La paraphilosophie d'Edouard Glissant 9782296068087


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French Pages [72] Year 2011

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La paraphilosophie d'Edouard Glissant
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La paraphilosophie d'Edouard Glissant
 9782296068087

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LA PARAPHILOSOPHIE D'EDOUARD GLISSANT

@ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique, 75005

http://www.Iibrairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected]

ISBN: 978-2-296-06808-7 EAN : 9782296068087

Paris

Georges DESPORTES

LA PARAPHILOSOPHIE D'EDOUARD GLISSANT

L' Harmattan

DU MEME AUTEUR

- BIBLIOGRAPIDE

Il

LES MARCHES SOUVERAINES, 1956, Ed. SEGHERS

Il

Sous L'ŒIL FIXE DU SOLEIL, 1961, Ed. DEBRESSE

Il

CETTE ILE QUI EST LA NOTRE, 1973, E d. LEMEAC (Canada)

Il

L'AMOUR

M'AIME,

1982, Ed. CARIBEENNES

(grand

Prix

littéraire du Cercle Martiniquais)

.

. ,. (I

SEMAILLES DE POLLEN, 1985, Ed. St GERMAIN ST JOHN

PERSE

DES PRES

OU L'EQUIVOQUE DE LA SUSPICION, 1990,

Ed. O. MADIANA LmRE DE TOUT ENGAGEMENT, 1993, Ed. CARIBEENNES L'ETREINTE

DU POULPE,

2001,

Ed. LIBRAIRIE-GALERIE

RACINE Il

LEPATfmtIOINEMARTINIQUAIS,

2005, Ed. L'HARMATTAN

« Je me sens tout à fait autorisé -depuis mon premier ouvrage

de prose, «Soleil de la Conscience », jusqu'à

«Poétique

de la

Relation », j'ai posé, pour moi et en ce qui me concerne, la problématique du chaos-monde- à paraphilosopher autour de la science du chaos ».

« ... C'est un travers dans lequel je tombe volontiers»

«

Introduction à une poétique du Divers» - Edouard GLISSANT -

AVANT -PROPOS

"La Paraphilosophie d'Edouard Glissant" précise d'emblée qu'il s'agit ici uniquement de la pensée philosophique de Glissant. Ne sont pas pris en compte ni le romancier, ni le poète. Notre dessein, c'est d'approfondir, par un examen soutenu, la validité supposée ou le bien-fondé donc des thèses, montages et propos de Glissant. De même qu'une distinction doit s'établir entre le médical authentique et le paramédical, l'on doit aussi ne pas confondre paraphilosophie et philosophie tout court. Mais malheureusement, dans l'opinion publique générale, l'ambiguïté s'insinue et la confusion s'installe. Il m'a paru donc nécessaire de faire une véritable recherche pour assurer un dévoilement des choses et contribuer à l'éveil des consciences, en insistant sur la transparence à donner aux notions et concepts de Glissant. Les nombreuses citations ont été absolument mises en valeur, comme des cartes sur la table, pour l'édification des lecteurs et des non-lecteurs, tous ceux qui n'ont pas lu Glissant, de façon à les inviter à participer au débat, au fur et à mesure des discussions. Je soulève les principales interrogations que l'Antillais doit se poser, concernant les prises de position de Glissant sur la Créolisation -qui n'est pas à confondre avec la créolité- et sur les autres matières de ses cogitations: tels la Racine Unique, le Chaos et le Tout Monde. Je montre surtout sur quelles bases scientifiques Glissant a élaboré ses extrapolations. Pour en tirer les conclusions logiques.

8

- CHAPITRE I L'ouvrage d'Edouard GLISSANT, intitulé: « Introduction à une poétique du Divers» 1, titre générique choisi dit-il - en hommage à Victor SEGALEN, réunit les textes de quatre conférences, suivies de quelques entretiens dans lesquels il tente d'expliciter ses thèses ou ses propositions théoriques sur la Créolisation dans les Caraïbes et les Amériques ; les langues et le langage; culture et identité; l'imaginaire des langues; l'écrivain et le souffle du lieu; enfin, le chaos-monde - son dada littéraire - pour illustrer une poétique de la Relation, en fonction de la mondialisation de la Créolisation : un grand sujet qui lui tient à cœur et qu'il n'a de cesse de vulgariser. Dans sa préface, il invite le lecteur à considérer son ouvrage plutôt comme «une recherche inquiète ou errante; et non pas comme un système replié sur lui-même. » Malgré l'avertissement et la précaution prise, cela n'entame pas, en définitive, la conviction du critique qui, après lecture faite, reste persuadé que l'ouvrage véhicule bien un système clos, par les artifices de ses vues personnelles, et pour les besoins évidents de sa cause littéraire. En effet, les artifices que nous soulignerons, proviennent initialement de sa démarche même, car c'est à partir des grandes données scientifiques modernes qu'il tente une étrange combinaison de la logique rigoureuse et de I

Edouard

GLISSANT

« Introduction

à une poétique

du Divers»

- E.

GALLIMARD - Paris, 1996 N.B. : Le grand nombre des citations paginées dans cet essai renvoient à cet ouvrage de l'auteur. Celles des autres écrivains seront signalées en bas de pages. 9

l'imagination poétique. Combinaison d'ailleurs qui s'apparente souvent à une combinatoire. Le résultat, baroque et surréaliste, étonne quelquefois à merveille, car là où on attendrait de GLISSANT une dialectique ferme et bien menée, il nous révèle de curieux procédés de passe-passe. Mais, il sait, et sent, que le lecteur sera peutêtre dupe, non le critique; car il avoue lui-même, comme pour se faire excuser, qu'il adore paraphilosopher. Tout est là. En tournant autour de la science, il trouve une manière habile de vous faire prendre ses vues pour des réalités, arbitrairement par des juxtapositions analogiques, des extrapolations fantaisistes, avec force répétitions. GLISSANT prend plaisir à tout mélanger: la science et le rêve, l'imaginaire et le réel, la fiction et l'utopie, à seule fin d'élaborer des constructions virtuelles les plus saugrenues, mais originales, se plaisant à jouer du paradoxe. Citons cet exemple:« Je crois que la répétition est une des formes de la connaissance dans notre monde: c'est en répétant qu'on commence à voir le petit bout d'une nouveauté qui apparaît ». Absurdité qu'il nous propose sans rire, car on ne voit pas comment la répétition qui n'est qu'un procédé mnémotechnique - le moteur de toute publicité audiovisuelle et scripturale - pourrait s'assimiler à un savoir générant de la nouveauté! Le fait de répéter, tout au plus, ne peut que fixer l'attention sur un savoir déjà conscientisé et ne peut, dans sa forme pathologique, qu'aboutir à une certaine bêtise ou à l'écholalie. GLISSANT avance ce paradoxe, tout simplement par analogie avec un procédé utilisé aujourd'hui par les physiciens, programmeurs-informaticiens, qui souvent s'exercent sur les ordinateurs pour l'obtention de 10

quelques diagrammes et descriptions graphiques. Procédé connu sous l'appellation de processus itératif. Pour illustrer et justifier ce processus itératif, auquel fait référence GLISSANT, et pour éclairer nos lecteurs, citons James GLEICK2, le théoricien du chaos:« La répétition infinie d'un processus en regardant à chaque étape si le résultat fini ressemble à certains feed-back intervenant dans la réalité. Pour simuler numériquement ce feed-back, prenez un nombre, multipliez-le par luimême, multipliez le résultat par lui-même, et ainsi de suite. Vous découvrirez que les grands nombres deviennent rapidement infinis. Vous découvrirez que les petits nombres convergent vers le zéro. Vous pouvez vous représenter ce processus géométriquement en dessinant l'ensemble des points qui ne convergent pas. Considérez les points situés sur une droite partant de zéro jusqu'à l'infini. Si un point engendre un crissement de feed-back, coloriez-le en blanc. Sinon, vous le colorez en noir. Vous aboutissez vite à un segment de droite

compris entre 0 et 1 » (pp 281/284). A partir de ces jeux de chercheurs sur les ordinateurs, GLISSANT se croit autorisé à pousser les choses non jusqu'au petit bout de la nouveauté, mais jusqu'au bout de l'absurde. En disant cela, notre dessein n'est pas, à proprement parler, de juger ni de condamner ses démarches; car, il faut l'avouer, il a l'honnêteté première de révéler dans son ouvrage, ses admirations et ses sources. Et nous serons attentifs à le pister. Ce qui nous intéresse, et notre propos se veut objectif, c'est de montrer, partout où elle s'exerce, de façon subtile ou affirmée, une paraphilosophie, qui soutient fondamentalement ses 2

James GLEICK - « La Théorie du Chaos» (vers une nouvelle Science) pp. 281 et 284 - Ed. FLAMMARION - Paris, 1991 -

Il

thèses les plus notoires. La paraphilosophie - dit-il «

c'est un travers dans lequel je tombe volontiers ». En

effet, il avoue que depuis la parution de son premier

ouvrage en prose:

«

il a toujours paraphilosophé autour

de la science du chaos ». La mode du chaos, comme le reconnaît Pierre BERGË,

en accord avec les coauteurs du livre: « Des rythmes au chaos» 3, en vulgarisant le concept, a touché des domaines autres que scientifiques, et permis des extrapolations littéraires. Dans une remarque restrictive,

il constate que: « Les médias ont abondamment repris le terme de chaos, sans lui donner un sens bien clair, du moins d'un point de vue strictement scientifique. Comme toutes les modes, l'emploi abusif d'un concept, de son « mirage », a fait que souvent le chaos a été évoqué à mauvais escient, ou a conduit à des interprétations erronées, ou pour le moins, floues». Mais comme par ailleurs, il prétend que «le chaos est avant tout un concept, on pourrait presque dire une « philosophie» des comportements dynamiques », lui, GLISSANT a vu aussitôt pour lui l'intérêt de paraphilosopher autour de ce concept, comme il le fera aussi dans le domaine de la mécanique quantique, le micro-monde, pour la relation d'indétermination ou d'incertitude de Werner HEISENBERG. A bon droit, semble-t-il, en tant que philosophe et poète. Aussi, si nous examinons dans le détail les démarches de GLISSANT - avec leurs procédés astucieux - nous verrons qu'elles sont à la fois baroques et sophistiquées, arbitraires ou dogmatiques, mal fondées quelquefois, 3 Pierre BERGË - «Des rythmes au chaos» - p. 241- Ed Odile JACOBParis, 1995 12

nées d'une logique assez floue, appliquée parfois dans la démesure et l'utopie. Les bases de ses thèses, nous le savons, proviennent directement de quelques concepts et théories pris ça et là -

et il ne s'en cache pas - chez Victor SEGALEN,

DELEUZE, GUATTARI, Pierre BERGË~ Yves POMEAU, Monique DUBOIS-GANCE, James GLEICK, et tutti quanti... Ainsi de sa Poétique du Divers, des notions de racine unique, de rhizome et de chaos, etc... dont il se sert pour illustrer ses discours et son argumentation. Nous allons maintenant faire une bonne place à l'interprétation subjective et abusive qu'il conçoit de la relation d'incertitude de HEISENBERG dont il s'empare en poète, et qu'il ne définit pas, à notre

avis, de façon correcte, je cite:

«

HEISENBERG dit que

pour voir les particules on doit les éclairer, et que quand on les éclaire on en change peut-être la nature, à coup sûr, la vitesse et l'orientation» (p.75). Ce que GLISSANT feint d'ignorer ou ne précise pas, c'est que cette relation d'HEISENBERG ne vaut que pour le micro-monde, la mécanique quantique et non pas pour le macro-monde, et qu'il n'est pas adaptable ou assimilable à tout, et encore moins à la littérature.

13

- CHAPITRE II Au

regard

de

interprétation:

«

cette

notion,

il

nous

livre

son

Cette relation d'incertitude est devenue

un des lieux communs de la pensée contemporaine. Il y a une opacité de la matière qui est par là incontournable, infranchissable. Et c'est à partir de ce moment, que la science occidentale elle-même opère sa propre révolution et produit cette partie de la science qui est devenue les sciences du chaos, où on renonce à la linéarité équationnelle, c'est-à-dire à la prétention d'aller en profondeur (racine unique...) vers une vérité qui serait celle de la matière et où on commence à dire qu'il faut décrire ce qui est dans l'étendue, et qui est indescriptible. Il faut essayer de le décrire et ne pas avoir la prétention d'un absolu de connaissance auquel nous parviendrions» (p.75). Pour préciser son idée et personnaliser son point de vue, il ajoute: «Cette évolution de la science me semble liée à la conception de l'être et de l'étant. Autrement dit, la science triomphante pour moi serait accordée à la philosophie, l'être, et la science qui doute, qui rabat ses certitudes et qui dit qu'on va circuler, qu'on ne va plus aller en linéarité, mais plutôt dans l'étendue, serait accordée aux improvistes de l'étant. Et c'est pour cela que je me suis intéressé à ce processus. J' y suis intéressé en poète, je ne suis en rien un scientifique» (p. 75). Au fait, ce que GLISSANT veut suggérer à ses lecteurs, c'est que dans cette vérité scientifique du micro-monde, au sein de la nature, les physiciens ont découvert les lois probabilistes du hasard et des statistiques, qui se manifestent dans la matière. En effet, quand on se propose d'expérimenter stir des particules, le photon qui 15

est lui-même un corpuscule-onde, ayant la masse de son énergie, se déplace à la vitesse de 300 000 km/s, et sa force de frappe perturbante, son impact, est cause de métamorphoses et de bouleversements imprévisibles. A cause de cela, la position et la vitesse d'un électron sont difficiles à déterminer. La trajectoire de la particule s'avère imprédictible et son point d'arrivée est de même incertain. L'importance universelle de la relation d'indétermination ou le principe d'incertitude de Werner HEISENBERG une découverte qui date de 1927- est due à la propriété essentielle de la nature, sa dualité, l'aspect corpusculeonde des particules élémentaires. Dans son ouvrage «Nécessités de l'étrange », le scientifique russe Daniel DANINE4 écrit ceci:« Les probabilités des lois du hasard et des lois statistiques sont dans les entrailles de la matière, c'est la découverte la plus profonde du monde moderne. La science du micromonde avait simplement découvert que les lois de probabilité sont une forme plus générale et plus finie des lois de la nature que celle à laquelle les savants ont affaire dans le monde macroscopique qui a fait naître la notion classique de causalité simple» (p. 253). Pour illustrer, de façon pratique, la relation d'indétermination d'HEISENBERG, et percevoir les incertitudes et imprévisibilités liées aux recherches des particules, citons une expérience d'Hubert REEVES5, relatée dans son livre « Patience dans l'azur» : « Voici un atome dont je voudrais prédire l'avenir. Il me faut pour cela savoir avec la plus grande précision où il 4

Daniel DANINE

« Nécessités de l'Etrange» - Ed. JULIARD - Paris,

1966-

5

Hubert REEVES

-

« Patience dans l'Azur» - Ed. du Seuil - Paris, 1981 16

est et vers où il va. Pour ne pas le perturber, je choisirai de l'observer avec un rayonnement de très basse énergie. Or, selon la théorie, plus l'énergie est basse, plus la longueur d'onde est grande. Mais, et c'est là que les choses se gâtent, il est impossible de localiser l'atome avec une onde radiophonique, je m'imposerai une marge d'incertitude de plusieurs centaines de mètres sur sa position. Je suis donc contraint d'utiliser un rayonnement de très courte longueur d'onde. Par exemple, un rayonnement X ou Gamma. A cause de la grande énergie de ses ondes, le choc sera violent et la perturbation importante» (p.195). De toutes ces expériences et recherches, la conclusion de

Hubert REEVES est d'avouer que:

«

En fait, quelle que

soit l'onde utilisée, il est impossible de mesurer simultanément et avec une précision absolue la vitesse et la position de la particule. Tout ce que je gagne d'un côté, je le perds de l'autre. J'arriverai au mieux à un compromis, qui rendra toute description approximative» (p.195). Tout cela, que nous avons tenu à définir, est très important, car c'est au regard de cette relation d'incertitude de Werner HEISENBERG que GLISSANT va fabriquer sa thèse de la Créolisation, en insistant sur la notion d'imprévisibilité, qu'il mettra au cœur même de ce phénomène. Et comment explique-t-il et définit-il sa Créolisation? Il nous le dit expressément:

La Créolisation exige que les éléments hétérogènes mis en relation « s'intervalorisent », c'est-à-dire qu'il n'y ait «

pas de dégradation ou de diminution de l'être, soit de l'intérieur, soit de l'extérieur, dans ce contact et dans ce mélange. Et pourquoi la Créolisation et pas le 17

métissage? Parce que la Créolisation est imprévisible, alors que l'on pourrait calculer les effets du métissage. On peut calculer les effets d'un métissage de plantes par boutures ou d'animaux par croisement, on peut calculer que des pois rouges et des pois blancs mélangés par greffe vous donneront à telle génération ceci, à telle génération cela. Mais la Créolisation, c'est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l'imprévisibilité...» (p.18). En référence à la relation d'incertitude de HEISENBERG, GLISSANT signale impérativement

que: « La Créolisation régit l'imprévisible par rapport au métissage; elle crée dans les Amériques des microclimats culturels et linguistiques absolument inattendus, des endroits où les répercussions des langues les unes sur les autres ou des cultures les unes sur les autres sont abruptes... ». (p.19). En conclusion, il prétend que:« Ces micro-climats culturels et linguistiques, que crée la Créolisation des Amériques, sont décisifs parce que ce sont les signes mêmes de ce qui se passe réellement dans le monde. Et ce qui se passe réellement dans le monde, c'est qu'il y crée des micro et des macro-climats d'interpénétration culturelle et linguistique. Et quand cette interpénétration culturelle et linguistique est très forte, alors les vieux démons de la pureté et de l'anti-métissage résistent et allument ces points infernaux que l'on voit brûler à la surface de la terre» (p.19).

18

- CHAPITRE III Et qu'est-ce qu'une langue créole? Une question qu'il se pose et à laquelle il répond: « C'est une langue composite, née de la mise en contact d'éléments linguistiques absolument hétérogènes les uns par rapport aux autres. Le mot Créolisation vient bien entendu du terme créole et de la réalité des langues créoles ». La Créolisation de GLISSANT, étant imprévisible, se joue aux dés, et l'on ne sait d'évidence si en naissant elle sera bonne ou mauvaise, dans le lieu du monde où elle se manifestera. Elle pourrait être mal formée, estropiée, infirme, qui sait? Mais il avoue aussi qu'elle peut être aussi bâtarde, tout en gardant un peu de son essence et de son caractère. Il dit en effet: «La Créolisation, quand elle se pratique de manière négative, continue d'avancer

quand même» (p.31). Et constate que: « à l'intérieur» de la Créolisation, «il s'est présenté bien des moyens d'échapper à la négativité. C'est pour cela que les Antillais qui vivent la Créolisation sont toujours portés vers l'ailleurs. Il Y a là une espèce de dilatation, car ils s'évadent, et partent en errance pour d'autres contacts». Bref, elle se présente à deux volets: positif ou négatif; on n'a pas le choix et il faut faire avec. Passons. Si GLISSANT se montre aussi attentif à la relation d'incertitude de HEISENBERG, dont il se sert pour assurer le caractère d'imprévisibilité de la Créolisation, c'est encore parce que, dit-il: «Je crois qu'il y a un trajet de la « science» d'une façon générale qui nous intéresse du point de vue même de l'identité ». Et dogmatique, il va d'emblée définir, pour lui et pour nous, ce que c'est que la science occidentale, aujourd'hui 19

contestée, et qui avait« la prétention d'aller en profondeur, continûment, même si c'est au prix de révolutions dramatiques de la pensée, vers une vérité qui serait la vérité de la matière et qui donnerait un jour ou l'autre l'explication de l'univers du monde, jusqu'au jour où les révolutions de la science elle-même ont montré

que peut-être on ne pourrait pas arriver « au fond de la matière» (pp.74-75). Dans ce propos qui frise l'agnosticisme, il parle ici de la quête d'une absolue connaissance par l'homme, un vieux problème philosophique qu'il tente de remettre d'actualité, déjà cerné depuis longtemps par MARX et ENGELS et surtout par LENlNE. Dans «Matérialisme et

empiriocriticisme », ce dernier, en effet, a longtemps discuté de cela, pour distinguer de façon tranchée la connaissance relative de la connaissance absolue. A la vérité, les vrais scientifiques n'ont jamais prétendu

pouvoir « arriver au fond de la matière », car c'est déjà là un projet anti-scientifique. Ils savent que la matière est inépuisable, mais en fonction de l'état des sciences d'une époque, des progrès de la technologie, de la justesse d'une méthodologie appliquée, l'homme arrive dans ses recherches à saisir des vérités approximatives, à faire toujours d'autres découvertes qui seront renouvelées perpétuellement au cours du temps. La nature est absolument unique et toutes les théories physiques ou autres de nos sciences ne sont que des approximations, donc relatives, de la structure complexe de la réalité; et la mécanique quantique elle-même n'est qu'une approximation plus fine, plus riche, elle n'est pas pour autant la limite du savoir. Comme science nouvelle, qui fait état de phénomènes nouveaux, elle va plus loin que 20

la théorie de la relativité. Il faut s'attendre à ce qu'elle soit dépassée un jour. Dans les vigoureuses argumentations de GLISSANT, on l'aura certainement déjà remarqué, il ne cesse d'opposer l'étendue à la profondeur, cela devient une systématique chez lui. Ce choix délibéré s'est effectué, sous l'influence très forte de DELEUZE et GUATTARI. Il s'en explique: «Je suis parti de la distinction opérée par DELEUZE et GUATTARI, entre la notion de racine

unique et la notion de rhizome. » «DELEUZE et GUATTARI, dans un chapitre de« Mille plateaux » (qui a été publié d'abord en petit volume sous le titre de «Rhizome»), soulignent cette différence. Ils l'établissent du point de vue du fonctionnement de la pensée, la pensée de la racine et la pensée du rhizome». (p.59). A partir de cette notion de racine et de rhizome proposée par DELEUZE et GUATTARI, GLISSANT va être saisi par sa singularité et l'adopter dans l'application de son imaginaire. Il dit: «J'ai appliqué cette image au principe d'identité. Et je l'ai fait aussi en fonction d'une «catégorisation des cultures» qui m'est propre, d'une division des cultures en cultures ataviques et cultures composites. ..J' ai lié le principe d'une identité rhizome à l'existence des cultures composites, c'est-à-dire de cultures dans lesquelles se pratique une Créolisation. La culture atavique, c'est celle qui part du principe d'une genèse et du principe de filiation dans le but de rechercher une légitimité sur une terre qui, à partir de ce moment, devient territoire » (p.59). Pour GLISSANT, la racine unique s'oriente sur la verticale et le rhizome sur l'horizontale. D'où 21

l'opposition de la profondeur et de l'étendue. Et de l'arbitraire de son choix. Les sciences naturelles, en effet, désignent différents types de racines: pivotante et tuberculeuse, fasciculée et adventice. Quelle soit racine unique ou rhizome, il tombe sous le sens que c'est d'abord dans leurs fonctions qu'il faudrait examiner les racines, qui ne sont que des organes souterrains fixés au sol et qui assurent le ravitaillement en eau et sels minéraux. GLISSANT, là aussi, va extrapoler sur leurs fonctions réelles pour en faire des symboliques poétiques et des archétypes littéraires.

22

-CHAPITRE

IV

-

Voyons de plus près ses points de vue. La symbolique du rhizome qui émet chaque année des racines et d'autres tiges aériennes -comme le gingembre aux Antilles- avait de quoi séduire l'imagination de GLISSANT, mais cela

ne l'autorise aucunement à proclamer ceci:

«

La racine

unique est celle qui tue autour d'elle alors que le rhizome est la racine qui s'étend à la rencontre d'autres racines» (p.59), alors que, s'étalant au loin, le rhizome ne reproduit que ses propres tiges. Singulier anthropomorphisme qui attribue à des racines des intentions, des sentiments, des volontés, et même des conduites particulières. La racine unique détruit et assassine, le rhizome, lui, est solidaire et fraternel, il va à la rencontre d'espèces de tout genre: point de vue très arbitraire et dogmatique. Le bon sens commun verrait plutôt le rhizome qui s'étend partout au loin, à l'horizontale, comme un envahisseur parasitaire, puisque, de son côté, la racine unique qui plonge selon la verticale, allant en profondeur, ne gêne pas les autres. Il faut dire aussi que la racine unique est plutôt l'attribut des plantes que des arbres. On peut se demander si GLISSANT a déjà observé les racines d'un cocotier, d'un mahogany ou d'un flamboyant, des beaux arbres qui foisonnent chez nous. Leurs racines s'élancent en long et en large, circulairement, et vont partout, accaparant les espaces de terre, ce qui fait que les agriculteurs et les paysans évitent de planter et se gardent de planter dans leur voisinage. Un exemple pour dire que toutes les racines qui se baladent dans l'étendue sont plus agressives, plus 23

dangereuses, que celles qui s'enfoncent dans la profondeur des sols. D'où la nécessité du sarclage. Dans un même ordre d'idées, c'est en vertu aussi de ces mêmes recettes analogiques, et d'axiomes péremptoires que GLISSANT, dogmatiquement, affirme ceci: «

Nous savons que dans toutes les cultures du monde, les

classicismes sont suivis de périodes baroques. Et que dans ces périodes baroques, se développe une démesure de la mesure. Le baroque dans les cultures occidentales introduit déjà cette démesure de la mesure qui vient prendre le contre-pied de l'ambition classique, or la prétention classique, bien entendu, c'est la profondeur. Si je propose au monde mes valeurs particulières, comme valeurs universelles, c'est parce que j'atteins à une profondeur. Et bien entendu, le baroque, c'est l'étendue. C'est-à-dire le renoncement à la prétention de la profondeur» (p.94). Bannir la profondeur au bénéfice de l'étendue, c'est privilégier une mesure d'espace, de surface, de superficie, et accepter aussi le superficiel et le réductionnisme, ce nous semble. Arc-bouté sur ses positions, GLISSANT va encore

généraliser et surenchérir:

«

Nous savons bien que tous

les arts baroques en architecture, en peinture, en littérature, sont des arts de l'étendue, de la prolifération, de la redondance et de la répétition». Et la Créolisation qu'il a déjà qualifiée de baroque, et la démesure de la mesure, lui paraît être: «La vocation de la littérature d'aujourd'hui. Démesure, non pas parce que c'est anarchique, mais parce qu'il n'y a plus la prétention à la profondeur, la prétention à l'universel, il n'y a plus que la prétention à la Diversité ». Ainsi, il remplace une prétention par une autre et le tour est joué. 24

Nous remarquons que GLISSANT sollicite de nous beaucoup d'abandons sur plusieurs choses, et exige de nous aussi de condamner beaucoup de prétentions. Avec la profondeur, l'Universel est sa bête la plus noire. Ecoutons-le: «Le classicisme pour moi, c'est ce qui se passe quand une valeur particulière veut et tend à être une valeur valable universellement. Je crois qu'il nous faut abandonner l'idée de l'Universel. L'Universel est un leurre, un rêve trompeur. Il nous faut concevoir la totalité-monde, comme totalité, c'est-à-dire comme quantité réalisée et non comme valeur sublimée à partir de valeurs particulières. C'est fondamental et cela change, sans qu'on s'en aperçoive, la plupart des données de la littérature mondiale à l'heure actuelle» (p.136). Pour résumer tout ce qu'il a avancé ci-dessus, il en arrive à cette conclusion: «Cette démesure-là, c'est l'ouverture totale et cette démesure-ci, c'est le tout-monde. La littérature a suivi ce chemin. Et il est tout à fait évident que les littératures francophones se placent ici dans la démesure de la démesure. Et qu'elles n'ont pas à prétendre à la dénégation opérée par le baroque ni à la profondeur du classicisme parce qu'elles vivent la Diversité et la démesure du tout-monde» (p.195). Dans ce bouquet final, il est une grande vérité qui se détache, telle une rose, c'est, dit-il, « l'objet le plus haut de littérature qui puisse se proposer et que j'appelle le chaos-monde» et dont il est, bien entendu, l'un des premiers, sinon le seul à défricher les espaces et les territoires. Que penser de ce chaos-monde? GLISSANT, dans un article intitulé: «Le Chaos-monde, l'oral et l'écrit », paru dans « Ecrire la Parole de Nuit6 » va nous le définir ainsi:« C'est ce qu'il y a de 6

«Ecrire la Parole de Nuit» - Ed. GALLIMARD - Paris, 199425

passionnant dans le monde actuel, que nous soyons en train de reconstituer des univers chaotiques. A ce moment-là, chaos ne veut pas dire désordre, néant, introduction au néant, chaos veut dire affrontement, harmonie, conciliation, opposition, rupture, jointure entre toutes ces dimensions. Toutes ces conceptions du temps, du mythe, de l'être comme étant, des cultures qui se joignent et c'est la poétique même de ce chaos-monde qui, à mon avis, contient les réserves d'avenir des humanités d'aujourd'hui» (p.124). Voulant se démarquer du philosophe HEGEL - et par ricochet de CESAIRE qui le cite souvent - GLISSANT écrit: «La relation vraie n'est pas du particulier à l'Universel, mais du lieu à la Totalité-monde qui n'est pas le totalitaire, mais son contraire en diversité» (p.l05). Ici, croyant faire opposition à l'Universel de HEGEL, il ne fait qu'établir une tautologie en d'autres termes; car le' lieu par rapport à la totalité-monde n'est que le singulier, le particulier, élément géographique ou culturel par rapport à l'Universel. Le mot totalité-monde ne recouvre forcément que l'Universel et rien d'autre.

26

-

CHAPITRE V-

A la suite de DELEUZE et GUATTARI, GLISSANT parlera souvent de LIEU, dans son ouvrage, parce que remplaçant l'être par l'étant, et l'étant par son souffle, la parole part toujours d'un lieu. Il dit d'ailleurs que le concept de l'être est une pure invention des Grecs et qu'il est néfaste, car cela conduit à des dérives culturelles, politiques et sociales. Il abolit donc l'être, comme si l'étant n'était pas une forme conjuguée de l'être en son présent. A la place de l'individu, voici le souffle du lieu, qui se situe dans le périmètre d'une surface habitable. L'écrivain est l'habitant du lieu où il émet son souffle, et sa parole va se proférer au-delà, vers d'autres lieux, à la rencontre d'autres cultures.

Il précise que:

«

Le lieu est incontournable mais il n'est

pas exportable, du point de vue des valeurs, on ne peut pas généraliser des valeurs particulières, non pas pour en « extraire» des valeurs universelles, mais pour en faire un rhizome, un champ, un tissu, une trame de valeurs différentes mais qui tout le temps s' entretouchent et s'entrecroisent. C'est une autre chose que de penser que sa propre valeur deviendra universelle» (p.130). Le mot LIEU est à double emploi, car il parle aussi du lieu

commun:

«

Pour moi, dit-il, les lieux communs ne sont

pas des idées reçues, ce sont littéralement des lieux où une pensée du monde rencontre une pensée du monde ou confirme une pensée du monde» (p.33). Mais il oublie peut-être que des idées négatives peuvent se rencontrer dans les autres, dans tous les lieux du monde. La bêtise, la sottise, sont monnaie courante et cela s'échange là où dans les rencontres les médiocrités s'additionnent. Les lieux communs ne justifient non plus la vérité, ni 27

l'excellence, ni la qualité scientifique, littéraire ou autre des idées du monde. Sur le plan littéraire, GLISSANT s'est fait, comme on l'a vu, le champion du chaos-monde et du tout-monde que nous allons aborder maintenant. Il nous avait déjà globalement signifié -dans la citation cidessus- que ce n'était pas un fourre-tout, une grande poubelle où l'on verse tout, ni une décharge publique à l'échelle mondiale et qui s'active dans un dynamisme confusionnel, car il faut s~voir que les scientifiques du chaos disent que, paradoxalement, c'est de l'ordre dans le désordre. « J'appelle chaos-monde - dit GLISSANT - le choc,

l'intrication, les régressions, les attirances, les connivences, les oppositions, les conflits entre les cultures des peuples dans la totalité-monde contemporaine. Par conséquent, la définition ou l'approche que je propose est bien précise: il s'agit du mélange culturel qui n'est pas le simple melting-pot par lequel la totalité-monde se trouve aujourd'hui réalisée.. .(p.82). En regard de la réalité de la planète, il remarque que dans

la

totalité-monde:

«

Les

influences

ou

les

retentissements des cultures les unes sur les autres sont immédiatement ressentis en tant que tels. Et en même temps, il y a une observation qu'on ne peut ne pas faire, à savoir que les humanités, qui s'influencent ainsi en négatif ou en positif, vivent plusieurs temps différents... Mais en subissant les mêmes transformations ou les mêmes influences. C'est-à-dire qu'il y a une espèce de contradiction, de fracture, de contraction à vif dans le fait que les cultures qui vivent des temps différents subissent les mêmes influences» (p.83). 28

Bref, pour GLISSANT, «la notion de système déterministe erratique des sciences du chaos en physique est applicable à ce que - dit-il - j'appelle le chaosmonde» (p.83). Tout cela pour arriver à la même conclusion, qui est le caractère d'imprévisibilité des phénomènes:« Le comportement imprédictible de ces rapports de cultures est lié à la notion du système déterministe erratique. Donc les relations entre les cultures du monde

aujourd'hui sont imprédictibles » (p.85). Nous avons déjà noté que cette notion que prône GLISSANT est une extrapolation du principe d'indétermination - de la relation d'incertitude - de Werner HEISENBERG- qu'il étend à la Créolisation aussi. Ille réaffirme de nouveau: « Une fois de plu~, en ce qui concerne la notion de chaos, quand je dis chaosmonde, je répéterai ce que j'ai précisé à propos de la Créolisation: il y a chaos-monde parce qu'il y a imprévisibilité. C'est la notion d'imprévisibilité de la relation mondiale qui crée, qui détermine la notion de chaos-monde» (p.37). Il nous le prouve abondamment dans son ouvrage par répétitions et ressassements, jusqu'à déclarer formellement: « on s'aperçoit qu'en matière de relations de cultures, c'est-à-dire de ces espaces-temps que des communautés sécrètent autour d'elles et remplissent de projets, de concepts et souvent d'inhibitions, l'imprédictibilité est la loi» (p.85). En conséquence, il se sentira fondé à dire, concernant le

tout-monde: « L'erratique du tout-monde, le caractère absolument imprévisible de la relation entre les cultures des humanités d'aujourd'hui, retentit, qu'on le sache ou ne le sache pas, sur la mentalité et la capacité des réflexes 29

d'une ou de plusieurs parties d'une communauté. On est en présence de systèmes de relation qui sont des systèmes complètement erratiques. Ce qui fait que le tout-monde, ce n'est pas le cosmopolitisme, absolument pas le cosmopolitisme, qui est un avatar en négatif de la Relation. Ce qui fait le tout-monde, c'est la poétique ellemême de cette Relation qui permet de sublimer en connaissance de soi et de tout, à la fois la souffrance et l'assentiment, le négatif et le positif» (p.88).

30

-

CHAPITRE VI

-

En privilégiant l'errance contre la stabilité fixée de la racine unique, il se réfère analogiquement au rhizome, qui avance dans l'étendue, car l'erratique du tout-monde

se justifie dans cette déclaration:

«

Et l'errance, c'est ce

qui incline l'étant à abandonner les pensées de système pour les pensées non pas d'exploration, parce que ce terme a une connotation colonialiste, mais d'investigation du réel, les pensées de déplacement qui sont aussi des pensées d'ambiguïté et de non-certitude qui nous préservent des pensées de système, de leur intolérance et de leur sectarisme. L'errance a des vertus que je dirais de la totalité: c'est la volonté, le désir, la passion de connaître la Totalité, de connaître le «toutmonde », mais aussi des vertus de préservation dans le sens où on n'entend pas connaître le « tout-monde» pour le dominer, pour lui donner un sens unique. La pensée de l'errance nous préserve de pensées de système» (p.138).

Pour lui, en effet, l'errance ne peut être « qu'un appel au monde, déplacement, disponibilité migrante et mouvement essentiel ». Au cœur de l'errance, comme au cœur de la Créolisation, l'imprévisible règne. De là donc

à déterminer parallèlement que:

«

La Créolisation, c'est

l'imprédictible. La même pensée de l'ambiguïté que les spécialistes des sciences du chaos signalent à la base même de leur discipline, cette même pensée de l'ambiguïté régit désormais l'imaginaire du chaos-monde et l'imaginaire de la Relation. On peut résumer cela en posant l'opposition entre une pensée archipélique et une pensée continentale, la pensée continentale étant une pensée du système et la pensée archipélique étant la pensée de l'ambigu» (p.89). 31

Cette opposition, présentée avec des vocables nouveaux et des notions personnelles de GLISSANT, n'est qu'une reprise, déjà ressassée, de ces mêmes idées et convictions que nous avons exposées au cours de notre analyse; mais là encore, le dogmatisme que nous avons aussi dénoncé se révèle avec force. Il décide de tout pour nous, de ce qui est et de ce qui n'est pas, de ce qui sera accepté ou rejeté, condamné ou pratiqué. Sa vision théorique est implacable, se veut sans concession, donc systématique malgré lui, et se colore d'un totalitarisme qui ne fait pas

bon effet. Dans son ouvrage « Tracées7», René MENIL nous donne une définition du dogmatisme, qui nous semble s'accorder au travail de raisonnement de

GLISSANT. Il dit:

«

Le dogmatisme a pour fonction de

cacher ce qui est à débattre, et il donne pour solution le problème lui-même» (p.89). En définitive, pour aller au fond de la pensée de GLISSANT, le modèle inédit de la poétique de la Relation, face à la pensée monolithique occidentale, c'est bien entendu la Créolisation, toujours imprévisible, erratique et ambiguë et qui n'est surtout pas à confondre avec la Créolité de ses amis Jean BERNABE, Patrick CHAMOISEAU, Raphaël CONFIANT. Rappelons que cette poétique de la Relation a été définie par lui «comme une manière de se concevoir, de concevoir son rapport à soi-même et à l'autre et de l'exprimer. Toute poétique est un réseau» (p.131). S'agissant donc des différences fondamentales qui séparent la Créolisation de la Créolité, GLISSANT, dans les derniers chapitres de son ouvrage, au cours des entretiens donnés çà et là, ne cesse de mettre en garde ses interlocuteurs potentiels, ses lecteurs et ses amis contre 7

«Tracées»

- René IvŒ~

- Ed. Robert LAFFONT - Paris, 1981 32

toute déformation de gauchissement de sa théorie. Le phénomène de la Créolisation, il tient tout d'abord à le dire hautement, n'est pas exclusif de la réalité du terroir antillais, caribéen, martiniquais ou autres; et il le précise expressément: «Le phénomène que je décris n'a rien de local: c'est un enjeu beaucoup plus généralisé. Et si je prends le terme de Créolisation, ce n'est pas par référence à mon clocher ou aux Antilles ou à la Caraïbe. C'est parce que rien ne donne mieux l'image de ce qui se passe dans le monde que cette réalisation imprévisible à partir d'éléments hétérogènes. Quand je dis « CREOLISATION », ce n'est pas du tout par référence

à la langue créole, c'est par référence au phénomène qui a structuré les langues créoles, ce qui n'est pas la même chose» (p.29).

Et il insiste beaucoup là-dessus:

«

La Créolisation, je le

répète, intervient quand il y a deux ou plusieurs aires linguistiques hétérogènes qui sont mises en contact avec un résultat imprévisible. Personne ne sait qui pratique la Créolisation non pas du « texte» mais de la langue en général, on ne sait pas quand la langue créole est née, ni par qui, ni comment» (p.55). L'actualisation du phénomène à l'échelle mondiale, même s'il se trouve baptisé par GLISSANT du nom de Créolisation, ne doit pas nous faire oublier qu'historiquement il s'est toujours produit partout sur la planète, depuis que le monde existe, et tourne autour du soleil des cultures. A la vérité, ce n'est, en définitive, qu'un phénomène banal. De tout temps, les historiens de la culture avaient déjà noté cette sorte de mutation, qui, dans le langage de certains, s'appelait «influences réciproques» et qui naissait aussi bien par la force des choses, de la conquête, 33

de l'occupation, de la domination, de la colonisation et de l'impact de la « civilisation» même. En Espagne, par exemple, où l'influence arabe s'est fait sentir longuement, en France elle-même qui, comme dit CESAIRE, a assimilé par « saisissements» les influences les plus diverses, tout en gardant une personnalité propre, les traces demeurent ineffaçables. L'on a même vu, en Egypte, du temps des Pharaons, des envahisseurs conquérants qui ont abandonné leur langue et leurs coutumes pour s'assimiler aux populations dominées et épouser leur culture.

34

-

CHAPITRE VII

-

René MENIL, parlant dans son ouvrage déjà cité « Tracées 8» des «Problèmes

d'une culture Antillaise»

nous révèle que: «C'est un fait humain universel, aucune culture d'aucun peuple n'est un don fabuleux du ciel, aucune culture ne s'est constituée en vase clos, et en un jour, hors du contact et du conflit des peuples, des races et des cultures. Aucune culture d'aucun peuple ne s'est faite sans traverser ces contradictions dans la vie, la tête et le cœur des hommes, sans ce puissant travail de soi sur soi, dont parle MICHELET. » (p.33). Et bien entendu, le travail de Créolisation, qui s'est fait obscurément chez nous depuis trois siècles, ne saurait donc être une nouveauté première dont les autres peuples du monde nous seraient redevables. Quand GLISSANT privilégie ce mot Créolisation à son profit, pour l'étendre au tout-monde, il ne fait que réactualiser en le généralisant un phénomène naturel, historique, né des contraintes de la vie elle-même, comme un accouchement pénible et douloureux. Notre société antillaise, notre société créole, depuis trois siècles, s'est formée, comme le dit encore MENIL : «race sur race, peuple sur peuple ». Si l'on fait ce constat que, partout où il s'est produit dans les lieux francophones, anglophones, hispanophones ou autres, le phénomène de la Créolisation a généré sans cesse une langue, un patois, un idiome quelconque, on peut - pour ne pas évacuer la question - formuler l'interrogation suivante: dans la mondialisation que définit GLISSANT, qu'en sera-t-il de la langue dans tous les lieux où elle se manifestera? La Créolisation étant par essence imprévisible, la question 8 « Tracées» - René MENIL - Ed. Robert LAFFONT - Paris, 1981 35

peut être insolite, et rester ouverte et incertaine. Mais dans le cas, disons, d'une Créolisation réussie, la Créolisation naîtra-t-elle avec une langue ou sans langue? La langue sera-t-elle un SABIR? Il répond: «Je ne veux pas être prophète, mais je pense qu'un jour la sensibilité humaine tendra vers des langages qui dépasseront les langues, qui intègreront toutes sortes de dimensions, de formes, de silences, de représentations, qui seront autant de nouveaux éléments de langues» (p.12?). Une réponse qui accumule les idées les plus vagues et les plus floues. Absolument rien de concret. L'hégémonie de l'Amérique - par conséquent de la langue anglaise - se précise déjà partout dans le monde, et l'on voit que la France aujourd'hui n'échappe point à ce que l'on appelle «le franglais », chose que l'action concertée de la Francophonie ne parvient pas à enrayer, même à coup de lois et de diktats de ses Ministres de la Culture. D'un autre côté, la perturbation langagière que préconise GLISSANT lui-même, et ce mélange de créolisme et de francité que véhicule la Créolité et ses tenants notoires peuvent inquiéter à bon droit les uns et

les autres, car la métamorphose peut s' avérer dangereuse et stérile quand elle conduit à l'impasse et aux dérivations néfastes d'un monolinguisme que ne cesse de montrer du doigt GLISSANT dans sa poétique du Divers et de la Relation. Et je crois que c'est là une raison majeure qui incline GLISSANT à s'opposer à ses amis et disciples. Il tient, en effet absolument, à marquer à tout prix ses distances avec nos créolitaires par des arguments les plus clairs, fermes et péremptoires. Il ne leur reconnaît pas, semble-til, de légitimité formelle directe; et, à vrai dire, ils 36

seraient, en définitive, plutôt des fils bâtards que des héritiers présomptifs. Illes exhorte même à rentrer dans les rangs, dans l'ordre et l'orthodoxie de sa Créolisation. Signalons les différences qu'il établit très soigneusement: «Ce que les gens retiennent de la Créolisation, c'est le créolisme, dit-il, c'est-à-dire introduire dans la langue française des mots créoles. Je trouve que c'est le côté exotique de la question. La Créolisation, pour moi, ce n'est pas le créolisme, c'est, par exemple, engendrer un langage qui tisse les poétiques, peut-être opposées, des langues créoles et des langues françaises» (p.121). Et c'est pourquoi il s'insurge contre certaines bavures

folkloriques ou régionales:

«

Ce qui prévaut aujourd'hui,

dans le panorama européen et français, ce n'est pas cet imaginaire, c'est une espèce de réalité assez plate: le public français est tout à fait impressionné et fasciné par des réalisations para-exotiques qui sont très communes et même un peu vulgaires. Plus un écrivain accumule dans un texte de références extrêmement faciles et quasi exotiques à l'existence de cette langue, qui en général est une langue, disons, maternelle, opprimée, plus le public est content. Ce qui souvent provoque une certaine irritation: c'est la proie pour l'ombre, c'est très superficiel, ça expulse le problème sans avoir à le résoudre» (p.114). A propos des arguments que l'on trouve dans l'ouvrage « Eloge de la Créolité »9 de BERNABE,

CONFIANT

et

CHAMOISEAU - dans lequel ils se sont inspirés de ses écrits - GLISSANT avoue qu'entre ses amis de la Créolité et lui s'est glissé un malentendu parce que, dans 9

CHAMOISEAU, BERNABE, CONFIANT - «Eloge de la Créolité » -

Ed. Gallimard - Paris, 1989 -

37

«Le Discours Antillais» 10, il avait beaucoup

Créolisation. Mais il précise:

«

parlé de

Pour moi, la Créolité est

une autre interprétation de la Créolisation. La Créolisation est un mouvement perpétuel d'interpénétrabilité culturelle et linguistique qui fait qu'on ne débouche pas sur une définition de l'être» (p.123). Et c'est ici que GLISSANT marque sa différence fondamentale d'ordre philosophique, culturel, littéraire et moral, car sa conviction profonde est que, dit-il: « Ce que je reprochais à la Négritude, c'était de définir l'être nègre. Je crois qu'il n'y a pas « d'être ». L'être, c'est une grande, noble et incommensurable invention de l'Occident, et en particulier de la philosophie grecque. La définition de l'être va très vite, dans l'histoire occidentale, déboucher sur toutes sortes de sectarismes dont on voit aujourd'hui les effets catastrophiques. Je crois qu'il faut dire qu'il n'y a que de l'étant; c'est-àdire des existences particulières qui correspondent, qui entrent en conflit, et qu'il faut abandonner la prétention à la définition de l'être. Or, c'est ce que fait la Créolité: définir un être créole» (p.125). Par rapport à la Créolisation qu'il préconise, et aussi à l'Antillanité qu'il a fait valoir en un premier temps, il croit qu'il nous faut renoncer à la définition de «l'être créole », car dit-il: « C'est une manière de régression, du point de vue du processus, mais qui est peut-être nécessaire pour défendre le présent créole. Tout comme la Négritude a été d'une importance vitale pour la défense des valeurs africaines et de la diaspora noire. Il nous faut renoncer à la prétention absolue, très souvent sectaire, de la définition de l'être. Le monde se créolise, toutes les 10

Edouard GLISSANT 1981 -

«

Le Discours Antillais» - Ed. du Seuil - Paris, 38

cultures se créolisent à l'heure actuelle dans leurs contacts entre elles. Les ingrédients varient, mais le principe même est qu'aujourd'hui, il n'y a plus une seule culture qui puisse prétendre à la pureté» (p. 126).

39

- CHAPITRE

VIII

A la question posée à GLISSANT:

«

Qu'est-ce que ça

vous fait d'avoir une très vaste postérité, de voir que des écrivains se réclament de vous ? Vous avez d'une certaine façon fait école? ». Il répond: «Ce sont des éclats d'actualité, mais je ne suis pas sûr que cela corresponde à une réalité... Et faire école, cela veut dire qu'il y a des gens qui vous « suivent » sur une trace, qui écoutent ce que vous dites, cela ne va pas au-delà» (p.143). Pour mieux conscientiser ses propos, il va insister sur le problème des poétiques et ce qu'il appelle: «L'imaginaire des langues, c'est-à-dire la présence à toutes les langues du monde », et, il est tout à fait persuadé:« qu'on ne peut écrire son paysage ni décrire sa propre langue de manière monolingue ». Il remarque, dit-il: « Que certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils entendent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d'une mauvaise manière» (p.113). Il met en garde les uns et les autres qui, dans leur aveuglement, ne font qu'occulter le problème essentiel des poétiques: «Les créolismes, les particularismes, ce sont des manières de satisfaire, à l'échelle de la hiérarchie des langues, les grandes langues de la culture. Et ils sont très satisfaits. Parce qu'ainsi, on ne pose pas le problème des poétiques, c'est-à-dire l'usage non hiérarchisé de poétiques différentes dans des langues différentes. Personne ne veut en parler, parce que cela 41

rend caduque la croyance prétentieuse en la supériorité de certaines langues sur d'autres. Le créolisme, le régionalisme n'ouvrent pas ce débat; au contraire, c'est une consécration de la prééminence de certaines langues sur d'autres. Il y aurait des langues d'usage noble et des langues qui ne produisent que des régionalismes, des particularismes. Or, ce n'est pas vrai. Dans le contexte moderne, toutes les langues sont régionales et toutes les langues ont leur poétique en même temps» (p.123).

L'essentiel, en fin de compte, c'est que « les écrivains se rencontrent, que leurs poétiques se touchent, que leurs poétiques s'entraident, est une chose qui est précieuse, mais je ne crois pas qu'il faille accorder une importance à des écoles» (p.143). Un message de tolérance et de solidarité - comme une cerise sur le gâteau - que ses amis de la créolité n'apprécient point. Ils font même tout le contraire. .. Par rapport à la Créolité - qui s'est instituée comme une école, après la Négritude de CESAIRE, DAMAS et SENGHOR, de l'Antillanité de GLISSANT la rigueur de sa position ne varie pas, malgré les petites concessions amicales faites à ses bâtards; car il maintient, à tout prix, la distance entre la Créolisation et le Créolisme des Créolitaires. Et souvent, pour la déception et le désenchantement de ses fidèles, toujours mal à l'aise devant le gourou et ses réprimandes fraternelles, ses réactions et corrections sévères. Il

souligne avec force pour les malentendants: « Quant à ma manière d'envisager les poétiques du créole et du français, elle ne se veut pas stagnante: j'ai toujours la préoccupation du dépassement vers le « tout-monde». Je crois que c'est ce qui fait la différence entre les défenses des régionalisations vers le « tout-monde» qui sont très belles, et les défenses des régionalismes vers soi qui 42

aboutissent à de nouvelles formes d'intolérance, à de nouvelles formes de stagnation» (p.141). Mais au-delà de cette préoccupation, en allant plus loin, il y a une chose capitale qui lui tient à cœur, c'est la différence à faire entre le multilinguisme et la polyglosie. Voici là-

dessus ses réflexions: « Ce que je veux exprimer quand je dis que nous écrivons en présence de toutes les langues du monde, c'est qu'il y a une nouvelle condition de l'existence et de la fonction de l'écrivain: ce n'est pas que nous connaissons toutes les langues ou un grand nombre de langues, c'est que nous prenons conscience dans la totalité-monde que des langues disparaissent et qu'avec elles, c'est une part de l'imaginaire de l'humanité qui disparaît. Notre manière de défendre les langues doit être une manière multilingue. C'est au nom des multilinguismes que nous devons défendre nos langues et non pas au nom d'un monolinguisme intolérant» (p.142). GLISSANT cloue ici au pilori le «monolinguisme intolérant» et considère qu'il est capital que la défense des langues s'accompagne d'un réel changement de l'imaginaire des Hommes. Il dit: «C'est pour moi la dimension décisive: parce qu'on ne sauvera aucune langue du monde en laissant périr les autres. Ce qu'il faut changer, c'est l'imaginaire des humanités, de telle sorte qu'elles se persuadent que nous avons besoin de toutes les langues. Si nous ne faisons pas ce travail, nous serons tous engloutis par la vague avalante d'un sabir international qui sera peut-être l' anglo-américain ou qui sera autre chose, mais qui de toute manière absorbera toutes les langues» (p. 142). Devant l'ogre américain, qui risque donc d'avaler tous les petits poucets de la totalité-monde, GLISSANT, 43

comme le prolétaire de MARX, qui ne veut pas ou ne peut se libérer sans affranchir, du même coup, l'ensemble de l'humanité asservie, sans abolir aussi les classes sociales, se voit contraint d'être et de se faire le

champion du multilinguisme. Il précise:

«

Ma position

est qu'il y a une solidarité de toutes les langues menacées, y compris la langue anglo-américaine, qui est atteinte autant que la langue française par l'hégémonie de la convention internationale de l' Anglo-Américain. Je crois qu'il y a une solidarité de toutes les langues du monde et que ce qui fait la beauté du chaos-monde, de ce que j'appelle le chaos-monde aujourd'hui, c'est la rencontre, ces éclats, ces éclatements dont nous n'avons pas encore réussi à saisir l'économie ni les principes» (p.113). Et il ne cesse d'insister sur ce point pour lui très préoccupant de l'hégémonie d'une langue sur toutes les

autres: « Je dis toujours que la première victime du sabir anglo-américain, c'est la langue anglaise, que nous devons considérer le multilinguisme comme une donnée poétique de notre existence et non comme cette réalité qui fait que nous sommes polyglottes, que nous parlons plusieurs langues. D'ailleurs, la poétique des langues, peut-être qu'elle n'est pas tellement perçue par un interprète qui connaît sept à huit langues; dans la nostalgie de ne pas connaître une langue, il y a davantage de poétique, s'il se trouve, que dans la pratique même de la langue. C'est la différence entre multilinguisme et polyglosie» (p.142).

Pour conclure, il dresse ce panorama:

«

Il y a des gens

qui sont sensibles à la problématique des langues, parce qu'ils sont sensibles à la problématique du chaos-monde. Il y a des gens qui n'y sont pas sensibles, soit parce qu'ils 44

sont cantonnés dans la puissance véhiculaire de leur propre langue: c'est le cas des Etats- Unis; soit parce qu'ils revendiquent leur langue d'une manière monolingue et irritée: c'est le cas de certains défenseurs du Créole, c'est aussi le cas de certains défenseurs de la langue française au Québec, acculés à cela par la situation. Ils sont aveuglés par rapport à la situation réelle du monde, à ce que j'appelle le chaos-monde, cette rencontre conflictuelle et merveilleuse des langues, à tous ces éclats qui en jaillissent...» (p.114).

45

-CHAPITRE

IX

-

Tout au cours de ses propos, GLISSANT revient souvent, et pour les condamner, sur les systèmes de pensée et les pensées de système. En cela, on ne peut que lui donner raison, car il montre et dénonce que les deux systèmes génèrent toujours un arbitraire du pouvoir, le sectarisme, et tous les corollaires de la dictature ou du macoutisme intellectuel, à savoir: le racisme, le sexisme, l'antisémitisme, en un mot la xénophobie en tout genre et la plus totale. Nous l'avons vu, ici même, à la Martinique par exemple, dans les dérives de la Créolité avec son intransigeance, ses prises de position hargneuses, sa pensée monolithique qui considère la Créolité comme chose sacrée, intouchable, sous peine d'excommunication et d'interdiction de parler. La consultation des journaux et des magazines locaux en dit long sur ce sujet. Ajoutons à cela la volonté commerciale de s'investir partout où l'on peut gagner de l'argent, et de la considération facile, dans la télévision, le cinéma, le théâtre et même la chanson, avec les résultats les plus contestables que l'on sait. La Créolisation prônée et prêchée par GLISSANT, heureusement, n'en est pas encore là, et par la distance qu'il oppose à la Créolité, est peut-être sa garantie d'une conduite normale qui n'outrepasse pas les normes de la correction et de la bienséance. Mais il faut craindre que son système de pensée qui vise à une mondialisation du phénomène de la Créolisation n'aille un jour dans la même dérive que la Créolité, par l'intermédiaire des médias, à coups de publicité, de répétitions, de ressassements, d'intoxications culturelles. Procédés que les créolitaires d'ailleurs revendiquent comme des vertus 47

créoles, surtout le ressassement considéré comme le fin du fin de la connaissance supérieure de la Caraïbe NéoAméricaine. Le psittacisme religieux, comique et ridicule, des fils bâtards de GLISSANT, qui ressassent les mots et les idées du Maître, à tout bout de champ, n'est pas non plus un garde-fou, et soulève toutes les inquiétudes. La Créolisation n'est pas le créolisme, a déjà dit GLISSANT, c'est autre chose et cela va plus loin. Nous allons, avec lui, cerner cela de plus près, sur le plan théorique maintenant et fonctionnel, en tâchant de révéler les mécanismes du phénomène qui suscitent des questions. Cette déclaration d'abord: «Ce qui se passe dans la Caraïbe pendant trois siècles, c'est littéralement ceci: une rencontre d'éléments culturels venus d'horizons absolument divers et qui réellement se créolisent, qui réellement s'imbriquent et se confondent l'un dans l'autre pour donner quelque chose d'absolument imprévisible, d'absolument nouveau et qui est la réalité créole» (p.l5). La thèse qu'il défend est la suivante, dit-

il : « La Créolisation qui se fait dans la Néo-Amérique, et la Créolisation qui gagne les autres Amériques, est la même qui opère dans le monde entier. Le monde se créolise, c'est-à-dire que les cultures du monde, mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd'hui les unes avec les autres, se changent en s'échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié, mais aussi des avancées de conscience et d'espoir qui permettent de dire - sans qu'on soit utopiste, ou plutôt, en acceptant de l'être - que les humanités d'aujourd'hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s'obstinaient depuis longtemps, à savoir que l'identité d'un être n'est valable 48

et reconnaissable que si elle est exclusive de tous les êtres possibles» (p.15). Mais qu'est-ce que créoliser ? Et comment cela se fait-il dans tous les pays du monde? Si l'on peut vivre pratiquement cette Créolisation chez nous, aux Antilles, ici et ailleurs, dans le voisinage de proximité, GLISSANT ne nous donne aucune idée concrète de ce qui se passe réellement dans le tout-monde. Et pour comble, il ne pourra qu'affirmer et prédire ce qui se fera dans l'avenir ou ce qui peut se faire dans l'immédiat. En acceptant d'être utopiste, il est forcément aussi futuriste, et là, il rejoint l'occidental voué, par nature, à la prédicabilité qu'il ne cesse de dénoncer. Passons. .. GLISSANT conçoit d'ailleurs qu'il existe bien des conditions préalables pouvant déterminer l'existence des phénomènes de Créolisation. Examinons-les: « Les phénomènes de Créolisation sont des phénomènes

importants parce qu'ils permettent de pratiquer une nouvelle approche de la dimension spirituelle des humanités. Une approche qui passe par une recomposition du paysage mental de ces humanités d'aujourd'hui. Car la Créolisation suppose que les éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être équivalents en valeur pour que cette Créolisation s'effectue réellement. C'est -à-dire que si dans les éléments culturels mis en relation, certains sont infériorisés par rapport à d'autres, la Créolisation ne se fait pas vraiment. Elle se fait, mais sur un mode bâtard et

sur un mode injuste...

»

(p.17).

La Créolisation est une dynamique qui élabore dans sa composition des déterminations et lois particulières, absolument spontanées; par exemple, écrit GLISSANT: « Elle exige que les éléments hétérogènes mis en relation

49

« s'intervalorisent

», c'est-à-dire

qu'il

n'y

ait pas de

dégradation ou de diminution de l'être, soit de l'intérieur, soit de l'extérieur, dans ce contact et dans ce mélange» (p.l8). On ne peut s'empêcher de constater que ces conditions préalables sont draconiennes et tiennent du miracle quand elles permettent la naissance d'une Créolisation positive, légitime et non bâtarde. En ce qui concerne les Antilles, GLISSANT emploie une belle image, il dit que

la Créolisation en acte s'est exercée dans le « ventre de la plantation ». La plantation, nous, on la connaît, comme la poche de notre mère, d'où nous avons pris naissance. Mais qu'en est-il de tout le reste du monde? Présentée dans ces conditions extrêmes et difficiles, l'on peut douter de la mondialisation de cette Créolisation, qui se fait dans le tout-monde, à en croire GLISSANT. D'ailleurs, GLISSANT ne pourrait citer aucun pays dans lequel, aujourd'hui, ces conditions sont remplies et exercées de la façon qu'il le dit. Ce ne sont là que des vues de l'esprit, que l'on ne peut valablement comparer à des observations scientifiques, venues d'un physicien par exemple et qui se serait appliqué objectivement à relater, à décrire, à photographier mentalement un phénomène de cette sorte, pour le justifier. GLISSANT demande à ses lecteurs leur complicité, de partager son imaginaire; mais on ne peut le croire sur parole, car l'on n'a aucune preuve de la vérité de ses dires. Il est difficile pour un homme sensé de prendre ses théories sur la Créolisation pour de l'argent comptant; car cela s'apparente à un système de pensée qui cherche logiquement à se faire crédible et convaincant. Mais nous avons déjà vu comment des soubassements scientifiques 50

propulsent les données de ses propos, leurs transpositions littéraires, en vue d'harmoniser ses théories sur la poétique du Divers et de la Relation. Ce montage littéraire est placé sur trois axes: le premier, sur l'extrapolation analogique du principe d'indétermination, la relation d'incertitude, de Werner HEISENBERG, une notion de la mécanique quantique; le deuxième est le concept de racine unique et du rhizome, en référence à DELEUZE et GUATTARI; et troisièmement, la théorie du chaos, popularisée par le journaliste scientifique James GLEICK, et vulgarisée par Pierre BERGË, Yves POMEAU, Monique DUBOISGANCE, dans l'ouvrage collectif:« Des rythmes au chaos» dont GLISSANT avoue l'avoir consulté pour édifier ses thèses: «Le livre auquel je me suis attaché pour suivre le fil de ce que j'appelle la poétique du chaos

est un livre de vulgarisation qui s'appelle

«

Des rythmes

au chaos », publié aux Editions Odile JACOB

»

(p.81).

A la suite de ces trois axes, il faut ajouter, en ce qui concerne la poétique du Divers, Victor SEGALEN qu'il

présente ainsi: « Un poète, qui était médecin militaire, qui travaillait sur un aviso militaire, produit, invente, imagine et construit un système de pensée de l'exotisme tel qu'il combat à la fois tout exotisme et toute colonisation. Pour moi, SEGALEN est un poète révolutionnaire. Honneur et respect à SEGALEN. C'est le premier qui a posé la question de la Diversité du monde, qui a combattu l'exotisme comme forme complaisante de la colonisation, et il était médecin sur un bâtiment militaire» (pp.76-77). Il n'est pas insensible aussi aux idées de Jacques DERRIDA.

51

.. CHAPITRE

X ..

De la théorie du chaos, si essentielle pour GLISSANT, que peut-on en dire? Le premier message des scientifiques du chaos, ça a été de dire que le désordre en tant que tel existe, et que dans tout système existent des cycles réguliers et d'autres totalement chaotiques. Le chaos donc est omniprésent, il est stable et structuré. Il y a de l'ordre dans le chaos. En décrivant des formes dépassant l'imagination: irrégulières, fragmentées, disloquées, absurdes, fantaisistes et surréalistes. Toutes ces formes sont inédites et belles, de nature fractale. Fractale, un mot qui a fait fortune et le bonheur de tous les scientifiques du chaos. Dans ces formes disloquées, il s'est avéré qu'il y avait une structure organisatrice qui se dissimulait à l'intérieur de la complexité surprenante de leurs aspects; et en règle générale, l'on devait admettre, dit James GLEICK 11: « Que les structures chaotiques qui donnaient la clé du dynamisme non linéaire étaient de nature fractale. De manière imagée: une fractale est un moyen de voir l'infini» (