Ecrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne: Actes du colloque international organisé à l'Université Littoral Côte d'Opal, Dunkerque 9782503579931, 2503579930

Issu des rencontres internationales qui se sont tenues à l'Université Littoral Côte d'Opale (Dunkerque) les 19

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Table of contents :
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Jean Devaux, Matthieu Marchal, Alexandra Velissariou. Introduction
Marie-Christine Gomez-Géraud. Lire le voyage à la fin du XVe siècle
Anne-Sophie de Franceschi. Y-a-t-il un récit de pèlerinage « bourguignon » ?
Béatrice Dansette. Le récit de Jean de Tournai et la littérature bourguignonne de voyage à la fin du XVe siècle
Jaroslav Svátek. Le pèlerinage dans les Voyages et ambassades de Guillebert de Lannoy
Gilles Docquier. Homme de Loi, homme de Foi
Alexandra Velissariou. Escales dans les îles grecques en 1519
Jean Devaux. La grande traversée et l’écriture viatique
Jonathan Dumont. Récit de voyage et culture politique dans les Anciens Pays-Bas
Alain Marchandisse & Bertrand Schnerb. Et pour aller devers le roy d’Aragon…
Jacques Paviot. Les voyageurs « bourguignons » et l’expansion ibérique
Alain Servantie. Les missions turques des ambassadeurs impériaux et leurs prolongements artistiques (1533-1547)
Danielle Quéruel. Des rivages de Troie aux confins du désert
Marie-Madeleine Castellani. La Méditerranée et le voyage dans le Florimont en prose
Catherine Gaullier-Bougassas. Le voyage en Grèce de Louis de Gavre dans l’Histoire des seigneurs de Gavre
Matthieu Marchal. Les voyages en mer dans Othovyen, mise en prose bourguignonne de Florent et Octavien et de Florence de Rome
Stéphanie Bulthé. D’exils en retours
Zrinka Stahuljak. Les langues du voyage
Elena Koroleva. Le voyage du héros antique dans la Fleur des histoires de Jean Mansel
Catherine Emerson. Le retour au foyer dans les Cent Nouvelles nouvelles bourguignonnes
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Planches en couleurs
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Ecrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne: Actes du colloque international organisé à l'Université Littoral Côte d'Opal, Dunkerque
 9782503579931, 2503579930

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ÉCRIRE LE VOYAGE AU TEMPS DES DUCS DE BOURGOGNE

Burgundica XXXIII

Publié sous la direction de Jean-Marie Cauchies Centre européen d’études bourguignonnes (xive-xvie s.)

Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne Actes du colloque international organisé à l’Université Littoral  Côte d’Opale, Dunkerque

sous la direction de Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou

F

Collection BURGUNDICA Peu de périodes, de tranches d’histoire ont suscité et continuent à susciter auprès d’un large public autant d’intérêt voire d’engouement que le « siècle de Bourgogne ». Il est vrai qu’à la charnière de ce que l’on dénomme aussi vaguement que commodément « bas moyen âge » et « Renaissance », les douze décennies qui séparent l’avènement de Phillipe le Hardi en Flandre (1384) de la mort de Philippe le Beau (1506) forment un réceptacle d’idées et de pratiques contrastées. Et ce constat s’applique à toutes les facettes de la société. La collection Burgundica se donne pour objectif de présenter toutes ces facettes, de les reconstruire – nous n’oserions écrire, ce serait utopique, de les ressusciter – à travers un choix d’études de haut niveau scientifique mais dont tout « honnête homme » pourra faire son miel. Elle mettra mieux ainsi en lumière les jalons que le temps des ducs Valois de Bourgogne et de leurs successeurs immédiats, Maximilien et Philippe de Habsbourg, fournit à l’historien dans la découverte d’une Europe moderne alors en pleine croissance.

Avec le concours financier de la Fondation pour la protection du patrimoine culturel, historique et artisanal (Lausanne) Illustration de couverture : Lettrine historiée figurant le départ pour Venise de jeunes nobles hainuyers, dans Le Roman de Gillion de Trazegnies, Miniature de Liévin van Lathem (Anvers, 1464) : Los Angeles, J. Paul Getty Museum, ms. 111, fol. 204r (© Los Angeles, J. Paul Getty Museum) © 2021, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2021/0095/183 ISBN 978-2-503-57993-1 E-ISBN 978-2-503-57994-8 DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.115278 ISSN 1780-3209 E-ISSN 2295-0354 Printed in the EU on acid-free paper.

À la mémoire d’Alexandra Velissariou

Table des matières

Introduction11 Jean Devaux, Matthieu Marchal, Alexandra Velissariou Première partie Récits de pèlerins en pays bourguignon Lire le voyage à la fin du XVe siècle23 Comment situer le Voyage de Bertrandon de la Broquière ? Marie-Christine Gomez-Géraud Y-a-t-il un récit de pèlerinage « bourguignon » ? L’appartenance bourguignonne comme jalon de l’expression de soi dans la littérature de pèlerinage Anne-Sophie de Franceschi Le récit de Jean de Tournai et la littérature bourguignonne de voyage à la fin du xve siècle Béatrice Dansette

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45

Le pèlerinage dans les Voyages et ambassades de Guillebert de Lannoy Jaroslav Svátek

57

Homme de Loi, homme de Foi Le profil de Georges Lengherand à travers son récit de pèlerinage Gilles Docquier

67

Escales dans les îles grecques en 1519 Le récit de voyage de Jacques Lesaige, marchand de Douai Alexandra Velissariou

83

Deuxième partie Le genre viatique et l’écriture de l’histoire La grande traversée et l’écriture viatique Les récits du second voyage d’Espagne de Philippe le Beau (1506) Jean Devaux

97

8

ta bl e d e s m at i è r e s

Récit de voyage et culture politique dans les Anciens Pays-Bas La Descripcion poetique de Rémi Dupuis, indiciaire de Bourgogne Jonathan Dumont

115

Et pour aller devers le roy d’Aragon… Une relation de voyage du seigneur de Créquy et de Toison d’or (mai-octobre 1461) Alain Marchandisse & Bertrand Schnerb

129

Les voyageurs « bourguignons » et l’expansion ibérique Jacques Paviot

141

Les missions turques des ambassadeurs impériaux et leurs prolongements artistiques (1533-1547) Alain Servantie

151

Troisième partie Écriture du voyage et récit de fiction Des rivages de Troie aux confins du désert Les merveilles d’outremer dans le roman de Paris et Vienne Danielle Quéruel

169

La Méditerranée et le voyage dans le Florimont en prose Marie-Madeleine Castellani

181

Le voyage en Grèce de Louis de Gavre dans l’Histoire des seigneurs de Gavre Héritage antique et croisade, le grand oubli Catherine Gaullier-Bougassas Les voyages en mer dans Othovyen, mise en prose bourguignonne de Florent et Octavien et de Florence de Rome Matthieu Marchal

193

203

D’exils en retours L’écriture du voyage dans le Roman de Gillion de Trazegnies Stéphanie Bulthé

217

Les langues du voyage Le roman bourguignon et ses « fixeurs » méditerranéens Zrinka Stahuljak

233

tab le d e s mat i è re s

Le voyage du héros antique dans la Fleur des histoires de Jean Mansel Alexandre et Jason au service du projet bourguignon Elena Koroleva

243

Le retour au foyer dans les Cent Nouvelles nouvelles bourguignonnes Catherine Emerson

253

Bibliographie261 Planches en couleurs283

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jean devaux, matthieu marchal, alexandr a velissariou 

Introduction Les recherches menées ces trente dernières années dans la foulée de l’étude pionnière de Jean Richard ont largement démontré la richesse du récit de voyage tel qu’il se développe, du xiiie au xvie siècle, dans le domaine français, que l’on songe, pour la période médiévale, aux travaux de Michèle Guéret-Laferté et de Nicole Chareyron ou, pour la première Renaissance, aux recherches de Marie-Christine Gomez-Géraud1. Or les territoires placés sous l’égide des Grands Ducs de Bourgogne occupent sans nul doute une place déterminante dans le développement de cette production. Dans les centres urbains comme à la cour du prince, nombre de voyageurs furent tentés, à leur retour, de rendre compte de leurs pérégrinations. Pèlerins, diplomates, soldats ou marchands, ces voyageurs écrivains apportent pour beaucoup une contribution originale à ce mode spécifique de narration où l’homo viator dévoile son identité à mesure qu’il dépeint le monde qu’il découvre. Situé dans la droite ligne des volumes d’actes issus des rencontres internationales organisées depuis une quinzaine d’années à l’Université Littoral Côte d’Opale autour de la littérature française de Bourgogne2, le présent ouvrage vise à mieux appréhender le rôle prépondérant qui fut le sien dans l’essor de l’écriture viatique au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance. Outre le 1 J. Richard, Les récits de voyages et de pèlerinages, Turnhout, Brepols, 1981 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 38) ; M. Guéret-Laferté, Sur les routes de l’empire mongol. Ordre et rhétorique des relations de voyage aux xiiie et xive siècles, Paris, Champion, 1994 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 28) ; N. Chareyron, Globe-Trotters au Moyen Âge, Paris, Imago, 2004 ; Ead., Éthique et Esthétique du récit de voyage à la fin du Moyen Âge, Paris, Champion, 2013 (Essais sur le Moyen Âge, 57) ; M.-Chr. Gomez-Géraud, Le crépuscule du Grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458-1612), Paris, Champion, 1999 (Les Géographies du Monde, 2) ; Ead., Écrire le voyage au xvie siècle en France, Paris, Presses universitaires de France, 2000 (Études littéraires – Recto-verso). 2 Littérature et culture historiques à la cour de Bourgogne. Actes des Rencontres internationales organisées à Dunkerque (Université Littoral Côte d’Opale) le jeudi 27 octobre 2005, dir. J. Devaux et A. Marchandisse, Le Moyen Âge, t. 112, 2006, p. 465-642 ; Jean Molinet et son temps. Actes des rencontres internationales de Dunkerque, Lille et Gand (8-10 novembre 2007), dir. J. Devaux, E. Doudet et É. Lecuppre-Desjardin, Turnhout, Brepols, 2013 (Burgundica, 22) ; Autour des Cent Nouvelles nouvelles. Sources et rayonnements, contextes et interprétations. Actes du colloque international organisé à l’Université Littoral Côte d’Opale, Dunkerque, 20-21 octobre 2011, dir. J. Devaux et A. Velissariou, Paris, Champion, 2016 (Bibliothèque du xve siècle, 81) ; L’art du récit à la cour de Bourgogne : l’activité de Jean de Wavrin et de son atelier. Actes du colloque international organisé à l’Université Littoral Côte d’Opale, Dunkerque, 24-25 octobre 2013, dir. J. Devaux et M. Marchal, Paris, Champion, 2018 (Bibliothèque du xve siècle, 84) ; Les premiers imprimés français et la littérature de Bourgogne (1470-1550). Actes du colloque international organisé à l’Université Littoral Côte d’Opale, Dunkerque, 22-23 octobre 2015, dir. J. Devaux, M. Marchal et A. Velissariou, Paris, Champion, 2021 (Bibliothèque du xve siècle, 86) ; Visages de femmes dans la littérature bourguignonne (xive-xvie siècles). Actes des Rencontres internationales organisées à Boulogne-sur-Mer et à Lille (Université Littoral Côte d’Opale, Université de Lille), 16-18 octobre 2019, dir. J. Devaux, M. Marchal et A. Velissariou, Bien dire et bien aprandre, t. 36, 2021. Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 11-19.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124731

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récit de voyage proprement dit, son objectif est de mettre en lumière les liens subtils que ce « genre mal défini3 » entretient tout à la fois avec la littérature romanesque et la production historiographique qui s’épanouissent alors en terre bourguignonne et réservent une place non négligeable à la narration du voyage, imaginaire ou réel4. Soucieux de témoigner de cette longue parenthèse que constitue au cœur d’une vie un pèlerinage en terre lointaine, le Tournaisien Coppart de Velaines (1423-1432), le Montois Georges Lengherand (1486-1487), le Valenciennois Jean de Tournai (14881489), le Douaisien Jacques Lesage (1519) ou Jan Taccoen van Zillebeke (1500-1515), chevalier demeurant à Comines, se remémorent avec verve les péripéties de leur voyage. Anne-Sophie De Franceschi a étudié les multiples facettes de ces récits de pèlerins qui, profitant le plus souvent de l’intimité du manuscrit, livrent à leur proche entourage les fruits d’une expérience toute personnelle5. L’intérêt des chercheurs pour ces textes composites, tout à la fois guides des Lieux saints et manuels de dévotion, s’est traduit en outre, ces dernières années, par les éditions et traductions destinées à les mettre en exergue. De même que Jacques Paviot a édité, en 2007, le manuscrit de Coppart de Velaines, retraçant ses deux voyages vers la Terre sainte, en 1423 et 1432, le triple pèlerinage de Jean de Tournai à Rome, Jérusalem et Compostelle, réalisé en 1488 et 1489, a fait l’objet, tour à tour, d’une traduction en français moderne et d’une édition scientifique6. Tout à la fois militaire et diplomate, Guillebert de Lannoy sillonne les routes d’Europe un demi-siècle durant et exécute, de 1421 à 1423, une mission d’espionnage en Orient, suivi, dix ans plus tard, par Bertrandon de la Broquière, chargé à son instar par le duc Philippe le Bon de réunir les informations nécessaires à la préparation d’une ultime croisade. Les récents travaux de Jaroslav Svátek sur les récits de voyage des nobles bourguignons ont apporté un regard neuf sur les précieux témoignages

3 M.-Chr. Gomez-Géraud, Écrire le voyage, p. 15-29. 4 Nous nous limitons, pour tout ce qui suit, à proposer une sélection des travaux les plus récents. L’on trouvera à la fin du présent volume une bibliographie exhaustive sur le sujet. 5 A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière. L’écriture du pèlerinage à l’épreuve de l’intimité du manuscrit. Récits manuscrits de pèlerinages rédigés en français pendant la Renaissance et la Contre-Réforme (1500-1620), Paris, Champion, 2009 (Les Géographies du Monde, 13). Cf. de même N. Chareyron, Les pèlerins de Jérusalem au Moyen Âge. L’aventure du Saint Voyage d’après Journaux et Mémoires, Paris, Imago, 2000. 6 J. Paviot, « Le pèlerinage du Tournaisien Coppart de Velaines en Terre sainte (1423-1424 et 1431-1432) », dans Campin in Context. Peinture et société dans la vallée de l’Escaut à l’époque de Robert Campin (1375-1445). Actes du Colloque international organisé par l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, l’Institut royal du Patrimoine artistique et l’Association des Guides de Tournai, Tournai, Maison de la Culture, 30 mars – 1er avril 2006, dir. L. Nys et D. Vanwijnsberghe, Valenciennes, Bruxelles, Tournai, Presses universitaires de Valenciennes, Institut royal du Patrimoine artistique, Association des Guides de Tournai, 2007, p. 89-98, 277-309 ; Le voyage de Jean de Tournai. De Valenciennes à Rome, Jérusalem et Compostelle (1488-1489), trad. D. Péricard-Méa, transcription F. Blanchet-Brockaert, Cahors, La Louve, 2012 ; Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai (1488-1489), éd. B. Dansette et M.-A. Nielen, Paris, CNRS Éditions, 2017. À signaler en outre l’édition et la traduction en portugais des pages que Jan Taccoen consacre à la description de la ville de Lisbonne : Lisboa em 1514. O relato de Jan Taccoen van Zillebeke, éd. et trad. J. Fonseca, E. Stols et St. Manhaeghe, Lisbonne, Húmus, 2014 (Cadernos de cultura, 2e série, 8).

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de ces pèlerins atypiques, de même que trois traductions, en turc, en tchèque et en français moderne, ont permis de redécouvrir l’œuvre de Bertrandon7. Mais c’est aussi le marchand Eustache Delafosse, qui, embarqué à Bruges en 1479, relate le vaste périple maritime qu’il fut amené à accomplir, pour cause de négoce, sur les côtes occidentales de l’Afrique et jusqu’aux Îles du Cap Vert. Publié et traduit à trois reprises, de 1992 à 2012, à la fois en français et en espagnol8, le récit de son expédition dans l’Atlantique portugais préfigure bien d’autres navigations dans les fameuses Mers du Sud. À l’aube du xvie siècle, la littérature bourguignonne s’enrichit, par surcroît, de récits de voyages princiers. Antoine de Lalaing et un narrateur anonyme rendent comptent du premier voyage d’Espagne accompli en 1501 par Philippe le Beau et son épouse Jeanne de Castille : le second de ces récits, conservé à Vienne, a fait l’objet en 2015 d’une édition critique, assortie d’une copieuse étude introductive et d’une traduction en espagnol9. Tandis que le dernier voyage des souverains dans la péninsule (1506) se trouve retracé dans une relation demeurée elle aussi anonyme, c’est à Laurent Vital, valet de chambre de la cour, qu’il appartint de conter, onze ans plus tard, le voyage entrepris par le futur Charles Quint pour prendre possession de son héritage ibérique (1517-1518). L’indiciaire de Bourgogne Rémy Dupuys adopte quant à lui le ton du panégyriste dans la Descripcion poetique où il relate l’événement. L’écriture du voyage occupe parallèlement une place non négligeable chez les célèbres chroniqueurs des Fastes bourguignons, dont les récits constituent, au Moyen Âge, l’une des manifestations les plus achevées de l’histoire immédiate en langue vernaculaire. Or cette proximité matérielle et temporelle apporte à leurs chroniques ce gage d’authenticité que leur confère le privilège d’avoir côtoyé l’événement et instille à leurs textes un parfum de vécu qui les apparente, çà et là, aux voyageurs écrivains. De même que Jean Molinet consacre plusieurs chapitres de ses Chroniques aux deux voyages espagnols de Philippe le Beau, la relation par Jean de Wavrin de la « croisade sur le Danube », traduite à la fois en anglais et en français, rend compte avec force détails de la campagne militaire de son neveu Waleran contre les Turcs 7 Bourgogne Dükü Philippe le Bon’un müşaviri ve baş écuyer tranchant’ı Bertrandon de La Broquièréin Denizaşırı seyahati, trad. I. Arda, préface par S. Eyice, Istanbul, Eren, 2000 ; Bertrandon de la Broquère, Le Voyage d’Orient. Espion en Turquie, trad. H. Basso, Introduction et notes de J. Paviot, Toulouse, Anacharsis, 2010 ; Id., Zámořská cesta. Burgundský zvěd 15. století v muslimských zemích, trad. J. Svátek, M. Nejedly et J. Loiseau, Prague, Nakladatelství Lidové noviny, 2016 ; J. Svátek, Prier, combattre et voir le monde. Discours et récits de nobles voyageurs à la fin du Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021 (Interférences). Cf. de même S. M. Cappellini, The Voyage d’oultre mer de Bertrandon de la Broquière (1432-1433). An Enlightened Journey in the World of the Levant (Followed by a New Critical Edition of this Text), 2 vol., PhD thesis, Baltimore, The John Hopkins University, 1999. 8 Voyage d’Eustache Delafosse sur la côte de Guinée, au Portugal & en Espagne (1479-1481), éd. et trad. D. Escudier, Paris, Chandeigne, 1992 (Collection Magellane) ; Viaje de Eustache de la Fosse (1479-1481), éd. et trad. E. Aznar Vallejo et B. Pico Graña, La Laguna, Santa Cruz de Tenerife, Universidad de la Laguna, Cabildo Insular de Tenerife, 2000 ; Eustache de la Fosse, Voyage sur la côte occidentale de l’Afrique, 1479-1481, trad. J.-Fr. Kosta-Théfaine, Paris, Cartouche, 2012. 9 De Bruselas a Toledo. El viaje de los archiduques Felipe y Juana, éd. et trad. M. C. Porras Gil, Madrid, Ediciones Doce Calles, Fundación Carlos de Amberes, Valladolid, Ediciones Universidad de Valladolid, 2015.

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ottomans (1444-1446)10. Quant aux hérauts d’armes et aux diplomates, les missions qu’ils accomplissent en Europe ou vers l’Orient leur confèrent une expertise toute particulière dans l’écriture du voyage. Les rapports rédigés, à la cour de Philippe le Bon, par Jean Lefèvre de Saint-Rémy, roi d’armes de la Toison d’or, trouvent un lointain écho, sous le règne de Charles Quint, dans la relation de l’ambassade de Corneille de Schepper, envoyé par l’empereur à Constantinople, en 1533-1534. L’attrait des élites bourguignonnes pour le voyage d’Orient se manifeste, çà et là, dans les vastes compilations où l’histoire côtoie volontiers la légende. La Fleur des histoires de Jean Mansel, l’Istoire de Jason de Raoul Lefèvre et le Recoeil des Histoires de Troyes du même auteur développent tour à tour la relation des voyages d’Alexandre le Grand, de Jason et d’Hercule, trois héros antiques métamorphosés, au xve siècle, en de véritables héros bourguignons11. De même, une part importante des fictions romanesques émanant du creuset littéraire de la cour de Bourgogne font du voyage en pays lointain le ressort majeur de leur trame narrative. Comme l’ont bien montré les travaux de Danielle Quéruel12, les héros de romans, amenés à serchier le monde pour acquérir pris et los13, sont conduits par leur destin vers des contrées de plus en plus lointaines ; le voyage est pour eux l’occasion d’une quête d’aventures où l’errance exploratrice est l’occasion rêvée d’achever et de parfaire l’apprentissage chevaleresque14. Sous l’influence des relations de voyages contemporaines, les auteurs de Gilles de Chin, de Ciperis de Vignevaux, de Gillion de Trazegnyes ou de la mise en prose bourguignonne d’Othovyen évoquent par exemple à plusieurs reprises les routes empruntées traditionnellement par les pèlerins et les marchands15 : ils étoffent leurs 10 The Crusade of Varna, 1443-45, trad. C. Imber, Aldershot, Ashgate, 2006 (Crusade Texts in Translation, 14), p. 107-166 ; Jehan de Wavrin, La Croisade sur le Danube, trad. J. Barreto, Toulouse, Anacharsis, 2019. 11 Cf. notamment E. Doudet, « Le miroir de Jason : la Grèce ambiguë des écrivains bourguignons au xve siècle », dans La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental. Actes du 15e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer, les 8 et 9 octobre 2004, dir. J. Leclant et M. Zink, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2005, p. 175-193 ; Chr. Blondeau, Un conquérant pour quatre ducs. Alexandre le Grand à la cour de Bourgogne, Paris, CTHS, INHA, 2009 (L’art et l’essai) ; J. Devaux, « La cour de Bourgogne au miroir de la Grèce ancienne : figures héroïques et légitimation du pouvoir », dans Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, dir. C. GaullierBougassas, Turnhout, Brepols, 2019 (Recherches sur les Réceptions de l’Antiquité, 2), p. 65-77. 12 D. Quéruel, « Pourquoi partir ? Une typologie des voyages dans quelques romans de la fin du Moyen Âge », dans Guerres, voyages et quêtes au Moyen Âge. Mélanges offerts à Jean-Claude Faucon, dir. A. Labbé, D. W. Lacroix et D. Quéruel, Paris, Champion, 2000 (Colloques, Congrès et Conférences sur le Moyen Âge, 2), p. 333-348. 13 É. Gaucher, La biographie chevaleresque. Typologie d’un genre (xiiie-xve siècle), Paris, Champion, 1994 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 29). 14 Cf. notamment Histoire des seigneurs de Gavre, éd. R. Stuip, Paris, Champion, 1993 (Bibliothèque du xve siècle, 53), p. 12. 15 L’itinéraire topique des héros des proses bourguignonnes suit la route des Alpes, à travers la Champagne, la Bourgogne, la Savoie et la Lombardie : Messire Gilles de Chin natif de Tournesis, éd. A.-M. Liétard-Rouzé, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2010 (Textes et perspectives. Bibliothèque des seigneurs du Nord), p. 124 ; Un mito alla corte di Borgogna. Ciperis de Vignevaux in prosa. Edizione con note critiche e commento linguistico-letterario, éd. L. Ramello, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2012, p. 46 (ch. III, 1) ; Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 11-12 ;

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récits d’indications géographiques précises et réutilisent des noms familiers dans un contexte fictionnel. Le roman dessine alors un cadre narratif qui tend vers les Alpes, la mer Adriatique16, l’Europe de l’Est17 et le bassin méditerranéen, plus rarement vers l’Europe du Nord et la Baltique, comme dans la version longue de Blancandin et l’Orgueilleuse d’Amours18. Il n’est pas jusqu’au genre naissant du récit bref qui n’accorde une place de choix aux incessants déplacements des voyageurs bourguignons, les protagonistes des Cent Nouvelles nouvelles se trouvant partagés, au fil du recueil, entre les attraits divers du voyage et les aléas du retour au foyer. Ces modes spécifiques de narration peuvent être envisagés sous de multiples facettes. Un premier axe de recherche porte sur les aspects informatifs et narratifs de ces textes où se dévoile toute la curiosité de l’écrivain. Outre leurs dimensions géographique et ethnographique, il convient de se pencher, dans une perspective plus littéraire, sur les représentations subjectives du narrateur19 : le regard porté sur l’Autre et l’Ailleurs, où la fascination le dispute à la crainte, contribue pour une bonne part à l’intérêt de tels récits, qui recèlent nombre d’informations sur les pays évoqués, les mœurs de leurs habitants et les péripéties du voyage. L’on songe notamment à la relation du franchissement du massif alpin par Georges Lengherand20. Si dans les œuvres romanesques les anecdotes pittoresques relatives aux déplacements sont relativement peu nombreuses, on y trouve toutefois l’écho de certaines réalités qui suscitent à la même époque l’étonnement des voyageurs, en particulier dans les relations des saints voyages d’outre-mer : les héros de romans sont saisis d’émotion à la vue des anciennes cités orientales, berceaux de la civilisation antique21, ou découvrent avec

Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. St. Vincent, Turnhout, Brepols, 2010 (Textes vernaculaires du Moyen Âge, 11), p. 136-138 (ch. 7) ; Othovyen, Chantilly, Musée Condé, ms. 652, ch. LXXXII, fol. 93r. 16 Cf. par exemple Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 60. 17 Cf. ibid., p. 192, 218. 18 Blancandin et l’Orgueilleuse d’amours. Versioni in prosa del xv secolo, éd. R. A. Greco, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2002 (Bibliotheca Romanica. Saggi e testi, 3), p. 198-202 ; cf. R. Stuip, « Blanchandin, Jean de Créquy et Marienburg », Études médiévales, t. 1, 1999, p. 347-356. 19 Cf. A.-J. Surdel, « Oultremer, la Terre sainte et l’Orient vus par les pèlerins du xve siècle », dans Images et signes de l’Orient dans l’Occident médiéval (littérature et civilisation), Aix-en-Provence, CUERMA, 1982 (Senefiance, 11), p. 325-339 ; C. Herbert, « Le regard des pèlerins (xive-xve siècles) sur les autochtones : étude de la subjectivité à partir d’un corpus lemmatisé », dans Aimer, haïr, menacer, flatter… en moyen français. Actes du ve Colloque de l’AIEMF, Helsinki (9-11 juin 2014), dir. J. Härmä et E. Suomela-Härmä, Paris, Champion, 2017 (Bibliothèque du xve siècle, 83), p. 217-228. 20 Voyage de Georges Lengherand, mayeur de Mons en Haynaut, à Venise, Rome, Jérusalem, Mont Sinaï et Le Kayre, 1485-1486, éd. D.-C. Godefroy Ménilglaise, Mons, Masquillier & Dequesne, 1861 (Publications de la Société des Bibliophiles belges, séant à Mons, 19), p. 13-19 (cit. p. 15) : mais en ma consience je voel bien dire que où que fus oncques, je n’eulz si grand paour. 21 Dans le Florimont bourguignon, Philippe de Madien visite les ruines de Thèbes (Le Florimont en prose. Édition du ms. 12566, éd. H. Bidaux, 3 vol., Thèse de doctorat, Villeneuve-d’Ascq, Université Charles de Gaulle – Lille 3, 2007, fol. 8v, p. 160) ; dans Paris et Vienne, le héros éponyme se rend sur les ruines de Troie (Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. M.-Cl. de Crécy et R. Brown-Grant, Paris, Classiques Garnier, 2015 (Textes littéraires du Moyen Âge, 38), p. 264-265, ch. CXIV) ; Louis de Gavre découvre quant à lui les palais antiques d’Athènes (Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 114).

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amusement certains animaux exotiques, dromadaires22, lions ou crocodiles23 ; plus rarement, ils se joignent aux caravanes de nomades pour sillonner le désert24, comme dans un long développement autonome de Paris et Vienne, propre à un manuscrit d’origine bourguignonne ayant appartenu à Jean de Wavrin25. Les travaux de Catherine Gaullier-Bougassas ont bien mis en lumière la fascination pour les terres d’Orient au Moyen Âge et son exploitation fictionnelle dans les romans26. L’attrait pour les contrées lointaines devient le prétexte à l’accumulation de péripéties romanesques ; les romanciers bourguignons saisissent en effet l’occasion des voyages pour soumettre constamment leurs héros à des épreuves conventionnelles, ce qui permet de réactiver plusieurs stéréotypes narratifs parfois éculés27. Dans ces récits d’armes et d’amours, il arrive par exemple fréquemment que le chevalier et sa dame, séparés l’un de l’autre, soient exposés à tous les dangers au cours d’un long périple dans des contrées hostiles28 et ne soient réunis qu’au terme du roman. De même, l’errance maritime est toujours semée d’embûches et ponctuée d’accidents climatiques29 : dans deux biographies chevaleresques, l’Histoire de Gillion de Trazegnyes et l’Histoire des Seigneurs de Gavre, les jeunes héros d’origine bourguignonne subissent plusieurs fortunes avant d’être faits prisonniers par des larrons de mer et d’être jetés aux fers dans les soutes par des sarrasins30.

22 Cf. Othovyen, Chantilly, Musée Condé, ms. 652, ch. CXVI, fol. 123va ; Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 265 (ch. CXIV). 23 Sy entrerent en la riviere du Nyl ou ilz veyrent maint grant serpent quy se nomment cocodriles (Othovyen, Chantilly, Musée Condé, ms. 652, ch. CXVI, fol. 123vb). 24 Ilz s’en deppartirent tous deux et cheminerent tant qu’ilz orent passé les desers et vindrent a .vi. liewes prés de la cité de Gazere (Othovyen, Chantilly, Musée Condé, ms. 652, ch. CXIV, fol. 121va). 25 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 264-265. Cet extrait, issu du ms. Bruxelles, KBR, 9632, est analysé dans D. Quéruel, « Pourquoi partir ? », p. 345, 347. 26 C. Gaullier-Bougassas, La tentation de l’Orient dans le roman médiéval. Sur l’imaginaire médiéval de l’Autre, Paris, Champion, 2003 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 67), en particulier p. 226-284, sur les romans d’aventures et les fictions de croisade à la fin du Moyen Âge. 27 Cf. M. Marchal, « La représentation du passage outre-mer au prisme des romans de chevalerie bourguignons. Le cas d’Othovyen, mise en prose du xve siècle », dans Représenter le passage (Mondes romans, xiie-xvie siècle), dir. P. Cartelet, C. Gaullier-Bougassas, S. Hirel, A. Robin et H. Thieulin-Pardo, Atlante. Revue d’études romanes, t. 12, printemps 2020, p. 195-212 (revue en ligne : https://atlante.univ-lille.fr/numero-12-printemps-2020.html). 28 Les attaques en forêt sont ainsi privilégiées dans les proses bourguignonnes. Cf. L. Ramello, Un mito alla corte di Borgogna. Ciperis de Vignevaux in prosa, p. 38 (ch. I, 5) ; La fille du comte de Pontieu, conte en prose. Versions du xiiie et du xve siècle, éd. Cl. Brunel, Paris, Société des anciens Textes français, 1923, p. 78 ; Philippe Camus, Histoire d’Olivier de Castille et Arthus d’Algarbe, Gand, Universiteitsbibliotheek, ms. 470, ch. 19, fol. 44r-44v. 29 Cf. D. James-Raoul, « L’écriture de la tempête en mer dans la littérature de fiction, de pèlerinage et de voyage », dans Mondes marins du Moyen Âge, dir. Ch. Connochie-Bourgne, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2006 (Senefiance), p. 217-230. 30 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 252-256 (ch. 45) ; Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit, p. 61-73 (ch. 21-25). Cf. É. Gaucher, La biographie chevaleresque, p. 150 (« Tempêtes, pirates et emprisonnements ») ; M. Marchal, « Le bon oysel se fait de luy meismes : aventures et brigandage maritimes dans l’Histoire des seigneurs de Gavre », dans Pirates, aventuriers, explorateurs, dir. J. Bel, Les Cahiers du Littoral, t. 20, 2016, p. 3-15.

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L’écriture du récit de voyage s’offre par ailleurs comme une quête de soi dont il importe de décrypter les signes : en cette période qui contribue de manière décisive à la naissance de l’individu, « on sent émerger une instance autonome qui exprime des jugements ou exhale des sentiments31 ». Il va sans dire que l’étude lexicale et sémantique de la langue de ces récits ne peut que contribuer à éclairer d’un jour nouveau la perception du monde qui s’en dégage autant que la subjectivité croissante du narrateur32. Il importe en outre d’apprécier à sa juste mesure la portée idéologique de cette littérature : le voyage y contribue à l’élaboration d’une pensée politique et sociale et d’un imaginaire du pouvoir, où se dessine le portrait du prince idéal. Le recours à la fiction permet de même aux auteurs de soutenir l’intérêt pour la croisade et de promouvoir les expéditions d’Orient à la fois comme pèlerinage et comme action militaire. L’on trouve ainsi dans plusieurs mises en prose romanesques, comme Le Chastellain de Coucy33, Paris et Vienne34 ou Gilles de Chin35, des relations de passages outre-mer qui servent tout autant à renouveler la vénération des hauts lieux du christianisme qu’à appeler à lutter contre les ennemis de la foi. Le récit des pérégrinations exemplaires de princes chrétiens bourguignons, au passé glorieux mythifié, contribue alors à faire durer l’illusion d’une croisade bourguignonne36. Enfin, il est opportun de questionner plus largement la culture livresque du voyage37 telle qu’elle se développe en pays bourguignon. Le récit du pèlerinage du Gantois Josse van Ghistele, rédigé en moyen néerlandais par le moine Ambrosius Zeebout, s’inspire largement de la Peregrinatio in terram sanctam de Bernhard von Breidenbach

31 N. Chareyron, Éthique et Esthétique du récit de voyage, p. 22. 32 Cf. C. Herbert, Les récits de voyage des xive et xve siècles lemmatisés : apports lexicographiques au Dictionnaire du Moyen Français, Thèse de doctorat, Nancy, Université de Lorraine, ATILF-CNRS, 2016. 33 Le Châtelain de Coucy passe deux ans à combattre en Terre sainte auprès de Richard Cœur de Lion et de Philippe Auguste ; il y trouve la mort après avoir été touché par un carreau d’arbalète empoisonné : Le livre des amours du Chastellain de Coucy et de la Dame de Fayel, éd. A. Petit et Fr. Suard, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires de Lille, 1994 (Textes et perspectives. Bibliothèque des seigneurs du Nord), p. 202-209. 34 Paris, en compagnie d’une caravane de marchands, se rend entre autres à Jérusalem et au monastère de Sainte-Catherine au Mont Sinaï : Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 264-265 (ch. CXIV). 35 Gilles de Chin est appelé à se croiser par un ange ; en Terre sainte, il se rend au Saint-Sépulcre et se fait baptiser dans le Jourdain : Messire Gilles de Chin, éd. cit., p. 116-156 (en particulier p. 116-117, 125-126, 134). 36 Cf. notamment J. Paviot, Les ducs de Bourgogne, la croisade et l’Orient (fin xive siècle – xve siècle), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003 (Cultures et Civilisations médiévales, 27) ; C. Gaullier-Bougassas, « La croisade dans le roman chevaleresque du xve siècle », dans Du roman courtois au roman baroque. Actes du colloque des 2-5 juillet 2002, dir. E. Bury et Fr. MoraLebrun, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 295-307. 37 Pour une approche générale de cette problématique entre Moyen Âge et Renaissance, cf. M.-Chr. Gomez-Géraud, Le crépuscule du Grand Voyage, p. 191-466. Cf. de même Chr. GadratOuerfelli, « À quoi servent les récits de voyage ? Réflexions sur les lectures et la réception d’un genre littéraire au Moyen Âge », dans Le Texte médiéval dans le processus de communication, dir. L. Evdokimova et A. Marchandisse, Paris, Classiques Garnier, 2019 (Rencontres, 416 – Civilisation médiévale, 36), p. 81-93.

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qui, publiée à Mayence en 1486, avait connu aussitôt un succès considérable et avait été traduite en français par le carme Nicole le Huen (Lyon, Michel Topié et Jacques Heremberck, 1488). Le pèlerinage de Jacques Lesaige est publié à deux reprises, entre 1520 et 1523, chez Bonaventure Brassart, premier imprimeur établi à Cambrai, tandis que le voyage de Josse van Ghistele connaît lui aussi les honneurs de l’impression (Gand, Henric van den Keere, 1557)38. Toutefois, c’est essentiellement sous forme manuscrite que ce genre littéraire fut diffusé auprès d’un public de connaisseurs. Dès l’aube du xve siècle, le duc Jean sans Peur avait commandé le recueil, célèbre entre tous, regroupant les récits de périples asiatiques, du Livre des merveilles de Marco Polo aux Voyages de Jean de Mandeville ou à la Flor des estoires de Hayton, volume luxueux, agrémenté de 265 peintures, que le prince offrit en janvier 1413 à son oncle Jean de Berry39. Le témoignage de Bertrandon de la Broquière bénéficia quant à lui du regain d’intérêt pour le voyage d’Orient suscité, au lendemain du Banquet du Faisan, par les projets de croisade du Grand Duc d’Occident. Son récit nous est conservé dans quatre manuscrits d’époque, regroupant d’autres textes sur le passaige d’oultremer. La librairie de Jean de Wavrin renfermait l’un de ces exemplaires, achevé très précisément, comme l’indique l’explicit, le 17 septembre 1460 (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 4798). Mais surtout, l’on connaît les splendides enluminures du manuscrit français 9087 de la Bibliothèque nationale de France, identifié à juste titre comme l’exemplaire de dédicace destiné à Philippe le Bon et réalisé par Jean Miélot vers 1455 : les six miniatures qui l’agrémentent, dont trois peintures à pleine page sur des folios distincts insérés entre les cahiers de texte, sont l’œuvre de Jean le Tavernier, l’un des artistes favoris du duc Philippe40. Sa représentation de Jérusalem associe des lieux et des édifices réels à des éléments de fantaisie : « on reconnaît le port de Jaffa, les villes d’Arimathie et de Bethléem, ainsi que Jérusalem, dominée par la coupole du Rocher, la mosquée Al-Aqsa et le Saint-Sépulcre, avec le mont des Oliviers et l’église de l’Ascension à l’arrière-plan41 ».

38 Ambrosius Zeebout, Tvoyage van Mher Joos van Ghistele, éd. R. J. G. A. A. Gaspar, Hilversum, Verloren, 1998 (Middeleeuwse studies en bronnen, 58) ; Bernhard von Breydenbach, Peregrinatio in terram sanctam. Eine Pilgerreise ins Heilige Land. Frühneuhochdeutscher Text und Übersetzung, éd. I. Mozer, Berlin, New York, De Gruyter, 2010. Cf. A. Lagast, « Omitted in Manuscript, Praised in Print : Nameless Noblemen in the Middle Dutch Travel Narrative Tvoyage van Mher Joos van Ghistele (ca 1491) », Bulletin des Musées royaux d’Art et d’Histoire, t. 82, 2011, p. 101-118 ; Ead., « Polémique ou neutralité ? La représentation de Mahomet dans les récits de voyage de Josse de Ghistelles (1481-1485) et de Bernhard von Breydenbach (1483-1484) », dans Pays bourguignons et Orient : diplomatie, conflits, pèlerinages, échanges (xive-xvie siècles). Rencontres de Mariemont-Bruxelles (24-27 septembre 2015), dir. A. Marchandisse et G. Docquier, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie siècles), t. 56, 2016, p. 175-189. 39 Paris, BnF, ms. fr. 2810. Cf. la notice en ligne (https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/ cc77943x) et infra, en fin de volume, l’illustration couleur 1. 40 Cf. infra, en fin de volume, les illustrations couleur 2-3, 13-14. Sur cet artiste, cf. D. Vanwijnsberghe et E. Verroken, coll. Fr. Avril, L. Watteuw et Ll. Hans-Collas, « Jean le Tavernier », dans Miniatures flamandes, 1404-1482, dir. B. Bousmanne et Th. Delcourt, Paris, Bibliothèque nationale de France, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 2011, p. 212-237. 41 Ibid., p. 227-228.

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Autre exemple de manuscrit composite : le notable valenciennois Louis de La Fontaine, dit Wicart, réunit dans un même volume les récits de voyage d’Eustache de la Fosse, de Jean de Tournai et de Georges Lengherand, et n’hésite pas à se les approprier en les complétant, les abrégeant ou les corrigeant à sa guise42. La collection de volumes manuscrits et imprimés constituée par ce bibliophile témoigne pareillement de son vif intérêt pour l’écriture du voyage43. Ainsi laisse-t-il entrevoir la faveur nouvelle dont cette forme spécifique de littérature put bénéficier auprès des élites des anciens Pays-Bas. Il nous est agréable de remercier ici l’ensemble des contributeurs du présent ouvrage, qui ont permis, au confluent de l’histoire littéraire et de l’histoire culturelle, de porter un regard neuf sur un aspect encore trop méconnu de la littérature bourguignonne, situé aux confins du Moyen Âge et de la Renaissance. Notre gratitude s’adresse par ailleurs à la Fondation pour la Protection du Patrimoine Culturel, Historique et Artisanal (Lausanne), qui a apporté son soutien financier à la présente publication. Un grand merci, enfin, à Monsieur Jean-Marie Cauchies, qui a spontanément accepté d’accueillir ce volume dans sa collection.

42 Valenciennes, Médiathèque Simone Veil, ms. 493, où sont peintes, à plusieurs reprises, les armoiries de Louis de La Fontaine : cf. infra, en fin de volume, les illustrations couleur 4, 15. 43 Cf. A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière, p. 69-93.

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Première partie

Récits de pèlerins en pays bourguignon

marie-christine gomez-géraud 

Lire le voyage à la fin du xve siècle Comment situer le Voyage de Bertrandon de la Broquière ? L’intitulé qu’on vient de lire invite à un salutaire exercice d’herméneutique viatique. À force d’étudier des Voyages, on ne sait parfois plus très bien pourquoi on les lit, ni ce qu’on y cherche. La question d’une méthode à adopter se pose elle aussi. Laquelle choisir pour espérer une lecture fructueuse ? Celle de la génétique du texte qui envisage le récit comme le produit de textes antérieurs autant – sinon plus − que la relation personnelle d’une expérience de déplacement ? Celle de la « lecture topographique », minutieuse, détaillée, que revendique Frédéric Tinguely1 qui, loin de se contraindre à ne rechercher que de l’information positive, propose de débusquer les « ruses d’Ulysse » et de mettre au jour les dispositifs et ressorts narratifs ? Ou bien faut-il préférer la lecture globalisante pratiquée par Paul Zumthor dans La Mesure du monde2, qui utilise tout indice livré par le récit de voyage pour entrer dans l’horizon d’une herméneutique de la longue histoire ? S’il s’agit ici de scruter le voyage « au temps des ducs de Bourgogne », nous voici invités à repenser la lecture dans un espace-temps défini, tant par des bornes chronologiques que par un milieu culturel et linguistique particuliers. Nous proposons de lire le voyage au moment où l’État bourguignon brille de ses derniers feux, dans le dernier quart du xve siècle. Cette entité politique est peut-être l’emblème d’un monde appelé à s’évanouir à l’aube de la modernité, alors que s’ouvrent d’autres horizons. Nous n’oserons pas sérieusement appuyer cette hypothèse sur une interprétation rétrospective, dont chacun sait parfaitement les limites. Et pourtant, jouant en quelque sorte de la magie du chiffre, nous pourrions associer le trépas de Charles le Téméraire à un hypothétique voyage de Christophe Colomb en Islande3 et à la date, tout aussi incertaine, de la naissance du navigateur Sébastien Cabot. Il n’empêche : le crépuscule de la cour de Bourgogne est un bel observatoire pour envisager l’aube de la première modernité. Nous voici à la croisée des chemins. De cette situation de charnière rend compte le texte qu’on évoquera maintenant. Le

1 Fr. Tinguely, Le Voyageur aux mille tours. Les ruses de l’écriture à la Renaissance, Paris, Champion, 2014 (Atelier des voyages, 10), p. 221. 2 P. Zumthor, La Mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2015 (1re éd., 1993) (Poétique). 3 Certains spécialistes défendent âprement l’épisode. Cf. M. Mahn-Lot, « Colomb, Bristol et l’Atlantique Nord », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, t. 19/3, 1964, p. 522-530, en particulier p. 528, qui cite une lettre où l’Amiral affirme avoir voyagé au-delà de l’antique Thulé.

Marie-Christine Gomez-Géraud • Université de Paris-Nanterre Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 23-31.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124732

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m a r i e -chr is t i n e g o m e z- g é r au d

Voyage d’Outremer de Bertrandon de la Broquière4, parangon peut-être d’une écriture du voyage au temps des ducs de Bourgogne, a déjà fait l’objet de rigoureuses études. Le lecteur peut y repérer des harmoniques avec des récits ultérieurs qui invitent à penser à la fois la question des frontières de l’histoire culturelle entre Moyen Âge et première modernité, et une méthode de lecture viatique.

Il faut qu’une porte – ou une fenêtre – soit ouverte ou fermée Pourquoi quitter la cour et partir en voyage ? La diffusion du récit de l’écuyer tranchant entre dans un dispositif textuel qui indique bien a posteriori le sens de la mission qui fut la sienne. Il n’est que d’examiner en premier lieu la composition du Voyaige d’oultre-mer : Philippe le Bon a voulu voir attaché à la fin de mon voyaige, écrit Bertrandon, le discours du Florentin Jehan Torzelo sur les moyens de faire la guerre au Turc5. De plus, le manuscrit français 9087 de la Bibliothèque nationale de France, « copié et historié pour Philippe le Bon6 », renferme, outre le récit de La Broquière, la Description de la Terre saincte du dominicain Burchard, texte d’une belle longévité, et la traduction de l’Advis directif pour faire le passage d’oultre mer du même auteur, établie par Jean Miélot, chanoine de Lille.

4 Nous citons d’après Le Voyage d’Outremer de Bertrandon de la Broquière, premier écuyer tranchant et conseiller de Philippe le Bon, duc de Bourgogne (1432-1433), éd. Ch. Schefer, Paris, Leroux, 1892 (Recueil de voyages et de documents pour servir à l’histoire de la géographie depuis le xiiie siècle jusqu’à la fin du xvie siècle, 12). Une édition en français moderne a été réalisée par Jacques Paviot et Hélène Basso : Bertrandon de la Broquère, Le Voyage d’Orient. Espion en Turquie, trad. H. Basso, Introduction et notes de J. Paviot, Toulouse, Anacharsis, 2010. Pour les études sur ce voyageur, cf. en particulier G. Doutrepont, La Littérature française à la cour des Ducs de Bourgogne. Philippe le Hardi – Jean sans Peur – Philippe le Bon – Charles le Téméraire, Genève, Slatkine Reprints, 1970 (1re éd., 1909) (Bibliothèque du xve siècle, 8), passim ; M. Izeddin, « Deux voyageurs du xve siècle en Turquie : Bertrandon de la Broquière et Pero Tafur », Journal asiatique, t. 239, 1951, p. 159-167 ; The Voyage d’oultre mer de Bertrandon de la Broquière (1432-1433). An Enlightened Journey in the World of the Levant (Followed by a New Critical Edition of this Text), éd. S. M. Cappellini, 2 vol., PhD thesis, Baltimore, The John Hopkins University, 1999 ; N. Chareyron, Globe-trotters au Moyen Âge, Paris, Imago, 2004, p. 110-169 (chap. 4, qui résume le voyage de Bertrandon) ; R. Devereaux, « Reconstructing Byzantine Constantinople : Intercession and Illumination at the Court of Philippe le Bon », French Studies, t. 59/3, 2005, p. 297-310 ; M. Szkilnik, « Entre réalité et stéréotype : la Hongrie de Bertrandon de la Broquière », dans Byzance et l’Occident : rencontre de l’Est et de l’Ouest, dir. E. EgediKovács, Budapest, ELTE, Collège Eötvös József, 2013, p. 251-261 ; A Bárány, « Burgundian Crusader Ideology in Bertrandon de la Broquière’s Le Voyage d’Outremer », dans Byzance et l’Occident III. Écrits et manuscrits, dir. E. Egedi-Kovács, Budapest, ELTE, Collège Eötvös József, 2016 (Antiquitas – Byzantium – Renascentia, 22), p. 265-287. 5 Le Voyage d’Outremer, éd. cit., p. 263-266 et la réponse de Bertrandon (ibid., p. 266-269, cit. p. 267). Cf. G. Doutrepont, La Littérature française, p. 248, qui glose cette insertion. 6 Le Voyage d’Outremer, éd. cit., p. lxxvi. La BnF possède trois autres manuscrits de ce récit : le ms. fr. 5639, qui ne comporte pas l’Advis directif, le ms. fr. 5593 et le ms. 4798 de la Bibliothèque de l’Arsenal.

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Le voyage aventureux de 1432-1433 qui mène Bertrandon jusqu’à Jérusalem et, de là, à Constantinople, est une mission de renseignement s’inscrivant nettement dans un projet politique. Le rêve de reconquête de l’Orient par la Chrétienté habite toujours les esprits à la cour de Bourgogne au mitan du xve siècle, et l’on sait qu’il fleurira longtemps encore en Occident7. Quelque chose se déplace toutefois dès les premières lignes du récit, élaboré sur ordre de Philippe le Bon, le tresredoubté seigneur, et suivant une méthode intéressante pour comprendre la manière dont on écrit le Voyage, toujours a posteriori : Pour induyre et attraire les cueurs des nobles hommes qui desirent veoir du monde, par commandement et ordonnance de treshault, trespuissant et mon redoubté seigneur, Philippe […], ainsi que je puis avoir souvenance et que rudement l’avoye mis en ung petit livret par maniere de memoire, ay faict mectre en escript ce pou de voyaige que j’ay faict […]8. Il faut conjuguer l’effort de mémoire (ainsi que je puis avoir souvenance) aux ressources offertes par un carnet consigné sur place, rudement, comme il sied à une écriture pratiquée dans l’inconfort du lointain voyage. Mais cette écriture évoquée comme brute est le gage de la véracité du propos. Enfin, sans doute faut-il penser à l’intervention d’une autre main dans le processus d’écriture, si l’on prend au sérieux l’expression ay faict mectre en escript ce pou de voyaige que j’ay faict9. L’auteur n’est pas forcément celui qui rédige la version finale du récit ; c’est le voyageur-témoin qui prévaut dans la démarche d’amorce de l’écriture, mais il n’est peut-être que le surveillant du texte livré au lecteur. Le premier paragraphe jette à un autre titre le lecteur dans l’embarras. La motivation déclinée à la première phrase (Pour induyre et attraire les cueurs des nobles hommes qui desirent veoir du monde10) cède la place à une autre, à quelques lignes de distance : faciliter une entreprise de croisade par l’acquisition de connaissances de terrain. S’y adjoint une autre fonction dévolue au récit, sur le mode subreptice : le texte pourrait servir de guide de voyage pour les nobles curieux. On entrevoit déjà le modèle ulysséen tant sollicité à la Renaissance, qui culmine peut-être chez Nicolas de Nicolay, espion et géographe du roi Charles IX au xvie siècle11. Cette hésitation

7 Cf. P. Alphandéry et A. Dupront, La Chrétienté et l’idée de Croisade, Paris, Albin Michel, 1995 (1re éd., 1954-1959), qui envisagent « la croisade après les croisades » (ibid., p. 497 sq.). Plus récemment, Jacques Paviot a étudié les projets tardifs de croisade et leurs avatars, jusqu’à la fin du xve siècle : J. Paviot, Les ducs de Bourgogne, la croisade et l’Orient (fin xive siècle – xve siècle), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003 (Cultures et Civilisations médiévales, 27) ; Les Projets de croisade. Géostratégie et diplomatie européenne du xive au xviie siècle, dir. J. Paviot, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2014 (Méridiennes. Croisades tardives, 1). 8 Le Voyage d’Outremer, éd. cit., p. 1-2. 9 Ibid., p. lxxxv. C’est nous qui soulignons. Charles Schefer s’appuie sur Joseph Van Praet pour suggérer l’hypothèse d’un Miélot auteur du Voyaige d’oultre-mer. Georges Doutrepont défend la même hypothèse (G. Doutrepont, La Littérature française, p. 259 sq.). 10 Le Voyage d’Outremer, éd. cit., p. 1. 11 Cf. la préface à Nicolas de Nicolay, Navigations et pérégrinations faicts en la Turquie, Lyon, Guillaume Rouillé, 1567. L’édition moderne reproduit les pages de la préface à la louange des

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du discours sur les fonctions du récit est sans doute l’indice d’un entre-deux où se glisse le texte, entre visée politique et récit d’expérience médiatisé par un scripteur extérieur, entre épopée personnelle et service du prince. Bien évidemment, le manuscrit soutient fermement le projet ducal dont le voyageur ne serait que le serviteur. La lecture des miniatures qui ornent le volume en est un indice fort. On ne s’arrêtera ici qu’à celles qui présentent des scènes d’offrande du livre, au nombre de trois. Ce motif topique des manuscrits du xve siècle, en vogue à la cour de Bourgogne, où se traduit le lien de vassalité entre l’homme de plume et le prince, donne ici à voir des horizons très contrastés. Alors que l’offrande du texte par le dominicain Burchard au roi de France se déroule en un lieu presque clos12, symbolisant sans doute le temps intemporel de la cour célébrant le prince13, la cérémonie à la cour de Bourgogne se déroule dans un tout autre décor14, plus intimiste et bien moins marqué par les signes du pouvoir. L’horizon extérieur est partiellement caché, mais, derrière le duc, la fenêtre donne à voir en transparence un paysage et une route fuyant vers les lointains d’une ville qui attire l’œil du spectateur. Comme sur une toile de la Renaissance italienne, c’est d’horizon ouvert que nous entretient la miniature, symbolisant peut-être le temps présent et les ambitions d’une entité politique qui cherche à élargir ses perspectives et, ce faisant, se tourne vers l’extérieur. La troisième scène d’offrande fait disparaître le lieu clos du palais et les normes du motif iconographique convenu. L’image reproduit le récit du retour15, dans les termes mêmes où le décrit le texte de Bertrandon de la Broquière : […] je sceus que mondit seigneur estoit à l’entrée de Bourgongne et avoit mis le siege devant Mussy l’Evesque. Adonc, je me party de Ville Neufve et m’en alay à Aussone et de là à Dijon. Et là, treuvay Monseigneur le chancellier de Bourgongne16 avecq qui je alay devers mondit seigneur le duc, lequel je treuvay en l’abbaye de Potieres et ses gens estoient au siege, et de sa grace me fist tresbonne chiere et vins devant luy en tout tel estat que j’estoye party de Damas et luy menay mon cheval que j’avoye acheté et luy baillay tous mes habillemens, ensamble l’Alkoran et les fais de Mahomet que le chappellain du consul des Venissiens à Damas m’avoit baillés par escript en latin, qui contenoit beaucop d’escripture, lequel mondit seigneur bailla à maistre Jehan Germain, docteur en theologie, pour le visiter et oncques puis je ne le veys17. pérégrinations : Nicolas de Nicolay, Dans l’Empire de Soliman le Magnifique, éd. M.-Chr. GomezGéraud et St. Yérasimos, Paris, Presses du CNRS, 1989 (Singulier-Pluriel), p. 43-52. 12 Paris, BnF, ms. fr. 9087, fol. 2r (cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 2). Le Voyage d’Outremer figure aux folios 153r-252v. 13 Cf. P. Zumthor, Le Masque et la lumière. La poétique des grands rhétoriqueurs, Paris, Seuil, 1978 (Poétique), en particulier p. 39-55 (chap. 2, « Le jeu de la cour »). L’auteur a cette formule éclairante qui inspire notre propos : « Lieu théâtral par excellence, la cour est centre et emblème de l’univers en sa pérennité » (ibid., p. 39). 14 Paris, BnF, ms. fr. 9087, fol. 1r (cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 3). 15 Paris, BnF, ms. fr. 9087, fol. 152v (cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 13). 16 Le chancelier est à l’époque Nicolas Rolin (1376-1462), dont le visage a été immortalisé par Jan Van Eyck, dans La Vierge du chancelier Rolin. La toile, conservée au Musée du Louvre, a été exécutée vers 1435 (Paris, Musée du Louvre, Département des peintures, INV 1271). 17 Le Voyage d’Outremer, éd. cit., p. 260-261.

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La scène topique a cédé devant le récit d’expérience ; elle se voit du même coup transformée dans ses codes. En effet, le prince a quitté le champ clos du palais pour établir son lieu de pouvoir sur le champ de bataille ; le donateur revêt l’habit emblématique du voyageur, cimeterre au côté et costume turc. Une lecture littérale solliciterait les éléments de costume acquis durant le voyage : Pour aler plus seurement, signalait Bertrandon à l’étape de Pera, me feisrent achepter un rouge chapeau hault et une huvette de fil d’archal, lequel habillement je portay jusques à Constantinoble18. Mais au-delà, cette scène, du fait même qu’elle est strictement codée, n’échappe pas à une interprétation symbolique : elle peut mettre en scène un rite de réintégration du voyageur dans sa communauté d’origine, lors de son retour19. Il offrirait le récit d’un voyage durant lequel il n’a cessé d’être fidèle à son prince : l’homme qui s’incline est le serviteur obéissant. Ne peut-on avancer une autre allégorisation, inscrite comme en filigrane ? Le regard immédiat montre un Turc faisant allégeance à l’homme de guerre, comme si, par anticipation, la victoire était déjà acquise sur l’ennemi de la Chrétienté. Même en réduisant la signification de la figure mettant genou en terre, une autre hésitation concerne l’identité du livre offert. Si l’on s’en tient au code qui régit habituellement la scène d’offrande du livre, il ne peut s’agir que du récit du voyageur, du livre qu’il a composé, auquel il a travaillé. Mais le récit du voyageur vient perturber l’interprétation attendue : en effet, le seul livre dont il soit ici question, c’est celui de l’Alkoran et [des] fais de Mahomet – autrement dit, le Coran et les hadiths. C’est ce livre qui se voit remis entre les mains du duc. Mais par qui ? Le voyageur travesti ou le Turc soumis ? Au moment où s’ouvre l’horizon du réel, se fragilisent aussi les codes, devenus susceptibles de lectures plurielles. Avec cette fenêtre de l’interprétation qui s’ouvre, l’aube de la première modernité n’est pas loin.

À la fin tu es las de ce monde ancien… De ce phénomène, le texte viatique présente d’autres signes. En premier lieu peut-être, il convient de s’arrêter sur l’itinéraire suivi par Bertrandon de la Broquière. Le Voyaige d’oultre-mer n’est pas un récit de pèlerinage. De fait, le « saint voyage » de Jérusalem est expédié en trois pages. L’attention et la dévotion portées aux Lieux saints sont loin d’y être exemplaires et, si le Pèlerinage est une forme codée et contrainte – surtout dans la partie du texte évoquant les loca sancta où la liturgie prend le pas sur toute expression personnelle20 – il faudrait alors concéder que Bertrandon de la Broquière la met en œuvre avec une rigueur extrême. Il est clair en fait que, dans son récit, Jérusalem n’est plus ni centre du monde, ni centre de l’expérience viatique. Le chemin de la Terre sainte, écrit le voyageur, est par trop connu. Jérusalem reste 18 Ibid., p. 137. 19 La mention de la brièveté du voyage de retour, accompli d’une traite, irait dans le même sens. 20 Je me permets de renvoyer à mon article sur le sujet : M.-Chr. Gomez-Géraud, « Aux limites de l’écriture viatique, le récit de pèlerinage. L’exemple de la description de Jérusalem », dans Transhumances divines. Voyage et religion, dir. S. Linon-Chipon et J.-F. Guennoc, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005, p. 33-42.

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en revanche le prétexte par lequel se justifie le voyage de renseignement au service du duc, même si l’objectif de la croisade s’est un peu déplacé pour laisser le champ libre à d’autres considérations géopolitiques. Même le récit de Jean Thenaud21, chapelain de la reine Louise de Savoie et pèlerin en 1512, texte qui pose sans doute des problèmes assez semblables22, ne saurait rivaliser avec la sécularisation mise en œuvre dans le récit de Bertrandon de la Broquière. C’est en effet d’un univers laïcisé que le voyageur entretient son lecteur23. Comment ne pas observer que Constantinople est devenue le lieu admirable par excellence et que la peinture de la ville l’emporte sur celle des lieux liés à l’histoire du Salut ? Jérusalem, le centre du monde ancien, a cédé le pas : le locus ubi, marqué par le passage du Christ et vénéré par les pèlerins, n’a pas, aux yeux de La Broquière, la puissance des objets de mémoire conservés dans la ville de Constantin, dont la statue – faussement identifiée d’ailleurs24 – tient le sceptre en l’enchlenche main et a le bras droit tendu et la main ouverte devers la Turquie et le chemin de Jherusalem par terre, en signe que tout celluy pays jusques en Jherusalem luy souloit estre obeyssant25. Il est vrai que les trésors de reliques y sont plus présents et plus précieux : […] croy, écrit le voyageur, que Dieu l’a plus gardée pour les sainctes reliques qui sont dedans que pour autre chose26. C’est là que Bertrandon médite sur une merveille, les larmes que la Vierge aurait déposées sur la pierre de l’onction : Et est une moult devote chose, comme il me samble, car on y voit toutes les larmes que Nostre Dame ploura, qui cheoient sur ladite pierre et non mie sur le corps de Jhesucrist. Et veritablement, je cuiday de prime face que ce fussent gouttes de cire et y mis la main pour les touchier et puis me abaissay bas pour veoir contre le jour et me sembla que c’estoient gouttes d’eau engelées. C’est une chose que plusieurs gens ont vue27. Dans tout le récit de Bertrandon, l’on ne trouve qu’une seule occurrence du terme devot ; elle figure dans ce passage. L’observation rationnelle, amplement décrite en termes d’expérience et confirmée par d’autres témoignages, admet l’inexplicable, tout au rebours de ce que signale le voyageur, à Sidnaya, sanctuaire de l’Anti-Liban, où est vénérée

21 Publié par Charles Schefer, le Voyage et Itin[er]aire de oultre-mer avait connu une première édition en caractères gothiques : Jean Thenaud, Voyage et Itin[er]aire de oultre-mer, Paris, [ca 1523-1530] ; Jean Thenaud, Le Voyage d’Outremer (Égypte, Mont Sinay, Palestine), suivi de la Relation de l’Ambassade de Domenico Trevisan auprès du Soudan d’Égypte (1512), éd. Ch. Schefer, Paris, Leroux, 1884 (Recueil de voyages et de documents pour servir à l’histoire de la géographie depuis le xiiie siècle jusqu’à la fin du xvie siècle, 5). 22 Frère Jean Thenaud voyage en lieu et place de Louise de Savoie. Il reçoit la mission d’aller rencontrer le Grand Sophy de Perse pour négocier une alliance contre le Grand turc. Son récit reste assez peu prolixe sur les Lieux saints de Jérusalem. 23 Il est intéressant de voir le peu de références à la Providence dans le récit. 24 Il s’agit en fait de la statue de Justinien, comme le signale Charles Schefer. 25 Le Voyage d’Outremer, éd. cit., p. 159. 26 Ibid., p. 164. 27 Ibid., p. 161.

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une ymaige de Nostre Dame painte, ce dit on, en une table de bois qui a là esté portée par miracle ; la maniere je ne sçay, et dist on qu’elle sue toudis et que celle sueur est uyle. […] Là vint une femme qui me voult faire la croix sur le front, aux temples et en la poitrine qui, à tout ung cuillier d’argent, mesla lesdictz drapeaulx et me samble que c’est ung pratique pour avoir argent, non obstant que je ne veulx point dire que Nostre Dame n’ait plus grant puissance que ceste n’ait28. Entre esprit rationnel et prudence théologique dans la vénération à NotreDame, le voyageur se satisfait, semble-t-il, d’un univers pratiquement déserté par le merveilleux religieux. Si le texte conserve des traces de « merveille », c’est dans un cadre différent : celui de la nature d’une part29, celui du lointain d’autre part30, où se trouveraient des royaumes à la géographie imprécise débordant de richesses qui ne demandent qu’à s’exporter. Faut-il voir là un indice du désenchantement du monde qui s’emparerait du voyageur ? On ne peut même pas parler ici de « pèlerinage au rebours31 ». Il est tout aussi inutile de chercher les traces d’une « itinérance prophétique32 » dans ce Voyage. En revanche, l’intérêt du voyageur pour les realia semble particulièrement prononcé. Comme un Nicolay plus tard, ingenieux du Roy, il consigne routes, forteresses et informations militaires, plus qu’il n’aligne des listes de reliques ou ne fait mention d’indulgences concédées. Mais – et c’est aussi son intérêt – la relation de La Broquière ne saurait se réduire à un mémoire militaire. Parallèlement à la laïcisation du texte, le lecteur relève la qualité de l’observation personnelle que ne cultive pas souvent la relation de pèlerinage. En cela, il intéresse de près une histoire de la perception sensorielle, si curieusement absente des récits d’expédition dans les Nouveaux Mondes. Recette des noix nouvelles pelleez et parties par millieu et enfilleez en une corde [sur lesquelles ils] jettent du vin cuit par dessus qui se prent et congelle comme cole33, crayme de buffle qui

28 Ibid., p. 64-66. 29 Cf. l’épisode de la tresperilleuse beste (ibid., p. 22), qui fournit l’occasion d’une anecdote valorisant le courage des voyageurs, en particulier les sieurs Andrieu et Pierre de Vauldrey, et la couardise des autochtones. Charles Schefer identifie l’animal au varanus scincus (ibid., p. 22, n. 1). 30 Cf. les remarques sur l’Éthiopie (ibid., p. 143) et la rêverie sur Chinemachin (ibid., p. 144-145). Il faudrait faire une analyse serrée du texte à cet égard et voir comment ressurgissent les topoï du monde à l’envers, les mythes antiques (réminiscence du pays des Cimmériens) et les traditions textuelles où se croisent Augustin et Pline. Sur le nom de Chinemachine, cf. M. Pastoureau, Les Sceaux, Bruxelles, Brepols, 1981 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 36), p. 58, n. 20 ; il s’agirait du nom arabe de la Chine. 31 Cf. M.-Chr. Gomez-Géraud, « Le Voyage et Itin[er]aire d’oultre mer : un pèlerinage au rebours ? », dans Jean Thenaud, voyageur, poète et cabaliste entre Moyen Âge et Renaissance, dir. G. Polizzi et I. Fabre, Genève, Droz, 2020 (Cahiers d’Humanisme et Renaissance, 162), p. 131-146. 32 Je fais allusion au titre donné par Pascal Vuillemin à sa traduction du Voyage en Perse d’Ambrogio Contarini (1474-1477), qui présente, dans un discours trop souvent dépourvu de nuances, l’entreprise de l’ambassadeur vénitien comme un projet de type religieux : P. Vuillemin, Une itinérance prophétique. Le Voyage en Perse d’Ambrogio Contarini (1474-1477), Paris, Classiques Garnier, 2016 (Bibliothèque d’Histoire médiévale, 16). 33 Le Voyage d’Outremer, éd. cit., p. 125.

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est tresbonne et doulce qu’ilz appelent Kaymac34, lait quaillié qu’ilz appellent yogourt35, rien de ce qui est nouveau à son palais n’échappe au voyageur. Cette capacité à l’acculturation alimentaire rejoint une autre donnée du récit, qui tendrait à le faire basculer vers des réflexes plutôt présents dans les textes de la première modernité. C’est l’aptitude à se faire autre qui caractérise Bertrandon de la Broquière, soit par le costume, soit par la langue. Il assume alors la figure ambivalente de l’intermédiaire36. Mais n’est-ce pas le pari que doit relever tout espion ? Une vision pragmatique détermine en fait son ethos de voyageur et c’est celle que laisse entrevoir le récit. À Nazareth, il arrive ainsy que les Sarazins sont habilliez37, pour des raisons de sécurité. À Bursa, il porte un chapeau rouge pour aler plus seurement38. À l’inverse, il sait jouer de son statut de pèlerin quand il s’agit de se sortir d’une histoire de justice39. Son intérêt pour la langue turque va dans ce sens. Il rencontre ainsi […] un Juif de Caffa qui parloit bon tartre et ytalien, lequel me ayda à mettre par escript en turc et en ytalien toutes les choses qui me povoient estre necessaires en mon chemin pour moy et pour mon cheval. Et dès la premiere journée que je me trouvay en la compaignie devant Balbec, je regarday en mon escript comment on appelloit l’orge et la picquade pour mon cheval ; dix ou douze Turcs s’assamblerent autour de moy et se prindrent à rire quant ilz virent ma lettre et en furent aussy merveilliez que nous sommes de la leur. Depuis celle heure, ils furent [sy] embesoingniez de m’apprendre à parler qu’ilz me disoient tant de fois une chose et en tant de manieres qu’il falloit que je la reteinsse. Et quant je me party d’eulx, je savoye demander la pluspart de toutes les choses qui m’estoyent necessaires pour moy et pour mondit cheval40. La scène ne vaut pas seulement pour l’indice d’apprentissage linguistique « en situation » qu’elle renferme, mais pour la complicité qui s’établit entre Bertrandon et ses interlocuteurs. Le rire des « Turcs » devant la graphie latine41 traduit un sentiment d’étrangeté vécu paisiblement, mais il entraîne une savoureuse leçon de langue. Sans être un hapax, ce moment d’émerveillement mutuel et de communication linguistique sans ruse ni fard est assez rare pour qu’on s’y arrête, au moins dans les récits de cette fin de xve siècle42. Multiples indices d’acculturation consentie,

34 Ibid., p. 130. 35 Ibid., p. 89. 36 Il faudrait compléter cette analyse en s’intéressant à toutes les figures d’intermédiaires qui ponctuent l’itinéraire et examiner l’intérêt pour le nomadisme chez Bertrandon. 37 Ibid., p. 41. 38 Ibid., p. 137. 39 Cf. ibid., p. 68. 40 Ibid., p. 63-64. Nous corrigeons s’y en sy. 41 Les graphies des nations suscitent une telle curiosité que Bernhardt von Breydenbach intègre les alphabets arabe, hébraïque, grec, syriaque, abyssin, dans ses planches iconographiques. Cf. Bernhardi de Breydenbach opusculum sanctarum peregrinationum ad sepulcrum Christi venerandum, Mayence, Erhard Reuwich, 1486. 42 On ne peut s’empêcher de songer au « rire de l’Indien », si finement analysé par Frank Lestringant dans la préface à son édition de l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil : Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil (1578). 2e édition, 1580, éd. Fr. Lestringant, Paris, Librairie

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compagnonnage avec des figures de renyés ou de convertis, intérêt pour les cultures nomades à une époque où ce mode de vie est bien suspect – et il le sera davantage encore aux siècles suivants – Bertrandon de la Broquière atteste l’émergence d’un monde où la frontière semble perdre de sa solidité et où « la mesure du monde », pour reprendre l’expression de Paul Zumthor, sera bientôt à repenser. * * * La fracture des Découvertes, située dans la ‘Légende dorée’ d’une histoire un peu scolaire en l’an 1492, s’est longtemps obstinée à dessiner un avant et un après ce xve siècle, compté pour l’aube de toutes les révolutions épistémologiques et géopolitiques. Une chose est sûre, le voyage change alors d’échelle. « L’Europe aux anciens parapets » s’ouvre à un monde dont la mer, espace mouvant par excellence, est le signe, un monde qui fait chavirer ses certitudes les plus classiques. Bertrandon est, semble-t-il, une de ces figures charnières qui aident à penser le changement dans la nuance. Est-ce à dire pour autant que le monde de Bertrandon de la Broquière est un monde ouvert ? Aux yeux de Paul Zumthor, dans un livre touffu qui suscite bien des interrogations, la « mesure du monde » se trouve modifiée, non dans le sens d’une ouverture, mais d’un repli des horizons du sæculum sur eux-mêmes. « Du xiiie au xviie siècle, écrit-il, l’espace s’est extrait du monde intérieur de l’homme pour devenir parfaite extériorité43 ». Quand, un siècle après la découverte du continent américain, Montaigne s’étonne – nostre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous respond si c’est le dernier de ses freres […] ?)44 – il fait le procès des « cosmographes » et réclame, à cor et à cri, des topographes, refermant ainsi la description de l’espace sur un monde saisi de visu. En faisant le procès de la cosmographie, qui alors vit ses dernières heures, Montaigne privilégie lui aussi la dimension horizontale et se débarrasse du point de vue surplombant qui était celui du cosmographe. Le regard laïcisé de l’écuyer tranchant de Philippe le Bon s’inscrit déjà dans une telle perspective et cela avant même que n’émergent des brumes les côtes des nouveaux continents.

générale française, 1994 (Le Livre de poche. Classiques, 707), p. 15-39. Il y souligne la même complicité entre autochtones et voyageurs. Mais, comme on le sait bien, Léry est un auteur très particulier dans le corpus de la relation viatique. 43 P. Zumthor, La Mesure du monde, p. 33. 44 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 952-953 (III, 6).

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Anne-Sophie de franceschi 

Y-a-t-il un récit de pèlerinage « bourguignon » ? L’appartenance bourguignonne comme jalon de l’expression de soi dans la littérature de pèlerinage Parmi les récits de pèlerinage francophones, y-a-t-il un pèlerinage « bourgui­ gnon » et, plus généralement, un récit de voyage « bourguignon » ? Les recherches menées depuis une trentaine d’années s’entendent pour reconnaître que le récit de pèlerinage est un des genres où la question de l’identité du narrateur se pose de manière pressante, et trouve deux réponses, en apparence radicalement opposées : les nombreux ouvrages destinés à l’impression écartent délibérément toute trace individuelle pour se rapprocher du traité géographique, tandis, que dans la même période, une abondante production demeurée manuscrite1 explore au contraire les formes de la mise en valeur d’un narrateur qui dit « je ». Les auteurs, pour parler d’eux-mêmes, définissent tout d’abord une appartenance sociale : ils se déterminent suivant leur appartenance à des cercles sociaux qui vont en se resserrant pour se préciser, au plus près de l’individu. Le chrétien fait d’abord œuvre de pèlerin dans l’universalité de la famille religieuse nomade des pèlerins, reconnaissable à ses usages liturgiques et littéraires immuables2. Puis, dans les interstices de sa vocation à la transmission et à la reproduction du rite universel, le pèlerin révèle éventuellement une identité plus nationale, manifestée lors des rencontres avec des compatriotes, ou à l’occasion du retour dans sa ville d’origine et de ses retrouvailles avec son environnement familier. Son identité peut encore se préciser par la confrontation avec ses proches et sa parenté, destinataires directs des relations et cahiers à venir, et pour qui le récit offre « au moins par procuration, un voyage qui n’était pas à la portée de tous3 ». Enfin, cette identité 1 Cette analyse reprend de manière synthétique celle que j’avais détaillée dans mon livre D’Encre et de poussière, reprenant lui-même les résultats des travaux de Marie-Christine Gomez-Géraud : M.-Chr. Gomez-Géraud, Le Crépuscule du grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (14581612), Paris, Champion, 1999 (Les Géographies du Monde, 2) ; A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière. L’écriture du pèlerinage à l’épreuve de l’intimité du manuscrit. Récits manuscrits de pèlerinages rédigés en français pendant la Renaissance et la Contre-Réforme (1500-1620), Paris, Champion, 2009 (Les Géographies du Monde, 13), p. 8-9, 526. 2 Pour une bonne description des étapes et rites du pèlerinage en Terre sainte jusqu’à la fin du xve siècle, cf. N. Chareyron, Les pèlerins de Jérusalem au Moyen Âge. L’aventure du Saint Voyage d’après Journaux et Mémoires, Paris, Imago, 2000. 3 Fr. Wolfzettel, Le discours du voyageur. Pour une histoire littéraire du récit de voyage en France, du Moyen Âge au xviiie siècle, Paris, PUF, 1996 (Perspectives littéraires), p. 54 : « c’est en tant que membre

Anne-Sophie De Franceschi • Université de Picardie Jules Verne – IUT d’Amiens / Laboratoire CERCLL Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 33-43.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124733

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se définit, sans toujours le dire, dans l’inscription d’un lien intime entre le fidèle et son Créateur, dans l’accomplissement même du vœu du pèlerin4. C’est dans l’inscription éventuelle de l’auteur dans le cercle d’une identité nationale qu’à l’orée de l’époque moderne, la question d’une écriture spécifiquement bourguignonne peut se poser. Puisque son élaboration est contrainte par une inscription dans un ensemble concentrique à la fois plus large et plus étroit, il faut également se demander si une écriture viatique nationale ne s’établit que conditionnée par le mouvement d’une écriture de l’identité en train d’émerger, ou si elle peut devenir un élément de premier plan pour le récit viatique de pèlerinage, qui deviendrait alors un récit véritablement bourguignon. Dans les récits manuscrits en particulier, les marques d’identité se multiplient à mesure que la description des Lieux saints, et de l’itinéraire qui y conduit, laisse une place plus importante au récit d’épisodes narratifs dans lesquels le voyageur se met en scène. Elles surgissent aussi dans la reconnaissance d’étapes géographiques propres à l’itinéraire qui ramène au pays d’origine, et enfin, par l’adhésion à une bibliothèque commune, à un cercle de sociabilité littéraire, dans lesquels les pèlerins bourguignons se reconnaissent plus que d’autres5. Ces critères pourraient se transposer à toute entité politique et la critique qui s’est attachée à ces observations s’est appuyée sur un corpus largement international. Quels seraient alors les traits propres à une narration bourguignonne, dans la mesure où l’État bourguignon lui-même a perdu son centre politique originel à la fin du Moyen Âge et au début de l’ère moderne ? De ce fait, une identité littéraire bourguignonne ne s’impose pas d’emblée, mais la question est importante car, justement, pendant les dernières années du xve siècle et la première moitié du xvie siècle, foisonnent les récits de voyage émanant des villes de Flandre, territoire central de l’héritage des ducs de Bourgogne6. Les récits de pèlerinage en Terre sainte laissés par David Willart ou Jean de Zillebecke sont des représentants majeurs de la littérature viatique francophone flamande du début du xvie siècle7. Ils semblent constituer des exemples parfaitement

d’un groupe relativement homogène que le protagoniste et auteur d’un récit de pèlerinage assume à lui seul la tâche méritoire d’une entreprise, […] doit assurer à la fois son propre salut et celui des autres […] ». 4 A. Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987 (Bibliothèque des Histoires), p. 48-49. 5 Sur la question du paradigme du retour comme manière d’ancrer son identité, cf. A.-S. De Franceschi, « Retour de pèlerinage, des rites et des fêtes », dans Champ fructueux. Images du legs esthétique et religieux de la Picardie de la latinité tardive au xixe siècle, dir. G. Gros, Amiens, CEMAR – Encrage Université, 2007, p. 205-215. 6 A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière, p. 69-78 (« La bibliothèque de Wicart à Valenciennes : un copiste futur pèlerin ? »). 7 David Willart, Le sainct voyage de Jérusalem faict par Pierre le Boucq, filz de Pierre et Jenne Vastare, valenciennois, 1548, recoeullé par sire David Willart, prestre, aiant servy de chapelain audit Pierre durant le voiage, Valenciennes, Médiathèque municipale, ms. 489, 83 feuillets ; É. Carlier, Notes sur le voyage à Jérusalem d’un Valenciennois du xvie siècle, Valenciennes, Giard, 1884 ; Jehan de Zillebecke, Recueil d’itinéraires. Voyage à Saint-Jacques, 1512, Douai, Bibliothèque municipale, ms. 793, fol. 1-98 ; M. David,

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propres à établir la possibilité d’un récit de culture bourguignonne, émanant des villes des anciens États bourguignons « de par deçà8 ». L’ouvrage d’Eustache Delafosse, qui, dans sa première partie, n’est pas essentiellement un récit de pèlerinage et ne le devient que dans un second temps, celui où le narrateur raconte son retour d’Espagne en Flandre, est également un jalon pour définir un art bourguignon du récit viatique9. Il importe en outre de rapprocher ces récits de ceux de Georges Lengherand et Jean de Tournai, en ce qu’ils furent rassemblés dès le milieu du xvie siècle par le collectionneur valenciennois Louis de La Fontaine, dit Wicart10. Pour les mettre en perspective, on les confrontera enfin à quelques récits composés à la même époque par des voyageurs étrangers à cet espace, en particulier celui de Pierre Mésenge, chanoine de la cathédrale de Rouen, et on se demandera dans quelle mesure cette veine bourguignonne contribue à l’émergence de l’identité particulière des narrateurs à l’orée de l’époque moderne11. L’État bourguignon est un territoire qui se caractérise surtout, brièvement, par une histoire en rupture avec celle du royaume de France, profitant de l’effondrement royal dû à la guerre civile, et par une forme de concurrence politique avec ce dernier12. Dans ce contexte, le territoire princier juxtapose les principautés du Nord et du Sud, s’appuyant, d’après Boris Bove, sur un « bourgeonnement de capitales provinciales », que les ducs n’ont de cesse de parcourir pour tenter une centralisation qui « manque cruellement de consistance géopolitique », malgré l’établissement progressif d’un système administratif indépendant de celui du royaume de France13. C’est aussi, pour la géopolitique du xvie siècle, l’embryon du tout-puissant empire de Charles Quint, héritier de l’État bourguignon, du royaume d’Espagne, et bientôt de l’empire d’Autriche, auquel se rattache bientôt systématiquement la couronne du Saint-Empire romain germanique.

« Jean de Zillebeke, grand bailli de Comines, pèlerin de Compostelle », Bulletin des Facultés catholiques de Lille, nouvelle série, juillet-octobre 1945, p. 26-36. 8 C’est-à-dire les principautés septentrionales de l’État bourguignon, telles que le Brabant, la Picardie, la Flandre ou le Hainaut. Cf. B. Schnerb, L’État bourguignon, 1363-1477, Paris, Perrin, 1999 ; B. Bove, Le temps de la guerre de Cent ans, 1328-1453, Paris, Belin, 2009 (Histoire de France), p. 264-275 (« Le renforcement des principautés »). 9 Relation du voyage d’Afrique et d’Espagne d’Eustache Delafosse, natif de Tournai, 1479, Valenciennes, Médiathèque municipale, ms. 493, fol. 446-466 ; Voyage d’Eustache Delafosse sur la côte de Guinée, au Portugal & en Espagne (1479-1481), éd. et trad. D. Escudier, Paris, Chandeigne, 1992 (Collection Magellane). 10 Voyage de Georges Lengherand, mayeur de Mons en Haynaut, à Venise, Rome, Jérusalem, Mont Sinaï et Le Kayre, 1485-1486, éd. D.-C. Godefroy Ménilglaise, Mons, Masquillier & Dequesne, 1861 (Publications de la Société des Bibliophiles belges, séant à Mons, 19) ; Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai (1488-1489), éd. B. Dansette et M.-A. Nielen, Paris, CNRS Éditions, 2017 (Sources d’histoire médiévale publiées par l’Institut de recherche et d’histoire des textes, 43). Sur l’analyse de ce corpus, cf. A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière, p. 69-115 (« Copistes et collectionneurs, une réception qui forme la communauté du livre »). 11 Pierre Mésenge, Pèlerinage à Jérusalem par Pierre Mésenge, prêtre, chanoine de Rouen, Amiens, Médiathèque d’Amiens Métropole, mss Lescalopier 98C, 99C. 12 B. Bove, Le temps de la guerre de Cent ans, p. 264-275. 13 Ibid., p. 268.

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Pour un voyageur de la période qui nous occupe, il s’agit donc d’un espace de circulation transfrontalier, toujours hétérogène, et pour un écrivain, de l’appartenance à un ensemble de territoires dont les maîtres ont déplacé leur capitale de Dijon à Bruxelles. Il s’agit aussi de l’emploi d’une langue française choisie comme langue vernaculaire parmi d’autres langues possibles, la flamande en particulier. La cour de Bourgogne siège dans les Pays-Bas septentrionaux. L’espace des écrivains de cette entité politique représente donc une civilisation urbaine, affranchie du royaume de France, qui reconnaîtra bientôt une suzeraineté lointaine, celle des héritiers ibériques des ducs de la branche Valois-Bourgogne. Les cités de cet apanage se reconnaissent par leur prospérité commerciale et une indéfectible autonomie, confortée par le chapelet de capitales régionales sur lequel s’appuient les ducs de Bourgogne pour développer un projet politique d’autonomie « dans une postérité supposée avec le royaume Burgonde ou la Lotharingie14 ». Quelques-uns des auteurs qui naissent, quelques décennies plus tard, de ce monde agité, présentent ainsi un notable intérêt pour les enjeux de politique locale et internationale : Eustache Delafosse, en particulier, qui voyage pour le compte d’une maison de commerce, ou encore Antoine de Lalaing, qui fait partie de la suite de Philippe le Beau lors de son voyage d’Espagne, comprennent et expliquent particulièrement bien les jeux entre souverainetés, et leur récit commente les aléas d’une politique située à l’échelle de l’Europe occidentale, tout en accomplissant les devoirs de piété des pèlerinages qui jalonnent leur itinéraire, contrevenant ainsi à l’exclusivité théorique qui doit présider à la rédaction d’un récit de pèlerinage15. L’identité des « nations » est un trait largement revendiqué dans les récits de pèlerinage à Jérusalem. Ce sont des voyages au cours desquels de petits groupes convergent vers les grands ports d’embarquement, Venise, en particulier16. Les pèlerins se regroupent alors et ils s’organisent pour embarquer ensemble sur les vaisseaux de la République. Certains récits permettent d’observer comment la logique des nations se met en place, et comment la nation « flamande » est identifiée et définie, plus que la bourguignonne. À ce moment du voyage, il s’agit d’une organisation avant tout linguistique. En 1507, par exemple, Pierre Mésenge, chanoine de Rouen, décrit de manière détaillée comment sa petite troupe normande se joint dans un premier temps à des groupes françois, brebençons, lorrains et flamans, pour décider en commun du 14 Ph. Hamon, Les Renaissances, 1453-1559, Paris, Belin, 2009 (Histoire de France), p. 314-315 (« La monarchie et les principautés territoriales »). 15 Voyage d’Eustache Delafosse, éd. cit. ; Antoine de Lalaing, Les mémoires du sieur de Lalaing, concernant les voyages de Philippe d’Austriche, Ier du nom en Espagne, pour y prendre possession des royaumes escheus à la royne Jeanne, sa femme, Paris, BnF, ms. fr. 5626 ; Id., Voyage de Philippe le Beau en Espagne, en 1501, dans Collection des voyages des souverains des Pays-Bas, éd. L. Pr. Gachard, t. 1, Bruxelles, Palais des Académies, 1876 (Académie royale de Belgique. Commission royale d’Histoire), p. iv-xviii, 121-340. Sur l’exclusivité requise par le discours d’un pèlerin, cf. M.-Chr. Gomez-Géraud, Le Crépuscule du grand Voyage, p. 469-474 ; Fr. Tinguely, L’écriture du Levant à la Renaissance. Enquête sur les voyageurs français dans l’empire de Soliman le Magnifique, Genève, Droz, 2000 (Les Seuils de la Modernité, 3), p. 32-36. 16 Cf. N. Chareyron, Les pèlerins de Jérusalem au Moyen Âge.

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choix du navire17. Ce premier regroupement, dans lequel différentes composantes des territoires bourguignons sont identifiables, se distingue ensuite des autres troupes, hongres et autres allemans au nombre de cinquante environ18. Dès lors, les communautés ‘nationales’ se structurent et délèguent chacune deux ou trois membres d’entre elles, chargés de négocier les conditions d’embarquement dans une langue de communication qui n’est pas précisée19. La logique des groupes nationaux prévaut encore à l’arrivée en Terre sainte, où les voyageurs sont regroupés suivant leur langue, Françoys, Espagnolz, Angloys, Flamans et autres langues, répartition qui se maintient tout au long du voyage, devenant même un sujet d’affrontement au moment du rituel de l’adoubement comme chevaliers du Saint-Sépulcre20. En effet, les candidats au titre de chevalier sont encore soumis à un ancien formulaire qui prétend leur faire prêter serment de fidélité à l’empereur, avoué de l’Eglise universelle et bouclier de la Chretienté, ce qu’en 1507, Françoys, Espagnols et Portugalloys, et meme un grant nombre d’Allemants ne voullurent pas faire21. De par leur appartenance à une communauté intermédiaire, intégrée à l’Empire, mais linguistiquement rattachée au monde francophone avec les Brabançons et les Lorrains, tous anciens habitants d’une Lotharingie reconstituée dont rêvait Charles le Téméraire, il est à noter que les voyageurs que l’on peut qualifier de « Bourguignons » se distinguent par un refus net de se reconnaître dans l’allégeance impériale. Ici, l’écrivain est français ; sa position d’observateur extérieur donne un premier regard sur l’identité politique complexe qui se dessine pour les voyageurs venus des pays bourguignons, et que leur propre récit de voyage vient confirmer de l’intérieur. L’emploi de la langue française n’est pourtant pas une évidence : écrire en français m’estoi[t] paine et rompement de teste, avoue le Lillois Jean Zillebecke, sans dire par ailleurs pourquoi il choisit néanmoins de traduire son récit dans cette langue22. Ce qui affirme continûment son appartenance dans son récit est le recensement systématique des rencontres, des jalons ou relais d’une présence de compatriotes tout au long de sa route, et le maintien de manifestations de l’identité collective très urbaine des Flamands. David Willart mentionne à plusieurs reprises les fêtes patronales qui donnent l’occasion aux Valenciennois de son groupe de se souvenir de leur ville : le 25 juillet, ils fêtent la Saint-Christophe comme s’ils eussent esté a Valenciennes avec leurs amis, compagnons et voisins, avec un vacarme qui leur permet de se faire remarquer parmi les autres pèlerins présents à Limassol en même temps qu’eux23. Pour les fêtes

17 Pierre Mésenge, Pèlerinage à Jérusalem, ms. Lescalopier 98 C, fol. 5r, 6r. L’analyse qui suit synthétise celle que j’avais menée dans mon ouvrage : A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière, p. 385, 393-395. 18 Pierre Mésenge, Pèlerinage à Jérusalem, ms. Lescalopier 98 C, fol. 5r. 19 Ibid. 20 Ibid., fol. 25r. 21 Ibid., fol. 74r. 22 Jehan de Zillebecke, Recueil d’itinéraires, fol. 64v : Et moy, qui suy Flame. Et en faysant mon voyage le mis tout en flamen. Et moy apres mon venue l’ay translaté de flamen en franchoys, qui m’estois paine et rompement de teste. 23 David Willart, Le sainct voyage de Jérusalem faict par Pierre le Boucq, fol. 34r.

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de la Saint-Michel et de la Saint-Martin, le rituel du banquet se répète. Chaque fois, le narrateur émet le vœu suivant : nous estans a la table du patron beusmes a nos amis de Vallenciennes esperant que ainsy les faysoient ils a nous24. La libation, pour être banale, est soigneusement rapportée et répétée, en termes presque toujours identiques. Pour le pèlerin, il s’agit d’une manière de lutter contre une perte d’identité, d’autant plus grave que les dangers du trajet, naufrage, maladie, attaque, risquent de faire du voyageur un cadavre anonyme jeté à la mer et oublié de tous. Ainsi, l’inscription dans un récit qui se transmet à un cercle amical au retour, renforce-t-elle la mémoire d’une communauté locale de voyageurs25. Willart rapporte ainsi en détail l’aventure de Jacques Godin, parti sans prévenir pour Jérusalem, alors qu’il ne devait se rendre qu’à la foire de Francfort, ou rappelle que le naufragé Jacques de Flandre, chanoine de Selle le Comte, est mort en compagnie de Pierre Chastelain, un taillandier de la rue Saint François26. De fait, la mémoire de ces prédécesseurs disparus est omniprésente dans le récit de Willart, qui manifeste ainsi une solidarité des pèlerins marquée de manière très profonde par l’identité locale, ici valenciennoise, confortant ce que Friedrich Wolfzettel qualifiait de « légitimité d’un discours bourgeois », exprimée par une pénitence de bon chrétien « qui doit assurer à la fois son propre salut et celui des autres, et qui prouve en même temps de quels exploits est capable la couche de population à laquelle il appartient27 ». Le narrateur ne manque pas de mentionner les noms de plusieurs de ses compatriotes inscrits sur les murs de l’église de Limassol, de même qu’il relève systématiquement toute trace de ses concitoyens. À Rama, il profite de l’étape pour faire état du passage d’une autre célébrité locale, Jacques Godin, ou encore en mer il rappelle la mémoire de plusieurs naufragés valenciennois disparus en 154528. Le récit d’Eustache Delafosse, qui n’est pas a priori un récit de pèlerinage, mais contient deux épisodes de pèlerinage, permet de suivre des marques similaires d’une identité flamande et urbaine, dont le rôle se révèle absolument crucial dans la menée de la narration. C’est habituellement dans les récits plus hybrides du corpus manuscrit de récits de pèlerinage, ceux du « pèlerinage d’occasion », ceux où l’imperturbable déroulement d’un itinéraire connu et reconnu vers un lieu saint bien identifié n’est plus central, et qui échappent ainsi à la demande croissante des imprimeurs qui cherchent à fournir des guides, que l’identité du narrateur se taille progressivement la meilleure part29. Dans le voyage d’Eustache Delafosse, il ne s’agit plus seulement d’un attachement symbolique et d’une identité ou d’une mémoire à entretenir, mais de la survie même du protagoniste, qui peut se raccrocher aux relais fournis par ses compatriotes établis dans un territoire devenu hostile, et dont l’appartenance à un territoire constitue tantôt une protection, tantôt une menace.

24 Ibid., fol. 61r. 25 Cette analyse trouve son origine dans mon ouvrage : A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière, p. 392-393. 26 David Willart, Le sainct voyage de Jérusalem faict par Pierre le Boucq, fol. 61v. 27 Fr. Wolfzettel, Le discours du voyageur, p. 54. 28 David Willart, Le sainct voyage de Jérusalem faict par Pierre le Boucq, fol. 38v. 29 Cf. A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière, p. 317-355 (« Des voyageurs captés par l’Église et l’écriture pèlerine ? La tentation pèlerine du touriste »).

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Eustache Delafosse, qui écrit le récit de son voyage de 1479 jusque sur les côtes du Golfe de Guinée, alors soumises au royaume du Portugal, part de Bruges avec un navire de commerce, pour le compte d’un armateur. Il revient, un an plus tard, dépouillé de tout, ayant échappé de peu à une peine de mort et d’emprisonnement prononcée par les Portugais. Son récit se présente donc comme un rapport fait pour vous advertir de la verité vraye30. Le statut du vous n’est pas directement établi, mais l’éditeur du manuscrit, Denis Escudier, avance l’idée d’une enquête menée par les autorités brugeoises sur la perte de l’ensemble de la cargaison, sur fond de crise diplomatique avec les deux royaumes ibériques31. L’ensemble du récit est conditionné par l’identité flamande du narrateur. De manière très classique dans les récits de voyage de cette époque, il se définit d’abord par sa ville de naissance : il se dit natif de la bonne ville et cité de Tournay. Deux lignes plus loin, il renforce immédiatement cet ancrage par la citation de son port de départ, commençant son récit par la mention suivante : je partys de la bonne ville de Bruges et arrivay à L’Ecluse […], et incontinent que je eus disné, nous montasmes en la mer32. De la même manière que dans les récits de pèlerinage, Delafosse rappelle la mémoire d’un compatriote perdu au cours d’un voyage précédent lorsqu’il passe au large du lieu de sa mort : Et y a ung tresmauvais gouffre et pays bas et dangereux, et est ou se perdyt Henry, facteur de Thomas Perrot, marchant de Bruges33. Mais la particularité de ce récit est d’ajouter une dimension qui précise le rôle du défunt dans l’économie brugeoise : lequel facteur fit son maistre povre, et a celle cause et aultres fit bancqueroute34. Un peu plus loin, et d’une manière plus habituelle, la description du paysage prend aussi une allure toute flamande, au gré d’une comparaison entre le houblon et la graine de paradys, qui pousse comme faict le houblon en nostre païs, sur longues harcelles35. Ainsi l’imaginaire descriptif est-il réellement influencé par l’origine du relateur. Delafosse, marchand impliqué dans le réseau commercial international des commerçants flamands, subit les aléas politiques du jeu d’influence des pays qu’il traverse, mais n’en est pas une simple victime : il s’applique à en expliquer les ressorts et à tirer certaines ficelles qui lui sauveront la vie. Sa notoriété le rend aussi plus vulnérable ; il a plus perdu que bien d’autres, mais sa surface sociale lui donne aussi les outils de son salut. Il explique par exemple comment, après son retour, il est invité à Gand par Jean de Luxembourg pour lui expliquer un traitement contre la lèpre qu’il a vu réussir aux îles du Cap Vert36. Le rang et la renommée du marchand sont assez élevés pour

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Voyage d’Eustache Delafosse, éd. cit., p. 12. Ibid., p. 93 Ibid., p. 12. Ibid., p. 20. Ibid. Ibid., p. 22. Il s’agit probablement de Jean de Luxembourg, seigneur de Ville et de Hamaide, fils de Jacques Ier de Luxembourg, seigneur de Fiennes. Ce personnage est mort sans postérité, en 1508. Cf. L. Moreri, Le grand dictionnaire historique ou le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, t. 6, Paris, Libraires associés, 1759, p. 520 ; J.-M. Cauchies, « Jacques Ier de Luxembourg, seigneur de Fiennes », dans

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que, plusieurs années après son retour, il reçoive le témoignage des serviteurs du même Jean de Luxembourg sur la manière dont ce grand seigneur finit malgré tout par succomber à sa maladie37. La côte de Guinée, destination de son voyage, est le monopole de la couronne portugaise depuis 1474 ; au-delà du célèbre traité de Tordesillas, une ordonnance royale condamne à mort ceux qui navigueront sans autorisation dans ces eaux. Castillans et Flamands contournent régulièrement l’interdiction, à leurs risques et périls, tant ils sont attirés par l’or et les épices disponibles sur ces côtes. Une guerre de succession, déclenchée au Portugal en 1474, donne à ses rivaux l’occasion de s’aventurer sur ce territoire réservé, et ce jusqu’en 1479. À cette date, un traité offre la possession des Canaries à la couronne de Castille, et reconnaît aux Portugais la seigneurie depuis le cap Noun jusqu’à l’Inde38. C’est exactement dans cette circonstance que le marchand flamand est envoyé dans ces eaux pour profiter des troubles entre les deux pays, avec le soutien des armateurs castillans et andalous qu’il rencontre avant son embarquement, et c’est ainsi qu’il est arraisonné par les Portugais le 17 décembre 147939. Prisonnier, il est ramené au Portugal où il est retenu captif en attendant de rencontrer le roi lui-même. Pendant son emprisonnement, il écrit a la nation de Flandres, dans la ville de Lisbonne, pour plaider sa cause et transmettre une demande de grâce auprès du roi40. Il est ensuite condamné à mort, mais parvient à s’enfuir. Sa rencontre avec deux marchands le sauve ; l’un est écossais, l’autre hollandais, mais tous deux sont au service de marchands de Flandre : après sa fuite, il croise les deux hommes dans une taverne et c’est en écoutant leur langue qu’il les reconnaît comme de possibles alliés41. La révélation est savamment mise en scène par le narrateur, afin de souligner l’importance de cette complicité linguistique, qui fonctionne comme un véritable mot de passe. Manifestement, Delafosse est lusophone ; il s’entretient sans difficulté avec marins et gens du peuple, au cours de son voyage ; interpelé par les deux voyageurs, il affirme d’abord : je ne sçavois parler leur langaige ; il entend bien au demeurant que ilz parloient maulvais portugalloys ; prudemment, il use encore de sa couverture de faux voyageur

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Les Chevaliers de l’Ordre de la Toison d’or au xve siècle. Notices bio-bibliographiques, dir. R. de Smedt, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2000 (1re éd., 1994) (Kieler Werkstücke, Reihe D, Beiträge zur europäischen Geschichte des späten Mittelalters, 3), p. 196-197. Cette circonstance permet de retarder encore la datation du manuscrit de Delafosse. Didier Escudier la place aux alentours de 1493, puisque l’auteur fait allusion à la prise de Grenade et à la fin de la Reconquista. Mais, si Jean de Luxembourg est bien ce seigneur de Ville (le précédent porteur du même nom est Jean de Luxembourg, comte de Marle et de Soissons, mort à la bataille de Morat, en 1476 ; cf. J. Paviot, « Jean de Luxembourg, comte de Marle et de Soissons, seigneur de Dunkerque, Gravelines et Bourbourg », dans ibid., p. 176-177), c’est après 1508 qu’il faut situer la rédaction de ce récit, ou du moins d’une seconde version enrichie. Voyage d’Eustache Delafosse, éd. cit., p. 42. Pour l’exposition de ces circonstances, cf. Voyage d’Eustache Delafosse, éd. cit., p. 106-113 (présentation par Denis Escudier). Ibid., p. 29. Ibid., p. 62. Ibid., p. 60-64.

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venant de Rome : je demanday, au pis langaige que je peüz, dont ilz estoient. C’est alors que l’un lui répond en allemand, ce qui lui fait se découvrir complètement et se faire reconnaître finalement comme flamand. Il est remarquable que Delafosse use alors de la langue flamande au discours direct, ce qui fonctionne comme un véritable signe de reconnaissance : noyt duschen was vecadre42. Les voyageurs, comme des envoyés de la Providence, l’escortent alors vers la frontière espagnole43. La langue du pays fonctionne comme l’outil du salut au gré d’une des scènes les plus minutieusement reconstituées de tout le récit, gradation progressive d’une tension narrative par un dialogue étoffé, jusqu’à l’issue finale, l’accointance des trois voyageurs pour sortir du Portugal. Il est également remarquable que les deux marchands se révèlent ensuite pèlerins, en route pour Notre-Dame de Guadalupe, dévotion à laquelle justement Delafosse avoi[t] voet [son] voiage44. Il s’agit bien de la Providence à l’œuvre, par le biais d’une solidarité entre compatriotes. C’est enfin en s’appuyant à nouveau sur le réseau des marchands flamands, qu’à Tolède, Delafosse recherche et trouve un confrère flamand, vendeur de libvres mollez45. À partir de ce moment, toute une succession d’étapes, marquées par la reconnaissance avec des compatriotes, permet au voyageur de réunir les conditions matérielles de son retour, alors qu’il est sorti totalement désargenté de ses mésaventures ; ces étapes sont racontées de manière assez détaillée, contrairement à ce qui se passe dans la majorité des récits de pèlerinages, en dehors d’un seul, celui de David Willart, justement, pour lequel une poétique du retour originale, tout à fait liée à l’identité urbaine flamande est avérée46. À Tolède, sur la place de la bourse, le vendeur de libvres enclenche le processus qui permet le retour du marchand : luy fut dict comment j’estois allé après luy sur la bourse, ou bien hastivement il vint. Et incontinent qu’il m’eult perçupt, il me fit l’ambraschade a la mode du pays. Le personnage sort alors d’un rapport confidentiel, puisque tout un cercle de marchands s’interroge sur son apparence, l’estimant mal acoustré : tous demandèrent au vendeur de libvres qui il était, puis, à la révélation qu’il était un grand marchant de Flandres, lui recommandèrent de le revêtir d’habits plus dignes47. Ainsi le compatriote rend-il au voyageur son identité au grand jour et lui fait-il quitter un habit de vagabond, à l’instar de celui du pèlerin, pour lui rendre un costume qui le fait rentrer dans sa condition de départ, en même temps qu’il lui rend publiquement son identité. Les étapes du retour de David Willart et Pierre le Boucq sont ainsi jalonnées de reconnaissances personnelles avec des individus et des groupes qui reconstituent les collectivités sociales, et familiales, quittées des mois auparavant, et de nombreux banquets jalonnent le parcours48. Ce n’est pas le cas pour Delafosse, pour qui c’est plutôt à la faveur des étapes de pèlerinage que se déroulent les rencontres, réintégration 42 Ibid., p. 60, 62. 43 Ibid. 44 Ibid., p. 64. 45 Ibid., p. 75. Moller : ‘mouler, donner une forme à qqc., imprimer’. 46 Cf. A.-S. De Franceschi, « Retour de pèlerinage, des rites et des fêtes ». 47 Voyage d’Eustache Delafosse, éd. cit., p. 76. 48 David Willart, Le sainct voyage de Jérusalem faict par Pierre le Boucq, fol. 82v.

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dans la première des grandes communautés grâce auxquelles le voyageur renoue avec son identité, la Chrétienté. Si la rupture avec un rythme chrétien est attendue lors du voyage en mer vers l’Afrique, passage dans un univers où les fêtes patronales ne sont plus que des repères calendaires, il est remarquable de constater que le retour en terre portugaise, dans les haillons du prisonnier, ne permet pas à Delafosse de renouer avec une vie chrétienne. C’est après son évasion et son passage de la frontière espagnole qu’ayant entendu sonner en ung villaige une messe, il voit, pour la première fois depuis dix mois, celebrer le corpz de Nostre Seigneur49. Encore mentionne-t-il qu’il n’arrive que aprés l’elevation, comme si la terre portugaise qui a fait de lui un condamné, un mendiant, faisait aussi de lui, dans la continuité avec les terres sauvages, un excommunié, séparé de fait de son identité chrétienne avec laquelle il peut renouer au terme d’un parcours de pèlerin marqué d’étapes très symboliques. Son état de mendiant, d’abord, lui ouvre l’hospitalité de plusieurs bonnes âmes, les deux marchands-pèlerins qui orientent sa route vers Notre-Dame de Guadalupe, puis le prêtre qui, l’ayant reconnu comme povre, lui donne l’ung des pains qu’il avoit eu a l’offrande, puis un couple de laboureurs, qui le loge, mais surtout lui permet de retrouver le rite du benedicité et des graces, tout en lui donnant pain, figues et vin50. C’est ensuite la confession qui lui est offerte à Notre-Dame de Guadalupe, toujours avec la charité du logis, du couvert et de vêtements, ung petit gris mantelet, avant finalement d’ouïr la messe au terme de ce premier pèlerinage51. Dans un mouvement inverse, comme si le dépouillement de Delafosse n’avait pas été suffisamment complet avant qu’il n’aspire à retrouver son identité et son chemin, un jeune garçon lui vole ung sacquelet tant honneste faict par les Mores, auquel [il] avo[it] [ses] escriptures52. Toute trace réelle de l’au-delà de la mer, son récit même, qui doit rétablir sa réputation et sa situation, lui sont volés. Quelques décennies plus tard, Jean de Léry aussi finit par manger son perroquet, dernier témoignage réel de « par-delà », pour sauver sa vie et rentrer en France53. Le retour est au prix du sacrifice d’un premier récit originel, porté dans un objet rapporté de par-delà, le sac de confection « maure », comme s’il fallait vraiment tout perdre pour être retrouvé et réintégré, et que le récit ne pouvait pas être la trace directe, élaborée à partir d’un témoignage immédiat, du journal noté au jour le jour. Le second pèlerinage, à Saint-Jacques de Compostelle, suit la scène de reconnaissance publique à Tolède, étape prolongée par un détour à Séville, où Delafosse retrouve un premier exemplaire de ses escriptures, sauf-conduits, papier attestant de sa qualité et de ses missions, lettres de changes, qui achèvent sa réintégration en qualité de chrétien, de marchand, et de Flamand honorablement connu. 49 50 51 52 53

Voyage d’Eustache Delafosse, éd. cit., p. 63. Ibid., p. 62, 64. Ibid., p. 73. Ibid., p. 70. Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil (1578). 2e édition, 1580, éd. Fr. Lestringant, Paris, Librairie générale française, 1994 (Le Livre de poche. Classiques, 707), p. 537.

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La dernière étape, l’arrivée à Bruges, répète brièvement la scène de reconnaissance tolédane : le dimence au matyn, tout le monde me disoit le bien venus d’avoir escappet d’ung sy perilleux voiaige. Et en estoient les nouvelles par toutte la ville de Bruges, de ma revenue54. La reconnaissance se fait par l’élargissement à partir d’un cercle restreint et une réintégration par étapes rituelles et amicales. Cette poétique du retour est extrêmement rare dans les récits de pèlerinage, tant ce qui intéresse le pèlerin, c’est justement l’aller et l’accomplissement du vœu. Le retour n’a rien à ajouter, sauf justement chez ces auteurs de l’Europe du Nord, d’une culture marchande et urbaine, pour qui la réintégration finit d’achever la réalité durable d’une conversion et garantit la possibilité d’une mémoire transmise au sein d’une confrérie d’anciens pèlerins ou de familiers, ou d’une notabilité communale. Le texte circule pour un cercle de sociabilité qui sera par la suite son dépositaire, bien après le temps du retour, comme le montre l’exemple si particulier de la mise en collection par Louis de La Fontaine, dit Wicart, en 1548. * * * Au tournant du xvie siècle, l’identité bourguignonne, telle que Charles le Téméraire aurait souhaité la constituer politiquement, n’est guère homogène. Cependant, les voyageurs et les pèlerins qui relatent leur parcours revendiquent aisément une identité qui met en valeur leur appartenance aux anciennes principautés bourguignonnes, qu’elles soient alors intégrées au royaume de France ou demeurent sous l’autorité des ducs de Bourgogne. Une francophonie choisie, des traits de reconnaissance dans un paysage commun ou des pratiques liturgiques locales, des souvenirs de voyageurs passés et leur rôle dans un fonctionnement collectif à la fois commercial et dévot, une implication dans la vie politique ou curiale, forment des marques qui distinguent ces pèlerins bourguignons des rédacteurs d’autres provinces. Cette convergence trouve son point culminant dans le récit d’Eustache Delafosse : son appartenance régionale n’est plus seulement matière à spécification dans la description, ou au mieux source de péripétie, mais elle fournit le propos même de tout son voyage, l’aller bien sûr, au service d’une compagnie marchande, et plus encore le retour, en forme d’étapes de pèlerinage, et dont la narration même semble bien être une caractéristique des récits que l’on peut légitimement définir comme « récits de voyage bourguignons », entre la fin du xve et le début du xvie siècle.

54 Voyage d’Eustache Delafosse, éd. cit., p. 80.

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Le récit de Jean de Tournai et la littérature bourguignonne de voyage à la fin du xve siècle Le récit de voyage de Jean de Tournai a fait l’objet d’une thèse restée inédite de la regrettée Lucie Polak1, que j’ai consultée il y a quelques années à l’Université de Londres. Nous avons édité et annoté avec Marie-Adélaïde Nielen, conservateur en chef aux Archives nationales, la copie manuscrite de 1549 de ce récit. Elle est rédigée en moyen français avec des éléments de rouchi, une variété locale du picard de la région de Valenciennes, et elle retrace les pèlerinages d’un marchand de Valenciennes, dit Jean de Tournai, à Jérusalem, Rome et Saint-Jacques-de-Compostelle, décrivant en outre de très nombreux sanctuaires locaux. Le manuscrit de Jean de Tournai fait partie d’un volume conservé à la Médiathèque Simone Veil de Valenciennes, cote 4932, renfermant également deux autres récits de voyage manuscrits qui ont été édités, ceux de Georges Lengherand3 et d’Eustache Delafosse4. Jean de Tournai entreprend son voyage alors que sa région, le Hainaut, terre d’empire, subit les conséquences des guerres entre Maximilien de Habsbourg et la France des Beaujeu, dont la régence s’exerça de 1483 à 1491. Lors du départ du pèlerin, le 25 février 1488, la « guerre folle » n’est pas achevée puisque le traité du Verger ou traité de Sablé est signé le 19 août 1488 entre le duc François II de Bretagne et Charles VIII. De plus la guerre civile s’ajoute à la guerre étrangère, Valenciennes et le Hainaut restant fidèles à la dynastie burgondo-habsbourgeoise. Le retour de Jean de Tournai s’effectue le 7 mars 1489, c’est-à-dire avant la paix de Francfort signée le 22 juillet 1489 entre Maximilien et le roi de France. Le périple de notre marchand dura donc un peu plus d’un an.

1 The Pilgrim Book of Jehan de Tournay (1488-1489). Being a Critical Edition of the Valenciennes MS. 493, éd. L. L. G. Polak, PhD thesis, Londres, University of London, 1958. 2 Jean de Tournai, Tres ample et habondante description du voiaige de la Terre saincte, Valenciennes, Médiathèque Simone Veil, ms. 493 (cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 15); Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai (1488-1489), éd. B. Didier et M.-A. Nielen, Paris, CNRS Éditions, 2017 (Sources d’histoire médiévale publiées par l’Institut de recherche et d’histoire des textes, 43). 3 Voyage de Georges Lengherand, mayeur de Mons en Haynaut, à Venise, à Rome, Jérusalem, Mont Sinaï et Le Kayre, 1485-1486, éd. D.-C. Godefroy Ménilglaise, Mons, Masquillier & Dequesne, 1861 (Publications de la Société des Bibliophiles belges, séant à Mons, 19). 4 Voyage d’Eustache Delafosse sur la côte de Guinée, au Portugal & en Espagne (1479-1481), éd. et trad. D. Escudier, Paris, Chandeigne, 1992 (Collection Magellane).

Béatrice Dansette • Université Paris I Panthéon Sorbonne – UMR Orient et Méditerranée Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 45-55.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124734

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Étienne Delaruelle et Henri Platelle ont jadis souligné que les récits des pèlerins hiérosolomytains avaient été particulièrement nombreux dans les Pays-Bas bourguignons à la fin du Moyen Âge. Si nous savons que certains de ces récits furent écrits à la suite d’une mission engagée par le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, comme celui de Guillebert de Lannoy qualifié par Jaroslav Svátek d’« espion en Terre sainte5 », ou de Bertrandon de la Broquière défini par Jacques Paviot comme « espion en Turquie6 », la majeure partie d’entre eux appartiennent cependant à la littérature religieuse occidentale. On peut alors se poser la question de savoir si le récit des pèlerinages de Jean de Tournai accomplis après 1477, poursuit une certaine tradition de la littérature de voyage de l’aire bourguignonne. Qui dit pèlerinages dit aussi voyages ! Aussi laisserons nous de côté, au regard du thème du présent recueil, l’analyse des pèlerinages comme fait religieux pour nous interroger en premier lieu sur le sens de certaines étapes : pourquoi Jean de Tournai séjourne-t-il si longuement dans trois villes, Anvers, Rome et Naples ? Puis, nous nous poserons la question de savoir pour quelles raisons Jean Molinet, écrivain bourguignon s’il en fut7, rédigea un poème en son honneur, et essaierons enfin de brosser, à partir de ce récit, le portrait d’un marchand de la fin du xve siècle. La description des Lieux saints constitue la partie essentielle de son récit, il faut le rappeler, mais elle est sans grande originalité, à l’exception cependant de la retranscription très complète et minutieuse des nombreuses liturgies qui s’y rattachent, ce qui est peu fréquent. Ce genre de récit n’est pas propre à la littérature bourguignonne et est proche de ce que Marie-Christine Gomez-Géraud appelle une mnémotechnique propre à stimuler la mémoire des contemporains et se remémorer les lieux saints8. Dans son ensemble donc, le récit de Jean de Tournai appartient avant tout à un corpus spécifique constitué par les récits occidentaux du pèlerinage à Jérusalem, écrits par des voyageurs depuis le ive siècle et ce jusqu’à nos jours. L’analyse de ce corpus, pour reprendre les mots de Franco Cardini, n’a pas encore été achevée9 et, à mon sens, il ne doit pas être « noyé » dans celui plus tentaculaire des récits de voyage, un « genre sans loi » selon une expression de

5 J. Svátek, « Guillebert de Lannoy, un seigneur bourguignon espion en Terre sainte », dans La noblesse et la croisade à la fin du Moyen Âge (France, Bourgogne, Bohême), dir. M. Nejedly, J. Svátek, D. Baloup, B. Joudiou et J. Paviot, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2015 (Méridiennes), p. 85-94. 6 Bertrandon de la Broquère, Le Voyage d’Orient. Espion en Turquie, trad. H. Basso, Introduction et notes de J. Paviot, Toulouse, Anacharsis, 2010. 7 Cf. J. Devaux, Jean Molinet, indiciaire bourguignon, Paris, Champion, 1996 (Bibliothèque du xve siècle, 55) ; Jean Molinet et son temps. Actes des rencontres internationales de Dunkerque, Lille et Gand (8-10 novembre 2007), dir. J. Devaux, E. Doudet et É. Lecuppre-Desjardin, Turnhout, Brepols, 2013 (Burgundica, 22). 8 M.-Chr. Gomez-Géraud, « Le récit de pèlerinage : entre mnémotechnique et liturgie », dans Récits de pèlerinage et récits de voyage à travers les siècles, dir. D. Buschinger, Amiens, Université de Picardie – Jules Verne, 2002 (Médiévales, 21), p. 37-43. 9 Fr. Cardini, « L’histoire des croisades et des pèlerinages au xxe siècle », dans La médiévistique au xxe siècle. Bilan et Perspectives, dir. M. Aurell, Cahiers de civilisation médiévale, 49e année, t. 196, octobre-décembre 2006, p. 359-372.

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Roland Le Huenen10. Pourquoi notre voyageur se rend-il directement à Anvers, puis à Rome et non à Venise comme la majorité des pèlerins ? Pour quelles raisons se rend-il à Naples, lors de son retour ? Nous essaierons de fournir quelques éléments de réponses à ces questions. Jean de Tournai nous renseigne souvent au cours de ses voyages sur les élites politiques et religieuses, sur les marchands qu’il rencontre, sur les fortifications qu’il observe, sur les nombreux péages à payer, sur les monnaies utilisées, et détaille parfois des conflits régionaux qui ont lieu entre la France des Beaujeu et Maximilien d’Autriche. En même temps, il souligne toujours ses liens avec des réseaux de banquiers et de marchands.

Trois étapes problématiques Anvers tout d’abord retient l’attention du lecteur, puis la vallée du Rhin. À Anvers, où il demeura huit jours, il souligne avec une certaine satisfaction qu’il y est fort festoiez. Dans cette ville, il retrouve un cousin, Jean de Rains, et plusieurs banquiers auxquels il règle à l’avance sa bien allée, se procurant probablement des lettres de change pour son voyage en Terre sainte. On sait qu’Anvers, ville fidèle à l’empereur, devient au xve siècle une place financière importante dans l’Europe du Nord, supplantant peu à peu Bruges qui se révolta d’ailleurs en 1486 contre Maximilien. Ce séjour à Anvers, indispensable semble-t-il, montre les relations qu’entretenait Jean de Tournai avec de nombreux marchands dont il souligne le cosmopolitisme, par exemple Jacob van Bullen, marchand de Cologne, ou Henry Dollart d’Aix-la-Chapelle11. Suivons ensuite notre pèlerin dans la vallée du Rhin, partie très détaillée de son récit : il nous donne toujours le même type de renseignements, en insistant toutefois sur l’existence de très nombreux péages, source d’importants profits pour les seigneurs locaux, laïcs ou ecclésiastiques. Les souvenirs militaires sont également évoqués, comme à Neuss dont il rappelle le siège entrepris par Charles le Téméraire en 1474-1475, et raconté d’ailleurs par Jean Molinet12. Arrivé à Cologne, il rencontre les élites de la cité comme celles de la famille van Bullen, et se rend à un banquet à l’hôtel de ville, invité par Jehan van Bullen, échevin de la ville cette année-là. Il explique par ailleurs que la guerre sévissant entre le comte Palatin, Philippe l’ingénu, opposé à Maximilien, et la cité, entraîna l’interdiction faite à ses marchands de se rendre à la foire de Francfort. Bref, le trajet fut difficile dans la vallée du Rhin, mais notre voyageur a cependant bénéficié de la protection de relations influentes, marchandes ou politiques, comme à Mayence où

10 R. Le Huenen, « Qu’est-ce qu’un récit de voyage », dans Les Modèles du récit de voyage, dir. M.-Chr. Gomez-Géraud, Littérales, t. 7, 1990, p. 11-27. 11 Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai, éd. cit., p. 20. 12 Ibid., p. 22-23. Cf. Jean Molinet, Chroniques, éd. G. Doutrepont et O. Jodogne, 3 vol., Bruxelles, Palais des Académies, 1935-1937 (Académie royale de Belgique. Classe des lettres et des sciences morales et politiques. Collection des Anciens auteurs belges), t. 1, p. 29-105 ; J. Devaux, Jean Molinet, p. 208-246.

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il reçut l’aide d’un envoyé de Maximilien d’Autriche, ce qui est à souligner13. Cette première partie de son récit ressemble à un état des lieux des régions rhénanes en butte aux guerres et aux conflits. Jean de Tournai nous conduit ensuite à Rome, où il bénéficie de relations importantes non seulement parmi les élites marchandes mais aussi auprès des élites religieuses, qui très souvent sont originaires des Pays-Bas : des marchands-banquiers, comme Alexandre Mousqueron, ou bien des membres de la familia du pape Innocent VIII, comme Jean Monissart, évêque de Tournai, qui lui obtint une audience pontificale. Notre pèlerin reçut des lettres d’introduction dans ces deux milieux, témoignant de leur importante présence dans la ville sainte14. Sa description de Rome, en pleine reconstruction depuis Sixte IV, constitue un témoignage précieux pour cette époque, même s’il nous donne l’impression que la cour pontificale d’Innocent VIII est aux mains de clercs originaires des pays du Nord ! Cependant il était vrai que les étrangers comme membres de la curie romaine y furent particulièrement nombreux à cette époque15. Les pèlerinages romains étaient-ils sa seule motivation, n’avait-il pas surtout le désir d’utiliser certaines relations en faveur de sa ville de Valenciennes en rencontrant des banquiers et des clercs qu’il cite nommément ? Hypothèse certes, mais la prétendue nécessité de se rendre à Rome pour obtenir une licence pontificale afin de se rendre en Terre sainte – licence qu’il retranscrit d’ailleurs intégralement dans son récit – paraît sans fondement car la majeure partie des pèlerins s’en dispensait à cette époque. De plus, à l’aller comme au retour, ses séjours paraissent bien longs si son seul but était d’accomplir les pèlerinages romains. Son récit retranscrit en partie les Mirabilia Urbis Romae, sortes de guides remaniés depuis le xiie siècle que les voyageurs se procuraient pour visiter les lieux saints romains bénéficiant d’indulgences. Après 1480, de nombreuses copies circulèrent, comme celle de Stéphane Planck qui sera d’ailleurs imprimée à Rome en 148916. Avant de partir pour la Terre sainte, notre pèlerin se lie à Padoue avec un chevalier, Charles de Rubempré, ancien partisan de Charles le Téméraire17 ; il restera durant la plus grande partie de son pèlerinage en sa compagnie, bien intégré dans ce groupe composé seulement de chevaliers, alors que lui seul était un marchand ! Des liens existent ou se tissent tout au long du voyage entre Jean de Tournai et des habitants des pays du Nord. Naples, enfin, est la troisième cité qui attire Jean de Tournai. Lors de son trajet de retour de Terre sainte, notre pèlerin a quitté la galée vénitienne d’Augustin Contarini à Corfou et, après avoir accosté au port d’Otrante, il chevauche avec ses compagnons vers la capitale du royaume de Ferdinand Ier de Naples ou Ferrante d’Aragon. En chemin, près de Vallata, sa compagnie est reçue par le roi, qu’il décrit de la grandeur et grosseur d’Anthoine Rollyn, grand bailly de Haynault. Il ne brosse pas là le portrait 13 Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai, éd. cit., p. 23-24, 28. 14 Ibid., p. 42-79. 15 Cf. Rome au Moyen Âge, dir. A. Vauchez, Paris, Riveneuve, 2010, p. 331. 16 Mirabilia urbis Romae, [Rome, Stéphane Planck, 1489] : Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, OEXV 384 RES (P.3) (consultable en ligne : https://archive.org/details/OEXV384_P3). 17 Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai, éd. cit., p. 89-90.

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du prince idéal comme celui d’Alphonse le Magnanime par Antoine Beccadelli, dit le Panormitain, et Eneas Piccolomini18 ! Et, le hasard faisant bien les choses, un courrier du souverain escorte les voyageurs qui bénéficièrent dans tout le royaume de la protection royale, ne payant ni taxes ni gabelle19. Pour quelles raisons notre marchand se rend-il à Naples, qu’il décrit longuement avec enthousiasme comme une belle et grande ville marchande ? On sait que le roi Ferdinand fit de sa capitale, brillant foyer de la Renaissance, un centre économique qui attira de nombreux marchands, en particulier ceux des Pays-Bas. Jean de Tournai cherchait-il à nouer des contacts avec sa cour au moment où Valenciennes était en plein redémarrage économique ? Bref, ses étapes peuvent laisser à penser qu’il procède peut-être à une évaluation des risques du « voyage de l’argent et des marchandises », pour évoquer le thème d’un dossier publié par Luisa Brunori et Xavier Prévost20, en particulier dans les villes d’Anvers, de Rome et de Naples, en pleine expansion. Cependant, le récit de Jean de Tournai n’est pas une enquête, ni d’État ni princière, mais peut-être notre voyageur voulut-il seulement évaluer la possibilité de relations commerciales avec ces cités dynamiques à la demande des élites de Valenciennes. Était-il l’agent, le facteur, d’un important marchand sédentaire des Pays-Bas issu d’une famille comme celle des Mousqueron ou des Van Bullen qu’il cite plusieurs fois ? Quoi qu’il en soit, ses voyages soulignent ses relations avec des élites proches de la dynastie burgondohabsbourgeoise, et l’explicit de son récit, un poème en son honneur rédigé par Jean Molinet renforcerait cette hypothèse21.

Le poème de Jean Molinet au retour du pèlerin Jean Molinet, le célèbre indiciaire bourguignon et chanoine de Valenciennes, dont l’œuvre fut largement étudiée par Jean Devaux qui le définit comme « chantre d’une société chevaleresque22 », se rendit à un banquet de quarante-sept personnes, le jour de Bouhourdy23, à la demande du beau-frère de notre pèlerin, Jehan Bodyn24. Jean de Tournai y est célébré pour un haut fait, son pèlerinage en Terre sainte.

18 Antoine Beccadelli et Eneas Piccolomini, Les actions et paroles mémorables d’Alphonse roi d’Aragon et de Naples, éd. S. Lefèvre, dans Splendeurs de la cour de Bourgogne. Récits et Chroniques, dir. D. Régnier-Bohler, Paris, Robert Laffont, 1995 (Bouquins), p. 629-736. 19 Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai, éd. cit., p. 285-286. 20 Argent et marchandises en voyage. Histoire juridique et financière (xiiie-xxe siècles), dir. L. Brunori et X. Prévost, Clio@Themis, t. 17, novembre 2019. 21 Jean Molinet, Les Faictz et Dictz, éd. N. Dupire, 3 vol., Paris, Société des Anciens Textes Français, 1936-1939, t. 2, p. 820-823 (Dictier pour Jehan de Tournay) ; Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai, éd. cit., p. 342-345. 22 J. Devaux, Jean Molinet, p. 599. 23 Fête du premier dimanche de Carême, appelée aussi à Valenciennes le « tournoi des brandons », les enfants de la ville imitant avec des branches enflammées un tournoi chevaleresque institué en 1348. Cf. W. De Keyser, « Le commencement de l’année en Hainaut et la réforme de Philippe II en 1575 », Bulletin de la Commission royale d’Histoire, t. 145, 1979, p. 25-113. 24 Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai, éd. cit., p. 342.

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Comment et pourquoi le beau-frère d’un paumier comme tant d’autres au xve siècle, s’adressa-t-il à un poète de son temps si renommé, à un dramaturge qui participa aux fêtes valenciennoises du chapitre de la Toison d’or ? Je n’ai pas la réponse, bien que son « enracinement local » soit souligné par Jean Devaux qui cite ce dictier dans son étude25. L’on peut ajouter que la coutume des banquets honorifiques, en particulier dans les Pays-Bas bourguignons, est une tradition à cette époque pré-humaniste, l’éclat du Banquet du Faisan organisé à Lille sous Philippe le Bon n’en étant pas un des moindres. Par mimétisme social, comme dans les banquets princiers, s’agissait-il de souligner non l’image d’un prince idéal dont la littérature bourguignonne26 se fit largement l’écho, mais celle du citoyen et pèlerin idéalisés ? Le premier huitain de ce poème rend hommage au pèlerin sous la forme d’un acrostiche ; le Dictier appartient aux très nombreux textes poétiques écrits par Jean Molinet, dont notamment un poème alors récent composé à l’occasion du couronnement, comme roi des Romains, de Maximilien d’Autriche en 148627. D’aucuns ont comparé ce poète à Marot pour son époque. Que pouvons-nous dire du contenu de ce poème ? Soulignons surtout que la guerre, les malheurs, les mauvaises mœurs du temps, l’infidélité, le mensonge, les trahisons et discordes entre les alliés, occupent une large place dans ce dictier, qui fait écho au texte de Jean de Tournai : Nul n’ose sans adversité Aller d’icy jusqu’au Quesnoy, Et on va jusques la cité De Hierusalem, sans annoy. Droict est perdu, justice ploie28. Notre voyageur ne manque pas de relever en effet dans son récit quelques trahisons, ainsi celle de Philippe de Clèves qui passa du service de Maximilien de Habsbourg à celui de Charles VIII. Jean Molinet ajoute également combien Jean de Tournai, malgré les guerres que subit sa région, affronta avec courage les périls et dangers au cours de ses voyages29. Certains fabliaux, comme le Dit des marcheants, se font aussi l’écho des dangers encourus par les marchands, ainsi que le rappelle Aron Gourévitch30. En outre, Jean Molinet insiste sur la protection que Dieu accorda au pèlerin, lui évitant une mort fréquente au cours de ces pèlerinages outre-mer, ce qui était son destin. Et Dieu, ajouta-t-il, le protégea de la perversion « sarrasine » lui permettant

25 J. Devaux, Jean Molinet, p. 143. 26 Cf. à ce sujet « Banquets, entremets et cuisine à la cour de Bourgogne », trad. Br. Laurioux, dans Splendeurs de la cour de Bourgogne, p. 1027-1127. 27 Jean Molinet, Les Faictz et Dictz, éd. cit., t. 1, p. 232-250 (L’Arbre de Bourgonne sur la mort du duc Charles). 28 Ibid., t. 2, p. 822, v. 61-65. 29 Ibid., t. 2, p. 821, v. 33-36. 30 A. Gourévitch, « Le Marchand », dans L’Homme Médiéval, dir. J. Le Goff, Paris, Seuil, 1989 (Points Histoire), p. 267-343, ici p. 291.

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de visiter les Lieux saints énumérés avec enthousiasme par le poète31. Ce poème souligne également avec force l’adhésion des élites de Valenciennes, et probablement celle de Jean de Tournai, à la communauté bourguignonne. L’accomplissement de ce pèlerinage prestigieux célébré par l’indiciaire bourguignon, donne à notre voyageur une place, pour reprendre une phrase d’Anne-Sophie De Franceschi, « qui le réintègre avec éclat dans sa communauté32 ». Cependant le voyage d’outre-mer n’est pas exceptionnel en cette fin du xve siècle car de nombreux pèlerins occidentaux comme Jean de Tournai accomplissent ce pèlerinage et ont témoigné à travers leur récit de la vivacité de cette tradition religieuse occidentale. Mais ce qui est notable dans la relation de Jean de Tournai, outre sa richesse d’informations, c’est la description des conditions d’accueil qui lui furent réservées lors de son retour dans sa ville de Valenciennes, car le devenir des paumiers est rarement connu. Enfin, son récit s’inscrit bien dans son époque, qui voit la montée de l’individualisme dans cette période pré-humaniste.

Une relation de voyage qui brosse le portrait d’un marchand des Pays du Nord Le portrait d’un marchand des Pays-Bas de la fin du xve siècle se dessine aisément à travers cette relation de voyage qui témoigne de l’individualisme de Jean de Tournai. En premier lieu, il est banal de le rappeler, elle est écrite à la première personne. Le « je » et le « moi » y sont omniprésents et expriment bien ce que Nicole Chareyron33 avait souligné : « l’entrée en scène de l’auteur » au xve siècle dans cette littérature de pèlerinage. Notre voyageur est vraiment au centre de son récit, mais peut-on pour autant cerner, en partie tout du moins, sa personnalité ? Définir son individualité n’est certes pas aisé, retenons quelques traits seulement. Jean de Tournai m’apparaît en premier lieu comme un homme de l’Entre-deux dans le sens même des « hommes de l’Entre-deux » étudiés par Bernard Heyberger et Chantal Verdeil34, qui soulignent leur rôle de médiateur dans l’espace méditerranéen entre Occident et monde ottoman. Les marchands italiens ou flamands ont joué ce rôle depuis longtemps entre européens et Proche-Orient, contrôlant la circulation des marchandises et établissant des relations entre les différentes contrées de production et de consommation. Le parcours individuel de Jean de Tournai me semble répondre à cet objectif.

31 Jean Molinet, Les Faictz et Dictz, éd. cit., t. 2, p. 820-821, v. 13-32, 41-48. 32 A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière. L’écriture du pèlerinage à l’épreuve de l’intimité du manuscrit. Récits manuscrits de pèlerinages rédigés en français pendant la Renaissance et la Contre-Réforme (1500-1620), Paris, Champion, 2009 (Les Géographies du Monde, 13), p. 501. 33 N. Chareyron, Éthique et Esthétique du récit de voyage à la fin du Moyen Âge, Paris, Champion, 2013 (Essais sur le Moyen Âge, 57), p. 241. 34 Hommes de l’entre-deux : parcours individuels et portraits de groupes sur la frontière de la Méditerranée (xvie-xxe siècle), dir. B. Heyberger et C. Verdeil, Paris, Les Indes savantes, 2009 (Rivages des Xantons).

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Dans le sens premier du terme, notre voyageur est un homme entre deux âges, sans doute plus près de la fin de sa vie, survenue dix ans après ses pèlerinages selon son épitaphe. Par ailleurs, sa vie se déroule entre deux époques, Moyen Âge tardif et Renaissance, entre deux nations, Pays-Bas et France, entre deux fidélités peut-être : au début du manuscrit sont représentées les armoiries de la maison d’Autriche, « d’or à l’aigle bicéphale de sable surmonté d’une mitre entourée du collier de l’ordre de la Toison s’or » ; Valenciennes était une ville fidèle à l’héritage bourguignon, et nous pouvons rappeler qu’en 1473 Charles le Téméraire y fit une entrée solennelle. Enfin, Jean de Tournai se situe socialement entre les grands marchands bourgeois de sa ville et la noblesse chevaleresque, ce qu’il ne manque pas de souligner dans son récit. Sa situation me paraît donc inconfortable à bien des égards en 1486, alors que les guerres entre la France et l’Empire rendent difficiles, probablement, certains choix à cet homme de l’Entre-deux qui pourtant témoigne d’un grand dynamisme. En effet notre pèlerin sait surmonter de nombreuses difficultés. Il agit au cours de son voyage comme un homme de contacts et d’interface entre les groupes sociaux, marchands et noblesse, comme le montrent ses relations avec le chevalier Charles de Rubempré, ancien partisan de Charles le Téméraire, et le plus souvent avec les marchands du Nord et ceux du Midi. Ses rencontres avec des marchands-banquiers d’Anvers, de Cologne, de Rome, Venise ou Naples, laissent à penser à l’existence de connexions entre des marchands qui sans doute pouvaient favoriser les activités commerciales de sa ville de Valenciennes. Mais quel type de marchand était Jean de Tournai ? Le texte ne nous permet pas, et non plus les archives de Valenciennes, de connaître sa « marchandise ». Cependant, il appartenait visiblement à l’élite marchande de sa ville, car il souligne bien sa réussite dans son récit. Face à un contexte économique favorable, celui d’un trend à la hausse dans les années 1480, chercha-t-il à renouveler des relations d’affaires dont pouvait aussi bénéficier sa ville ? Il semble avoir surmonté sa position inconfortable d’homme de l’Entre-deux en trouvant sa voie dans une évolution positive de sa personnalité. Cette situation l’a-t-elle poussé à entreprendre le voyage d’outre-mer, mais avec quel projet ? La réponse est difficile au seul regard du texte. Quoi qu’il en soit, son récit exprime une quête de soi, un renouveau spirituel, social et professionnel, un goût du savoir, et une réelle curiosité du monde. Notre marchand se révèle d’abord comme un homme de foi, animé par la recherche de son salut qui l’a poussé à entreprendre le pèlerinage de Terre sainte. Son identité pèlerine, qui n’est pas expliquée ici, ni le contexte de la Devotio moderna, s’accompagne d’un aspect révélateur de son état de marchand. Son pèlerinage, nous apprend-t-il lui-même, fut le résultat d’un votum fait à seize ans pour gagner son salut. Il établit alors une sorte de marchandage avec Dieu : obtenir sa réussite personnelle contre l’accomplissement d’un pèlerinage à Jérusalem ! Cela est bien un trait de son caractère, concilier Dieu et le sens des affaires ! Son récit traduit également l’importance de ses relations sociales, en particulier marchandes et religieuses. Le pèlerinage en Terre sainte pouvait souvent favoriser des relations entre les pèlerins et leurs compagnons de voyage. Il semble qu’il en soit ainsi pour notre voyageur, qui se lia d’amitié avec Charles de Rubempré comme avec de nombreux marchands. Par ailleurs, son frère homonyme, Jean de

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Tournai, personnage important parmi les élites religieuses de sa région, lui avait ménagé de longue date des relations avec des clercs notables. Ainsi en est-il de ses relations avec l’évêque de Cambrai, Henri de Berghes, qui lui octroya une lettre de recommandation pour l’évêque de Tournai, Monseigneur Jean Monissart, maître d’hôtel du pape Innocent VIII35. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si les longs passages liturgiques recopiés par notre pèlerin dans son récit, ne l’étaient pas à l’attention de son frère, abbé de Saint-Jean de Valenciennes. Jean de Tournai semble par ailleurs sensible à une certaine culture classique. S’il affiche un certain goût pour les vestiges antiques, il n’est pas toutefois un Cyriaque d’Ancône ! Cependant nombres de ses remarques montrent sa curiosité, voire un goût pour l’Antiquité et les Lieux saints bibliques. Par exemple, avant de visiter Venise, il se rend à Padoue et nous informe qu’Anthénor de Troie serait le fondateur de la cité36. À Brindisi, il observe deux colonnes qui auraient porté les ydoles que Virgile adoroit37. A-t-il lu pour autant Virgile ? Il parle le latin avec des Anglais, mais avec difficulté, nous dit-il, faute de parler leur langue. Sa curiosité le pousse plus que d’autres à décrire les choses vues et entendues tout au long de ses voyages. Certaines remarques sont assez inhabituelles dans les récits de pèlerins : ainsi, lorsqu’il visite la bibliothèque du pape Sixte IV, future bibliothèque vaticane, il y remarque des aulmaires, c’est-à-dire des armoires renfermant de nombreux livres, ainsi que des mappemondes qu’il décrit comme ayant la forme de chaudrons sur lesquels étaient dessinés les lieux de tous les bénéfices de la papauté ! Au cours de son pèlerinage à Bethléem, il est un des rares pèlerins à mentionner les mosaïques de la basilique de la Nativité. Un ange de deux mètres cinquante de hauteur fut redécouvert en 2006 sous un enduit au cours d’une restauration des mosaïques. Sa curiosité intellectuelle le pousse aussi à assister à une controverse dans une synagogue de Padoue entre un frère mineur et un rabbin, ce qui est très inhabituel. Inhabituelle également dans les récits de pèlerins, sa mention du nombre de femmes pèlerines dans leur groupe, vingt-huit au total, logées à part, précise-t-il, au Mont Sion38. Notre voyageur vise aussi à instruire ses contemporains : ainsi par exemple recopie-t-il l’épitaphe qu’il lit sur les tombeaux de Godefroy de Bouillon et de Baudouin Ier39. Comment ne pas évoquer, à plus de quatre cents ans de distance, le même geste littéraire reproduit par Chateaubriand qui, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, retranscrivit également cette inscription40. Celle-ci fut détruite en 1808, soit un an après son voyage et, désormais, plus aucun voyageur ne put la lire in situ, comme le firent Jean de Tournai ou Chateaubriand !

35 Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai, éd. cit., p. 42-43. Cf. P. B. Gams, Series episcoporum Ecclesiae catholicae, Ratisbonne, Manz, 1873, p. 527. 36 Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai, éd. cit., p. 87. 37 Ibid., p. 280. 38 Ibid., p. 92-94, 211. 39 Ibid., p. 186. 40 François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, dir. B. Didier, t. 8-10, Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, éd. Ph. Antoine et H. Rossi, Paris, Champion, 2011 (Textes de littérature moderne et contemporaine, 130), p. 495.

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Si notre pèlerin est par ailleurs prudent et fait part avec retenue de ses émotions et de ses sentiments, il ne manque pas par exemple d’exprimer avec force son attachement aux pays de « par deçà », ou à la dynastie burgondo-habsbourgeoise – il cite dix fois Maximilien d’Autriche au début de son récit ; il fait même quelques confidences au lecteur concernant sa peur de la mer, topos fréquent chez les pèlerins, ou bien exprime ses regrets d’avoir quitté sa femme et les siens. Son récit traduit bien dans l’ensemble ses sentiments et une réflexion sur soi. Mais son individualité a-t-elle pour autant subi des transformations ? Le portrait que l’on peut donc dresser de Jean de Tournai exprime une conscience de soi à une époque où l’homme en tant que personne commence à être analysé. Certains chercheurs ont rapproché voyage et processus d’individuation. Le voyage permettrait alors à l’être de s’accomplir par des individuations successives et de franchir une étape dans la construction de sa personnalité. Jean-Claude Schmitt a récemment mis en valeur le processus d’individuation et la saisie du monde par les voyageurs en analysant les formes spécifiques de l’individuation au xve siècle41. Le voyage serait donc une façon de s’approprier le monde et de l’affronter tout en évoluant. Mais notre voyageur a-t-il évolué ? Jean de Tournai a affronté des mondes nouveaux, ce qui, on peut le supposer, a donc sans doute contribué à renforcer sa personnalité, voire peut-être son identité bourguignonne. A-t-il pour autant mené à bien un projet professionnel durant son voyage d’outre-mer ? Son récit ne nous l’indique pas mais il exprime une prise de conscience de son rôle de marchand dans les pays bourguignons, et permet de dresser de lui un portrait individualisé. Appartenant sans aucun doute à l’élite marchande de sa ville de Valenciennes qui lui réserva un formidable accueil à son retour, le pèlerin d’outre-mer nous a laissé un attachant témoignage de son époque. * * * Ce récit fait d’abord partie, à mon sens, d’un corpus bien spécifique, celui des relations des pèlerinages occidentaux en Terre sainte. Les pèlerinages à Jérusalem deviennent très nombreux dans la deuxième moitié du xve siècle, car, outre le rôle efficace de Venise dans le transport des pèlerins, le contexte arabo-musulman fut très favorable à ces voyages « outre-mer ». En effet, le sultan mamelouk du Caire, Qait bey42, protégea pour diverses raisons, durant son long règne (1468-1496), les pèlerins occidentaux ainsi que les franciscains du Mont Sion, responsables des voyageurs. Ce ne fut pas le cas de tous les sultans. De plus, il n’est pas exclu que la chute de Constantinople n’ait réveillé, après 1453, l’intérêt des Européens pour la Terre sainte, en particulier chez les habitants des anciens pays bourguignons. Jean

41 J.-Cl. Schmitt, « Individuation et saisie du monde », dans Histoire du monde au xve siècle, dir. P. Boucheron, 2 vol., Paris, Fayard, 2017 (1re éd., 2009) (Pluriel), t. 2, p. 656. 42 C. F. Petry, Twilight of Majesty. The Reigns of the Mamluk Sultans Al-Ashraf Qaytbay and Qansuh al-Ghawri in Egypt, Seattle, Londres, University of Washington Press, 1993.

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de Tournai est très attaché aux élites bourguignonnes et aux « pays de par deçà », ainsi que le souligne son récit. Sa relation de ce voyage porte avant tout la marque de son temps, qui voit la montée de l’expression de soi et nous permet de brosser le portrait d’un marchand et de ses préoccupations telles que décrites jadis par Jacques Le Goff ou Aron Gourévitch43. Jean de Tournai fait preuve d’un esprit ouvert, méthodique, rationnel, voire critique ; il sait par exemple relativiser avec humour l’importance des reliques qu’il vénère, en particulier à Saint-Jacques-de-Compostelle. Il compose avec les réalités qui l’entourent et sait les surmonter avec une grande prudence, en Europe comme dans l’empire mamelouk. Certains récits de pèlerinages comme celui de Jean de Tournai sont très riches tandis que d’autres nous déçoivent par leur sécheresse et leur manque d’information. Pour reprendre la formule de Nicole Chareyron44, je dirai : « Dis-moi seulement le voyage que tu contes, je te dirai qui tu es ». J’ajouterai que, si le récit de notre pèlerin exprime tout à fait cette idée et représente un exemple de la littérature des voyages occidentaux en Terre sainte, l’insertion du poème de Jean Molinet lui donne un léger « parfum de Bourgogne ».

43 Cf. supra, n. 30. 44 N. Chareyron, Éthique et Esthétique du récit de voyage, p. 486. Comme l’auteur le signale, il s’agit là de la « libre adaptation de la formule : “Dis-moi donc la maison que tu imagines, je te dirai qui tu es”, par laquelle G. Durand […] introduit sa réflexion sur la maison […] ». Cf. G. Durand, Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969 (1re éd., 1960) (Études supérieures. Série verte, 14), p. 277.

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Le pèlerinage dans les Voyages et ambassades de Guillebert de Lannoy Il paraît presque inutile de présenter le personnage de Guillebert de Lannoy, voyageur bourguignon, conseiller du duc Philippe le Bon et l’un des premiers chevaliers de la Toison d’Or1. Son œuvre connue sous le titre simplifié de Voyages et ambassades est un texte qui retrace sa carrière sous la forme de mémoires et s’est conservé dans plusieurs manuscrits2. Pendant ses « cinquante ans de voyage3 », ce voyageur d’origine flamande visita plusieurs lieux sacrés. Outre les sites éminents de Jérusalem, Rome et Saint-Jacques de Compostelle, Guillebert parle des lieux de culte de portée plus locale. Le but de cette contribution est de déterminer dans quelle mesure et à quels moments il est possible d’identifier les étapes du pèlerinage et la motivation spirituelle de son acteur principal. Dans la variété des voyages que nous pouvons considérer comme pèlerinages, j’ai choisi deux cas de figure : celui de la Terre sainte et celui de la visite de Prague, qui n’apparaît pas, de prime abord, comme un pèlerinage.



1 La carrière de Guillebert de Lannoy fut plusieurs fois retracée, notamment dans l’édition critique de son œuvre : Œuvres de Ghillebert de Lannoy, voyageur, diplomate et moraliste, éd. Ch. Potvin, coll. J.-C. Houzeau, Louvain, Lefever, 1878, p. vii-xci. Pour l’orientation bibliographique, cf. N. Chareyron, Globe-trotters au Moyen Âge, Paris, Imago, 2004, p. 52-91 ; J. Paviot, « Ghillebert de Lannoy », dans Les Chevaliers de l’Ordre de la Toison d’or au xve siècle. Notices bio-bibliographiques, dir. R. de Smedt, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2000 (1re éd., 1994) (Kieler Werkstücke, Reihe D, Beiträge zur europäischen Geschichte des späten Mittelalters, 3), p. 26-29 ; et, dernièrement, J. Svátek, Prier, combattre et voir le monde. Discours et récits de nobles voyageurs à la fin du Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021 (Interférences), p. 36-46. 2 Les Rapports de sa mission d’espionnage en Terre sainte adressés au roi d’Angleterre et au duc de Bourgogne furent consignés dans trois manuscrits différents. L’exemplaire probablement originel et doté des cartes était d’abord conservé à Bruxelles. Répertorié dans plusieurs inventaires, il se perdit après son transport à Paris sous le Premier Empire. De nos jours sont conservés les manuscrits Oxford, Bodleian Library, Hatton  90 et Londres, British Library, King’s  46. L’édition de Charles Potvin signale l’existence d’un troisième manuscrit du xve siècle des Rapports, conservé dans la Bibliothèque de Sir Philipps à Cheltenham (no 4077). Celui-ci était pourtant resté introuvable pour l’éditeur belge. Quant à l’œuvre intégrale des Voyages et ambassades, nous disposons des trois manuscrits suivants : Bruxelles, KBR, ms. 21531 (souvent cité sous la cote 21522), fol. 59r-122r ; Bruxelles, KBR, ms. II 6978, fol. 71r-108v ; le troisième exemplaire, sans cote, est conservé à Anvaing dans la collection privée de la famille de Lannoy et date du xvie siècle. 3 N. Chareyron, Globe-trotters du Moyen Âge, p. 53.

Jaroslav Svátek • Université Charles de Prague Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 57-65.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124735

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Le voyage en Terre sainte : espionnage ou pèlerinage ? La Terre sainte occupe une place primordiale dans les choix du noble flamand. D’après la chronologie des Voyages et ambassades, il s’est rendu en Palestine à trois reprises. Le récit de la première visite, datée de 1401-14034, se limite à une simple énumération des lieux parcourus5. Le jeune Guillebert, âgé de 19 ans, faisait alors partie de la compagnie de Jean de Werchin, le fameux sénéchal de Hainaut6. L’itinéraire de ce pèlerinage, dont le récit de Guillebert est l’unique témoignage direct7, se limite à la mention de Gênes comme lieu d’embarquement. L’adjectif accoustumé, répété à plusieurs reprises, nous indique le parcours probable du groupe des pèlerins pendant le voyage aller et pour le séjour en Terre sainte même. Les faits jugés assez importants pour être mentionnés dans le récit, comme par exemple les reliques conservées à Constantinople, la visite au patriarche en Égypte ou la réception de l’ordre de la bannière en Sicile, sont situés hors du territoire sacré de la Palestine, comme si la visite de la Terre sainte était une réalité si notoire qu’il n’était pas nécessaire de la traiter largement, même dans les notes préparatoires que les Voyages et ambassades peuvent représenter dans leur état conservé. C’est aussi le cas de la visite du monastère de Sainte-Catherine au Mont Sinaï, qui ne donne lieu qu’à une simple mention : la visite du groupe des pèlerins flamands au lieu de culte de la martyre chypriote laissa pourtant des traces tangibles sous la forme d’inscriptions (signatures) gravées dans le mur du réfectoire8. Les mêmes traits du pelerinaige accoustumé caractérisent aussi le troisième voyage de Guillebert en 1446. Sa description dans le récit témoigne d’une sobriété semblable. Bien que l’auteur y accorde un peu plus d’attention à l’itinéraire des voyages aller et retour9, la visite même de la Terre sainte se limite, de nouveau, à une



4 Cette datation est pourtant fautive : d’après d’autres documents, nous savons que le pèlerinage eut lieu dans les années 1405-1407. Cf. entre autres, É. Gachet, « Examen critique des voyages et ambassades de Ghillebert de Lannoy, 1399-1450 », Trésor national, 2e série, t. 1, 1843, p. 179-225, ici p. 184. 5 Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 11-12. 6 Sur le personnage de Jean de Werchin, cf. notamment W. Paravicini, « Jean de Werchin, sénéchal de Hainaut, chevalier errant », dans Saint-Denis et la royauté. Études offertes à Bernard Guenée, dir. Fr. Autrand, Cl. Gauvard et J.-M. Moeglin, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 125-144 ; Id., « Nobles hennuyers sur les chemins du monde. Jean de Werchin et ses amis autour de 1400 », dans Campin in Context. Peinture et société dans la vallée de l’Escaut à l’époque de Robert Campin, 1375-1445, dir. L. Nys et D. Vanwijnsberghe, Valenciennes, Tournai, Bruxelles, Presses universitaires de Valenciennes, IRPA, Association des Guides de Tournai, 2007, p. 163-181, 267-275 (annexe). 7 Quant à l’existence d’autres documents d’origine diplomatique concernant ce voyage, cf. W. Paravicini, « Nobles hennuyers », p. 165, 273 (no 98). 8 Cf. D. Kraack, Monumentale Zeugnisse der spätmittelalterlichen Adelsreise. Inschriften und Graffiti des 14.-16. Jahrhunderts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1997, p. 203 et suiv. Ce type de représentation, qui fait partie de la conception du pèlerinage en tant que Ritterreise, caractéristique de même pour Nompar de Caumont, est analysé dans la dernière partie de notre propos. 9 Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 174-178. Voici le début de ce passage : L’an quarante six, le pénultime jour d’aoust, me party de Lille, pour acomplir le saint voyaige de Jhérusalem. Et avecq ce, fus en

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simple constatation : arrivay par terre en Jhérusalem où il y a trente milles, où je fiz les pèlerinaiges acoustumez aux pèlerins10. Ce n’est dès lors que le témoignage relatif à la seconde visite de la Terre sainte qui est susceptible de faire l’objet d’une analyse plus détaillée. En effet, le voyage aux objectifs multiples que Guillebert entreprit dans les années 1421-1423 représente, dans l’ensemble du texte des Voyages et ambassades, l’unique extrait portant sur les pratiques de dévotion qui y sont étroitement liées. Néanmoins, c’est seulement sa partie égyptienne qui nous fournit un ensemble suffisant de renseignements de ce genre. Nous pouvons y trouver plusieurs descriptions concernant la présence des objets sacrés et retraçant l’itinéraire ‘spirituel’ de notre voyageur dans cette destination pèlerine. C’est ainsi que Guillebert constate la présence des oz de la plus grant partie du corps de sainte Katherine dans l’église chrétienne qui se trouve au Mont Sinaï11. Il avoue de même qu’il visita pluisieurs hermitaiges qui sont sur la montaigne12. Après le parcours pieux du massif des montagnes nourri par la tradition de Moïse, du prophète Élie et de sainte Catherine13, Guillebert traverse le désert pour trouver la pierre aux douze sources d’eau qui avaient abreuvé les douze tribus d’Israël14. De sa visite en Égypte, Guillebert rapporta toutefois un souvenir important, la fiole de baume de Mataria, lieu présumé de l’enfance de Jésus. Selon toute probabilité, Guillebert se rendit au jardin du baume à deux reprises. Dans la relation de son premier pèlerinage, en 1405-1407, il fournit la précision suivante : Fusmes aussy au Kaire et en Babilonne où nous veïsmes le patriarche d’Inde15. Cet homme, plus précisément le patriarche de l’Église jacobite en Égypte, était en effet en partie le gardien du jardin où croissaient les plantes à baume. La résine des arbrisseaux était tellement appréciée que le sultan d’Égypte se réservait ce produit et le vendait aux pèlerins par l’intermédiaire du patriarche. À propos de sa visite de 1422, Guillebert n’oublie pas de souligner que le patriarche lui donna le récipient en raison de son

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ambaxade de par monseigneur le duc devers le roy d’Aragon (ibid., p. 174). Nous pouvons constater ici le trait caractéristique de certains pèlerinages de Guillebert, qui consiste dans la combinaison des différents objectifs de son voyage, en d’autres termes dans l’association entre diplomatie et dévotion. Ibid., p. 176. Ibid., p. 68. Ibid., p. 69. La localisation du Mont Sinaï varie au fil des siècles dans les récits des pèlerins. Ceux-ci le confondaient ou identifiaient souvent avec le Mont Oreb (y compris Guillebert, cf. Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 87, 94). Tandis que le Mont Oreb est plutôt lié au prophète Élie, le Mont Sinaï reste attaché à Moïse. La légende de sainte Catherine ne s’y répand qu’à partir du viiie siècle (M. Labib, Pèlerins et voyageurs au Mont Sinaï, Le Caire, Institut français d’Archéologie orientale, 1961, p. 22-25). Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 69. D’après la tradition, les Israélites trouvèrent la pierre aux douze sources à El-Tor (Raithou), au bord du golfe de Suez (M. Labib, Pèlerins et voyageurs au Mont Sinaï, p. 4). Si nous comparons la description de la fontaine faite par Guillebert avec celle d’Ogier d’Anglure en 1395, nous constatons une disparité en ce qui concerne la localisation du lieu miraculeux – les deux pèlerins parlent du même miracle mais visitèrent des endroits différents. Cf. Ogier d’Anglure, Le Saint voyage de Jherusalem du seigneur d’Anglure, éd. Fr. Bonnardot et A. Longnon, Paris, Firmin Didot, 1878 (Société des anciens Textes français), p. 49. Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 11.

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statut d’ambassadeur du roi de France16. Dans la suite de son récit, le parcours en Palestine même ne mérite à nouveau qu’une simple mention : De là, alay à Thènes, de là à Rames, et puis en Jhérusalem et es lieux là autour acoustumez de aler aux pèlerins. De là, retournay à Rodes et de là à Venise […]17. Une autre source, là encore d’ordre épigraphique, témoigne de ce voyage en Terre sainte et souligne pourtant sa dimension spirituelle. Pour son analyse, nous devons revenir en arrière dans son parcours. Après avoir visité les cours souveraines du royaume de Pologne et du grand-duc de Lituanie, Guillebert et sa suite franchirent les vastes territoires de l’Ukraine actuelle pour atteindre le port de Caffa, dans la péninsule de Crimée. Un incident, parmi plusieurs autres, provoqua une réaction de ce diplomate que nous pouvons considérer comme une émotion liée à l’invocation de l’aide divine. L’extrait suivant des Voyages et ambassades met en évidence ce qui se passa au grant désert de Tartarie : Mais après deux jours que je me fus party de lui [un duc de Tartarie], il me survint une forte aventure, car je perdis tous mes chevaulz, et mes gens, truchemans, tartres et guides, jusques au nombre de vingt et deux, furent perdus près d’un jour et une nuyt entière, par aucuns loups sauvaiges et affamez qui eslevèrent mes chevaulz par nuit, comme je reposoye en la forest déserte, et les sieuvirent mesdittes gens près de trois lieues longs, mais l’endemain, moyennant la grâce de Dieu et pluisieurs pélerinaiges que je voay avecq mes gens qui encores estoient avecq moy, nous retrouvâmes tous lesdits truchemens et guides […]18. Guillebert, qui se trouvait dans une situation précaire, a fait le vœu d’effectuer des pèlerinages (pluisieurs pélerinaiges que je voay) et a enfin obtenu l’aide de Dieu. Le récit n’indique pas la nature exacte des pèlerinages voués. Anne Bertrand a pourtant trouvé et décrit la liaison entre ce vœu et l’existence d’une plaque commémorative située dans la basilique Saint-Martin de Hal, lieu de pèlerinage du Hainaut de réputation régionale19. Elle s’est conservée en bon état jusqu’à nos jours sur l’un des murs de la chapelle de Notre-Dame de cette église : En ceste capelle de Nostre Dame de Hal a fondé mes[sire] Guillebert de Lannoy, chevalier, seigneur de Willerval, de ses propres biens et amortis par bules du pape en l’oneur de Dieu et de la Vierge Marie une messe perpetuele pour les pelerins qui se doibt celebrer par pretre de bonne vie cescum jour sur le grant autel apres le son de la cloke au point du jour. Et sont les mambours, fabrique et trezor de l’eglise ensemble la loi de la ville de Hal tenus et obligiés a lui et a ses hoirs, par letres d’ottroy du prince et par 16 M. W. Labarge, Medieval Travellers. The Rich and Restless, Londres, Hamilton, 1982, p. 76-77. 17 Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 71. 18 Ibid., p. 61-62. 19 « Comme son souhait fut exaucé, il ne lui restait plus qu’à tenir sa promesse, ce qu’il fit à son retour de voyage. En juin 1423, il se rendit à Notre-Dame de Hal, où il fonda une messe à perpétuité. Une plaque en cuivre, apposée dans la chapelle Notre-Dame de l’actuelle basilique Saint-Martin, perpétue le souvenir de cette fondation, qui ne fut ratifiée par le pape Eugène IV (1431-1447) que le 18 février 1432 ». A. Bertrand, « Un seigneur bourguignon en Europe de l’Est : Guillebert de Lannoy (13861462) », Le Moyen Âge, t. 95, 1989, p. 293-309 (cit. p. 307).

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leurs lettres, de faire ledit service entretenir a tous jours as despens de laditte eglize. Et fu celebree la presmiere messe le jour saint Pierre en aoust20 l’an .m.iiiic.xxiii.21. Nous pouvons constater, d’après la date mentionnée à la fin de ce passage, que Guillebert s’acquitta de sa promesse quatre mois après son retour22. De plus, la date choisie, ainsi que l’attachement de Guillebert à l’église Saint-Pierre de Lille, font sans doute référence à la dévotion du noble flamand vis-à-vis de l’apôtre. Malgré tout, le pèlerinage ne représentait qu’un but secondaire du voyage de Guillebert de Lannoy en Terre sainte dans les années 1421-1423. Ce fait fut d’ailleurs plusieurs fois mis en relief par l’historiographie23. Or, les détours de l’itinéraire au Sinaï et aux monastères de Saint-Antoine et Saint-Paul en Égypte indiquent que notre voyageur-espion profita au moins de l’occasion de sa présence dans la région pour se rendre dans des endroits sacrés. Si les ports du Levant pouvaient représenter un certain enjeu de la reconquête chrétienne associée au projet de croisade, les lieux de pèlerinage égyptiens – Sainte-Catherine ou les monastères situés dans le désert – n’avaient aucun potentiel de ce point de vue stratégique. Dans cette perspective, il faut être prudent et déterminer dans quelle mesure Guillebert fut réellement un pèlerin « déguisé ». Enfin, la présence de la liste d’indulgences dans l’ensemble des copies de l’ouvrage représente un véritable problème24. Il s’agit d’une liste qui manque, dans sa structure essentielle, d’outils linguistiques de base tels que les verbes, les indications temporelles, les transitions entre les phrases. L’auteur n’utilise le narratif que pour reproduire tel ou tel passage de la Bible. L’inventaire est scandé par les Item, chacun d’entre eux introduisant un autre lieu doté d’une indulgence, plénière ou partielle. On sait en outre que l’ordre des lieux décrits dans la liste ne correspond pas à l’itinéraire réel de ce voyageur. Le noble flamand commença son parcours d’abord en Égypte, en faisant escale au Mont Sinaï et aux monastères du Sud du pays, pour ensuite passer par Gaza et parcourir les lieux du pèlerinage habituel en Terre sainte et sur la côte palestinienne. Son répertoire classe les endroits dotés d’indulgences d’une manière absolument différente, qui n’aurait aucune logique même si nous ne connaissions

20 Fête de saint Pierre-aux-liens, le 1er août. 21 Son texte est reproduit dans l’article cité ci-dessus (A. Bertrand, « Un seigneur bourguignon », p. 301) et plus récemment dans le catalogue suivant, publié à l’occasion de l’exposition organisée à Bruges sur le sujet : Foi et bonne fortune. Parure et dévotion en Flandre médiévale, dir. J. Koldeweij, Arnhem, Terra, 2006, p. 78. 22 La première pièce justificative sur le retour de Guillebert se trouve dans les comptes du receveur Guy Guilbaut ; datée du 5 avril 1423, elle fait état du paiement d’une somme de 500 francs à Ghilbin de Lannoy pour lui aidier à supporter les frais et despens qu’il a fais, puis deux ans en ça, en certains loingtain voyages oultre mer (Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 196). 23 C’est ainsi que l’éditeur Charles Potvin a parlé des pèlerinages qui « masquaient la reconnaissance militaire » de Guillebert. D’après lui, notre voyageur « mêlait les deux espèces de notes pour détourner au besoin les soupçons » (ibid., p. 73, n. 1). Par exemple, l’affirmation de Nicole Chareyron selon laquelle Guillebert « dissimule les notes prises sous un manuel de pèlerinage afin de détourner l’attention » (N. Chareyron, Globe-trotters au Moyen Âge, p. 72) nous paraît un peu exagérée. 24 Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 73-97.

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pas son parcours réel25. Il est donc assez probable que Guillebert n’a pas pu visiter tous les lieux énumérés dans sa liste26. Il est vraisemblable qu’elle a pu être ajoutée ultérieurement par son chapelain, car Guillebert de Lannoy n’y fait aucune allusion dans le reste du texte. Pourtant, elle fut systématiquement recopiée dans l’ensemble des recueils des Voyages et ambassades : on la trouve dans les trois manuscrits de cet ouvrage. Sa position est assez spécifique dans le manuscrit II 6978 conservé à la Bibliothèque royale de Belgique : le copiste s’y interrompt au beau milieu de la description du voyage de 1413 en Europe du Nord pour insérer cette liste, copiée minutieusement et complètement27.

Entre la dévotion et la quête des indulgences : la visite de Prague Notre voyageur entreprit la visite de la capitale du royaume de Bohême dans le cadre d’un voyage complexe d’initiation. Nous allons maintenant continuer là où le copiste mentionné plus haut s’arrêtait au profit de la liste stéréotypée d’indulgences pour la Terre sainte. Les Voyages et ambassades nous informent qu’après avoir parcouru les territoires de la Prusse, de la Lituanie et après avoir même séjourné en la ville marchande de Novgorod en Russie, Guillebert parvint en Europe centrale en parcourant le royaume de Pologne et la Silésie. Tout au long de ce voyage curieux qui dura plus d’un an, nous pouvons constater un changement progressif d’objectif : au départ, il s’agissait d’un voyage chevaleresque dans le cadre des Preuβenreise pour venir en aide aux chevaliers teutoniques, ensuite d’un voyage de reconnaissance ou plutôt d’initiation entrepris dans les vastes régions de la Russie novgorodienne. La dimension « proto-diplomatique » apparaît plus tard à l’occasion de la visite de Ladislas, roi de Pologne, à Kalisz, au moment des fêtes de Pâques de l’année 1414. Mais les motifs pour se rendre à Prague étaient, d’après notre lecture des Voyages et ambassades, majoritairement religieux28. 25 La partie intitulée les pèlerinaiges qui sont devers la mer de Surie décrit les lieux dans l’ordre suivant : Sidon, Sarepta, Tyros, Acre, Mont-Carmel, Château-Pèlerin, Gaza, Mont Sinaï et ses alentours, Mer rouge, Le Caire, Gizeh, monastères Saint-Paul et Saint-Antoine, Alexandrie, Damas, Notre-Dame de Sidnaya, Val de Noé, Beyrouth, Chypre (Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 92-97). 26 Cette opinion est partagée entre autres par Josephie Bretfeld : J. Brefeld, A Guidebook for the Jerusalem Pilgrimage in the Late Middle Ages. A Case for Computer-Aided Textual Criticism, Hilversum, Verloren, 1994 (Middeleeuwse Studies en Bronnen, 40), p. 71. 27 Bruxelles, KBR, ms. II 6978, fol. 77r : Item et de la a Rinstede bonne ville iiij lieuez de la a Nastewede bonne ville et a v. lieues de la a Werdinghebourcq qui est ville fermee et chastel et a vi. lieuez a. S’ensieuent les pelerinaiges pardons et indulgencez de Surie et d’Egipte […]. 28 C’est ainsi que nous avons conclu notre article sur ce voyage de Guillebert de Lannoy au royaume de Bohême : J. Svátek, « ‘Do té země jsem přijel, ale zase ji rychle opustil…’. Návštěva burgundského cestovatele Guilleberta de Lannoy v husitských Čechách » [« ‘Entray oudit païs, mais j’en widay…’. La visite du voyageur bourguignon Guillebert de Lannoy de la Bohême hussite »], Mediaevalia historica Bohemica, t. 12, 2007, p. 195-210. Il convient de rappeler que les motifs religieux jouèrent aussi un certain rôle pendant une période d’attente en Prusse avant l’obtention du sauf-conduit lui

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Outre l’audience personnelle accordée par le roi et son épouse, Guillebert décrit en quelques mots les festivités de l’ostension des reliques : Et en la nouvelle [ville], y a une grosse tour sur laquelle je vëy, en la compaignie et avecq le roy, les reliques très dignes que on y monstre au poeuple une fois l’an, telz comme le fer de la lance et l’un des clauz de nostre seigneur et pluisieurs chiefz de corps sains29. Dans son témoignage, Guillebert ne décrit qu’une partie des reliques qui provenaient de la fameuse collection des objets sacrés de Charles IV, l’empereur et roi de Bohême. La présentation du fer de la Lance et du Clou du Seigneur30 est devenue pourtant l’apogée d’un rituel complexe. Dans la première partie de la cérémonie étaient montrées les têtes des saints mentionnées par Guillebert. Il s’agissait probablement des crânes des patrons de la Bohême, saint Venceslas, saint Guy, saint Adalbert et saint Sigismond. D’autres têtes devaient appartenir aux saints évangélistes Luc et Marc, et aux saints papes Urbain et Grégoire. Les spectateurs ne pouvaient apercevoir la Lance et le Clou qu’à la fin de l’ostension. Chaque relique était d’abord annoncée depuis la tour d’ostension (évoquée chez Guillebert comme une grosse tour) et accompagnée par des chants religieux. Tous ces faits sont bien connus car l’ordre du rituel de l’ostension s’est heureusement conservé en deux versions – longue et abrégée – et a été récemment édité31. L’Ostensio reliquiarum – c’est-à-dire l’ostension de la Lance et du Clou du Seigneur que Charles apporta en Bohême au milieu du xive siècle – devint pour le souverain l’occasion d’augmenter le prestige du nouveau point de gravité de l’Empire et de le doter d’une haute dignité religieuse32. En 1350, le pape Clément VI confirma cette ostension annuelle des reliques dans la cathédrale de Prague. Quatre années plus tard, son successeur Innocent VI introduisit la fête de la Lance et des Clous du Seigneur dans l’ensemble de l’Empire et fixa sa date au premier vendredi après le deuxième dimanche de Pâques. C’est ainsi qu’en 1414 la journée d’Ostension tomba le 20 avril. Outre qu’elle nous permet de préciser la date du séjour pragois de Guillebert, cette donnée constitue aussi une preuve qui explique indirectement l’objectif principal de cette visite. Nous savons, d’après les Voyages et ambassades, que Guillebert passa encore la fête de Pâques à Kalisz en compagnie du roi de Pologne. Il lui fallut donc franchir une distance de plus de quatre cents kilomètres en une dizaine de jours, voyage qui dut encore être retardé par la visite du duc Louis II de Liegnitz-Brieg à Schweidnitz (Świdnica). La brièveté de ce délai et le manque de description des

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permettant de se rendre auprès du roi Ladislas. Guillebert profita notamment de ce laps de temps pour se rendre à Althaus, lieu où on aoure saint Barbe, et y a l’un des bras et une partie du chief de la benoitte vierge, et y a moult beau pèlerinaige (Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 46). Ibid., p. 48. D’après la tradition, ce fut sainte Hélène qui trouva la Lance et la donna ensuite à son fils, l’empereur Constantin. Les souverains de l’Empire romain détinrent cette relique en tant que ses successeurs pendant tout le Moyen Âge. Charles IV acheta cet objet de valeur au fils de son prédécesseur Louis de Bavière en 1350 et fit attacher à la Lance le clou de la Vraie croix (K. Kubínová, Imitatio Romae. Karel IV a Řím [Imitatio Romae. Charles IV et Rome], Prague, Artefactum, 2006, p. 226-227). Ibid., p. 235-236 (édition de l’ordre du rituel dans les annexes I et II : ibid., p. 291 et suiv.). Ibid., p. 224.

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villes parcourues33 témoignent du souci de notre voyageur d’arriver à temps pour assister à l’événement exceptionnel de l’ostension34. Ce caractère exceptionnel était renforcé par le concours des deux événements religieux de 1414 : l’ostension se doublait alors de « l’année de Grâce ». Il s’agissait de la période d’exposition en la cathédrale de Prague d’une autre relique acquise par Charles IV en 1354, un tiers du voile de la Vierge Marie (peplum Beate Marie)35. La périodicité de l’exposition ayant été ramenée de sept ans à trois ans en 1389 par le pape Boniface IX, cette festivité tomba elle aussi durant le séjour de Guillebert dans la capitale de Bohême. Pourtant, notre voyageur-pèlerin ne la mentionne pas. Néanmoins, les deux cérémonies attirèrent des foules de pèlerins étrangers pendant toute la deuxième moitié du xive siècle, d’après ce qu’attestent les sources locales36. Le texte des Voyages et ambassades confirme d’ailleurs cette popularité : y avoit lors sy grant poeuple, quand je les vëy, que par le tesmoignaige de plusieurs chevalliers et escuiers il y povoit bien avoir xl.m testes37. Malgré l’estimation exagérée de notre pèlerin, la foule des visiteurs présente dans la ville à l’occasion de cette fête sous-entend un autre élément important, caractéristique d’ailleurs de la plupart des pèlerinages du Bas Moyen Âge. Lors de l’ostension des reliques, il était possible d’obtenir de nombreuses indulgences : pour la visite du lieu de conservation de ces objets sacrés le jour de la fête, les pèlerins obtenaient, après s’être confessés, des indulgences de trois ans et trois quarantaines. Des pardons d’une durée de cent jours étaient de même octroyés pour la participation des fidèles au service religieux ou à la prière des heures canoniales en présence du

33 […] entray ou royaume de Béhaigne et passay par pluisieurs ville, dont pour briefté je ne fay point de mencion (Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 48). 34 La phrase en question des Voyages et ambassades pourrait toutefois suggérer une autre interprétation : Guillebert serait arrivé à Prague après la fête et le souverain, voulant l’accueillir en tant qu’hôte de marque, lui aurait présenté les reliques que on y monstre au poeuple une fois l’an. Or, la tour décrite par notre voyageur ne servait qu’à l’ostension publique, les reliques restant conservées toute l’année dans la chapelle du Saint-Sacrement (kaple Božího Těla), qui se trouvait à la même place que la tour mais de laquelle Guillebert ne parle pas. Il s’avère donc que Guillebert put contempler les reliques de la même manière que les nombreux pèlerins (cf. J. Svátek, « ‘Do té země jsem přijel’ », p. 202). 35 K. Kubínová, Imitatio Romae, p. 230. 36 Cf. la Chronique de Beneš Krabice de Weitmile pour l’année 1369 (Kronika Beneše Krabice z Weitmile, éd. J. Emler, Prague, Nákladem Musea Království Českého, 1884 (Fontes rerum Bohemicarum, 4), p. 539) ou celle de Václav Hájek de Libočany pour l’année 1388 (Václav Hájek z Libočan, Kronika česká, éd. J. Linka, Prague, Academia, 2013, p. 830). Le chroniqueur hussite Vavřinec (Laurent) de Březová va même jusqu’à mentionner la quantité des pèlerins venus à cette occasion pour rendre compte, sur le mode métaphorique, du grand nombre de pillards qui mirent à sac le château de Vyšehrad en 1420, au début des guerres hussites : Sabbato autem post Omnium sanctorum festum pauperes et divites Wyssegradum ascendunt et canonicorum domos cum ecclesiis et muro versus civitatem miserabiliter rumpunt portantesque tota die in civitatem, quis quid capere poterat, ita quod fuit multitudo portancium sicut tempore ostensionis reliquiarum fieri solebat, quando populus Wyssegradum ascendebat et descendebat (Vavřinec z Březové, Kronika husitská, éd. J. Goll, Prague, Nákladem Musea Království Českého, 1893 (Fontes rerum Bohemicarum, 5), p. 442). 37 Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 48.

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roi des Romains38. C’est peut-être là que nous pouvons trouver le sens des mots en la compaignie et avecq le roy qu’utilise Guillebert dans son récit. Nous pouvons donc en conclure que ce fut notamment la volonté d’acquérir des grâces religieuses qui poussa le jeune Guillebert à se rendre dans la capitale de la Bohême. Cette préoccupation, c’est-à-dire la volonté d’accumuler un maximum d’indulgences pour assurer le salut de son âme, est visible à d’autres endroits des Voyages et ambassades, la liste des indulgences de la Terre sainte représentant, sur ce plan, un exemple particulièrement évocateur. Enfin, la mention du voyage de Rome, effectué en 1450, qui met un terme laconiquement, mais aussi symboliquement, à tout le récit, peut s’expliquer par le même motif39. * * * L’analyse des parties consacrées au pèlerinage dans le texte même des Voyages et ambassades nous amène à la conclusion suivante : plutôt que de nous attarder sur le comportement pieux du pèlerin Guillebert, nous pouvons constater que le narrateur porte une attention accrue au côté matériel du voyage sacré. Ce penchant se traduit notamment par la mention de l’acquisition de certains objets de culte, tels que la croix de l’empereur à Constantinople lors du pèlerinage en 1407 ou la fiole de baume à Mataria. Malgré tout, la dimension du pèlerinage demeure présente en filigrane dans le texte de Guillebert et l’existence accidentelle de sources extratextuelles, comme les inscriptions du Mont Sinaï ou la plaque commémorative de Notre-Dame de Hal, permet de le compléter. Dans le cas du voyage complexe de 1421-1423, nous avons prouvé qu’il ne faut pas négliger cette dimension, même si son objectif principal reste d’ordre différent. Le cas de la visite de Prague en 1414, comparable à l’arrêt à Compostelle en 1407 lors de son voyage chevaleresque dans la Péninsule Ibérique, semble confirmer cette constatation. Mais Guillebert a été de même capable d’entreprendre d’autres voyages où le pèlerinage occupait une place beaucoup plus privilégiée. C’est ainsi qu’il se rendit de son propre chef au Purgatoire de saint Patrice en 1414 (sans succès), puis en 1431, à Compostelle en 1435 ou à Jérusalem en 1446. De ce fait, Guillebert de Lannoy devint l’un des pèlerins les plus acharnés de la fin du Moyen Âge. Il est pourtant difficile d’estimer la profondeur de sa dévotion ainsi que la nature des pratiques religieuses qui le concernent en raison du caractère elliptique de son témoignage.

38 K. Kubínová, Imitatio Romae, p. 228. 39 Œuvres de Ghillebert de Lannoy, éd. cit., p. 178 : Item, l’an cincquante, qui fut l’an de la jubilée, je fus aux grans pardons à Romme, etc.

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Gilles Docquier 

Homme de Loi, homme de Foi Le profil de Georges Lengherand à travers son récit de pèlerinage Dans les travaux scientifiques traitant de la littérature de voyage1, Georges Lengherand jouit d’une belle visibilité depuis le xixe siècle2. Cependant, si la relation de son pèlerinage effectué en 1486-1487 en Italie et en Terre sainte est une précieuse source d’information régulièrement citée par les chercheurs, il faut reconnaître que la personnalité et la carrière de son auteur n’a guère fait l’objet d’un examen approfondi. Sa renommée est donc bien réelle, mais aurait fort bien pu se perdre dans les aléas du temps et de la conservation des textes.





1 Pour les références antérieures au xxie siècle, la bibliographie de base est celle dirigée par Werner Paravicini. Europäische Reiseberichte des späten Mittelalters. Eine analytische Bibliographie, dir. W. Paravicini : Chr. Halm, Deutsche Reiseberichte ; J. Wettlaufer et J. Paviot, Französische Reisebereichte ; D. Kraack et J. Hirschbiegel, Niederländische Reiseberichte, 3 vol., Francfortsur-le-Main, Peter Lang, 1994-2000 (Kieler Werkstücke, Reihe D, Beiträge zur europäischen Geschichte des späten Mittelalters, 5, 12, 14). Outre les travaux cités par les autres contributeurs de ce volume, je me contenterai de renvoyer ici aux synthèses récentes, rédigées dans l’espace francophone : M.-Chr. Gomez-Géraud, Le Crépuscule du grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458-1612), Paris, Champion, 1999 (Les Géographies du Monde, 2) ; N. Chareyron, Les pèlerins de Jérusalem au Moyen Âge. L’aventure du Saint Voyage d’après Journaux et Mémoires, Paris, Imago, 2000 ; A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière. L’écriture du pèlerinage à l’épreuve de l’intimité du manuscrit. Récits manuscrits de pèlerinages rédigés en français pendant la Renaissance et la Contre-Réforme (1500-1620), Paris, Champion, 2009 (Les Géographies du Monde, 13) ; N. Chareyron, Éthique et Esthétique du récit de voyage à la fin du Moyen Âge, Paris, Champion, 2013 (Essais sur le Moyen Âge, 57). La présente contribution se situe dans le prolongement de l’étude suivante : M.-C. Bruwier, G. Docquier et A. Marchandisse, « En tous quartiers ou j’ay esté. Le récit de pèlerinage de Georges Lengherand, mayeur de Mons (1486-1487) : une esquisse », dans Pays bourguignons et Orient : diplomatie, conflits, pèlerinages, échanges (xive-xvie siècles), dir. A. Marchandisse et G. Docquier, Publication du Centre européen d’études bourguignonnes (xive-xvie siècles), t. 56, 2016, p. 191-211. 2 Bien que certains documents conservent la signature autographe George Lenguerant et que diverses mentions d’archives présentent de nombreuses variantes orthographiques, j’ai choisi de conserver la graphie retenue par Léopold Devillers et le marquis de Ménilglaise – cf. infra – qui est, du reste, la plus utilisée depuis lors par les chercheurs qui se sont intéressés au personnage.

Gilles Docquier • Musée royal de Mariemont (Morlanwelz) / Université Saint-Louis (Bruxelles) Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 67-81.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124736

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Un récit de pèlerinage à la diffusion limitée L’original de ce récit étant sans doute définitivement perdu, l’on ne dispose en effet que de deux copies manuscrites sur papier du récit de Lengherand. Conservée à la Bibliothèque municipale de Lille, la première est consignée dans un volume arborant toujours sa reliure d’origine en veau brun, estampée à froid. Son décor indique qu’elle est relativement contemporaine du témoignage de Lengherand (fin xve – début xvie siècle)3. Une analyse du texte – retranscrit avec un certain soin par une main régulière – permet de conclure que le copiste a sans doute eu accès au manuscrit original. Néanmoins, outre diverses ratures et corrections, il est aisé de repérer, de-ci de-là, quelques erreurs typiques : sauts du même au même, sauts d’une ligne, répétitions, omissions volontaires. En outre, certains commentaires, peut-être plus personnels, ont été retranchés ; on peut deviner leur existence par la présence d’esperluettes à certains endroits du texte. Plus tardive, l’autre version du récit figure dans un convolute préservé à la Médiathèque municipale de Valenciennes4. Cet ouvrage a été réalisé pour Louis de La Fontaine, dit Wicart (1522-1587), seigneur de Salmonsart, comme le précise l’ex-libris du propriétaire en amont de la transcription du texte5. Wicart effectuera d’ailleurs son propre pèlerinage et deviendra chevalier de l’ordre du Saint-Sépulcre. Aussi les textes compilés dans ce volume lui ont-ils probablement servi de « littérature préparatoire » pour anticiper son propre voyage. Il est intéressant de signaler ici deux éléments relatifs à la version conservée à Valenciennes. D’une part, dans cet exemplaire, le texte de base a été remanié pour adopter le style et les tournures de phrase du milieu du xvie siècle, plus familiers donc au propriétaire du manuscrit et/ou à son entourage. De l’autre, la narration de Lengherand y est entremêlée de passages – principalement descriptifs – repris à une autre relation de pèlerinage en Terre sainte réalisée en 1483, celle de Bernhard von Breydenbach (ca 1440-1497), doyen de la cathédrale de Mayence6.







3 Lille, Bibliothèque municipale (BM), ms. 145. Sur ce volume, cf. les descriptions suivantes : A. Le Glay, Catalogue descriptif des manuscrits de la Bibliothèque de Lille, Lille, Vanackere, 1848, p. 110-111 ; J.-Ch. Lemaire, Les reliures médiévales des manuscrits de la Bibliothèque municipale de Lille, Lille, Université Charles-de-Gaulle – Lille III, Bibliothèque municipale de Lille, 2004, p. 40-41. 4 Valenciennes, Médiathèque Simone Veil, ms. 493 (ancien ms. 453), fol. 318-446 (cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 4). Pour une description de ce codex, cf. J. Mangeart, Catalogue descriptif et raisonné des manuscrits de la Bibliothèque de Valenciennes, Paris, Techener, 1860, p. 448452. Le récit du pèlerinage de Lengherand côtoie ici ceux d’Eustache de La Fosse (1479-1481) et de Jean de Tournai (1488-1489). Cf. Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai (1488-1489), éd. B. Dansette et M.-A. Nielen, Paris, CNRS Éditions, 2017 (Sources d’histoire médiévale publiées par l’Institut de recherche et d’histoire des textes, 43). 5 Aux folios 1r et 317r, on peut en effet lire : Appartient a Loys de La Fontaine dict Wicart, filz de Loys, bourgoys de la ville de Vallenchennes – Anno 1549. Au folio 445r, on trouve également la devise Riens ne soit trop / de La Fontaine, accompagnée de la date Anno 1548. 27 Augusti, qui correspond probablement à l’achèvement de la retranscription du récit de Lengherand. Louis de La Fontaine, dit Wicart (° Valenciennes, 1522 – † Liège, 1587), bourgeois, historien, rédigera également un Recueil des antiquités de la ville de Valenciennes (1552). 6 Sur le voyage en Terre sainte de Bernhard von Breydenbach, cf. F. Timm, Der Palästina-Pilgerbericht des Bernhard von Breydenbach und die Holzschnitte Erhard Reuwichs. Die Peregrinatio in terram

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Or, contrairement au texte de son contemporain rhénan, le voyage de Georges Lengherand n’a fait l’objet d’aucune impression. Dans sa Bibliotheca Belgica, JeanFrançois Foppens lui attribue, à tort, la paternité d’un ouvrage intitulé les Saints voiages & pelerinages de la Saincte Cité de Hierusalem, & du Mont de Sinay, a Madame Saincte Catharine Vierge & Martyre, édité en 1489. Parfois reproduit par divers auteurs, ce « titre » erroné est en réalité le colophon de la traduction française du récit de pèlerinage de Breydenbach, imprimée à Lyon par Gaspar Ortuin7. Cela signifie que le témoignage du voyage de Georges Lengherand demeure relativement confidentiel. Si le récit de Lengherand commence à être cité dans les premières décennies du xixe siècle grâce aux inventaires des manuscrits des Bibliothèques municipales de Lille et de Valenciennes8, il faut attendre 1861 pour qu’une édition paraisse sous la plume de l’érudit français Denis-Charles Godefroy (1795-1877), marquis de Ménilglaise, dans la collection des Publications de la Société des Bibliophiles belges séant à Mons9. Bien qu’il constitue encore pour le chercheur la seule édition de référence, ce travail ne répond désormais plus aux normes scientifiques en vigueur et mérite un nouvel examen. En 2010, à la faveur de l’exposition tenue dans le Hainaut belge au Musée royal de Mariemont et intitulée Mémoires d’Orient. Du Hainaut à Héliopolis, l’officier-conteur montois était remis à l’honneur avec la présentation au public des deux manuscrits évoqués10. L’idée d’une nouvelle édition commentée du périple de Georges Lengherand vit le jour, en collaboration avec Marie-Cécile Bruwier (Musée royal de Mariemont) et Alain Marchandisse (Université de Liège).

Le portrait d’un homme de Loi Ce faisant, il s’avère indispensable de mieux cerner le profil de notre pèlerin. Malgré le nombre assez élevé de mentions relatives à Lengherand dans la littérature scientifique, la plupart des données biographiques recueillies à son sujet – parfois sanctam (1486) als Propagandainstrument im Mantel der gelehrten Pilgerschrift, Stuttgart, Hauswedell, 2006 ; Bernhard von Breydenbach, Peregrinatio in terram sanctam. Eine Pilgerreise ins Heilige Land. Frühneuhochdeutscher Text und Übersetzung, éd. I. Mozer, Berlin, New York, De Gruyter, 2010. 7 J.-Fr. Foppens, Bibliotheca Belgica, sive virorum in Belgio vita, scriptisque illustrium catalogus, 2 vol., Bruxelles, P. Foppens, 1739, t. 1, p. 339 (« Georgius Languerant »). L’on ignore comment Foppens a eu connaissance d’un récit de pèlerinage dû à Lengherand et la raison de cette confusion avec celui de Breydenbach, qui a connu de nombreuses éditions et réimpressions. 8 Cf. supra, n. 3 et 4. Le témoignage de Lengherand est ainsi mentionné dans J. de Saint-Genois, Les voyageurs belges du xiiie au xvie siècle, Bruxelles, A. Jamar, 1846, p. 33-34. 9 Voyage de Georges Lengherand, mayeur de Mons en Haynaut, à Venise, Rome, Jérusalem, Mont Sinaï et Le Kayre, 1485-1486, éd. D.-C. Godefroy Ménilglaise, Mons, Masquillier & Dequesne, 1861 (Publications de la Société des Bibliophiles belges, séant à Mons, 19). La traversée des terres d’Empire au retour du pèlerinage avait cependant fait l’objet d’une première édition : F. J. Mone, « Reisen einiger Nierderländer durch Teutschland im 15ten Jahrhundert », dans Anzeiger für Kunde der teutschen Vorzeit, éd. Id., t. 4, Karlsruhe, Christian Theodor Gross, 1835, col. 273-282. 10 Cf. Mémoires d’Orient. Du Hainaut à Héliopolis. Catalogue d’exposition, dir. M.-C. Bruwier, G. Docquier et B. Goffin, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, 2010, p. 501-502 (nos 113-114, notices par G. Docquier).

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reprises sans discernement à la seule introduction de l’édition de Denis-Charles Godefroy – restent assez pauvres et redondantes11. Or, la position et le rôle de Georges Lengherand dans la société de son temps nous permettent d’appréhender son environnement familier, ses modes de représentation et ses repères, qui lui serviront de point de comparaison avec ce qu’il découvrira dans des contrées étrangères. Par conséquent – et si ce constat constitue en soi une tautologie –, ce récit doit être vu à l’aune de son auteur, en miroir de sa carrière. Bien qu’exigeant et chronophage, un retour aux sources archivistiques s’avère donc indispensable pour retracer la carrière riche et variée de Georges Lengherand. À ce stade, voici ce que l’on peut avancer au sujet de la vie de notre pèlerin. La date et le lieu de naissance de Lengherand restent pour l’instant inconnus, tout comme l’identité de ses parents. Il semble en tout cas assez réaliste de penser que Georges a vu le jour, vers le milieu du xve siècle, dans une famille appartenant au petit milieu bourgeois de Mons, chef-lieu du comté de Hainaut12. Le choix de son prénom est peut-être d’ailleurs un indice, vu l’importance de la figure de saint Georges au cœur de la capitale administrative du comté. A contrario, l’on sait que Georges Lengherand décède le 15 mai 150013. Parallèlement, une mention dans les comptes montois indique que le jeudi 21e jour du mois de may 1500, que ce jour avoient esté messeigneurs maïeur et escevins a l’obsecque de feu George Lengherant, et a leur retour disnerent en le maison de le paix [à l’hôtel de ville], accompagnés d’autres du conseil, pensionnaires, massart, clercs et sergens a ladite ville14. En novembre 1470, Lengherand épouse Adrienne Ansel (ou Ansseau)15, qui lui survit, au moins pendant quelques années. D’après Léopold Devillers et le marquis de Ménilglaise, deux filles semblent être nées de cette union : Marguerite et Jeanne16. La progéniture était en réalité plus nombreuse car, en 1488, la comptabilité montoise nous apprend que les époux ont au moins quatre enfants, à savoir trois filles (Guillemotte, Quinte et Marghinon)17 et un

11 Signalons également la notice – vieillie – réalisée par l’archiviste Léopold Devillers : L. Devillers, « Lengherand (Georges) », dans Biographie nationale publiée par l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, t. 11, Bruxelles, Bruylant-Christophe et Cie, 1891, col. 807-808. 12 En attendant qu’une nouvelle monographie sur l’histoire générale de Mons puisse voir le jour, le lecteur doit se contenter de recourir à deux travaux fort anciens mais, dès lors, d’autant plus précieux : G.-J. de Boussu, Histoire de la ville de Mons, ancienne et nouvelle, Mons, Jean-Nicolas Varret, 1725 (supplément : Bruxelles, 1868) ; G. Jouret, Histoire de Mons et du pays de Mons, Charleroi, Imprimerie provinciale, 1926. On y ajoutera, plus spécifiquement pour la fin du xve siècle : L. Devillers, « Le Hainaut sous la régence de Maximilien d’Autriche », Bulletin de la Commission royale d’Histoire de Belgique, 4e série, t. 10, 1882, p. 327-445 ; t. 14, 1887, p. 191-270 ; t. 15, 1888, p. 155-306 ; t. 16, 1889, p. 179-260, 411-516. 13 G.-J. de Boussu, Histoire de la ville de Mons, p. 351. 14 Cité dans Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. ix-x. 15 En sa séance du 8 novembre 1470, le Conseil de Ville de Mons s’interroge sur l’opportunité d’offrir un présent aux jeunes mariés bien que le collège n’ait pas été convié aux noces. Celui-ci accordera finalement quelque gracieuseté et ung joawelet, car Lengherand avoit fait pluiseurs plaisirs a la ville et povoit encores en faire. Mons, Archives de l’État, Ville de Mons, Section ancienne, n° 1297, fol. 92r. 16 L. Devillers, « Lengherand (Georges) », col. 808 ; Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. x. 17 L’une des filles de Lengherand, Quinte, se voit remettre à l’occasion de son mariage avec Pierre Snelaert six gobelets d’argent par les chanoinesses du chapitre de Sainte-Waudru. Celles-ci

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fils (Georget)18. Ajoutons-y un fils bâtard, Hanin, qualifié de povre simple compaignon bien moriginé, légitimé par Maximilien d’Autriche cette même année 148819. La carrière de Lengherand est particulièrement représentative d’un officier apprécié qui, grâce à ses compétences, a su s’attirer la bienveillance des élites et s’assurer une place en vue dans la vie politique et administrative du comté de Hainaut. D’abord bailli de la seigneurie d’Havré, voisine de Mons, il est probablement remarqué par Antoine Rolin, seigneur d’Aymeries, qui sera indéniablement, sa vie durant, tout à la fois le promoteur et le protecteur de Lengherand20. Nommé grand bailli et capitaine général de la principauté hainuyère le 22 décembre 1467, Rolin y devient de facto le premier représentant de l’autorité princière. Immédiatement – ou fort peu de temps après la prestigieuse promotion de son « patron » –, Lengherand se voit attribuer la charge de clerc du grand bailliage ; il devient le bras droit d’Antoine Rolin. Cela signifie aussi qu’il est au cœur de l’information pour toutes les affaires qui relèvent de la compétence de son maître21 : administration, politique, justice, défense du territoire et opérations militaires… Son regard sur la gestion au jour le jour du comté et de sa capitale va s’accentuer à la fin de l’année 1476. En effet, il occupe désormais – jusqu’en 1488 – le poste de mayeur de la ville de Mons, soit celui d’officier de justice local22. Le choix de Lengherand n’est, à nouveau, pas fortuit, car c’est au grand bailli lui-même que revient le choix du mayeur ! Rémunéré par le prince, et toujours en connexion étroite avec Antoine Rolin, il représente l’autorité du duc de Bourgogne au sein du collège des échevins de la

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sont conviées à la célébration parce que le père de la mariée est également bailli dudit chapitre. Extrait du compte de la recette générale du chapitre de Sainte-Waudru pour 1497-1498, cité dans L. Devillers, « Le passé artistique de la ville de Mons », Annales du Cercle archéologique de Mons, t. 16, 1880, p. 375, no 33. Il est probable que Marguerite et Marghinon soient en réalité une seule et même personne. Mons, Archives de l’État, Ville de Mons, section ancienne, n° 1575, fol. 18v-19r. Sur la copie contemporaine conservée de cet acte, l’on apprend que la mère de l’enfant se prénomme Hanon et que les géniteurs étaient pour lors non mariéz, ce qui signifie que la naissance est antérieure à l’hiver 1470, époque à laquelle Georges Lengherand épouse Adrienne Ansel. Lille, Archives départementales du Nord (ADN), B 1703, fol. 222r-v. Sur Antoine Rolin, cf. C. Mathieu, « Rolin (Antoine) », dans Biographie nationale publiée par l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, t. 29, Bruxelles, Bruylant, 1957, col. 800-803 ; J.-B. de Vaivre, « La famille de Nicolas Rolin », dans La splendeur des Rolin. Un mécénat privé à la cour de Bourgogne, dir. B. Maurice-Chabard, Paris, Picard, 1999, p. 24-25 ; H. Cools, Mannen met macht. Edellieden en de Moderne Staat in de Bourgondisch-Habsburgse Landen (1475-1530), Zutphen, Walburg Pers, 2001, p. 284-285. Manifestement depuis 1467 ou 1468, car il touche alors 18 livres 10 sols pour son salaire à cette époque (au lieu d’une année complète à 24 livres). Son prédécesseur, Nicolas Maselant, est signalé encore comme clerc du grand bailliage dans le registre du compte couvrant la période allant du 1er octobre 1466 au 30 septembre 1467. Lille, ADN, B 10.432, fol. 26v et B 10.433, fol. 21v. Lengherand remettra son tablier de clerc vers 1479. Celui-ci préside alors un collège de dix échevins qui agissent comme institution judiciaire de la ville. Lengherand prête serment dans l’église Saint-Germain de Mons le 7 décembre 1476, puis renouvellera cet acte, comme il avoit fait autreffois, le 21 octobre suivant. Mons, Archives de l’État, Ville de Mons, section ancienne, n° 1564, fol. 36r, 39r, 43v. Lengherand tenait à ferme la mairie de Mons pour une durée de douze ans, à raison de 80 livres tournois annuelles (Lille, ADN, B 8050, fol. 16v).

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cité23. De 1479 à 1481, il cumule cette fonction avec celle de receveur général de Hainaut. Il est alors choisi par les nouveaux souverains, Maximilien d’Autriche et Marie de Bourgogne, pour consideracion des bons, longs, agreables et continuelz services qu’il a fais parcidevant et dés sa jonesse a feu nostre cher signeur et pere [Charles le Hardi], que Dieu absoille, et aussi a nous, mais aussi en raison de ses esperience et congnoissance en fait et matiere de recepte et de compte24. Lengherand siège enfin au Conseil souverain de Hainaut, organe de la justice princière pour l’ensemble du territoire, une cour également présidée par le grand bailli25. Il convient de noter aussi que, dans certaines sources, Lengherand est qualifié de conseiller du prince – depuis Charles le Hardi/Téméraire au moins, et sous les règnes de Marie de Bourgogne et Maximilien d’Autriche, puis de Philippe le Beau, mais également auprès de la duchesse douairière Marguerite d’York –, ce qui lui vaut régulièrement d’être envoyé en mission technique ou protocolaire sur l’ordre de son souverain26. Il siège également en première ligne aux États de Hainaut, dont les sessions sont convoquées par le bailli ou, en son absence, par le Conseil souverain. Son rôle, de

23 Sur les structures politiques et judiciaires de la ville de Mons à cette époque, cf. notamment : É. Prud’homme, Les échevins et leurs actes dans la province de Hainaut, Mons, Hoyois, 1891 (Mémoires et publications de la Société des Sciences, des Arts et des Lettres du Hainaut, 42); J.-P. Hoyois, « Le personnel communal des villes sous l’Ancien Régime : l’exemple de Mons à l’époque de Charles Quint (1515-1555) », dans Hôtels de villes et maisons communales en Hainaut du Moyen Âge à nos jours, Bruxelles, Crédit communal de Belgique, 1994, p. 41-59 ; É. Bousmar, « ‘Si se garde cascun de méfaire’. La législation communale de Mons (Hainaut) dans son contexte régional (xiiie-début xvie siècle). Sources, objets et acteurs », dans ‘Faire bans, edictz et statuz’ : légiférer dans la ville médiévale. Sources, objets et acteurs de l’activité législative communale en Occident, ca. 1200-1550, dir. J.-M. Cauchies et É. Bousmar, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2001 (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 87), p. 153-181 ; Chr. Piérard, « Mons (Moyen Âge) », dans Les institutions publiques régionales et locales en Hainaut et Tournai/Tournaisis sous l’Ancien Régime, dir. B. Desmaele et J.-M. Cauchies, coord. F. Mariage, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2009 (Archives générales du Royaume et Archives de l’État dans les provinces. Miscellanea archivistica. Studia, 119), p. 247-257 ; Ph. Guignet, « Mons (Temps modernes) », dans ibid., p. 259-269. 24 Copie des lettres de nomination de Georges Lengherand comme receveur général de Hainaut en amont de son premier registre de comptes (Lille, ADN, B 8051). L’original a été délivré par les souverains à Bruxelles, le 8 décembre 1479, avec effet rétroactif du traitement en date du 1er octobre précédent. Lengherand prête serment à la Chambre des comptes de Lille le 13 janvier 1480 et touche pour cette fonction 400 livres par an (Lille, ADN, B 8052, fol. 42r). Pourtant, sans doute en raison de problèmes survenus quant à la tenue de ses comptes, il sera remercié ; une lettre de l’archiduc Maximilien, en 1486, nous informe que Lengherand a esté deporté de laditte recepte (copie glissée dans le registre B 8052, entre les fol. 30v et 31r). 25 Au sujet des différents officiers et institutions évoqués, on se référera à l’excellente synthèse : Les institutions publiques régionales et locales en Hainaut. 26 Bien que Georges Lengherand ne soit pas encore qualifié de conseiller du duc, un paiement de 16 livres est signalé en sa faveur dans les comptes de l’argentier de Charles le Hardi (septembre 1470), en raison de certainnes vacacions par luy faictes du commandement de mondit seigneur en certains lieux et pour aucunes causes dont il ne veult plus ample declaracion icy estre faicte. Cf. Comptes de l’argentier de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, vol. 3/1, éd. V. Bessey, V. Flammang et É. Lebailly, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 2008 (Recueil des historiens de la France. Documents financiers et administratifs, 10), p. 372 (n° 1263). Je remercie Michael Depreter (British Academy, University of Oxford) de m’avoir aimablement signalé cette mention.

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plus en plus affirmé, lui vaudra d’être ponctuellement le porte-parole des États du comté auprès du prince et des États généraux.

L’expérience d’un homme de Foi Au début de l’année 1486, Georges Lengherand entreprend donc de se rendre à la fois dans la Ville éternelle, sur les lieux de la vie et de la Passion du Christ et dans le Sinaï. Sa position bien en vue dans la société montoise le pousse à venir solliciter un défraiement auprès du Conseil de ville – où il siège, rappelons-le – pour pouvoir accomplir son périple. Il fait part aux membres présents de son intention de brief partir de ceste ville pour faire et aller le saint voyage de Romme et de Jherusalem, et recommande à la bienveillance du magistrat son épouse, ses enfants et sa maisonnée. Pour appuyer sa demande, Lengherand prend soin de rappeler ses (nombreux) services au profit de la cité, sans demander de rétribution pour ce faire – ce qui ne l’empêcha pas d’être gratifié par le Conseil à diverses reprises. Aussi, euv regard aux grans plaisirs, services, amours et adieuz ci devant faix par ledit mayeur a la ville en tous ses affaires comme serviteur a mondit seigneur le bailli, aussi en ses offices de laditte cherge de receveur general, de conseiller a nostre prince et de laditte mairye et a tous manans de la ville, il se voit attribuer la jolie somme de 200 livres, un montant apprécié à la mesure d’un budget non négligeable27. Le départ est fixé au 9 février 1486, en concertation avec d’autres candidats pèlerins issus du Hainaut et de Tournai qu’il retrouve à Valenciennes, première étape de son itinéraire. La pérégrination de Lengherand durera environ un an pour s’achever le 16 février 148728. Les grandes étapes de son voyage le mènent à Reims, Dijon, Lausanne, au col du Grand-Saint-Bernard, à Milan, Venise – où il séjourne –, Rome et Notre-Dame de Lorette, à Venise à nouveau, où il doit longuement patienter avant le départ des gallées pellerines pour l’Orient ; s’ensuit un lent cabotage en longeant les côtes de l’Adriatique et en contournant le Péloponnèse (Morée) avant de rallier la Crète et Rhodes ; ce seront enfin l’arrivée au port de Jaffa (Tel-Aviv), la découverte de la Terre sainte ( Jérusalem, le Jourdain et Bethléem en tête), la traversée du désert jusqu’au monastère de Sainte-Catherine du Mont Sinaï, le retour vers Suez, Le Caire, Damiette, la traversée maritime vers Venise, le retour à travers l’Italie du Nord et l’Empire germanique29.

27 Mons, Archives de l’État, Ville de Mons, section ancienne, n° 1298, fol. 13v (séance du samedi 7 janvier 1486 n. st.). 28 Bien qu’il le signale dans son introduction, Denis-Charles Godefroy n’a pas réalisé la conversion du calendrier du style de Pâques employé par Lengherand. 29 Sur la traversée du Sinaï par Lengherand et l’identification délicate des toponymes évoqués, cf. en dernier lieu M.-C. Bruwier, « Nouvelles recherches sur une traversée du Sinaï en 1486. Le pèlerinage en Orient de Georges Lengherand, mayeur de Mons », dans Les combats dans les mythes et les littératures de l’Orient, dir. M.-A. Persoons, Ch. Cannuyer et D. De Smet, Bruxelles, Société royale belge d’Études orientales, 2018 (Acta Orientalia Belgica, 31), p. 9-20.

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L’on ignore si Lengherand a eu le loisir de se documenter en amont de son départ. Il ne fait aucune mention de lectures préalables et, a fortiori, de la présence de récits de voyage ou de romans « exotiques » dans une bibliothèque personnelle, si tant est qu’elle ait pu exister. Lengherand fait cependant l’acquisition – à Rome, d’une part, à Venise ou à l’arrivée en Palestine, de l’autre – de guides « pratiques » des Lieux saints que les pèlerins peuvent se procurer aisément. À Rome comme en Orient, chaque monument visité est signalé et décrit, tandis qu’est précisé opportunément le détail des reliques conservées et des jours d’indulgence afférents. Notre narrateur a eu la possibilité de recopier ces éléments et de les intégrer dans son récit ; sa seule mémoire n’aurait pu suffire pour un tel degré de précision. L’ajout de divers passages plus ou moins détaillés tirés des Écritures saintes accentue, au sein du récit, le souci de précision de Georges Lengherand et la véracité de ses dires : ainsy qu’il est dit en l’evangille, ainsi qu’il est escript en l’envangille, combien que l’envangille n’en die aucune chose, comme dient les Escriptures, si comme il est escript… Il ne faut pas oublier que les pèlerins sont accompagnés en permanence par des hommes d’Église, à commencer par les Franciscains qui dirigent tous les déplacements en Terre sainte. La relation, suivie au jour le jour, se base sur une série de notes – voire un texte relativement élaboré – qui sera remis au net ultérieurement. Elle regorge d’une foule d’informations sur de nombreux points : noms et identités de ses compagnons de voyage, description de paysages, de sites naturels et de monuments, distance entre les localités traversées, moyens de transport utilisés, coutumes locales, anecdotes historiques et légendes, croyances religieuses, description de reliques ou d’éléments de trésors dans les Lieux saints, précision des jours d’indulgence acquis sur tel ou tel site, considérations météorologiques, difficulté des étapes et recommandations aux voyageurs… S’il est possible que Lengherand ait pu découvrir son itinéraire par le biais d’un autre récit de voyage – sans pour autant qu’on puisse le prouver –, notre voyageur s’en rapporte principalement aux informations qu’il collecte sur le chemin (j’ay veu, je veys, ou nous veymes, et y voit on encoires…) ou à ce que divers « témoins » lui rapportent, souvent par simple ouï-dire (je tiens que, comme me fut dit, comme ilz dient, ou l’on dist que, nous fut dit que…). Expérience personnelle et sensible, le pèlerinage est aussi une forme d’épreuve qui demande un certain « dépassement de soi », l’acceptation de quitter ses habitudes et son environnement familier pour aller au-devant d’un « ailleurs » inconnu. L’émerveillement est alors au rendez-vous et le ressenti vécu doit transparaître dans le récit qui en est livré. Lengherand est émerveillé devant la cathédrale de Reims, la plus belle église [qu’il ait] veue à ceste heure, dont les verrières sont sy fort riches et playnnes d’ouvrages30. Plus tard, la basilique Saint-Marc de Venise est à ses yeux la plus riche eglise que je veys oncques31. Tout particulièrement, les descriptions des étapes « religieuses », où la foi est vécue de l’intérieur, font l’objet des commentaires personnels, laissant une place – conventionnelle peut-être, mais néanmoins non feinte – aux ressentis, aux sentiments qui traversent le pèlerin face à des sites emblématiques du monde

30 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 3 (Lille, BM, ms. 145, fol. 3v). 31 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 32 (Lille, BM, ms. 145, fol. 30r-v).

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chrétien et, dans une certaine mesure, de la « mémoire collective ». Si parfois la raison conseille à notre auteur d’éviter un itinéraire ou, en Palestine, de renoncer à la visite de certains lieux pour cause de trop grande chaleur, il n’hésite pas à braver le danger qui se présente. Assurément, on peut dire que Lengherand a du cran, doublé sans aucun doute d’une certaine curiosité naturelle qui l’incite à découvrir de nouvelles contrées. De même, il ne dissimule pas au lecteur sa peur, voire son effroi, face à certaines situations périlleuses. Ainsi, l’escalade du mont Saint-Bernard le terrorise : Je délairay à parler de ces grans dangiers, et comment il fault les povres bestes [les mulets servant à l’ascension] aller tant près du bord de le haulteur de ces grands roches, et aultrement pour ce que le chemin est si connus par renommée ; mais en ma consience je voel bien dire que où que fus oncques, je n’eulz sy grand paour32. Pourtant, il confesse un peu plus loin que, par rapport au tronçon aller, la descente vers l’Italie est encore bien plus dangereuse33. Plus tard, Lengherand et ses compagnons, séjournant à Venise, entendent se rendre rapidement à Rome pour assister à la fête de Pâques. Le 21 mars 1486, ils prennent place dans une petite embarcation qui doit les mener à Ancône. Une rude tempête – où notre pèlerin n’euls oncques sy peur – les contraint à renoncer à leur projet et à rebrousser chemin. Résignée et échaudée, la petite troupe s’engage à faire pénitence pour remercier le ciel d’avoir la vie sauve. Marqué par cette aventure, Lengherand ne suivra pas les autres pèlerins qui font l’excursion – par mer – des églises Sant’Elena, San Nicolo al Lido et Sant’Andrea della Certosa34. Hardi donc, mais pas téméraire… Sur un autre plan, la lassitude et la fatigue guettent le pèlerin, notamment lorsqu’il effectue à pied, puis à cheval, la portion reliant Ravenne à Rome : j’en fus tant lassé que prestement que fus arrivé au logis, il me faillit couchier sur ung lit, et n’avoye ceur ne puissance de moy soustenir35. Dans tous les sens du terme, Lengherand expérimente le chemin. Le Montois est un bon observateur, soucieux de fournir des descriptions de ce qu’il voit, à l’image de sa présentation détaillée du baumier qu’il découvre en Égypte36. Notre auteur donne régulièrement son appréciation sur ce qu’il rencontre : la taille et la prospérité d’une ville, la beauté de certains sites naturels, l’élégance des femmes italiennes ou rhodiennes. En revanche, il est outré par certaines coutumes arabes et, plus encore, par les danses orientales lascives dont il est le spectateur à Matarieh, près du Caire : vinrent pluiseurs femmes d’Arrabes et du pays qui se prinrent

32 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 15 (Lille, BM, ms. 145, fol. 14r). 33 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 16 (Lille, BM, ms. 145, fol. 14v). 34 Il aura cependant le loisir de visiter ces deux dernières églises au début du mois de juin, en attendant le départ de la gallée pellerine. 35 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 53 (Lille, BM, ms. 145, fol. 49v). 36 Puis entrâmes en une aultre jardin, ouquel croît le balsme, qui est en manière de ung arbre portant petittes foelles où en a chinc qui s’entretiengnent, et a le bois hérable ou herelle de la grandeur d’un moyen pommier de paradis. Entre la première escorche et le bois, y a un verdillon tendre où se tient le balsme et quand on tire une feulle, en taille l’on ladicte première escorche, incontiment le balsme en sort (Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 173 (Lille, BM, ms. 145, fol. 164r).

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à danser et en dansant crollent et brondient comme s’elles estoient à l’ouvrage. Et pour mieux monstrer le crollage se chaindent d’une touelle par dessoubz les fesses, et est une trés honteuse et infâme chose à veoir37. Sans surprise, sa vision, celle d’un bourgeois chrétien à la fin du Moyen Âge, est pétrie d’incompréhension, de méfiance et de dégoût pour l’islam, son prophète et la présence des musulmans en Terre promise. Il s’agit d’un topos récurrent dans ce type de récit où se mêlent dogmes, croyances populaires, légendes et points de vue personnels, mais néanmoins orientés. De même, comme bon nombre de voyageurs occidentaux qui peuvent circuler dans des contrées « exotiques », Lengherand fait autant preuve d’esprit critique que de crédulité face aux légendes qui se transmettent oralement. Cela est particulièrement vrai pour l’étape égyptienne, une terre où mythes et récits fabuleux sont monnaie courante sur les bords du Nil : présence de femmes-sirènes, idole diabolique près des greniers de Pharaon – il s’agit de la tête du sphinx de Gizeh et des pyramides –, légende du pays du Prêtre Jean38…

La rencontre de deux profils entre Hainaut et Orient La relation que fournit Georges Lengherand de son expérience pérégrine est donc un témoignage tout à la fois direct et indirect. C’est celui d’un croyant qui recherche les preuves de la foi qui l’anime sur les terres qui ont vu naître le christianisme. Mais ce récit est aussi le reflet de connaissances et de centres d’intérêt personnels propres à son auteur. En divers endroits, le texte permet de cerner le profil de notre pèlerin et de retrouver en lui les compétences qu’il a su développer au cours de sa carrière. L’on ne s’étonnera donc guère de voir l’attention que Lengherand, habitué des cérémonies et des ambassades, porte aux représentations du pouvoir. S’il signale, sans beaucoup de détails, l’ambassade envoyée par la ville de Brescia auprès de la Sérénissime à qui elle entend rendre hommage (9 mars 1486) ou la présence de l’empereur Frédéric III et de sa cour à Spire (4-5 février 1487), Lengherand se montre plus disert au sujet de deux grandes manifestations auxquelles il peut assister à Venise. Au cours de la messe de Pâques célébrée à Saint-Marc (26 mars 1486), il a l’occasion d’observer longuement le doge Marco Barbarigo, accompagné de la dogaresse et de leurs enfants, dans toute la splendeur de son pouvoir. Celui-ci est vêtu d’une robe de damas cramoisi et d’un manteau fait de la même étoffe et doublé d’hermines, coiffé de sa cornette de drap d’or (ou zoia). Lengherand mentionne la présence de regalia (le bonnet du doge, garni de pierres précieuses et de perles, xii couronnes touttes chargiés de pierries, une épée au fourreau richement décoré…) et de pièces d’orfèvrerie précieuses tirées du trésor pour la circonstance. Magnifiée par la présence d’étendards et le son des instruments à vent, la qualité de l’assistance est aussi soulignée : familiers du doge, élites vénitiennes, ambassadeurs du pape, du roi de Portugal, du roi de Naples, du duc

37 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 174 (Lille, BM, ms. 145, fol. 164r-v). 38 Sur ces aspects, cf. M.-C. Bruwier, « L’étape égyptienne du pèlerinage de Georges Lengherand en Orient », dans Mémoires d’Orient, p. 235-238.

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de Milan39… De même, notre narrateur s’attarde, toujours à Venise, sur la cérémonie des « épousailles de la mer », le jour de l’Ascension, où le doge prend place sur la galère souveraine, fortement acoustree et couverte richement, le Bucentaure40, et, au Caire, sur le rituel des audiences accordées par le sultan. Par ses fonctions en terre hainuyère, Georges Lengherand est également habitué aux procédures et à la « marche de la justice ». C’est sans doute pour cette raison qu’il relate scrupuleusement la mésaventure dont il est victime lors de son trajet retour, en Vénétie, dans une petite localité (ung village nommé Kaire à une mille près de Chastel Noef), que l’on peut sans doute identifier à Quero41. Les autorités locales confisquent en effet les bagages des pèlerins et n’envisagent de les restituer que contre monnaie sonnante et trébuchante. Les voyageurs spoliés s’y refusent afin de ne pas absubgir [c’est-à-dire assujettir] les aultres pellerins après [eux] à faire le semblable et, résolus à obtenir restitution de leurs biens, retournent auprès de la Seigneurie, la plus haute cour de justice vénitienne. Arrivés au palais des Doges, les plaignants exposent leur cas, par la bouche d’Agostino Contarini, armateur et patron de gallées pellerines. Ils doivent ensuite jurer sur leur foi qu’ils ne transportaient aucun bien destiné à la vente et, sur leur réponse négative et après délibération, ils se voient remettre par le chancelier des lettres plombées, rédigées en latin, ordonnant au podestat de Trévise d’user de son autorité pour que les biens dérobés soient rendus à leurs légitimes propriétaires. En outre, les frais occasionnés par le retour à Venise sont également pris en charge par les autorités vénitiennes et un commissaire députté accompagne les pèlerins et somme les officiers cleptomanes de restituer tous les objets dérobés. Et Lengherand d’ajouter : Et quand le tout fut rassamblé, chascun de nous reprinst ce qui estoit sien, et puis ce fait le dit commissaire et nous allâmes commenchier à souper et fymes bonne chière. Et après ledit souper, prinsmes congié du dit commissaire en le remerchiant tant de par nous comme pour tous aultres pellerins à venir, et pareillement Mess.rs de la seigneurie de Venise de leur bonne justice en ceste partie42. Dernière « casquette » dont est coiffé Georges Lengherand et dont on peut percevoir l’expertise à travers sa relation : le domaine militaire. À Venise encore – dont il ne cesse décidément de dépeindre les merveilles –, le Montois visite le port où il n’eût jammés cuidié que a l’enthour d’unne seulle ville il fust possible de veoir tant de bateaux sur la mer, et surtout l’Arsenal où il a le loisir de contempler force navires dans les bassins nouvellement agrandis et de parcourir une série de salles qui contiennent un nombre impressionnant de pièces d’artillerie, d’armes blanches et de trait, d’éléments

39 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 44. 40 Ibid., p. 79-80. Cf. en particulier L. Urban Padoan, « La festa della ‘Sensa’ nelle arti e nell’iconografia », Studi Veneziani, t. 10, 1968, p. 291-353 ; É. Crouzet-Pavan, Le Moyen Âge de Venise : des eaux salées au miracle de pierres, Paris, Albin Michel, 2015 ; S. Toffolo, Describing the City, Describing the State. Representations of Venice and the Venetian Terraforma in the Renaissance, Leyde, Brill, 2020 (Studies in Medieval and Reformation Traditions, 221). 41 Quero : Italie, province de Belluno. Il existe en effet une forteresse à Castel Nuovo di Quero, à l’aplomb du Piave. 42 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 192-196 (Lille, BM, ms. 145, fol. 181r-184v).

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d’armurerie, de cordages et de voiles43. Mais c’est sur l’aspect des fortifications et des défenses de nombreuses places que Lengherand donne son appréciation : dans le Jura, dans le nord de l’Italie, sur la côte dalmate, dans les escales de son périple maritime. À titre d’exemple, Lengherand estime que Dubrovnik (Raguse) est une des belles villes [qu’il ait] veu, et la plus forte, dont la muraille est nouvellement faicte tant de tours, bollewers, comme faulses brayes, fossez à fons de cuve44. Parallèlement, il note qu’à Corfou il y a deux haultes roches, l’une plus haulte que l’autre, et sur chascune roche ung chastel. Laquelle ville l’on a fort commenchié à le fortiffier depuis xiiii ans encha, de tours et murailles qu’ilz nomment faulses brayes, car icelle muraille est au devant de la vieze muraille ; aussy ilz y ont fait une nouvelle porte. Et encoires à ceste heure y avoit grand nombre d’ouvriers y ouvrans45. Lengherand semble ici avoir une certaine expertise en la matière et fait preuve d’une bonne connaissance du vocabulaire relatif aux ouvrages de défense. L’on notera à ce sujet qu’en 1481 le Montois, alors receveur général de Hainaut, avait notamment été envoyé à Beaumont pour y expertiser certains éléments défensifs récemment édifiés ou restaurés46. Par ailleurs, notre voyageur cherche à « faire sens » pour son lecteur, hainuyer tout comme lui de préférence. Ainsi, aux abords de la ville de Modon (Méthoni), dans le Péloponnèse, Lengherand note la présence de campements tsiganes, déjà signalés depuis la seconde moitié du xive siècle47. Il souligne y avoir vu grand partie de gens Egiptiens telz que ceulx que autreffois j’ay veu en nostre pays48. En effet, les sources montoises nous confirment que des gens du voyage venaient camper dans les faubourgs de la cité hainuyère. Mal perçus par les autorités locales – dont fait alors partie Lengherand –, ils étaient étroitement surveillés et recevaient quelque argent pour passer leur chemin. De précédents voyages en Flandre et en Brabant, en France et, peut-être, dans l’Empire offrent à Georges Lengherand d’utiles points de comparaison pour forger l’avis de son lecteur. Ébloui par la richesse de la Sérénissime, il confesse : j’ay esté à Paris, à Bruges et à Gand ; mais ce n’est riens contre le fait dudit Venise. L’on parle des Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 81. Ibid., p. 92 (Lille, BM, ms. 145, fol. 84r-v). Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 95 (Lille, BM, ms. 145, fol. 87r-v). D’après un rapport daté du 21 janvier 1482, qu’il expédie à la Chambre des comptes de Lille, Lengherand s’est rendu en compagnie de Jean Lestoret et des maître-maçon et maître-charpentier de Hainaut pour étudier les comptes de feu Pierre Mandart, maître d’ouvrage œuvrant à Beaumont, et visiter in situ les travaux réalisés par ses soins. Lille, ADN, B 18.823 (ancien B 1234). Par ailleurs, on le voit chargé en 1470 et 1471 de diverses missions à but militaire par le duc Charles le Hardi et le grand bailli en Picardie et en Hainaut. Lille, ADN, B 10.435, fol. 21v-23r. 47 Cf. L. Nys et J. Paviot, « Des ‘Égyptiens’ en Hainaut à l’époque de Robert Campin », dans Mémoires d’Orient, p. 205-216 ; J. Paviot, « Les pèlerins hainuyers au Moyen Âge », dans ibid., p. 141-148. 48 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 98. Le passage – régulier alors – de Bohémiens (ou Egiptiens) dans les environs de Mons est effectivement documenté en 1453, 1460, 1467, 1469, 1470, 1473 et 1475. Georges Lengherand, déjà actif dans la vie politique de la cité, a sans doute été confronté directement aux problèmes de cohabitation avec ces populations errantes. Cf. G. Decamps, « Les Bohémiens ou Égyptiens dans le Hainaut », Annales du Cercle archéologique de Mons, t. 41, 1912, p. 109-116 ; J.-M. Cauchies, La législation princière, p. 519-520 ; Id., « Une ordonnance contre les ‘égyptiens’ ou ‘bohémiens’ », dans Mémoires d’Orient, p. 217-218. 43 44 45 46

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marchans de Bruges et de la Bourse, c’est tout peu contre ce que j’ay cy veu ès galleries dudit pallais49. Lorsque la troupe de pèlerins traverse la région de Gaza, Lengherand note sa grande fertilité : le plus beau plain pays de labeur et le plus plain que je veys oncques en Santers, Ostrevant, ne Artois50. Plus tard, découvrant la mer Rouge, il indique également que, malgré son nom, l’eauwe, le gravier ne le fons n’est aultre que les aultres mers que j’ay veu en tous quartiers où j’ay esté51. Et pour donner une idée de l’importance de la ville du Caire et de la place de Babilonne – en réalité Kasr-ash-Shema, le noyau originel du Caire –, il compare leur taille commune à ung Parys et demy52, tandis que le chasteau du sultan peult estre grand comme la ville de Binch en Haynnau53, une localité où, précisément, Georges Lengherand compte divers biens54. À l’instar d’autres « marcheurs de Dieu », Lengherand signale la présence de noms tracés ou gravés de compatriotes montois. Notamment ceux de Colard (le) Beghin et Gilles Vinchant, repérés à Venise, à Parenzo (Poreč, sur la côte croate), à Dubrovnik, à Nicosie et au Caire. Sur le chemin du Caire précisément, dans la région du Ouâdi Magharah, le trucheman, guide et traducteur qui mène les pèlerins en terre arabe, indique la tombe de Gilles Vinchant, ainsi que Lengherand le rapporte : il nous monstra le lieu où Gilles Vinchant, natif de Mons en Haynnau, estoit terminé vie par mort et là endroit enterré ès sables ; dont pour savoir se son corps estoit encoires illec, fut par aucuns fait des dilligences et fut trouvé que oyl55. Les archives montoises nous confirment l’existence de ces deux personnages, tous deux échevins de la capitale hainuyère, parents par alliance, tout à fait contemporains de Lengherand. Il n’est pas exclu d’ailleurs que le récit (oral ?) d’un autre pèlerin montois parti avant lui (celui de Colard le Beghin en l’occurrence, rentré à Mons en mars 1479) ait incité Georges Lengherand à rêver d’Orient56. Si l’on en croit la mention de l’archiviste Léopold Devillers – un guide

Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 35 (Lille, BM, ms. 145, fol. 33r). Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 146 (Lille, BM, ms. 145, fol. 138r). Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 170 (Lille, BM, ms. 145, fol. 160v). Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 176 (Lille, BM, ms. 145, fol. 166r). Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 178 (Lille, BM, ms. 145, fol. 168r-v). Depuis 1474 environ, Lengherand est en effet mayeur héréditaire de l’alleu de Binche, vaste ensemble agricole situé dans les environs de cette ville et possédé par les comtes de Hainaut depuis le xiiie siècle. Cf. Th. Lejeune, « L’alleu de Binche et l’ancien sceau des échevins de ce domaine », Annales du Cercle archéologique de Mons, t. 2, 1859, p. 413-416 ; Cartulaire des rentes et cens dus au comte de Hainaut (1265-1286), éd. L. Devillers, t. 1, Mons, Dequesne-Masquillier, 1873 (Publications de la Société des Bibliophiles belges siégeant à Mons, 23), p. 103-120, 137-170 ; A. Scufflaire, Les fiefs directs des comtes de Hainaut de 1349 à 1504 : essai d’inventaire statistique et géographique, t. 4, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 1984 (Studia, 12), p. 22-25 ; Cl. Billen et M. de Waha, « L’aube d’une ville. Les deux premiers siècles », dans Histoire de la ville de Binche, de la genèse au temps présent, dir. J.-M. Cauchies, Binche, Société d’Archéologie et des Amis du Musée de Binche, 2019, p. 56-57. 55 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 169 (Lille, BM, ms. 145, fol. 159v). Cf. D. Kraack, Monumentale Zeugnisse der spätmittelalterlichen Adelsreise. Inschriften und Graffiti des 14.-16. Jahrhunderts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1997 (Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, Philologisch-Historische Klasse, 3e série, 224), p. 427. 56 G. Decamps, « Notre-Dame du Val-des-Écoliers, prieuré, ensuite abbaye de chanoines réguliers de l’ordre de saint Augustin à Mons », Annales du Cercle archéologique de Mons, t. 19, 1886, p. 1-384, ici p. 186, n. 4 et p. 202-203, n. 2. On signalera également la présence dans cette dernière abbaye d’une chapelle dédiée

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sûr –, ce même Colard le Beghin avait ramené de son pèlerinage une relique de sainte Catherine qu’il fit monter dans un reliquaire en argent. De plus, il fit édifier à ses frais une chapelle dédiée à cette sainte dans l’église Saint-Germain (voisine du chapitre de Sainte-Waudru), avant d’y fonder trois messes par semaine. Ce fait peut probablement expliquer les raisons d’un culte spécifique à l’égard de sainte Catherine à Mons et, de surcroît, le motif principal qui aurait incité Georges Lengherand à poursuivre son pèlerinage en Terre sainte par une visite au monastère du Mont Sinaï57. Par ailleurs, le récit d’un autre pèlerin issu de Valenciennes, Jean de Tournai, nous apprend que, parmi ses compagnons de voyage qui quittent ensemble Anvers le 5 mars 1488 pour descendre en Italie via le Saint-Empire, figurent trois Montois. L’un d’eux est Jehan de Le Croix, que l’on peut sans doute identifier avec Jean de la (ou le) Croix, receveur des aides de Hainaut58. En l’occurrence, il s’agit d’un officier que Lengherand connaît fort bien… et à qui il aurait très bien pu inoculer le virus du pèlerinage. Un examen approfondi de la documentation conservée pourra peut-être nous en apprendre un peu plus. Si cette hypothèse venait à se confirmer, cela donnerait à voir un réseau de « marcheurs de Dieu » issus du petit monde hainuyer (et a fortiori montois) où chacun transmet son expérience personnelle, celle-ci s’ajoutant aux récits antérieurs. Ce faisant, cette « communauté » s’élargirait donc en donnant l’envie aux lecteurs et/ou auditeurs d’un même milieu de prendre la route à leur tour.

En guise de conclusion On l’aura compris, la présente contribution n’est, à ce stade, qu’une ébauche du travail d’édition et d’analyse du récit de pèlerinage de Georges Lengherand qu’il reste à réaliser. Celui-ci, à mon sens, ne peut se faire qu’à l’aune des mentions relatives à notre voyageur qui nous sont parvenues. Des éléments ténus ? Peut-être dans certains cas, mais des indices néanmoins qui méritent d’être pris en compte, car ils nous offrent à voir – parfois furtivement – l’homme de Loi (celui qui représente au sein de la ville de Mons les intérêts du prince) dans le sillage de l’homme de Foi (celui qui, librement, entend réaliser son expérience personnelle comme marcheur de Dieu). Les compétences – on dirait plus volontiers les « casquettes » – de Lengherand, tour à tour bourgeois, clerc, homme politique dans la cité, aiguisent son œil, induisent ses réactions, fondent son jugement sur ce qu’il découvre. Plus que jamais, nous sommes face à l’individualité de l’auteur qui se « raconte », se « met en scène ». Mais pour quel public ? Indubitablement, même si Lengherand signale que certains conseils fournis dans son texte peuvent servir à d’autres pèlerins après lui, son récit trahit une

à Notre-Dame de Lorette – encore un lieu visité par Georges Lengherand – à laquelle est lié le même Colard le Beghin. 57 L. Devillers, « L’ancienne église collégiale et paroissiale de Saint-Germain, à Mons », Annales du Cercle archéologique de Mons, t. 3, 1862, p. 97-98. 58 Le récit des voyages et pèlerinages de Jean de Tournai, éd. cit., p. 20. On notera que le départ de cette nouvelle compagnie de pèlerins se déroule un an à peine après le retour de Lengherand à Mons.

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écriture pour un milieu restreint, voire intime ; le nombre réduit de manuscrits qui conservent la trace de ses aventures en est peut-être aussi un indice. À l’issue de son pèlerinage, Georges Lengherand entend revenir discrètement dans sa bonne ville de Mons, parce que espoir aucuns de mes bien voellans se fussent travilliez de venir au devant de moy, ce que ne désiroye point. Lorsqu’il franchit les remparts de sa cité, environ quattre heures après midy le vendredi 16 février 1487, le voyageur est tôt reconnu et se voit remettre par le magistrat six cannes de vin. À peine a-t-il le temps de retrouver son foyer qu’il y invite, deux jours plus tard, escevins, pencionnaires, clercs et massars pour un plantureux repas59. C’est chez lui, dans une ambiance de retrouvailles et de réjouissances, que Georges Lengherand fit le récit de ses aventures à son premier public.

59 Voyage de Georges Lengherand, éd. cit., p. 207 (Lille, BM, ms. 145, fol. 196r-v) ; Mons, Archives de l’État, Ville de Mons, section ancienne, n° 1574, fol. 38r-v.

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Escales dans les îles grecques en 1519 Le récit de voyage de Jacques Lesaige, marchand de Douai Le 19 mars 1519, Jacques Lesaige quitta Douai pour entreprendre, comme bien des hommes avant lui, un pèlerinage en Terre Sainte1. Escorté par six hommes de bien2, il se rend d’abord à Valenciennes, dans une taverne, pour retrouver trois autres voyageurs, Jehan et Jacques Vendezie, ainsi que Jehan du Bos, originaire de Soignies. Le départ3 effectif a lieu le 21 mars. Après avoir traversé la France et les Alpes, les trois voyageurs se rendent en pèlerinage à Rome, puis à Lorette. Alors qu’ils se trouvent à Ancône, les deux Vendezie renoncent au voyage et rebroussent chemin. Jacques Lesaige et Jehan du Bos continuent donc seuls jusqu’à Venise4, où ils embarquent sur l’une des deux galées destinées à transporter les nombreux pèlerins et pèlerines jusqu’à Jaffa5. Ils quittent Venise le 21 juin et, après plusieurs étapes, notamment à Candie, Rhodes et Chypre, atteignent la Terre Sainte le 1er août. Les voyageurs visitent Jérusalem6 et d’autres lieux saints, avant de quitter Jaffa le 20 août à bord du même navire, pour effectuer le voyage retour. Il est question alors, comme dans la première moitié du récit, des aventures et mésaventures vécues au cours de leur périple. C’est lors du 1 Sur le pèlerinage médiéval en général, cf. D. Péricard-Méa, Les pèlerinages au Moyen Âge, Paris, Gisserot, 2013. Sur les livres de pèlerinage au Moyen Âge et au xvie siècle, cf. M.-Chr. GomezGéraud, Le Crépuscule du grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458-1612), Paris, Champion, 1999 (Les Géographies du Monde, 2), p. 301 et suiv. Sur les voyageurs médiévaux, cf. N. Chareyron, Globe-trotters au Moyen Âge, Paris, Imago, 2004. 2 Voyage de Jacques Le Saige de Douai à Rome, Notre-Dame-de-Lorette, Jérusalem et autres saints lieux, éd. H.-R.-J. Duthillœul, Douai, D’Aubers, 1851, p. 1. Il existe une adaptation romancée du texte en français moderne : Y. Bellenger, Jacques Lesage. Voyage en Terre Sainte d’un marchand de Douai en 1519, Paris, Balland, 1989. 3 Sur le thème du départ dans le récit de voyage bourguignon, cf. A. Velissariou, « Variations sur le thème du départ dans le récit de voyage bourguignon (xve-xvie siècles) », dans « A tant m’en vois ». Figures du départ au Moyen Âge, dir. N. Labère et L. Pierdominici, Fano, Aras Edizioni, 2020 (Piccola biblioteca di studi medievali e rinascimentali, 4), p. 47-79. 4 Sur le séjour à Venise du voyageur, cf. Y. Bellenger, « Le séjour de Jacques Le Saige à Venise en 1519 », Quaderni utinensi, t. 1/2, 1983, p. 77-87. 5 Sur l’importance de Venise dans le voyage, cf. N. Chareyron, Les pèlerins de Jérusalem au Moyen Âge. L’aventure du Saint Voyage d’après Journaux et Mémoires, Paris, Imago, 2000, p. 29. 6 Sur le voyage à Jérusalem, cf. entre autres, H. F. M. Prescott, Le voyage de Jérusalem au xve siècle, trad. Th. La Brévine, Paris, Arthaud, 1959 ; J. Brefeld, A Guidebook for the Jerusalem Pilgrimage in the Late Middle Ages. A Case for Computer-aided Textual Criticism, Hilversum, Verloren, 1994 (Middeleeuwse Studies en Bronnen, 40) ; N. Chareyron, Les pèlerins de Jérusalem.

Alexandra Velissariou • Université Littoral Côte d’Opale – Unité de recherche HLLI, EA 4030 Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 83-94.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124737

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retour que se produit le décès du compagnon de voyage de l’écrivain, Jehan du Bos, de même que d’autres pèlerins avec lesquels il s’était lié d’amitié. Lesaige retrouve Douai le 24 décembre. Entre Cambrai et Douai, il est rejoint par une délégation de la Confrérie de Saint-Jacques, dont il faisait partie, car il avait auparavant accompli le pèlerinage de Compostelle : bannière déployée, elle vient pour l’escorter, avec de nombreux autres habitants de sa ville, sur le chemin du retour7. Nous ne savons que très peu de choses sur la vie de Jacques Lesaige. Sa date de naissance nous est inconnue. Il était originaire de Douai, ville bourguignonne sous l’autorité de Charles Quint, où il exerçait la profession de marchand de drap de soie. Il était établi Grande rue Saint-Pierre ou des Femmes gisantes, près de l’hôpital du même nom, devenue rue des Procureurs au xixe siècle8. Grâce aux archives, qui mentionnent cette adresse dans un document relatif à son héritage, nous savons qu’il y habitait déjà en mai 15129. Il est décédé le 11 février 1549 et fut enterré dans l’église collégiale Saint-Pierre de Douai10. Dans son récit, il fait mention de son épouse et de sa fille. Le récit de voyage11 de Jacques Lesaige a été rédigé à son retour, à partir de notes prises chaque jour dans son journal. Lorsqu’il évoque une étape à Genève lors du voyage retour, l’écrivain affirme avoir lu des passages de son carnet, qu’il conservait dans sa manche, afin de rapporter au neveu d’un des pèlerins décédés les derniers faits et propos de son oncle, qu’il avait mis par écrit12. De retour chez lui, il rédigea son texte pour ensuite le publier. Comme il n’y avait pas de presses à Douai, il s’est adressé à Bonaventure Brassart, premier imprimeur de Cambrai. Le livre fut imprimé

7 Sur les rituels du retour, cf. A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière. L’écriture du pèlerinage à l’épreuve de l’intimité du manuscrit. Récits manuscrits de pèlerinages rédigés en français pendant la Renaissance et la Contre-Réforme (1500-1620), Paris, Champion, 2009 (Les Géographies du Monde, 13), p. 503 et suiv. 8 Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. v. 9 Ibid., p. vi. 10 J.-Fr. Foppens, Bibliotheca Belgica, sive virorum in Belgio vita, scriptisque illustrium catalogus, 2 vol., Bruxelles, P. Foppens, 1739, t. 1, p. 536-537 (« Jacobus Le Saige ») ; Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. vi. 11 Sur le récit de voyage médiéval et renaissant, cf. les ouvrages suivants, de même que leurs bibliographies : D. R. Howard, Writers & Pilgrims. Medieval Pilgrimage Narratives and their Posterity, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1980 ; J. Richard, Les récits de voyages et de pèlerinages, Turnhout, Brepols, 1981 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 38) ; M.-Chr. Gomez-Géraud, Le Crépuscule du grand Voyage ; Ead., Écrire le voyage au xvie siècle en France, Paris, Champion, 2000 (Études littéraires – Recto-verso) ; A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière ; N. Chareyron, Éthique et Esthétique du récit de voyage à la fin du Moyen Âge, Paris, Champion, 2013 (Essais sur le Moyen Âge, 57). 12 Oyant ce lung demanda se nous naviesmes point veu sur le chemin ung gentilhomme suisse nomme messire Pierre Falcon, adoncq attaindit mon livre que estoit en me manche et leur allay lire comment il nous avoit souvent recreer et comment il nous disoit souvent en quel endroict nous estiesmes ; […] puis leur lut le jour et lheure quil morut. Adoncq que eussies pris pitie de lung de ces gentilshommes ; car cestoit le neveu du trespasse, et estoit la venus luy deuxieme, pour en scavoir les vraies nouvelles. Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. 186-187.

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entre 1520 et 1523, à compte d’auteur. Il existe deux éditions connues du texte13. La première est composée de 108 feuillets. La seconde édition, dont la mise en page est plus serrée et qui comprend davantage d’abréviations, est composée de 80 feuillets. Dans son édition de 1851, Henri Duthillœul montre que le texte de la seconde édition présente des additions par rapport à la première, additions qui tendent à prouver que Lesaige aurait retravaillé son texte en vue de la seconde publication14. Comme le fait remarquer Yvonne Bellenger, même si Jacques Lesaige est un « contemporain de l’humanisme », il « se comporte imperturbablement comme un homme du Moyen Âge15 ». Il est, en effet, « un homme très ordinaire16 », qui n’est pas un lettré, et qui pose un regard curieux et naïf sur les événements qu’il vit tout au long de ses périples. C’est un bourgeois aisé, qui note scrupuleusement ses dépenses à la fin de chaque journée, et qui se montre très attaché aux choses matérielles de l’existence. C’est notamment un amateur de bonne chère. À la fin de son récit, il se qualifie lui-même de grant crocheteur de boutelles et de flacquon17. L’alimentation et la boisson occupent une place de choix dans son récit, tout comme une autre préoccupation essentielle et récurrente, celle de trouver un endroit pour dormir. Entre les visites dévotionnelles, Jacques Lesaige aime se divertir et se promener avec ses compagnons. La convivialité et la solidarité lui apparaissent comme des valeurs primordiales. Centré tout d’abord sur lui-même et sur ses compagnons, sur leurs conditions de voyage, l’écrivain n’en oublie pas pour autant de s’intéresser à l’autre, que ce soit pour observer, pour admirer ou pour critiquer ceux dont il croise le chemin au hasard de ses voyages. C’est un homme ouvert d’esprit, profondément curieux, désireux de découvrir les us et coutumes de chaque contrée qu’il traverse18. Son regard est tantôt émerveillé, tantôt acerbe. Son récit lui permet aussi de devenir conteur : c’est ainsi que de nombreux passages du livre revêtent la forme d’autant d’historiettes. Si la partie du récit consacrée à la Terre Sainte décrit avant tout les

13 Sur ce point, il faut actualiser les données contenues dans les notices 34818 et 34819 de l’USTC. Les exemplaires des deux éditions du récit de voyage de Jacques Lesaige sont les suivants : (I) Lille, Bibliothèque Municipale, GOD 10455-Réserve (cf. infra, en fin de volume, l’illustration 5 ; numérisé : http://www.bm-lille.fr/patrimoine/doc/SYRACUSE/37840/) ; Londres, British Library, G.6727 ; Paris, BnF, Rés. O2 F 33 (numérisé : https:/gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k322451z) ; (II) Paris, BnF, Arsenal, 4o-H-1057-bis ; Paris, BnF, Arsenal, 8-H-1219 (numérisé : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ bpt6k317905f) ; Paris, BnF, Rothschild 3089 (non numérisé ; notice : https://archivesetmanuscrits. bnf.fr/ark:/12148/cc37551j) ; Lille, Bibliothèque universitaire SHS, A-1836. 14 Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. xiv. 15 Y. Bellenger, « Un pèlerin à Jérusalem en 1519 », Hebrew University Studies in Literature and the Arts, t. 12/3, 1984, p. 23-59 (cit. p. 24). 16 Ibid. 17 Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. 196. 18 Sur le thème de l’altérité dans le récit de voyage, cf. A. Velissariou, « Les surprises du voyage. Images insolites de l’Autre dans le récit de pèlerinage bourguignon », dans Contestations, subversions et altérités aux xive-xvie siècles. Rencontres de Prague (19-22 septembre 2019), dir. J. Devaux, A. Marchandisse et B. Schnerb, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xivexvie siècle), t. 60, 2020, p. 231-243.

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différentes visites de lieux saints, les passages axés sur la traversée d’autres pays relèvent davantage d’une vision touristique avant l’heure. Jacques Lesaige aime observer les mœurs des individus qu’il rencontre, se promener dans les rues des villes pour regarder l’activité des artisans, et, souvent faute d’autres solutions, il n’hésite pas à s’immerger dans la vie locale en logeant chez l’habitant. Cette étude se concentrera sur les étapes dans les îles grecques, car ces dernières constituent le premier véritable contact du pèlerin avec le monde oriental et offrent au lecteur le témoignage de faits marquants. L’évocation des conditions matérielles vécues par l’écrivain et ses compagnons de voyage, des habitudes culinaires et des mœurs des Grecs sont autant d’éléments qui nous permettront de mieux cerner la manière dont Jacques Lesaige appréhende l’Autre et l’Ailleurs. Après avoir passé plus de deux mois en Italie, les voyageurs découvrent un monde nouveau, grec cette fois. Le 4 juillet, en descendant la mer Adriatique, les pèlerins font une première escale à Zante, île ionienne aujourd’hui connue sous le nom de Zakynthos. L’écrivain est frappé par la grande pauvreté qui y règne, conséquence de récents pillages turcs. Il s’intéresse aussi au statut et à l’apparence des hommes d’Église : Tous les prestres sont mariés, et le sont avant quils dissent messe. Et se leur femme moroit ils nen poeult avoir d’aultre, car sil en reprenoient les enfans quy en aroient seroient battards. Lesdis prestres portent de grands chappeaux de cuir collés faict a le mode de noquere, pour cela les congnoit on, car les aultres gens portent longues barbes comme eulx19. Avec neuf autres pèlerins, il se met en quête d’un hébergement pour la nuit. Ils communiquent par signes avec leur hôtesse, car sur l’île la seule langue parlée est le grec. En attendant qu’elle leur apprête le souper, ils visitent la ville, admirent les tableaux de nostre dame painte a la manière de Gresse20, soit les icônes des églises, et assistent à une leçon d’école dispensée par un prêtre, tout en grec, ce qui ne manque pas de fasciner Jacques Lesaige : je cuiday aller lire quelque mot, mais je neusse sceu cognoistre une seulle lettre. Jamais ne fus plus esbahis de veoir leur escripture. Ils ne savent que c’est de latin21. La découverte de cette langue inconnue, à l’alphabet indéchiffrable, ne manque pas de l’étonner, de même que le fait que personne ne parle latin, chose inimaginable pour un occidental. Au gré de la promenade, l’écrivain admire le travail des forgerons dans la rue, notamment le fait qu’ils soient assistés de jeunes hommes ou femmes qui se servent de sortes de soufflets pour attiser le feu : qui est le plus estraingue chose a regarder que ne scaroit estre escripte […] car ils sont tant de ce mestier et si dru que il sanble que on soit en fairie22. Le recours au mot fairie montre bien le sentiment de dépaysement émerveillé éprouvé par l’écrivain, qui donne au lecteur une vision itinérante de la ville.

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Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. 75. Noquere : ‘naguère, jadis’. Ibid., p. 74. Ibid. Ibid.

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De retour chez leur hôtesse, ils doivent souper dans des conditions rudimentaires, dehors et par terre : Fusmes bien heureux quil ne plouvoi [sic] point, car il nous convint souper en ung petit jardin. Et pour nostre table eusmes deux assettes lesquelles mismes sur des caillaux, mais d’assir fusmes en grosse paine ; le moytie du tampz fuz a genoulx23. Quelle ne fut pas leur surprise lorsque l’hôtesse prit un morceau de tissu qui lui servait de coiffe et l’étendit sous les assiettes en guise de nappe. L’écrivain poursuit : […] dont nous fit bien rire, et le ruasmes envois, car nous eusmes plus chier a mengier sans nappe. Elle nous fit signe que y torquissiesmes nos dots ; mais nen volliesmes point et mengeasmes très bien, loés soit Dieu, car nous nestiesmes point degouté24. Malgré des conditions matérielles inhabituelles, le repas qui s’ensuit s’avère satisfaisant : Nous eusmes bonne sallade de concombre qui nous fit grant bien, car il faisoit bien chault ; et se eusmes poulles boully et mouton roty et bon vin, car il y en a largement en ladite isle de Gette ; mais il est tant fort que y fault mettre autant d’eaue que de vin, et sont quasy tout blan25. Cette description de la cuisine grecque par Jacques Lesaige est caractéristique du regard curieux et intéressé qu’il porte sur les civilisations autres que la sienne. Dans son édition du texte, Henri Duthillœul fait remarquer que l’écrivain a sans doute fait imprimer son récit afin qu’il puisse servir de guide de voyage à d’autres pèlerins. Ces remarques sur la cuisine locale auraient pu s’avérer utiles aux voyageurs de l’époque. Sur le plan individuel, ces notes sur l’alimentation sont également significatives. Comme le note Nicole Chareyron, « les questions alimentaires sont un élément important de l’intégration temporaire du voyageur au sein d’un monde qui n’est pas le sien. […] Les saveurs sont présentes dans la mesure où elles font partie de l’expérience physiologique liée à l’aventure26 ». Dans le récit de Lesaige, c’est à un véritable voyage des saveurs que le lecteur est convié. Une fois le repas terminé, les voyageurs paient l’addition, grâce à un interprète sachant parler italien, qui doit traduire les propos de l’hôtesse. Ils peuvent ensuite aller se coucher. Là encore, l’écrivain rapporte avec humour une anecdote relative à leur nuitée. L’endroit qui leur est alloué est comme une estable27 et ne comporte qu’un lit suspendu, fait de branches de lauriers entrecroisées et recouvertes de deux lincheux bien ort28. Comme il n’y a pas de paille, l’hôtesse emprunte à ses voisines deux autres draps et trois coussins. Les pèlerins s’installent ainsi dans le lit et par

23 Ibid., p. 75. 24 Ibid. Envois : ‘dehors’ ; torquer (torcher) : ‘essuyer’ ; dots : ‘doigts’. 25 Ibid. 26 N. Chareyron, Éthique et Esthétique du récit de voyage, p. 250. 27 Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. 76. 28 Ibid.

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terre. Lorsque l’hôtesse ferme la porte, ils croient tous crever de punaizie29, tellement l’odeur qui règne dans la pièce est insupportable. La chandelle étant toujours allumée, ils parviennent à repérer la cause de la puanteur : sous le lit se trouvent deux grands pots recouverts d’étoffe et contenant du fumier. Comme l’hôtesse les a enfermés pour la nuit, ils l’appellent pour lui faire part du problème. L’écrivain rapporte : je luy fis signe que nous creviesmes, dont emporta lesdis pots ; mais ad cause quils pesoient elle en respandit se nous30. Ainsi, la literie des voyageurs, déjà très sommaire, se trouve imprégnée d’une douce odeur. Au plaisir gustatif du repas succède le dégoût olfactif. Pour remédier à la puanteur, l’hôtesse fait ensuite brûler du romarin et du myrte, ce qui, précise Lesaige, fit grant fumée31. L’on imagine aisément l’inconfort de la situation. La nuit fut très courte, en raison des rires à répétition des compagnons : toutesfois ne dormimes guerre mais rismes bien maintesfois ad cause desdits pots32. À la fin de l’anecdote, l’écrivain rappelle la coutume des habitants de l’île, qui consiste à conserver leurs ordures pour mettre en leurs vignes33, et, sur un ton ironique, note que, malgré tout, il fallut paier pour nos beaus gitz dix patars pour nous dix34. Ainsi, le repas inhabituel fut suivi d’une nuit insolite. L’escale est synonyme de dépaysement et source d’anecdotes pour le conteur qu’est devenu Jacques Lesaige au fil de son récit. Cet épisode est caractéristique du talent narratif de l’écrivain, qui, à partir de quelques données, restitue une scène particulièrement vivante, pour le grand plaisir du lecteur. Les rires de ses compagnons de voyage peuvent attirer la sympathie de celui-ci, de telle sorte que se noue entre eux « un lien affectif privilégié35 ». Le 9 juillet, les pèlerins arrivent à Candie, soit en Crète, île sous domination vénitienne. La veille déjà, depuis leur navire, ils avaient pu apercevoir l’île, notamment plusuers roches dedens la mer qui sambloient motes pour assir molins au vent36. Cette image aujourd’hui traditionnelle de la Crète renvoie aux nombreux moulins à vent datant du xve siècle, dont certains subsistent encore aujourd’hui. À propos de l’île, Jacques Lesaige note d’emblée, juste après une description rapide de la capitale : je y ay faict bonne chiere, loes soit Dieu. Le vin est fort ardant et n’en scaroit on boire sans y bouter autant d’eaue. Nous trouvasmes largement rosin et bon37. Un peu plus loin, il remarque que les Crétois ont largement chitrons, mellons et concombres lesquels mengent ; chest ce qui les rafreschistent38. Il observe aussi qu’en raison de la chaleur, les femmes ne portent que robes de belle toille bien fronchie39. De même, lors des repas, il y a quelcun qui evente les gens a tout une petite baniere faicte de soye gentillement, aultrement on

29 Ibid. Punaizie : ‘puanteur’. 30 Ibid. 31 Ibid. 32 Ibid. 33 Ibid. 34 Ibid. Patars : ‘monnaie de cuivre frappée en Flandre par le duc de Bourgogne Philippe le Bon’. 35 N. Chareyron, Éthique et Esthétique du récit de voyage, p. 263. 36 Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. 80. 37 Ibid., p. 80-81. Rosin : ‘raisin’. 38 Ibid., p. 81. 39 Ibid., p. 81. Fronchie : ‘plissée’.

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moroit de chault40. Le 11 juillet, l’écrivain rapporte qu’au port de Candie se vendent des tonneaux de malvoisie, mouscad, et Dieu scet quil est bon et sen est le païs tout plain41. L’expérience œnologique fait partie intégrante du voyage. On sent l’écrivain dépassé par l’abondance de saveurs et de goûts nouveaux, d’églises plus belles les unes que les autres. Comme il le dit lui-même, je naroie point escript en une heure tout che que y vis42. La brièveté de la description s’accompagne d’un vœu : se le lairay pour compter au païs se Dieu plait43. Conteur dans son récit, Jacques Lesaige promet de le devenir à nouveau une fois rentré chez lui pour partager avec ses proches les merveilles du voyage et, de la sorte, fixer par écrit le souvenir des choses vécues44. Le 12 juillet, le patron de leur navire invite les voyageurs à dîner chez son frère, résident de l’île. L’écrivain décrit le repas : Nous fusmes assis tous a ung rencg a une table tout a nostre aise et se estiemes du moins soixante douze personnes, les aultres estoient aller juer aux champs. Il nous fut baillies dassiette bonne mouscade et avecque des beaux mellons, et eu après de plusieurs mets bien apointies ; il y eult pluseurs quil fallut que retirassent leurs coustiaux, car après avoir eult le fruit comme poires, rosins et dragerie nous raportat tout plain de bien, et puis après les trompettes et clarons y vinrent, cestoit le possible. Il nous souvenoit plus de nostre païs45. Le plaisir gustatif est clairement exprimé. À travers la description du repas se dessine une image positive, et subjective, de l’expérience crétoise. Le confort matériel et aussi la convivialité régnante font naître le souvenir nostalgique et réconfortant du pays d’origine. L’analogie avec ce dernier permet à l’écrivain de s’approprier la vie crétoise et, ce faisant, d’y intégrer en même temps le lecteur, voyageur potentiel. Lors du voyage retour, au début du mois de septembre, les pèlerins font escale à Chypre, île également sous domination vénitienne. Arrivé au port de Famagouste, Jacques Lesaige décide de visiter Nicosie, où il se met en quête d’un hébergement. Comme à Zakynthos, se pose le problème de la langue, car seul le grec est pratiqué, ce qui ne manque pas d’exaspérer le pèlerin, errant à travers la ville et encombré de ses bagages : Ne scavoie ou aborder pour trouver logis, car les gens de la ville nentendent point franchois ne flamen ne latin. Je trouvay ung prestre, penssoie quil entendroit latin. Mais nous fet non plus se on hulloit ung chien ; il estoit grecq. Je me commenchay a tenner, car je ne scavoie comment se nommoit ung logis en grecq et se avoit mes Ibid. Ibid., p. 82. Mouscad : ‘muscat’. Ibid., p. 81. Ibid., p. 81. Ainsi que le souligne à juste titre Anne-Sophie De Franceschi, « la rédaction du livre manifeste l’accomplissement et la prolongation directe du pèlerinage ». A.-S. De Franceschi, D’Encre et de poussière, p. 519. 45 Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. 83. Mouscade : ‘muscade, fruit frais du muscadier’ ; dragerie : ‘sucrerie’ ; cestoit le possible : ‘c’était le mieux possible’.

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besaches ou estoient mes chemises et mes deux licheux que avoie aportes pour buer, et se avoie deux bouteilles se estoit tout ahury, car mon mulletier mavoit laissies des le porte, jallay tant que trouvay ung sellier, et je demanday lhostellerie. Il me monstra une maison. Je me boutay dedens et trouvay la les quatre trompettes de nostre nave. Soyez seur que fus bien joyeux46. Dans l’espoir de trouver le groupe de pèlerins, parti avant lui, et pour se rafraîchir, Lesaige se rend à la cathédrale Sainte-Sophie. Il y observe les graffitis d’anciens pèlerins passés par là : pluseurs pellerins ont faict leurs marques, et mis leurs noms contre les murs. Je vis le nom de Jehan Potiez de Mon a lung des portas47. L’on imagine aisément l’émotion du voyageur, conscient de marcher sur les traces d’un de ses compatriotes. Puis, il se rend dans une autre petite église à proximité, où, une fois les vêpres célébrées en grec, on distribue aux fidèles du pain et du vin. De retour à son logis, l’écrivain apprend que son hôtesse a accouché pendant qu’il était à l’église : Et cuiday bien estre le parin. Mais on me dict quon attenderoit ung mois a baptisier ledit enfant48. À Nicosie, il visite quelques curiosités locales, à connotations religieuse et autres : le corps resté intact depuis trois siècles de Jean Ier de Montfort, gentilhomme breton mort à Chypre en revenant de Jérusalem, le bras droit de saint Laurent, conservé à Sainte-Sophie, les jardins de la ville, remarquables en raison de leur système efficace d’arrosage (un cheval fait tourner une roue, ce qui permet d’amener l’eau d’un puits à l’aide de tuyaux), grâce auquel Nicosie bénéficie d’une profusion d’arbres fruitiers : y a grande habondance dabres portans fruictz, et le plus part sont grenadies ; et en bas des arbres vient tout plain citrons, mellons, et concombres et aultres biens. Et ce nestoit lesdis puis ils naroient audit païs de Chipre nulles doulceurs, sen y a tant que cest merveille49. De même, en se promenant le soir, il constate avec étonnement qu’en l’absence de cloches dans les églises, un jeune homme parcourt les rues en frappant de deux marteaux de bois un étrange objet long de dix pieds sur trois pouces. Lesaige remarque : j’avoie ouy maintesfois marteles ; mais ne scavoie que cestoit50. Plus rares, les expériences sonores sont d’autant plus significatives. Pour Nicole Chareyron, « les sons structurent la perception culturelle du monde du voyage. Leur qualité et leur effet dépendent du sujet qui les perçoit et les apprécie diversement51 ». Le 10 septembre, avant de retrouver le navire, les pèlerins se restaurent dans un village. Jacques Lesaige décrit le repas dont ils doivent se contenter : La fusmes pouremant traicties, car il ny a avoit nulles tables que de meschantes asselles sur des pierres, et la vis enfourner plus de quarante pieches de moutons, comme espaulles, bron et collets, comme on enfourne des pates et les mettoit on sur lestre. Quant j’en cuiday mengier me falloit tirer et hachier comme se cheult estes dung tor ; le vin estoit assez bon. Les moutons ne vallent rien en tout le païs de Chipre ; et y a bien autant a 46 Ibid., p. 238. Huller : ‘crier après, appeler’ ; tenner : ‘fatiguer’ ; licheux : ‘draps’ ; buer : ‘laver’. 47 Ibid., p. 138-139. Mon : Mons (Belgique). 48 Ibid., p. 139. 49 Ibid. 50 Ibid., p. 140. 51 N. Chareyron, Éthique et Esthétique du récit de voyage, p. 263.

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mengier a une queue desdis moutons quil y a en deux espaulles desdis moutons, car lesdites queues trainent jusqua terre, et ont quasy ung cartier de largue. Et pourtant toute la sustance est la. Les poulles y sont bonnes en tout temps ; mais aucuns qui avoient la passes avoient tout achetes, se nous en fallut passer52. Autant de conseils alimentaires pour de futurs pèlerins. Le lendemain, à Salines, avant de retrouver des compagnons souffrants, restés sur le navire, Jacques Lesaige achète une poule à leur intention et la fait cuire pendant qu’il assiste à la messe : Quant jeu ouy messe, me hattay de revenir au villaige, mais je cuiday pasmer de le chaleur ; quant vins au villaige me poulle estoit toute cuite, se le garday pour le porter le soir a mes compagnons, quy estoient en nostre nave dicte et me passay de le soupe de ladite poulle53. L’alimentation devient ici un motif de partage et de solidarité. Lesaige se prive lui-même du mets afin que ses compagnons souffrants puissent en profiter. Une fois de retour sur le navire, l’écrivain offre la poule à ses compagnons, parmi lesquels se trouve Jehan du Bos, qui est couché : leur fis present de medite poulle ; je vous promes quil sambloit quils neussent mengies de quinze jours. Je garday une belle pour Jehan du Bos54. Le bonheur qu’éprouve l’écrivain à faire plaisir est ici manifeste. Le mardi 13 septembre, le voyageur visite les salins où le sel est aussy blanc que neige55 ; émerveillé par ce spectacle, il décrit le mode de production du sel, qui s’explique par l’évaporation de l’eau de mer sous l’effet du soleil, cent fois plus chault que en nostre païs56. Le sel obtenu de la sorte est ensuite vendu par les Vénitiens. La visite des salins sous le soleil se fait accablante : les pèlerins cherchent à se rafraîchir en buvant et en se baignant dans la mer. Le soir, de retour au village, Lesaige retrouve un compagnon pèlerin, un homme de chiere57, avec qui il passe la soirée : aussy men vins souper et fismes bonne chiere58. Dans l’épisode chypriote, l’expérience sensorielle est intense et laisse entrevoir l’implication corporelle de l’écrivain dans le voyage. Se promener au soleil, prendre un bain de mer et terminer la journée par un repas en bonne compagnie, autant d’éléments qui donnent du pèlerin l’image d’un homme réceptif et ouvert au monde. De fait, « le voyageur traverse l’espace avec son corps ; le froid, le chaud, le plaisir, la joie, la douleur se gravent comme autant d’effets sensibles par lesquels un monde est imaginairement représenté59 ». Début octobre, les voyageurs font escale à Rhodes. Le 9, lors d’un pèlerinage à Notre-Dame de Philerme, à deux lieues de la ville de Rhodes, ils font la rencontre d’un

52 Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. 141. Asselles : ‘planches’ ; bron : ‘braon’, ‘morceau de viande bien charnu’ ; collets : ‘colliers’ ; tor : ‘taureau’ ; cartier : ‘mesure de longueur’. 53 Ibid., p. 142. 54 Ibid., p. 143. 55 Ibid., p. 144. 56 Ibid. 57 Ibid. 58 Ibid. 59 N. Chareyron, Éthique et Esthétique du récit de voyage, p. 250.

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chevalier de l’ordre de Saint-Jean, qui fait preuve d’une hospitalité toute traditionnelle envers les pèlerins : […] nous fit present de deux pertries roties, et de deux poulles roties ; il nous fit grant plaisir, car nous estiesmes tous affames ; il nous dit que se nous volliesmes audit Rodhe aller a le table des chevaliers que nous ne despenderiesmes rien et ariesmes gaigest ad cause quon attendoit le grant turcq. Et promismes nous quattre de ce faire sil venoit de demourer audit Rodhe60. De retour en ville, ils rendent visite à leurs compagnons malades, qu’ils ont laissés à l’hôpital des chevaliers, puis ils partent à la recherche d’un repas et d’un logis : Apres les avoir ung petit recreer allasmes pour souper ; mais nous ne trouvasmes que mengier, et nous fallut passer de mendre viande que le disner. Apres vinsmes a nostre logis pour estre mieulx couchiers que le nuict devant. Mais ce fut tout ung, en ung grenier de pres les ongnons, et sur ung matra, et sestoit le meilleur logis de la ville. Se deliberasmes que lendemain yriesmes couchier sur nos coffre en nostre nave61. Jacques Lesaige se montre admiratif face aux soins dispensés à l’hôpital des chevaliers. Il rapporte qu’il s’agit d’ung beau lieu dedens le chasteau où leurs compagnons souffrants furent la bien servy en ayant trois medecins chascun jour62. Déjà, lors du voyage aller, l’écrivain avait fait l’éloge de l’établissement : […] pour passer le tamps allasmes veoir lhospital de Rodhe dont je vis que a chascun malade on balloit du vin dedens de belles tasses d’argent, et le viande dedens beaux plats d’argent. Et se y a trois medecins lesquels vont visiter lesdis mallades trois fois le jour. Les lictz sont comme ung petit pavillon bien beau et le lieu a bon air […]63. Le 11 octobre, les pèlerins effectuent une promenade : Nous allasmes par toute la ville pour veoir quon y faisoit, aupres du chasteau et aussy de le porte tenant la mer et y a pluseurs gens faisant paternostres de bos daloes et sont chieres ; […] toutes choses sont chier audit Rodhe, bonnets, chapeaux, chire, espisserie, pignes, draps, poulles, poissons, toutes esdites choses y sont chieres et aussy estoit le vin. Mais figues, rosins et grenades y sont bon marchies, les camellos y sont bon marchies64. Le 13, après avoir pris congé des malades forcés de rester à l’hôpital des chevaliers, Lesaige effectue quelques courses : apres avoir pris congier allay acheter deux grandes hardelees de bonnes figues lesquelles on avoit foree en ung grenier comme on faict les noix a nous. Et estoient lesdites figues enfillee en ung cordeau et en eux bien le hauteur dung homme pour ung marssel que vault environ six gros huit deniers65. Il accompagne également un pèlerin savoyard souhaitant acheter des camelos, soit de l’étoffe fabriquée avec du poil 60 61 62 63 64 65

Voyage de Jacques Le Saige, éd. cit., p. 154-155. Gaigest : ‘agrément’. Ibid., p. 155. Matra : ‘matelas’. Ibid., p. 154. Ibid., p. 89. Ibid., p. 156. Ibid., p. 157. Hardelees : ‘choses liées ensemble’ ; marssel : ‘marc’ (monnaie).

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de chèvre ou de chameau. Il finit lui-même par acheter à un prix dérisoire six pièces d’étoffe et regrette de n’avoir pu en emporter davantage. De fait, son ami Jehan du Bos étant décédé en mer un peu plus tôt, il se devait de rapporter ses affaires, sinon il aurait acheté quatre pièces de plus. Ceci étant fait, Lesaige se rend au château pour saluer le commandeur de nostre ville de Douay : ce dernier, raconte-t-il, me vollut faire bonne chiere en sa chambre ; mais je le remerchiay, ad cause que devoie donner a souper a trois ou quatre nouveaux compaghnons qui mavoient promis de me point laissier. Et aussy ledit commandeur me envoya tout plain de lettres pour raporter au païs66. En raison de la présence des chevaliers occidentaux, Rhodes se révèle moins dépaysante que les autres îles. Ceci explique certainement pourquoi Jacques Lesaige ne la décrit pas de manière aussi détaillée. L’émerveillement ressenti ailleurs laisse ici place à un sentiment rassurant de normalité : lors du voyage retour, le contact avec les chevaliers de langue française constitue une première étape vers les retrouvailles avec le pays natal. La dernière escale grecque a lieu, comme lors du voyage aller, sur l’île de Zante. L’écrivain et quatre autres voyageurs doivent se loger ailleurs que la première fois, car leur hôtesse s’est remariée. Le nouvel hébergement présente certains avantages, comme l’observe le pèlerin lui-même : Il y avoit deux josnes vesves tenant nostre logis, quy nous venoient veoir et faire feste par signe ; je croy quelles eussent bien vollu avoir de nos ducas ; mais nous qui estiesmes pellerins nous duisoient point ; car nous eussiesmes estes bien meschans ; mais ou on est il fault viller. Nous ne laissasmes point a chanter et dansser avecque lesdites vesves ; mais non point touchare cremant le grant maistre quy nous eult fait noyer67. L’expérience grecque s’achève sous le signe de la fête. C’est à Zante que les voyageurs retrouvent les pèlerins de l’autre navire parti également de Venise. Les retrouvailles sont joyeuses et sont l’occasion de faire grant feste68. Les pèlerins se promettent mutuellement de répandre la nouvelle de leur retour une fois rentrés en terre bourguignonne, afin de prévenir les proches des uns et des autres. L’expérience des îles grecques est globalement positive. Jacques Lesaige convie le lecteur à un véritable voyage sensoriel et émotionnel où les saveurs nouvelles, le contact avec l’habitant et les spectacles urbains ou naturels lui permettent de créer, au fil de son récit, un univers subjectif synonyme d’aventure et de dépaysement. Alors que la destination ultime du voyage, la Terre Sainte, se révèle, malgré l’émerveillement et l’émotion ressentis sur les sites dévotionnels, une expérience mitigée, notamment en raison de la présence, souvent malveillante, des Turcs, les escales grecques s’apparentent davantage à des visites touristiques, au sens moderne du terme. L’altérité, sous toutes ses formes, est perçue de manière positive par le voyageur, qui se révèle avide de découvertes et de variété culturelle. La différence, qu’elle soit religieuse, linguistique, ou de mœurs, ne lui pose pas de problème. Au contraire, elle l’intrigue. Le récit peut aussi se lire comme une sorte d’introspection. L’écrivain y exprime des valeurs

66 Ibid. 67 Ibid., p. 159-160. Duire : ‘convenir’ ; viller : ‘veiller’. 68 Ibid., p. 160.

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personnelles comme l’altruisme et le sens pratique, de même que de nombreuses émotions, qu’elles soient positives ou, parfois, négatives, comme lors du décès de Jean du Bos. Ainsi, le récit de voyage s’apparente à une véritable quête du moi, où la personnalité du narrateur se révèle progressivement, au fil des pages. Comme le note Nicole Chareyron, « l’écrit est un signe anthropologique de l’individualisation de la conscience de soi au monde69 ». Effectivement, à travers son écriture du voyage, Lesaige se dévoile et affirme son existence en tant qu’individu réceptif et réfléchi. Son expérience le marque profondément et il livre au lecteur ses moindres impressions, trois siècles plus tôt que les écrivains voyageurs romantiques.

69 N. Chareyron, Éthique et Esthétique du récit de voyage, p. 241.

Deuxième partie

Le genre viatique et l’écriture de l’histoire

Jean devaux 

La grande traversée et l’écriture viatique Les récits du second voyage d’Espagne de Philippe le Beau (1506) Les périples maritimes et leurs innombrables dangers figurent parmi les thèmes majeurs de l’écriture du voyage, qu’il s’agisse des pures fictions narratives ou des récits ancrés dans la réalité. Tandis que les traditions épique et romanesque rendent compte, le plus souvent, de l’aventure de mer par le biais de motifs stéréotypés, issus de l’héritage gréco-latin, les récits de voyage traduisent avec une fraîcheur nouvelle les péripéties des traversées à haut risque : le narrateur y témoigne, à titre personnel, de sa capacité à franchir cette épreuve initiatique en triomphant de ses propres angoisses1. Comme le constate Jean Delumeau, s’il est un espace où l’historien peut être certain de rencontrer la peur « sans aucun faux-semblant », c’est à coup sûr l’espace de la mer2, cette mer variable où toute crainte abonde, selon la belle formule de Clément Marot3. Plutôt qu’aux récits de pèlerinage, déjà sollicités peu ou prou sur le sujet, nous voudrions nous intéresser ici à un récit de voyage princier, dont l’analyse peut être utilement complétée par le témoignage de deux chroniques contemporaines. L’on se remémore les circonstances spécifiques qui amenèrent le duc de Bourgogne Philippe le Beau à s’exposer aux périls de la mer pour prendre possession de son héritage ibérique. La mort de la reine Isabelle la Catholique, survenue le 26 novembre 1504, avait fait, ipso facto, de son épouse Jeanne l’héritière légitime des royaumes de Castille, Léon et Grenade. La déficience mentale de la nouvelle souveraine, qui lui vaudrait le surnom de Juana la Loca, engageait, de surcroît, l’archiduc Habsbourg à revendiquer en son nom l’exercice personnel du pouvoir. Certes, son beau-père Ferdinand d’Aragon ne l’entendait pas de cette oreille et s’était fait désigner, avec l’appui des Cortès, en qualité de gouverneur et adminis

1 Cf. notamment D. James-Raoul, « L’écriture de la tempête en mer dans la littérature de fiction, de pèlerinage et de voyage », dans Mondes marins du Moyen Âge, dir. Ch. Connochie-Bourgne, Aixen-Provence, Presses universitaires de Provence, 2006 (Senefiance), p. 217-230. 2 J. Delumeau, La Peur en Occident (xive-xviiie siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978, p. 31-42 (cit. p. 31). Cf. de même Chr. Deluz, « Pèlerins et voyageurs face à la mer (xiie-xvie siècles) », dans Horizons marins. Itinéraires spirituels (ve-xviiie siècles), dir. H. Dubois, J.-Cl. Hocquet et A. Vauchez, 2 vol., Paris, Publications de la Sorbonne, 1987 (Histoire ancienne et médiévale, 21), t. 2, p. 277-288. 3 Clément Marot, Œuvres complètes, éd. Fr. Rigolot, 2 vol., Paris, Flammarion, 2007-2009 (GF, 1231, 1385), t. 1, p. 104, v. 13.

Jean Devaux • Université Littoral Côte d’Opale – Unité de recherche HLLI, EA 4030 Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 97-113.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124738

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trateur (governador e administrador), assurant ces fonctions en l’absence de sa fille Jeanne ou « pour le cas où elle ne voudrait ou ne pourrait pas prendre les affaires en charge4 ». Jeanne et Philippe disposaient toutefois en territoire espagnol d’un « réel capital de sympathie5 » : aux contacts noués avec la noblesse castillane, soucieuse de s’affranchir du joug des Rois Catholiques s’ajoutait l’attachement du peuple à sa souveraine légitime et son espoir d’obtenir du couple royal l’allègement de charges fiscales oppressantes. Si les relations entre Philippe et Ferdinand furent placées, en 1505, sous le signe de la défiance, le roi d’Aragon consentit pourtant, lors du traité de Salamanque (24 novembre 1505), à associer son gendre à l’administration des trois royaumes concernés, reconnaissant le principe d’un « gouvernement conjoint, avec partage intégral des prérogatives et compétences6 ». Aussi était-il désormais indispensable que Philippe le Beau gagnât au plus vite la péninsule Ibérique afin d’y asseoir son autorité. Quoique le roi de France Louis XII l’eût invité, dès août 1505, à traverser son royaume, le nouveau roi de Castille opta rapidement pour l’aventure de mer, se défiant à bon droit du rapprochement politique entre Ferdinand d’Aragon et la couronne des lys7. La relation détaillée de ce second voyage d’Espagne, publiée par les soins de Louis Prosper Gachard, fut composée par un membre de la suite royale, qui, s’exprimant en qualité de témoin oculaire, consacre un développement substantiel au périple maritime accompli vers l’Espagne8. Ainsi que l’ont suggéré plusieurs commentateurs, il se pourrait qu’il s’agisse là d’Antoine de Lalaing, seigneur de Montigny9, auteur avéré d’un précieux récit du premier voyage de Philippe le Beau en terre ibérique (1501-1503)10. De même, l’indiciaire de Bourgogne Jean Molinet réserve un long chapitre de ses Chroniques au partement du roy de Castille et de la royne, son espeuse, pour tirer en Espaigne ; ensemble du très horrible impetueux torment de mer qu’ilz eurent à

4 J.-M. Cauchies, Philippe le Beau. Le dernier duc de Bourgogne, Turnhout, Brepols, 2003 (Burgundica, 8), p. 161. 5 Ibid., p. 166. 6 Ibid., p. 169. 7 Sur l’ensemble de ces événements, cf. surtout ibid., p. 161-170, 176-178. 8 Deuxième voyage de Philippe le Beau en Espagne, en 1506, dans Collection des voyages des souverains des Pays-Bas, éd. L. Pr. Gachard, t. 1, Bruxelles, Palais des Académies, 1876 (Académie royale de Belgique. Commission royale d’Histoire), p. xviii-xxvii, 387-556, en particulier p. 399, 407-411, 415-421, 431-432. 9 Pour un bilan critique de ces tentatives d’attribution, cf. J.-M. Cauchies, Philippe le Beau, p. 180-181, qui juge l’hypothèse « simplement plausible, à la limite quelque peu séduisante » (ibid., p. 180). Sur Antoine de Lalaing, cf. J. Lauwerys, « Lalaing, Antoon van », dans Nationaal Biografisch Woordenboek, t. 1, Bruxelles, Koninklijke Vlaamse Academie van België, 1964, col. 653-660 ; H. Cools, Mannen met macht. Edellieden en de Moderne Staat in de Bourgondisch-Habsburgse landen (1475-1530), Zutphen, De Walburg Pers, 2001, p. 63-65, 243-245 ; J.-M. Cauchies, Philippe le Beau, p. 136. 10 Antoine de Lalaing, Voyage de Philippe le Beau en Espagne, en 1501, dans Collection des voyages des souverains des Pays-Bas, éd. cit., t. 1, p. iv-xviii, 121-340. Cf. T. Van Hemelryck, « Antoine de Lalaing, Récit du premier voyage de Philippe le Beau en Espagne », dans Philippe le Beau (1478-1506). Les trésors du dernier duc de Bourgogne, dir. B. Bousmanne, H. Wijsman et S. Thieffry, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 2006, p. 87-89.

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souffrir11. La chronique trop négligée du Valenciennois Robert Macqueriau renferme sur le sujet un récit convergent, qui, s’appuyant sans doute sur le texte de Molinet, n’en présente pas moins des détails originaux12 ; le commentateur se focalise là aussi, comme en témoigne la rubrique de l’un de ses chapitres, sur les péripéties de ce voyage à haut risque : Comment Phelippes roy de Castille se delibera avec sa femme aller en Espaignes, où par fortune et tourment de mer, arriva en Angleterre, et de l’honneur que on leur en fist, etc.13. Et c’est encore la puissante flotte affrétée à cette occasion qui sera mise à l’honneur par Willem Vosterman dans l’une des gravures de son édition de l’Excellente Cronike van Vlaenderen (1531)14. Ainsi que le rapporte l’anonyme bourguignon, c’est dès la fin juillet 1505 que Philippe le Beau avait chargé son amiral, Philippe de Bourgogne15, de se rendre en Zélande pour monter l’expédition en toute diligence. Or, en dépit du zèle déployé par les maronniers, l’on fut forcé de reporter la date du départ, fixée initialement au 12 ou 13 décembre, le propre navire où Philippe devait embarquer n’ayant pu être équipé en temps utile16. L’auteur met en effet l’accent sur l’extrême lenteur des préparatifs préludant à l’appareillage, qu’il fût question d’œuvrer au calfatage des navires ou de charger les provisions nécessaires et les bagages princiers. À l’en croire, Philippe bouillait littéralement d’impatience face aux retards successifs 11 Jean Molinet, Chroniques, éd. G. Doutrepont et O. Jodogne, 3 vol., Bruxelles, Palais des Académies, 1935-1937 (Académie royale de Belgique. Classe des lettres et des sciences morales et politiques. Collection des Anciens auteurs belges), t. 2, p. 561-568. Pour une approche globale de l’œuvre de ce chroniqueur officiel, cf. J. Devaux, Jean Molinet, indiciaire bourguignon, Paris, Champion, 1996 (Bibliothèque du xve siècle, 55). 12 Robert Macquéreau, Traicté et recueil de la maison de Bourgoigne, en forme de chronicque, dans Choix de chroniques et mémoires sur l’histoire de France, avec notices littéraires. Robert Macquereau, Chronicque de la maison de Bourgoigne, de 1500 à 1527 – Comte de Cheverny, Mémoires, de 1528 à 1599 – Philippe Hurault, Mémoires, de 1599 à 1601 – J. Pape, seigneur de Saint-Auban, Mémoires, de 1572 à 1587 – Satyre ménipée, éd. J. A. Buchon, Paris, Desrez, 1838 (Panthéon littéraire), p. xv, 1-215. Sur ce chroniqueur méconnu, cf. Histoire générale de l’Europe depuis la naissance de Charle-Quint jusqu’au cinq juin mdxxvii, composee par Robert Macquereau, de Valenciennes, sous le titre de Traicté & Recueil de la Maison de Bourgoigne, en forme de Chronicque, Louvain, Imprimerie académique, 1765 (première édition du même texte, que Jean Alexandre Buchon se contente de reproduire) ; Histoire générale de l’Europe durant les années mdxxvii, xxviii, xxix, composée par Robert Macquériau, de Valenciennes, sous le titre de Ce est la Maison de Bourgongne pour trois ans, éd. J. Barrois, Paris, Techener, 1841 ; L. Devillers, « Macquereau (Robert), ou Macquériau », dans Biographie nationale publiée par l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, t. 13, Bruxelles, Bruylant et Cie, 1894-1895, col. 10 ; H. Hauser, Les sources de l’histoire de France. xvie siècle (1494-1610), 4 vol., Paris, Picard, 1906-1916, t. 1, p. 157-158. Nous optons pour la forme Macqueriau, conformément au fac-similé de la signature autographe publié par Joseph Barrois en tête de son édition. 13 Robert Macquéreau, Traicté et recueil, éd. cit., p. 9-11 (cit. p. 9). 14 Excellente Cronike van Vlaenderen, Anvers, Willem Vosterman, 1531, fol. Xiiii v. Cf. la gravure reproduite infra, en fin de volume (fig. 6) ; https://lib.ugent.be/nl/catalog/rug01:001341067?i=14&q =Excellente+Cronike+van+Vlaenderen ; USTC, notice 400512. 15 Philippe de Bourgogne, seigneur de Blaton, bâtard de Philippe le Bon légitimé en 1505 et chevalier de la Toison d’or depuis 1501. Cf. J. Sterk, Philips van Bourgondië (1465-1524), bisschop van Utrecht als protagonist van de Renaissance. Zijn leven en maecenaat, Zutphen, De Walburg Pers, 1980 ; J.-M. Cauchies, Philippe le Beau, p. 61. 16 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 399.

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auxquels il était confronté. Ainsi se rendit-il à plusieurs reprises en Zélande pour tousjours faire haster ses navires, qui bien bellement alloyent avant et n’estoient point prestz17. Comble de malchance, Philippe le Beau et Jeanne de Castille, déjà établie à Middelbourg, sur les lieux d’embarquement, furent confrontés, de surcroît, à des conditions climatiques désastreuses, détaillées avec soin par le narrateur. Revenu à Bruges vers le 20 décembre afin d’y passer les fêtes de Noël, le souverain n’en guettait pas moins les premiers signes de beau temps pour se précipiter vers le port d’embarquement : le jour de Noël, le vent se tourna à la nouvelle lune ; et du désir que le Roy avoit de parfurny son voiage, se partist de Bruges le jour Saint-Jehan, xxviie de décembre, alla au giste à l’Escluze, et lendemain, dès six heures du matin, se fist navier à la Grouwe par force de rymes, contre vend et marée, pour soy tirer à ses navires, à intencion de soy party sans attendre homme ne femme : mais, quant vint environ dix heures, le vend se changea tout contraire ; et néantmoins passa en Zellande, où il fist faire de grandes dilligences pour apprester sesdicts navires. Et environ le second jour de janvier, le vend fut bon : mais, avant que l’on fût aux navires, il se tourna et se mist à négyer. A laquelle cause il se délibera d’aler en Anvers à ses affaires particuliers18. L’anonyme bourguignon excelle ici à traduire l’empressement du jeune Philippe : l’expression proverbiale contre vend et marée, employée dans son sens propre, tout autant que la formule sans attendre homme ne femme manifestent à merveille l’acharnement dont il fait preuve. Et l’on se figure sans peine son désappointement lorsque la neige le força à rebrousser chemin avant même qu’il n’ait pu rejoindre ses navires. C’est dans la nuit du mercredi 7 au jeudi 8 janvier 1506 que les souverains s’embarquèrent enfin sur La Julienne, un navire marchand de 450 tonneaux attaché au port de Zierikzee. Robert Macqueriau laisse entrevoir, en la circonstance, la témérité et l’entêtement imputables au souverain, qui n’hésita pas à prendre la mer en dépit du danger et ne fit guère de cas de l’avis unanime de son proche entourage : et si tost qu’il eult bon vent, sans plus attendre, combien qu’il fist malvais temps, et que chescun lui desconsilloit, neantmoins se party […] du di port d’Armue en ung noble arroy […]19. Néanmoins, à peine la flotte royale eut-elle pris la mer que le vent et la neige la contraignirent, bon gré mal gré, à trouver refuge aux alentours d’Arnemuiden, de telle sorte que les voyageurs durent patienter encore deux jours et deux nuits avant de pouvoir prendre le large et s’éloigner enfin des côtes de Zélande (10 janvier 1506)20. Là encore, Macqueriau ne se prive guère de stigmatiser l’obstination dont témoigna Philippe le Beau durant cette halte forcée : Il faisoit le plus divers temps qu’il n’avoit fait de vingt ans sur la mer, de neige et de gresil. Chacun conseilloit au roy de descendre et prendre terre, et attendre le printemps ;

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Ibid., p. 399, 407 (cit.). Bellement : ‘doucement, sans hâte’. Ibid., p. 407. La Grouwe : Groede, en Zélande, lieu voisin du port de L’Écluse ; rymes : ‘rames’. Robert Macquéreau, Traicté et recueil, éd. cit., p. 9. Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 408 ; Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 562 ; Robert Macquéreau, Traicté et recueil, éd. cit., p. 9.

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le roy respondit que jamais ne isseroit des batteaulx (la volonté de Dieu tousjours devant), tant et si longhement qu’il seroit au païs d’Espaignes ; ainsi le promist le roy21. Si Jean Molinet s’abstient quant à lui de relever cette attitude, il n’en rapporte pas moins le très malvais rencontre auquel les équipages furent confrontés tandis qu’ils mouillaient au large d’Arnemuiden : dès la première nuit, les ancres de plusieurs navires se détachèrent sous l’effet de la tempête et les bâtiments se percutèrent avec une violence telle qu’ils auraient pu être gravement endommagés si les navieurs n’étaient aussitôt intervenus pour les écarter, ce qu’ilz firent, précise l’indiciaire, à grant paine et dangier de leur vies22. Nos commentateurs relèvent pourtant, à l’envi, les conditions largement favorables dont bénéficia la flotte royale durant les trois premiers jours de la traversée (10-13 janvier 1506). L’anonyme bourguignon rend compte de la remarquable aisance avec laquelle les vaisseaux franchirent, dès le premier jour, tous les destrois de la mer, parvenant bientôt au large de Nostre-Dame de Bouloingne ; et Molinet d’indiquer qu’ayans le vent à volenté, ils passèrent une partie des passages dangereux23. De même, le vent bon et fort qui souffla le lendemain leur permit d’atteindre les côtes de la Bretagne, tant et si bien, ajoute l’indiciaire, qu’ils avaient parcouru cent lieues en .xxiiii. heures24. Sacrifiant, pour un temps, à leur rôle de panégyriste, Molinet et Macqueriau s’accordent à vanter le spectacle grandiose offert par la flotte imposante de l’archiduc-roi et témoignent l’un comme l’autre des réjouissances auxquelles s’abandonnèrent ces nobles voyageurs, les concerts et les chants traduisant à merveille la liesse générale et le soulagement de l’initiateur de l’entreprise : Pour le quel chemin, qu’ilz avoient faitz, le roy se resioyssoit : les chantres chantoient, et les trompettes sonnoient ; c’estoit léesse que de oyr les esbattemens. Autres en y avoit qui regracyoient nostre Seigneur, disant des oraisons, esperant que de brief seroient en Espaignes. C’estoit belle chose de veoir la flotte en la mer, laquelle estoit de chincquante grosses navires. […] Les Allemans sonnoient phiffres et tambours, tant que le roy et la roynne prendoient plaisir de la joie que chescun faisoit […]25. Mais surtout, le tableau coloré de ces manifestations d’allégresse permet aux deux chroniqueurs de ménager un net contraste entre la trompeuse quiétude de certains

21 Ibid. 22 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 562. Rencontre : ‘hasard, chance, fortune’. 23 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 408 ; Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 562. Ces données renvoient, dans l’un et l’autre texte, à la périlleuse traversée du détroit du Pas-de-Calais et, plus précisément, aux redoutables bancs de sable connus sous le nom de bancqz de Flandres et situés au large de Dunkerque. Sur la spécificité de ces bancs, cf. St. Curveiller et É. CurveillerLis, « Le problème de l’eau dans le bailliage de Dunkerque au Moyen Âge », Revue du Nord, t. 72, 1990, p. 497-509, plus spécialement p. 497. 24 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 562. Macqueriau rapporte pareillement chacune de ces deux données : Robert Macquéreau, Traicté et recueil, éd. cit., p. 9. 25 Ibid., p. 9-10. Regracier : ‘rendre grâce à’. Cf. de même Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 562 : et estoit lors plaisant chose à veoir la flote de .l. navires qui estoyent ensemble ; trompettes, clarons et aultres instrumens sonnoyent par les compaignies, demenant grant leesse […].

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périples maritimes et les funestes revers qui peuvent, à tout instant, fondre sur le voyageur. Comme le constate Jean Molinet sur le ton du moraliste, la grant leesse des passagers fut de bien courte durée, car la male fortune leur donnoit ses approches ; de fait, explique Robert Macqueriau, alors même qu’ilz estoient en leur plus grant joie, le bon vent leur faillit tout à ung cop26. Le narrateur du Voyage de Philippe le Beau décrit, à leur instar, les graves difficultés auxquelles les navires furent confrontés au quatrième jour de la traversée, contraints qu’ils furent d’errer çà et là pendant de longues heures : ilz vaulcrèrent bonne espace de temps, tant pour eulx tous rassembler que aussi pour ce qu’il fist sy calme qu’ilz ne povoient aller ny avant ny arrière27. Le verbe vaulcrer, auquel Molinet recourt pareillement28, semble précisément s’appliquer en moyen français à ce mode spécifique de navigation par temps calme, associé aux notions d’errance hasardeuse et de perte de temps29. Qui pis fut, poursuit l’anonyme, les navigateurs durent bientôt faire face à un vent tout contraire, si bien que Philippe le Beau envisagea sérieusement de se dérouter afin de chercher refuge dans le port le plus proche30. L’indiciaire de Bourgogne insère ici un épisode tout propre à accentuer la dramatisation du récit : l’incendie qui, soudain, au beau milieu de la nuit, se déclara sur le flanc du navire royal et ne fut maîtrisé que par la grant diligence dont les marins firent preuve une nouvelle fois, épaulés par de nobles gens vistes et apertz. Décrivant d’emblée ce départ de feu comme une chose fort estrange, exorbitant et hors de train commun, Jean Molinet excelle à traduire le climat de panique auquel furent en proie équipage et passagers, à commencer par Philippe et Jeanne de Castille, qui firent aussitôt irruption sur le pont, sans avoir même pris le temps de se vêtir dignement :

26 Ibid. ; Robert Macquéreau, Traicté et recueil, éd. cit., p. 10. Tout à ung cop : ‘subitement, brusquement’. 27 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 408. 28 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 562 : Il fit calme sur la mer et n’estoit guaires de vent et, sy pou qu’il en estoit, il tornoit à leur contraire, de quoy chescun moult se desconforta ; et, en waucrant sur la marine, les navires s’entraprocèrent et les compaignons entrèrent de l’une à l’autre et parlèrent ensemble. 29 Les dictionnaires récents ne mentionnent, singulièrement, que le sens général de ‘voguer, naviguer’ ou celui de ‘parcourir la mer en tous sens’ (A. J. Greimas et T. M. Keane, Grand Dictionnaire. Moyen français, Paris, Larousse, 2007 (1re éd., 1992), p. 648 ; Dictionnaire du Moyen Français, version 2015, ATILF – CNRS & Université de Lorraine (DMF). Site internet : http://www.atilf.fr/dmf (consulté le 20 décembre 2020), ad vocem ; T. Matsumura, Dictionnaire du français médiéval, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 1691, s. v. gaucrer). Cf. toutefois J. Nicot, Thresor de la langue françoise, tant ancienne que moderne, Paris, David Douceur, 1606, p. 652, s. v. vaucrer sur la mer (‘Fluctuare, Vagari, Errare’) ; Fr. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle, 10 vol., Genève, Paris, Slatkine, 1982 (1re éd., Paris, 1881-1902), t. 8, p. 321-322 (‘errer sur mer’) ; W. von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, coll. J.-P. Chambon, J.-P. Chauveau, Ch.-Th. Gossen et O. Jänicke, 25 vol. (5 vol. de suppléments), Tübingen, Bâle, Mohr, Zbinden, 1928-2002, t. 17, p. 419 (‘errer sur mer, voguer au hasard’) ; Dictionnaire étymologique de l’ancien français. Tome G, dir. K. Baldinger et al., Tübingen, Berlin, Niemeyer, De Gruyter, 1974-1995, col. 394-396, s. v. gaucrer 1 (‘voguer, être porté et ballotté par les flots’) ; Anglo-norman Dictionary, s. v. vagrer 2 (‘ship, to drift’) : https://www.anglo-norman.net/ entry/vagrer (consulté le 20 décembre 2020). 30 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 408 ; Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 563.

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à l’heure que le roy et la royne, seigneurs, dames et damoiselles dormoyent paisiblement, le [feu] se bouta par dehors en leur navire31. Adonc, s’esleva ung piteux cri en la compaignie [:] n’y avoit sy hardy homme qu’il ne tramblast de paour et hide, cuidant que ce fusist permission divine. Le roy se dressa sur piedz, yssy hors de sa chambre comme tout despouilliét, la royne se descoucha fort espoantée, à demi esperdue [ ;] l’ung crioit au feu, l’autre à l’eaue et l’autre en hault misericorde, pensant que le derrenier jour estoit venu et que la mer et la terre debvoyent terminer par feu […]32. Le chroniqueur se plaît à mettre en exergue l’infini soulagement éprouvé par les occupants du navire à l’instant où le feu fut éteint, chacun d’entre eux pensant alors que pieure adventure ne leur pooit avenir. Soucieux de rendre compte, dans un mouvement de crescendo, des dangers successifs auxquels ils durent faire face, le narrateur ne s’attarde toutefois sur leur trompeuse quiétude que pour mieux insister, par effet de contraste, sur la nouvelle épreuve qui les attendait : ainsi qu’il le constate avec une sombre ironie, tot aprèz ce grant effroy, l’on eubt plus fort à faire que devant33. Par sa soudaineté et sa violence incomparable autant que par l’épouvante qu’elle suscite chez les voyageurs les plus aguerris, la tempête représente, on le sait, le point d’orgue de la plupart des récits de périples maritimes. L’ampleur des développements consacrés dans nos trois textes à cet épisode de la traversée s’explique toutefois, dans le cas présent, par la rare violence de la tourmente qui s’abattit sur la flotte royale. Cette tempête, qui fit rage durant plus de 48 heures, du mardi 13 au jeudi 15 janvier 1506, fut d’une force telle qu’elle causa la dispersion de la flotte royale, repoussée vers les côtes méridionales de l’Angleterre : tandis que la plupart des bâtiments trouvèrent refuge en Cornouailles, en particulier à Falmouth, le navire transportant Philippe et Jeanne de Castille fut déporté plus à l’est, jusqu’à Portland, dans le comté de Dorset. Ainsi les souverains furent-ils contraints de répondre à l’invitation du roi Henri VII d’Angleterre, qui les reçut à la cour de Windsor (31 janvier 1506). Ce n’est qu’au terme de ce séjour forcé qu’il purent regagner les côtes de Cornouailles (26 mars), puis rembarquer enfin pour l’Espagne, le 22 ou le 23 avril34. L’on ne s’en étonnera guère, les chroniqueurs Jean Molinet et Robert Macqueriau choisissent de se focaliser, l’un et l’autre, sur le sort dévolu au navire royal. Ainsi font-ils état des sérieux dommages subis par le bâtiment à l’instant où, une rafale frappant de plein fouet sa grand voile, le grand mât rompit et s’affaissa dans la mer. L’indiciaire

31 Nous corrigeons le vent se bouta en le [feu] se bouta en nous fondant sur le passage similaire figurant dans la Chronicque de Robert Macqueriau : et par nuit comme ilz dormoient, le feu se boutta dedans le batteau du roy par dehors, le quel à grant difficulté fut estainct (Robert Macquéreau, Traicté et recueil, éd. cit., p. 10). L’étroite parenté des deux textes engage à penser que Macqueriau résume ici le texte de Molinet, à moins que les deux chroniques ne procèdent d’une source commune. 32 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 563. Nous rectifions à deux reprises la ponctuation des éditeurs afin de mieux rendre compte des articulations du texte. Viste : ‘prompt à réagir’ ; apert : ‘vif, agile’ ; exorbitant : ‘qui sort de l’ordinaire’ ; train commun : ‘cours habituel des choses’ ; piteux : ‘qui inspire la pitié’ ; hide : ‘horreur’. 33 Ibid. Pieure : ‘pire’. 34 Sur ce séjour et sur ses conséquences diplomatiques, cf. J.-M. Cauchies, Philippe le Beau, p. 183-185, 188-189.

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s’emploie là encore à dramatiser l’épisode, évoquant, à grand renfort d’accumulations verbales, la détresse des voyageurs croyant leur dernière heure venue : l’ung batoit sa coulpe, l’autre tordoit ses mains et l’autre tiroit ses cheveulx par grant desconfiture. Et ne fault demander se le roy, la royne, baronnie, chevalerie, damoisele et gendarmerie furent en grant perplexité et fort marris de coeur, car l’on n’attendoit que la mort35. Bien davantage, le chroniqueur rend compte, étape par étape, de la manœuvre effectuée par l’un des maronniers, qui n’hésita pas à se jeter à l’eau pour dégager la voile et permettre à ses compagnons de la hisser sur le pont. L’opération, préciset-il, était d’autant plus vitale que le vaisseau royal, déséquilibré par le poids du gréement, s’inclinait dangereusement et commençait à prendre l’eau. Bien plus qu’aux détails de cette manœuvre périlleuse, le commentateur s’attache pourtant, une nouvelle fois, à dépeindre l’effroi des passagers, qui, rapporte-t-il, se manifesta d’emblée par un cry plus oultrageux et hideux que devant36. Le rude espoantement de cette noble compagnie, pareillement associé à l’évocation des fins dernières37, est ici contrebalancé par le sang-froid exemplaire de Philippe de Castille ; pleinement conscient de l’imminence du danger, le roi n’en songe pas moins à réconforter ses proches et, assumant son rôle de pater familias, se déclare résolu à périr à leurs côtés : Le roy, fort estonné de ces piteux cris et lamentation, yssy de rechief hors de sa chambre, monta en hault et dit à ses gens : « Mes enffans, recommandons nostre fait au Createur, je vieng morir aveuc vous »38. Exploitant les champs métaphoriques les plus variés, Jean Molinet recourt assez singulièrement au lexique des poids et mesures pour traduire le soulagement des voyageurs au terme de cette manœuvre de la dernière chance : par quoy les povres desoléz […] recoeullèrent leurs espris et, pour retourner à convalessence, prindrent une drame de resconfort, une onche de vraye esperance et demi marc de vray entendement39. Ainsi qu’il le constate tout aussitôt, le navire royal n’en fut pas moins exposé, dans les heures qui suivirent, à un nouveau péril, parmi les plus redoutables : les pilotes furent à ce point bouleversés par ces tragiques événements qu’ils se révélèrent ensuite incapables de déterminer leur position et, la tempête ayant eu pour effet de les isoler du reste de la flotte, ils en furent réduits à naviguer au hasard40. Si Robert Macqueriau se borne pour l’essentiel à synthétiser ces deux derniers épisodes, sa relation s’enrichit, à ce stade de l’aventure, d’un bref passage au style

35 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 563-564. 36 Ibid., t. 2, p. 564. Oultrageux : ‘retentissant, puissant’. 37 Ibid. : L’ung avoit le coer failli, l’autre les bras à demi affolé, et n’y avoit celui qu’il ne pensast pour soy affin de sauver son ame. 38 Ibid. 39 Ibid. Recoeullir son esprit : ‘se ressaisir’ ; retourner à convalessence : ‘retrouver sa vigueur’ ; drame : ‘unité de poids valant la huitième partie de l’once’ (DMF, s. v. drachme) ; onche : ‘huitième partie d’un marc’ (DMF, s. v. once) ; demi marc : ‘poids dont on se sert pour peser les matières précieuses, principalement l’or et l’argent’ (DMF, ad vocem). 40 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 564-565.

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direct où il rapporte à son tour quelques-unes des paroles que Philippe le Beau aurait alors adressées aux membres de sa suite : « Las ! povres malheureux ! sans volloir croire conseil de mes amis et bienvoeillans au partir de mon païs, aujourdhui je suis un pauvre roy [!]. Createur du ciel et de la terre, soyes moy confort [!] Filz de Zébedée, cousin de mon createur, pry[es] ce jour pour nous, et je prommet que de toy aller visiter en ton eglise de Compostelle à pieds nuds »41. D’autres témoignages rapportent en effet que le souverain aurait fait le vœu, au plus fort de la tempête, d’accomplir le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle : sans doute est-ce pour ce motif qu’il choisira, au terme de la traversée, de débarquer à La Corogne (26 avril), le grand port de Galice, à quelques lieues du célèbre sanctuaire de Santiago ; il y séjournera brièvement avec sa suite, du 30 mai au 4 juin 150642. Si désireux soit-il de rendre hommage à la piété de Philippe et à la protection miraculeuse qu’elle put valoir aux voyageurs, le chroniqueur n’en dénonce pas moins, une fois encore, l’irréflexion du jeune roi, qui se repent ouvertement, au seuil de sa prière, de s’être engagé dans cette aventure maritime contre l’avis des plus dévoués de ses conseillers43. Le Traicté et recueil de la maison de Bourgoigne se signale en outre, à cet endroit du récit, par le traitement qu’il réserve au comportement exemplaire de la reine Jeanne de Castille. Alors que Jean Molinet la décrit en plein désarroi, tant perturbée que ne scavoit que debvoit faire44, Macqueriau salue tout à l’inverse le sang-froid exceptionnel dont fit preuve la souveraine, qui, bien loin d’être désemparée, s’employait à rassurer les membres de son entourage, prodiguant du réconfort aux dames de sa suite et même au roi, son époux : La roynne le resconfortoit, en disant : qu’il ne se soussiast, et que jamais fille de roy ne fina ses jours sur la mer, et qu’ils eschapperoient du dangier où ilz estoient. […] Car il me fu dict qu’elle avoit plus de couraige à dire véritablement que nulz ne nulles qui y fussent. En la voyant chacun se resjoyssoit […]45.

41 Robert Macquéreau, Traicté et recueil, éd. cit., p. 10. Nous rectifions la ponctuation afin de rendre compte des tournures exclamatives et nous corrigeons pryés en pryes, l’auteur usant ici de la deuxième personne du singulier. Jacques le Majeur, fils de Zébédée et frère de Jean l’Évangéliste, dont les reliques sont vénérées à Saint-Jacques de Compostelle, est ici confondu avec Jacques le Juste ou le Mineur, présenté parfois comme le cousin germain (en araméen, le « frère ») du Christ. 42 Cf. J.-M. Cauchies, Philippe le Beau, p. 190-192. 43 Cf. de même supra, n. 18, 21. Il se pourrait que le chroniqueur se réfère ici, a contrario, au surnom de Philippe Croit Conseil, qui, à s’en remettre aux Mémoires d’Olivier de la Marche, fut volontiers attribué au jeune souverain. Olivier de la Marche, Mémoires, éd. H. Beaune et J. d’Arbaumont, 4 vol., Paris, Renouard, 1883-1888 (Société de l’Histoire de France), t. 3, p. 315-319. Cf. J.-M. Cauchies, Philippe le Beau, p. 57-58, 219-230. 44 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 564. 45 Robert Macquéreau, Traicté et recueil, éd. cit., p. 10. Le courage de Jeanne est pareillement mis en exergue dans une des dépêches de l’ambassadeur vénitien Vincenzo Querini, qui prit part au voyage. Cf. J.-M. Cauchies, Philippe le Beau, p. 182-183.

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La relation circonstanciée de l’anonyme bourguignon mérite d’autant plus, quant à elle, de retenir l’attention qu’elle constitue, seule, un témoignage de première main, qui montre combien le narrateur fut marqué par cette épreuve. Son texte, rédigé en plusieurs étapes, s’attarde à trois reprises sur ces événements dramatiques, envisagés à chaque fois sous un angle différent. Un premier passage, où la tempête proprement dite n’est évoquée que sommairement, en une dizaine de lignes, fournit en revanche nombre de détails sur l’arrivée en Cornouailles du gros de la flotte royale et dresse le bilan des pertes subies46. Un deuxième développement, rajouté après coup47, revient sur la violence de la tourmente et se focalise sur le sort du navire de Philippe le Beau, décrivant sa conduite exemplaire face au danger48. Enfin et surtout, un nouvel ajout, inséré dans la marge du manuscrit49, met l’accent sur l’effroi des infortunés voyageurs : se jugeant incapable de traduire avec justesse le désarroi de cette noble compagnie, le narrateur préfère rendre compte de son propre état d’esprit, délaissant pour un temps son rôle de chroniqueur pour se livrer sans retenue à l’écriture personnelle50. Si ces deux adjonctions témoignent à elles seules de l’importance accordée par l’auteur à cette aventure hors du commun, l’on est frappé, en outre, de la variété des procédés qui concourent sous sa plume à la mettre en valeur. L’on reconnaît assurément, au détour de son récit, l’une ou l’autre formule stéréotypée e­ xprimant par l’hyperbole la profonde obscurité où sont plongés les navires ou le froid mordant auquel les voyageurs sont exposés51. De même, la personnification du vent et de l’océan souligne la force démesurée des éléments déchaînés et la totale impuissance de l’être humain face à cette forme de « colère universelle » dont « l’eau violente » représente, selon Gaston Bachelard, l’un des schèmes privilégiés52 : le vend et la mer furent sy très-impétueulx qu’il sembloit que véritablement ilz fussent mal contens qu’ilz ne povoient engloutir et mettre en leur gouffre une tant noble et tant grande compaignye53. Les données concrètes fournies par le narrateur confèrent toutefois au récit une saveur particulière, loin des clichés hérités de la tradition. La dispersion des navires,

46 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 408-411. 47 Cf. ibid., p. 415, n. 2 : « Tout cet alinéa est d’une écriture qui dénote qu’il a été ajouté après coup. Il n’est pas de la même main que ce qui précède ; il est au recto d’un feuillet et se poursuit au verso, mais seulement pour quelques lignes. Le reste du verso est en blanc ». 48 Ibid., p. 415-418. 49 Cf. ibid., p. 419, n. 1 : « Cet alinéa et le suivant sont écrits à la marge des fol. 11 v°, 12 r° et v° et 13 r° du manuscrit, d’une autre main et avec une autre encre, sans qu’on voie où l’auteur avait l’intention de les intercaler ». 50 Ibid., p. 419-421. 51 Ibid., p. 416 : le jour estoit plus obscur et moins apparant de clarté ne de vouloir donner joie à la compaignie que n’estoit la nuit ; en une sy très-excessive froidure que nul corps ne la povoit supporter. 52 G. Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, Corti, 1942, p. 239. 53 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 415-416. Jean Molinet recourt à ce même procédé pour décrire le retour au calme succédant à la tempête : Et, quand les vens fort espoantables eurent retiré leurs alaines et que la mer rabieuse eubt refrené sa fureur […] ( Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 565). Rabieux : ‘enragé’.

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signalée d’emblée comme l’un des premiers effets de la tempête54, est ici parfaitement ancrée dans le vécu : les membres de l’expédition demeurèrent, une semaine durant, sans la moindre nouvelle du roi et de la reine55 et, comme l’auteur en témoigne à titre personnel, ils étaient rongés d’angoisse à l’idée que le navire royal ait pu sombrer corps et biens56. L’anonyme bourguignon insiste à deux reprises sur les périls encourus par les bâtiments dès lors qu’ils parvinrent à proximité des côtes anglaises. La baie de Weymouth, au nord de l’île de Portland, était trop étroite et trop peu profonde pour accueillir le puissant vaisseau du roi de Castille et seule la marée, d’une hauteur exceptionnelle, lui permit, de justesse, d’échapper au naufrage57. Parvenu quant à lui au large de Falmouth, notre auteur confesse la terreur qu’il éprouva lorsqu’on jeta l’ancre à quelques encablures du rivage, craignant de voir son navire rompre ses amarres et être emporté vers la pleine mer : Et vous dis bien et jure pour vérité que je eulz plus de peur, estant à l’encre, que je n’eulz en toute la tormente, et croy plus de dangier ; et veiz pluseurs navires estans auprès de celle en laquelle j’estoie, qui par constrainte couppèrent leurs cables, et, leurs voilles perdues, prindrent la mer à l’abandon et voulenté de Dieu, du vent et des ondes58. Telle scène pathétique vient souligner au passage le caractère dramatique de l’aventure. Bien loin de témoigner ici de la force de caractère que lui prête le récit de Robert Macqueriau, la reine Jeanne nous apparaît assise humblement aux pieds de son époux, se blottissant entre ses jambes et faisant ses doléances, en déclarant à qui voulait l’entendre que, s’il faloit illecq fini, qu’elle mourroit avecq son mary, et qu’elle se lyeroit et tiendroit tellement à luy que, non plus qu’ilz n’avoient esté séparez en leur vie, aussi ne seroient-ilz à leur mort59. Le naufrage du vaisseau affecté au transport du blé et des serviteurs de l’hôtel est illustré par une émouvante anecdote contant la triste fin de l’épouse du boulanger. Alors même que ce dernier était parvenu sain et sauf sur la terre ferme, il n’hésita pas à se remettre à l’eau pour venir en aide à sa femme, et, quoiqu’il soit parvenu à nager jusqu’à elle et à la saisir par le bras, la malheureuse fut emportée par une forte vague. Soucieux de faire partager à son lecteur l’émotion suscitée par ce tragique épisode, le narrateur salue le dévouement exemplaire de ce povre bon et léal mary, qui eut plus grand regard à sa léaulté envers sa femme que à la crainte de la mort, de telle sorte qu’il mit tout en œuvre pour la sauver, jusques faire

54 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 408. 55 Ainsi que le précise notre texte, ce n’est que le 23 janvier qu’ils apprirent que Philippe avait accosté à Portland (ibid., p. 409-410). 56 L’auteur fait état, à ce sujet, de sa crainte de ne plus bénéficier de la protection du roi ; à ce qu’il déclare, il redoutait en effet la vive inimitié de deux chevaliers de basse condition (ibid., p. 421-422). Pareil discours constitue, selon Jean-Marie Cauchies, la « réaction typique d’un conseiller de sang noble face à ces homines novi », gens de robe qu’il « accable de son mépris » ( J.-M. Cauchies, Philippe le Beau, p. 180-181). 57 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 417-418. 58 Ibid., p. 421. Constrainte : ‘pression, force exercée sur qqc.’ (DMF, ad vocem). 59 Ibid., p. 417.

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choses impossibles et incréables et que jamais homme n’avoit paravant fait pour sa femme. Et notre auteur d’en conclure que les femmes mariées ont grand tort de penser que leur mari ne les aime plus, l’abnégation du bon fournyer ayant bien de quoi démentir cette croyance60. Enfin, deux longues tirades au discours direct traduisent éloquemment le désarroi des voyageurs au cœur de la tourmente. C’est tout d’abord le roi Philippe en personne qui, à l’instant où la grand voile du navire est renversée, monte sur le tillac et se lamente publiquement dans une humble posture, à nuz pieds et nue teste. Si ce discours est, semble-t-il, inspiré de la réalité, l’épisode figurant, on l’a vu, dans plusieurs autres sources61, le chroniqueur profite de la circonstance pour mettre en exergue la grandeur d’âme de son souverain. Plutôt que de s’inquiéter pour sa propre vie, Philippe se repent d’avoir conduit à la mort tant de nobles seigneurs en les contraignant à s’embarquer à sa suite. S’il envisage son trépas, ce n’est qu’afin d’évaluer, avec une belle lucidité, les funestes conséquences que sa disparition entraînerait fatalement pour sa proche famille autant que pour ses sujets. De même qu’il se lamente sur la détresse de l’empereur Maximilien, son bon père, lorsque lui parviendrait la nouvelle de sa mort, il s’inquiète du sort de ses beaulx enffans et de ses bons païs et subgectz, qui resteraient sans défense face aux agresseurs fondant sur eux de toutes parts : […] la voille du navire du Roy abatue[,] ledict navire, endormy, ne se bougeoit non plus que s’il fust à terre, doubtant les roches et la terre qu’ilz ne véoient point, et sy la désiroyent tant, en une sy très-excessive froidure que nul corps ne la povoit supporter, le bon noble Roy, à nuz pieds et nue teste, estant sur le tillas, non regrettant sa personne, mais disant en larmoyant tendrement : « Hélas ! mon Dieu, et toy, glorieuse Vierge Marie, et sy convient que ceste noble compaignye périsse aujourd’huy par ma cause, que j’y ay grand regret. Pour ma vie, ne plus ne moins je suis mortel comme le moindre de la compaignye : mais las ! que dira l’empereur, mon bon père, qui plus n’a d’enffans que moy ? Hélas ! et que feront mes beaulx enffans et semblablement tous mes bons subgectz ? Hélas ! ilz demoureront proye à tout le monde, et leur vouldra chascun faire guerre sans cause ne raison. Hélas ! mon admiral, hélas ! conte de Nassou, sire de Bèvres, conte de Furstemberg, conte de Faulquemberghe, conte de Hornes, le jeune Berghes, seigneur du Roeulx et tant de nobles hommes qui sont en ma compaignye, et où estes-vous ? Estes-vous desjà engloutis de ceste rebelle et malvaise mer ? Hélas ! hélas ! et que j’ay grand regret de voz vies, et d’estre cause de vostre mort ! Hélas ! sy vous fussiez demourez en vie, vous eussiez fait maintes belles appertises d’armes pour la deffense de mes enffans, de mes bons subgetz et bons païs. Hélas ! que je fis grand folye quant j’emmenay tant de nobles hommes hors de mes païs ! Helas ! et quel regret auront mes amis quant ilz verront que je pers ma vie à l’heure que je commençoys à vivre […] ! Hélas ! j’en devroye avoir grand regret : mais mon regret est plus à l’empereur, mon père, à mes enffans, à mes bons païs et subgectz et à tant de nobles hommes dont 60 Ibid., p. 410-411. 61 Cf. supra, n. 38, 41 (sur les récits de Molinet et Macqueriau).

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aujourd’huy je suis cause de leur mort. Hélas ! mon Dieu, et quel esjoïssement auront mes ennemis en ma mort ! Hélas ! vray Dieu, je crains qu’elle sera cause de grandes guerres et dissensions par toute la chrestienté […] »62. Tout comme sous la plume de Robert Macqueriau, l’on décèle sans peine, derrière ce bel hommage, une condamnation implicite de l’imprudence de Philippe le Beau qui, en dépit des mises en garde de ses proches, s’était obstiné, au plus fort de l’hiver, à entreprendre cette aventureuse traversée63. Plus singulièrement, le dernier ajout inséré dans la marge du manuscrit renferme, au style direct, une longue plainte du narrateur, qui livre de la sorte un témoignage original sur sa propre détresse. Comme il l’indique plaisamment en guise de préambule, la perspective de boire de l’eau salée ne l’enchantait pas davantage que ses compagnons d’infortune. Aussi ne trouva-t-il d’autre recours que de se tourner vers Dieu pour lui adresser, en guise de prière, des récriminations frisant l’irrévérence : […] ne savoie à qui me complaindre, hors à Dieu, nostre seigneur et créateur, et ne oublioye à luy faire reprouches, espérant par icelles obtenir la salvation de moy premiers, du Roy après et de toute la compagnye, en disant, piteusement plourant : « Hé, mon Dieu, as-tu oublié ou perdu ta puissance ? Ne en quel lieu ou affaire a-tu laissé ton peuple, toy requérant, sans faveur, ayde et assistence ? As-tu oublié comment, par ta très-grande vertu, bonté et puissance, tu sauvas ton peuple de la puissance de Pharaon, ne comment tu fiz ouvry la mer et leur faire chemin pour eulx saulvé […] ? N’es-tu point aussi puissant que tu estois lors ? Tu scèz bien que sy es. Et ne sommes-nous pas ton peuple, je et eulx ? […] Et pourtant, vray Dieu, quant tu scèz véritablement que n’avons desvoyé de ta foy, veuilles nous préservé et nous saulvé de ceste infâme et villainne mort : car tu scèz bien que nul ne nous peult saulver que toy seul, et ainsy le savons-nous, créons et cognoissons tous. Au moings, se tu as ordonné et ton plaisir soit que devions mourir, faiz-nous seullement grâce que ne mourons point de ceste villaine mort, et que les ennemis de ta foy et créance ne dyent point que tu ne nous a peu aydier, mais nous saulves et ne nous permectz mourir en la terre à toy rebelle, pour l’augmentaion de ta saincte foy et créance »64.

62 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 416-417. Tillas : ‘tillac, pont supérieur d’un navire’. Afin de rétablir une syntaxe correcte, nous remplaçons par une virgule le point-virgule placé par l’éditeur après abatue. 63 Cf. supra, n. 18, 21, 41, 43. L’on reconnaît du reste, au cœur de ce discours, les noms de quelquesuns des membres de l’entourage de l’archiduc-roi : ce sont là notamment son amiral, Philippe de Bourgogne (cf. supra, n. 15), Henri, comte de Nassau (1483-1538), Adolphe de Bourgogne, seigneur de Beveren (1489-1540), Wolfgang, comte de Fürstenberg (1465-1509), Antoine de Ligne, comte de Fauquembergues (1474-1532), Jacques III, comte de Hornes (†1531) et Ferry de Croÿ, seigneur du Rœulx (†1524). Cf. J.-M. Cauchies, Philippe le Beau, p. 63-64, 181 ; Id., « “Croit conseil” et ses ministres ». Les conseillers de Philippe le Beau (1494-1506) », dans Conseils, conseillers dans l’Europe de la Renaissance (v. 1450 – v. 1550), dir. C. Michon, Rennes, Tours, Presses universitaires de Rennes, Presses universitaires François-Rabelais, 2012 (Renaissance), p. 44-64. 64 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 419-420.

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Cette singulière aventure de mer engage, de fait, l’ensemble des commentateurs à souligner le rôle joué par la Providence divine dans l’heureuse issue de cette périlleuse traversée. Ainsi qu’ils le constatent de concert, marins et passagers n’ont d’autre choix que de se réfugier dans la prière et de s’en remettre à la volonté du Très-Haut afin qu’il les guide vers la côte la plus proche. Fidèle à la technique de l’enumeratio, Jean Molinet met en exergue la ferveur des suppliques prononcées par les voyageurs, le plus devotement que faire se pooit : là furent fais les piteux regrès, les dures complaintes, les dolens soupirs, les pleurs lamentables, les veus fort estrois de religion et les promesses de peregrination. De même que Dieu lui apparaît comme le souverain patron, terme renvoyant tout à la fois à son action protectrice et à sa fonction de commandant suprême du navire, la Vierge Marie est assimilée, sous sa plume, à la très clère et resplendissant estoile de mer, seule à même de permettre aux navigateurs de s’orienter au beau milieu de cet océan tenebreux. L’allégresse manifestée par les voyageurs à l’instant où la vigie aperçoit la côte anglaise suscite en eux une forme de régénération dont la nature miraculeuse est adroitement suggérée par le recours à la paronomase65. Aussi l’exultation des rescapés lorsqu’ils prennent enfin pied sur la terre ferme se traduit-elle tout aussitôt par les prières d’action de grâce qu’ils entonnent d’une même voix, oraisons associées, de manière évocatrice, à un extrait du Psaume de la résurrection66 : et, que plus est, arrivéz à très bon port de salut, ilz humilièrent leurs coeurs, levèrent les yeulx vers le ciel, joindirent leurs mains et ploièrent leurs genoulx pour rendre graces et loenges à l’eternel gubernateur qui regit le mondain fabricque, auquel ilz pooyent dire : Transivimus per ignem et aquam, etc… Et tous ensamble, par grant affection de corage, chantèrent à plaine voix Te Deum laudamus67. Tandis que les chantres de la chapelle royale68 sont invités à célébrer eux aussi l’événement, l’auteur se plaît à rendre compte d’une anecdote toute propre à accréditer, aux yeux du lecteur, l’intervention salvatrice de la Providence : tandis qu’un petit oyselet, chantant joyeusement, était venu se poser sur le bastingage du vaisseau royal quelques

65 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 565 : S’en furent les desoléz consoléz, les desconfis assouffis, les agravéz ravivéz, les esbahis resjoys, les despitéz respitéz, les langoureux vigoreux et les alitéz suscités. Assouffi : ‘apaisé’ ; despité : ‘contrarié’ ; respité : ‘soulagé’ ; suscité : ‘ressuscité’. 66 Psaume 66 (65), 12 : Transivimus per ignem et aquam et eduxisti nos in refrigerium. 67 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 565. Gubernateur : ‘celui qui gouverne’ ; mondain fabricque : ‘le monde d’ici-bas’. Cf. de même Robert Macquéreau, Traicté et recueil, éd. cit., p. 10 : De quoy loa chacun Dieu en chantant Te Deum. À la description apocalyptique de l’incendie du navire royal (cf. supra, n. 32) succède pareillement le soulagement des passagers, loant et regratiant Dieu d’estre eschapé de ce mortel, cruel et dangereux peril ( Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 563). 68 Sur la place importante de l’activité musicale à la cour de Philippe le Beau, cf. G. Van Doorslaer, « La chapelle musicale de Philippe le Beau », Revue belge d’Archéologie et d’Histoire de l’Art, t. 4, 1934, p. 21-165 ; D. Fiala, « La cour de Bourgogne et l’histoire de la musique », dans La cour de Bourgogne et l’Europe. Le rayonnement et les limites d’un modèle culturel, dir. W. Paravicini, T. Hiltmann et Fr. Viltart, Ostfildern, Thorbecke, 2013 (Beihefte der Francia, 73), p. 377-402 (en particulier p. 385, 388, 401).

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heures avant le début de la tempête, le même oiseau réapparut singulièrement au sortir de la tourmente pour letifiier et resjoyr ceste egregieuse societé69. La signification profonde de cette double apparition est, pour notre auteur, d’autant plus digne d’intérêt que, si elle lui rappelle tout naturellement l’antique usage des auspices, elle évoque plus encore le rôle de messager céleste dont les oiseaux sont investis dans la tradition chrétienne, ainsi qu’en témoigne sous sa plume le premier vers – Ales diei nuntius – de l’hymne des laudes du mardi, empruntée au poète Prudence70. Les lourds périls encourus par Philippe et Jeanne de Castille engagent, par surcroît, le chanoine de Valenciennes à adresser au lecteur une leçon d’humilité. Dans la mesure où de si éminents personnages, parmi les plus puissants de la chrétienté, sont exposés de la sorte aux caprices du destin, c’est à grand tort, observe-t-il, que le commun des mortels se croit volontiers invulnérable : ces gaudisseurs et gorriers de court feraient bien mieux de ravaler au plus tôt leur orgueil pour se préparer à leurs fins dernières71. La vigoureuse mise en garde que leur adresse le moraliste l’amène ainsi, une dernière fois, à mettre en exergue les risques inhérents à l’aventure de mer, associés à la figure redoutable de Fortune72 et à la force dévastatrice de trois des quatre éléments : Bien consideré tout le train de ceste piteuse et lamentable hystoire, comment porront moyens compaignons peregrinans en ce monde passer les gripes de [F]ortune, quand le roy de Castille, nostre souverain et naturel seigneur, et la royne, sa compaigne, deux des plus grans personages de la cristiienté, ont esté agitéz, assaillis, debellés, non par force de bras humains ne par les dens de furieuses bestes, mais par trois elemens fort actifz, le feu, l’aer et le vent ? Le feu les voloit bruler, l’eaue les voloit noyer et le vent contendoit les engloutir èz abismeux gouffres marins73. De même, le narrateur du Voyage de Philippe le Beau ne manque pas d’observer, au détour du récit, que les rudes épreuves infligées aux voyageurs par le Tout-Puissant leur donnèrent à cognoistre qu’il n’est Dieu que luy et qu’il est le Dieu des merveilles74.

69 Ibid., t. 2, p. 563, 565-566. Letifiier : ‘réjouir’ ; egregieux : ‘remarquable’. 70 Ibid., t. 2, p. 566. Cf. Prudence, Hymnus ad Galli cantum, dans P. Paris, Les hymnes de la liturgie romaine, Paris, Beauchesne, 1954, p. 24-26. 71 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 566-568. Gaudisseur : ‘jouisseur’ ; gorrier : ‘personne soucieuse de sa toilette’. 72 Pour deux approches globales de cette vaste thématique, cf. C. Attwood, Fortune la contrefaite. L’envers de l’écriture médiévale, Paris, Champion, 2007 (Études christiniennes, 9) ; Fl. Buttay-Jutier, Fortuna. Usages politiques d’une allégorie morale à la Renaissance, Paris, Presses de l’Université ParisSorbonne, 2008 (Centre Roland Mousnier) ; cf. de même J. Devaux, « La Male Fortune de Villon aux Grands Rhétoriqueurs », dans Villon et ses lecteurs. Actes du colloque international des 13-14 décembre 2000 organisé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, dir. J. Dufournet, M. Freeman et J. Dérens, Paris, Champion, 2005 (Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge, 5), p. 35-51. 73 Jean Molinet, Chroniques, éd. cit., t. 2, p. 566. Gripe : ‘griffe’ ; debeller : ‘vaincre’ ; contendre : ‘s’efforcer de’ ; abismeux : ‘profond’. Nous ajoutons la majuscule au terme Fortune afin de rendre compte de sa dimension allégorique. 74 Deuxième voyage de Philippe le Beau, éd. cit., p. 415.

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Ainsi qu’il le rappelle fort à propos, l’homme propose et Dieu dispose75, le vieil adage issu de la sagesse populaire renvoyant là encore à la salutaire leçon d’humilité que les affres de la tourmente dispensent au chrétien. Ce n’est d’ailleurs, insiste-t-il, qu’à la faveur de la Providence que la flotte royale put parcourir sans encombre la dernière étape de son périple, depuis la Cornouailles jusqu’aux côtes de Galice. Le tableau éclatant offert au voyageur par les voiles tendues et les bannières déployées, accompagné du concert des trompettes et des salves d’artillerie, va de pair, sous sa plume, avec la triple protection qui s’étend désormais sur cette noble compagnie, qui parvint de la sorte, en l’espace de quelques heures, à franchir le détroit d’Ouessant et à atteindre l’Atlantique : ledict xxiie d’avril toute la compagnye fut embarqui[e] ou nom de Dieu, de la vierge Marie et de monseigneur saint Jacques ; et, environ six heures du vespre, furent les voilles tendues, les bannyères, enseignes et estandars voulans, trompettes et clairons sonnans, courtaulx, serpentines, canons, cuellevrinnes menans sy grant bruyt et les marronniers faisans sy grans cris à levé leurs encres, qu’il sembloit que tout le monde fût illecq assemblé, et que à peine se l’on y eust oy tonné. Et en tel estat et triumphe prindrent la mer, et leur fist Nostre-Seigneur si belle et si bonne avanture que la nuyt ilz eurent passé le destroit d’Ocxem et se trouvèrent en la grande mer76. * * * L’aventure de mer, par l’angoisse qu’elle génère, engage nos trois auteurs à se départir du ton impersonnel du chroniqueur pour s’abandonner au plaisir de la pure narration. Si leurs récits véhiculent certes quelques-uns des topoï hérités de la tradition littéraire, ils s’enrichissent en outre des données concrètes issues de l’expérience directe du voyageur, qu’il s’agisse de témoignages recueillis auprès des membres de l’expédition ou, mieux encore, dans le cas de la relation anonyme, des souvenirs et des émotions propres du narrateur. Cette modalité spécifique de l’écriture viatique demanderait assurément à être appréhendée sur base d’un large corpus, qui permettrait seul de dégager les constantes de cette forme de narration et, partant, les singularités de tel ou tel récit. Pour nous limiter ici à un exemple, les relations du périple de 1506 peuvent être utilement confrontées, sur plus d’un point, à la relation par Laurent Vital du voyage maritime que le futur Charles Quint accomplit onze ans plus tard afin d’entrer en possession de ses États méridionaux77.

75 Ibid., p. 408 : Mais Nostre-Seigneur, qui seuffre l’homme propose et luy dispose, en disposa bien aultrement. 76 Ibid., p. 431. Nous rétablissons la forme féminine picarde du participe passé embarqui[e]. 77 Laurent Vital, Relation du premier voyage de Charles-Quint en Espagne, dans Collection des voyages des souverains des Pays-Bas, éd. L. Pr. Gachard et Ch. Piot, t. 3, Bruxelles, Palais des Académies, 1881 (Académie royale de Belgique. Commission royale d’Histoire), p. 1-303. Cf. A. De Ridder, Un chroniqueur du xvie siècle, Laurent Vital. Essai critique, Gand, S. Leliaert, A. Siffer & Cie, 1888 ; J. Devaux, « Charles Quint découvre la terre d’Espagne : le récit de voyage de Laurent Vital », dans Le voyage, de l’Antiquité à nos jours, dir. J.-L. Podvin et Cl. Soussen, Düren, Shaker, sous presse.

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Portant sur une traversée étroitement similaire78, le texte constitue à son tour un témoignage de première main, composé par l’un des valets de chambre du souverain. Si l’on y retrouve évoqués avec force détails les divers types de périls affrontés par les voyageurs, le narrateur se plaît à s’attarder, pour sa part, sur les anecdotes rythmant leur vie quotidienne et laisse affleurer, çà et là, l’enthousiasme qui fut le sien à participer à une telle aventure79. Le récit de voyage s’impose ainsi, en milieu bourguignon, comme l’un des modes privilégiés de l’écriture personnelle, illustré, dès les premières décennies du xve siècle, par un Bertrandon de la Broquière ou un Guillebert de Lannoy80.

78 Ainsi que le souligne Laurent Vital, certains marins effectuèrent d’ailleurs chacune des deux traversées, tels le pilote Jean Cornille et le capitaine Jean de Termonde, qui, fort de son expérience, commandait en 1517 le propre navire de Charles Quint. Laurent Vital, Relation du premier voyage de Charles-Quint, p. 47, 85. 79 Pour plus de détails, cf. J. Devaux, « Charles Quint et l’aventure de mer : le premier voyage d’Espagne (1517) sous le regard du chroniqueur Laurent Vital », dans Des forts et des ports. Hommages à Joëlle Napoli, dir. J.-L. Podvin et É. Roulet, Düren, Shaker, 2019, p. 247-263. Pour une interprétation politique et symbolique des relations de ces deux voyages espagnols, cf. J. Dumont, « Regards bourguignons sur l’Espagne : représentations socio-politiques durant les deux voyages de Philippe le Beau dans la péninsule ibérique », dans Diplomates, voyageurs, artistes, pèlerins, marchands entre pays bourguignons et Espagne aux xve et xvie siècles. Rencontres de Madrid-Tolède (23 au 26 septembre 2010), dir. J.-M. Cauchies, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie siècles), t. 51, 2011, p. 105-121 ; R. Fagel, « El descubrimiento de España a través de los relatos de viaje de Antoine de Lalaing y Laurent Vital », dans ibid., p. 147-162 ; J. Dumont, « Le lion enfin couronné. Pensée politique et imaginaire royal au cours des premiers voyages espagnols des princes de la Maison de Bourgogne-Habsbourg », Revue belge de Philologie et d’Histoire, t. 94, 2016, p. 841-882 ; Id., Le Premier voyage de Charles Quint en Espagne de Laurent Vital, chroniqueur de Charles Quint », dans « Pour la singuliere affection qu’avons a luy ». Études bourguignonnes offertes à Jean-Marie Cauchies, dir. P. Delsalle, G. Docquier, A. Marchandisse et B. Schnerb, Turnhout, Brepols, 2017 (Burgundica, 24), p. 221-227. 80 Cf. l’ensemble des contributions réunies dans la première partie du présent volume.

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Jonathan dumont 

Récit de voyage et culture politique dans les Anciens Pays-Bas La Descripcion poetique de Rémi Dupuis, indiciaire de Bourgogne La Descripcion poetique […] du vouaige de […] Don Charles, par la grace de Dieu, Roy Katolique premier de ce nom de l’indiciaire de Bourgogne Rémi Dupuis est l’un des récits du premier voyage de Charles de Habsbourg, futur Charles Quint, dans ses royaumes espagnols (1517-1520) les moins connus à ce jour1. Il est d’ailleurs encore inédit2. Le contexte dans lequel cette pièce s’enracine est celui du début du règne personnel de Charles de Habsbourg. À la suite des décès de son père Philippe le Beau (25 septembre 1506) et de son grand-père maternel Ferdinand d’Aragon (23 janvier 1516), Charles accède à la dignité de roi consort de Castille et d’Aragon en compagnie de sa mère Jeanne de Castille. Son premier voyage en terres espagnoles tient à sa volonté de se présenter devant les Cortès de ses royaumes, soit les assemblées d’États, afin d’asseoir sa légitimité royale. En effet, dans les Espagnes, la royauté demeure imprégnée – tout comme dans les Anciens Pays-Bas d’ailleurs – de l’idée de la naturalité du prince. Pour être considéré comme légitime, ce dernier doit être issu du lignage historique réputé avoir régné sur ses pays, avoir reçu une éducation dans les mœurs et les langues de ses pays et, également, respecter les lois et coutumes de ces mêmes pays. Les Cortès des différents royaumes espagnols s’affirment comme les garantes de ce principe. Chaque nouveau souverain se présente devant elles afin de passer un « contrat politique » ou « contrat-serment3 » : au cours de la cérémonie, il jure de respecter les lois et coutumes du pays en échange de la reconnaissance et de l’obéissance des sujets représentés par les Cortès. Or, si Charles peut se prévaloir d’une ascendance espagnole en ligne directe, l’absence de plusieurs éléments contribuent à l’éloigner de la définition du prince naturel : il n’a jamais mis les pieds en Espagne, sa culture politique est tout entière celle des Anciens Pays-Bas

1 Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique confermee a la vraye histoire du vouaige de tres hault, tres puissant et tres redoubté prince don Charles, par la grace de Dieu, Roy Katolique premier de ce nom, dans Documents pour l’histoire des États de Bourgogne, Bruxelles, KBR, ms. 10487-10490, fol. 52r-75r. 2 Nous projetons d’en livrer une édition critique dans les années à venir. 3 Avant le contrat social. Le contrat politique dans l’Occident médiéval (xiiie-xve siècle), dir. Fr. Foronda, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 (Histoire ancienne et médiévale).

Jonathan Dumont • Österreichische Akademie der Wissenschaften – Institut für Mittelalterforschung (Abteilung MIR) Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 115-128.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124739

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et il ne connaît rien des langues, des mœurs et des lois de ses royaumes ibériques4. En outre, plusieurs factions nobiliaires, tant en Castille qu’en Aragon, voient d’un très mauvais œil la montée sur le trône d’un prince qu’elles considèrent comme un étranger. Celles-ci pourraient très bien préférer à Charles son frère Ferdinand, né et éduqué dans les Espagnes5. La présence de Charles dans ses royaumes ibériques apparaît donc comme essentielle à l’affirmation de son autorité. C’est ainsi qu’après plusieurs hésitations – son entourage n’est pas tout entier favorable à cette équipée –, il s’embarque à Flessingue (Vlissingen), en Zélande, le 8 septembre 1517, pour un périple de trois années et demie (1517-1520). Il ne quittera finalement la péninsule Ibérique que le 20 mai 1520 afin de se rendre dans l’Empire et de coiffer la couronne de roi des Romains6. La Descripcion poetique de Rémi Dupuis prend place dans un corpus de textes produit par des membres de la cour de Charles et qui vise, entre autres choses, à justifier son voyage dans les Espagnes et à définir son pouvoir royal nouvellement acquis7. Toutefois, la Descripcion poetique présente une version singulière de ce périple ibérique dans la mesure où au récit de voyage l’auteur mêle des éléments symbolico-mythologiques et des considérations d’ordre cérémoniel. Pour ses aspects symbolico-mythologiques, la Descripcion poetique rappelle nombre de textes écrits par les Rhétoriqueurs8 – groupe auquel Dupuis peut être rattaché –,











4 Sur cette conception du pouvoir royal et de l’inauguration des nouveaux rois dans les monarchies espagnoles, cf. M. A. Ladero Quesada, « La genèse de l’État dans les royaumes hispaniques médiévaux (1250-1450) », dans Le premier âge de l’État en Espagne, 1450-1700, dir. C. Hermann, Paris, CNRS Éditions, 1989, p. 9-65 (ici p. 25, et sur les Cortès, plus généralement, p. 60-64) ; T. F. Ruiz, « Une royauté sans sacre : la monarchie castillane du bas Moyen Âge », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 39e année, no 3, 1984, p. 429-453 (ici p. 440-441). 5 Au cours de la période allant de 1506 à 1517, Ferdinand devient une sorte d’étendard derrière lequel se rallient ceux qui s’opposent à l’arrivée de Charles et de son personnel « bourguignon » en Espagne. Cf. B. Aram, Juana the Mad. Sovereignty and Dynasty in Renaissance Europe, Baltimore, Londres, The Johns Hopkins University Press, 2005, p. 91-110. 6 Pour un aperçu de ces trois années sur le plan politique, cf. P. Chaunu et M. Escamilla, Charles Quint, Paris, Fayard, 2000, p. 101-148 ; R. Fagel, De Hispano-Vlaamse wereld. De contacten tussen Spanjaarden en Nederlanders, 1496-1555, Bruxelles, Nimègue, Archives et bibliothèques de Belgique, 1996, p. 282-293 ; K. Brandi, Charles Quint, 1500-1558, trad. G. de Budé, Paris, Payot, 1939, p. 75-113. Enfin, plus généralement, sur le contexte politique et institutionnel espagnol au début du xvie siècle, cf. J. Martínez Millán, « De la muerte del príncipe Juan al fallecimiento de Felipe el Hermoso (1497-1506) », dans La corte de Carlos V, dir. J. Martínez Millán, 5 vol., Madrid, Sociedad Estatal para la Conmemoración de los Centenarios de Felipe II y Carlos V, 2000, t. 1/1, p. 45-72 ; M. Rivero Rodríguez, « De la separación a la reunión dinástica : la Corona de Aragón entre 1504 y 1516 », dans ibid., t. 1/1, p. 73-101. 7 Le corpus se compose des récits d’Antoine de Lalaing, Laurent Vital et Nicaise Ladam, auxquels il faut ajouter deux chroniques anonymes, l’une conservée à Bruxelles et l’autre à Vienne. Nous revenons en détail sur ce corpus dans J. Dumont, « Le lion enfin couronné. Pensée politique et imaginaire royal au cours des premiers voyages espagnols des princes de la Maison de BourgogneHabsbourg », Revue belge de Philologie et d’Histoire, t. 94/4, 2016, p. 841-882 (ici p. 844-847). 8 Sur les Rhétoriqueurs, cf. P. Zumthor, Le Masque et la lumière. La poétique des grands rhétoriqueurs, Paris, Seuil, 1978 (Poétique) ; Fr. Rigolot, « Rhétoriqueurs », dans Dictionnaire des Lettres françaises, dir. G. Grente, Le xvie siècle, éd. revue et mise à jour sous la direction de M. Simonin, Paris, Librairie générale française, 2001 (Le Livre de Poche. Encyclopédies d’aujourd’hui), p. 1015-1018.

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et plus précisément des pièces que l’on peut appeler des « songes poétiques », dans lesquelles l’acteur endormi visite des lieux et rencontre des personnages inspirés de l’imaginaire chevaleresque et de la mythologie gréco-romaine9. À ce titre, on peut citer le Séjour d’Honneur d’Octovien de Saint-Gelais écrit entre 1489 et 1494 et dans lequel l’acteur visite le Séjour d’Honneur, soit la cour de France de l’époque de Charles VIII transposée dans un cadre mythologique10. Une différence majeure existe toutefois entre ces textes et la Descripcion poetique, en ce que dans ce dernier cas il n’est pas question d’un voyage onirique mais d’une rencontre, dans le monde réel, entre Charles de Habsbourg et des dieux antiques, au premier rang desquels il faut citer Neptune, Junon et Éole. La pièce comporte également plusieurs parties décrivant le cérémonial à observer en mer en présence du souverain. Il est à ce propos tout à fait intéressant de constater que, de la sorte, la Descripcion poetique prend l’allure d’un traité politique, et plus précisément d’un traité des pouvoirs sur la mer, faisant jusqu’à un certain point écho à celui écrit en 1517 par Philippe de Clèves, seigneur de Ravenstein, lequel aborde les manières de faire la guerre en mer11. Le texte de Dupuis se rattacherait en fait à un courant intellectuel qui traverse à ce moment le groupe dirigeant les Anciens Pays-Bas (le prince, ses parents, ses serviteurs et officiers) et qui entend définir le pouvoir du roi sur la mer, prémices de ce que Louis Sicking qualifie de « pensée thalassocratique12 ». Il apparaît donc évident que la Descripcion poetique est un texte aux multiples facettes qui ne peut être complètement étudié en une seule contribution. Voilà pourquoi nous nous bornerons ici à l’aborder sous l’angle particulier de la culture politique13. Plus précisément, dans les pages qui suivent, nous essaierons de montrer



9 Sur le songe à la Renaissance, plus particulièrement dans ses rapports avec la production des Rhétoriqueurs et ses implications politiques, cf. G. Angeli, « Le type cadre du songe dans la production des Grands Rhétoriqueurs », dans Les Grands Rhétoriqueurs. Actes du ve colloque International sur le Moyen Français. Milan 6-8 mai 1985, 3 vol., Milan, Vita e pensiero, 1985, t. 1, p. 7-20 ; Chr. Marchello-Nizia, « Entre l’histoire et la poétique, le Songe politique », Revue des Sciences humaines, t. 183, 1981, p. 39-53 ; ainsi que, plus généralement, Le songe à la Renaissance. Colloque international de Cannes, 29-31 mai 1987, dir. Fr. Charpentier, Saint-Étienne, Université de SaintÉtienne, 1990. 10 Octovien de Saint-Gelais, Le Séjour d’Honneur, éd. Fr. Duval, Genève, Droz, 2002 (Textes littéraires français, 545). 11 Cf. à ce propos, Philippe de Clèves, L’Instruction de toutes manieres de guerroyer (...) sur mer. Édition critique du manuscrit français 1244 de la Bibliothèque nationale de France, éd. J. Paviot, Paris, Champion, 1997 (Bibliothèque de l’École des Hautes Études. Sciences historiques et philologiques, 333). 12 L. Sicking, La Naissance d’une thalassocratie. Les Pays-Bas et la mer à l’aube du Siècle d’or, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2015 (Histoire Maritime), particulièrement p. 222 (sur Dupuis). 13 Le concept de « culture politique » s’entend comme un ensemble de paroles, de discours, d’écrits, de gestes et d’images qui révèlent les valeurs d’une société (ce qui est considéré comme bien ou mal, juste ou injuste, beau ou laid, etc.). Ces éléments sont considérés non pas comme faisant partie de l’ordre de l’idéel, mais comme des réalités qui poussent les acteurs à agir et qui sont transformées par les actions de ces derniers. À ce propos, on se reportera aux observations formulées dans P. Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989-1992, dir. P. Champagne, R. Lenoir, F. Poupeau et M.-Chr. Rivière, Paris, Seuil, 2012, p. 563-567 ; cf. de même les remarques introductives proposées

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comment ce texte révèle certaines des thématiques clés de la culture politique des Anciens Pays-Bas au début du règne personnel de Charles de Habsbourg. Ainsi, à quelques considérations biographiques sur Rémi Dupuis succéderont des éléments sur le manuscrit de la Description poetique. Nous poursuivrons par un survol des trois parties de ce texte et nous nous concentrerons, pour finir, sur les concepts politiques majeurs qu’il renferme.

Rémi Dupuis, indiciaire de Charles de Habsbourg Rémi Dupuis demeure un personnage peu connu, principalement parce qu’il n’a pas joui de la notoriété de ses prédécesseurs en tant qu’indiciaire de Bourgogne14. Les archives de la Recette générale des finances des ducs de Bourgogne, conservées aux Archives départementales du Nord à Lille, nous permettent toutefois d’en apprendre un peu plus sur lui. La présence de plusieurs Dupuis (Dupuys/Dupuich ou encore Du Puis/Du Puys) est attestée dans l’entourage des ducs de Bourgogne depuis au moins le règne de Jean sans Peur15. Le plus intéressant porteur de ce patronyme demeure Nicaise du Puis, que l’on voit apparaître autour de Philippe le Bon, dès les années 1430, en tant que maître et chapelain, puis comme premier chapelain16, et ensuite, dès 1442, en qualité

dans J. Dumolyn, J. Haemers, H. R. Oliva Herrer et V. Challet, « Medieval Voices and Popular Politics », dans The Voices of the People in Late Medieval Europe. Communication and Popular Politics, dir. Id., Turnhout, Brepols, 2014 (Studies in European Urban History, 33), p. 1-12 (en particulier p. 8-9). La période du début du règne personnel de Charles de Habsbourg coïncide, sur le plan de l’histoire de la culture politique, à un moment de tension entre, d’une part, une culture bourguignonne très présente dans les milieux qui entourent le prince (cf. J.-M. Cauchies, Philippe le Beau. Le dernier duc de Bourgogne, Turnhout, Brepols, 2003 (Burgundica, 6), p. 248, 250 ; P. Chaunu et M. Escamilla, Charles Quint, p. 110-111) et, d’autre part, la nécessité de bâtir une culture politique burgondo-ibérique permettant de lier les deux espaces alors contrôlés par Charles (cf. J. Dumont, « BurgundianHabsburg Monarchic Culture between the Low Countries and the Spanish Kingdoms (1500-20) », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 82/1, 2020, p. 25-64). 14 Il convient toutefois de citer deux articles récents qui abordent cet auteur : E. Doudet, « Un chant déraciné ? La poésie bourguignonne d’expression française face à Charles Quint », e-Spania. Revue interdisciplinaire d’Études hispaniques médiévales et modernes, en ligne (24 juin 2012), http://e-spania. revues.org/21220 ; DOI : 10.4000/e-spania.21220 (dernière consultation le 23 mars 2018) ; J. Dumont, « Au creuset des transitions littéraires et politiques. La tryumphante et solemnelle entree de Rémi Dupuis », dans Les lettres médiévales à l’aube de l’ère typographique, dir. R. Adam, J. Devaux, N. Henrard, M. Marchal et A. Velissariou, Paris, Classiques Garnier, 2020 (Rencontres, 451 – Civilisation médiévale, 38), p. 149-166. Il existe aussi deux notices biographiques de qualité inégale : A. Vander Meersch, « Du Puys (Remi) », dans Biographie nationale de Belgique, t. 6, Bruxelles, E. Bruylant, 1878, col. 326-328 ; A. J. G. Le Glay, « Notes sur Remi Du Puys, indiciaire et historiographe de la maison de Bourgogne », Archives historiques et littéraires du Nord de la France et du Midi de la Belgique, t. 1, 1837, p. 147-150. 15 En 1415 et 1418, Jean sans Peur rétribue un certain Jérôme Dupuis, sergent dans le comté de Saint-Pol, pour ses services (Lille, Archives départementales du Nord (ADN), B 1906 [1415-1416], B 1909 [1417-1418]). 16 Lille, ADN, B 1941, B 1608 (1465-1469).

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de doyen de Saint-Barthélemy de Béthune17 et, en 1443, de conseillier ducal18. Nicaise perçoit des gages jusqu’au moins 144819, tout en assumant des missions diplomatiques importantes pour le compte du duc20. Bien que le lien entre ce personnage et Rémi Dupuis demeure impossible à établir, il est toutefois permis de penser que l’indiciaire de Bourgogne bénéficia de soutiens pour entrer à la cour et que ledit Nicaise – ou bien un autre parent introduit à la cour par ce même Nicaise – aurait pu compter parmi ces appuis. « Maître » Rémi Dupuis apparaît pour la première fois dans un compte de 1510-1511 en tant qu’indiciayre et historiographe de l’Empereur [Maximilien Ier] et de monseigneur l’archiduc [Charles de Habsbourg]21. Il semble également servir Marguerite d’Autriche dès cette période22. L’année suivante, il est officiellement désigné comme remplaçant de Jean Lemaire de Belges pour la bonne relacion que faicte a esté de sa personne et de ses sens, souffisance et experience en fait de rethoricque, cronique et historiographe, nostre croniqueur et historiographe ou lieu de Jehan Le Maire, derrenier possesseur dudit office, lequel, au moyen de ce qu’il s’est retiree et a accepté autre service, delaissant et abandonnant ledit office, en avons deschargé. Dupuis perçoit des gages, dont certains sont payés par Marguerite23. En 1513, il est désigné comme cronicqueur et historiographe des maisons d’Austriche et de Bourgoingne24, titres auxquels il ajoute, en 1516, celui de secretaire du roi25. Sa production historiographique semble appréciée puisqu’elle lui permet de recevoir des gages supplémentaires. Il en va ainsi du récit de la joyeuse entrée de Charles de Habsbourg à Bruges (18 avril 1515)26, pour lequel il est récompensé en raison des bons et aggreables services qu’il luy [Charles] avoit fait et faisoit lors jornellement ou fait de ses cronicques, mesmement en recompense d’un grant livre qu’il avoit fait, a son ordonnance, touchant le triomphe de sa ville de Bruges, a sa joyeuse entree en icelle ville27.

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Lille, ADN, B 1975 (1442). Lille, ADN, B 1980 (1443-1444). Lille, ADN, B 1978 (1448). Cf. respectivement Lille, ADN, B 1991 (1446-1447), B 2000 (1448). Lille, ADN, B 2222 (1510-1511). Lille, ADN, B 2230 (1513-1515). Lille, ADN, B 2226 (1513), B 2230 (1513-1515). Lille, ADN, B 2236 (1513). Lille, ADN, B 2262 (1516). Rémi Dupuis, La tryumphante et solemnelle entree faicte sur le joyeulx advenement de treshault et trespuissant prince, monseigneur Charles, prince des Espagnes, archiduc d’Austrice, etc., en sa ville de Bruges, l’an quinze centz et quinze, le dix-huictiesme jour d’apvril aprés Pasches, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, ms. 2591 ; Id., La tryumphante et solemnelle entree faicte sur le nouvel et joyeux advenement de tres hault, tres puissant et tres excellent prince Monsieur Charles prince des Hespaignes, archiduc d’Austrice, duc de bourgongne, comte de Flandres, etc., en sa ville de Bruges l’an mil. v. cens et. xv. Le xviiie jour d’apvril aprés Pasques, [Paris], Gilles de Gourmont, [1515]. Outre ce texte et la Descripcion poetique, un troisième texte de Rémi Dupuis a été conservé. Il s’agit du récit de la cérémonie funèbre organisée à Bruxelles à la mémoire de Ferdinand d’Aragon les 14 et 15 mars 1516 ([Louvain, Thierry Martens], 1516). 27 Lille, ADN, B 2251 (1515).

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Dupuis aurait ensuite participé au premier voyage de Charles de Habsbourg dans les Espagnes, même si l’on ne trouve aucune mention de lui dans les comptes de l’Hôtel de ces années. L’abondance de détails dans la Descripcion poetique atteste sa présence physique aux côtés du prince durant la traversée vers la péninsule Ibérique28. Rémi Dupuis pourrait enfin apparaître dans les comptes des années 1552-1553 – ou s’agirait-il d’un homonyme ou d’un parent ? – sous le nom de Rémy du Puich ou Remy Dupuich, receveur à Binche29. Vu que nous ignorons tout de l’âge de Dupuis au moment de ses écrits des années 1510, il est tout à fait possible qu’il s’agisse de lui, toujours actif dans les années 1550, bien qu’à ce moment il ne soit nulle part fait mention d’une quelconque fonction d’indiciaire.

Le manuscrit de la Descripcion poetique Dans l’état actuel des connaissances, le texte de Dupuis est conservé dans un unique manuscrit de la Bibliothèque royale de Belgique à Bruxelles, le manuscrit 10487-10490, sobrement intitulé Documents pour l’histoire des états de Bourgogne. Il s’agit d’un manuscrit composite rassemblant cinq pièces différentes : 1. [Discours des ambassadeurs du roi de France au duc de Bourgogne] (fol. 1r-22r) ; 2. [Réponse à ce discours] (fol. 23r-35v) ; 3. Responce que fait monseigneur le duc de Bourgogne (fol. 36r-50v) ; 4. Descripcion poetique confermee a la vraye histoire du vouaige de […] Don Charles […] premier de ce nom compillee par maistre Remi du Puys (fol. 52r-75v) ; 5. Vie de benoite Cristine de la ville de Saint Thron en Hesbain (fol. 76r-112r). Le manuscrit, de 275 mm sur 205 mm, comporte 112 feuillets. Il présente à la fois les armes de Marguerite d’Autriche et sa devise (fol. 55r)30, ainsi qu’une mention indiquant la place du volume dans la Bibliothèque de Bourgogne au palais du Coudenberg (fol. 51r)31. Ces indications laissent entendre qu’à tout le moins la partie du manuscrit qui forme le texte de Dupuis se trouvait dans la Bibliothèque de Bourgogne du vivant de l’archiduchesse. Il est toutefois indubitable que le volume entier fit partie, à une époque plus récente, de cette même bibliothèque puisqu’au folio 1 recto on découvre la mention suivante : Ce volume enlevé de la Bibliothèque roiale de Bourgogne depuis la prise de Bruxelles en 1746 et placé depuis dans la Bibliothèque du roi à Paris a été restitué par la France et replacé dans la bibliothèque de Bourgogne le 7 juin 1770. L’estampille rouge de la Bibliothèque royale à Paris s’observe d’ailleurs encore sur ce folio ainsi qu’au folio 112 verso. La reliure de maroquin rouge, quant à elle, date du xviiie siècle ;

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Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, particulièrement fol. 67v-75r. Lille, ADN, B 49, B 4827. Fortune Infortune Fors Une (Documents pour l’histoire des états de Bourgogne, fol. 55r). Du purpitre sur la porte le viie (ibid., fol. 51r).

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elle présente les armes du roi de France, ainsi que, sur le dos, en dessous d’un titre doré (Recueil), le double monogramme couronné de Louis XV32. Les cinq textes qui composent le volume proviennent pourtant de manuscrits différents comme l’attestent les différences entre les papiers, les encres, les mains et les écritures de chacun d’entre eux. Le type d’écriture utilisé pour ces cinq textes – plusieurs variantes de gothique bâtarde – est caractéristique, dans les Anciens Pays-Bas, des xve-xvie siècles. La partie consacrée à la Descripcion poetique comporte, qui plus est, de nombreuses lettrines ornementées qui attestent le soin tout particulier qui a été apporté à la confection matérielle de ce texte, soin qui contraste avec la manière dont les trois premiers textes ont été présentés, ce qui achève, à notre avis, d’attester que ces cinq textes ont des origines matérielles différentes33. Toutefois, tous ont un rapport étroit avec les Anciens Pays-Bas, la Maison de Bourgogne-Habsbourg et, plus particulièrement, la personne de Marguerite d’Autriche. Les trois premiers collationnent des lettres et des observations d’ordre juridique sur les droits de la Maison de Bourgogne-Habsbourg ainsi que les contre-arguments de la Maison royale de France34. Vient ensuite le texte de Dupuis, dédié à Marguerite, suivi d’une pièce hagiographique sur la vie de sainte Christine l’Admirable (Mirabilis), décédée à Saint-Trond en 1224 et dont le culte était assez répandu dans le Brabant et la principauté de Liège. Cette figure pourrait constituer un modèle de piété féminine offert en exemple à la gouvernante des Pays-Bas.

32 Catalogue des manuscrits de la bibliothèque royale de Belgique, éd. J. van den Gheyn, t. 7, Bruxelles, Henri Lamertin, 1907, p. 330 (no 5016). 33 Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 53r, 55r, 57r, 65r, 70r. 34 Ce type de textes est tout à fait caractéristique de la Bibliothèque de Bourgogne au tournant des xve-xvie siècles. En effet, après la mort de Charles le Téméraire à Nancy (5 janvier 1477) et l’invasion française en Bourgogne et en Artois, notamment, les dirigeants des Anciens Pays-Bas cherchèrent à se doter d’un arsenal juridique qui leur permettait de résister aux prétentions des rois de France sur leurs territoires. Cf. à ce propos et en premier lieu K. Daly, « Jean d’Auffay : culture historique et polémique à la cour de Bourgogne », dans Littérature et culture historiques à la cour de Bourgogne. Actes des rencontres internationales organisées à Dunkerque (Université du Littoral – Côte d’Opale), le jeudi 27 octobre 2005, dir. J. Devaux et A. Marchandisse, Le Moyen Âge, t. 112, 2006, p. 603-618 ; J. Dumont et é. Lecuppre-Desjardin, « Construire la légitimité d’un pouvoir féminin. Marie de Bourgogne dans le Mémoire de Jean d’Auffay », dans Marie de Bourgogne / Mary of Burgundy. Figure, principat et postérité d’une duchesse tardomédiévale / ‘Persona’, Reign, and Legacy of a Late Medieval Duchess, dir. M. Depreter, J. Dumont, E. L’Estrange et S. Mareel, Turnhout, Brepols, 2021 (Burgundica, 31), p. 41-60 ; cf. de même M.-Th. Allemand, « La réversion du duché de Bourgogne au royaume de France, vue à travers des mémoires contemporains », dans Cinq-centième anniversaire de la bataille de Nancy (1477). Actes du colloque organisé par l’Institut de recherche régionale en sciences sociales, humaines et économiques de l’Université de Nancy II (Nancy, 22-24 septembre 1977), Nancy, Université de Nancy, 1979, p. 207-235 ; K. Daly, « French Pretentions to Valois Burgundy : History and Polemic in the Fifteenth and Early Sixteenth Centuries », dans Marguerite d’York et son temps. Rencontres de Malines (25 au 27 septembre 2003), dir. J.-M. Cauchies, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie siècles), t. 44, 2004, p. 9-22.

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Récits mythologique, cérémoniel et de voyage La Descripcion poetique se décompose en trois parties. La première (fol. 53r-65r) évoque le voyage de Charles à la cour zélandaise du dieu Neptune afin d’implorer la divinité de préserver son armada des tourments de la mer. La seconde (fol. 65r-67v) décrit l’embarquement de Charles à Vlissingen, les ordonnances publiées pour l’organisation du voyage et, en particulier, le cérémonial à observer sur la mer en présence du prince. La dernière (fol. 67v-75r) décrit la traversée de Charles vers la péninsule Ibérique et s’interrompt à son arrivée en Galice35. À la différence des autres récits de voyage du corpus, la Descripcion poetique mêle trois types de texte différents en un seul : un voyage poétique et mythologique, des ordonnances et règlements à caractère cérémoniel, et un récit de voyage36. Le texte débute par le voyage de Charles de Habsbourg depuis Bruxelles vers la Zélande afin d’y rencontrer le Dieu Neptune37. Le prince veut s’assurer que les flots et les vents seront paisibles durant sa traversée. Imaginaire mythologique et événements historiques se mélangent ici puisque la Zélande est en effet le lieu de départ de l’armada de Charles vers les Espagnes. Le personnage de Junon est ici omniprésent. On pourrait d’ailleurs y reconnaître la figure de Marguerite d’Autriche, la tante de Charles, qui fut aussi la gouvernante des Pays-Bas avant l’émancipation de son neveu. Marguerite est d’ailleurs associée à la figure de Junon dans d’autres pièces bourguignonnes, notamment au moment de la paix des Dames (1529), dans La triumphe de la paix celebree en Cambray de Jean Thibault38. Neptune, quant à lui, pourrait être considéré comme une personnification du pouvoir que le prince entend acquérir sur la mer, compte tenu de l’importance que prendra ce personnage dans la symbolique du pouvoir de Charles durant son règne39. Le récit s’étend ensuite longuement sur les hésitations de Charles à prendre la mer entre le printemps et l’été 151740. En effet, le voyage divise la cour et le conseil de 35 Dupuis semble avoir voulu poursuivre son récit ainsi que l’atteste la dernière phrase du texte : L’estat auquel il a trouvé ses pays et de son entree diray je en lieu plus convenable (Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 75r). 36 C’est à tort que, dans un précédent article ( J. Dumont, « Le lion enfin couronné », p. 848), j’avais considéré la Descripcion poetique comme une chronique. Toutefois, il faut admettre que ce texte se trouve à la limite du genre du récit de voyage dans la mesure où il ne concerne que fort peu, au final, le périple de Charles. Tout au plus peut-on considérer qu’il éclaircit certains passages du texte de Laurent Vital sur la traversée de Charles (Laurent Vital, Relation du premier voyage de Charles-Quint en Espagne, de 1517 à 1518, dans Collection des voyages des souverains des Pays-Bas, éd. L. P. Gachard et Ch. Piot, t. 3, Palais des Académies, Bruxelles, 1881 (Académie royale de Belgique. Commission royale d’Histoire), p. 1-303). 37 S’ensuyvent les aliances de la court traictees avec le dieu Neptune pour vouaiger de Gaule Belgicque aux Espaignes, dans Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 53r-55r. 38 Jean Thibaut, La triumphe de la paix celebree en Cambray, avec la declaration des entrees et yssues des Dames, Roix, Princes, et Prelatz : faictes par Maistre Jehan Thibault Astrologue de L’imperial Maieste et Madame etc., Anvers, Wilhelm Vorsterman, 1529, fol. 6r-7v. 39 Cf. L. Sicking, La Naissance d’une thalassocratie, p. 231-232. 40 La bouz de mer de la court vers le dieu Neptune et du recueil qu’il luy fit, dans Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 55r-57r.

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Charles ; certains refusent tout bonnement que leur prince parte. Dupuis mentionne d’ailleurs brièvement le souvenir du naufrage de Philippe le Beau en Angleterre en 1506 sur la route des Espagnes comme raison invoquée pour empêcher le voyage41. Ici, bien sûr, ces tergiversations et oppositions sont transposées dans un contexte mythologique, manière pour l’indiciaire de Bourgogne d’atténuer en quelque sorte le délicat récit des tensions politiques qui agitent le conseil et la cour. Pour sa part, Junon – alias Marguerite d’Autriche – soutient que le voyage doit se faire afin d’éviter les tensions et les divisions dans les royaumes espagnols42. Charles emboîte alors le pas à la déesse et évoque ses royaumes qui sont desja par [son] absence en troubles et division. S’il ne s’y rend pas, alors qu’il l’a promis, personne ne le prendra plus au sérieux ; il y perdra, en d’autres termes, son honneur de prince qui se fonde sur la fiabilité de la parole donnée43. Dupuis insiste, à son tour : les peuples des royaumes espagnols de Charles l’attendent en supplicacions et prieres, motif, on ne peut plus classique pour la période, des sujets communiant dans l’amour de leur prince44. Face à cette succession de plaidoyers, Éole, héraut de Neptune, annonce la décision de son maître : celui-ci accepte d’apaiser les flots et de favoriser le voyage de Charles45, qui peut dès lors préparer son départ46. Dès cet instant, la pièce prend une tournure plus réaliste. Dupuis intercale deux chapitres où il décrit l’armada de Charles et la mise en place d’un cérémonial tout à fait original lié à la présence du prince sur la mer47. Il est notamment question de la manière dont l’armada devra aborder les côtes de Biscaye en annonçant l’arrivée du roi par un coup de canon. Tous les navires obéiront au souverain. Ainsi, il leur sera parfaitement interdit d’aborder un port sans son autorisation. De même, le navire

41 Lequel en tant et jusques au nouvel mois d’avril la loy naturelle et civille commande de non s’alyer, ne mectre fiance en Neptune sur austant que on prise sa vye. Aussi avoit fresche memoire comme luy en print au vouaige du bon roy Philippe, que Dieu absoille, auquel par force de tormente luy et les seins, elle avoit veuz au dernier souspir de leur vie. Ibid., fol. 56r-v. Sur ces événements, cf. supra, la contribution de Jean Devaux. 42 […] car se vouaige, en nulle sorte, ne povoit estre dilayé, obstans les secrettes menees et divisions intestines qui se sourgoient en plusieurs lieux a cause de son tardement. Ibid., fol. 56v (l’ensemble du discours figure aux folios 56v-58v). 43 Qui se fiera dorresenavant en mes lectres, ny en mes promesses qui sont faictes par bouche de roy et tenues moins que d’un esclave ? Qui vouldra mectre espoir en moy, ny soy fier en ma puissance quant je laisse perdre le myen ? Ibid., fol. 59r (pour tout le discours de Charles, cf. ibid., fol. 58v-60r). 44 Ibid., fol. 61v (le discours de Dupuis se trouve aux folios 60r-61v). Sur l’amour comme ressort du discours politique à la Renaissance, cf. J. Dumont, Lilia Florent. L’imaginaire politique et social à la cour de France durant les Premières Guerres d’Italie (1494-1525), Paris, Champion, 2013 (Études d’histoire médiévale, 15), p. 112-116 (ces pages synthétisent ce concept à la Renaissance et présentent un aperçu de la bibliographique ad hoc). 45 La responce du dieu Neptune sur le propose de la court, faicte par la bouche du roy Eolus, dans Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 61v-65r. 46 L’ambarquement du tres hault, tres puissant et tres redoubté Roy Catholique don Charles, premier de ce nom fait, le vie jour de septembre xvc xvii, et des statuz et ordonnances fectent sur ledit vouaige, dans ibid., fol. 65r-v. 47 S’ensuyt les chapittres des ordonnances dessudites, dans ibid., fol. 65v-67r ; Chapites des status pour la nuyt, dans ibid., fol. 67r-v.

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royal se distinguera toujours des autres en arborant des étendards et des blasons au nombre et aux formes codifiés. Enfin, les modalités en cas de rencontres avec des navires étrangers sont fixées. L’ensemble de ces dispositions précisent le pouvoir du roi sur son armada au moment précis où la mer devient un espace essentiel pour assurer le lien entre les différentes parties de la monarchie des Habsbourg alors en cours de formation (Anciens Pays-Bas, Espagnes, royaume de Naples et Nouveau Monde). Cette partie révèle indubitablement les visées thalassocratiques qui commencent à poindre autour de Charles de Habsbourg. S’ensuit le récit proprement dit de la traversée de Charles vers l’Espagne et des péripéties qui la rythment48, sur un ton qui ici est véritablement celui d’un récit de voyage, avec, qui plus est, un émerveillement quasi naturaliste pour la faune marine et l’aspect de la mer, fort semblable à celui que laisse paraître Laurent Vital dans son propre texte49.

La Descripcion poetique et la culture politique des Anciens Pays-Bas Dans la Descripcion poetique, Rémi Dupuis cherche, d’une part, à exalter la Maison de Bourgogne-Habsbourg et les territoires qui forment les Anciens Pays-Bas, d’autre part, à tisser des liens entre les Anciens Pays-Bas et les royaumes espagnols. Il dépeint, par exemple, un lignage de Bourgogne qui, après avoir enduré de nombreuses épreuves pendant quarante ans, est enfin parvenu aux dignités impériale (allusion à Maximilien de Habsbourg) et royale (les couronnes espagnoles) : […] la haulte posterité des renomez ducz de Bourgoigne, laquelle apres toutes espreuves de bonne et de male fortune en moins de quarante ans est antee sur le hault trosne imperial et succeder directement en tous les tiltres et royaulmes de la magesté catholique50. L’auteur opère ici une confusion volontaire entre lignages de Bourgogne et de Habsbourg pour souligner que les héritiers des ducs de Bourgogne sont parvenus à leurs fins et occupent désormais les trônes les plus éminents dans le concert des princes chrétiens. La Maison de Bourgogne-Habsbourg mériterait plus que toute autre ces dignités car elle se distingue par sa noblesse, son sens de l’honneur et par le fait que ses membres ne se laissent pas gagner par la lubricité, la mollesse ou l’arrogance. Charles et ses parents incarnent, en quelque sorte, l’idéal de la Virtù, la

48 S’ensuyt le partement et vouaige du tresnoble Roy Catholique Charles, premier de ce nom, dans Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 67v-69v ; S’ensuyt la fortune et mesaventure de ce jour, dans ibid., fol. 69v-70v ; L’infortune de la nuyt trop plus piteuse et dommageable que celle de jour, et de toute la reste du vouaige, dans ibid., fol. 71r-75r. 49 Cf. J. Dumont, « Le lion enfin couronné », p. 852-853. 50 Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 53v.

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volonté, qui permet au gouvernant de lutter contre la Fortuna et ainsi de prévenir la dégénérescence de la monarchie en tyrannie51. Les villes de Bruges, Bruxelles et Gand entrent également en scène. Dupuis décrit le départ de Charles depuis son palais de Bruxelles pour se rendre à Gand, puis à Bruges, afin de gagner la Zélande. L’évocation de ces trois villes donne à l’auteur l’occasion d’exalter des lieux emblématiques du pouvoir de la Maison de BourgogneHabsbourg dans les Anciens Pays-Bas. Bruxelles, Gand et Bruges sont aussi des forces politiques et économiques considérables et, qui plus est, se situent au cœur de deux principautés (Brabant et Flandre) qui incarnent le centre de gravité du pouvoir de la Maison de Bourgogne-Habsbourg dans les Anciens Pays-Bas. Le prince entend donc se les concilier en les associant à l’exercice du pouvoir et à sa symbolique. C’est ainsi que Bruxelles est décrite pleine de doulceurs, plesirs et delices ; elle est pour ainsi dire ung paradis52. Pour sa part, Gand, lieu de naissance de Charles (lieu de sa nativité), est l’endroit où le prince réunit les estatz de tous ses pays pour prendre le general congé de ses bons et loyaulx subjectz53. Bruges, enfin, est plus rapidement évoquée sans qu’une symbolique particulière ne lui soit associée. Apparaissent ainsi l’idée du paradis terrestre, représenté par Bruxelles, et, en filigrane, l’idée d’une légitimité princière fondée sur la naturalité – Charles est né en Flandre, à Gand – et sur une conception négociée du pouvoir entre le prince et ses États, conception qui s’est enracinée dans l’imaginaire du pouvoir depuis au moins le Grand Privilège de 147754.

51 Exemples en sont estez veus de tout temps et en toutes gens qui les plus grans roys de la terre qui par lubricité et molesse se sont voultrez et endormis aux delictz de charnalité, ou qui par superbe arrogance et contemp de Dieu et du monde se sont esgarez de la sente d’honneur, dignité, justice en mescongnoissance d’eulx mesmes et par ce tumbez en erreur de cruaulté et tyrannye, la tout puissante providence, pour tesmoing de son hault pouvoir et que sa clemente bonté ne peult telz abutz soubteniz, a voulu prendre et susciter a la fois le moindre des hommes en degré de telle haulteur que pour les vaincre et deschasser en abisme de toute misere. Si austere est souvent tumbé la divine pugnicion sur l’estre des premiers vicieulx et au contraire a conpenses la royalle vertu des bons a Dieu voulu sur toutes choses monstrer sa parfaicte bonté et le comble de sa justice car leur force, loz et chevance a non seullement maintenuz en leur noblesse, estat et haultesse, ainçoys moult grandement acreuz d’honneurs, de biens et de puissance en eulx et en leurs successeurs, jusques a les eslevez au comble de consommee felicité. Ibid., fol. 53r-v. L’articulation entre la Virtù et la Fortuna (le hasard aveugle et souvent destructeur) permet d’expliquer depuis l’Antiquité l’affaiblissement et la disparition des empires. On la retrouve dans la tradition scolastique (cf. M. Sénellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995, p. 224-230), tout comme bien entendu dans la littérature humaniste (cf. Fl. Buttay-Jutier, Fortuna. Usages politiques d’une allégorie morale à la Renaissance, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 318-321 ; F. Gilbert, Machiavel et Guichardin. Politique et histoire à Florence au xvie siècle, trad. J. Viviès et P. Abbrugiati, Paris, Seuil, 1996 (1re éd., Princeton, 1965) (L’Univers historique), p. 160-164). 52 Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 55v-56r. 53 Ibid., fol. 56r. 54 Sur le rôle du Grand Privilège dans la formation d’un nouvel État, cf. essentiellement W. P. Blockmans, « Breuk of continuïteit ? De Vlaamse privilegiën van 1477 in het licht van het staatsvormingsproces », dans Le privilège général et les privilèges régionaux de Marie de Bourgogne pour les Pays-Bas – 1477 – Het algemene en de gewestelijke privilegiën van Maria van Bourgondië voor de Nederlanden, dir. Id., Courtrai, UGA, 1984 (Anciens Pays et Assemblées d’États, 80), p. 97-123 ; Id., « La signification “constitutionnelle” des privilèges de Marie de Bourgogne (1477) », dans ibid., p. 495-516.

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Au-delà des concepts et de la symbolique liés au monde urbain, Dupuis développe également une réflexion sur les Anciens Pays-Bas dans leur ensemble. Il essaie de leur donner une cohésion, d’en faire un territoire homogène, à travers l’évocation de leur passé antique et romain, une démarche fort répandue dans l’historiographie de la cour de Bourgogne-Habsbourg au xvie siècle et que l’on rencontre également chez Jean Lemaire de Belges55. Dupuis décrit ainsi les pays qui composent les Anciens Pays-Bas comme la Gaule Belgicque56. Il vante l’abondance des fleuves et la mer, la volupté d’ung pays qui comme la terre d’Egipte produyt les meilleurs fruict du monde, et, finalement, les villes les plus triumphantes et riches, les plus belles, grandes et nectes, les plus ingenieusement composees, plus modereement conduictes et les plus puissantes et fortes qui soient au demeurant du monde57. Ces pays forment un ensemble cohérent pour Dupuis. Dès lors, ils ne peuvent engendrer que le peuple le plus parfait qui soit, les Belges, et l’auteur de rappeler les célèbres paroles de César : Cesar attribue aux Gaulois vaillance, par dessus tout aux Belges. Que diray je de leur liberté qui est le tout bien entendu telle que je n’ay encoires veue, ne deplaise a la republicque des Veneciens ne d’aultres gens. Et quoy de leur sens, non partie en civilité et police ou se trouvera en tout le monde telle conduicte […] de tant de provinces unyes retenans chacune ses loys et se en particuliers de chascune de isles, citez, villes et portz, tant au fait de mer que de terre […]58. Ce passage crée un territoire – la Gaule Belgique, ici aussi désignée au moyen de l’expression plus politique de « provinces unies » – et un peuple – les Belges –, et leur assigne une identité politique déterminée par la géographie et la nature : vaillance au combat, liberté incomparable, respect des règles et de l’ordre (police) et, enfin, souci de préserver les lois de chaque pays. Ce portrait physique et moral se poursuit. Les Belges sont le plus beau peuple de la Terre, le plus devot et le plus franc, plus riche, honneste, pitoyable, le moyns envyeulx, le plus juste et surtout le plus adonné a son 55 C’est particulièrement le cas dans les Illustrations de Gaule et singularitez de Troye que Lemaire de Belges fait publier entre 1511 et 1513, et dans lesquelles un certain Hercule de Lybie est posé comme roi antique des Gaules, espace allant du Rhin à la Gaule cisalpine romaine (cf. J. Dumont, Lilia florent, p. 94-95, 273-274). 56 Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 53r-v. 57 Ibid., fol. 54r. 58 Ibid. Nous soulignons. Il faut rappeler que la liberté est au cœur de l’éthos nobiliaire à la Renaissance. Or, comme la culture politique nobiliaire a dans une large mesure irrigué l’imaginaire politique bourguignon, il est compréhensible que cette « liberté » toute noble s’impose dans le discours. D’un autre côté, il faut aussi reconnaître que l’idée de liberté est présente dans tout processus historiographique et littéraire visant à façonner la spécificité d’un peuple : celui-ci se doit en effet d’être libre, soit non assujetti à un autre peuple, pour exister. Par ailleurs, l’allusion à Venise s’explique en grande partie par le fait que celle-ci fondait son discours politique sur l’incomparable liberté de ses citoyens – tous nobles –, ce qui faisait d’elle la meilleure des républiques, égale à celle des Romains. L’époque des Guerres d’Italie contribue à répandre cette idée, dès lors combattue par les autres puissances qui cherchent à s’imposer dans la Péninsule. On trouve trace de ce conflit dans la littérature française de l’époque (cf. J. Dumont, Lilia florent, p. 309-329). D’ailleurs, Dupuis parle lui aussi des Anciens Pays-Bas comme d’un endroit plein de gentiez, et hommes et femmes (Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 54r).

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prince59. La beauté et la piété, la franchise – qui est ici l’équivalent de la liberté –, des richesses, certes, mais tempérées par l’honnêteté, l’humilité et le désintéressement, le tout coiffé d’un respect incomparable pour la justice et d’une obéissance sans faille envers leur prince, les Belges incarnent bien l’idéal du peuple tel que se le figurent les élites intellectuelles et curiales de la Renaissance. En effet, toutes ces caractéristiques se retrouvent au même moment dans les portraits stéréotypés de la plupart des peuples de la Renaissance, comme les Français dépeints par les historiographes et les publicistes qui entourent les rois Charles VIII, Louis XII et François Ier60. Enfin, Dupuis relie cet espace et ce peuple nouvellement définis aux Espagnes, rappelant que la florissant court des Espaignes c’est trouvee en Gaule Belgicque si tres humainement receue61, allusion, probablement, à l’accueil dans les Anciens Pays-Bas de Jeanne de Castille et de sa cour pendant plusieurs années après son mariage avec Philippe le Beau (20 octobre 1496). De même, le voyage de Charles s’effectue depuis la Gaule Belgicque vers les Espaignes62, l’auteur instaurant un lien politique entre les deux espaces. Dupuis rappelle que Charles de Habsbourg se rend aux Espagnes en tant qu’héritier légitime d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon, car ceulx des Espaignes peulent trop mal estre sans chief63. Charles est présenté comme la tête d’un double corps politique, les Anciens Pays-Bas et les Espagnes, et il lui faut se partager entre ces deux espaces pour que chacun ait un chef par intermittence, et qu’ainsi aucun des deux corps politiques ne s’affaiblisse, ne se désunisse et, finalement, ne meure. Ce faisant, Dupuis réactive l’ancien imaginaire du corps politique auquel il confère une bi-corporéité politique et géographique64. * * * La Descripcion poetique de Rémi Dupuis se révèle indubitablement comme un texte à couches multiples. Sous l’angle de l’histoire des cultures politiques, cette œuvre est un véritable creuset qui permet de définir le pouvoir de Charles de Habsbourg au moment où celui-ci accède à une dignité royale au-delà même des Anciens Pays-Bas. Tout le défi qui se présente à Dupuis, en tant qu’indiciaire de Bourgogne, est de définir ce nouveau pouvoir au-delà des cadres politiques, territoriaux et culturels auxquels ses prédécesseurs étaient habitués. Dupuis conserve bien sûr son point de vue d’auteur ancré dans la culture des Anciens Pays-Bas et, donc, accorde la primauté à des concepts issus de cette culture. La naturalité du prince, bien sûr, apparaît, tout comme l’idée d’un pouvoir négocié entre le souverain et les différentes forces politiques de ses pays (les États), ce qui

59 Ibid., fol. 54r. 60 Cf. J. Dumont, Lilia florent, p. 53-122. 61 Rémi Dupuis, S’ensuyt une descripcion poetique, fol. 53v. 62 Ibid., fol. 53r. 63 Ibid., fol. 54r. 64 Sur l’imaginaire médiéval du corps politique depuis Jean de Salisbury, et en particulier chez Thomas d’Aquin et son élève Gilles de Rome, qui diffusent ce modèle, cf. M. Sénellart, Les arts de gouverner, p. 155-205.

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permet d’entrevoir les contours d’une monarchie reposant sur le compromis social, d’une « monarchie de compromis ». L’imaginaire du monde urbain, du territoire et des peuples qui l’habitent est également convoqué en s’appuyant sur des référents antiques (César). La Gaule Belgique et les Belges définis par Dupuis l’aident à donner une cohésion aux Anciens Pays-Bas, à leur conférer une identité politique déterminée par la nature et la géographie dans le cadre de cette nouvelle monarchie. Si parfaits soient-ils, les Belges sont surtout présentés comme aimant l’ordre et obéissant parfaitement à leur prince. Ils sont en quelque sorte un peuple générique, typique de la Renaissance, qui est placé en miroir avec des Espagnols, lesquels attendent impatiemment l’arrivée de leur roi. Bien sûr, le sujet principal de la Descripcion poetique demeure Charles de Habsbourg. Tout dans ce texte converge vers lui et la caractérisation de son pouvoir entre Anciens Pays-Bas et Espagnes. Dans ce contexte, la mobilisation par Dupuis du concept de corps politique vient en quelque sorte résumer toute l’entreprise. En suggérant que Charles est la tête commune de deux corps politiques qu’il doit préserver de la dégénérescence par sa présence physique, Dupuis instaure un lien fort entre les deux espaces sur lesquels règne Charles et définit le pouvoir de ce dernier sur ceux-ci comme semblable, identique, un, car procédant du même chief. Dupuis tente ainsi de créer de l’unité là où il y en a peu, voire pas du tout.

Alain marchandisse & Bertrand s chnerb 

Et pour aller devers le roy d’Aragon… Une relation de voyage du seigneur de Créquy et de Toison d’or (mai-octobre 1461) Au sein de l’ensemble des récits de voyage de la fin du Moyen Âge, genre littéraire composite1, les relations faites par des officiers d’armes constituent un groupe à part. L’itinérance faisant partie intégrante de leur vie, étant donné la nature des missions qui leur étaient confiées, ces personnages étaient des voyageurs, souvent à long rayon d’action2. Ce caractère spécifique explique qu’ils aient été à l’origine de la production de textes relatifs au voyage. Le livre de la description des pays, que l’on pourrait définir comme un guide à l’usage des nobles voyageurs et des officiers d’armes gyrovagues, est, de ce point de vue, une œuvre d’une grande signification3. Berry, roi d’armes de France, y rassemble des données réunies à l’occasion de ses déplacements. Mais à côté d’un livre dont l’auteur avait l’ambition d’enrichir la culture de ses contemporains désirant, comme lui, se délecter et prendre plaisir à veoir le monde4, il existe aussi des relations de voyage ponctuelles qui tiennent plus du rapport administratif rédigé à l’issue d’une mission effectuée sur ordre que d’un ouvrage didactique du type du livre du héraut Berry : les descriptions géographiques ou ethnographiques en sont absentes, le récit étant centré sur le déroulement et l’accomplissement de la mission,

1 Cf. Europäische Reiseberichte des späten Mittelalters. Eine analytische Bibliographie, dir. W. Paravicini : Chr. Halm, Deutsche Reiseberichte ; J. Wettlaufer et J. Paviot, Französische Reisebereichte ; D. Kraack et J. Hirschbiegel, Niederländische Reiseberichte, 3 vol., Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1994-2000 (Kieler Werkstücke, Reihe D, Beiträge zur europäischen Geschichte des späten Mittelalters, 5, 12, 14). 2 À titre d’exemples, cf. J. Paviot, « Une vie de héraut : Jean de la Chapelle, poursuivant Faucon, héraut Savoie (1424-1444) », dans Le héraut, figure européenne, dir. B. Schnerb, Revue du Nord, t. 88, 2006, p. 683-692 ; J. Paviot et E. Pibiri, « Voyages et missions de Jean de la Chapelle, poursuivant Faucon, héraut Savoie, 1424-1444 », Bollettino storico-bibliografico subalpino, t. 106, 2008, p. 239-285 ; A.-Br. Spitzbarth, Ambassades et ambassadeurs de Philippe le Bon, troisième duc Valois de Bourgogne (1419-1467), Turnhout, Brepols, 2013 (Burgundica, 21), passim, notamment p. 385-391 ; A. Grosjean, Toison d’or et sa plume. La Chronique de Jean Lefèvre de Saint-Rémy (1408-1436), Turnhout, Brepols, 2017 (Burgundica, 25), passim, notamment p. 74-83. 3 Gilles Le Bouvier, dit Berry, Le livre de la description des pays, éd. E.-T. Hamy, Paris, E. Leroux, 1908 (Recueil de voyages et de documents pour servir à l’histoire de la géographie depuis le xiiie siècle jusqu’à la fin du xvie siècle, 22). 4 Ibid., p. 29.

Alain Marchandisse • F.R.S.-FNRS / Université de Liège (Transitions) Bertrand Schnerb • Université de Lille (IRHis) Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 129-139.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124740

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but du déplacement. Un parfait exemple de ce type de texte est la relation faite par Philippe de Croix, roi d’armes de Flandre, du voyage effectué entre le 19 octobre 1428 et le 16 janvier 1430 par une ambassade bourguignonne envoyée au Portugal par le duc Philippe le Bon – une relation mise à profit par Jean Lefèvre, seigneur de Saint-Rémy, alias le roi d’armes Toison d’or, pour la rédaction de sa chronique5. On se trouve là en présence d’un rapport diplomatique réalisé pour le duc de Bourgogne afin de rendre compte de l’accomplissement d’une mission essentielle puisqu’elle concernait le mariage du prince6. Il est intéressant de constater que le soin de le rédiger revint à un officier d’armes de haut rang, car ce fait montre par là même la relation particulière du héraut au voyage et à la diplomatie7. Un autre exemple, moins développé, est la relation d’un autre grand voyage diplomatique entrepris entre mai et octobre 1461. Ce texte est intégré au procès-verbal établi à l’issue du dix-huitième chapitre de l’ordre de la Toison d’or tenu à Saint-Omer du 2 au 6 mai 14618. Ce procès-verbal contient en effet le récit du périple accompli par deux ambassadeurs du duc de Bourgogne, Jean V, seigneur de Créquy9, et le roi d’armes Toison d’or. Ces deux personnages avaient été chargés d’aller porter le collier de l’ordre à Jean II, roi d’Aragon, nouvellement élu10.

5 Portugal et Bourgogne au xve siècle. Recueil de documents extraits des archives bourguignonnes (1384-1482), éd. J. Paviot, Lisbonne, Paris, Centre culturel Calouste Gulbenkian, Commission nationale pour la commémoration des découvertes portugaises, 1995, p. 205-218. Cf. aussi B. Schnerb, « Rois d’armes, hérauts et poursuivants à la cour de Bourgogne sous Philippe le Hardi et Jean sans Peur (1363-1419) », dans Le héraut, figure européenne, p. 529-557, en particulier p. 554. 6 Sur l’ambassade, cf. M. Sommé, Isabelle de Portugal. Une femme au pouvoir au xve siècle, Villeneuved’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 26-31. Cf. aussi Europäische Reiseberichte des späten Mittelalters, t. 3, Niederländische Reiseberichte, p. 61-67. 7 Sur cet aspect particulier, cf. A.-Br. Spitzbarth, « La fonction diplomatique des hérauts : l’exemple de la cour de Bourgogne au temps de Philippe le Bon (1419-1467) », dans Le héraut, figure européenne, p. 559-576. 8 Die Protokollbücher des Ordens vom Goldenen Vlies, éd. S. Dünnebeil, t. 1, Herzog Philipp der Gute, 1430-1467, Stuttgart, Thorbecke, 2002 (Instrumenta, 9), p. 154-156. Sur le déroulement du chapitre de Saint-Omer, cf. Fr. de Gruben, Les chapitres de la Toison d’or à l’époque bourguignonne (1430-1477), Louvain, Leuven University Press, 1997 (Mediaevalia Lovaniensia, Series 1, Studia 23), p. 289-311. 9 Sur ce personnage et sa famille, il existe un travail universitaire resté inédit : M. Becuwe, Le lignage de Créquy aux xive et xve siècles, 2 vol., Mémoire de Master, Villeneuve-d’Ascq, Université Lille 3 – Charles-de-Gaulle, 2007. 10 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 135. Sur les relations de Jean II d’Aragon avec l’État bourguignon, cf. notamment J. Calmette, Louis XI, Jean II et la révolution catalane (1461-1473), Toulouse, Paris, Privat, Picard, 1903 (Bibliothèque méridionale, 2e série, 8) ; J. Vicens Vives, « La politique européenne du royaume d’Aragon-Catalogne sous Jean II (1458-1479) », Annales du Midi, t. 65, 1953, p. 405-414 ; A. de Ceballos-Escalera y Gila, « Jean II d’Aragon, roi d’Aragon, de Navarre et de Sicile », dans Les chevaliers de l’ordre de la Toison d’or au xve siècle. Notices bio-bibliographiques, dir. R. de Smedt, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2000 (1re éd., 1994) (Kieler Werkstücke, Reihe D, Beiträge zur europäischen Geschichte des späten Mittelalters, 3), p. 137-139 (no 57). Sur la réception de l’ambassade à la cour d’Aragon, cf. C. Marinesco, « Documents espagnols inédits concernant la fondation de l’ordre de la Toison d’or », Comptes rendus des Séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 100, 1956, p. 401-417, en particulier p. 409-410 et 414-415. Brève évocation de l’événement, dans le cadre d’une alliance tripartite Aragon, Portugal et Bourgogne, dans J. Vicens Vives, Juan II de Aragón

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Comme tous les textes de ce genre, ce procès-verbal s’ouvre sur la mention de la date et du lieu, suivie de la liste des chevaliers présents, les autres ayant envoyé leurs procuracions ainsi qu’il est accoustumé de faire11. Vient ensuite la liste des chevaliers à remplacer – cinq qui sont morts depuis le dernier chapitre et un dont l’élection a été tenue pour nulle – et des six nouveaux élus ; parmi ceux-ci figure Jean II d’Aragon, frère et successeur d’Alphonse V, élu lui-même en 1445, décédé en 1458 et qu’il avait donc fallu remplacer12. Est alors précisé le but du voyage que les deux ambassadeurs de l’ordre devaient entreprendre : Et pour aller devers le roy d’Aragon et de Navarre furent ordonné monseigneur de Crequy et Thoison d’or, pour lui signiffier son election [et] luy pourter le collier ou pent la Thoison d’or13. Cette phrase introduit l’exposé du voyage proprement dit dans lequel est intégré le texte du discours que le seigneur de Créquy prononça devant le roi d’Aragon avant la remise solennelle du collier de l’ordre. C’est à ce stade qu’il faut poser la question de la composition et de la rédaction de cette relation. Il apparaît en effet que le texte qui nous est parvenu a été intégré au procès-verbal du chapitre de Saint-Omer par Martin Steenberch, greffier de l’ordre, qui venait de remplacer Jean Hibert dans cette fonction14. Il est cependant probable que la version finale fut réalisée à partir d’informations fournies par l’un des participants au voyage et il n’est pas trop audacieux d’émettre l’hypothèse d’une rédaction primitive due à la plume de Jean Lefèvre de Saint-Rémy, alias Toison d’or – on verra plus loin pourquoi15. Le rapport utilisé par Martin Steenberch fut probablement conçu dans un triple but : il l’était d’abord comme un document entrant dans le cadre de l’action diplomatique ; il servait ensuite à informer les confrères de l’ordre sur le déroulement et le bon accomplissement de la mission confiée à l’un des leurs et à leur roi d’armes ; il était enfin également destiné à rappeler comment se déroulait la remise du collier aux nouveaux chevaliers et devait avoir toute sa place dans des procès-verbaux voués à la conservation de la mémoire de l’ordre16.

(1398-1479) : monarquía y revolución en la España del siglo xv, dir. P. Freedman et J. M. Muñoz i Lloret, Pampelune, Urgoiti Editores, 2003, p. 210. 11 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 154. 12 Cf. P. van Peteghem, « Alphonse V, le Grand ou le Magnanime, roi d’Aragon, de Sicile et de Sardaigne », dans Les chevaliers de l’ordre de la Toison d’or, p. 95-99 (no 41). 13 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 154. Nous ajoutons la conjonction et afin de rétablir une syntaxe correcte. 14 Ibid., p. 22, 122, 134-135. Sur la carrière de ce secrétaire ducal, cf. P. Cockshaw, Prosopographie des secrétaires de la cour de Bourgogne (1384-1477), Ostfildern, Thorbecke, 2006 (Instrumenta, 16), p. 92-94 (no 95) (cet auteur donne cependant par erreur la date de 1463 pour l’entrée en fonction de Martin Steenberch en tant que greffier de l’ordre de la Toison d’or). 15 Sur la technique d’écriture du roi d’armes et son utilisation de procès-verbaux et de notes, cf. A. Grosjean, Toison d’or, passim, notamment p. 167-170. 16 Cet aspect de mémorial protocolaire à fonction didactique se retrouve, par exemple, dans le procèsverbal de la remise par le héraut Lorraine, de la déclaration de guerre de René II d’Anjou, duc de

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Sur les six chevaliers nouvellement élus, deux, Philippe Pot, seigneur de la Roche17, et Louis de Bruges, seigneur de Gruuthuse18, étaient présents à Saint-Omer au moment de leur élection. Ceux-là purent donc recevoir le collier et prêter, entre les mains du duc, le serment requis par les statuts de l’ordre19. Pour les absents, la remise du collier devait se faire à domicile. Le plus important d’entre eux – et le plus lointain – était le roi d’Aragon. Il était nécessaire de lui envoyer une ambassade. Le souverain et les confrères choisirent pour se rendre auprès de lui le seigneur de Créquy, chevalier de l’ordre depuis sa fondation, conseiller et chambellan du duc, un de ceux qui, parmi eux, avaient la plus grande expérience diplomatique20 ; il devait être accompagné du roi d’armes Toison d’or qui, lui aussi, était un habitué des ambassades21. La comptabilité du receveur général des finances permet de savoir que le seigneur de Créquy quitta Saint-Omer le 24 mai 1461, que son voyage dura cent dix-neuf jours, qu’il revint auprès du duc de Bourgogne le 19 septembre suivant et ne fut remboursé de ses frais qu’en janvier 1462 : A messire Jehan, seigneur de Crequi, chevalier, conseillier et chambellan de mondit seigneur, la somme de mil frans dicte monnoie, laquelle icellui seigneur lui a, de sa grace, ordonnee prandre et avoir de lui pour une fois, pour et en recompensacion des pertes, frais et despens par luy euz et soustenus ou voyage que, nagueres et derrenierement, il a fait, par le commandement et ordonnance de mondit seigneur, par devers le roy d’Aragon et lui porté et presenté, de par icellui seigneur, le colier de son ordre ou pend la Thoison d’or, en quoy il a vacqué depuis le xxiiiie jour de may, que lors il se parti de la ville de Saint Omer, jusqu’au xixe jour de septembre ensuivant mil iiiic lxi, ou sont, lesdis jours inclux, cxix jours […]22. Avant son départ, le 21 mai 1461, le seigneur de Créquy avait reçu 240 livres de 40 gros de Flandre en prest et paiement sur son voyage qu’il fait presentement par le commandement de mondit seigneur en certains lieux et pour matieres secretes dont icellui seigneur ne veult autre declaration estre faicte23. Si l’on combine les données fournies par les documents comptables et la relation du voyage en Aragon, on constate que le seigneur de Créquy et Toison d’or ne partirent pas ensemble de Saint-Omer ; le

Lorraine, à Charles le Téméraire devant Neuss au printemps 1475. Cf. J. Schneider, Lorraine et Bourgogne (1473-1478). Choix de documents, Nancy, Presses universitaires, 1982, p. 55-57 (no 15). 17 Cf. A. Leguai, « Philippe Pot, seigneur de La Roche-Nolay et de Châteauneuf », dans Les chevaliers de l’ordre de la Toison d’or, p. 146-148 (no 60). 18 Cf. M. P. J. Martens, « Louis de Bruges, seigneur de Gruuthuse », dans ibid., p. 148-151 (no 61) ; Id., Lodewijk van Gruuthuse. Mecenas en europees diplomat ca. 1427-1492, Bruges, Stichting kunstboek, 1992. 19 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 154. 20 Jean V, seigneur de Créquy, avait participé à des négociations et à des missions diplomatiques depuis 1435. M. Becuwe, Le lignage de Créquy, t. 1, p. 80-87 ; A.-Br. Spitzbarth, Ambassades et ambassadeurs de Philippe le Bon, passim. 21 Cf. ibid., passim ; A. Grosjean, Toison d’or, p. 74-83. 22 Mandement du duc donné le 19 janvier 1462 (n. st.). Lille, Archives départementales du Nord, B 2045, fol 250v ; M. Becuwe, Le lignage de Créquy, t. 2, p. 333 (PJ 240). 23 Lille, Archives départementales du Nord, B 2040, fol. 156r ; M. Becuwe, Le lignage de Créquy, t. 2, p. 332 (PJ 238).

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premier, d’après l’article de compte précédent, partit le 24 mai, alors que le roi d’armes donnait encore quittance au receveur général le 6 juin pour une somme de 120 livres à lui versée en prêt pour entreprendre le même voyage : A Thoison d’or, conseillier et roy d’armes de mondit seigneur, la somme de six vins livres dudit pris aussi en prest et paiement sur son voyage qu’il a fait de ladicte ville de Saint Omer en aucuns lieux et pour matieres et afferes secretes avec et en la compaignie de monseigneur de Crequi, dont mondit seigneur ne veult autre declaration estre faicte. Par sa quictance faicte le sixiesme jour dudit mois de juing oudit an lxi cy rendue, ladicte somme de vixx livres de xl gros24. En effet, il apparaît que Toison d’or agit seul lors des premières étapes du voyage et qu’il ne retrouva le seigneur de Créquy que plus tard, au Puy-en-Velay25. On ne sait pourquoi les deux ambassadeurs avaient quitté Saint-Omer séparément ; l’hypothèse d’un pèlerinage au Puy entrepris par le chambellan du duc avant de partir pour l’Aragon n’est pas à négliger, bien que rien ne permette de la confirmer de façon péremptoire26. Quoi qu’il en soit, le fait que le début du voyage n’ait concerné que le roi d’armes engage à déduire, comme nous l’avons écrit plus haut, que ce dernier fut le rédacteur de la version primitive du récit. La première étape, après le départ de Saint-Omer, fut la ville de Roye, où résidait alors Guy, seigneur de Roye, l’un des chevaliers nouvellement promus27. Il reçut le collier des mains de Toison d’or tres aggreablement et en grant reverence28. De Roye, le roi d’armes se rendit à Châtel-sur-Moselle, lieu de résidence de Thibaud IX, seigneur de Neufchâtel, maréchal de Bourgogne, qui avait été, lui aussi, élu par les chevaliers de la Toison d’or lors du dix-huitième chapitre29. Le récit, pour ce qui traite du voyage lui-même, est ici très sec, l’important étant la remise du collier et la déclaration du récipiendaire ; il n’est fait mention que d’un voyage direct sans que les régions et les villes traversées soient précisées30 : De ladite ville de Roye ledit Thoison d’or tira son droit chemin a Chastel sus Meselle, ou il trouva ledit mareschal de Bourgoingne et lui signiffia sadite election, lui presenta le 24 Lille, Archives départementales du Nord, B 2040, fol. 156v ; M. Becuwe, Le lignage de Créquy, t. 2, p. 333 (PJ 239). 25 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 155. 26 Sur ce pèlerinage vers un grand sanctuaire marial, cf. V. Reinburg, « Les pèlerins de Notre-Dame du Puy », Revue d’Histoire de l’Église de France, t. 75, 1989, p. 297-313. 27 Cf. B. Schnerb, « Guy, seigneur de Roye. Ung moult notable et vaillant chevalier », dans Autour de la Toison d’or. Ordres de chevalerie et confréries nobles aux xive-xvie siècles. Rencontres de Vienne (24-27 septembre 2018), dir. A. Marchandisse et G. Docquier, coll. B. Schnerb, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie s.), t. 59, 2019, p. 41-64. 28 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 154. 29 Cf. J. Debry, « Thibaud IX, seigneur de Neufchâtel, d’Épinal et de Châtel-sur-Moselle », dans Les chevaliers de l’ordre de la Toison d’or, p. 141-146 (no 59) ; B. Schnerb, « L’honneur de la maréchaussée ». Maréchalat et maréchaux en Bourgogne des origines à la fin du xve siècle, Turnhout, Brepols, 2000 (Burgundica, 3), p. 76-78. 30 Il est possible que Toison d’or, depuis Roye, ait emprunté l’itinéraire passant par Noyon, Soissons, Reims, Châlons, Vitry-le-François, Saint-Dizier, Joinville, Neufchâteau et Mirecourt.

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collier de l’ordre de la Thoison d’or, lequel il receu[t] en tresgrant reverence en merchiant mondit seigneur et les freres et chevaliers dudit ordre et promit que toutes et quantesfois que plairoit [a] mondit seigneur le duc, il seroit prest de faire les sermens appartenans de faire audit ordre de la Thoison d’or31. De Châtel-sur-Moselle, le roi d’armes s’en alla au Puis en Overgne, ou il trouva ledit seigneur de Crequy32. Là encore, le texte ne mentionne aucun itinéraire. Il n’est évidemment pas impossible que Toison d’or ait emprunté la route qui, par Épinal et Luxeuil, permettait d’atteindre la Franche-Comté par le nord33. De là, par Besançon, Chalon-sur-Saône, Mâcon et Lyon, il était possible de suivre la route de pèlerinage menant au Puy. Du Puy, les ambassadeurs du duc de Bourgogne prirent la route du royaume d’Aragon. L’auteur du rapport, sans donner un itinéraire précis, énumère toutefois les contrées traversées, citant le Gévaudan, le Languedoc et la Catalogne34. Il ne fait allusion ni à la route suivie, ni aux villes traversées ; il ne mentionne pas les étapes et ne signale ni les franchissements de cours d’eau ni le passage de montagnes. De manière significative, les détails concernant le voyage se font plus précis à partir du moment où le seigneur de Créquy et Toison d’or parviennent à Calaten (Calatayud) où se trouvaient alors le roi Jean II et sa cour35. Dès lors des éléments de chronologie apparaissent et surtout l’auteur donne une description du cérémonial de réception des ambassadeurs bourguignons, le roi d’Aragon ayant été naturellement informé de leur prochaine arrivée36. Ce cérémonial est caractérisé par des marques d’estime et d’honneur dont la première est l’envoi d’une escorte nombreuse et brillante à la rencontre des visiteurs. L’auteur de la relation du voyage précise en effet que les deux ambassadeurs bourguignons furent reçus, à leur approche, par deux évêques, un comte, un vicomte, le vice-roi de Sicile37, le maistre de Montaise – le maître de l’ordre de Santa María de Montesa38 – et grant nombre des chevaliers, escuiers et gens d’estat,

31 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 154-155. Nous ajoutons la préposition a après plairoit. 32 Ibid., p. 155. 33 J. Richard, « La Lorraine et les liaisons internes de l’État bourguignon », Le Pays lorrain, t. 58/3, 1977, p. 113-122. 34 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 155. 35 Pour se rendre du Puy-en-Velay jusqu’à Calatayud, les deux ambassadeurs ont pu passer par Châteauneuf-de-Randon, Mende, Millau, Béziers, Narbonne, Perpignan, Barcelone, Lerida et Saragosse. 36 Sur cet aspect des usages de cour, cf. J. Huesmann, « La procédure et le cérémonial de l’hospitalité à la cour de Philippe le Bon, duc de Bourgogne », dans Les étrangers à la cour de Bourgogne. Statut, identité, fonctions, dir. B. Schnerb, Revue du Nord, t. 84, 2002, p. 295-317 ; E. Pibiri, « Être reçu à cour : l’accueil des ambassadeurs étrangers par les ducs Amédée VIII et Louis de Savoie », dans L’affermarsi della corte sabauda. Dinastie, poteri, élites in Piemonte e Savoia fra tardo medioevo e prima età moderna, dir. P. Bianchi et L. C. Gentile, Turin, Zamorani, 2006 (Corti e principi fra Piemonte e Savoia), p. 77-92. 37 Giovanni de Moncayo (vice-roi de 1459 à 1462). Cf. Die Protokollbücher, éd. cit., p. 253. 38 Lluis Despuig, maître de l’ordre de Montesa de 1453 à 1482. Cf. J. Leandro et O. Pérez, « Un modelo de promoción social nobiliario al abrigo de la monarquía : Frey Lluis Despuig, mestre de Montesa », dans Santa María de Montesa. La orden militar del Reino de Valencia (ss. xiv-xix),

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officiers d’armes en cottes d’armes, huissiers et sergans d’armes, grant foyson trompettes et bien iijc chevaulx et plus39. L’importance numérique du cortège était à la fois un geste d’honneur et de courtoisie que l’on faisait aux deux envoyés de Philippe le Bon – à qui l’on montrait en quelle estime on tenait leur maître – et aussi une manifestation de la puissance de la cour d’Aragon. Il est par ailleurs à souligner ici que Toison d’or, s’il est bien le rédacteur de cette relation, s’attache à relever la présence des officiers d’armes et des trompettes dans la compagnie. La réception à Calatayud se déroula en trois séquences : la première publique, la seconde privée et la troisième de nouveau publique. La première, probablement quelques jours après l’arrivée du seigneur de Créquy et de Toison d’or dans la ville où résidait la cour, fut délibérément organisée au moment d’une fête majeure, la nuyt de Nostre Dame miault iiijc lxj, afin de donner plus d’éclat au cérémonial et pour que les ambassadeurs bourguignons pussent être les témoins privilégiés du déploiement du faste de la cour d’Aragon. Ils furent en effet conduits auprès du roi Jean II en l’eglise Nostre Dame et y trouvèrent le souverain en compagnie de membres de sa famille – la reine, son épouse40, l’inffant dom Ferrant, son fils41, l’inffant dom Henry, son neveu42, ainsi que Gaston de Foix, vicomte de Castelbon, son petit-fils43 –, et de pluseurs grans seigneurs, chevaliers, escuiers et dames et damoiselles44. Le rite de l’accueil impliquait, de la part des ambassadeurs, des marques de respect : ainsi firent-ils la reverence au roy, a la royne et aux seigneurs qui la estoient, après quoi ils furent menez honorablement en leurs logis par grans seigneurs et gens de grant estat. La deuxième séquence de la réception eut lieu quatre jours plus tard, le 19 août. Rien n’est dit de la manière dont les deux ambassadeurs passèrent les trois jours qui s’écoulèrent entre les deux audiences royales, mais il est possible qu’ils aient alors reçu la visite de grands seigneurs de la cour et de hauts personnages de l’hôtel du roi d’Aragon et que ceux-ci les aient guidés à travers la ville et les environs pour les distraire45. Quoi qu’il en soit, au jour de l’audience privée, le seigneur de Créquy

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dir. E. Guinot, F. Andrés, J. Cerdà et J. F. Pardo, Valence, Universitat de Valencia, 2019 (Nexus, 2), p. 345-358. Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 155. Jeanne Enriquez († 1468). Le futur roi Ferdinand II d’Aragon (le Catholique). Fils (1445-1522) de l’infant Henri d’Aragon († 1445), frère de Jean II. Gaston de Foix, vicomte de Castelbon, fils aîné de Gaston IV, comte de Foix, et d’Éléonore d’Aragon, fille de Jean II. Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 155. Sur l’hébergement des ambassadeurs et les visites qui leur sont faites, on peut se référer à l’exemple de la cour de Bourgogne et de la cour de Savoie : J. Huesmann, « La procédure et le cérémonial de l’hospitalité », p. 307-311 ; E. Pibiri, « Être reçu à cour », p. 80-85. L’on en trouve un autre bel exemple lors du premier séjour à la cour milanaise d’Antoine, Grand Bâtard de Bourgogne, durant le voyage d’Italie entrepris en 1475 afin de confirmer à Ferrante d’Aragon, roi de Naples, son élévation au titre de chevalier de la Toison d’or et de recevoir son serment juré sur les statuts de l’ordre : A. Marchandisse et Chr. Masson, « Les tribulations du Grand Bâtard Antoine de Bourgogne en Italie (1475) », dans Bourguignons en Italie, Italiens dans les pays bourguignons (xive-xvie s.). Rencontres de Rome (25 au 27 septembre 2008), dir. J.-M. Cauchies, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie s.), t. 49, 2009, p. 32-34.

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et Toison d’or, mandez du roy, furent conduits jusqu’à lui par gens de grant honneur, dont les plus importants étaient le vice-roi de Sicile, le maître de Montesa et Bérenguier d’Oms46. L’audience privée eut lieu dans la chambre du roi ; ce dernier y fist tout vidier, demeurant seul de toutes ses gens avec les deux Bourguignons, sans qu’il soit précisé si les trois conseillers royaux cités plus haut avaient été admis à assister à l’entrevue47. Le seigneur de Créquy remit alors à Jean II les lettres de Philippe le Bon, le roi les lisant lui-même. Le récit ne fait, on peut le noter, aucune allusion à des difficultés de communication ou à la nécessité de recourir à des interprètes48 : Lors ledit seigneur de Crequy lui presenta les lettres de mondit seigneur le duc, lesquelles il leut et les vit tout au long et apres la lecture d’icelles dit : « Voz lettres contiennent creance » et ledit seigneur de Crequi dit qu’il estoit vray [et qu’il estoit] prest de l’exposer quant il lui plairoit, et le roy respondit qu’il estoit aussi prest de l’oyr49. C’est à ce moment du récit que se place le texte intégral du discours prononcé par le seigneur de Créquy au roi Jean II pour le prier d’accepter d’entrer dans l’ordre de la Toison d’or, dont les confrères l’avaient élu à la place de son frère décédé ; ce discours est, de toute évidence, dans l’esprit du rédacteur, une pièce centrale du récit50. Le roi ayant répondu qu’il souhaitait en effet recevoir le collier, mais qu’il désirait d’abord étudier les statuts de l’ordre et prendre conseil avant de s’engager51, les deux ambassadeurs, considérant que c’estoit raison, prirent congé de lui et s’en rallerent en leur logis tousjours honnourablement accompaingnez de ses gens52. Après un nouveau délai de quatre jours eut lieu la troisième et dernière séquence, au cours de laquelle le roi d’Aragon reçut solennellement le collier. Comme lors de

46 Bérenguier VI d’Oms († 1468), fils de Bérenguier V d’Oms et de Joana de Santa Pau, avait été conseiller et chambellan du roi Alphonse V et gouverneur du royaume de Majorque (jusqu’en 1451) ; en 1461 il était gouverneur du château de Collioure. Cf. J. Calmette, Louis XI, Jean II et la révolution catalane, p. 85, n. 2. À noter que le nom de ce personnage n’a pas été correctement lu par l’éditrice des Protokollbücher. 47 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 155. 48 Sur les problèmes éventuels de communication, cf. J. Huesmann, « La procédure et le cérémonial de l’hospitalité », p. 312-313 ; et plus largement, Les langues de la négociation. Approches historiennes, dir. D. Couto et St. Péquignot, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017 (Histoire). 49 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 155. Nous ajoutons et qu’il estoit. 50 D’une manière générale, l’oralité tient une place essentielle dans la pratique diplomatique puisque l’écrit, à savoir les lettres de créances, n’est là que pour authentifier la teneur des propos tenus oralement. Ainsi on trouve, entre de multiples exemples, dans une lettre de Philippe le Bon à Charles VII datée de février 1457 (n. st.) et présentée au roi par quatre ambassadeurs bourguignons, la mention suivante : […] Si vous supplie, mon tres redoubté seigneur, tant et si tres humblement comme je puis, que les dessus diz mes conseilliers il vous plaise de vostre grace benignement ouyr et a ce que ceste fois ilz vous exposeront et supplieront, adjouster foy et credence. La lettre elle-même ne contient aucune allusion à la matière traitée. Paris, BnF, ms. fr. 5041, no 5. 51 Jean II disposait sans doute du texte des statuts de l’ordre, déjà communiqué à son frère Alphonse V en 1445 ; ce dernier l’avait étudié avec soin avant d’accepter lui-même son élection. C. Marinesco, « Documents espagnols inédits », p. 401-417 ; Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 98-104. 52 Ibid., p. 155-156.

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la première audience, le cadre choisi fut un édifice religieux, mais, cette fois, elle se déroula en deux temps, le premier privé, le second public : le roy manda lesdis seigneurs de Crequi et Thoison d’or a aller devers luy et le trouve­ rent en une eglise, ou il avoit accoustumé d’oyr messe, et en une chapelle d’icelle eglise, laquelle estoit bien fermee ou il tenoit souvent conseil, parla a eulx touchant ledit ordre de la Thoison d’or […]. Dans cette chapelle bien fermee, le roi fit part aux deux Bourguignons de sa volonté d’entrer dans l’ordre de la Toison d’or, puis alla le roy oyr messe. Vint ensuite, à l’issue du service religieux, le moment solennel où, devant toute l’assistance, Jean II reçut le collier de l’ordre : Et apres la grant messe chantee le roy, grandement accompaigné de son filz et nepveuz, archievesques, evesques53, contes, barons et grants seigneurs et tant d’autres gens de toute[s] manieres qu’il en povoit en ladite eglise, veans tous ceulx qui le pouvoient veoir la maniere comment il recheupt le collier et ordre de la Thoison d’or, fist les sermens sur les saintes Ewangilles de tenir de point en point le statu dudit ordre, porteroit le collier et ordre de la Thoison d’or tous les jours de sa vie durant, non obstant fust [que] le roy d’Aragon trespassé ne le portroit que ung jour de la sepmaine, c’est assavoir le dimenche54. Le seigneur de Créquy mit au roi le collier au col en prononçant des paroles inspirées des formules sacramentelles : « Sire, l’ordre vous recheipt en son amiable compaignie et en seignie de ce vous presente le collier. Dieu doint que le puissiez longuement porter a sa loenge et service et exultacion de sainte Eglise, accroisement et honneur de l’ordre et de voz merites et bonne renommee, ou nom du Pere et Filz et du saint Esperit ». A quoy le roy respondit : « Amen, Dieu m’en doinbt la grace »55. La fin du séjour des deux ambassadeurs à Calatayud fut marquée par de grans festoinnes (festoiemens) à l’occasion desquels le roi d’Aragon leur fit des dons dont la nature n’est pas précisée. Ils prirent ensuite congé pour retourner auprès du duc de Bourgogne56. Le voyage du retour est évoqué de manière elliptique puisque le texte nous apprend seulement que Jean de Créquy et Toison d’or s’en retournerent devers mondit seigneur le souverain. Le texte précise aussi que les deux ambassadeurs firent leur rapport des choses dessusdites au duc, ce rapport étant certainement à l’origine du document transmis au greffier de la Toison d’or pour qu’il l’intègre au procès-verbal

53 On sait qu’étaient présents Jean d’Aragon, administrator perpetuus de l’église de Saragosse, fils illégitime du roi, Pedro de Urrea, archevêque de Tarragone, et Jaime de Cardona, évêque de Gérone. C. Marinesco, « Documents espagnols inédits », p. 415. 54 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 156. Nous ajoutons la conjonction que. 55 Ibid. Cf. les lettres patentes du roi Jean II, confirmant son acceptation, données à Calatayud le 23 août 1461. C. Marinesco, « Documents espagnols inédits », p. 414-415. 56 Pour les dons faits aux ambassadeurs reçus à la cour de Savoie et le cérémonial de départ, cf. E. Pibiri, « Être reçu à cour », p. 85-91.

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du chapitre de Saint-Omer57. Il n’est pas sans intérêt de souligner que, de retour à la cour le 19 septembre 1461, le seigneur de Créquy et Toison d’or retrouvèrent le duc à Paris où il séjournait après avoir accompagné le roi Louis XI qui venait de monter sur le trône58. Bien que le but principal de la mission eût été atteint, le temps du voyage n’était toutefois pas terminé pour Toison d’or qui, au mois d’octobre suivant, se rendit auprès d’Adolphe, duc de Gueldre et comte de Zutphen, le josne duc de Gelres, fils du duc Arnold, qui avait été, lui aussi, élu par les confrères de l’ordre lors du dix-huitième chapitre59 : Au mois d’octobre l’an dessusdit Thoison d’or ala a la duchié de Gelres devers le josne duc de Gelres, lequel il trouva a la ville de Sutfen, auquel il signiffia son election, et en la presence du duc de Gelres, son pere, et de pluseurs chevaliers et escuiers receut le collier ou pent la Thoison d’or a tresgrant reverence, en promettant de faire les sermens appartenans a faire audit ordre toutes et quantesfois qu’il plaira a mondit seigneur le souverain dudit ordre de la Thoison d’or60. Le duc de Bourgogne et sa cour séjournèrent à différentes reprises à Valenciennes au mois d’octobre 146161 et c’est de cette ville que le roi d’armes partit pour la Gueldre, comme l’indique la comptabilité du receveur général : il fut en effet payé en janvier suivant pour un voyage fait par ordre du duc par devers messire Adolf de Ghelres lui porter et presenter de par icellui seigneur le colier ou pend la Thoison d’or de son ordre, pour lequel voyage faire il se parti de la ville de Vallenciennes le xxiiiie jour d’octobre mil iiiic lxi et tout en alant, sejournant comme en retournant a vacqué jusques au xxvie jour de novembre ensuivant qu’il arriva par devers mondit seigneur audit lieu de Vallenciennes ouquel temps sont trente quatre jours62. * * * La petite relation du grand voyage entrepris par Jean V de Créquy et Toison d’or, telle qu’elle apparaît dans les procès-verbaux des chapitres de la Toison d’or,

57 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 156. 58 H. Vander Linden, Itinéraires de Philippe le Bon, duc de Bourgogne (1419-1467) et de Charles, comte de Charolais (1433-1467), Bruxelles, Palais des Académies, 1940 (Académie royale de Belgique. Commission royale d’Histoire), p. 432. Sur le séjour du duc de Bourgogne à Paris, cf. W. Paravicini, « Le temps retrouvé ? Philippe le Bon à Paris en 1461 », dans Paris, capitale des ducs de Bourgogne, dir. Id. et B. Schnerb, Ostfildern, Thorbecke, 2007 (Beihefte der Francia, 64), p. 399-469. 59 Cf. M. J. van Gent, « Adolphe d’Egmont, duc de Gueldre et comte de Zutphen », dans Les chevaliers de l’ordre de la Toison d’or, p. 139-141 (no 58). 60 Die Protokollbücher, éd. cit., t. 1, p. 156. 61 H. Vander Linden, Itinéraires de Philippe le Bon, p. 434. 62 Lille, Archives départementales du Nord, B 2045, fol. 149r ; Fr. de Gruben, Les chapitres de la Toison d’or, p. 525 (PJ 248). Il est probable que, de Valenciennes, Toison d’or, pour gagner Zutphen, emprunta la route passant par Mons, Nivelles, Hal, Bruxelles, Malines, Anvers, Breda, Bois-le-Duc, Nimègue et Arnhem.

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découle très probablement d’un texte dû au roi d’armes de l’ordre. Ce dernier était un expert de l’action diplomatique, un grand voyageur et un homme de plume ; son rôle d’auteur-rédacteur est donc parfaitement vraisemblable. Le rapport qu’il rédigea, et qui servit sans doute primitivement à informer le duc de Bourgogne, était aussi destiné à être remis au greffier Martin Steenberch, non seulement pour être archivé, mais aussi pour être exploité par lui comme une source pour la rédaction de sa propre relation du chapitre de Saint-Omer de 1461. Sur le plan du contenu, ce texte s’apparente à un rapport d’ambassadeur dans lequel l’aspect diplomatique des choses est privilégié par rapport à d’autres aspects. De manière significative, la chronologie du voyage n’est pas précisée et les seuls éléments de datation mentionnés concernent le chapitre de l’ordre, la réception à Calatayud et, secondairement, le déplacement de Toison d’or à Zutphen. Sans les données fournies par la comptabilité, on ne saurait pas précisément combien de temps ont duré les deux missions. On ne sait rien par ailleurs des aspects matériels des voyages : le nombre et l’identité des serviteurs ayant accompagné les deux ambassadeurs sont, par exemple, inconnus. De la même façon, les itinéraires sont soit passés sous silence soit mentionnés de façon très vague et ne peuvent être reconstitués que de façon hypothétique. En revanche, le récit fait une part essentielle aux rites d’hospitalité et au cérémonial, ménageant une place non négligeable à la parole protocolaire. Toison d’or, en rédigeant son rapport, a négligé les considérations topographiques, géographiques ou ethnographiques, guidé qu’il était par des préoccupations fonctionnelles, politiques et diplomatiques.

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Les voyageurs « bourguignons » et l’expansion ibérique Les Pays-Bas bourguignons, via Bruges puis Anvers, étaient un des grands débouchés des produits de la péninsule Ibérique et de ses expansions outre-mer1. Nous savons que des Flamands, tels les « barons du sucre » à Madère2, ont participé à cette expansion, dont s’est fait l’écho le chroniqueur brugeois Rombout de Doppere. Mais au-delà ? Les « Bourguignons » ont-ils eu connaissance du phénomène, y ont-ils participé ? Dans le premier cas, nous avons le pèlerin Jan Taccoen van Zillebeke, dans le second Eustache de la Fosse et l’anonyme du voyage de Vasco da Gama. Jan Taccoen, Jan van Zillebeke, Jehan de Zeilbeke, Jan Taccoen van Zillebeke pour employer son nom complet, était d’une famille originaire de Zillebeke, un village de Flandre Occidentale, aujourd’hui rattaché à Ypres3. Selon son propre témoignage, il était âgé de soixante ans en 1514, donc il était né en 1454, de Jan Taccoen van Zillebeke senior et d’Isabella van Pittem. Il épousa en 1479 Marie de Beauffremez qui mourut en 1492 et se remaria l’année suivante avec Catherina Liebaert, veuve de Jacob van Stavele. Il mourut en 1532 et fut inhumé soit dans l’église de Zillebeke, soit dans la collégiale de Comines. Il occupa diverses fonctions politiques et fut seigneur de Zillebeke dès 1464 à dix ans, membre des seigneurs vassaux de la châtellenie d’Ypres, député aux États généraux de 1499, conseiller de la ville d’Ypres, grand bailli de Comines en 1511, de Bergues en 1528. Il a fait trois tentatives pour faire le pèlerinage de Terre sainte, en 1500 et en 1509-1510, des échecs, en 1514-1515, un succès, et a accompli le pèlerinage à SaintJacques-de-Compostelle en 1512. En 1514, il ne passa pas par l’Italie, mais utilisa la voie de mer par la mer du Nord et l’océan Atlantique, puis la mer Méditerranée. Il resta du 11 avril au 20 mai 1514 à Lisbonne, où son fils Wulfaart résidait. Il a laissé le récit

1 Pour le Portugal, cf. les différentes contributions dans Feitorias. L’art au Portugal au temps des Grandes Découvertes (fin xive siècle jusqu’à 1548), [Catalogue de l’exposition, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, 29 septembre – 29 décembre 1991], dir. P. Dias, L. Adao Fonseca et al., Anvers, Koninklijk Museum Voor Schone Kunsten, Europalia, 1991, p. 53-55 ; Flandre et Portugal. Au confluent de deux cultures, dir. J. Everaert et E. Stols, Anvers, Fonds Mercator, 1991. 2 J. Everaert, « Les barons flamands du sucre à Madère (vers 1480-1620) », dans Flandre et Portugal, p. 99-117. 3 Pour tout ce qui suit, cf. Lisboa em 1514. O relato de Jan Taccoen van Zillebeke, éd. et trad. J. Fonseca, E. Stols et St. Manhaeghe, Lisbonne, Húmus, 2014 (Cadernos de cultura, 2e série, 8) ; pour sa biographie, cf. St. Manhaeghe, « Jan Taccoen van Zillebeke ( Jehan de Zeilbeke) and his Livre de voeaiges : a Survey », dans ibid., p. 77-90.

Jacques Paviot • Université Paris-Est Créteil, CRHEC Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 141-149.

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DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124741

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de ses voyages dans un manuscrit, aujourd’hui le manuscrit 793 de la Bibliothèque municipale de Douai4, dont une édition intégrale serait bienvenue. À Lisbonne, il remarque d’abord la diversité ethnique : Et selon me samble, il y a autant demorant en la ville, de blans et noeirs Mores que aultres, parmy que le roy a conquesté tant de illes et villez sur les Mores et Turcs et aultres mescreans5. Nous sommes sous le règne du roi Emmanuel Ier (1495-1521), sous lequel a eu lieu l’ouverture de la route maritime de l’Inde, avec la fondation de places en Afrique, au Brésil, en Inde. Jan Taccoen assista aussi au débarquement et à la vente de trois cents esclaves maures noirs (des Noirs musulmans)6. Il vit aussi trois jeunes éléphants (amenés d’Asie) promenés dans les rues7. Il relève aussi : On voit a Lusebone biaucop de estrainge bestez et gens, at aultres biens qu’on amaine de Turquie, des pays que le roy a conquesté. Il y avoit 3 personagez d’ommez venant de lonc pays de Calkout, et vyenent a Lusebone pour estre chrestien et baptisyet. Et estoint grant personagez comme on disoit […]8. Il s’agissait de trois Indiens originaires de Calicut, en Inde du sud, où les Portugais avaient abordé pour la première fois en 1498, avec Vasco da Gama. Bien que son fils résidât à Lisbonne et pût mieux connaître les réalités de l’expansion portugaise et l’en informer, Jan Taccoen ne relate que ce que pouvait voir une personne qui se promenait dans les rues de Lisbonne, mais qui ne cherchait pas à en savoir plus. Il est intéressant de comparer son témoignage avec deux autres, mais plus précoces. Nikolaus von Popplau9, un bourgeois de Breslau (Wroclaw), est né vers 1443 ; il avait quitté le commerce familial, était resté célibataire et s’était spécialisé dans les joutes ; il était familier et aux gages de l’empereur Frédéric III. En 1483, il s’était mis à voyager, notamment pour acquérir la chevalerie, pour un tour d’Europe tenant du pèlerinage, du tourisme et de la diplomatie. Venant d’Angleterre, il arriva à Lisbonne en août 1484 où il resta environ un mois. Quand il indique les possessions du roi de Portugal, alors Jean II (1481-1495), il signale le Portugal, l’Algarve (qui était considéré comme un autre royaume), les places du Maroc : sur le détroit, Ceuta (conquise en 1415), Tanger (conquise en 147110), Alcácer [-Ceguer] (conquise en 1458), Arzila (conquise en 1471), plus au sud la destruction d’Anafé (aujourd’hui Casablanca) en 4 Cf. Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques des départements, t. 6, Douai, Paris, Imprimerie nationale, 1878, p. 480-483. 5 Lisboa em 1514, éd. cit., p. 116. 6 Ibid., p. 116-117. 7 Ibid., p. 117-118. 8 Ibid., p. 122. 9 Cf. Reisebeschreibung Niclas von Popplau, Ritters, bürtig von Breslau, éd. P. Radzikowski et D. Radzikowska, Cracovie, Trans-Krak, 1998 (Prace Instytutu Historii Wyższej Szkoły Pedagogicznej w Kielcach, 8) ; cf. aussi W. Paravicini, « L’étranger à la cour. Nicolas de Popplau en voyage à travers l’Europe (1483-1486) », dans L’Étranger au Moyen Âge. xxxe Congrès de la S.H.M.E.S.P. (Göttingen, juin 1999), Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 11-25. 10 Après trois tentatives, en 1437, 1458 et 1464.

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1468, la place d’Arguin (en Mauritanie) découverte en 1443 et dont la forteresse fut achevée en 1461, la place de Saint-Antoine (en fait Saint-Georges) de la Mine sur la côte de l’Or (le Ghana actuel) où une factorerie pour le commerce du métal fut fondée en 1482 – dans la région se trouvait aussi le mons Niger d’où provenaient des épices (en fait la malaguette, poivre de Guinée) ; il y avait encore les îles de l’Atlantique : Madère (redécouverte en 1418), d’où provenaient le sucre, des céréales, du vin, des fruits ; les Açores (redécouvertes entre 1431 et 1450), d’où venaient des céréales et du bétail ; les îles du cap Vert, dont Saint-Jacques, réputées pour le sucre et les gens qui vivent longtemps en mangeant de la tortue (Tartaruga) ; les îles de Saint-Antoine et de Saint-Thomas sur l’équateur, où il y a beaucoup d’oiseaux, la terre donnant de la graine de paradis11 et des dents d’éléphant12. Et nuit et jour, le roi envoie ses gens chercher de nouvelles îles – en fait, les Portugais avaient atteint le Congo en 1482. Le continent africain fournissait aussi des esclaves. Le roi Jean II en offrit deux à Nikolaus von Popplau, achetés sur le marché à Lisbonne. Il les appelle des « Maures », mais il s’agissait de Noirs, qui allaient presque nus13. Jérôme Münzer (Hieronymus Monetarius) est né vers 1450 à Feldkirch, a obtenu son diplôme de médecine en 1479 à Padoue et a pratiqué à Nuremberg où il s’est installé en 1480. En 1494, une épidémie de peste l’incita à chercher un air meilleur : il parcourut ainsi la Suisse, la Savoie, la Provence, l’Espagne, le Portugal, le Languedoc, la vallée de la Loire, Paris, la Normandie, la Picardie, les Pays-Bas bourguignons, la vallée du Rhin. Il entra au Portugal par le sud, en novembre 1494, et séjourna à Lisbonne du 26 novembre au 2 décembre. Durant ce séjour d’une semaine, il se montra curieux de tout, visita les monuments religieux et civils et même les navires dans le port. Dans la Mina, il a vu les marchandises que le roi Jean II envoyait en Éthiopie, c’est-à-dire en Guinée, en Afrique noire, et dans un autre bâtiment ce qu’on rapportait d’Éthiopie : graines de paradis, rameaux et grappes de poivre, défenses d’éléphants. Il rappelle aussi la prise des places marocaines, Ceuta, Arzila, Tanger, Alcácer-Ceguer14. Il s’est informé plus avant, car, à la fin de son récit, il a ajouté un supplément, le De inventione Africae maritimae et occidentalis videlicet Geneae per Infantem Heinricum Portugalliae15, où il commence par la conquête de Ceuta en 1415, rappelle la conquête des Canaries au xive siècle, la découverte de la côte africaine vers le sud (le franchissement du cap Non, la rivière de l’Or, les zones désertiques, la capture du noble Adahu, le franchissement du cap Blanc, la base d’Arguin, le fleuve Sénégal, le cap Vert et ses îles, la mine d’or de la Mina), les échanges avec les Noirs : le

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En fait sur la côte du Poivre (Sierra Leone et Libéria). En fait venant du continent. Reisebeschreibung Niclas von Popplau, éd. cit., p. 66-88. Hieronymus Monetarius, « Itinerarium Hispanicum Hieronymi Monetarii, 1494-1495 », éd. L. Pfandl, Revue hispanique, t. 48, 1920, p. 1-179 (p. 79-94 pour le Portugal) ; pour la traduction française, cf. Jérôme Münzer, Voyage en Espagne et au Portugal (1494-1495), éd. M. Tarayre, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 124-139. 15 Hieronymus Münzer, « Hieronymus Münzer’s Bericht über die Entdeckung der Guinea », éd. Fr. Kunstmann, Abhandlungen der historischen Classe der königlich bayerischen Akademie der Wissenschaften, t. 7, 1855, p. 291-362 (ici p. 348-362).

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musc, la myrrhe, les perroquets verts, les perroquets gris à la queue rouge, des animaux marins (gattas marinas), des singes, des corbeilles, des coloquintes, etc., sans oublier les défenses d’éléphant, les esclaves, l’or ; il ajoute les expéditions menées par le roi Jean II (à qui il avait écrit en 1493 pour l’assurer de la voie de la Chine par l’ouest), poursuit par une description des îles : Saõ Tomé (en rapportant les propos du roi), Madère, les Açores. Il fut si bien renseigné car il fut logé dans la maison du beau-père de Martin Behaim (qui venait de réaliser son globe), qui était le Flamand Josse de Hurtere, capitaine des îles de Faial et de Pico dans les Açores ; la femme de Hurtere lui offrit un pot de musc de gazelle16. Ces richesses, qui étaient transportées, vendues et distribuées à Bruges ou à Anvers, ont attiré des jeunes hommes épris d’aventure. Le premier exemple est celui d’Eustache de la Fosse. Nous ne savons de lui que ce qu’il dit dans son propre récit17, c’est-à-dire quasiment rien. Celui-ci a sans doute été modifié par l’érudit qui l’a conservé, Louis de La Fontaine, dit Wicart, qui a recueilli aussi ceux des pèlerins Jean de Tournai et Georges Lengherand, en 1548. D’après son éditeur Denis Escudier, le récit a été rédigé en deux fois, en 1481 au retour du voyage, puis en 1493. Eustache de la Fosse se dit originaire de Tournai, donc il était Français ; son père lui ayant appris à coudre des chausses, pouvait-il être chaussier ? Il dit qu’il a accompli son voyage en 1479 en sa jeunesse, c’est-à-dire qu’il pouvait bien avoir alors trente ans18. Quelques années avant ce voyage, il était entré au service d’un marchand qui semble avoir résidé à Bruges et qu’il ne cite que comme son maistre ; il n’indique pas pour quelles tâches précises il avait été embauché ; d’après le récit, on sait que ce marchand avait un facteur à Burgos et un autre à Séville. Eustache de la Fosse lui-même, avant 1479, avait résidé à Notre-Dame de Guadalupe, à Tolède, et était allé à Sanlúcar de Barrameda, à l’embouchure du Guadalquivir (pour un séjour en Espagne ou en route pour l’Italie ?) ; en 1479 il resta trois mois à Burgos pour les affaires de son maître ; il connaissait donc le castillan. De là, il rejoignit Séville où son maître avait envoyé la marchandise à troquer contre de l’or à la Mina, et où le facteur du maître avait armé (au sens propre : avec de l’artillerie) une caravelle et y avait chargé cette marchandise. L’expédition d’interlope à laquelle Eustache de la Fosse participa n’était pas la première, les opérations de contrebande dans les eaux d’Afrique occidentale étant fréquentes durant ces années, notamment de la part des Castillans : en effet, en 1474, le roi de Portugal avait établi un monopole royal sur le commerce de l’or africain ; de plus, à partir de 1475, le Portugal et la Castille étaient en guerre au sujet de la succession du roi castillan Henri IV. Un marin et historien portugais du début du xvie siècle, Duarte Pacheco Pereira, rapporte qu’en 1475, des Flamands, profitant de cette conjoncture, armèrent un navire en Flandre, embauchèrent un pilote 16 Sur Josse de Hurtere, cf. J. Paviot, « Les Flamands au Portugal au xve siècle (Lisbonne, Madère, Açores) », Anais de História de Além-Mar, t. 7, 2006, p. 7-40 (passim). 17 Voyage d’Eustache Delafosse [sic] sur la côte de Guinée, au Portugal & en Espagne (1479-1481), éd. et trad. D. Escudier, Paris, Chandeigne, 1992 (Collection Magellane). 18 Cf. Dictionnaire du Moyen Français, version 2015, ATILF – CNRS & Université de Lorraine. Site internet : http://www.atilf.atilf.fr/dmf (consulté le 11-03-2020), s. v. jeune.

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castillan pour le conduire jusqu’à la Mina, malgré le monopole et les interdictions pontificales. Après avoir fait le troc de leurs marchandises contre de l’or à la Mina, ils prirent le chemin du retour, mais le navire périt sur la côte des Esclaves (le Libéria) et les Flamands furent mangés par les locaux19. Eustache de la Fosse connaissait sans doute les risques de l’opération, mais le jeu pouvait en valoir la chandelle. Vers cette date, le marchand brugeois d’origine normande Thomas Perrot envoya son facteur, prénommé Henri, à bord d’un navire qui se perdit au cap Barbas (à cent mille au nord du cap Blanc), faute de savoir le contourner – à l’aller ou au retour ? –, ce qui entraîna sa faillite. A contrario, le facteur brugeois de la firme Médicis, Tommaso Portinari, participa financièrement à un voyage vers la Guinée sous l’égide du futur roi Jean II, en 1474 ou 1475, mais ce fut un échec20. Eustache de la Fosse partit de Séville le 2 octobre 1479, sans savoir qu’un traité, celui d’Alcáçovas, venait d’être signé, le 4 septembre, entre le roi de Castille et le roi de Portugal, mettant fin à leur conflit et traçant les limites de leur domination en Afrique : aux Castillans les Canaries, au Portugal les autres îles atlantiques (Madère, Açores, cap Vert) et la Guinée, c’est-à-dire l’Afrique occidentale, et la conquête du Maroc21. Eustache de la Fosse prit un pilote dans le comté de Niebla, entre le Guadalquivir et la frontière portugaise. Je passe sur les avaries et les ennuis de navigation subis au tout début du voyage. Le premier port dont on s’approcha fut Safi, chez les Mores blancz (au Maroc), mais s’y trouvaient deux caravelles portugaises, contre lesquelles on ne voulut pas se battre. Une tempête força l’interlope à retourner vers l’Espagne, pour repartir le 1er novembre. Cette fois-ci, un arrêt à Safi fut possible, où des marins descendirent pour parler au souverain local et aux facteurs portugais. Après une escale aux Canaries, dans l’île de Lanzarote, la plus orientale, le navire se dirigea vers l’île du Fer, la plus à l’ouest pour faire du bois (et où un marin génois leur faussa compagnie) et sans doute pour opérer la petite volte pour revenir vers le « fleuve de l’Or » (rio de Oro, l’ancien Sahara espagnol), où l’on pratiquait la pêche. Arrivé au cap Vert, le bâtiment rencontra deux caravelles, qui se révélèrent faire partie de celles qui avaient quitté Cadix en même temps que lui ; une des deux caravelles navigua alors de conserve avec lui. Ils dépassèrent l’île des Idoles (Los ou Loos, au large de Conakry), le cap Lion (Leone, Tagrim ?), puis les basses Saincte Anne pour arriver où se vend la graine de paradys, c’est-à-dire sur la côte des Graines (le Libéria). Là, Eustache de la Fosse et ses compagnons virent des Noirs, quasi nus, qui faisaient preuve de beaucoup de familiarité, montant à bord des navires et chapardant les objets. Ils leur achetèrent de la graine de paradis, et aussi des esclaves pour les échanger à la Mina contre de l’or. L’autre caravelle préféra rester pour acquérir plus de graine de paradis et d’esclaves, celle d’Eustache de la Fosse repartit seule et arriva à la Mina le 17 décembre 1479. Il n’y avait alors que deux ports distants de six lieues, que les deux caravelles s’étaient 19 Duarte Pacheco Pereira, Esmeraldo de situ orbis, éd. D. Peres, Lisbonne, Academia Portuguesa de História, 1988 (1re éd., 1954), p. 133-134. 20 Cf. R. de Roover, The Rise and Decline of the Medici Bank, 1397-1494, New York, Norton, 1966 (1re éd., 1963), p. 349-353. 21 Ratifié par le roi de Portugal dès le 8 septembre 1479, mais par les Rois catholiques le 6 mars 1480, confirmé par le pape Sixte IV par la bulle Aeterni regis du 21 juin 1481.

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partagés avant de se séparer ; Eustache de la Fosse se rendit donc à celui appelé l’Aldeia das duas partes, où il ancra le 18. Il se rendit auprès du souverain local pour en obtenir sûreté. Le lendemain 19, il s’installa à terre pour vendre les différents biens qu’il avait apportés. Le temps que la nouvelle parvînt dans les terres, il ne vit apparaître des marchands que quatre ou cinq jours plus tard (c’est l’occasion pour lui de donner un court vocabulaire : qu’il indique parmi les expressions chocque chocque montre que les hommes cherchaient à faire l’amour avec des Africaines). Cependant, la nuit du 6 janvier 1480, arrivèrent quatre navires portugais qui canonnèrent la caravelle ; ils s’étaient emparés auparavant de la caravelle de conserve et d’une autre. Les Portugais gardèrent les gens de qualité comme prisonniers et renvoyèrent les marins et pauvres hommes à bord d’une caravelle, qui put rejoindre l’Espagne. Eustache de la Fosse tomba finalement dans les mains du grand découvreur Diogo Cão, ung bien rebelle fars selon lui (« un bien mauvais drôle »). Diogo Cão acheta sa caravelle lors du partage du butin et le força à vendre sa marchandise et à lui en rendre compte tous les soirs. Pendant son séjour à la Mina, deux des navires portugais s’étaient rendus à la côte des Esclaves (Togo, Bénin, Nigéria) et en avaient ramené chacun deux cents, qui furent vendus contre de l’or. Les navires repartirent le jour de Mardi gras (28 mars 1480) ; Eustache de la Fosse était dans sa propre caravelle, où il sympathisa avec le pilote qui lui apprit les techniques de navigation. Ils repassèrent par la côte des Graines pour en acquérir de nouveau, ainsi que des esclaves. Là, ils se nourrirent de grosses huîtres, crues ou cuites, de riz, de beurre de lait de chèvre, de miel. À une des îles au large de la Sierra Leone, ils firent escale pour caréner et nettoyer les navires. Plus loin, au port du cap Leone (Freetown ?), ils firent provision d’eau et de nourriture. Ensuite, ils s’arrêtèrent aux îles du cap Vert pour y pêcher des poissons. Une seule des îles, Saint-Jacques, était habitée ; y résidaient les malades qui désiraient guérir de la lèpre en mangeant de la chair de tortue, ceci pendant deux ans (à son retour, Eustache de la Fosse conseilla à Jean de Luxembourg, qui en était frappé, de s’y rendre, ce qu’il fit ; il guérit, mais mourut au moment du retour en Flandre). En mer, ils aperçurent de beaux oiseaux : les Portugais expliquaient qu’il s’agissait des oiseaux d’îles enchantées qu’on ne voyait pas, où s’était réfugié un évêque portugais avec ceux qui avaient pu le suivre lors de la conquête musulmane de l’Espagne. L’enchantement cesserait quand l’Espagne serait libérée des musulmans. L’arrivée au Portugal se fit le 20 mai 1480. Passons sur l’emprisonnement puis l’évasion d’Eustache de la Fosse. Il rentra enfin à Bruges le samedi 10 février 1481 : le dimence au matyn, tout le monde me disoit le bien venus d’avoir escappet d’unq sy perilleux voiaige ; et en estoient les nouvelles par toutte la ville de Bruges, de ma revenue22. Notre dernier témoin est un anonyme flamand, qui était au service des Portugais, comme homme d’armes ou artilleur. En 1501, il a fait partie de l’expédition portugaise contre Mers el-Kébir, qui fut un désastre. En 1502, il s’embarqua à bord d’un navire pour le deuxième voyage de Vasco da Gama vers l’Inde. On sait que Diogo Cão avait reconnu la côte africaine jusqu’en Namibie actuelle, au Cape Cross ; en 1488, Bartolomeu Dias avait dépassé le cap de Bonne Espérance ; dix ans plus tard Vasco 22 Voyage d’Eustache Delafosse, éd. cit., p. 14-63, 80 (cit. p. 80).

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da Gama avait atteint Calicut en Inde (et le retour s’était fait en septembre 1499). Une deuxième expédition fut organisée avec vingt navires de guerre pour se livrer au commerce au moyen de marchandises que pourraient acheter les Indiens, et mit à la voile le 12 février 1502. Le récit de l’anonyme fut publié en 1504, sans doute à Anvers, sous le simple titre Calcoen, c’est-à-dire « Calicut23 ». L’auteur ne semble guère au fait de la géopolitique : il commence par rapporter la malheureuse expédition contre Mers el-Kébir, le 25 juillet 1501, puis continue avec la navigation vers l’océan Indien, via les Canaries (Kenan), appartenant au roi d’Espagne, puis le cap Vert, où les hommes et les femmes vivent entièrement nus, les femmes allant avec les hommes comme les singes : Si en weten goet noch quaet (« ils ne savent pas ce que sont le bien et le mal »). En avril, ils passèrent la ligne, ce qui semble avoir perturbé l’auteur : la Grande Ourse disparut, le soleil vint au nord, les saisons s’intervertirent. Le cap de Bonne Espérance (cape de Boen-Speranci) fut doublé bien sûr un jour de tempête (son premier nom), le 22 mai. Le 10 juin, réapparurent à l’horizon l’étoile Polaire et la Grande Ourse : Den .x. dach in Junio saghen wi wederom di waghen ende die noortsterre ende hadden weder kennisse vanden hemel waer om da twi seer verblijt waren (« Le 10 juin nous revîmes la Grande Ourse et l’Étoile polaire, et nous retrouvâmes un ciel connu, ce qui nous mit en grande joie »). Une escale eut lieu à Sofala (au Mozambique, à hauteur du 20e parallèle). Les hommes voulurent descendre à terre pour faire du commerce, mais on le leur interdit, car il y avait là un fleuve qui menait au pays du Prêtre Jean et parce que le roi de Sofala était en guerre avec celui-ci : Want wi spraken mit volck wt Paepians lant die daer gheuanghen waren ende waren haer luyden slauoenen want Paepians lant oueruloeyt insiluer gout ende ghesteenten ende rijcdomme […] (« Nous parlâmes avec des gens du pays du Prêtre Jean qui avaient été faits prisonniers et étaient esclaves. Le pays du Prêtre Jean abonde en argent, en or, en pierres précieuses et en richesses »). L’escale suivante fut l’île de Mozambique (au plus étroit du canal de Mozambique, en face de Madagascar), où on ne connaît pas la monnaie. Puis ce fut Kilwa (en Tanzanie), où les Portugais contraignirent le roi à payer un tribut au roi de Portugal en signe de vassalité ; le roi et son peuple se baignent tous les jours dans la mer, on y voit des bœufs sans cornes avec une selle sur le dos (des zébus), des moutons avec de grosses queues, des corneilles noires et blanches. L’île de Malindi (au Kenya) fut évitée et les navires se rendirent directement au « cap Sainte-Marie » (die cape sinte-maria, sans doute en Somalie) pour se préparer à traverser la mer d’Arabie (le golfe d’Oman). Ce fut l’occasion pour les marins de découvrir le phénomène de la mousson : Men sal weten dat vanden april tot september altijt daer winter is ende die wint wayt dan suytoest altijt. En van september totten april ist somer ended an waeyt die wint

23 Le second voyage de Vasco da Gama à Calicut. Relation flamande éditée vers mdiv reproduite avec une traduction et une introduction, éd. et trad. J. Ph. Berjeau, Paris, Charavay, 1881 (texte flamand cité ci-après) ; Calcoen, dans Voyages de Vasco de Gama. Relations des expéditions de 1497-1499 & 1502-1503 : récits et témoignages, trad. P. Teyssier et P. Valentin, Paris, Chandeigne, 1995 (Collection Magellane), p. 347-352 (traduction française citée ci-après).

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altijt noertoest van elc een half iaer. Ende hoe die wint is soe is die stroom ende inden somer ist seer quaetwesen want ic hebt besocht een iaer lanc (« il faut savoir que l’hiver dure d’avril à septembre, et que le vent souffle sans arrêt du sud-[ou]est. De septembre à avril, c’est l’été, et le vent souffle alors sans arrêt du nord-est, pendant la moitié de l’année. Et les courants sont comme le vent ; c’est une très mauvaise période : j’en ai fait l’expérience toute une année »). Les Portugais arrivèrent le 21 août 1502 en Inde à la hauteur de Cambay (au fond du golfe du même nom ?) : is een grote coopstat ende leit aen tlant van Caldeen daer babilonien in leyt op die riuier van Cobar. Aen dit lant verbi hoech Arabien leit die stadt Mecha daer Machomet leit die heydens duuel (« c’est un grand port de commerce ; il est situé près du pays de Chaldée où se trouve la Babylonie, sur la rivière de Cobar. Au-delà de ce pays, en remontant vers l’Arabie, se trouve la ville de La Mecque, où est enterré Mahomet, le démon païen »). Puis, ils longèrent la côte, passant devant Goa, attaquant quatre cents navires, tuant les équipages, brûlant les vaisseaux. Vers Cannanore, à partir du 11 septembre, ils attendirent les navires en direction de La Mecque pour les empêcher de faire le commerce des épices vers la Méditerranée et pour que les Portugais fussent les seuls maîtres de ce commerce ; ils en prirent un seul, qu’ils pillèrent et réduisirent en cendres avec tout le monde à bord. Le 20 octobre, ils débarquèrent à Cannanore, où le roi les reçut en grande pompe, leur offrant twee olifanten ende meer ander vreemde beesten die ic niet nomenen can (« deux éléphants et d’autres animaux inconnus que je ne puis nommer ») ; ils y achetèrent toutes sortes d’épices. Le 27, ils partirent pour Calicut, lieu du premier débarquement de Vasco da Gama : là, ils combattirent sur mer pendant trois jours ; après avoir pendu les prisonniers, ils leur coupèrent les mains, les pieds et la tête, qu’ils jetèrent dans un vaisseau, le laissant dériver vers la terre. L’étape suivante fut Cochin. Entre Calicut et Cochin se trouvaient une principauté chrétienne – veel goede kersten (« beaucoup de bons chrétiens », bien qu’hérétiques, des syro-malabars jacobites) – et une principauté juive. Le 28 novembre, ils rencontrèrent le roi de Cochin qui leur offrit six éléphants de guerre et ils traitèrent de l’achat d’épices et de marchandises. Ce fut ensuite Quilon, le 3 janvier 1503, où les « bons chrétiens » chargèrent des épices à bord des navires portugais. L’auteur sut qu’au-delà à cinquante milles se trouvait l’île de Ceylan, où l’on trouvait la meilleure cannelle, qu’à six jours se trouvait la ville de Lapis et tout près de là le sanctuaire de saint Thomas (en fait sur la côte de Coromandel, à Mylapore), qu’à huit cents milles se trouvait la ville de Malacca : van daer comen die beste naghelen ende notenmuscaten ende ander costelijcke comanscap ende ghesteente (« d’où viennent les meilleurs clous de girofle, les noix muscades, et autres belles marchandises et pierres précieuses »). L’anonyme a remarqué que les autochtones avaient les dents noires (en fait rouges) parce qu’ils mâchaient du tomboer, c’est-à-dire de la noix d’arec enrobée d’une feuille de bétel. On trouvait aussi de gros chats d’où vient le musc qui croît entre leurs pattes (?). Il a observé la culture du gingembre et de la cannelle, dont on enlève l’écorce. Le 12 février, les Portugais livrèrent un combat naval contre la flotte du roi de Calicut, devant sa ville, et la battirent, prenant deux vaisseaux et brûlant les autres, grâce à la supériorité de leur l’artillerie.

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Ils firent alors leurs préparatifs pour leur retour au Portugal et mirent le cap sur Cannanore, suivant la même route qu’à l’aller. À Quilon, l’auteur a noté la cueillette des huîtres perlières par des pêcheurs qui se mettaient une pince sur le nez ou la bouche. Vasco da Gama a manifestement semé la terreur sur la côte de Malabar. Pour l’auteur de Calcoen, les choses étaient simples : Int iaer .xv. c. en ij. verloren die onghelouige c. ende lxxx. scepen mer en hadden si die scepen niet quijt gheweest so hadden wi daer qualijt aen gheweest want si waren onse vianden. Ende alsoe quamen wy wederom behouden in Poertegael. Deo Gracias (« En l’an 1502, les Infidèles perdirent cent quatre-vingts vaisseaux ; mais si ces vaisseaux n’avaient pas été perdus, les choses auraient mal tourné pour nous, car ils étaient nos ennemis. Et ainsi nous revînmes sains et saufs au Portugal. Deo Gratias »). * * * Il nous faut bien le reconnaître : les voyageurs bourguignons – en ce qui concerne l’expansion ibérique, et particulièrement portugaise – sont décevants : Jan Taccoen ne s’y intéresse pas, Eustache de la Fosse se livre à un exercice d’autobiographie et l’auteur de Calcoen n’avait pas les capacités intellectuelles pour présenter des vues plus amples. Relevons aussi que leurs textes n’eurent aucune diffusion. Mais ne les accablons pas : ce désintérêt ne fait que refléter celui de leurs contemporains de Bruges ou d’Anvers, où s’écoulaient les produits de cette expansion sans qu’ils s’intéressent pour autant à leur provenance.

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Alain servantie 

Les missions turques des ambassadeurs impériaux et leurs prolongements artistiques (1533-1547) L’empereur Charles Quint, non sans réticence et principalement en vue de régler les droits de son frère Ferdinand sur la Hongrie, a envoyé deux ambassadeurs originaires des Pays-Bas négocier avec les Turcs, Corneille Duplicius de Schepper en 1533-1534 et Gérard Veltwijck en 1545-1547. Le premier a échoué dans sa mission, alors que le second est revenu avec un accord de paix qui a fixé pour un siècle et demi les frontières entre l’empire ottoman et les Habsbourg. Les relations et rapports des deux ambassadeurs sont conservés aux Archives de Simancas, Vienne ou Bruxelles, et partiellement publiés1. Au-delà des rapports officiels ou de la correspondance, chacune de ces missions a donné lieu à un développement artistique et littéraire inattendu : la première un reportage graphique du peintre Pieter Coecke, la deuxième une épopée en vers latins du médecin Hugo Favolio. Les œuvres de Coecke et de Favolio paraissent un résultat accidentel de ces missions, alors qu’à la même époque, à la demande de François Ier, plusieurs humanistes français se trouvaient à Constantinople, hébergés par l’ambassadeur royal, Gabriel d’Aramon, pour enquêter sur la Turquie et la Palestine, afin d’en donner une image justifiant l’alliance, et, le cas échéant, de rapporter des médailles et antiquités, des manuscrits anciens en grec, latin ou syriaque, ou modernes dans les langues orientales, des recettes médicales, des innovations botaniques, sans répartition claire des tâches, conduisant à nombre d’œuvres du byzantinologue Pierre Gilles (en latin) et du géographe Thevet, à un discours en vers sur Constantinople de Bertrand de La Borderie, à une description socio-culturelle d’un Pierre Belon, à un texte plus politique de Guillaume Postel, ou aux dessins des costumes du Levant de Nicolas de Nicolay2.

1 Cf. A. Servantie, « Ambassadeurs de Charles Quint auprès de Soliman le Magnifique », Anatolia Moderna, t. 9, 2000, p. 1-45 ; Id., « L’information de Charles Quint sur les Turcs, ou les éléments pour décider de la guerre ou de la paix : du rêve de Croisade aux réalités », dans L’Empire ottoman dans l’Europe de la Renaissance – El Imperio Otomano en la Europa renacentista. Idées et imaginaires d’intellectuels, de diplomates et de l’opinion publique dans les Anciens Pays-Bas et le Monde Hispanique aux xve, xvie et début du xviie siècles, dir. A. Servantie et R. Puig de la Bellacasa, Louvain, Leuven University Press, 2005 (Avisos de Flandes, 11), p. 249-295. Les rapports complets de ces ambassades demandent à être publiés. 2 Cf. J. Paviot, « Autour de l’ambassade de d’Aramon : érudits et voyageurs au Levant (1547-1553) », dans Voyager à la Renaissance. Actes du colloque de Tours (1983), dir. J. Céard et J.-Cl. Margolin, Paris, Maisonneuve & Larose, 1987, p. 381-392 ; Fr. Tinguely, L’écriture du Levant à la Renaissance.

Alain Servantie • Bruxelles Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 151-165.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124742

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a l a in s e rva n t i e

Les missions de Corneille de Schepper Suite à la main tendue par le grand vizir Ibrahim pacha, en août 1532 à l’issue du siège de Kőszeg (Hongrie), Charles Quint, tout en essayant d’obtenir la bénédiction du pape pour ce qui pourrait paraître un impius foedus, désigne un de ses conseillers, Corneille Duplicius de Schepper, originaire de Nieuport, fils d’un bourgmestre de Dunkerque, qui avait étudié au collège trilingue de Louvain3, nanti d’instructions le chargeant de surveiller les envoyés de Ferdinand et de s’informer sur l’alliance franco-turque. Corneille de Schepper, parti de Vienne le 12 avril 1533, arrive le 25 mai à Constantinople. Il négocie avec le grand vizir Ibrahim pacha, dont l’attitude positive le fait tabler sur une poursuite des négociations laissant espérer une paix entre les deux empereurs, ce qu’il annonce dans une lettre à Charles Quint envoyée de Constantinople le 2 juillet 1533, où il fait allusion aux succès commerciaux des Vénitiens, suggérant que des négociants proches de l’empereur pourraient faire de même : Quant aux marchandts que sçavez, ilz feroient leur prouffit, s’ilz trouvassent quelque moien de venir pardeçà, principallement avec joiaulx et pieres précieuses ; les Vénetiens en ont bien… fait leur prouffit. Je vous en asseure s’il vient à point tenez leur… quelque propos. Ilz pourront venir seurement. Car nous avons fait une bonne et ferme paix de part du Roy, nostre maistre, avec le grand Seigneur […]. Portant cestes marchandises, ilz feront assez du gaing4. De Schepper s’en retourne par Vienne et Bruxelles, puis, en décembre, à Monzon où se tenaient les Cortès d’Aragon, il fait rapport à l’empereur, et obtient de nouvelles instructions pour poursuivre la négociation. Il repart le 1er janvier 1534, via Prague et Raguse, arrive le 26 avril à Constantinople, où les 17 mai et 2 juin il est reçu en audience par Soliman. Le grand vizir Ibrahim pacha est parti en campagne vers la Mésopotamie. Les négociations échouent, ce que De Schepper annonce

Enquête sur les voyageurs français dans l’Empire de Soliman le Magnifique, Genève, Droz, 2000 (Les seuils de la modernité, 3). 3 Cf. J. de Saint-Genois et G.-A. Yssel de Schepper, Missions diplomatiques de Corneille Duplicius de Schepper dit Scepperus, ambassadeur de Christiern II, de Charles V, de Ferdinand Ier, et de Marie, reine de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas, de 1523 à 1555, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1856 (Mémoires de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, 30) ; Collection des Voyages des Souverains des Pays-Bas, éd. L. P. Gachard et Ch. Piot, t. 3, Bruxelles, Palais des Académies, 1881, p. 449-570 (correspondance officielle avec l’empereur, correspondance privée avec Nicolas Olah, Dantiscus, comptes de la deuxième mission) ; L. Sicking et A. Servantie, « L’origine de la diplomatie impériale à la cour ottomane. Les missions de Cornelius de Schepper, Ambassadeur Habsbourgeois à Constantinople, 1533-1534 », dans Pays Bourguignons et Orient : diplomatie, conflits, pèlerinages, échanges (xive-xvie siècles). Rencontres de Mariemont-Bruxelles (24-27 septembre 2015), dir. A. Marchandisse et G. Docquier, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie s.), t. 56, 2016, p. 213-239. 4 Collection des Voyages, éd. cit., t. 3, p. 464-465.

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curieusement à l’empereur dans une lettre du 2 juin 1534, avant de rejoindre Prague puis Madrid : Monsr de Malines, mes recommendations prémises. Par mes dernières, vous ay escript comment j’estoie arrivé en ce lieu, et ce que me sembla que pourrez dire à Pierre Vande Walle touçant les tapisseries et aultres marchandises. Depuis ce temps les marchandts ont eut assez à souffrir, et de jour en jour se treuvent oppressez de plus en plus ; de sorte que je ne conseille pas qu’ilz y viegnent plus, comme aussi je croy qu’ilz ne feront. Il fault trouver aultre mode pour hwyder lesdictes marchandises. […] Car, par l’absence d’Imbrahim Bassa, les choses vont aultrement qu’elles ne soulloient. J’ay esté deux fois auprès cest Empereur, et eut de luy deux bonnes et longues audiences. La dernière a esté ce jourd’huy, auquel jour il m’a baillé responce sur mes propositions et charge que j’ay eut du Roy des Rhomains et en part aussi de nostre Empereur Charles. De laquelle response ne vous veulx pas tenir propos. […] Seullement je vous veulx prier vouloir dire à Pietre Vande Walle ce que ensuyt, affin qu’il ne se fie pas sur ces pierreries ; car ce Grand Seigneur n’achapte plus ainsi qu’il souloit. C’est par l’absence d’Imbrahim Bassa […]5. L’expression Monsr de Malines renvoie en termes cryptés à la ville où l’empereur avait passé une grande partie de son enfance. Pierre van de Walle est un commerçant anversois, courtier en tapisseries, que l’on va retrouver ci-après. Se référant à l’échec de la vente de tapisseries, De Schepper informe l’empereur des difficultés rencontrées dans sa propre mission. Bien que nous ne disposions d’aucun document témoignant d’une rencontre entre Pieter Coecke et De Schepper, les dessins du premier illustrent bien les voyages du second.

Pieter Coecke : de la prospection commerciale au reportage sur la Turquie6 Pieter Coecke, peintre notamment de cartons de tapisserie pour le tapissier de Bruxelles Guillaume Dermoyen, s’est rendu à Constantinople en 1533-1534, en vue de faire la promotion de tapisseries auprès du sultan ou plus précisément de son grand vizir Ibrahim pacha. Les marchands des Pays-Bas cherchaient de nouveaux débouchés à une production de luxe dont la clientèle se limitait à quelques souverains et grands seigneurs. En 1532, le budget impérial, et accessoirement celui des Pays-Bas, avait été entièrement consacré au financement de la campagne militaire destinée à s’opposer

5 Bruxelles, Archives générales du Royaume, SEA 767, fol. 70-71, publié dans Collection des Voyages, éd. cit., t. 3, p. 539-541. Hwyder : ‘écouler’. 6 Cf. A. Servantie, « Türkiye’de satılmayan Brüksel Halılarından “Türkleri Tavırları”’na ve “Büyük Sarayının Tarifin”’ne » (« De la mévente de tapisseries bruxelloises en Turquie aux “Façons de faire des Turcs” »), dans Harp ve Sulh. Avrupa ve Osmanlılar (Guerre et Paix. L’Europe et les Ottomans), dir. D. Couto, Istanbul, Kitapyayınevi, 2010, p. 259-316.

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à la venue de Soliman en Allemagne. Par contre, la main tendue par le grand vizir Ibrahim pacha, en août 1532, et l’ouverture de négociations laissaient espérer un apaisement et même un renforcement des échanges commerciaux. Les négociants d’Anvers et d’Augsbourg ont parié sur les goûts d’Ibrahim pacha pour les produits luxueux occidentaux et pour tout ce qui rappellerait le faste impérial ; on savait qu’il venait de faire fabriquer à Venise pour Soliman une tiare incrustée de pierres précieuses d’une valeur de 115 000 ducats, qui n’était pas sans rappeler la couronne du Saint-Empire dont le pape avait ceint Charles Quint à Bologne en 1529, ainsi qu’un trône couvert de perles d’une valeur de 40 000 ducats. La correspondance des bayles de Venise nous informe sur les appétits du grand vizir : diamants, mais aussi cristal, fromage de Plaisance, moscatel, sucre et chandelles7. Pieter Coecke se rend en Turquie dans le cadre d’un contrat passé le 15 juin 1533 entre Jacob Rehlinger, marchand d’Augsbourg et facteur des Fugger, associé à Pieter van de Walle, courtier, joaillier et marchand de produits de luxe à Anvers, et Guillaume Dermoyen, pour la livraison à Constantinople d’un ensemble de tapisseries, et dans un premier temps de deux échantillons grandeur nature, l’un de la bataille de Pavie, l’autre des chasses de Maximilien. Si l’acheteur turc se montrait intéressé, on lui reproduirait les deux séries de tapisseries, soit sept pour Pavie, douze pour les chasses. Aux termes d’un contrat passé le 18 août 1533 devant notaire à Venise entre Jacob Rehlinger et le Vénitien Marco di Nicolò, ce dernier s’engageait à acheminer les deux pièces à Constantinople pour les présenter au sultan et à faciliter la transaction8. Le choix des échantillons n’était pas innocent : la bataille de Pavie montrait l’écrasement et la capture de François Ier. Charles Quint soupçonna très tôt que ce roi avait cherché à se venger de sa captivité de Madrid et à se délier des engagements qu’il y avait pris en provoquant des agressions ottomanes contre les Habsbourg, notamment à Mohács. Au printemps 1532, Ferdinand avait envoyé deux émissaires, Joseph de Lamberg et Leonardo de Nogarole, pour essayer d’arracher une trêve à Soliman, qui s’était mis à la tête d’une formidable armée en marche vers la Hongrie. Ils avaient été reçus à Niš par Ibrahim pacha, en présence de l’envoyé français, Rincon. Leurs pourparlers avaient échoué et l’armée turque avait poursuivi sa progression jusqu’à Kőszeg. De retour auprès de Ferdinand, ils rapportèrent que l’ambassadeur de France avait raconté comme l’empereur des Chretiens avoit pris [le roi François] 7 Marino Sanuto, I Diarii (1496-1533), éd. R. Fulin, F. Stefani, N. Barozzi, G. Berchet et M. Allegri, 58 vol., Venise, Visentini, 1879-1903, t. 50, col. 581 (4 juin 1529) ; t. 56, col. 364 (juin 1532), col. 826 (août 1532), col. 882 (septembre 1532) ; t. 57, col. 632-634 (mars 1533). Cf. G. Necipoğlu, « Süleyman the Magnificent and the Representation of Power in the Context of Ottoman-HapsburgPapal Rivalry », The Art Bulletin, t. 71/3, septembre 1989, p. 419-421. 8 Cf. H. Kellebenz, « Jakob Rehlinger, ein Augsburger Kaufmann in Venedig », dans Beiträge zur Wirtschafts und Stadtgeschichte. Festschrift für Hector Ammann, dir. H. Aubin et al., Wiesbaden, Franz Steiner, 1965, p. 362-379 ; Quellen und Regesten zu den Augsburger Handelshäusern Paler und Rehlinger, 1539-1642. Wirtschaft und Politik im 16./17. Jahrhundert, éd. R. Hildebrandt, 2 vol., Stuttgart, Franz Steiner, 1996-2004 (Deutsche Handelsakten des Mittelalters und der Neuzeit, 19), t. 1, n° 11 ; G. Delmarcel, La tapisserie flamande du xve au xviiie siècle, Tielt, Lannoo, 1999, p. 20, 135, 364 ; Id., « Les tapisseries des Chasses de Maximilien : rêve et réalité », Revue belge d’Archéologie et d’Histoire de l’Art, t. 53, 1984, p. 119-128.

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autrefois a trahison et de nuit9. Les tapisseries de la bataille de Pavie montrent de façon patente que François Ier n’avait pas été pris de nuit et par traîtrise, mais en plein jour et à l’issue d’une bataille très ouverte et publique. Quant à la représentation de la scène de chasse, elle aurait flatté le goût de Soliman pour la vénerie, goût partagé avec les Habsbourg ; ce faisant, elle mettait les deux empereurs sur le même pied, mais aussi Marie de Hongrie, sœur de l’empereur, qui apparaît à cheval sur la droite de la tapisserie représentant le mois de septembre ; Marie faisait valoir ses droits sur les mines de Transylvanie qui étaient inclues dans la dot de son contrat de mariage avec feu le roi de Hongrie. Les dessins que nous a laissés Pieter Coecke sur son voyage permettent de le dater : l’un d’entre eux représente les réjouissances de la fin du ramadan, à la nouvelle lune, avecques torches & flambeaux, faisans grans cris & hurlemens avec toutes sortes d’instruments en grande lyesse a leur mode. Cette indication permet de dater le passage en « Macédoine » : en 1534, le ramadan s’est achevé le 13 avril. Le croissant de la nouvelle lune est figuré en haut à droite de la planche. À Constantinople, étant venu avec les Vénitiens, il pourrait bien avoir assisté à une audience que le grand Turc estant en son trosne donna à l’envoyé de la République, Daniele de Ludovisi, effectivement venu ‘haranguer’ Soliman entre le 13 mars et le 21 avril 1534, au sujet d’incidents intervenus à la Toussaint précédente entre la flotte vénitienne et des navires turcs10. La gravure où il représente la harangue prononcée dans la Court du grand Turc situe le Divan dans un décor où les doubles arcades ouvertes sur le paysage reproduisent plutôt, curieusement, la structure de tableaux flamands que la réalité du Divan11. Coecke, avec ses deux tapisseries dans ses bagages, est arrivé dans la capitale ottomane bien après qu’Ibrahim pacha l’eut quittée pour Alep, fin septembre 1533, à la tête d’une expédition contre les Safavides en Irak. Le départ d’Ibrahim a changé les perspectives, tant pour le commerce que pour les négociations diplomatiques ; comme l’écrit De Schepper, ce Grand Seigneur n’achapte plus ainsi qu’il souloit. C’est par l’absence d’Imbrahim Bassa […]12. Le vizir faisant fonction, Ayas pacha, est d’une grande timidité et ne prend aucune initiative. Le rappel de la prohibition des images suggère un revirement vers l’orthodoxie iconoclaste après le départ d’Ibrahim pacha : De Schepper décrit, dans son journal, le palais qu’Ibrahim avait fait construire sur l’hippodrome – aujourd’hui Musée des Arts Islamiques ; il avait fait ériger, devant ce bâtiment, des statues rapportées de Buda que Coecke représente dans son dessin de l’hippodrome. Ces statues seront détruites après l’exécution d’Ibrahim pacha en mars 1536. Le voyage fut donc inutile. Le sort des deux échantillons ne nous est pas connu. Le Vénitien Marco di Nicolò fut décapité pour espionnage.

9 Bruxelles, Archives générales du Royaume, SEA 768, fol. 124-125, texte inédit. 10 Relation présentée au Sénat par le secrétaire Daniello de’ Ludovisi, le 3 juin 1534, dans Relazioni degli ambasciatori veneti al Senato nel secolo decimo sesto, éd. E. Alberi, 15 vol., Florence, Società editrice fiorentina, 1839-1863, t. 12, p. 1-30. 11 Cf. infra, en fin de volume, la figure 7. 12 Cf. supra, n. 5.

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Par contre, Coecke aurait bénéficié d’une gratification de Soliman ; il aurait appris le turc, se serait intéressé aux teintures des soies et laines employées par les fabricants de tapis turcs, mais surtout il a dessiné en voyage ce qu’il observait, ce qui a produit une série de gravures, publiées en 1553 à Anvers par sa veuve sous le titre Les Mœurs et fachons de faire des Turcz avecq les regions y appartenents, ont esté au vif contrefaictes par Pierre Coeck d’Alost, luy estant en Turquie, l’an de Jesuchrist m.d. 33, lequel aussy de sa main propre a pourtraict ces figures duysantes a l’impression d’ycelles13. Les dessins des Mœurs et Fachons eurent beaucoup de succès. Présentés comme une suite de cartons pour des tapisseries futures de 4,57 mètres de long sur une hauteur de 44,2 centimètres, ils traitent de sept sujets séparés par des cariatides à l’antique représentant des Turcs, hommes à moustaches ou femmes voilées. Ils représentent en eux-mêmes, comme le relève Georges Marlier, un véritable reportage remarquablement réaliste sur les paysages, les personnages et la vie dans l’empire ottoman en 1533-1534. Les costumes variés, où les femmes chrétiennes paraissent à visage découvert, alors que les musulmanes sont voilées, clairement distinguées par leur coiffure, donnent une idée de la diversité. Des inscriptions sous les dessins commentent les épisodes et en donnent le sens. Les planches sont présentées dans un ordre géographique, marquant une progression dans le voyage, depuis la Slavonie – entre Raguse et Niš – à travers les plaines de l’actuelle Bulgarie – appelée Macédoine – jusqu’au cœur de Constantinople. La progression de gauche à droite sur le rouleau marque comme une marche de l’Occident vers l’Orient. Dans le premier dessin, Pieter Coecke se représente lui-même vêtu à l’esclavonne14, renvoyant à un type de costumes que l’on pouvait acheter à Raguse, comme le fait la même année De Schepper et comme le fera Gérard Veltwijck en 1545 : les hommes sont habillés long, c’est-à-dire avec un habit de dessus en forme de manteau, et pardessous, ils portent des saies à la mode italienne. Les étapes donnent lieu à l’érection de tentes, comme De Schepper le raconte dans son journal de voyage. À Constantinople, Coecke assiste à une procession de circoncision : un cortège de femmes voilées – donc supposées musulmanes – d’enfants et de musiciens accompagne les garçons qui vont être circoncis15. Les voiles de certaines de ces femmes seront reproduits tels quels par Nicolas de Nicolay et on les retrouvera dans le bain turc d’Ingres. Deux femmes non voilées au premier plan à gauche, donc chrétiennes, sont sans enfant près d’elle, ce qui peut laisser entendre que leur progéniture a été victime du devşirme – conversion de force de jeunes garçons. De Schepper, dans son

13 Cf. A. Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, 5 vol., Paris, Mabre-Cramoisy, 1685, t. 1, p. 553 ; C. van Mander, Le livre des peintres de Carel van Mander. Vie des Peintres flamands, hollandais et allemands, éd. H. Hymans, 2 vol., Paris, Librairie de l’Art, J. Rouam, 1884, t. 1, p. 184-189 ; G. Marlier, La renaissance flamande. Pierre Coecke d’Alost, Bruxelles, Robert Finck, 1966 ; W. St. Maxwell, The Turks in 1533. A Series of Drawing Made in that Year at Constantinople by Peter Coeck of Aelst and Published by his Widow in Antwerp in 1553, Londres, Édimbourg, 1873 ; R. Szmydki, « La tenture de l’Histoire de Josué de Vienne et les tapissiers bruxellois Dermoyen », Artibus et Historiae, t. 26 (no 52), 2005, p. 93, qui ajoute que Coecke avait été envoyé pour fonder un atelier de tissage. 14 Cf. infra, en fin de volume, la figure 8. 15 Cf. infra, en fin de volume, la figure 9.

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journal, avait noté, à la date du 13 juillet 1533, le triomphe d’aulcuns enfans qu’on vouloit circumcire, montés à cheval et accompagnés de tambourin, flûtes, trompette, et bassins d’arrain16 – autrement dit de cymbales, représentées par Coecke. Dans son dessin de la Court du grand Turc, Coecke place un éléphant17. De Schepper, dans son relevé de compte, indique : le Grand Turcq manda au logis de Cornille quatre oliphants et deux lions, et les fit danser et jouer ; et est ung signe de grand honneur ; baillé à ceulx qui les menèrent, douze ducats18. En 1545, Veltwijck indique que les Français avaient payé cent ducats aux gouverneurs des éléphants et des lions. Favolio parle de lions et léopards rugissant, hébergés alors dans l’ancienne basilique Aya Irini. Coecke, de retour aux Pays-Bas, a dessiné en 1534 un géant Druon Antigone, armé d’un cimeterre, pour la ville d’Anvers. Il devint peintre de Charles Quint et de Marie de Hongrie. Il aurait accompagné la flotte impériale à Tunis en 1535, et assisté à la prise de cette ville ; ce voyage lui aurait inspiré des tableaux intitulés Le Maure de maître van Aelst avec la ville de Tunis au fond, Le Père du susdit Maure aux genoux de l’empereur Charles Quint et six dessins représentant des Victoires de Charles Quint. Ces œuvres ont toutefois disparu19. Six dessins orientaux à la plume et lavés de bistre de Coecke figuraient dans la collection du prince Charles-Antoine de Ligne, tué en Argonne en 1792. La collection fut achetée en bloc par l’archiduc Albert de Saxe-Teischen et devint le noyau de la collection de l’Albertina ; malheureusement, les dessins de Coecke n’y figurent pas20. Pieter Coecke est décédé en 1550 à Bruxelles : il y fut enterré en l’église SaintGéry, aujourd’hui détruite. Sa pierre tombale portait ses armes, « d’azur aux trois croissants d’argent », rappelant son voyage en Turquie, tout comme les armes de Corneille de Schepper21.

Les missions de Gérard Veltwijck à Constantinople Dix ans plus tard, à la paix de Crépy, conclue le 18 septembre 1544, François Ier et Charles Quint essaient une nouvelle fois de régler les conflits et décident d’envoyer une ambassade commune auprès de Soliman afin de négocier une paix générale entre l’empire ottoman et le monde chrétien. Charles Quint désigne pour l’y représenter

16 J. de Saint-Genois et G.-A. Yssel de Schepper, Missions diplomatiques de Corneille Duplicius de Schepper, p. 185. 17 Cf. infra, en fin de volume, la figure 10. Sur cette gravure, cf. de même A. Servantie, « Sur la “Description de la Court du Grant Turc” de Pieter Coeck d’Alost », dans 14th International Congress of Turkish Art. Proceedings, dir. Fr. Hitzel, Paris, Collège de France, 2013, p. 705-711. 18 Collection des Voyages, éd. cit., t. 3, p. 565. 19 Cf. H. J. Horn, Jan Cornelisz Vermeyen, Painter of Charles V and his Conquest of Tunis : Paintings, Etchings, Drawings, Cartoons and Tapestries, 2 vol., Doornspijk, Davaco, 1989. 20 Je suis reconnaissant à Monsieur Pierre Mouriau de Meulenacker pour ses informations relatives à la collection des Princes de Ligne, et à Madame Marian Bisanz-Prakken pour ses informations sur l’Albertina. 21 Bruxelles, Archives la Ville de Bruxelles, Registre 3411, p. 292 (épitaphier de l’église Saint-Géry, table n° 88).

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Gérard Veltwijck, jeune conseiller originaire d’Utrecht et sorti premier du collège trilingue de Louvain en 1528. François Ier nomme Jean de Monluc, évêque de Valence. La première mission, qui se déroule de juin à novembre 1545, se conclut avec la prolongation de la trêve en cours entre les Habsbourg et les Ottomans. Veltwijck revient en 1546 et conclut finalement une paix en 1547. Les documents relatifs à ses missions sont connus par sa correspondance avec l’empereur ou avec Ferdinand, conservée à Simancas, à Bruxelles et à Vienne, ainsi que par ses comptes inédits conservés aux Archives générales du Royaume de Belgique22. La première mission a donné lieu à une relation poétique, en 4764 vers latins, d’un jeune médecin italo-flamand, Hugo Favolio, l’Hodoeporicum Byzantinum, publiée une seule fois à Louvain en mai 156323. Nous allons examiner comment la mission diplomatique compliquée se reflète dans cette épopée humaniste, version emphatique, quelquefois boursoufflée, pauvre en détails sur les contacts humains. Autrement dit, nous pouvons nous livrer à une triple lecture de la mission : une lecture bureaucratique – dans une perspective politique – une lecture très concrète – sur les renseignements pratiques donnés – et une lecture poétique. L’Hodoeporicum se divise en trois livres : – le premier, long de 1634 vers, raconte le voyage de Venise à Constantinople à la manière d’une Énéide virgilienne, d’où le titre. Cette partie faisait l’objet de la thèse de feu André Deisser24 ; – le deuxième livre, long de 1024 vers, dont la traduction est inédite, décrit le séjour de Veltwijck à Constantinople et donne une toile de fond de la mission diplomatique ; – le troisième livre, long de 2106 vers, raconte le retour de Favolio à Venise, par mer, séparément de Veltwijck. La traduction française est inédite mais le texte a été traduit en grec moderne par Roubini Dimopoulou, de l’Université Capodistria à Athènes25. Nous nous limiterons ici à l’étude du deuxième livre, où l’on peut mieux voir le décalque de la mission. Veltwijck avait recruté à Bruges, comme secrétaire, Mathieu Laurin, fils d’un membre du Franc de Bruges et beau-fils de De Schepper par sa mère,

22 Cf. supra, n. 1 ; Comptes du secretaire maistre Gerard Veltwyck des despens faictz par luy en sa charge de Turquye depuys sont departement de Worms qui fut le 22 de may jusques a son retourt en court : Bruxelles, Archives générales du Royaume, Secrétairerie allemande 781, fol. 99-106 (inédit). 23 Hugo Favolius, Hodoeporici Byzantini libri III, Louvain, S. Sassenus, 1563 : Paris, BnF, Rés. P-YC-1731 et YC-9309. 24 L’essentiel des informations ci-après proviennent de la thèse inédite de feu André Deisser (19361999), chargé de cours à l’Université de Liège : Sur la route de Constantinople. Le premier livre de l’Hodoeporicum Byzantinum (1563) par Hugo Favolius, éd. et trad. A. Deisser, Thèse de doctorat, Liège, Université de Liège, 1992. Nous avons eu l’honneur de connaître le Professeur Deisser en 1998-1999. Outre sa thèse, qui mérite d’être publiée, il a laissé manuscrites les traductions françaises des chants II et III de l’Hodoeporicum, dont nous citons quelques passages. Mes remerciements particuliers à son fils, Emmanuel Deisser, et à Laurent Grailet. 25 P. Hugo Favolius hodoeporici byzantini liber III (1563), trad. R. Dimopoulou, PhD thesis, Athènes, National and Kapodistrian University of Athens, 2006.

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veuve remariée26. À Venise, en juin 1545, Laurin rencontre un de ses camarades de collège, Hugo Favolio, et Veltwijck accepte qu’il rejoigne leur « famille » dans le voyage à Constantinople. Hugo Favolio était né en 1523 à Middlebourg, en Zélande, d’un père pisan, négociant et facteur des Florentins, et d’une demoiselle du pays, dans une maison au bord de l’eau. Il fut étudiant en littérature classique au Collège du Lys à l’Université de Louvain en 1539, aux côtés de Thomas Perrenot, fils de Nicolas de Granvelle, et d’Ogier Ghyselinck Busbecq. Puis le jeune Hugo Favolio, sur les conseils de son père, partit poursuivre des études de médecine à l’Université de Padoue, où se trouvait alors l’école de médecine la plus réputée de toute l’Europe. Il s’embarque dans la suite de la petite ambassade, le 23 juin 1545, sur la galère vénitienne qui assure son transport jusqu’à Raguse. Il décrit soigneusement les différentes rencontres de derviches et de janissaires sur le chemin de Raguse à Constantinople. La double ambassade arrive le 20 août à Constantinople : Veltwijck y retrouve un ambassadeur du roi des Romains Ferdinand, Nicolas Seco. Veltwijck et Seco devront négocier conjointement, le second sous la responsabilité du premier. Alors que Monluc est logé à Péra, chez l’ambassadeur français, Gabriel d’Aramon, au pied de la tour de Galata, et est libre de ses mouvements et contacts, Veltwijck, nous disent des rapports de bayles italiens, est logé dans une maison fournie par les Turcs et est gardé par sept janissaires qui lui interdisent tout contact externe27. Veltwijck doit acheter des matelas « pour les serviteurs », tables et lits. Ce logement est probablement le Elçi Han – le « khan des envoyés » – décrit comme caravansérail ou imaret pour les étrangers de passage, situé à Çemberlitaş, à côté de la mosquée d’Atik Ali Pacha, sur le Divan Yolu, où sera logé Busbecq en 1555-156128.

Favolio dans l’ombre de l’ambassadeur Veltwijck Favolio, qui n’apparaît nulle part dans la correspondance ou les notes de Veltwijck, est un témoin passif de l’ambassade. Sur les 1024 vers consacrés au séjour à Constantinople, il commence par 310 vers d’un laborieux travail scolaire sur l’histoire de la ville, peut-être inspiré par l’humaniste Pierre Gilles qu’il a dû y rencontrer. Il s’attarde dans deux passages de 125 vers sur les lieux plus ‘touristiques’ : merveilleuse Sainte-Sophie – « on a beau regarder, on ne peut rassasier ses yeux écarquillés » – mosquée de Soliman en construction, grand bazar aux devantures alléchantes, port des galères, etc. Le texte le plus lié à l’ambassade raconte l’audience de Soliman, et

26 Mathieu Laurin rentre malade de Constantinople : Veltwijck doit donner 54 ducats « à l’apothicaire pour les drogues de tous les malades » et 14 ducats au médecin juif. Laurin, après son retour, fut échevin du Franc de Bruges en 1546 et bourgmestre de Bruges entre 1548 et 1577 ; il mourut en 1592. 27 Ces. fu allogiato di là, cò ordine nò gli fussi parlato : « Sumario della ltra di Guglielmo da Somaia Baylo de 9 di 7bre 1545, data in Constantinopoli », Florence, Archivio di Stato di Firenze, Carteggio Universale di Cosimo I, 372, 263. 28 I. H. Uzunçarşılı, Osmanlı devletenin Merkez ve Bahriye Teşkilâtı, Ankara, Türk Tarih Kurumu, 1988, p. 278.

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particulièrement une discussion avec le truchement impérial, que nous citerons ci-après (154 vers). Logiquement, dans le récit de la suite de l’audience, suit une longue description du protocole du selamlık, procession du sultan jusqu’à la mosquée le vendredi, passant éventuellement devant le lieu de séjour des envoyés impériaux, ressemblant au dessin qu’en a donné Coecke et suivant un texte vénitien attribué à l’interprète Yunus bey (280 vers)29. Dans la foulée, Favolio donne des informations sur la religion musulmane et surtout sur la circoncision (147 vers). Veltwijck est reçu en audience par Soliman le 30 septembre 1545. Favolio l’accompagne au palais de Topkapı et donne une relation plus détaillée que ne le fera Veltwijck, qu’il dépeint comme souriant, grave, « méditant par quels moyens il pourrait adoucir la fureur du Sultan ». Ils sont reçus par le dragoman ou truchement de Soliman, le célèbre Yunus bey, que Favolio présente comme un fils de chrétien, victime du devşirme, encore secrètement attaché à sa religion maternelle : « […] aussi vénérable par sa grande gravité que par sa calvitie absolue, sortit du palais, revêtu de sa robe brodée, Yunus bey, compagnon fidèle et particulièrement attaché au Sultan, c’est lui qui se tient à ses côtés dans les affaires délicates tel un second Achab […]. Jadis, quand il était enfant, baptisé par l’eau du salut, dès la fleur de sa jeunesse, il s’était abreuvé en bon chrétien à l’amour de la vraie religion […] ayant perdu aussitôt son père et sa mère qu’une peste noire lui enleva dans les hasards de la guerre, captif, forcé de servir sous les ordres d’autrui. Tandis qu’il se trouvait parmi les ennemis du Christ, petit à petit, la vie qu’il partageait avec ces gens-là pervertit sa conduite et son éducation première et les dogmes de Mahomet l’infectèrent : depuis lors, peu à peu, la crainte de Dieu le quitta, et aussi la pratique de son ancienne religion. Cependant, dans la profonde obscurité de cette vie monstrueuse, comme par une ruse subtile, il ne cessait pas de reconnaître et de préférer dans le secret de son cœur la puissance du Dieu unique et trinitaire qu’il croyait maître et créateur du ciel enflammé et des choses terrestres. Il n’était pas à ce point exempt de piété véritable, de cette foi, de cette lumière qui l’avaient jadis imprégné ; l’oubli et l’erreur perverse n’avaient pas à ce point

29 Cf. A. H. Lybyer, The Government of the Ottoman Empire in the Time of Suleiman the Magnificent, Cambridge, Harvard University Press, 1913, p. 262-275.

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emporté son esprit pour qu’il doutât et cessât follement de croire […]. C’est ainsi qu’il avait pris l’habitude de me rapporter son secret et qu’il s’ouvrait à moi comme au seul ami à qui il pouvait se confier30 ». Ce passage est le seul où Favolio évoque un dialogue poussé. Quoi que Yunus lui ait dit, il a fait construire une mosquée, la Drağman camii, sur des plans de Sinan en 1541, encore aujourd’hui sur la Draman caddesi (avenue du Drogman), un peu au nord de la mosquée de Selim. Les ambassadeurs, dans leurs rapports, ne sont pas si tendres pour Yunus, qualifié de très vénal : en 1534, De Schepper baille quarante ducats à Yunus, quand il reçoit chaque année mille ducats des Vénitiens, sans compter les cadeaux de draps de soie et de velours que mentionne Veltwijck31. Favolio ne s’étend pas sur le repas offert, notant que le latin ne permet pas de désigner les spécialités locales ; nous devons revenir, à ce propos, au journal de De Schepper, qui parle de concombres confits en vinaigre, de roses confites, de morceaux de gelines (poulet à la circassienne), de riz au citron cuit avec des pommes grenade, et de sorbets. Par contre, Favolio admire les tapis : « Des tapis recouvraient le pavement tout entier, ils ne le cédaient en rien aux trésors d’Attale, bien qu’on n’y ait point brodé de formes humaines ou d’images des dieux, ni qu’on ne les ait animés de figures vivantes, mais on y avait représenté au vif toutes sortes de fleurs et d’herbes verdoyantes, avec art et leurs couleurs propres ; on avait vraiment l’impression de marcher dehors, dans la tiédeur d’une prairie florissante au plus beau du printemps. Ces fleurs sur le pourtour, un labyrinthe méandreux les entortille çà et là en des chemins parallèles et s’entrelaçant mutuellement de mille façons : les motifs se développent en variant à l’infini et reviennent ensuite en exécutant la même figure ». Favolio ironise sur les difficultés de Veltwijck à s’asseoir en tailleur, changeant de jambe tantôt à gauche tantôt à droite. Il commente à peine l’entretien avec Soliman, relevant simplement les compliments emphatiques que l’envoyé impérial avait glissés dans son discours latin. Pour connaître le fond de la négociation, il faudra lire les dépêches de Veltwijck.

30 Cf. de même Gérard Veltwijk, Les raisons et signes par lesquels l’on peult comprendre que les Turcs sont enclins plustost a faire paix que guerre, dans Austro-Turcica 1541-1552. Diplomatische Akten des habsburgischen Gesandtschaftsverkehrs mit der Hohen Pforte im Zeitalter Süleymans des Prächtigen, éd. K. Nehring et M. Bernath, Munich, Oldenbourg Wissenschaftverlag, 1995 (Südosteuropäische Arbeiten, 95), p. 83-96 : Achmad Bassa me dist que […] debvrions avoir regard aux princes chrestiens et exhorter mon maistre, que luy de son coustel disoit estre filz de chrestien, et qu’il avoit pitié du dommaige des povres chrestiens. 31 Comptes de Gérard Veltwijck (cf. supra, n. 22).

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Circoncision et rituels musulmans À côté du tourisme et des obligations professionnelles de son patron, Favolio s’intéresse aux rituels musulmans, aux ablutions, aux postures des prières, au ramadan, qui avaient été également représentés par Pieter Coecke. Pour Favolio, les Turcs observant le jeûne mangent comme des hiboux, la nuit. Mais ce qui l’inspire le plus, en tant que médecin de formation, c’est une circoncision à domicile qu’il décrit avec force détails : « Mais que je n’oublie pas de dire comment, selon quels rites, cette nation d’infidèles, ces prêtres mahométans tranchent la peau tout autour du pénis d’un jeune garçon, vaine superstition. D’ailleurs cette nation observe de nombreux traits qu’elle tient de la religion hébraïque qui lui est antérieure […]. L’enfant aura dépassé plus ou moins huit ans quand son esprit, d’un raisonnement certain, fidèle à lui-même, aura su faire la distinction entre le bien et le mal, et s’il peut prononcer la formule solennelle de sa foi, avec l’aide des prêtres, d’une voix libre de toute puérilité, c’est alors que tous s’accordent à le considérer comme capable de reprendre la foi de Mahomet et du Coran pour porter taillée dans la chair de son membre la marque de son peuple, signe dont il se souviendra ! […] on dresse une table splendide d’une manière somptueuse et royale, que, dans la foule des invités, on charge des mets rassemblés pour cette fête et on change souvent les plats. Ainsi jeunes et vieux se livrent à la joie tous ensemble, et vivement ils vident d’énormes coupes. Et ce n’est pas aux dons variés du généreux Bacchus qu’ils s’invitent à boire copieusement l’un l’autre, mais à l’hydromel ou à la boza32 ; c’est ainsi qu’ils se donnent du plaisir. Mais, au milieu du festin, voilà qu’intervient, vêtu d’une robe de lin blanc, un prêtre, qui, le visage amène, égayant la compagnie, 32 Cf. Evliya Çelebi, « L’éloge de Constantinople et sa description faits en l’an 1638, par ordre du sultan Murad IV », dans A. Servantie, Le voyage à Istanbul, Bruxelles, Complexe, 2003, p. 239-270 (cit. p. 267) (traduction du Seyahatnâme) : « Ceux-ci font avec l’orge de Tekirdağ un type de boza d’une blancheur semblable au lait et si dense qu’on dirait une gelée de rose […]. C’est la boisson favorite des ulémas et des cheikhs. Si une femme enceinte en boit, l’enfant qu’elle porte sera sain et fort, et si elle en boit après la naissance, elle aura beaucoup de lait […]. Le dessus est blanc, crémeux, qui donne une nouvelle vigueur et vie, et elle n’enivre pas, ni ne donne la colique. En effet, on y met du moût de Kuchadasi, et, dessus, on répand de la cannelle, des clous de girofle, du gingembre et de la noix de coco ».

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se met en souriant à parler doucement au jeune garçon, pour ainsi, petit à petit, se faire accepter par cet âge délicat. D’une voix douce, il apaise sa crainte, lui dit de rester calme, qu’il n’y a présentement aucun danger. Il persuade le garçon qu’il a donné des preuves suffisantes de sa raison et, comme si pour le moment il remettait tout à plus tard, il s’en va. Aussitôt, chez l’enfant apeuré, toute crainte a disparu. Mais revoici bientôt le prêtre, comme si par fantaisie il changeait d’avis, il va le trouver, il arrive aussitôt avec une nouvelle ruse, faisant semblant d’avoir oublié une des choses apprêtées dont il a besoin pour accomplir la cérémonie, c’est pourquoi il faut tout remettre à une autre fois. Tandis qu’il inspecte, qu’il vérifie, au moment où l’occasion se présente, avec douceur, saisissant le bon moment, lui dévoilant à l’improviste la bourse, le gland qui recouvre son pénis, à l’aide d’une pince, il enlève la peau qui dépasse et lui tranche le prépuce. Il poursuit alors dans l’ordre la suite du rituel : il applique topiques et pansements pour calmer la douleur : un peu de sel et le blanc fruit du coton et se hâte d’arrêter le flot rouge du sang. À la fin du repas, quand on retire les tables, les garçons et les filles aimables se dressent ensemble, mènent des rondes de fêtes et mêlent leur plaisir. On frappe, on fait sonner les cymbales, les creux tambourins […] ». Puis, après avoir mentionné les cadeaux donnés au nouveau circoncis, Favolio note que les femmes ne sont pas soumises à ce rite.

La négociation, une étape vers la paix Pendant que Favolio s’instruit, les négociations sont menées tambour battant par Veltwijck avec le grand vizir Rüstem pacha, s’achevant sur la conclusion d’une trêve le 10 novembre 1545, à Edirne, tresve tant générale que particulière, de telle sorte que les François alloient par Péra comme yvres disans à tout le monde c’est triumphe – s’attribuant tout le mérite de la paix33. Rüstem pacha encourage l’envoyé impérial à revenir dans un délai de cinquante jours avec des instructions impériales pour négocier une 33 E. Charrière, Négociations de la France dans le Levant ou Correspondances, mémoires et actes diplomatiques des ambassadeurs de France à Constantinople et des ambassadeurs, envoyés ou résidents à divers titres à Venise, Raguse, Rome, Malte et Jérusalem, en Turquie, Perse, Géorgie, Crimée, Syrie, Égypte,

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paix universelle – c’est-à-dire concernant l’ensemble de la chrétienté – et définitive, visant notamment à fixer les frontières de la Hongrie, moyennant un tribut annuel, mais aussi à pacifier la Méditerranée, sans oublier d’apporter des horloges. Veltwijck atteindra Vienne par voie terrestre le 30 décembre, puis Utrecht le 16 janvier 1546 : il y retrouvera l’empereur venu tenir un chapitre de l’ordre de la Toison d’or. Suggérant que le temps est venu pour la conclusion d’une paix, il laisse entendre que, pour les Turcs, les Français ont plutôt joué un rôle de trouble-fête dans la négociation et qu’ils les considèrent comme des gelines mouillees, qui voulaient vendre les impériaux bien cher. Soliman est fatigué : en 1548, il partira suivre une cure à Karacadağ. Par ailleurs, les dimensions de l’empire ottoman sont telles que les guerres deviennent difficiles à gérer, vu les distances à parcourir34. Veltwyck, nanti de nouvelles instructions, reviendra en septembre 1546 et, en juin 1547, il conclura la première paix entre les Habsbourg et l’empire ottoman, qui fixera la frontière entre les deux empires pour près de 150 ans, jusqu’au deuxième siège de Vienne. Cette paix marque la fin de l’idée de croisade et rejette dans les oubliettes de l’histoire le dogme médiéval d’alliance impie.

Favolio : retour par le chemin des écoliers Favolio reste en dehors des négociations, ne fait même pas allusion au vizir, ni aux conclusions. Il demande à Veltwijck de rester plus longtemps afin de visiter « les villes éparpillées, voir aussi les murailles de la haute Troie ». L’ambassadeur le laisse faire. Favolio bénéficie de l’hospitalité de l’ambassadeur de France, Gabriel d’Aramon, aux côtés des humanistes mentionnés plus haut. Le livre III traite du retour : départ sur un bateau de Venise en janvier 1546, visite du temple d’Adrien à Cyzique, escale à Lemnos – décrite par ailleurs par Pierre Belon35. Puis ils affrontent une forte tempête en mer Égée, décrite en termes héroïques, qui les oblige à faire escale à Lesbos pour faire réparer le vaisseau. Les visites se déroulent dans des lieux que Favolio voit tout ruinés et abandonnés, inhospitaliers, désolés, décrépits. Ainsi Athènes est déserte, désolée : « de pauvres huttes construites à peu de frais / avec des décombres et les débris des temples des Anciens. / Cette ville totalement livrée à la fureur barbare [est] le pitoyable fantôme d’une ville, ou plutôt le sinistre et hideux cadavre d’une ville ». Favolio arrive probablement à Venise en mars 1546, suppose André Deisser. Il retourne à Middelbourg, chez son père, puis s’installe à Anvers comme médecin. L’Hodoeporicum, commencé à la gloire de Gérard Veltwijck, ne sera achevé qu’après sa mort (1555)36. André Deisser note que Favolio utilise nombre d’ouvrages classiques etc. et dans les États de Tunis, d’Alger et de Maroc, 4 vol., Paris, Imprimerie nationale, 1860 (Documents inédits sur l’histoire de France, Série in-4°), t. 1, p. 596-620. 34 Gérard Veltwijk, Les raisons et signes, éd. cit. 35 Pierre Belon, Les observations sur plusieurs singularitez et choses memorables trouvees en Grece, Asie, Judee, Egypte, Arabie et autres pays estranges, Anvers, Christophe Plantin, 1555, fol.  42-55 (chap. 22-28). 36 Cf. M. Rosenberg, Gerhard Veltwyck, Orientalist, Theolog und Staatsman, Göttingen, Friedman, 1935.

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publiés dans les années 1550. En 1572, il publiera un chant héroïque latin sur la victoire de Lépante, De Classica ad Naupactum contra Turcas Victoria, per D. Ianum Austriae. Dans les années 1574-1581, il collabore également avec le cartographe Abraham Ortelius pour son Theatrum orbis terrarum, le faisant bénéficier de son voyage en Orient. Il décède en 1585 à Anvers. Quoique cité par le géographe Braun, il n’aura toutefois pas le même succès qu’un Gilles ou un Thevet.

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Troisième partie

Écriture du voyage et récit de fiction

Danielle quéruel 

Des rivages de Troie aux confins du désert Les merveilles d’outremer dans le roman de Paris et Vienne Parmi les ouvrages qui ont sans doute fait partie de l’atelier ou de la bibliothèque de Jean de Wavrin, seigneur lettré bourguignon, se trouve le roman de Paris et Vienne. Ce récit n’a cependant pas été conçu dans la sphère bourguignonne et semble être la copie légèrement amplifiée d’une œuvre composée vers 1432 par un auteur originaire de Marseille, Pierre de la Cépède. Ce texte connut un certain succès, non seulement en pays bourguignon mais dans d’autres régions, puisqu’il en reste aujourd’hui dix manuscrits et une douzaine d’éditions. Deux versions légèrement différentes ont été composées au xve siècle : la plus diffusée est une version longue ; la version abrégée est conservée dans un seul témoin, le manuscrit français 20044 de la Bibliothèque nationale de France1. La version que nous appellerons – pour simplifier – bourguignonne2 et que nous examinerons plus particulièrement est la version longue, conservée en particulier dans le manuscrit 9632-9633 de la Bibliothèque royale de Belgique, du folio 1 au folio 137 verso3. Le texte de Paris et Vienne est suivi dans ce manuscrit par le roman d’Apollonius de Tyr (fol. 138-167), c’est-à-dire par un récit qui est également un roman d’amour et de chevalerie en prose et qui pourrait remonter à un prototype en vers français du xiie siècle4. La signature de Jean de Wavrin, seigneur de Forestel, est apposée à la fin du volume et peut être considérée comme une marque de propriété, voire d’auteur5.

1 Cf. l’édition de cette version brève dans Paris et Vienne. Romanzo cavalleresco del xv secolo, Parigi, Bibliothèque Nationale, ms. fr. 20044, éd. A. M. Babbi, Milan, FrancoAngeli, 1992 (Scienza della Letteratura e del linguaggio, 10). 2 Cf. Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. M.-Cl. de Crécy et R. Brown-Grant, Paris, Classiques Garnier, 2015 (Textes littéraires du Moyen Âge, 38), p. 63-70. 3 Sur le ms. Bruxelles, KBR, 9632-9633, qui sert de base à l’édition de Marie-Claude de Crécy et Rosalind Brown-Grant, cf. Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 25-32. L’ancienne édition critique réalisée en 1903 par Robert Kaltenbacher s’appuie sur 5 manuscrits : B, A, C, D et E ; le ms. Bruxelles, KBR, 9632-9633 a le sigle E (R. Kaltenbacher, « Der altfranzösische Roman Paris et Vienne », Romanische Forschungen, t. 15, 1904, p. 321-688α). 4 Apollonius de Tyr. Édition d’après le manuscrit Bruxelles, KBR, 9633, éd. Gr. Baillet, Mémoire de master 2, Boulogne-sur-Mer, Université Littoral Côte d’Opale, 2015-2016. 5 Cf. en dernier lieu L’art du récit à la cour de Bourgogne : l’activité de Jean de Wavrin et de son atelier. Actes du colloque international organisé à l’Université du Littoral – Côte d’Opale, Dunkerque, 24-25 octobre 2013, dir. J. Devaux et M. Marchal, Paris, Champion, 2018 (Bibliothèque du xve siècle, 84), en particulier p. 20-30 (« Introduction »).

Danielle Quéruel • Université de Reims Champagne Ardenne Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 169-180.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124743

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Le manuscrit bourguignon contenant ces deux textes est enrichi par trois miniatures, exécutées dans le style du Maître de Wavrin, enlumineur qui travailla à Lille et illustra un certain nombre de manuscrits copiés dans l’atelier de Jean de Wavrin. Il s’agit de dessins soulignés de lavis d’aquarelle6. La présence de ces trois miniatures est un élément prouvant que le recueil a été constitué ainsi au milieu du xve siècle, sans doute pour et par Jean de Wavrin. Pourquoi avoir réuni ces deux textes dans un même recueil ? Les personnages de Paris et Vienne évoluent dans un contexte contemporain qui reflète les valeurs de la chevalerie de la fin du Moyen Âge tandis qu’Apollonius de Tyr a pour point de départ des histoires venues du monde antique. Leur point commun est de réunir des aventures amoureuses construites sur des schémas romanesques différents, mais aussi de lancer leurs héros respectifs dans un périple méditerranéen qui les entraîne dans les pays qui, pour les lecteurs du xve siècle, représentent l’Orient et les confins du monde connu. Comme la plupart des romans d’amour et de chevalerie composés alors, Paris et Vienne se déroule successivement en Occident et dans des pays lointains situés le plus souvent outremer. C’est le cas dans d’autres œuvres de fiction comme l’Histoire des seigneurs de Gavre, le Chastellain de Coucy, Gilles de Chin ou encore Gillion de Trazegnies et La Fille du comte de Ponthieu7. Les lecteurs bourguignons semblent apprécier ce décor lointain. Nous reviendrons sur cette évocation récurrente de l’Orient, mais dès maintenant il est possible de préciser que dans le manuscrit bourguignon de Paris et Vienne sont ajoutés deux développements originaux qui ne se retrouvent pas dans les autres manuscrits : il s’agit du voyage de Paris à travers la Turquie (fol. 92r-92v) et du mariage de Paris et Vienne à Lyon (fol. 123v-136)8.

1.  Un univers romanesque stéréotypé Pourquoi partir ? Les romanciers se plaisent à imaginer comment leurs héros sont poussés par le destin à quitter leur pays d’origine. Chagrins, déceptions, punitions,

6 Cf. P. Schandel, Le Maître de Wavrin et les miniaturistes lillois à l’époque de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire, 2 vol., Thèse de doctorat, Strasbourg, Université Marc-Bloch, 1997, p. 17-29. 7 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. R. Stuip, Paris, Champion, 1993 (Bibliothèque du xve siècle, 53) ; Le livre des amours du Chastellain de Coucy et de la Dame de Fayel, éd. A. Petit et Fr. Suard, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires de Lille, 1994 (Textes et perspectives. Bibliothèque des seigneurs du Nord) ; Messire Gilles de Chin natif de Tournesis, éd. A.-M. Liétard-Rouzé, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2010 (Textes et perspectives. Bibliothèque des seigneurs du Nord) ; Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. St. Vincent, Turnhout, Brepols, 2010 (Textes vernaculaires du Moyen Âge, 11) ; La fille du comte de Pontieu, conte en prose. Versions du xiiie et du xve siècle, éd. Cl. Brunel, Paris, Société des anciens Textes français, 1923 ; La Fille du comte de Ponthieu, trad. D. Quéruel, dans Splendeurs de la cour de Bourgogne. Récits et Chroniques, dir. D. RégnierBohler, Paris, Robert Laffont, 1995 (Bouquins), p. 411-464. 8 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 264-265 (ch. CXIV), 309-326 (ch. CXLVII-CLVI) ; sur les deux passages interpolés, cf. ibid., p. 18, p. 70-76 ; sur l’exil sarrasin de Paris, cf. C. GaullierBougassas, La tentation de l’Orient dans le roman médiéval. Sur l’imaginaire médiéval de l’Autre, Paris, Champion, 2003 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 67), p. 158-164.

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mais aussi espoir de prouver leur valeur et leur prouesse sont autant de raisons pour quitter le monde familier où ils ont passé leur enfance ou leur jeunesse. Le plus souvent ces raisons sont multiples9. C’est par désespoir d’amour que Paris, fils unique d’un chevalier nommé Jacques, s’éloigne du royaume de France. Amoureux de Vienne, la fille du dauphin de Vienne, Godeffroi de Lanson, et de son épouse madame Diane, fille du comte de Flandre, il tente de séduire la jeune fille en chantant des aubades sous ses fenêtres, puis en participant brillamment à des joutes. Vienne qui a quinze ans et que son père cherche à marier n’a qu’un désir, épouser le jeune homme, mais le dauphin de Vienne, son père, s’y oppose avec force et menace de tuer Paris. Celui-ci, malgré la sincérité de ses sentiments, doit alors s’enfuir. Les péripéties qui accompagnent la séparation des jeunes gens sont longuement racontées dans le roman : comment Vienne veut l’accompagner, puis comment elle fait promettre à Paris de partir seul mais de rester vivant, comment son père la fait mettre en prison, comment elle éloigne tous ses prétendants par une ruse extraordinaire en plaçant sous ses aisselles des quartiers de poules qui dégagent une odeur de pourriture, comment de son côté Paris envoie des lettres à tous ceux qu’il aime pour leur dire qu’il va partir. Plus des deux tiers du roman sont alors écoulés. Lorsque Vienne lui est refusée, Paris est désespéré. Il part à cheval, tombe de sa monture – tel Lancelot absorbé par le souvenir de Guenièvre dans le Chevalier de la charrette – en pensant à son amie. Il est retrouvé par des marchands qui le raniment et l’emmènent à Aigues-Mortes. Là se trouve une nef qui attendait les deux amoureux ; il se résigne à y embarquer seul et se laisse conduire à Gênes10. L’idée de partir outremer surgit donc par hasard. Le seul désir de Paris est de vivre au loin – peu lui importe dans quel endroit – entièrement accaparé par sa peine : il prist à penser et dit en soy mesmes que desormais ne veult il avoir jamais bien ne plaisir, « ains useray le demourant de ma vie en paine et en douleur »11. Il a promis à Vienne de ne pas se laisser mourir et n’a d’autre solution que de s’éloigner et de voyager le plus loin possible. Saisir l’occasion de se rendre à Venise est d’abord le meilleur moyen qui s’offre à lui pour se faire oublier et pour tenter d’oublier son désespoir : Sy dit qu’il yra là et passera la mer en tel lieu dont jamais ne orra on nouvelles de lui12. Finalement c’est non pas à Venise mais à Gênes qu’il trouve le moyen de partir en terre estrange, c’est-à-dire en terre étrangère. Dans un premier temps ce n’est pas l’attrait d’un pays précis qui le pousse. Il se laisse guider par le hasard. Un marchand rencontré à Gênes, Berton Pinquanvalle, lui propose de l’accompagner en Romanie où il doit porter des marchandises13. Paris accepte et donne toutes ses affaires, son lit,

9 Cf. D. Quéruel, « Pourquoi partir ? Une typologie des voyages dans quelques romans de la fin du Moyen Âge », dans Guerres, voyages et quêtes au Moyen Âge. Mélanges offerts à Jean-Claude Faucon, dir. A. Labbé, D. W. Lacroix et D. Quéruel, Paris, Champion, 2000 (Colloques, Congrès et Conférences sur le Moyen Âge, 2), p. 333-348. 10 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 222 (ch. LXXXIV). 11 Ibid., p. 261 (ch. CXII). 12 Ibid. 13 Ibid., p. 262 (ch. CXIII).

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ses vêtements à des pauvres et en compagnie du marchand arrive à Constantinople14. Là commence le périple oriental du jeune homme. La plupart des héros de ces romans tardifs sont poussés au départ par le désir d’aller s’illustrer à l’étranger ; c’est le cas du seigneur de Gavre ou de Jean d’Avesnes. C’est le conseil qui est donné aux jeunes gens – par Hugues de Lannoy à son fils ou par la dame des Belles Cousines au jeune Jehan de Saintré15 – pour parfaire leur éducation chevaleresque. Leur itinéraire est alors suggéré par le désir d’aller combattre dans des contrées où il faut défendre la foi chrétienne et reprendre des villes aux sarrasins. Le souci de montrer leur valeur chevaleresque ainsi que le désir d’aider la chrétienté sont les motivations principales de ces voyageurs. La détermination de Paris est totalement différente. Il ne souhaite pas agir en chevalier, ni en pèlerin ; il ne veut ni combattre les sarrasins ni défendre la Terre sainte. Il n’a en rien prévu son itinéraire qui se construit en fonction du hasard de ses rencontres, essentiellement avec des marchands. Ainsi, arrivé à Constantinople, Paris se renseigne sur le pays où il se trouve : on lui dit que plus loin il y a de grandes villes dont Le Caire et Tauris, c’est-à-dire Tabriz, situé en Perse16. À partir de ces étapes il est possible d’aller encore plus loin vers toutes les contrées du soleil levant. Le romancier ne prend pas la peine de décrire ces lieux même sommairement. Rien n’est dit sur Le Caire sinon que le héros s’y rend avec d’autres marchands17, ni sur Tabriz sinon qu’il y va seul et y reste un an, logé chez un marchand chrétien18. Le lecteur ne trouve dans le récit aucune allusion aux déserts que Paris a traversés ou aux contrées nouvelles qu’il découvre : Au bout d’un an, il ly vint en voulenté de serchier plus avant le monde. Il oÿ dire que en la terre du prestre Jehan demouroient cristiens. Sy dit en soy mesmes que il yra là19. L’allusion au Prêtre Jean ne peut surprendre les hommes du xve siècle. L’auteur joue alors sur la mémoire de ses lecteurs, qui depuis longtemps sont fascinés par l’existence de pays qui seraient les limites du monde connu. Ils connaissent certaines légendes qui s’y rapportent, par exemple les récits évoquant ce Prêtre Jean. Les premières mentions de ce personnage apparaissent aux xiie et xiiie siècles grâce aux récits de voyageurs comme Hugues de Gabala, Guillaume de Rubrouck, puis de Marco Polo entre autres. Tous racontent qu’il existe un État chrétien situé en Orient au-delà de la Perse et de l’Arménie où règne un prêtre nestorien qui remporta plusieurs batailles contre les musulmans. Ce récit mythique prit de l’ampleur au moment des croisades et resta longtemps ancré dans les esprits. Le témoignage de Bertrandon de la Broquière au xve siècle est sur ce point particulièrement intéressant puisque, alors

14 Ibid., p. 264 (ch. CXIV). 15 Œuvres de Ghillebert de Lannoy, voyageur, diplomate et moraliste, éd. Ch. Potvin, coll. J.-C. Houzeau, Louvain, Lefever, 1878, p. 441-472 ; Antoine de la Sale, Jehan de Saintré, éd. J. Mirashi et Ch. A. Knudson, Genève, Droz, 1978 (Textes littéraires français, 117). 16 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 264 (ch. CXIV). 17 Ibid. 18 Ibid., p. 265 (ch. CXIV). 19 Ibid., p. 269 (ch. CXVIII).

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qu’il traverse la Turquie et se renseigne lui aussi auprès d’autochtones, il rapporte les propos qu’il a entendus d’un certain Pierre de Naples. Il ne semble pas croire à l’existence de ce Prêtre Jean mais ne renonce pas cependant à en parler dans son ouvrage, Le voyage d’outremer : Item me dist que ledit Prestre Jehan est bon catholique et obeissant à l’eglise de Romme et qu’il est ung moult grant seigneur et qu’il tient un moult grant pays. Et que quant il veult faire armée, il assemble bien iiii millions d’hommes. Et me dist qu’ilz sont gens de grant estature, et qu’ilz sont ne blans ne noirs, mais sont de coulleur fauve et qu’ilz sont gens vertueulx et saiges20. L’auteur de Paris et Vienne ne se laisse jamais aller à la moindre description. Ce qui nous paraît parfois de la sécheresse narrative se retrouve – semble-t-il – dans les autres romans copiés dans ce milieu bourguignon. Si un élément concret ou pittoresque subsiste, c’est seulement parce que le déroulement du récit le justifie. Par exemple, alors que Paris se trouve en Syrie dans la ville où réside le soudan, mention est faite de la beauté des jardins qui entourent Babylone : En celle ville avoit de moult beaulx jardins dehors la porte, sy se venoient esbattre souvent plusieurs barons et chevaliers du soubdain21. Cette évocation n’est pas là pour faire rêver le lecteur, mais seulement pour amorcer un nouvel épisode et expliquer comment Paris, en se promenant dans ces jardins, rencontre les fauconniers du soudan. Il guérit un de leurs oiseaux, ce qui lui permet d’être présenté au seigneur, de le servir et de devenir son ami22. Curieusement c’est dans les relations de voyage ou les chroniques qu’il faut chercher des évocations concrètes ou pittoresques sur ces pays lointains traversés par les voyageurs. Pensons à la prolixité des récits de Guillaume de Tyr ou plus tard de Sébastien Mamerot dans les Passages d’outremer lorsqu’ils décrivent et admirent longuement ces jardins de Babylone23. La précision et la saveur des commentaires qu’ils fournissent ne se retrouvent jamais dans les récits de fiction, en particulier dans les romans bourguignons. Le manuscrit de Paris et Vienne composé dans l’atelier de Jean de Wavrin présente cependant un ajout qui contredit quelque peu cette sécheresse narrative. Le copiste qui est peut-être aussi un adaptateur imagine qu’à Constantinople Paris se joint à un groupe de marchands qui part en direction du Caire. Ensemble ils traversent par bateau le Bras Saint George et arrivent sur les côtes à proximité du site présumé de

20 Le Voyage d’Outremer de Bertrandon de la Broquière, premier écuyer tranchant et conseiller de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, éd. Ch. Schefer, Paris, Leroux, 1892 (Recueil de voyages et de documents pour servir à l’histoire de la géographie depuis le xiiie jusqu’à la fin du xvie siècle, 12), p. 143. 21 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 270 (ch. CXVIII). 22 Ibid., p. 270-272 (ch. CXIX-CXX). 23 Willelmus Tyrensis, Chronicon, éd. R. B. C. Huygens, coll. H. E. Mayer et G. Rösch, 2 vol., Turnhout, Brepols, 1986 (Corpus christianorum. Continuatio mediaevalis, 63-63A) ; Sébastien Mamerot, Une chronique des croisades. Les passages d’outremer. Édition complète, adaptée et commentée, éd. Th. Delcourt, F. Masanès et D. Quéruel, Cologne, Taschen, 2016 (Bibliotheca Universalis).

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l’ancienne cité de Troie. Paris pour la première fois manifeste sa curiosité et demande aux marchands de lui laisser le temps de visiter la région : Paris pria aux marchans que pour amour de lui voulsissent sejourner ung jour en Troies, affin qu'il peust adviser le lieu et place de la scituacion où jadis avoit esté la noble cité de Troyes. Et là sejournerent deux jours et au partir prinrent le chemin vers la cité de Nicque […]24. L’allusion est certes rapide et ne débouche pas non plus sur une description véritable de ces lieux chargés de souvenirs antiques, mais elle correspond à la culture des lettrés de cette époque. Le même topos apparaît dans le Florimont bourguignon et dans l’Histoire des seigneurs de Gavre lorsque les auteurs évoquent la visite des ruines de Thèbes ou des palais antiques d’Athènes25. Le goût de l’Antiquité et le souvenir de l’histoire de la guerre de Troie, évoqués dans tant de volumes conservés dans les bibliothèques contemporaines, ont été souvent étudiés, mais il convient malgré tout de proposer un rapprochement avec un autre texte bourguignon. On peut en effet penser à quelques lignes insérées dans les Chroniques d’Angleterre de Jean de Wavrin qui sont étonnamment proches de cet épisode. Le chroniqueur relate en effet une expédition militaire en Turquie dirigée par son neveu, lieutenant de Philippe le Bon, Waleran de Wavrin. Les galées bourguignonnes que ce dernier dirige quittent Venise le 22 juillet 1444 et abordent sur les côtes turques ; le premier souci de Waleran de Wavrin est de savoir s’il est bien arrivé dans la région de l’ancienne Troie : et tant naga quil vint a Thenedon ung port de mer la ou jadis les princes de Grece lesquelz alloient assegier Troyes prindrent terre ; et quant le seigneur de Wavrin sceut que cestoit le mesmes port ou les Grecz avoient arrive, il demanda a aulcuns quy scavoient ces marches, se le lieu ou la grant cite de Troyes avoit este scituee estoit gueres loingz de la, lesquelz luy dirent quil ne povoit passer oultre le destroit sans transverser devant le port de Dardanelle quy jadis avoit este le havre principal de la grande cite Troyenne, la ou les Grecz estoient descendus26. Cet épisode permet-il de lier la réécriture du roman de Paris et Vienne de façon plus définitive à Jean de Wavrin ? Cela est tentant. Le chroniqueur avait sans doute entendu le récit du voyage fait par son neveu en Orient avant de le consigner dans ses Chroniques d’Angleterre. On retrouve aussi un passage similaire dans le Voyage d’outremer de Bertrandon de la Broquière, qui visite une ville nommée Ayne en face de Samothrace sur l’un des caps qui s’avancent dans la mer Égée : Item, de cy je alay à une ville que l’en nomme Ayne qui fu jadis une grant cité du temps de Troye la grant et y souloit avoir ung roy […] ; et est ceste dite ville sur la mer et 24 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 264-265 (ch. CXIV). 25 Florimont, Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 8v ; Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 114 (ch. 44). Sur cette question, cf. la contribution de Catherine Gaullier-Bougassas dans le présent volume. 26 Jehan de Waurin, Recueil des croniques et anchiennes istories de la Grant Bretaigne, a present nomme Engleterre, éd. W. Hardy et E. L. C. P. Hardy, 5 vol., Londres, Longman et al., 1864-1891 (Rerum Britannicarum Medii Ævi Scriptores), t. 5, p. 38.

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entre ceste grosse rivyere cy en la mer, qui a bien deux milles de large. Item, il y a une sepulture qui est sur une petite montaigne reonde et dient que jadis le Roi Priam envoya ung sien filz moinsné qu’on appelloit Polidoire avec grant foison de tresor à ce roy de Ayne, lequel, aprez la destruction de Troye, tant pour crainte des Grecz que pour la convoitise du tresor, l’avoit faict morir27.

2.  Des allusions à la réalité 2.1.  Le monde des marchands

La réalité du voyage et les conditions matérielles auxquelles sont confrontés les voyageurs sont très peu évoquées dans ce roman. De façon récurrente et sans doute exacte, on répète que le meilleur moyen de voyager est de se joindre à un groupe de marchands. Ils circulent à travers ces contrées lointaines pour faire du commerce, connaissent les routes et les lieux d’hébergement ainsi que les coutumes de ces pays lointains. Là encore l’ajout pourtant très court que nous avons signalé dans le manuscrit bourguignon de Paris et Vienne apporte quelques détails supplémentaires : Paris rejoint à Constantinople des marchands qui reviennent d’Inde et de La Mecque et s’apprêtent à aller au Caire. Ils voyagent par bateau mais chargent sur les embarcations les mules et les chevaux qui leur permettront de continuer leur voyage sur la terre ferme28. Quelques étapes cette fois sont suggérées : ils passent par Nicée, longent la Turquie, passent par Antioche, Damas, par la Syrie et arrivent à Jérusalem. Là, avant de faire tout commerce, ils vont offrir des offrandes au Saint-Sépulcre et prier. L’étape suivante est Gazere (Gaza) dont Sanson emporta les portes sur la montaigne29, détail qui apparaît dans bien des récits de pèlerinage. À Catia, c’est-à-dire Katieh, ils prennent les provisions nécessaires pour traverser le désert. Ils souffrent alors de la chaleur en rejoignant Sainte-Catherine, puis le mont Synaÿ. Le texte insiste sur le fait qu’il n’y eut aucune perte, c’est-à-dire aucune mort d’homme sur ce chemin éprouvant30. Au Caire, Paris, qui veut aller plus loin, quitte ses compagnons et rejoint un autre groupe qui voyage en caravane : Aprés Paris trouva autres marchans, qui sur chamaulx et dromadaires portoient espiceries et autres marchandises, pour porter en la grant cité de Tauris en Perse31. Puis à Tabriz il loge chez un marchand chrétien. À aucun moment les autres versions du texte ne donnent autant de détails. L’ajout n’est pas long, couvrant à peine un demi-folio du manuscrit, mais est riche de notations concrètes. Il est difficile de deviner ce qui a poussé le copiste du manuscrit bourguignon à introduire ces détails. D’autres récits l’ont-ils influencé ? C’est encore dans le texte de Bertrandon de la Broquière que se trouvent des descriptions pittoresques similaires.

27 Le Voyage d’Outremer de Bertrandon de la Broquière, éd. cit., p. 173-174. 28 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 264 (ch. CXIV). 29 Ibid., p. 265. 30 Ibid. : tous ensemble, sans nulle perte. 31 Ibid.

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Le lieutenant de Philippe le Bon va en Palestine, en Syrie, en Asie Mineure, en Serbie et consigne ses observations avec esprit, témoignant d’une grande curiosité pour ce qu’il voit32. Lui aussi accompagne une caravane qui part de Baalbeck et s’enfonce dans les Balkans. Jean de Wavrin a connu ce texte. Tout comme le duc de Bourgogne et d’autres bibliophiles bourguignons, il a possédé dans sa bibliothèque des manuscrits contenant des relations de voyage outremer. Le manuscrit présentant le récit de Bertrandon de la Broquière et celui de Jean Miélot, Un Advis directif pour faire le voyage d’oultremer – conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris (ms. 4798) – porte au folio 272 la signature de Jean, bâtard de Wavrin, seigneur de Forestel. Est-il possible que ce recueil consacré aux expéditions en Orient ait influencé celui qui décida d’amplifier ainsi le roman de Paris et Vienne ? Est-ce à la demande de Jean de Wavrin lui-même que cet ajout a été fait ? Nous ne pouvons pas répondre à ces questions, mais il est avéré que les manuscrits circulaient de bibliothèque en bibliothèque et que les emprunts étaient courants entre les auteurs. 2.2.  Les frères chrétiens

La seconde allusion – discrète mais réelle – aux conditions de vie des voyageurs apparaît lorsque Paris s’attarde dans la ville où séjourne le soudan de Syrie. Dans cette ville, il y a un mostier de frères qui portent un habit blanc avec une croix vermeille sur la poitrine que l’on appelle les freres de charité33. S’agit-il de rappeler le rôle que jouèrent les Templiers dans les siècles passés ? Les ordres religieux se sont installés très tôt outremer et ont contribué au développement incessant des pèlerinages. Ils accueillent les voyageurs, les guident pour aller de sanctuaire en sanctuaire. Dans le roman ils sont les garants des efforts faits par les croisés pour sauver les Lieux saints et les rendre aux chrétiens. Paris est accueilli par ces frères et l’auteur en quelques mots glorifie les croisades passées : – Sire, dient les freres, moult y a eu de grans guerres ou temps passé pour ceste cause, et encores verrés vous qu’il y avra grant guerre ne tardera guaires, car le pape et le roy de France avoient fait naguaires une moult belle et noble entreprise qu’ilz devoient venir sus les Sarrazins atout une tresgrant et forte armee […]34. Habilement l’auteur relie ainsi, au cours de la conversation échangée entre Paris et les frères, les deux actions qui structurent le roman : la présence de Paris dans les terres d’outremer et le projet de croisade qui est décidé en France. La version brève introduit une variante sur ce point. Ce ne sont plus des frères Templiers que rencontre Paris, mais deux cordeliers venus chercher des indulgences à travers la Terre sainte35.

32 Cf. Bertrandon de la Broquère, Le Voyage d’Orient. Espion en Turquie, trad. H. Basso, Introduction et notes de J. Paviot, Toulouse, Anacharsis, 2010, p. 23-26. 33 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 273 (ch. CXXII). 34 Ibid., p. 274. 35 Paris et Vienne. Romanzo cavalleresco del xv secolo, éd. cit., p. 121 (ch. XXXVII).

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2.3.  Le déguisement de Paris

Le troisième élément qui de façon récurrente sous-tend le déroulement de l’action est le recours au déguisement. Le procédé est fréquent dans ces romans. Les auteurs semblent sensibles au piquant des situations ainsi provoquées. Le Châtelain de Coucy se déguise en mercier pour voir en cachette la dame de Fayel ; Gérard de Nevers prend l’apparence d’un jongleur pour s’introduire dans son ancien château sans se faire reconnaître36. Dans Paris et Vienne le procédé est plus complexe. Dès son arrivée outremer, Paris souhaite passer pour un sarrasin afin de se mêler aux populations qu’il côtoie : il print l’abit du pays et laisse pousser sa barbe37. Il apprend aussi la langue du pays. La version longue du roman parle de la langue mourisque, c’est-à-dire l’arabe38, la version brève de langue maure et de grec39. Grâce à ce subterfuge, le jeune homme parvient rapidement à gagner la confiance du soudan et des gardiens qui gardent le dauphin de Vienne en prison. Il va jusqu’à réclamer la présence d’un truchement, c’est-à-dire d’un interprète, pour mieux tromper les sarrasins et sauver le père de Vienne40. Là encore le plaisir de raconter des aventures extraordinaires explique le recours à ces détails plus que le souci de décrire des personnages ou des lieux exotiques. Bertrandon de la Broquière, dans la relation de son voyage, écrit lui aussi qu’il s’est habillé comme les Turcs, a leur guyse, pour mener à bien son exploration de ces pays lointains.

3.  L’esprit de croisade La religion a finalement peu de place dans les premiers chapitres de ce roman. Paris n’est habité par aucun désir d’aller combattre les sarrasins ou de suivre l’exemple d’ancêtres valeureux qui se sont illustrés autrefois à la croisade. D’autres romans, composés à la même époque, développent au contraire ce thème : le roman de Gilles de Chin par exemple dont le héros veut se croiser et défendre les Lieux saints ou encore le roman du Chastellain de Coucy ; le chevalier est obligé de partir, loin de la dame qu’il aime, pour accompagner son seigneur en Terre sainte et partager les combats des croisés. Certes l’auteur de Paris et Vienne ne manque pas de rappeler que son héros est un bon chrétien. Lors de son premier voyage loin de Vienne, il va à Rome et prie pour celle qu’il aime. Malgré son déguisement et son désir de passer pour un sarrasin, sa foi en Dieu et en la Vierge Marie est indiquée à plusieurs reprises.

36 Le livre des amours du Chastellain de Coucy, éd. cit., p. 184-186 ; Histoire de Gérard de Nevers. Mise en prose du Roman de la Violette de Gerbert de Montreuil, éd. M. Marchal, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2013 (Textes et perspectives. Bibliothèque des seigneurs du Nord), p. 153-156. 37 Paris et Vienne. Romanzo cavalleresco del xv secolo, éd. cit., p. 118. 38 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 265 (ch. CXIV). 39 Paris et Vienne. Romanzo cavalleresco del xv secolo, éd. cit., p. 118. 40 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 274 (ch. CXXII).

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Le contexte des croisades apparaît davantage dans la dernière partie du récit grâce à un autre personnage, le dauphin de Vienne. L’auteur imagine qu’à l’époque où se passe cette histoire règne un pape, Innocent, qui souhaite utiliser l’argent conservé dans les trésors de l’Église pour organiser une croisade. Il faut aller en Orient combattre les sarrasins qui ont repris la Terre sainte. Ce pape informe de son projet les grands seigneurs qui règnent en Occident et le roi de France suggère qu’avant de lancer une nouvelle croisade, il faut se renseigner sur les pays à envahir. Le dauphin de Vienne – père de la jeune fille dont Paris est amoureux – suggère qu’un chevalier aille s’informer sur la situation militaire que les croisés risquent de rencontrer : il va dire que ce seroit bien fait que ung d’eulx se meist en fourme de pellerin pour aler au Saint Sepulcre et que en alant il deust les entrees et les passages du païs et les contrees adviser, et qu’il sceust dire par où on pourroit plus legierement entrer sur les paÿs des Sarrazins41. Le dauphin accepte de jouer ce rôle, dit qu’il va feindre de partir en pèlerinage au Saint-Sépulcre et fait confectionner des vêtements de pèlerin ; il chevauche jusqu’à Aigues-Mortes, puis par mer arrive à Chypre et en Syrie. Des espions sarrasins informent le soudan de Babylone de son arrivée et, alors que le dauphin de Vienne et ses gens se trouvent à proximité de Jérusalem, ils sont arrêtés et faits prisonniers dans la ville d’Alexandrie. L’organisation de la croisade tourne court et le pape s’efforce en vain de faire libérer contre rançon le dauphin de Vienne42. Cet épisode fait penser à ce qui s’est passé au xve siècle dans les cours occidentales et en particulier celle de Bourgogne. Philippe le Bon, pendant tout son règne, a songé à développer sa politique orientale et a formé des projets pour libérer les villes reprises par les sarrasins. En 1421 il envoie une aide militaire aux chevaliers de Rhodes. En 1439, alors que le pape Eugène IV proclame la croisade au concile de Florence, le duc lui promet de préparer une expédition. Pour cela il a besoin de rassembler des informations tant géographiques que militaires. C’est pourquoi il envoie des ambassadeurs et des chefs d’armée chargés d’espionner les territoires occupés par les sarrasins : dès 1421 Guillebert de Lannoy, conseiller et chambellan du duc de Bourgogne, accomplit un long périple de la Prusse à la Palestine et consigne dans une sorte de journal de voyage des renseignements tactiques et géographiques ainsi que des impressions personnelles. Ce récit de voyage était destiné à Philippe le Bon43. En 1432 Bertrandon de la Broquière, lui aussi au service du duc de Bourgogne, part à son tour pour recueillir des informations sur les États sarrasins. Quelques années plus tard, il consigne ces souvenirs à la demande du duc dans un recueil intitulé Le

41 Ibid., p. 267 (ch. CXVI). 42 Ibid., p. 267-269 (ch. CXVI-CXVII). 43 Cf. supra, n. 15.

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Voyage d’outremer. Dès les premières lignes du prologue, Bertrandon explique les raisons de son départ : je, Bertrandon de la Broquiere, natif de la duchié de Guienne, seigneur de Viel-Chastel, conseillier et premier escuyer trenchant de mondict tresredoubté seigneur, ainsi que je puis avoir souvenance et que rudement l’avoye mis en ung petit livret par maniere de memoire, ay faict mectre en escript ce pou de voyaige que j’ay faict ; affin que si aucun roy ou prince crestien voulloit entreprendre la conqueste de Iherusalem et y mener grosse armée par terre, ou aulcun noble homme y voulsist aller ou revenir, qu’il peust sçavoir les villes, cités, regions, contrées, rivyeres, montaignes, passaiges ès pays et les seigneurs qui les dominent, depuis Iherusalem jusques à la duchié de Bourgoigne : et pour ce que le chemin de ce en Iherusalem est si notoire que plusieurs le sçavent, je m’en repasse legierement de le descripre jusques au pays de Surie par lequel j’ay esté tout au long, depuis Gazere, qui est l’entrée d’Egypte, jusques à une journée près de Halep, qui est la derniere ville quant on veult en Perse devers le North. Pour accomplir doncques mondict voiaige affin de faire le sainct pellerinaige de Iherusalem, je me partis de la court de mon tresredoubté seigneur, lors estant dans sa ville de Gand, le mois de febvrier l’an mil quatre cens trente et deux44. Waleran de Wavrin lui aussi s’est embarqué en 1444 pour Constantinople et Rhodes sur des bateaux financés par Philippe le Bon45. Le souvenir de ces projets de croisade est ici visible dans le roman de Paris et Vienne. Les dates de rédaction correspondent d’ailleurs à cette réalité, depuis la première mouture romanesque imaginée en 1432 par Pierre de la Cépède jusqu’au manuscrit bourguignon rédigé dans l’atelier de Jean de Wavrin, sans doute autour de 1450. * * * La lecture du roman de Paris et Vienne n’a sans doute pas permis de faire apparaître les merveilles d’outremer que promettait le titre de cette contribution. Le plaisir provoqué par ce type de récits auprès du public du xve siècle ne correspond pas à ce que des lecteurs modernes attendent. Les descriptions pittoresques ou les notations concrètes ne sont pas les relais systématiques de ces récits de voyage. Plus qu’une réflexion sur la façon de consigner des souvenirs de voyage, ce texte nous fournit quelques pistes pour savoir comment on concevait l’écriture d’un roman à cette époque. L’accumulation des motifs romanesques à la mode – l’éloignement, l’aventure, le pèlerinage, la croisade – en est la base. Les auteurs sont tentés de mettre en exergue les enjeux politiques qui agitent la société. Mais ils n’oublient pas pour autant de construire des actions stimulantes et plaisantes. La contamination des textes – chroniques, récits de voyage et romans – est peut-être un des moyens 44 Le Voyage d’Outremer de Bertrandon de la Broquière, éd. cit., p. 1-2. 45 Cf. en dernier lieu Jehan de Wavrin, La Croisade sur le Danube, trad. J. Barreto, Toulouse, Anacharsis, 2019.

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auxquels les auteurs recourent pour enrichir la narration et la modeler en fonction du public auquel ils s’adressent. Que se passait-il dans l’atelier de Jean de Wavrin ? Quel rôle a pu jouer le commanditaire de tous ces ouvrages ? L’expérience vécue par Bertrandon de la Broquière a-t-elle pu influencer sinon l’écriture originale du roman, du moins la version amplifiée qui circulait en terre bourguignonne ? La ferveur qui régnait alors autour des projets de croisade explique sans doute qu’on introduise dans les textes de fiction des épisodes et des variantes permettant de rêver à un passage outremer réussi. Le roman de Paris et Vienne comme bien d’autres œuvres copiées dans l’atelier de Jean de Wavrin s’inscrit dans la politique méditerranéenne et la propagande bourguignonne menées par Philippe le Bon alors qu’il rêvait de diriger une nouvelle croisade46.

46 Cf. Y. Lacaze, « Politique “méditerranéenne” et projets de croisade chez Philippe le Bon : de la chute de Byzance à la victoire chrétienne de Belgrade (mai 1453 – juillet 1456) », Annales de Bourgogne, t. 41, 1969, p. 5-42, 81-132 ; J. Paviot, Les ducs de Bourgogne, la croisade et l’Orient (fin xive siècle – xve siècle), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003 (Cultures et Civilisations médiévales, 27), p. 117-156.

Marie-Madeleine castellani 

La Méditerranée et le voyage dans le Florimont en prose Dans le Florimont en prose, réécriture du Florimont d’Aymon de Varennes1, la Méditerranée joue un rôle central, tant dans la version d’origine que dans la mise en prose bourguignonne2. Cela n’a rien d’étonnant et était souligné par Danielle Quéruel : « Au xve siècle les romans de chevalerie – qui se font nombreux – continuent à privilégier ce cadre narratif qui se dessine autour de la Méditerranée et ont le plus souvent pour point commun de mettre en scène des personnages qui se partagent entre deux mondes : l’Occident où ils sont nés et les royaumes d’outre-mer où leur destin les conduit3 ». Mais le Roman de Florimont se distingue en plusieurs points des autres biographies chevaleresques du fonds Wavrin4. Tout d’abord, le récit se situe dans l’Antiquité puisque le héros est un ancêtre d’Alexandre. C’est pourquoi les voyages en mer se font sous la protection de Neptune : Ilz reclamerent Neptunus, le dieu de la mer ; sy se commanderent au dieu Neptunus5. D’autre part, le parcours du héros ne peut, pour des raisons évidentes, passer par la croisade. Certes, le pèlerinage à Jérusalem est bien mentionné dans le prologue. Alors qu’Aymon n’expliquait pas sa présence

1 Aimon von Varennes, Florimont, ein altfranzösischer Abenteuerroman, éd. A. Hilka, Göttingen, Niemeyer, 1932 (Gesellschaft für romanische Literatur, 48), qui suit principalement F (Paris, BnF, ms. fr. 15101, F1 et F2). 2 Que l’on citera dans l’édition d’Hélène Bidaux : Le Florimont en prose. Édition du ms. 12566, éd. H. Bidaux, 3 vol., Thèse de doctorat, Villeneuve-d’Ascq, Université Charles de Gaulle – Lille 3, 2007. L’unique manuscrit (Paris, BnF, ms. fr. 12566) est illustré de lavis d’aquarelle du Maître de Wavrin : cf. infra, en fin de volume, les illustrations couleur 11, 16-17. 3 D. Quéruel, « Pourquoi partir ? Une typologie des voyages dans quelques romans de la fin du Moyen Âge », dans Guerres, voyages et quêtes au Moyen Âge. Mélanges offerts à Jean-Claude Faucon, dir. A. Labbé, D. W. Lacroix et D. Quéruel, Paris, Champion, 2000 (Colloques, Congrès et Conférences sur le Moyen Âge, 2), p. 333-348 (cit. p. 333). 4 Cf. J. Devaux et M. Marchal, « Introduction », dans L’art du récit à la cour de Bourgogne. L’activité de Jean de Wavrin et de son atelier, dir. J. Devaux et M. Marchal, Paris, Champion, 2018 (Bibliothèque du xve siècle, 84), p. 7-31 (p. 20-31 pour la librairie de Jean de Wavrin) ; sur le Florimont en prose bourguignon, cf. M.-M. Castellani, « Entre merveille et histoire : la Méditerranée dans le Florimont en prose », dans ibid., p. 207-222 ; C. Gaullier-Bougassas, « Les renouvellements du Florimont bourguignon : seuil et clôture de l’œuvre, entre histoire et fiction », dans ibid., p. 223-236. 5 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 160, 286 (VI, 16 ; CLXI, 11).

Marie-Madeleine Castellani • Université de Lille – ULR 1061 – ALITHILA – Analyses Littéraires et Histoire de la Langue Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 181-192.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124744

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en Grèce, à Phelipople6, où il aurait trouvé le texte de sa source7, le prosateur place son départ en Orient sous le signe du saint voiage d’oultremer vers la sainte chitey de Jherusalem8. Or, ce Picard et ses compagnons des païs de Borgongne et d’ailleurs vont être détournés de ce projet initial. Dieu, la mer et le vent les conduisent en la chité de Sallenicque9. La puissance divine éloigne les voyageurs du droit chemin de leur pieux voyage pour les diriger rapidement vers la mer Égée (Archipelago) et à Salonique vers la découverte du texte : Il covint par force que nostre galee sur coy estiemmes tournast hors de nostre droit chemin et fusmes constraint de abandonner a Dieu, a la mer et au vent la conduitte et garde de nous tous et tans que en pau de temps, passames au travers de l’Archepelago10. Point de Terre sainte donc, mais une description des territoires que va conquérir le premier Philippe, autour de l’Hellespont. L’énumération des territoires vient de la source : Sa cyté tenoit Phelipople Et Moriainz et Andernople La naturee, salubree, Et Galipol la reselee La cyté de Pont et Grisople, Panados sor mer et Cristople11. Autour de l’Hellespont (le Pont-Euxin, la Mer noire12), ici assimilé à une ville (La cyté de Pont), on trouve la cité fondée par Philippe, Philipopolis en Thrace (aujourd’hui Plovdiv en Bulgarie), Maronia (en face de l’île de Samothrace), Andrinople13, Galipoli (Gallipoli aujourd’hui), Chrysopolis (aujourd’hui Üsküdar, un des trente-neuf districts de la ville d’Istanbul), Panados, sur la mer de Marmara (Panium, sur la côte du Bosphore de Thrace14), et Christopolis (aujourd’hui Kavala ou Kavalla, dont Christoupolis est le nom byzantin). La prose donne ici moins de noms : selon elle, Philippe, ayant laissé à son frère Madian le royame



6 Philippopolis de Thrace, prise en 342 par Philippe, père d’Alexandre, appartient bien historiquement à l’histoire de la Macédoine. 7 Aimon von Varennes, Florimont, éd. cit., p. 2, v. 31-34. 8 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 156 (Pr., 1). 9 Ibid. (Pr., 2-3). 10 Ibid. (Pr., 2). 11 Aimon von Varennes, Florimont, éd. cit., p. 38, v. 883-888. 12 Situé sur la rive orientale du Bosphore, où l’on trouve la tour de Léandre, souvenir de l’histoire d’Héro et Léandre, et de la noyade du jeune homme. 13 L’ancienne Andrinople est aujourd’hui Édirne, préfecture de la province turque du même nom, limitrophe de la Bulgarie et de la Grèce. La ville compte environ 143 000 habitants. Elle est traversée par la Maritsa qui passe aussi en Bulgarie. 14 Promontoire d’Europe parallèle aux îles Cyanées.

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d’Egipte et d’Arrabe15, devient Sires […] d’Andernoble, de Gallippoly, de Sallenicque, de Negrepont, de Bisance, qui maintenant se nomme Constantinoble, et de moult aultres grans contrees16. Au texte d’Aymon, la prose ajoute Salonique, modernisant en outre l’ancienne Byzance. Les villes retenues sont sur les frontières de l’empire d’Orient, qu’il s’agisse d’Andrinople entre la Grèce et la Bulgarie, de Gallipoli, la péninsule antique de la Chersonèse de Thrace17, ou en constituent le cœur : l’Hellespont, Constantinople et la ville où la volonté divine conduit le voyageur, Salonique18, enjeu de conquête tout au cours du xve siècle entre les Grecs de Constantinople et les Ottomans. À la date indiquée par le narrateur au début du texte, 1418, Salonique, ancienne capitale du royaume, fait toujours partie de l’empire et cela depuis le premier quart du xive siècle (1313)19. Ce resserrement témoigne donc d’une conscience des menaces qui pèsent sur l’empire chrétien d’Orient. Le narrateur souligne dans son prologue l’ancrage chrétien de cet empire, en montrant les voyageurs faisant leurs dévotions à Salonique : devotement venismes rendre graces en l’eglise Saint Pol20 a nostre Seigneur et a la Virge Marie sa mere. Au passage, le narrateur fait l’éloge des coustumes et merveilles du païs de Grece et de la chevalerye grigoise21 ; on pourrait y voir un conseil à Philippe le Bon, destinataire de l’ouvrage, qui, selon Jacques Heers, « ne songeait pas à porter secours aux Grecs de Constantinople mais à délivrer Jérusalem », à être plus attentif aux dangers courus par l’empire d’Orient face à la menace turque22. La mention de Nicopolis sur la partie terrestre du chemin du retour lors de l’épisode carthaginois rappelle à la mémoire le terrible désastre de Nicopolis (25 septembre 1396), subi par les armées d’Occident engagées dans la croisade et alliées au roi de Hongrie Sigismond : Sur leurs chevaulx cheminerent tant qu’ilz ariverent a Nicolpoly quy siet sur la Dunoe ; la passerent puis entrerent en Hongrye ou a grant joie et leesse furent recheu. Atant vous lairay a parler d’eulx et tourneray a nostre droitte matere23. Mais il en exorcise aussi le souvenir car ce nom apparaît lors du retour triomphal du héros d’une expédition réussie grâce, entre autres, à l’alliance avec un roi de Hongrie, Candiobras, dont il a auparavant gagné l’amitié après l’avoir victorieusement combattu et avoir conquis sur lui des terres que Grecs et Latins d’Orient disputent Le Florimont en prose, éd. cit., p. 156. Ibid., p. 164 (IX, 13). En Turquie actuelle. Depuis la fin du xive siècle, Grecs et Ottomans se disputent la ville qui tombera en 1430 sous contrôle ottoman. 19 Redevenue ottomane en 1430, ayant été reprise à Venise. 20 On sait que saint Paul a adressé depuis Corinthe deux de ses épîtres aux habitants de la région (Paul, Épîtres aux Thessaloniciens, I-II). 21 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 156 (Pr., 3-4). 22 J. Heers, Chute et mort de Constantinople (1204-1453), Paris, Perrin, 2005 (Pour l’histoire), p. 230. En 1421, Guillebert de Lannoy ne s’arrête pas à Constantinople, lui préférant la Syrie et l’Égypte (ibid., p. 230-231). 23 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 315 (CXCVIII, 14-17). 15 16 17 18

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alors aux Turcs24. Les voisins menaçants de Philippe, le Hongrois Candiobras et ses alliés bulgares, évoquent ceux qui depuis plusieurs siècles menacent Constantinople ; certains des empereurs ont essayé de la contrecarrer par des alliances matrimoniales25, ce dont la volonté de Candiobras d’épouser la fille de Philippe pour s’emparer de ses terres se fait l’écho. Candiobras a aussi pour allié le roi de Valachie, pays que traversent ses ambassadeurs pour défier Philippe : Sy se misrent a point et prindrent congiet du roy et de la baronnye et tindrent leur chemin par la Valacquie, puis entrerent en la Dunoe, puis vindrent a Flourentin en Boulgarye26 et firent tant par leurs journeez qu’ilz ariverent en la Gresse et vindrent tout droit a Philippople27. Longée au sud par le Danube (la Dunoe), la Valachie, une des provinces de l’actuelle Roumanie28, était depuis novembre 1330 et la bataille de Posada une dépendance de la Hongrie : l’alliance entre les deux pays, le roi de Valachie combattant aux côtés de Candiobras avant d’être fait prisonnier par Florimont29 correspond donc bien à la réalité du temps. * * * Une fois soulignées ces différences importantes avec la source, dont certaines viennent d’une prise en compte de l’actualité contemporaine à la mise en prose, il n’en reste pas moins que, parmi les romans de l’atelier Wavrin, c’est sans doute le Florimont qui compte le plus grand nombre de déplacements, voyages ou expéditions militaires, dans des territoires éloignés, surtout maritimes, mais aussi terrestres on l’a vu, et cela grâce au fait que le roman propose une double biographie chevaleresque, celle de Philippe de Macédoine et celle de Florimont de Duras, qui, au contraire des héros évoqués plus haut, appartiennent par leur origine aux deux espaces méditerranéens, oriental et occidental. Le parcours initial de Philippe30 balaye toute l’étendue de l’Orient, du Caire (Babilonne) et du port de Damiette à Patras31, avant de se poursuivre vers l’Hellespont par les terres. La prose modifie ici le voyage terrestre du jeune Philippe. Les vers suggèrent en effet qu’il suit depuis l’Égypte une route terrestre par la Syrie, Antioche et la Turquie avant le passage du Bras Saint-Georges (l’Hellespont), pour arriver à 24 Chez Aymon, le sénéchal Damien conseille à Philippe de faire appel au duc d’Albanie, au roi d’Esclavonie, au roi de Perse et à ses alliés italiens (Pouille, Toscane, Romagne). 25 Dès le xiiie siècle, Michel Paléologue « assurait ses positions en Orient en promettant sa fille Marie au roi de Bulgarie et son fils Andronic à Anne, une des filles du roi de Hongrie » ( J. Heers, Chute et mort de Constantinople, p. 193). 26 Je n’ai pas pu identifier pour l’instant Flourentin. 27 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 168 (XIV, 3). 28 Bucarest en fait partie. 29 Ibid., p. 271-273 (ch. CXL-CXLI). 30 Aimon von Varennes, Florimont, éd. cit., p. 6-67, v. 120-1672 ; Le Florimont en prose, éd. cit., p. 156172 (II-XVIII). 31 Ibid., p. 158-160 (ch. IV-VI).

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Avedon/Boucadaïde32, c’est-à-dire Abydos sur l’Hellespont. Il fait ainsi, à l’envers, la route des croisés occidentaux. Dans la prose, Philippe, parti de Damiette, arrive, malgré une traversée difficile et une tempête qui disperse les navires, à Patras, bien identifiée par le narrateur comme une ville connue de son temps : qui se nommoit a celluy temps Patras et encores fait33. De nouveau l’accent est porté sur un parcours qui mène vers l’Hellespont en venant de l’ouest et un rôle important est donné à Patras, port tourné vers la Méditerranée occidentale, notamment l’Albanie. Le déplacement terrestre crée une profondeur mémorielle, en évoquant la Thèbes antique, mais contient aussi un avertissement sur le caractère fragile des empires qui fait pareillement écho aux menaces présentes : puis s’en party le roy et se mist a chemin. Il passa par la place ou jadis ot esté la grant citey de Thebes. Moult fort la regarda et vey la grant ruyne qui bien demonstroit que grant chose avoit esté. Il passa oultre par Thesaille, sy chemina par forestz et par landes et tant que, d’aventure, prist son chemin vers la Dunoe. Il choisy le païs moult bel et plain ou estoient foison prés, bois, rivieres qui moult luy pleurent et disoit que oncques nul jour plus bel païs n’avoit veu et marchissoit la contree au païs d’Albanye34. L’Albanie est le pays natal de Florimont, qui vient de Duras (Durazzo35) en Méditerranée occidentale ; c’est un port qui sert de cadre à plusieurs scènes tant pour les principaux personnages que pour des silhouettes plus secondaires : c’est là qu’accostent les messagers envoyés par Garganeüs réclamer tribut ou encore, au chapitre LVII, le prince Rissus, seigneur de Calabre et de toute la terre de Labour (la Campanie), qui règne sur une cité qui sur le Far est assise laquelle se nomme Regis36, Reggio de Calabre37 sur le détroit de Messine. Le territoire du géant Garganeüs se situe chez Aymon an Puille et son château en un plain / Entre Sipon[t] e Mon[t] Gargain38. La prose reprend cette localisation, y ajoutant la terre de Raguise (Raguse, l’actuelle Doubrovnik en Bosnie39). Celle-ci sera évoquée à deux reprises, notamment à la fin de l’épisode carthaginois, où elle est la ville du roi de Hongrie, désormais allié du héros, ce qui permet d’y faire étape sans difficulté dans le long voyage menant de Carthage en Grèce : Firent voile et singlerent tant par mer au bon vent qu’ilz orrent que ilz passerent le goulfe de Lyon et les isles, tant qu’ilz vindrent vers Courfo, sy entrerent en la mer Adriane et prindrent port a Raguise, quy pour le temps estoit au roy de Hongrye.

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Aimon von Varennes, Florimont, éd. cit., p. 20, v. 445-446. Le Florimont en prose, éd. cit., p. 160 (VI, 18). Ibid., p. 160 (VI, 25-29). Duras est le nom français médiéval de l’actuelle Durrës, deuxième ville d’Albanie, l’ancienne Epidamne ou Dyrrachium. Ibid., p. 207. Le nom proposé est proche de Righi en grec de Calabre, Reghion en grec. Aimon von Varennes, Florimont, éd. cit., p. 120, v. 3096-3098. Il estoit yssus des jayans qui par avant soloyent estre environ la terre de Raguise, qui en ce temps estoit a Garganeüs ; Le Florimont en prose, éd. cit., p. 175 (XXI, 5).

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Ilz saillirent des nefz et se rafressirent huit jours entiers en la citey ; au neuvieme se deppa[r]tirent par terre40. L’Adriatique sert de cadre aux premières aventures de Florimont : lutte contre le monstre marin et contre le géant Garganeüs, qui habite les Pouilles, face à l’Albanie du Monte Gargano41, amours avec la fée de l’île Celée42. Commençant la construction de ce qui sera un vaste empire, il réunit à la Macédoine par son mariage, l’Albanie et ses États alliés (la Calabre de Rissus et l’Esclavonie de Médon), avant d’aider son beau-père à conquérir Bulgarie et Hongrie. Quant à Chyprienne, la nourrice de son épouse, la jeune Rommadanaple, elle estoit natisve de Nicosye en Chypre43, l’un des grands comptoirs permettant de passer d’Occident en Orient, de faire étape en Méditerranée, notamment sur le chemin de la Terre sainte, appartenant encore en 1418, à la date du texte, aux Lusignan. L’enjeu politique que constitue la conquête des territoires, c’est aussi de disposer de portes sur la mer qui permettent de contrôler les déplacements. C’est ce qu’explique Florimont à son oncle, Medon, le roi d’Istrie44, en conflit avec Amadas45 : « Sire, ce dist Flourimont, puisque de ceste chose me faittes juge, je voel que le roy Amadas qui cy est, deviengne vos homs et que de vous reprengne sa terre et tout son royaume, et tous les barons de ses paÿs vous fachent hommage ; et avoec ce, que les deux pors de mer qui sont en son royaume, c’est assavoir Parete et Rouvingne, soyent mis en vostre main, esquelz deux villes porrés mettre vos gens et officiers de par vous »46. Pour l’expédition de Florimont vers l’Afrique du Nord et Clavegris, destinée à délivrer le père de Florimont prisonnier de l’émir de Carthage, la prose seule explique aux voyageurs, par la voix de Maître Flocart, quel chemin ils devront suivre depuis Philippopolis jusqu’à Patras, puis par mer jusqu’à l’Afrique du Nord, sans apparemment s’arrêter en chemin, ce qui constitue un long voyage, sans doute quand même peu éloigné des côtes grâce aux nombreuses îles qui jalonnent le parcours : Ilz se partirent de Philippople ; tant esrerent que a Patras ariverent ou la navire fu toutte apprestee. Plus estoient de deux cent mille homes, qui tous entrerent dedans les nefz. Apprés ce leverent les ancres quant tous furent entré dedans, puis firent voile, sy se commanderent au dieu Neptunus et nagerent tant et singlerent que tout droit vers

40 Ibid., p. 315 (CXCVIII, 14-15). 41 Le Monte Gargano (Mont Gargain dans les textes français), important promontoire de la péninsule italienne qui s’avance dans la mer Adriatique, lui valant le surnom d’éperon de l’Italie. 42 La situation de cette île merveilleuse n’est pas donnée et la mère de Florimont surprend sans doute la fée avec son fils non loin de Duras ; des indices pourraient permettre de situer l’île en question dans la Méditerranée orientale, du côté de l’Archipelago. 43 Ibid., p. 315 (XI, 37). 44 L’Istrie est une péninsule de l’Adriatique de forme triangulaire pointée vers le sud, attachée au continent par le nord-est, un territoire enfoncé dans la mer et comportant des îles. 45 Ibid., p. 186-188 (ch. XXXIV-XXXV). 46 Ibid., p. 192 (XL, 11).

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Clavegris s’adrecherent. Ilz passerent touttes les isles qui en la Boucque de Lyon47 sont, c’est assavoir [Sesisle], Corsegne, Sardaigne, Maiorque et Manorque et Evisse48. Tant singlerent de nuit et de jour que au chief de l’isle de Magalon ariverent49. Cet ajout témoigne d’une bonne connaissance de la géographie de la Méditerranée occidentale, régions perçues comme sarrasines – Solimant et son frère ont été affolés, c’est-à-dire castrés pour garder la femme de l’émir – et les Carthaginois seront présentés plus loin comme cruels ou présomptueux. Les rois de Barbarie, de Crète, de Rhodes et de Chypre, d’abord ennemis des Macédoniens, participent à cette expédition. Déjà vaste50 chez Aymon, cette alliance est augmentée de quelques nouveaux membres, dont le roy de Valacquie51, un ancien adversaire, et le prince Rissus, un ami fidèle depuis son arrivée à Duras. À travers les déplacements du héros, lui-même fleur de cette chevalerye grigoise qui jadis fu moult hault eslevee par tous rengnes52, se dessine le rêve d’une Méditerranée unie de l’Occident à l’Orient sous la houlette d’un prince idéal. Le Roman de Florimont fait accomplir par son héros une conquête systématique de l’espace méditerranéen tout entier, soit en s’alliant des adversaires par ses qualités, soit en détruisant des ennemis jugés irréductibles, qu’il s’agisse de monstres comme Garganeüs, yssus des jayans qui par avant soloyent estre environ la terre de Raguise53 et le promontoire du Monte Gargano, ou de peuples présentés comme sarrasins, comme à Clavegris ; contre eux Florimont déploie tout autant la force physique que la ruse, souvent associée à l’usage de la mer et des bateaux ; ainsi, pour tromper Garganeüs, il cache ses hommes dans le navire : Flourimont dist a sa gent : « Seigneur, je vous prye que nulz de vous ne s’amonstre car point ne voel que soiés veus ne apparcheus. » Tous respondirent que son commandement ilz feroyent. Ilz furent en la nef sy coy et sy taisant qu’il sambloit que dedans n’euist personne, fors seulement Flourimont et les maronnyers qui tant firent que lor nef misrent droit au port ou ilz ancrerent54. 47 On serait tenté d’y voir le Golfe du Lion, mais cela ne convient pas bien géographiquement. À noter qu’il existait à Venise une « bouche du lion », où l’on pouvait glisser des dénonciations anonymes. 48 Ibiza. 49 Ibid., p. 286 (CLXI, 7-13). 50 Chez Aymon, les alliés sont l’Afrique, la Barbarie, la Turquie devers le Coine (c’est-à-dire le sultanat d’Iconium), la Crète et Couloine (Cologne), la terre de Rousie, la Hongrie, le roi Medon d’Esclabonie, oncle de Florimont ainsi que les gens de Babilonne (le frère aîné de Philippe), venus per hate meir. Aimon von Varennes, Florimont, éd. cit., p. 465, v. 11803-11818. 51 Alors, quant le roy ot entendu la guette, il ordonna ses gens en quatre battailles : la premiere bailla a conduire a[u] roy de Hongrie, en laquelle estoient trente mille hommes ; avoec luy avoit le roy del Coine. La deuxieme battaille ordonna au roy de Crette, en laquelle avoit aultres trente mille homes. La terche battaille bailla a conduire au roy de la Valacquie, qui pareillement avoit trente mille homez fors et hardis pour maintenir estour ; et la quarte battaille le roy Flourimont conduisy a tout cinquante mille tresexpers et vaillans homez quy grant voloir orrent de trouver leurs anemis. Le roy Flourimont avoit avoec luy son biau pere, le roy de Barbarye, et son oncle, le roy d’Esclavonnye. Le noble prinche Rissus y fu, le duc d’Anternoble et Damyen le seneschal. Le Florimont en prose, éd. cit., p. 306 (CXXXIX, 16-20). 52 Ibid., p. 156 (Pr., 4). 53 Ibid., p. 175 (XXI, 5). 54 Ibid., p. 198 (XLVI, 11-14).

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De même, dans l’épisode de Clavegris, il déguise ses hommes en marchands55. * * * Du fait de la présence de la mer, du rôle qu’elle joue dans les déplacements et les conquêtes du héros les navigations scandent le texte. On nous donne quelques distances, en durée de voyage, par exemple six jours de mer paisible pour mener la future femme de Philippe de Tripoli en Barbarie à Patras, d’ouest en est : Pour le bon temps qu’ilz orrent, leverent les ancres, sy firent voile et orrent sy bon vent que en six jours furent arivez a Patras, la ou a moult grant joye et solempnité furent recheus56. Entre l’Égypte et Patras, à deux jours de voyage sans encombre succèdent quatorze jours de tempête, sans pouvoir accoster. Après la victoire sur Garganeüs, c’est un bon vent qui en pou d’eure mène le héros et ses compagnons jusqu’à Duras, cette bonne volonté des éléments s’accordant à l’euphorie qui règne parmi les compagnons de Florimont victorieux de Garganeüs : Puis tost apprés se departy Flourimont et s’en revint a grant joye et leesse, luy et ses gens, entrer dedans la nef. Quant tous furent entré dedans, ilz leverent les voilles. Ilz orrent bon vent qui en pou d’eure les mena au port de Duras, la ou a moult grant joye furent recheu du duc Matacart et de la ducesse Ydorye, qui saouler ne se pot de baisier et conjoÿr leur filz57. Le texte offre plusieurs termes désignant les bateaux : navire(s) (plus d’une trentaine d’occurrences), pour les bateaux ou comme terme générique désignant la flotte, nefs, de loin le plus fréquent (une bonne cinquantaine d’occurrences de nef, nefs et nefz), embarcations qui peuvent être richement apareillies58 et dont on lève l’ancre pour partir59, galees (5 occurrences)60, batel (3 occurrences)61, comme barge(s)62. Cinq passages seulement évoquent les marins, marroniers moult desyrant de partir63. Les bateaux esploit[…]ent au vent et au voille64 pour quitter le port ou ariver à destination65 ; les nefs font mouvement sous le vent, comme la belle nef qui a plain voyle venoit ancrer au port de Duras66, qui conduit le prince Rissus. Deux passages 55 Cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 11. 56 Ibid., p. 165 (XI, 21-22). 57 Ibid., p. 200 (XLIX, 32-34). 58 Ibid., p. 165 (XI, 18). 59 Ibid., p. 160 (VI, 11). 60 Ibid., p. 194 (XLII, 10 ; galees pillées par les pirates), 305 (CLXXXVIII, 3, 8 ; la navire et les cinquante galees touttes armees et garnyes de tout ce que mestier estoit), 306 (CLXXXIX, 4), 308 (CXCI, 27). 61 Ibid., p. 196 (XLIV, 6), 197 (XLVI, 6), 198 (XLVI, 15). 62 Ibid., p. 158 (IV, 18), 285 (CLIX, 5), 303 (CLXXXV, 3). 63 Ibid., p. 165 (XI, 21) ; cf. de même ibid., p. 159 (VI, 6), 160 (VI, 12), 198 (XLVI, 13), 307 (CXC, 11). 64 Ibid., p. 196 (XLIV, 6). 65 Ibid., p. 198 (XLVII, 2). 66 Ibid., p. 207 (LVII, 4).

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sont plus développés, dont le départ de Florimont pour combattre Garganeüs, ce qui donnera également lieu, on l’a vu, à une ruse du héros : et quant ce vint le lendemain matin, Flourimont, qui moult desiroit de son emprise mettre a fin, fist son harnas trousser et porter dedans sa nef, laquelle estoit grande et large. Moult bien le fist garnir de vivres et de tout ce que mestier luy estoit. Il fist ses gens et ses chevaulx entrer dedans, puis vint prendre congiet au duc son pere et a Idorye sa mere, qui en plourant le baisa moult de fois. Apprés prist congiet des bourgois de la citey, sy s’en vint entrer dedans son batel, qui desja estoit prest et appareilliés pour lever les ancres67. Le motif est ici à peu près complet : préparatifs de départ, vivres, adieux pleins de tristesse, départ par les ancres levées, sans mention cependant des marins. Un autre passage, qui réunit le plus grand nombre de termes différents désignant les bateaux décrit là encore les préparatifs d’une des expéditions militaires, notamment les vivres nécessaires au voyage : Le roy Flourimont, qui moult grant desir ot de ceste oevre achever et mettre a fin, fist envoier gens par tous les pors de Grece prendre et retenir les vaissiaulx, nefs, barge[s] et dromons ; garnir les fist de pain, de bestail, de vins, de chars, de poissons et de tout ce qu’il convenoit et qui estoit appertenant sur navire pour faire guerre. Il les fist touttes venir et dessendre devant Patras, et quant touttes les nefz furent a Patras assamblees et venues, ilz furent bien cent vingt nefs bien garnies et ordonnees68. Mais le plus souvent ces préparatifs et les manœuvres de départ sont décrits de façon bien plus brève, par exemple lors du voyage vers Clavegris69 : a Patras ariverent ou la navire fu toutte apprestee. Plus estoient de deux cent mille homes, qui tous entrerent dedans les nefz. Apprés ce leverent les ancres quant tous furent entré dedans, puis firent voile, sy se commanderent au dieu Neptunus et nagerent tant et singlerent que tout droit vers Clavegris s’adrecherent70. Aymon lui-même est parfois plus précis dans ses descriptions de la navigation, ainsi pour le départ d’Égypte : Li maronier orent boen vent Li airs fu clercs et boens li vans Les neis flotoient sor la mer Il corrent les ancres lever, Les voiles dresserent a vent, Si governerent durement,

67 Ibid., p. 197 (XLVI, 3-6). 68 Ibid., p. 285 (CLIX, 5-6). 69 Il peut même arriver que le voyage soit totalement éludé : Des adventures ne des fortunes qu’il pooit avoir en chemin, ceste histoire n’en fait nulle mencyon, ains fist tant que luy et sa compaignye, raemplye de grans richesses que ilz orrent gaigniet ou voiage, ariverent ens ou port de Salenicque. Ibid., p. 321 (CCV, 14). 70 Ibid., p. 286 (CLXI, 9-11).

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Le jor corrent a plaingnes voiles, La nuit asiment as estoiles71. La version en prose dit simplement firent voille ; en revanche, elle ajoute une invocation à Neptune, nécessaire car la mer apparaît comme le lieu du danger et de la tempête : dès cette première traversée entre Égypte et Grèce (ch. VI), les navires sont soumis à la tempête et aux caprices des vents72 ; la fortune de mer, terme spécifique à la prose, hante les imaginaires et la tempête peut durer de longues journées, ici quatorze jours (la même durée que dans les vers) qui séparent les groupes de navires et qui laissent les voyageurs mout mat et travilliet de la tempeste de mer et las les chevaux qui font la traversée avec leurs cavaliers73, habitude également évoquée lors de l’arrivée de Rissus à Duras : le Povre Perdu regarda sur la mer et perchupt une belle nef qui a plain voyle venoit ancrer ou port de Duras. Quant assés elle fu prés, il oÿ hennir chevaulx qui en la nef estoyent, dont en son ceur s’ejoÿssoit car moult volemptiers les oÿ. La nef estoit du paÿs de Calabre. Dedans fu ungs prinches quy Rissus ot a non. Mandé l’avoit le roy Philippe de Machedonne74. Plus que la tempête elle-même, le texte évoque ses effets sur les voyageurs, notamment la peur : bien cuiderent tous perir et noyer75. Cette crainte de la noyade, qui hante les esprits puisqu’on ne peut être enseveli, est présente dans tout voyage en mer, d’où les deux motifs opposés de la tristesse des départs et de la joie des retours, par exemple lorsque les compagnons de Florimont entrent dans la nef qui va les conduire vers Garganeüs : Tout en plourant, ses gens y entrerent, car bien cuidoyent que jamais n’en deuissent retourner76. En revanche, au retour les termes signifiant la joie se multiplient, comme on a pu le voir plus haut. La crainte de la mer est telle qu’elle peut même faire naître des monstres imaginaires comme dans le rêve du duc Matakart : sy sambla au duc qu’il regardoit vers le port de mer ou il vey une nef ariver, dont dehors sailloit ungs monstres qui de pluiseurs levriers estoit acompaingniés, en laquelle compaignye le lionchel se tint tant que las et moult deffais s’en retourna vers le duc77. La mer est par excellence le lieu le plus susceptible d’engendrer des monstres, comme celui que combat Florimont et qui retrouve des forces en allant se baigner. La double menace du monstre marin78 et du géant du promontoire du Monte Gargano 71 Aimon von Varennes, Florimont, éd. cit., p. 17, v. 386, 391 ; p. 19, v. 427-432. 72 On opposera la tempête du prologue au bon vent qui en pou d’eure les mena au port de Duras, après la victoire sur Garganeüs. Le Florimont en prose, éd. cit., p. 201 (XLIX, 34). 73 Ibid., p. 159 (VI, 15), 160 (VI, 19). 74 Ibid., p. 207 (LXVII, 3-8). 75 Ibid., p. 160 (VI, 15). 76 Ibid., p. 197 (XLVI, 7). 77 Ibid., p. 173 (XIX, 13-14). 78 D’aultre part, y avoit ung monstre qui moult grant guerre luy faisoit et destruisoit sa terre. Celuy monstre conversoit et abittoit sur la rive de la mer ; moult estoit mervilleux a voir. Il ot chief de lyeppart et le corps

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fait de l’Albanie une terre gaste, que seule l’action du héros civilisateur pourra restaurer grâce à un déplacement maritime qui lui fera affronter le danger. Ce sont ses liens avec la mer qui rendent dangereuse la fée de l’île Celée, reliée à cet univers de par son origine79, parce qu’elle veut entraîner le héros hors du monde de la chevalerie, mais aussi parce qu’une fois abandonnée par lui, elle épouse Neufas, neveu de Candiobras, et donne naissance au magicien Neptabus (Nectanabus), qui par ses enchantemens faisoit les nefs plongier et perir en la mer80. La piraterie apparaît comme l’un des grands dangers des voyages maritimes. C’est ce que rappelle Danielle Quéruel : « Les traversées en mer sont toujours inquiétantes : on doit redouter tout d’abord les tempêtes qui dévient les bateaux vers des côtes inhospitalières, mais aussi les rencontres avec des nefs ennemies, chargées de sarrasins ou de pirates. […] Sans doute faut-il percevoir ici l’écho de peurs véritables, mais qui sont systématiquement récupérées par la matière romanesque81 ». Notre roman en fait aussi foi, en reportant cependant le motif des pirates sur des personnages secondaires, ceux qui enlèvent la mère de Garganeüs, fille de l’émir de Carthage destinée à un roi de Lybie, Neptabus, le fils de la fée, enfin Garganeüs lui-même, pillard qui ravage les îles alentour : […] n’a nulles isles en ceste mer que par ses galees ne soyent pillees et robees, car, se aulcuns en y a qui a l’encontre de luy se rebellent, et que au dessus en puist venir, moult en prent grant pugnicion, car morir miserablement et a grant destresse les fait en ses prisons, par rage de fain, ne jamais raenchon n’en voelt prendre82. Les dangers maritimes sont plutôt utilisés dans la narration dans une perspective dramatique : l’enlèvement de la mère de Garganeüs provoque par vengeance celui du père de Florimont et devient la cause lointaine de l’ensemble de l’épisode de Clavegris ; la tempête gêne les déplacements des personnages ou réoriente leur itinéraire, et cela dès le prologue où elle est l’instrument de la puissance divine : Dieu, la mer et le vent83 conduisent les Picards en la chité de Sallenicque84 et provoquent la découverte du livre-source et donc l’écriture elle-même : le saint pèlerinage devient

d’un moult grant dragon, mais vers les cuisses estoit a maniere de serpent. Quant mengier voloit poisson, il se bouttoit en la mer et quant char voloit avoir, il se mettoit en Albanye, ou il ne failloit point que tous les jours n’euist ung homme ou ung moutton. Se aulcunement on lui defailloit de luy livrer sa porcion, il n’arestoit point jusques il euist devouré douze ou treize homez, par coy tant en estoit la terre apovrye autour de la citey. Ibid., p. 175 (XXI, 8-12). 79 Je voel bien que tu saches que je suis dame et roÿne de l’Isle Chelee, qui pour l’amour de toy ay passé la mer, ja n’y a il plus d’oir que moy. Se tu t’en voelz venir avoec moy demourer, demain te feray roy et je seray roÿne. Ibid., p. 181 (XXVIII, 7-8). 80 Il sot tous les ars et syences bonnes et males que homme pot savoir. Il fist moult de maulx en son temps. Quant il voloit aller en l’Isle Celee pour rober et pour pillier, par ses enchantemens faisoit les nefs plongier et perir en la mer. Ibid., p. 204 (LII, 28-30). 81 D. Quéruel, « Pourquoi partir ? », p. 339. 82 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 194 (XLII, 10). 83 Ibid., p. 156 (Pr., 2). 84 Ibid., p. 156 (Pr., 3). Cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 16.

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une quête du passé, à la gloire de la chevalerye grigoise qui jadis fu moult hault eslevee par tous rengnes85. * * * Le Roman de Florimont est donc un bon exemple de la perception du voyage maritime méditerranéen dans les romans du cycle Wavrin ; plutôt que de donner lieu à une description précise des éléments matériels, relativement peu nombreux, le voyage est d’abord perçu comme expédition militaire dans la construction du royaume idéal qui, alors même que l’Orient vit sous la menace perpétuelle des conquêtes ottomanes, élimine les agresseurs, pirates et sarrasins et unit harmonieusement les peuples sous la domination d’un prince idéalisé, la fleur de la chevalerie grygoise, modèle et référence pour les principautés occidentales.

85 Ibid., p. 156 (Pr., 4).

Catherine gaullier-bougassas 

Le voyage en Grèce de Louis de Gavre dans l’Histoire des seigneurs de Gavre Héritage antique et croisade, le grand oubli À la fin du Moyen Âge et dans la littérature en langue française, les écrits sur ou autour de la Grèce se multiplient, que ce soit à travers l’exploitation renouvelée de figures antiques, Alexandre le Grand, Hercule, Jason avant tout, à travers les textes écrits en lien avec l’expansion ottomane et l’effondrement de l’empire byzantin – récits de voyages, chroniques, appels à la croisade –, ou bien encore, même si c’est beaucoup moins souvent le cas, dans les romans chevaleresques à pérégrinations orientales ou pseudo-orientales qui s’écrivent si nombreux, particulièrement à la cour de Bourgogne. Parmi tous les romans chevaleresques composés ou réécrits en terre bourguignonne qui relatent des voyages vers l’Est et des guerres évoquant les croisades1, quelquesuns s’élaborent en effet autour de fictions grecques, plus exactement des fictions de domination de la Grèce, que cette dernière passe par une conquête ou une reconquête guerrière, ou par d’autres voies. Il est difficile de lire ces récits en oubliant l’actualité de la question grecque au xve siècle et son importance à la cour de Bourgogne : ces romans contiennent-ils des allusions plus ou moins explicites à cette dernière ? L’actualité grecque devient-elle une matière de la fiction romanesque, directement ou indirectement ? Cette question en entraîne aussitôt d’autres. Comment la domination de la Grèce est-elle présentée et justifiée dans les intrigues ? Est-elle assimilée à une forme de croisade et la fiction jouerait-elle alors un rôle de compensation face aux échecs de la réalité ? Par ailleurs, si l’on continue à s’interroger sur les liens entre histoire et fiction et sur les jeux entre plusieurs temporalités historiques ou considérées comme telles, la Grèce de fiction des romans est-elle aussi mise en perspective avec un autre temps, celui du passé antique ? Autrement dit, que signifie voyager en Grèce ?

1 G. Doutrepont, La Littérature française à la cour des Ducs de Bourgogne. Philippe le Hardi – Jean sans Peur – Philippe le Bon – Charles le Téméraire, Genève, Slatkine Reprints, 1970 (1re éd., 1909) ; Id., Les Mises en prose des Épopées et des Romans chevaleresques du xive au xvie siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1969 (1re éd., 1939) ; Nouveau Répertoire de mises en prose (xive-xvie siècle), dir. M. Colombo Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman et Fr. Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014 (Textes littéraires du Moyen Âge, 30 – Mises en prose, 4). Nous nous permettons de renvoyer aussi à notre étude : C. GaullierBougassas, La tentation de l’Orient dans le roman médiéval. Sur l’imaginaire médiéval de l’Autre, Paris, Champion, 2003 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 67), p. 226-284, sur les romans d’aventures et les fictions de croisade à la fin du Moyen Âge.

Catherine Gaullier-Bougassas • Université de Lille – IUF – ULR 1061 – ALITHILA – Analyses Littéraires et Histoire de la Langue Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 193-202.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124745

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Que représente la Grèce dans ces romans, à quelles temporalités historiques est-elle reliée et les auteurs la représentent-ils comme un espace du même ou de l’autre2 ? J’ai pris ici l’exemple de l’Histoire des seigneurs de Gavre, un roman écrit en 1456 et conservé dans trois manuscrits complets pour la version dite longue de ce texte, dont un manuscrit de l’atelier du Maître de Wavrin. Il existe aussi une version dite courte, Baudouin de Gavre, non éditée, transmise dans un manuscrit qui porte les armes de René d’Anjou et de Jeanne de Laval, ainsi qu’une adaptation flamande, dont seuls quelques folios subsistent, et douze tapisseries inspirées du texte et commandées par Jacques de Gavre dit Pinchart II, à la fin du xve siècle ou au début du xvie siècle. Le texte se présente comme un récit historique sur un seigneur de la famille de Gavre et de la famille de Wavrin, Louis de Gavre, qui a réellement vécu au xiiie siècle, sous le règne de Philippe III. L’éditeur du roman dans sa version longue, René Stuip, a expliqué son succès par l’importance des familles de Gavre et de Wavrin en Flandre et à la cour de Bourgogne, et a supposé qu’il aurait été commandé par un membre d’une branche de la famille de Gavre, celle des Gavre-Herimez, dont les armoiries sont celles qui sont attribuées au héros du roman. Selon lui il s’agirait vraisemblablement de Godefroid II, qui, vers 1460, a épousé Marie de Ghistelles. C’est ensuite son fils Jacques de Gavre qui commanda les tapisseries évoquées plus haut et l’un des manuscrits du texte fut offert à son petit-fils3. Dans le roman, d’après les données d’une intrigue fictive, le héros, Louis de Gavre est le fils de Guy de Gavre et de la fille du seigneur de Wavrin, dont le mariage se serait déroulé à Lille. Alors qu’il vient à peine de naître, son père le renie en même temps qu’il répudie sa mère, qu’il accuse d’adultère. Tous deux se réfugient auprès de la famille de Wavrin. Devenu adulte, le jeune homme part pour la Grèce, il a le projet de défendre Constantinople, mais se détourne très vite vers le duché d’Athènes. Il s’y installe après l’avoir sauvé militairement des attaques du duc grec d’Andrinople, un chrétien qui veut s’unir de force à la fille du duc d’Athènes. Selon un scénario déjà bien éprouvé mais inlassablement repris dans les textes de la fin du Moyen Âge, Louis de Gavre, vite amoureux, épouse la riche héritière qui a répondu à ses sentiments et devient à son tour duc d’Athènes. Auréolé du prestige de ce titre, il revient en France pour participer à un tournoi que le roi de France organise à Compiègne et se faire reconnaître de son père. In fine il choisit de repartir en Grèce, laissant son fils cadet succéder à son père en Flandre, et gardant auprès de lui son fils aîné. Si sa lignée unit la Flandre et la Grèce, il affirme quant à lui une très nette préférence pour



2 Quelques aspects de cette vaste question ont fait l’objet du colloque que nous avons organisé à Lille les 23 et 24 juin 2017 : Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, 2020 (Recherches sur les réceptions de l’Antiquité, 2). 3 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. R. Stuip, Paris, Champion, 1993 (Bibliothèque du xve siècle, 53). René Stuip présente ces différentes œuvres et leurs commanditaires dans l’introduction de son édition. Cf. aussi Cl. Thiry, « Une rédaction du xvie siècle de l’Histoire des Seigneurs de Gavre », dans Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Pierre Le Gentil, professeur à la Sorbonne, par ses collègues, ses élèves et ses amis, Paris, SEDES, CDU, 1973, p. 839-850.

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cette dernière, dont le prestige domine l’univers romanesque de l’œuvre, comme s’il considérait qu’il était devenu grec4. Tout au début de son texte, l’auteur a introduit le lignage de Gavre comme un lignage de croisés, en célébrant les exploits accomplis par un lointain ancêtre qui a combattu aux côtés de Roland et de Charlemagne en Espagne et à qui Roland a offert ses armoiries, puis ceux du père du héros durant les deux croisades de Louis IX en Égypte et à Tunis5. Quand on a lu, au seuil du roman, cette célébration de la croisade ainsi que l’importance accordée à la famille de Wavrin, quand on connaît aussi, cette fois dans l’ordre des données historiques, les participations de seigneurs de Gavre à des croisades et l’expédition alors récente de Waleran de Wavrin contre les Ottomans en 1444-1446, on s’attend à une inscription de rêves de croisade dans la fiction romanesque. Mais le lecteur qui recherche des allusions historiques précises à l’expansion ottomane et plus largement, dans l’espace de liberté inépuisable que peut offrir la fiction, l’assouvissement de fantasmes de croisade contre les Turcs et de conquête de Constantinople risque d’être fortement déçu, même si la majeure partie de l’intrigue tourne autour de guerres se déroulant en Grèce et de l’accession du héros au titre de duc d’Athènes, bien que Constantinople et les menaces sarrasines dont elle est l’objet soient aussi mentionnées. Le roman partage certes de nombreux motifs et scénarios narratifs avec le large groupe des romans chevaleresques du xve siècle qui contient des épisodes de croisade, mais malgré tout la Grèce n’y devient pas une terre de croisade, comme le sont Chypre, l’Espagne, le Proche-Orient, la côte dalmate ou même la Prusse dans d’autres romans. C’est d’autant plus net que l’intrigue nous indique explicitement qu’elle aurait pu le devenir, que tout est là pour qu’elle le devienne, mais ce scénario annoncé, prévisible et prévu, est explicitement écarté, mis à distance, détourné. Par ailleurs, le roman contient quelques évocations du passé grec antique, mais elles restent elles aussi très rapides. S’il n’est pas possible de mener ici une large comparaison avec les romans de croisade de la fin du Moyen Âge, pour mieux cerner l’image donnée de la Grèce dans ce récit, il nous a semblé intéressant de le mettre en perspective avec deux romans chevaleresques du xve siècle qui sont des mises en prose bourguignonnes et dont l’intrigue se concentre elle aussi sur la Grèce, mais avec des éclairages temporels différents, d’autant que l’un d’entre eux est sans doute l’une des sources de l’Histoire des seigneurs de Gavre. Ces deux mises en prose de romans du xiie siècle sont celles du Cligès de Chrétien de Troyes et du Florimont d’Aymon de Varennes. La première, intitulée le Livre de Alixandre empereur de Constantinople et de Cligès son fils6, suivant fidèlement le récit de Chrétien de Troyes, retrace l’assujettissement volontaire d’un empereur de Constantinople fictif, un Alexandre, au roi Arthur dont il admire la supériorité politique et guerrière : c’est ainsi le héros grec qui entame un



4 Nous avons étudié ce texte et les relations entre la Grèce et la Flandre dans C. Gaullier-Bougassas, La tentation de l’Orient dans le roman médiéval, p. 264-274. 5 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 1-3 (ch. 1). 6 Le livre de Alixandre empereur de Constentinoble et de Cligés son filz, roman en prose du xve siècle, éd. M. Colombo Timelli, Genève, Droz, 2004 (Textes littéraires français, 567).

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voyage vers l’Ouest pour prêter hommage au souverain breton, pour apprendre de lui la chevalerie et la courtoisie. De son mariage avec une princesse occidentale naît Cligès, et avec lui une lignée qui unit la Grèce et l’Europe occidentale au profit de la seconde, ce qui ne sera pas le cas dans l’Histoire des seigneurs de Gavre, puisque dans cette dernière la Grèce garde son prestige et son indépendance. Dans le Cligès en prose, comme dans le Cligès de Chrétien de Troyes7, l’Orient grec affaibli est régénéré au contact de l’Occident arthurien. Les seules forces négatives qui le menacent ensuite sont celles de Grecs perfides, incarnées par l’usurpateur Alis, et il n’est pas question des sarrasins. Le prosateur, qui écrit en 1454, soit juste après la prise de Constantinople, ne transforme pas l’intrigue et n’ajoute pas d’épisode de croisade, comme il aurait été facile de le faire, ni d’allusion à l’actualité de son époque. La seule donnée qu’il supprime, c’est le très riche prologue où Chrétien de Troyes inscrivait la vision du transfert du pouvoir et du savoir de l’Orient antique grec à l’Occident médiéval européen, donnant ainsi à interpréter l’intrigue du roman comme une illustration de ce mouvement de l’histoire. Dans ces vers célèbres, le monde grec médiéval était assimilé à une braise éteinte, un univers mort, que la chevalerie et la clergie auraient déserté, et les substances vives de ce passé auraient retrouvé vie, sublimées, à l’Ouest. Le prosateur remplace ce prologue par une entrée en matière convenue, qui élimine toute réflexion historique et toute mention du transfert de l’héritage de la Grèce antique vers l’Ouest. Peut-être l’actualité byzantine du xve siècle a-t-elle pu conforter son écriture, avec l’image du contrôle pris sur la Grèce par l’Europe occidentale, mais rien ne le prouve. Rien ne montre une tentative d’actualisation à la lumière de l’histoire récente et d’ajout de la thématique de la croisade8. Le roman n’a en outre pas connu de succès. La deuxième mise en prose bourguignonne, très différente, est celle du Florimont d’Aymon de Varennes, terminée en 14189. Nous voilà ici déplacés dans une temporalité aussi fictive que celle de Cligès, mais liée à un personnage historique, Alexandre le Grand. C’est l’histoire des ancêtres imaginaires qu’Aymon de Varennes lui a inventés au xiie siècle : Philippe de Madien, son arrière-grand-père, est le fils de Madien, roi d’Égypte et de Grèce, et à la mort de son père il hérite de la Grèce. Florimont s’ouvre sur le récit de son installation dans son nouveau royaume, avec la fondation de la ville de Philipopolis, la future Plovdiv bulgare, puis son mariage et la naissance de sa fille Romanadaple. Il se consacre à Florimont, fils du duc d’Albanie, et à ses amours pour

7 Cf. C. Gaullier-Bougassas, La tentation de l’Orient dans le roman médiéval, p. 70-87, sur Cligès et le rêve de soumission de Constantinople à l’Occident qu’il véhicule. 8 Sur les représentations de Constantinople dans la littérature bourguignonne, cf. Sauver Byzance de la barbarie du monde, dir. L. Nissim et S. Riva, Milan, Cisalpino, 2004 (Quaderni di acme, 65), et notamment M. Colombo Timelli, « Cherchez la ville. Constantinople à la cour de Philippe le Bon (1419-1467) », dans ibid., p. 113-130 ; M. Barsi, « Constantinople à la cour de Philippe le Bon (14191467). Compte[s] rendus et documents historiques. Avec l’édition du manuscrit B.n.F. fonds français 2691 du récit de Jacopo Tedaldi », dans ibid., p. 131-196. 9 Cette mise en prose bourguignonne nous est conservée dans un seul manuscrit (Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 1-258r), réalisé dans l’atelier du Maître de Wavrin. Cf. M.-M. Castellani, « Florimont (ms. fr. 12566) », dans Nouveau Répertoire de mises en prose, p. 259-266.

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une fée, puis pour Romanadaple qu’il épouse, après l’avoir sauvée, avec le royaume grec de son père, des attaques d’un horrible prétendant, roi de Hongrie. Il devient ainsi le seigneur de la Grèce. Le récit de l’arrivée en Grèce de Philippe a pour pendant, à la fin du texte, l’accès au pouvoir en Grèce de Florimont, légitimé par le sauvetage du royaume et le mariage avec la princesse héritière. C’est cette deuxième séquence qui a inspiré l’auteur de l’Histoire des seigneurs de Gavre, et René Stuip a montré qu’il connaissait le texte à partir de sa mise en prose bourguignonne de 1418, celle dont nous conservons un unique manuscrit, réalisé dans l’atelier du Maître de Wavrin, comme l’un des manuscrits de l’Histoire des seigneurs de Gavre10. Pour la représentation de la Grèce, le scénario que les deux romans ont en partage est ainsi celui de la défense d’un royaume ou duché menacé par un seigneur qui souhaite épouser de force la riche héritière. Dans l’Histoire des seigneurs de Gavre, dont l’intrigue se situe à l’ère chrétienne, on s’attendrait à ce que l’opposant soit sarrasin, mais la question religieuse n’apparaît pas davantage que dans Florimont, puisque le duc d’Andrinople est chrétien, ce qui peut se comprendre en lien avec l’ancrage temporel de la fiction que permet l’exploitation d’un personnage historique, le roi de France Philippe III. Nous constatons aussi d’autres points communs plus ponctuels mais intéressants, car beaucoup moins stéréotypés quant à la représentation de la Grèce, ainsi que des différences autour de la question des guerres en Orient qui pourraient évoquer la croisade. Les deux romans offrent plusieurs fois des marques d’attention à l’altérité et à l’exotisme de la Grèce, aux différences des coutumes et des usages grecs, qui suscitent l’intérêt et l’admiration du narrateur ou des personnages, ce qui n’apparaissait pas dans la mise en prose de Cligès11. Le prologue du Florimont bourguignon reprend au texte en vers la mise en scène de l’auteur comme voyageur en Grèce, tout en en changeant les données. Parti de Picardie pour acomplir le saint voiage d’oultremer, victime d’une tempête, le narrateur-auteur affirme qu’il a été contraint d’aborder à Thessalonique et d’y passer une partie de l’hiver. C’est là qu’il découvre un récit latin, qui, dérivé d’un texte grec, est translat[é] de latin en franchois par ses soins12. C’est donc le détournement involontaire vers la Grèce d’un pèlerinage à Jérusalem qui serait à l’origine de son projet littéraire, avant que sa curiosité pour la Grèce, pour les coustumes et merveilles du païs de Grece13, ne prenne le relais. Cette dernière se manifestera dans le récit par les précisions données sur la géographie grecque, par l’inscription de mots grecs,

10 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. xxvi-xxxi. 11 Cf. Ch. C. Willard, « A Fifteenth-Century Burgundian Version of the Roman de Florimont », Mediaevalia et Humanistica, 2e série, t. 2, 1971, p. 21-46 ; C. Gaullier-Bougassas, « Les ancêtres romanesques d’Alexandre à la fin du Moyen Âge : les romans de Florimont et de Philippe de Madien », dans Figures d’Alexandre à la Renaissance, dir. C. Jouanno, Turnhout, Brepols, 2012 (Alexander redivivus, 2), p. 108-126 ; Ead., « Les renouvellements du Florimont bourguignon : seuil et clôture de l’œuvre, entre histoire et fiction », dans L’art du récit à la cour de Bourgogne. L’activité de Jean de Wavrin et de son atelier, dir. J. Devaux et M. Marchal, Paris, Champion, 2018 (Bibliothèque du xve siècle, 84), p. 223-236. 12 Florimont, Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 1v-2r. Cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 16. 13 Florimont, Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 1r.

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même s’ils sont moins nombreux que dans le texte du xiie siècle, et surtout, comme il le dit lui-même lorsqu’il évoque sa visite d’une bibliothèque grecque, par le plaisir pris à enquerir les histores et mervilleuses adventures et haulx fais advenus et achevés par la chevalerye grigoise qui jadis fu moult hault eslevee par tous rengnes14. Cette chevalerie grecque antique s’incarne alors principalement dans les héros de fiction inventés de toutes pièces par Aymon de Varennes, mais à cette création de nouvelles figures de la Grèce ancienne le prosateur du xve siècle a éprouvé le besoin d’adjoindre in fine l’évocation précise d’un souverain historique, Philippe II de Macédoine. Le récit de son règne, emprunté à l’Histoire ancienne jusqu’à César15, lui permet de greffer une troisième évocation d’une domination prise sur la Grèce, sous forme cette fois de la conquête violente des cités grecques. La ruine de l’une de ces cités a été déjà évoquée bien plus haut, dans un ajout du début du roman. Lorsque Philippe de Madien découvre son royaume grec, le prosateur lui prête en effet une visite des ruines de Thèbes : Il passa par la place ou jadis ot esté la grant citey de Thebes. Moult fort la regarda et vey la grant ruyne qui bien demonstroit que grant chose avoit esté16. Cette brève méditation sur le devenir d’une grande cité disparue donne ainsi l’impression que l’auteur projette sur ce lointain ancêtre d’Alexandre le regard qui pourrait être le sien sur les ruines du monde grec antique, lui qui se présente comme un voyageur en Grèce de la fin du Moyen Âge. L’Histoire des seigneurs de Gavre présente une géographie de la Grèce et des Balkans proche de celle de Florimont, avec de nombreux toponymes réels en commun. Si le texte ne contient pas de mots grecs, il mentionne souvent la langue grecque, qu’apprend rapidement le héros. Ce dernier est alors trilingue et maîtrise le français, le flamand et le grec. Plus souvent encore ce sont les spécificités grecques en matière d’habillement, d’ornement et aussi de cuisine qui sont évoquées, sans être décrites. Elles sont introduites avec insistance pour être exploitées comme des ressorts de l’intrigue romanesque, des instruments aux mains du héros. C’est ainsi lors de son retour en France, à Compiègne, que ce dernier orchestre une mise en scène ostentatoire de signes grecs comme marques de richesse et de pouvoir, pour séduire une noblesse friande d’étrangeté et d’exotisme, d’emblée émerveillée et admirative, tant la Grèce semble entourée de prestige à ses yeux. Ainsi, dès son arrivée et encore davantage après sa victoire au tournoi, le roi et la reine de France ainsi que toute la noblesse occidentale l’accueillent-ils et l’honorent-ils comme un souverain grec, puisqu’ils ignorent son origine jusqu’à ce qu’il la dévoile lui-même. Tous le prennent pour un Grec et sont fascinés par le raffinement de ses richesses, la beauté de son épouse grecque, les manières et les coutumes grecques qu’il a faites siennes. Plusieurs fois ils expriment leur curiosité, notamment pour leurs abillemens et atours, pour leurs manieres et contenances, pour les mes a la maniere de Grece que

14 Florimont, Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 1v-2r. 15 Nous l’avons montré dans C. Gaullier-Bougassas, « Les renouvellements du Florimont bourguignon ». 16 Florimont, Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 8v.

Le voyage en Grèce de Louis de Gavre dans l’Histoire des seigneurs de Gavre

Louis et sa femme leur offrent lors d’un souper17. En effet le duc d’Athènes organise un dîner royal dans sa tente, pour se faire reconnaître par le roi de France dans une relation d’égalité, tel un roi donc, avant d’utiliser ce prestige pour contraindre son père à l’accepter pour fils et à reconnaître l’injustice infligée à sa mère. L’accumulation des signaux d’exotisme grec s’explique ainsi par cette instrumentalisation de l’altérité grecque à des fins strictement personnelles. L’absence de description précise de ces traits exotiques est très significative : ils ne comptent pas en eux-mêmes aux yeux du héros ; ce qui intéresse ce dernier, ce sont les effets qu’ils produisent sur l’autre et qui, eux, sont précisément présentés. Quant à l’histoire antique de la Grèce dont il est devenu le seigneur, Louis de Gavre ne semble pas s’y intéresser lui-même. Nous lisons certes un bref passage sur les ruines d’Athènes qui évoque celui sur les ruines de Thèbes dans Florimont. Avant d’arriver en Grèce, le héros s’est informé sur Athènes auprès de son compagnon Organor et ce dernier lui a décrit la beauté et situation du lieu, puis les ruines des palais antiques, parmi lesquels ceux ou anchienement les philosofes tenoyent leurs estudes18. C’est donc une référence à la clergie grecque, supposée connue du héros. Cette évocation aurait pu lui donner à réfléchir sur la ruine de la civilisation antique et peut-être sur sa renaissance à l’ouest de l’Europe, comme l’intrigue de Cligès l’illustrait, ainsi que son prologue du xiie siècle. Mais jamais cette vision de la translatio studii ne s’inscrit dans le texte. En effet, ce dernier ne cherche en rien à montrer le déclin de la Grèce médiévale mais dessine au contraire l’image d’une terre riche et puissante, en dépit de la menace momentanée du duc d’Andrinople dont Louis la sauve. Organor insiste d’ailleurs sur la beauté de l’Athènes présente qu’il connaît. Et par ailleurs Louis de Gavre est très peu curieux. Après la conquête, jamais il n’émettra non plus le désir de voyager en Grèce pour la connaître dans sa réalité présente ou pour découvrir son passé antique, contempler ses palais et réfléchir sur leurs ruines. Jamais il ne se laissera absorber par une émotion esthétique ou une méditation devant des ruines que tout simplement il ne verra jamais, pas davantage, semble-t-il, que les beautés de la Grèce du temps présent. En dehors des campagnes guerrières, un unique déplacement lui est prêté, dans l’île d’Eubée, où il séjourne simplement pour se reposer19. Quelques bribes du passé grec antique ressurgissent néanmoins lors de son voyage à Compiègne, sur les décorations de sa tente, qui représentent les exploits d’un duc d’Athènes prestigieux, Thésée20. Là aussi le récit ne décrit pas longuement les peintures, mais il nous apprend qu’elles représentent plusieurs des exploits de Thésée, ceux qu’il accomplit seul, avant tout la victoire sur le Minotaure ou le secours apporté au roi Adraste, et ceux qu’il réalisa avec Hercule contre les Amazones. Le roi de France et la noblesse qui l’entoure saouler ne se pooyent de les regarder21. Rien ne nous apprend si Louis se prend réellement pour un nouveau Thésée, jamais il n’évoque

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Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 193 (ch. 83), p. 194 (ch. 84), p. 209 (ch. 91). Ibid., p. 114 (ch. 44). Ibid., p. 186-187 (ch. 80). Ibid., p. 209 (ch. 91). Ibid.

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ailleurs son identification à cette figure grecque prestigieuse de héros civilisateur, mais ce qui semble clair, c’est qu’il instrumentalise la possibilité de cette identification et le souvenir de Thésée pour susciter l’admiration occidentale. C’est donc une nouvelle forme de captation de l’héritage grec antique à des fins personnelles. La finalité de ces décorations, comme celle des coutumes grecques théâtralisées, est d’impressionner, de produire un effet sur l’assistance. Bref, la Grèce est à tous égards un instrument pour satisfaire des préoccupations et des ambitions personnelles. Certes, par l’aide qu’il apporte au duc d’Athènes, Louis de Gavre est le deffendeur et gardyen du poeple d’Attaines22 ; il semble avoir restauré la Grèce dans son intégrité territoriale, même si jamais les contours de ce que représente cette entité géographique et politique ne sont dessinés par l’auteur. Il a assumé une mission de sauveur en la protégeant du duc d’Andrinople. Mais au-delà de cette menace momentanée fort opportune pour lui, l’image qui nous est donnée de la Grèce n’est pas seulement celle d’une terre moribonde, d’une braise éteinte, mais celle d’un duché riche et puissant qui peut satisfaire ses désirs et réparer l’injustice de son père. C’est en Grèce qu’il trouve la terre et le titre dont son père l’a dépossédé en le reniant ; c’est le prestige de cette terre grecque qui lui permet de se faire honorer tel un roi par les seigneurs européens, puis de faire éclater au grand jour la vérité sur la légitimité de sa naissance et de réhabiliter aussi sa mère. La Grèce est ainsi l’outil d’une réhabilitation personnelle. Son voyage de Grèce en France, loin d’être une soumission comme l’est celui de l’Alexandre de Cligès à la cour d’Arthur, prend l’allure d’un règlement de compte masqué et d’une affirmation triomphante de la préférence grecque : en effet, sans jamais songer à rester en Flandre, il repart définitivement en Grèce. Il consent seulement à laisser en Flandre son fils cadet, tandis que son fils aîné héritera de la Grèce. La lignée unira donc bien la Flandre et la Grèce, mais au profit de la seconde. Si l’on revient une dernière fois à la comparaison avec le Florimont en prose, on constate aussi que le prosateur bourguignon a prolongé la carrière héroïque de Florimont, après la défense de la Grèce et le mariage avec l’héritière, en lui inven­ tant des exploits en Méditerranée contre Carthage et des Orientaux qui, tout en retravaillant le souvenir des Guerres puniques23, pouvaient être lus comme des hauts faits de croisade avant la lettre : il incarne ainsi un modèle de réussite guerrière qui fait implicitement de lui un précurseur des croisés, comme cet aspect avait déjà été imaginé pour Alexandre le Grand dès le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris au xiie siècle. En revanche, dans l’Histoire des seigneurs de Gavre, les seuls combats qui soient prêtés au héros après la défense du duché d’Athènes sont les joutes du tournoi de Compiègne. Ses prouesses ne se déploient pas dans un espace oriental plus large, mais au contraire, avec le retour en France, le tournoi de Compiègne se substitue

22 Ibid., p. 165 (ch. 71). 23 Cf. M.-M. Castellani, « Romains et Carthaginois dans les deux versions du Florimont. Pour une lecture politique du Florimont en prose », dans Mettre en prose aux xive-xvie siècles, dir. M. Colombo Timelli, B. Ferrari et A. Schoysman, Turnhout, Brepols, 2010 (Texte, Codex & Contexte, 11), p. 97-107.

Le voyage en Grèce de Louis de Gavre dans l’Histoire des seigneurs de Gavre

finalement à la croisade attendue. En effet, comme je l’ai rappelé plus haut, le roman a mentionné plusieurs fois la cité de Constantinople et les attaques dont elle est l’objet, invitant ainsi le lecteur à attendre une expédition de croisade. Peu avant son arrivée en Grèce, Louis de Gavre affronte des sarrasins au large des côtes grecques, lorsqu’il est capturé par des hommes du roi musulman de Tunis, dans le golfe de Patras. Son projet est ensuite de porter secours à l’empereur de Constantinople, assailli par les Turcs et les Tartares24. Mais lorsqu’en chemin il apprend le siège d’Athènes par le duc chrétien d’Andrinople, il change aussitôt d’objectif, oublie complètement Constantinople, comme le narrateur le signale plusieurs fois, notamment en reprenant la phrase besoings ne nous est aler querir guerre en Constantinoble quant sy pres d’icy le poons trouver25. La croisade annoncée est détournée vers Athènes ; le narrateur n’inscrit alors aucun jugement négatif et continue son éloge du héros. La deuxième occasion manquée voit le jour lorsque Louis de Gavre, en villégiature sur l’île d’Eubée, rencontre un pèlerin flamand porteur de nouvelles qui revient de Constantinople26. On s’attendrait à ce que ses informations concernent la cité byzantine, mais il n’en est rien ; elles portent au contraire sur le tournoi de Compiègne. Plutôt que d’orienter le héros vers Constantinople, il l’engage à revenir en France. À nouveau, l’auteur suscite implicitement un horizon d’attente pour aussitôt le décevoir, sans qu’il intervienne pour commenter et encore moins condamner ce qui aurait pu apparaître comme un affaiblissement de l’esprit de croisade. Après le tournoi de Compiègne et la résolution du conflit familial, le retour à Athènes clôt le roman et la question du sort de Constantinople n’est plus reposée. * * * Dans l’Histoire des seigneurs de Gavre, la Grèce ne devient donc pas davantage une terre de croisade qu’elle n’est celle d’un héritage grec antique que le héros chercherait à retrouver et à s’approprier intimement. Pourtant, le roman laisse plusieurs fois penser qu’elle aurait pu devenir le terrain d’une expédition de croisade. Il évoque Constantinople, mais toujours pour signaler le détournement de cette croisade attendue, et jamais l’héroïsme du personnage n’en apparaît amoindri. L’actualité grecque du xve siècle ne devient donc pas matière romanesque. On ne peut certes exclure que l’appropriation du duché d’Athènes laisse affleurer l’assouvissement d’une vengeance sur l’ennemi ottoman27, mais si c’est le cas la revanche contre l’ennemi turc, absent du texte, s’avance bien masquée. Le recours, en tant que protagoniste de l’intrigue, à un roi de France du xiiie siècle contribue sans nul doute à expliquer ce choix de la mise à distance du parallèle attendu avec l’expansion ottomane. Dans le même temps, le passé antique de la Grèce ne s’incarne pas non plus dans le roman. 24 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 72 (ch. 25). 25 Ibid., p. 77 (ch. 27). Cf. de même ibid., p. 72 (ch. 25) : et dirent que besoings ne leur estoit d’aler en Constantinoble quant sy pres trouveroyent ce qu’ilz aloyent querant. 26 Ibid., p. 187-190 (ch. 80-81). 27 C’est l’hypothèse que nous avions introduite dans La tentation de l’Orient, mais à la relecture du texte, la mise à distance de l’actualité nous semble frappante.

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Il est tout de même suggéré par de brèves mentions, qui apparaissent justement comme des vestiges d’une réalité qui ne fait pas sens pour le héros, des signes d’un désir de découverte et d’une compréhension qui pourraient être mais qui n’adviennent pas dans son esprit, sinon, exceptionnellement et superficiellement, comme moyen d’agir sur l’autre. Il est alors très frappant que les peintures sur Thésée et Hercule ne soient pas interprétées comme le témoignage d’une identification personnelle à Thésée, mais exploitées pour susciter l’admiration de la noblesse occidentale. Dans un roman qui inscrit au premier plan l’épanouissement individuel après la vengeance d’une injustice familiale, la création d’une Grèce de fiction, idyllique et triomphante, met ainsi de côté à la fois la question de l’héritage antique et celle de la croisade, avec pour seule finalité la satisfaction des désirs personnels d’un héros qui se l’approprie. Son second voyage se veut ainsi sans retour vers une Grèce dont la représentation ignore l’image de déclin par ailleurs véhiculée tant par la conception médiévale de la translatio imperii d’Est en Ouest que par l’actualité historique de la fin du Moyen Âge et la domination des Ottomans.

Matthieu marchal 

Les voyages en mer dans Othovyen, mise en prose bourguignonne de Florent et Octavien et de Florence de Rome C’est en mai 1454, pour Jean V de Créquy, grand seigneur bibliophile, qu’est achevée dans le milieu de la cour de Bourgogne une mise en prose d’un vaste cycle épique associant deux chansons de geste tardives en alexandrins, Florent et Octavien et Florence de Rome1, sous le titre de Livre des haulx fais et vaillances de l’empereur Othovyen2. En ce milieu du xve siècle, les relations de missions militaires, d’ambassades diplomatiques ou de récits de pèlerinages se multiplient à la cour de Bourgogne ; il n’est alors plus possible de raconter les voyages dans les récits de fiction comme on pouvait le faire dans les siècles précédents : il est devenu nécessaire d’adapter la matière épico-romanesque aux connaissances tirées de l’expérience propre des voyageurs ou des lectures d’un genre nouveau qui portent l’élite bourguignonne vers un ailleurs fantasmé3. Au sein de la prose bourguignonne d’Othovyen, on note ainsi un effort d’actualisation des sources épiques pour ce qui concerne la description du monde oriental. Cette actualisation transparaît en particulier dans la mise à jour des connaissances encyclopédiques. À titre d’exemple, on relève dans Florent et Octavien que la tour Abel, la tour de Babel – souvent associée à la Babylone biblique – est confondue avec le phare de la Babylone du Nil : ilz virent Babiloine, la cité renommee, / La haulte tour

1 Cf. P. Di Luca, « Florent et Octavien », dans Nouveau répertoire de mises en prose (xive-xvie siècle), dir. M. Colombo Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman et Fr. Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014 (Textes littéraires du Moyen Âge, 30 – Mise en prose, 4), p. 245-252. 2 Les citations du Livre des haulx fais et vaillances de l’empereur Othovyen (dorénavant Othovyen) sont tirées du ms. de Chantilly (Chantilly, Musée Condé, ms. 652) sur la base duquel nous entreprenons l’édition critique du texte. 3 Sur cette question, cf. le très bel article de Danielle Quéruel : D. Quéruel, « Pourquoi partir ? Une typologie des voyages dans quelques romans de la fin du Moyen Âge », dans Guerres, voyages et quêtes au Moyen Âge. Mélanges offerts à Jean-Claude Faucon, dir. A. Labbé, D. W. Lacroix et D. Quéruel, Paris, Champion, 2000 (Colloques, Congrès et Conférences sur le Moyen Âge, 2), p. 333-348. Nous nous permettons également de renvoyer à l’un de nos travaux : M. Marchal, « Voyages et conflits militaires au Proche-Orient dans la mise en prose bourguignonne de Florent et Octavien », dans Pays bourguignons et Orient : diplomatie, conflits, pèlerinages, échanges (xive-xvie siècles). Rencontres de Mariemont-Bruxelles (24-27 septembre 2015), dir. A. Marchandisse et G. Docquier, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie s.), t. 56, 2016, p. 145-159.

Matthieu Marchal • Université de Lille – ULR 1061 – ALITHILA – Analyses Littéraires et Histoire de la Langue Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 203-216.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124746

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Abel qui tant fu fort fondee, / De cent leues ou plus ont la tour advisee4. Cette confusion fréquente dans la littérature médiévale – et en particulier dans les chansons de geste – est corrigée dans la prose qui gomme la mention légendaire et fantaisiste au profit d’une toponymie plus réaliste : Ilz esploitterent tellement que en jour et demy orent passé Damyette, sy entrerent en la riviere du Nyl […]. Sy esrerent et nagerent tant qu’ilz ariverent en Babilonne […]. Puis, quant ilz ariverent au lieu ou maintenant est Le Caire, quy est au plus prés de Babilonne […]5. Ailleurs, le prosateur s’attache à souligner le contraste entre le temps mythique de la narration, le temps fictionnel de ses sources et l’époque contemporaine de sa réécriture. Ainsi, par l’emploi répété du circonstanciel pour celui temps, il salue la grandeur passée d’antiques villes fortifiées, comme Rome6 ou Salonique7, et rappelle les territoires gagnés ou perdus par les chrétiens au cours des siècles8. Par le même procédé, le remanieur témoigne de son intérêt pour la géographie et l’architecture urbaines dans de courtes digressions qui permettent d’introduire une subtile touche d’exotisme. Il évoque ainsi avec plaisir les célèbres jardins de Damas9 ou exprime son admiration pour les palais orientaux de l’Espagne musulmane en décrivant les jardins d’agrément, spécifiques de l’art nasride du royaume de Grenade : pour celuy temps les palais des princes ne des roys n’estoient point encloz dedens les bonnes villes, ains estoient aux champs pour avoir l’air et le plaisir des jardins, esquelx estoient les belles fontaines10. La réécriture reflète assurément la fascination des voyageurs pour le monde oriental, mais les descriptions demeurent dans Othovyen à l’état d’ébauche et n’ont pas l’ampleur des développements que l’on retrouve dans d’autres proses contemporaines (songeons ici à la description d’Athènes dans l’Histoire des seigneurs de Gavre11 ou à celle de Troie dans le manuscrit bourguignon de Paris et Vienne12). Il n’en reste pas moins que ces courtes allusions constituent un hommage à des villes célébrées dans la littérature contemporaine :

4 Cf. aussi : Et droit vers Babiloine ont leur voye tournee. / Tant allerent nagant par my la mer salee / Qu’il ont la tour Abel veüe et advisee (Florent et Octavien. Chanson de geste du xive siècle, éd. N. Laborderie, 2 vol., Paris, Champion, 1991 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 17), t. 1, p. 341, v. 10636-10638, p. 366, v. 11465-11467). 5 Othovyen, ch. 91, fol. 101r-101v. 6 […] car trop estoit Romme forte en cely temps (Othovyen, ch. 46, fol. 53v) ; […] car pour celuy temps la ville estoit grande et forte et bien peuplee (Othovyen, ch. 64, fol. 75v). 7 Pour celuy temps estoit une cité grande et belle en Thesaille, laquelle s’appelloit Sallonique (Othovyen, ch. 164, fol. 163v). 8 Pour lors la ville d’Acre estoit crestyenne et pour ce Sarazin venoient souvent et menu courre et mettre embusche devant la ville (Othovyen, ch. 60, fol. 70r). 9 [Othovyen] chevaulcha tant en costyant les plaisans jardins de Damas qu’il choisy le palaix du souldan, quy moult estoit biaux et riches (Othovyen, ch. 53, fol. 62v). 10 Othovyen, ch. 136, fol. 142r. 11 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. R. Stuip, Paris, Champion, 1993 (Bibliothèque du xve siècle, 53), p. 114 (ch. 44). 12 Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. M.-Cl. de Crécy et R. Brown-Grant, Paris, Classiques Garnier, 2015 (Textes littéraires du Moyen Âge, 38), p. 264-265 (ch. 114 ; Bruxelles, KBR, ms. 9632, fol. 92r).

L e s voyag es e n me r dans Ot hovyen

ainsi, Durazzo, Durrës, ville portuaire d’Albanie détruite par un séisme en 127313, est une ville « littéraire », lieu de naissance du légendaire Florimont, dont le roman a été mis en prose à la cour de Bourgogne au milieu du xve siècle14. En reprenant à son compte les différents voyages relatés dans les sources, le prosateur rappelle donc au souvenir de ses lecteurs les grandes villes situées sur les rivages de la Méditerranée, établissant de la sorte une forme de pèlerinage littéraire. On saisit alors l’empreinte des voyages vécus ou de la littérature viatique à travers les amplifications spectaculaires qu’opère le prosateur anonyme. À titre d’exemple, l’arrivée au Caire d’Othovien fils (Ensemant devisant est la naviere entree / Au port de Babiloine, celle cité notree15) fait l’objet dans Othovyen d’un long récit circonstancié : le roy Octovyen commanda que les voiles fussent drecyes et les prouwes des nefz tournees vers Damiette pour entrer en la riviere du Nyl. Ilz esploitterent tellement que en jour et demy orent passé Damyette, sy entrerent en la riviere du Nyl ou ilz veyrent maint grant serpent quy se nomment cocodriles. Sy esrerent et nagerent tant qu’ilz ariverent en Babilonne16. La description, bien plus détaillée que dans la source épique, s’attache à rendre compte avec précision de la géographie des lieux, à décrire les manœuvres des marins ainsi que la durée du trajet ; par ailleurs, le prosateur laisse percevoir la réalité concrète et matérielle du voyage, sensible dans la succession des verbes marquant le déplacement (esploitter, esrer, nagier) et la reprise de caractéristiques exotiques, comme la présence dans le Nil de crocodiles. Ainsi, il ne suffit plus d’évoquer l’embarquement en mer pour susciter l’imaginaire du lecteur, comme cela pouvait être le cas dans les chansons primitives (si vous iray contant / D’Othovïen le jeune qui va en mer entrant17) ; le prosateur prend soin, au contraire, de décrire systématiquement les territoires traversés et les escales lors des nombreuses pérégrinations dans la mer Méditerranée : il desancrerent et s’en partirent du port et esploitterent tellement qu’ilz passerent le gouffre de Satalye sans quelque fortune avoir puis passerent Rodes, Candye et entrerent ou Goulf de Lyon puis passerent pluisseurs isles et tant nagerent que sain et sauf ariverent a Gayette ou ilz descendirent et ancrerent18. Cette même recherche d’une illusion de réalité est sensible dans la réécriture lorsque l’auteur rend compte avec force détails d’un voyage diplomatique : Lors le mesagier prist congiet, sy s’en party et vint par terre jusques a Napple, auquel lieu il trouva une nef quy s’en devoit partir pour aler a Damyette, dont il fu moult joieulx, et monta dessus. Puis, quant ce vint le point du jour, la nef se depparty et firent tant que en dedens ung moys ilz ariverent sans quelque dangier a Damyette […] Quant la fu venus, assés trouva bateaulx quy contremont le Nyl montoyent pour aler en Babilonne19. Plus frappant encore, les arrivées des protagonistes de la fiction dans

13 […] sy se sauva a Duras, laquelle pour lors estoit payenne (Othovyen, ch. 17, fol. 18v). 14 Le Florimont en prose. Édition du ms. 12566, éd. H. Bidaux, 3 vol., Thèse de doctorat, Villeneuved’Ascq, Université Charles de Gaulle – Lille 3, 2007. 15 Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 367, v. 11492-11493. 16 Othovyen, ch. 91, fol. 101r. 17 Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 262, v. 8098-8099. 18 Othovyen, ch. 62, fol. 72v. 19 Othovyen, ch. 111, 119r-119v (cet extrait constitue un développement autonome de la mise en prose).

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les grands ports sont fréquemment précédées dans la prose d’itinéraires spécifiant les embouchures20 et les voies fluviales, ce qui précise la situation des principales villes-étapes : les multiples arrivées à Rome se font ainsi toujours par la riviere du Tybre21, conformément à la topographie des lieux ; Damiette, porte d’entrée du Nil et passage obligé pour les voyageurs chrétiens à destination du Caire, fait également l’objet d’attentions répétées, ce qui n’était pas le cas dans les sources versifiées22. L’auteur d’Othovyen intègre ainsi à la fiction de très nombreux toponymes absents des sources et rappelle à la mémoire de ses lecteurs les principales régions portuaires du monde méditerranéen, situées pour la plupart sur les rivages de l’Italie (la Calabre23, les Pouilles et le port de Brindisi24, la Sicile et le détroit de Messine25), mais aussi sur les côtes de la Syrie26, de l’Albanie27 ou de l’Espagne28. La mise en prose s’étoffe ainsi d’indications géographiques qui dessinent l’itinéraire traditionnel du passage outre-mer, bien connu des marchands et des pèlerins bourguignons, et réveillent les

20 […] le souldan s’en depparty et mist a chemin en costyant la riviere [du Tybre] que pour monter en sa nef quant il seroit a la bouche de la mer qui assés prés de la estoit (Othovyen, ch. 75, fol. 86r) ; cf. aussi la bouche de Saine (Othovyen, ch. 17, fol. 19r, ch. 19, fol. 20v). 21 Othovyen, ch. 95, fol. 105v ; cf. aussi : ilz nagerent par mer tant qu’ilz entrerent dedens la riviere du Tybre et ne cesserent de nagier jusques ad ce qu’ilz furent en la cité de Romme (Othovyen, ch. 105, fol. 114v). 22 Sy se mist en mer et tant singla et navia par la mer qu’il vint a Damyette et la entra en la riviere du Nil et fist tant qu’il vint au Kaire (Othovyen, ch. 17, fol. 18v) ; cf. par contraste : Partout vers Babilloine a ses chemyns tenus (Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 51, v. 1514) ; tant singlerent a la force du vent qu’il rentrerent en mer et passerent Damiette (Othovyen, ch. 88, fol. 98v) ; cf. dans la source : Tout droit vers Babiloine siglent apertement (Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 357, v. 11178). Citons encore : sy se misrent en la riviere du Nyl et tant esploitterent qu’ilz vindrent a Damiette ou ilz trouverent une nef de Jennes (Othovyen, ch. 100, fol. 110v) ; il ariva a Damiette et naga tout au lonc du Nyl (Othovyen, ch. 102, fol. 111v) ; Ilz se misrent ou Nyl jusques a Damyette ou ilz prindrent une nef sur laquelle ilz monterent et se misrent en mer (Othovyen, ch. 103, fol. 113r) ; se partirent de Damiette ou ilz trouverent une nef a leur volempté faire (Othovyen, ch. 105, fol. 114r). 23 Et nagerent tant qu’ilz orent passee toute la costyere de Puille et de Calabre et entrerent en la mer de Grece (Othovyen, ch. 121, fol. 130r) ; cf. dans la source : Or s’en va la roÿne par mi la haulte mer (Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 487, v. 15394). 24 […] pour passer en Puille et descendre au port a Brandys (Othovyen, ch. 177, fol. 170v). 25 […] et tant esploitterent qu’ilz orent passé le far de Messines, puis passerent l’isle de Crette, tousjours tenans la costiere de Barbarye (Othovyen, ch. 107, fol. 116v) ; cf. dans la source : Par my le Fart nagierent (Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 417, v. 13106) : le fart désigne dans la chanson « le nom du Fiumicino, branche du Tibre qui débouche à Ostie » (Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 754, glossaire), et non le détroit de Messine, comme dans la prose. 26 […] ilz ariverent a Jaffé (Othovyen, ch. 84, fol. 94r) ; cf. dans la source : par les pors de Surie (Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 340, v. 10623) ; sy naga tant qu’il vint ainsy come entre Jaffé et Escalonne et naga selonc la coste de la Surye (Othovyen, ch. 154, fol. 157r). 27 […] la navire pour le passage seroit apprestee a Duras en Albanye (Othovyen, ch. 177, fol. 170v). 28 […] sy nagerent tant qu’il passerent Jubeltar puis le destrois de Maroc (Othovyen, ch. 17, fol. 18v) ; Le souldan […] passa les destroys de Maroc et fist tant a vent et voille qu’il ariva a Maillorquez et fist jetter ses ancres au Port Pin quy est assés prés de la cité (Othovyen, ch. 46, fol. 52v) ; apprés les deux jours passés [Flourent et Marsabille] s’en deppartirent de Terragonne, sy cheminerent tant, sans avoir quelque dangier, qu’ilz ariverent a Barselonne ou ilz sejournerent trois jours (Othovyen, ch. 137, fol. 143r) ; cf. dans la source : Aynsi le fier soubdan par my la mer naga […] / Tant alla par la mer qu’en Espaigne ariva (Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 199, v. 6068-6071).

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souvenirs d’une pérégrination réelle ou les représentations imaginaires tirées de la lecture des récits de voyage29. On note alors que l’énumération des régions traversées et l’effet de liste ont souvent pour vocation de mimer l’expérience physique du voyageur et de restituer par l’écriture la fatigue que procure un long voyage : il [Octovyen et Esclarmonde et le lyon] desancrerent et s’en partirent du port et ­esploitterent tellement qu’ilz passerent le gouffre de Satalye sans quelque fortune avoir puis passerent Rodes, Candye et entrerent ou Goulf de Lyon puis passerent pluisseurs isles et tant nagerent que sain et sauf ariverent a Gayette ou ilz descendirent et ancrerent. Octovyen s’en ala logier en ung hostel quy sur la marine estoit et quant la fu arivés, ilz se reposerent environ .viii. jours, car la belle Esclarmonde fu moult lassee pour le grant traveil de la mer qu’elle avoit passee30. L’auteur de la réécriture, en prise avec les réalités de son temps, porte donc une attention soutenue aux circonstances des voyages, ajoutant dans son récit plusieurs détails concrets qui faisaient défaut dans les sources épiques. Aussi la version en prose reflète-t-elle la crainte des voyageurs de tomber sous la coupe de pirates sarrasins et d’être vendus comme esclaves : Ce sont payens ; se nous leur refusons, il nous prenderont trestous et serons esclave a tousjours mais. Mieulx nous vault estre sauvé et avoir de l’argent que de nous mettre en peril de mort ou d’estre a tousjours mais esclave de cez payens31. Cette menace était à l’époque bien réelle pour les marchands et les pèlerins, et la littérature bourguignonne contemporaine s’en fait d’ailleurs l’écho : la pratique de la course en mer est évoquée par exemple dans la prose de Blancandin et l’Orgueilleuse d’amours32 ; il existe par ailleurs un célèbre épisode de piraterie dans l’Histoire des seigneurs de Gavre, durant lequel Louis de Gavre et des marchands et pèlerins chrétiens sont attaqués par des corsaires qui souhaitent les revendre comme esclaves au roi de Tunis33. C’est d’ailleurs cette inquiétante réalité qui pousse sans doute l’auteur d’Othovyen à rendre compte de la présence dans les 29 Cf. M. Marchal, « La représentation du passage outre-mer au prisme des romans de chevalerie bourguignons. Le cas d’Othovyen, mise en prose du xve siècle », dans Représenter le passage (Mondes romans, xiie-xvie siècle), dir. P. Cartelet, C. Gaullier-Bougassas, S. Hirel, A. Robin et H. Thieulin-Pardo, Atlante. Revue d’études romanes, t. 12, printemps 2020, p. 195-212 (revue en ligne : https://atlante.univ-lille.fr/numero-12-printemps-2020.html). 30 Othovyen, ch. 62, fol. 72v (ce passage est propre à la prose ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 262, v. 8098-8100) ; cf. aussi cet autre exemple sans appui de la source où l’on observe que les étapes répétées engendrent chez le voyageur une fatigue difficilement supportable : la noble empereys, qui grant temps avoit esté sans avoir esté sur mer, fu moult lassee et traveillye, tellement que une sy tresgrant maladye luy prist que mieulx sambloit estre morte que vive (Othoyen, ch. 153, fol. 156r). 31 Othovyen, ch. 122, fol. 131r (passage propre à la prose ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 491, v. 15525). 32 Cf. Blancandin et l’Orgueilleuse d’amours. Versioni in prosa del xv secolo, éd. R. A. Greco, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2002 (Bibliotheca Romanica. Saggi e testi, 3), p. 122, l. 13-14 (ch. 31) : il avoit bateaux vollans qui destruissoient souvent lez bateaux qui venoient a Tourmaday ; ibid., p. 222, l. 23-24 (ch. 34) : il y avoit aucuns bateaux de coursaires, qui bien souvent destoursoient ceulx qui venoient a Tourmaday. 33 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 61-73 (ch. 21-25) ; cf. M. Marchal, « Le bon oysel se fait de luy meismes : aventures et brigandage maritimes dans l’Histoire des seigneurs de Gavre », dans Pirates, aventuriers, explorateurs, dir. J. Bel, Les Cahiers du Littoral, t. 20, 2016, p. 3-15.

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grands ports de pèlerinage de corsaires chargés de la protection armée des voyageurs chrétiens : il ariva une barcque de Sesylyanne moult bien armee au port et se mist auprés de la nef, laquelle venoit de courir devant la bouche du Tybre cuidans trouver aulcune adventure sur les payens34. Le goût et l’intérêt de l’auteur de la réécriture pour les réalités maritimes transparaissent également dans la restitution des préparatifs et des manœuvres nautiques. Ainsi, il n’est pas rare que le prosateur mentionne l’équipement en bois35, en armes et en vivres des bateaux de marchands ou de soldats avant le départ en mer : Flourens fist apareillier une trespuissant nef, en laquelle il mist et ordonna .vC. bons et hardis soldoyers et les provisions telle que en tel cas appartenoit, tant de vivres comme d’artilleryes36. Ce type de précisions n’est pas propre à notre remaniement puisque l’équipement des navires est également mentionné de manière systématique dans la prose de Blancandin ou dans l’Histoire des seigneurs de Gavre37. L’auteur anonyme d’Othovyen s’attache en particulier à décrire avec précision les deux phases fondamentales d’un voyage en mer : l’embarquement et le débarquement. La description des différentes manœuvres nautiques se double alors de la sélection d’un lexique spécialisé en lien avec la navigation. Ainsi, le remanieur utilise alternativement pour les manœuvres du départ les locutions s’esquiper en mer et monter sur mer, qui signifient ‘prendre la mer, embarquer’. La première locution est présente dans la source38, mais elle est intégrée au sein de la prose dans des descriptions plus détaillées de l’appareillage du bateau puisque l’auteur spécifie le travail des matelots responsables de la bonne marche de l’embarcation à voile : Quant l’empereys fu montee sur mer, les nottonniers firent voile et s’esquipperent en mer39. La seconde locution, qui ne figure pas dans les

34 Othovyen, ch. 62, fol. 72v (passage propre à la prose ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 262, v. 8100). 35 […] en ceste forest nous entrasmes pour cuidier copper de la buche pour apporter en ceste nef (Othovyen, ch. 12, fol. 12r). La source est ici amendée, probablement par souci du détail : a la nef arriva / Deux homes de la nef qui de la forest la / Venoyent d’eulx esbattre (Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 33, v. 959-961). 36 Othovyen, ch. 131, fol. 137v. Ce passage développe la source : Florent […] / A fait mettre em la mer trestous ses appareaux (Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 514, v. 16273-16274). Citons aussi cet autre passage sans appui de la source : l’empereur fist apprester .iiii. moult grandes nefs, lesquelles il fist pourveyr et garnir de vivres, de gens et de bonne artillerye pour la deffense d’icelles (Othovyen, ch. 153, fol. 155v-156r). 37 Blancandin et l’Orgueilleuse d’amours, éd. cit., p. 216, l. 17-18 (ch. 33) : le roy fist mectre en point la navire telle que en ce cas appartenoit avoir, garnie de vivres et d’artillerie ; ibid., p. 233, l. 25-26 (ch. 39) : la navire fu preste et appareillie, garnie et estoffee de gens, de vivres et d’artillerie, telle comme il appartient en tel cas ; ibid., p. 263, l. 24-25 (ch. 51) : Le prevost fist apprester une galee qui au port du chastel estoit, il la fist garnir de gens et de vivres ; Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 64 (ch. 22) : Et avec ce luy bailleroit bons et souffisans maronniers pour le conduire, et bien garnye de tous vivres ; sy luy bailleroit .xx. bons arbalestrés pour la deffendre, ja soit ce que nulle doubte n’avoyent mais que en haulte mer ne se boutassent. 38 […] en haulte mer s’esquipent (Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 417, v. 13107). 39 Othovyen, ch. 107, fol. 116v. Cette locution est utilisée une seconde fois dans un passage absent de la source : sy desancrerent et tant s’esploitterent que a vent et voile ilz furent hors de la riviere, sy s’esquipperent en mer (Othovyen, ch. 153, fol. 156r). Elle se trouve également dans la version bourguignonne du Florimont en prose : Les mesages prinrent congiet, sy firent voille et s’esquipperent en mer. Tant nagerent que en quinze jours ariverent au port de Salenicque (Le Florimont en prose, éd. cit., p. 330, ch. CCXVII, 8-9, fol. 255v).

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sources versifiées, se lit à cinq reprises dans la prose : Et commanda que sa navire s’acostast prés de la rive, affin que sur mer peuist monter, laquelle chose fu faitte ; sy fist son mandement publyer par toute Rommenye, par Puille, par Calabre que tous fussent prest pour le servir et acompaignier jusques en Babilonne et que dedens ung moys fussent prest pour monter sur mer40. Pour l’arrivée, le prosateur utilise la locution prendre port qui signifie ‘accoster dans un port, aborder, débarquer’ : sy ariverent et prindrent port en une ville quy se nommoit la Kanee41. Cette expression, propre à la mise en prose, n’est pas rare dans la littérature bourguignonne ; on la retrouve dans plusieurs textes romanesques contemporains, comme la Manequine de Wauquelin42 ou la version bourguignonne du Florimont en prose43. On voit par conséquent qu’il se dégage des traits communs et des constantes intra- et inter-textuelles dans les récits des voyages maritimes. Preuve de l’intérêt que le remanieur porte au vocabulaire technique de la navigation, on relève une description des différents types d’embarcations empruntées par les armées chrétiennes et sarrasines : à la différence des auteurs des chansons primitives, le prosateur fait la distinction entre bateaux à voile et à rame, entre navires marchands et bâtiments de combat. La précision géographique signalée plus haut se double alors d’une précision lexicologique. Cet aspect est particulièrement sensible lors du siège de Rome par le sultan Corsabrin : alors que l’on ne trouve dans la source qu’une courte évocation de la flotte sarrasine (Tant allerent par mer que vers Romme de la / Arriva le soubdam et ses nefz y ancra44), la prose offre a contrario un développement intéressant : A l’aprochier qu’ilz firent demenerent grant bruit, car tant de nefz, de barges et de dromons estoient que la mer en fu couverte45. Le remanieur s’attache ici à spécifier l’hyperonyme nef en recourant à des mots plus spécifiques, barge (‘embarcation large et à fond plat, à voile carrée ou à rames, essentiellement utilisée pour le transport, apte à la navigation maritime et à la navigation fluviale’) et dromon (‘bateau long à marche rapide’)46. Plus loin, la prose développe de nouveau la description de la flotte

40 Othovyen, ch. 77, fol. 87v ; ch. 101, fol. 111r. Ces passages sont sans équivalent dans la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 316, ca v. 9837 ; t. 2, p. 396, ca v. 12448-12454. Citons d’autres exemples : pour aler monter sur mer (Othovyen, ch. 75, fol. 85v : titre de rubrique, et donc absent de la source) ; Quant l’empereys fu montee sur mer (Othovyen, ch. 107, fol. 116v), sans équivalent dans la source (Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 416, v. 13102-13103 : Or s’en vont par la mer ly felons traïttour / Si en mainent la roÿne a la fresche coulour) ; Alors le noble roy Gladius, sa femme, ses gens, ses biens s’en depparty et vint monter sur la riviere du Nil, sy entra dedens ses batiaulx et s’en tyra vers la rive du costé devers Egipte (Othovyen, ch. 151, fol. 154v : passage qui se situe dans un long développement propre à la prose). 41 Othovyen, ch. 153, fol. 156r (passage sans appui de la source). 42 Jean Wauquelin, La Manequine, éd. M. Colombo Timelli, Paris, Classiques Garnier, 2010 (Textes littéraires du Moyen Âge, 30 – Mises en prose, 1), p. 164, l. 7 (ch. 33), p. 210, l. 16 (ch. 53). 43 Sy furent quatorze jours passé ains que oncques preissent port (Le Florimont en prose, éd. cit., p. 160, ch. VI, 17, fol. 8r). On trouve dans le texte une dizaine d’occurrences de cette expression. 44 Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 199, v. 6077-6078. 45 Othovyen, ch. 46, fol. 53r. 46 Cf. les articles Barge et Dromon, dans DMF 2015 : Dictionnaire du Moyen Français, version 2015, ATILF – CNRS & Université de Lorraine. Site internet : http://www.atilf.fr/dmf.

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sarrasine47 : ly ung d’eulx choisy une grant compaignye de nefz et de puissans dromons […]. Et estoient .xxx. nefz bateilleresses bien garnyes et chergies de gens d’armes48. La locution nef batailleresse ressortit au lexique spécialisé de la marine : elle désigne selon le DMF un ‘navire équipé pour la guerre’49 et le FEW précise qu’il s’agit d’un ‘vaisseau de guerre […] qui sert à la défense’50. Cette locution semble assez rare et le DMF n’en donne qu’un seul exemple tiré d’un texte contemporain et émanant du milieu bourguignon : La Fille du Comte de Pontieu51. Enfin, après une terrible tempête, Florence de Rome est sauvée de la noyade par des marins-pêcheurs qui l’emportent sur un palescarme, c’est-à-dire une ‘grande chaloupe à rames’52 : ilz se misrent dedens le palescarme environ .x. maronniers et vindrent vers ou la nef estoit perye53. On note avec intérêt que l’on retrouve ce mot – plutôt rare par ailleurs – à deux reprises dans une biographie chevaleresque contemporaine, l’Histoire des seigneurs de Gavre54. Ces différents exemples nous montrent que l’auteur de la réécriture en prose ne se contente pas d’introduire des mots rares ou spécialisés ; il insiste également sur le rôle des patrons et des gouverneurs dans l’art de la navigation. Cela se traduit notamment par le retour de l’expression (a)dresser (la proue d’un bateau) que l’on retrouve à six reprises dans Othovyen et qui signifie ‘faire prendre une direction à un bateau, le diriger, l’orienter’ : Il se party, sy avoit commandé aux patrons et gouverneurs de sa navire que ilz drechassent les prouwes de leurs nefs pour entrer en la riviere du Tybre, car son intencion sy estoit d’aler devant Romme55. Le prosateur semble par ailleurs bien au fait du parcours emprunté par les capitaines et rappelle que la navigation se fait de

47 Cf. par comparaison : Venoient trente nefz a l’orage et au vent (Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 422, v. 13262). 48 Othovyen, ch. 109, fol. 117v. 49 Article Batailleresse, dans DMF 2015. 50 Article Batualia, dans W. von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, coll. J.-P. Chambon, J.-P. Chauveau, C. Th. Gossen et O. Jänicke, 25 vol., Tübingen, Mohr, Bâle, Zbinden, 1928-2002, t. 1, p. 290. 51 Ilz veoient au port une grande gallee batailleresse qu’ilz doubtoient moult fort (La fille du comte de Pontieu, conte en prose. Versions du xiiie et du xve siècle, éd. Cl. Brunel, Paris, Société des anciens Textes français, 1923, p. 100). 52 Article Palescarme, dans DMF 2015. 53 Othovyen, ch. 246, fol. 226r. 54 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 38 (ch. 13) : Quant le conte vey son oirre estre apprestee, il vint sur la marine au port, ou il trouva sa galee bien apprestee et garnye de ce que mestier estoit […]. La estoient de nouvel arivé ceulx de Parence et de Rouvingne ; tous estoyent ensamble, tant barcouses, brigantins, palescarmes et galiottes, environ .xxii. voilles) ; ibid., p. 43 (ch. 15). 55 Othovyen, ch. 138, fol. 144r (ce passage est absent de la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 556, ca v. 17651). Voici la liste des cinq autres occurrences : Quant le souldan se vey sur mer, il commanda az maronniers que il feissent voile et qu’ilz adreschassent les prouwes de leur navires vers le royalme d’Orbendee ou il vouldra descendre (Othovyen, ch. 77, fol. 87v), cf. dans la source : Tout droit en Orbendee son naviere mena (Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 316, v. 9837) ; Alors le payen tourna la prouwe de sa nef a l’encontre de l’armee crestyenne (Othovyen, ch. 84, fol. 94v), cf. dans la source : Ly paiens vont venir, voile erant tornant, / Devers les crestïens (Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 341, v. 10655-10656) ; le roy Octovyen commanda que les voiles fussent drecyes et les prouwes des nefz tournees vers Damiette pour entrer en la riviere du Nyl (Othovyen, ch. 91, fol. 101r), sans équivalent dans la source (Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 367, v. 11491-11492) ; Alors les patrons des nefz adrecherent les proes de

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port en port en longeant les côtes56 : tost furent en mer en eslongant les terres et nagerent tant qu’ilz orent passee toute la costyere de Puille et de Calabre et entrerent en la mer de Grece57. Il spécifie également le rétablissement nécessaire des voyageurs par le repos et la nourriture et le ravitaillement des navires dans les ports-étapes : ilz ariverent a Damiette, la ou ilz se rafrescirent et prindrent nouveaulx vivres58. Les exemples de ce type sont nombreux dans Othovyen59 et c’est l’emploi systématique du verbe rafreschir qui traduit le mieux la phase de ravitaillement, dont on perçoit également l’importance dans le Florimont en prose bourguignon : Le roy Flourimont […] fist envoier gens par tous les pors de Grece prendre et retenir les vaissiaulx, nefs, barge[s] et dromons ; garnir les fist de pain, de bestail, de vins, de chars, de poissons et de tout ce qu’il convenoit et qui estoit appertenant sur navire pour faire guerre60. C’est ensuite à l’équipage (notonniers, marroniers) que reviennent les manœuvres nécessaires à la navigation. On relève ainsi dans Othovyen une occurrence du maniement des rames : et esploitterent tant que, a force de vent et de rymes, ilz entrerent dedens la riviere du Tybre61. Bien qu’isolée, cette mention est néanmoins originale car l’auteur utilise le syntagme peu usité à force de rimes dont Capucine Herbert donne trois exemples chez Georges Lengherand62 et que l’on trouve aussi dans la prose bourguignonne de Florimont63.

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leurs nefz vers l’isle de Crette (Othovyen, ch. 153, fol. 156r), passage absent de la source ; il fist adrechier les prouwes de ses nefz vers Escalonne (Othovyen, ch. 155, fol. 157r), passage absent de la source. À la différence de ses prédécesseurs pour qui ces détails semblaient inutiles : Or s’en va la roÿne par mi la haulte mer (Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 487, v. 15394). Othovyen, ch. 121, fol. 130r. Autres exemples tirés d’un chapitre sans appui de la source : Puis s’en departy de la ville de la Kanee atout ses nefz, sy naga tant qu’il vint ainsy come entre Jaffé et Escalonne et naga selonc la coste de la Surye […]. L’empereur Flourens, veans ycelle barge tenans la coste pour aler en Acre (Othovyen, ch. 154, fol. 157r). Othovyen, ch. 84, fol. 94r-94v. Citons également : Par cy devant avés oÿ comment Sarazins descendirent en Bretaigne, ouquel lieu ilz rafreschirent leur host et ravitaillierent leur navire (Othovyen, ch. 19, fol. 20v) ; Et la [a Maillorques] se rafreschirent de tous vivres, dont ilz garnirent leurs nefz de tout ce que mestier leur estoit (Othovyen, ch. 46, fol. 52v), passages sans équivalent dans la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 60, v. 1763, p. 199, v. 6068. Le Florimont en prose, éd. cit., p. 285 (ch. CLIX, 5, fol. 184r) ; cf. également ibid., p. 328 (ch. CCXIII, 7, fol. 251v) : puis se misrent en mer et passerent par l’Arche Pelago puis vindrent en Rodes ou ilz se rafreschirent ; ibid., p. 315 (ch. CXCVIII, 15, fol. 230v) : Ilz saillirent des nefz et se rafressirent huit jours entiers en la citey. Othovyen, ch. 46, fol. 53r (cette mention est absente de la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 199, ca v. 6076-6077). Voyage de Georges Lengherand, mayeur de Mons en Haynaut, à Venise, Rome, Jérusalem, Mont Sinaï et Le Kayre, 1485-1486, éd. D.-C. Godefroy Ménilglaise, Mons, Masquillier & Dequesne, 1861 (Publications de la Société des Bibliophiles belges, séant à Mons, 19), p. 79 : et à forche de rymes et d’autres petites barques qui avoient cordes, partirent dudit port à intencion de passer entre les deux chasteaulx ; ibid., p. 195 : à forche de rymes nous tirâmes à Margaire ; ibid., p. 202 : à forche de rymes et chevaulx qui tiroyent, aussy que allions aval l’eauwe, arrivâmes devant la ville de Rudessem. Cf. C. Herbert, Les récits de voyage des xive et xve siècles lemmatisés : apports lexicographiques au Dictionnaire du Moyen Français, Thèse de doctorat, Université de Lorraine – ATILF-CNRS, 2016, p. 352. […] adfin que les chevaliers qui sur les galees seront, partent a force de rames et venront vivement ferir sur leurs navires que au port aront laissiés (Le Florimont en prose, éd. cit., p. 305, ch. LXXXVIII, 8, fol. 215v).

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Plus intéressant encore, le récit des navigations est systématiquement accompagné dans la mise en prose d’une indication de la force du vent, comme on peut le constater dans ces trois exemples d’une construction syntaxique parallèle : puis desancrerent et partirent du port, sy singlerent tant au vent et a voile qu’ilz arriverent a Marseille ; alerent tant par la mer au vent et a voile qu’ilz ariverent a Jaffé ; le vent fu bon et firent voile, sy entrerent en mer et nagerent tant que ilz orent eslongiet Rome environ deux journees64. La récurrence de ces détails65 permet de souligner l’évidence que, sans vent, tout déplacement est rendu impossible, ce qui est d’ailleurs explicitement présenté dans la prose : ainsy come ilz cuidoient avoir passé l’isle de Crette et qu’ilz vindrent a l’encontre du cap de l’isle, il y avoit ung port, ouquel estoient les navires ancreez pour attendre vent66. Cette mention quasi-obsessionnelle semble partagée par de nombreux prosateurs bourguignons, puisque l’on retrouve des extraits d’une grande proximité sémantique à de multiples reprises dans le Florimont67, dans Gillion de Trazegnyes68, ou encore dans la Manequine en prose69. Pour rejoindre une destination lointaine, les héros sont donc tributaires du vent et des conditions météorologiques. Si le remanieur fait parfois allusion au beau

64 Othovyen, ch. 11, fol. 11r ; ch. 83, fol. 94r ; ch. 131, fol. 137v. On trouve uniquement dans la source : et alerent en mer ; Puis entrerent en mer (Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 339, v. 10595 ; t. 2, p. 514, v. 16275). 65 Citons également : Le vent se fery es voiles, par coy tost eurent eslongye Palerne et tant s’esploitterent qu’ilz entrerent dedens la riviere du Tybre (Othovyen, ch. 138, fol. 144r), passage sans équivalent dans la source : Tant allerent par la mer celle gent ressoignie / Qu’en Calabre arriverent (Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 556, v. 17639-17640) ; le patron commanda a faire voile, ouquel le vent se fery tellement que les terres orent tantost eslongiéz (Othovyen, ch. 137, fol. 143r), passage sans réel équivalent dans la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 549, ca v. 17404-17417. 66 Othovyen, ch. 109, fol. 118r, passage absent dans la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 432, v. 13268. 67 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 160 (ch. VI, 14, fol. 7v-8r) : Ilz orrent bon vent qui tost les ot eslongiés des terres ; ibid., p. 165 (ch. XI, 8, fol. 15v) : Ilz orrent bon vent qui en pou de temps les mena en Barbarye ; ibid., p. 165 (ch. XI, 22, fol. 16v) : Pour le bon temps qu’ilz orrent, leverent les ancres, sy firent voile et orrent sy bon vent que en six jours furent arivez a Patras ; ibid., p. 198 (ch. XLVI, 10, fol. 62v) : Celle nuit orrent moult bon vent ; ibid., p. 201 (ch. XLIX, 34, fol. 67v) : Ilz orrent bon vent qui en pou d’eure les mena au port de Duras ; ibid., p. 303 (ch. CLXXXV, 5, fol. 212r) : Il naga tant par nuit et par jour au bon vent qu’il avoit, que en deux jours ariva en Cartage ou il prist port. 68 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. St. Vincent, Turnhout, Brepols, 2010 (Textes vernaculaires du Moyen Âge, 11), p. 226 : Ilz eurent bon vent a souhait quy les conduist et mena tant que passé eurent l’isle de Rodes, puis entrerent au goulfe de Sathalie et passerent devant l’isle de Chyppre ; ibid., p. 232 : Tant nagerent a vent et a voille qu’ilz passerent le canal de Rodes et qu’ilz entrerent ou goulf de Sathalie, et tellement exploitterent que par mer ilz arriverent a Baffe en Cyppre. 69 Jean Wauquelin, La Manequine, éd. cit., p. 164-165 (ch. XXXIII, 6-7) : et ne tarda ghaires que le vent leva, se feri és voilez qui ja levé estoiient, si eulrent tellement le vent a souhait que en peu de tampz il ariva en Flandres a l’Escluse, et la print port sans quelconque empeschement ; ibid., p. 180 (ch. XLII, 8) : Si leverent les maronniers leurs voilles, et le vens feri ens tellement que en peu d’espasse ils furent eslongiés du port ; si singlerent tant que sur le terme de .iii. jours ils ariverent en la cité de Beruic en Escoche ; ibid., p. 217 (ch. LXI, 16-18) : Et li marronierz leverent les voilles, si feri le vens ens, qui tantos les eult eslongiés du port, par lequel vent, au plaisir de nostre Seigneur, en bien brief terme, sans nul quelconque empeschement dont l’istore face mention, ils ariverent en Hongherie ; ibid., p. 221 (ch. LXIII, 13-14) : Et atant leverent li maronniers leurs voilles, si se feri li vens ens, tellement que au gré et plaisir de nostre Seigneur en brief terme, sans nul quelconque empeschement, ils ariverent au port de Beruic.

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temps70, il marque sa préférence pour les perturbations et la grosse mer71. En effet, rien n’est plus craint des voyageurs que les fortunes de mer. Si la tempête est un motif romanesque par excellence72, elle est également le prétexte pour le prosateur à rappeler les conditions périlleuses du voyage outre-mer : De leurs journees ne de leur fortunes qu’ilz orent me passe en brief, mais sachiez de verité que tant en orent a porter que les plus fors et les milleurs maronnyers quy dedens leurs nefz estoient furent las et traveilliés, sy furent leurs nefz tellement eslongiez les unes des aultres par la grant fortune, laquelle leur dura troys jours, que .vi. jours furent ains qu’ilz se retournassent ensamble73. Malgré la formule de prétérition, on constate que le prosateur prend le temps de souligner les périls auxquels sont confrontés les voyageurs en cas de mer très agitée, ce qui témoigne de sa crainte, mais aussi de sa fascination, pour l’élément marin. On trouve en effet plus avant dans la prose le récit du naufrage de Florence de Rome à la suite d’une terrible tempête, dont la description de grande ampleur est un développement important de la source74 ; le bateau qui emmène Florence de Rome en Terre sainte s’abîme en mer et ne laisse que deux survivants, le pilote et la jeune femme : par la volenté de Nostre Seigneur s’esleva ung sy tres merveilleux vent que le voille de la nef tourna ce devant derriere et estoient arriere de toutes terres plus de deux liewes

70 […] il se desancrerent et firent voile. Le temps estoit bel et cler (Othovyen, ch. 121, fol. 130r) : passage absent dans la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 487, v. 15394. On retrouve un exemple similaire dans la prose de Blancandin : Le tempz estoit bel et sery et la mer paisible et coye, les ancres furent levees, les voiles levees ou le vent se fery qui moult estoit bon et frecq ; tost furent eslongiés des terres (Blancandin et l’Orgueilleuse d’amours, éd. cit., p. 249, l. 26-28, ch. 44). 71 Ce topos littéraire, présent dans Florent et Octavien (Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 514, v. 1627816279 : a la tierce journee leva ung vent si maux / Qu’a pou que tout ne brise et mat et gouvernaulx), est repris dans l’adaptation en prose : Or advint, ainsy comme ilz orent pris leur chemin pour tirer vers Surye, il s’esleva ung moult grant orage et merveilleux, par coy ilz furent contraint de abandonner au vent et a la mer leur nef et leurs vyez (Othovyen, ch. 131, fol. 137v). 72 Cf. D. James-Raoul, « L’écriture de la tempête en mer dans la littérature de fiction, de pèlerinage et de voyage », dans Mondes marins du Moyen Âge, dir. Ch. Connochie-Bourgne, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2006 (Senefiance), p. 217-230. Citons, parmi d’autres, quelques exemples tirés de proses bourguignonnes contemporaines : Fortune se mist au devant de nous […] et tant qu’il convint par force que nostre galee sur coy estiemmes tournast hors de nostre droit chemin et fusmes constraint de abandonner a Dieu, a la mer et au vent la conduitte et garde de nous tous (Le Florimont en prose, éd. cit., p. 156, Pr., 2, fol. 1r-1v) ; il se mist en mer ou il fust l’espace de deux moys ou environ. Et tant que une nuit une fortune et merveilleux oraige leur sourvint, pour laquelle fortune les maronniers furent constrains d’abandonner la navire a la voulenté de Nostre Seigneur a laquelle garde souvent se recommandoient comme ceulx qui n’atendoient que l’eure de morir (Philippe Camus, Histoire d’Olivier de Castille et Arthus d’Algarbe, Gand, Universiteitsbibliotheek, ms. 470, ch. 16, fol. 36r-36v). On trouve aussi le topos de la fortune de mer dans Les trois fils de rois (Les trois fils de rois, éd. G. Palumbo, Paris, Champion, 2004 (Classiques français du Moyen Âge, 139), p. 181-183, ch. 12) et, à de multiples reprises, dans la prose de Blancandin (Blancandin et l’Orgueilleuse d’amours, éd. cit., p. 200, l. 52-53, ch. 25 ; p. 209, l. 16-18, ch. 29 ; p. 224, l. 33-41, ch. 35). 73 Othovyen, ch. 153, fol. 156r ; passage sans appui de la source. 74 […] il leva en la mer un si orible vent / Que droit a une roce, se l’istore ne ment, / se fery li vaissiaus adont si raddement / Que li calans brisa em pieces plus de cent / Et pery li avoirs et morurent li gent (Florence de Rome. Chanson d’aventure du premier quart du xiiie siècle, éd. A. Wallensköld, 2 vol., Paris, FirminDidot, 1909-1907 (Publications de la Société des anciens textes français), t. 1, p. 266, v. 4135-4139).

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en la mer, puis sourvint ung fourdre et ung tel tonnoire et d’esclittres qu’il sambloit que la mer deuist partir en deux. Les ondes commencherent a enfler et a engrossier tellement que elles sailloyent a tous lés dedens la nef, dont le patron et tous les maronniers estoient en tel paour qu’ilz ne sçavoient quel part il deuissent aler. Le vent estoit sy merveilleux et sy grant qu’il n’y avoit homme quy fust sy hardy de soy trouver par la nef sur piés tant estoit l’orage grant. […] Finablement, l’orage et la tempeste fu sy grant et sy merveilleux que le vent boutta la nef assés prés de terre, sy atoucha a ung roc, quy par la fortune estoit couvert, par quoy la nef se cassa par bas, sy entra l’iawe dedens. […] La nef incontinent effondra et fu tost plaine d’yawe. Et n’y ot homme ne femme que la ne fust noyéz, fors le patron et la pucelle75. À travers cet extrait, on apprécie le talent du remanieur dans une description réaliste aux allures de morceau de bravoure. La maîtrise de la mer et du vent est donc essentielle dans les exercices de navigation, ce dont rend parfaitement compte l’auteur de la mise en prose. Il signale ainsi par un effet de ressassement les actions collectives entreprises pour manœuvrer un navire : l’équipage doit hisser les voiles pour avancer (Les voyles furent drechyes et desployes au vent quy leur vint a souhait76), il faut sortir toute la voilure pour donner pleine puissance au bateau (Quant no gent perchurent la nef quy moult estoit belle, pour l’aconsievyr ilz leverent les voiles plus hault, adfin de le plus tost rataindre77), ou il est nécessaire, au contraire, d’affaler les voiles afin d’arrêter l’embarcation (sy regarderent et veyrent derriere eulx la nef en laquelle les larron estoient quy avoient avalé leur voile pour sourattendre78). Les connaissances rappelées jusqu’ici renvoient à des notions élémentaires dans l’art de la navigation ; elles sont toutefois accompagnées par des indications, certes plus rares, mais beaucoup plus précises qui concernent les différentes situations du bateau par rapport au vent, autrement dit les allures. Ainsi, lorsque les soldats romains rencontrent la flotte sarrasine, les marins sont impressionnés par le nombre de bâtiments, mais également par les déplacements fulgurants des navires, lancés à pleine vitesse, vent arrière : ly ung d’eulx choisy une grant compaignye de nefz et de puissans dromons, lesquelx avoient vent en pouppe79. On retrouvait déjà cette même fascination des observateurs chrétiens lors du siège de Rome par les troupes du sultan Corsabrin : les maronniers choisirent sur mer venir devant eulx une tresgrande armee, ou il y avoit mainte nef et mainte galee. Et venoyent a plain tref, car bon vent

75 Othovyen, ch. 246, fol. 225v-226r. 76 Othovyen, ch. 95, fol. 105r ; cf. par contraste dans la source : Nagent vont en la mer au gré sainte Marie (Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 379, v. 11863) ; autre exemple : Le souldan fist lever ses voiles (Othovyen, ch. 46, fol. 42v), mention absente de la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 199, v. 6071. 77 Othovyen, ch. 84, fol. 94v, passage sans équivalent dans la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 341, ca v. 10640. 78 Othovyen, ch. 122, fol. 130v ; passage sans équivalent dans la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 2, p. 489, ca v. 15465. 79 Othovyen, ch. 109, fol. 117v.

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de quartier avoient quy tant les avancha que tout a plain perchurent noz gens80. Dans ce dernier extrait, on relève deux exemples du lexique spécialisé de la marine. La première occurrence concerne l’expression venir a plain tref qui signifie ‘avancer à pleines voiles’ ; elle n’est pas répertoriée dans le DMF, mais elle n’est pas inconnue de la littérature contemporaine de la cour de Bourgogne puisqu’on la relève également dans l’Histoire de Gillion de Trazegnyes81 et dans la mise en prose bourguignonne de Florimont82. La seconde occurrence, vent de quartier, est une expression assez rare pour désigner l’allure du ‘grand largue’, c’est-à-dire le ‘vent qui souffle sur le quartier ou sur la hanche du navire’83. Cette locution, présente dans les Chroniques de Froissart84, n’est pas attestée dans le DMF85 ; on la retrouve toutefois chez Eustache Delafosse86, mais également à deux reprises87, hors du domaine bourguignon, dans Le Canarien de Gadifer de la Salle (et singlerent celle journée ovecquez le papefil tant seulement environ cent millez de vent de cartier88) et dans la relation du pèlerinage de 1480 de Pierre Barbatre (et estoit le vent de quartier bien fort89). Ce relevé prouve donc que notre prosateur a en partage une science nautique avec de prestigieux voyageurs du Moyen Âge finissant. Il est difficile de savoir de qui notre auteur tient cette science nautique. Peutêtre a-t-il lui-même effectué un voyage outre-mer et la tire-t-il de son expérience personnelle. On se souvient que la version bourguignonne de la prose de Florimont

80 Othovyen, ch. 88, fol. 98v-99r. Ce passage est une réécriture lointaine de la source ; cf. Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. 357, v. 11169-11182. 81 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 223 : la belle Gracienne […] choisy ung vaissel quy venoit a plain tref sur le rivaige. 82 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 318 (ch. CCII, 6, fol. 236v) : puis se misrent les senateurs et legaulx en mer, sy s’en vindrent au devant du roy, lequel ilz encontrerent assés prés de la ou il venoit a plain tref ; cf. aussi la locution équivalente, venir a plain voile : le Povre Perdu regarda sur la mer et perchupt une belle nef qui a plain voyle venoit ancrer ou port de Duras (ibid., p. 207, ch. LVII, 4, fol. 76r). 83 D’après A. Jal, Glossaire nautique : répertoire polyglotte de termes de marine anciens et modernes, Paris, F. Didot frères, 1848, p. 1246 (article Quartier), p. 1538 (article Vent, entrée vent de quartier). 84 D’après Fr. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle, 10 vol., Genève, Paris, Slatkine, 1982 (éd. orig. Paris, 1881-1902), t. 10, col. 456a (article Quartier). 85 À la différence du vent de levant, que l’on relève par exemple dans l’Histoire des seigneurs de Gavre : deux galees soubtilles […] ayant le vent de levant bon et frech (Histoire des seigneurs de Gavre, éd. cit., p. 69-70, ch. 24). 86 On relève la locution vent a demy quartier chez Eustache Delafosse : Voyage d’Eustache Delafosse sur la côte de Guinée, au Portugal & en Espagne (1479-1481), éd. et trad. D. Escudier, Paris, Chandeigne, 1992 (Collection Magellane), p. 44 ; cf. T. Matsumura, « Sur le vocabulaire d’Eustache Delafosse (1548) », Travaux de linguistique et de philologie, t. 32, 1994, p. 123-129 (ici p. 127). 87 Cf. C. Herbert, Récits de voyage, site internet : http://www.atilf.fr/dmf/RecitsVoyage, ATILF – CNRS & Université de Lorraine novembre 2015 ; lemme Quartier. 88 Gadifer de la Salle, Le Canarien, crónicas francesas de la conquista de Canarias, publicadas a base de los manuscritos, éd. E. Serra Rafols et A. Cioranescu, 3 vol., La Laguna de Tenerife, Instituto de estudios canarios, 1959-1965 (Fontes rerum canarianum, 8, 9, 11), t. 3, p. 121. 89 Pierre Barbatre, Le Voyage à Jérusalem en 1480, éd. P. Tucoo-Chala et N. Pinzuti, dans Annuaire-bulletin de la Société de l’Histoire de France, 1972-1973, p. 90-168 (cit. p. 127).

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s’ouvre par un prologue dans lequel le narrateur d’origine picarde prétend – sans doute par ironie fictionnelle – être parti en 1418 avec des chevaliers bourguignons afin d’entreprendre un pèlerinage à Jérusalem90. On peut rappeler également que Jean V de Créquy, le commanditaire de la réécriture en prose, entreprit un voyage en Terre sainte vers 144891, soit quelques années seulement avant l’achèvement du Livre des haulx fais et vaillances de l’empereur Othovyen. Peut-être, au contraire, notre auteur n’a-t-il acquis cette science que par le biais de la littérature viatique dans les bibliothèques bourguignonnes. L’attention accordée à l’écriture du voyage en mer dans Othovyen n’en demeure pas moins assez inhabituelle dans la littérature bourguignonne d’inspiration romanesque. Le prosateur prend ainsi ses distances avec le passé légendaire des chansons de geste, aux contours imprécis, pour se tourner vers une illusion de réalité plus prononcée, faisant la part belle aux circonstances concrètes des voyages outre-mer.

90 Nouveau répertoire de mises en prose (xive-xvie siècle), p. 261-262. Cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 16. 91 Cf. B. Schnerb, « Jean V, seigneur de Créquy, de Fressin et de Canaples », dans Les chevaliers de l’Ordre de la Toison d’or au xve siècle. Notices bio-bibliographiques, dir. R. De Smedt, Francfort-sur-leMain, Peter Lang, 2000 (Kieler Werkstücke, Reihe D, Beiträge zur europäischen Geschichte des späten Mittelalters, 3), p. 51-53 (ici p. 52).

Stéphanie bulthé 

D’exils en retours L’écriture du voyage dans le Roman de Gillion de Trazegnies Le Roman de Gillion de Trazegnies est une biographie chevaleresque fictive1 écrite entre 1433 et 14632. L’œuvre est importante à la cour de Bourgogne3. D’ailleurs, parmi ses commanditaires, au moins deux sont de hauts dignitaires de la cour : Antoine de Bourgogne et Louis de Bruges. On sait qu’il existe plusieurs versions de la vie de Gillion antérieures au Roman, notamment plusieurs jeux flamands4. Le héros légendaire, peut-être inspiré par Gilles le Brun, entre au panthéon littéraire bourguignon5. On









1 Pour Élisabeth Gaucher, le modèle d’écriture est dit « hyperbiographique », puisque l’auteur déroule le devenir d’une personnalité autour d’un héros unique de premier plan. É. Gaucher, La biographie chevaleresque. Typologie d’un genre (xiiie-xve siècle), Paris, Champion, 1994 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 29), p. 201. 2 Philippe le Bon est désigné dans ce livre sous le titre de comte de Hainaut, de Hollande et de Zélande, qu’il ne porte pas avant 1433, et 1463 correspond à la date de la copie du manuscrit de Dülmen. Jacques Paviot estime que la date d’écriture doit être proche de celle du Banquet du Faisan de 1454, car le délai annoncé par le roi de Chypre pour l’arrivée des renforts chrétiens correspond à un an et demi, soit la durée approximative des préparatifs envisagés par Philippe le Bon. J. Paviot, Les ducs de Bourgogne, la croisade et l’Orient (fin xive siècle – xve siècle), Paris, Presses de l’Université de ParisSorbonne, 2003 (Cultures et Civilisations médiévales, 27), p. 213. 3 Élisabeth Gaucher rattache ce roman à la vogue des « roman[s] d’aventures bourguignon[s] au xve siècle ». Elle dégage dans Gillion plusieurs motifs typiques de ces romans d’inspiration byzantine : la stérilité du couple, les tempêtes, les pirates et emprisonnements, les séparations et retrouvailles, l’accusation portée contre une dame innocente, le duel judiciaire (É. Gaucher, La biographie chevaleresque, p. 148-158). 4 Élisabeth Gaucher cite le Spel van Stragengijs de 1373. Les autres sources du texte sont le lai de Marie de France Eliduc et Ille et Galeron de Gautier d’Arras pour le thème du chevalier bigame. On suppose qu’une première version du texte en octosyllabes à rimes plates circulait en 1365. Sur les sources de cette histoire, cf. ibid., p. 159-168 ; Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. St. Vincent, Turnhout, Brepols, 2010 (Textes vernaculaires du Moyen Âge, 11), p. 27-29 ; V. Obry, « L’héritage d’Eliduc : trios et construction de figures historiques de Ille et Galeron de Gautier d’Arras à Gillion de Trazegnies », dans Le Moyen Âge par le Moyen Âge, même. Réception, relectures et réécritures des textes médiévaux dans la littérature française des xive et xve siècles, dir. L. Brun, S. Menegaldo, A. Bengtsson et D. Boutet, Paris, Champion, 2012 (Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge, 13), p. 223-238. 5 Gilles le Brun accompagna son suzerain Guillaume de Dampierre en croisade. Quelques épisodes de sa vie ont pu inspirer l’auteur du Roman : il a séjourné à Chypre, a connu une période de captivité en Égypte et s’est remarié (É. Gaucher, La biographie chevaleresque, p. 442). Les études portant sur Gillion s’intéressent particulièrement au thème de la gémellité dans l’œuvre. Elle serait, d’après Élisabeth Gaucher, « une version “économique” de la naissance multiple », car la légende des « treize nés » est fondamentale pour la lignée Trazegnies (ibid., p. 165). Élisabeth Gaucher donne deux versions de la légende où une femme de cette lignée se voit punie par un enfantement de treize enfants : É. Gaucher, « Naissances multiples chez les seigneurs de Trazegnies », dans Littératures du Nord

Stéphanie Bulthé • Université Littoral Côte d’Opale – Unité de recherche HLLI, EA 4030 Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 217-231.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124747

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se souvient que, dans Gilles de Chin, il est présenté comme le parrain du personnage éponyme6. Il apparaît clairement que cette œuvre permet de célébrer le patriotisme du comté de Hainaut. Dans le Roman, Gillion est enlevé au retour d’un pèlerinage en Terre sainte qui avait pour but de remercier le Tout-Puissant de la grossesse inespérée de sa femme, Marie. Retenu prisonnier en Égypte par le sultan de Babylone, Gillion trouve du réconfort auprès de deux musulmans qui ne demandent qu’à se convertir : Hertan, le geôlier et Gracienne, la fille du sultan. Les années passent ; Gillion devient chef de guerre du sultan. Un compatriote lui ayant assuré que son épouse et son enfant sont morts, il décide de rester en Orient et prend Gracienne pour femme. Mais il retrouve sur un champ de bataille ses jumeaux, Jean et Gérard. Toute la famille retourne en Hainaut ; les deux épouses de Gillion entrent dans les ordres avant de mourir prématurément. Dès lors, Gillion repart en Égypte pour aider le sultan de Babylone assailli de toutes parts et trouve la mort en combattant. Nous étudierons la place capitale du voyage dans cette œuvre, en nous penchant plus particulièrement sur son importance dans la construction identitaire du personnage et la constitution de l’idéal chevaleresque bourguignon.

Typologie des voyages Le Roman de Gillion de Trazegnies présente une grande variété de types de voyage, que nous classons en fonction des raisons invoquées pour le déplacement7. Nous relevons : – un pèlerinage, celui que Gillion entreprend à Jérusalem pour remercier le seigneur d’avoir enfin une descendance8 ; médiéval, dir. Fr. Suard et É. Gaucher, nord’, t. 25, juin 1995, p. 51-62 (ici p. 56). Le motif des jumeaux séparés se retrouve dans Valentin et Orson ; cf. M. Santucci, « Gillion de Trazegnies : les enjeux d’une biographie », dans La biographie dans la littérature médiévale, dir. É. Gaucher et A. Petit, Bien dire et bien aprandre, t. 20, 2002, p. 171-182 (ici p. 175). Denis Hüe remarque que le thème gémellaire rejoint la structure narrative, puisque « la situation est assez constamment binaire » ; D. Hüe, « Ab ovo : jumeaux, siamois, hermaphrodite et leur mère », dans Les relations de parenté dans le monde médiéval, Aix-en-Provence, CUERMA, 1989 (Senefiance, 26), p. 351-371 (cit., p. 357). Selon Stéphanie Vincent, les jumeaux « symbolisent en analepse sa dualité [celle de Gillion] » entre deux femmes et deux pays ; St. Vincent, « Jeux de miroirs dans deux récits gémellaires : Floris et Lyriopé (xiiie siècle) et Gillion de Trazegnies (xve siècle) », dans Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale, dir. F. Pomel, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003 (Interférences), p. 215-228 (cit. p. 219). 6 On remarquera d’ailleurs que c’est en référence à cet illustre parrain que l’on donne à Gilles son prénom : […] lequel eult a nom Gillion, pour le vaillant chevalier messire Gillion de Trassignies qui l’avoit levé des sains fons de batesme ; Messire Gilles de Chin natif de Tournesis, éd. A.-M. Liétard-Rouzé, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2010 (Textes et perspectives. Bibliothèque des seigneurs du Nord), p. 76 (I, 8). 7 Nous laisserons volontairement de côté les voyages internes au Hainaut pour mieux nous focaliser sur l’aspect oriental du voyage. Danielle Quéruel établit une liste des raisons qui justifient un voyage : l’ambition, le désir de prouver sa valeur militaire avant de se marier, l’accomplissement d’un vœu promis, la défense des Lieux saints, la recherche d’un parent disparu, l’accomplissement d’un pèlerinage d’action de grâce ; D. Quéruel, « Pourquoi partir ? Une typologie des voyages dans quelques romans de la fin du Moyen Âge », dans Guerres, voyages et quêtes au Moyen Âge. Mélanges offerts à Jean-Claude Faucon, dir. A. Labbé, D. W. Lacroix et D. Quéruel, Paris, Champion, 2000 (Colloques, Congrès et conférences sur le Moyen Âge, 2), p. 333-348. 8 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 136 (ch. 7).

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– douze campagnes militaires9 ; – six retours de batailles après des victoires, des défaites ou des fuites10 ; – quatre percées secondaires relatives aux guerres (essentiellement des échappées et des demandes de renfort11) ; – quatre enlèvements vers un pays ennemi12 ; – quatre expéditions entreprises pour récupérer un prisonnier13. La guerre est présentée comme propre aux royaumes orientaux où les conflits entre chrétiens et musulmans deviennent donc les causes majeures qui impliquent un déplacement d’un pays vers un autre. Qui plus est, sur les quatre rapts, deux ont lieu pendant un affrontement et une expédition a souvent pour objectif le retour d’un prisonnier de guerre. On remarquera que les guerres se déclenchent en territoire sarrasin pour des motifs futiles (un mariage refusé) ou par le jeu des alliances familiales ; d’aucuns entreprennent une guerre avec un voisin parce qu’un de leurs proches parents a été tué lors d’une guerre précédente14. L’impression majeure est celle d’un univers morcelé et rancunier, en miroir inversé de la société policée et hiérarchisée du Hainaut. Le royaume de Babylone cristallise tous les désirs d’invasion, tant des sarrasins que des chrétiens. Rien ne permet d’affirmer qu’il est



9 En premier lieu, les guerres opposent les chrétiens aux sarrasins. On relève les événements suivants : le sultan de Babylone tente de s’emparer de Chypre (ibid., p. 142, ch. 10) ; le roi de Chypre entreprend une expédition contre le sultan de Babylone (ibid., p. 169, ch. 21) ; le roi Bruyant d’Esclavonnie tente d’assiéger le roi de Chypre (ibid., p. 231, ch. 38) ; le roi de Rhodes débarque à Chypre pour empêcher l’invasion des musulmans (ibid., p. 247, ch. 43) ; débarquement de toute la cour de Hainaut, alliée au sultan de Babylone, pour lui venir en aide (ibid., p. 347, ch. 66). Les combats voient aussi s’affronter les peuples sarrasins : Isoré de Damas envahit l’Égypte (ibid., p. 152, ch. 15) ; le roi d’Orbrie débarque en Égypte (ibid., p. 169, ch. 21) ; le roi Fabur de Morienne et le roi de Fès envahissent l’Égypte (ibid., p. 195, ch. 30) ; le roi Fabur est assiégé devant Tripoli par Morgant d’Esclavonnie (ibid., p. 292, ch. 53) ; rassemblement de tous les alliés sarrasins pour envahir l’Égypte (ibid., p. 300, ch. 54) ; débarquement des alliés du sultan de Babylone (ibid., p. 301, ch. 55) ; rassemblement de tous les alliés sarrasins devant Tripoli pour envahir l’Égypte (ibid., p. 336, ch. 63). 10 Fuite de l’amiral d’Orbrie (ibid., p. 165, ch. 19) ; retour du roi de Chypre sans dommage (ibid., p. 181, ch. 25) ; retour du roi Fabur et du roi de Fès, battus (ibid., p. 203, ch. 31) ; retour du grand maître de Rhodes (ibid., p. 251, ch. 44) ; fuite de Mombrant (ibid., p. 291, ch. 52) ; retour du roi Morgant en Esclavonnie et attaque contre le roi Fabur (ibid., p. 292, ch. 53). 11 Échappée pour prévenir le roi de Rhodes (ibid., p. 246, ch. 42) ; Morgant fait venir Gérard en renfort (ibid., p. 294, ch. 53) ; le roi de Fès mène une échappée (ibid., p. 302, ch. 55) ; l’interprète du sultan part à la rencontre de Gillion (ibid., p. 347, ch. 66). 12 Gillion capturé par le sultan (ibid., p. 140, ch. 8) ; Gillion capturé par le roi Fabur (ibid., p. 203, ch. 31) ; le connétable de Chypre est fait prisonnier (ibid., p. 238, ch. 39) ; Jean et Gérard sont capturés par des pirates (ibid., p. 254, ch. 45). 13 Le comte de Hainaut envoie Amaury d’Ormais pour retrouver Gillion (ibid., p. 189, ch. 28) ; Hertan s’embarque pour récupérer Gillion (ibid., p. 207, ch. 33) ; les jumeaux s’embarquent pour retrouver leur père à Jérusalem (ibid., p. 225, ch. 37), puis après la bataille de Nicosie (ibid., p. 253, ch. 45). 14 « On le voit, ces combats qui forment la trame narrative sont présentés comme découlant les uns des autres. On attaque le sultan soit parce qu’on a été attaqué par lui, soit parce que ses hommes vous ont infligé une défaite ou ont tué un membre de votre famille » ; M. Santucci, « L’espace et le temps dans le dessein politique de l’auteur du Roman de Gillion de Trazegnies », dans Lorraine vivante. Hommage Jean Lanher, dir. R. Marchal et B. Guidot, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993, p. 419-426 (cit. p. 422).

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pour autant au sommet de la hiérarchie des territoires d’Orient tels qu’ils nous sont présentés. Il est cependant significatif qu’à partir du chapitre 54 l’intégralité des royaumes musulmans s’unissent contre le sultan de Babylone ; la guerre prend des allures de guerre totale. La tentation est grande d’y lire une mesure de rétorsion face à l’alliance entre le chrétien Gillion et le sultan musulman. Il est aussi significatif que le royaume chrétien de Chypre, qui participe effectivement aux guerres orientales, ne soit jamais à l’origine de telles expéditions militaires et se contente soit de répliquer à une attaque musulmane antérieure, soit d’aider un allié chrétien, s’accordant ainsi avec l’idéal pacifiste prôné par l’Évangile. Les seuls voyages entrepris hors d’une campagne militaire sont relatifs à l’histoire personnelle de Gillion, à son pèlerinage qui dégénère en enlèvement et aux expéditions entreprises pour le retrouver bien des années plus tard. Il faut toutefois noter que, pour retrouver leur père, les jumeaux Gérard et Jean feront un détour en vue de participer à la défense de Chypre. L’espace oriental se partage en trois instances géographiques aux frontières imprécises : l’Égypte du sultan de Babylone, plus ou moins confondue ou fusionnée avec Le Caire, La Barbarie (région de l’Afrique du Nord) et l’Esclavonnie (la Slavonie-Croatie, confondue pourtant avec l’Afrique). D’autres villes ou lieux servent de points de repère : Rhodes et Chypre, les villes chrétiennes, la Terre sainte et les villes étapes obligées du voyage que sont Baffe (Paphos), Acre, Jaffe ou Damiette15.

Le récit des voyages La mise en récit des voyages proprement dits est relativement brève. Le plus souvent, en contexte militaire, le voyage annonce l’arrivée d’une armée et sert de transition entre une situation de paix et une nouvelle guerre : […] et illec tous monterent sur la mer ens ou navire que pour eulx estoit appresté. Ilz firent voille et esquiperent en mer. Grant merveille estoit de veoir le groz navire en tel nombre. Tous prindrent leur chemin vers Babilonne. D’aultre part le roy de Chyppre aveuc grant nombre de gens se mist en mer pour venir vers Babilonne16. La description est escamotée au profit d’une accumulation de faits concrets : lieu de départ et/ou d’arrivée, moyen de transport employé, importance de l’équipage. La redondance d’informations d’une phrase à l’autre ne semble pas gêner l’auteur. Dans l’extrait qui rend compte du pèlerinage de Gillion, il mentionne avec soin les pays traversés. Lorsque Gillion et ses compagnons parviennent à Naples, l’auteur précise les moyens employés pour la traversée, puis dresse la liste des escales maritimes. Le même procédé se retrouve lorsque le navire accoste en Orient. L’écrivain évoque la formation d’une caravane d’ânes, mulets et gazelles pour poursuivre la route. Quant aux conditions matérielles du voyage, les notations aléatoires font alterner généralités 15 Pour Danielle Quéruel, ces listes de toponymes servent à « créer une illusion romanesque suffisante » (D. Quéruel, « Pourquoi partir ? », p. 337). 16 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 169.

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banales et détails d’ordre pratique. On apprend que l’embarquement à Naples sur un navire marchand ravit Gillion qui a l’occasion d’exercer là son art de la négociation : Il marchanda tellement au patron de la nef qu’il luy promist de le mener et sa compaignie jusques a Jaffe17. Les modalités de cette navigation sans histoire donnent lieu à des commentaires laconiques : ilz eurent bon vent, si esquyperent de randon tellement que tantost furent eslongiés de la terre18. Les occupations précises des voyageurs sont passées sous silence et l’ellipse demeure un trait fondamental de l’écriture : De leurs journees ne vous vueil faire long compte, mais tant exploitterent a vent et a voille qu’ilz trespasserent le far de Messines, les isles de Candie et de Rodes jusques a Baffe en Cyppre ou ilz se rafreschirent19. Les voyages sont considérés comme des épisodes de transition dans un récit pressé qui court toujours vers l’événement suivant. Tout ce qui n’est pas immédiatement utile à l’avancée du récit est délibérément passé sous silence. Le voyage se présente avant tout comme une dynamique. Les toponymes, précisément relevés, jouent deux rôles : permettre de suivre la progression de la navigation et concrétiser un voyage qui risquerait de demeurer totalement abstrait, l’autre trait fondamental de cette écriture étant de refuser toute forme de description. Une grande attention est donc portée à l’itinéraire choisi, qui rend vraisemblable un voyage imaginaire ; les escales sont en effet canoniques. Aucun lieu, aucun pays, aucun paysage ni aucune ville ne sont décrits, si ce n’est par des notations imprécises, qui affichent sciemment leurs lacunes20 : […] se herbergerent au lieu ou les pellerins ont accoustumé de logier21. On peut à juste titre parler de « sécheresse narrative22 ». Plus généralement, les seules descriptions développées concernent des épisodes de batailles. Les actions mentionnées dans les terres étrangères se résument aux obligations pieuses : bénédiction des voyageurs par le pape à Rome, participation aux messes et offrandes, visite des Lieux saints – en l’occurrence le Saint-Sépulcre et le Mont du Calvaire. Ce premier voyage apparaît comme l’aboutissement du vœu de pèlerinage de Gillion. Accompli dans les règles, il se solde par une tentative de retour avortée23.

Ibid., p. 136. Ibid. Ibid. Danielle Quéruel constate l’absence totale de curiosité dans les romans de voyage qui obéissent aux règles des « développements obligés » ; D. Quéruel, « Pourquoi partir ? », p. 344. 21 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 137. 22 Nous renvoyons ici à l’expression employée par Danielle Quéruel dans sa contribution au présent volume (supra, p. 173). 23 Le constat sur la structure narrative du Gillion est claire : « le motif du pèlerinage subit la contamination de celui de la croisade » ; É. Gaucher, La biographie chevaleresque, p. 584. Monique Santucci reprend la même idée : « […] le motif de la croisade a contaminé celui du pèlerinage, puisque notre héros est d’abord un vrai pèlerin. Cependant Gillion remporte sur les Sarrasins les victoires dont aurait rêvé le duc » ; M. Santucci, « Gillion de Trazegnies », p. 180. On peut s’interroger sur cet échec du pèlerinage, pourtant parfaitement accompli. N’est-ce pas encore une forme de propagande que de montrer que le Tout-Puissant inflige au héros une épreuve supplémentaire ? Ce serait là signifier à la noblesse bourguignonne que se croiser vaut bien mieux que se faire pèlerin. 17 18 19 20

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Le périlleux voyage maritime Les voyageurs amenés à traverser l’espace maritime embarquent majoritairement sur des navires marchands en partance pour la Terre sainte, qui acceptent des passagers moyennant finance24, ou des bateaux spécialement affrétés pour raccompagner en Occident des pèlerins25. Exceptionnellement, un riche roi ou un sultan peut commander une expédition maritime pour accompagner un digne personnage. Gillion aura ce privilège lors de son retour vers le Hainaut. Dominent les navires marchands qui permettent la circulation des hommes et des biens de port en port. Dans les terres orientales où les déplacements des voyageurs chrétiens sont réglementés et contrôlés, ces derniers jouissent d’une relative liberté de circulation. C’est pourquoi Hertan et Gillion se font passer pour des marchands lorsqu’ils s’échappent de Tripoli afin de parvenir sans encombre à Babylone26. L’auteur développe peu les scènes de commerce, mais souligne le rôle assuré par les marchands, qui colportent utilement les nouvelles27. Voyageurs professionnels, ils maîtrisent l’espace de la terre étrangère, dont ils connaissent tous les secrets et tous les dangers. Cette connaissance a pourtant des limites. Gérard reprend son frère Jean qui a bien naïvement demandé au patron du navire s’il se souvenait de l’enlèvement de son père lors de leur naissance, seize ans auparavant, et donne ainsi un aperçu des préoccupations essentielles du commerçant maritime28 : Ne pensez point que marchans estrangiers, quy vont et viennent par le monde, aillent enquerant des chevalliers quy a leurs plaisances ou autrement vont errant par les royaulmes et contrees. Certes assez pouez croire que non, mais vont serchant et trafigant de leurs marchandises29. Dans ce récit, c’est le pèlerin qui joue le rôle d’informateur pour les voyageurs en quête d’un disparu. Ce personnage est reconnaissable à quelques traits stéréotypés tels que son vêtement à capuchon, son teint hâlé, sa pauvreté – il vit d’aumônes – et sa maigreur : Et tant que ung jour, ainsi que par la rue aloit pensant, il regarda devant luy sur destre et choisy ung pellerin vestu d’une esclavine, le bourdon en la main, quy aloit demandant l’ausmone. Et quant il vey Amaury, il tourna celle part et vint vers luy, si luy demanda l’ausmone. Adont Amaury, voyant qu’il estoit pellerin et que de loingtaines terres luy sembloit estre pour ce qu’il le veoit harlé et maigre, mist la main a sa bourse et luy 24 C’est le cas pour Gillion lors de son arrivée en Terre sainte, pour ses enfants en partance vers le même lieu, comme pour Amaury qui part à la recherche de Gillion. 25 Gillion voyage ainsi sur une nef pèlerine lors de son retour malheureux. 26 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 221. 27 Ces derniers informent les personnages sur l’issue d’une bataille. Au chapitre 47, les envoyés de Morgant apprennent en mer la mort de leur roi (ibid., p. 258). C’est par le même truchement que se répand la nouvelle de la coalition des royaumes musulmans contre le sultan (ibid., p. 336). 28 À l’inverse, Gillion sera considéré comme une personnalité du monde du voyage, connue de tous, lorsqu’il reviendra en Orient pour aider le sultan (ibid., p. 344). 29 Ibid., p. 226.

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donna ung florin d’or, puis dist au pellerin : « Amy, je te prie que dire me voeulles dont tu es et dont tu viens en si povre estat. » Le pellerin moult humblement luy respondy que tout droit venoit de Babilonne et de plusieurs autres contrees et que bien sçavoit parler langaige arrabesch et plusieurs autres, « jassoit ce que natif soye de la duchié de Normendie mais il a long temps que je ne fus en mon paÿs, et se vivre ay voulu, j’ay esté constraint de parler plusieurs langues par grant necessité, ce que j’ay apris a grant misere »30. Le pèlerin retrace ici pour Amaury la majeure partie de son existence ; son origine normande est pour son interlocuteur un gage de confiance. Sa connaissance de la langue arabe et des autres patois locaux ne surprend pas, mais le pèlerin reste elliptique sur les nécessités qui l’ont conduit à maîtriser ces langues étrangères. Comme Gillion, c’est un voyageur sédentarisé qui s’est adapté aux contraintes de la vie locale, jusqu’à se résoudre à ne pas retourner en sa terre natale. Les jumeaux Jean et Gérard rencontrent eux aussi un pèlerin dans leur quête31. Le pèlerin, chrétien d’Orient, devient une figure caractéristique du monde du voyage. Au même titre que les commerçants, il assure la circulation des informations d’un pays à l’autre, mais il se spécialise dans les données relatives à la communauté chrétienne. Outre le portrait de ces personnages typiques, l’auteur développe les péripéties qui attendent les voyageurs. Le passage outre-mer nécessite une traversée bien dangereuse de l’espace maritime32. La capture de la galère chrétienne par les sarrasins est le premier épisode de la croisade de Gillion. Nous remarquons que, s’il se rend à Jérusalem sur un navire marchand, il repart avec pour uniques compagnons de voyage des pèlerins revenus de Terre sainte. L’assaillant est justement un ennemi du monde chrétien, le sultan de Babylone, qui s’en va combattre le roi de Chypre à la tête d’une expédition maritime : Quant ce vint vers le point du jour et que ilz furent entrez ou goulfe de Sathalie, ilz regarderent a destre et choisirent grant foison navire quy par la mer aloient vaucrant, l’une de ça, l’autre de la, pour la fortune quy ainsi les avoit eslongiés l’une de l’autre. En icelles navires que par illec veoyent, estoit le souldan de Babilonne quy s’en aloit en Cyppre pour faire guerre au roy cypprien. Mais la fortune les fist tellement eslongier l’ille de Cyppre que en celluy jour ilz n’eurent pouoir de y arriver ne prendre port. Le souldan, quy en l’une des nefz estoit, en regardant par la marine, choisy la nef pellerine, si commanda aux patrons de ses nefz que ilz tirassent pour aborder a la nef quy devant luy veoit venir, car bien luy sembloit que la nef estoit aux Crestiens33. Ce golfe de Sathalie (Adalia-Antalya), véritable carrefour d’un point de vue géographique, prend ici une forte valeur symbolique pour désigner un endroit

30 Ibid., p. 189-190. 31 Ibid., p. 227. 32 Danielle Quéruel note que les épisodes maritimes « sont systématiquement récupérés par la matière romanesque » ; D. Quéruel, « Pourquoi partir ? », p. 339. 33 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 138.

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maléfique. Ce passage naturel où les navires de toutes provenances sont obligés de se croiser est donc le lieu de tous les dangers : les ennemis, chrétiens et musulmans, sont, dans cet étroit passage, gouvernés par le seul hasard – le terme de fortune est sciemment rappelé par deux fois dans ce court extrait. La volonté divine, qui gouverne seule l’existence humaine, est à l’origine de cette rencontre malencontreuse. Dans cette embuscade décidée au dernier instant par le sultan, Gillion est enlevé et exilé vingt-quatre ans en Égypte. Or, il avait accompli son pèlerinage selon les rites chrétiens traditionnels ; il avait respecté son vœu de se rendre en Terre sainte dès l’annonce de la grossesse de sa femme. Qui plus est, Gillion n’est pas un novice qui doit parfaire son apprentissage. Dès sa première apparition, il apparaît comme un parangon de l’idéal chevaleresque. Bien sûr, ce retour contrarié permet le développement du Roman, mais, bien plus, il pare le protagoniste des vertus du croisé exemplaire. C’est parce qu’il abrite des ennemis de sa foi que le sultan décide d’attaquer ce navire34, de telle sorte que l’enlèvement de Gillion s’inscrit dans le cadre des guerres de croisade. Le héros hainuyer et ses compagnons sont les derniers remparts de la foi chrétienne. Ils ne se rendent qu’au terme d’une bataille héroïque, qui vaut d’ailleurs à Gillion d’être emprisonné et non tué sur place ; ses compagnons n’auront pas cette chance. Cette scène fait référence à un péril bien réel qui menace les voyageurs en terres sarrasines : une mauvaise rencontre, par terre ou sur mer, peut les amener prématurément à la mort. L’auteur utilise ce topos de la littérature de voyage pour esquisser le portrait du croisé idéal : celui du chrétien qui résiste jusqu’au bout avant d’être retenu captif. Les protagonistes sont exposés, au fil des voyages en mer, à tous les périls imaginables. De même qu’ils peuvent être capturés par les sarrasins, ils sont parfois emprisonnés et vendus par des pirates. Cette mésaventure arrive aux fils de Gillion, les jumeaux Jean et Gérard. Peu après leur départ de Chypre, ils sont attaqués par deux navires de pirates, que le texte désigne indifféremment par trois synonymes : larrons, escumeurs [de mers], coursaires. Évidemment, ceux-ci sont sarrasins dans la mesure où ils agissent à des fins mercantiles, selon les stéréotypes de l’époque : ils sont à la recherche de butin, humain ou matériel, qu’ils pourront revendre sur les ports de la côte. C’est pourquoi ils s’en prennent à un navire marchand. L’équipage et les deux frères combattent si vaillamment que les pirates ont recours à une vile ruse pour s’emparer de ce qu’ils convoitent : ils percent de grands trous dans la coque du bateau et obligent tous ses occupants à se rendre. Ce stratagème, contraire à toute valeur morale, relève bel et bien du brigandage maritime. On peut ainsi esquisser une hiérarchie de valeur distinguant le sultan qui capture opportunément Gillion après un combat véritable et qui lui offre un statut de prisonnier, et la lâche ruse des forbans de la côte, qui visent à vendre leurs prisonniers comme esclaves.

34 Cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 20.

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Des voyages symboliques Les expéditions entreprises pour retrouver un prisonnier font l’objet de longs développements35. Loin d’être envisagées comme une simple transition d’un pays à l’autre, elles rendent compte du périple accompli par ceux qui entreprennent de retrouver un proche des années après sa disparition. Tout l’itinéraire d’Amaury36, l’envoyé du comte de Hainaut, est ainsi retracé avec minutie : son départ de Venise, où il s’embarque pour la Syrie avec des marchands, son passage à Acre et à Damas, son arrivée nocturne à Nazareth ; viennent ensuite ses haltes successives à Samarie et Napelouse et enfin son entrée dans Jérusalem. Il importe que l’aventurier qui recherche un compatriote calque son itinéraire sur le sien afin de récolter tous les indices possibles. Il mène ensuite son enquête auprès des locaux : son hôte ignore tout de Gillion, mais un pauvre pèlerin mendiant lui sert d’informateur et lui indique les merveilles accomplies par un Français dans l’armée du sultan de Babylone. Cette découverte amène Amaury à creuser cette piste et à poursuivre son voyage. Le récit gagne ici en vraisemblance ce qu’il perd en reconnaissances miraculeuses et en retrouvailles subites. Les enfants de Gillion, moins expérimentés qu’Amaury, commencent par interroger les marchands qui les ont amenés en Palestine. Ces derniers se déclarent bien évidemment incapables de donner le moindre renseignement à ces jeunes gens sur un enlèvement qui a eu lieu quelque seize ans auparavant37. Les jumeaux décident de retrouver la piste de leur père disparu en parcourant les champs de bataille, certains que la vaillance militaire du disparu l’a amené tôt ou tard à se trouver en ces lieux. Ils comptent donc sur la renommée de leur père pour retrouver sa trace38. Ils reprennent finalement, comme leur père, le chemin de la Terre sainte, destination première du voyage de Gillion, dont il ne revint jamais. Ils suivent un circuit similaire aux personnages qui les ont précédés : voyage au large de l’île de Rhodes, du gouffre de Sathalie, de l’île de Chypre, débarquement au port de Jaffe, voyage à dos de chevaux ou mulets, nuit à Raynes, puis dans la cité de Jérusalem. La route de Jérusalem est bien évidemment jalonnée de points de passage obligés que tout voyageur est contraint de respecter. Mais l’histoire se fait cyclique car, à des années d’intervalles, les quatre personnages, Gillion, Amaury, Jean et Gérard, suivent

35 Dans la catégorie des voyages longuement relatés, on trouve le voyage de retour de Gillion, sans doute parce qu’après tant d’années d’exil, l’auteur jugeait qu’il était nécessaire de s’y attacher un peu. On remarque que chaque étape devient hautement symbolique : Gillion visite les Lieux saints d’Orient (Bethléem, Jérusalem, Nazareth), est reçu en grandes pompes chez le roi chrétien de Chypre en raison de l’aide que ses fils lui ont apportée et s’arrête à Rome pour faire baptiser ses compagnons de voyage (ibid., p. 321-323). Avant d’avoir le droit de revenir chez lui, il effectue une sorte de pèlerinage de rédemption pour avoir servi tant d’années des intérêts musulmans. 36 Élisabeth Gaucher fait observer que le prénom de ce personnage rappelle celui du traître de Huon de Bordeaux, Amauri de la Tour de Rivier (É. Gaucher, La biographie chevaleresque, p. 133) ; cf. aussi M. Santucci, « Gillion de Trazegnies », p. 172-174. 37 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 226. 38 Ce passage est bien évidemment une prolepse ; la lignée des Trazegnies se retrouvera lors de la bataille de Babylone. Étonné que des jeunes gens crient Trazegnies comme cri de ralliement sur un champ de bataille, Gillion ordonne à Hertan de les capturer (ibid., p. 313).

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le même chemin vers la même destination et font les mêmes offrandes dans les mêmes Lieux saints. Ces déplacements sont également très symboliques. Au milieu de la mer, Jean et Gérard se retrouvent à la croisée de leur passé et de leur avenir. Ils partent à la recherche de leur père, mais doivent prouver leur propre valeur militaire avant d’avoir l’honneur de le retrouver. Ils passent au large de lieux hautement évocateurs, situés au carrefour de leur existence : le gouffre de Sathalie, où leur père avait été enlevé par le Sultan de Babylone, et l’île de Chypre, où ils joueront leur avenir en combattant pour la foi chrétienne à la bataille de Nicosie. Comme Amaury, les jumeaux, une fois arrivés à Jérusalem, ont recours à des informateurs. C’est d’abord le patriarche de Jérusalem qui leur indique implicitement qu’ils font bonne route puisqu’il se souvient parfaitement de l’unique chevalier qui a visité la Terre sainte seize ans plus tôt, hasard merveilleux du récit. Un deuxième informateur, un pèlerin venu de Chypre, leur apprend précisément que le roi de l’île lève une armée pour lutter contre les Infidèles. Les jumeaux, persuadés de la réussite de l’entreprise, se décident à participer à la bataille. Amaury, comme les jumeaux, retrouve Gillion grâce à la guerre, car des marchands lui apprennent que le sultan de Babylone recrute des soldats sans se soucier de leur religion39. Il retrouvera Gillion en s’enrôlant dans son armée.

L’espoir du retour40 Dans ce récit, où la captivité joue un rôle essentiel, l’espoir du retour est fondamental. Gillion demeure très longtemps en proie à l’idée fixe de revenir vers sa terre natale. À peine est-il capturé que ses lamentations vont vers ce pays dont il énumère avec tendresse les provinces en même temps qu’il évoque ses amis perdus et s’en remet aux bons soins de la providence. Dans sa prison babylonienne, de tels regrets l’accompagnent constamment, comme le narrateur l’indique à plusieurs reprises41. Un infléchissement notable se produit dans le cours du récit dès lors que le traître Amaury lui apprend que sa femme est morte en couches et son enfant avec elle. Oublieux de l’ange qui lui a promis un retour assuré en sa terre d’origine, Gillion interprète ces décès comme des châtiments divins destinés à le punir d’avoir collaboré avec les sarrasins plutôt que de les avoir combattus. À cet instant, il se remémore avec tristesse cette patrie qu’il ne lui sert plus à rien de revoir, associée qu’elle se trouve à l’épouse disparue, qui ne lui a laissé aucune descendance. L’on reconnaît là un panégyrique du comté de Hainaut, sur lequel règne le duc Philippe le Bon :

39 Illec avoit ung marchant quy luy dist qu’il estoit ainsi, et que se avec eulz et en leur compaignie il se vouloit mettre, de autelles souldees ou gaiges qu’ilz auroient, certes il y auroit sa part (ibid., p. 190) ; Amaury, sachant que le souldan retenoit tous souldoyers de quelque loy qu’ilz feussent […] (ibid., p. 191). 40 Cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 19. 41 […] tousjours avoit ses regrets vers sa noble femme et a son enfant (ibid., p. 152) ; Quant le bon chevallier se retrouvoit seul en la prison, non obstant ce que dit est, souvent regrettoit le paijs de Haynnau, sa femme et son enfant (ibid., p. 168).

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Pour l’amour d’elle, avoye esperance que en brief temps feusse par dela retourné cest ou bon paijs de Haynnau, ouquel j’ay mes terres et belle seignourie. A ceste fois, je puis bien perchevoir que jamais je n’y retourneray, car ma joye est perdue puis que celle est morte que tant souloye amer. Bien voy que c’est par mon pechié, pour ce que si long temps ay demouré en terre sarrazine et conversé avec ceulx quy en Dieu ne en sa loy ne sont croyans. […] O paÿs de Haynnau ou j’ay laissié mes bons amis, a ceste fois congnois que jamais ne vous verray. Ha trés noble seigneur de Havrec, de Ligne, d’Anthoing, d’Enghien, la Hamede, Bossut et vous sire de Floyon, que tant m’avez aymé, trés bien me deistes a mon partement que de mon emprise et voyaige me voulsisse deporter […]42. Pour la première fois, Gillion renonce à s’en retourner dans son pays. Quelque temps plus tard, lorsqu’il est enlevé par le roi Fabur et emprisonné à Tripoly, il ne désire plus rentrer en Hainaut mais bien plutôt à Babylone. Cette nouvelle expérience de l’enfermement le transforme plus profondément encore. Son espoir se reporte sur un nouveau mariage, cette fois avec Gracienne43. Il se lamente en ces termes dans sa prison : O trés noble pucelle Gracienne, mon espoir si estoit de vous prendre a femme en vous espousant selon la loy crestienne, et aussi de non jamais retourner ou paijs de Haynnau […]44. Avec le décès de son épouse légitime et l’extinction de sa lignée, plus aucune raison ne le pousse à rentrer dans son pays d’origine. C’est un complet retournement de situation qui se prolonge jusqu’aux retrouvailles avec ses fils. Assuré d’avoir une lignée, il se devra de revenir sur ses terres pour préparer ses héritiers à lui succéder et respecter la promesse de retour faite à Dame Marie.

La figure du croisé Tout voyageur revient profondément transformé par son voyage. Le vécu de l’exil métamorphose Gillion. Son aventure outre-mer tend à faire de lui un croisé exemplaire45. Capturé par le sultan, il se lamente d’être retenu prisonnier par les Sarrazins, ennemis de la foy crestienne46 ; il se considère comme l’homme le plus infortuné du monde parce qu’il a dû passer sa vie en terre étrangère : […] je tiens

42 Ibid., p. 193. 43 Ce roman réserve une place importante au motif épique de « la Sarrasine amoureuse [du chevalier chrétien] », pour lequel « l’intrigue sentimentale […] constitue, en général, une annexe au récit principal » ; É. Gaucher, La biographie chevaleresque, p. 123-128 (cit. p. 124). 44 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 216. 45 Zrinka Stahuljak fait observer qu’à trois reprises une incitation à la croisade est glissée dans le Roman, dans le prologue du manuscrit Getty, non repris dans notre édition de référence (Le Roman de Gillion de Trazegnies, Los Angeles, The John Paul Getty Museum, ms. 111, fol. 9), quand le roi de Chypre cite la Bourgogne comme force de résistance principale contre les Infidèles (Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 181) et lorsqu’une expédition de la cour du Hainaut vient en aide au sultan (ibid., p. 342) : Zr. Stahuljak, « A Romance between the East and the West », dans E. Morrison et Zr. Stahuljak, The Adventures of Gillion de Trazegnies. Chilvary and Romance in the Medieval East, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2015, p. 63-101 (ici p. 65-67). 46 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 140.

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sçavoir que ou monde n’a plus povre homme de moy, car sans quelque confort d’amys ou de parens, je me voy demourant entre les Sarrazins47. Gillion considère sa captivité comme la cause première de la mort de son épouse. Son ardeur à pourfendre les Infidèles apparaît largement au fil du roman. Alors qu’au moment où le sultan lui accorde la main de Gracienne, un scrupule le retient encore, le sentiment de nostalgie qui l’accable est pourtant loin de durer : Si tost que le preu baceler eut entendu le souldan, moult longuement prist a penser, ayant souvenance du bon paijs de Haynnau dont il estoit natif et de sa noble femme, laquelle il cuidoit estre morte, dont fort prist a souspirer. Puis reprist courage en luy et dist que bien estoit meschant de penser que jamais deust retourner en Haynnau. « Mon ame puis aussi bien saulver a occir et detrenchier Sarrazins comme se j’estoye en mon paijs pryant Dieu comme maint autre font »48. La situation du personnage principal est trouble. Le mariage de Gillion avec Gracienne complique sa position de chrétien, en premier lieu parce qu’il se retrouve bigame, même si l’on peut mettre à son crédit qu’il l’ignore49. Il encourt surtout le reproche d’être devenu au fil des ans un résident permanent du royaume de Babylone, placé sous la domination du sultan. Gillion connaît ce que Catherine Gaullier-Bougassas nomme « l’intégration en Orient50 ». De prisonnier de guerre, il est devenu l’un des principaux chefs des armées musulmanes, de même qu’il possède dans ces terres lointaines un château et un fief51. Son double lien vassalique n’est pas moins honteux que sa bigamie. Pour Monique Santucci, Gillion est un personnage totalement positif, car il agit constamment en vue de respecter sa parole52. Cependant, il sert des intérêts totalement contradictoires, à la fois occidentaux et orientaux ; sa personnalité est double53. Son mariage avec Gracienne scelle son destin d’homme oriental et l’argument développé plus haut – se servir de ce mariage afin d’être en

47 Ibid., p. 194. 48 Ibid., p. 286. 49 Les critiques s’accordent sur le fait que la bigamie de Gillion ne pose pas de problème : « La mort présumée de Marie, […] supprim[e] tout conflit et tout péché de bigamie chez Gillion » (É. Gaucher, La biographie chevaleresque, p. 167). On peut tout de même souligner qu’elle devient problématique dès lors que Gillion possède la preuve que son épouse légitime est en vie. Zrinka Stahuljak questionne la bigamie du personnage en regard d’une conversion (au moins métaphorique) aux idées de l’Islam. En effet, elle rappelle que le mariage avec une musulmane n’était possible que pour les convertis. Cependant, le refus de Gillion, sans cesse répété, de tuer des chrétiens sur le champ de bataille de même que la conversion de Gracienne closent le débat ; aussi en conclut-elle que Gillion ne fait pas de compromis avec sa religion. Zr. Stahuljak, « A Romance between the East and the West », p. 98-99. 50 C. Gaullier-Bougassas, La tentation de l’Orient dans le roman médiéval. Sur l’imaginaire médiéval de l’Autre, Paris, Champion, 2003 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 67), p. 274. 51 Pour décrire son activité auprès du sultan, Zrinka Stahuljak emploie le terme de « fixeur ». Sur cette notion, nous renvoyons à sa contribution au présent volume. 52 M. Santucci, « L’espace et le temps », p. 421, 425. 53 « Le thème du double […] semble participer non seulement d’un projet narratif, mais aussi d’une intention moralisatrice. Il renvoie à la dualité de l’homme, divisé en lui-même, et dont la double nature est toujours en quête d’une unité originelle perdue » (É. Gaucher, « Naissances multiples », p. 61).

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première ligne pour tuer des ennemis de la foi chrétienne – ne tient pas. Il devient ensuite, par son mariage, vassal et beau-fils du plus puissant chef sarrasin et ne peut jamais, par conséquent, se retourner contre lui en raison des nouveaux liens familiaux qui les unissent. Catherine Gaullier-Bougassas explique clairement que « Gillion n’affaiblit un ou plusieurs royaumes musulmans que pour en affermir un autre et [que] le sultan n’est jamais tenté par une conversion au christianisme54 ». En revanche, les nobles bourguignons qui lisent cette histoire y trouvent une bonne raison de se rendre en Orient afin de servir la foi chrétienne plus utilement qu’en prières. L’extrait vaut ainsi exaltation à partir en croisade. La déclaration de Gillion coïncide avec la pensée profonde du narrateur, qui intervient de manière très frappante, à la fin du roman, pour saluer l’empressement des chevaliers de la cour de Hainaut à s’engager à la suite de Gillion pour défendre le sultan de Babylone. Dans ce passage, s’esquisse une véritable propagande en faveur de la croisade, visant à la bonne éducation des jeunes nobles : Mais pour le temps que regnoient les hommes dont ceste histoire fait mention, les nobles hommes passoient souvent la mer et aloient es loingtains voyaiges, es grans armees et es batailles quy pour lors se faisoient sur les ennemis de la foy Jhesu Crist. Pou ou neant se tenoient en leurs terres ceulx qui avoient la puissance de furnir […]. Je ne dy pas que tous puissent entreprendre les grans et loingtains voyaiges, car il est necessité que les aucuns demeurent a l’ostel. Et d’autre part je voeul dire que ces beaulx voyaiges qu’ilz entreprenoient estoient en temps de paix et lors que leurs roys ou princes n’avoient point de guerre55. Le voyage à des fins de croisade est magnifié, élévé au rang d’âge d’or. La croisade est présentée comme un objectif majeur pour la noblesse occidentale, mais à deux conditions : que la patrie ne soit pas abandonnée et qu’elle bénéficie d’une période de paix. Nous remarquerons là l’un des aspects du motif de la gémellité des fils de Gillion : l’un d’eux doit rester en Hainaut pour prendre la tête du fief, l’autre accompagne son père en Orient, demeure à ses côtés dans ses dernières batailles et rapporte son cœur en Hainaut afin qu’il soit déposé à l’abbaye de l’Olive56. La promotion de l’idéologie de la croisade cohabite toutefois, dans ce texte, avec l’adoption des valeurs orientales par un chrétien : Gillion est soumis à un musulman de par son mariage et en raison du fief que le sultan lui attribue. S’il n’abjure pas sa foi, il ne tente pas pour autant de christianiser la ville où il réside. Il est vrai que l’une des stratégies militaires adoptées au xve siècle par les chrétiens est de s’allier à des musulmans raisonnables, comme peut l’être le sultan dans le Roman de Gillion de Trazegnies, tout en maintenant les positions chrétiennes orientales57. 54 C. Gaullier-Bougassas, La tentation de l’Orient, p. 281. 55 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 341. 56 Ibid., p. 373. 57 « Au-delà de la politique défensive attestée en Chypre, l’alliance avec des sarrasins contre d’autres sarrasins devient la seule stratégie offensive possible pour poursuivre la lutte contre la religion ennemie, sans qu’un “amoindrissement” de la puissance du dieu chrétien soit déploré » (C. Gaullier-Bougassas, La tentation de l’Orient, p. 280).

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L’ambiguïté du personnage de Gillion est prégnante. Lors de la bataille de Babylone, Hertan, par scrupule, semble regretter de ne lancer l’offensive qu’à la quatrième bataille. Gillion se permet alors une réflexion pro-chrétienne, qui prouve toute l’ambivalence de la loyauté qu’il témoigne au sultan : Taisez vous beau sire, dist Gillion, assez par temps y vendrons. Car avant que soyons las ne que y ayons coup feru, seront occis et mors cent mil Sarrazins tant d’un costé que d’autre. Que ores pleust a Nostre Seigneur que les deux parties feussent noyees ou fons de la mer […]58. Toutefois, le même Gillion, totalement loyal au sultan lors de l’attaque de Fabur de Morienne, utilise Babilonne comme cri de ralliement, signe qu’il s’intègre dans ce territoire au point de se considérer comme l’un de ses habitants59. C’est encore plus frappant lorsque, durant la même bataille, au moment de combattre l’amiral d’Orbrie, Gillion encourage les troupes du sultan en exaltant les vertus de leurs ancêtres : « Avant vaillans Babylonnois ! Moustrez vos forces et vertus, a celle fin que de loenge et gloire soyés remunerez »60. Nous sommes là aux antipodes d’un discours anti-musulman ; l’héritage valeureux de l’ennemi de la foi chrétienne est au contraire bien souligné. Qui plus est, quand Gillion a l’opportunité de s’enfuir de Babylone, il ne la saisit pas61. Les discours de Gillion sont totalement antithétiques et l’ambivalence de ses déclarations ne peut en aucun cas être levée. Quelques astuces narratives permettent d’ailleurs aux chrétiens qui aident les Orientaux de ne jamais être contraints à se battre contre leurs coreligionnaires. Le scandale de la bigamie de Gillion est lui aussi éludé par un prompt retrait de la vie séculière de ses deux femmes62. Quant à l’identité trouble de Gillion, mi-occidentale, mi-orientale, elle n’est jamais clarifiée : salué à son retour par le comte de Hainaut, Gillion repart à la rescousse du sultan attaqué et lui reste toujours fidèle63. Sa mort glorieuse sur le champ de bataille l’empêche de résoudre la dualité de sa destinée, scellée par son double enterrement, pour le corps en Babylone et pour le cœur en Hainaut. La profonde crise identitaire de Gillion est résolue par ses fils. Alors qu’il est captif, Jean se voit contraint de participer à une bataille aux côtés du roi Fabur de Morienne. Il lui déclare : Sire, […] puis que c’est a faire a l’encontre d’un Sarrazin, meilleur souhait

Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 309-310. Ibid., p. 203. Ibid., p. 177. La loyauté de Gillion envers le sultan est envisagée de manière problématique par Catherine Gaullier-Bougassas : « Gillion ne reprend pas sa liberté, alors qu’il aurait pu facilement s’évader, s’il n’avait montré une telle loyauté » (C. Gaullier-Bougassas, La tentation de l’Orient, p. 283). C’est particulièrement le cas lorsque Hertan arrive à extirper Gillion des geôles du roi Fabur ; ce dernier n’en profite pas pour rentrer en Hainaut et revient à Babylone. 62 « Leur entrée au couvent permettait à l’auteur de régler la délicate situation d’un homme marié avec deux épouses » (M. Santucci, « L’espace et le temps », p. 421). 63 Selon Élisabeth Gaucher, le « scénario initiatique » de Gillion se résout par la « réintégration familiale » (É. Gaucher, La biographie chevaleresque, p. 308-309). Si cette résolution touche bien les fils de Gillion, elle ne saurait concerner leur père, finalement incapable de choisir, qu’il s’agisse de l’une ou l’autre de ses épouses ou de l’un ou l’autre de ses suzerains ; il reste un homme double et morcelé. La dualité de Gillion est vue de manière plutôt positive par Élisabeth Gaucher : « le motif du double lignage […] permettait de nouer des liens métaphoriques entre l’Occident et l’Orient » (ibid. p. 585). Comment expliquer alors que ces liens ne subsistent pas à la deuxième génération ? 58 59 60 61

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je ne demande, car pour autre chose je ne passay decha la mer64. Combattre des Infidèles ou retrouver le chemin qui mène au père recouvrent la même réalité. Cette quête du père confère tout son sens à l’identité chevaleresque des jeunes jumeaux, et, à travers eux, de toute la jeunesse bourguignonne. Dieu permet à Gérard et à Jean de réunir leur famille parce qu’ils ont prouvé, de longues années durant, leur attachement à défendre la foi chrétienne en terre ennemie. Pour eux, la tentation orientale n’a pas lieu. Ils vivent un condensé de ce qu’a vécu leur père avant eux, mais, contrairement à lui, sur les champs de bataille sarrasins, ils ne se montrent jamais loyaux envers ceux qu’ils considèrent toujours comme des adversaires. Gérard, tombé sous le charme de la belle Nathalie, fille de Bruyant, qui lui vient en aide lors de son séjour en prison, ne l’épouse pas, l’oublie rapidement et convole en justes noces avec une noble dame bourguignonne65. Les deux héritiers de Gillion sont de retour en Hainaut à la fin du roman et il ne subsiste rien de leur alliance avec le sultan de Babylone. Il n’en demeure pas moins que Gillion représente un cas limite : la noblesse bourguignonne est plutôt invitée à suivre l’exemple de ses enfants et à partir en Orient pour aider à défendre les possessions chrétiennes, sans conclure d’alliance avec les puissances ennemies, bien que ce soit difficilement applicable sur le terrain. Selon l’auteur du Gillion, les bons précepteurs sont sages et discrets, de bonne vie ; ils ont voyagié et beaucoup veu66. L’odyssée de Gillion fait-elle pour autant de lui un personnage exemplaire ? Son histoire est celle d’un pèlerinage qui dégénère en exil ; il est à ce point transformé par ces vingt-quatre années qu’on ne saurait dire quand il est exactement de retour, lorsqu’il revient en Hainaut ou lorsqu’il repart à Babylone. Il devient un chrétien oriental assimilé qui s’accomplit et trouve l’amour outre-mer. Pourtant, les valeurs dont l’œuvre est porteuse sont celles de la croisade contre les Infidèles. Les batailles décrites et rêvées ne participent plus de ces brutales guerres de conquête prônées par les chansons de geste, ni de la christianisation naïve et utopique du Conte de Floire et de Blanchefleur, mais relèvent d’une vision plus nuancée. L’ambition des souverains occidentaux est de défendre les positions chrétiennes, malmenées outre-mer, comme Chypre, en leur envoyant en renfort la fine fleur de la jeunesse bourguignonne. Pour elle, Jean et Gérard servent de glorieux miroir. Le Roman semble signifier, par ailleurs, qu’il faut accepter de s’allier aux puissances ennemies en servant au mieux, malgré tout, les intérêts de la chrétienté. La dualité interne de Gillion prouve qu’il s’agit là d’un subtil équilibre à atteindre.

64 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 294. 65 On voit une vraie bipolarité entre les deux sarrasines, Gracienne et Nathalie. Les deux femmes aident leurs prisonniers, Gillion et Gérard, mais Gracienne désire rapidement se convertir à la chrétienté et son amour pour Gillion demeure chaste jusqu’à son mariage (une forme de cérémonie de baptême accompagne même le mariage musulman). Gracienne se soumet à Dame Marie et accompagne la première épouse dans sa retraite. Nathalie a des relations directement sensuelles avec Gérard ; elle ne renie jamais sa religion et, de fait, disparaît du récit. Cf. M. Santucci, « La femme sarrasine dans le Roman de Gillion de Trazegnies » dans Les représentations de l’Autre du Moyen Âge au xviie siècle. Mélanges en l’honneur de Kazimierz Kupisz, dir. E. Berriot-Salvadore, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995 (Renaissance et Âge classique), p. 189-202. 66 Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 340.

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Les langues du voyage Le roman bourguignon et ses « fixeurs » méditerranéens Le roman bourguignon de la seconde moitié du xve siècle, notamment entre 1448 et 1470, foisonne de personnages qui « passent » – c’est-à-dire qui se font passer pour quelqu’un d’autre – et ceci grâce à une forme de travestissement linguistique et culturel. On peut appeler ces personnages des « fixeurs », terme qui provient du verbe anglais « to fix », ‘raccorder’, ‘réparer’, ‘établir’, mais aussi ‘truquer’, ‘manipuler’. Nous suivrons donc les extraordinaires et multiples activités de ces « fixeurs » pour mieux appréhender la signification et l’importance de ces personnages dans le paysage bourguignon de la deuxième moitié du xve siècle.

« Fixeur » : un métier ou une position sociale ? Depuis l’engagement occidental en Afghanistan et en Iraq, le terme de « fixeur » est devenu fréquent pour désigner – de manière quasi exclusive – des hommes qui rendent des services multiples aux journalistes et aux armées étrangères. « Fixeur » est en réalité un très vieux terme journalistique qui désigne un homme à tout faire œuvrant dans des situations de conflit : c’est celui qui sert d’interprète, d’informateur, de guide, de médiateur, de fournisseur, de chauffeur ; en bref, c’est celui qui fournit tout ce qui est nécessaire à un journaliste, voire à un militaire, pour survivre et travailler en terrain hostile. C’est un intermédiaire ou un facilitateur qui possède de multiples savoirs et techniques, dans les domaines linguistiques, sociaux, topographiques, religieux ou culturels. Son principal domaine d’action se situe dans des situations de conflit qui exigent un interprète bilingue, susceptible de faire le pont entre deux langues mutuellement inintelligibles. Jusqu’à une époque récente, on traduisait l’anglais « fixer » par le français « passeur », terme qui a pris une signification tout à fait différente dans le contexte contemporain, puisqu’il qualifie principalement celui qui fait passer les frontières aux migrants clandestins. Certes, les passeurs actuels sont aussi des « fixeurs », mais ils agissent dans un cadre particulier : leur activité a des fins lucratives et relève de l’exploitation humaine. Les passeurs sont des fournisseurs de services aux clandestins et ils sont souvent organisés en bandes mafieuses. C’est donc en partie en raison du contexte géopolitique actuel que le terme de « fixeur » semble plus approprié au

Zrinka Stahuljak • Université de Californie, Los Angeles (UCLA) Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 233-241.

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DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124748

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monde médiéval1 ; nous verrons également qu’il correspond mieux aux fonctions qu’assument les personnages bourguignons. Être « fixeur » ne correspond pas à un métier ; il s’agit plutôt d’une position sociale qu’on occupe lors d’une médiation entre deux camps opposés. Cette position sociale, qui ne fera l’objet d’une répartition entre corps de métiers (interprètes, diplomates, etc.) qu’à partir du xvie siècle, voire plus tard, fait son apparition au Moyen Âge dans les traités de croisade et les récits de voyages des missionnaires et des pèlerins écrits après la perte des États latins d’Orient, c’est-à-dire à partir de la deuxième moitié du xiiie siècle. Aux prises avec des différences linguistiques, religieuses et culturelles, ces écrits s’interrogent sur les moyens de les dépasser. Ils témoignent tous de la nécessité d’un dispositif pour accueillir le voyageur ou le soldat sur un terrain hostile, ce qui nécessitait soit l’aide d’un traducteur, soit l’apprentissage des langues étrangères. Anselm Adorno de Bruges, voyageant en 1470-1471, résume cette seule condition indispensable : Primum atque summum est de fideli ac prudente trucemanno, sive interprete, providere qui nobiscum eat ac fideliter singula negocia peregrinorum faciat ac eos defendat et regat veluti pastor bonus oves suas. Is necessarius est et fidelis oportunus. Trucemanni et interpretes pauci comperiuntur, unde fideles et boni paucissimi. Nullo igitur precio, bono ac fideli aliquo quovis in loco invento, quo plura evadatis pericula, dimitti consulo2. C’est également à partir du xiiie siècle que les « fixeurs » entrent en scène dans les romans, jusqu’à peupler la littérature de la cour de Bourgogne, celle des livres de gestes.

Les « fixeurs » et les livres de gestes : l’exemple de trois bibliothèques bourguignonnes Les livres de gestes sont représentés tout d’abord par les commandes faites dans l’entourage du duc Philippe par Jean de Wavrin3 et Jean de Créquy4 qui, en tant

1 Cf. de même Zr. Stahuljak, « Medieval Fixers. Politics of Interpreting in Western Historiography », dans Rethinking Medieval Translation. Ethics, Politics, Theory, dir. E. Campbell et R. Mills, Cambridge, D. S. Brewer, 2012, p. 147-163 ; Ead., Les fixeurs au Moyen Âge. Histoire et littérature connectées, Paris, Éditions du Seuil, 2021 (L’Univers historique). 2 « D’abord et surtout, il faut se pourvoir d’un truchement ou interprète fidèle et avisé qui accompagne les pèlerins, s’occupe loyalement de toutes leurs affaires, les défende et les guide, comme le bon pasteur conduit ses brebis. Cet homme est nécessaire, et il est souhaitable qu’il soit fidèle, mais c’est un oiseau rare dans ces pays. On y trouve peu de truchements et d’interprètes et de fidèles et de bons beaucoup moins encore ! Si vous en découvrez un qui soit bon et fidèle, je conseille donc de ne pas le laisser échapper, quel que soit le prix qu’il demandera et le lieu où vous le rencontrerez car il vous épargnera de nombreux dangers » ; Jean Adorno, Itinéraire d’Anselme Adorno en terre sainte (1470-1471), éd. et trad. J. Heers et G. De Groer, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1978 (Sources d’histoire médiévale), p. 210-211. 3 Cf. J. Devaux et M. Marchal, « Introduction », dans L’art du récit à la cour de Bourgogne. L’activité de Jean de Wavrin et de son atelier, dir. J. Devaux et M. Marchal, Paris, Champion, 2018 (Bibliothèque du xve siècle, 84), p. 7-31 (p. 20-31 pour la librairie de Jean de Wavrin). 4 Cf. M. Gil, « Le mécénat littéraire de Jean V de Créquy, conseiller et chambellan de Philippe le Bon : exemple singulier de création et de diffusion d’œuvres nouvelles à la cour de Bourgogne », Eulalie, t. 1, 1998, p. 69-95.

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que conseillers politiques, s’occupent aussi d’une politique de lecture ducale. Ainsi, Jean de Wavrin a offert au duc le cycle de Jean d’Avesnes (Jehan d’Avennes, La Fille du comte de Pontieu et Saladin : Paris, BnF, ms. fr. 12572)5, le Roman de Florimont en prose (Paris, BnF, ms. fr. 12566) et l’Histoire de Gérard de Nevers (Bruxelles, KBR, ms. 9631)6. L’inventaire de la bibliothèque des ducs de Bourgogne établi en 1467-1469 par David Aubert contient également Gilles de Chin (Lille, Bibliothèque municipale, ms. God. 50, avec le Chastellain de Coucy)7, Le Roman du comte d’Artois (Paris, BnF, ms. fr. 11610), l’Histoire des seigneurs de Gavre (Bruxelles, KBR, ms. 10238) et l’Histoire d’Olivier de Castille et Arthus d’Algarbe (Paris, BnF, ms. fr. 12574), des ouvrages qui proviendraient tous – directement ou par copie – de l’atelier de Jean de Wavrin. On a beaucoup parlé de l’influence littéraire exercée par Jean de Créquy sur Philippe le Bon grâce aux Cronicques et conquestes de Charlemagne et à l’Histoire de Jason, mais le duc a également puisé dans la bibliothèque des Créquy et commandé directement l’Histoire des trois fils de rois (Paris, BnF, ms. fr. 92)8. Blancandin et l’Orgueilleuse d’amour (Bruxelles, KBR, ms. 3576-3577) se trouve aussi dans l’inventaire de 1467-1469, dans une version qui diffère de l’exemplaire de Créquy (Vienne, ÖNB, ms. 3438)9. La bibliothèque de Jean de Wavrin contenait aussi un Gillion de Trazegnies (Bruxelles, KBR, ms. 9629) et, en un seul volume, Paris et Vienne et Apollonius de Tyr (Bruxelles, KBR, ms. 96329633) ; ils sont entrés en 1527 dans la librairie de Marguerite d’Autriche, lorsqu’elle les a achetés à Charles de Croÿ, qui les avait hérités de Philippe de Wavrin10. J’inclus néanmoins ces trois romans dans la présente discussion, puisque, d’une part, Jean de Wavrin avait offert à Philippe le Bon, de son vivant, un autre manuscrit d’Apollonius de Tyr (Bruxelles, KBR, ms. 11192), et puisque, d’autre part, Gillion de Trazegnies se trouvait dans la bibliothèque de Louis de Gruuthuse (Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, ms. 11111) et d’Antoine de Bourgogne (Dülmen, ms. 50) – les plus proches conseillers de Philippe le Bon – et qu’il avait été lu publiquement. 5 Ce manuscrit est illustré de lavis d’aquarelle du Maître de Wavrin : cf. infra, en fin de volume, l’illustration 12. 6 H. Wijsman, Luxury Bound. Illustrated Manuscript Production and Noble and Princely Book Ownership in the Burgundian Netherlands (1400-1550), Turnhout, Brepols, 2010 (Burgundica, 16), p. 478, 479, n. 1129, 1131. Jean de Wavrin a offert également à Philippe le Bon un Apollonius de Tyr (Bruxelles, KBR, ms. 11192), que nous n’analysons pas ici. 7 L’exemplaire de Gilles de Chin que Jean de Wavrin offrit à Philippe le Bon fut copié sur l’exemplaire de la bibliothèque de Jean de Créquy. Cf. M. Gil, « Le mécénat littéraire de Jean V de Créquy », p. 82-84. 8 Les trois fils de rois, éd. G. Palumbo, Paris, Champion, 2004 (Classiques français du Moyen Âge, 139), p. 11-13, 42-43. 9 Le manuscrit Paris, BnF, ms. fr. 24371 a été copié sur Vienne, ÖNB, ms. 3438 ; Blancandin et l’Orgueilleuse d’amours. Versioni in prosa del xv secolo, éd. R. A. Greco, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2002 (Bibliotheca Romanica. Saggi e testi, 3), p. 17-69 ; R. A. Greco, « Blancandin », dans Nouveau Répertoire de mises en prose (xive-xvie siècle), dir. M. Colombo Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman et Fr. Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014 (Textes littéraires du Moyen Âge, 30 – Mises en prose, 4), p. 123-130. Cf. aussi M. Marchal, « De l’existence d’un manuscrit de la prose de Blancandin et l’Orgueilleuse d’amours produit dans l’atelier du Maître de Wavrin », dans L’art du récit à la cour de Bourgogne, p. 265-292. 10 Cf. Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. M.-Cl. de Crécy et R. Brown-Grant, Paris, Classiques Garnier, 2015 (Textes littéraires du Moyen Âge, 38), p. 25-32 ; H. Wijsman, Luxury Bound, p. 328. 11 Ce manuscrit est illustré de miniatures de Liévin van Lathem (Anvers, 1464) : cf. infra, en fin de volume, les illustrations couleur 19-20, et la lettrine historiée reproduite sur la couverture du présent ouvrage.

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Selon l’inventaire de 1467-1469, la plupart des manuscrits provenant des collections de Jean de Créquy et de Jean de Wavrin se trouvaient répertoriés dans la catégorie des livres de gestes12. D’autres textes, que nous connaissons parfois sous le nom de « romans », se trouvaient dans une autre catégorie, intitulée livres de ballades et d’amour (par exemple Le Roman de la Rose, le cycle de Guillaume d’Orange, Le Roman de Merlin). Cette répartition entre gestes et ballades et amour indique qu’il n’y avait pas de genre fixe de « roman ». Au contraire, le terme gestes indique qu’il s’agit d’un genre d’action, voire d’un manuel, peut-être même d’un traité : ni historia, ni fabula, mais argumentum. Dans le survol rapide de plusieurs livres de gestes qui suit, dont je ne résumerai pas l’intrigue, je m’en tiendrai à l’analyse des « fixeurs ». Dans le cycle de Jehan d’Avennes, La Fille du comte de Pontieu et Saladin nous montrent comment et pourquoi on devient « fixeur ». Par un concours de circonstances, des marchands chrétiens donnent la fille du comte de Ponthieu au sultan d’Almarie. Le sultan la fist interroguier par gens qui savoient parler latin comme elle faisoit s’elle vouldroit renoyer la loy crestienne et le soudan la prendroit a femme. Après un refus initial, la fille comprend vite que, par amours ou par force, le sultan parviendra à ses fins : ainsi, elle, par fainte, renonça au baptesme et au service de Dieu pour aourer les ydollez. Et le narrateur de conclure : selon la maniere sarrasine espousa icelle. Elle donne naissance à un fils et une fille et elle, qui estoit de vif engin, fist tant qu’elle sceut parler le langaige du pays13. Sept ans et demi plus tard, se présente à elle l’occasion de sauver la vie de son premier mari et de son père que le sultan a emprisonnés. Jouissant auprès de lui d’une confiance sans borne, la fille du comte feint une grossesse et demande de prendre l’air loin d’Almarie, dont l’ayr est infect et [la] corrompt, et ceci en compagnie de son premier mari et de son père. Près de Brindisi, elle commande aux marins d’amarrer la nef, parce qu’elle parleroit bien le langage de ce lieu14. Ce « fixeur », qui parle le français, l’arabe et l’italien, sauve par ce stratagème la vie de sa famille d’origine et réintègre la Chrétienté15. Dans Saladin, la continuation de La Fille du comte de Pontieu, le nouveau comte de Ponthieu, Jean, est capturé par le sultan Saladin. Ce dernier lui propose de lui sauver la vie en échange de ses services futurs de « fixeur » : « Et me aiderés a conduire en France ou j’ay devocion d’aler ainsi que vous estez venus par deça »16. Jean accepte, mais à une condition : « Par Dieu, Sarrasin […], se de la mort me voulés respiter, je m’en rapporte a vous, mais d’avoir en moy fiance ne ferés vous mye grand

12 Corpus Catalogorum Belgii. The Medieval Booklists of the Southern Low Countries, dir. A. Derolez et al., t. 5, Dukes of Burgundy, éd. T. Falmagne et B. Van den Abeele, Louvain, Peeters, 2016, p. 219-229. 13 La fille du comte de Pontieu, conte en prose. Versions du xiiie et du xve siècle, éd. Cl. Brunel, Paris, Société des anciens Textes français, 1923, p. 98. 14 Ibid., p. 125-126. 15 La version du xve siècle ajoute aussi deux autres personnifications de médiateurs, Amour et Fortune : Amours fu mediateur ; Fortune muable messagiere de perdicion, faintisve commouveresse de malheur, inconstante administresse de soussy, irraisonnable advocate et moienneresse dez fais de Desespoir ; ibid., p. 52, 75, 93. 16 Saladin. Suite et fin du deuxième cycle de la croisade, éd. L. S. Crist, Genève, Droz, Paris, Minard, 1972 (Textes littéraires français, 185), p. 57.

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sens, car aymer ne vous pourroye »17. Au premier plan surgissent donc les questions de loyauté et d’éthique. Lors du premier voyage, Jean est un guide efficace qui connaît toutes les coutumes sans se faire reconnaître : Si les guida bien Jehan le conte de Pontieu, car quoyqu’il ne congneust les gens et que l’en ne le regardast aussi, n’avoit il mie pour ce oubliés lez chemins18. Quand Saladin décide de revenir une deuxième fois en France, cette fois-ci pour la conquérir, il rappelle à Jean la promesse que pieça me feistez [que] puisse aler et vous avec moy, seurement et loyalment sans estre par vous accusé tellement que de mon corps j’aie mal ne villonnie19. Mais Jean profite de la confiance de Saladin et le trahit en l’emmenant sur le chemin le plus périlleux pour entrer en Angleterre20. Néanmoins, Saladin n’en est pas entièrement dupe et ne se volut mie du tout fier en sa parolle21 ; son espion, Espiet, lui donnera la preuve qu’en ce fait a traÿson evidente22. Pour la fille du comte et pour Jean de Ponthieu, passer dans un environnement hostile est un art de survivre. La fille du comte, victime d’un viol collectif et échappant de peu à l’esclavage ou au concubinage en épousant de son plein gré le sultan, fait figure d’exemple de la manière dont on devient « fixeur » : il s’agit d’une stratégie de survie, comme celle adoptée par Jean, qui devient le « fixeur » de Saladin afin de garder la vie sauve23. En revanche, dès qu’ils se retrouvent en sûreté, dans le monde chrétien, la fille du comte et Jean trahissent leurs hôtes qui leur avaient pourtant sauvé la vie. Les deux histoires développent une réflexion sur la loyauté pour donner un avertissement au public chrétien : le « fixeur » est celui qui sait plus que celui qu’il sert, et il pourrait donc bien mentir comme le font la fille du comte et Jean. Dès lors, il n’est pas surprenant de constater que les « fixeurs » des pèlerins en Terre Sainte étaient régulièrement accusés de pareils mensonges et trahisons. D’autres livres de gestes provenant des bibliothèques de Créquy et de Wavrin mettent en scène les « fixeurs ». Blancandin pourrait bien être le « fixeur » multilingue par excellence. La version dérimée qui appartenait à Philippe le Bon (Bruxelles, KBR, ms. 3576-3577) fait mention du français, du grec, de l’arabe et de la langue natale du héros, le frison24. Le manuscrit de Créquy (Vienne, ÖNB, ms. 3438) ajoute l’allemand à la liste  : Il sçavoit parler pluseurs langaiges et par especial la langue thioise25. Grâce à sa maîtrise des langues et à son adaptabilité culturelle, Blancandin se fait passer pour un autochtone, où qu’il aille : Blanchandin pensa en lui mesmes qu’il se feroit le visaige noir ou de la couleur telle que pour le tempz avoient les gens d’icelui paÿs. Il prist

Ibid., p. 57-58. Ibid., p. 82. Ibid., p. 79. Ibid., p. 116. Ibid., p. 117. Ibid., p. 122. Saladin continue de développer la réflexion sur la loyauté : la reine de France séduit Saladin, puis convainc le roi de la laisser partir en pèlerinage sous prétexte de convertir Saladin. Autrement dit, elle se présente en tant qu’un « fixeur » capable d’amener la conversion de Saladin. 24 Blancandin et l’Orgueilleuse d’amours, p. 117, 123. 25 Ibid., p. 200. 17 18 19 20 21 22 23

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et cueilla herbes qui a ce servoient, dont il se frota le visaige et les mains affin que de nulz ne fust recongneu26. Le personnage principal de l’Histoire des seigneurs de Gavre (Bruxelles, KBR, ms. 10238), Louis de Gavre, devient duc d’Athènes grâce à son mariage avec Ydorie, la fille du duc. Il devient trilingue et parle le français, le flamand et le grec. Ce livre de gestes fait preuve à plusieurs reprises d’une grande sensibilité à la différence culturelle : Sire, selonc les paÿs les coustumez ! Maintenant estes en Grece, et pour ce selon la maniere et coustume de Grece vous convient faire la feste27. Comme Blancandin, Louis de Gavre se fera passer à son retour dans l’aire francophone pour quelqu’un qu’il n’est pas. Caché derrière son masque linguistique et culturel grec, Louis pourra ainsi réparer l’injustice faite par son père à sa mère, qui était à l’origine de son exil. Le tableau ne serait pas complet sans l’analyse des deux autres commandes de Jean de Wavrin, Gillion de Trazegnies (Bruxelles, KBR, ms. 9629) et Paris et Vienne (Bruxelles, KBR, ms. 9632-9633). Dans ces deux textes se côtoient le personnage du « fixeur » et celui de l’interprète (tourcheman). Gillion, chevalier de Hainaut, en pèlerinage à Jérusalem, engage un tourcheman de Rennes et des guides dans le port de Jaffa28. Plus tard, un autre chevalier de Hainaut, Amaury, embauche un trucheman de Jérusalem qui sera également son guide lors de la traversée du désert sur le chemin du Caire29. Le sultan d’Égypte parle aux passagers du bateau par ung syen drugheman30. Gillion, captif du sultan d’Égypte, devient lui-même un « fixeur » et apprend l’arabe, si bien qu’il se trouve à la tête de l’armée et peut se faire passer pour le sultan : Quant les sarasins oyrent Gillion ainsy parler tous cuiderent que ce fust le souldan qui a eulx parlast sy en remerrsyerent Mahommet31. La version longue, copiée dans les manuscrits de Louis de Gruuthuse (Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, ms. 111) et d’Antoine de Bourgogne (Dülmen, ms. 50), offre deux autres exemples de trucheman. Après vingt-six ans passés en Égypte, Gillion revient en Hainaut. Le sultan lui envoie ung sien trucheman, lequel sçavoit parler grec, latin, franchois, allemant et autres plusieurs divers langaiges qu’il avoit aprins es pa[ÿ]s ou il avoit demouré ou temps de sa jennesse32 ; parvenu à l’abbaye de Cambron, il se jette aux pieds de Gillion et luy baisa la main et la robe puis en langue sarrazine le salua33, reconnaissant ainsi implicitement que Gillion maîtrise la langue arabe. Paris et Vienne est encore plus complexe. L’exemplaire de Jean de Wavrin (Bruxelles, KBR, ms. 9632-9633) est le seul à présenter la version bourguignonne qui comporte 26 Ibid. 27 Histoire des seigneurs de Gavre, éd. R. Stuip, Paris, Champion, 1993 (Bibliothèque du xve siècle, 53), p. 137. 28 Bruxelles, KBR, ms. 9629, fol. 8r ; cf., pour la version longue destinée ultérieurement à Antoine de Bourgogne (Dülmen, ms. 50), l’édition de Stéphanie Vincent : Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. St. Vincent, Turnhout, Brepols, 2010 (Textes vernaculaires du Moyen Âge, 11), p. 137. 29 Bruxelles, KBR, ms. 9629, fol. 42v ; cf. Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 190. 30 Bruxelles, KBR, ms. 9629, fol. 8bisv ; cf. Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 139. 31 Bruxelles, KBR, ms. 9629, fol. 22v ; cf. Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 161. 32 Le folio est manquant dans le ms. Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 111 ; le texte est cité d’après l’édition du ms. de Dülmen : Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 338. 33 Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, ms. 111, fol. 202r ; cf. Le Roman de Gillion de Trazegnies, éd. cit., p. 339.

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deux interpolations, dont l’une développe les aventures de Paris en Orient34. Paris, éperdument amoureux de Vienne, promise au fils du duc de Bourgogne, part vers l’Est. Après un pèlerinage à Jérusalem et au monastère de Sainte-Catherine du Sinaï, il arrive au Caire d’où il repart en compagnie de marchands en la grant cité de Tauris en Perse. Au bout d’un an, il est parfaitement assimilé : il sceust aussi bien parler langue mourisque comme s’il y eust esté nourris et nez. Lors il se vestit de robes mourisques et commença à hanter avecq les Mores et avecq les Turques ne plus ne mains comme se il fust sarrazin. Et aloit de une ville en autre et tout le monde pensoit que il fust Turques et sarrazin35. De retour en Égypte, il devient maître fauconnier du sultan, auprès de qui il se fait passer pour un mamelouk ; de retour en Provence, il se fait passer cette fois pour un Arabe : tousjours parloit en morisque et portoit robes morisques atout une grande barbe ; il estoit moult taint et noircy du soleil36. Pour mieux se cacher, il engage un frère mineur qui lui sert d’interprète, de truchement en langue latine37. Ce « déguisement » linguistique et culturel l’aide à conquérir la main de sa bien-aimée, Vienne, et à devenir dauphin de Vienne et connétable de France. Si l’on peut à juste titre accuser Paris de dissimuler, le frère mineur, en revanche, ne varie jamais ; il reste un interprète fidèle : le frere ly redit en mourisque ainsi comme le daulphin ly avoit premierement dit38. Le multilinguisme, qui rend cette dissimulation possible, est néanmoins le résultat d’une situation sans espoir et en ceci analogue à la situation de la fille du comte de Ponthieu et de Jean de Ponthieu39. Paris, Gillion, Blancandin et Louis de Gavre mettent tous à profit, de manière similaire, leur capacité à se faire passer – linguistiquement et culturellement – pour quelqu’un d’autre.

Les « fixeurs » et la croisade bourguignonne La cour de Bourgogne, plus que la cour d’Angleterre ou la cour de France, avait une conscience aiguë des différences linguistiques et des exigences de la traduction en raison de ses projets méditerranéens, comme l’ont démontré les travaux de Jacques Paviot40. Le duc lui-même se faisait représenter en « fixeur » : après la Pierre de la Cépède, Paris et Vienne, éd. cit., p. 70-80. Ibid., p. 265. Ibid., p. 286, 307. Ibid., p. 277, 287. Ibid., p. 284 ; cf. aussi ibid., p. 288. Contrairement à l’argument en faveur de la dissimulation et de la faillibilité du langage développé par Catherine E. Leglu dans C. E. Leglu, Multilingualism and Mother Tongue in Medieval French, Occitan, and Catalan Narratives, University Park, Pennsylvania State University Press, 2010 (Penn State Romance studies). Cf. la réponse à cet argument dans Zr. Stahuljak, « Translation and Multilingualism in the Medieval Mediterranean », Exemplaria : Medieval, Early Modern, Theory, t. 26, 2014, p. 389-400. 40 J. Paviot, Les ducs de Bourgogne, la croisade et l’Orient (fin xive – xve siècle), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003 (Cultures et Civilisations médiévales, 27).

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Guerre de Cent Ans et le traité d’Arras de 1435, il voulut se positionner comme le « fixeur » entre l’Occident et l’Orient, le seul défenseur de la Chrétienté et le chef d’une croisade à venir. David Aubert, l’escripvain de Philippe, décrit le duc comme un « fixeur » dans son prologue à l’histoire universelle, l’Histoire abrégée des empereurs ou Chronique de Baudouin d’Avesnes, qu’il a grossee en 1462 : aujourdhuy c’est le prince de la chretienté sans reservation aucune qui est le mieulx garny de autentique et riche librairie comme tout ce peoult plainement apparoir. Et combien que au regard de sa tresexcellente et tresnoble magnificence ce soit petit de chose, touteffois en doit il estre perpetuelle memoire a celle fin que tous autres se mirent cy aprés en ses haultes vertus ou il a tout son temps habondé ; et par especial par son sens et conduitte il a tenu la chretienté en grant paix, par son humilité et debonnaireté il a refusé les grandes seignouries quy luy estoient presentees non veuillant usurper l’autruy41. Ayant refusé les titres qu’on lui offrait, le duc a réussi à maintenir la paix dans le monde chrétien. David Aubert associe ici explicitement la passion pour les livres de Philippe le Bon et ses aspirations pacifiques. La magnificence de la bibliothèque du duc est considérée comme un substitut à la guerre et à l’ambition royale. David Aubert suggère ainsi que les grands nobles devraient constituer des bibliothèques plutôt que de faire la guerre. C’est d’ailleurs la taille de la bibliothèque ducale qui fait de Philippe le Bon un prince supérieur aux rois couronnés : Et en conclusion c’est pour le jourdhuy le plus honnouré prince, le plus amé, le plus redoubté et le plus renommé de toute la monarcie du monde42. Y a-t-il une coïncidence entre le choix des livres de gestes offerts par les conseillers du duc et son portrait de « fixeur » ? Une explication possible se trouve dans le Roman de Florimont en prose. Le Florimont existe dans un seul manuscrit offert au duc par Jean de Wavrin (Paris, BnF, ms. fr. 12566)43. Il s’agit d’une mise en prose anonyme du roman en vers du xiie siècle d’Aymon de Varennes (1188) ; toutefois, l’auteur prétend avoir trouvé ung petit livre escryt, translaté du grec en latin44, dans une bibliothèque de Thessalonique, où son navire de pèlerins a dû s’abriter d’une grande tempête, à la suite de quoi le pèlerin a pris la paine et labeur de translater de latin en franchois le livre45. Il attribue le choix de cette source au désir de enquerir et savoir les 41 Paris, BnF, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5089, fol. Qr-Qv. 42 Ibid. David Aubert reprend cet éloge en 1463, sous une forme abrégée, dans le prologue de l’Histoire des trois fils de roi (ou la Chronique de Naples, ou la Chronique royale) : le prince sur tous autres garny de la plus riche et noble librairie du monde (Les trois fils de rois, éd. cit., p. 82). 43 Le Florimont en prose. Édition du ms. 12566, éd. H. Bidaux, 3 vol., Thèse de doctorat, Villeneuved’Ascq, Université Charles de Gaulle – Lille 3, 2007. Il est possible que le manuscrit n’ait pas été un don de Jean de Wavrin, mais que Philippe l’ait commandé, puisque le manuscrit porte ses armes ; cf. R. Dixon, « Consuming the Past and Dressing the Stage in the Burgundian Roman de Florimont : Codex, Costume, and Courtly Aspiration », dans Marqueurs d’identité dans la littérature médiévale. Mettre en signe l’individu et la famille (xiie-xve siècles). Actes du colloque tenu à Poitiers les 17 et 18 novembre 2011, dir. C. Gîrbea, L. Hablo et R. Radulescu, Turnhout, Brepols, 2014 (Histoires de famille, 17), p. 39-52 (ici p. 40-41). 44 Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 1v (cf. Le Florimont en prose, éd. cit., p. 156). 45 Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 2r (cf. Le Florimont en prose, éd. cit., p. 156).

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coustumes et merveilles du païs de Grece […], les histores et mervilleuses adventures et haulx fais advenus et achevés par la chevalerye grigoise qui jadis fu moult hault eslevee par tous rengnes46. Cette (fausse) traduction s’inspire donc d’un désir d’offrir à la fois une histoire culturelle et une généalogie du treshault empereur Alixandre47. Le prologue raconte une histoire double, de voyages et de livres, tout à la fois itinéraire de dévotion et découverte d’une bibliothèque, mêlant exploration et collection de savoirs, pèlerinage et ethnographie. Dans le frontispice du manuscrit, le Maître de Wavrin associe explicitement le voyage à l’acte de traduction48 : le récit en continu représente en effet, sur la gauche de la miniature, le navire à l’approche du port et, sur la droite, l’auteur à qui le bibliothécaire montre le petit livre à la fenêtre de la bibliothèque de Thessalonique. Le frontispice démontre comment les livres voyagent et comment leur traduction inspire à leur tour le voyage en tant que pèlerinage. Il ne faut pas oublier que peregrinatio était à l’origine le terme latin pour désigner la croisade. On sait que Jean de Wavrin a écrit ses Croniques d’Engleterre à la requête de son neveu, Waleran de Wavrin, après son retour de Méditerranée49. En 1444, Philippe a nommé Waleran, son chambellan, « capitaine général de l’armée et de la flotte bourguignonne en ‘la mer du Levant’ » et l’a placé à la tête de quatre galères vénitiennes50. Waleran est revenu à Lille en 1446. Si la datation du manuscrit du Florimont de Jean de Wavrin (ca 1448-1455) est exacte, le retour de Waleran d’Orient aura peut-être incité Jean de Wavrin à faire produire un manuscrit du Florimont en prose. Ce livre de gestes aurait donc été copié pendant la période de l’engagement enthousiaste de la Bourgogne en Méditerranée, ce qui expliquerait le don du manuscrit au duc. Ces livres de gestes peuvent ainsi avoir été copiés, traduits ou mis en prose pour explorer les scénarios possibles d’une croisade bourguignonne, comme le faisaient les traités de Guillebert de Lannoy ou de Bertrandon de la Broquière. Leur intérêt pour les « fixeurs » ne seraient ni une représentation ni une fiction, mais une façon de réfléchir à la logistique et aux itinéraires possibles. Les conseillers du duc n’étaient ni ses conseillers politiques ni ses conseillers littéraires51. Au contraire, la littérature était une politique et les « fixeurs » le véhicule de la croisade bourguignonne.

46 Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 1v (cf. Le Florimont en prose, éd. cit., p. 156). 47 Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 1v (cf. Le Florimont en prose, éd. cit., p. 156). Florimont, duc d’Albanie, aurait été le grand-père d’Alexandre le Grand. 48 Maître de Wavrin, frontispice, Le Florimont en prose, Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 1r (le ms. est numérisé ; il est disponible sur Gallica). Cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 16. 49 Jehan de Wavrin, Anchiennes cronicques d’Engleterre, éd. É. Dupont, 3 vol., Paris, Renouard, 1858-1863 (Société de l’Histoire de France) ; Jehan de Waurin, Recueil des croniques et anchiennes istories de la Grant Bretaigne, a present nomme Engleterre, éd. W. Hardy et E. L. C. P. Hardy, 5 vol., Londres, Longman et al., 1864-1891 (Rerum Britannicarum Medii Ævi Scriptores). Cf. J. Devaux et M. Marchal, « Introduction », dans L’art du récit à la cour de Bourgogne, p. 16. 50 A. Naber, « Jean de Wavrin, un bibliophile du xve siècle », Revue du Nord, t. 69, 1987, p. 281-293 (cit. p. 284). 51 Cf. l’exemple des Valois sous Charles V : J. Devaux, « Introduction. Littérature et politique sous les premiers Valois », dans Le Prince en son « miroir ». Littérature et politique sous les premiers Valois, dir. J. Devaux et A. Marchandisse, Le Moyen Âge, t. 116, 2010, p. 533-543.

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Le voyage du héros antique dans la Fleur des histoires de Jean Mansel Alexandre et Jason au service du projet bourguignon L’expansion territoriale, le projet d’une croisade destinée à libérer Constantinople des Turcs et les prétentions de souveraineté amènent le duc de Bourgogne Philippe le Bon à s’intéresser de près aux héros de l’Antiquité grecque qu’il souhaite mettre en valeur en tant que modèles exemplaires à suivre. Le voyage occupe une place centrale dans la vie des deux héros de la Grèce ancienne, Alexandre et Jason, vus comme les précurseurs de Philippe. Expéditions multiples ayant pour but la découverte de contrées nouvelles et leur conquête par les armes dans le cas d’Alexandre, parcours initiatique visant l’obtention d’un objet hors pair, la Toison d’or dans le cas de Jason, leurs voyages représentés dans les textes littéraires et les arts décoratifs participent de l’élaboration de l’idéologie bourguignonne. La vie du héros antique peut faire l’objet d’une œuvre à part – les faits et gestes d’Alexandre connaissent un succès particulièrement éclatant tout au long du Moyen Âge – mais plus souvent encore leurs récits de vie circulent au sein de diverses compilations axées sur l’Antiquité. Toute chronique universelle allant de la Création à l’époque contemporaine se doit d’inclure une histoire de l’Antiquité païenne. Son auteur est alors confronté à des choix multiples : quels héros du passé doit-il mettre en valeur et comment présenter leur parcours ? Le travail d’un historien-compilateur l’oblige à condenser sa matière et les choix opérés témoignent de ses préférences pour certains personnages au détriment des autres. Dans le présent article, nous étudierons les récits de la vie de deux grands héros voyageurs, Jason et Alexandre, tels qu’ils apparaissent dans la première version courte de la Fleur des histoires, une chronique universelle écrite par Jean Mansel, fonctionnaire à la cour de Bourgogne, entre 1447 et 14511. L’ouvrage se compose de trois livres, dont le premier contient l’histoire biblique ainsi que celle de l’Antiquité, de la naissance d’Adam à l’avènement de Jésus-Christ. Les chapitres sur Jason sont placés entre l’histoire de Thèbes et des Amazones et le récit de la guerre de Troie, alors que le récit de la vie d’Alexandre est incorporé au milieu de l’histoire romaine à peu près contemporaine du souverain macédonien, à savoir celle du ive siècle avant notre ère.



1 Le livre de Guy De Poerck reste l’unique monographie consacrée à ce texte : G. De Poerck, Introduction à la Fleur des histoires de Jean Mansel (xve siècle), Gand, Claeys-Verheughe, 1936.

Elena Koroleva • Université de Rouen Normandie Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 243-252.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124749

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Rappelons d’abord brièvement l’importance des deux héros grecs pour l’idéologie bourguignonne. C’est Jason que Philippe le Bon choisit pour incarner son nouvel ordre de la Toison d’or créé en 1430, un choix qui lui fut peut-être suggéré par les œuvres artistiques commandées par son grand-père Philippe le Hardi une quarantaine d’années plus tôt. Le premier duc Valois de Bourgogne fit exécuter une série de tapisseries et un ensemble de peintures murales consacrées à l’expédition de Jason ; ces dernières, réalisées par Melchior Broederlam en 1386, décoraient les murs d’une galerie au château de Hesdin en Artois, la résidence préférée de Philippe le Bon qui fit rénover les peintures en 1431-14322. Jean Mansel supervisa d’ailleurs les travaux menés au château à partir de 1435 et devait bien sûr connaître le cycle pictural en question3. Il existait encore à la fin des années 1460 lorsque le célèbre éditeur anglais William Caxton admira les peintures au château de Hesdin pour ensuite transmettre ses impressions dans la préface de sa traduction de l’Histoire de Jason de Raoul Lefèvre4. Ce roman composé vers 1460 sur commande ducale offre une version embellie de la vie de Jason qui se réconcilie avec Médée à la fin du récit5. Enfin, n’oublions pas que Jason fut l’un des protagonistes principaux des entremets représentés lors du fameux Banquet du Faisan qui eut lieu à Lille en février 14546. Quant au roi macédonien, il est également mis en exergue dans les productions artistique et littéraire de la cour de Bourgogne7. Du côté littéraire, c’est Jean Wauquelin qui le glorifie dans les Faicts et conquestes d’Alexandre le Grand, composés vers 1448, à savoir plus de dix ans avant que Raoul Lefèvre ne consacre son roman à Jason8 ; Alexandre figure par ailleurs dans plusieurs autres textes qui furent rédigés

2 A. Van Buren-Hagopian, « Images monumentales de la Toison d’or : aux murs du château de Hesdin et en tapisserie », dans L’ordre de la Toison d’or de Philippe le Bon à Philippe le Beau (1430-1505). Idéal ou reflet d’une société ?, dir. P. Cockshaw et Chr. Van den Bergen-Pantens, Turnhout, Brepols, Bruxelles, Bibliothèque royale Albert Ier, 1996, p. 226-233 ; A. Van Buren-Hagopian, « The Model Roll of the Golden Fleece », The Art Bulletin, t. 61/3, 1979, p. 359-376 (ici p. 370-372). 3 G. De Poerck, Introduction à la Fleur des histoires, p. 89-90. 4 A. Van Buren-Hagopian, « Images monumentales de la Toison d’or », p. 226. 5 Raoul Lefèvre, L’Histoire de Jason, ein Roman aus dem fünfzehnten Jahrhundert, éd. G. Pinkernell, Francfort-sur-le-Main, Athenäum, 1971. Le texte est attesté dans la bibliothèque ducale : cf. Corpus Catalogorum Belgii. The Medieval Booklists of the Southern Low Countries, dir. A. Derolez et al., t. 5, Dukes of Burgundy, éd. Th. Falmagne et B. Van den Abeele, Louvain, Peeters, 2016, p. 224, no 494. 6 Sur le personnage de Jason à la cour de Bourgogne, cf. J. Devaux, « La cour de Bourgogne au miroir de la Grèce ancienne : figures héroïques et légitimation du pouvoir », dans Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, 2020 (Recherches sur les réceptions de l’Antiquité, 2), p. 65-77. 7 Chr. Blondeau, Un conquérant pour quatre ducs. Alexandre le Grand à la cour de Bourgogne, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, Institut national d’Histoire de l’Art, 2009 (L’art & l’essai, 6) ; H. bellon-méguelle, « Le pouvoir royal d’Alexandre et les traductions humanistes de la cour de Bourgogne », dans La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-xvie siècle). Réinventions d’un mythe, dir. C. Gaullier-Bougassas, 4 vol., Turnhout, Brepols, 2014 (Alexander redivivus, 5), t. 2, p. 908-925. 8 Jean Wauquelin, Les faicts et les conquestes d’Alexandre le Grand, éd. S. Hériché-Pradeau, Genève, Droz, 2000 (Textes littéraires français, 527). Il y en avait trois exemplaires dans la collection ducale. Cf. Corpus Catalogorum Belgii, t. 5, p. 252, nos 705, 708, 709.

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pour le duc, comme le roman de Perceforest9, ou faisaient partie de sa bibliothèque, comme les Vœux du paon de Jacques de Longuyon10. Philippe le Hardi possédait déjà plusieurs tapisseries isolées où figurait Alexandre et, en août 1459, son petit-fils Philippe le Bon commande une chambre complète consacrée à Alexandre, dont six tapis de muraille11. Les deux héros bénéficient donc d’un traitement de faveur à la cour bourguignonne, en particulier sous Philippe le Bon. Le duc est peut-être le commanditaire, du moins le premier destinataire de la chronique universelle composée par son officier Jean Mansel. Nous examinerons les chapitres et les enluminures de la Fleur des histoires consacrés à Jason et à Alexandre dans le cadre du premier tome de la copie ducale de l’ouvrage (aujourd’hui Bruxelles, KBR, ms. 9231), copié et enluminé dans les années 1450, pour voir dans quelle mesure le portrait textuel et iconographique des deux héros correspond à l’idéologie bourguignonne et comment le texte et l’image interprètent le thème du voyage. Deux chapitres seulement racontent l’histoire de Jason contre six portant sur Alexandre. Le premier d’entre eux justifie le départ du héros et raconte la première partie de son voyage. Pélias, souhaitant écarter Jason du pouvoir, vise à l’envoyer en aucun perilleux voiaige ou il pourroit estre pery ; une loingtaigne isle de mer nommee Colcos répond pleinement à son projet, non seulement en raison de son éloignement spatial, mais aussi et surtout de par le caractère périlleux de l’aventure de la Toison d’or, qui a déjà fait perdre la vie à plusieurs vaillans chevaliers de Grece et d’autres lieux12. Si Jason, soucieux de devenir le plus honnouré chevalier qui onques fu en Grece, consent sur-le-champ à partir, son impulsivité n’est pas vue d’un œil favorable par l’auteur : Et comme il est coustume a jones gens de pou penser aux choses, il voua incontinent qu’il yroit pour achever celle adventure13. La fascination pour le voyage s’explique avant tout par les dangers qu’il recèle et que l’on ne peut prendre à la légère, une erreur dont Jason est coupable. La conquête de la Toison d’or, annoncée dans l’exposition, n’est toutefois pas au centre de ce chapitre. Dans la rubrique, qui n’évoque d’ailleurs même pas le protagoniste, l’accent est mis sur la première escale des Argonautes à Troie, lors de laquelle le roi Laomédon refuse de les accueillir et leur ordonne de quitter son pays : Cy commence l’ystore de Troyes qui advint au temps des juges d’Israel, qui fut chose grandement merveilleuse14. Il s’agit d’un événement essentiel dans le cadre d’une

9 Alexandre apparaît dans la première partie du roman : Perceforest. Première partie, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 2007 (Textes littéraires français, 592). La librairie du duc en avait deux exemplaires complets. Cf. Corpus Catalogorum Belgii, t. 5, p. 221-222, nos 472-476, nos 477-482. 10 C. Casey, Les Vœux du Paon by Jacques de Longuyon. An Edition of the Manuscripts of the P Redaction, Thèse de doctorat, New York, Columbia University, 1956. Philippe le Bon possédait trois exemplaires des Vœux du paon qu’il avait hérités de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur. Cf. Corpus Catalogorum Belgii, t. 5, p. 235, nos 574-575, p. 238, no 598. 11 Chr. blondeau, Un conquérant pour quatre ducs, p. 61-64. 12 Jean Mansel, La Fleur des histoires, Bruxelles, KBR, ms. 9231, fol. 110r. 13 Ibid. 14 Ibid., fol. 109v.

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chronique universelle, car il annonce les deux destructions de Troie, d’abord par Hercule et ses compagnons qui veulent se venger de l’insulte du roi Laomédon, puis par les Grecs qui se vengent de l’enlèvement d’Hélène. Le passage des Argonautes à Troie déclenche la suite des événements qui aboutiront à la création de plusieurs États européens dont les souverains revendiquent des origines légendaires afin de légitimer leurs prétentions dynastiques. La Fleur des histoires de Jean Mansel décrit en effet la création de nouvelles villes par les rescapés troyens : la fondation de Venise par Anténor15, celle de l’Angleterre par Brutus16, l’arrivée d’Énée en Italie17 et finalement la fondation du Hainaut par Bavo, cousin du roi Priam et premier duc de Bourgogne18. Dans la copie de Philippe le Bon, chacune de ces scènes est illustrée par une enluminure. Dans la Fleur des histoires, le voyage de Jason acquiert avant tout de l’importance en raison de sa participation à la première expédition troyenne. Au début du chapitre suivant, intitulé Comment Jason conquist la Thoison d’or et comment il ravy la belle Medee19, Jean Mansel décrit de façon assez détaillée l’arrivée des Argonautes chez le roi Æétès et sa fille Médée, peut-être parce que cela lui permet d’opposer explicitement la courtoisie du roi de Colchide au manque de politesse du roi de Troie : Ce roy ne leur fist mie comme avoit fait ce roy de Troies, mais il ala au devant d’eulx a belle compaignie et les moult et leur offry soy et son pays et les honnoura et festoia moult bien20. Æétès cherche également à dissuader Jason de tenter l’aventure de la Toison qui est trop perilleuse a achever, et desja y ont esté prins maint bon chevalier21. En dépit de cette mise en garde, l’aventure elle-même est racontée de façon succincte : le lecteur apprend que c’est à Médée et à ses connaissances que Jason doit l’obtention de la Toison qui n’estoit point a conquerre par force d’omme22. Cette remarque semble réduire l’importance du rôle de Jason dans la conquête : même s’il était en mesure d’accomplir les prouesses guerrières nécessaires pour cet exploit, elles ne lui serviraient à rien car la Toison ne peut être obtenue de cette manière. Dans la même veine, l’auteur renonce à la description tant soit peu exhaustive des hauts faits traditionnellement attribués à Jason, à savoir le combat contre les bœufs crachant du feu et celui contre le dragon ; l’égorgement du mouton n’est pas non plus évoqué. Toute l’aventure de la Toison se résume alors en deux lignes : moiennant l’instruction et choses que Medee lui avoit bailliees, il acheva toutes les adventures perilleuses qui la estoient et print la thoison d’or et la raporta a grant joie23. Le voyage de retour des Argonautes se réduit également à une phrase : Et d’une nuit se party de ce pays et emmena Medee en Grece24.

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Ibid., fol. 18r. Ibid., fol. 125v. Ibid., fol. 127v. Ibid., fol. 307r. Ibid., fol. 110v. Ibid. Le verbe conjoÿ manque (un espace blanc est laissé) et a été ajouté d’après le manuscrit suivant : Jean Mansel, La Fleur des histoires, Vienne, Schottenstiftsbibliothek, ms. 167, fol. 100v. Id., La Fleur des histoires, Bruxelles, KBR, ms. 9231, fol. 110v. Ibid. Ibid. Ibid.

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Cette brièveté témoigne à elle seule du peu d’importance que Jean Mansel accorde au voyage en Colchide. Il cherche à minimiser la valeur chevaleresque de la conquête de la Toison et évite de glorifier Jason en soulignant le rôle déterminant de Médée, seule responsable du succès de l’entreprise. La fin du récit de la vie de Jason est consacrée à son infidélité envers son épouse. Médée coupe les deux bras et les deux cuisses de l’enfant qu’elle a eu avec Jason et jette les parties de son corps dans l’assiette dans laquelle mange son époux déloyal ; pourtant elle n’est aucunement blâmée pour ce crime, considéré comme le juste châtiment de la trahison commise par le héros. L’auteur conclut son récit sur Jason par une sentence édifiante : Et ainsi desloiauté, combien qu’elle tarde, donne a celluy qui la fait sa desserte25. Jean Mansel est loin d’être le premier auteur à condamner Jason. Ce dernier pâtit d’une mauvaise réputation au moins depuis le xiiie siècle. Il est sévèrement critiqué pour avoir trahi Médée dans le Roman de la Rose de Jean de Meun, pour qui il est li maus trichierres, li faus, li desloiaus, li lierres26. Philippe le Bon semble avoir choisi Jason en tant que patron du nouvel ordre contre les attentes de son propre entourage27. Les auteurs bourguignons, dont Jean Germain et Michault Taillevent, commencent, dès l’année suivant l’institution de l’ordre, à suggérer avec insistance un autre patron, à savoir Gédéon28. Par sa condamnation de Jason, Jean Mansel s’inscrit donc dans ce mouvement critique. S’il y a un événement qui l’intéresse dans la vie du héros, c’est son escale à Troie, où Jason n’est toutefois qu’un témoin passif, étant donné qu’aucune action guerrière immédiate n’est entreprise par les Argonautes et que Jason ne prend pas part à l’expédition punitive conduite par Hercule. Qu’en est-il d’Alexandre ? Contrairement à Jason, le récit de sa vie qui occupe six chapitres est bien plus détaillé et contient toutes les grandes étapes que l’on retrouve dans d’autres textes médiévaux, à savoir la conquête de la Perse, celle de l’Inde, l’expédition en Éthiopie chez la reine Candace et le séjour à Babylone où le héros trouve la mort29. S’il abrège considérablement son récit par rapport à sa source principale, la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes (entre 1278 et 1281)30, Jean Mansel parvient à conférer une dimension universelle à la vie d’Alexandre,

25 Ibid., fol. 111r. 26 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, 3 vol., Paris, Champion, 1965-1970 (Les classiques français du Moyen Âge, 92, 95 et 98), t. 2, p. 152, v. 13225-13226. 27 Danielle Quéruel parle d’une « querelle qui semble avoir agité la cour bourguignonne à propos du choix du patron de l’ordre ». Cf. D. Quéruel, « Le personnage de Jason : de la mythologie au roman », dans Le Banquet du Faisan. 1454 : l’Occident face au défi de l’Empire ottoman, dir. M.-Th. Caron et D. Clauzel, Arras, Artois Presses Université, 1997 (Histoire), p. 145-162 (cit. p. 155). 28 Cf. V. Von Allmen-Schmidt, « La Toison d’or de Jason à Philippe le Bon : voyage initiatique et croisade », dans Héros voyageurs et constructions identitaires, dir. Gh. Jay-Robert et C. JubierGalinier, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2014 (Collection Études), p. 277-290 ; E. Doudet, « Le miroir de Jason : la Grèce ambiguë des écrivains bourguignons au xve siècle », dans La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental, dir. J. Leclant et M. Zink, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2005 (Cahiers de la Villa Kérylos, 16), p. 175-193 (ici p. 182-183). 29 Jean Mansel, La Fleur des histoires, Bruxelles, KBR, ms. 9231, fol. 137r-145r. 30 Nous préparons une édition critique du récit de la vie d’Alexandre dans la Fleur des histoires et la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes. Pour cette dernière, notre manuscrit de base est Cambrai, Bibliothèque municipale, ms. 683, fol. 82v-107v, 109v-111v (les guerres des diadoques).

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en faisant de lui un véritable cosmopolite. Son héros se déplace sans cesse entre trois continents, l’Europe, l’Asie et l’Afrique, sans que ces voyages aient toujours du sens du point de vue géographique. Ainsi, la liste des lieux qu’il conquiert avant de combattre le roi de Perse inclut la Thrace, la ville de Césarée31, l’île de Sicile, l’Italie, toute l’Afrique, l’Égypte32, la Syrie, Tyr, Jérusalem, la Samarie. Lors de ses guerres en Perse, le souverain macédonien revient aussi bien en Europe qu’en Afrique : Alixandre ala en Rodes, en Egypte, en Surie et en plusieurs lieux assambler le plus grant nombre de gens qu’il peut recouvrer33. Le copiste du manuscrit de Bruges, Openbare bibliotheek, 397, sans doute troublé par ces déplacements quelque peu chaotiques, corrige le texte en remplaçant ala par envoya34. L’énumération incessante des villes et contrées que parcourt Alexandre sert à mettre en exergue son pouvoir englobant le monde entier. Notons toutefois que Mansel ne raconte que très sommairement la découverte des merveilles orientales. Dans certains textes vernaculaires, en particulier ceux du xiie siècle, Alexandre se présente, grâce à la relation du voyage en Inde, comme « un aventurier de l’espace, qui explore des terres vierges pour reculer les bornes du monde et de la connaissance humaine35 ». Catherine Gaullier-Bougassas constate néanmoins « un tarissement de la créativité autour de l’Orient » chez les auteurs écrivant sur Alexandre au xve siècle36. Ceci est dû en partie au fait que les aventures orientales « contenaient des éléments d’une possible mise en cause d’Alexandre37 ». L’exploration de l’Inde révèle en effet les faiblesses du souverain macédonien dont « le parcours initiatique se solde finalement par un échec38 », alors que les écrivains du xve siècle, comme Jean Wauquelin, auteur des Faicts et conquestes d’Alexandre le Grand, veulent « privilégier une exemplarité politique qui semble restreindre les droits du héros à l’aventure personnelle39 ». Jean Mansel cherche-t-il lui aussi à mettre en valeur l’exemplarité politique d’Alexandre ? Il supprime en tout cas certaines critiques du souverain macédonien présentes dans la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes. Ainsi, il ne reprend pas à sa source la citation de saint Augustin selon laquelle Alexandre ne s’est jamais converti à la vraie foi en dépit de son déplacement à Jérusalem : Sains Augustins dist el .xviiime. livre de la Cité Diu k’il ne fu mie convertis en vraie foi, mais il le fist pour chou k’il cuidoit par sa fausse vanité c’on le deüst aourer aussi c’on faisoit les faus dius40. En omettant ce passage, Mansel aspire à offrir un portrait plus flatteur

31 S’agit-il de la Césarée de Palestine ou de la Césarée de Cappadoce ? 32 L’Afrique et l’Égypte semblent être deux entités géographiques distinctes pour notre auteur. 33 Jean Mansel, La Fleur des histoires, Bruxelles, KBR, ms. 9231, fol. 140v. 34 Id., La Fleur des histoires, Bruges, Openbare bibliotheek, ms. 397, fol. 233v. 35 C. Gaullier-Bougassas, Les Romans d’Alexandre. Aux frontières de l’épique et du romanesque, Paris, Champion, 1998 (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, 42), p. 425. 36 Ead., « Les Romans d’Alexandre, leurs réécritures et le Secret des secrets (xiie-xve siècle) », dans La fascination pour Alexandre le Grand, t. 3, p. 1333-1472 (cit. p. 1401). 37 Ibid. 38 Ead., Les Romans d’Alexandre, p. 460. 39 Ead., « Les Romans d’Alexandre, leurs réécritures et le Secret des secrets », p. 1405. 40 Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, Cambrai, Bibliothèque municipale, ms. 683, fol. 99v.

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d’Alexandre, même si ce dernier n’est pas exempt de tout vice, comme le montrent les remarques conclusives de l’auteur : Combien que ce roy Alixandre fu en son tamps le plus preu, le plus vaillant, le plus saige et le plus large et victorieux que prince pouoit estre, toutesvoies, comme il soit ainsi que peu de gens sont en tout parfais qu’il n’y ait des imperfections, ainsi Alixandre eut en luy de mauvaises condicions, car il fu moult orgueilleux et plain de vaine gloire et tirant, et si oultrecuidié qu’il vouloit estre aouré comme dieu sur terre, et si ne pouoit souffrir que nul le repreist de ses deffaultes41. On constate que Jean Mansel est beaucoup plus indulgent envers le héros macédonien qu’il ne l’est envers le chef des Argonautes. Il loue notamment la sagesse et la prouesse guerrière d’Alexandre, dont les vices sont minimisés par le fait même que personne n’en est dépourvu. Si le texte privilégie clairement Alexandre au détriment du patron de la Toison d’or, les images de la copie ducale racontent une histoire tout autre42. L’enluminure occupant les deux tiers du folio 109 verso, consacrée à l’histoire de Jason, est vouée à la célébration du héros43. Les deux parties de son voyage, à savoir l’escale à Troie et l’aventure en Colchide, y sont représentées, mais c’est le second épisode qui est clairement mis en valeur. Le registre du haut montre Jason acceptant de partir à la recherche de la Toison, son voyage en mer et son arrivée à Troie. Les figures individuelles sont à peine discernables dans cette dernière scène qui occupe l’angle en haut à droite. Au premier plan en bas à gauche, Jason est accueilli par le roi Æétès et Médée, et la partie centrale de l’enluminure illustre les épisodes de la conquête de la Toison qui ne sont pourtant pas racontés dans le texte. On y voit notamment Jason en train de se battre contre les bœufs soufflant du feu, au-dessus son combat contre le dragon et enfin, tout en haut, l’égorgement du mouton, un acte permettant d’obtenir la Toison d’or. Les enluminures se présentent alors comme une tentative de rectification par rapport au texte qui montre Jason sous un jour peu flatteur. Ce n’est peut-être pas un hasard si deux des trois scènes représentées, à savoir les combats contre les bœufs et le dragon, recoupent celles des entremets du célèbre Banquet du Faisan, tel que le décrit l’historien bourguignon Olivier de la Marche44. Notons, dans les deux cas, l’effacement du personnage de Médée : à peine évoquée dans la mise en scène des entremets du Banquet du Faisan, elle n’apparaît pas sur scène ; dans l’exemplaire ducal de la Fleur des histoires, Médée est représentée à côté de son père qui accueille les nouveaux venus, mais le rôle qu’elle joue dans la conquête de la Toison est occulté par l’enlumineur qui préfère mettre en valeur la vaillance de Jason. Il y a toutefois une différence majeure entre les entremets du banquet et l’enluminure de la Fleur. La troisième scène des entremets ayant Jason pour 41 Jean Mansel, La Fleur des histoires, Bruxelles, KBR, ms. 9231, fol. 144v. 42 Cf. en dernier lieu, A. Dubois, « La Fleur des histoires de Jean Mansel (Bruxelles, KBR, ms. 9231-9232) », Art de l’enluminure, t. 72, mars-mai 2020, p. 4-61. 43 Cf. infra, en fin de volume, l’illustration couleur 18. 44 Olivier de la Marche, Mémoires, éd. H. Beaune et J. d’Arbaumont, 4 vol., Paris, Renouard, 18831888 (Société de l’Histoire de France), t. 2, p. 357-361.

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protagoniste le montre en train de semer les dents du dragon qui se transforment en hommes armés et s’entretuent. Cet épisode ne contribue pas à la célébration des valeurs chevaleresques ; à sa place, on trouve dans le manuscrit l’égorgement du mouton, qui n’est jamais évoqué par Olivier de la Marche. À la différence de l’image véhiculée par les entremets, Jason est donc représenté comme un conquérant triomphant et non comme un témoin passif de la scène. Quant à Alexandre, l’image qui lui est consacrée au folio 137 recto du manuscrit de Bruxelles n’évoque nullement ses voyages, qui constituent pourtant l’essentiel de son existence, mais se concentre sur les deux figures paternelles du héros. La structure architecturale placée au centre de la miniature abrite d’abord deux scènes qui se font écho, à savoir la conception et la naissance d’Alexandre. La scène de conception rappelle la bâtardise du héros, le magicien Nectanébo étant représenté debout devant le lit de la reine Olympias. En haut à droite du palais, on voit Nectanébo poussé par Alexandre du haut d’un rocher, une chute qui lui sera fatale. Les autres scènes sont consacrées à l’assassinat de Philippe II de Macédoine. Si l’on suit le déroulement chronologique des événements, on trouve en haut à gauche l’attaque de Pausanias qui porte un coup mortel à Philippe. Dans la composition de l’enluminure, cette scène est mise en parallèle avec celle de la mort de Nectanébo. Ceci laisse apparaître Alexandre sous une lumière défavorable, en le plaçant sur le même plan que le personnage peu honorable de Pausanias. En bas à gauche, ce dernier est retenu prisonnier ; enfin, la scène principale occupant tout le registre du bas de la structure architecturale montre Philippe en train de tuer son propre meurtrier. Tout comme l’enluminure inaugurant les chapitres portant sur Jason, le frontispice du récit de la vie d’Alexandre va à l’encontre du texte, mais en mettant à l’œuvre des moyens différents. Dans le cas de Jason, l’image, visant à combler les lacunes du texte, offre des scènes qui en sont absentes. En ce qui concerne Alexandre, toutes les scènes représentées sont bien évoquées dans la chronique qui ne leur accorde toutefois pas la même importance. Nous avons vu ci-dessus que Jean Mansel cherche à mettre en valeur les pérégrinations d’Alexandre. Ce n’est pas le cas de l’enluminure où l’on ne trouve que les premiers événements de sa vie, dont certains, comme le meurtre de Nectanébo, sont loin d’être à la gloire du héros. Même si le peintre ne souhaitait représenter que l’enfance et l’adolescence d’Alexandre, il pouvait choisir des moments plus propices à l’exaltation du souverain macédonien, comme son éducation par Aristote évoquée au folio 138 recto du manuscrit ou encore le domptage de Bucéphale, signe d’élection divine, raconté au folio 138 recto et verso. Ce n’est pas non plus la place qui manquait à l’enlumineur : un espace en bas à droite du palais qui pouvait accueillir un épisode de la vie d’Alexandre est rempli par une scène de la vie quotidienne, à savoir une femme puisant de l’eau au puits45. Ensuite, c’est clairement la figure de Philippe et non celle d’Alexandre qui est mise en valeur par le peintre : sa vengeance contre Pausanias est placée au centre du

45 Ces scènes de genre semblent représenter un trait caractéristique du style de notre peintre : on en trouve un autre exemple sur l’enluminure consacrée à la vie de la Vierge Marie. Cf. Jean Mansel, La Fleur des histoires, Bruxelles, KBR, ms. 9231, fol. 179r.

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frontispice et occupe la plus grande partie de l’enluminure. Or, selon le texte de la chronique, Alexandre joue un rôle essentiel dans la capture de l’assassin, car Philippe, blessé, est incapable de s’emparer lui-même de son assaillant : Alixandre entra en la ville, si print le roy Pausanias et ses gens et amena Pausanias devant son pere qui encores vivoit et lui bailla son espee nue et lui dist qu’il se vengast de son anemi. Et prestement le roy Phelippe occist Pausanias […]46. C’est sans doute Alexandre qui apparaît sur la scène centrale de l’enluminure, coiffé d’un chapeau bleu et représenté de dos, en train de contempler son père tuant Pausanias. Son rôle n’est ici que décoratif : il ne semble pas participer à la capture du meurtrier, représentée à gauche, ni ne tend à son père l’épée vengeresse, comme l’indique le texte de la chronique. Enfin, notons que Jean Mansel condamne sévèrement le père d’Alexandre dans un passage emprunté à la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes : Il fu moult mauvais et cruel. Il ne lui estoit que de batailler, toudis roboit et tout donnoit, et toudis avoit disecte. Il ne faisoit force de garder foy, plus promettoit qu’il ne donnoit. En hayne sçavoit bien faindre amour et entre amis discorde47. Cette dure critique de l’auteur à l’endroit de Philippe n’a pas empêché l’enlumineur de le mettre au premier plan. La tradition médiévale n’offre par ailleurs aucun texte valorisant Philippe aux dépens d’Alexandre. Comment comprendre alors la démarche du peintre ? La seule explication possible réside dans le fait que le père d’Alexandre porte le même nom que le duc de Bourgogne Philippe le Bon, le destinataire probable de la chronique ainsi que le possesseur de l’exemplaire de Bruxelles48. C’est l’identité du nom qui incita sans doute l’enlumineur à offrir un portrait héroïque et flatteur de Philippe en reléguant son illustre fils au second plan. Pour conclure, notons que le texte et l’iconographie du premier tome de l’exemplaire ducal de la Fleur des histoires (Bruxelles, KBR, ms. 9231) semblent poursuivre des buts différents. Jean Mansel rejoint les autres auteurs bourguignons de sa génération en critiquant le choix de Jason en tant que patron de l’ordre de la Toison d’or ; la figure d’Alexandre, quoique non sans défaut, lui paraît être un modèle plus approprié à suivre. En revanche les images sont destinées, semble-t-il, à flatter l’unique lecteur privilégié, à savoir Philippe le Bon. L’enlumineur réhabilite Jason en le montrant comme un véritable conquérant et met en valeur Philippe II de Macédoine, père d’Alexandre, sans doute parce qu’il a la chance de porter le même nom que le duc. La mise en valeur du voyage, ou son absence, est significative pour la compréhension des projets respectifs de l’auteur et du peintre. L’enlumineur illustre le voyage de Jason en représentant son départ, sa navigation, son arrivée en Colchide et bien sûr la conquête de la Toison ; les voyages d’Alexandre sont au contraire totalement

46 Ibid., fol. 138v. 47 Ibid., fol. 137r. Cf. Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, Cambrai, Bibliothèque municipale, ms. 683, fol. 83r. 48 Il est attesté dans l’inventaire de la librairie ducale. Cf. Corpus Catalogorum Belgii, t. 5, p. 254, nos 729-730.

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évacués de l’enluminure qui fait l’éloge de son père. Pour Jean Mansel, Alexandre est le héros voyageur par excellence ; en revanche, le voyage de Jason ne lui importe que par son escale à Troie qui anticipe la destruction de la ville et s’inscrit dans la légende des origines troyennes revendiquées par les souverains européens, dont Philippe le Bon. Ce qui est évident, c’est que pour l’un et l’autre, l’écrivain et le peintre, la représentation du voyage contribue à la glorification du héros dont ils veulent donner un portrait flatteur.

Catherine emerson 

Le retour au foyer dans les Cent Nouvelles nouvelles bourguignonnes Quand nous considérons la littérature de voyage médiévale, nous avons tendance à penser à celui – le plus souvent il s’agit d’un homme – qui entreprend ces voyages, et qui en profite. Que le voyage se fasse pour acquérir la gloire militaire – comme c’est le cas, par exemple, du Petit Jean de Saintré ou de son homologue historique Jacques de Lalaing – pour des raisons commerciales, politiques ou religieuses, ou par simple goût de l’exotisme, l’accent est surtout mis sur le voyageur et sur ce qu’il tire de ses pérégrinations1. Voyager au service de soi-même, comme le veut Jean Verdon, était un moyen d’obtenir de l’argent et de la gloire et de se faire une place dans la société2. Envisagée du point de vue de celui qui part en voyage, l’expérience viatique médiévale a un effet transformateur sur celui-ci. Si c’est le voyage qui transforme celui qui part, on pourrait en conclure que la personne qui ne part pas en voyage, reste inchangée. Or, il n’en est rien pour la Dame des Belles Cousines dans le Petit Jehan de Saintré, et ce n’est pas le cas non plus pour les femmes au foyer dans les contes des Cent Nouvelles nouvelles bourguignonnes. On a souvent remarqué que ce recueil de nouvelles plutôt grivoises se concentre surtout sur le domaine domestique, voire bourgeois, et que ses héros sont des couples des territoires du duc de Bourgogne, et en particulier du monde urbain. Si les hommes voyagent et rentrent peut-être changés, le récit se concentre sur leur retour au foyer et sur la question de savoir si la situation domestique a changé pendant leur absence. Dans beaucoup de récits des Cent Nouvelles nouvelles, le passage du temps et l’absence du mari parti en voyage produisent un changement dans la relation du couple, dans la mesure où la femme trouve fréquemment un amant pour combler la lacune, et le récit nous montre une des possibilités pour résoudre le problème ainsi créé. Comme la variation est un élément clé de ce recueil, les narrateurs jouent, au fil des nouvelles, sur ces diverses résolutions.

1 Antoine de la Sale, Jehan de Saintré, éd. J. Blanchard, trad. M. Quéreuil, Paris, Librairie générale française, 1995 (Le Livre de Poche, 4544 – Lettres gothiques) ; Le Livres des faits du bon chevalier Messire Jacques de Lalaing, dans Georges Chastellain, Œuvres, éd. J. M. B. C. Kervyn de Lettenhove, 8 vol., Bruxelles, Heussner, 1863-1866, t. 8, p. 1-259. Malgré son inclusion parmi les œuvres de Chastelain, cette œuvre a été attribuée à Antoine de la Sale avec d’autres œuvres anonymes de l’époque : G. Raynaud, « Un nouveau manuscrit du Petit Jehan de Saintré », Romania, t. 31, 1902, p. 527-556. Sur l’attribution hypothétique à Antoine de la Sale des Cent Nouvelles nouvelles, dont il est censé être le narrateur du cinquantième récit, cf. Ch. Knudson, « Antoine de la Sale, le duc de Bourgogne et les Cent Nouvelles nouvelles », Romania, t. 53, 1927, p. 365-373. 2 J. Verdon, Voyager au Moyen âge, Paris, Perrin, 1998.

Catherine Emerson • National University of Ireland, Galway Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne, Jean Devaux, Matthieu Marchal & Alexandra Velissariou (éd.), Turnhout, 2021 (Burgundica, 33), pp. 253-259.

© FHG

DOI 10.1484/M.BURG-EB.5.124750

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Cela ne signifie pas que cette situation de l’homme qui rentre de voyage et trouve sa femme dans les bras d’un autre ait été inventée par l’auteur des Cent Nouvelles nouvelles. Après tout, c’est l’histoire d’Ulysse, et nous avons déjà cité l’exemple du Petit Jehan de Saintré d’Antoine de la Sale, dont l’auteur est aussi cité parmi les narrateurs présumés du recueil bourguignon. Le sujet n’est donc ni original dans la littérature européenne, ni novateur pour la société qui a créé et lu les Cent Nouvelles nouvelles. Ceci dit, le format de ce recueil, avec ses cent historiettes, permet d’explorer toutes les possibilités narratives de la situation. Le sujet du mari absent et de sa femme infidèle est abordé dès la première nouvelle du recueil, et il est aussi le thème du centième et dernier récit, selon le manuscrit perdu du duc Philippe le Bon et la version imprimée d’Antoine Vérard3. La substitution d’un autre récit de voyage – où il ne s’agit pas de l’infidélité – dans le seul manuscrit restant, sur lequel est basée l’édition moderne, nous montre que cette question de la réintégration du voyageur dans la société changée pendant son absence, n’est pas perçue comme le thème principal du recueil par tous ses lecteurs. Ceci dit, le premier récit trouve son pendant dans la dernière nouvelle de la version imprimée par Vérard. Dans les deux nouvelles, nous voyons le mari qui persiste à croire en la fidélité de sa femme, même si les circonstances la mettent en doute. Effectivement, dans la centième nouvelle, la femme a résisté à la tentation pendant la longue absence de son époux, mais celui-ci avait prévu son combat, et les grands efforts qu’elle a dû faire pour ne pas céder à cette tentation. Nous y reviendrons. Dans la première nouvelle, par contre, le mari, parti pour peu de temps, ne soupçonne pas du tout la relation entre sa conjointe et leur voisin et ami mutuel, à tel point qu’il se rend chez le voisin et non pas chez sa femme à son retour. Le pauvre mari ne se rend pas compte que sa femme se cache sous les draps du lit autour duquel les deux hommes font la fête – même quand le voisin lui permet d’entrevoir les fesses de la femme cachée. Il remarque la ressemblance mais en conclut que s’il ne feust bien seur qu’elle fust a son hostel a ceste heure, il diroit que c’est elle4 ! Tandis qu’ici la collision des époux est évitée grâce à la complaisance du mari, dans d’autres nouvelles c’est la complicité de l’homme qui sauve la situation pour

3 Les Cent Nouvelles nouvelles, Paris, Antoine Vérard, 1486. Cette édition présente les deux dernières nouvelles dans l’ordre inverse de celui du ms. Glasgow, Hunter, 252. Joseph Barrois cite l’inventaire de la bibliothèque ducale : Ung livre tout neuf, escript en parchemin, à deux coulombes, couvert de cuir blanc de chamois, historié en plusieurs lieux de riches histoires, contenant Cent Nouvelles, tant de Monseigneur que Dieu pardonne, que de pluisieurs autres de son hostel ; quemenchant le second feuillet après la table, en rouge lettre, Celle qui se baignoit, et le dernier, lit demanda. ( J. Barrois, Bibliothèque protypographique, ou Librairies des fils du roi Jean, Charles V, Jean de Berri, Philippe de Bourgogne et les siens, Paris, Treuttel et Würtz, 1830, p. 185, no 1261). Cette citation de l’explicit nous montre que la nouvelle qui apparaît à la 99e place dans le ms. de Glasgow était à la centième et dernière place du manuscrit de la bibliothèque ducale. Cf. A. Velissariou, « Les Cent Nouvelles nouvelles entre manuscrit et imprimé : étude comparative du manuscrit Hunter 252 et de l’édition princeps de Vérard (1486) », dans Les premiers imprimés français et la littérature de Bourgogne (1470-1550). Actes du colloque international organisé à l’Université Littoral Côte d’Opale, Dunkerque, 22-23 octobre 2015, dir. J. Devaux, M. Marchal et A. Velissariou, Paris, Champion, 2021 (Bibliothèque du xve siècle, 86), p. 237-254. 4 Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. F. P. Sweetser, Genève, Droz, 1996 (Textes littéraires français, 127), p. 26.

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la femme. Dans la 93e nouvelle, par exemple, le mari, rentrant de la taverne, est confronté au spectacle de sa femme, les jambes en l’air, au lit avec son amant, le clerc de la paroisse. Quand il les voit ainsi ensemble, le mari préfère retourner à la taverne, tout en faisant l’éloge ironique de sa femme, en la présentant comme quelqu’un qui se met sur le dos pour ne pas user ses nouveaux souliers bien coûteux. L’harmonie de la relation matrimoniale est préservée puisque le mari préfère rester plus longtemps dans le confort de la taverne que d’être confronté à sa femme. Ceci suggère qu’une solution possible au dilemme posé par la réintégration du voyageur dans la vie domestique qu’il avait quittée, c’est qu’à son retour le voyageur décide qu’il préfère la destination au lieu de départ, et que finalement la réintégration ne se produise pas. Dans ce cas, la situation changée est acceptée sans trop déranger les conjoints, ce qui est facilité par le fait que le « voyage » dans ce 93e récit est très court, et qu’ainsi le mari peut rester plus longtemps à la taverne sans trop troubler son ménage en dépit de l’infidélité de sa femme. Il est important de noter que, dans cette histoire, comme dans la première nouvelle, les longs voyages ne sont pas seuls à transformer la situation : toute absence peut occasionner un changement dans la vie domestique. Comme la plupart des changements de situation que nous rencontrons dans ce recueil sont des infidélités féminines, on pourrait en conclure que c’est là le produit d’une misogynie fondamentale de la part de l’auteur – ou des auteurs – de la collection. La femme étant avant tout une créature sensuelle motivée par la sexualité, elle se trouve incapable de rester fidèle à son mari pendant une absence, si courte soit-elle. Mais on aurait tort de voir dans cette thématique la preuve d’une misogynie irréductible puisque, comme le constate Raphaël Zehnder, les hommes des Cent Nouvelles nouvelles sont aussi dépourvus de moralité que leurs homologues féminines : selon lui, les hommes des Cent Nouvelles nouvelles, comme ceux des Facéties de Pogge, qui en sont souvent la source, sont « grossiers, rudes, bêtes, obsédés, goinfres, soûlards, naïfs, avides, violents, adultères et brutaux ». Raphaël Zehnder en conclut que « les personnages des deux récits ne sont pas représentés de façon réaliste5 ». Toutefois, pour ce qui concerne notre propos, ce sont plus souvent les hommes qui quittent le domicile pour poursuivre le commerce ou les exploits miliaires et donc c’est plus souvent le retour du mari qui est représenté dans ces récits. L’exemple le mieux connu et le plus commenté de ce scénario figure dans la nouvelle 19, qui présente une intrigue qui se trouve également dans les fabliaux. « L’enfant de neige » raconte l’histoire d’une femme qui doit expliquer l’existence d’un enfant de sept ans conçu pendant une absence d’une durée de dix ans de son mari marchand. Elle raconte qu’elle est tombée enceinte après avoir mangé une fuille d’oseille qui pour l’heure de adonc estoit couverte et soubz la neige tappie. Comme le souligne Mary J. Baker, cette histoire peu probable ne convainc pas : le mari cogneut tantost qu’il en estoit noz amis ; mais il n’en voult faire semblant6. Cette volonté de ne

5 R. Zehnder, Les Modèles latins des Cent Nouvelles nouvelles : des textes de Poggio Bracciolini, Nicolas de Clamanges, Albrecht von Eyb et Francesco Petrarca et leur adaptation en langue vernaculaire française, Berne, Berlin, Bruxelles, Peter Lang, 2004, p. 154. 6 Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 128.

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pas troubler les conventions sociales a pour résultat que le mari ne dénonce pas la tromperie de sa femme et que les deux conjoints font semblant d’accepter l’histoire proposée pour expliquer cette nouvelle addition à la famille7. Edgar De Blieck a montré jusqu’à quel point les deux époux sont complices dans le maintien d’une fiction à laquelle ils ne croient pas, mais qui préserve leur relation conjugale8. Le mot de la fin de cette histoire, où le marchand explique à son épouse que son fils a disparu au cours d’un autre voyage en Orient, où il a fondu sous le soleil brûlant d’Alexandrie, en raison de ses origines neigeuses, confirme cette analyse : le mari n’a jamais accepté l’origine surnaturelle du garçon et n’a fait qu’attendre son heure pour prendre sa revanche. Le narrateur ne nous montre pas la réaction de la femme, mais nous dit que [s]i elle se doubta que la chose allast aultrement, l’ystoire s’en taist et ne fait pas mencion9. Il nous laisse ainsi supposer que la femme est tout aussi consciente de la tromperie de son mari que celui-ci l’avait été de la sienne, mais que, comme lui, elle ne pose pas de questions. Les deux conjoints préservent leur mariage malgré les défis de l’infidélité et de la vente d’un fils en esclavage, puisqu’ils proposent – et font semblant d’accepter – des histoires qui semblent expliquer la situation. On aurait le droit de se demander si ces efforts en valent vraiment la peine dans la mesure où la relation conjugale des parents de l’enfant de neige semble avoir été définitivement détruite par leurs propres actions. Toutefois, l’exploration de possibilités différentes nous permet de percevoir les gros risques associés à l’échec d’une tentative de réintégrer le voyageur dans sa vie et surtout dans sa relation antérieure. L’histoire prétendue de Claes Utenhoven, qui apparaît dans la nouvelle 69, nous en fournit l’exemple10. Ici, le protagoniste rentre de croisade et apprend que sa femme, n’ayant pas de nouvelles de lui, l’a présumé mort et a pris un nouveau mari. Du point de vue moral, nous sommes bien loin de la situation décrite dans la 19e nouvelle, puisque le narrateur souligne que ce nouveau mariage est le résultat de la ferme conviction de l’épouse, restée depuis neuf ans sans nouvelles de son bon et loyal mari et dès lors persuadée qu’il est mort. Si les Cent Nouvelles nouvelles étaient un recueil de contes moraux, on s’attendrait à ce que cette méprise soit pardonnée, puisqu’aucun des conjoints n’est en faute. Le mari ayant été esclave, il n’a pu contacter sa femme, dont le projet de remariage est ainsi justifié. L’avant-dernière phrase de la nouvelle renforce cette impression, en qualifiant la femme de tresloyale espouse11, ce qui suggère que son remariage ne met pas en question la loyauté fondamentale de la femme, donnée confirmée par sa réaction au retour de son mari puisqu’elle meurt de

7 M. J. Baker, « Authorial Bias in Tale nr 19 of the Cent Nouvelles nouvelles », Romance Notes, t. 27/3, 1987, p. 257-262. 8 E. De Blieck, The Cent Nouvelles nouvelles, Text and Context : Literature and History at the Court of Burgundy in the Fifteenth Century, PhD thesis, Glasgow, University of Glasgow, 2004, p. 432. 9 Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 130. 10 Ibid., p. 422-425. Histoire prétendue, puisque, comme le note Pierre Champion, même si le personnage historique a bien passé sept ans en captivité, sa femme était morte huit ans avant lui. Les Cent nouvelles nouvelles, éd. P. Champion, 2 vol., Paris, Droz, 1928 (Documents artistiques du xve siècle, 5), t. 1, p. xviii. 11 Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 425.

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chagrin. Cette conclusion n’est nullement justifiée du point de vue moral, mais dans les Cent Nouvelles nouvelles il ne s’agit pas de punir le vice ni de récompenser la vertu. Il s’avère que le remariage est un obstacle insurmontable à la réintégration du mari voyageur qui rentre à la maison, et par conséquent la femme de Claes Utenhoven doit mourir. La nouvelle nous fournit un exemple tragique des malheurs qui peuvent arriver lors d’un échec de la réintégration du voyageur. C’est peut-être la raison pour laquelle le couple de la nouvelle 19 déploie tellement d’efforts pour fermer les yeux sur la réalité de leur situation. Ceci dit, il existe un cas pareil à celui de Claes Utenhoven où le dénouement est tout autre. Roger Dubuis a commenté l’emploi de la phrase autrement alla dans les Cent Nouvelles nouvelles, pour exploiter les potentiels horizons d’attente des lecteurs, tout comme Mary J. Baker étudie l’effet du « disnarrated » dans le recueil, où ce qui aurait pu arriver est évoqué pour ménager un contraste avec ce qui est en effet arrivé afin de souligner le caractère singulier des événements dans chaque nouvelle12. En proposant différentes nouvelles où une situation semblable a des conséquences opposées, les Cent Nouvelles nouvelles développent les possibilités du « disnarrated » pour le recueil entier. Ainsi, dans la 42e nouvelle, un clerc de Noyon quitte sa femme et son foyer pour aller à Rome, laissant son épouse deservie par ung jeune gentil clerc13. Dans le contexte du recueil, il serait justifié de supposer que ce clerc va prendre la place de notre héros, mais, comme souvent dans les Cent Nouvelles nouvelles, il en va autrement, puisque c’est le clerc de Noyon et non sa femme qui entre dans une relation incompatible avec leur mariage quand il se fait nommer curé du village. Tout comme la femme de Claes Utenhoven, il le fait parce qu’il croit que son épouse est morte. Par contre, à la différence de celle-ci, sa croyance n’est pas vraiment justifiée puisqu’il a appris cette nouvelle de son jeune clerc, qui veut lui faire plaisir afin d’obtenir son soutien pour obtenir lui-même la cure. Là où la femme de Claes Utenhoven a de bonnes raisons de croire à la disparition de son mari, le clerc de Noyon n’a d’autres preuves du décès de son épouse que celles qui ont été créées de toutes pièces parce qu’il le souhaite. Pourtant, au lieu de se retrouver dans une situation inextricable si ce n’est par la mort, le clerc de Noyon peut garder cure et femme à condition de ne jamais plus quitter celle-ci, sous peine de perdre aussi son bénéfice. Son voyage à Rome l’a placé dans une position tout à fait intenable du point du vue du droit, mais la résolution qu’amène la décision de la cour de droit canonique ne lui permet pas d’échapper à ses obligations. Même si on ne peut être marié et curé à la fois, ce sont deux vocations qu’on n’a pas, non plus, le droit d’abandonner, d’où le fait que le clerc de Noyon est tenu de conserver tout à la fois ses positions d’époux et de curé. C’est en quelque sorte le pendant comique de la tragédie de Claes Utenhoven et de sa femme. Dans les deux récits, les liens tenus pour indissolubles le sont effectivement, mais la conséquence de cette indissolubilité diffère selon les cas.

12 R. Dubuis, Les Cent Nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Âge, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1973, p. 119 ; M. J. Baker, « The ‘disnarrated’ in Les Cent Nouvelles nouvelles », Orbis litterarum : International Review of Literary Studies, t. 50/5, 1995, p. 272-277. 13 Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 282.

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cathe r in e e m e r s o n

Le voyage qui cause la séparation des époux s’annonce dangereux dans les Cent Nouvelles nouvelles et ceci surtout au moment du retour du conjoint, lorsque le couple fait face aux changements qui ont pu se produire entre-temps. Dans ce contexte, la centième et dernière nouvelle de la collection – la 99e dans l’édition de Franklin Sweetser – est particulièrement significative, puisqu’il y est question d’un changement qui ne s’est pas fait, d’une infidélité qui n’a pas eu lieu. La nouvelle présente au lecteur plusieurs pistes narratives afin de lui suggérer différents niveaux de « disnarrated ». Au début nous rencontrons un marchand qui se rend à Alexandrie et n’a jamais eu l’idée de se marier – attitude approuvée dans d’autres récits des Cent Nouvelles nouvelles. Pourtant, ayant rencontré de jeunes enfants qui font la fête, il se décide à trouver une femme et à fonder une famille. Sur le plan du « disnarrated », cette entrée en matière suggère deux possibilités pour le récit qui va suivre : ou il s’agira de l’histoire de l’enfant de cet homme, annoncée par le désir qu’il éprouve d’avoir un enfant, ou il s’agira d’une condamnation de plus de l’institution du mariage, inspirée par le caractère inéluctable de l’infidélité au sein du couple marié. Ce développement est d’autant mieux suggéré que le marchand qui est le héros de cette histoire se rend souvent à Alexandrie, endroit où l’enfant de neige a disparu. Pourtant, il ne s’agit pas ici d’un nouvel exemple de l’impossibilité de se garder contre l’infidélité, même si notre héros partage ce point de vue. Il fait tout ce qu’il peut pour avertir sa femme de la tentation de l’infidélité et va jusqu’à lui donner des conseils pour choisir son amant. Comme pour beaucoup des maris que nous avons rencontrés dans les Cent Nouvelles nouvelles, la discrétion est capitale. Nous pensons au mari de la nouvelle 71, qui ferme la porte derrière sa femme et son amant pour la préserver de la honte14. Cette situation crée la possibilité du mari complice, qui rentre aussi dans la catégorie du « disnarrated », car ce n’est pas cela non plus que nous voyons dans cette dernière nouvelle. À sa place, nous entendons l’histoire d’une femme vertueuse qui ne veut pas tromper son mari mais qui cède à la tentation après une longue absence de celui-ci. Pourtant, en suivant les conseils que lui a donnés son mari, elle choisit un amant potentiel dont la discrétion absolue est assurée. Ce dernier, un clerc comme beaucoup des amants des Cent Nouvelles nouvelles, trouve un moyen pour reporter à plus tard le commencement de leur relation sexuelle, en déclarant que, quant à lui, il est en période de jeûne et ne peut entrer dans une telle relation de peur de compromettre le salut de son âme. Toutefois, il propose à la jeune femme de partager la fin de sa période de jeûne afin de la diviser en deux. Le couple en puissance coopère sur leur projet commun, qui est de tromper le marchand absent, mais là aussi il s’agit d’un événement qui ne se produit pas, puisque la femme est affaiblie par sa privation et, par conséquent, retrouve sa résolution de ne pas tromper son mari. Dès lors, à son retour, le marchand retrouve une épouse demeurée fidèle et une situation qui n’a pas changé. Il n’est pas ici question de devoir le réintégrer ou de s’adapter pour sauver le couple. Partout dans les Cent Nouvelles nouvelles, le retour au foyer du voyageur est chargé de risques pour le couple et pour la société dans laquelle il vit. Ne pas réussir peut 14 Ibid., p. 431-433.

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entraîner de fatales conséquences. Afin de les éviter, certains couples décident de s’offrir des mensonges extravagants, de fermer les yeux sur le comportement de leur conjoint. D’autres se trouvent obligés de s’adapter à des solutions peu commodes, qui sauvent le couple en le mettant dans une situation pourtant irrégulière. D’autres encore font semblant de ne rien remarquer et évitent ainsi de faire face à la nécessité de résoudre le problème. Ce qui rend le couple de la dernière nouvelle remarquable, c’est que le mari prévoit cette nécessité avant de partir, et met en place des dispositifs qui aideront à la résolution. En l’occurrence, le stratagème du mari mène indirectement à une situation où sa femme peut lui rester fidèle. Seul parmi les maris que nous avons considérés, ce marchand ne doit pas sauver son mariage, puisque les dispositifs qu’il a mis en place avant de partir en voyage ont suffi pour éviter la situation qu’il tient lui-même pour inévitable15.

15 Il est à remarquer que, parmi les historiettes des Cent Nouvelles nouvelles, ce sont précisement ces récits de voyage qui sont les plus appréciés par les conteurs et leurs publics contemporains. Parmi les quatre adaptations de Claude Mastre, on en trouve deux – l’histoire de Clayz Utenhoven et celle de l’enfant de neige – qui figurent aussi dans notre discussion, ce qui montre l’intérêt soutenu porté à cette thématique : Cl. Mastre, « Il nous raconte des histoires », dans Autour des Cent Nouvelles nouvelles. Sources et rayonnements, contextes et interprétations. Actes du colloque international organisé à l’Université Littoral Côte d’Opale, Dunkerque, 20-21 octobre 2011, dir. J. Devaux et A. Velissariou, Paris, Champion, 2016 (Bibliothèque du xve siècle, 81), p. 253-274 ; « La Complainte de Clayz Utenhoven. Adaptation de la nouvelle 69 par Claude Mastre », dans ibid, p. 275-284 ; « L’Enfant de la Neige. Adaptation de la nouvelle 19 par Claude Mastre », dans ibid., p. 295-299.

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Planches en couleurs

Fig. 1.  Pèlerins en voyage, dans Hayton, Fleur des histoires d’Orient, exemplaire de Jean sans Peur, ca 1410-1412 : BnF, ms. fr. 2810, fol. 265r (© Paris, BnF).

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Fig. 2. Burchard fait présent de sa Description de la Terre saincte au roi de France Philippe VI de Valois : Paris, BnF, ms. fr. 9087, fol. 2r (© Paris, BnF).

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Fig. 3.  Présentation du manuscrit au duc Philippe le Bon : Paris, BnF, ms. fr. 9087, fol. 1r (© Paris, BnF).

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Fig. 4.  Début du récit de Georges Lengherand, lettrine ornée des armoiries de Louis de La Fontaine : Valenciennes, Médiathèque Simone Veil, ms. 493, fol. 318r (© Médiathèque Simone Veil de Valenciennes).

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Fig. 5.  Page de titre du récit de Jacques Lesaige (Cambrai, Bonaventure Brassart, ca 1520-1523) : Lille, BM, GOD 10455-Réserve (© Lille, BM)

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Fig. 6.  Second voyage d’Espagne de Philippe le Beau, dans Excellente Cronike van Vlaenderen, Anvers, Willem Vorsterman, 1531 : Gand, Universiteitsbibliotheek, BIB.ACC.000036/-1, fol. xiiii v (© Universiteitsbibliotheek Gent).

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Fig. 7.  Pieter Coecke, Description de la court du Grand Turc, détail (© Anvers, Museum Plantin-Moretus).

Fig. 8.  Pieter Coecke, Mœurs et fachons des Turcs, détail (© Anvers, Museum Plantin-Moretus).

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Fig. 9.  Pieter Coecke, Mœurs et fachons des Turcs, procession pour une circoncision (© Anvers, Museum Plantin-Moretus).

Fig. 10.  Pieter Coecke, Description de la court du Grand Turc, détail (© Anvers, Museum Plantin-Moretus).

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Fig. 11.  L’émir de Carthage débarque devant la cité de Clavegris, dans Florimont en prose, lavis d’aquarelle du Maître de Wavrin : Paris, BnF, ms. fr. 12566, fol. 217v (© Paris, BnF).

Fig. 12.  Traversée de Saladin pour se rendre en France, dans Saladin, lavis d’aquarelle du Maître de Wavrin : Paris, BnF, ms. fr. 12572, fol. 203v (© Paris, BnF).

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Fig. 13.  Retour de Bertrandon de la Broquière : Paris, BnF, ms. fr. 9087, fol. 152v (© Paris, BnF).

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Fig. 14.  Jérusalem et la Terre sainte : Paris, BnF, ms. fr. 9087, fol. 85v (© Paris, BnF).

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Fig. 15.  Récit de Jean de Tournai, lettrine ornée des armoiries de Louis de La Fontaine : Valenciennes, Médiathèque Simone Veil, ms. 493, fol. 101v (© Médiathèque Simone Veil de Valenciennes).

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Fig. 16.  Arrivée en Grèce de pèlerins bourguignons, dans Florimont en prose, lavis d’aquarelle du Maître de Wavrin, lettrine ornée des armoiries de Philippe le Bon : Paris, Bnf, ms. fr. 12566, fol. 1r (© Paris, BnF).

Fig. 17.  Le roi Florimont conduit Lampatrix vers ses nefs, dans Florimont en prose, lavis d’aquarelle du Maître de Wavrin : Paris, Bnf, ms. fr. 12566, fol. 187r (© Paris, BnF).

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Fig. 18.  Histoire de Jason et de la Toison d’or, dans Jean Mansel, La fleur des hystores, miniature de l’atelier du Maître de Mansel : Bruxelles, KBR, ms. 9231, f. 109v (© Bruxelles, KBR).

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Fig. 19.  Gillion de Trazegnies et sa femme prennent congé du sultan, dans Le Roman de Gillion de Trazegnies, miniature de Liévin van Lathem (Anvers, 1464) : Los Angeles, J. Paul Getty Museum, ms. 111, fol. 188v (© Los Angeles, J. Paul Getty Museum).

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Fig. 20.  La nef de Gillion de Trazegnies est attaquée par la flotte sarrasine, dans Le Roman de Gillion de Trazegnies, miniature de Liévin van Lathem (Anvers, 1464) : Los Angeles, J. Paul Getty Museum, ms. 111, fol. 21r (© Los Angeles, J. Paul Getty Museum).