression et de création, partout où elles sont menacées. Face aux agressions et aux violences dont les écrivaines et écrivains sont victimes, notamment Salman Rushdie, le PIE a pour objectif de mobiliser l’opinion publique, d’alerter les médias et de mettre en place des 105

activités d’échange et des pratiques concrètes de protection, afin de venir en aide aux artistes et intellectuels menacés. Dans l’après-midi du 6 novembre 1993, un dialogue public est proposé à Strasbourg : Derrida et Glissant échangent ensemble sur le thème « Écritures du divers », prolongeant ainsi leur précédent dialogue, qui avait lieu au colloque « Renvois d’ailleurs » (Echoes from Elsewhere), en avril 1992, au Centre d’études françaises que dirigeait Glissant à l’Université de Louisiane à Baton Rouge, aux États-Unis. Présidé successivement par Salman Rushdie (19941997), par Wole Soyinka (1997-2000) et par Russell Banks (2000-2003), le Parlement compte aussi trois vice-présidents successifs : Édouard Glissant, Pierre Bourdieu et Jacques Derrida. Après Strasbourg en 1993, le Parlement international des écrivains se réunit en 1994 à Lisbonne. Glissant y prononce, le 20 juin 1994, une conférence intitulée « La grand’scène du monde », où il affirme : « Exils, errances, déracinements, ré-enracinements, citoyennetés multiples, désir de la nation, refus de la nation… sont autant de figures de la précipitation chaotique du monde actuel180. » Le Parlement international des écrivains intervient, par exemple, en 1995 pour tenter de sauver l’écrivain et journaliste afro-américain Mumia Abu-Jamal, condamné à mort aux États-Unis. La menace de mort qui pèse sur cet homme est similaire alors à toutes les tentatives dans le monde pour réduire au silence (par le meurtre, la prison, l’exil, la censure sous toutes ses formes) les intellectuels. Plus de 500 écrivains signent, le 1er août 1995, la pétition adressée au gouverneur de l’État de Pennsylvanie. Parmi 180.  Édouard Glissant, « La grand’scène du monde », conférence prononcée le 20 juin 1994 à Lisbonne. 106

les signataires de la demande de révision du procès et d’annulation de l’exécution, se trouvent Adonis (Liban), Paul Auster (USA), Pierre Bourdieu (France), Jacques Derrida (France), Glissant (France), David Lodge (Grande-­ Bretagne), Gunter Grass (­Allemagne), Jurgen Habermas (Allemagne), Peter Handke (Autriche), Jean-François Lyotard (France), Toni Morrison (USA), Harold Pinter (Grande-Bretagne) et Antonio Tabbuchi (Italie). De retour à Strasbourg en 1997, le Parlement international des écrivains y organise, avec l’appui de plus de 300 intellectuels, une rencontre du 26 au 30 mars 1997 intitulée « Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! » pour définir l’hospitalité, le refuge et le cosmopolitisme. L’enjeu de ce projet, auquel participe Glissant, est de redéfinir et développer le droit d’asile politique. Pour explorer les stratégies de résistance et réaffirmer une citoyenneté ouverte et multiculturelle, le Parlement met en place à cette occasion un réseau de 31 villes-refuges qui se déploie dans le monde : Mexico, Passo Fundo, Porto, Barcelone, Blois, Caen, Strasbourg, Berlin, Amsterdam, Stavanger, Helsinki… Ce projet international est soutenu par la création des revues ­Autodafé et Littératures, publiées en trois langues (anglais, espagnol et français) par trois maisons d’édition internationales. Dans l’un des numéros de Littératures, Glissant porte l’espoir d’une nouvelle dimension de la création littéraire : « Cette espèce de fragrance, de variance, d’infinie multiplicité des contacts, des conflits de langue, va donner naissance à un nouvel imaginaire181. »

181.  Édouard Glissant, « Le cri du monde », entretien avec Lise Gauvin, Littératures, 30 septembre 1993, p. 12. 107

Les Amériques sont au cœur de l’œuvre de Glissant, qui en a également une pratique concrète : il enseigne d’abord pendant sept ans à la Lousiana State University, en Louisiane. Quelques mois après son arrivée à la LSU, Glissant y organise un premier colloque d’envergure, intitulé « The plantation system » (avril 1989). Glissant y prononce la conférence « Creolization in the Making of the Americas ». Il anime également un colloque international sur le transculturalisme (avril 1992), où il présente une intervention sur le thème « Founding Myth and Historical Consciousness ». Ensuite, Édouard Glissant s’installe à New York City, à partir de 1994 jusqu’à la fin de sa vie. Porté par la créativité de la Big apple, Glissant y poursuit une carrière universitaire, parallèlement à son travail d’écrivain et de penseur. Il occupe la chaire de Littérature française et francophone au Graduate Center de CUNY, City University of New York, la plus grande Université publique des États-Unis. Dans le film Édouard Glissant. La créolisation du monde qu’il consacre à son père en 2010, coréalisé avec Yves Bailly, Mathieu Glissant revient sur les lieux qui ont marqué l’existence de son père, en particulier la ville de New York. Les enfants d’Édouard Glissant, Pascal, Jérôme, Olivier, Barbara et Mathieu Glissant, ont une place importante dans l’œuvre : ils sont présents, par exemple, dans le roman Tout-monde. Pour donner les clés du conte et préciser leur rôle, Glissant livre quelques indices de correspondance avec les personnages, dans la partie du roman intitulé « Sur les noms182 ». De plus, Glissant ouvre souvent ses romans ou essais en mentionnant le nom de ses enfants, à qui il dédicace et adresse son livre : « À Olivier Glissant. Pour les grandes et petites houles. Pour les grandes et les petites musiques183 » ; 182.  Édouard Glissant, Tout-monde, op. cit., p. 605-608. 183.  Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 9. 108

« à Barbara, “parce que ce que”184 » ; « À Sylvie et Mathieu, la forêt et la terre185 » ; « à Jérôme G., tout au long de ces temps186 » ; « Pour Pascal G. en premier lieu187 ». Une conscience cosmopolitique participe de la créolisation, lorsque la rencontre des cultures a lieu au sommet de l’État : quarante-quatrième président des États-Unis, du 20 janvier 2009 au 20 janvier 2017, Barack Obama en est le symbole. « L’utopie est ce qui manque au monde, le seul réalisme capable de dénouer le nœud des impossibles188 », affirment Glissant et Chamoiseau. Le traité poétique et politique L’Intraitable beauté du monde explique les conditions socioculturelles de l’élection d’Obama. Sa victoire électorale, au cœur de la mondialité, est un succès contre le « déficit de beauté » causé par la traditionnelle politique du repli et par les nouvelles guerres des civilisations. Face au dangereux repli identitaire, seule compte la prolongation d’une « poétique de la relation ». Ce que Glissant voit dans cette élection, c’est l’imprévisible des créolisations. Obama participe à l’invention d’un peuple qui manque, lui qui « non seulement semble connaître le monde, mais semble aussi en avoir une intuition juste189 ». Désormais, le « peuple des ­États-Unis est enfin, symboliquement et concrètement, un peuple des Amériques, parmi les autres Américains190 ». L’utopie tient ses promesses, réalise l’impensable, dans la mise en 184.  Édouard Glissant, Mahagony, op. cit., p. 7. 185.  Édouard Glissant, Sartorius. Le roman des Batoutos, op. cit., p. 9. Sylvie est le prénom de la mère de Mathieu Glissant. 186.  Édouard Glissant, Le monde incréé. Poétrie, op. cit., p. 5. 187.  Édouard Glissant, Philosophie de la Relation. Poésie en ­étendue, op. cit., p. 7. 188.  Édouard Glissant, L’Intraitable beauté du monde. Adresse à Barack Obama, avec Patrick Chamoiseau, op. cit., p. 35. 189.  Ibid., p. 35. 190.  Ibid., p. 20. 109

relation des imaginaires, dans le bouleversement métissé du monde, avec ses effets inattendus. Pour Glissant et Chamoiseau, l’élection de 2008 « ouvre cette autre région où il faut apprendre à deviner pour cheminer191 ». Le peuple américain manquait à lui-même. L’élection d’Obama ouvre la voie vers cette nouvelle région du monde et ses archipels. La multiplicité entre dans la nouvelle conscience politique des États-Unis : « Obama rattrape l’histoire américaine192. » Barack Hussein Obama est né en 1961 à H ­ onolulu. Son père, né au Kenya et élevé dans la religion musulmane, arrive à l’Université d’Hawaï grâce à une bourse et étudie l’économie. Il épouse une étudiante en anthropologie originaire du Kansas. Après la naissance du garçon, son père quitte le foyer, et sa mère se remarie avec un étudiant indonésien. Le couple s’installe à Djakarta, capitale indonésienne. Le jeune Barack Obama est scolarisé dans une école chrétienne franciscaine. Pour la suite de ses études scolaires, il retourne vivre chez ses grands-­parents, à Hawaï, et fait ses études supérieures à l’Occidental College de Los Angeles et à l’Université de Columbia, à New York. Il obtient deux diplômes, en sciences politiques et en relations internationales. À Chicago, il est recruté par le Projet de développement communautaire, Developing Communities Project. À l’Université Harvard de Boston, Obama dirige Harvard Law Review, célèbre revue de droit. Il vise un poste de sénateur de l’État de l’Illinois, gagne en 1996 l’élection de la Primaire démocrate, contre la candidate sortante, dans la banlieue sud de Chicago. Élu sénateur avec 70  % des suffrages, il déclare sa candidature à la présidence des États-Unis le 10  février 2007. La créolisation politique, dont il est le symbole, renvoie à son 191.  Ibid., p. 54. 192.  Ibid., p. 21. 110

histoire personnelle singulière : « La mosaïque hawaïenne et l’imprévisible suite indonésienne de votre enfance. Et votre errance par combien de continents193. » Inspiré de Martin Luther King et d’Abraham Lincoln, Barack Obama tente de réconcilier conservateurs et libéraux, nordistes et sudistes, Blancs et Afro-Américains. À travers sa volonté d’une Amérique post-raciale, pour tenter de mettre un terme à la violente ségrégation qui détruit le pays, l’incarnation de ce nouvel espoir explique, moins d’un an après sa victoire électorale, qu’il reçoive le prix Nobel de la paix, en octobre 2009. Obama incarne une politique de la diversité, « parfois vécue comme un impossible tragique, néanmoins un des progrès majeurs de notre temps, parce qu’elle autorise et renforce la rencontre des différents, ce dont les racistes de tous bords ont tellement peur194. » À contre-courant des prévisions, Obama apparaît comme un créole étasunien qui participe à la transformation des communautés. Aujourd’hui, avec les violences qui se répètent contre la communauté afro-américaine, comme le meurtre de George Floyd le 25  mai 2020, peut-on encore espérer que l’Amérique devienne un jour post-raciale ? Pour Glissant, se joue ici l’avenir des humanités. Il y a encore beaucoup d’efforts et de progrès à faire, conclut Glissant : « C’est ce que l’élection de Barack Obama a commencé à faire avec l’histoire américaine, en rattrapant le fait (le non-dit) que Thomas Jefferson et George Washington, parmi les premiers présidents des États-Unis, les héros de la liberté, étaient des propriétaires d’esclaves195. »

193.  Ibid., p. 5. 194.  Ibid., p. 6-7. 195.  Édouard Glissant, « La créolisation du monde est infinie », entretien avec Valérie Marin La Meslée, Le Point, Hors-série, n° 22, avril-mai 2009, p. 114. 111

Sur le plan économique ou culturel, Glissant se mobilise et intervient régulièrement dans des tribunes ou parfois par des textes cosignés. Il s’investit notamment pour réagir à des situations sociales insupportables, qu’il dénonce en manifestant un souci d’indignation ou une capacité de contestation. Manifeste pour un projet global. Manifeste pour refonder les DOM, face à la situation politique antillaise (2000) ; De loin… Lettre ouverte au ministre de l’Intérieur de la République française, pour s’opposer à des décisions du gouvernement (2005) ; Dean est passé, il faut renaître. Aprézan !, après les ravages de l’ouragan Dean sur l’archipel caribéen et les dégâts causés au niveau des emplois (2007) ; ou encore Quand les murs tombent, contre la création d’un ministère fortement problématique (2007). Parmi ces textes, le Manifeste pour les « produits » de haute nécessité s’inscrit en soutien à un vaste mouvement de grève qui soulève la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et La Réunion du 20 janvier au 4 mars 2009. Cette mobilisation contre la vie chère est notamment portée par le collectif LKP Liyannaj kont pwofitasyon (« Les lianes créatrices contre l’exploitation outrancière » ou « Le tissage contre l’aliénation ») qui mène le combat avec une cinquantaine de syndicats, associations et partis politiques. Ce mouvement de grève est aussitôt soutenu par Glissant qui, avec huit autres écrivains et intellectuels, analyse les événements dans le Manifeste et dénonce les violences causées par les fractures sociales. Glissant invite alors à une nouvelle réorganisation du social et du ­syndical, pour que le travail et l’emploi deviennent « un lieu d’accomplissement, d’invention sociale et de construction de soi196 ».

196.  Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau et alii., Manifestes, La Découverte, 2021, p. 147.

Conclusion Solitaire et solidaire D’une philosophie de la décolonisation à une pensée postcoloniale du Tout-monde, de l’antillanité à la créolisation, Glissant développe une pensée originale et essentielle, pour analyser l’émergence actuelle d’une vie sociale complexe et d’une existence culturelle imprévue. Depuis les travaux fondateurs de la pensée post­ coloniale, comme Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (1950) et Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon (1952) puis le renouveau avec Portrait d’un colonisé ­d’Albert Memmi (1973) ou L’orientalisme d’Edward Saïd (1978), jusqu’aux analyses plus récentes, comme celles de Hohmi Bhabha, Gayatri Spivak, Dipesh Chakrabarty ou Paul Gilroy, la pensée postcoloniale est au carrefour d’études théoriques et culturelles, à la fois féministes, écologiques, écocritiques ou de genre. L’objectif est de déployer les imaginaires collectifs et de déplacer les frontières énonciatrices, en faisant entendre des voix dissonantes et dissidentes : les femmes, les colonisés, les groupes subalternes ou minoritaires, les communautés paysannes ou aborigènes, les exilés politiques et les réfugiés économiques. Exprimant l’hybridité, ­l’inconfort ou la fragilité, la littérature postcoloniale se définit comme espace d’intervention contre les formes de ­ domination et d’oppression. Elle dénonce les brutalités coloniales, la  falsification idéologique et la ­ 113

déshumanisation ­ contemporaine. Aujourd’hui, face à de nouvelles formes d’assujettissement, le mouvement décolonial entend mobiliser différentes luttes contre le sexisme, le racisme, le capitalisme ou l’impérialisme, en élargissant la ­déconstruction et en questionnant les limites du discours occidental ou du système européen. En témoigne, par exemple, le projet à la fois politique, militant et stratégique de Françoise Vergès, qui, dans Un féminisme décolonial (2019), en appelle à l’émergence d’une quatrième vague du féminisme, pour sortir du féminisme blanc ou européen. Au-delà de la simple mécanique du métissage, dont on pourrait calculer les effets, anticiper les équilibres ou prévoir les composantes, la créolisation produit de l’inattendu et crée de nouveaux microclimats culturels et linguistiques absolument insoupçonnés. Artisan du Tout-monde, Édouard Glissant en appelle, pour aujourd’hui, à une mise en pratique, en contact réel et en relation directe, des éléments les plus hétérogènes (mondes, espaces, mentalités), qui se rencontrent de façon inédite ou nouvelle. La créolisation pensée par Glissant favorise des combinaisons ­créatrices innovantes. Par un devenir historique de la proximité et de la porosité, individuelle ou collective, involontaire ou souhaitée, Glissant nous invite à être à la fois solitaire, parce que chaque lieu est unique, et solidaire, parce que tous les lieux sont connectés. Glissant retrouve ici Albert Camus (19131960). L’écrivain algérois répète dans ses Carnets, en octobre  1940, par exemple, qu’être « si isolé et si proche » rend l’individu profondément « solitaire, solidaire de ce monde ». L’œuvre de Camus met en avant la lucidité, la perspicacité et la vigilance, trois valeurs éthiques qui se doublent de trois idéaux politiques, la fraternité, la communauté et la solidarité : Camus est 114

en ce sens un écrivain postcolonial. De Misère de la ­Kabylie en 1939 à l’Appel pour une trêve civile en 1956, de L’Étranger en 1942 à L’Homme révolté en 1951, Camus s’oppose à une guerre d’oppression et à une lâcheté de démission. De plus, Camus est aussi un philosophe de la relation. Glissant et Camus écrivent à partir de leur expérience personnelle et des épreuves traversées. Penseur de la rencontre, Camus offre un matériau brut, fait de traces sensibles, d’opacités, où se mêlent émotions intérieures et paysages d’une vie. Comme Glissant, Camus exprime sa sensibilité en styliste éthique de l’existence. Ils ont tous les deux le souci, l’exigence, de ne jamais se séparer du monde, de rester concret. Un mot prononcé par Camus en mai 1936 résume l’écriture : « Tout mon effort, c’est de retrouver les contacts. » Édouard Glissant rappelle aussi que, à travers la diversité historique et politique, des cultures différentes (africaine, indienne, asiatique, moyen-orientale, hispanique, anglo-saxonne, française, hollandaise…) entrent en échos et en résonances. À nous, aujourd’hui, de trouver d’autres modalités pour une nouvelle politique de créolisation, au sein du Tout-monde. Le devenir de la société réside pour Glissant dans la capacité des citoyens à se mobiliser de manière solitaire et solidaire. S’investir individuellement et participer aux avancées collectives, en s’appuyant sur l’archipélisation des cultures et l’échange croisé des lumières des humanités. Conditions essentielles pour bâtir une société ouverte et plurielle. Car, pour l’individu, le peuple ou la nation, « apprendre le monde, comment il s’est fait, comment il en est arrivé à son stade actuel, dit Glissant, est une des plus sûres manières, non seulement de continuer à 115

être libre, mais aussi de participer à la vie d’un monde libre197 ». Dans le monde instable et incertain que nous traversons, où la violence politique et l’angoisse historique sont présentes, la pensée d’Édouard Glissant est plus que jamais nécessaire, pour nous permettre de prendre la mesure de « la variété tant immense des possibles du monde198 ». Le rôle de l’écrivain est essentiel, pour soutenir la mémoire et bâtir le futur commun : « Le passé, notre passé subi, qui n’est pas encore histoire pour nous, est pourtant là (ici) qui nous lancine. La tâche de l’écrivain est d’explorer ce lancinement, de le “révéler” de manière continue dans le présent et l’actuel199. »

197.  Édouard Glissant, « Pour un Centre national à la mémoire des esclavages », Libération, vendredi 9 mai 2008, p. 32. 198.  Édouard Glissant, Mémoires des esclavages, op. cit., p. 35. 199.  Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 226.

Bibliographie des principaux ouvrages d’Édouard Glissant et de quelques études récentes à son propos Poésie Poèmes complets (1947-1993), Paris, Gallimard, 2006. Romans La Lézarde (1958), Paris, Gallimard, 1997. Le Quatrième siècle (1964), Paris, Gallimard, 2021. Malemort (1975), Paris, Gallimard, 1997. La Case du commandeur (1981), Paris, Gallimard, 2011. Mahagony (1987), Paris, Gallimard, 1997. Tout-monde (1993), Paris, Gallimard, Coll. « Folio », 2002. Sartorius. Le roman des Batoutos, Paris, Gallimard, 1999. Ormerod, Paris, Gallimard, 2003. Essais Soleil de la conscience. Poétique I (1956), Paris, ­Gallimard, 1997. L’Intention poétique. Poétique II (1969), Paris, G ­ allimard, 1997. Poétique de la Relation. Poétique III (1990), Paris, Gallimard, 2007. Introduction à une Poétique du Divers (1995), Paris, Gallimard, 2008. Faulkner, Mississippi (1996), Paris, Gallimard, Coll. « Folio », 1998. Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997. La cohée du Lamentin. Poétique V, Paris, Gallimard, 2005. Une Nouvelle région du monde. Esthétique I, Paris, Gallimard, 2006. Philosophie de la Relation. Poésie en étendue, Paris, Gallimard, 2009. L’Imaginaire des langues, entretiens avec Lise Gauvin, Paris, Gallimard, 2010. 117

Réflexion politique Le discours antillais, Paris, Gallimard, Coll. « Folio », 1997. Mémoires des esclavages. La fondation d’un Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions, Paris, Gallimard/ La Documentation française, 2007. Manifestes, en collaboration avec Patrick ­Chamoiseau, Paris, La Découverte, 2021. Théâtre Monsieur Toussaint, version scénique (1986), Paris, Gallimard, 1998. Le Monde incréé, poétrie. Conte de ce que fut la tragédie d’Askia. Parabole d’un moulin de Martinique. La Folie Celat, Paris, ­Gallimard, 2000. Études récentes sur Glissant François Noudelmann, Édouard Glissant. L’identité généreuse, Paris, Flammarion, 2018. Archipels Glissant, sous la dir. de François ­Noudelmann, Françoise Simasotchi-Bronès, Yann Toma, Saint-Denis, PUV, 2020. Buata B. Malela, Édouard Glissant. Du poète au penseur, Paris, Hermann, 2020. Albert James Arnold, La littérature antillaise entre histoire et mémoire. 1935-1995, Paris, Classiques Garnier, 2020. « Hommage à Édouard Glissant », La NRF, n°  646, janvier 2021. Aliocha Wald Lasowski, Édouard Glissant. Déchiffrer le monde, Paris, Bayard, 2021. Samia Kassab-Charfi, Art et invention de soi aux Antilles, Paris, Classiques Garnier, 2021. Aliocha Wald Lasowski, Sur l’épaule des dieux. Les arts d’Édouard Glissant, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2022. Fabienne Kanor, La poétique de la cale, Paris, Rivages, 2022. Florian Alix, L’essai postcolonial. Poétique de l’entreglose, Paris, Karthala, 2022.

Table des matières Introduction Éloge de la créolisation L’imprévisible de l’Histoire Pour le temps présent

9 9 12

Chapitre 1 Conteur des archipels L’éclat poétique Le flux rythmique du monde La trace et le paysage Désode et contre-épopée

19 19 22 24 30

Chapitre 2 Philosophe des Caraïbes Anthropologie de la relation Le Tout-monde est un devenir Intensités pressenties de la mondialité Trames de l’écologie

33 33 38 44 49

Chapitre 3 Romancier des tremblements Un projet romanesque inédit Les fissures de la mémoire Les rhizomes du temps L’échappée de la parole

53 53 54 58 63

119

Chapitre 4 Dramaturge et critique des arts Un théâtre politique Poétries incréées Une esthétique picturale de l’imaginaire Les musiques du Tout-monde

73 73 76 77 81

Chapitre 5 Penseur du politique L’antillanité postcoloniale Le discours antillais Mémoires des esclavages L’engagement d’un écrivain

87 87 94 98 105

Conclusion Solitaire et solidaire

113

Bibliographie

117

Titres parus dans la même collection Günther Anders Une politique de la technique Édouard Jolly

Bernanos Militant de l’éternel Monique Gosselin

Karl-Otto Apel Du point de vue moral Quentin Landenne

Blum Un juriste en politique Jérôme Michel

Hannah Arendt L’obligée du monde Jean-Claude Eslin

Bouglé Justice et solidarité Alain Policar

Aron La démocratie conflictuelle Serge Audier

Léon Bourgeois Fonder la solidarité Serge Audier

Saint Augustin L’homme occidental Jean-Claude Eslin

Burke Le futur en héritage Patrick Thierry

Bachofen Aux origines du droit Veronica Ciantelli

Jean Calvin Puissance de la loi et limite du pouvoir Denis Müller

Étienne Balibar L’illimitation démocratique Martine Deleixhe Balzac L’injustice de la loi Pierre-François Mourier Pierre Bayle Les paradoxes politiques Olivier Abel Beccaria Le droit de punir Michel Porret

Camus La juste révolte Denis Salas Canetti Les métamorphoses contre la puissance Nicolas Poirier Carré de Malberg Le positivisme impossible Didier Mineur Cassirer La politique du juste Bertrand Vergely 121

Castoriadis Le projet d’autonomie Philippe Caumières

John Ford La violence et la loi Jean Collet

Cicéron L’avocat et la République Pierre-François Mourier

Foucault La police des conduites Jean-Claude Monod

Condorcet Instituer le citoyen Charles Coutel

Alfred Fouillée L’idée-force de démocratie A. Mallet, J.-C. Monier

Benjamin Constant Le libéralisme inquiet Thierry Chopin

Freud Le sujet de la loi Gérard Huber

Guy Debord Abolir le spectacle Emmanuel Roux

Furetière La démocratisation de la langue François Ost

Deleuze La pratique du droit Laurent de Sutter

Galbraith La maîtrise sociale de l’économie Ludovic Frobert

Derrida La justice sans condition Jérôme Lèbre

Gandhi Politique de la non-violence Manuel Cervera-Marzal

Dostoïevski Dire la faute Brigitte Breen

Marcel Gauchet La genèse de la démocratie Marc-Olivier Padis

Louis Dumont Holisme et modernité Stéphane Vibert

Gide L’assignation à être Sandra Travers de Faultrier

Elster Passions, raisons et délibération Benoît Dubreuil et Christian Nadeau

Giraudoux L’humanisme républicain à l’épreuve André Job

Le Fédéraliste La démocratie apprivoisée Laurent Bouvet et Thierry Chopin

André Gorz Fonder l’écologie politique Robert Chenavier

122

Georges Gurvitch Le pluralisme créateur Jacques Le Goff

Kolakowski Le clivage de l’humanité Jacques Dewitte

Habermas L’espoir de la discussion Yves Cusset

Lacan La loi, le sujet et la jouissance Franck Chaumon

Vaclav Havel La force des sans-pouvoir Jean Picq

Fritz Lang Le jugement Michel Mesnil

Hayek Du cerveau à l’économie Thierry Aimar

Christopher Lasch Un populisme vertueux Renaud Beauchard

Hemingway Risquer sa vie William Bourton

Claude Lefort La découverte du politique Hugues Poltier

Hobbes L’ordre et la liberté Norbert Campagna

Lemkin Face au génocide Olivier Beauvallet

Axel Honneth Le droit de la reconnaissance Louis Carré

Levinas Le passeur de justice Jean-François Rey

Imaginer la loi Le droit dans la littérature Antoine Garapon et Denis Salas

John Locke Le droit avant l’État Laurent Fonbaustier

Jonas Habiter le monde Robert Theis Kant La raison du droit Colas Duflo Kelsen Plaider la démocratie Sandrine Baume

Lyotard La partie civile Gérald Sfez Maât L’ordre juste du monde Bernadette Menu Malraux Apocalypse de la fraternité Jérôme Michel

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Marx Ortega y Gasset Aux origines de la pensée critique L’exigence de la vérité Dick Howard Yves Lorvellec et Christian Pierre Mauriac La justice des Béatitudes George Orwell Jérôme Michel La politique de l’écrivain Emmanuel Roux Merleau-Ponty La chair du politique Elinor Ostrom Myriam Revault d’Allonnes Le gouvernement des communs Édouard Jourdain Michelet La magistrature de l’histoire La Palabre Olivier Remaud Une juridiction de la parole Jean-Godefroy Bidima François Mitterrand Le fil d’Ariane Pascal Laurence Engel La condition de l’homme François Chirpaz Montaigne Le magistrat sans juridiction Patočka François Roussel L’esprit de la dissidence Alexandra Laignel-Lavastine Montesquieu Liberté, droit, histoire Péguy Céline Spector L’axe de détresse Jean-Noël Dumont Mounier L’engagement politique Chaïm Perelman Guy Coq L’argumentation juridique Stefan Goltzberg Jean-Luc Nancy Retracer le politique Philip Pettit Pierre-Philippe Jandin Le républicanisme Jean-Fabien Spitz Nietzsche Cruauté et noblesse du droit Portalis Paul Valadier L’esprit de justice Marceau Long et Jean-Claude Oakeshott Monier Le scepticisme en politique Quentin Perret

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Posner L’analyse économique du droit Sophie Harnay et Alain Marciano

Schmitt L’irréductible réalité du politique Jacky Hummel

Le Pouvoir Puissance et sens Monique Castillo

Schumpeter La démocratie désenchantée Lucien-Pierre Bouchard

Proudhon Un socialisme libertaire Édouard Jourdain

Amartya Sen Une politique de la liberté Jean-Michel Bonvin et Nicolas Farvaque

Rabelais Fais ce que voudras Thierry Pech Jacques Rancière Pratiquer l’égalité Anders Fjeld Rawls Pour une démocratie juste Vanessa Nurock Richelieu La puissance de gouverner Arnaud Teyssier Ricœur La promesse et la règle Olivier Abel Rousseau Les paradoxes de l’autonomie démocratique Céline Spector Sade Le corps constituant Hugues Jallon Sartre Les périls de la liberté William Bourton

Shakespeare La comédie de la loi François Ost Judith Shklar Le libéralisme des opprimés Paul Magnette Sieyès Le révolutionnaire et le conservateur Erwan Sommerer La Thora La législation de Dieu Raphaël Draï Tocqueville L’apprentissage de la liberté Laurence Guellec La Tragédie grecque La scène et le tribunal Frédéric Picco Michel Villey Le droit ou les droits ? Norbert Campagna

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Raoul Vaneigem Une politique de la joie Adeline Baldacchino

Michael Walzer Le pluralisme et l’universel Justine Lacroix

Voegelin Symboles du politique Thierry Gontier

Simone Weil L’attention au réel Robert Chenavier

Voltaire Le procureur des Lumières Ghislain Waterlot

Orson Welles La règle du faux Johan-Frédérik Hel-Guedj

Le bien commun Collection créée par Antoine Garapon et dirigée par Adeline Baldacchino Nul ne peut prétendre détenir la recette magique du bien commun – pourtant, nous avons tous une idée, construite au fil de nos expériences et de nos lectures, qui permet de nous inventer un destin politique, entre « décence ordinaire » de la morale chère à Orwell et théories de la démocratie. Cette collection a pour vocation d’aider chacun d’entre nous à se forger des convictions, voire un engagement, en connaissance de cause, c’est-à-dire au contact de pensées classiques ou neuves, mais toujours singulières et puissantes. Qu’il s’agisse de droit, de littérature, d’économie ou de philosophie, l’objectif demeure simple : éclairer un pan du monde en donnant accès à un univers de sens, sous la forme d’une courte biographie intellectuelle, entre synthèse de référence et lecture enthousiaste, érudition et lisibilité, pédagogie et ferveur. Non pas vulgariser pour simplifier, mais clarifier pour inspirer, susciter l’adhésion ou la critique, donner envie de prolonger la réflexion par le débat.

Composition et mise en page : SIR Imprimé par Corlet Imprimeur   14110 Condé-en-Normandie , N° d impression : 22110730 Dépôt légal légal :: janvier 2023 N° d’édition d’édition :: 00227

par Aliocha WALD LASOWSKI

Édouard Glissant par ALIOCHA WALD LASOWSKI

Aliocha Wald Lasowski est auteur d’une vingtaine de livres, traduits en plusieurs langues, lauréat de la Bourse Édouard Glissant 2008.

Conception graphique : Mélanie Hoffmann Illustration de couverture : Adobestock

Édouard Glissant

Édouard Glissant (1928-2011) déploie un archipel conceptuel et imaginaire unique. Contre la théorie de système et l’unicité close, Glissant aborde le monde par l’identité-relation, la pensée archipélique, le droit à l’opacité et la mondialité, revers de la mondialisation. Au cœur du Tout-monde, fait de relais en réseaux, le processus imprévisible de la créolisation milite pour le vivant et sa diversité. Aborder l’œuvre multiforme d’Édouard Glissant suppose de saisir la variété de son inventivité : le poète, le philosophe, le romancier, le dramaturge, le penseur politique, l’historien de la mémoire des esclavages et le critique d’art. Autant d’entrées jubilatoires dans l’une des œuvres les plus fécondes de notre temps.

ISSN 1269-8563 ISBN 978-2-347-00227-5

2023-I | 12 €

Édouard Glissant

Artisan du Tout-monde par

ALIOCHA WALD LASOWSKI