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French Pages 569 [602] Year 1975
ÉCONOMIE ET PARENTÉ
ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES — SORBONNE SIXIÈME SECTION : SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES
LE MONDE D'OUTRE-MER PASSÉ ET PRÉSENT PREMIÈRE
SÉRIE
ÉTUDES LX
PARIS
MOUTON
LA HAYE
JEAN CUISENIER
ECONOMIE ET PARENTE leurs affinités de structure dans le domaine turc et dans le domaine arabe
PARIS
MOUTON
LA HAYE
CE LIVRE EST ISSU D ' U N E THÈSE DE DOCTORAT ÈS LETTRES E T SCIENCES HUMAINES SOUTENUE LE 2 1 JUIN
I97I
À L'UNIVERSITÉ DE
PARIS
R E N É DESCARTES SOUS LE TITRE :
Économie et parenté Essai sur les affinités de structure entre système économique et système de parenté
OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
Library of Congress Catalog Card Number : 72-93404
© Z975 Mouton
&• Co and École Pratique P r i n t e d in F r a n c e
des Hautes
Études
A SOLANGE,
MA
FEMME
REMERCIEMENTS M. Raymond Aron et M. Claude Lévi-Strauss ont bien voulu soutenir les entreprises dont cet ouvrage livre les résultats ; qu'ils trouvent ici l'expression de ma gratitude. M. Pertev Boratav a revu le texte du Livre I , M. André Miquel, le texte du Livre II ; je les remercie avec une égale chaleur pour leur erudite contribution. Mes remerciements s'adressent aussi aux gouvernements de la Turquie et de la Tunisie qui ont constamment facilité mes travaux, à MM. Paul Marthelot et Louis Marin qui les ont -préparés avec eux. Je les destine aux universitaires, chercheurs, ingénieurs et techniciens, mes collaborateurs, qui sont intervenus dans la préparation de cet ouvrage : pour la Turquie, M. J. Cujo, M™ M. J. Delyfer, M. M. et Mme A. Eliard, M U.A. Fiasson, E. Giiçbilmez, Y. Inai, F. Martinen, A. Sayad, F. Stambouli, K. Zamiti, A. Zghal. Je remercie enfin M. A. Darbet, pour ses conseils, MM. Armatte et Virville pour leurs travaux mathématiques, M. J. Pasquet pour ses dessins, MmeB Y. Broutin, D. Glück, et M. Mane pour leur concours en documentation. A chacun, j'espère avoir rendu ce que je lui dois, là où il est intervenu. Mais j'ai plus à rendre encore à ceux qui, bergers d'Anatolie et montagnards de Tunisie, ont laissé se déposer pour moi les traces de leur existence, sachant qu'elles feraient la matière de ce livre.
J. C.
INTRODUCTION GENÉRALE
PROPOS LIMINAIRE
Qu'adviendrait-il d'une société où les relations entre mari et femme, entre parents et enfants, entre frères et sœurs, qui par principe sont étrangères à la logique des rendements et des coûts, seraient rompues sous l'effet d'une rationalisation extrême des activités de production ? Qu'adviendrait-il, inversement, d'une société où biens et services seraient alloués par stricte application des règles de la parenté, sans rapport avec le moindre souci d'efficience dans la production et la répartition ? Mais entre ces deux limites, à peine pensables, d'une parfaite dépendance d'un système par rapport à l'autre, qu'adviendrait-il, dans les faits, de la logique des rendements et des coûts, quand elle rencontre la logique de l'alliance et de la filiation ? Quels processus résultent de ce conflit des raisons, quelles harmonies, quels accords et quels discords aussi ? Comment, dans ces cultures où les relations sociales sont pour l'essentiel régies par la parenté, l'introduction de règles de comptabilisation transforme-t-elle les fonctions remplies par l'alliance et la filiation ? Comment, au contraire, dans ces cultures où la richesse, l'efficience et l'inventivité sont haut placées dans la hiérarchie des valeurs, le respect persistant de règles d'alliance et de filiation affecte-t-il le fonctionnement du système économique ? Comment les acteurs sociaux recourent-ils dans leurs stratégies respectives aux règles d'allocation des ressources et aux règles d'allocation des rôles, comment les composent-ils, malgré toutes les contradictions dans la forme et toutes les oppositions dans les contenus, pour faire fonctionner le système d'opérations par quoi ils s'instituent partenaires au même jeu ? Qu'en est-il, plus généralement, des affinités de structure, s'il en existe, entre le système de l'économie et le système de la parenté, et de leurs variations dans le champ des cultures ? Articulée en ces termes, l'interrogation exprime un souci, dont on trouve les premières expressions aux origines mêmes de notre culture, sous les formes alternatives du discours philosophique et du langage mythologique. C'est Platon en effet qui, le premier, a osé expérimenter jusqu'au bout, dans l'ordre des idées, la logique d'un système social sans parenté. « Les femmes de nos guerriers, lit-on dans la République ι . Platon, République,
457c!, trad. Chambry.
Économie et parenté
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seront communes toutes à tous ; aucune n'habitera en particulier avec aucun d'eux ; les enfants aussi seront communs, et le père ne connaîtra pas le fils, ni le fils son père. » En explicitant ces prescriptions, le philosophe énonce l'une des règles que les cités réelles auraient à suivre si elles devaient se conformer au modèle de la cité juste. Ce faisant, il annonce aussi, dans la forme du discours, ce qu'il donnera plus loin à entendre dans le langage du mythe, à savoir qu'en l'absence de différences transmises par filiation, les êtres humains sont permutables, et se distinguent les uns des autres seulement par position. Comme dans un modèle probabiliste en effet, l'attribution d'un rang à chaque âme est, d'après le récit d'Er fils d'Arménios, le fait d'un tirage au sort : c'est ainsi que pour le cycle auquel le héros du mythe assista, le premier rang échut à Orphée, le deuxième à Thamyras et ainsi de suite, jusqu'à Ulysse, qui reçut le dernier rang. Mais si les rangs sont distribués au hasard, le choix d'un modèle de vie par chacun est libre, et largement ouvert. Du rang dépendent toutefois les chances objectives de trouver, parmi les modèles de vie offerts, le modèle d'une vie meilleure, car bien que les vies possibles excèdent en quantité les âmes appelées à choisir, leur nombre est fini, ce qui confère du prix au rang. Aux chances, qui tiennent à la position, s'opposent donc les choix, qui tiennent aux aptitudes individuelles, effets elles-mêmes de la composition des parties de l'âme en une totalité. Mais tandis qu'en cas de permutation les caractéristiques attachées à la position demeurent inchangées, puisque chaque cycle commence par une nouvelle distribution des rangs au hasard, les caractères distinctifs des individus sont susceptibles de variation, du fait que l'épreuve vécue d'une vie antérieure contribue à la détermination du choix. Les cycles décrits dans le mythe diffèrent donc de l'un à l'autre par deux traits : l'ordre des choix, qui varie au hasard, l'état des acteurs appelés à choisir, dont les caractères individuels varient conformément aux modèles de vie antérieurement expérimentés x. A ce type d'ordre, caractérisé par la sérialité, s'oppose, dans la République de Platon, un autre type d'ordre, présenté tout au long de l'ouvrage par les moyens de l'argumentation et du discours. Les citoyens de l'État platonicien composent en effet un ensemble stratifié en trois classes, à l'une desquelles nécessairement chacun appartient par naissance. L'éducation peut certes révéler chez certains individus des dons qui justifient qu'on les range dans une classe plus haute, ou, inversement, des inaptitudes telles qu'il faut les reléguer dans une classe plus basse. Mais ce ne sont là qu'exceptions, cas étranges et inquiétants, qui mettent en question les arrangements en quoi consiste la justice elle-même ; aussi la seule justification qu'on puisse en donner consiste-t-elle à développer un mythe. Car engendrer un ordre hiérarchique à partir d'un ordre sériel par simple permutation des éléments d'un ensemble, comme le font les dieux d'après Er l'Arménien, voilà qui consiste très exactement à justifier l'injustifiable. Ainsi se trouvent articulés, pour la première fois dans l'histoire occidentale, les concepts majeurs d'une analyse qui tend à préciser quelle harmonie il y a, si toutefois il en est une, entre alliance et filiation d'une ι. Ibid., 6i7d sq.
Introduction
générale
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part, allocation des ressources et allocation des rôles d'autre part. Nées d'une méditation sur les différences entre une cité égalitaire, Athènes, et une cité hiérarchique, Sparte, deux idées apparaissent, celle d'une société où l'allocation des ressources et des rôles dépendrait seulement de la position dans le réseau des alliances et des filiations, et celle, contraire, d'après laquelle système de parenté et système économique seraient parfaitement indépendants l'un de l'autre et chacun par rapport au système de la société. Ces deux idées ne devaient pas rester le propre de la pensée hellénique, ni même le propre de la culture des peuples de l'antiquité classique. Reprises et reformulées par les utopistes de la Renaissance, répétées et actualisées par les philosophes et les réformateurs du siècle des Lumières, elles animent et inspirent des doctrines sociales qui s'opposent en tout, sinon en ce qu'elles voient dans le droit de recevoir en dotation ou en héritage l'un des principes majeurs de la différenciation sociale, les unes pour le justifier, les autres pour le contester. C'est par référence à ces idées encore qu'une certaine lecture de l'histoire contemporaine croit découvrir, dans les processus de diffusion du capitalisme industriel comme type prédominant de l'activité économique, les raisons qui rendent inéluctable la réduction des fonctions actuellement remplies par la famille, tandis qu'une autre lecture des mêmes événements pense déceler, dans la diffusion de l'enseignement comme facteur principal de la mobilité sociale, les raisons de tenir la famille pour irremplaçable dans sa fonction d'éducation et de socialisation. Ce sont enfin ces mêmes idées qui, reprises par Max Weber et appliquées à l'interprétation du devenir des sociétés occidentales, devaient inspirer les thèses célèbres d'après lesquelles le développement de la rationalité dans les activités productives requiert comme une condition préalable, mais entraîne aussi bien comme une conséquence inévitable, la dissolution des grandes communautés familiales, la séparation de l'atelier et du foyer domestique, la limitation des fonctions économiques de la famille à certaines activités de consommation. Or pour autant que ces thèses puissent être soutenues par une interprétation de l'histoire économique mondiale, les transformations simultanées de l'économie et de la société dans la plupart des pays aujourd'hui engagent à s'interroger, à neuf, sur les fonctions remplies par la parenté, partout où les opérations économiques sont orientées, de façon prédominante, vers des buts non économiques : une position à maintenir, une autorité à établir, un pouvoir à conquérir. Peut-on véritablement produire des cas, parmi les cultures sujettes aux mutations les plus profondes, où mécanismes successoraux et arrangements matrimoniaux cessent de déterminer la place des individus dans les groupes, la position des acteurs dans les systèmes ? Du fait que les fonctions économiques remplies par l'institution familiale sont dans la plupart des cultures en cours de transformation, suit-il de là qu'elles sont partout en voie de réduction ? E t si des cas peuvent être cités de telles réductions, suit-il de là que le fonctionnement du système de parenté soit en pareille occurrence tout entier altéré ? Suit-il de là, en particulier, que les dispositions qui règlent l'alliance et la filiation aient moins de conséquence sur l'agencement des opérations économiques ? Ou pour reformuler la
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Économie et parenté
question plus largement, y a-t-il, en général, des affinités de structure, et dans l'affirmative, lesquelles, entre systèmes de termes, de règles et d'attitudes dans l'ordre de la filiation et de l'alliance, d'une part, système d'agents et systèmes d'opérations dans l'ordre de la production, de l'échange et de la consommation, d'autre part ? Si ces affinités existent, si elles sont étroites, dans quelle mesure, connaissant l'état d'un système, sa structure et son fonctionnement, peut-on faire des inférences sur l'autre ? Si au contraire ces deux systèmes ne sont pas en affinité, l'un des deux fonctionne-t-il comme instrument pour l'autre, ou bien l'un et l'autre comme instruments pour un système plus élevé, remplissant par rapport aux premiers une fonction d'intégration ? Pour une culture donnée, peut-on donc déterminer, et dans l'affirmative par quels procédés, si le système de l'économie et le système de la parenté sont en affinité structurale, si l'un remplit par rapport à l'autre une fonction instrumentale ou si l'un et l'autre sont par rapport à un tiers système en position subordonnée ? Mais en formulant l'interrogation en ces termes, ne suppose-t-on pas qu'en toute culture quelque chose existe comme un système de parenté ou un système économique distincts, fonctionnant de manière différenciée dans la pratique indigène, connus et reconnus comme tels dans la pensée des acteurs ? Ne suppose-t-on pas que catégories, règles et attitudes qui pour l'analyste composent ces ensembles liés de concepts et de relations qu'on nomme « économie » et « parenté » sont dans toutes les cultures formées de la même manière ? Faire de pareilles hypothèses, n'est-ce pas alors céder aux préjugés de notre propre culture, qui autonomise en effet ces systèmes de catégories, de règles et d'attitudes nommés « économie » et « parenté », comme elle autonomise ceux qu'elle nomme « religion » et « politique » ? S'interroger sur des affinités de structure entre système économique et système de parenté, n'est-ce donc pas supposer, au préalable, que les rôles définissant les positions de parents et d'agents sont disjoints ? N'est-ce pas alors transcrire dans le langage de la théorie un souci de distinction caractéristique d'une culture particulière, la nôtre ? N'est-ce donc pas céder aux sollicitations et aux intérêts de cette culture, dans ces orientations mêmes qui la particularisent ? Aussi faut-il reprendre l'interrogation, autant que faire se peut, en termes axiologiquement neutres. Une première tâche s'impose : élucider d'abord le concept d'affinité de structure. Doit-on entendre par là, comme Talcott Parsons le donne à penser, l'accord constitutif d'un système, quand les fins propres des sous-systèmes sont intégrées selon un paradigme universel de la différenciation ? Par affinité de structure, faut-il entendre plutôt la similarité existant entre constellations de traits culturels, faut-il évaluer, par conséquent, limites et portées des concordances et des discordances d'après les fréquences de co-occurrence de ces traits, comme Murdock le suggère ? L'affinité est-elle, au contraire, harmonie entre types idéaux, analogie dans la manière d'organiser des champs d'activité différenciés, fondant la possibilité, pour un acteur du système considéré, de comprendre la totalité de ces champs à partir des mêmes principes d'intellection, comme certains textes de Max Weber et de Goode le donnent à entendre ? Un effort d'élucidation en vérité
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est requis, qui permette de préciser les concepts avant de les appliquer à un matériel empirique déterminé : c'est ce à quoi l'introduction de cet ouvrage sera consacrée. Quant au problème lui-même, il sera traité en deux parties. Dans un premier livre, on essaiera de pousser plus avant l'idée d'affinité de structure, en cherchant à la transformer en concepts véritablement opératoires. C'est ainsi qu'on essaiera plusieurs instruments d'analyse : mesure des similarités, pour apprécier comment des formes d'organisation sociale sont proches ou lointaines les unes des autres, proches ou lointaines d'un même prototype ; mesure des homomorphismes, pour évaluer comment des similarités constatables se composent à différents niveaux ; mesure des homologies, pour caractériser la position des sous-systèmes les uns par rapport aux autres et chacun par rapport au système. On montrera finalement qu'un sous-système a une fonction architectonique dans le système social quand la position des variables qui le composent oriente la position des variables qui l'environnent. Dans un second livre, on tentera d'explorer d'autres itinéraires, en développant l'idée que les affinités de structure proviennent d'analogies dans la compréhension. Il faudra pour cela prendre pour point de départ les élaborations d'une pensée savante, tendue dans l'effort de rendre intelligible la structure et le fonctionnement du système social caractéristique de sa propre culture, puis rechercher comment cette pensée triomphe et échoue, dans quelle mesure elle parvient à se rendre clair à elle-même ce qu'elle se propose d'appréhender. Toute la méthode consistera à montrer comment un modèle de l'organisation sociale, œuvre d'une pensée indigène savante, permet de comprendre, à partir d'un principe d'intellection unique, la composition et le fonctionnement des groupes aux divers niveaux de cette organisation, comment similarités, homomorphismes et homologies sont perçus et construits par les acteurs du système social lui-même. Qu'on n'attende donc pas, de cet ouvrage, une ethnographie détaillée des sociétés qui fourniront les matériaux nécessaires à la démonstration : le but n'est nullement de décrire des systèmes socio-culturels déterminés, mais de montrer, sur des exemples précis et en des conjonctures données, comment système économique et système de parenté peuvent être en affinité de structure. Aussi est-ce par l'élucidation du concept qu'il faut commencer.
I
PARADIGME ET DIFFÉRENCE
Par affinité de structure, faudrait-il donc entendre, comme Talcott Parsons le donne à penser, l'accord entre acteurs sur l'orientation finale de l'action, l'intégration, donc, en un système unique, des fins propres à chacun des sous-systèmes identifiables dans le système social ? Un paradigme de la différenciation existerait-il ainsi, qui fixerait, pour l'analyse de toute société, le modèle d'après lequel s'articulent règles d'alliance et règles de filiation, d'une part, règles d'allocation des ressources et règles de disposition des biens, d'autre part ? A suivre Parsons, en effet, les divers systèmes empiriques qu'isolent, pour les analyser, sciences économiques, sciences sociales et sciences politiques, sont à comprendre dans les termes d'une théorie générale de l'action. Certains ensembles de faits empiriquement liés, comme ce que l'on nomme « religion » et « parenté », seraient ainsi à distinguer du système social lui-même et de ses sous-systèmes, au nombre desquels ce qu'on nomme « économie » serait à compter 1 . L a différence qui sépare économie et parenté viendrait alors de la relation inverse qu'on y observe entre structure et fonction. Dans un cas en effet, la parenté, l'aspect systématique des faits est immédiatement apparent, et la fonction dissimulée. Dans l'autre, l'économie, c'est la fonction qui est apparente, cependant que le caractère de système demeure caché. Economie et parenté ne seraient donc pas en rapports directs de structure, comme deux sous-systèmes du système social différant seulement par leur position. Concepts, règles et attitudes visés par les sciences sociales sous ces deux titres s'articuleraient dans le fonctionnement de la société de manière plus complexe : une élucidation spéciale est requise, qui précise leurs positions respectives 2 . L a place que l'économie occupe dans la société se définit aisément : c'est, d'après Parsons, l'ensemble des réponses qu'articule le système social pour satisfaire aux « requêtes » en général de l'adaptation 3 . Dans les derniers états de sa théorie, il est v r a i , Parsons pousse l'analyse de 1. T. Parsons, 1951, pp. 153-157. 2. J. Cuisenier, 1969, pp. 575-584. 3. T. Parsons, 1951, p. 548 sq. ; 1956, p. 14.
Introduction
genérale
la différenciation sociale jusqu'à distinguer trois niveaux de systématisation, chaque sous-système étant lui-même, par la vertu d'un même paradigme, système par rapport à d'autres systèmes A tous les niveaux de l'analyse en effet, quatre « impératifs fonctionnels » 2, ou « pre-requisits » 3 , sont à distinguer, différents quant aux « requêtes » qu'ils expriment, mais identiques quant aux positions qu'ils occupent dans l'architecture de l'édifice. Car quel que soit son niveau, il faut, pour qu'un système social fonctionne, que la cohérence des valeurs orientatrices de l'action soit préservée [L], que des buts et des satisfactions soient atteints [G], que des instruments et des ressources soient mobilisés [A], que les unités sociales composantes soient intégrées [I], La théorie générale permet ainsi de fixer la situation de l'économie non seulement par rapport à la société, mais encore par rapport aux autres sous-systèmes identifiables dans le système social. Elle permet aussi, par application du même paradigme, de fixer la position des divers sous-systèmes discernables dans le système économique lui-même. Elle permet, enfin, de pousser l'analyse plus loin, jusqu'au plus bas niveau de généralité, celui des sous-systèmes d ' « ordre trois » (Fig. ι). Le traitement analytique des faits économiques consiste, par conséquent, en deux opérations. Il faut d'abord caractériser la conformation interne de l'appareil économique, ce que Parsons nomme sa « structure », en montrant que, si les faits économiques présentent l'aspect d'un système, c'est parce qu'ils répondent aux « impératifs fonctionnels » de l'action. SA SG.
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Figure ι. — Systèmes, sous-systèmes et relations entre sous-systèmes d'après T. Parsons. G Buts et
fins
L Valeurs latentes
ι. T. Parsons, i960, pp. 166-168. 2. T. Parsons and E. Shils, 1951, p. 173. 3. T. Parsons, 1951, pp. 26-36.
A Adaptation I
Intégration
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Il faut, ensuite, caractériser les relations entre l'économie et la société globale, en montrant comment l'œuvre propre de l'économie, son output, est un matériau pour la société, un input pour les trois autres soussystèmes, que ceux-ci vont élaborer et traiter chacun à sa manière, et comment, à l'inverse, l'œuvre propre des autres sous-systèmes, leur output, est une « entrée » pour l'économie, un input. Ainsi conçue, l'analyse est destinée à élucider des rapports de structure, non à saisir des processus empiriquement déterminables ou à caractériser, dans leur singularité, des collectivités observables. Et de fait, quand Parsons applique à l'économie le paradigme de la différenciation, c'est pour montrer que chaque impératif fonctionnel détermine un système d'action. C'est ainsi que toute société doit, pour se perpétuer, maintenir en général la cohérence de son système de valeurs [L]. Cet impératif détermine, au niveau du système économique, des « engagements », en qui s'expriment des choix sur les objectifs et les moyens des opérations [A1]. Pareillement, aux contraintes générales qui tiennent à la mise en œuvre des moyens pour atteindre les buts [G], répondent, dans le système économique, les contraintes de la production, les spécifications de quantité et de qualité à donner aux biens et aux services pour satisfaire la demande [Ag]. Aux besoins, en général, de l'adaptation [A], répondent, toujours selon le même schéma, les nécessaires arbitrages entre consommation et investissements [Aa]. A la nécessité, enfin, de l'intégration [I], correspond, pour le système économique, l'organisation de l'appareil, avec ses règles à observer, ses emplois à pourvoir, ses institutions à faire fonctionner [A¡]. Quand, enfin, Parsons entreprend d'analyser les relations qui existent entre l'économie et les autres sous-systèmes de la société, c'est pour aboutir, une nouvelle fois, à une taxinomie. Car de même que la conformation interne de l'appareil économique est à traiter comme un cas particulier de la « structure » propre à tout système, de même, les relations existant entre économie et société sont à considérer comme autant d'exemplaires des relations qui caractérisent les échanges entre sous-systèmes. C'est ainsi que Parsons retrouve, et par là même justifie, pour l'analyse des relations orientées dans le sens de la société vers l'économie, les distinctions entre ce que les économistes nomment la « terre », qui est située à l'extérieur du système, le « capital », situé en [G], le « travail », en [L], et 1' « organisation », en [I], tandis que pour les relations de sens inverse, de l'économie vers la société, il déduit de la théorie générale les catégories de « revenu », de « rente », de « profit » et de « salaire ». Il faudrait alors, pour saisir comment s'articulent économie et parenté dans cette systématique, pousser plus loin l'analyse, et détailler le tableau des échanges entre sous-systèmes. Trois tableaux seraient ainsi à dresser, à partir du seul sous-système économique, formalisant, chacun, un double mouvement d'échanges. Un seul, toutefois, serait pertinent pour notre propos : celui qui précise la forme des liaisons entre l'économie et les valeurs latentes. L'œuvre propre de l'économie, son output pour la société, consiste en effet à produire des biens et services destinés, en définitive, à la consommation des ménages. Mais l'une des entrées nécessaires au fonctionnement de l'appareil économique, l'un de ses inputs, consiste en travail et services fournis par les mêmes ménages.
Introduction
générale
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E n t r e les entreprises, les administrations et les ménages, considérés comme agents du système économique, la relation d'échange est donc double et médiatisée, dans la plupart des sociétés, par la monnaie. Mais entre ces mêmes entreprises, ces mêmes administrations et ces mêmes ménages, considérés comme acteurs du système social, les relations sont à double sens aussi, mais ont pour medium le système des valeurs. Ainsi les ménages, consommateurs de biens et de services et prestataires de t r a v a i l dans le système de l'économie, ont-ils, comme acteurs dans le système social, une fonction spécifique à remplir, dont l'accomplissement est aussi nécessaire à sa position dans la taxinomie, que celle des fonctions de l'économie à sa propre position. O n découvrira alors quelle est la structure et quelles sont les fonctions du système domestique, si l'on traite la famille dans l'ordre inverse de celui qu'il faut suivre pour l'économie, d'un double point de v u e : comme u n système qui a sa conformation interne et ses modalités particulières de différenciation, et c'est ainsi que Parsons, Bales et ZelcÛtch montrent que la famille nucléaire est un cas particulier de « petit groupe » confronté aux mêmes problèmes que c e u x qui se posent à toutes les unités de ce genre 1 ; comme un système qui entretient des relations d'échange avec les autres systèmes, et c'est de la sorte que Parsons montre, sur l'exemple des États-Unis contemporains, comment la fonction du système familial varie, en même temps que se transforme la société américaine tout entière 2. L a société américaine précisément fournit un cas tout à fait privilégié pour une analyse de ce genre. L e s unités familiales y sont de très petite taille, et paraissent résister difficilement a u x facteurs de dissolution. Aussi interprète-t-on généralement les changements qui les affectent comme la marque d'une désorganisation et le signe d'une réduction de fonctions. Parsons donne à ces changements une signification tout à fait différente. L ' a u g m e n t a t i o n du t a u x des divorces, qui est étroitement liée à l'absence d'enfants dans le couple, et l'augmentation d u nombre de personnes mariées v i v a n t en famille, indiquent plutôt, d'après lui, une valorisation nouvelle de la vie familiale. L'élévation du t a u x des naissances, après une longue période de baisse, a la même signification. L'augmentation, enfin, de la part des maisons particulières dans le nombre des maisons annuellement construites, marque la préférence de la population pour une forme d'habitation qui privilégie la vie familiale. Ainsi les altérations qui surviennent dans la composition de la famille signifient-elles moins une désorganisation q u ' u n e différenciation. Les fonctions autrefois remplies par le groupe familial avec des formes d'organisation différentes sont transférées maintenant à d'autres groupes. Loin d'en être désorganisée, la famille en est renforcée. Car plus spécialisée en est la fonction, plus nécessaire en est la contribution au fonctionnement du système social t o u t entier. P a r là se découvre la position propre d u système de parenté par rapport au système social en général. D a n s la société américaine, la famille 1. T. Parsons and R. Baies, 1955, pp. 259-306 et 307-352.
2. Ibid., pp. 3-33.
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nucléaire, de tous les types d'unité domestique le plus différencié et le plus spécialisé, prévaut à un point tel qu'il est aisé d'identifier, par son observation, les traits qui dans l'universalité des cultures caractérisent l'unité domestique. Son isolement par rapport aux autres types de groupement, qu'expriment si bien la terminologie de la parenté 1 et les règles de l'héritage 2, a en particulier pour conséquence que le seul point d'articulation entre l'économie et la parenté y est la profession et plus précisément la profession du mari. A elle seule correspond en effet un rôle unique, défini avec la même précision dans le système économique et dans le système domestique. Rares sont, dans la société américaine, les femmes qui ont à remplir simultanément un rôle professionnel et un rôle conjugal, plus rares encore celles qui sont en compétition professionnelle réelle avec leur époux 3 . C'est donc des performances masculines que dépend surtout le rendement du système économique ; c'est d'elles aussi que dépendent, dans les communautés, position, prestige et rang des unités domestiques. Aussi est-ce par le rôle professionnel masculin que s'articulent, en définitive, l'économie et la parenté 4 : ainsi l'exemple américain montre-t-il, dans des conditions analogues, pour l'observation sociologique, aux conditions de l'expérimentation dans les sciences naturelles, par où et comment se rapportent catégories, règles et attitudes formant ce qu'on nomme économie, d'une part, ce qu'on nomme parenté, d'autre part. A suivre Parsons donc, plus la structure du système social est différenciée et plus les fonctions des sous-systèmes sont spécifiques, plus alors les relations d'échange entre sous-systèmes sont complexes, mais plus aussi les points par où s'articulent les rapports de structure sont rares. *
De pareilles propositions soulèvent inévitablement deux questions : celle de l'universalité du paradigme proposé, celle du type d'intelligibilité procuré. Que gagne-t-on, en effet, à traiter des « ensembles de faits sociaux empiriquement liés » 5 comme des éléments qui entrent dans la composition d'un système ? Que gagne-t-on, plus précisément, à considérer une économie comme un système social, à traiter une communauté de résidence ou un ensemble de communautés familiales comme des systèmes ? Parsons n'ignore pas, certes, que la matière sociale à laquelle il applique sa conceptualisation n'est pas faite d'éléments épars, que des ensembles sont préformés dans la pratique et dans la pensée des acteurs, que d'autres ensembles sont constitués par les disciplines scientifiques particulières. Des savoirs élaborés existent déjà, nombreux et souvent d'excellente qualité. Qu'apprend-on donc, en suivant Parsons, à les réorganiser selon les principes de la théorie générale ? Il faut, pour apprécier l'œuvre, la rapporter d'abord à son projet. 1. 2. 3. 4. 5.
T. T. T. T. T.
Parsons, 1943, pp. 22-38. Parsons, 1942, p. 615. Parsons and R. B. Baies, 1955, p. 14. Parsons, 1954, p. 423. Parsons, 1951, p. 153.
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L'intention, ici, est claire. En situant son entreprise dans la voie ouverte par Marshall et Pareto 1 , Parsons admet, comme une évidence jamais remise en question, que l'économicité est la caractéristique d'un certain type d'action. Pour Parsons comme pour Pareto en effet, le processus économique est à saisir par un certain nombre de variables caractérisant des opérations typiques. A la différence de Pareto toutefois, Parsons estime que « la particularité de la théorie économique ne vient pas de la classe séparée de variables qu'elle emploie, mais des paramètres qui, dans l'usage de la théorie générale, distinguent des autres cas ce cas spécial ou cette classe de cas que nous appelons économie » 2. La situation de la théorie parsonienne par rapport à celle de Pareto ou à celle, plus récente, de von Mises 3 est donc nette. En définissant l'économie comme un type de comportement d'abord, Parsons s'inscrit dans la lignée des penseurs qui, de Max Weber à Kantorovitch 4, s'intéressent primordialement à la formalisation des maximes de l'action. Mais en poussant cette formalisation à un point tel que les systèmes d'action les plus spécifiques sont dérivés, par combinaison d'un petit nombre de composantes, du concept le plus général de système social, Parsons va dans la voie de l'intégration des sciences sociales et de la définition de leurs rapports bien au-delà de ce que les théories de type parétien permettent d'atteindre : il livre, à partir d'une axiomatique de l'action quelconque 5, une théorie hypothético-déductive, applicable, en droit, à toute espèce de faits sociaux, dans la mesure où ces faits forment système. Mais ces gains relatifs à la forme de la connaissance, ne faut-il pas en payer le prix, en renonçant à une intelligence détaillée des contenus ? De la théorie de la différenciation, qui, sans doute, permet de caractériser les rapports de position entre systèmes, peut-on attendre une explication de la substance même des processus, et de la consistance propre aux sous-systèmes ? La confrontation des travaux de Parsons et de ceux des économistes, des ethnologues et des sociologues, adonnés à l'étude des mêmes problèmes en ce qu'ils ont de spécifique, doit permettre de procéder, sur ce point, à une plus exacte évaluation. Car dans le temps même où Parsons élabore une théorie générale des systèmes sociaux, pour laquelle l'économie n'est qu'un cas particulier, l'une des combinaisons possibles des mêmes composantes, des économistes comme Léontieff développent, dans le plus grand détail, une théorie spéciale du système économique, applicable directement à la variété des structures et à la diversité des processus empiriquement observables. La « structure de l'économie américaine, entendue comme un système économique empiriquement donné » e , est décrite, on le sait, par trois groupes d'équations, énonçant, le premier, que la production totale de chaque secteur, mesurée en unités physiques, est égale à la somme totale de ses sorties, ou outputs, consommées par tous les autres secteurs ; le second, que dans des conditions d'équilibre stable, la valeur du pro1. 2. 3. 4. 5. 6.
T. Parsons, 1932, pp. 316-347. T . Parsons and N. J. Smelser, 1956, p. 6. L. von Mises, 1949, pp. 1-10. L. V. Kantorovitch, 1962. F. Bourricaud, 1955, p. 102. W. W. Léontieff, 1958, p. 1.
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Économie
et parenté
duit de chaque secteur est égale à la valeur de tous les biens et services qu'il absorbe ; le troisième, que les coefficients techniques exprimant la production physique d'un secteur, son output, sont liés à l'utilisation de tout ce qu'il absorbe dans les opérations de production, son input Ainsi se trouve introduit le raisonnement en termes d'échange, qui devait se révéler un si puissant moyen d'analyse. Car si les concepts de valeur ajoutée, de consommation intermédiaire et d'investissement 2 , tels qu'ils sont employés en comptabilité nationale, ne sont pas libres de toute référence à une certaine philosophie sociale 3 , leur efficacité opératoire est pleinement attestée. C'est l'emploi de ces moyens d'analyse, surtout, qui a permis à la connaissance économique de changer de genre, et de substituer aux constructions hypothétiques mais gratuites de la doctrine des corps de propositions empiriquement vérifiables. Or qu'ajoute Parsons à cette manière de comprendre les économies concrètes comme des systèmes empiriques d'agents en opération, sinon un discours qui traduit les résultats d'analyses spécifiques dans le langage d'un certain fonctionnalisme ? On nous dit que le système économique, tout entier, remplit une fonction d'adaptation. Mais qu'a-t-on appris par là de plus que ce que l'on apprend à la lecture de matrices d'échanges entre secteurs, de comptes d'opérations financières et de tableaux économiques d'ensemble, tels que les moyens conjugués de l'économétrie et de l'observation statistique permettent de les construire aujourd'hui ? L a théorie générale déclare que les ménages offrent du travail contre rémunération, et que les entreprises demandent de la main-d'œuvre contre des salaires. Qu'est-ce là, sinon une description d'un schématisme tel que les comptabilités nationales les plus simplifiées en donnent rarement d'exemple ? Loin de rendre la matière économique plus intelligible, la théorie parsonienne obscurcit plutôt les savoirs économiques constitués. E n substituant à une systématique exactement appropriée une autre systématique beaucoup plus lointainement appliquée, elle échoue à saisir les structures propres et les fonctionnements effectifs. Le plus positif de sa contribution se découvre alors finalement : c'est de rappeler, dans la perspective d'une théorie unitaire du système social, ce que les études sociologiques et ethnologiques particulières montrent chacune sur des problèmes spécifiques, à savoir que les agents économiques sont des acteurs sociaux aux rôles définis, que les opérations économiques sont des actions spécifiques, mais que l'économie n'a d'autonomie par rapport à la société que dans la mesure où le système social est effectivement différencié. Mais ce rappel même, si précieux soit-il, est-il articulé en des termes tels que la théorie puisse véritablement inspirer la pratique sociologique effective ? Il y a d'autant plus lieu d'en douter que ni dans l'œuvre réalisée, ni dans le projet d'élaboration de l'œuvre, Parsons ne laisse la moindre obscurité sur l'unitarisme de sa théorie. Que le système social soit différencié en quatre sous-systèmes, d'après une liste d'impé1. Cf. notamment pour des définitions opératoires, Système de comptabilité nationale, Organisation des Nations Unies, 1953, et Les Comptes de la Nation, Paris, Imprimerie Nationale, i960, vol. 2, pp. 121-161. 2. S. Kuznets, 1941, pp. 29-30. 3. J. Cuisenier, 1967, pp. 188-191.
Introduction générale
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ratifs fonctionnels fixés ne varietur, est pour lui une proposition universellement valable, comme sont universellement valables les propositions qui s'ensuivent sur les subdivisions du système et sur les fonctions respectivement remplies par les sous-systèmes. Or contre ces propositions, dont l'évidence dérive d'un processus déductif, on ne peut manquer de faire valoir l'acquis d'un siècle de travaux de terrain et de recherches d'érudition. Car engendrer idéalement le système économique à partir de l'impératif fonctionnel d'adaptation est une démarche probablement justifiée quand les sociétés concernées sont de type industriel. En ce cas, en effet, la recherche de l'efficacité, qui prédomine le plus nettement dans l'allocation de moyens rares, est un type de comportement institutionnalisé. La démarche est injustifiée, au contraire, et l'erreur manifeste quand les sociétés analysées sont des sociétés où le marché ne règle qu'une fraction des échanges, comme c'est le cas des sociétés antiques 1 , ou quand ce sont des sociétés où coexistent des systèmes d'échanges distincts, dont aucun n'a la forme du marché, comme c'est le cas de la plupart des sociétés « primitives » 2 : on confond alors l'impératif fonctionnel d'adaptation, « requête » en effet de toute société, avec l'une des modalités particulières de l'adaptation, celle qui fait prévaloir dans la poursuite des buts le souci de maximiser les rendements et de minimiser les coûts 3. Il apparaît ainsi que, loin de se prêter à l'application d'un paradigme d'analyse uniforme, les économies concrètes requièrent, pour une intelligence exactement appliquée de leur structure et de leur fonctionnement, une théorie de la différenciation sociale pour qui ni le nombre, ni la position respective de sous-systèmes ne soient fixés a priori, pour qui, en conséquence, ni l'attribution, ni les modalités d'accomplissement des fonctions ne soient prédéterminées. Et il n'en va pas différemment des sociétés concrètes, dans la mesure où leur organisation sociale résulte du fonctionnement de leur système économique et de leur système de parenté. Car dériver le système familial du système des valeurs latentes est une entreprise théorique qui procède d'une abstraction et d'un unitarisme auxquels les matériaux sociographiques aujourd'hui disponibles sont bien peu aptes à se conformer. Et attribuer à la famille, comme fonction principale, l'éducation, la socialisation des enfants et la stabilisation affective des adultes 4 , est juste certainement pour la société américaine et quelques autres sociétés, mais non pour toutes les sociétés connues. D'une société à l'autre, les fonctions de la parenté varient, en sorte qu'analyser les systèmes de parenté dans les termes de la théorie générale reviendrait à négliger l'essentiel, qui est la recherche des lois et principes générateurs des variations observables dans les nomenclatures, dans les règles d'alliance et dans les règles de filiation. Ainsi la théorie générale, si féconde l'idée en soit-elle, n'apparaît véritablement opératoire ni pour le traitement des faits économiques, ni pour le traitement des faits de parenté. Pourrait-elle, cependant, malgré cette double restriction, fournir le ι . Cf. notamment, pour un état de la discussion, K . Polanyi, 1957, pp. 64-96; J. P . Vernant, 1955, pp. 1 - 2 9 ; P. Vidal-Naquet, 1965, pp. 111-148. 2. M. Godelier, 1965, pp. 32-91. 3. H. W . Pearson, 1957, p. 313. 4. T. Parsons and R. B. Baies, 1955, p. 16.
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Économie et parenté
prototype d'une étude des affinités de structure entre systèmes ? Il ne le semble pas. Car pour garder sa fécondité, l'idée d'une théorie générale du système social devrait animer une démarche de sens contraire à celle que suit Parsons. l oin de généraliser des théories partielles, Parsons entend en effet appliquer à chaque champ un modèle unique d'intelligibilité. La généralité des propositions qu'il énonce est alors nécessairement du même type que celle dont Aristote a fait la logique : c'est la généralité d'une abstraction d'autant plus vide en compréhension qu'elle est vaste en extension. L'emploi des catégories d'input et output est, à cet égard, révélateur. D'où vient en effet la puissance des instruments d'analyse imaginés par Léontieff et la qualité des résultats qu'on obtient à les manier ? De la pertinence, d'abord, de la description qu'économètres et statisticiens donnent de l'appareil de production, c'est-àdire de la sociographie du système des agents économiques spécialisés dans la production. De l'appel à l'observation effective, ensuite, par enregistrement et comptabilisation des opérations que mènent ces agents, pour caractériser la structure de l'économie et ses variations dans le temps. Des modèles théoriques, enfin, construits en sorte que l'observation économique puisse vérifier ou infirmer les hypothèses librement conçues par combinaison de variables et de paramètres. Les entrées et les sorties d'un secteur désignent donc des mouvements de biens et de services présentant trois caractères : ils sont sociographiquement identifiés, statistiquement comptabilisables et théoriquement prévisibles. Or qu'advient-il de ce concept quand Parsons le transpose pour analyser les relations d'échange entre sous-systèmes ? A la sociographie, fait place une définition a priori de la place des sous-systèmes, par référence au paradigme de la différenciation sociale ; à l'observation et à l'enregistrement des flux, fait place l'attribution de noms pour qualifier les « produits » qui résultent du fonctionnement des soussystèmes ; aux prévisions rendues possibles par la construction de modèles font place des taxinomies, dont on ne peut décider si elles sont vraies ou fausses, puisqu'en l'absence de critères empiriques, tout classement est finalement justifiable. Loin donc de garder sa fécondité, l'analyse des relations d'échange en termes à'input-output dissimule plutôt, sous le prestige d'un nom d'emprunt quand elle est employée par Parsons, l'absence de contribution positive à l'étude de la différenciation sociale, l'échec, par conséquent, à fournir une théorie opératoire des affinités de structure entre systèmes. Est-ce à dire que pour cette théorie il n'y ait rien à retirer du projet parsonien d'édifier une science des systèmes sociaux d'où se déduit un paradigme d'analyse universellement applicable ? De l'usage des concepts tels qu'on vient de les examiner, deux conclusions du moins se dégagent. L'une, négative, est que dans l'état actuel des connaissances sociologiques, aucune théorie du système social prétendant fournir des instruments d'intelligibilité universellement applicables ne peut procéder directement d'une axiomatique de 1' « action quelconque ». Les affinités de structure entre systèmes varient avec l'organisation sociale elle-même. Des médiations sont donc nécessaires pour les saisir, que seules l'ethnographie et la sociographie peuvent fournir. La seconde conclusion, positive, est que, si riche la matière sociale soit-elle, les
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éléments qui la composent n'entrent jamais que dans un nombre fini de combinaisons possibles, ou systèmes, en sorte que pour rendre cette matière intelligible, il faut et il suffit de décider, par l'ethnographie et la sociographie, quels sont, parmi les systèmes possibles, ceux que l'histoire a réalisés. On doit pouvoir alors déterminer, pour un système réel donné, dans quelle mesure les sous-systèmes discernables sont de même structure ou non. Ainsi, renonçant à l'idée que les affinités de structure entre systèmes viendraient de simples permutations de position par rapport à un paradigme universel de la différenciation, faut-il se tourner vers les faits ethnographiques et sociographiques, par le rassemblement desquels seuls, l'interrogation sur les affinités structurales peut se transformer en une investigation sur des concordances et des similarités empiriquement enregistrables.
2
CARACTÉRISTIQUES ET OCCURRENCES
Comment donc rassembler données ethnographiques et données sociographiques de manière telle que des propositions sur les affinités structurales puissent être théoriquement articulées et empiriquement vérifiées ? Inorganisée, l'immense matière aujourd'hui disponible ne se prêterait guère, en effet, qu'à des compilations ou des catalogues de cas, du type des travaux de Briffault 1 ou de Sumner et Keller 2, ou au mieux du genre de ceux de Frazer 3 ou de Spencer 4, si l'on ne cherchait à tirer toutes les conséquences des propositions de Tylor : comparer non des textes extraits de leurs contextes culturels, mais des associations d'éléments dans un nombre bien fixé de cultures différentes 5 . Des techniques d'analyse comparative comme celles que mettent en œuvre Mur dock et les Human Relations Area Files 6 développent en effet, pour l'ampleur des matériaux rassemblés, le programme de Spencer, et répondent, pour les normes de la collecte, aux exigences de Tylor. Appliquées à l'univers entier des cultures, elles permettent de manifester, sur des échantillons convenablement choisis, des configurations remarquables et des associations significatives entre traits caractéristiques. Un moyen n'existerait-il donc pas d'étudier comment systèmes économiques et systèmes de parenté varient simultanément, voire de rechercher, par l'emploi de modèles d'analyse causale, quelles sont les variables déterminantes et quelles sont les variables déterminées ? Soit en effet un univers de cultures, dont on extrait un échantillon représentatif. Chaque unité peut en être décrite comme la suite des valeurs que prennent certaines variables caractéristiques, telles que le type d'activité économique, la règle de résidence, la règle de succession, etc. Ces caractéristiques forment des échelles nominales, pourvues d'un nombre variable de positions, selon le degré de raffinement qu'on entend donner à la description : cinq par exemple, comme la variable [i] du ι. 2. 3. 4. 5. 6.
R. Briffault, 1927. W. G. Sumner and A. G. Keller, 1927. J. G. Frazer, 1925-1935. H. Spencer, 1933. Ε. B. Tylor, 1889. G. P. Murdock, 1966, pp. 1-13.
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second échantillon de Murdock, qui décrit les plantes cultivées, ou quatorze, comme la variable [15], qui décrit la résidence 1 . C'est ainsi que le Tableau 1 caractérise la culture des Bacairi du Mato Grosso comme la suite Ro D g Oo ... Ai, où chaque symbole renvoie à une position définie sur l'échelle des variables représentant les traits culturels. Le champ entier des variations est de la sorte très exactement délimité, avec un degré de raffinement fixé par deux grandeurs : le nombre des variables descriptives et le nombre des positions admises pour ces variables 2. Aire et culture Mato
Localisation
3
4
5
Oo Oo Oo Oo Oo Oo Oo Oo
Im P. Cm Im P. P. Im Pb
Im Da la Dn Da I. la la
6 7
9 10 i l
12
13
14
15
Ba Ma Bf B. Be B. Be Bf
Im Cm In Im Im Im Ic Hg
Oo Oo Oo Oo Oo Oi Oi Oo
Ai Am Ap Ap Ai As As As
Grosso
Bacairi Bororo Camayura Guato Nambicuara Paressi Trumai Umotina
55W 55W 54W 57W 59W 58W 53W 57W
14S 16S 12S 18S 12S 15S 12S 15S
Ro Go Ro Go Ro Co Ro Ro
Dg Oo Cn Oo Ib D. Dg Dm
Vd Sd Va So Sa Vo Va Vd
LI Ee Ee In In Ec Ee In
Uu Mm Uu P. Pu Mu Pp Uu
Lo Lo Ts L. Lo So To . .
Of Of Of O. Of O. Of Of
Of Ms Of O. Of O. Of Of
Tableau 1. — Les cultures du Mato Grosso. (Source : G. P. Murdock, 1957, p. 686.) On peut alors interroger la matière ethnographique ainsi rassemblée, poser et résoudre, en principe, les problèmes théoriques de l'organisation sociale. Quelles sont par exemple, pour suivre Murdock lui-même, les variables qui déterminent les systèmes de termes nommant les classes ou classes de classes de parents ? 3 Ou pour formuler la question plus précisément : quels sont les facteurs qui tendent à faire prévaloir l'emploi de termes identiques pour des classes de parents différentes, l'emploi de termes différents pour des classes de parents identiques ? A cette interrogation, il est possible de répondre, en articulant un certain nombre de propositions théoriques dont on cherche à valider les énoncés d'après les fréquences de co-occurrence de traits culturels pertinents. Énoncet-on qu' « avec un type de résidence patrilocal, matri-patrilocal, matrilocal ou avunculocal, des termes différents tendent à être appliqués aux parents de même génération liés à Ego par l'intermédiaire de parents de sexes différents »? 4 Les données rassemblées dans un tableau comme le Tableau 2 valident la proposition. L a sœur de la mère et la sœur du père sont nommées, pour les cultures où la résidence est unilocale, dans 157 cas par des termes identiques et dans 49 cas par des termes différents, pour les cultures où la résidence est néolocale ou bilocale, ι . G. P. Murdock, 1957, pp. 664-687. 2. G. P . Murdock, 1962. 3. G. P . Murdock, 1949, p. 1 1 3 sq. 4 . Ibid.,
p.
148.
30
Économie et parenté
Résidence unilocale Paires de parents
Résidence néolocale ou bilocale
Termes Terme Termes Terme Indices statistiques différents identique différents identique Q X2
FaSi-MoSi FaBrWi-MoBrWi FaBrDa-FaSiDa MoBrDa-MoSiDa BrDa-SiDa WiBrDa-WiSiDa
157
96 136 129 143 48
49 33 60 59 33 17
20 T 4 13 II
16 8
15 II
24 24 13 7
+ + + + + +
.41 -39 .61 •65 •56 •42
20 5 ι 000 ι 000 100 2
Tableau 2. — Termes de parenté et règles de résidence. (Source : G. P. Murdock, 1963, p. 148.) dans 10 cas par des termes différents et dans 15 cas par des termes identiques. Pour toutes les paires de parentés pertinentes, la différence est dans le même sens, et sensiblement aussi grande. Les valeurs prises par le coefficient d'association, ici le coefficient φ de Yule, sont uniformément hautes et positives, et les probabilités pour que les co-occurrences observées soient dues au hasard très faibles. Validée de la sorte, la proposition pourra être considérée comme vraie pour l'univers des cultures. Cheminant ainsi de proposition en proposition, l'ethnologue peut alors montrer que parmi les variables caractérisant l'univers des cultures, trois facteurs interviennent dans la formation des terminologies de la parenté : les règles de descendance, les formes de mariage et les règles de résidence. Le troisième groupe de règles, toutefois, est moins fortement associé aux variables caractérisant les terminologies. La raison s'en trouve aisément : dans un processus de transformation du système social, les règles de résidence sont les premières à changer, bien avant que règles de descendance et règles d'alliance ne commencent à se modifier. Sans doute le projet d'appréhender l'organisation sociale par l'examen méthodique des fréquences de co-occurrence entre traits culturels n'est-il réalisé, dans l'œuvre propre de Murdock, qu'en esquisse, et sur des déterminations particulières du système social : terminologie de la parenté, évolution de l'organisation sociale, régulation du sexe, tabou de l'inceste. L'idée d'une théorie générale de la structure sociale, qui s'applique à l'universalité des faits ethnographiques connus, et qui par la facture s'apparente aux grandes théories prévalant en physique et en chimie, n'en est pas moins clairement conçue 1 . Comment donc concepts, règles et attitudes relevant de l'économie et de la parenté s'articulent-ils dans ce champ théorique ? Les variables caractéristiques de l'économie sont-elles dans leurs rapports avec les variables caractéristiques de la parenté déterminantes ou déterminées ? Quelle position, plus généralement, ces variables occupent-elles dans le système des variables caractérisant les cultures ? ι. R. Boudon, 1968.
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Une première voie serait à explorer : rechercher si les positions respectives des caractéristiques de la culture varient avec le degré de complexité des sociétés, apprécié au niveau que Parsons nomme « sociétal ». Une tentative comme celle de Freemann et Winch est dans cette perspective déjà très significative 1 . L a question qu'ils posent, certes, n'est pas celle que l'on développe ici : leur propos est de décider si l'on peut hiérarchiser les cultures d'après le degré de complexité « sociétale ». L a technique dont ils usent, d'autre part, est simplificatrice à l'extrême : on retient parmi les traits culturels huit caractéristiques principales, que l'on dichotomise, puis on applique ces catégories à un échantillon de cultures, et l'on se demande si l'on obtient de la sorte une échelle de Guttmann. Procédant ainsi, Freemann et Winch montrent que sur les huit variables caractérisant les cultures — écriture, gouvernement, éducation, religion, sanctions, économie, exogamie et choix du conjoint — six, les premières, ont des variations liées, et forment une échelle de Guttmann presque parfaite. Deux au contraire — les dernières — varient indépendamment des autres. A u x typologies classiques, comme celles de Toennies, Durkheim ou Redfield, ils peuvent alors substituer une échelle de catégories plus riche et plus aisément applicable. Mais ils démontrent aussi, par l'édifice même qu'ils construisent, que seules des variables caractéristiques de la culture, les variables de la parenté, varient indépendamment de toutes les autres. Cette démonstration n'est pas isolée. Explorant la même voie dans le même champ théorique, Melford Spiro devait parvenir à des résultats analogues, conséquences inattendues d'un effort pour bâtir une typologie empirique des structures sociales 2 . Sur un échantillon de soixante sociétés, caractérisées chacune par huit variables dichotomiques, une typologie classe les unités selon leur degré de similarité et leur degré de distance structurale. Or il apparaît, d'après la matrice de corrélations entre variables, que deux ensembles sont nettement isolables. L e premier comprend quatre variables : gouvernement, économie, établissement 3 , et stratification sociale, qui forment ce qu'on pourrait appeler le domaine économique et politique. Le second comprend les quatre autres variables : descendance, mariage, famille et ménage, qui constituent ce qu'on appellera le domaine domestique. Or d'après les valeurs prises par les coefficients de corrélation entre variables, il apparaît que le premier de ces deux domaines a une plus forte structure : la variance y est faible, en sorte que la valeur d'une variable s'y associe à des valeurs prévisibles d'autres variables du même domaine selon une probabilité forte, tandis que la probabilité pour que des associations de ce genre apparaissent dans le domaine domestique est relativement faible. L'étude des discordances entre les configurations de variables empiriquement observées et les types principaux auxquels elles se rattachent respectivement confirme ces premiers résultats. Spiro relève en effet dans son échantillon quatorze discordances pour les variables caracté1. L. Freemann and R. Winch, 1957, pp. 461-466. 2. M. E. Spiro, 1965, pp. 1097-1119. 3. Je traduis par ce mot, attesté autrefois en ce sens dans la langue française, l'anglais settlement.
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risant l'économie et la politique, contre cinquante-deux pour celles qui caractérisent la famille et la parenté, soit quatre fois moins pour le premier groupe que pour le second : la variance dans le domaine domestique est plus forte que la variance dans le domaine économique et politique. Les mêmes configurations de variables observables dans le premier domaine peuvent, en conséquence, être associées à des configurations différentes dans le second et inversement. Il n'y a donc pas d'invariant dans le système des relations entre domaines. Ces démonstrations, parfaitement convaincantes dans les limites qu'elles se donnent, requièrent toutefois, pour être acceptées autrement qu'à titre indicatif, une base empirique plus large. Des investigations plus approfondies sont donc à mener, qui, pour évaluer la forme et l'intensité de l'association entre systèmes, portent sur des variables plus nombreuses et surtout plus nettement différenciées. C'est à ce souci que répond, avec une richesse d'informations sans égale aujourd'hui, la tabulation exhaustive des croisements entre variables à laquelle Coult et Habenstein se sont livrés sur l'échantillon de Murdock 1 . L'idée en est simple et définit, dans le même champ théorique, une voie nouvelle à explorer : les caractéristiques culturelles déterminées par Murdock à traiter comme des dimensions, les positions sur les échelles correspondantes comme des valeurs sur un espace d'attribution. Ces dimensions sont, d'après Coult et Habenstein, au nombre de trente-trois, et il faut les comparer deux à deux : le nombre total de tableaux est N(N-I) donc égal à ———-, soit 528. Construit directement sur ordinateur, chaque tableau fournit une mesure de l'association par le coefficient φ, et détermine le seuil à partir duquel la relation entre deux paires de valeurs peut être considérée comme significative ou non. L'ethnologue peut alors examiner, de tableau en tableau, comment les caractéristiques culturelles sont liées. Ainsi découvre-t-il, par exemple, avec quelle intensité les degrés d'engagement dans l'agriculture sont associés aux formes d'exogamie patrilinéaire, les degrés d'engagement dans l'élevage aux règles du mariage entre cousins. A la simplicité des techniques de Spiro, Freemann et Winch, produit d'une extrême schématisation, fait place la complexité d'un système de croisements conçu pour être exhaustif. De ce gain, il faut toutefois payer le prix : une profusion de liaisons telle que la configuration du réseau des variables défie toute tentative d'appréhension synthétique 2. Entre ces deux solutions opposées, une troisième voie reste à explorer : extraire de la diversité des variables un petit nombre de facteurs, dont on cherche à voir ensuite comment ils sont associés. Si on substitue aux échelles nominales de Murdock des échelles ordinales, on peut en effet mesurer sans complication excessive les corrélations existant entre variables. Là par exemple où Coult et Habenstein, à la suite de Murdock, distinguent quatorze positions, pour la terminologie relative aux cousins, Sawyer et Levine procèdent à un groupement, et déterminent trois ι. A. D. Coult and R. W. Habenstein, 1965. 2. Cf. aussi R. B. Textor, 1967.
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positions sur une échelle ordinale 1 . Les trente caractéristiques culturelles de Murdock sont ainsi reconstituées, et leurs corrélations calculées couple par couple. Si maintenant on ré-ordonne les variables en rapprochant celles qui sont fortement liées, on obtient un système qui, d'après les termes mêmes de ces auteurs, « manifeste une forte structure » 2 . Neuf facteurs apparaissent : i) agriculture, 2) élevage, 3) pêche et chasse des animaux marins, 4) chasse et collecte, 5) famille nucléaire, 6) patrilinéarité, 7) matrilinéarité, 8) mariage entre cousins, 9) stratification sociale, qui, ensemble avec un dixième facteur marginal, réduit à une seule variable, expliquent 74 % de la variance totale. Ces neuf facteurs se laissent eux-mêmes rassembler en trois groupes ou soussystèmes : celui de l'économie, pour les quatre premiers facteurs, celui de la parenté, pour les facteurs suivants, celui de la stratification sociale, représenté par le dernier facteur 3. Or à un examen détaillé du tableau des corrélations produit par Sawyer et Levine, il apparaît que la position d'une société dans un sous-système n'est que faiblement liée à sa position dans un autre. Pour chacun des sous-systèmes de l'économie et de la parenté en outre, on discerne des dimensions distinctes, de telle sorte qu'au niveau des sous-systèmes aussi il n'y a pas de variable unique dont le comportement permette de prédire l'ensemble de la variation. Certaines relations particulières, enfin, sont dignes de remarque : la forte corrélation positive entre agriculture d'une part, famille étendue, patrilinéarité, stratification sociale et intégration politique d'autre part ; entre élevage d'une part, patrilinéarité, prix de la fiancée, stratification sociale et intégration politique d'autre part. Tels sont, en définitive, les principaux résultats qu'en trois voies de recherche dans le même champ théorique une systématisation des données ethnographiques et sociographiques permet d'obtenir. Des progrès, certes, peuvent encore être attendus d'une exploration méthodique des liaisons entre caractéristiques culturelles. Les présupposés de la technique, cependant, la théorie du système social que celle-ci implique, l a philosophie naturaliste, enfin, qui en inspire le projet, déterminent assez le terrain des développements possibles pour qu'on puisse tenter d'apprécier ce que pareil programme apporte à l'élucidation du concept d'affinité structurale. *
Sur les instruments et les règles de l'analyse comparative, telles qu'elles ont été définies par Murdock et ses associés, la discussion serait à mener point par point, et requerrait qu'on entre dans un certain détail technique : comment définir les unités culturelles et garantir leur indépendance 4, comment arrêter la liste des caractéristiques et de leurs posi1. J. Sawyer and R. A. Levine, 1966, pp. 708-731.
2. Ibid., p. 711. 3. Ibid,., p. 728.
4. R . Naroll, 1961 ; R. Naroll, 1964a ; R. Naroll, 1964b ; R. Naroll et R . G. D'Andrade, 1963. 3
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tions 1 , comment former un échantillon représentatif de l'univers des cultures ? 2 Ce n'est pas le lieu, ici, de procéder à une évaluation de ce genre 3. Toute systématisation du type de celle de Murdock, en revanche, pose deux questions : sur l'uniformité de la caractérisation des cultures, et sur l'intelligibilité que procurent les lois issues des variations observées. Caractériser les sociétés par un système de traits uniformément fixés, comme il est requis pour une étude comparative conduite à l'échelle de l'univers des cultures, c'est en effet appliquer à la matière culturelle une forme aussi contraignante, du fait de son abstraction, que le paradigme de la différenciation peut l'être pour la matière sociale en général. C'est supposer que les règles de l'alliance et de la filiation, celles de la division du travail et de la répartition des biens ont partout les mêmes fonctions, comme l'on doit supposer, s'il fallait suivre Parsons, qu'en tout système social les sous-systèmes de l'économie, de la politique de l'intégration et des valeurs latentes ont les mêmes attributions. Or pas plus que la matière sociale, la matière culturelle ne se prête à une telle information. Loin d'être inorganisée, cette matière est œuvrée par des pratiques distinctes et ne peut être caractérisée sans référence aux positions respectives des acteurs. Un exemple suffira pour montrer de quel genre d'abstraction procède, faute d'organiser systématiquement cette référence, une théorie de la structure comme celle de Murdock. Trois caractéristiques concernent, dans le deuxième échantillon, l'élevage des animaux domestiques : l'une vise les espèces animales connues, les deux autres déterminent quelle part occupe l'élevage dans l'activité économique et quelle y est la division sexuelle du travail. Ainsi, les Bédouins Rwala, ou les Turkmènes de Merv, sont caractérisés comme des « sociétés d'éleveurs » : ils font paître en effet de grands animaux domestiques dont ils savent traire le lait, l'élevage occupe une part prédominante dans leur activité économique et la division sexuelle du travail y est strictement réglée. Mais en décidant d'attribuer ces traits aux Bédouins et aux Turkmènes, à quel système d'action l'ethnologue se réfère-t-il ? Est-ce à la pratique indigène, dont les troupeaux, les techniques et les produits sont enregistrables et comptabilisables en effet, sous des formes identiques quels que soient les projets qui animent les acteurs ? Est-ce à la pensée indigène, dont les taxinomies et la littérature témoignent, il est vrai, de la place prépondérante que tiennent la chèvre, le mouton, le cheval et le chameau dans la représentation du monde et dans les soucis quotidiens ? Est-ce au jugement des observateurs, administrateurs, commerçants ou missionnaires pour la plupart, dont les descriptions sont autant d'évaluations sur les œuvres, les pratiques et les pensées qu'ils rapportent ? Est-ce aux comptes rendus des ethnographes, qui euxmêmes ne séparent pas toujours pratique et modèle indigènes, et qui rapportent le plus souvent leurs propres descriptions à quelque modèle plus ou moins savant ? Nulle part, dans cette théorie de la structure ι . G. P . Murdock, 1967. 2. G. P. Murdock, 1966 ; R . Chaney et R. R . Revilla, 1969. 3. R. Naroll, 1970, pp. 1227-1288.
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si rigoureuse d'apparence, le système visé par l'attribution n'est explicitement précisé. Murdock distingue, certes, une pluralité de « faces » à l'action, objet chacune d'une description possible, puisque l'activité peut être considérée successivement du point de vue i) de la forme ou du mode de régulation, 2) des circonstances dans lesquelles elle s'exerce, 3) de l'acteur ou des groupes d'acteurs qui en sont les sujets, 4) de l'objet sur lequel elle porte, 5) des moyens qu'elle mobilise, 6) du but poursuivi par l'acteur, 7) de ses effets qui en résultent simultanément sur l'acteur et sur l'objet de l'action Si donc pour chaque trait, les aspects différenciables étaient uniformément distingués, les groupements de traits opérés au terme d'analyses factorielles prouveraient que les catégories correspondantes forment de véritables systèmes. Mais Murdock précise qu'il n'a pas pu en être ainsi de fait, et que les matériaux ethnographiques et sociographiques ont été répertoriés sans qu'il soit toujours tenu compte de la diversité des aspects de l'action. « Donner une expression pleine et séparée à chacun des sept principes, ' aspects ' ou ' faces ' de l'action aurait été théoriquement possible, lit-on dans le Outline of Cultural Materials. Cela aurait toutefois engendré un système de classification d'un intolérable encombrement, et aurait fragmenté les matériaux descriptifs. Les auteurs ont par conséquent choisi dans la plupart des cas de suivre les sources, dans lesquelles ce sont les catégories du sens commun qui prédominent. Celles-ci reflètent tantôt un principe de classification, tantôt un autre, souvent deux, en ' combinaison ' voire plus ». 2 II faut donc pour attribuer les caractéristiques, non seulement traiter les œuvres de la culture comme des êtres de la nature, mais faire comme un entomologiste ou un botaniste qui classerait genres et espèces d'après des pièces anatomiques, sans en rapporter la configuration au fonctionnement global de l'organisme. Comment être surpris alors, qu'au terme de toute investigation conduite selon ces principes, on s'aperçoive que « les éléments de l'organisation sociale, dans leurs permutations et leurs combinaisons, se conforment aux lois de la nature dans le domaine qui leur est propre, avec une exactitude rarement moins contraignante que celle qui caractérise les permutations et les combinaisons des atomes en chimie et des gènes en biologie » 3 . Mais procéder ainsi, n'est-ce pas orienter la recherche de l'explication dans une direction telle que les totalités significatives soient à jamais inaccessibles, n'est-ce pas aller directement à l'encontre des principes durkheimiens ? « Les faits sociaux sont fonction du système social dont ils font partie ; on ne peut donc les comprendre quand on les en détache. C'est pourquoi deux faits qui ressortissent à deux sociétés différentes ne peuvent pas être comparés avec fruit, par cela seul qu'ils paraissent se ressembler. » 4 N'est-ce pas aussi aller droit contre les enseignements les plus précieux de l'ethnographie, contre toutes les leçons de la comparaison quand elle est pratiquée dans le respect des ι . G. P. Murdock, 1961, pp. x x i - x x n . 2. Ibid.,
ρ . XXII.
3. G. P. Murdock, 1949, p. 183. 4. E. Durkheim, 1912, p. 133.
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singularités et le souci des différences ? 1 « La plupart des phénomènes qui apparaissent dans une tribu, écrit Löwie, qui compare Crow et Ekoi, se trouvent aussi dans l'autre, mais avec des pondérations absolument différentes... Cataloguer l'apparition de telle ou telle croyance, de tel ou tel rite est une entreprise futile. Quand nous savons qu'une tribu pratique la sorcellerie, qu'on y croit aux esprits, ou qu'on y croit en la suprématie de quelque être surnaturel, en toute rigueur nous ne savons encore rien sur la religion du peuple en question. Chaque élément dépend de l'interdépendance des différentes parties de la religion, de la parenté émotionnelle qu'on y attache en particulier. » 2 A extraire, comme le fait Murdock, certains traits élémentaires des ensembles significatifs dont ils font partie pour les répertorier, les faire entrer dans les dénombrements et les prendre comme objets de calculs, on risque fort, selon le mot de Leach, de ne produire que la « tabulation du non-sens » 3 . Mais ce qu'on perd en renonçant à l'interprétation des cas singuliers, le gagne-t-on, du moins, en capacité d'explication pour la généralité des cas ? Qu'apprend-on de propositions valant pour l'universalité des cultures, formulées correctement, certes, eu égard aux règles de la démonstration, mais dépendant, quant au contenu, de la façon dont la matière culturelle est subsumée sous les catégories abstraites d'une ethnologie « comparativiste »? 4 L'essentiel est dit par Sawyer et Levine, quand ils concluent leur analyse factorielle des résultats obtenus par Murdock 5 . Il faut les citer : « Dans les sociétés où l'agriculture est le type d'activité économique prédominant, ce sont les céréales qui fournissent la plus grande partie des récoltes, et ce sont les hommes qui prennent la part la plus grande dans l'univers des cultures : il est rare, en effet, que les hommes participent de manière prépondérante aux activités agricoles. Dans les sociétés où l'économie est dominée par l'agriculture, l'établissement humain est le plus souvent permanent, et l'habitat groupé. Agriculture céréalière et complexité dans l'organisation sont associées à une certaine stratification et une certaine intégration politique. Ces deux facteurs ont toutefois une corrélation positive plus forte avec l'agriculture céréalière qu'avec la permanence dans l'établissement et le groupement dans l'habitat... L a domestication des animaux est importante dans deux sociétés sur trois, la participation des hommes aux activités d'élevage dans une société sur trois, et l'élevage une activité économique dominante ou co-dominante dans une société sur neuf. Ces trois caractéristiques, en inter-corrélation à o,8o, définissent une échelle dont le degré le plus élevé est représenté par l'élevage intensif et le pastoralisme, tels qu'on les observe surtout en Afrique et en Asie. Plus on donne d'importance à l'élevage comme type d'activité économique, plus on apprécie la pratique du
ι . C. Lévi-Strauss, 1958, p. 33g. 2. R. Löwie, 1948, pp. 51-53. 3. E. R. Leach, 1965, p. 229. 4. A. Köbben, 1967. 5. Sawyer et Levine confirment et précisent ainsi, par les moyens du calcul automatique, les principales conclusions que Nimkoff et Russel Middleton retiraient d'un examen des relations existant entre types de famille et facteurs économiques d'après les données de Murdock : M. F. Nimkoff and R. Middleton, i960, pp. 215-225.
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mariage par ' achat '. Cela suggère que pour être employés effectivement comme dépositaires de valeurs dans les échanges matrimoniaux, les animaux qui sont susceptibles de remplir cette fonction doivent être en nombre suffisant. D'un autre côté, la rareté des animaux peut avoir pour résultat de fixer le prix de la fiancée à une petite fraction seulement d'un animal, et d'empêcher par là les échanges convenables. L a dimension du ménage, enfin, est liée à la pratique de l'élevage, mais non aux autres traits qui caractérisent l'économie : là où l'élevage est une activité économique importante, la dimension du ménage est petite. Plus l'élevage est important, plus aussi l'intégration politique est forte, ce qui est dû peut-être à la mobilité plus grande de peuples qui ont à leur disposition chevaux et chameaux, et qui font paître leurs troupeaux sur des espaces ouverts. Comme les peuples d'éleveurs sont aussi fortement stratifiés en classes sociales, il y a lieu de penser qu'une plus grande mobilité géographique détermine un plus grand développement socio-politique en général. » 1
A ces conclusions, qui ont pour champ d'application l'univers entier des cultures, on ne saurait objecter ni la généralité : ces universaux ne sont pas obtenus par abstraction mais par dénombrements, ni le formalisme : ces propositions ne dérivent pas d'un corps d'axiomes choisis au préalable, elles procèdent d'observations organisées selon un plan. Les savoirs ainsi résumés, il est vrai, sont loin d'être homogènes du point de vue épistémologique. Les uns sont des régularités statistiques, comme lorsqu'on énonce que « plus on donne d'importance à l'élevage comme type d'activité économique, plus on apprécie la pratique du mariage par achat ». Les autres sont des hypothèses explicatives, qui transforment des corrélations constatées en liaisons de dépendance supposées, comme lorsqu'on suggère que « pour être employés comme dépositaires de valeurs dans les échanges matrimoniaux, les animaux qui doivent remplir cette fonction doivent être en nombre suffisant ». Si schématiques soient-elles, ces conclusions n'en ont pas moins une consistance certaine, qui résulte de la façon dont la matière sociale est informée et le discours explicatif articulé. L'intelligibilité ainsi procurée n'en est pas moins douteuse encore. Les propositions finales donnent en effet les configurations de variables observées comme la structure même du système, et les liaisons comme vérifiées. E t certes parmi toutes les manières possibles d'associer les variables, les seules associations effectivement observées ne sont, selon toute probabilité, nullement dues au hasard 2 . Mais la structure ainsi manifestée demeure inexpliquée, et inintelligible en elle-même. Objet d'un simple constat, elle informe la matière sociale certes, mais en ce sens seulement qu'elle en distribue les éléments. Or comme la détermination des dimensions et valeurs ne procède pas de classements de la pensée indigène, mais de définitions et conventions arrêtées par l'ethnologue, rien n'assure qu'avec un autre découpage des faits, la matière sociale ne serait pas informée autrement 3 . Rien n'assure en particulier qu'avec d'autres groupements des traits, les rapports entre système économique et système de parenté ne seraient pas autres aussi. Un doute pèse donc, par 1. J. Sawyer and R. A. Levine, 1966, p. 716.
2. Ibid., p. 711.
3. F. Izard, 1966, p. 15 sq.
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construction, sur la vérité des propositions finales, qu'alimente la diversité, voire la contrariété des explications applicables aux mêmes matériaux 1 . E n partant de traits culturels préalablement objectivés, en décidant par méthode d'ignorer le discours indigène, les intentions de signification et les contenus signifiés eux-mêmes, on ne peut fournir, au terme de l'explication, aucune source signifiante, on ne peut attendre, du discours explicatif, aucun enchaînement de sens. Ainsi l'ambition de saisir la structure du système social par totalisation des savoirs, grâce, tantôt à un paradigme universel de la différenciation, tantôt à un corpus des connaissances relatives à l'univers des cultures, conduit-elle en définitive au même résultat : un langage pour caractériser les faits sociaux, un discours, donc, sur un discours déjà articulé. Le mode de validation des propositions énoncées diffère, certes, selon que l'objet en est l'agencement de catégories abstraites, ou l'exploitation des fréquences de co-occurrence entre traits. Mais dans l'un et l'autre cas, la logique mise en œuvre est la même : c'est une logique de l'imposition des catégories à la matière sociale, une logique où la dénotation prime la connotation. Aussi n'est-il pas surprenant que le discours scientifique développé dans ces champs théoriques conduise tantôt à une simple duplication des discours déjà articulés, par extraction et regroupement des denotata, tantôt à une complication méthodique de ces discours, par application à ces denotata du modèle hypothético-déductif prévalant dans les sciences de la nature. Mais ne peut-on pas traiter les affinités structurales entre systèmes autrement que selon la forme paradigmatique imposée par la théorie générale de l'action, autrement que selon les régularités statistiques décelées par la théorie des comparaisons entre cultures ? Si des systèmes sont en affinités de structure, ne serait-ce pas en raison de rapports de position résultant de rapports de connotation ? E t si concepts, règles et attitudes forment des unités systématiques, ne serait-ce pas en raison de rapports d'homologie existant entre les catégories connotées ?
I. R. Miguelez, 1969, p. 27 sq
3
HARMONIES, CONCORDANCES, AJUSTEMENTS
Par affinité de structure entre systèmes, faudrait-il entendre alors l'harmonie existant entre types idéaux, entre grande communauté domestique et cité politiquement organisée dans la Grèce du vi e siècle, entre famille conjugale et société industrielle dans l'Europe occidentale moderne ? Les transformations simultanées du système économique et du système de parenté dans l'histoire des cultures ne procèdent-elles pas d'un accord profond, apparent à travers des concordances empiriquement appréciables ? Cet accord par quoi l'on peut définir l'unité et l'identité d'une culture n'est-il pas si fort que, lorsqu'un système se transforme, des ajustements multiples s'ensuivent, qui forment précisément l'histoire des cultures comme telles ? Trois questions sont donc à distinguer, qu'on ne peut adresser qu'à des cultures particulières, en visant un moment défini de leur devenir. Plutôt que de les détailler dans leur généralité abstraite, on les formulera sur les cas qui donnent matière à la problématique la mieux élaborée, ceux des cultures européennes modernes : i) Quelles harmonies et quelles disharmonies y a-t-il, pour la théorie, entre le type idéal de la société industrielle et le type idéal de la famille conjugale ? 2) Quelles concordances et quelles discordances y a-t-il, d'après les données empiriques, entre les processus d'industrialisation en cours et les systèmes de parenté ? 3) Quels effets l'industrialisation exerce-t-elle sur la famille et plus généralement sur le système de parenté, si par système de parenté on entend un ensemble de rôles institutionnalisés, dont les rôles familiaux ne sont qu'une partie ? Articulée sous cette forme, l'interrogation est trop peu élaborée encore pour qu'on puisse interpréter avec son aide les principales acquisitions de la théorie. Une élucidation des concepts directeurs est d'abord requise. Or la tâche, sur ce point, est aisée. Un consensus existe, assez large pour qu'il ne soit pas nécessaire, ici, de détailler longuement les définitions. On peut, certes, insister plus ou moins fortement, pour des raisons théoriques, sur l'application de l'esprit scientifique à la production, quand il faut définir la société industrielle 1 , ou sur la différence entre famille conjugale et famille nucléaire, quand on veut montrer ι. R. Aron, 1965, pp. 91-92.
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comment l'unité composée du père, de la mère et des enfants peut exister d'une façon plus ou moins indépendante, donc conjugale, ou être reliée à d'autres unités semblables pour former des familles polyandriques 1 . Ce ne sont là, toutefois, que nuances dans la construction du type, autour de thèmes centraux : définition de la société industrielle par la prédominance, dans la société globale, d'un type d'activité, l'industrie orientée vers l'optimalisation des opérations de production 2 ; définition de la famille conjugale par identification dans la communauté domestique de la famille et de son « noyau » essentiel, l'ensemble organisé que forment, en toute culture, le père, la mère et les enfants s . Il est commode alors, pour manifester l'harmonie entre types, de partir, comme R. Aron et W. Goode le proposent, d'une liste de traits caractéristiques. L a définition la plus immédiate de la société industrielle, la plus simple aussi, est en effet celle qui voit dans la grande industrie la forme de production la plus caractéristique de ce type de société 4. De cette définition élémentaire, nombre de caractères d'une économie industrielle peuvent se tirer alors. Ce sont, dans l'ordre suivi par la cinquième des Dix-huit leçons sur la société industrielle : [11] L'entreprise est radicalement séparée de la famille quant aux localisations respectives. [12] L a division du travail à l'intérieur de l'entreprise a un caractère purement technologique. [13] L'entreprise suppose une accumulation de capital. [14] L'entreprise est gérée par calcul économique. [15] L'entreprise emploie des masses ouvrières concentrées.
Au type idéal de la société industrielle défini, en première approximation, par la liste de traits qu'on vient de rappeler d'après les Dixhuit leçons, il est commode de faire correspondre le type idéal de la famille conjugale, définissable, lui aussi, par une liste de traits. C'est ainsi que William J. Goode, dans un texte de 1963, où il se réfère explicitement à Max Weber, caractérise le type idéal de la famille conjugale par un ensemble de onze traits, non sans indiquer que, pour organiser une comparaison véritablement systématique, il faudrait faire intervenir un plus grand nombre de variables encore 5 . Ce sont : [Ci] Le couple ne peut pas compter sur l'aide d'un grand nombre de parents, de même que ces parents ne peuvent demander des services au couple. [C2] Ni le couple ni les parents n'ont beaucoup de droits les uns sur les autres ; leurs obligations réciproques sont donc minimes. [C3] Il en résulte nécessairement qu'ils n'exercent les uns sur les autres qu'un faible contrôle moral ou autre. [C4] Les parents ne choisissent pas l'endroit où résidera le couple — cet endroit
1. 2. 3. 4. 5.
W. R. M. R. W.
J. Goode, 1963a, p. 234, n. 9. Aron, 1962, p. 175. Zelditch, 1964, pp. 477-486. Aron, 1962, pp. 97-100. J. Goode, 1969, pp. 178-191.
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est donc « néo-local », ce qui renforce l'indépendance du couple — (en abaissant son taux d'interaction sociale avec sa parenté). [C5] Le choix mutuel du compagnon à l'intérieur du couple n'a dépendu que des membres du couple ; il n'est pas fondé sur les droits ou les intérêts de la parenté ; en retour, l'adaptation matrimoniale se fait d'abord entre mari et femme. [C6] Quand apparaît ce système, l'âge du mariage change ; mais la théorie ne permet pas de prévoir la direction du changement, les jeunes gens doivent être assez mûrs pour prendre soin d'eux-mêmes. [C7] L a fécondité dépend des besoins du couple ; elle peut être haute (pionniers) ou basse (industrie urbaine). [C8] Le système est omnilinéaire ; aucune des lignées n'a grande importance. [C9] L a petite unité est le lien par excellence par lequel doit s'assurer l'équilibre émotionnel de chacun des époux, puisqu'ils ne peuvent aller nulle part ailleurs. [Cío] Par conséquent le taux de divorces sera élevé quoique nous ne puissions prévoir s'il s'élèvera ou s'abaissera avec l'apparition d'un tel système. [ C u ] Le remariage après la mort d'un des époux, ou après le divorce, est extrêmement probable. 1
On peut alors s'attacher, dans le cas de la société industrielle comme dans celui de la famille conjugale, à déduire les caractéristiques les unes des autres, ou à traiter l'une des caractéristiques comme le principe même de la construction du type : déduire, par exemple, de la gestion rationnelle [I4] l'accumulation du capital [I5], ou vice versa, de la néo-localisation du couple [C4] la limitation des réseaux de parenté [Ci], ou vice versa. D'innombrables analystes, on le sait, se sont livrés à ces exercices qui ne seraient pas tout à fait vains, sans doute, s'ils s'accompagnaient de vérifications empiriques, ce qui n'est que bien rarement le cas. On s'est peu attaché, en revanche, à situer les constructions réalisées parmi les constructions possibles ; à localiser, comme pourtant il serait requis, compatibilités et incompatibilités logiques dans l'espace de variation ainsi constitué. C'est de toute façon, dans une autre voie que les meilleurs travaux de la sociologie empirique invitent à s'engager, ime voie tout au long de laquelle l'attention est plus orientée vers la considération de genres et d'espèces multiples, que vers la construction de systèmes hypothétiques et déductifs. On peut aussi chercher à montrer comment type idéal de la société industrielle et type idéal de la famille conjugale sont théoriquement en « harmonie ». C'est ainsi qu'il y aurait lieu de faire valoir que la séparation du lieu de travail et du cercle familial [II] s'accorde avec le choix par le couple du lieu de sa résidence [C4] ; ou que la division technique du travail au sein de l'entreprise [I2] s'accorde avec un mode de choix du conjoint qui ne fait intervenir en rien dans la décision du couple la considération des droits et intérêts de Ja parenté [C5]. Mais pour autant qu'il y ait bien ici « harmonie » entre types idéaux, on ne saurait constater le fait sans s'interroger sur la consistance et l'origine de ces « accords », sans se demander, en conséquence, s'ils proviennent d'un modèle commun constructible de manière hypothétique et déductive, d'affinités intuitivement senties et ressenties ou de relations empiriquement observées et vérifiées. I. W. J. Goode, 1963a, pp. 234-235.
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L'ambiguïté en effet éclate dès qu'on examine d'un peu près les relations communément admises entre industrialisation et famille conjugale. William J. Goode donne sur ce point un résumé commode des meilleures acquisitions de la théorie, et fournit une liste de dix relations : [Ri]
L a néo-localisation du système conjugal libère l'individu des liens géographiques spécifiques. [R2] Un individu qui possède un réseau de parenté réduit a plus de facilités pour choisir le travail industriel le mieux adapté à ses talents. Il peut n'investir qu'en lui-même, et non pas dans sa parenté. Il peut plus aisément changer son style de vie. [R3] L a famille peut être séparée de l'entreprise, si bien que les critères de réussite, les critères universalistes et les critères fonctionnellement spécifiques de celle-ci sont libres de jouer sans interférence de la part des critères attributifs, particularistes et émotionnellement diffus de la première. [R4] L a propriété nécessairement individuelle dans le système conjugal permet la mobilité du capital aux fins d'investissement. [R5] E n limitant les réseaux de parenté, on évite qu'ils ne s'accrochent les uns aux autres pour former un ensemble de couches sociales fermées. [R6] L a discipline inflexible ou, dans les situations professionnelles administratives et créatrices du niveau supérieur, les exigences écrasantes de la technologie moderne sont psychologiquement pénibles, le régime émotionnel de la famille conjugale contribue à redresser l'équilibre psychologique, du moins le système technique n'y a-t-il aucune responsabilité morale. [R7] Étant du modèle omnilinéaire, ce système ne maintient aucun lignage et ne concentre ni la terre, ni la fortune de la famille entre les mains d'un seul fils ou d'une seule fille. [R8] Les talents de l'un et l'autre sexe se voient offrir de plus grandes occasions de développement, afin de répondre aux multiples exigences d'une technologie complexe. [Rg]
L a petite taille de l'unité familiale et son caractère diffus du point de vue émotionnel excluent toute spécification trop détaillée des obligations statutaires de chacun de ses membres. Il en résulte que la variété est permise dans la manière qu'a chaque individu de se conformer aux obligations de son rôle, et que chacun est plus capable de répondre à toute la série possible des exigences industrielles. [ R i o ] Le fait que les jeunes gens choisissent leurs propres épouses et doivent être indépendants au point de vue économique légitime une longue période de dépendance familiale. Cela permet à chaque individu de trouver dans le système industriel une place appropriée à ses talents.
Pour chacune de ces propositions, il y aurait lieu, certes, de s'interroger sur les sources d'intelligibilité qu'elles mobilisent : harmonie entre types idéaux, concordance entre régularités observées, appel à l'évidence intuitive. Dans la mesure toutefois où l'ambition de la sociologie empirique n'est pas d'édifier une théorie générale des affinités structurales, mais de construire des théories « locales » validées par l'observation, l'important est moins d'approfondir le statut épistémologique des harmonies et concordances relevées, que d'apprécier la valeur heuristique des hypothèses proposées. Or dans cette perspective, la théorie courante est à remettre en question. Chacune de ses parties s'y prête, soit que l'on oppose, terme à
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terme, divers systèmes de propositions, soit que l'on dispose, proposition par proposition, les données collectées aux fins de ré-examen. Un problème, cependant, domine toutes les autres : celui des limites que le système familial oppose à la mobilité sociale, alors que le système industriel requiert, en tout, la mobilisation des hommes et des biens. Dans les sociétés les plus industrialisées, en effet, l'observation révèle des liaisons entre variables qui, pour la théorie courante, sont paradoxales. Là où les succès sont les plus grands, où l'ajustement aux conditions du système industriel, par conséquent, est le meilleur \ c'est-à-dire dans les hautes classes, c'est là aussi, paradoxalement, que les relations de parenté sont les moins conformes au type idéal de la famille conjugale. Dans ces classes, en effet, on entretient des réseaux de parenté plus étendus, on contrôle les alliances plus sévèrement, on maintient un système d'entraide, on est plus « affranchi » des liens de la parenté comme de toute espèce de liens, les jeunes sont plus libres de leurs alliances, les familles moins stables, les individus moins indépendants 2. Entre la structure du système des relations de parenté et celle du système des relations industrielles, la concordance est ainsi plus grande pour les basses classes que pour les hautes classes, alors que c'est l'inverse qui d'après la théorie courante devait être attendu. Comment rendre raison d'un tel écart ? Les hypothèses explicatives paraissent bien être doubles. Dans les basses classes en effet, les individus sont plus directement exposés aux effets de fonctionnement du système industriel, en cè qu'il a d'impersonnel. Contraints de se placer sur le marché de l'emploi sans pouvoir bénéficier de ressources, d'appuis et de soutiens de leur parentèle, ils ont une propension d'autant plus forte à rompre avec celle-ci que le réseau des alliances et des filiations leur fournit moins de soutien. Et de fait, c'est bien dans les basses classes qu'aux débuts du processus d'industrialisation la structure du système traditionnel des relations de parenté s'altère jusqu'à se transformer en une structure absolument différente, celle qui caractérise les systèmes conjugaux. Dans les hautes classes, au contraire, on dispose de plus de ressources pour résister aux contraintes du système industriel et pour donner aux jeunes les qualifications nouvelles nécessaires pour accéder aux hautes positions. Il y a donc des avantages évidents à maintenir le réseau des relations de parenté en activité, même si c'est pour lui donner des fonctions nouvelles. En effet, partout où ces phénomènes ont pu être observés avec assez de précision 3, les liens de parenté sont employés par les hautes classes pour maximiser les avantages du système industriel et pour en minimiser les sanctions. Partout aussi, c'est dans les hautes classes que les liens de parenté se relâchent le plus lentement, si lentement même, parfois, qu'il^ faut attendre la dernière phase de l'industrialisation, comme aux États-Unis, pour pouvoir enregistrer, dans des conditions encore ambiguës, une certaine pré valence de la famille conjugale 4 . On 1. W. J. Goode, 1969, pp. 178-196 ; R. Hill and D. A. Hansen, i960, pp. 299-311. 2. R. W. Firth, 1956 ; M. Y o u n g and P. Wilmott, 1957 ; E. Litwak, i960, pp. 9-21 ; J. Cuisenier, 1968, pp. 31-46; P. Gangue, 1956, pp. 1090-1101. 3. R. Tomasson, 1966, pp. 113-121 ; M. F. Nimkoff, pp. 215-225. 4. C. Arensberg, 1955, pp. 1143-1162.
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peut alors prévoir, s'il est vrai que société industrielle et famille conjugale sont idéalement en harmonie, que dans les sociétés les plus anciennement industrialisées, la conformation des relations de parenté changera désormais plus rapidement chez les hautes et les moyennes classes que chez les basses classes. Ces hypothèses, qui doivent beaucoup à Goode, sont toutefois trop sommaires encore pour être vraiment satisfaisantes. Car la « concordance » plus grande, pour les basses classes, entre système des relations industrielles et système des relations de parenté, s'explique non seulement parce que les membres de ces classes sont exposés sans protection à la logique de l'industrie, mais aussi parce que, bien avant même que le système économique s'industrialise, le modèle de la famille étendue n'était le plus souvent pour eux qu'un inacessible idéal. Il semble bien, d'après les rares études empiriques dont on dispose aujourd'hui, que les unités familiales de grande dimension et les vastes réseaux de parenté sont, dans toutes les sociétés stratifiées, le fait exclusif des hautes classes. Tel était certainement le cas, à tout le moins, en Europe occidentale au Moyen Age 1 . Si l'observation devait montrer qu'il en a bien généralement été ainsi, comme Goode encore le suggère 2, il faudrait alors conclure que dans les sociétés stratifiées, les conditions du fonctionnement réel du système de parenté étaient déjà, pour les basses classes, voisines de celles qu'exige typiquement une société industrielle. Les transformations liées à l'industrialisation auraient donc concerné, pour elles, non la structure et le fonctionnement réels de la parenté, mais seulement les références à un certain idéal, tel que les hautes classes le mettaient alors effectivement en pratique. Ainsi à la théorie courante, ce ne sont pas seulement des raffinements, ni même des rectifications qu'il faut ajouter. Prendre en compte la stratification sociale, c'est proposer des schémas explicatifs entièrement différents, puisque ni les règles, ni l'usage des règles ne sont identiques selon les classes. L'opposition entre hautes et basses classes est certes sommaire dans sa généralité. Mais un contenu empirique peut lui être donné, comme Goode l'a montré 3, qui renvoie à une théorie au moins implicite des rapports de condition et des rapports de position entre classes. *
Mais dans la voie indiquée par Goode, il faut aller plus loin. Déjà Montesquieu, dans L'esprit des lois, notait que les mêmes règles d'alliance et de filiation se prêtent à deux types d'usage, l'un « noble » et l'autre « vil » : gagner en condition par la stratégie des mariages, gagner en position par la stratégie des héritages. Je suggère que la différence ne réside pas seulement dans la manipulation des règles par les acteurs, plus conforme, dans un cas, à la logique de l'honneur, dans l'autre, à celle ι. C. Arensberg and S. Kimball, 1940 ; G. C. Homans, 1941 ; E. Le Roy Ladurie, 1966. 2. W. J. Goode, 1963a, p. 241. 3. W. J. Goode, 1963b, p. 25.
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du marché, mais dans la fonction même des règles pour les différentes classes. Dans les basses classes en effet, la position d'un individu dans les réseaux d'alliance et de filiation n'a pas d'autre effet que de déterminer son appartenance à des communautés de petites dimensions, le ménage et le village. Or de ces deux communautés, l'une, le village, qui s'identifie plus ou moins complètement à la paroisse, n'a pas de biens partageables ; l'autre, le ménage, qui s'identifie plus ou moins parfaitement à la famille nucléaire, n'en a guère plus, de sorte qu'à la succession des individus, seul un petit nombre de très proches parents ont matière à faire valoir des droits. Les degrés de parenté ne sont que rarement computés dans un souci positif : décider à qui doivent revenir titres et biens ; leur emploi est surtout négatif : décider entre qui le mariage est interdit, d'après les règles prévalant dans la société globale pour la prohibition de l'inceste. Dans les hautes classes au contraire, la position d'un individu dans un réseau d'alliance et de filiation détermine des droits sur les biens, les titres et les privilèges, dont l'héritage est d'autant plus convoitable que là se trouvent les moyens, sinon la source du prestige. La computation des degrés de parenté est alors une opération décisive, dont les effets positifs ne sont pas moins considérables que les effets négatifs : en fixant le cercle des conjoints prohibés, le comput désigne les limites opposées au processus de concentration des biens entre les mains de lignages endogames; en définissant le cercle des successibles, il décrit le champ des relations de parenté qui un jour peuvent être actualisées et fournir le moyen d'accéder à l'héritage. L'importance de ces computations est bien marquée, au surplus, par la place qu'occupent dans la culture, en toutes les sociétés européennes jusqu'au xvni e et parfois au xix e siècle, pour ne point parler des sociétés arabes, l'héraldique et la science des généalogies. Pour les hautes classes, la parenté fonctionne ainsi véritablement comme un système de canaux, qui peuvent s'ouvrir et se fermer comme par des vannes, et où circulent, se divisent et se recomposent des flux de biens et de titres. Mais ces différences quant à la fonction déterminent, par récurrence, des différences quant à la conformation des systèmes. Dans la mesure en effet où la parenté fonctionne fondamentalement, dans ces hautes classes, comme un système de distribution des titres et des biens à travers les générations, la question principale, pour leurs membres pris individuellement, est de tirer parti des règles, mais le problème majeur, pour la collectivité qu'ils forment ensemble, est de contrôler les sources d'où proviennent titres et biens nouveaux. Car les hautes classes ne forment pas un système clos, au sens où un nombre variable d'individus aurait à se partager un nombre donné de titres et de biens, selon les règles de l'alliance et de la filiation. Des sources existent, qui par leurs interventions exercent des effets sur l'amplitude des flux : pouvoir royal ou princier, dont les décisions créent la noblesse, pouvoir commercial et financier, dont les opérations créent la richesse. Mais ces interventions, qui modifient quantitativement les flux, n'altèrent ni la matière dont ils sont faits, ni les principes qui règlent leur circulation. En agissant sur l'émission des titres, les détenteurs du pouvoir, princes ou marchands, gouvernent certes le débit du système ; ils n'en
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modifient pas la conformation. Idéalement, les hautes classes se constituent bien en monde fermé, de consistance d'autant plus grande que les relations d'alliance et de filiation forment des réseaux plus serrés. Dans la mesure, au contraire, où pour les basses classes rien qui vaille ne transite par la parenté, il n'est nullement nécessaire à la collectivité de leurs membres de contrôler les issues du système. Il n'y a aucune raison, non plus, pour que les réseaux d'alliance et de filiation prennent des conformations particulières : les configurations observées résultent du jeu des variables démographiques et écologiques, avec, pour seules limitations, les degrés prohibés. Ainsi les mêmes prohibitions en matière d'inceste et les mêmes prescriptions en matière d'héritage produisentelles des effets différents selon les classes, renforçant, ici, la « fermeture » du système et la domination qu'il exerce sur ses membres, accentuant, là, 1' « ouverture » du système et la liberté de ses membres mesurée par la variété des combinaisons matrimoniales possibles et le petit nombre des combinaisons prohibées. Si ces idées sont justes, les rapports entre société industrielle et famille conjugale apparaissent alors sous un jour nouveau. Là où la théorie courante voit la généralisation, sous l'effet de l'industrialisation, d'un système de parenté caractérisé par la famille conjugale, il semble bien qu'il faille voir en réalité la conjonction de plusieurs processus, qui diffèrent non seulement selon le type d'industrialisation, mais aussi selon le type de stratification. Rien ne montre en effet que dans les sociétés européennes qui, les premières, se sont industrialisées et d'où la révolution industrielle s'est ensuite propagée, il y ait eu véritable « concordance » entre processus d'industrialisation et processus de généralisation de la famille conjugale. Rien ne permet non plus de dire qu'il y ait eu simple « concomitance », pour reprendre la terminologie de Stuart Mill, « covariation », comme l'on dit aujourd'hui, du fait que les transformations observables dans la composition, l'étendue et les fonctions du système familial diffèrent selon les classes. Tandis que les hautes classes maintiennent, contre la logique de l'industrialisation, des liens de parenté actifs, qui ont pour effet de maximiser les chances offertes à leurs membres dans la compétition sociale, les basses classes, elles, n'ont ni plus ni moins de raisons, sous les régimes économiques actuels, d'entretenir des rapports de parenté lointains qu'elles n'en avaient sous les régimes précédents : elles donnent, de ce fait, l'illusion d'avoir un système familial « ajusté » au système industriel. Dans les hautes classes, il est vrai, la parenté, qui fonctionne toujours comme un moyen de transmettre certains biens industriels — seule des pays fortement industrialisés, l'Union Soviétique fait exception —, fonctionne de plus en plus rarement comme un moyen de transmettre le pouvoir industriel : à mesure que ce pouvoir se concentre, il change de nature et puise efficacité et légitimité à d'autres sources que la parenté, les qualifications. Si alors, comme il le paraît bien, les hautes classes se définissent de plus en plus par la qualification de leurs membres dans le système industriel, le fondement de la stratification ne se trouve plus dans la propriété de biens et de pouvoirs industriels, mais dans celle de certains biens culturels, comme une instruction poussée ou des habitus pris dès l'enfance. Or c'est grâce à ces
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biens seuls et à l'art de s'en servir que les qualifications se gagnent. Loin donc de cesser de transmettre biens et titres comme par le passé, la parenté fonctionne toujours, pour ces classes, comme un ensemble de dispositifs de communication. La matière mise en circulation change ; aux fiefs et aux titres nobiliaires, aux biens et aux titres bourgeois, font place des avantages de condition. Le code d'évaluation n'est pas moins strict, et la logique qui règle la transmission est la même : c'est celle de l'alliance et de la filiation. La barrière et le niveau, par quoi les hautes classes contrôlent l'admission de nouveaux membres, sont toujours là, pour montrer que le système est « fermé ». Quant à l'endogamie, dont la fonction est de maintenir les mailles du réseau serrées, elle ne paraît pas moins forte, comme homogamie de classe, qu'aux débuts de l'industrialisation 1 . Encore ces schémas ne donnent-ils qu'une faible idée de la complexité des processus, qui, pour une large part, demeurent mal identifiés, voire, sous certains aspects, vraiment inconnus. Pour les autres sociétés, les schémas explicatifs aujourd'hui proposables, si raffinés certains soient-ils, sont encore plus simplificateurs, tant les processus conjugués sont complexes, tant, même, leur identification demeure incertaine. Les types d'industrialisation ne varient-ils pas selon les régimes économiques et les formes d'organisation politique ? Les types de stratification ne s'étendent-ils pas du régime des castes, comme l'Inde en offre le modèle, jusqu'au régime de classes dans les sociétés dites « sans classes », telles que l'Union Soviétique et la Chine Populaire en donnent aujourd'hui la préfiguration ? Quant aux systèmes de parenté en vigueur au moment où l'industrialisation fait sentir ses premiers effets, n'appartiennent-ils pas à la diversité entière des types connus ? Aussi, d'une analyse conduite à l'aide de concepts génériques, comme ceux de hautes classes et de basses classes, de biens industriels et de biens culturels, de privilèges de condition et d'avantages de position, faut-il passer à une analyse appliquée à des systèmes et à des processus effectifs, visant des cultures déterminées, saisies à une époque définie, pour lesquelles on dispose de données spécialement collectées. C'est donc à trois séries de choix qu'il faut maintenant procéder, relatifs aux questions à poser, aux cultures à interroger, aux terrains à enquêter.
I. J. Sutter et J. M. Goux, 1962, pp. 683-702 ; A. Girard, 1964, p. 189 sq.
ARGUMENT
Disons donc d'emblée, puisque le moment est venu de choisir, qu'on limitera l'investigation à certains systèmes : les systèmes de parenté caractérisés par Γ « échange généralisé », de formule « complexe » 1 d'une part, les systèmes économiques caractérisés par l'extension du champ de a comptabilisation et la généralisation du calcul marchand 2 d'autre part. A cela, mille raisons : l'abondance relative de la documentation, la quantité et la qualité relative des travaux de terrain, le nombre et le poids dont pèsent dans le devenir du monde les sociétés où ces systèmes sont aujourd'hui en fonctionnement. Mais là n'est pas l'essentiel. L a véritable raison est que la théorie des structures complexes de la parenté reste à faire, et qu'un doute subsiste aujourd'hui sur la possibilité, pour quiconque, de parvenir finalement à l'élaborer. Lévi-Strauss suggérait, il est vrai, dès 1949, une voie à suivre : opérer sur des isolats démographiques. Mais quand, vingt ans après, il reprend le problème, dans la préface à la deuxième édition des Structures élémentaires de la parenté, c'est pour alerter sur les dangers que comporte inévitablement toute tentative de ce genre. « Quand j'écrivais mon livre, la méthode à suivre me paraissait simple. On déciderait d'abord de réduire les sociétés contemporaines à ces cas, privilégiés du point de vue de l'enquête, que constituent les isolats démographiques à fort coefficient d'endogamie, où l'on peut espérer obtenir des chaînes généalogiques et des réseaux d'alliance qui se recoupent plusieurs fois. Pour autant qu'une proportion déterminable de mariages se produiraient entre des parents, il serait possible de savoir si ces cycles sont orientés au hasard, ou si une proportion significative relève d'une forme plutôt que d'une autre. Par exemple, les conjoints, parents entre eux (souvent à leur insu), le sont-ils en ligne paternelle ou en ligne maternelle et, dans chaque cas, sont-ils issus d'un cousinage croisé ou parallèle ? A supposer qu'apparaisse une orientation, on pourrait alors la classer dans un t y p e à côté des structures analogues, mais mieux définies, que les ethnologues ont déjà étudiées dans des petites sociétés. Cependant, l'écart reste trop 1. C. Lévi-Strauss, 1949, p. 525 sq. 2. R. Aron, 1962, pp. 98-99.
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grand entre des systèmes indéterministes, qui se croient ou se veulent tels, et les systèmes bien déterminés que j'ai désignés du nom de structures élémentaires, pour que le rapprochement soit décisif. Heureusement (du moins croyais-je pouvoir le dire), l'ethnographie fournit un type intermédiaire, avec des systèmes qui ne font qu'édïcter des empêchements au mariage, mais qui les étendent si loin par l'effet des contraintes inhérentes à leur nomenclature de parenté, qu'en raison du chiffre relativement faible de la population, n'excédant pas quelques milliers d'individus, on peut espérer obtenir leur converse : le système des prescriptions inconscientes qui reproduiraient exactement, mais en plein, le contour du moule creux formé par le système des prohibitions conscientes. Si cette opération était possible, on disposerait d'une méthode applicable à des cas où la marge de liberté devient plus grande entre ce qu'on interdit de faire et ce qu'on fait, rendant aléatoire le tirage du positif d'après le négatif seul donné. » 1 Or dans la voie indiquée par Lévi-Strauss, la tentative a été faite, se heurtant à des « difficultés formidables » 2 , moins du ressort des ethnologues que des mathématiciens. Les systèmes en question sont ceux qu'on appelle Crow Omaha, du nom des deux tribus d'Amérique du Nord où on les a d'abord identifiés. L a structure de ces systèmes est « élémentaire », en ce sens que, comme les systèmes Aranda ou Kariera, ils désignent, en termes sociologiques univoques, les classes matrimoniales entre lesquelles le mariage est prohibé : le modèle qui formalise cet aspect de leur pratique est « mécanique », on peut en donner une représentation géométrique simple, si grand le nombre de classes soit-il dans les tribus de ce type 3. Mais la structure en est simultanément « complexe » : les types de mariage autorisés ne forment l'objet d'aucune prescription, de sorte que dans la limite des conditions négatives seules posées, les alliances résultent de mécanismes qui, relativement au système, demeurent purement aléatoires. Ainsi les systèmes Crow Omaha se rapprochent-ils des nôtres, du fait qu'ils ne prescrivent aucun type d'alliance en particulier, et qu'ils règlent la circulation des femmes à l'intérieur du groupe par le jeu d'un petit nombre d'interdictions au mariage seulement. Ils en diffèrent cependant par deux traits : les prohibitions concernant des lignées entières, et non des parents de degré rapproché comme chez nous ; la société globale ne compte que quelques milliers d'individus, de sorte qu'après un petit nombre de générations et compte tenu des prohibitions massives, il est inévitable qu'une certaine parenté apparaisse entre les conjoints 4 . La structure des systèmes Crow Omaha apparaît donc bien d'un modèle intermédiaire entre les structures « élémentaires » et les structures « complexes ». Si l'on pouvait l'engendrer par le jeu de quelques composantes simples, un grand pas serait fait dans l'élaboration d'une théorie générale des structures de parenté. Or les premiers résultats des calculs auxquels Jaulin et Schellhorn se sont livrés, d'après les indications de Lévi-Strauss, donnent à réfléchir sur les chances de parvenir à quelque résultat dans cette 1. C. Lévi-Strauss, 1967, pp. x x i n - x x i v . 2. Ibid.,
ρ.
XXIV.
3. C. Lévi-Strauss, 1958, p. 340. 4. C. Lévi-Strauss, 1965, pp. 19-20.
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voie. Il apparaît en effet qu' « un système Crow Omaha qui édicterait seulement deux prohibitions, frappant le clan de la mère et celui du père, autoriserait du même coup 23 436 types de mariages différents si le nombre des clans est égal à 7, 3 766 140 types si le nombre est égal à 15, et 297 423 855 s'il est égal à 30. Avec trois interdictions classiques, les contraintes seraient plus fortes, mais le nombre des types resterait du même ordre de grandeur : 20 181, 3 516 345, et 387 521 515 respectivement » 1 . De tels chiffres parlent d'eux-mêmes. Ils montrent que les ressources combinatoires des systèmes Crow Omaha sont du même ordre que celles de jeux de stratégie compliquée comme les cartes, les dames et les échecs. Dans un cas comme dans l'autre, le nombre des combinaisons possibles, théoriquement fini, est si élevé, qu'à l'échelle humaine il est pratiquement illimité. Il semble donc que c'est dans de tout autres voies que celles de l'analyse structurale à modèle linguistique qu'il faille s'engager. Lévi-Strauss lui-même encore le suggère : seules des méthodes de simulation peuvent laisser espérer qu'on viendra à bout des structures complexes. Mais n'est-ce pas reconnaître qu'il faut renoncer à la génération des structures, seule véritablement explicative, pour la fabrication de simulacres, auxquels on ne pourra jamais accorder qu'une valeur predicative ? A plus forte raison cette conclusion, valable pour les systèmes Crow Omaha, vaut-elle pour les systèmes plus complexes encore que sont ceux des sociétés contemporaines, où les prohibitions sont moins nombreuses, et où les individus se comptent par millions : la liberté de choix laissée de fait à chacun de ces individus permet à ces sociétés d'accéder à l'existence historique, la structure des systèmes n'y àpparaît qu'à travers la fluctuation statistique 2. Mais de ce résultat négatif se tirent une conclusion positive et des indications déjà pour un programme. L'extrême difficulté, voire l'impossibilité d'élaborer une théorie des structures complexes de la parenté, c'est-à-dire à'engendrer ces structures par la combinaison d'opérateurs et d'éléments en petit nombre ne signifie nullement que les systèmes de parenté dans les sociétés contemporaines n'ont ni structure ni fonction. Trop d'évidences sont là pour montrer qu'en ces sociétés appellations, règles et attitudes forment systèmes : analyses componentielles des termes de parenté 3, analyses sociologiques des règles prohibant l'inceste 4, analyses sociométriques des rapports de groupe et des rapports de rôle 5, montrent assez que dans les sociétés les plus industrialisées, catégories, règles et attitudes composent des systèmes homologues. Toute la question est de formaliser assez ces rapports d'homologie, en les dérivant s'il se peut de principes ou tout au moins, d'en donner une représentation simplifiée par la construction de modèles mathématiques. 1. Ibid., p. 20. 2. C. Lévi-Strauss, 1967, p. 123. 3. A. F. Wallace and J. Atkins, i960, pp. 58-80 ; A. K . Romney and R . G. d'Andrade, 1964, pp. 146-170 ; W . Goodenough, 1965, pp. 259-287 ; A. F. Wallace, 1965, pp. 229-248 ; D. Schneider, 1965, pp. 288-308 ; P. Sanday, 1968, pp. 508-523. 4. K . G. Heider, 1969, pp. 693-701. 5. D. Schneider, 1968, p. 57 sq.
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La différence entre structures « élémentaires » et structures « complexes » ne résulte en effet nullement d'une opposition de substance entre sociétés « primitives » et sociétés « civilisées », ou entre sociétés « archaïques » et sociétés « contemporaines ». Elle réside uniquement en cela que les premières, les structures « élémentaires », peuvent être idéalement engendrées par le seul jeu de la filiation, de l'alliance et de la résidence, qui sont les composantes de la parenté, tandis que les secondes, les structures « complexes », résultent de l'adjonction à ce jeu de composantes étrangères, comme la richesse et la noblesse. De là vient qu'en tout système, quelle qu'en soit la structure, il y a un noyau « élémentaire », qui se manifeste dans la prohibition de l'inceste : les conjointes interdites sont toujours définies catégoriellement, soit comme une classe ou une classe de classes, soit comme un ensemble de femmes entretenant avec Ego des relations de parenté définies ; aucun autre critère n'intervient ici, que des critères d'appartenance. Mais en tout système aussi, quelle qu'en soit la structure, il y a un aspect « complexe », qui vient de ce que plusieurs individus répondent généralement aux critères d'appartenance exigés pour les arrangements matrimoniaux : Ego a donc la possibilité de choisir. Des modèles mécaniques peuvent alors formaliser les règles prohibant l'inceste, des modèles statistiques formaliser les connaissances relatives aux choix individuels. Mais de là ne suit nullement que la « complexité » dans la structure d'un système vienne seulement des possibilités de choix empiriquement laissées aux individus. Si la structure de systèmes tels que ceux qui caractérisent les sociétés contemporaines est « complexe », ce n'est pas en raison de la pluralité des choix empiriquement possibles pour les individus, c'est en raison du jeu catégoriel résultant de la connexion de critères multiples pour l'élection du conjoint. Mais dès que le mariage peut allier des individus appartenant à des classes différentes, aux tactiques individuelles se superposent des stratégies de classe. L'inégalité des chances d'accès aux avoirs, aux pouvoirs et aux savoirs, qui dans un système de structure élémentaire résulte des positions individuelles dans le réseau d'alliances et des filiations, dépend dans un système de structure complexe des appartenances de classe. La fonction de la parenté dans la détermination des chances s'inverse ; pour les tactiques individuelles, l'usage en est instrumental, pour les stratégies de classe, l'usage en est final. Si donc structures « élémentaires » et structures « complexes » diffèrent non par les sociétés dont elles caractérisent les systèmes, mais par les composantes des systèmes eux-mêmes, alors, de même que richesse et noblesse interviennent dans la détermination des structures complexes de la parenté, de même alliance, filiation et individu doivent entrer dans la composition d'autres systèmes, tels que le système de l'autorité ou le système du marché. Il faut en conséquence considérer comme « complexes » les structures de ces systèmes, en tant qu'elles résultent en effet du jeu d'éléments et d'opérateurs variés, et comme « élémentaires » ces structures différentes qu'engendre le jeu pur des mécanismes du marché ou la combinaison pure des relations d'autorité. Ainsi l'investigation des structures complexes de la parenté appelle-t-elle, comme son complément, l'investigation d'autres structures complexes, telles
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que celles de l'autorité ou celles du marché, l'une et l'autre visant les mêmes systèmes sociaux, dont elles cherchent, chacune selon son ordre propre, à rendre intelligibles des expressions différentes. Il n'y a donc pas lieu d'hésiter à mobiliser les résultats d'investigations comparatives : c'est au travers des fluctuations statistiques seules que les choix individuels peuvent transparaître, non par inappropriation de l'analyse, mais en raison de la structure même des systèmes. Encore faut-il que ces fluctuations soient significatives, que les variables qu'elles associent représentent des catégories, des règles ou des attitudes effectivement systématisées dans la pratique ou dans la pensée indigènes. Aussi le sens de la démarche est-il imposé par les caractères mêmes des systèmes qu'on se propose d'étudier. Le jeu catégoriel y est en effet si varié et si riche, les combinaisons théoriquement possibles si nombreuses, les modèles logico-mathématiques si détaillés, qu'il faut partir de représentations simplifiées d'abord. Œuvres de l'ethnologue ou œuvres de l'indigène, elles formeront une source d'intelligibilité, à laquelle constamment on se référera pour interpréter les fluctuations statistiques observées. On voit enfin tout l'intérêt que présente, pour la théorie, le traitement de cultures qui n'attribuent de fonction architectonique dans le système social ni à la parenté, ni au marché, ni à l'autorité exclusivement, mais où une même structure se laisse discerner à travers des transformations variées, comme la traduction dans le langage du marché, d'opérations conduites dans la logique de la parenté, ou comme l'interprétation, en sens inverse, des mêmes opérations. Les objets les plus pertinents sont alors ces systèmes sociaux où la stratégie de l'alliance se laisse alternativement interpréter en termes de lignage à perpétuer, de pouvoirs à conquérir, de patrimoines à développer ; ces systèmes où, inversement, les stratégies mercantiles mobilisent, dans l'unité de mêmes processus, les moyens du calcul, ceux de la domination et ceux de la généalogie. C'est donc de toute évidence sur certaines sociétés qu'il faut électivement opérer, celles où deux registres sont pour ainsi dire simultanément ouverts, dans lesquels les opérations des acteurs viennent déposer leurs traces ; sur les pages de l'un, les marques laissées par l'action s'inscrivent au compte de la parenté, sur les pages de l'autre, au compte du marché. De pareilles sociétés existent : ce sont celles où la culture laisse place à deux modèles indigènes, auxquels les acteurs se réfèrent contradictoirement, parce qu'un conflit est en cours ou qu'une mutation se prépare. Aussi est-ce sur ces sociétés qu'on fera des prélèvements, et que parmi elles on choisira celles sur qui on peut le mieux saisir, au vif, comment le système social fonctionne quand la culture subordonne les valeurs du marché à celles de la parenté, comment il fonctionne en sens inverse, quand ce sont les valeurs du marché qui sont subordonnées à celles de la parenté. Il faut en bref, et pour tout dire, que les sociétés choisies offrent l'exemple d'un même système social, qui fonctionne selon deux types de régulation différents, caractérisés, l'un par la primauté de la parenté, l'autre, par celle du marché. Deux cultures, parmi beaucoup d'autres, offrent matière à de pareils prélèvements, tout en se prêtant à un traitement comparatif rigoureux : ce sont la turque et l'arabe, sur quoi portera l'investigation.
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Tous les éléments sont réunis, désormais, pour que l'on puisse tracer l'argument de la recherche. Société turque et société arabe sont, dans l'état le plus ancien de leur organisation sociale, différemment segmentées. Distance généalogique, ou rang de proximité par rapport à l'ancêtre, niveau généalogique, ou rang de génération par rapport à l'ancêtre, géniture, ou rang de naissance des frères les uns par rapport aux autres, y sont composés de manière distincte en chacune. Les théories que les indigènes ont élaborées de leur propre société, en outre, diffèrent profondément : théorie non réfléchie dans les formes d'une pensée savante, dans un cas ; théorie élaborée avec tout le raffinement d'une pensée scolastiquement réglée dans l'autre. On ne peut donc bâtir une représentation simplifiée de l'organisation sociale de la même manière dans les deux domaines : le travail de la pensée indigène n'y est pas du même genre. Il faut en conséquence, pour le domaine turc, construire le type ancestral d'organisation sociale d'après les données historiques et ethnographiques disponibles, en se référant à une société particulière, considérée à une époque précise, comme à un exemplaire prototypique. Puis on cherchera à quelle distance les groupes sociaux étudiés se trouvent du prototype, et on appréciera dans quelle mesure leur organisation sociale est rendue intelligible par référence à ce type, dans quelle mesure elle intègre des composantes qui lui sont étrangères. On explorera ensuite, pour autant qu'on puisse le maîtriser, le champ des différences culturelles, et l'on tentera d'y découvrir, à travers invariants et variations, la structure et la fonction des systèmes. On se risquera enfin, si faire se peut, à estimer la portée et les limites des affinités de structure entre ces systèmes, comme déterminant les marges à l'intérieur desquelles s'exerce l'initiative des acteurs, les règles qui leur permettent de jouer sur deux registres : celui de la parenté et celui du marché. Il faut au contraire, pour le domaine arabe, prendre pour point de départ les élaborations d'une pensée savante, héritière d'une longue tradition de culture ordonnée, animée du souci de rendre intelligible la structure et le fonctionnement du système social dont elle fait ellemême partie. Toute la méthode doit consister alors à montrer dans quelle mesure le modèle savant élaboré par cette culture permet de comprendre la composition et le fonctionnement des groupes aux divers niveaux de segmentation, comment similarités, homomorphismes et homologies entre systèmes sont perçus et construits par les acteurs euxmêmes.
NOTE
SUR
LA
TRANSCRIPTION
DES
MOTS
TURCS
Les langues turques anciennes ne sont connues que par leurs transcriptions en diverses écritures : chinoise, grecque, latine, arabe, ouïghoure, etc. Les langues turques modernes sont écrites elles aussi en divers caractères : chinois, grecs, latins, arabes, cyrilliques, etc. L a langue turque en usage en Turquie depuis la réforme d'Ataturk est écrite dans son propre alphabet. On s'est tenu aux mêmes règles pour la transcription du turc ancien et du turc moderne. Comme dans l'alphabet en usage dans la Turquie d'aujourd'hui, la consonne dj (comme John en anglais) est transcrite : c ; ch (comme chat en français) : $ ; tch (comme Chester en anglais) : ç ; h aspiré (comme haricot en français) : h ; g dur (comme en français garde), ou mouillé (comme dans le français aiguière) : g ; g doux (comme dans l'allemand wagen), qui se réduit parfois à un simple allongement de la voyelle précédente : g ; m, η, même en fin de mot, sont toujours consonnes (comme dans le français mer, natte) ; les autres consonnes ont la même valeur qu'en français. Les voyelles a, e, i, o ont les valeurs qu'on leur connaît en français, le e cependant, est toujours ouvert ; le i fermé (proche du yery russe), transcrit en turc moderne par un i sans point, est transcrit ici par ï ; le y entre e, ö, ü, i, qui est un y comme dans le français yeux, est transcrit en turc moderne comme ici : y ; les sons u (comme en français route), ü (comme en français but), ö (comme en français œufs), sont transcrits ici comme en turc moderne : u, ü, ö. Pour faciliter la lecture on a gardé pour les mots turcs anciennement francisés leur ancienne transcription. On a ainsi : Oghouz, Turkmène, correspondant à Oguz, Turkmen, graphies que l'on réserve pour transcrire ces mots lorsqu'il sont employés dans des textes turcs originaux ou lorsqu'ils sont en usage dans la langue turque parlée aujourd'hui. Pour les citations, on a respecté la graphie de l'auteur : il arrive ainsi, lorsqu'il s'agit de la version française d'une transcription du turc en arabe, que les consonnes qâf, transcrite q, et kêf, transcrite k, soient distinguées, alors que l'alphabet turc d'aujourd'hui ne dispose que du A.
INTRODUCTION
Dans les Philologiae turcicae fundamenta, tome I \ quarante peuples turcs sont comptés : depuis les minorités ethniques des Gagaus jusqu'aux Républiques turques d'Union Soviétique, depuis la Turquie Kémaliste jusqu'aux Yakout de Sibérie. Identité de la langue malgré la diversité des parlers 2, conditions de vie originelles communes en Asie Centrale 3, toujours perpétuées dans le massif de l'Altaï, en Mongolie et au Turkménistan 4, références historiques prémongoles possibles pour la plupart des unités ethniques discernables aujourd'hui 5 , tels sont les principaux traits qui pourraient être cités à l'appui d'une thèse d'après laquelle, malgré leur dispersion géographique, leur inégal développement économique et la diversité de leurs régimes politiques, les peuples turcs auraient néanmoins une unité culturelle certaine. Pour autant qu'il puisse y avoir quelque consistance dans la culture turque considérée à un tel niveau de généralité, la raison serait alors à en rechercher moins dans la similitude des conditions naturelles prévalant pour la plupart des peuples turcs, que dans certaines analogies et d'abord celles des sons, des formes et des syntaxes visibles sous la variété des idiomes et des langues 6, celles des traits constitutifs de l'organisation sociale discernables dans le champ entier des variations culturelles. Bien qu'il ne soit pas originairement conçu pour permettre des comparaisons à cette échelle, l'échantillon de cultures sur lequel a opéré Murdock 7 offre les moyens de prendre une mesure de la variation des traits qui caractérisent un sous-échantillon. Douze cultures turques et mongoles y figurent β : Turcs d'Anatolie, Hazara, Qashgai, Buryat, Dagor, Kazak, Khalka, Kalmik, Monguor, Turkmen, Uzbek, Y a k u t . Onze autres cultures sont à leur voisinage : Armenians, Bedouins, Kurdes, Afghans, Libanais, Iraniens, Lur, Nur, Tajik, Dard, Burusho (Fig. 2). Chaque culture ι. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.
J. Deny, Κ . Gronbech, H. Scheel, Ζ. Togan, 1959. J. Deny, 1924, p. 185 sq. W. Barthold, 1945. L. Krader, 1963, p. 316 sq. R. Grousset, 1952, passim. L. Bazin, 1959, pp. 11-19. G. P. Murdock, 1957, p. 664 sq. Les noms de cultures sont donnés ici dans la transcription de Murdock.
Economie et parenté
58
est caractérisée par une séquence de traits groupés en 15 paires : Cm, D n , l a , ... etc. Soit Τ l'ensemble des paires de traits différentes observées chez les cultures turques, A l'ensemble des paires de traits différentes observées chez les cultures non turques voisines, T U A l'ensemble des paires de traits différentes observées à la fois chez les cultures turques et les cultures non turques voisines. On aura une première
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Figure 2. — Répartition des cultures turques et mongoles, et des cultures avoisinantes dans le World Ethnographie Sample de G. P. Murdoch. CAPITALES : cultures turques et mongoles Minuscules : cultures choisies pour comparaison Italiques : autres cultures indication sur l'étendue du champ ùe variation de ces caractéristiques si l'on compte pour chacune d'elles le nombre de paires de traits différentes observées dans l'ensemble des deux groupes de cultures, T U A . Mais ces mesures sont grossières encore, du fait qu'elles ne prennent pas en compte le nombre des cultures qui présentent les paires de traits considérées. On aura une meilleure évaluation de l'analogie existant entre cultures turques et cultures non turques voisines, ou au contraire de la spécificité des cultures turques, si l'on enregistre non plus l'occurrence de paires de traits différentes, mais le nombre de cultures présentant les mêmes ensembles de paires de traits. Ainsi le Tableau 3 montre que pour la caractéristique [13], qui marque le type de terminologie de la parenté, 10 paires de traits différentes sont recensées parmi les 23 cultures sélectionnées. Parmi celles-ci, 90 % ne se rencontrent que chez les Turcs ou que chez les non-Turcs ; 68 % des cultures sont caractérisées par une paire de traits qui n'apparaît que chez les cultures de la même classe ; enfin, parmi ces 68 % , 69 % sont des cultures turques.
Domaine turc. Introduction
59
Les caractéristiques ont été rangées suivant le pourcentage de traits spécifiques. L'examen de la ligne ι permet d'observer que ce sont les traits les plus différenciés qui spécifient le mieux la différence entre Turcs et non-Turcs. Que l'on compte en termes de paires de traits — ligne 2 — ou en termes de cultures — ligne 3 — le résultat est comparable, sauf pour la caractéristique 1, « plantes cultivées et animaux domestiques ». Enfin il n'est pas indifférent de constater qu'à l'exception de l'élevage, ce sont des caractéristiques marquant l'organisation sociale [13], [12], [6], [10], [15], qui spécifient le mieux les cultures turques par rapport aux cultures non turques, et qu'à l'inverse, les caractéristiques marquant le type d'activité économique [5], [2], [1], [4] sont présentes dans la plupart des cultures. Caractéristiques |TUA| |TAA|/|TUA |ΤΔΑ|/ Ν
(1) (2) (3)
|Τ-Α|/|ΤΔΑ| (4)
[13] [12] [6] [10] [15] 10 1 0 9 10 1 0 .90 .80 .77 .70 .60 .68 .57 .48 .52 .35 .69 .54 .55
[1] [3] [7] [14] [2] [5] 5 7 9 8 9 5 .60 .56 .55 .50 .44 .40 . 1 3 .43 .24 .26 .17 . 1 3
.58 .63 .33
.50 , 4 o
.33
.50 .100
[9] [4] [ " ] 6 3 2 .33 .33 .0 .g .9 .0 .0
[8] 2 .0 .0
.100
Tableau 3. — Spécificité des cultures turques dans le champ de variation composé par les cultures turques et les cultures non turques voisines. [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15]
Plantes cultivées et animaux domestiques Agriculture Élevage animaux Pêche et chasse aux animaux marins Chasse et collecte Type d'établissement et organisation des communautés Famille et ménage Résidence maritale Type de mariage Groupes de parenté patrilinéaires et exogamie Groupes de parenté matrilinéaires et exogamie Groupes de parenté bilatéraux et bilinéaires et exogamie Terminologie de la parenté Stratification sociale Intégration politique et succession
Τ nombre de caractéristiques (paires de traits) observé dans les cultures turques A nombre de caractéristiques (paires de traits) observé dans les cultures non turques voisines (1) nombre des paires de traits repérées dans l'échantillon (2) nombre de paires de traits spécifiques aux cultures turques ou cultures non turques Τ Δ Α , rapporté à TUA, en % (3) nombre de cultures caractérisées par des paires de traits spécifiques aux cultures turques ou aux cultures non turques, rapporté au nombre Ν des cultures considérées, en % (4) nombre de cultures caractérisées par des paires de traits spécifiquement turcs, rapporté au nombre total de paires de traits spécifiques, en %
6o
Économie et parenté
Les conditions écologiques de l'activité économique. Si contraignantes soient-elles en effet, les conditions climatiques dans lesquelles vivent la plupart des peuples turcs 1 n'imposent nullement un mode unique d'exploitation des ressources naturelles. Au Turkménistan, en Transoxiane, au Kharezm et en Anatolie, des populations diverses ont vécu sur les même lieux, simultanément ou successivement, avec chacune un système économique qui lui était propre. L'éloignement de tout océan, l'aridité, les écarts considérables de température, l'altitude enfin 2 imposent certes des contraintes à la combinaison possible des moyens et des forces de production ; des défis, par conséquent, pour les groupes humains qui ont fait de ces régions leur habitat. Forêts et steppes forment la couverture végétale naturelle, avec pour limite, au nord, la tundra ou steppe polaire, qui ne renferme pas de plantes cultivables, au sud, les déserts de sable, dala ou kum, en turc ; gobi, en mongol 3 . Ces limites ont certes varié dans le temps : la diminution des précipitations entraîne une progression du désert vers le nord, leur augmentation, une progression de la tundra vers le sud, et on a pu mettre en évidence, en mesurant par exemple, comme Gumilev, les fluctuations du niveau de la mer Caspienne, plusieurs variations de ce genre, liées elles-mêmes aux variations du rayonnement solaire 4 . Mais pour changeante qu'elle ait été dans l'histoire par son étendue, la steppe a gardé ses caractéristiques botaniques principales 5. C'est sur ses marges seulement que les céréales ont d'abord été cultivées : orge à deux rangs, blés « Amidonnier » Triticum dicoccum, et « Poulard » Triticum turgidum, blé tendre Triticum vulgare, blé à grain Triticum Thaouadar, Triticum aegilopoïdes, avoine Avena byzantina, seigle Secale montanum, sont répandus de l'Anatolie à l'Arménie, depuis des millénaires e , dans tout le domaine paléo-caucasien, où les populations de brachycéphales alpins les ont introduits, par emprunt aux Méditerranéens et aux Iraniens, qui les premiers ont mis en culture et domestiqué ces plantes 7. E t l'on sait par les fouilles de Tolstov et les recherches de Barthold 8 que les populations iraniennes du Kharezm et du Turkestan avaient dès le XIe siècle porté à un haut degré de perfectionnement technique le système d'irrigation des oasis, et qu'elles pratiquaient sur les terres ainsi aménagées une agriculture et une horticulture savantes. C'est à proximité de la tundra cependant, dans la zone des hautes steppes, que se trouve le lieu natif des tribus turques. Là, le nombre ι. F. Grenard, 1898. 2. S. P . Tolstov, 1948 ; L . Krader, 1963b. 3. L . K r a d e r , 1963b, p. 316. 4. L . N . Gumilev, 1965, p. 331 sq. 5. P o u r un état des discussions relatives à la progression des déserts et à la destruction des pâturages en Asie Centrale, cf. la bibliographie abondante donnée
ibid., notamment p. 341 sq.
6. J. B e r t i n , J. J. Hémardinquer, M. K e u l et W . L . Randies, 1966, p p . 10121025. 7. A . H a u d r i c o u r t e t L. Hedin, 1943, pp. 1 1 1 - 1 2 1 . 8. W. Barthold, 1928.
Domaine turc.
Introduction
61
d'animaux qu'une surface d'herbe donnée peut nourrir est constant, les espèces animales qui y vivent sont, pour une période donnée, d'une extrémité du continent à l'autre sensiblement identiques 1 . Les ressources offertes par la nature à l'homme seraient donc elles aussi constantes à travers l'aire entière des steppes, les rapports entre les plantes, les animaux et les êtres humains seraient équilibrés aux mêmes niveaux d'échanges, si les modalités de la relation de l'homme à la nature enveloppées dans les systèmes agricoles et les systèmes d'élevage étaient invariantes. Or, il n'en est rien : la variété des manières dont la nature végétale et la nature animale sont traitées sur un même territoire est au contraire l'un des traits caractéristiques des cultures asiatiques 2 . A la différence en effet des cultures nord-américaines, dont la profondeur historique est insuffisante pour qu'elles se prêtent à comparaison autrement que par une classification en aires statiquement conçues, les cultures asiatiques sont caractérisées par la cohabitation, sur un même territoire, de groupes ethniques distincts, qui diffèrent non seulement diachroniquement, par les événements qu'ils ont vécus dans le passé et les processus qu'ils ont historiquement suivis, mais aussi synchroniquement, par la langue, la religion, l'économie, la parenté, bref, par les principaux sous-systèmes de relations discernables dans le système social 3. Le rapport que chacun de ces groupes entretient avec la nature environnante ne saurait par conséquent être identique : ainsi advient-il que les mêmes aires naturelles offrent aux uns des ressources qui pour les autres demeurent profondément cachées ou seulement sans usage, selon que les systèmes d'outils et les savoirs techniques sont culturellement orientés ou non vers leurs exploitation 4. L'environnement de chaque groupe est alors défini beaucoup moins par les conditions naturelles de son installation, que par la présence et les activités des autres groupes, relativement auxquels il se situe nécessairement. E t comme chaque groupe exploite une part seulement de l'environnement ι . F. E. Zeuner, 1963. 2. Convaincantes tant qu'elles tendent à mesurer les fluctuations du niveau de la mer Caspienne et à trouver les traces de changements dans les limites de la steppe et du désert, les démonstrations de Gumilev le sont moins quand elles tendent à rendre compte des oppositions et différences caractérisant l'organisation sociale des peuples nomades par les variations du climat. Toute l'argumentation repose en effet sur un postulat, que le savant russe donne fort justement comme tel : « Comme point de départ de notre raisonnement, nous devons prendre en considération le fait que la steppe eurasienne est peuplée par les nomades avec la densité maximum, nous entendons par là que les points d'eau disponibles sont utilisés pour abreuver les bêtes. E n conséquence de cela, lorsque le climat devient aride les nomades se déplacent vers les confins de la steppe, et lorsque le climat devient plus humide, ils occupent les étendues steppiques sans le moindre conflit armé avec les aborigènes, puisqu'il n'y a aucune population fixe dans le désert. » Op. cit., p. 335. Ce postulat permet certes à Gumilev de raisonner en termes d'équilibre naturel, et de négliger les différences culturelles existant entre peuples vivant dans le même biotope. L a portée de la démonstration s'en trouve du même coup considérablement limitée : car pour expliquer les variations dans l'organisation sociale par des variations dans les équilibres naturels, il faudrait « contrôler » les variations culturelles que, pour la simplicité de l'analyse, on a seulement supposées nulles. 3. A. L . Kroeber, 1947, p. 329. 4. W. Barthold, 1956.
62
Économie et parenté
total, le reste est laissé ouvert à l'exploitation par les autres groupes, si bien que différentes formes d'équilibre peuvent s'établir entre corésidents, selon que leur culture les oriente vers la compétition ou vers la complémentarité dans leurs rapports à un même environnement L'opposition entre pasteurs nomades et agriculteurs sédentaires, qui a rythmé toute l'histoire de l'Asie Centrale, est en ce sens exemplaire : comme formes d'activité économique, élevage et agriculture sont conceptuellement distincts mais fonctionnellement complémentaires, tandis que se jouxtent et se mêlent, sur le terrain, les peuples qui par choix s'y adonnent. Tout dissuaderait, par conséquent, de chercher à caractériser, dans leur plus grande généralité, le système économique et le système de parenté de ces peuples, si une théorie indigène de l'organisation sociale, la théorie de la parenté par 1' « os », comme opposée à la parenté par la « chair », n'était répandue dans l'aire ouralo-altaïque entière, et si on n'en saisissait des traces jusqu'en des points aussi extrêmes que la Chine et l'Inde 2. La théorie indigène de l'organisation sociale. La pensée indigène, en effet, est sur l'organisation de la société parvenue à un certain degré d'élaboration. Elle ne s'exprime pas, il est vrai, sous forme de traités ou d'encyclopédies, comme la pensée savante des peuples helléniques, ou comme celle des Arabes au temps du khalifat de Bagdad, mais sous forme de codes fixant, de manière solennelle, le droit coutumier : yasa de Gengis Khan 3, kanunname des Ottomans 4, ou par le truchement de généalogies, légitimant de façon officielle la position respective des groupes et les règles d'allocation du pouvoir entre princes De cette pensée, les instruments ont été mis au jour, dès le xiv e siècle, par un érudit formé dans l'une des cultures les plus raffinées de l'époque, Rashid-Eddin : « Chaque ligne de descendance, écrit-il des Mongols, était connue par un certain nom, et composée de groupes séparés, obak, et par ce terme obak, ils (les Mongols) signifiaient ceux qui appartenaient à un certain * os ' et à certain groupe de parenté. Ces obak sont maintenant encore sujets à un processus de ramification. » 6 Ainsi se trouvent très exactement articulés, dans le respect de la terminologie qui leur a donné leur expression originale, les trois concepts fondamentaux de la théorie indigène. Le premier est celui A'appartenance : comme les os viennent du côté du père et la chair du côté de la mère, comme d'autre part l'os l'emporte sur la chair, c'est par l'os, ou si l'on traduit dans le langage convenu aujourd'hui, c'est par filiation paternelle que se détermine l'appartenance d'un individu à un groupe. Le deuxième est celui de groupe social nommé : l'ensemble ι . F. Barth, 1956, p. 1079 sq. ; E. Bacon, 1946, p. 1 1 7 sq. 2. C. Lévi-Strauss, 1949, p. 438. 3. P. Pelliot, 1949. P o u r une interprétation du yasa, cf. B. Y. Vladimirstov, 1948, p. 56 sq. 4. N. Beldiceanu, i960. Cf. H. Inalcik, 1955, PP· I 3 9 _ I 5 7 · 5. Aboul Ghazi Bahadour Khan, trad. Desmaisons, 1871-1874. 6. Rashid-Eddin, t r a d . Krader, L. Krader, 1963b, p. 323.
Domaine turc. Introduction
63
des individus qui descendent d'un même ancêtre ne forme pas seulement une entité logiquement construite, la classe des descendants de cet ancêtre, mais un groupe organisé, obak, porteur d'un nom et de marques emblématiques diverses 1 , dont l'identité se constitue par opposition avec des groupes analogues 2. Quant au troisième concept, c'est celui de ramification : tout obak est exposé à un processus de fission d'un type particulier qui a pour effet de donner naissance, en son sein, à des groupes de même nature, inclus dans le groupe originaire comme des sous-classes sont incluses dans une classe. Ainsi exprimée, la théorie indigène n'est pas, toutefois, sans ambiguïté. Le principe de l'appartenance par filiation paternelle fonctionne réellement, en effet, dans toutes les sociétés turques et mongoles connues. Partout, cependant, où les données historiographiques sont assez nombreuses et précises, comme chez les Kazak, les Ordos ou les Hazara, les généalogies recueillies font apparaître de substantielles différences entre le modèle proclamé et les relations observées. On en donnera ici un seul exemple, emprunté aux Kazak : la généalogie d'Abul Haïr, khan fameux d'une section de la petite orda (Tableau 4) 3 . Deux documents sont disponibles : l'un, établi en 1870 par Dikambay-batyr, personnage officiel, Kazak lui-même, l'autre constitué d'après les informations livrées par un autre Kazak vers 1920, Alikhan Bukeikhan. I II III IV V VI VII VIII IX X
Kerim Tuigash Kurembai Djalyntus Bab Kasym Er-bulantai Sabaz-batyr Er-djomart Alpyspek Abul-Haïr
I II III IV V VI VII VIII IX X
Tableau 4. — Généalogie
Urus (1361-1376) Kui-Ruchuk (1396) Barak Djanibek Usak Bula-kai-kuian Ai-Chuwak Irysh Adja Abul-Haïr (1730)
d'Abul-Haïr.
Ces deux généalogies exposent une lignée de dix générations chacune, mais n'ont aucun point en commun, sinon peut-être, au quatrième niveau d'ascendance : Er-bulantai et Bula-kai-kuian. Toutes les deux sont extraites de séries plus longues : celle de Dikambay compte 54 générations, et remonte jusqu'à Adam, par Noé (Nuh) et Japhet (Yapyz) dans un style fortement marqué par les textes coraniques, celle de Alikhan remonte jusqu'à Gengis Khan, en 19 générations, sans aucune marque, dans les noms, de la pensée islamique. Ainsi soupçonne-t-on qu'en fixant 1. Sur les marques, ou tamgha, cf. A. Vambéry, 1885, pp. 4-5 ; Abu'l Ghazi Bahadur K h a n , 1958, pp. 35-37 ; J. P. Roux, 1966, pp. 121-124. 2. Par « classe des descendants d'un ancêtre », je désigne ce qui, dans l'anthropologie sociale de langue anglo-saxonne, est nommé descent group, par « groupe social organisé », ce qui est nommé « corporate group ». L a terminologie anglosaxonne prête à confusion, comme d'innombrables discussions l'ont montré, dans la mesure où le même mot group est appliqué à des ensembles d'éléments de statut épistémologique différent : tantôt à une classe définie par un critère d'appartenance, tantôt à un système d'acteurs ou interaction effective. 3. Cf. L . Krader, 1963b, pp. 195-197.
64
Économie
et parenté
des listes normalisées d'ascendants à ses princes, la pensée indigène n e tend nullement à enregistrer des relations de parenté effectives, m a i s plutôt à fonder entre compétiteurs des rapports de droit : il n'est p a s indifférent de remarquer, avec Aristov que les seuls noms qui apparaissent sont c e u x que déterminent l'ordre de la primogéniture, dans l a première généalogie, l'ordre de l'ultimogéniture, dans la seconde. E n t r e le concept de « parenté p a r l'os » et l'usage qui en est fait dans les œuvres les plus élaborées de la pensée indigène, il y a donc tout l'écart qui sépare u n principe de validation d'un ensemble de relations observées qu'il f a u t valider : des réseaux de relations de parenté sont préconstitués, le t r a v a i l des « théoriciens » K a z a k consiste à les reconstituer et à les former en systèmes, c o m m e on reconstitue, par construction axiomatique, un corps de connaissances expérimentalement acquises. Mais ni le concept de groupe nommé, ni le processus de fission repérés p a r Rashid E d d i n comme les instruments principaux de la théorie indigène, ne sont moins ambigus q u e le concept de « parenté de l'os ». L ' e x a m e n des terminologies indique en effet que, dans la mesure où l'inclusion des sous-groupes dans les groupes est gouvernée par les principes de la parenté, les points de fission des groupes devraient dépendre non de la distance de génération, comptée par la longueur du chemin, ou nombre de « nœuds » séparant deux individus d ' u n ancêtre commun dans le graphe des relations de filiation et d'alliance, ni de la distance généalogique, ou longueur du chemin séparant deux individus l ' u n de l'autre dans ce même graphe, mais d'une combinaison de ces d e u x grandeurs. C'est en effet, le même m o t nemere qui, chez les K a z a k , désigne les parents paternels liés à Ego ou à ses ascendants et descendants directs, par deux arcs dans le graphe des relations de parenté ; c'est le même m o t aussi shibere, qui dans ce graphe désigne les fils des nemere (Tableau 5)· E l i z a b e t h B a c o n , dans son effort pour élaborer une théorie Δ I Δ nemere 1 Δ shibere
Δ Γ~ Δ
Δ
Δ nemere
I Δ ι
i Δ shibere
Δ nemere Ι Δ shibere
Δ Ego
Δ nemere
Δ shibere
Tableau 5. — Structure du système de parenté kazak, d'après E. Bacon. ι. Aristov, Opy Vyiasneniia, pp. 394-396, cité par L. Kräder, 1963b, pp. 196-197.
Domaine turc.
Introduction
65
de l'obak 1 , appelle « stairsteps system », la structure de cette terminologie, dont les K h a l k h a , avec cinq termes pour dénoter la distance généalogique, äca, üyeeld, hayaald, üyincir, et hayincir, donnent la plus belle illustration (Tableau 6). Or, si l'on suit textes officiels et traditions orales fixant la composition des groupes, ce n'est pas d'après la distance généalogique, mais d'après la distance en génération, que les unités sociales se fragmentent : quand une unité kazak ou turkmène de niveau A se scinde, c'est pour donner naissance à plusieurs unités de niveau B , qui, à leur tour, donnent naissance à plusieurs unités de niveau C. Ainsi Oghouz a-t-il engendré, d'après la généalogie des Turcs et des Mongols d ' A b u ' l Ghazi Bahadur K h a n 2, six fils, qui ont eux-mêmes engendré quatre fils, donnant de ce fait naissance aux 24 tribus turkmènes : processus de segmentation régulier et d'emboîtement symétrique des segments à chaque génération, comme celui, typique, dont Evans-Pritchard a fait la théorie chez les Nuer 3. Chez les Turkmènes de la légende en effet, comme chez les Nuer, trois traits caractérisent l a segmentation : [1] Si un fils est éponyme, ses frères le sont aussi : pour un niveau généalogique donné, autant de fils, autant de points de segmentation ; [2] L e s unités de l'organisation segmentaire, lignages, fractions ou tribus sont généalogiquement distinctes et mutuellement exclusives ; [3] L e s unités s'opposent au même niveau généalogique et non de niveau à niveau,
A u schéma de l'organisation sociale enveloppé de la parenté, construit d'après le principe de la joute donc un schéma totalement différent, édifié de la segmentation (Fig. 3). Ainsi arrive-t-il, ce
dans la terminologie ramification, se surasur le principe opposé qui au premier abord
A Λ A Λ /' /' /'
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Λ \
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A \
\ \ \
\
Λ
\ \ \
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A
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Figure j. — Schéma d'une organisation segmentée avec régularité (a) ou ramifiée avec sectionnement régulier (b). est obscur, qu'au lieu de disparaître comme telles, pour laisser place aux unités de niveau inférieur qu'elles ont engendré, les unités de niveau ι . E. Bacon, 1958, p. 76. 2. Aboul Ghazi Bahadour Khan, trad. Desmaisons, 1871-1874. 3. Ε. E. Evans-Pritchard, trad. Evrard, 1968.
66
Économie et parenté
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0 .
10 M · 16 Ρ ·
18 Β 21 O 15 Ρ • 02 M
• 09 I
Figure 7. — Positions respectives des traits caractérisant les cultures turques.
104
Économie
et
parenté
« r é s i d e n c e m a r i t a l e p a t r i l o c a l e », et [21 O] « a b s e n c e d e g r o u p e s de p a r e n t é m a t r i l i n é a i r e m e n t o r g a n i s é s » 1 ; [ 1 9 Q] « o r g a n i s a t i o n s e g m e n t a i r e des l i g n a g e s », [13 E ] « f a m i l l e é t e n d u e », [28 H ] « e s c l a v a g e h é r é d i t a i r e » ; [20 A ] « m a r i a g e a v e c la fille de l ' o n c l e p a t e r n e l », [12 D ] « d è m e s o u c o m m u n a u t é s de résidence f o r t e m e n t e n d o g a m e s », [23 K ] « p a r e n t è l e s b i l a t é r a l e m e n t o r g a n i s é e s ». P a r c o n t r a s t e , u n t r a i t , [09 I] « c h a s s e et c u e i l l e t t e », est n e t t e m e n t isolé. L a p l a c e , e n f i n , d e [02 M] « é l e v a g e d e b o v i n s et t r a i t e » e s t singulière : d i s t a n t e d e s c a r a c t é r i s t i q u e s t e c h n i q u e s e t é c o n o m i q u e s [03 O], [04 O], [01 O], [07 O], [08 O], [28 H ] , [05 O], m a i s p r o c h e de c e r t a i n e s c a r a c t é r i s t i q u e s de l ' o r g a n i s a t i o n sociale [ 1 9 B ] , [21 O], [15 F ] , Que l'on superpose maintenant les deux configurations, et l'on pourra r e c h e r c h e r s i m u l t a n é m e n t , les r a i s o n s de la p r o x i m i t é des c u l t u r e s , d a n s u n e c o n f i g u r a t i o n d é t e r m i n é e d e v a r i a b l e s , et celles de l a p r o x i m i t é d e s v a r i a b l e s d a n s u n e c o n f i g u r a t i o n d o n n é e de c u l t u r e s . Si les T u r k m è n e s d e M e r v , en effet, s o n t , d ' a p r è s c e t t e a n a l y s e , les p l u s p r o c h e s d u p r o t o t y p e t u r k m è n e d ' o r g a n i s a t i o n sociale, c ' e s t p a r c e q u ' i l s o n t p e u d e t r a i t s qui leur soient s p é c i f i q u e s , et q u e la p l u p a r t des t r a i t s q u ' i l s p r é s e n t e n t c o n c o r d e n t a v e c c e u x d u p r o t o t y p e . Si, p a r e i l l e m e n t , les v a r i a b l e s [19 Q] « o r g a n i s a t i o n l i g n a g è r e », [13 E ] « f a m i l l e é t e n d u e », [28 H] « e s c l a v a g e h é r é d i t a i r e », se t r o u v e n t c o n c e n t r é e s a u v o i s i n a g e d e l a p o s i t i o n q u ' o c c u p e le p r o t o t y p e et la c u l t u r e t u r k m è n e d e M e r v , l a r a i s o n en est à r e c h e r c h e r d a n s le f a i t q u e ce s o n t ces c u l t u r e s et les c u l t u r e s « v o i s i n e s », U z b e k , K h a l k h a et H a z a r a , q u i p r é s e n t e n t spécifiquement c e r t a i n s de c e s traits. L a p o s i t i o n des t r a i t s [20 A ] « m a r i a g e a v e c l a fille d e l ' o n c l e p a t e r n e l », [12 D ] « c o m m u n a u t é d e r é s i d e n c e o r g a n i s é e en d è m e s e n d o g a m i q u e s », et [23 K ] « p a r e n t è l e s b i l a t é r a l e m e n t o r g a n i s é e s », à l ' e x t r é m i t é droite d e la figure, c o m m e celle d e s T u r c s d ' A n a t o l i e , d o n n e à p e n s e r q u ' i l y a un r a p p o r t p a r t i c u l i e r e n t r e c e t t e c u l t u r e e t c e t t e c o n f i g u r a t i o n d é t e r m i n é e d e t r a i t s . A i n s i la c o m p l é m e n t a r i t é des d e u x a n a l y s e s , r e n d u e possible p a r l a « c o m p a t i b i l i t é » des d e u x r e p r é s e n t a t i o n s , p e r m e t d e m e s u r e r les v a r i a t i o n s o b s e r v a b l e s d a n s le c h a m p , d ' é v a l u e r , p a r c o n s é q u e n t , c o m m e n t v a r i e n t d a n s l ' o r g a n i s a t i o n sociale, les conformations e f f e c t i v e m e n t observées. U n e telle a n a l y s e ne f o u r n i t c e p e n d a n t pas, bien é v i d e m m e n t , u n e m e s u r e des v a r i a t i o n s q u i a f f e c t e n t le fonctionnement de c e t t e o r g a n i s a t i o n . C ' e s t ainsi q u e les t e r m i n o l o g i e s d e la p a r e n t é a p p a r a i s s e n t , d a n s u n dispositif d e c o m p a r a i s o n tel q u e celui-là, c o m m e f o r m a n t u n s y s t è m e de s t r u c t u r e i d e n t i q u e p o u r t o u t e s les sociétés c o m p o s a n t le c h a m p d ' a p p l i c a t i o n d u p r o t o t y p e . P a r e i l l e m e n t , les r è g l e s p r é s i d a n t a u x t r a n s a c t i o n s m a t r i m o n i a l e s sont d o n n é e s c o m m e i d e n t i q u e s p o u r t o u t le c h a m p de v a r i a t i o n , et r é s u m é e s sous le t i t r e u n i q u e d e « m a r i a g e p a r a c h a t ». O r on sait, p a r l ' é t u d e d e s t e x t e s r e l a t i f s à la s o c i é t é t u r k m è n e a n c i e n n e , q u e les m ê m e s t e r m i n o l o g i e s et les m ê m e s r é g l e m e n t a t i o n s se p r ê t a i e n t à d e s emplois d i f f é r e n t s , selon q u e les a c t e u r s o p é r a i e n t a u n i v e a u d u c a m p e m e n t , à c e l u i de la t r i b u , o u à celui de l ' e m p i r e . D ' u n e s c h é m a t i s a t i o n d u p r o t o t y p e p a r u n e liste d e c a r a c t é r i s t i q u e s I. Les traits sont marqués à l'aide des mêmes symboles que ceux employés par G. P. Murdock, 1957.
Domaine turc. Prototype
turkmène
105
comme celle qui vient d'être proposée, il y a donc à retirer tout ce qu'on peut obtenir d'une entreprise de « naturalisation » de la culture : à savoir l'anatomie d'une espèce sociale, comme introduction à la caractérisation d'un genre ; mais il n'y a rien à attendre de plus. Or dans la mesure où l'on a pu bâtir le prototype turkmène d'organisation sociale non seulement comme une constellation de traits culturels, un modèle théorique destiné à rendre intelligibles des systèmes empiriquement observables, mais comme l'exemplaire d'un type idéal réalisé dans une société particulière, on imposerait à l'investigation comparative d'arbitraires limitations s'il fallait borner l'ambition théorique à la tâche de discerner les similarités déterminées dans l'organisation sociale par des concordances et des discordances sommairement définies. De même que système économique et système de parenté ont, dans le prototype, des fonctions différentes selon que les acteurs opèrent à un niveau ou à un autre, de même, et à plus forte raison, économie et parenté composent, d'une société turque ou mongole à une autre, des systèmes aux structures homologues, mais aux fonctions dissemblables. Alliance et filiation, production et consommation peuvent, dans le champ des cultures turques et mongoles plus ou moins étroitement concorder, à titre de traits culturels, sans que pour autant ni la position des sous-systèmes dans le système social, ni le jeu des acteurs dans l'espace des stratégies possibles, soient en affinité véritable. Si donc l'on cherche à montrer comment, dans ce champ de cultures, règles d'alliance et règles de filiation, règles de production et règles d'accumulation offrent aux acteurs sociaux deux langages dans lesquels ils peuvent alternativement articuler les mêmes opérations, c'est vers l'étude directe de conjonctures analogues à celles dans lesquelles les anciens Turkmènes se trouvaient qu'il faut s'orienter. La référence à une société particulière comme à un prototype d'organisation sociale permet ce qui, sinon, n'aurait pu être orienté : une étude des similarités entre exemplaires du type, préparant un examen des homomorphismes dans l'organisation sociale et des homologies entre systèmes. E n renvoyant à la société turkmène comme à une société prototype, on ne se borne donc pas à élaborer les questions qu'on adressera aux formations sociales aujourd'hui observables. On se donne les moyens de définir, très exactement, les limites ethnographiques et historiques dans lesquelles reconnaître, sur l'exemple de cultures turques contemporaines, les affinités de structure existant entre système économique et système de parenté. Quels sont donc, dans les sociétés turques contemporaines, les analogues de l'aul turkmène, de Voba et de \'äl ? Au cas où ces analogues formeraient, par leur composition et leur fonctionnement, des groupes articulés selon les mêmes niveaux d'organisation que le prototype turkmène, système économique et système de parenté y sont-ils homologues aux systèmes turkmènes correspondants ? Dans quelle mesure l'homomorphisme de l'organisation sociale dissimule-t-il une transformation des fonctions, dans quelle mesure, à l'inverse, l'hétéromorphisme recouvret-il la perpétuation des fonctions ? Quelles catégories le Yürük d'Anatolie et le Turkmen de Merv mettent-ils en œuvre dans leur pratique et dans leur théorie, quel usage font-ils des règles héritées et des règles
ιο6
Economie
et
parente
innovées, quel registre emploient-ils pour opérer ? Quels instruments, en général, mobilisent-ils, ceux de la parenté ou ceux du marché, et dans quels cas les uns, dans quels cas les autres ? C'est ce qu'il faut maintenant décider, en passant à l'observation, sur un terrain spécialement choisi : l'Anatolie Centrale.
CHAPITRE II
INVARIANTS ET VARIATIONS EXEMPLAIRES DU T Y P E EN ANATOLIE CENTRALE
Aucune société turque ou mongole, on l'a vu, n'est aussi distante de la société turkmène de référence que la société turque d'Anatolie Centrale : sur l'échelle de proximité, la position des Turcs d'Anatolie est en 0,39, avant les Dagor, 0,41, et les Turkmènes de Merv, 0,6g, très loin aussi des Kalmyk, qui sont en 0,69, plus loin encore des Uzbek et des Buryat, dont la position, en 0,79 et en 0,75, paraît devoir les désigner comme sujet privilégié d'observation. Peu de sociétés turques ou mongoles, cependant, peuvent offrir, tant par leur histoire que par leur situation actuelle, une marge de variation aussi vaste entre les formes d'organisation sociale, les états du système d'alliance et de parenté et les caractères du système économique 1 . De tous les pays turcs, en outre, l'Anatolie est celui dont le peuplement turkmène est le plus dense, celui dont on peut penser, par conséquent, que si les liens qui unissent les membres du groupe dans la société traditionnelle ne sont pas encore défaits, c'est là qu'on peut en saisir la structure et le fonctionnement, dans de meilleures conditions que chez des groupes en voie de perdre leur identité 2. De tous les pays turcs, surtout, l'Anatolie est le seul qui, de son propre mouvement, a tenté une conversion véritablement radicale aux valeurs modernistes, allant jusqu'à emprunter tout d'une pièce un droit nouveau, dans la volonté de transformer au fond la condition des personnes 3. Densité du peuplement turkmène, persistance d'une dualité entre formes ancest r a l e s e t f o r m e s m o d e r n i s t e s d ' o r g a n i s a t i o n sociale, il est v r a i , s ' e x p l i q u e n t l a r g e m e n t p a r d e s raisons h i s t o r i q u e s . Q u a n d les T u r k m è n e s p é n é t r è r e n t e n A n a t o l i e , a u X I e siècle 4 , le p a y s n ' é t a i t c e r t e s p a s i n h a b i t é : A r m é n i e n s à l'est, G r e c s au ι . P o u r un é t a t d e s r e c h e r c h e s e t h n o g r a p h i q u e s s u r la T u r q u i e , cf. U . J o h a n sen, 1 9 6 7 , p p . 75-89 ; D . E . E r e m e e v , i 9 6 0 . 2. Cf. S. e t E . D u n n , 1967, p . 147 sq. 3. B . L e w i s , 1 9 6 1 ; Z . F a h r i , 1936. 4. C. C a h e n , 1948, p. 5 sq. ; P . W i t t e k , 1952, p. 554 sq. D a n s d e u x é t u d e s , l ' u n e d e 1958 e t l ' a u t r e d e i 9 6 0 , S ü m e r s ' a t t a c h e à m o n t r e r q u e les T u r c s O g h o u z q u i p é n é t r è r e n t les p r e m i e r s e n A n a t o l i e , a u x X e e t XI e siècles, a v a n t l a g r a n d e i n v a s i o n , a v a i e n t d é j à p o u r la p l u p a r t u n e c e r t a i n e e x p é r i e n c e d e l a v i e s é d e n t a i r e , e t c o n n a i s s a i e n t les p r a t i q u e s d e l ' a g r i c u l t u r e , m a i s q u ' i l s f u r e n t s u b m e r g é s p a r
ιο8
Économie
et
parenté
centre, à l'ouest e t sur les côtes y étaient depuis fort longtemps installés. Mai s les expéditions incessantes qui pendant cinquante ans dévastèrent le pays, les transferts de population, le repli de groupes arméniens entiers dans le Taurus ouvrirent largement le p a y s de Roum au peuplement turkmène. Dès la victoire de Mantzikert, c ' e s t systématiquement que les Seljoukides installèrent les Turcomans dans ces marches occidentales de leur empire. L e s effectifs y devinrent rapidement très i m p o r t a n t s : 200 000 tentes par exemple au nord-ouest d'Antalya, d'après Abu-al F u d a 1 . T o u s ces Turcs, il est vrai, n'étaient pas Oghouz : les sources mentionnent des K a r l u k , des Kalatsh, des Qiptshak, des Petchenek. L a grande masse cependant é t a i t Turkmène-Oghouz, au sens le plus précis de l'appellation tel qu'il résulte des listes de Kachgari e t de Rashid-Eddin, Qïnïk, Dogar, Salghur, Yïvai, Avshar 2. Ces tribus donnèrent à leurs villages e t à leurs campements leurs noms e t apportèrent dans leurs nouveaux territoires des noms de montagnes, de sites e t de cours d'eau empruntés à leur ancien habitat. Ces anthroponymes e t ces toponymes, toujours vivants aujourd'hui en Anatolie, sont très largement distribués du lac de V a n à Izmir, de Trébizonde à Iskenderum : dispersion vieille de sept à huit siècles, qui résulte de la politique consciemment menée p a r les dynastes seljoukides. Ceux-ci en effet, pour supprimer les possibilités de révolte de la part d'unités ethniques cohérentes et militairement organisées, brisaient les grandes tribus en fractions, qu'ils envoyaient en des régions éloignées les unes des autres 3 . L'invasion mongole des Gengiskhanides ne modifia pas substantiellem e n t l ' é t a t des choses prévalant à la fin du x i c siècle : si Hulagii vint s'installer en personne avec 200 000 tentes en Azerbaïdjan, en Iran du nord et en Anatolie orientale, la plupart des tribus qui sous les Ilkhanides pénétrèrent en Asie Mineure étaient turques, e t les rares éléments mongols qui restèrent au milieu de c e t t e masse ne tardèrent pas à se turquiser *.
Ainsi la dualité qui devait caractériser la société turque d'Anatolie jusqu'à nos jours était-elle dès une haute époque pleinement constituée. A u x formes d'organisation sociale requises par les principes et les lois de fonctionnement d ' É t a t s tels que l'empire seljoukide, l'empire ottoman et la république kémaliste, s'opposaient déjà et continuent de s'opposer aujourd'hui les formes d'organisation sociale liées à la structure des communautés villageoises et des campements nomades : types de groupement qui, malgré les fluctuations politiques affectant la société globale, se perpétuent dans le temps, sans changement substantiel, semblet-il, dans les modalités d'accomplissement de fonctions millénaires 5 . Cette dualité, il est vrai, peut être surprise aujourd'hui ailleurs qu'en Anatolie : il n'est guère de pays turc, en effet, où ne s'opposent la tradition d'un pouvoir princier de type militaire, disposant pour son action d'agents strictement hiérarchisés et opérant par commandement, et la tradition d'un pouvoir local de type communautaire, exercé par le chef de campement ou le chef de village sur la base d'un consensus entre les membres du groupe, dont l'unanimité est pratiquement requise pour que des décisions d'intérêt général puissent être suivies d'effet e . Il n'est leurs frères de tribu v e n a n t d'Asie Centrale. Cf. F . Siimer, 1958, p. 131 sq., et i960, p. 567 sq. ι . C. Cahen, 1934, P- 6 i 3 > s12. C. Cahen, 1952, p. 178, sq. 3. M. F . Köprülü, 1935, p. 50.
4. Ibid., p. 53.
5. J . Cuisenier, 1967, p. 117 sq. 6. P. Stirling, 1965, p. 254.
Domaine
turc. Invariants
et
variations
109
guère de p a y s turc, non plus, où ne s'opposent une ancienne tradition urbaine, remontant selon les régions à l'iranisation ou à la sinisation des tribus lors de leur sédentarisation et la tradition plus ancienne encore du nomadisme pastoral, ainsi que de la pratique des opérations de chasse, de pillage et de guerre qui dans ce milieu culturel lui sont inséparablement liées 2. Il n ' y a guère, en outre, parmi les p a y s turcs, malgré la diversité de leurs économies, de groupements où ne s'opposent, d'une part, les processus d'industrialisation et de rationalisation stimulés par l a société globale, d'autre part, les r y t h m e s répétitifs et les procédures conservatoires tenacement maintenues par les sociétés locales 3 . Nulle part ailleurs qu'en Anatolie, cependant, la dualité des t y p e s de groupement et des t y p e s d ' a c t i v i t é ne paraît aussi poussée, la diversité des systèmes et des processus aussi grande 4 . Nulle part ailleurs, non plus, les vestiges d'une histoire plusieurs fois millénaires n'imposent aussi manifestement les marques de la continuité dans des terroirs, des sites et des habitats aussi souvent ravagés par la guerre 5. Aussi est-ce sur des exemplaires anatijoens du prototype turkmène qu'on cherchera à définir la position respective du système économique et du système de parenté dans le s y s t è m e social, puis les marges de variation que tolère un système quand le système auquel il est associé se transforme. E n choisissant de rechercher différents exemplaires du t y p e dans un seul pays, on limite, certes, le champ des variations à certaines variables seulement. Mais, ce faisant, on se donne la possibilité de maintenir invariantes toutes les autres variables, toutes celles, notamment qui caractérisent la société globale. E n concentrant même l'investigation sur une région choisie en v u e de maximiser les différences discernables entre t y p e d ' a c t i v i t é économique, comme on en trouve vers les confins du désert salé, de l ' A n t i - T a u r u s et du Taurus, n o t a m m e n t à Eregli (Fig. 9, p. 112), on contrôle plus étroitement encore le c h a m p de variation. L à , en effet, a u x grandes oppositions écologiques générales en A n a tolie s'en superposent d'autres, plus spécifiques. Tandis que, sur l'uniformité de la steppe qui recouvre le plateau anatolien, bien peu de variantes sont possibles dans l'exploitation des ressources naturelles, bien peu de t y p e s de groupement susceptibles d'être associés à ces variantes e , en P a m p h y l i e et en Cilicie au contraire 7 , ou en bordure de la Méditerranée, entre Tarsus et A d a n a 8, le c h a m p des variations ι. W. Barthold, 1945, p. 45 sq. 2. L. Kräder, 1963, p. 317, et surtout H. Oraltay, p. 176, cité par X. de Planhol, 1958, p. 299. 3. M. Makal, 1963, passim. 4. M. C. Czaplicka, 1918, p. 60 sq. Cf. pour un exemple curieux de transformation du semi-nomadisme pastoral en migrations saisonnières des hautes classes de la société, puis en tourisme climatique ouvert aux classes moyennes, C. O. Tiitengil, Içtirmai ve iktisadi bakirudan Türkiyenin Karayollarï (Les routes de Turquie du point de vue économique et social), Istanbul, 1961, V I I I , pp. 154-158. Texte cité par X. de Planhol, 1963, p. 283. 5. W. M. Ramsay, 1890, passim. 6. P. Birot et J. Drech, 1956. 7. X. de Planhol, 1958, passim. 8. P. Tchihatcheff, 1866 ; C. O. Tiitengil, 1961, p. 154 sq.
no
Economie
et parente
possibles est largement o u v e r t 1 ; les degrés observables dans la transformation de l'organisation sociale sont nettement distincts. Appliquée à une circonscription administrative correspondant à un ensemble historiquement et géographiquement bien défini, l'interrogation peut alors prendre pour point de départ la variation des types ci'activité économique. A condition de lieux identiques, observe-t-on, dans le district d'Eregli, une variation dans les types d'exploitation des ressources naturelles, et inversement, pour les mêmes types d'exploitation des ressources naturelles, observe-t-on, là-bas, des localisations différentes ? Dans quelle mesure, en général, le système d'exploitation des ressources naturelles est-il indépendant de la localisation des activités ? Plus précisément, dans quelle mesure le rapport à la nature impliqué par des types d'activité économique comme l'élevage ou l'horticulture est-il imposé par les contraintes du lieu, dans quelle mesure procède-t-il de systèmes de préférence socialement organisés ? Quelles variations y a-t-il, en un même lieu, dans le traitement de la nature animale et de la nature végétale, et inversement, à quelles variations de lieux les mêmes traitements s'appliquent-ils ? Quelle est, en bref, la physionomie particulière du champ de variation écologique dans ses rapports avec les types d'activité économique, et comment les systèmes d'exploitation de la nature effectivement caractérisables sont-ils déterminés par les particularités de l'organisation sociale ? Il importe, pour élaborer une réponse à cette interrogation, d'estimer d'abord la marge de liberté de l'établissement humain par rapport aux déterminismes naturels dans le district. On appréciera, ensuite, en reprenant les termes propres de la culture indigène, quelle est l'étendue et quelle est la composition des différences relatives aux formes de cet établissement. Il faudra, enfin, juger de la pertinence et de l'actualité des classements de la pensée indigène, et décider si les unités sociales qu'elle distingue peuvent à bon droit être prises comme des unités d'analyse. ι.
L'ÉTABLISSEMENT
HUMAIN
Chef-lieu aujourd'hui d'un kaza (sous-préfecture) et siège d'un kaymakarn (sous-préfet), Eregli, l'ancienne Heracleia-Kybistra, est, depuis les Hittites, le centre social d'une région culturelle diversifiée 2, comprenant à la fois les steppes typiques du plateau anatolien, les forêts et les pâturages caractéristiques des Taurides, de vastes étendues largement ouvertes à la culture, des vallées et piedmonts, enfin, qu'un talent d'agriculteur peut vouer à la plantation et au maraîchage. Situé sur l'itinéraire historique des invasions et des croisades, entre K o n y a (Iconium) et les Portes Ciliciennes 3, ce territoire, nettement délimité par le Taurus au Sud, l'Anti-Taurus à l'est, les monts Karacadag au nord 1. P o u r une é t u d e détaillée des déterminations c l i m a t i q u e s de cette variabilité, cf. S. Erïnç, 1950, pp. 224-235, n o t a m m e n t Fig. 9, p. 233. 2. A u x v n e siècle, E r e g l i ne figure p a s au nombre des sandjak de la province de K a r a m a n ; cf. Ç . E v l i y a , 1834, I, partie 1, p. 90, e t 1935-1938. 3. W . M. R a m s a y , 1890, p. 341.
Domaine
turc.
Invariants
et
III
variations
e t le d é s e r t à l ' o u e s t , a é t é le l i e u de m u l t i p l e s a f f r o n t e m e n t s , l e s a p p o r t s l e s p l u s d i v e r s d e p o p u l a t i o n s ' y s t r a t i f i a n t p o u r c o m p o s e r le p e u p l e m e n t actuel. A u s s i la géographie n ' e n peut-elle être que s u b j e c t i v e .
Amastris
Paphlagonie
Komana ARMENIE
Mélitène
COMMAGÈNE Germanicée Strobèlos
j^· A n a b a r z e
Halicarnasse Cibyrrheotes
Adana
LYCIE Rhodes
Myra ~
Chypre Milet
Figure 8. — Carte des invasions d'après W. Ramsay.
arabes
en Asie
Mineure
(VIIe-IXe
siècles),
ι Point de départ des Arabes. 2 Route d'invasion. 3 Thème byzantin.
Les steppes et le désert salé qui s'étendent d'Ankara au Taurus formaient en effet pour les Croisés un milieu naturel particulièrement hostile. « Ils parcouraient les solitudes sans eau, où rien ne s'offrait au regard que le désert dans toute son aridité, rien que les âpres rochers des montagnes. L'eau qu'ils trouvaient était blanche comme si on y avait jeté de la chaux, et salée. » 1 Brûlant au mois d'août, quand les chevaliers de Guillaume II, comte de Nevers, entreprirent de le traverser, ce désert était pour les Turcomans un lieu de manœuvre familier : « Us bouchent les puits, tendent des embuscades, et attendent l'armée franque assoiffée aux portes du Taurus, à Eregli, où ils la massacrent entièrement. » 2 Ces mêmes ι. Matthieu d'Édesse, 1858, I, p. 59. 2. R . Grousset, i960, I, p. 332.
Économie
112
et parenté
m o n t a g n e s que les hommes de Godefroi de Bouillon franchirent a v e c t a n t de peine étaient continuellement traversées p a r les c a r a v a n e s d e m a r c h a n d s qui d ' A k s a r a y se rendaient à Mersin et T a r s u s , p a r les contingents b y z a n t i n s qui, d u v n e au IXe siècle, allaient guerroyer contre les Sarrazins de Syrie 1 , p a r les cavaliers d ' H a r u n ar R a s h i d qui, en sens inverse, p a r t a i e n t de Syrie pour faire c a m p a g n e t o u s les étés a . L à où le v o y a g e u r occidental est f r a p p é p a r l'aridité e t la s a u v a g e r i e des lieux, le v o y a g e u r arabe ne v o i t que motif d ' a d m i r a t i o n : « Ce p a y s est un des plus b e a u x du m o n d e ; Dieu y a réuni les b e a u t é s dispersées d a n s le reste de l'univers » 3 , proclame I b n B a t u t a h , qui a g o û t é a l t e r n a t i v e m e n t les a g r é m e n t s de la ville, à K o n y a , à A n t a l y a , à A k s a r a y , e t les c h a r m e s du camp e m e n t à l ' o m b r e des noyers, l'été, sur les pentes du Taurus.
Cette diversité dans l'appréciation du terrain, des ressources et des sites, que l'histoire des peuples qui s'y sont installés manifeste si évidemment, se retrouve-t-elle aujourd'hui, de la part des groupes et formations sociales qui y ont fixé leur séjour ? A conditions naturelles identiques, observe-t-on, dans la région d'Eregli, des types d'activité économique différents, et, inversement, à types d'activité économique identiques, observe-t-on des conditions naturelles différentes ?
i.i.
Établissement
humain
et déterminismes
naturels.
L'itinéraire principal qui, aujourd'hui, met le territoire en communication avec son environnement, est celui qui venant de K o n y a par Karapïnar et vers Eregli, continue vers le nord-est jusqu'au col que traversa Alexandre, et au delà duquel commence une longue descente vers Adana. Ce n'est pas sur cette voie pourtant que, exception faite de la ville d'Eregli même, la population a concentré ses établissements. A u levé topographique (Fig. 9), quatre zones d'habitat se laissent en effet discerner : au nord-ouest sur les pentes du Karacadag, au sud-ouest et au sud où la rivière de Divle déroule son cours, au sud-est où la rivière d'Ivriz traverse plus de trente villages, au nord-est et au centre, enfin, où les établissements humains se dispersent dans la steppe, non sans une certaine concentration entre Eregli et Hortu. Les statistiques de la population, comptée en nombre d'individus ou en nombre de feux, confirment ce qui, dès la première inspection des levés topographiques, apparaît fort clairement : ni l'itinéraire routier, ni la voie de chemin de fer ne fonctionnent ici comme des principes de rassemblement des hommes ou comme des règles de délimitation des terroirs. Deux vallées de montagne géographiquement comparables, une steppe dont certaines parties sont marécageuses le printemps, lors des grandes fontes de neige, et un versant de montagne désertique, tels sont, au premier examen, les trois types de terrain que, pour un même climat 4 , le district offre à l'établissement humain. 1. H . Ahrweiller, 1962, pp. 1-32. 2. M. C a n a r d , 1962, p. 345 sq. 3. A . M. I b n B a t u t a h , éd. 1851, p. 9. 4. M a l g r é les v a r i a t i o n s annuelles dans l ' é t e n d u e des zones semi-arides en Turq u i e , le d i s t r i c t reste régulièrement dans la limite de l ' i s o h y e t de 20 cm, qui définit l a « semi-aridité » ; S. E r ï n ç , 1950, p. 233.
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Figure 9. — Eregli et les ν
•t les villages
environnants.
Domaine
turc. Invariants
et variations
113
A u c u n de ces types de terrain ne s'oppose à une mise en exploitation aux fins d'élevage qui soit conforme, dans son principe, au prototype turkmène d'organisation sociale. Les ressources complémentaires de la steppe qui recouvre le plateau anatolien et de la forêt qui s'élève haut sur les pentes du Taurus offrent plutôt, pour l'élevage des ovins, des caprins et des bovins, un terrain particulièrement propice. Or de fait il apparaît, à l'examen des séries statistiques disponibles, des différences considérables, que n'expliquent pas les conditions naturelles. Si l'on trouve moutons, chèvres et bovidés partout où l'homme est é t a b l i 1 , la densité en varie considérablement selon les terrains : forte, pour les ovins, sur le pourtour de la montagne et moyenne partout ailleurs (Fig. 10 a) ; forte, pour les caprins, au pied de la montagne aussi (Fig. 10 b et c) ; moyenne dans la steppe, et faible ailleurs, forte ou moyenne, pour les bovins, dans la steppe, dans le Karacadag et dans la vallée d'Ivriz (Fig. 10 d). Faudrait-il conclure, de ces comparaisons, qu'il y a une relation de proportion inverse entre troupeaux d'ovins et de caprins, d'une part, troupeaux de bovins, d'autre part, comme si la nature végétale faisait l'objet de deux types d'exploitation opposés, grâce à l'élevage, comme si, donc, les groupes humains ne s'engageaient pas simultanément, mais électivement, dans un type particulier de rapport à la nature par la médiation de certaines espèces animales de préférence à d'autres ? On ne saurait toutefois tirer pareille conclusion sans se demander, au préalable, si la distribution des populations animales sur le terrain ne dépend pas de la nature des lieux : moutons et chèvres ne sont-ils pas en plus grand nombre à proximité des pâturages du Taurus ? Mais comment expliquer, alors, qu'on trouve des bovins en fortes proportions aussi bien dans la steppe, près des zones marécageuses le printemps, que dans la montagne, dans le Karacadag et dans le Taurus ? Ainsi la localisation des troupeaux d'animaux domestiques apparaîtelle affranchie, pour une part appréciable, des déterminations du milieu physique. On s'en convaincra mieux encore si, au lieu d'estimer l'importance des troupeaux d'animaux domestiques par le nombre absolu de têtes de bétail, on rapporte ce nombre à celui des feux : la répartition du bétail disponible par feu laisse apparaître de fortes disponibilités d'ovins en trois points bien déterminés, de caprins en un seul point, de bovins en une seule zone, sans qu'on puisse expliquer, sinon peutêtre pour les bovins, ces localisations comme l'effet des déterminismes physiques. Mais cette marge de liberté qu'on découvre ainsi, de la part des groupes humains, dans le choix de leur établissement, ne serait-elle pas due au simple fait que le rapport de l'homme à l'environnement physique a pour médiation ici l'animal ? E t si, au lieu de considérer cette relation médiatisée, on examinait directement les populations de plantes cultivées dans leur rapport avec les types de terrain, ne s'apercevrait-on pas que les déterminismes naturels exercent des effets beaucoup plus contraignants sur l'établissement humain ? Tel semble bien être le cas en effet, si l'on étudie la distribution dans l'espace des céréales cultivées ι. Les troupeaux sont localisés d'après leurs emplacements d'hivernage ; ovins et caprins estivent dans les yayla du Taurus. 8
Économie
114
Figure io. — Distribution géographique des étables et des bergeries d'hiver. a Ovins b Caprins à poils irisés
des troupeaux,
et
d'après le
parenté
localisation
c Caprins à poils lisses d Bovins
Pour chaque indicateur on a confectionné une échelle de saturation du blanc au noir.
Domaine
Figure
turc. Invariants
il.
— Distribution
et
variations
géographique
a Légumes b Céréales
115
des espèces végétales
cultivées.
c Vignes et vergers d Population
Pour chaque indicateur on a confectionné une échelle de saturation du blanc au noir.
Économie
ιι6
et parenté
d'une p a r t , des légumineuses et des fruitiers d'autre part : il n ' y a de cerealiculture importante ni dans la steppe, ni dans les vallées ; il n ' y a d'horticulture importante ni dans la steppe, ni dans la montagne (Fig. i o a et b). Mais la réciproque n'est pas vraie : on ne trouve pas, p a r t o u t où les conditions naturelles s ' y prêtent, d'horticulture import a n t e : la différence entre la vallée d ' I v r i z et celle de D i v l e est à cet égard éclatante (Fig. i l a et c). Elle s'explique, le plus simplement du monde apparemment, par l'aménagement des cours d'eau, très poussé à Ivriz, esquissé seulement à Divle. Mais cet état d'aménagement reste, lui, à expliquer. Car si les vallées ont manifestement été le lieu, toutes les deux, d'après des vestiges d'occupation antique remontant, certains, à la période hittite, d'un établissement humain fort ancien, le débit des sources qui alimentent les rivières est trop inégal pour que des raisons naturelles ne se mêlent point a u x raisons culturelles dans l'explication d ' u n pareil état de choses. L a couverture végétale, détruite dans la haute vallée de Divle, a p u en effet être préservée dans la h a u t e vallée d ' I v r i z en raison des neiges persistantes, plus proches d'une vallée que de l'autre, et de la difficulté d'accès, plus grande pour une vallée que pour l'autre. Quel qu'ait été en définitive le processus de déforestation et la loi qui en a gouverné le cours, le résultat aujourd'hui est là : pour les deux vallées comparées, l'exploitation des eaux fluviales et pluviales offre, dans un cas, des possibilités d'horticulture beaucoup plus larges que dans l'autre (Fig. i l a et c). Il ne découle pas de là, toutefois, une différence considérable quant à la densité de la population installée (Fig. n d), ce qui suggère assez que pour ces sociétés, aucune relation directe n'existe entre variables démographiques, variables technologiques et variables physiques.
X.2.
Configuration
spatiale
et organisation
sociale.
Si maintenant d'une étude de la distribution des populations animales et végétales amenées par l ' h o m m e dans les lieux, on passe à l'étude des types d'établissement humain, c'est vers des conclusions analogues qu'on sera orienté. L a comparaison entre la vallée d ' I v r i z et celle de D i v l e v a fournir, une nouvelle fois, un remarquable exemple. L ' a l t i t u d e et la composition du terrain sont, de part et d'autre, sensiblement les mêmes. Quant à i a situation, elle est identique: même brièveté du développement, entre la haute montagne et le plateau, même absence de passages franchissables, à proximité des sources, qui empêche que l'une et l'autre ne forment des itinéraires pour la traversée du Taurus. Or rien n'est plus dissemblable que l'exploitation des sites par les groupes humains qui s'y sont installés. D a n s un cas, le long de la rivière d ' I v r i z , les villages sont ramassés, concentrés sur de petites hauteurs, et les communautés humaines maintiennent jardins et champs en dehors de l'agglomération (Fig. 12 et 13). Dans l'autre, celui de la rivière de Divle, les établissements humains sont disposés en ligne continue ou presque, depuis la haute vallée qui prend naissance dans le T a u r u s jusqu'à A y r a n c ï , et les maisons sont fréquemment dispersées dans les champs et les
Domaine turc. Invariants
Figure
et variations
12. — Village de Tont,
ι Mosquée 2 Fontaine 3 Four
4 École 5 Café 6 Coopérative
jardins (Fig. 1 5 , p. 120) : différence éclatante, dont on soupçonne qu'elle provient du peuplement et des formes d'organisation sociale qui, à Ivriz et à Divle, le caractérisent. Mais l'exemple n'est pas unique. On ne compte pas moins, sur la steppe d'Eregli, d'une quarantaine de villages. Là, aucune contrainte ne vient limiter les choix dans l'affectation des lieux, dans la réparti-
ιι8
Économie et parenté
Figure ι Mosquée 2 Fontaine 3 École
13. — Village de Nernek. 4 Café 5 Dépôt d'eau 6 Ruines d'églises byzantines
tion, le groupement ou la dispersion de l'habitat. Or qu'observe-t-on ? L a plupart des villages là-bas sont denses, d'une forme grossièrement circulaire (Fig. 14), ou comme si des cercles avaient été accolés l'un à l'autre (Fig. 16 et 17), sans rue ni chemin vrairhent tracés : on devine qu'il s'agit là des quartiers d'hiver de quelque groupement tribal à peine sédentarisé. Seuls quelques villages font exception, plus près du Taurus. Là, les maisons sont dispersées par petits groupes, séparées les unes des autres par des champs cultivés, comme si des formations sociales de même nature voulaient garder leur indépendance, mais rester assemblées et, par la proximité géographique, manifester une certaine solidarité : rien pourtant, dans le terrain, ne préforme une telle configuration, dont il faut donc rechercher les principes dans l'organisation sociale (Fig. 14). Ainsi les établissements humains laissent-ils apparaître, par l'ordre qui préside à la répartition des demeures, par le rapport qu'ils entretien-
119
Domaine turc. Invariants et variations
Figure 14. — Village de ι Mosquée 2 École 3 Café
Bulgurluk.
4 Boutique 5 Sélecteur
nent avec le terroir environnant, une variété certaine malgré l'identité des lieux, non moins qu'une identité certaine malgré la variété des lieux. Manifestant de la sorte leur indépendance à l'égard des déterminismes topographiques, ils donnent à penser que les configurations spatiales expriment, par le jeu des positions et des distances, les systèmes de liens qui font de ces agrégations sociales de véritables « collectivités », « ensembles d'acteurs, selon Parsons, caractérisés par la capacité d'agir de concert » 1 . Ils suggèrent, par leur diversité, que l'habitat humain I. T . Parsons, 1951, p. 198.
120
Économie
ι Mosquée
et parenté
4 Cavernes ou anciennes habitations troglodytes
2 Mosquée démolie
5 Mairie
3 Fontaine
6 École E n grisé, du foncé au clair, plantations
4 ÇM*.
Θ steppe
,I 0
•
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steppe
I»
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A$agi Göndelen •
Domaine turc. Invariants et variations
121
Figure 15. — Village et terroir de Divle. 7 Boutique
10 Moulin
8 Café
i l Cimetière
9 Tailleur
12 Champs cultivés, champs de céréales
jpliers et vergers, vergers et jardins, pâturages.
Figure 16. — Village de Kami§liküyü. ι Mosquée 2 Puits 3 Entrée souterraine
4 École 5 Café E n grisé : jardin
Économie
122
et parenté
steppe
Figure ι 2 3 4
iy. —
Village de
Mosquée Puits et abreuvoir Four Café
5 6 7 8
Yukari-Göndelen. Sélecteur École Grenier Plantation d'acacias
diffère moins par les contraintes que le terrain lui impose que par la forme dont l'organisation sociale le pourvoit. Ils imposent que de l'écologie on passe à l'ethnographie, et que l'on se demande, plus précisément, qui sont ces groupes humains installés là, comment ils se nomment, comment ils se divisent et se répartissent, comme ils se catégorisent selon les normes de leur propre pensée, comment, enfin, ils réfléchissent eux-mêmes leur propre établissement dans l'espace et dans le temps. Va-t-on trouver là, suffisamment vivantes, des formes d'organisation sociale proches du prototype turkmène ? Va-t-on au contraire n'appréhender du passé que des vestiges, et trouver là des types de groupement issus de principes radicalement autres que ceux dont procédait la structure des systèmes en fonctionnement chez les Turcs d'autrefois ?
Domaine turc. Invariants et variations
2.
123
L'ORGANISATION SOCIALE T R A D I T I O N N E L L E ET L'IDENTITÉ DES GROUPES
Des trois niveaux de l'organisation sociale traditionnelle caractérisables d'après le prototype turkmène, nommés respectivement dans la langue aul, campement, oba, tribu, ai, empire, il ne subsiste apparemment plus dans la Turquie d'aujourd'hui que d'obscures rémanences. Ni les institutions typiques, ni les systèmes de relations qui sont au principe des groupements ne se laissent immédiatement interpréter par des analogies turkmènes : partis politiques, organes d'action de l ' É t a t , régime économique, ont manifestement fort peu de traits communs avec les instruments d'autorité et les ressources dont disposaient un Toghril beg ou un Alp Arslan 1 . Si les grandes agrégations tribales au sein desquelles s'est organisée la conquête de l'Anatolie ont disparu, pour les raisons qui ont été dites, d'importantes fractions, cependant, ont gardé leur consistance jusqu'au début du x x e siècle. C'est ainsi que Vambéry a pu, noter, pour le seul gouvernorat d'Aydin, 20 noms de tribus différents 2. Un peu plus tard, en 1891, Tchakyroglu recueillit 88 noms de tribus et put indiquer, pour certaines d'entre elles, combien elles comptaient de maisons, de tentes et de cavaliers Langlois, avec plus de précision encore, a enregistré pour la Cilicie 22 tribus, avec des effectifs de tentes compris entre 30 et 3 000, pour un total de 16 700 tentes * ; P. Russel, enfin, dans une liste publiée dans le Voyage en Arabie, de Niebuhr, a recensé 24 tribus, aux effectifs variant de 100 à 15 000 tentes 5.
Trois mots sont en usage, chez ces voyageurs, pour désigner les groupements qu'ils recensent, tous les trois repris de la langue employée par les sujets parlants eux-mêmes : le mot a§iret, d'origine arabe, qui réfère à l'agrégation la plus vaste, le mot kabileh, d'origine arabe également, qui réfère à un ensemble de petites dimensions ; le mot mahalla, qui chez les sédentaires désigne un quartier de ville ou de village, et chez les nomades une petite agrégation de tentes. Les voyageurs, d'autre part, emploient, comme la population elle-même, deux mots différents pour nommer génériquement les hommes des tribus, les yürük et türkmen 6 . Par le mot yürük, les peuples d'Anatolie visent les nomades en général : l'appellatif yürük vient du verbe yürümek, aller et venir, qui a pour forme ancienne y ori, marcher 7. Par le mot türkmen, ils ne désignent pas des hommes différents des premiers, mais parmi les nomades, cer-
1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.
B. Lewis, 1961. A. Vambéry, 1877, p. 606 sq. M. Tchakyroglu, 1891, pp. 11-15. V . Langlois, 1861, p. 23, cité par F. W. Hasluck, 1929, pp. 475-482. Niebuhr, s.d., p. 336 sq., cité par F. W. Hasluck, 1929, pp. 475-482. F. W. Hasluck, 1929, p. 126 sq. J. P. Roux, 1961, p. 64.
124
Économie
et parenté
tains groupes particuliers, sans q u e les principes de la discrimination soient autrement explicités 1 . Or il résulte des listes publiées par les voyageurs, que la distinction entre yürük et tiirkmen procède moins d'une dualité dans les appartenances ethniques que d'une différence dans la consistance des groupements. Les tribus classées yürük à la fin du x i x e siècle sont en effet composées de groupes a u x effectifs sensiblement moins nombreux (moyenne 780) que les tribus classées tiirkmen (moyenne 2 700). Mais de grands noms oguz se retrouvent de part et d'autre, Teke (Kara Tekeli, Sarï Tekeli), Av§ar, et la langue parlée par les uns et par les autres est identique : c'est celle-là même, dans sa pureté non mélangée, que parlaient les tribus qui firent la conquête 2 . L a tradition orale, cependant, diffère et livre probablement l'explication de cette dualité : les Tiirkmen seraient les restes d'anciennes familles appartenant à la tribu karak o y u n l u , dont sont issus les princes seljoukides s , tandis que les Yürük viendraient des grandes agrégations oghouz, dont ils formeraient les derniers débris 4 , renforcés, périodiquement, de n o u v e a u x éléments en provenance de l'Asie Centrale 5 . Quoi qu'il en soit de cette dualité, les principes de dénomination sont pour les tribus anatoliennes les mêmes. L a plupart ont, pour nom, des n o m s de personne, suivis du suffixe -lï : Kök Musali, §eyklï. D ' a u t r e s sont dénommées d'après leur habitat : Akdaglï (ceux de la montagne blanche), Rumlï (ceux de R u m ) , Sarï Keçilî (ceux aux chèvres jaunes) 6 . D e s subdivisions apparaissent fréquemment, marquées p a r des oppositions de couleur : KarajSarï Tekelï, Kara/Kïzïl Keçilî, conformément à une très ancienne tradition d'Asie Centrale 7 . Il n'est pas indifférent, en effet, de noter la fréquence particulière du mot kara (noir) dans les appellations, si l'on sait que l'opposition entre kara (noir) et ak (blanc) m a r q u e traditionnellement chez les Turco-mongols la distance sociale qui sépare le bas peuple, les gens pauvres ou ordinaires d'une part, les hommes riches ou les beg d'autre part. Certaines fractions, enfin, portent des noms largement récurrents dans toute l'Asie Centrale : Kaçar, Melemencï, U§ak. A la tête de chacune de ces fractions, garantissant leur identité et leur consistance comme groupement, se trouvait un chef, dénommé t a n t ô t beg (turc), tantôt çeikh (arabe). D e cette organisation, il ne reste plus aujourd'hui que des débris. L e s derniers nomades intégraux, a u nombre de quelques dizaines de milliers, sillonnent encore le Taurus. Mais si leurs groupes portent toujours les noms d'autrefois, Çakallar et Kara Hasanlar, Ali Efendi, Kûçûklû 8, Araplï, Kara Koyunlu, Avçar, Turkmen 8, ils ne réunissent ι. 2. 34. 5. 6. 7. 8. 9.
A. D. Movicev, 1951 ; D. E. Eremeev, 1971, p. 128 sq. T. Kowalski, 1934, Ρ· 973· O. Hamdi Bey, 1873, p. 132. Cf., dans le même sens, T. Bent, 1891, pp. 269-70. M. Tchakyroglu, 1891, pp. 8-9. C. G. Feilberg, 1944, p. 163. F. W. Hasluck, 1929, p. 127. J. P. Roux, 1963, p. 57 sq. J. P. Roux, 1961, p. 64 sq. ; 1963, p. 55 sq. J. Cuisenier, 1964, p. 73 sq.
Domaine turc. Invariants
et variations
125
plus chacun qu'un très petit nombre de familles nucléaires. Les mots a§iret et oba sont toujours vivants dans la langue, mais le mot oba est électivement appliqué maintenant aux campements d'été, qui rassemblent, dans les yayla ou pâturages de montagne, les éléments des anciennes tribus, par centaines de tentes. L e mot apret, en revanche, n'a plus guère qu'un emploi rétrospectif, la plupart des nomades ayant transformé leurs quartiers d'hiver en villages, où l'on réside pendant les mois les plus froids de l'année, mais que l'on abandonne, sous la garde de quelque parent, d'avril à octobre, pour se rendre dans la montagne. Ainsi le village est-il devenu, dans la Turquie d'aujourd'hui, pour ceux-là mêmes qui continuent de s'appeler yürük ou türkmen, sinon le lieu unique de l'installation, du moins la forme que la communauté de résidence prend le plus fréquemment. Assurément il n'existe rien, dans le district, comme une histoire unique des groupes qui s'y distinguent, écrite du point de vue de la collectivité qu'ils forment actuellement. Hommes des tribus et villageois ordonnent le déroulement du temps selon des rythmes propres à chaque groupement. L a seule mémoire organisée, qui rassemble et retienne les informations pour l'ensemble des villages, ce sont les archives de l'administration : rétention et transmission des connaissances relatives au passé par les agents du pouvoir central à l'intention d'autres agents du pouvoir central, et non pas par les hommes des tribus et des villages à l'intention des membres de leurs groupes. Encore cette mémoire est-elle partielle, défaillante en de nombreux points, et difficile à réanimer : la réforme de la langue par A t a t ü r k a rejeté dans un passé accessible aux érudits seulement tous les textes rédigés en osmanli et écrits en caractères arabes. Entre les agents du pouvoir central et les anciens des villages, toute médiation, il est vrai, n'est pas absente. Par leurs fonctions spécialisées, deux personnages remplissent, en effet, des tâches particulières dans l'organisation des actes de remémoration : ce sont l'instituteur et l'imam, en situation, l'un et l'autre, de pouvoir relier les événements de la vie locale au cours officiel de l'histoire ou au devenir sacré du monde. Ces personnages sont trop tard venus cependant dans la vie des groupes, ils lui sont trop extérieurs par leurs origines aussi, pour pouvoir concourir avec les anciens des villages à la captation des traces du passé, à la récollection des souvenirs et à la confection des récits d'origine. Aussi est-ce par des traditions élaborées dans les tribus et les villages que les traces du passé sont conservées, que le souvenir en est remémoré, que l'identité des groupes, enfin, est bâtie, dans une opposition mutuelle entre formations sociales topographiquement voisines.
2.1.
Émigrés
et caravaniers
: Çayhan
et
Karacadag.
Sur les sept classes de villages spontanément distinguées par la pensée indigène, deux sont en marge — la classe des villages Çayhan : Çakmak, Çayhan et Aziziye, la classe des villages du Karacadag : Beyören, Kütören, Kïzïlgedik, Taçbudak. L'histoire sociale des premiers n'est guère qu'une collection d'histoires singulières de familles, dont la plupart
126
Économie
et parenté
sont venues du Çayhan. Installées non loin d'Eregli, et sensibles à l'attrait du milieu urbain et des activités industrielles de cette petite capitale, ces familles n'ont guère comme principe de rassemblement que la communauté de résidence et l'analogie des activités. Tout autre est l'histoire sociale des villages du Karacadag. L a montagne noirâtre est située en effet en bordure des derniers confins de la steppe, au nord-ouest du district. Ses deux extrémités est et ouest sont des points de passage obligés pour les deux itinéraires en provenance de K o n y a et à destination des Portes Ciliciennes, l'un par Aksaray, l'autre par Karapïnar. Lieu ancien d'installation humaine, comme le montrent d'abondants vestiges d'habitations troglodytiques et de chapelles souterraines encore bien conservées, ainsi que la fréquence des noms de lieu en ören (en turc d'Anatolie, ruines), le Karacadag est aujourd'hui complètement dénudé et n'offre que de maigres ressources aux troupeaux de moutons et de chèvres. L a proximité de la steppe d'Eregli, d'une part, où chevaux et chameaux trouvent les pâturages appropriés, les contraintes imposées a u x voyageurs par la topographie et par les distances, d'autre part, rendaient possible l'installation d'un lieu d'étape et d'un centre de trafic. C'est ainsi qu'à Kutören et dans les villages avoisinants résidait une population qui vivait principalement du transport à dos de chameau. On ne comptait en effet, jusqu'en 1950, guère moins de deux mille chameaux aux environs du Karacadag. Les caravanes étaient formées en automne et en hiver, après les moissons. Elles étaient composées d'une dizaine de convois de trente à quarante chameaux chacun, avec, à leur tête, le plus riche propriétaire de bêtes de somme, monté luimême à cheval, accompagné de trois ou quatre convoyeurs, chaque convoyeur étant propriétaire aussi de quelques chameaux, et disposant d'un âne pour porter nourriture et matériel de campement. Les proportions étaient toujours rigoureusement respectées : un cavalier par convoi, un convoyeur et son âne par éléments de dix chameaux. Les chameaux pouvaient porter une charge de deux cents kilogs dont trente kilogs de paille et vingt de farine d'orge pour leur nourriture. De Kütören, les convois se rendaient à Aksaray, où ils prenaient leurs chargements de blé et d'orge, et se formaient en caravane. Ils faisaient l'itinéraire d'Aksaray à Mersin en huit étapes, malgré la neige, qu'il fallait déblayer aux passages difficiles. A Mersin ou Adana, la caravane chargeait du sucre, du café, des olives, de la quincaillerie qu'elle transportait à A k s a r a y où un nouveau fret de blé et d'orge l'attendait. Ce trafic n'a pris fin que vers 1950, après la mise en service des transports routiers. Hors d'état de soutenir la concurrence, les caravaniers de Kiitören ont dû alors renoncer à leur activité traditionnelle de transporteurs et vendre leurs chameaux pour la boucherie. Certains d'entre eux, toutefois, parmi les plus riches, ont pu acheter des camions avec le prix des animaux vendus, et monter ainsi de petites entreprises de transport, trouv a n t immédiatement, en cet âge industriel, à opposer au rail la concurrence de la route.
Domaine turc. Invariants
et variations
2.2.
: Berendi
De purs
éleveurs
127
1.
L'histoire sociale des éleveurs de Berendi est toujours différente. Venus de la région de Tarsus, un groupe de nomades, les Pirömerler dont le nom vient de Pirömer, un quartier (mahalle) de Tarsus — auxquels se sont agrégés des éléments arabes, les Ta§e§ikliler, s'est installé dans le Taurus, avec, pour quartier d'hiver, un lieu-dit, Ören, à proximité des sources de la rivière Divle. L a désignation du lieu illustre parfaitement la dualité des significations du mot ören en turc d'Anatolie, signalée par Bazin : à la fois « ruine, tas de pierres » et « ruisseau, rive encaissée ». Que le mot ören ait ou non pour étymologie le persan viran, « ruine », le fait est que dans le Karacadag les doublets Kütören/Kütviran, Beyrören/Beyviran existent, sans que la topographie des lieux donne à penser que les sens de « ruine » et de « ruisseau » soient associés. A Ören, dans la haute vallée de la rivière Divle, l'ambiguïté est patente : les vestiges d'établissements byzantins et les ruines d'installations de captation de la rivière sont désignés du même mot. Cette haute vallée est bordée de falaises, creusées elles-mêmes d'innombrables habitations souterraines, dont la tradition orale n'a pas gardé le souvenir qu'elles aient été occupées : vestiges du royaume arménien du Taurus appartenant au même ensemble culturel que les cités troglodytiques des chrétiens de Cappadoce ? D'Ören où, d'après les anciens, l'installation des Pirömerler et des Ta§e§ikliler daterait de cinq siècles, les quartiers d'hiver ont été transférés à quatre heures de marche plus bas dans la vallée, en un lieu appelé aujourd'hui Eski Köy (le vieux village). Là, Pirömerler et Ta§e§ikliler édifièrent un village, sur un rocher élevé qui commandait tout le défilé, et y résidèrent continuellement jusqu'à une date récente. D ' E s k i K ö y , ils descendirent dans la vallée, à proximité des jardins et des champs qu'ils avaient coutume de travailler et fondèrent, à une heure de marche du piton rocheux où était juché leur ancien établissement, quatre quartiers, Keçir, Akoluk, Yeni K ö y (le nouveau village), puis, plus bas encore, sur l'emplacement d'une exploitation agricole antique, Kïraman. Le mot même berendi signifierait « qui s'est rapproché, qui est descendu, qui est venu en bas ». L'abandon de l'ancien village n'a toutefois été que progressif : décidé vers 1920, le mouvement a duré une douzaine d'années, certaines familles rencontrant beaucoup de difficultés pour l'édification de leurs nouvelles demeures. Comme les derniers restes de forêts avaient en effet disparu à cette époque, on ne pouvait plus se procurer de bois de charpente sur place, en sorte qu'il fallut récupérer les poutres des anciennes maisons pour pouvoir bâtir les nouvelles. Berendi-le-neuf reste, comme le Vieux Village et comme les Ruines, essentiellement un ensemble de quartiers d'hiver : la plus grande partie de la population monte en effet, dès le printemps, dans les yayla, les pâturages du Taurus, par oba de cinq à dix tentes. I. Dans la suite du texte on écrira Berendi (en romain) pour désigner le village, Berendi (en italiques) pour désigner le peuplement nommé d'après le village. La même convention vaudra pour Divle et Divle, Ivriz et Ivriz.
128
Économie
et parenté
Si les grandes lignes de l'histoire sociale sont identiquement connues de tous, il s'en faut, en revanche, que les divisions du groupe soient aussi clairement comprises. Deux villages voisins, d'abord, Biiyük Koraíj et K a y a ö n ü , ne sont qu'imparfaitement rattachés aux l'irömer 1er et aux Ta§e§ikliler. Si, à Berendi même, tous les hommes d'âge mûr peuvent sans hésitation rattacher chaque foyer à une lignée, il n ' y a aucun consensus sur les points de segmentation des lignées. C'est ainsi que les quartiers Ke§ir et Akoluk sont, d'un aveu unanime, composés de Musturlular, le quartier Kïraman de Kïr amano gullarï, le quartier Yeni Köy de Hacïhafïzlar, de Hasanevliler, de Balcïlar, d'Evser, de Kara Huseyin et à'Akçaogullarï. Mais le rattachement de ces lignages aux deux frères Osman et Abdurrahman, des Pirömerler, proclamé par Y imam et le multar actuels, est controversé entre anciens. L e principe généalogique de filiation est certes unanimement affirmé, même si on déclare d'abord que Pirömerler et Ta§e§ikliler descendent des deux frères Osman et Abdurrahman Pirömer, puisque les uns, les Pirömerler sont des Turcs du Turkestan, tandis que les autres, les Ta§e§ikliler sont des Arabes venus d'Irak. E t , en effet, le principe peut être maintenu contre toute espèce de démenti, puisqu'il suffit d'affirmer que les Ta§e§ikliler sont devenus, par le jeu des mariages, des Pirömerler — c'est-à-dire que les Arabes sont devenus des Turcs. Ainsi le principe a-t-il joué alternativement dans le sens patrilinéaire et dans le sens matrilinéaire, selon qu'un Turc épousait une Arabe ou qu'un Arabe épousait une Turque.
2.3.
Les
Yürük.
Tandis que les Pirömerler demeurent groupés à Berendi et maintiennent la conscience de leur identité par la communauté de résidence, les Yürük installés dans le district d'Eregli sont dispersés en plusieurs points, et n'entretiennent les uns avec les autres que des rapports lointains. A la vérité, il n ' y a guère de village dans la région où l'on ne trouve quelques foyers de Yürük, plus ou moins anciennement sédentarisés : Kerimogullarï à Divle, Sari Yïldïz à Tont, Kara Mahmutlular à Nernek. Les nomades cependant, pressés par l'administration de se fixer et contraints par la législation d'acquérir en propriété les terres qu'ils avaient coutume de cultiver, ont électivement installé leurs quartiers d'hiver au débouché des pistes qui conduisent aux pâturages d'été : Cat, Hacï Memiç, Karaburun, Meliklï, Yellice Bastïrïk, Yarïkkuyu. Une installation plus à l'intérieur, comme à Kuzguncuk, demeure l'exception. Quels que soient le lieu et l'ancienneté de leur établissement, les Y ü r ü k du district ont tous gardé le souvenir de leur appartenance tribale. Tous, par leurs noms, se rattachent aux fractions dont les voyageurs du x i x e siècle ont observé les groupements, fractions issues elles-mêmes des grandes agrégations turkmènes : à Yellice Bastirïk, à Karaburun, Tekeli ou Tekex, Horzum ou Khorzum2, I§ïklï3, 1. M. Tchakyroglu, 1891, p. 12 ;|V. Langlois, 1861, p. 21 ; A. Vambéry, 1877, p. 606; sur les Teke, cf. aussi A. Vambéry, 1877, passim; D. E. Eremeev, 1971, p. 91 sq. 2. M. Tchakyroglu, ibid.. ; A. Vambéry, 1877, p. 606.
3. M. Tchakyroglu, ibid,., p. 14.
Domaine turc. Invariants et variations
129
à Kuzguncuk, Menemencï1, Karakoyun, Araplï2. Tous, aussi, ont la même histoire : venus en adirei (en arabe « petite tribu »), groupes de cinq ou six familles, vivant sous la tente noire, ils ont mené de front l'élevage dans les yayla du Taurus et la mise en culture du piedmont. Quand, après la révolution de 1924, Atatürk réforma l'administration territoriale et supprima la chefferie traditionnelle, il ne resta plus, entre les a§iret, aucun lien particulier. Les affinités tribales cessèrent de jouer, le destin des groupes était scellé. Sous le mot Yürük, il ne devait plus y avoir désormais qu'un concept générique rassemblant une collection de familles d'après la communauté des origines, l'analogie des histoires et l'identité des activités. Mais pour toutes ces familles, quand bien même on dispose d'une riche exploitation agricole, l'attrait de la vie nomade demeure, et la pratique de l'estivage se perpétue. Tous les ans, on part en oba, dans le Taurus. Là, les membres dispersés des agrégations tribales d'autrefois se retrouvent, par centaines de tentes. On prépare les mariages, on célèbre de vieux rites, on renoue avec des parents lointains, on rencontre les derniers « hommes libres », ceux qui se refusent toujours, malgré les pressions de toutes sortes, à fixer à jamais leurs quartiers d'hiver dans la plaine. 2.4.
Les
Divlelï.
L'histoire du peuplement de Divle est exemplaire, à plus d'un titre, des bouleversements qui survinrent en Anatolie après la première pénétration turque. Du nom Divle, qui est celui de la rivière dont l'agglomération principale tire son appellation, les anciens des villages ignorent la signification. Avec l'imagination étymologique qui caractérise ces peuples sensibles à la polysémie, certains n'hésitent pas à rattacher le mot divle aux devler, les géants qui habitaient les grottes de la montagne 3. Tous connaissent parfaitement les innombrables habitations souterraines creusées dans les falaises, comme à Berendi, dont certaines servent maintenant d'abris pour les troupeaux. Tous savent aussi que ces maisons troglodytiques étaient habitées par des populations chrétiennes, et on en donne pour preuve que dans plusieurs on trouve encore des effigies de la Vierge et des Saints, peintes à fresque. La dernière église gréco-byzantine a été détruite vers 1925, et c'est sur son emplacement qu'on édifia l'école. Les Divlelï attribuent les traces du passé qui les entoure aux Grecs, et se présentent eux-mêmes comme des Noman (ben Omar ?) venus de La Mecque, il y a 650 ans. De fait, la basse vallée de la rivière de Divle avait été complètement mise en valeur sous les Byzantins, et les vignobles y étaient nombreux. La culture de la vigne y persista longtemps après la conquête du pays de Rum par les Seljoukides, comme partout où des minorités chrétiennes, grecques ou arméniennes perpétuèrent leurs usages en Anatolie. Mais des vignobles 1. M. T c h a k y r o g l u , ibid., p. 14 ; V . L a n g l o i s , 1861, p. 21. 2. M. T c h a k y r o g l u , ibid., pp. 12-14. 3. D e fait, divle signifie « melon » à Nigde, divlet, « melon » à K o n y a , mais divle signifie aussi « casserole en terre cuite ». P . B o r a t a v , s.v. 9
130
Économie et fiorente
byzantins, il ne reste plus aujourd'hui que le souvenir, entretenu par le mot bag (vigne, vignoble) donné à de nombreuses parcelles du terroir. Le peuplement antérieur a en effet été recouvert par des éléments de tribus turkmènes, à une époque qu'il est impossible de préciser, mais qui est certainement ancienne, car les Divlelï ignorent les agrégations tribales auxquelles leurs lignes se rattachent. Le lien avec la grande histoire seljoukide ou ottomane, que les noms permettent d'établir, comme chez les Yüriik, est ici perdu. Les principales lignées s'appellent en effet : Bayatlar (de bay at, fils de Gün Khan 1 ), Bayraktarogullarï (les fils du porteur de drapeau), Firkatlar (les séparés), Dozier (?), Lazlar (ceux de la mer Noire), Sarïgôdeler (nom de couleur, subdivision des Gödeler ?), V eliba§ogullarï (les fils de Veli Ba§). Aussi est-ce à partir d'événements relativement récents que l'histoire des Divlelï se précise : l'installation notamment d'importants effectifs de ce peuplement sur les ruines de grandes exploitations agricoles byzantines, à une date indéterminée en effet, mais qui ne paraît pas remonter à plus de cent cinquante ans, les Divlelï, lassés de voir leurs champs dévastés par les chameaux, les moutons et les chèvres des nomades, décidèrent de s'installer, en force, sur les lieux mêmes qu'ils ensemençaient, en bordure de la steppe. Ils choisirent dans cette intention les emplacements d'anciens habitats byzantins, où ils pouvaient réemployer les pierres des solides constructions d'autrefois et bénéficier aussi des vestiges du système de canalisation. Ils essaimèrent donc, et fondèrent une série de villages, rétablissant ainsi, aux limites de la Lycaonie antique, les conditions d'une mise en exploitation régulière des ressources du sol (cf. Fig. 8, p. m ) .
2.5.
Une fraction
turkmène
: les
Bektik.
Issus d'une mahalle (quartier) de Mara§, les Bektik formaient un ensemble de 131 familles quand, d'après leur tradition orale, ils durent quitter leur ancien établissement, il y a quatre cents ans, à la suite du conflit qui opposa dans cette ville Bey azitogullarï et Zülkadir ogullarï. De Maraç, ils se rendirent dans le Taurus, et fixèrent provisoirement leurs quartiers d'hiver aux environs de Zanapa. C'est alors que le gouverneur de Konya leur proposa de s'installer dans la steppe d'Eregli, pour défendre la route de la soie, au pont d'Hortu, contre les brigands à l'affût dans les marécages et dans les montagnes avoisinantes. En échange, ils seraient exonérés d'impôts et exemptés de service militaire. Les Bektik consultèrent leurs vieillards, qui leur dirent : « Si vous voulez cultiver la terre et soigner les vignes, restez à Zanapa. Si vous voulez faire paître vos troupeaux, allez à Hortu. » Ils choisirent de garder leurs troupeaux, et s'engagèrent à entretenir un nombre de cavaliers suffisant pour garantir la sécurité des caravanes. De là date leur établissement dans la steppe d'Eregli, avec, pour centre, Hortu, le pont qu'ils avaient pour mission de défendre. Ainsi fixés dans le kaza, ils transforX. Cf. généalogie d'Oghouz : B a y a t est le deuxième fils de Gün Khan, fils luimême d'Oghouz.
Domaine turc. Invariants et variations
131
mèrent progressivement leurs quartiers en villages, fondant plus de vingt établissements 1 . Bien qu'ils soient devenus complètement sédentaires, les Bektik, seuls parmi les éleveurs de la steppe en Anatolie centrale, ont gardé la topak ev, la tente ronde de feutre, montée sur treillis de bois, abri caractéristique des peuples turco-mongols dans la pureté de leur culture. Certes, ils ne s'en servent plus désormais que pour l'estivage ; et, en fondant des villages sur les lieux mêmes des pâturages d'été, beaucoup se sont affranchis de la nécessité de la transhumance : la tente de feutre a perdu alors de sa raison d'être, aussi devient-elle de plus en plus rare. On observe encore, toutefois, chez les Bektik, dans certains villages, la maison de pisé nouvellement construite et la topak ev d'autrefois, côte à côte, et, dans la steppe au pied du Karacadag, dès le printemps, des oba entières de tentes rondes. La persistance d'un tel usage est lourde de signification : qu'au milieu de populations sédentarisées depuis longtemps, comme les villageois de Kütören ou les jardiniers d'Ivriz, seuls parmi les anciens nomades environnants et à la différence des Yürük, les Bektik aient gardé la topak ev, est le signe d'une grande consistance du groupe, la marque probable d'une étroite conformité au prototype turkmène d'organisation sociale. La persistance dans ce groupe de traits culturels authentiquement turkmènes s'explique, semble-t-il, aisément : installés à Hortu, avec leurs chefs, leurs cavaliers armés, leur mission officielle, les Bektik ont rempli jusqu'à une date encore récente la fonction militaire traditionnelle des tribus turkmènes dans le pays de Rum. A la différence des Yürük, dont les groupes se sont fragmentés à l'infini, jusqu'à se réduire à des lignages de quelques ménages, les Turkmènes ont pu rester plus longtemps formés en grandes unités, et n'ont entamé le processus de fragmentation qu'à la fin de l'empire ottoman. Le souvenir de leurs chefs militaires est toujours vivant, et dans certains villages, comme à Hortu et à Çiller, on entretient la mémoire de Celebaga, d'Abdurahman aga, de Karamahmut aga, de leurs étalons arabes et de leurs cent cinquante cavaliers. L'identité des Bektik, toutefois, reste obscure. Sur le nom même, les anciens ne livrent que de rares commentaires, et donnent comme signification « ceux qui ont la tête dure » (?). Leur principale lignée, il est vrai, les Budak, dispose d'une longue généalogie, mais c'est la seule à pouvoir établir la preuve d'une association continue entre le nom propre du lignage et le nom ethnique Bektik. Les autres lignées n'ont de consistance que sur quelques générations, et ne laissent rien apparaître, par leurs noms, de l'origine du groupe : Deliömerli, Sofular, Fatiler, Buke§li, Kadïlar, A liçavuslular, Hamzalar, Mollalar, Kïrcantar, Çabukakïlar Acem. Il semble qu'au noyau initial se soient agrégés d'autres éléments, car la tradition orale rapporte que l'émigration de Zanapa à Hortu a été progressive. Il semble aussi que les Budak aient joué un rôle capital : leurs familles sont propriétaires aujourd'hui de grosses exploitations agricoles disséminées dans le territoire du disI. Des Bektik sont signalés comme muhtarlik à Koçhisar (Konya) et comme mahalle à Nev§ehir (Nigde) ; des Bektik sont signalés par Ali Riza Yalgin, Türk Folklor Araçtir malarï, n° 2, sept. 1949, comme Yürük, mais sans localisation. P. Boratav, s.v.
132
Économie et parenté
trict, et les plus riches d'entre elles composent 1' « aristocratie » d'Eregli. Il semble, enfin, que certains groupes nomades apparentés se soient en quelque sorte « affiliés » aux Bektik, car on trouve maintenant, sous cet emblème onomastique, des Hala§ ou Khalash (Selvili) et des Av§ar (Acïkuyu, Yeniköy, Selvili), éléments purement turkmènes eux aussi, Issus des grandes tribus oghouz de la conquête. Destin paradoxal que celui des Bektik. De tous les peuplements du district le peuplement Bektik est, de beaucoup, le plus proche des origines turkmènes ; et pourtant c'est, de tous, le plus résolument engagé dans la céréaliculture. Venus à Hortu pour garder le mode de vie de leurs ancêtres, les Bektik ont effectivement perpétué la tradition turkmène, et certains de leurs groupes la perpétuent encore. Mais les descendants des cavaliers d'autrefois n'ont pas hésité, avec le changement de régime politique et la disparition des caravanes, à modifier radicalement leurs activités, mettant en labour la steppe, achetant tracteurs et moissonneuses, recevant et reprenant à leur compte les innovations techniques les plus variées. 2.6.
/ a r d i n i e r s et agriculteurs
: les villageois
d'Ivriz.
Les vestiges du passé, dans la région d'Ivriz, sont si nombreux, les restes de canalisation, les tombeaux, les ruines byzantines sont à ce point incorporées dans les dispositifs actuels que l'histoire la plus lointaine est, pour chacun, comme présente tous les jours. Installés dans la haute vallée du Taurus, les villages dépendent en effet pour leur économie d'un système d'irrigation qui répartit entre eux les eaux de la rivière d'Ivriz. La source, impressionnante, est surmontée d'un basrelief hittite qui figure le dieu recevant, avec l'hommage du prince, les présents de l'agriculture, le blé et le raisin. Dans ces vallées fertiles, mais exposées à la malaria, on se livre à une agriculture qui est un véritable jardinage : les terres, minutieusement irriguées, sont retournées à la bêche, et l'on y fait pousser oignons, tomates, pommes de terre, haricots, poivrons, ail, poireaux. Les vergers sont composés de pommiers, poiriers, abricotiers, pruniers, cerisiers, noyers, et voisinent avec des vignobles. Ils alternent avec des plantations entières de peupliers, dont les produits sont destinés à la vente comme bois de charpente ou de menuiserie, et dont les feuilles et brindilles, convenablement traitées, servent d'engrais. Certes, des différences non négligeables distinguent les villages de la région d'Ivriz : leur emplacement dans les vallées, qui rend l'horticulture plus ou moins aisée, la part inégale que les villageois consacrent encore à l'élevage, la réceptivité plus ou moins grande des jardiniers aux techniques, aux produits et aux espèces nouvelles. Tous ont en commun, cependant, le même type d'histoire. Car si, des Hittites aux Ottomans, les vestiges du passé imposent la conscience, pour la population, d'être établie sur des lieux continuement habités, les mêmes ruptures, aujourd'hui, sont partout apparentes. Ruptures sémantiques, d'abord, qui, pour une administration attentive à garder le contact avec les sources oghouz-turkmènes du peuplement anatolien, sont à ce point irritantes que les principaux villages
Domaine turc. Invariants et variations
133
de ces vallées ont par décision autoritaire dû être rebaptisés : c'est ainsi qu'Ivriz, Zanapa, Tont, Nernek, Durlaz sont devenus respectivement Aydïnkent, Halkapïnar, Gôkçeyazï, Yayïklï, Yïldïzlï. Ruptures, aussi, dans le peuplement, apparentes à travers les noms des principaux lignages, qui se répartissent en deux catégories (Tableau 10). Les uns sont, en effet, des noms de forme et de signification turques courantes : H act Ali Ogullarï, « les fils de Hacï Ali » (Nernek), Ivriz-Ogullarï, « les fils d'Ivriz » (Nernek), Imamli, « les descendants de l'imam » (Ivriz). Les autres sont des noms dont la morphologie et la signification renvoient à de tout autres sources que les origines turkmènes : Tamamlï, « les complets » (Ivriz), Kandillï, « ceux aux lampes à huile », dont les anciens disent qu'ils sont des Rumiar, des Grecs convertis à l'Islam après l'arrivée des Arabes (Ivriz), Emirogullarï, « les fils de l'émir » (Nernek), Isakogullarï, « les fils d'Isaac » (Nernek), dont les descendants disent qu'ils sont des Rumiar convertis à l'Islam (Nernek), Tolun, Toraman, anthroponymes de signification turque ambiguë, portés par les fondateurs de Tont. Chacun de ces trois villages a, certes, une physionomie particulière quant à l'onomastique : prédominance des noms renvoyant à une fonction religieuse à Ivriz ; grande fréquence des noms intégrant des oppositions de couleur, comme dans la plus ancienne tradition d'Asie centrale et comme chez les Yürük, à Nernek ; récurrence inexpliquée de noms d'allure iranienne, à Tont. Malgré ces différences, les noms de lignées ne transportent plus, dans aucun de ces trois cas, que des réminiscences lointaines, largement recouvertes par la pratique anthroponymique turque courante. Les ruptures, enfin, ne sont pas moins grandes dans l'occupation des lieux. Car si la rivière d'Ivriz a, depuis les Hittites, été dans toute cette région la source d'une activité intense, les établissements humains, exposés comme ils l'étaient aux ravages de la guerre, sur cet itinéraire historique, ont changé de site un très grand nombre de fois. Ainsi dans la région d'Ivriz même, où la topographie dorme aux établissements humains les meilleures chances de développement continu, la rupture avec le passé antérieur à la conquête et au peuplement de l'Anatolie a été pleinement consommée. E t ce sont des Turkmènes, avec bien peu de sang iranien, arménien et grec, qui pratiquent maintenant en ces lieux les arts complexes de l'irrigation, de l'horticulture et de l'arboriculture. 3.
E X E M P L A I R E S DU T Y P E E T CHAMP D E V A R I A T I O N
Tels qu'ils viennent d'être identifiés d'après leur histoire sociale les sept groupes distingués par la pensée indigène font apparaître entre eux des concordances et discordances également remarquables. Ils donnent à penser, aussi, qu'ils sont inégalement proches, les uns par rapport aux autres, du prototype turkmène d'organisation sociale. Aussi importe-t-il de tenter une mesure de leur homomorphisme, et d'apprécier la distance de chacun par rapport au prototype.
Économie et parenté
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Domaine turc, Homomorphismes
et hétéromorphismes
207
est un voisin à qui l'on recourt pour une compétence spécialement reconnue, ou lorsque, à plus forte raison, c'est un artisan qualifié : au service rendu il faut alors une rétribution, il y a un « coût » à supporter, des biens ou des services à livrer en retour. Qualité et ampleur d'une construction dépendent donc, fondamentalement, du nombre et de la qualité des services qu'un ménage peut mobiliser par appel à la parentèle, d'une part, de la valeur des biens et services qu'il peut fournir en contrepartie des concours spécialisés auxquels il fait appel, d'autre part. Dans ces limites, les « préférences » pour un système de formes architecturales plutôt que pour un autre sont « libres ». Elles expriment, avec plus de nuances que le costume, la proximité dans laquelle un acteur se tient par rapport aux modèles hérités d'un côté, par rapport aux modèles importés de l'autre. Il en va de même, plus nettement encore, pour les techniques culinaires et les régimes alimentaires. Là, rares sont les biens qu'il est nécessaire de se procurer au marché contre versements en monnaie : marmites de cuivre et pots d'étain, pour la préparation des repas, sel, sucre, café et thé, pour la consommation courante. Encore ces derniers biens sont-ils considérés comme des biens de luxe, et leur consommation a-t-elle le plus souvent un caractère ostentatoire. On n'observe aucune différence significative entre peuplements quant aux techniques de cuisson et quant aux foyers utilisés. Ces derniers sont en effet, assez uniformément, de quatre types : yer ocagï, foyer en forme de croissant, en pisé, installé soit à l'intérieur, soit à l'extérieur, auquel cas il n'est pas abrité et ne possède pas de cheminée, servant uniquement à la préparation des repas ; tandïr, foyer creusé en terre, situé généralement à l'extérieur, de plus grande dimension, capable de recevoir des marmites de grande taille, à usages multiples : cuisine pour grands repas, teinture, lessive, cuisson du pain sur une plaque de tôle ; bacasi oían yer ocagï, foyer en pisé, placé dans une construction ouverte sur un côté, pourvu d'une cheminée de dimensions bien calculées, servant surtout à la cuisson du pain (Fig. 36). Seul le maltïz, réchaud cylindrique en tôle, briqueté intérieurement, ne se trouve que dans les villages où on dispose de bois à feu (Ivriz, Yiiriik, Berendi). Mais les aliments préparés sur ces foyers diffèrent significativement, en qualité et en quantité, d'un peuplement à l'autre, non significativement, sinon en quantité, d'un ménage à l'autre. L a pratique courante, quant aux repas, est de trois par jour. Le premier repas, que l'on prend tôt le matin, est le repas d'hommes et de femmes qui, sauf en hiver, se préparent à aller dans les pâturages ou des champs éloignés, et qui ne rentrent que tard le soir, après avoir pris un peu de pain à midi seulement. Chez les Bektik, ce premier repas se compose de bulgur, blé bouilli et concassé 1 (Fig. 37 et 38), et de fromage. A Ivriz, Berendi, Divle et chez les Yiiriik, c'est le pain 2 et le fromage qui prédominent, accompagnés le plus souvent de thé ou d'une infusion analogue, le « thé de montagne », fait d'herbes cueillies sur le ι. Exactement, blé en grains bouilli, séché au soleil, puis concassé. 2. Le type fondamental de pain est la yujka : crêpe mince, d'une pâte sans levain, cuite sur un disque de pierre. On empile ces crêpes les unes sur les autres, pour leur conservation et leur consommation.
2o8
Figure
Économie et parenté
36. — Four à pain, ekmek firini, village de Selvili, peuplement
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enduite d e glaise b C o u p e verticale de la c h e m i n é e
Taurus. Le deuxième repas, plus léger, est composé de pain sec dans beaucoup de familles, avec un oignon ou une tomate dans les familles aisées (Yürük, Bektik), avec des légumes verts, une salade de fruits ou un œuf l'été, des légumes secs l'hiver, dans ces mêmes familles, à Ivriz, Divle et Berendi. L e troisième repas, qui est le principal de la journée, se compose généralement de deux plats. Chez les Bektik, on y mange potage, et bulgur, avec du yogurt ; à Ivriz et à Divle, on consomme d'abord les restes du repas de midi (légumes, légumineuses), à quoi on ajoute un second plat, du même type. Chez les Yürük et à Berendi, on y mange un plat chaud, par opposition aux deux repas précédents qui sont froids à l'exception du thé : c'est tantôt un potage, tantôt un plat de légumineuses, haricots, fèves, pois chiches, accompagnés — rarement — de viande coupée en petits morceaux et bouillie, puis
Domaine turc. Homomorphismes
et hétéromorphismes
209
Figure 27· — Mortier à blé, dibek, pour concasser le blé avant de faire le bulgur. Kuzguncuk. a Pierre creusée d ' u n e c a v i t é b Soku, récipient en vannerie placé d a n s la c a v i t é de la pierre ; le blé, légèrement h u m i d e , est mis dans le soku, puis concassé c Masse
Figure
38. — Moulin
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a Élévation
c Meule, degirmen
b Plan
d Manche, kol
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du pain, du fromage et du yaourt. On voit, par le Tableau 25, combien les Bektik se distinguent des autres peuplements quant au régime alimentaire : ce sont les seuls à consommer, de façon régulière, le traditionnel et millénaire bulgur, les seuls à ne prendre que peu de légumes. A l'opposé, on ne sera pas surpris de constater que les horticulteurs d'Ivriz sont les seuls à toujours prendre, à leur repas de midi et à celui du soir, des fruits, des légumes et des légumineuses, tandis que pasteurs Yüruk et éleveurs Berendi, à la différence des autres peuplements, consomment parfois de la viande. Le champ des différences est moins largement ouvert quant a u x modalités de la pratique médicale à laquelle recourent les familles. Le médecin réside à la ville ; il est loin ; les chemins pour le joindre sont longs et pénibles ; aussi ne le fait-on jamais venir. En revanche, on va H
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Domaine turc. Le système et les opérateurs
227
avec l'attitude à l'égard du type d'alliance [22], et avec le type de famille [6], L a signification sociologique de ces liaisons n'apparaît toutefois que si on confronte relations de dépendance et relations d'indépendance. Il est alors remarquable de constater que la résidence, qui est fortement liée à l'endogamie villageoise, ne l'est ni à l'endogamie de lignée, ni au type d'alliance, ni au type de famille. L a liaison avec l'attitude à l'égard du type d'alliance — pour un seuil de signification de 0,05 seulement — n'est donc certainement qu'une liaison indirecte. Ainsi la résidence est-elle largement indépendante des variables représentatives de la parenté. Mais la position de l'âge [2] dans le réseau des variables n'est pas moins remarquable : lié au type d'alliance [8], à l'attitude à l'égard du type d'alliance [22] et au type de famille [6], comme on l'a remarqué, il ne l'est ni à l'endogamie de lignée, ni à l'endogamie villageoise (Fig. 42). Ainsi la pratique du choix du conjoint est-elle indépendante de l'âge auquel s'exerce ce choix. Le petit nombre de points par lesquels âge et résidence sont, en définitive, liés au système, justifie donc bien qu'on traite ces deux variables comme des variables « exogènes ».
2
Figure 42. — Graphe des liaisons significatives existant entre la résidence [1], l'âge [2] et les variables représentatives de la parenté [5], [6], [8], [22]. Test χ 2 seuil
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Tableau 32. — Bilan des relations de la famille nucléaire.
entre
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0 - 1 8 ans
quelques années
éléments
U n e p r o f o n d e d i s s y m é t r i e t r a n s p a r a î t ainsi d a n s le s y s t è m e des a t t i t u d e s , que rien, d a n s le s y s t è m e des a p p e l l a t i o n s , ne laisse t r a n s p a r a î t r e . L a raison n ' e n est-elle p a s à rechercher d a n s le s y s t è m e des normes qui règlent l ' h é r i t a g e ? 2.1.2.
Règles de l'héritage et pratiques les normes de la filiation.
successorales
:
N u l l e p a r t , à Berendi, à Divle ou à Ivriz, chez les Yürük ou chez les Bektik, les acteurs d u s y s t è m e social n e s u i v e n t de n o r m e j u r i d i q u e u n i f o r m e : t a n t ô t on déclare a v o i r observé le c o d e civil, t a n t ô t la loi c o r a n i q u e , t a n t ô t l a c o u t u m e villageoise, c o m m e s'il n ' y a v a i t a u c u n consensus d a n s les v i l l a g e s q u a n t a u s y s t è m e de règles à s u i v r e . I l s e m b l e
240
Économie
et parenté
bien que, si partenaires et protagonistes, aux conflits d'héritage, invoquent tel ensemble de normes plutôt que tel autre, ce soit moins pour justifier par une argumentation « juridique » attitudes et décisions, que pour motiver et défendre des prises de position particulières ; et cela dans la plus complète neutralité, manifestement, quant à la qualité, séculière ou religieuse, des valeurs associées aux normes de référence. Partout, en effet, l'important est de parvenir à trouver, en famille ou sous l'arbitrage des anciens du village, un accord sur le partage des biens entre trois grandes catégories d ' a y a n t s droit : les fils, les veuves et les filles. Pour les fils, la pratique la plus répandue consiste à répartir le patrimoine en fractions rigoureusement égales entre elles, quelles que puissent être par ailleurs les complications auxquelles on s'expose : 4,5 % seulement des cas d'héritage examinés font exception à la règle. On fractionne donc le troupeau très exactement, on constitue les parcelles de terre en lots, on divise champs et jardins en un nombre exactement égal de décares, de dönum ou à'evlek, selon l'unité de mesure appropriée et l'on procède à un tirage au sort pour l'affectation des lots. Si le processus de démembrement nécessairement entraîné par cette règle n'a pas encore inscrit tous ses effets sur le sol, la raison en est que, traditionnellement, la terre n'était pas considérée en Anatolie Centrale comme propriété privée, mulk, mais comme domaine de l ' É t a t , miri. Seuls les troupeaux, biens divisibles par excellence, étaient exposés à une règle de partage aussi abstraite qu'impérative. Mais ce qui valait en général, pour l'Anatolie Centrale, ne valait pas pour tous les peuplements : à Ivriz, à Divle, les jardins ont des millénaires d'existence, et depuis des millénaires aussi, selon toute probabilité, la terre en jardins fait l'objet d'une appropriation privée. Or nulle part, dans ces peuplements, les patrimoines n'ont atteint le degré de démembrement auquel un processus de division si long devait inéluctablement conduire. C'est donc, de toute évidence, que d'autres processus sont à l'œuvre, qui limitent les effets de la règle du partage égal entre fils. De ces processus, on aura un premier aperçu si on examine le cas de la veuve ou, quand il survient, celui des veuves. L a loi coranique stipule en effet que la veuve d'un homme décédé a droit au 1/8 du patrimoine si les enfants sont vivants, au 1/4 s'ils sont morts. Le code civil turc prévoit, quant à lui, deux solutions au choix : la moitié des biens en usufruit ou un quart en pleine propriété si les enfants survivent, la moitié des biens en usufruit et le quart en pleine propriété dans le cas contraire. Or, en fait, ni l'une ni l'autre de ces règles ne sont suivies en Anatolie Centrale, sinon par exception. Chaque fois qu'une veuve est impliquée dans une succession, le partage donne matière à négociation : la solution préférée est que la veuve soit recueillie par un de ses fils, et renonce à faire valoir ses droits, la solution redoutée est que, soutenue par ses frères, elle cherche à soustraire au contrôle des agnats une part de ce que ceux-ci considèrent comme le patrimoine de leurs ancêtres. Si telle est la manière dont tournent les choses, la réclamation de la veuve est prétexte au développement d'un conflit entre lignages, dont l'un, celui du chef de famille décédé, en appellera à la loi des ancêtres, tandis que l'autre, celui de la veuve, argumentera ses réquisitions en invoquant la loi coranique ou le code civil turc sans que nul ne se fasse
Domaine
turc. Le système et les
241
opérateurs
faute, à l'occasion d'un autre partage, d'inverser les rôles autant que nécessaire. Mais les conflits les plus significatifs sont ceux qui opposent frères et sœurs. Quand la mort du père survient, les fils aînés sont le plus souvent déjà mariés, aussi prennent-ils en charge les cadets non mariés, qui vont continuer à résider avec eux. Les filles d'âge nubile sont elles aussi déjà mariées. Quant aux plus jeunes, elles passent sous l'autorité de leurs frères. Quel que soit leur âge, donc, les sœurs n'agissent pas elles-mêmes, ce sont leurs maris ou leurs frères qui prennent les décisions. Ces décisions sont contrôlées, certes, par les frères et les neveux du père mort, d'une part, le père du mari, les frères du père du mari et les frères du mari, d'autre part. Mais ces parents n'interviennent guère qu'en cas de conflit aigu, et se bornent toujours, alors, à soutenir les intérêts de leurs lignages respectifs. Le cas des sœurs cadettes est donc simple à régler : les frères décident entre eux, avec l'accord de leurs oncles paternels et de leurs cousins parallèles patrilatéraux, quelle part de l'héritage ils leur laisseront. Le seul problème, par conséquent, est celui des sœurs mariées, qui ont quitté la maison paternelle depuis fort longtemps parfois, dont certaines même résident au loin, dans un autre village, et qui en tout cas sont soustraites au pouvoir de leurs frères. Dans la spontanéité de leur discours, il est exceptionnel que ces femmes expriment un jugement sur la manière dont la succession a été réglée. Trouver excessive la part que les frères se sont octroyée revient en effet à condamner l'incapacité du mari à faire valoir les droits de sa femme, ce qui exposerait l'épouse à la réprobation générale, prélude à la répudiation. Or le mari, de son côté, s'abstient généralement de réclamer quoi que ce soit pour sa femme. Car chercher à obtenir une part dans l'héritage du père de sa femme revient à reconnaître que la part reçue en héritage de son père à lui est trop petite, aveu contraire, selon toutes les normes admises, à l'honneur du lignage. Un « don », en revanche, ne se refuse pas. Le mari de la sœur reçoit donc volontiers ce que les frères consentent à lui offrir. La nature et le volume de ces dons, comparés aux parts que se réservent les frères, est par conséquent non seulement révélatrice de la hiérarchie des biens dans le système des valeurs patrimoniales, mais encore de la fonction respectivement accordée à l'alliance et à la filiation dans le système de parenté. C'est ce qui a p p a r a î t très é v i d e m m e n t d a n s les d e u x peuplements les plus c a r a c téristiques d e ce point de v u e , celui des Bektik et celui d'Ivriz. C h e z les Bektik en effet, l'organisation tribale était encore v i v a n t e e t forte à l a génération précédente, celle d o n t les patrimoines o n t fait l ' o b j e t des partages a u j o u r d ' h u i saisissables. A c e t t e époque, la steppe n ' é t a i t appropriée que de manière précaire, e t l a richesse consistait pour l'essentiel en bétail. Or malgré les facilités de fractionn e m e n t qu'offrent des t r o u p e a u x de c h a m e a u x et de moutons, les parts laissées a u x sœurs lors d u règlement des successions demeurent à l'ordinaire inférieures à ce que p r é v o i e n t les prescriptions coraniques. La succession d ' A l i Yïldï2, Bektik de Zengen, offre l'exemple le plus simple q u ' o n puisse t r o u v e r . A l i n ' a eu q u e d e u x enfants, un fils, Ömer, e t une fille, F a d i m a . A sa mort, il laisse 120 moutons, 6 c h a m e a u x , 100 décares de terre et une maison. O r la p a r t q u ' ö m e r laisse à s a sœur, seule co-héritière a v e c lui, n'est ni de la moitié, ni du q u a r t , mais du sixième pour le bétail, e t nulle pour les biens immeubles, 16
242
Économie
et
parenté
puisqu'il revient en définitive à celle-ci 20 moutons, 1 chameau et quelques meubles. Mais voici à peine plus compliqué : Ali Yöniit, des Hacï Mïsïrlï, Bektik de Yukarï Göndelen, a eu deux fils, Aziz et Abidin, et deux filles, qu'il a mariées à deux frères, Azmi et Dervis Söylu. Au moment du règlement de la succession, le patrimoine était composé de 60 moutons, 2 chameaux et 100 décares de terre. Les deux frères ont pris chacun 20 moutons, 1 chameau et 50 décares de terre, ne laissant rien à leurs sœurs, mais donnant 10 moutons à leur mère. Le cas de Safiye Yaynak, mariée à Kiliç, Bektik de Zengen, est plus net encore, en raison de l'importance du patrimoine exposé au partage. Le père, qui faisait du transport par caravane, possédait en effet 80 chameaux, 60 décares de terre et 50 moutons. Les cinq fils ont pris 14 chameaux et 10 décares de terre chacun, ont laissé à la mère la maison, les meubles et 3 chameaux comme sources de revenu, puis ont octroyé à leurs six sœurs 3 dönum de terre chacune (environ un décare et demi), 1 chameau et 8 moutons. Un dernier exemple achèvera de montrer combien chez les anciens Bektik les filles avaient peu de véritables droits sur le patrimoine. Mustafa Akpïnar, des Hacï Mïsïrlï, Bektik de Yukarï Göndelen, a eu cinq fils, Mehmet, Yiisüf, Hiiseyin, Cumali et Serafettin, et deux filles, Fadima et Ay$e. Il distribua ses biens de son vivant, attribuant 1 550 evlek de terres à chacun des frères, exception faite de Mehmet, alors au service militaire, à qui il réserva 100 evlek seulement, et donna 100 evleks aussi à chacune des deux filles. A la génération suivante, Serafettin suivit l'exemple de son père et distribua ses biens avant sa mort, mais il fit un partage égal, attribuant 100 décares à chacun de ses enfants, trois fils et deux filles. Dès le décès du père, les fils vendirent la part de leurs sœurs, et se partagèrent entre eux la somme qu'ils en retirèrent, g 000 livres turques de l'époque. Ainsi, que le patrimoine consiste essentiellement en chameaux, en moutons ou en terres, qu'il se réduise à un maigre cheptel ou qu'il compose un véritable capital d'exploitation, l'indifférence manifestée par les Bektik à l'égard de la règle coranique est la même : la succession revient de droit aux frères, à qui il arrive de consentir, de plus ou moins bonne grâce, un cadeau à leurs sœurs, sans que jamais il soit touché à ce qui pour eux est l'essentiel. E n va-t-il différemment pour un peuplement de vieil enracinement, comme celui qui compose le dème d'Ivriz ? On remarquera, d'abord, qu'en pays d'Ivriz comme chez les Bektik, les cas d'exhérédation complète des sœurs par les frères ne sont pas exceptionnellement rares, et que lorsqu'on les cite, c'est sans jamais donner à ces exemples de connotation franchement réprobatrice. C'est ainsi que Melehat Mete, femme de Mustafa Mete, de Nernek, issue des Kiziltan, n'a rien reçu de ses deux frères. Ceux-ci ont pourtant bénéficié d'un héritage non négligeable, puisqu'il comportait 3 « jardins » — terres irriguées consacrées à l'horticulture des vignes, une maison et des bâtiments d'exploitation, 3 vaches et 40 moutons. Il est vrai qu'on pourrait citer des exemples opposés, montrant que des sœurs ont fait l'objet, pour l'héritage, d'un traitement moins inégalitaire de la part de leurs frères : ainsi les trois frères Korkmas, des Conlekciler, à Tont, co-héritiers, avec une sœur, de 72 evlek de terre, ont-ils laissé à cette dernière 18 evlek, soit exactement le quart du patrimoine. Mais ce n'est là, pour un village comme Tont, que fort peu de chose, et les 18 evlek de terre en question ne représentent que la dixième partie de ce que possède maintenant chacun des frères. La pratique, ordinairement, est plus subtile, plus nettement expressive, aussi, du système des valeurs patrimoniales. La manière dont Muzaffer Keçelï, à Tont, a réglé la succession de son père est à cet égard exemplaire. Seul héritier, avec une sœur, des biens paternels, il avait à décider ce qu'il adviendrait d'un patrimoine composé d'un « jardin » de 15 evlek, de terres à céréales pour une superficie de 275 evlek, et d'un troupeau de 40 moutons. Il s'est réservé le « jardin », a partagé les terres en une parcelle de 150 evlek pour lui et une autre de 125 pour sa sœur, a laissé enfin le troupeau de moutons à sa sœur, n'en gardant pour lui, symboliquement, qu'un seul. Plus généralement, d'un examen détaillé des partages effectués et des explications
Domaine turc. Le système et les opérateurs
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dont les héritiers les commentent, il ressort qu'en pays d'Ivriz les éléments de patrimoine socialement les plus valorisés sont le « jardin » et le vignoble, viennent ensuite les champs de terre arable, et enfin les troupeaux, hiérarchie des valeurs à quoi correspond, sur le terrain, un ordre des distances, puisque les « jardins » e t les vignobles forment un premier cercle autour des maisons, les terres à céréales un deuxième, la steppe et la montagne, où vont pâturer les troupeaux, un troisième.
Ainsi, chez ceux des nomades dont, à la génération précédente, l'organisation sociale était la plus proche du prototype turkmène, les Bektik, comme chez ceux des sédentaires dont l'activité économique est le plus directement liée à l'exploitation d'un terroir d'existence millénaire, les hommes d'Ivriz, le comportement patrimonial des frères est à l'égard des sœurs le même. Moutons, chèvres et chameaux, jardins, vignes et terres à blé, qui dans les campements et les villages composent l'essentiel des patrimoines, sont cédés par les frères aux sœurs moins comme des biens sur lesquels celles-ci ont des titres, que comme des dons qu'on leur fait librement, sans obligation ni contrainte. C'est qu'à travers les sœurs, c'est aux beaux-frères qu'on s'adresse. En vérité, la part de l'héritage laissée à la sœur remplit une fonction analogue à celle que remplit la prestation versée pour l'épouse : c'est le prix qu'un homme consent à payer pour entretenir l'alliance contractée par son père, répétition, à la génération suivante, du prix que le père avait consenti pour nouer la première alliance. Malgré la fonction primordiale qu'ils remplissent pour la perpétuation du patrimoine, les processus réglés par la filiation demeureraient donc partiellement inintelligibles si l'interprétation devait les maintenir séparés des processus réglés par l'alliance. Parce qu'ils ne choisissent ni le nombre ni le sexe de leurs descendants, les Turcs d'Anatolie subissent en effet les conséquences de la règle de partage égal entre frères comme une loi inéluctable, analogue, dans sa nécessité, aux lois de la nature. Mais cette nécessité est ressentie comme une insupportable contrainte, car dans le cycle unique d'une existence, chacun est exposé à faire au moins ime fois l'expérience du démembrement, à la mort du père, d'une unité patrimoniale jusque là fonctionnelle. Tout au contraire, du fait de la position de subordination dans laquelle les 'emmes sont par condition généralement maintenues, chacun, aussi, matière à exercer son initiative sur la composition et la destination des patrimoines. Car deux tactiques sont, à l'évidence, possibles : maximiser la part des frères, au détriment des alliances, maximiser la part des sœurs, au détriment de la puissance. Par où l'on voit que toute stratégie de l'accumulation, dans cette culture, passe par une tactique de l'alliance. 2.2.
L'alliance
et les prestations
matrimoniales.
A la différence de la parenté, dont le concept est exprimé par un mot distinct de ceux qui nomment les catégories diverses de parents identifiés, la relation d'alliance n'est pas nommée comme telle. Un mot racine, toutefois, désigne les partenaires en général dans une relation matrimoniale kayïn, et des mots dérivés marquent les principales caté-
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Économie et parenté
gories d'alliés, selon deux variantes, l'une purement turque, l'autre turco-persane : kayïnata/kayïnpeder, père de la femme (ou du mari) ; kayïnjkayïnbirader, frère de la femme (ou du mari) ; kayïnanajkayïnvalde, mère de la femme (ou du mari). Exception faite de ces doublets, la terminologie de l'alliance est sans mélange d'arabe ou de persan. Largement développée, elle se signale d'abord par une symétrie parfaite entre classes d'alliés nommées. Les quatre termes fondamentaux — karï, femme, et koca, mari ; gelin, bru et güvey, gendre — ne sont pas seuls, en effet, à se répondre. Il faut citer aussi baldïz, sœur de la femme et görümce, sœur du mari, bacanak, mari de la sœur de la femme et elti, femme du frère du mari. A la différence de baldïz et görümce, qui nomment des classes d'alliés définis par rapport à Ego, bacanak et elti désignent des classes d'alliés dans leurs relations réciproques : on dit de X et de Y qu'ils sont bacanak. Deux termes symétriques méritent en outre une mention spéciale, parce qu'ils identifient chacun, de la même manière que le terme yegen dans le vocabulaire de la filiation, des classes d'alliés de niveaux généalogiques différents : ce sont les termes yenge, femme du frère aîné, femme de l'oncle paternel, femme de l'oncle maternel, et eni§te, mari de la sœur aînée, mari de la tante paternelle, mari de la tante maternelle. Le mot dünür, enfin, désigne les beaux-parents, dans leurs relations réciproques. Ainsi composée, cette nomenclature requiert explication. Car si la sœur de la femme et la sœur du mari sont distinguées et nommées par deux mots différents, c'est un seul et même mot qui désigne le frère de la femme et le frère du mari, kayïn : comme dans le vocabulaire de la parenté encore une fois, les lexèmes existants apparaissent comme le résultat d'une sélection parmi les lexèmes possibles. C'est de cette sélection qu'il importe maintenant de rendre compte, par référence aux rôles et aux règles. 2.2.1.
Nomenclature et rôles sociaux : système des termes et système des attentes.
Comparée à la liste extraite du dictionnaire de Kachgari, la nomenclature actuellement en usage fait ressortir une différence essentielle. Alors en effet qu'au x i e siècle on disposait de deux mots pour désigner l'aîné et le cadet quand il fallait se référer au frère ou à la sœur du mari, au frère ou à la sœur de la femme, il n'existe plus, aujourd'hui, qu'un seul mot pour chacune de ces classes d'alliés. Cette réduction du vocabulaire de l'alliance est d'autant plus remarquable que le vocabulaire de la parenté correspondant n'a pas été altéré et qu'à certaines variations morphologiques près (kälinjgelin, kadyn/kayïn) le reste de la nomenclature est demeuré inchangé. Ainsi l'examen du vocabulaire conduit-il immédiatement aux points sensibles du système : les fonctions respectivement remplies par l'âge et le sexe dans la formation du réseau des alliances. Ces fonctions commenceront à se découvrir, pour peu que l'on s'interroge sur la correspondance entre termes et rôles : y a-t-il pluralité de rôles pour les termes identiques ou pluralité de termes pour des rôles identiques ? La correspondance entre termes et rôles est-elle au contraire bi-univoque, et alors, dans quels cas ?
Domaine
turc. Le système et les
opérateurs
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Le mot geliti, à cet égard, est riche de sens. D'après l'étymologie indigène gel-in, de gelmek, venir, c'est « celle qui vient ». Non pas seulement celle qui est en provenance d'une autre famille, et qui arrive dans la maison de son beau-père, mais aussi celle qui vient quand on l'appelle, pour faire ce qu'on lui dit de faire. Tant, en effet, qu'il n'y a pas dans la maison du père de son mari une femme plus jeune qu'elle, femme du frère cadet du mari, ou seconde femme du frère aîné du mari, la jeune épouse est au service de tous : de son beau-père, de son mari, de sa belle-mère, de ses beaux-frères. Cette période dure généralement trois ans, quelquefois cinq ans. Elle n'est abrégée qu'en deux circonstances : si une nouvelle gelin pénètre rapidement dans la maison du père, ou si par affection pour son épouse, le mari persuade le père de renoncer volontairement à ce qu'on traite la jeune femme comme la servante de tous. Le mari offre alors à sa femme un cadeau, et lui annonce qu'à présent elle cesse d'être gelin pour devenir hanïm, femme, maîtresse de maison. Ainsi changement de termes et changement de position vont-ils de pair. Le changement de position toutefois, a plus de complexité que ne le laisse supposer le changement de terme. La gelin en effet n'est pas seulement celle sur qui repose le plus lourd des charges domestiques. Elle n'est telle, en vérité, que parce qu'on attend d'elle un service majeur : qu'elle permette à la maison de se perpétuer, en donnant naissance à des fils. Plus vite des enfants mâles naîtront, plus vite aussi la bru montera dans l'échelle des positions sociales. Si par malheur elle n'enfante que des filles, ou si elle se révèle incapable d'enfanter, le vieux père et son fils le mari seront amenés à pourvoir à son remplacement, soit qu'ils décident de faire venir une seconde épouse, soit qu'ils répudient la femme stérile et que le mari fasse un second mariage. C'est donc pendant les quelques années où elle est gelin que la jeune femme joue l'essentiel de son destin matrimonial avec, pour sanction en cas de succès, la fondation d'un nouveau ménage, dans une maison à proximité de celle de son beau-père, mais, en cas d'échec, une position définitivement subordonnée ou la répudiation. Mais par-delà même le destin matrimonial, c'est aussi la position pour les vieux jours qui est en jeu. Car sans fils, une vieille femme sera, dans la meilleure des hypothèses, simplement tolérée dans la maison de son mari. Mère d'un ou de plusieurs fils, elle préférera finir sa vie dans celui des ménages dont elle se sent le plus proche. Là, une autre gelin la servira, l'entourant de respect et d'attentions, et les deux femmes vivront dans le même espoir : que viennent des petits mâles, auxquels ensemble elles consacreront le meilleur d'elles-mêmes. La relation mère/fils apparaît ainsi comme particulièrement importante pour la mère : c'est, de toutes les relations qu'une femme puisse entretenir avec autrui, celle qui est la plus chargée d'affectivité, celle qui, la plus durable, est aussi la plus lourde de conséquences. A la différence en effet de la relation mère/fils, la relation mari/femme est telle que ni l'un ni l'autre des époux ne peut trouver dans le rôle conjugal les mêmes accomplissements que dans d'autres rôles. Les attentes réciproques, telles qu'elles sont réglées par la culture, se limitent, en effet, aux services sexuels et domestiques, rendus, en principe, indé-
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Economie
et parente
pendamment de tout développement émotionnel et sentimental. Il arrive certes qu'affection et tendresse se surajoutent au respect et à la crainte, d'un côté, à la satisfaction et à l'estime, de l'autre. Mais ces sentiments n'ont ni la force ni la durée suffisantes pour modifier les implications culturellement contenues dans les rôles. Des interdits sévères, d'abord, limitent les manifestations du sentiment non seulement à l'enceinte domestique, mais encore, dans la maison même, à la chambre du couple, sous la condition supplémentaire que celui-ci soit seul. L a prohibition est d'autant plus frappante que l'expression de ces mêmes sentiments d'affection et de tendresse est, entre mère et fils et entre frères et sœurs, non seulement permise, mais prescrite, voire en certaines circonstances rituellement organisée : c'est ainsi que lorsqu'un homme part au pèlerinage de La Mecque il est convenable que sa mère et ses sœurs viennent jusqu'au dehors manifester avec expansion crainte, admiration et approbation, tandis que sa femme reste enfermée dans l'enceinte domestique. Mais les interdits ne sont sévères que pour l'observateur, car le respect de la règle ne peut avoir pour les acteurs l a signification d'une répression que si quelque chose existe qu'il faille réprimer. Or c'est le terrain même sur lequel une vie sentimentale pourrait germer, naître et se développer qui fait défaut : mari et femme ont leurs tâches, qui les séparent toute la journée, leurs intérêts, qu'ils ne peuvent pratiquement pas se communiquer, leurs réseaux de rapports hiérarchiques et de compagnonnages, qu'ils ne peuvent plus partager. On comprend alors que les hommes avouent : « Nos femmes, nous les aimons seulement la nuit », tandis que les femmes confessent : « Nos maris, nous n'avons pas pour eux d'amour, sevda. » 1 C'est donc avec une grande précision que dans la dyade mari/femme les rôles sont fixés. Car ce qu'en définitive le mari attend de la femme, c'est pour l'intimité, la capacité génitrice et l'aptitude à fournir des satisfactions sexuelles ; c'est, pour la maison, l'obéissance et le service ; c'est, pour l'extérieur, le concours à la production et la retenue dans la conduite. E t ce que la femme attend du mari, c'est qu'il la reconnaisse capable de fournir effectivement ces trois types de services, c'est donc d'être admise, en retour, à rester dans l'intimité conjugale, à demeurer dans l'enceinte domestique, à recevoir subsistance et protection. Quand les attentes ne sont pas remplies, on n'hésite pas à sanctionner : une sanction institutionnalisée d'un côté, la bastonnade, que le mari inflige publiquement à la femme ; une sanction informelle, de l'autre, la fuite, protestation muette de la femme, qui atteint l'homme dans son honneur 2 . Quant aux autres dyades identifiables d'après la terminologie, les systèmes d'attente correspondants sont moins complexes. Il appartient, en effet, au rituel de fixer, lors des cérémonies du mariage, tous les rôles ; ainsi s'explique, en particulier, le terme yenge, véritable collectif, qui désigne la classe des femmes du côté des « donneurs ». Les cérémonies terminées, deux sortes de règles entrent en vigueur. Les unes ont pour 1. Cf. P. Stirling, 1965, p. 113. 2. Pour une description détaillée de l'une et l'autre sanction, cf. Mahmut Makal, 1963, p. 84 sq.
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effet de séparer l'épouse de la classe des alliés : ce sont les prohibitions sexuelles et les règles de résidence qui retirent la femme à l'autorité de ses parents et l'obligent à cohabiter avec le mari. Les autres ont pour effet de distinguer la classe des alliés en sous-classes selon les critères généraux d'âge et de sexe, et de fixer à l'égard des individus appartenant à ces sous-classes un modèle de comportement, déterminé par la conjugaison des normes générales de « pré-ordonnance » : l'ensemble des acteurs sociaux est « pré-ordonnable » par combinaison des critères de la sexualité et de la séniorité 1 . Dans le champ ainsi laissé libre, les relations entre alliés sont exceptionnellement de coopération économique : c'est avec les agnats, frère, oncle paternel, cousin paternel, neveu paternel, que l'on vaque aux tâches de production, que l'on procède aux transports, que l'on se rend au marché. Entre les cognats, les relations sont au contraire, électivement, d'allégeance et de patronage, pour la compétition en vue du pouvoir dans la communauté locale, ou au sens le plus précis du terme, d'alliance : l'appellatif de réciprocité bacanak, beau-frère, désigne fondamentalement l'allié, cet allié par mariage qui, dans la culture anatolienne, est pour la compétition politique l'allié « naturel ». Ainsi les termes de l'alliance renvoient-ils aux rôles qui, dans la mesure où ils forment système, renvoient aux arrangements matrimoniaux, eux-mêmes œuvres et instruments de tactiques véritablement « politiques ». Quels sont donc ces arrangements, comment se composent-ils, quelles règles ou quelles lois suivent-ils ? 2.2.2.
Règles du mariage et arrangements matrimoniaux : les normes de l'alliance.
Tels qu'ils sont empiriquement observables, les arrangements matrimoniaux ne résultent, en effet, d'aucune prescription édictée en termes de parenté : ni la loi villageoise, ni la §eriat, ni le code civil, qui fixent la classe des conjoints possibles, ne formulent d'injonctions relatives à une classe de conjoints obligés. Les prohibitions, au contraire, sont clairement énoncées et rigoureusement respectées. Mais comme le nombre des conjoints prohibés est, pour les moins peuplées de ces communautés, petit par rapport au nombre des conjoints possibles, la marge de liberté est, pour les acteurs, très grande. Aussi est-ce d'après des critères étrangers à la parenté que s'opèrent les sélections matrimoniales : critères de proximité topographique, critères de proximité socio-économique. Il importe, en conséquence, de se demander en quelle mesure les arrangements matrimoniaux sont, dans une telle société, véritablement réglés. Or il n'y a, sur ce point aucun « modèle » indigène élaboré, analogue à ce que sont, par exemple, les grands modèles australiens, qui s'appliquent à des ensembles sociaux complets. Les seules dispositions que les érudits et savants indigènes connaissent sous leurs aspect formel sont celles qui définissent la classe des conjoints prohibés. Encore cette ι. χ
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Economie
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et parente
formalisation n'est-elle pas leur œuvre : ils l'ont reçue en héritage comme un algorithme originairement élaboré par des docteurs de la loi musulmane, qui l'ont transmise aux tribus turques avec l'islamisation 1 . Les effets de l'alliance sur la perpétuation des patrimoines avaient pourtant été clairement perçus par les princes ottomans, dès les origines de la dynastie : la prolifération des lignages, conséquence directe de la polygamie, multiplie les risques de fragmentation de l'empire. Aussi pour éviter la segmentation et pour limiter le nombre de familles princières de lignes parallèles, prirent-ils, dans l'usage et par la loi, des dispositions spéciales 2. Mais ce qui avait été pensé par les princes ottomans pour maintenir le pouvoir au sein d'un lignage d'origine n'a fait l'objet d'aucune codification qui vaille pour l'universalité de leurs sujets. E t , de fait, aucune trace n'est saisissable dans la pensée indigène, aujourd'hui, de ces codes et de ces normes, sinon cette maxime très générale qui recommande qu'en matière de mariage, il vaut mieux contracter avec « les plus proches ». A u cas donc où des arrangements matrimoniaux formeraient système, ce serait à l'insu des acteurs, qui n'ont ni modèle savant ni pensée constituée sur ce sujet. Mais est-ce même le cas ? Peut-on voir, dans les ensembles d'arrangements matrimoniaux empiriquement observables, l'œuvre d'une pratique inconsciente, le résultat d'une multitude de tactiques à objectifs particuliers ? Les proportions observées, ici, sont peu significatives : l'endogamie villageoise atteint 27 % des mariages observés chez les Bektik, 48 % chez les Yürük, 52 % en pays Divle, 63 % en pays Ivriz et 100 % en pays Berendi. Un autre observateur de l'Anatolie Centrale, Paul Stirling, enregistre, de son côté, 60 % dans le village d'Elbasi et 65 % dans celui de Sakaltutan 3. L'ancienneté inégale de l'installation des groupes humains prive ces observations, toutefois, d'une part de leur pertinence. L e mariage avec la fille de l'oncle paternel ou avec un proche agnat, très remarquable dans la société arabe 4, n'exerce pas, d'après les arrangements matrimoniaux observés, un attrait sensiblement plus grand que le mariage avec la fille de l'oncle maternel ou avec un proche allié ; 8 % contre 6 % , àBulgurluk (Bektik) 6, 23 % contre 18 % à Sakaltutan, 24 % contre 18 % à Elbasi, d'après Paul Stirling. Aussi le trait le plus remarquable des arrangements matrimoniaux n'est-il pas la préférence qu'ils manifestent statistiquement pour telle ou telle catégorie de conjoints possibles, mais la configuration particulière qu'ils affectent en raison de la position des lignages les uns par rapport aux autres. L e village de T o n t (Ivriz) en fournit u n excellent exemple. Si l'on constitue, en effet, l'atlas des graphes figurant les relations de p a r e n t é officiellement enregistrées p a r c h a q u e lignage e t si l'on compose ensuite ces graphes en un graphe unique pour obtenir une représentation d u réseau c o m p l e t des relations d'alliance et d e filiation e x i s t a n t entre co-résidents, la position respective des lignages, c o m m e unités distinguées p a r la pensée indigène, a p p a r a î t i m m é d i a t e m e n t . L a ι. 2. 3. 4. 5.
Cf. ch. I. A . D . Alderson, 1956, p. 5 sq. P. Stirling, 1965, p. 201 sq. J. Cuisenier, 1962, p. 80 sq. J . Cuisenier, 1964, p. 82.
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Domaine turc. Le système et les opérateurs
Figure 46, construite selon une méthode dont les détails ont été exposés ailleurs 1 , rend sensibles ces positions : l'isolement, en particulier, de 17 lignages sur 53, soit un tiers de l'effectif : la situation exceptionnelle de certains autres, comme [19b], [44"42"43b-43a], [y-i^a-ôi]. Le cas du lignage Yürük Dudakli [1] est significatif. Nombreux et consistant, comme on peut le voir sur le graphe, il n'en est pas moins isolé : comptant une seule alliance avec un co-résident [64a], lui-même sans alliance, il est, de fait, « hors système ». Le lignage Yurtman [g] au contraire, qui est du même ordre de grandeur que le lignage Dudakli [1], entretient de nombreuses relations d'alliance : directes par des chemins μ = 1, avec [19b], [31], e t [33]. indirectes, par des chemins μ = 2, μ = 3, directes avec [19a], [12b], [4244] etc. L a conformation du système apparaîtra plus clairement, toutefois, si on examine uniquement le graphe des alliances. On y découvre alors des cliques, comme [38], [64b], des cycles plus ou moins longs, comme [10], [31], [7], des étoiles, comme [46], [19], [7]. C'est ainsi que le lignage Selcuk [19] n'a pas moins de 11 liaisons de longueur μ = 1, 13 de μ = 2, 8 de μ = 3, 4 de μ = 2 et 1 de μ = 5, soit, au total, 35 liaisons. Pareillement, le lignage A y t a n et ses différents segments [7-i5a-6i] dispose de 7 liaisons de μ = ι, 8 de μ = 2, 8 de μ = 3, 6 de μ = 4, 4 de μ = 5, ι de μ = 6 et ι de μ = 7· Mais de cette conformation particulière du système, aucun principe de structuration ne se dégage : l'important est la position relative des lignages et la situation d'étoile que certains occupent dans l'ensemble.
Θ
Θ
Θ
θ
Θ
Θ
Figure 46. — Graphe des alliances entre co-résidents à Tont. Or cette fréquence des cliques, des cycles et des étoiles qui caractérise empiriquement le système n'est pas le pur effet du hasard. La conformation des relations observées résulte de tout un mouvement de femmes prises et données, de tout un ensemble d'alliances matrimoniales conclues, ι. J. Cuisenier, 1968, p. 31 sq.
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Économie et parenté
de contrats de mariage passés et marchandés, en sorte qu'on peut se demander si, à défaut de règles positives pour le choix des conjoints, les opérations matrimoniales n'auraient pas un but consciemment recherché : maximiser les gains escomptés du négoce de l'alliance. Telle est du moins l'interprétation qu'il faudrait donner à ces opérations, s'il fallait s'en remettre aux descriptions qu'en livre un observateur grandi dans la sagesse indigène, dont il ne restitue l'esprit que pour le mieux dénoncer, Mahmut Makal. On voit des pères qui fiancent leurs filles pour 5 ou 600 livres, et qui plus tard se dédisent pour les donner à un autre qui offre davantage. On marchande rudement, comme pour le bétail, et la fille est achetée jusqu'à 1 000 livres... Dans un village voisin, un homme perd sa femme. Une semaine après, nous allons le voir, nous apprenons qu'il a déjà trouvé à la remplacer. Après marchandage, il a transigé et obtenu une femme pour 700 livres. Arrivés au village de C..., où ils font étape, il s'installe dans une chambre. L a future épousée est restée dans une autre maison. Pendant qu'ils sont ainsi, chacun de leur côté, les voituriers s'entendent avec un célibataire, lui vendent la femme et la conduisent chez lui sous ce prétexte : Viens par ici, tu vas loger dans une autre maison. Ils empochent 500 livres, attellent leur voiture, et s'en vont après avoir chuchoté à l'oreille de la femme ce qu'ils ont combiné. Le pauvre mari continue à attendre sans rien savoir. Le lendemain, les voituriers se vantent de leur beau coup. E t le mari pleure : « Comment oserai-je retourner au village ? J'ai vendu tous mes champs pour avoir de l'argent et acheter cette femme. » Il ajoute tristement que la femme a dû trouver le deuxième acquéreur plus à son goût, car en le revoyant, elle lui a dit : Qui es-tu, toi ? U n homme d'Apsari se trouve dans la gêne. Il n'a pas de bien à vendre. Que fait-il ? Il vend sa femme pour 200 livres à Derviche Keustuk, mais comme il s'agit tout de même d'un être humain, la vente ne se fait pas comme pour les bêtes. Le mari se met d'accord avec l'acheteur : Derviche attendra dans le bouquet de saules, entre les deux villages qui sont voisins. Le mari, lui, trouvera un prétexte pour y amener sa femme, touchera l'argent et la laissera. Tout se passe comme prévu. L e mari prend congé de sa femme après lui avoir expliqué l'affaire et s'en va, avec ses 200 livres. Quant à la pauvre femme, elle suit Derviche, « s'inclinant devant le destin ». J'ai choisi ces exemples. Tous montrent suffisamment que la femme est considérée comme une marchandise. U n père à qui naît une fille s'écrie : « Parfait, ça fera 1000 livres ! » 1
Ainsi y aurait-il, d'après Mahmut Makal, non seulement une intention mercantile effectivement présente à l'esprit, mais encore un véritable plan matrimonial et patrimonial calculé, d'après lequel on anticiperait en monnaie, dès leur naissance, le « prix » qu'on peut retirer des filles à marier. L'expression même de ba§ï baglï, tête attachée, qui désigne la position des filles dans l'attente du mariage et des jeunes veuves reprises sous tutelle par leurs pères et remises en circulation sur le marché matrimonial, indiquerait qu'une comparaison est consciemment faite par les acteurs eux-mêmes entre la négociation matrimoniale, qui porte sur le placement des femmes, et le marchandage patrimonial, qui porte sur le produit des biens familiaux par excellence, les troupeaux. Et certes il n'est pas surprenant que dans un milieu ι . M. Makal, 1963, pp..91-94.
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d'éleveurs on mobilise les mêmes concepts pour penser le croît d'une famille et le croît d'un troupeau, que l'on calcule de la même manière par conséquent, le prix à demander pour une fille au mariage et celui que l'on demande pour des agnelles, des chevrettes ou des génisses à la vente. Encore faut-il, pour que de tels calculs viennent à la conscience et à l'expression, pour qu'ils fournissent des buts et qu'ils dirigent effectivement l'action, que certaines conditions de différenciation et d'orientation soient au préalable remplies. Il faut en particulier que dans une stratégie globale de l'existence la fin matrimoniale soit entièrement subordonnée à d'autres fins, que cette fin soit ramenée au rang de fin purement instrumentale, qu'elle perde toute valeur en elle-même, tout titre à la justification par le mythe, tout droit à la protection par le rite. Or telles sont bien les conditions dans lesquelles se sont développées pratiques et attitudes à Demirci, le village anatolien dont Mahmut Makal décrit le système matrimonial : A côté de ceux qui se marient irrégulièrement et sans formalités, il y a ceux dont le mariage donne lieu au déroulement des cérémonies nuptiales. Je dis qu'il y en a, mais au cours de ces dernières années le nombre des cérémonies a bien diminué. Peut-être cela vient-il de ce que le prix des jeunes filles a monté ; il n ' y a plus beaucoup de gens qui courent le risque de manquer de pain en engageant tout ce qu'ils possèdent pour offrir une fête de mariage. Il est vrai que celui qui enlève une jeune fille n'évite pas toute dépense, mais il débourse moins que pour un véritable mariage. (B. 101)
Voilà suggérée par l'auteur lui-même l'explication de l'état du système dont il donne la description. Une diminution qualitative des ressources disponibles, une déréliction si grande que les dispositifs traditionnels de protection des personnes sont laissés à l'abandon bien avant que les mécanismes légaux censés les remplacer ne commencent à fonctionner, telles sont bien, en effet, les conditions qui peuvent donner naissance à une véritable obsession du calcul. Animés du constant souci de compter, de prévoir, de supputer les chances de pertes et de gains dans ce perpétuel jeu contre la nature que sont l'élevage et l'agriculture en Anatolie, les acteurs du système que décrit Mahmut Makal ne peuvent pas ne pas faire « entrer en ligne de compte », dans l'appréciation des moyens de pourvoir à la subsistance, le prix des êtres humains sur qui s'exerce leur contrôle. Aussi quand les évaluations monétaires deviennent de pratique généralisée, est-ce spontanément en livres que s'exerce un tel calcul : cette fille vaut 1 000 Ltq, cette autre 700, celle-là, qui est déjà âgée, 200. Mais si l'on en vient là, c'est précisément parce que le système social en est à ce point extrême de délabrement où, comme le montre Mahmut Makal, ce sont les instruments culturels qui font tragiquement défaut, pour la restauration comme pour la révolution du système. Ailleurs, à Sakaltutan et à Elbasi, d'après Paul Stirling, chez les Bektik et les Yürük, chez les gens de Divle, à'Ivriz et de Berendi, d'après mes enquêtes, codes et normes, règles et rites empêchent la formation ou limitent le développement de tactiques matrimoniales qui soient orientées vers la maximisation des gains monétaires. L'alliance est, certes, dans la généralité des cas, matière à négociation, et l'on discute ferme, de part et
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Économie et parenté
d'autre, du montant du ba§lik et des prestations matrimoniales à verser. Mais l'évaluation en termes monétaires, lors même qu'on y recourt, est chose secondaire. Dans un système culturel aussi fermement constitué que celui des Turcs d'Anatolie comme on l'observe en fonctionnement à Eregli, ce ne sont pas des gains que l'on cherche à maximiser, mais des rangs qu'à « tout prix » on veut tenir ou gravir : rangs dans l'échelle de la richesse, rangs dans l'échelle de la noblesse. La pratique des enlèvements, telle qu'elle est institutionnalisée à Eregli, montre en effet que ce qui compte, là-bas, c'est moins l'argent, que le rang. Kïz kaçirmak : capturer, enlever une fille, n'a rien d'exceptionnel. Statistiquement peu nombreux, 2 % à 5 % , selon les années dans le kaza d'Eregli, les mariages par enlèvement remplissent, dans le système général des arrangements matrimoniaux, une fonction éminente, comme il est manifeste d'après la place qu'ils occupent dans la conscience et l'imagerie populaires. Certains journaux donnent en effet, dans leur chronique judiciaire, le récit des captures les plus dramatiques, et le détail des peines encourues par les malheureux qui n'ont pas réussi à faire ratifier leur exploit par les familles. La violence à l'encontre de la jeune fille, pourtant, est rare. L a plupart du temps, un accord préalable existe entre le jeune homme et la jeune fille, et la capture n'a pas d'autre but que d'imposer aux familles le fait accompli. La pratique, en ce cas, est pour ainsi dire institutionnalisée : les jeunes gens s'enfuient dans la montagne, avec quelques maigres provisions, et prennent abri dans une grotte. Un complice, frère ou cousin, vient de temps en temps leur apporter de la nourriture. Ils restent là-haut jusqu'à ce qu'un émissaire leur fasse savoir que le père de la fille consent à donner son « pardon ». Le jeune couple descend alors de la montagne et l'on régularise l'alliance devant l'imam. Pour que l'honneur soit sauf, le père du garçon verse au père de la fille un baslik symbolique, auquel tout le monde trouve son compte : le père du garçon, car c'est pour lui un devoir de marier son fils ; y échouer, faute de moyens, serait la honte de son existence ; le père de la fille, car s'il refusait son consentement à régulariser l'alliance, le devoir lui incomberait de marier la fille au plus tôt, alors que la valeur vient d'en être dépréciée par le rapt : aussi lui faut-il accepter le fait accompli, à moins qu'il n'ait secrètement souhaité l'enlèvement afin de ne pas avoir à céder, publiquement, la fille contre un ba§lik trop faible pour l'idée qu'il se fait de son rang ; le garçon, enfin, qui faute de pouvoir obtenir de son père les ressources nécessaires au versement des prestations matrimoniales et dans l'impossibilité de se les procurer par lui-même, n'aurait aucune chance de se marier s'il ne se décidait pas à suivre un modèle culturellement bien défini de « prouesse » : kïz kaçirma, la capture. Pour les trois acteurs du drame — ou du jeu, dans nombre de cas — c'est l'honneur, d'abord, qui compte. Ainsi la tactique de l'alliance est-elle, en général, subordonnée à une discipline plus haute : la stratégie pour la préservation ou pour la conquête du rang. Comme les dispositifs de la succession, les arrangements matrimoniaux résultent, certes, du fonctionnement des opérateurs de la parenté. Mais ce fonctionnement n'a pas en lui-même sa propre fin, il est orienté. C'est bien cet orient qu'il faut maintenant découvrir.
Domaine turc. Le système et les opérateurs
3.
253
L E C H O I X DES TACTIQUES OU L A CONQUÊTE DU R A N G
Un système où les opérateurs de la parenté ont une fonction instrumentale, où l'action n'est pas animée primordialement par la volonté de maximiser les rendements et de minimiser les coûts, mais où les opérations de la pratique sont menées fondamentalement dans le souci de tenir un rang, de s'élever dans l'échelle du prestige et d'occuper une position d'autorité, tel est, en bref, l'univers relativement auquel les Turcs d'Anatolie ont à orienter leur action. Droits acquis par filiation et droits conquis par alliance forment là, pour tous les acteurs, les marques les plus évidentes du rang, les instruments les plus nécessaires du pouvoir. Le temps est passé, certes, des expéditions de rapt, dont le succès s'appréciait en têtes de bétail capturées, en marchandises et en caravanes pillées, en femmes et en esclaves enlevés 1 . Mais pour avoir perdu son caractère militaire et son orientation vers les marches extérieures de l'empire, la compétition n'en est pas moins vive, ni le choix des alliances moins nécessaire. Car ce qui est en jeu, maintenant, c'est la position au sein de la collectivité locale, une position sur laquelle l'on perd ou l'on gagne, selon l'usage que l'on sait faire de l'héritage et du mariage 2. Comment donc la concurrence pour le pouvoir est-elle pensée et vécue par ceux qui y sont engagés ? Comment partisans et adversaires combinent-ils ressources en parents et ressources en argent, comment jouent-ils de l'alliance et de la filiation, de la richesse et de la noblesse ? Comment dans ce vaste jeu perd-on et gagne-t-on, quelles sont les raisons de l'instabilité et celles de la stabilité des structures, les conditions de perpétuation et les conditions de transformation du système ? 3.1.
L'instabilité
des
positions.
Entre le ménage et le village, le lignage remplit constamment, en Anatolie, une fonction médiatrice. Là se trouvent concentrées les contradictions, là s'élaborent les solutions, dont le modèle oriente le fonctionnement du système. Deux processus majeurs sont en effet à l'œuvre, à travers lesquels les acteurs déterminent l'orientation de leurs opérations : le sectionnement qui décompose et recompose sans cesse les lignages en unités nouvelles, l'agrégation, qui en des points homologues de segmentation des lignages rapproche les unités distinguées. Choisir une tactique c'est donc, pour un acteur, discerner, parmi les effets prévisibles du sectionnement, ceux qui concourent au renforcement de sa position. Sectionnement et agrégation conjuguent leurs effets, d'abord, au niveau des lignages 3. Ces formations sociales ont, dans les divers peuplements, un solide fondement économique, qui détermine la portée et ι. A . Vambéry, 1877. 2. Pour des données comparatives, cf. P. Stirling, 1953, pp. 31-44, F. Barth, 1956, pp. 1079-1088. 3. J. Cuisenier, 1964, p. 73 sq.
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Économie et parenté
les limites à l'intérieur desquelles les solidarités agnatiques peuvent s'exercer. Dans les conditions techniques de l'élevage en Anatolie, la famille nucléaire ne peut en effet former une unité économique autonome. Le nombre minimum d'animaux reproducteurs pour qu'un couple et ses enfants puissent subsister est d'environ 80 brebis et chèvres. Avec un tel effectif et compte tenu d'une importante mortalité due aux rigueurs du climat et au rationnement alimentaire, on peut estimer le croît naturel à 40 animaux par an, dont la moitié, les mâles, sont destinés à la vente, l'autre, les femelles, au remplacement des reproductrices. Ces proportions, on le conçoit, sont des ordres de grandeur, plutôt que des évaluations rigoureuses : car sur la vingtaine de jeunes mâles de l'année, on en garde un, deux ou trois, selon les cas, pour remplacer béliers et boucs reproducteurs, et sur la vingtaine de jeunes femelles, on en vend une, deux ou trois, selon le cas, pour lesquelles il n'y a pas avantage, en raison de leur conformation, à prévoir un emploi de reproductrices. La part, enfin, des brebis et des chèvres varie : il y a un effectif minimum de chèvre requis, en économie traditionnelle d'élevage, pour fournir les unités domestiques en poils nécessaires à la fabrication de liens, de sacoches et de tentes, et pour entraîner les brebis dans les déplacements du troupeau ; il n'y a pas, en revanche, d'effectif maximum de chèvres techniquement déterminable, comme le montre bien l'économie des pasteurs yürük, fondée presque exclusivement sur l'exploitation de troupeaux de caprins 1 . Or si la « demande incompressible » d'une famille nucléaire vivant exclusivement de l'élevage requiert pour être satisfaite, dans les conditions culturelles de l'Anatolie, des produits animaux qu'un troupeau de 80 reproductrices au minimum peut fournir, comme il apparaît d'après les comptes simplifiés des exploitations pastorales, un couple et ses enfants non mariés ne peuvent, dans les conditions techniques prévalant là-bas, disposer des forces de travail nécessaires pour la garde, le soin et l'entretien d'un tel effectif d'animaux : à Berendi, chez les Yürük, à Divle, des hommes doivent se spécialiser pour garder, l'hiver, les troupeaux dans les agïl, pour veiller, l'été, sur les agneaux et les chevreaux, d'un côté, sur les brebis et les chèvres, de l'autre, dans les yayla du Taurus. Des contraintes techniques imposent donc aux familles nucléaires de se grouper, pour répartir au mieux les forces de travail disponibles, libérer les hommes nécessaires à la garde du troupeau et mobiliser tout le monde pour les transports, la traite et la préparation des produits animaux. Or partout, chez les Yürük comme chez les Bektik, en pays Berencli comme en pays Divle, on considère que l'homme spécialisé dans les fonctions de berger doit veiller sur 400 têtes de bétail au minimum, 600 au maximum. Ces deux limites définissent une marge fixée par des siècles d'expérience, en deçà de laquelle la rétribution du berger serait trop lourde à supporter par l'éleveur, au delà de laquelle le rendement de cet homme spécialisé serait pour des raisons techniques dangereusement affecté. C'est en effet par prélèvement sur le croît naturel du troupeau que le berger est pour l'essentiel rémunéré : le montant de cette rémunération est coutumièrement fixé, avec des variantes locales, I. Cf. pour comparaison, F. Barth, 1961, p. 98 sq.
Domaine turc. Le système et les opérateurs
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à 5 % par période de six mois. Pour le troupeau minimal de 80 reproductrices 1 , avec croît naturel de 40 animaux, la rétribution du berger est donc de 4 animaux. Si par conséquent un éleveur désire retrouver en fin de période un effectif de reproductrices égal à ce qu'il était en début de période, s'il dispose d'un troupeau dont le nombre de reproductrices ne dépasse pas le seuil de 80 et s'il cherche à en assurer le renouvellement par quart, il lui faut limiter ses propres prélèvements à 16 animaux. Pour que, d'autre part, un berger, chef d'une famille nucléaire, et sans troupeau propre, puisse avoir une rétribution de 16 animaux, égale au prélèvement qu'un éleveur, chef d'une famille nucléaire aussi, peut faire sur un troupeau de taille minimale, le nombre minimal de reproductrices qui doit lui être confié doit être égal à quatre fois le nombre minimal de reproductrices nécessaires à la subsistance d'une famille nucléaire, soit 320. La condition pour qu'une économie comme celle-là puisse fonctionner est donc qu'un homme sur quatre au minimum soit spécialisé dans les fonctions de berger. Mais comme l'effectif du troupeau par famille nucléaire dépasse fréquemment le seuil de 80 animaux, et que pendant la période d'été il faut ajouter aux chèvres et brebis les chevreaux et agneaux à garder, c'est souvent un homme sur trois qui est nécessaire pour l'accomplissement de ces tâches. Ces tâches sont certes spécialisées, les connaissances techniques nécessaires à leur accomplissement sont toutefois accessibles à tous, dans les limites d'âge définies par les capacités physiques, et dans les normes imposées par la division sexuelle du travail. Ressources
Emplois Renouvellement
20
Troupeau en To
80
Rétribution du berger
4 16
Croît naturel
40
Prélèvement de l'éleveur Total partiel
40
Solde Troupeau en T i
80
Troupeau en T i
Troupeau en T o Total
120
120
Tableau 33. — Compte de production résumé du troupeau minimal de 80 reproductrices. Si au problème technique posé par l'exploitation du troupeau il n'y a qu'une seule solution, l'institution de bergers spécialisés 2 , au problème social posé par le choix du berger les solutions possibles sont multiples. Tant que l'élevage reste l'activité économique prédominante, deux d'entre elles cependant prévalent uniformément. D'après l'une, 1. F. Barth, ibid., indique, pour les Basseri de la Perse méridionale, un effectif minimal de 60 reproductrices. 2. Cf. pour comparaison, J. Frodin, 1944, pp. 219-272, W . D. Hutteroth, 1959, p. 42 sq., X . de Planhol, 1958, notamment pp. 290-308.
256
Economie
et parente
la plus proche du modèle turkmène, le choix du berger est rigoureusement déterminé par la position des hommes les uns par rapport aux autres à l'intérieur d'une famille patrilinéaire étendue. Quand une unité domestique de ce type groupe cinq ou six hommes mûrs, les forces de travail disponibles sont en effet suffisantes pour mener sans concours extérieurs l'exploitation de troupeaux considérables : les anciens, chez les Yürük, se souviennent du temps où certaines grandes unités domestiques comptaient une dizaine d'hommes mûrs, et élevaient jusqu'à ι 500 chèvres. D'après la seconde solution, plus éloignée du modèle turkmène, le choix du berger est déterminé par consensus entre familles élémentaires distinctes, mais agnatiquement solidaires, formant lignages. E n ce cas, les agnats arrêtent généralement leur préférence pour l'un d'entre eux : le meilleur moyen de s'assurer que le berger ne substituera pas l'agneau mort à l'agneau vivant n'est-il pas que son patrimoine personnel en animaux se confonde avec le patrimoine de son commettant, le meilleur moyen n'est-il pas, en conséquence, que commis et commettant appartiennent au même lignage ? Un groupe de quatre à six ménages, comptant chacun un homme mûr, sa femme, quelque parent âgé, ses enfants, une fille veuve parfois, dispose, comme une famille patrilinéaire étendue, de forces de travail suffisantes pour trouver en son sein de quoi spécialiser un homme dans les fonctions de berger, et pour le rétribuer sur le patrimoine de chacun en troupeaux, sans que le lignage s'en trouve collectivement affaibli. Ni l'une ni l'autre de ces solutions, toutefois, n'est véritablement stable. Par construction en effet, la famille patrilinéaire étendue est dirigée par un homme âgé. L a durée des formations sociales de ce type est donc inévitablement brève, et à la mort du père, la lignée se sectionne en autant de points qu'il y a de fils vivants ou de descendants de fils morts. Comme rien ne permet de contraindre les puînés à se soumettre, en matière patrimoniale, à l'autorité des aînés, la division des lignées entraîne une fragmentation des patrimoines. Ceux-ci ne peuvent atteindre le seuil à partir duquel la spécialisation d'un membre du ménage dans les fonctions de berger se trouve techniquement justifiée, qu'au cas où les ménages nés de la division de la lignée peuvent s'abstenir de faire des prélèvements sur leurs troupeaux, qu'au cas où, surtout, tel ou tel d'entre eux parvient à se passer de concours extérieurs. C'est dire qu'à la fragmentation de la famille du père, d'autres formations sociales ne peuvent se reconstituer que si les patrimoines disponibles des nouveaux ménages approchent du seuil. Si tel n'est pas le cas, un accord est à trouver entre ménages de la même lignée, jusqu'à ce que tel ou tel d'entre eux parvienne à reformer un patrimoine en troupeaux assez consistant pour qu'une vie domestique en famille étendue devienne à nouveau possible sur le modèle de ce qu'elle avait été la génération précédente. C'est ainsi par construction, et nullement par accident, qu'en un système dont l'économie repose sur l'exploitation de la chèvre et du mouton, l'appropriation des biens patrimoniaux par des familles patrilinéaires étendues détermine un processus continuellement renouvelé de division et d'agrégation. A plus forte raison la stabilité des arrangements est-elle constamment menacée quand l'appropriation du patrimoine est le fait de ménages
Domaine turc. Le système et les opérateurs
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plus ou moins solidarisés en lignages. Le problème du choix du berger se pose alors tous les six mois et le problème de la formation en oba tous les ans : qui sera berger, le plus jeune des frères ? Le plus âgé des fils du frère aîné ? Avec qui formera-t-on oba : entre père et fils et entre frères si les troupeaux sont suffisamment nombreux, certes ; sinon, avec quels cousins, quel oncle, quel neveu ? Ainsi les lignages sont-ils amenés, saison après saison, à faire l'épreuve de leur consistance, ou à découvrir la nécessité de se fragmenter. Or pour ces décisions, les acteurs n'ont aucune règle formelle à suivre qui leur prohibe ou leur prescrive d'avec qui se séparer et avec qui s'agréger. Les normes du mariage ne déterminent, en effet, aucune conformation typique des alliances : les relevés statistiques montrent que la proportion des mariages avec la fille de l'oncle paternel, la fille du fils du frère du grand-père paternel et la fille du petit-fils du frère de l'arrière-grand-père paternel n'excède que de peu la proportion des mariages avec la fille de l'oncle maternel, la fille de la sœur du père, la fille de la sœur de la mère, et en général la cousine non agnatique, puisqu'elle est partout de l'ordre de 20 %. Les lignées ne sont donc pas endogamiques, en sorte que des lignages ne peuvent fonder leur consistance sur un droit des agnats à se réserver les filles issues de leur groupe pour pourvoir leurs fils en épouses. Elles ne sont pas non plus exogamiques, en sorte que les lignages ne peuvent fonder la solidarité des agnats ni sur l'exclusion des femmes à tout droit sur les patrimoines, ni sur la fonction univoque et complémentaire de « donneurs de femmes » dans un système d'échanges matrimoniaux. La conséquence de cette conformation particulière du système des alliances est que dans ces villages endogamiques chacun est à chacun dans une double relation de parenté, par les hommes et par les femmes, plus ou moins lointaine. La formation continuelle de noyaux patrilinéaires de pères et de fils ne détermine pas, dans ces conditions, l'édification de lignages véritablement consistants. Pour que de tels lignages aient une pleine identité, il faudrait en effet que la distance sociale entre les lignes agnatiques collatérales, mesurée par la longueur des chemins sur le graphe des relations de parenté, soit maintenue uniformément croissante au fur et à mesure que les générations se succèdent. Mais quand le mariage avec des parents agnatiquement ou cognatiquement proches recombine les lignes collatérales, la segmentation régulière, implicite dans toute structure patrilinéaire, est rendue impossible, et le réseau tout entier devient comme « brouillé » aux yeux des acteurs 1 . Ainsi chacun est-il en situation de choisir ses tactiques, en considérant les valeurs particulières que prennent pour lui deux variables aléatoires : le nombre et le sexe des enfants. Quelles sont donc les conditions et les effets de ce choix, toutes les autres variables demeurant invariantes, aux trois niveaux du ménage, du lignage et du village ?
ι. Pour comparaison, cf. F. Barth, 1961, p. 41. 17
258
3.2.
Économie et parenté
L'aléa
dans le choix des
tactiques.
Au niveau du ménage, l'hypothèse de la stabilité de la population signifie, tout au moins en première approximation, que deux enfants parviennent à l'âge du mariage. Il y a donc, pour un couple, trois éventualités : un fils et une fille, deux fils, deux filles. Dans la première, le patrimoine est intégralement transmis au fils, puisque, globalement, le ba§lik, ou prix de la fiancée, versé pour le mariage du fils, est compensé par le ba§lik reçu pour le mariage de la fille. La marge de manœuvre du père est définie par l'écart entre les deux baslik. Dans la seconde, le patrimoine est transmis en parts égales à chacun des fils. De plus, le père est dans l'obligation de verser deux ba§lik. Mais la perte de substance qui résulte de cette situation et l'amoindrissement des patrimoines revenant à chaque jeune chef de famille nucléaire s'il n'avait pas d'autres ressources, est compensée par la possibilité, pour l'un des fils, de s'engager comme berger : la situation de la famille nucléaire comptant trois hommes est précisément celle qui permet la division technique du travail minimale pour l'accomplissement des tâches caractéristiques d'une économie d'élevage. La rémunération du berger permet alors, d'une part d'accroître le troupeau paternel, et ainsi de minimiser les prélèvements à faire pour le paiement des ba§lik, d'autre part de former progressivement un second troupeau, puis un troisième troupeau, qui accrus chacun de la part de patrimoine léguée par le père, permettent aux deux nouvelles familles nucléaires d'avoir un effectif d'animaux supérieur au seuil de maintien du troupeau. Dans la troisième éventualité, celle où le père a deux filles, ce dernier reçoit deux ba§lik, et n'a personne à qui transmettre son patrimoine. Mais son troupeau est nécessairement amputé, annuellement, des prélèvements qu'il doit opérer pour la rétribution du berger. De plus, quand la vieillesse survient, il faut au pire trouver un appui et une force de travail supplémentaire, en la personne d'un neveu ou d'un agnat adopté, qu'il rétribue soit en l'autorisant à faire un prélèvement annuel sur le troupeau, soit en lui transmettant les restes du patrimoine qu'il aura pu malgré tout conserver. Qu'advient-il quand un couple donne naissance à un plus grand nombre d'enfants, dont trois, quatre, cinq ou plus parviennent à l'âge de mariage ? C'est, à moins que le patrimoine ne dépasse de beaucoup le seuil de l'économie de subsistance, la rupture d'un équilibre fragile : soit qu'il faille diviser le patrimoine en parts trop petites pour que chacun des fils puisse subsister, soit que la multiplication des alliances sans que la descendance soit assurée par des mâles accuse encore le risque de dépendance par rapport aux alliés, les « preneurs » de femmes. Ainsi le modèle à deux enfants, un fils et une fille, est-il la condition, pour le ménage, de la perpétuation du patrimoine à travers la descendance. Mais il n'en va pas différemment au niveau du lignage. La seule différence, en effet, qui de ce point de vue sépare ménages et lignages, réside dans les effectifs engagés. On voit immédiatement que ce qui est catastrophique pour une famille nucléaire ne l'est pas pour un groupe de quatre ou cinq unités de ce genre : déjà, à ce niveau, des
Domaine turc. Le système et les opérateurs
259
compensations s'opèrent. Si la perpétuation du patrimoine n'est pas assurée par l'un des agnats, elle peut l'être par son frère, et les règles prévalant en matière de succession reportent, de fait, la majeure partie du patrimoine d'un homme mort sans descendant mâle sur les agnats, frères ou neveux. De même, un excès relatif de filles par rapport aux garçons ne laisse, en revanche, que peu de marges de manœuvre pour la conquête de positions d'autorité, fin de la stratégie matrimoniale de tout lignage. Un excès de garçons par rapport aux filles, au contraire, est globalement une situation très avantageuse, et propre à fonder une stratégie de conquête du pouvoir dans le campement ou le village : preneur de femmes et donneur de ha§lik, donneur de bergers et preneur de rétributions, le lignage aux gros effectifs d'hommes à marier est en position de force, et cela est tellement conscient et reconnu dans la culture traditionnelle que la finalité réellement poursuivie de tout chef de famille est la maximisation du nombre de descendants mâles. L a condition de stabilité de la structure est donc bien, au niveau des lignages, l'égalité des effectifs d'hommes et de femmes à marier, tout écart par rapport à cette proportion ayant la valeur d'un handicap ou d'un atout dans le jeu des alliances. Quant au niveau du campement ou du village, les effectifs engagés sont encore trop peu nombreux pour que la venue à l'âge du mariage d'un contingent d'hommes et de femmes fasse apparaître une répartition des sexes purement aléatoire. D u moins sur une période assez longue en va-t-il nécessairement à peu près ainsi : à ce niveau, ce n'est pas la répartition des conjoints possibles selon les sexes qui est génératrice d'instabilité, mais le nombre total des personnes composant le groupe. Ce sont en effet les villages, campements et fractions de tribus, et non les lignages qui sont titulaires de droits coutumiers sur les labours et les pâturages. L'étendue de ceux-ci est donc une donnée, sur laquelle, en situation de techniques stables, le groupe n'a pratiquement aucun moyen d'intervention. Quand les limites s'approchent où toutes les ressources de l'environnement sont exploitées, l'accroissement des effectifs entraîne inéluctablement ime diminution des ressources disponibles par tête et un processus d'expulsion des membres excédentaires du groupe. L e mécanisme, en vérité, en est implacable, et ne demande que trois ou quatre années pour être complètement développé. En un premier temps, le ménage qui, par la force des choses, doit augmenter son prélèvement sur le troupeau, de 6 par exemple, à l'année t 0 , se retrouve, s'il ne disposait au début que de 80 animaux, avec 74. Le croît naturel, selon les hypothèses précédentes, est alors ramené à 37. S'il voulait avoir une chance de rétablir la situation, il faudrait qu'il réduise les prélèvements de 120 ·— (75 + 37) = 8. Les prélèvements disponibles seraient ramenés alors à 16 — 8 = 8. D e u x hypothèses sont en cette situation à envisager : i ° il doit continuer à faire un prélèvement supplémentaire de 6, et le processus de disparition du troupeau est accéléré ; 2 0 il fait le prélèvement habituel de 16, et l'effectif du troupeau, au début de l'année t 2 , est ramené à 74 — (16 + 8) = 50. Le même raisonnement montre qu'à l'année t 4 , le troupeau a pratiquement disparu : il ne reste plus, alors, qu'à émigrer vers la ville. Ainsi le système ne peut-il perpétuer sa structure que par l'expulsion impérative de tout excédent de la population.
26ο
Economie et parenté
Ou, en termes inversés : si le système n'a pas une structure assez ferme pour provoquer l'expulsion des excédentaires, c'est lui-même qui est menacé de disparition comme système. La limitation de la solidarité au champ des agnats, l'absence corrélative de toute institution de solidarité entre lignages dévoile donc sa fonction fondamentale : en déterminant l'expulsion des excédentaires, elle fonde la possibilité pour le groupe de survivre, dans la forme d'organisation sociale qu'il s'est originairement donnée.
CONCLUSION
Telle est donc la manière dont se composent, chez les Turcs d'Anatolie, la logique de l'alliance et de la filiation, pour la détermination de la position, la logique de l'échange et de l'évaluation, pour la combinaison des moyens de production. Dans ce système où les opérateurs de la parenté ont une fonction instrumentale, l'action, cependant, n'est pas primordialement orientée, pour parler le langage de Max Weber, par la volonté de maximiser les rendements et de minimiser les coûts. L'intention économique, qui à coup sûr anime les choix techniques de l'éleveur et du cultivateur, se manifeste rarement comme telle. Elle transparaît seulement à travers le souci qui dans l'ensemble oriente les opérations de l'action : tenir un rang, s'élever dans l'échelle du prestige, occuper une position d'autorité dans le réseau des relations de domination. E t certes les formes d'organisation sociale dans lesquelles ce système fonctionne ne sont pas les seules qu'on puisse observer en Turquie : les villes de la mer Égée 1 et de la mer Noire 2 offrent à leurs habitants des moyens variés d'existence, une matière, par conséquent, à la stratification sociale, que ne peuvent fournir villages et campements d'Anatolie Centrale. D'importantes différences, d'autre part, distinguent les types de village, selon les formes d'activité économique prédominantes 3 Les conclusions dégagées d'une investigation sur les petites sociétés installées dans les environs d'Eregli, si différenciées soient-elles entre gens de Berendi, à'Ivriz et de Divle, entre Yürük et Turkmen, ne sauraient donc être étendues sans précaution à l'ensemble des Turcs d'Anatolie. Assez de traits, cependant, sont récurrents sur l'étendue entière de l'aire culturelle, pour qu'on puisse caractériser, dans leur principe, les différences existant entre le prototype turkmène et les formes contemporaines d'organisation sociale des Turcs d'Anatolie. Tel que permettent en effet de l'esquisser les nomenclatures et les généalogies rapportées dans l'introduction de ce livre, le vieux modèle indigène de l'organisation sociale appréhende les relations entre groupes ι. M. Fallers, 1970. 2. M. K i r a y , 1970. 3. M. Kiray, ms.
2Ö2
Économie et parenté
selon le principe de la ramification : d'une souche unique jaillissent branches et tiges, qui se détachent du tronc par sectionnement selon la distance généalogique, ou rang de proximité mutuelle dans le graphe des relations d'alliance et de filiation. Mais d'emblée aussi on relevait que deux autres dimensions compliquent le modèle. L'une, la priorité d'âge entre frères, qui discrimine les lignes de descendance selon l'ordre de naissance, est compatible avec le principe de la ramification : seule la ligne aînée est droit issue de la souche, et monte d'un jet comme le tronc d'un sapin ; les lignes cadettes, telles des branches et tiges adventices, s'en séparent périodiquement par sectionnement. Seconde dimension supplémentaire, la différence entre classes selon le rang de proximité par rapport à l'ancêtre, ou distance générationnelle, introduit un principe entièrement distinct, la segmentation par niveau de génération. Le sectionnement se fait, dans un cas, d'après le nombre de « nœuds » sur le « chemin » séparant deux individus dans le graphe, dans l'autre, d'après le nombre de « nœuds » sur le « chemin » séparant deux individus de leur ancêtre commun. On était donc en présence soit d'un modèle composite, admettant alternativement la prévalence d'un principe de sectionnement sur l'autre selon les stratégies poursuivies par les acteurs sociaux, soit de modèles différents appliqués à des états distincts de l'organisation sociale. Force était donc, dans l'incertitude régnant sur la théorie indigène de la société, de bâtir un modèle ethnologique d'après les matériaux historiques disponibles pour une société bien déterminée, les Turcs de l'Orkhon et les Oghouz de Kachgari : type idéal vérifié sur des exemplaires historiquement réalisés, c'était le « prototype » turkmène d'organisation sociale. Il apparaissait alors que les mêmes terminologies et les mêmes réglementations étaient employées différemment par les acteurs sociaux, selon que l'horizon de leurs opérations était le campement, aul, la tribu, oba, ou l'empire ai, et qu'à l'échelle des cultures altaïques dans leur ensemble, alliance et filiation, échange et production avaient des fonctions profondément différentes. Dans quelle mesure les villages et campements observables aujourd'hui en Anatolie Centrale se conforment-ils au prototype, dans quelle mesure leur organisation sociale fonctionne-t-elle selon d'autres principes ? On était fondé à poser cette question pour mille raisons : peuplement oghouz de l'Anatolie, continuité entre Seljoukides et Ottomans, mouvements répétés d'éléments Turcs d'Asie Centrale vers l'Anatolie, dualité des formes d'organisation sociale au niveau de l'empire et du pouvoir central, d'une part, des villages et du pouvoir local, d'autre part. Or, avec les différences qu'elles manifestent dans l'histoire sociale vécue, avec la variation qu'elles offrent dans la combinaison des ressources, les sociétés observables dans la région d'Eregli, gens de Berendi, de Divle et à'Ivriz, Yürük et Turkmen ouvrent largement l'éventail des possibilités théoriques de conformité au prototype : depuis l'identité pure, jusqu'à l'absolue différence. On pouvait alors rechercher, pour le champ de variation ainsi constitué, dans quelle mesure les formes d'organisation sociale de ces sociétés sont similaires au prototype et similaires entre elles ; dans quelle mesure, donc, les associations régulières entre états de système permettent de considérer ces sociétés comme plus ou moins homomorphes.
Domaine turc. Conclusion
263
A u niveau bien identifié, dans la culture indigène, de la communauté locale, trois systèmes de relations venaient alors s'offrir à l'examen : celui des distances et des orientations dans l'espace, tel qu'il s'exprime dans les choix de l'établissement humain ; celui des échanges et de la production, tel qu'il résulte des ressources du lieu, des moyens de la technique et des instruments conceptuels disponibles ; celui des allégeances et des patronages, tel qu'il fonctionne par application de la tradition tribale ou par manipulation des institutions municipales. Les concordances observées entre états du système donnaient simultanément une mesure des homomorphismes observables dans l'organisation sociale telle qu'on la saisissait au niveau de la communauté locale, et une mesure de la distance plus ou moins grande des formes d'organisation sociale ainsi caractérisées par rapport à la forme turkmène prototypique. Si ensuite on passait à un autre niveau d'observation, celui de la communauté domestique, c'était sur d'autres systèmes de relations qu'il fallait concentrer l'attention : comment on arrange les alliances et on règle les successions, comment on organise la production et on noue les échanges, comment on exprime les préférences et on manifeste les goûts dans la consommation. Il apparaissait alors que la disposition des relations familiales, l'agencement des opérations de production et la manifestation des préférences de consommation variaient substantiellement de peuplement à peuplement : chaque peuplement avait donc bien en propre une modalité particulière de l'existence familiale, une manière singulière de nouer les relations sociales au niveau de la communauté domestique. Les similarités entre peuplements étaient moins grandes, cependant, pour les formes d'expression du goût et les normes de manifestation de l'appartenance, que pour les règles matrimoniales et les règles successorales, et que pour les opérations de production et les relations d'échange. Ainsi des configurations particulières de similarités entre formes d'organisation sociale étaient observées : il restait à en rendre raison, à les comprendre, autant que faire se pouvait, comme résultant d'actions intentionnelles, comme l'œuvre de stratégies et de tactiques plus ou moins consciemment élaborées. Or telle qu'elle se livre à travers ses expressions et ses œuvres, la pratique indigène se prête à deux interprétations : en termes d'écarts différentiels, d'oppositions et de similitudes, comme animée par une logique des classes et des relations, un souci de l'appartenance et de la position ; en termes de calcul du plus ou du moins, de la multiplication et de la division, comme orientée par une logique des coûts et des rendements, un projet de mesure et d'accumulation. L'investigation détaillée des caractéristiques de cette pratique montre que ces deux interprétations, loin d'être exclusives, sont complémentaires : l'action est organisée en systèmes d'opérations, qui s'appliquent à des champs distincts et relativement séparés. Pour chacun de ces champs, une logique prévaut, sans faire toutefois disparaître l'autre : les opérateurs de la seconde continuent de fonctionner mais ils sont, pour l'orientation et pour le fonctionnement, subordonnés à ceux de la première. Ainsi la logique de la parenté apparaît-elle, dans l'ensemble, subordonnée à la logique de l'économie, les opérations de classement et de mise en relation appliquées à l'univers des parents dépendant des opérations de production
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Economie et parenté
et d'échanges appliquées à l'univers des agents. Une logique plus haute, cependant, domine le tout. Préserver et transmettre le patrimoine par la filiation, maintenir et conquérir la puissance par l'alliance, c'est en effet donner aux classements de la parenté, aux agencements de la production et aux arrangements de l'échange une orientation qu'ils ne recèlent pas en eux-mêmes. L'action, dans le système social et culturel des Turcs d'Anatolie, est, en effet, dominée par un souci majeur : combiner ressources en parents et ressources en argent, jouer de l'alliance et de la filiation, de la richesse et de la noblesse, pour maintenir ou conquérir l'honneur du rang. Ainsi comprend-on le soin avec lequel les agents traitent les processus de fusion et de fission des lignages et s'efforcent de les conformer au modèle de la ramification. Avec une loi de transmission des avoirs, en effet, qui garantit l'égalité entre frères et qui réserve une part aux sœurs, le patrimoine est à chaque génération exposé à la fragmentation. La puissance, par conséquent, est chaque fois à reconquérir, et les chances de succès passent par l'alliance. Seul un sectionnement rigoureux des rameaux adventices par rapport à une ligne directe peut maintenir les avoirs entre une même succession de mains, concentrer, donc, les pouvoirs sous l'autorité d'un même maître. Mais ce sectionnement même empêche la formation de lignages durables, puisque en l'absence de priorité entre lignes, chaque frère a le choix entre deux tactiques : faire jouer le sectionnement, et tenter d'être à l'origine d'une ligne, se soumettre au patronage d'un « prieur », mais faire payer son alliance. La dynastie ottomane avait réglé le problème en prenant les choses à la racine : l'unité de la ligne était maintenue par un rigoureux sectionnement des rameaux adventices, meurtre rituel du frère, jusqu'à la fin du x v i e siècle, incarcération au Palais et suppression de tout espoir de descendance, jusqu'au milieu du x i x e siècle. La coutume, à qui Méhmet II donne sanction légale, était justifiée par les références au Coran et par l'autorité des Oulémas. Mais le principe en était simple : mieux vaut la mort d'un prince que la perte d'une province. La méthode d'exécution était invariablement la même : de même qu'en Occident la décapitation était considérée comme la forme la plus honorable de punition capitale et réservée aux hommes de sang noble, de même dans l'empire ottoman la mort par strangulation avec une corde d'arc en soie, keman-kerisi, était réservée aux personnages de haut rang, et notamment aux princes de la famille impériale, dont le sang ne devait pas couler 1 . Quand la loi du fratricide cessa d'être appliquée, on transféra, à la mort d'un sultan, tous ses fils, à l'exception du nouveau sultan, dans des appartements grillagés, Kafes, de la quatrième cour de TopKapi Sarayi, où on les maintenait emprisonnés. « On a soin de ne composer le harem des princes collatéraux, précise d'Ohsson, que de sept ou huit jeunes filles esclaves auxquelles on fait avaler divers breuvages propres à tarir dans leurs flancs les sources de la fécondité. Si ces moyens dénaturés sont insuffisants, si ces infortunées ont le malheur de concevoir, le jour de la naissance de l'enfant est en même temps le jour de sa mort, la sage-femme qui le reçoit est tenue au risque de sa tête de ι . A . D. Alderson, 1956, p. 27.
Domaine turc.
Conclusion
265
11e pas le laisser vivre. Elle n'ensanglante cependant jamais ses mains, ce serait un attentat contraire au respect dû au sang royal, mais elle s'interdit ses fonctions, elle ne noue pas le cordon ombilical. » 1 Ainsi d'Ertugrul (mort en 1281) à Abdulmecid (exilé en 1924), soit pendant six siècles et demi, le pouvoir resta-t-il dans la même lignée, par sectionnement impitoyable de tous les rameaux adventices. Rien assurément n'existe, chez les Yürük et les Turkmen d'aujourd'hui, comme cette loi du fraticide, ou comme cette mise en cage rituelle des collatéraux, rivaux possibles dans la compétition pour le pouvoir. Le temps des grandes chevauchées de l'Altaï aux Carpathes, de Samarkand à Ispahan ou du Yunnan à Vienne, est révolu. Les petits chevaux mongols eux-mêmes, descendants directs d'Equus Prjevalskii, se font en Anatolie Centrale de plus en plus rares, comme les chameaux de Bactriane et les dromadaires des caravanes. L a route de la soie, que gardaient les Bektik au pont d'Hortu, près d'Eregli, est fermée, les caravansérails seljoukides et ottomans s'écroulent. Héritiers directs des tribus qui dans les steppes de l'Asie Centrale ont domestiqué le cheval, héritiers culturels des peuples inconnus qui, quelque part dans le Taurus, ont domestiqué la chèvre et le mouton, le blé, l'orge et les légumineuses, les Turcs d'Anatolie n'ont plus de raison de garder les principes de leur organisation sociale traditionnelle. L'environnement, certes, est demeuré inchangé, avec sa neige et ses glaces, son soleil et ses vents. Mais il ne reste plus, alentour, d'espèces nouvelles à domestiquer, comme il ne reste plus, aux confins, de cavaliers ennemis à surprendre ou de caravanes à piller. Le vieux modèle de la ramification, on l'a vu, n'en continue pas moins à empêcher les lignages de se stabiliser, à stimuler la recherche de la puissance, à inspirer les tactiques de l'alliance. L'énergie, comme aux temps d'autrefois, déborde. A la Suisse on peut emprunter ses codes, comme à Byzance, naguère, ses lois. Mais à condition de rester soi-même, au centre de l'Anatolie, et de se prénommer Attila.
ι. I. Mouraja d'Ohsson, 1787, I, p. 284 ; A. D. Alderson, 1956, p. 33.
NOTE
SUR
LA T R A N S C R I P T I O N
D E S MOTS
ARABES
L ' a r a b e classique a été transcrit selon le système dit « fermé », en usage chez les orientalistes, sauf dans le cas des mots francisés depuis longtemps comme H e d j a z , Nedj, Médine, ou de citations, pour lesquelles on a respecté la transcription adoptée par l'auteur. L ' a r a b e classique comporte un grand nombre de mots passés dans l'usage français, avec une graphie qui les francise. On n'a vu aucune raison pour abandonner ces francisations : on écrira donc Bejaoua, Zouaoua, Haouaria. E n certains cas cependant, des corrections sont apparues nécessaires, pour rester fidèle à la langue parlée localement : on écrira ainsi jbel, e t non djebel, zâwiya et non zaouïa, qânûn, e t non canoun. Il n'échappera à personne qu'entre les corrections indispensables e t celles qui ne le sont pas, la limite est difficile à tracer, et qu'en l'absence de normes universellement admises, la fidélité aux transcriptions anciennes est, pour les noms de lieu e t de personne, probablement la moins mauvaise solution. Pour bien marquer la différence entre l'arabe classique e t l'arabe dialectal, on distinguera ä (classique) et â (dialectal), et on transcrira la fricative laryngale par ' (classique) et p a r ' (dialectal).
INTRODUCTION
L a théorie que les Arabes ont élaborée de leur propre société et de leurs propres origines remonte, à coup sûr, très loin dans le passé 1 . Jusqu'à quelle époque ? Il est difficile de le préciser, en raison du caractère relativement récent des sources, et des remaniements qu'elles ont fréquemment subis. Du moins, est-on certain que les traits essentiels en étaient fixés dès avant les temps islamiques, et que les changements apportés par le Prophète dans les principes de l'organisation sociale n'en ont pas altéré substantiellement la physionomie 2. Raffinée par les généalogistes des v n e et v m e siècles, la théorie a reçu sa forme définitive dans l'œuvre d'Ibn al-Kälbi (environ 800 après J.C.), systématisation, plusieurs siècles après coup, des savoirs élaborés dans les différentes tribus se disant « arabes ». L'œuvre du généalogiste n'est donc pas à prendre comme une construction savante seulement : c'est la mise en forme, dans les termes de la science d'alors, de ce qu'un peuple entier savait sur lui-même, sur sa composition, sa distribution dans l'espace et dans le temps, son histoire enfin. Que disent donc les Arabes d'eux-mêmes, d'après les formes les plus raffinées de leur théorie ? Les textes font commencer le peuple arabe par deux noms : Kahtän 3 et 'Adnän 4. Les savants indigènes admettent, certes, que des tribus existaient auparavant : Ad, Thamud, Iram, Djurhum, Tasm et Djadis. Toutes, cependant, ont disparu avant les débuts de l'Islam : on les appelle, pour cette raison, les Arabes disparus, al-'arab al-ba'ida, et on ne les mentionne que pour illustrer le sort tragique des peuples qui ne suivent pas leurs prophètes. Issus de Kahtän et 'Adnän, les Arabes sont, comme tels, distingués, par les généalogistes, en Arabes proprement dits, ι. Cf. O. Rentz, 1954, P· 544· 2. Pour un traitement de ces sources, cf. E. Fares, 1932, pp. 1-20. 3. Sur Kahtän, ancêtre légendaire des Arabes du sud, cf. la mise au point érudite de O. Fischer, 1954, PP- 669-670, qui insiste sur l'accord entre les savants, généalogistes et historiens arabes d'une part, et les représentations populaires, d'autre part, vivantes encore aujourd'hui comme dans la période préislamique. 4. Sur 'Adnän, ancêtre légendaire des Arabes du nord, la documentation est beaucoup moins riche. Le nom d''Adnan est toutefois attesté dans les temps préislamiques par des inscriptions sur la route de l'encens, cf. W. Caskel, 1954, p. 210.
2J0
Économie
et parenté
ou Arabes vrais : ce sont les descendants de K a h t ä n , al-'arab al'ariba, ou al-'arba' ; et Arabes arabisés : ce sont les descendants d"Adnän, al-'arab al-muta'arriba, ou al-musta'riba. Tout n'est pas clair, cependant, dans les versions les plus systématisées de la théorie, du fait que certains identifient les Arabes disparus avec les descendants de K a h t ä n et les présentent comme les Arabes vrais, tandis que d'autres réservent le titre d'Arabes vrais pour les Arabes disparus, et désignent la descendance de K a h t ä n et celle d"Adnan comme arabisée, l'une muta 'arriba, l'autre musta 'riba. Dans toutes les versions néanmoins, la dualité entre les deux groupes est nettement affirmée, et la descendance de K a h t ä n est présentée comme plus proche de la souche originelle que celle d"Adnan, bien que l'une et l'autre soient considérées comme issues d'un même ancêtre, Noé
L a difficulté intrinsèque de la théorie indigène apparaît ainsi dès les premières propositions. Car des deux principes qu'elle met en œuvre, celui de l'appartenance au groupe par la parenté et celui de la parenté par l'agnation, ou bien l'un est superfétatoire, ou bien les deux sont contradictoires. Ou, pour reprendre l'argumentation de Robertson Smith sur un exemple pris dans la descendance de K a h t ä n , celui de Wâ'il : « Si tous les Bakrites descendent de B a k r et tous les Taghlibites de Taghlib, et si en même temps la relation de fraternité signifie toujours une relation de parenté par le père, alors dire qu'une relation de fraternité existe entre deux tribus ne peut rien signifier d'autre que ceci : Bakr et Taghlib sont frères. Mais s'il en est ainsi, deux cas sont possibles. Ou bien les généalogistes savent, par tradition historique, que les deux frères Bakr et Taghlib, fils de Wâ'il, ont réellement vécu, ou bien c'est la logique de leur théorie qui les conduit à inférer l'existence de deux frères, du fait que, dans les temps historiques, les deux tribus parlent chacune de l'autre comme de ' nos frères '. De ces deux hypothèses, c'est la seconde, indiscutablement, qui est la bonne. » 2
Reconnaître, en effet, que deux tribus sont « frères », implique qu'elles aient un ancêtre commun, dans le cas seulement où l'on interprète la « fraternité » en termes de parenté, ce qui, précisément, est le fait d'une « théorie », la théorie « généalogique ». Or, la relation de fraternité, comme l'analyse sémantique le montre, a un sens beaucoup plus large que celui auquel le restreignent les généalogistes. Mille exemples attestent que dans l'aire culturelle sémitique, ime relation de « fraternité » s'établit non seulement par commune filiation, mais aussi par l'effet de deux processus beaucoup plus généraux : l'intégration d'un groupe dans un autre, la différenciation d'un groupe originairement unique en deux ou plusieurs groupes distincts. L a théorie généalogique indigène apparaît donc fondamentalement, conclut Robertson Smith, comme un usus loquendi 3. Or partout où des formes d'organisation sociale très proches de celles des Arabes des v i e - v n e siècles ont pu être observées avec précision, c'est la même ambiguïté que l'on retrouve : chez les Sammar 4 , les 1. G. Rentz, i960, p. 561. 2. W . Robertson Smith, 1903, p. 13. 3. Ibid., p. 16. Pour une réinterprétation de l'œuvre de W. Robertson Smith cf. E. Peters, introduction à la réédition de Kinship and marriage in early Arabia. 4. R. Montagne, 1932, pp. 67-79; 1935, pp. 33-119.
Domaine arabe.
Introduction
271
R w â l a 1 , au Hedj az 2, au N e j d 3 , à K u w a i t 4 , en Palestine 5 dans le désert oriental d'Egypte 6, en Cyrénaïque 7 . Partout, les acteurs sociaux soutiennent, proclament, et développent une « théorie » de l'organisation sociale édifiée et pensée en termes généalogiques. Mais partout aussi, les généalogies officielles s'articulent autrement que les généalogies réelles, le temps de la parenté légitimante se rythme et se découpe autrement que le temps de la parenté réalisée. Ainsi soupçonne-t-on que la fonction socialement reconnue aux listes d'ancêtres n'est pas la fonction qu'elles remplissent effectivement, que la théorie indigène du groupe, par conséquent, si raffinée soit-elle dans la manière dont elle articule sa présentation à la vérité, est à prendre comme une œuvre du groupe, un produit de l'activité de ceux qui, parmi ses membres, ont pour tâche spécialisée de fournir des outils d'explication ou de fabriquer des instruments de légitimation. S'il en est ainsi, quelle est alors, distincte de l'expression qu'en donne la théorie indigène, la forme réelle d'organisation sociale des peuples arabes, pour des conditions de fonctionnement et de configuration du système analogue à celles que connaissent leurs ancêtres culturels, les Bédouins du Hedjaz ? Quelles sont, aux différents niveaux de l'organisation sociale, les fonctions respectives de l'économie et de la parenté dans la société ? Quelles affinités structurales y a-t-il, enfin, entre ces deux sous-systèmes, pour autant qu'ils soient différenciés comme tels dans le système social ? Une organisation
segmentane.
Le système social des Arabes Bédouins a fait l'objet, on le sait, d'innombrables descriptions 8. Mais ce n'est qu'à une date récente qu'on a entrepris d'en élucider les mécanismes en termes qui ne soient ni ceux de la pensée indigène, ni ceux de la sociologie spontanée des administrateurs, des voyageurs ou des missionnaires. Le pas décisif a été franchi par Evans-Pritchard en 1947, quand il entreprit d'appliquer aux Bédouins de Cynéraïque les hypothèses d'analyse formées lors de son étude des Nuer du Soudan 9 . α L a structure de la société bédouine est telle que, quelle que soit la dimension d u groupe auquel un homme considère appartenir en une situation donnée, la l o y a u t é envers ce groupe l'oppose a u x autres groupes de même rang dans la structure tribale. Il est loyal envers sa bait (tente) contre les autre buyut, envers son
ι. A . Musil, 1928, p. 712. 2. A . Musil, 1926. 3. C. Guarmani, 1938 ; A. Musil, 1928. 4. H . R. P . Dickson, 1956 ; 1949. 5. T . Ashkenazi, 1958, p. 657 sq. ; M. E . Marx, 1958, pp. 17-31. 6. A . S. B u j r a , 1966. 7. E . E . Evans-Pritchard, 1949, 240 p. 8. Cf. notamment, pour la qualité de la documentation ethnographique, A . de Boucheman, 1934, A. Jaussen, 1908, A. Musil, 1908, et 1927 — ce dernier o u v r a g e décrivant a v e c une grande précision les expéditions de l'auteur de 1909 à 1915. 9. Ε . E. Evans-Pritchard, 1937, n o t a m m e n t p. 129 sq.
272
Economie et parenté
aila (famille), contre les autres aila, et envers sa qabila (tribu) contre les autres qabila. Néanmoins, il a un sentiment puissant de communion avec tous les Bédouins de sa région, indépendamment de leurs affiliations tribales, dans une commune opposition aux villes. Mais les Bédouins et les citadins sont les uns et les autres des Arabes et font cause commune contre les Turcs en particulier quand les activités des ' Jeunes Turcs ' engagent Turcs et Arabes dans des camps rivaux. Arabes et Turcs à leur tour participent à de plus larges cercles de loyauté dans leurs relations, inégales, il est vrai, mais encore vivantes à l'égard du Sultanat et de l'Islam et réagissent spontanément en accord contre les menaces des puissances chrétiennes, l'avance française au Sahara et l'invasion de la Lybie par les Italiens. Contre les Chrétiens et les Européens, Arabes et Turcs ne sont plus Arabes et Turcs, mais Musulmans, exactement de même que, contre les Turcs, les Bédouins et les citadins ne sont plus Bédouins et citadins, mais Arabes, et que, contre les hommes des villes, les hommes des tribus ne sont plus membres de tribus différentes, mais Bédouins d'une même communauté. » 1
Ce que l'ethnologue met en évidence ici est bien une structure, un système de rapports qui demeure identique à lui-même malgré la variation des éléments qui le constituent. Le principe en est simple, et indépendant des entreprises de légitimation auxquelles la théorie indigène s'adonne : pour un même niveau de segmentation, nul ne peut appartenir simultanément à plusieurs classes, mais comme chaque classe est incluse dans une classe de rang supérieur, l'appartenance d'un individu à une classe détermine sa position par rapport à l'ensemble du système. On est donc, pour formuler les propositions d'Evans-Pritchard en un autre langage 2, en présence d'un univers social composé de groupes définis chacun par le genre et par la différence spécifique : un ancêtre fournit le genre, un autre la différence. Les ancêtres lointains sont, dans un tel système, l'équivalent des concepts « abstraits » de la logique aristotélicienne ; ils dénotent plus de descendants actuellement en vie et en connotent moins. Les ancêtres immédiats sont plus « concrets » ; ils dénotent moins de descendants et connotent plus de relations 3. Mais si l'on examine les faits de plus près encore, en rapprochant théorie indigène et organisation sociale observée, comme Evans-Pritchard luimême y invite 4, on s'aperçoit que le nombre de rameaux dans l'arbre de classification n'est pas quelconque. Emrys Peters a en effet montré, toujours sur l'exemple des Bédouins de Cyrénaïque, que leur généalogie présente, dans sa facticité, des régularités et irrégularités également significatives 5. Celle-ci procède d'un ancêtre de sexe féminin, Sa'äda, dont sont issus deux fils, que la théorie indigène donne comme les ancêtres fondateurs des deux plus grands groupes de tribus en Cyrénaïque. Chacun de ces fils est censé avoir eu lui-même deux fils, et, à la génération suivante, neuf petits-fils, que la théorie considère comme les ancêtres fondateurs des neuf tribus nobles de Cyrénaïque. Si l'on poursuit la généalogie de l'une de ces neuf tribus, les Magârba par exemple, on remarquera que la segmentation se répète selon les mêmes principes : 1. E. E . Evans-Pritchard, 1949. 2. Cf. E. Gellner, 1970. 3. Pour une interprétation de la segmentation au Maghreb, d'après les travaux de Gellner, cf. J . Favret, 1966, pp. 1 0 5 - 1 1 1 . 4. E. E . Evans-Pritchard, 1949. 5. E. Peters, i960, pp. 29-53.
Domaine
arabe.
Introduction
273
la tribu est divisée en deux sections « primaires », a v e c ar-Ra'aid et as-Sâmaq comme ancêtres fondateurs. A s - § â m a q , à son tour, est censé avoir eu quatre fils, qui sont les ancêtres fondateurs des sections « secondaires ». Ces fils, pour leur part, ont eu u n nombre varié de fils, ancêtres fondateurs, chacun, des sections « tertiaires ». Tels sont les faits observés. Comment faut-il les interpréter ? Sa'âda
(1) B a r a g h i t h
"Aqqara
(2) B a r a g h u t h al-Sghair TRIBUS
— ι 'Anf
(3) ' A b i d
Jibarna
ι — 'Awaqir
Harabi
— ι Magärba
'Ali
r — ι 1 1 1 Darsa Hasa Bara'asa 'Ailat A b à i d a t 1
I
S E C T I O N S (4) P R I M A I R E
al-Ra'aidat
(5) S E C O N D A I R E (6) T E R T I A I R E
Fayid
Aulad al-Shamakh
I 'Ali
ι Mansur
I 13
I 6
1 — I Nâsr Subh I 4
Madhkur Haiba al-Dawwas
Figure
47.
d'après
E.
—
Segmentation
Peters
et niveaux
Umbaraka
de segmentation
en
Cyrénaîque,
(1960, p. 30).
L a présence, à la « racine » de l'arbre, d'un ancêtre fondateur de sexe féminin, d'abord, ne doit pas étonner : là où Robertson Smith v o y a i t une preuve de récurrence d'un antique matriarcat \ il n ' y a rien d'autre à relever q u e l'expression, en termes généalogiques, de l'existence d'une unité « politique » étroite entre deux groupes de tribus. A v e c un t y p e de descendance paternel et un t y p e d'alliance polygamique, la référence à une même mère marque, en effet, pour deux individus, ancêtres putatifs de groupes sociaux politiquement associés et r i v a u x , qu'ils ne sont pas seulement frères consanguins, mais bien frères germains : signe et garantie d'après la théorie indigène, de la proximité la plus grande, de l'intégration politique, par conséquent, la plus forte. L e remarquable n'est donc pas l'existence putative, à la « racine » de l'arbre de classification, d'une Sa'âda, mère de tous les Bédouins de Cyrénaîque, c'est bien plutôt l'uniformité de la segmentation : de S a ' â d a à Nasr, les fils sont, à chaque niveau, au nombre de deux. A u cinquième niveau, ce nombre atteint quatre. A u sixième, il est irrégulier. Or, il apparaît, d'après les enquêtes I. W . R o b e r t s o n Smith, 1903, p. 28 sq. 18
Economìe et parenté
274
menées sur le terrain par Emrys Peters, qu'à chaque niveau de segmentation, il existe une liaison étroite entre le nombre de rameaux dans la branche, et les divisions du territoire tribal. C'est ainsi que la division principale entre les deux branches provenant de Sa'âda correspond aux moitiés est et ouest de la région, qui diffèrent nettement, nous dit-on, par leurs caractéristiques écologiques. Gibarna et Barâgit, à leur tour, sont des groupes de tribus qui occupent, respectivement, un territoire de plaine et un territoire de montagnes boisées. Les deux tribus Gibarna, de leur côté, sont installées sur deux types différents de plaine. Si l'on poursuit la ligne de descendance par les Magärba, on remarque que les deux sections « primaires » sont, dans cette tribu, divisées, sur le terrain, par une vallée. Les quatre divisions des Awläd as-Sâmaq occupent, pareillement, des aires écologiquement différentes. Quant aux sections « tertiaires » qui sont en nombre varié, leur relation avec des zones écologiquement distinctes, pour être peu marquée, n'en est pas moins perceptible encore. Ainsi est-on amené à se demander dans quelle mesure le caractère segmentaire de l'organisation sociale des Bédouins s'explique directement comme la réponse à un problème « économique » : distinguer et répartir les rôles, de sorte que les acteurs du système social puissent, pour autant qu'ils forment une collectivité, tirer ensemble le meilleur parti de l'environnement naturel. Installation,
spéculation,
segmentation.
Chez les Bédouins de Cyrénaïque en effet, l'organisation segmentaire permet aux groupes de se composer, de se décomposer, de se recomposer, selon que les contraintes opposées par l'environnement naturel aux initiatives des acteurs varient. Entre « niches » écologiquement distinctes et « segments » généalogiquement définis, la répartition territoriale des sections et sous-sections manifesterait, en effet, une harmonie véritablement préétablie, si l'on considérait le système écologique dans son état présent seulement, abstraction faite des processus qui ont conduit aux localisations aujourd'hui observées. Or, on sait que les tribus ont fait mouvement à plusieurs reprises dans le passé, que certaines sections se sont installées en Egypte tandis que d'autres changeaient de position dans l'espace, en sorte que la configuration présentement réalisée apparaît comme l'une seulement des configurations théoriquement possibles, comme l'un seulement des états de système pouvant s'engendrer par permutation des éléments qui le constituent. Les contraintes du lieu s'exercent toutefois d'autant plus fortement que le niveau de segmentation est plus élevé : les différences qui existent entre le plateau forestier et ses ressources pour l'élevage des bovins et des caprins, d'une part, les zones arides et semi-arides et leurs ressources pour l'élevage du chameau et des ovins, d'autre part, agissent plus profondément sur l'organisation sociale que de simples différences topographiques à l'intérieur de zones géographiquement distinctes. Variable au niveau des sections tertiaires, la segmentation est beaucoup plus rigide au niveau des sections primaires : traduction, dans l'organisation sociale, d'une adéquation avec l'environnement naturel d'autant plus nette que la
Domaine arabe. Introduction
275
taille des groupes est plus grande et leur position structurale plus élevée. Ainsi attachés chacun à un territoire, lieu d'installation et terrain de parcours à la fois, les segments se comportent les uns envers les autres comme ces « associés — rivaux » dont la théorie des jeux formalise les stratégies 1 . E t de fait, l'ethnographie montre que la formation et le contenu des conflits qui opposent les segments varient selon le point au niveau duquel la rivalité s'exerce. C'est ainsi que si un homme d'une section tertiaire s'engage dans une querelle qui l'oppose à un homme de la même section, et en vient à le tuer, l'offense a pour sanction la malédiction et l'expulsion. Si le conflit oppose deux membres de sections tertiaires différentes, comme il advient lorsque droits sur les puits et droits sur les pâturages sont en discussion, et que mort d'homme s'ensuive, l'offensé, soutenu par sa section tout entière, a le devoir d'exercer sa vengeance. Une procédure, toutefois, est admise qui permet à l'offenseur de payer « le prix du sang », solidairement avec les membres de sa section, selon un rituel minutieusement réglé. Au niveau suivant de segmentation, celui des sections secondaires, la rivalité est très différente. Ces segments, en effet, occupent chacun des aires écologiquement distinctes, reçoivent des pluies inégales, jouissent de microclimats différenciés, en sorte que les types d'engagement dans l'élevage et dans l'agriculture diffèrent. Les alliances par mariage, d'autre part, sont à ce niveau très rares, et les relations d'agnation si lointaines que nul, parmi les anciens, n'est en état d'apporter des preuves de filiation généalogiquement évidentes. L a rivalité, à ce niveau, est immémoriale, les rapports sont hostiles, et sans règlement possible par voie directe, sinon par l'intervention de quelque saint homme, màrâbti, appuyé sur une confrérie religieuse zâwiya. A un niveau plus élevé encore de la segmentation, celui des « sections primaires », la rivalité a des occasions moins fréquentes de s'exercer, mais les effets en sont plus graves. Les sections concernées sont localisées sur des territoires géographiquement distants, écologiquement différenciés, et historiquement séparés, en sorte que les rapports entre elles sont rares, et le plus souvent accidentels. Leurs membres ne se connaissent pas, et n'ont entre eux ni relations de parenté ni relations d'alliance. Si un meurtre vient à être commis qui implique des membres de deux sections opposées à ce niveau de segmentation, on ne tente pas de régler la question par négociation : le camp offensé recrute un ghazi, un guerrier professionnel, pour exercer ses droits de vengeance, ou monte un raid, sans recourir, toutefois, a u x armes à feu, si nombreux soient les protagonistes au combat, si acharnée éventuellement la lutte. C'est, en effet, au niveau le plus élevé de la segmentation, celui des tribus, que la rivalité prend la forme de guerre véritable. Là, ce sont des centaines d'hommes qui sont impliqués, c'est le territoire entier qui est concerné. Il faut, pour mener les opérations, stocker et acheminer des provisions, parcourir des centaines, voire des milliers de kilomètres à cheval ou à chameau, et c'est avec des armes à feu que de part et d'autres on se bat. Ainsi à chaque niveau de segmentation correspond non seulement un type de différenciation écologique, mais aussi un t y p e de rivalité, défini par la matière, la circonstance et la procédure de solution des conflits 2.
Peut-on aller plus loin dans l'explication par l'écologie, et montrer que les concordances entre niveau de segmentation dans l'organisation, niveau de différenciation dans l'installation et type de rivalité dans l'association résultent d'un jeu de contraintes spécifiques, celles qui ι . Pour un essai d'application de la théorie des jeux a u x organisations segment a t e s , cf. F. Barth, 1959, pp. 5-21. 2. E . Peters, 1966.
Économie
276
et
parenté
s ' e x e r c e n t s u r t o u t g r o u p e h u m a i n a m e n é à v i v r e en m i l i e u d é s e r t i q u e ? L a démonstration a été tentée p a r Louise Sweet, sur l'exemple des Bédouins d'Arabie. Déjà Burckhardt 1 , Palgrave J et Doughty ® avaient insisté sur les nécessités objectives qui amènent les Arabes à se lancer en d'incessantes expéditions de pillage ou de rapt. A la différence, en effet, des guerres intertribales, harb, dont le but est de conquérir un territoire, à la différence aussi des expéditions contre des nonBédouins, qui visent purement et simplement au pillage, les raids intra-tribaux, gazw, ont un objectif spécifique : capturer des chameaux, seuls biens qui, en ce milieu naturel, soient source de richesse, marque de noblesse, arme de prouesse. Actions réciproques, impliquant des groupes tribaux du même niveau de segmentation, ces expéditions sont d'autant plus lourdes de conséquences que les segments concernés occupent des positions généalogiques et territoriales éloignées. L a régularité avec laquelle elles sont répétées montre qu'on ne peut les expliquer ni par la loi du talion, ni par l'urgence de besoins spécifiques, comme il en naît lorsqu'une épidémie ou une sécheresse exceptionnelle font dangeureusement baisser les ressources en animaux disponibles. Les raids de ce type sont plutôt, comme le note Musil au sujet des Shammar 4, une pratique socialement instituée, exercée tout au long de l'année par une fraction importante de la population masculine. Réglés selon une étiquette minutieuse, ces raids suivent un cycle annuel : pendant la saison des pluies, propice à la dispersion, les effectifs engagés sont peu nombreux, de quinze à cinquante hommes ; au printemps, quand les pâturages et l'eau sont en abondance, les expéditions sont plus importantes, l'une d'elles même est conduite comme une cérémonie, bannières, flammes et drapeaux au vent 5 par le chef tribal du plus haut rang ; l'été enfin, quand l'eau est rare, et que les troupeaux pâturent en des lieux éloignés des campements et des puits, les raids sont menés par une centaine d'hommes, montés sur cinquante chameaux. Les raids sont donc ordonnés, leur succession forme une séquence, qu'on peut schématiser à l'aide d'un diagramme où Ρ symbolise la paix ou la trêve, Τ l'action de rapt, / la déclaration d'hostilité (ou de trêve), r les raids mineurs engageant un effectif inférieur à quarante hommes, R les raids majeurs, CR le raid cérémonial annuel 6. Avec le retour à la paix, la séquence prend fin, une autre Ρ
τ
ir
R
CR
/Ρ
séquence peut commencer : on est en présence, pour interpréter les explications de Louise Sweet dans un langage théorique autre que le sien, d'un système d'action, à forme séquentielle, qui fonctionne à travers toute la « niche » de l'Arabie du nord. M a i s il f a u t aller a u b o u t de ces idées, e t r e f o r m u l e r la thèse d e c e t t e é c o l o g i s t e p l u s r a d i c a l e m e n t encore. L e s r a i d s en e f f e t s o n t à c o m p r e n d r e c o m m e u n s y s t è m e d ' o p é r a t i o n s , d o n t l ' e n s e m b l e des s e g m e n t s t r i b a u x s o n t les a c t e u r s . C h a q u e s e g m e n t se livre, certes, à ses p r o p r e s o p é r a tions, p l u s ou m o i n s n o m b r e u s e s selon ses ressources, p l u s o u m o i n s « p r o d u c t i v e s » selon ses succès, a v e c , p o u r e n g a g e m e n t m a x i m u m , le ι. 2. 3. 4. 5. 6.
J. L. Burckhardt, 1831. W. G. Palgrave, 1871. C. Doughty, 1936. A. Musil, 1928a, p. 10. Ibid. L. E. Sweet, 1965, pp. 1132-1150.
Domaine arabe.
Introduction
2 77
raid annuel. Comme ce raid marque la limite au-delà de laquelle un groupe d'acteurs ne peut s'engager pour la durée d'une année, il faut, pour que le système soit en équilibre, que les séquences soient arrangées de sorte que les raids cérémoniels soient régulièrement distribués. L a stratégie d'un segment consiste donc à conduire ses raids dans la séquence qui l'implique avec un segment i, de manière à maximiser ses chances pour les opérations engagées avec le segment 2, et ainsi de même pour celles qu'il conduit avec les segments 3, 4, etc. : la vraie partie ne se joue pas, pour lui, avec un partenaire en particulier ni avec divers partenaires successivement, mais avec tous les partenaires simultanément, selon la position que chacun occupe, par rapport à lui, dans l'organisation tribale (Tableau 34 1 ). I
Ρ
t
tt
ttt
RR
CR
R
t
tt
ttt
/ r
/ r rR
rR
2
RR
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3
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tt
4
/ r
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RR
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R
/ Ρ
Ρ
tt
ttt
Tableau 34. — Arrangement des séquences dans les relations segment o et les segments 1, 2, 3, etc.
/ Ρ Ρ
entre le
N.B. : L a succession des symboles t, tt, etc., marque la répétition des épisodes, tels que le code en est défini au texte.
Ainsi compris comme formant système, les raids seraient le mécanisme fondamental d'adaptation de la société bédouine à l'environnement naturel. Rareté et irrégularité des pluies, sensibilité du chameau aux épidémies, fluctuations des pâturages font de l'élevage de cet animal une spéculation contre la nature extraordinairement risquée. L a pratique institutionnalisée des raids introduit la mobilité dans le stock des chameaux coexistants, pour une période donnée, dans le désert arabique tout entier, et ainsi maximise les conditions d'exploitation des ressources naturelles. L'espèce animale sur laquelle se fonde la vie humaine au désert est ainsi entretenue au plus haut niveau de son développement. Préservée, protégée, élevée avec une habileté technique constamment à l'éveil, l'espèce est la valeur économique suprême, le bien le plus précieux dans la hiérarchie des biens naturels, la source dispensatrice de vie, origine, matière et produit, dans ce domaine naturel, de toute activité humaine. Système social à organisation segmentaire, d'une part, et système écologique à spéculation involontaire, d'autre part, paraissent donc bien, chez les Bédouins de Cyrénaïque comme chez les Bédouins du désert arabique, en affinité structurale. Mais dans quel champ une proposition de ce genre peut-elle être vérifiée ? Vaut-elle pour tous les Bédouins ? Vaut-elle pour le domaine arabe entier ? Vaut-elle pour toutes sociétés organisées en segments, de quelque domaine culturel qu'elles soient ? Peut-on la vérifier si la spéculation n'a plus pour matière le chameau, mais la chèvre et le mouton, le bœuf et la vache, le blé et l'olive ? Perd-elle alors le caractère ι. Adapté et interprété d'après L. E. Sweet, 1965, p. 1143.
zy8
Économie et parenté
prédatoire 1 qui manifestement est le sien quand elle s'exerce sur le chameau ? Mais garde-t-elle un caractère aléatoire quand elle s'exerce sur des espèces animales et végétales mises systématiquement « en exploitation » ? Que signifie alors l'aléa, et quelles sont les conditions du jeu contre la nature, de ce jeu fondamental sur le terrain duquel les acteurs sociaux ont à mener toujours leurs propres parties ? E t pour autant qu'on parviendrait à préciser un champ dans lequel système social et système territorial seraient en affinité structurale, quelles positions respectives y occuperaient la parenté, principe architectonique, pour la théorie indigène du système social tout entier, et l'économie, principe régulateur, pour la pratique indigène, de tout jeu contre la nature ? Quelles homologies y aurait-il entre règles d'allocation des ressources et règles d'allocation des rôles, entre distribution des biens et aménagement des alliances ? Poser ces questions, on le soupçonne, c'est s'interroger, fondamentalement, sur les rapports entre segmentation, spéculation et exploitation. Segmentation, spéculation,
exploitation.
Appliquée à un domaine culturel défini, l'arabe, et formulée en ces termes, l'interrogation n'est pas sans rapports avec les questions mêmes qu'articule la pensée indigène. Spontanément, celle-ci parle le langage de la parenté, et mobilise, pour régler les rapports entre segments sociaux, des concepts qui marquent les positions de chacun comme autant de points dans l'espace des généalogies. A
A
Β
—rf—V— AC
BD
-THV-M—• A E
C f
ΒG
DH
I
Figure 48. — Rapports entre segments chez les Bédouins de Palestine, d'après R. Murphy et L. Kasdan. Tel qu'il est appréhendé par la pensée indigène, le système des rapports entre segments peut en effet être aisément figuré comme le suggèrent Murphy et Kasdan 2 , par un diagramme (Fig. 48). Soit A le chef d'une section patrilinéaire de plusieurs générations en profondeur, au niveau IV ; ι . M. Sahlins, 1961, pp. 322-345. 2. R. Murphy et L. Kasdan, 1959, p. 17 sq.
Domaine arabe.
Introduction
279
B , C, D, etc., les chefs des autres segments qui lui doivent allégeance. E n période de paix, A dirige les activités de sa propre famille, au niveau I. Mais si E est impliqué dans un conflit avec F, A sera du côté de E , et C avec F, A et C commanderont respectivement leurs sections au combat. Si en une autre occasion F est attaqué par H, alors les parentèles seront impliquées jusqu'au niveau III, et les sections s'opposeront les unes aux autres en deux groupes, sous la conduite respectivement de A et de B. Si, enfin, une unité de niveau I V attaque un homme de l'une des sections du lignage, c'est le groupe entier qui se trouve impliqué, et qui se joint, sous les ordres de A, dans une même lutte contre l'antagoniste. Dans une telle structure, l'unité de référence, pour un acteur du système social, varie donc avec la conjoncture dans laquelle se trouve impliqué le segment auquel primordialement il appartient. Or rien, logiquement, n'empêche que ce système de relations soit pensé pour lui-même : les points A, B, C... et leurs liaisons forment une structure arborescente et dans ses formes les plus savantes comme les plus frustes, la pensée indigène manie aisément, on le sait, règles et symboles, abaques et pièces de jeu 1 . Rien, non plus, n'empêche que le modèle d'après lequel cette structure est appréhendée soit celui d'une classification animale ou d'une classification végétale, par genres et espèces, comme il en existe d'innombrables types dans la culture arabe elle-même. Or c'est un fait que dans le domaine arabe entier comme dans certains domaines connexes, les relations d'ordre ne sont point pensées ainsi, mais que les positions respectives dans les arbres de classification sont conçues sur le modèle des relations d'ascendance et de filiation. Comme à chaque niveau de segmentation deux processus contraires peuvent s'ensuivre, l'un de fission, l'autre de fusion, c'est la relation de fraternité qui dans cette structure est la plus sensible. On comprend dans ces conditions que, suivant les suggestions de la pensée indigène elle-même, la théorie technologique de l'organisation sociale concentre l'investigation, pour le domaine arabe, sur la fonction que remplit dans le système social entier le mariage avec la fille de l'oncle paternel 2 . De cette règle de mariage, il n'y a en effet, logiquement, que deux interprétations possibles : l'une pour qui la règle marque le moyen de renforcer la lignée dans ses rivalités avec d'autres lignées et de limiter la tendance au fractionnement : c'est celle de Barth 3 ; l'autre, pour qui c'est, au contraire, le moyen de créer, par articulation entre unités surordonnées englobant de proche en proche tous les Arabes, des imités subordonnées non fermées sur elles-mêmes : c'est celle de Murphy et Kasdan 4. Ne faut-il pas convenir, toutefois, que ces deux interprétations finalement reviennent au même ? 5 L'une, certes, privilégie le processus de fusion, l'autre, le processus de fission, à chacun des points de segmentation déterminés par la structure du système. Dans un cas, donc, c'est sur l'effet de clôture, dans l'autre, sur l'effet ι. 2. 752, 3. 4. 5.
V. Cruzet, 1920, pp. 267, 276. Cf., parmi les contributions les plus récentes, H. Rosenfeld, 1968, pp. 732F. I. Khuri, 1970, pp. 597-618. F. Barth, 1953. R. Murphy et L. Kasdan, 1959, pp. 17-29. C. Lévi-Strauss, 1959, passim.
28ο
Économie
et
parenté
d'ouverture, que l'interprétation insiste pour rendre compte de la configuration des cycles. Mais ni dans l ' u n ni dans l'autre cas, la raison pour laquelle la fission prime la fusion, ou l'inverse, ne se trouve d a n s la structure du s y s t è m e . Dans un système à filiation paternelle et mariage a v e c la cousine croisée matrilatérale, en effet, les cycles se referment et se répètent, de génération en génération, i m m u a b l e s 1 . D a n s un système à filiation paternelle et mariage a v e c la cousine parallèle patrilatérale, il en v a t o u t autrement. L ' a l t e r n a t i v e est alors la suivante. Ou bien l a règle d'alliance est prescriptive, et en ce cas les cycles se referment et se répètent, dès la troisème génération, car la fille de l'oncle maternel se t r o u v e être aussi la fille du grand-oncle paternel. Ou bien au contraire la règle est préférentielle, chaque individu a un droit sur la cousine parallèle patrilatérale, mais non une obligation d'exercer ce droit, et en ce cas les cycles se compliquent, a u point qu'une véritable computation est nécessaire pour fixer les positions respectives des conjoints possibles dans l'espace généalogique. L a double parenté, propre a u mariage entre fils et filles de cousins parallèles (Fig. 49), n'est alors qu'un cas particulier d'une situation générale, caractérisée par la distance plus ou moins grande dans laquelle chacune se trouve par rapport à l'ancêtre commun, ou distance structurale. A chaque point de segmentation, il y a donc bien u n choix ouvert, dans l'un ou l'autre de deux sens possibles : celui de l'endogamie, ou celui de l'exogamie (Fig. 50), impliquant clôture plus ou moins rapide des cycles 2. L'alliance de mariage est alors, en vertu de la structure même du système, une décision aléatoire. Le risque, en pareille conjoncture, n'est pas le même pour les alliés éventuels, car à distance structurale égale, les probabilités de fission et de fusion dépendent des facteurs qui distinguent les partenaires au jeu : la position dans l'espace généalogique, le nombre et le sexe des enfants à chaque point de segmentation.
Figure
4g. — Double
parenté.
1. C. Lévi-Strauss, 1967, p. 168 sq. 2. J . Cuisenier, 1962, p. 80 sq. Que l ' o n considère le premier mariage ou l'ensemble des m a r i a g e s d ' u n individu ne change rien à l'affaire : c'est ce que ne v o i t p a s J . Chelhod qui, pour c r i t i q u e r mon i n t e r p r é t a t i o n d u mariage a v e c la cousine parallèle, a c c u m u l e des statistiques de m a r i a g e brutes, sans restituer l ' e s p a c e
Domaine
arabe.
Introduction
281
On soupçonne ainsi, sans avoir à prêter à la société bédouine une h y p o t h é t i q u e « organisation dualiste » combien la segmentarité du système est en affinité profonde avec le caractère spéculatif de l'action, combien la conjoncture dans laquelle se trouvent les acteurs est homologue quand ils ont à supputer chances et risques d'une alliance de mariage, chances et risques d'une spéculation d'élevage. D a n s un cas, l'élevage, l'aléa a sa source dans la nature, l'irrégularité des pluies,
a Figure 50. — Structure des choix endogamie et exogamie.
entre
a Dans le sens de l'endogamie b Dans le sens de l'exogamie l'imprévisibilité des épizooties. Il ne peut donc être qu'imparfaitement maîtrisé par les techniques de conduite du troupeau, les pratiques de stockage, les normes de sélection des reproducteurs. Dans l'autre, l'alliance de mariage, l'aléa a une source dans la nature : la répartition des sexes et le nombre des enfants pour la descendance, mais une autre dans la culture : les règles de sélection du conjoint, qui donnent la possibilité de choisir dans le sens de l'endogamie ou dans celui de l'exogamie, de choisir, donc, pour la fermeture des cycles et la sécurité, ou pour l'ouverture des cycles et l'aventure. D a n s les deux cas, les choix sont spéculatifs, et procèdent d'une prise en compte des chances et des risques. D a n s une société organisée en segments c o m m e la société arabe, la possibilité est ainsi structuralement ouverte, pour les acteurs, de jouer avec l'événement, de renverser les alliances, de permuter les oppositions, bref, de faire du cours de la vie dans le temps une existence historique.
Développer cette interrogation, c'est donc poser plusieurs questions. C'est se demander, d'abord, comment la théorie indigène, qui, aux x i e et x n e siècles, a été poussée chez les A r a b e s à un point de raffinement extrême, a conçu le fonctionnement de l'organisation sociale, comment généalogique des conjoints, ni rapporter les mariages observés aux mariages possibles ; cf. J. Chelhod, 1965, pp. 113-173. ι. J. Chelhod, 1969, pp. 89-112.
282
Économie et parenté
elle a formalisé les principes de la segmentation et les règles de la transmission : tel sera l'objet du premier chapitre de ce livre. Il faudra ensuite, dans un deuxième chapitre, chercher, sur un terrain spécialement choisi, la Tunisie septentrionale, comment l'organisation segmentaire fonctionne, non pas certes en l'absence de tout pouvoir étatique, comme dans les conditions où elle apparaît et se développe, mais dans les conditions qu'imposent successivement le pouvoir beylical, le pouvoir colonial et le pouvoir national. Qu'advient-il, en ces conjonctures historiques nouvelles, des processus de fission et de fusion, des règles d'alliance et de filiation, du jeu de la segmentation et de la spéculation ? Quel usage les acteurs font-ils des règles ? Comment les contournent-ils ou les détournent-ils, à quelles fins les manipulent-ils, à quel modèle d'emploi se réfèrent-ils ? Puis il faudra chercher, dans un troisième chapitre, comment, avec l'installation d'un pouvoir étatique, les lignages se font et se défont, comment la segmentation change de fonction, comment fission et fusion se précipitent, comment le prédatoire devient pur aléatoire. On se demandera enfin, dans un quatrième et dernier chapitre, comment les transformations simultanées de la segmentation et de la spéculation agissent sur l'unité domestique, comment la croissance et le cycle en sont modifiés, comment les positions et les rôles s'en trouvent inversés. Ce qu'on aura en vue dans tout ce développement, c'est la transformation simultanée des règles de l'action, quand la spéculation s'exerce non moins sur la consistance des biens que sur la position des acteurs.
CHAPITRE I
LA THÉORIE INDIGÈNE SAVANTE
Une chose est en effet, pour les Arabes du Haut Moyen Age, l'ensemble des savoirs issus de leurs traditions culturelles respectives, autre chose l'ordre légal inspiré de l'Islam. Le modèle de l'organisation sociale élaboré par les tribus du désert ne régit plus directement les relations humaines, la conception même de la régulation est modifiée : une théorie savante de l'ordre légal prévaut. De cet ordre, les sources sont minutieusement identifiées et hiérarchisées par les penseurs de l'Islam : le Ku'ran ou proclamation de la parole de Dieu ; les hadît, ou traditions orales dont l'ensemble forme la sunna, ou voie droite, et dont la réunion avec le Coran forme la loi, dite ¡aria, la Route ; le consensus des Compagnons du Prophète et de leurs premiers successeurs idjtna', pour l'élaboration des solutions aux problèmes que la loi ne permet pas de résoudre : le règlement, décret ou ordonnance du souverain, qânûn, dans les pays où un pouvoir central a pu s'établir et se maintenir, la coutume, âda, 'urf, et la jurisprudence, 'amai, issues, l'une des consensus, l'autre, de la répétition des précédents judiciaires, dans les pays où l'organisation sociale fonctionne sans pouvoir central. Il faut donc, pour appréhender la pensée indigène dans les formes les plus élaborées de sa réflexion, ne pas interroger seulement le Coran ou la loi, mais s'adresser aux jurisconsultes qui ont donné à sa théorie sa forme la plus achevée. On montrera donc successivement comment sont construites les catégories par lesquelles l'organisation sociale est pensée, et formalisées les règles par lesquelles les lignées sont sectionnées. ι.
LES CATÉGORIES DE LA P E N S É E
INDIGÈNE 1
C'est à travers la lexicographie qu'il y a le plus de chances de trouver, dans leur pureté, les concepts originairement élaborés par les Arabes pour penser et régir leur organisation sociale. Cette discipline d'érudiI. J e suis particulièrement redevable, pour ce chapitre, à André Miquel, qui a bien voulu, à ma demande, se livrer à une étude approfondie des articles du Lisân al-Arab d'Ibn Manzùr, relatifs à l'organisation sociale et à la parenté, puis traduire le chapitre du Kitâb al-ifsâh, d'Ibn Hubayra, relatif aux successions. Tous
284
Économie
et parenté
tion se situe, en effet, délibérément en dehors de la diachronie : le souci constant des lexicographes arabes de fixer leur langue, devenue, par le Coran, sacrée, en un état aussi ancien que possible, a eu en effet pour conséquence de distinguer l'arabe, parmi les langues sémitiques, par une certaine fixité. Les idées véhiculées au cours des siècles ont pu changer, les mécanismes de l'expression linguistique, eux, ont peu varié. Ce fait, patent pour la morphologie et même pour bien des traits de la syntaxe, ne joue pas moins pour la sémantique : un dictionnaire arabe de l'époque classique ( x i e - x i v e siècles) enregistre chaque mot non au sens où son siècle le lui livre, mais à celui que lui assigne la tradition bédouine, transmise fidèlement de grammairien à grammairien et de génération en génération. Les dictionnaires se réfèrent tous en effet, à l'arabe tel qu'il existait très exactement entre 550 et 650 : leurs sources d'information et leurs exemples se partagent entre la poésie préislamique, le Coran et la tradition relative au Prophète et à ses compagnons. On est ainsi historiquement certain que les catégories de la pensée visées à travers les termes sont, dans leur expression morphologique comme dans leur contenu sémantique, celles même qu'employaient les acteurs du système social au v i e siècle. Mais si les sources sont sûres, le processus de transmission ne l'est pas moins. Le monumental Lisän al-Arab, gardien et trésor de la langue, sur lequel on se fondera ici, est certes relativement tardif : son auteur, Ibn Manzûr, est mort dans les premières années du XIVe siècle. Mais l'ouvrage est, dans l'esprit du temps, résolument impersonnel, en ce sens qu'il se contente de présenter la somme des études menées par les philologues arabes d'alors sur les mots de la langue traditionnelle et non de la langue telle qu'elle s'est modifiée au cours des siècles : la preuve en est que les exemples choisis renvoient, tous, à des poésies, des dictons ou des locutions inexplicables en dehors d'un milieu fondamentalement stable, celui de la vie nomade. Chercher dans le Lisân quelles sont les catégories par lesquelles les Arabes ont originairement pensé leur organisation sociale, c'est donc se référer à un état très précis de la culture, celui qui caractérise la société du Hedjaz aux v i e - v n e siècles. Mais se livrer à cette investigation, c'est se heurter, aussi, à un obstacle spécifique, qui tient à la technique adoptée par les érudits indigènes eux-mêmes. A la différence, en effet, des cultures dont les penseurs n'ont pas développé une science lexicographique de leur propre langue, la culture arabe a fait l'objet, de la part des savants indigènes, de traitements raffinés, en sorte qu'on ne peut se borner à extraire de leurs dictionnaires un certain nombre de termes, à les rassembler, et à étudier les nomenclatures ainsi formées. A v a n t d'être élaborés par l'ethnologue ou le linguiste, a u x fins d'étude scientifique, les dictionnaires, ici, sont des œuvres de la culture indigène elle-même, et parmi les plus
les textes du Lisän et du Kitâb qu'on trouvera ici paraissent, grâce à sa collaboration, pour la première fois en langue française. Pour une analyse linguistique plus détaillée, cf. J. Cuisenier et A. Miquel, 1965, pp. 17-59. On trouvera de larges extraits du Kitâb, chapitre des successions, en traduction originale, dans A. Miquel, 1968, pp. i 3 3 · : ^ ·
Domaine
arabe. Théorie indigène
285
savante
significatives. Aussi ne peut-on pas entreprendre l'analyse des termes qu'ils enregistrent et expliquent, sans se demander au préalable si les savants indigènes les ont groupés ou non, et, dans l'affirmative, selon quels principes. Or les rassemblements de termes auxquels ils ont procédé ne sont pas sans ordre. Un principe est clairement affiché et effectivement mis en œuvre : c'est le principe du classement des mots par la racine. Comme la racine est généralement porteuse de plusieurs valeurs sémantiques, elle est à l'origine d'un arbre de classification, dont les rameaux éloignés supportent une grande variété de mots aux valeurs parfois contradictoires. Un terme se trouve donc défini moins par son sens propre que par sa position au sein d'un système de relations : celui que forme l'ensemble des valeurs sémantiques véhiculées par les mots de même racine. On dira que le classement pratiqué par les lexicographes arabes peut entraîner l'arbitraire, dans la mesure, d'une part, où, sur le plan sémantique, la racine est en réalité, dans bien des cas, le produit de la contamination de racines antérieures, et, d'autre part, sur le plan morphologique, dans la mesure où des mots bilitères, comme le sont justement certains sémantèmes de la parenté, sont rattachés à une racine qui, aux y e u x des grammairiens arabes, ne peut être que trilitère. Mais ce qui, pour l'ethnologue et le linguiste, paraît classement arbitraire, n'implique nullement que la relation établie par le lexicographe arabe entre le mot et sa racine soit arbitrairement choisie. L e lexicographe en vérité n'a pas à choisir entre plusieurs méthodes possibles. A rigoureusement parler, il n'use même pas de méthode, au sens où par méthode on entend une démarche fondée sur une série de décisions conscientes. Il se conforme, plus simplement, à un modèle de comportement reçu de la culture sémitique, où la racine est le principe architectonique du vocabulaire, et la référence à la racine une démarche scholastiquement réglée. Ce qui compte donc, lorsque, dans ces dictionnaires, on est en présence de termes strictement univoques, reliés à des racines multivoques, ou de termes bilitères reliés à des racines trilitères, ce n'est pas, dans le premier cas, l'origine de la polysémie de la racine (recouvrement de racines homophones, glissements sémantiques, etc.) ou, dans le second cas, le débat, toujours ouvert, des origines bilitères ou trilitères de la racine en sémitique commun : c'est l'existence de la relation elle-même, linguistiquement vécue et scripturairement enregistrée. C'est elle et elle seule, avec ce qu'elle implique, selon les cas, d'identités, de dissemblances ou même d'antagonismes, qui permet de remonter au delà des classifications explicites, pour atteindre, si toutefois il en est une, la structure inconsciente des systèmes de termes.
i.i.
Mots
et concepts
relatifs
à l'organisation
sociale.
Le vocabulaire arabe relatif à l'organisation sociale est remarquable comme exemple d'une langue qui, dans l'usage spontané, offre une pluralité d'expressions sans aucun caractère de système, mais dont les locuteurs sont convaincus qu'elles sont systématisables, puisqu'en un état plus ancien elles auraient été effectivement systématisées. Aussi
Économie et parenté
286
les lexicographes arabes cherchent-ils à introduire de l'ordre dans cette variété, avec une énergie d'autant plus grande que l'élucidation du sens des mots, ici, est l'indispensable préliminaire à toute légitimation de l'organisation sociale elle-même. C'est ainsi qu'ils distinguent les mots hay y, Sa'b, qabila, 'imdra, batn, fahid. Mais le matériel même qu'ils livrent et les traitements qu'ils lui appliquent montrent assez la portée et les limites de leur tentative. L'orientation de la hiérarchie, en effet, ne se trouve pas précisée. On remarque, en outre, que dans le corps des articles du Lisân, l'auteur saute certains termes de la série, qu'il fait apparaître ou réapparaître dans d'autres. Ainsi soupçonne-t-on sans peine tout ce que pareille reconstruction peut avoir d'arbitraire. Vécue comme nécessaire par les érudits indigènes, elle est dans son résultat manifestement artificielle. Aussi est-ce moins l'œuvre construite qu'il importe ici de restituer, que les catégories réunies dans la construction, et la démarche même de la pensée, en tant qu'elle opère sur des matériaux linguistiques. Mais pour surprendre les lexicographes à l'œuvre, et suivre leur travail d'élucidation du sens à travers le rapprochement des termes et l'appel aux racines, il faut citer les textes eux-mêmes. On lit, dans le Lisân al-Arab,
s.v. :
Sur batn : « Ce qui est au-dessous de la qabila, et au-dessus de la fahid. » Sur hayy : « Le hayy tombe sur (comprend) les fils d'un père, qu'ils soient nombreux ou peu nombreux ; ou il comprend aussi un peuple Sa'b qui rassemble les qabila. » Sur sa'b : «Le sab est la très grande qabila. On dit que les très vastes hayy se ramifient à partir de la qabila. E t l'on dit que lui (le hayy) est la qabila elle-même. Le Sa'b : c'est le père des qabila, auquel tous se rapportent par parenté, ou un père qui les réunit et les embrasse tous. ' Nous vous avons répartis en peuple sa'b et en tribu qabila, afin que vous établissiez entre vous des rapports humains ' — Coran. Ibn 'Abbâs dit à ce propos : ' Les Sa'b sont le rassemblement, et les qabila sont les batn des Arabes. ' Le Sa'b c'est ce qui se ramifie (verbe de même racine que Sa'b) parmi les qabila Arabes (et non-Arabes) ou à partir des qabila. Toute génération gii est un Sa'b. » Sur 'imâra : « Plus petit que la qabila. Mais l'on dit aussi que c'est le très grand hayy, qui se tient par lui-même et se distingue et même s'isole par ses litières, sa résidence et ses champs de pâture. On appelle 'imâra dans le corps de l'homme la poitrine (le cœur) et le très grand hayy a été dénommé 'imâra par analogie avec la 'imâra de la poitrine. D'après öouhari, la 'imâra, c'est la qabila et la 'aSira. L a 'imâra, c'est ce qui est au-dessus du batn parmi les qabila. L a 'imâra, c'est dans le champ des qabila le batn. Le premier, c'est le Sa'b, puis la qabila, puis la 'imâra, puis le bain, puis le fahid. » Sur fafila, enfin : « Lorsqu'on ' fahhada ' un homme, cela signifie qu'on l'a coupé, fait sortir de son hayy, qui est l'ensemble de ceux qui forment pour cet homme la partie la plus proche de sa 'aSira. Le fahid. est plus petit que le batn. Le principe, c'est le Sa'b. Viennent ensuite qabila, fafila, 'imâra, batn, fahid.. Selon Ibn Kalbï, le Sa'b est plus grand que la qabila. Viennent ensuite qabila, fasila, 'imâra, batn, fahid. Ce dernier, fahid, est une partie des membres du corps. Elle se situe en deçà de la qabila ; on appelle fasila d'un homme sa 'aSira. E t son raht (mot à mot : les plus proches). E t l'on dit aussi que la façila, ce sont ses plus proches pères (ascendants). C'est ainsi que l'on disait de al-'Abbâs (oncle paternel du Pro-
Domaine
arabe. Théorie indigène
savante
287
phète, ancêtre des Abbassides) qu'il était la fasïla du Prophète. L a fasïla fait partie à l'intérieur de Yaiïra, des hommes les plus proches d'un individu. L'origine du mot fasïla, c'est le fahid, d'un homme, composé des gens auxquels il appartient. On dit : ' Ils sont venus en fasïla ', c'est-à-dire ' tous ensemble '. » De qabîla, le Lisân (s. v.) dit : « Les qabâ'il (pluriel de qabïla) de la tête sont les pièces de celle-ci qui s'ajustent les unes aux autres. C'est d'après elles qu'on a dénommé les qabâ'il des Arabes ; les qabâ'il d'une selle, ce sont les pièces courbes ajustées les unes par rapport aux autres ; les qabâ'il d'un arbre, ce sont ses branches ; tout morceau de la peau est une qabïla ; qabïla, encore, que la grosse pierre placée sur l'orifice du puits... Une qabïla, chez les hommes, ce sont les fils d'un même père... Le sa'b est plus grand que qabïla qui est plus grand que 'itnâra qui est plus grand que batn qui est plus grand que fahid... L a qabïla, ce sont les enfants d'Ismael, comme sibt désigne les enfants d'Ishâq. L a signification de qabïla, en parlant des enfants d'Ismaël, est : collectivité (ξamä'a). Chaque ¿amä'a issue d'un même être est dite qabïla, chaque groupement (gam') issu d'une même chose, qabïl... Qabâ'il serait dérivé de qabâ'il ai-Îagara (les branches de l'arbre) ; ou encore, qabâ'il al-Arab (les tribus arabes) viendrait de qabâ'il ar ra's (les parties de la tête), en raison de leur association. L a collectivité (¿amâ'a) des tribus constitue le sa'b, la qabïla étant en deçà. On dit aussi : j'ai vu des qabâ'il (c'est-à-dire, toutes sortes) d'oiseaux, chacune de ces espèces étant une qabïla, comme les corbeaux ou les pigeons. »
On voit comment le lexicographe procède : il recueille les opinions autorisées, au premier rang desquelles celle du Prophète ; il explique les mots par leur racine, telle que celle-ci lui est sémantiquement perceptible ; il tente d'introduire un ordre dans les appellatifs, sans toutefois parvenir à mettre en série les sept termes. Le contenu sur lequel porte la procédure se ramène finalement à un petit nombre de thèmes : thème de la paternité, ou, plus généralement, de l'ascendance, thème de la ramification et du sectionnement, thème du rassemblement, thème du corps humain, dont l'ensemble des parties et parties de parties forme Yanalogon sur lequel travaille l'imagination du savant. Mais aucun de ces thèmes n'est systématiquement développé, aucun n'est appliqué a u x sept termes de la série, aucun ne remplit de fonction rectrice par rapport aux autres. L'organisation sociale et la hiérarchie des groupes reste une matière rebelle à la systématisation. Donnée dans la langue, la série des catégories qui permettent de les penser ne se prête ni à déduction, ni même à classification, si grand l'effort du lexicographe soit-il pour faire apparaître une logique là où, manifestement, la pratique n'est ni uniforme, ni régulière. Gardiens et recteurs de la culture arabe, les lexicographes ont certes élaboré savamment les concepts par lesquels les Arabes pensent leur organisation sociale. Ils n'ont rien construit, cependant, comme un modèle savant, de cette organisation. Y aurait-il pourtant, sous le désordre apparent des concepts, un ordre caché, accessible seulement par analyse sémantique ? C'est ce que l'on a soutenu souvent, à la suite de Robertson Smith, qui voit, dans le vocabulaire de l'organisation sociale, l'une des meilleures preuves de l'existence d'un état ancien de matriarcat chez les Arabes, dont les traces se seraient longtemps perpétuées, et dont on trouverait encore des indications aux premiers temps de l'Islam 1 . Ainsi d'après Lecerf, i. W. Robertson Smith, 1903, p. 29 sq.
288
Économie et parenté
à qui l'on doit la plus récente formulation de cette thèse 1 , le vocabulaire de l'organisation sociale trouverait son unité dans une commune référence aux parties du corps de la femme : rahim, utérus, désigne le clan ; hayy, vie et, plus précisément, pudendum muliere, la tribu ; bain, ventre, la fraction de tribu ; fahid, cuisse, la fraction de bain. Argumentation peu convaincante, on l'avouera, si l'on remarque que rahim, mot essentiel, sur qui repose une bonne part de la preuve sémantique du « matriarcat », ne figure ni dans la systématisation du Lisân, ni dans le schéma de Kasimirski, sur lesquels, curieusement, on prétend s'appuyer. E t que deviennent Sa'b, qabîla, 'imâra, fasila ? A l'étude sémantique la plus approfondie, aucun renvoi n'apparaît dans ces mots, de la manière la plus lointaine même au corps féminin : éa'b est un didd, un antonyme, qui rapproche les idées opposées de dissociation et de regroupement ; 'imâra ou 'amara a pour sens fondamental la vie telle qu'elle se développe dans le temps, se répand dans l'espace ou résulte d'opérations de mise en culture \ fasila a pour seule valeur sémantique la division, et pour valeur antonymique dérivée l'articulation, la jointure ; qabila, enfin, a une grande variété de sens avec, pour valeur de base, agréer, recevoir, accueillir, d'une part, arriver, se présenter, d'autre part. Rien, dans cette sémantique, ne justifie donc les interprétations simplificatrices que l'on voudrait en tirer. Rien, plus généralement, ne donne à penser que ce vocabulaire compose un système inconsciemment structuré. Pour penser leur organisation sociale, les Arabes disposent donc, en résumé, d'un ensemble de catégories qu'ils cherchent à mettre en série. Mais la série ainsi construite ne forme système que par convention, une convention que ne justifient ni l'existence d'un système inconscient, ni l'existence d'une structure insconsciente du système conscient. C'est assez dire qu'à travers les efforts des lexicographes arabes pour sérier les catégories de l'organisation sociale, ce sont les difficultés de la théorie indigène de la segmentation qui se découvrent, ce sont aussi les titres de cette théorie à rendre différenciation et intégration des groupes intelligibles. Mais pour apprécier exactement cette théorie dans la forme originelle qui lui a été donnée, il faut, d'abord, en recueillir les éléments là où ils se trouvent : dans les dictionnaires, les traités de droit et les encyclopédies, au chapitre de l'alliance et de la filiation. 1.2.
Nomenclature
de la
consanguinité.
Le vocabulaire arabe de la consanguinité est, pour qui l'examine dans une perspective comparatiste, d'une très faible extension. Fixé avec une rigueur exceptionnelle par les docteurs de la Loi et les lexicographes, descriptif, il offre au sujet parlant des ressources parfaitement définies, non sans admettre, toutefois-, une certaine liberté d'expression, fondée sur la dualité des formes disponibles pour désigner les consanguins ι. J. Lecerf, 1956, III, p. 31 sq.
Domaine arabe. Théorie indigène
289
savante
situés par rapport à Ego trois générations au-dessus et trois générations au-dessous. A un premier relevé dans les dictionnaires, les termes élémentaires apparaissent au nombre de quatorze. Ce sont : ab.
Fa Mo
gadd,.. ξadda. ibn . . bint .. ha/id.
F a F a , Mo F a FaMo, M0M0 So Da SoSo, D a S o
hafïda ah uht 'amm 'amma häl hâla
Br Si FaBr FaSi
L'analyse de la signification, menée selon les règles formulées par Wallace et Atkins 1 , permet alors de discerner quatre composantes : le sexe, spécifié par tous les termes, la génération, la linéalité et la bifurcation. Chacune de ces composantes, ou « dimensions », admet une ou plusieurs « valeurs », qu'on notera en minuscules suivies d'un chiffre, soit : A sexe
a i masculin, a2 féminin
Β génération
b i , b2, b3, b4, b5, etc.
C linéalité
c i linéaux, C2 collinéaux
D
do absence de discrimination, d i paternels,
paternels/maternels
d2 maternels.
L a liste des termes fondamentaux de la consanguinité peut ainsi être redéfinie, en notation symbolique, de la manière suivante : ab umm . §add . . ¿adda . ibn
...
aibïci
...
a2b2ci
. ..
aibici
. . . a2bici
aib4Ci
bint hafïd hafïda ah uht
a2b4Ci aib5ci a2b5ci aib3C2do a2b3C2do
'amm
aib2C2di
'amma
a2b2C2di
hai
hâla
aib2C2d2
a2b2C2d2
A quels champs sémantiques cette conformation du système de termes s'applique-t-elle effectivement ? Dans quelle mesure les composantes de la signification, isolées par une analyse purement formelle, sont-elles réellement présentes à la conscience des sujets parlants ? A ces questions, aucune réponse ne pourrait être donnée si les lexicographes arabes n'avaient pas conduit, avec une extraordinaire passion pour l'analyse sémantique, l'investigation la plus minutieuse sur la composition des sens. Il faut donc, si l'on veut en saisir l'esprit, développer le système dans toute son extension, sur les sept générations auxquelles, de fait, il s'applique. i . A . F. Wallace, J. Atkins, i960, pp. 58-60. 19
290
Économie
et parenté
Le Tableau 35 expose le système des termes, tel qu'il résulte de la combinaison des composantes : CI
C2
do ai
a2
bi
gadd
gadda
b2
ab
umm
b4
ibn
bint
b5
hafîd
hafida
a2
ai
'amm ah
Ego
b3
ai
di
d2 a2
'amma
ai
a2
hâl
hala
uht
Tableau 25• — Les termes élémentaires de la consanguinité et leurs composantes.
Aux générations — 3 et + 3, le système d'appellation des aïeux et des descendants d'Ego est constitué par les diverses combinaisons possibles de quatre termes : ab (père), umm (mère), gadd (grand-père), et gadda (grand-mère) ; ihn (fils), bint (fille), hafîd (petit-fils) et hafida (petite-fille). Il y a donc deux moyens d'expression différents pour désigner un parent consanguin de ce niveau ; le grand-père maternel de la mère d'Ego, par exemple, sera désigné par ab al-gadda (père de la grand-mère) ou par gadd al-umm (grand-père de la mère) ; pareillement, la fille du fils du fils d'Ego sera désignée par bint al-hafîd (fille du petitfils) ou par haflda(t) al-ibn (petite-fille du fils). La nomenclature est donc composée, pour chacune de ces zones, d'un système de seize appellations, ou plus exactement, de deux systèmes de huit appellations, formés par toutes les combinaisons possibles des quatres termes fondamentaux. -11 -12 -13 - 14 - 15 -16 -17 -18
(ou) ab al-gadd gadd al-ab umm al-gadd gaddai* al-ab ab al-gadda gadd al-ab umm al-gadda gaddai al-ab ab al-gadd gadda al-umm umm al-gadd gaddat al-umm ab al-gadda gadd al-umm umm al-gadda gaddat al-umm
+ 31 hafîd al-ibn (ou) ibn al-hafîd + bint al-hafîd 32 hafîdat* al-ibn + ibn al-hafîda 33 hafîd al-ibn + bint al-hafïda 34 hafîdat* al-ibn ibn al-hafîd + 35 hafîd al-bint + 36 hafîdat al-bint bint al-hafîd ibn al-hafîda + 37 hafîd al-bint bint al-hafîda + 38 hafîdat al-bint
* / final quand le mot est en état d'annexion.
Domaine arabe. Théorie indigène savante
291
Ainsi conformé, le système des termes allie, dans ces zones, redondance et carence : pour chaque catégorie nommée, il y a, en effet, deux expressions différentes, mais à chaque catégorie linguistiquement identifiée correspondent deux catégories logiquement différentes. Ou, pour reprendre les mêmes exemples, l'appellation ab al-gadda (père de la grand-mère) est linguistiquement en concurrence avec celle de gadd al-umm (grandpère de la mère) mais cette appellation ab al-gadda s'applique aussi bien au grand-père maternel de la mère d'Ego qu'au grand-père maternel du père, tandis que celle de gadd al-umm s'applique indifféremment au grand-père paternel et au grand-père maternel de la mère. Pareillement, la fille du fils d'Ego partage l'appellation de bint al-hafld (fille du petitfils) avec la fille du fils de la fille d'Ego et celle de hafidat al-ibn (petitefille du fils) avec celle de la fille de la fille du fils d'Ego. Il est donc nécessaire, mais il est aussi suffisant, d'employer successivement les deux expressions, si l'on veut identifier exactement la personne à qui l'on se réfère. A u x générations — 2 et + 2, la nomenclature est réduite au couple gadd(a)- hafld(a). Or, d'après la lexicographie arabe, ni l'un ni l'autre de ces mots n'est un véritable sémantème de la parenté : le premier a pour racine gdd, dont l'une des valeurs principales est la notion de considérable, respectable, puissant, le second pour racine hfd, qui évoque le service rendu avec diligence, rapidité, vivacité. L e gadd est donc, fondamentalement, le personnage puissant, maître des troupeaux, le hafïd le jeune serviteur, le berger zélé. Il est vrai que ni l'une ni l'autre de ces racines n'est univoque : gdd et hfd sont chargées de valeurs opposées, et forment ce que les grammairiens arabes appellent un didd, un couple d'antonymes. Au sens premier de gdd, considérable, respectable, puissant, s'oppose en effet celui de nouveau, jeune, récent, tandis que, par complémentarité, au sens premier de hfd, vivacité et jeunesse du service, s'oppose une notion d'ancienneté, d'origine, d'atavisme. Chacun des deux termes, tout en exprimant une idée propre, est ainsi impliqué dans un réseau d'associations qui fonctionne de telle sorte que les sens antonymiques sont là, comme le « fond » sur lequel se détache la « forme » du sens propre. Le nombre et la variété des connotations extérieures à la parenté montre que la relation directe et interne de filiation entre le gadd et le hafïd est imparfaitement constituée. Faut-il interpréter ces faits sémantiques comme une extension au champ des relations socio-économiques, de concepts originairement élaborés pour s'appliquer au champ des relations de parenté ? Ou bien, au contraire, comme une spécification, au champ des relations de parenté, de concepts originairement construits pour s'appliquer à l'organisation sociale ? La comparaison avec les autres langues sémitiques, semble-t-il, permet de trancher : les concepts de grand-père et de petit-fils sont, dans toutes ces langues, exprimés soit de manière descriptive par la combinaison des deux termes élémentaires : « père du père », « fils du fils », soit par l'usage classificatoire des termes de « père » et de « fils ». L'arabe innove donc en la matière, et paraît être, dans l'état où le fixent les lexicographes, sur la voie d'une formulation à l'aide d'un terme spécifique de la relation précise qui unit le grand-père et le petit-fils. A l'appui de cette interprétation, on remarquera que tout ce qui, en arabe, se réfère au monde
Économie et parenté
292
extérieur, se pense en termes trilitères, alors que le corps de l'individu et son environnement immédiat, parents proches, objets usuels, sont pensés, eux, en termes bilitères. Et de fait, la parenté, au fur et à mesure qu'elle s'éloigne d'Ego, est assimilée au monde extérieur, dans les formes duquel elle est impliquée, par une relation indirecte à trois termes : serviteur maître-service, ancienneté-nouveauté-temps, notable-irresponsable-organisation sociale, et les mots qui expriment ce genre de relation de parenté sont de racine trilitères, gài, hfd. Aux générations — ι et - j - i, ainsi qu'au niveau généalogique d'Ego, on voit apparaître des termes bilitères. Après réduction des composés et dérivés, on compte dix termes fondamentaux : ab (père) ; umm (mère), 'amm (oncle paternel), 'amma (tante maternelle), hâl (oncle maternel), hâla (tante maternelle), ah (frère), uht (sœur), ibn (fils), hint (fille). Sur ces dix termes, quatre, 'amma, hâla, uht et hint, ceux qui désignent des parents de sexe féminin, à l'exception de la mère, sont dérivés des masculins correspondants, par suffixation de -t féminin 1 et, dans le cas de hint et uht, modification du vocalisme, la structure consonantique du masculin restant, dans tous les cas, intacte. Si l'on compare la nomenclature des termes fondamentaux à ce niveau, ainsi réduite à six, aux nomenclatures des autres langues sémitiques, on constate, une fois de plus, que la terminologie est relativement plus riche et qu'elle fait apparaître définitivement deux mots originaux, 'amm et hai qui désignent les oncles. Les classements auxquels procèdent les lexicographes arabes (Tableau 36) dans leurs réflexions sur leur propre vocabulaire sont Arabe
ab(u) umm Frère ah (u) Fils (i)bn Oncle paternel 'amm Oncle maternel hâl
Père Mère
Hébreu
Akkadien
Ugaritique
Guez
ab ' em ah ben [dod]
abu ummu ahu [maru]
ab um 'ah bn
ab 'emm 'eheu [wald]
Tableau 36. — Les termes fondamentaux de la parenté dans les langues sémitiques. Source : J. Cuisenier et A. Miquel, 1965, p. 30.
d'autant plus dignes d'être relevés. Les six termes fondamentaux se répartissent en effet, selon eux, en trois catégories : ab (père) et ah (frère), bilitères et racines ; umm (mère), trilitère et racine ibn (fils), 'amm (oncle paternel) et fidi (oncle maternel), trilitères et rattachés à d'autres racines. En cela, l'érudition indigène n'anticipe que très imparfaitement les résultats de la linguistique moderne, pour qui ab (père) et ah (frère) sont des trilitères, tandis que ibn (fils) est bilitère, le seul bilitère même, et fonctionne incontestablement comme un mot racine (Tableau 37). I. Non noté dans la graphie, pour 'amma e t hâla, sauf en état d'annexion.
Domaine
arabe.
Théorie
Aire d'extension
ab ah (i)bn umm 'amm hâl
pansémitique pansémi tique médian pansémitique arabe arabe
indigène
savante
Théorie indigène
293 Théorie
morphologie
sémantique
morphologie
+
+
-
+
+
-
linguistique sémantique
-
+
-
+
+
-
+
-
+
-
-
-
-
-
-
-
-
Tableau 3 7 . — Extension, morphologie mentaux de la consanguinité.
et sémantique
des termes
fonda-
+ : bilitère (morphologie), racine (sémantique) - : trilitère (morphologie), dérivé d'une racine (sémantique) Source : J . Cuisenier et A. Miquel, 1965, p. 3 1 . M a i s p o u r s u i v r e les t h é o r i c i e n s i n d i g è n e s d a n s l e u r e f f o r t d ' é l u c i d a t i o n d e s c o n c e p t s , il f a u t lire le Lisân a u x d e u x a r t i c l e s d é c i s i f s , 'amm e t hâl, et t e n t e r d ' i n t e r p r é t e r c e d i s c o u r s p h i l o l o g i q u e , e x p r e s s i o n s u p r ê m e m e n t r a f f i n é e d ' u n e p e n s é e d o n t on s e n t q u ' e l l e est s u r le p o i n t de p a r v e n i r à c o n s t r u i r e u n e a l g è b r e de l a p a r e n t é . hâl, dit le Lisân al-'Arab (s. v.), c'est le frère de la mère ; hâla, la sœur de la mère. Un homme a accompli l'action ahwala lorsqu'il a des oncles maternels ; en ce cas, il est dit muhwal. Mais l'expression muhwal ne s'emploie jamais seule. Elle est toujours jointe à l'expression mu'amm, qui signifie « pourvu en oncles paternels ». Le Lisân poursuit l'article par un examen du mot hawal, forme figée et primitive du mot hâl, qui désigne l'entourage de quelqu'un. Pour certains, hawal est un nom collectif, dont le singulier est hâ'il, avec parfois le sens spécialisé de gardien de troupeau. Pour d'autres, hawal est un singulier et désigne le serviteur, la servante. D'autres encore pensent que hawal désigne l'ensemble des richesses dispensées à l'homme par Dieu. Hawal signifie alors : ensemble des esclaves, des servantes et de la suite de quelqu'un. 'Amm, d'après le Lisân, a pour racine 'mm, qui indique l'idée de généralité. Concurremment avec agdâd, pluriel de ξ add, ïmam, pluriel de 'amm, désigne l'ensemble des ascendants. L'expression karlm al-imam, parfaitement noble par son ascendance, est synonyme de l'expression mu'amm wa muhwal, qui signifie : qui a des oncles paternels et maternels, dont l'ascendance est prouvée en ligne paternelle comme en ligne maternelle. « On dit, ajoute le Lisân, ces deux-là sont fils d'un 'amm, mais on ne dit jamais : ces deux-là sont fils d'un hâl. On peut dire en revanche : ces deux-là sont fils d'une hâla, et on ne peut pas dire : ces deux-là sont fils d'une 'amma. On dit : ces deux-là sont fils d'un 'amm ' de façon rapprochée lahh de la même façon qu'on peut dire aussi : ces deux-là sont fils d'une hâla, ' de façon rapprochée ' 2. On ne dit pas : ces deux-là sont fils d'une 'amma de façon rapprochée, ni non plus : ces deux-là sont fils d'un hâl de façon rapprochée, parce que les deux termes sont différents, ou, en d'autres termes, parce que l'un ι. Ibna 'ammin 2. Ibna halatin
lahhin. lahhan.
294
Économie et parenté
est homme et l'autre est femme. On dit : tous deux sont fils d'un 'amm parce que chacun d'eux dit à l'autre : ô fils de mon 'amm. De la même façon, on peut dire : tous deux sont fils d'une häla, car chacun dit à l'autre : ô fils de ma hala. On ne saurait dire : ils sont fils d'un hai, parce que l'un dit : ô fils de mon hai, tandis que l'autre dit : ô fils de ma 'amma et qu'ainsi, il y a différence. On ne saurait dire non plus : ils sont fils d'une 'amma, parce que l'un dit : ô fils de ma 'amma, tandis que l'autre dit : ô fils de mon hai. »
Le Lisdn, on le voit, examine toutes les relations de cousinage, une première fois à travers les termes de référence, une seconde fois à travers les termes d'adresse. Il est ainsi amené à opposer, globalement, cousins parallèles et cousins croisés, comme il est logiquement requis dans une terminologie descriptive de ce type. La conscience de cette logique est clairement manifestée par la justification donnée aux usages enregistrés : pour s'adresser l'un à l'autre, les cousins peuvent, sans restriction, combiner les termes élémentaires et construire ainsi les quatre expressions nécessaires, alors que pour se référer aux relations des cousins entre eux, un tiers ne peut construire, par combinaison des termes élémentaires, que deux expressions sur les quatre, celles qui marquent le parallélisme. Ainsi l'analogie des positions du fils de l'oncle paternel et du fils de la tante maternelle, du fils de l'oncle maternel et du fils de la tante paternelle, est-elle pleinement reconnue, sans, pourtant, que les concepts de cousins parallèles et de cousins croisés soient construits et que les termes appellatifs correspondants soient formés ; sans, non plus, que le concept général de cousin et l'appellatif correspondant soient logiquement construits et linguistiquement formés. Mais la symétrie des positions du cousin parallèle patrilatéral et du cousin parallèle matrilatéral, telles qu'elles sont linguistiquement exprimées et logiquement identifiées, n'entraîne nullement une analogie des fonctions. L'analyse des matériaux linguistiques permet à Ibn Manzür, une fois de plus, d'expliciter les catégories indigènes. L'expression mu'amm wa muhwal, qui a des oncles paternels et maternels, c'est-àdire des ascendants, commentée par l'expression karïrn al-îmâm, parfaitement noble par son ascendance, montre que la qualité d'un personnage, dans l'échelle des valeurs généalogiques, se prouve par la conjonction de son ascendance paternelle et de son ascendance maternelle. Mais il est précisé que, si le terme mu'amm, « qui a une ascendance paternelle connue », peut être employé seul, le terme muhwal, « qui a une ascendance maternelle connue », ne peut, lui, s'employer que dans l'expression composée mu'amm wa mufywal. Ainsi l'ascendance paternelle peut-elle se suffire à elle-même, au contraire de l'ascendance maternelle, ce qui confirme encore, s'il en était besoin, l'emploi du terme ammam, pluriel de 'amm, pour désigner la qualité absolue de l'ascendance. Dans son effort pour élucider les catégories de la parenté, la lexicographie arabe laisse donc un problème non résolu. Or ce problème est, pour la théorie, d'importance majeure : pourquoi l'ascendance paternelle, que l'on considère comme suffisant à elle-même, n'est-elle estimée parfaite que s'il s'y adjoint une ascendance maternelle, laquelle, réduite à elle seule, ne contribue en rien à la qualité d'une position dans l'échelle des valeurs généalogiques ? Pour donner à cette interrogation la réponse élaborée qu'elle requiert,
Domaine arabe. Théorie indigène savante
295
il faut, au préalable, restituer la théorie indigène de l'alliance, telle qu'on en trouve l'expression la plus raffinée à travers la critique que les lexicographes arabes mènent de leur propre langue. 1.3.
Nomenclature
de
l'alliance.
Comme celle de la filiation, la nomenclature de l'alliance, est, en arabe, très réduite. Un mot unique, zawg, désigne toute moitié d'un couple par rapport à l'autre : le pair par rapport à l'impair, le blanc par rapport au noir, l'hiver par rapport à l'été. Les Arabes disent, pour désigner les deux époux, az-zawga les deux moitiés de la paire. Quand il s'applique aux animaux et aux êtres inanimés, le mot zawg, au singulier, désigne, dans le bon usage, chacun des objets de la paire, la paire, comme telle, étant désignée par la forme du duel ; zawga alhamâm, « deux moitiés en fait de pigeons ». Ainsi le singulier est-il réservé à l'espèce humaine, qui dans l'ordre de la création est unique. La notion de sexe se trouve de la sorte oblitérée : le mot zawg est, pour l'espèce humaine, indifféremment appliqué à l'homme et à la femme. La langue a, il est vrai, élaboré un mot zawga, forme féminine de zawg. Mais les lexicographes arabes le condamnent, faisant valoir que le suffixe -a est ici inutile. Ainsi les dictionnaires donnent-ils à comprendre que, pour la culture sur laquelle ils opèrent, c'est la notion du couple qui est la notion fondamentale. Des mots existent, certes, pour désigner le mari, en tant que distinct de l'époux ou du conjoint, comme ba'l. Mais la racine en est polysémique, et évoque, d'abord, l'idée de possession, ou celle de domination. Les lexicographes, au surplus, lui rapportent d'autres mots, comme ba'l, qui signifie l'entente dans le couple, et bi'âl, qui signifie la conversation des fiancés avant le mariage et les jeux de l'amour. En ces cas mêmes, les valeurs sémantiques sont bipolaires et s'appliquent à l'homme comme à la femme. C'est par le nom du fils, enfin, que les époux généralement s'interpellent : Abu..., Umm... Le vocabulaire de l'adresse confirme ainsi ce que montrent les termes de référence : ni l'époux, ni l'épouse ne se définissent par eux seuls, ni même par rapport au terme complémentaire. C'est l'unité du couple qui est primordialement visée, comme moyen pour assurer la continuité d'une descendance. Les trois mots fondamentaux de l'alliance, hatân, pluriel ahtân, sihr, pluriel ashâr, ham, pluriel ahma , posent plus de problèmes. Les explications des lexicographes arabes sont, à leur sujet, souvent confuses et parfois contradictoires. L'opinion prévalente, semble-t-il, est qa'ahmâ' désigne la famille du mari vue du côté de la femme, ahtân, celle de la femme vue du côté du mari, ashâr étant, pour son compte, bivalent. Au singulier, le ham est, pour la plupart, le père du mari, féminin hamât, belle-mère ; le hatân, le gendre ou le mari de la sœur ; sihr, l'allié en général, ou l'allié soumis à certains interdits sexuels formellement explicités : le fils, pour une mère nourrice, le frère, pour une sœur de lait, le gendre pour la mère de l'épouse, le beau-père pour l'épouse du fils, etc. Mais il faut citer le Lisân, s.v., pour voir le travail de la pensée indigène, dans son effort de réflexion sur soi :
296
Economie
et parente
L e ham c'est pour une femme, le père ou le frère de son mari, et, de façon générale, t o u t ce qui est de son côté à lui. Le ham d'un homme, c'est le père de sa femme, ou encore son frère ou son oncle. E t l'on dit ahmâ' (pluriel), si l'on se place du côté de la femme, ahtân si l'on se place du côté de l'homme, le mot sihr é t a n t l'équivalent des deux. Les ahmâ' sont les parents du côté de l'époux, les ahtân du côté de la femme, la hamât é t a n t la mère de l'époux et la hatana, la mère de la femme. Le Lisân poursuit en présentant et en commentant l'expression al-ham-al-mawt, le ham de la mort : « Le fait que le ham soit seul avec l'épouse est plus grave que s'il s'agissait d ' u n étranger. Car il est gentil avec elle. Il lui apporte des choses d o n t l'époux prendrait ombrage, car il ne serait pas en son pouvoir de se les procurer. Il lui procure de mauvaises fréquentations. L'époux n'aime pas non plus que le ham, en e n t r a n t chez lui, soit informé des secrets de sa maison. Le trouble qui arrive ainsi entre la femme et ses ahmâ' est donc plus grave que celui qu'apporterait n'importe quel étranger. » Sur hatân, le Lisân écrit (s. v.) : « On appelle hatân d'un homme celui qui est marié à sa fille ou à sœur. On le dit aussi pour le père de l'épouse, son frère et tous ceux qui sont de son côté à elle. On dit qu'un homme s'allie, hatana, à un homme lorsqu'il se marie du côté de cet homme. Ainsi 'Ali est le hatân de Muhammed (le Prophète). Le mot hatân est un parent du côté de la femme, mais l'usage commun dit que le hatân d'un homme est l'époux de sa fille. Le hatân, c'est aussi le fihr. C'est aussi l'époux d ' u n e jeune fille d'un groupe donné, qawm. Alors tous ceux qui sont de son côté à lui, hommes ou femmes, sont dits ahtân de la famille de la jeune fille. Le père et la mère de l'épouse sont dits hatanân de l'époux, sont hatân pour le beau-père de l'époux, hatana pour la belle-mère de l'époux. On appelle hutûna, le mariage d'un homme à une femme. L a hutüna réunit p a r l'alliance musâhara, l'homme et la femme dans les deux sens. Ainsi la famille de la femme constitue les ahtân de la famille du mari, et la famille du mari les ahtân de la famille de la femme. » Ibn Manzûr définit le fihr, enfin, par la proximité en général, qarâba, et par l'alliance, hurmat al-hutüna, telle qu'elle détermine les interdits sexuels entre membres de deux groupes que rapproche un mariage. Puis il écrit : « Le hatân de quelqu'un c'est son sihr. Quand quelqu'un se marie dans un groupe, il devient le fihr de ses ahtân. Les ashâr, c'est la famille de l'époux. E t on n'emploie pas pour la famille du mari d ' a u t r e mot que ahtân. Mais il en est parmi les Bédouins qui confondent sous le mot de ashâr les ahtân et les ahmâ'. On dit qu'un homme s'est allié, fahara, à un groupe, qawm, lorsqu'il a pris femme dans ce groupe. Une expression voisine dit qu'on devient le sihr de quelqu'un lorsqu'on s'est allié à lui ou qu'on est devenu sacré p a r voisinage, filiation ou mariage. Certains disent : le fihr d'un groupe, c'est son hatân. Le fihr, c'est le gendre, ou encore l'époux de la sœur. Le hatân c'est le père de l'épouse, ou encore son frère. » Il ajoute ce commentaire d'un philologue : « Dieu a établi l'homme en nasab et en sihr. En ce qui concerne le nasab, il s'agit du nasab où le mariage peut être consommé : les filles de l'oncle paternel, les filles de l'oncle maternel, et toutes celles qui dans la parenté qarâba, leur ressemblent en ce qu'il est permis de les épouser. » I b n Manzûr recueille alors une autre opinion : « Les ashâr, dans le nasab, désignent ceux pour lesquels le mariage n'est pas permis. » Puis il poursuit en citant un ancien collecteur de traditions bédouines, selon qui Dieu aurait interdit sept femmes dans le nasab : la mère, la fille, la sœur, la t a n t e paternelle, la t a n t e maternelle, la fille du frère, la fille de la sœur, et sept autres dans le fihr : la mère-nourrice, la sœur de lait, la mère de la femme, les alliés par l'intermédiaire des femmes q u ' a possédées Ego, les femmes du fils, les femmes q u ' a possédées le père, et les sœurs de ces femmes (s. v.).
Il apparaît à l'évidence, d'après ces textes, que le lexicographe a recueilli des usages d'époques différentes, les uns, relativement récents, où les mots commençaient à recevoir une certaine spécification, les
Domaine arabe. Théorie indigène
savante
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autres, plus anciens, où ils étaient interchangeables, et non encore réservés, par règle, à des locuteurs de sexe déterminé. Si pour des raisons de méthode, on concentre l'investigation sur le système des termes en usage à l'époque archaïque, le champ des catégories élémentaires recouvert par chaque terme peut alors être très exactement précisé. Les trois appellatifs sont, en effet, employés tantôt au singulier, tantôt au pluriel, éventuellement au duel. Au singulier, l'usage en est toujours classificatoire : hatân désigne, pour un locuteur masculin, le mari de la fille ou de la sœur, c'est-à-dire l'allié avec qui on a contracté, voire, dans le plus ancien usage, le mari de la femme ; ham, pour un locuteur féminin, un parent mâle du mari, père ou frère de celui-ci ; sihr, indifféremment pour un locuteur masculin ou un locuteur féminin, le mari de la fille et, pour un locuteur masculin, le mari de la sœur. Pour ces trois mots, la forme du pluriel vise la collectivité des individus correspondant aux catégories élémentaires. Mais entre ces trois mots, il est, semble-t-il, une autre différence : celle qui oppose ham, morphologiquement bilitère, d'une part, à hatân et à sihr, trilitères, d'autre part. Dans la mesure où les structures inconscientes de la langue dirigent les intentions de signification, les sujets parlants se référaient donc, par le mot de ham, à des catégories de parents liés à leur environnement immédiat. Ainsi, ham serait à l'alliance, d'après A. Miquel \ ce que ab et ah sont à la consanguinité : vieux motsracines bilitères, qui évoquent une relation directe et binaire entre l'individu et un parent ou très proche, relation analogue, dans son principe, à celle qui existe entre l'individu et une partie de son corps, ou entre l'individu et un ustensile, une arme ou un outil. Telles sont les grandes catégories par lesquelles les Arabes des temps préislamiques et du début de l'Islam pensaient, au Hedjaz, leur organisation sociale. L'érudition et le purisme des lexicographes classiques sont, certes, pour la présentation d'un tel tableau, infiniment précieux puisque tout le matériel nécessaire est recueilli, rassemblé, critiqué, commenté par leurs soins. Mais, dans la mesure où aucune érudition ne peut être intégralement fidèle aux règles de la « neutralité » théorique, les matériaux linguistiques accumulés par Ibn Man?ur et ses prédécesseurs ne peuvent être sans rapports avec les orientations fondamentales et les choix initiaux de la science indigène en général. De fait, la perspective dans laquelle collecteurs, compilateurs et grammairiens opèrent est claire : elle apparaît d'après la nature des matériaux et la manière dont ils sont disposés. On dit : « Ces deux-là sont fils d'un 'amm » ; mais on ne dit jamais : « Ces deux-là sont fils d'un hâl. » On peut dire en revanche : « Ces deux-là sont fils d'une hâla » ; et on ne peut pas dire : « Ces deux-là sont fils d'une 'amma », etc. Loin de n'être qu'un recueil de dicta, l'article du dictionnaire est une véritable exploration du champ sémantique. L'itinéraire suivi, il est vrai, n'est pas sans excursus. Mais dans les meilleurs cas, comme dans l'exemple cité, l'auteur s'assigne un programme d'enquête, suivant toutes les combinaisons théoriques possibles, et appelant les faits linguistiques pour décider dans quelle mesure les combinaisons sont réalisées ou non. Ainsi, par inclusions I. J . Cuisenier et A. Miquel, 1965, p. 39.
Économie
298
et parenté
et exclusions successives, Ibn Manzür construit-il la table des catégories, selon les schémas éprouvés d'une véritable logique des classes. A cette démarche, il ne m a n q u e que d'être formalisée : l'héritage d ' A r i s t o t e est perceptible jusque dans l'absence d'une symbolique pour l'expression des opérations logiques, alors que, pour les besoins de la théorie, des notations algébriques étaient d é j à disponibles, et que, pour les urgences de la pratique, abaques et instruments divers étaient d é j à en service. Aussi les performances les plus remarquables de la science arabe, c o m m e théorie indigène de l'organisation sociale, sont-elles moins à t r o u v e r dans la mise à jour et la systématisation des catégories, que dans la mise en œ u v r e de ces catégories par une réglementation, dont on v a voir, maintenant, comment elle est conçue, et sur quels principes elle reposait.
2.
SYSTÈME
DES
RÈGLES
D a n s leur effort pour préciser le c h a m p d'application des catégories et pour préparer les voies d'une systématisation possible, les érudits arabes de l'époque classique opéraient sur des matériaux bien définis : dictons, proverbes, poésies des Bédouins du H e d j a z , versets du Coran, dits des premiers Compagnons du Prophète. Si des extraits de coutumiers ou des éléments de droit successoral venaient à être appelés pour les besoins du commentaire, c'était dans un but précis d'investigation sémantique, non dans une intention d'analyse juridique ou de rectification doctrinale. L e Lisän al-Arab, dans ces conditions, n'est une source pour l'étude du système des règles que dans la mesure où il permet de préciser, dans l'univers des parents possibles, les classes et classes de classes de sujets auxquelles ces règles s'appliquent. C'est ailleurs qu'il faut chercher les éléments permettant de caractériser le système. Or ces éléments existent, et les sources qui les livrent sont d'une richesse véritablement foisonnante. Érudits et s a v a n t s arabes de l'époque umm o y y a d e (40/661 à 131/749), en effet, ne se sont pas bornés à recevoir la réglementation coranique comme une sanction des réglementations pré-existantes, qui les consacrerait et les corrigerait à la fois ; ils se sont appliqués à l'interpréter. De là une prolifération d'écoles et de sectes que le sunnisme lui-même (de sunna, l'imitation du Prophète), doctrine essentiellement communautaire, a le plus grand mal à rassembler 1 . Comment, dans ce foisonnement, trouver un fil conducteur ? C'est au temps des Abbassides, à B a g d a d , pendant les périodes agitées du califat de al-Muqtafî et de al-Mustangid, qu'il y a chance de trouver l ' œ u v r e maîtresse d'unification, la volonté d'élucidation et de systématisation la plus grande. C'est là en particulier q u ' I b n H u b a y a r a , vizir de 544/1150 à 560/1165, présente, dans son Kitäb al-ifsäh, au sunnisme perdu dans la prolifération des écoles, moins ce qui le divise q u e ce qui, à t r a v e r s controverses et discussions, fondamentalement ι . E. Laoust, 1965.
Domaine
arabe. Théorie indigène
savante
299
l'unit. L'idée maîtresse était très exactement, comme l'a montré A. Miquel, de « dresser un tableau comparatif des positions adoptées, sur les divers points de la Loi, par les docteurs de l'Islam sunnite » 1 . Ainsi en cernant les différences, on parvient à les isoler, et, du même coup, on met en relief tout ce à quoi le sunnisme unanime s'alimente. Mais il faut lire Ibn Hubayra pour voir à quel point consciente est la méthode, et vigoureux l'effort de systématisation. Un passage du traité, cité à titre d'exemple, suffira à le montrer : « O n estime u n a n i m e m e n t que, p a r m i les aïeules, seules sont successibles la m è r e de la mère, si la mère n'est p a s v i v a n t e , e t la mère du père, si le père n'est plus en v i e ; mais une de ces d e u x interprétations d ' A h m a d ben H a n b a l stipule q u e la mère du père hérite même si son fils, le père, est en vie. Hormis ces d e u x aïeules, l ' u n a n i m i t é n ' e s t p a s réalisée : A b u H a n ï f a , a s - S â f i ' ï et A h m a d ben H a n b a l e s t i m e n t que la mère du grand-père p a t e r n e l est successible, mais Mâlik est d ' u n a v i s contraire. Il y a discussion, en outre, sur la successibilité des mères de ces trois aïeules. Les juristes, restant sur les principes d é j à exposés, t r a n c h e n t en ce sens : A b ü H a n ï f a , ses disciples et as-Sâfi'ï e s t i m e n t que sont successibles les mères des trois aïeules d é j à nommées, à savoir : de la mère du p è r e , de la mère de la mère e t de la mère du grand-père paternel. Ils y a j o u t e n t la mère du père du grand-père paternel, si elle est seule aïeule, e t estiment, de f a ç o n générale, que les aïeule)» héritent, aussi nombreuses soient-elles, p o u r v u qu'elles soient à niveau égal de parenté. Mâlik, lui, estime q u ' u n e aïeule ne p e u t hériter au-delà des d e u x n i v e a u x de parenté c o u v e r t s par la mère de la mère e t sa mère, ou p a r la mère du père et sa mère. P o u r A h m a d ben H a n b a l , trois g r a n d mères sont seules successibles : la mère de la mère, la mère du père e t la m è r e du grand-père paternel. L a controverse p o r t e donc, à l'évidence, essentiellement sur l a mère du père du grand-père paternel, lorsqu'elle est seule : elle hérite, p o u r A b ü H a n ï f a e t as-Sâfi'ï, e t n'hérite pas, pour Mâlik e t A h m a d b e n H a n b a l . » 2
Quelles sont donc les règles, telles que dans sa volonté de systématisation Ibn Hubayra les présente ? Le chapitre des successions du Kitâb al-ifsâh les range en trois catégories : règles de successibilité qui définissent trois classes d'ayants droit nommées respectivement 'asaba, fard, dawû l-arhám ; règles d'exclusion, qui font de la présence de certains successibles dans une classe une cause d'élimination pour d'autres ; règles de partage enfin, qui fixent les parts revenant aux successibles non-exclus. L a conjugaison de ces trois corps de règles donne matière à un jeu complexe d'opérations, conçu par les théoriciens arabes comme une véritable arithmétique de la parenté. Formalisation et calcul, cependant, ne sont qu'ébauchés : les textes les plus systématiques, comme ceux d'Ibn Hubayra, offrent des exemples de traitements contradictoires, et ne maîtrisent que partiellement la matière qu'ils cherchent à organiser. E t comment pourrait-il en être autrement, puisque les réformes du Prophète n'abolissent pas le droit coutumier préislamique, qui arrange les successions au bénéfice exclusif des agnats, mais surimpose, par l'institution d'héritiers réservataires, au vieux droit des agnats le droit nouveau des cognats, sans aller toutefois jusqu'à traiter également les uns et les autres ? Aussi ne peut-on se borner à un simple commentaire du texte indigène : il faut, par-delà redites et contradic1. A . Miquel, 1968, p. 135 sq. 2. I b n H u b a y r a , trad. A. Miquel, 1968, pp. 149-150.
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Économie
et
parenté
tions, v o i r c o m m e n t , dans leur v o l o n t é de rationalisation, les docteurs d e l ' I s l a m t r a i t e n t le corpus des règles, c o m m e n t ils lui cherchent une l o g i q u e interne, c o m m e n t ils t r a v a i l l e n t , après coup, à en f a i r e un s y s tème.
2.1.
Les règles de la successibilité de la classification. ou les principes
L e s règles de succession, dans leur d é t a i l e t leur c o m p l e x i t é , sont issues, selon l a théorie indigène, d ' u n c e r t a i n n o m b r e de principes, q u ' I b n H u b a y r a énonce d'entrée d e j e u : « Les Musulmans sont unanimes à considérer qu'il y a trois façons d'accéder à l'héritage : p a r filiation [littéralement, p a r la matrice, rahim], p a r le mariage, et p a r la relation de clientèle, walâ. »1 D e ces principes et de leurs combinaisons p r o c è d e le c l a s s e m e n t des successibles en classes, 'asaba, fard et dawü l-arhäni. C'est dans l'ordre t r a d i t i o n n e l l e m e n t a d o p t é p a r les théoriciens indigènes q u ' o n v a les e x a m i n e r , en g a r d a n t , pour les n o m m e r , les expressions de l a l a n g u e m ê m e , et en s u i v a n t , a u t a n t que f a i r e se p e u t , les d é m a r c h e s de l a pensée n a t i v e , d a n s son e f f o r t p o u r concevoir a b s t r a i t e m e n t des classes de p a r e n t s c o m m e classes d ' i n d i v i d u s d é f i n i s p a r l a position qu'ils o c c u p e n t d a n s u n e s p a c e généalogique (Fig. 5 1 ) . P a r 'asaba, il f a u t entendre, déclare Ibn Hubayra, « t o u t mâle relié directement au de cujus, sans l'intermédiaire d'une femme » 2. Ibn H u b a y r a cite ailleurs, pour commenter l'expression, al-Qutayb, qui déclare : « Les 'asaba d'un individu sont ses parents p a r son père, ainsi que ses descendants. On les appelle de ce nom parce qu'ils l'entourent, 'afabü bihi, à la fois dans le sens de son père et de son fils et ses côtés que constituent le frère et l'oncle paternel. » 3 E t pour lever toute ambiguïté, I b n H u b a y r a énumère les catégories de parents dont l'ensemble forme la classe des 'asaba : « On estime unanimement que, parmi les mâles, il y en a dix qui, sans contestation possible, peuvent être faits héritiers : le fils, le fils du fils, si bas placé soit-il, le père, le père du père, si h a u t placé soit-il, le frère, de quelque côté que ce soit, le fils du frère, si ce frère est 'asaba, l'oncle paternel, le fils de l'oncle paternel, si ce fils est un 'asaba, l'époux et le bienfaiteur, c'est-à-dire le maître affranchisseur [de son esclave]. » 4 Des héritiers fard, Ibn Hubayra ne donne pas de définition abstraite. Il fixe la classe par l'énumération des catégories qui la composent, et par l'exclusion. « Sept femmes peuvent être faites héritières : la fille, la fille du fils, si bas placé soit-il, la mère, la grand-mère, si h a u t placées soient-elles, la sœur, de quelque côté que ce soit, l'épouse et la bienfaitrice, c'est-à-dire la maîtresse affranchisseuse de son esclave. Toutes les femmes sont héritières fard, sauf la maîtresse affranchisseuse, les sœurs, si le d é f u n t laisse des filles, et enfin les parentes qui se voient accéder, p a r l'intermédiaire d'un frère, ou encore du fils d'un oncle paternel, à la qualité de 'asaba. » 6 ι. 2. 3. 4. 5.
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. p. p. p. p.
134. 140. 136. 134. 135.
Domaine
arabe. Théorie indigène
savante
301
tn j p fe fe
S cognation descendance > ascendance masculinité > féminité
Classement des parents dans les trois catégories d'héritiers, exclusion de certains d'entre eux au bénéfice de prioritaires, ne sont encore que les opérations préliminaires à l'attribution des parts entre les ayants droit : ce sont ces règles de quantification qu'il convient d'examiner. 2.3.
Les règles du partage ou les principes de la
quantification.
Sur le partage, la théorie indigène est simple et sans ambiguïté, bien que certains points fassent l'objet de controverses entre écoles. Elle expose la liste des successibles à qui chaque type est attribuable. Dans
308
Économie
et
parenté
Trait fort : héritier O
O
•
de cujus
de cujus O
o Δ
=
• A - O
de cujus
Δ
F t
= O
Δ O
O
Z ¡ itparñTdeTa moitié.
A O
FiSure
53• —
Héritiers
dont la part est du
quart.
l e t e x t e d ' I b n H u b a y r a , t o u t se p a s s e c o m m e si le j u r i s t e a t t a c h a i t , sur les r a m e a u x d ' u n a r b r e d e classification, a u t a n t d ' é t i q u e t t e s fixant les règles à o b s e r v e r q u ' i l y a de c a s t h é o r i q u e m e n t possibles. L a p e n s é e d u t h é o r i c i e n i n d i g è n e e s t dense, e t a u x limites, p a r f o i s , d e la c o n t r a d i c t i o n . L e s y s t è m e d o i t en effet sa c o m p l e x i t é n o n s e u l e m e n t à l a c o n j u g a i s o n d e s règles d e classification, d e s e g m e n t a t i o n et de q u a n t i fication, m a i s aussi à la prise en c o m p t e d u n o m b r e des i n d i v i d u s a p p a r t e n a n t à c h a c u n e d e s classes de p a r e n t s considérées. A p r è s a v o i r r a p p e l é q u e les p a r t s s o n t , d ' a p r è s le C o r a n , au n o m b r e d e six, I b n H u b a y r a é c r i t : « La moitié, de l'avis unanime, est la part réservée à cinq personnes : la fille du de cujus, la fille du fils s'il n'y a pas de fille du de cujus, la sœur germaine si elle est seule sœur germaine, la sœur consanguine s'il n'y a pas de sœur germaine, enfin l'époux si la défunte n'a ni enfants ni enfants d'un fils. (Fig. 52) Le quart, de l'avis unanime, est la part réservée à deux personnes : l'époux, si la défunte laisse un enfant ou des enfants d'un fils ; l'épouse (ou les deux, trois ou quatre épouses) si l'époux ne laisse ni enfants, ni enfants d'un fils. (Fig· 53)_ Le huitième, de l'avis unanime, est la part de l'épouse (ou de deux, trois ou quatre épouses), si l'époux laisse enfants ou enfants de fils. (Fig. 54) Les deux tiers, de l'avis unanime, sont la part réservée à quatre sortes de personnes, à savoir : deux personnes ou plus s'il s'agit de filles, de filles du fils (en l'absence de filles du de cujus), de sœurs germaines, de sœurs consanguines (en l'absence de sœurs germaines). Cela revient à dire que les deux tiers sont la part réservée à deux ou plusieurs personnes ainsi définies, à savoir que l'une d'elles, si elle se trouvait seule appelée à la succession, toucherait la moitié de ladite succession, à savoir : les filles, les filles du fils s'il n'y a pas de fils du de cujus, les sœurs germaines, les sœurs consanguines en l'absence de sœurs germaines. (Fig· 55) Quant au tiers, c'est la part réservée à deux personnes : la mère touche le tiers de la succession si le de cujus, son fils, n'a pas d'enfants, ni d'enfants d'un fils,
Domaine
arabe.
Théorie
A de cujus
Δ
indigène
savante
309 O
Δ
O
• = O • Δ de cujus
O
O
= O
Δ O
Δ O Figure 54. — Héritiers dont la part est du huitième.
Δ
= O
o
O
O Figure 5 5 . — dont la part deux tiers.
Héritiers est des
ni un nombre de frères ou de sœurs égal ou supérieur à deux ; elle touche le tiers du reste de la succession si, toutes choses restant égales, le de cujus laisse ou bien ses père et mère et son époux, ou bien ses père et mère et son épouse : dans le premier cas, l'époux reçoit la moitié de la succession ; dans le second, l'épouse reçoit le quart de la succession, la mère le tiers du reste et le père le restant. Quant au second des deux cas où est prévue l'attribution d'un tiers, c'est celui de deux ou plusieurs filles d'un enfant, mâle ou femelle, de la mère. (Fig. 56) Le sixième est la part de sept catégories de personnes : le père et le grand-père, si le de cujus laisse respectivement des enfants ou des enfants d'un fils ; la mère, si le de cujus laisse des enfants ou des enfants d'un fils, ou un nombre de frères ou de sœurs égal ou supérieur à deux, de quelque côté que ce soit ; la grand-mère, si elle se trouve seule en cette situation, ou, le cas échéant, les deux grand-mères ou l'une seulement des deux si le nombre total des grand-mères se réduit à deux, ou l'ensemble des grand-mères si l'on suit les écoles d'Abû Hanîfa, d'as-Sâfi'ï et d'Ahmad ben Hanbal, lesquels diffèrent sur ce point de Malïk, dont l'école se refuse à considérer qu'il puisse se trouver en même temps trois grand-mères successibles ou plus ; la ou les filles du fils, s'il existe des propres filles du de cujus, ce cas venant compléter celui des deux tiers exposé plus haut ; la ou les sœurs consanguines, s'il existe une sœur germaine, cas venant compléter celui des deux tiers exposé plus haut ; la fille unique de la mère, et la ou les sœurs consanguines, s'il existe une sœur germaine, ce cas venant compléter celui des deux tiers exposé plus haut ; l'enfant utérin unique, fils ou fille. » 1 (Fig. 57, p. 312). L ' a t t r i b u t i o n u n e fois e f f e c t u é e , t r o i s c a s p e u v e n t se p r é s e n t e r : l a s o m m e d e s p a r t s a t t r i b u é e s a u x h é r i t i e r s fard, d é p a s s e , e s t é g a l e o u est i n f é r i e u r e à l ' u n i t é . D a n s l e s d e u x p r e m i e r s c a s , l ' h é r i t i e r 'asaba ne r e ç o i t r i e n , e t il f a u t , d a n s l e p r e m i e r , p r o c é d e r à u n n o u v e a u c a l c u l d e s p a r t s p a r r é d u c t i o n p r o p o r t i o n n e l l e ; d a n s le t r o i s i è m e c a s , l ' h é r i t i e r 'asaba r e ç o i t c e q u ' i l r e s t e d ' h é r i t a g e a p r è s l e p a i e m e n t d e ce q u i e s t d û a u x h é r i t i e r s fard. ι . Ibid., pp. 137-138. A . Miquel, dans son édition critique, relève très justement que le texte est ici incertain, comme le montrent la répétition relative aux sœurs consanguines et la répartition artificielle des enfants utérins en deux cas.
3X0
Economie et parente
O
Δ Ο
O
Δ
• = Ο de cujus
Δ = O
Δ O
Δ O
Δ
• = O • Δ de cujus
A O
Δ O
Δ O
Figure 56. — Héritiers dont la part est du tiers. Trait fort : héritier. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 2425 26 2728 1 fils
2 3 4 5 6 7
fille filles fils du fils fille du fils filles du fils époux 8 épouses θ père 10 mère 11 gr.père 12 gr.mère 13 frère g. 14 frères g. 15 sœur g. 16 sœurs g. 17 frère c. 18 frères c. 19 sœur c. 20 sœurs c. 21 enfant u22 enfants 23 neveu g. 24 neveu c. 25 oncle g. 26 oncle c. 27 cousin g. 28 cousin c.
Τ c C C Cχ > 0 R R 0 6 0 0 6 6 4 4 4 8 8 8
6 6 6 6 0 0
R 6 R 6 R R
R 6 R 6 R R
0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0
3' R R 2 3' 0 0 R R R R R R
3' R R 2 3' 0 0 R R R R R R
0 2 2
Τ τ Τ R R R 2 2 2 2 2 2 3' 3' 3' 3' 3' 3' Τ C c R R R C 2X 2 2 2 c X . 3 ' 3' 3' 3' 4 4' 4 2 X 2 8 8 8 y _4 4 6 R R R'r Τ 6 6 6 3 3 3 6 R R R R0 6 6 6 6 6 6 0 R R R R 0 0 R R R R 0 0 2 2 2 2 0 0 3' 3' 3' 3' 0 0 R R R R0 0 R R R R0 0 2 2 -2 2 0 0 3' 3' 3' 3' 0 0 0 0 6 6 0 0 0 0 3 3 0 0 R R R R0 O R R R R0 0 R R R R0 0 R R R R0 0 R R R R 0 0 R R R R0 Tableau 4I. 0 C R Τ 8
RR τ ΤΤ Τ Τ Τ Τ Τ Τ Τ Τ Τ τ Τ τ τ Τ
2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2
3' 3' 3' 3' 3' RR RΤΤ 2 2 2 2 2 3' 3' 3' 3' 3' 2 2 2 2 2 4 4 4 44 RΤ R ΤΤ 3 3 3 3 6 0 Τ R ΤΤ 0 6 6 6 6 R0 R R 0 Rχ τ 2 2 2 c C 3' 3' 3' c c RO R 0 0 R0 R0 0 2 2 2 0 0 3' 3' 3' 0 0 6 0 6 6 6 3 0 3 3 3 R0 R0 0 R0 R 0 0 R0 R 0 0 R0 R0 0 R0 R 0 0 R0 R0 0
3' Τ 2 3'
3' Τ 2 3'
3' 3' 3' Τ Τ Τ 2 2 2 3' 3· 3'
2 2 2 2
4 Τ 3 R 6 C C
4 4 4 Τ Τ Τ 6 3 6 RΤ Τ 6 6 6 C Τ Τ C Τ Τ 2 Λ 2 2 3' 3' R R R RΧ τ 6 0 C C 6 0 c C 6 6 6 6 3 3 3 3 R R0 0 R R0 0 R R0 0 R R0 0 R R 0 0 R R0 0
3' Τ 2 3' 2 2 2 4 4 4 Τ r Τ 3 6 6 R R Τ 6 6 6 R Τ Τ Τ Τ R 2 2 2 3' 3' 3' C C R R C (C 2 'X 2 2 Χ 3' 3' 3' 6 6 eX 3 3 X3 R R R R R R RR R R RR R R RR R R R R R R R R
- Tableau des parts,
= 0 = Concourent = Hérite du reste = Hérite du tout = i/8e
6 4 3 3' 2
= i/6 e =1/4 =1/3 = 2/3 = 1/2
3' Τ 2 3'
3' Τ 2 3' 2 4 Τ 3 Τ 6 R R 2 3' R R
3' Τ 2 3" 2
4 Τ 3 Τ 6 Τ
3' 3' 3' Τ Τ Τ 2 2 2 3" 3' 3' 2 2 2 4 4 4 Τ Τ Τ 3 3 3 J Τ Τ 6 6 6 Τ Τ Τ
3' Τ 2 3' 2 4 Τ 3 Τ 6 Τ
3' τ 2
3' 2
4 Τ 3 Τ 6 Τ
Τ Τ Τ Τ Τ Τ 2 2 2 2 2 2
3' 3' ! Τ Τ Τ 2 2 3' 3' 6 6 3 3 Τ Τ 0 Τ 0 0 0 Ο 0 Ο 0 Ο
3' 3' 3' 3' Τ Τ Τ Τ Τ Τ Τ Τ
2 2 2 2
3' 6 3 Τ Τ τ ο ο ο
3' 6 3 Τ Τ τ τ 0 0
3' 6 3 Τ τ τ τ τ 0
3' 6 3 Τ Τ Τ τ τ τ
Domaine arabe. Théorie indigène savante
311
Ces règles, qu'on peut résumer en un tableau, forment-elles, malgré leurs origines diverses et leurs contrariétés fréquentes, vraiment un système ? Il le semble bien : pour une liste d'héritiers donnés, le quantum de biens attribuables à un individu est exactement déterminable si l'on considère l'ensemble des paires que l'on peut former dans la liste. Cette propriété fonde la possibilité de représenter le système par une matrice, dont les cases marquent chacune le résultat de l'interaction entre cohéritiers possibles (Tableau 41). La procédure de règlement des héritages est donc non seulement fotmalisable, mais encore automatisable : la matrice qui livre le tableau des interactions permet de trouver, mécaniquement, la solution de tous les problèmes. Soit, par exemple, la liste de cohéritiers suivante : le fils, la mère, la sœur germaine, le cousin germain. Il suffit, pour trouver la solution au partage, de construire le tableau des paires possibles (Tableau 41), puis de choisir dans chacune des lignes le symbole marquant le plus petit quantum, conformément à l'ordre : O < C < R < chiffres < T. On trouve ainsi (suite p. Répartition
313)
fard
1/2
Fille, si elle est seule Fille du Fils (sans Fille[s]), si elle est seule Sœur germaine, si elle est seule Sœur consanguine (sans Sœur[s] germaine[s]) Époux (sans Enfant[s] ni Enfant[s] d'un Fils)
1/4
Époux (si Enfant[s] ou Enfant[s] d'un Fils) Épouse[s] (sans Enfant[s] ou Enfant[s] d'un Fils)
1/8 I Épousefs] (avec Enfant[s] ou Enfant[s] d'un Fils)
2/3
Filles Filles du Fils (sans Fille[s]) Sœurs germaines Sœurs consanguines (sans Sœur [s] germaine[s]) j Mère (sans Enfant[s] ni Enfant[s] d'un Fils ni Nb [Frères (G, C, U)] J s 2)
1/3 I Frères ou Sœurs utérins
1/6
Père (si Descendants Mâles) Grand-père (si Descendants Mâles) Mère (si Enfant[s] ou Enfant[s] d'un Fils ou Nb [Frères (G, C, U)] ^ 2) Grand[s]-mère[s] Fille [s] du Fils (si Fille) Sœur[s] consanguine [s] (si Sœur[s] germaine[s]) Frère ou Sœur utérin
Père, Mère, Époux (toutes choses égales) 1/3 1/6 1/2 Père, Mère, Épouse (toutes choses égales) 1/2 1/4 1/4
Tableau 42. — Partage entre quatre cohéritiers.
Δ
=
O
O
O
O Δ
de cujus
Δ = O
=
Δ
=
O
Δ
A
O
de cujus·
Ο Δ
Δ O
Δ = O
=
Δ
Δ O
Δ O
Δ O
Δ O
Δ O a
•
Δ
O Δ
de cujus Δ
Δ
= O
O
O
• de cujus c O
=
Δ
O
Δ
O de cujus
Figure
57. —
=
O
Δ
O
A O
de cujus
Héritiers dont la part est du T r a i t fort : héritier.
sixième.
Domaine arabe. Théorie indigène
savante
313
Fils : R ; mère : 6 ; Sœur G : o ; Cousin G : 0. Le quantum attribuable à la sœur germaine et celui qui revient au cousin germain sont de o, celui de la mère de 1/6, et celui du fils de 5/6. Fils
Mère
Sœur G
Fils Mère
Τ 6
R
Τ
Τ
Sœur G Cousin G
o 0
3 2 R
3 2 R
3 2 Τ
Cousin
Telle est donc la manière dont les jurisconsultes arabes du H a u t Moyen Age ont construit leurs catégories et formalisé leurs règles. Comment ce modèle savant est-il connu dans les sociétés actuelles ? Comment y fonctionne-t-il et dans quelle orientation ? Quel rapport entretient-il avec la coutume ancestrale et le consensus des sages locaux, d'une part, avec le droit nouveau inspiré de l'esprit de réforme, d'autre part ? Ce sont les questions que l'on v a poser, désormais, sur un terrain spécialement choisi de Tunisie septentrionale, l'Ansarim.
CHAPITRE II
POSITION TERRITORIALE ET DISTANCE STRUCTURALE STRATÉGIES TRIBALES EN TUNISIE SEPTENTRIONALE
La théorie indigène de l'organisation sociale est, en Tunisie septentrionale comme dans le domaine arabe en général, de ce type « généalogique » dont on a vu à quel point de raffinement érudits et savants du Haut Moyen Age arabe ont porté les constructions. Des différences apparaissent certes, au Maghreb, du Haut Atlas marocain 1 à la Cyrénaïque 2, du Sahel de Sousse 3 aux oasis sahariennes 4 , tant dans la qualité des savoirs et leur adéquation à la réalité, que dans le pouvoir d'intelligibilité que les acteurs sociaux leur reconnaissent. Mais chaque fois que géographes arabes, voyageurs européens, officiers de la conquête, administrateurs et colons cherchent à caractériser la manière dont les natifs conceptualisent leur propre société, chaque fois qu'un observateur s'essaye à dresser le tableau des groupes et sous-groupes en quoi une société donnée se divise, c'est toujours à des édifices généalogiques que l'on se réfère. Sans doute présume-t-on que les liens aussi affichés entre individus marquent non des relations de génération réelles, mais des rapports de droit, destinés à légitimer, dans le système social actuel, places, offices et fonctions effectivement occupés. Si forte néanmoins est la fascination exercée par ces conceptions généalogiques, qu'après des siècles de voyage, de conflits et d'enquêtes, l'historiographie et l'ethnographie du Mahgreb n'apportent guère, comme matériaux pour une étude de l'organisation sociale, que des nomenclatures de tribus et des listes d'ancêtres, dans la forme où les acteurs du système social les ont eux-mêmes élaborées. C'est ainsi que pour résumer et systématiser les connaissances acquises après une investigation méthodique de la Régence de Tunis, officiers et administrateurs se sont appliqués à préciser, dans une nomenclature générale des tribus 5, la position respective des groupes et sous-groupes sur qui ils avaient à exercer leur contrôle. Soucieux, dans la tradition romaine, de fixer la composition d'un groupe d'après la configuration ι . J. B e r q u e , 1955.
2. 3. 4. 5.
Ε. E. Evans-Pritchard, 1949 ; E. Peters, i960, pp. 21-53. J. Despois, 1955. J. Duvignaud, 1968. Nomenclature, 1900.
3I6
Économie et parenté
d'un territoire, ils firent du mot arabe èayha (cheikhat, dans sa transcription française), qui dénote un segment de l'organisation sociale, le même emploi que les administrateurs romains avaient fait du mot civitas, quand, deux millénaires plus tôt, ils avaient eu à dénommer les groupements indigènes d'alors. A Pline, qui remarque comment beaucoup de civitates, dans l'Empire, ne sont que des tribus, le contrôleur civil Monchicourt fait très exactement écho : « Lorsque les X...enses ou les X...U se fixaient, la civitas qu'ils constituaient s'appelait naturellement civitas X...ensium ou civitas X...tana. L a civitas à'XJrus (Sodga) n'est que la réunion officielle des Ouarazla en un assemblage de maisons et de monuments publics. Dans bien des cas, les terme X...enses ou X...U équivaut simplement à Ouled X... comme on dirait maintenant. E n marge de la plaine de Bou-Arada, la civitas Araditana est-elle autre chose que le groupement des descendants d'un certain Aradion, la décherat Ouled Aradion ? La civitas est comparable au cheikhat contemporain et son princeps ou prior omnium est une sorte de cheikh ayant auprès de lui onze kbars, les Undecimprimi ou Seniores. » 1
Ainsi le mot cheikhat désigne-t-il, dans la pratique coloniale française, le plus petit segment administrativement institué, quel que soit le principe qui, dans la théorie indigène, engendre le groupement. La Nomenclature des tribus de Tunisie nomme alors les différents groupements observables, circonscription par circonscription, en distinguant, conventionnellement, trois niveaux de segmentation : la tribu, la fraction et la sous-fraction. Un instrument de description existe donc, qui montre comment les noms ethniques sont répartis, comment ils se concentrent ici, se dispersent là, comment les Hamama ou les Jlass, par exemple, sont distribués par fractions et sous-fractions sur l'étendue entière du territoire, tandis que les Mogod ou les Drid, au contraire, sont rassemblés sur un petit nombre de territoires de recensement. Nulle part, cependant, les auteurs de la Nomenclature et des Notes 2 ne précisent si les groupements classés par eux au niveau de segmentation dénoté par le mot « fraction » se considèrent eux-mêmes comme formant 'arch, qbila, brada, ou 'urf. Nulle part ils n'indiquent si les hommes des segments tribaux appelés Hamama ou Jlass, Mogod ou Drid, que la Nomenclature et les Notes classent ici « fraction » et là « sousfraction », distinguent eux-mêmes ces deux niveaux de segmentation. En aucun cas, par conséquent, on ne peut décider si les classements reconstitués par les officiers de renseignement sont, ou non, les classements de la pensée indigène elle-même. C'est donc vers une conclusion purement négative, vers un aveu d'ignorance, que toute description de ce genre conduit nécessairement. Force est bien de constater en effet que les noms ethniques se retrouvent d'une extrémité du Maghreb à l'autre, force est bien d'admettre qu'ils sont identiquement aptes à désigner des niveaux quelconques de sectionnement, ce qui donne à penser que les appellatifs de groupe ont, dans ce type d'organisation sociale, une fonction purement emblématique 3. Mais si l'ethnographie du Maghreb, dans ses meilleures tentatives, ι . H. Monchicourt, 1913, PP· 255-256. 2. Nomenclature, 1900. 3. J. Berque, 1953, p. 261 sq.
Domaine
arabe. Position
territoriale et distance structurale
317
en vient à cet agnosticisme, n'est-ce pas en raison d'hypothèses informulées, d'après lesquelles le fonctionnement d'une organisation sociale sans institutions politiques spécialisées, d'un système social sans rôles politiques différenciés, est très exactement 1' « anarchie » ? Ce que l'administrateur ou le colon pensent comme dispersion des titres et des noms, fragmentation des groupes et des sous-groupes, n'est-il pas au contraire, pour l'indigène, l'œuvre d'un processus de segmentation voulu, engendré lui-même par un principe d'organisation pensé et réfléchi comme tel ? A u x nomenclatures de tribus, issues de l'application à la matière ethnographique d'un modèle territorial et étatique, les théoriciens indigènes n'ont-ils pas à opposer leurs propres classifications et, par delà, leur modèle propre de l'organisation sociale, de ses principes et de son fonctionnement ? E t si de fait un tel modèle existe, dans quelle mesure est-il original, dans quelle mesure reprend-il le modèle arabe savant, tel que les théoriciens médiévaux l'ont élaboré ? L a forme en est-elle, dans la Tunisie septentrionale, une forme populaire ou raffinée, simplifiée ou compliquée, différente en nature ou différente en degré ? Provientelle de la chute, dans la culture populaire, d'une œuvre élaborée par des érudits et des savants, ou bien de la transmission, malgré la culture savante, de constructions anonymes, issues d'un passé immémorial, mais toujours reviviscent ? Provient-elle d'une solution sans cesse réinventée, ou d'une solution sans cesse remaniée, d'après un même patron, par les sages locaux, pour résoudre les problèmes de la coordination des activités dans l'espace et de la succession des générations dans le temps ? Quel usage ces sages font-ils du modèle pour régler les relations entre segments tribaux, comment par ce moyen conceptualisent-ils rapports d'appropriation et rapports d'exploitation ? Cet usage a-t-il encore quelque pertinence, quand successivement un pouvoir beylical et un pouvoir colonial ont subjugué le pouvoir tribal, transformé les segments en collectivités locales, soumis leurs rapports, finalement, à l'autorité d'un É t a t national ? Comment enfin dans un É t a t beylical, un E t a t colonial, un É t a t national la distance structurale déterminée par la position dans un système segmentaire fixe-t-elle les positions territoriales ? C'est à ces questions qu'on va tenter de répondre, en essayant de restituer le modèle indigène d'organisation sociale tel qu'il était en usage, a u x débuts du Protectorat, tel qu'il continue d'être appliqué, encore, par les sages locaux. Les matériaux qu'on mobilisera, à cet effet, proviennent d'enquêtes sur un cheikhat de la Tunisie septentrionale, l'Ansariin, où se jouxtent et s'articulent, sur un même territoire, les segments tribaux les plus variés (Fig. 58). Situé entre l'oued ed Tine et la Medjerda, le cheikhat du jbel Ansariin occupe la majeure partie du massif m o n t a g n e u x qui les sépare. D e son sommet, couronné par la zâwîya de Sidi Frej, le regard s'étend vers le nord-ouest j u s q u ' à la région des lacs, et vers le sud-est j u s q u ' a u x sommets de la Dorsale. Bien que l'altitude n'en dépasse pas 600 m, le relief est rigoureusement marqué 1 , et le sol d'une grande variété géologique 2 . L i m i t e orographique, il forme aussi une frontière 1. L d t . Bouin, pp. 12-13. 2. F . Bonniard, 1934, PP·
I45*I46.
Figure
j8.
— Situation du jbel El Ansariin
en
Tunisie.
Domaine arabe. Position
territoriale et distance structurale
319
botanique entre deux étapes de végétation, l'une « méditerranéenne sub-humide », l'autre « méditerranéenne semi-aride » L e s broussailles, en effet, y sont certes composées de plantes communes : Periploca angusti/olia, Cistus monspeliensis, Zizyphus lotus, Pistacia lentiscus, Calycotome villosa, Ceratomia siliqua, Tamarix gallica, Olea europea, etc. 2 Mais on y trouve aussi des plantes plus rares, dont ce sont les stations les plus septentrionales : Echinaria capitala, Elymus delineatus, Diplotaxis pendula 3, Diploiaxis hana 4. C'est enfin une frontière zoologique, pour les mammifères et surtout pour les oiseaux, en particulier pour Garrulus glandarius cervicalis. Parus major excelsus, Parus ater ledouci, Columba palumbus excelsus, Gecinus vaillanti, Dryobates major numidus B. Mais à ces limites naturelles ne correspondent guère des frontières culturelles ·. L e plateau de l'Ansariin, défendu du côté de la Medjerda par des abrupts à peine franchissables, est tourné vers l'oued ed Tine et la plaine de Mateur. C'est à Medjezel-Bab et Souk-el-Arba que les villages sont administrativement rattachés, c'est là que leurs habitants vont au marché. Mais c'est à Mateur et ï é b o u r b a que les gens de l'Ansariin vont commercer, c'est là qu'ils émigrent. Au milieu du massif montagneux et débouchant sur les plaines nord-ouest, l'Ansariin constitue un « pays » distinct, un ensemble de terroirs bien caractérisés, lieu d'établissement d'une société finement segmentée.
Comment donc les acteurs du système social identifient-ils ces segments ? Quels rapports aménagent-ils entre eux ? Comment, par l'attribution de noms et d'un ordre dans la classification, fondent-ils des droits à la disposition de l'espace, des titres à l'exploitation des ressources minérales, végétales et animales ? Comment articulent-ils ces rapports en une théorie et comment cette théorie s'applique-t-elle à la matière sociale qu'elle prétend animer et qu'elle anime en effet ? Il faudra, pour développer complètement l'interrogation, restituer d'abord la théorie indigène de l'organisation tribale, et montrer comment elle s'applique aux segments sociaux et aux terroirs, comment elle justifie les dispositions particulières et l'établissement humain. Il faudra, ensuite, rechercher dans quelle mesure l'organisation sociale est véritablement segmentaire, comment un pouvoir d'origine tribale rencontre un pouvoir d'origine centrale, comment un É t a t successivement beylical, colonial et national transforme les principes de l'organisation segmentaire. Il faudra, enfin, montrer comment l'appartenance à un segment résume pour les acteurs la détermination de la condition et la détermination de la position, les chances de naissance et les chances d'alliance.
ι.
LA THÉORIE INDIGÈNE D E L'ORGANISATION E T L'ÉTABLISSEMENT HUMAIN
TRIBALE
Trois mots, dans la langue telle qu'elle est parlée à l'Ansariin, sont spécialisés pour désigner l'organisation tribale à différents niveaux de segmentation : qbîla, 'arch, 'urf. ι. 2. 3. 4. 5. 6.
P. E. J. H. L. J.
Boudy, 1955, p. 172. Cosson, 1884, p. 28. P. Le Brun, 1957, pp. 145-147. M. L e Hovérou, 1962, p. 59, n° 451. Lavauden, 1924, p. 22. Cuisenier, i960, pp. 19-21.
320
Economie
et parenté
D'autres mots, certes, sont parfois employés, par extension ou par image : a'îla, zriba. Mais ces vocables ont un sens propre, bien fixé dans l'usage. A'îla, c'est l'unité domestique, la maisonnée, qui peut comprendre plusieurs couples sous l'autorité d'un raïs el-a'îla, d'un chef de famille. Employer ce mot pour désigner des unités plus vastes, c'est insister sur la solidarité des membres de la collectivité considérée, assez forte pour qu'on puisse les considérer comme faisant « maison commune ». Quant au mot zriba, il désigne l'enceinte qui entoure l'abri familial, et qui matérialise, par des branchages, des épines et des fagots de bois, l'opposition entre l'extérieur et l'intérieur. L'aire ainsi délimitée est plus extérieure, en effet, que la maison elle-même, moins extérieure que la place publique, le chemin ou le jardin. Les activités qu'elle abrite sont, pareillement, moins spécifiquement féminines que celles qui ont la maison pour siège, moins spécifiquement masculines que celles qui se développent sur les lieux publics. L'interdit qui frappe la demeure et qui en fait un sanctuaire, h'arâm, ne porte pas sur l'enclos, qui n'en est que le dispositif avancé, les « propylées » x. Mais nul ne pénètre dans l'enclos s'il n'est pourvu d'une position généalogique précise, qui fixe son comportement à l'égard des femmes de la maison, et celui des femmes à son égard. Appliquer le mot zriba à une unité tribale, parler de « l'enclos » des Bejaoua ou de « l'enclos » des Riah, c'est donc viser la collectivité considérée comme un monde fermé, car nul n'y pénètre s'il est étranger ; régénérateur, car c'est dans l'enclos qu'on trouve accueil et réconfort, c'est là aussi qu'on prépare la nourriture ; fini, car tout y est à sa place, chacun y a « position » dans le réseau des relations de parenté et « rôle » dans le système des rapports sociaux. L'emploi, par un locuteur, de mots comme a'îla ou zriba pour désigner un groupe tribal marque donc, toujours, une intention de signification particulière. Rien de tel pour qbîla, 'arch, 'urf, mots spécialisés et, pourrait-on dire, d'usage « technique ». Quels sont donc, d'après la pensée indigène, les types de groupement marqués par ces mots, et quels sont les critères d'appartenance ? A quel domaine de la pratique sociale s'appliquent-ils et dans quelles conditions ? Comment permettent-ils aux acteurs d'aménager leurs rapports mutuels ? Comment, en particulier, permettent-ils de marquer des droits héréditaires, de nouer et briser des alliances dans la compétition pour l'espace ? 1.1.
Nomenclature
et opérations
de
classement.
Vieux vocables arabes, qbîla, 'arch, 'urf paraissent, au premier examen, indifféremment employés pour désigner les groupes tribaux les plus divers : des plus nombreux et des plus puissants, comme les Orici, les Ousseltia ou les Riah, jusqu'aux plus* petits et aux plus fragiles, comme les Smaïlia ou les Ayass, en passant par les plus disparates, comme les Trabelsia, les « Tripolitains ». Signe, d'après les idées reçues, de confusion dans l'organisation tribale elle-même ? Preuve, par la lexicographie, de la désagrégation des groupes ? Ou expression, par le I. J. Pitt-Rivers, 1966, ms.
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vocabulaire, d'un opérateur, permettant à tout indigène, quelle que soit la place qu'empiriquement il occupe, d'analyser sa position dans un système de relations entre groupes ? C'est ce qu'il faut maintenant décider. L'appartenance se marque d'abord par le nom : on est des Riah, des Hamama, des Bejaoua, parce qu'on porte l'emblème onomastique distinctif de ces tribus. La marque est claire, non ambiguë, unanimement comprise : un individu porteur du nom Er Riahi, El H amami, El Bejaoui, fait partie du groupe blasonné par ce terme. Parlant de leur appartenance, c'est toujours par le nom ethnique que les érudits locaux commencent leur discours. Le modèle généalogique n'est mis en œuvre qu'en un second temps de la démarche : c'est de l'emblème onomastique que la parenté est inférée, et non l'inverse. « Nous sommes des Riah Dâ'aja. Certainement, nous devons être parents des Riah Dâ'aja d'ailleurs, et même de tous les Riah, puisque le nom est commun. On rencontre tous les Riah en Tunisie ; ils seraient venus, d'après ce que disent les anciens, de l'est, de la terre tripolitaine, mais je ne sais pas comment on se lie avec les autres Riah, ni même avec les Riah Dâ'aja de Gafaïa ou de l'Ansariin. » (D. 530) « Aucun ici ne peut dire s'il y a une parenté entre les Riah Dâ'aja et les Riah Ghouel. C'est le même nom. Il y a des Riah partout en Tunisie. Évidemment, puisque le nom est commun, nous devons être parents à l'origine. Mais nous avons perdu toute trace de parenté. » (D. 836) « Les Jlass sont très nombreux ; on en rencontre dans toute la Tunisie. Mais puisque nous portons le même nom, nous devons être tous parents, nous devons descendre tous d'un même ancêtre ; mais comme on ne se connaît pas, comme on est trop nombreux et éparpillés, il n'y a plus que le nom de commun. » (J. 051)
Marquée par le nom, l'appartenance détermine des droits, transmis par filiation : droits sur la terre, ses produits, sa fertilité ; droits sur les femmes, les enfants qu'elles donnent, leur fécondité. Être des Riah Dâ'aja ou des Bejaoua, c'est en effet non seulement porter un nom connu et reconnu, c'est aussi détenir des titres à exploiter un terroir fixé. Aussi la conscience de l'appartenance s'avive-t-elle des oppositions entre groupes, toujours entretenues par les conflits de droits et les différences entre types d'établissement : « Man enhâr akhlaqt, na'raf ruhi Bejaoui : depuis le jour de ma naissance, je me connais comme Bejaoui. Mon père est Bejaoui, Ali ben Ramdhan ben Hamadi Bejaoui, mon grand-père est Bejaoui, Ramdhan ben Hamadi Bejaoui. » 1 A son interlocuteur qui soutient qu'il est d'origine Riah, et qu'il n'est devenu Bejaoui que par les femmes, Khoudiri réplique : « Qu'est-ce que j'ai de commun avec les Riah ? Ni le nom, ni la terre. Ils sont là-haut à vivre les uns avec les autres, tout mélangés, mkhaltin, tandis que nous sommes ici, à Eddekhila. Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père, aussi loin que je peux remonter, nous sommes tous nés ici. Pas un seul ne vit le jour là-haut chez les Riah, que ce soit à Fezzaniin ou à Qafaiya. Pas un seul Riah ne te dira que nous sommes des Riah. Peut-être ont-ils peur que nous allions hériter de leur terre ou qu'on réclame la part de nos ancêtres ? Si on était Riah, comment expliques-tu qu'eux ont eu de la terre à eux de tout temps ? E u x sont fellàh, et nous ici, à Eddekhila, nous n'avons pas un caillou, on a toujours été ouvriers agricoles. Entre nous, il n'y ι . Cf. Liste des informateurs, p. 500. 21
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Économie et parenté
a rien de commun, ni le nom : eux Riah, nous Bejaoua, ni le sang : le nôtre nous vient des Bejaoua, ni la terre : eux sont fellah, à Fezzaniin, à Beni Jiah, nous, ouvriers agricoles à Eddekhila. Quand ils me donneraient toute leur terre, je n'accepterais pas d'aller vivre là-haut. C'est une vie de singes qu'ils ont là-bas, surtout en hiver. Ils sont sur des pitons de rocher. » (B. 322)
L'opposition, on le voit, est vive, au point de rejeter l'autre, au moins verbalement, dans le règne de la nature, et d'exalter, comme seule culturelle, la condition d'ouvrier agricole dans une coopérative : inversion des valeurs, qui dans le système traditionnel privilégient le fellah, par opposition au simple brassier. L'appartenance à une collectivité nommée résume, pour ce Bejaoui qui réfléchit sur son état, toutes les oppositions qu'il est capable de constituer entre le groupe dont il se réclame, et celui qu'il institue comme autre. Or à ces collectivités bien identifiées, la pensée indigène applique toujours, quand il lui faut en donner une caractérisation abstraite, le concept générique qu'exprime le mot qbîla. Ce dernier est employé dans des conditions bien précises : chaque fois que l'intention est de signifier la collectivité la plus vaste pour laquelle des oppositions sont discernables dans la communauté « nationale » ou « étatique » à laquelle tous appartiennent. Ces grandes collectivités tribales sont, à leur tour, conçues comme divisées en collectivités de même nature, mais plus petites, Dâ'aja, Ghouel, El Arabi, pour les Riah, Ouled Arfa, pour les Or id, Ouanès, Brik, pour les Bejaoua, etc. Comme les premières, elles sont marquées par des noms qu'elles portent en propre, et l'on pense que tous leurs membres sont issus d'un ancêtre commun, mais on ignore par quelle chaîne généalogique les lignages actuellement connus sont reliés à l'ancêtre putatif. Un couple de mots exprime alors la différence entre ces deux niveaux de segmentation : c'est l'opposition 'archj'urf. « Chez les Jlass, j'ai pris des femmes pour mes fils Chaabane et Larbi ; leurs femmes sont Jlassia, mais de deux 'urf différents : les Ouled Djamaa pour Chaabane, et les Ouled Farah, pour Larbi. L e s Jlass sont comme les Ouled Arfa et les Hamama. Une partie d'entre eux, les vieilles familles, ceux qui sont arrivés les premiers ici venant souvent du même endroit, ceux-là se marient entre eux, n'aiment pas donner des femmes même aux autres hommes de leur 'arch qui n'ont pas une grande famille et des attaches solides. » (H. 082)
En un sens, donc, le mot 'urf désigne un segment de l'organisation tribale de rang inférieur à celui que désigne le mot 'arch. Mais en un autre sens, le mot 'urf renvoie à la coutume, âda, ou à la règle, qânûn \ qui particularise une collectivité tribale comme les Bejaoua et la distingue des autres. On parle alors des Tunisiens non Bejaoua comme de ceux qui ne suivent pas le 'urf de Sidi el Bachir, le saint fondateur de la tribu. En ce cas, le concept générique, qbîla, est employé pour appréhender la collectivité tout entière des Bejaoua, et c'est le mot 'arch qui I. Dans le sud tunisien, où les rapts de chameaux, de chevaux et de moutons étaient fréquents, des notables appartenant à différents segments tribaux se réunirent et élaborèrent un règlement pour trancher les questions relatives aux .saisies de troupeaux. Celui-ci reçut le nom de qânûn orfia, et l'homme chargé de l'appliquer : cheikh al orf. Cf. Deambroggio, 1902, p. 346.
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sert pour désigner les divisions tribales, les douze sections que les anciens reconnaissent dans la collectivité Bejaoua. « D'abord, à l'origine, les parents, le bit (tente, maisonnée) de Sidi el Bachir. L u i n'a pas eu d'enfants. Ensuite la tribu, qbîla, plus large, des Bejaoua, les douze sections, 'arch. E t ensuite tous ceux qui ont eu la bonne inspiration de rejoindre notre rite, 'urf, c'est-à-dire notre famille, a'ila, en prenant une de nos filles. E n même temps qu'ils épousent nos filles, ils épousent, khadha (prendre), notre coutume, âda, et non pour une fois seulement, mais pour l'éternité. En prenant des femmes chez nous, ils s'engagent à ne contracter d'alliance qu'avec nous. C'est ainsi que la tribu s'étend de plus en plus. Prendre le rite 'urf, ce n'est pas seulement contracter une alliance, c'est intégrer, doukhoul (entrer), la communauté ûmma (H'âjj Ahcène se reprend, le terme est excessif, trop pompeux dans ce contexte), l'enclos zriba des Bejaoua ... L a différence entre nous et les autres tribus, qbîla, c'est la coutume, âda, qui impose de limiter la dot, chart, à 69 A. F. sous peine de malédiction ... On ne transgresse pas impunément la règle, el qânûn, de Sidi el Bachir ... Prendre selon le 'urf, c'est accepter le principe de Sidi el Bachir : tu donneras comme tu as pris, tu donneras tes filles comme tu as pris leur mère, ou tu prendras comme tu as déjà pris, c'est-à-dire tu marieras ton fils comme tu t'es marié, comme tu as pris sa mère. » (B. 101)
On voit que pour ces différents niveaux de l'organisation tribale, les principes de l'appartenance au groupe sont clairement conçus et énoncés comme tels. Nul besoin, pour les sages du lieu, d'articuler leur discours dans le langage de la généalogie. Des instruments conceptuels sont à leur disposition, qu'ils mobilisent pour penser un système original de relations sociales. Ni le vocabulaire qui les exprime, ni l'usage qu'ils en font ne se réfèrent à un quelconque système de relations de filiation. C'est à un autre niveau de l'organisation tribale, un niveau bien précis, que le discours indigène fait apparaître des segments généalogiquement construits. Ceux-ci sont marqués par le nom d'un fondateur, individualisé, le plus souvent, par un surnom : Bouchaoua, Hirch, Zbissi, Boukaf, chez les Jlass, Smaïlia, chez les Κ iah Dâ'aja, Ouled Mendil, chez les Bejaoua, etc. L'ancêtre éponyme, certes, est encore imparfaitement caractérisé : c'est un oncle paternel, au sens collectif du terme, un 'amm, ou un aïeul, un jadd. Mais les liens généalogiques qui relient les vivants à cet ancêtre sont pensés comme réels, discutés et prouvés comme tels. « Nous sommes des Riah Dâ'aja ... mais je ne sais pas comment on se lie avec les autres Riah, même avec les autres Riah de Gafaïa ou encore ici de l'Ansariin. On nous dit les enfants de Ahlal. E n gros parmi les Ahlal il y a deux familles, la nôtre, nous les enfants d'Abdallah ben Mohammed ben Ahlal, et les enfants de Hassen ben M'barek ben Ahlal. Ahlal serait mon oncle, mon arrière-grand-père. Je ne peux pas remonter plus haut qu'Ahlal. Ahlal aqtal ladjdoud : Ahlal a tué les ancêtres. » (D. 041) « Comment se lient entre elles les différentes maisons, a'îla ? On peut tenir Mohammed ben Cheikh comme l'ancêtre commun à tous. Il a eu un fils qui s'appelait Mochour. D'après les documents, les actes que j'ai eus, Mochour est mort l'an 1267 de l'Hégire, parce que sur un acte de 1317, il est dit que Mochour ben Mohammed ben Cheikh est mort cinquante ans auparavant, ce qui correspond à 1878 de l'ère chrétienne. On sait que Mochour a laissé deux enfants : H a j j et Salah. Nous,
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nous sommes de la descendance de Hajj. Le H a j j a laissé Mohammed, Ali, Mochour et Amor ... (la généalogie descendante continue ensuite, jusqu'aux vivants). » (B. 3)
Les exemples pourraient être multipliés : entre les vivants et leurs ascendants immédiats d'une part, les sections de tribus bien identifiées d'autre part, il y a une zone d'incertitude reconnue par tous, où se situent les ancêtres fondateurs des lignages actuels. On admet certes que ces ancêtres sont mal connus, et l'on ne sait pas très exactement comment on se rattache à eux. Mais le discours montre que pour la pensée indigène ces personnages éponymes ne sont pas seulement des noms blasonnant des segments tribaux constitués sur des principes étrangers à la parenté, ni des entités logiquement requises pour expliquer la consistance des collectivités actuelles, mais des êtres de statut ambigu : hors du temps parce qu'inaccessibles à une régression généalogique rigoureuse, dans le temps, parce qu'ils sont de premiers commencements, les sources réelles de développements contingents. « Je ne peux pas remonter plus haut qu'Ahlal », dit Ahmed (D. 041) : Ahlal est le terminus ad quem de la régression généalogique. Mais Ahlal a « tué » les ancêtres : c'est le terminus a quo de progressions généalogiques concrètes ; de lui descendent Mohammed et M'barek qu'on connaît bien et dont la descendance compose les collectivités vivantes aujourd'hui. Ahlal est toutefois trop lointain pour qu'on sache vraiment de quel type d'aïeul il s'agissait, et si on descend de lui par filiation directe ou par les collatéraux. Entre l'organisation tribale et l'organisation lignagère, une limite apparaît donc clairement dans le discours indigène : elle réside dans la possibilité d'administrer des preuves généalogiques réelles. Certes, il n'existe pas de mots spécialisés pour désigner ces collectivités particulières, marquées par le nom d'un ancêtre fondateur, dont tous les membres ont entre eux des relations généalogiques connues. En cela, le lignage ne difière pas des autres segments de l'organisation sociale, que les sages locaux savent nommer un par un, mais dont ils n'élaborent point la théorie abstraite. Aussi, quand il faut caractériser conceptuellement ces collectivités, emploient-ils les mots bit, tente, maisonnée, a'îla, ménage, famille, maison, zriba, enclos, ou 'urf, code particulier selon que dans leurs discours ils entendent signifier une nuance de préférence à une autre. Il serait donc tout à fait vain de chercher dans les variantes du discours indigène un modèle fixé de l'organisation tribale. Le propre de cette pensée, au contraire, est de s'appliquer sur la matière sociale sans modèle prédéterminé, et de faire jouer un petit nombre d'opérateurs pour l'appréhender. Des noms sont transmis depuis un passé immémorial : Riah, Hamama, Majer, etc. Les vivants se classent les uns par rapport aux autres d'après ces noms, « prennent » et « donnent » dans le cercle de ceux qui les portent. D'autres noms sont reçus de même façon : Dâ'aja, Ghouel, etc., et les vivants « prennent » et « donnent » de préférence entre membres des cercles plus restreints marqués par ces noms. Les théoriciens indigènes ne classent pas les vivants selon un schéma uniforme. Ils ordonnent seulement les individus selon des rangs de proximité plus ou moins grande d'après les noms qu'ils portent, en sorte qu'à décider entre deux individus lequel est le plus proche,
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chacun sait toujours choisir. La spécialisation de mots tels que qbîla, 'arch ou 'urf pour désigner telle ou telle collectivité de rang déterminé dans une configuration hiérarchiquement fixée est, dans ces conditions, inutile : l'important est de disposer des instruments conceptuels nécessaires pour pouvoir ordonner les collectivités empiriquement données. Telle est, exprimée par ses érudits, la pensée indigène sur l'organisation tribale. N'y aurait-il là que vestiges et débris, ruines d'une théorie plus générale, élaborée pour fournir un paradigme détaillé de la segmentation, théorie dont il ne subsisterait plus, chez les « savants » d'aujourd'hui, qu'une technique du classement des segments sociaux ? Les sages de FAnsariin auraient-ils « oublié » l'existence de rapports systématiques entre termes de la nomenclature relative à l'organisation sociale, du type de ceux qu'établissent les Kabyles du Djurdjura 1 et les Bédouins de Cyrénaïque ? 2 Ou bien au contraire la systématisation des rapports entre termes n'est-elle pas le fait seulement de l'observation, qui, pour rendre intelligible une matière ethnographique confuse, introduit entre les segments sociaux un ordre pertinent pour un instant donné du temps, une conjoncture déterminée, un rapport de forces momentané ? La pensée des acteurs telle qu'on peut la saisir en acte à l'Ansariin n'est-elle pas une pensée accomplie en elle-même, une pensée qui use de la nomenclature toujours dans des buts précis, pour appuyer une revendication ou pour défendre un droit héréditairement transmis ? N'est-ce pas alors par essence, et non par carence, qu'elle ne hiérarchise pas les concepts selon un ordre fixé, et qu'elle rapporte toujours les segments sociaux à des sujets sociaux ? Classer les collectivités les unes par rapport aux autres, n'est-ce pas, primordialement, intervenir dans leurs rapports mutuels ? Entre ces deux interprétations, la matière ethnographique permet-elle de trancher ? Il faut, pour en décider, voir à quel matériel d'appellations et de noms cette pensée s'applique. 1.2.
Domaine d'application de la nomenclature les segments sociaux nommés.
:
L'organisation tribale, à l'Ansariin, ne subsiste plus apparemment que par traces. Les principales sont des noms : la tribu, au Maghreb, est bien, comme l'a montré Jacques Berque 3, d'abord un emblème onomastique. La loi tunisienne, certes, a imposé aux personnes de prendre des patronymes, de rompre, par conséquent, avec la pratique ancestrale qui fait du nom la marque, pour un individu, de sa position dans une chaîne généalogique, que blasonnent, à la fin, des appellations ethniques : Mohamed ¡ben Salahjben Ahmed/... ed Da'ajî/er Riahi. Or le fait est que les patronymes légaux ne sont guère utilisés, à l'Ansariin, qu'à l'école et à la poste, avec le délégué du gouverneur et avec les gendarmes, agents locaux du système administratif propre à la société ι. C. Devaux, 1859 ; A. Hanoteau et A. Letourneux, 1893 ; J. Favret, 1968, pp. 18-44. 2. E. Peters, i960. 3. J. Berque, 1953, p. 265.
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Economie et parenté
globale. Dans tous les autres cas, chaque fois que l'on doit se situer dans un monde d'interconnaissance possible et de compétition, ce sont les dénominations anciennes qui prévalent. La position dans l'espace généalogique et dans l'espace tribal doit être d'une bien grande importance, aujourd'hui encore, pour qu'il faille la marquer par une chaîne et des emblèmes onomastiques. Quels sont donc ces segments sociaux nommés à l'un desquels, toujours, chacun là-bas déclare appartenir ? Comment la pensée indigène s'applique-t-elle sur ce matériel d'appellations, comment classe-t-elle les noms ? Certains noms, d'abord, sont d'apparition récente, ou marquent de petits groupes qui n'appartiennent pas véritablement au système. C'est ainsi que, sous le Protectorat, quatre familles de Matmata ont séjourné à l'Ansariin, puis ont disparu. Issues d'une des dernières communautés berbérophones du sud tunisien 1 , elles n'ont noué aucune alliance matrimoniale sur place, acquis aucun droit ou titre durable sur les terres. Un petit noyau de Nemantcha 2, venant des confins de la Tunisie septentrionale et du Constantinois, a vu au contraire sa situation d ' « occupant sans titre » consacrée au moment des opérations de lotissement en 1923, et paraît, depuis lors, solidement implanté. Des Trabelsia 3, venus du désert tripolitain, par groupes de deux ou trois familles, suivant l'itinéraire habituel des invasions arabes 4, ont défriché les dernières forêts du jbel, vécu précairement de la vente du bois et de l'élevage des chèvres. Les premiers arrivés, vers 1870, ont acquis des titres fonciers et fait régulariser leur position d'occupants. Parmi les derniers venus, ceux qui arrivèrent entre 1930 et 1944, certains partirent quand le dernier arbre eut été abattu, d'autres tentèrent de s'installer et se firent attribuer par l'administration des lots dans le jbel Baouala, mais ne restèrent guère longtemps : tous ceux de la dernière vague, aujourd'hui, sont partis. Fragments de population ne se rattachant chacun à aucun segment tribal précis, ces éléments ne connaissent, de leur passé et de leurs anciennes affiliations, que le nom. Sans relations matrimoniales avec leurs compétiteurs pour l'appropriation de l'espace et sans titres fonciers, ils n'ont de position ni dans l'espace généalogique ni dans l'espace tribal, et demeurent en marge du système. Le nom Hamama5 est porté dans des conditions différentes. Les familles, au nombre de 57, qui à la chaîne onomastique de construction généalogique ajoutent cet emblème ethnique, ont une qûbba àEddekhila, sous l'invocation de Sidi Jib Allah, où se trouvent les tombes des fondateurs du groupe. Venue, il y a cinq générations, de Gamouda, dans la région de Sidi bou Zid 6, la première famille accueillit, vers 1895, tout un détachement du Ouled Tlijane, segment Hamama conduit par un khalifa, avec femmes, enfants, bétail. Campant sous la grande tente à ι . Sur les Matmata, cf. Notes, 1902, p. 278 ; C. Prost, 1954, PP·
2
39 _ 2 53-
2. S u r les Nemantcha, cf. Nomenclature, 1900 e t Notes, 1902, p . 3 sq. 3. S u r l e s Trabelsia, cf. D e a m b r o g g i o , 1902, p p . 1 1 3 - 1 3 4 e t 266-276 ; J . D e s p o i s , 1955. P P · 168-170.
4. J. I. Clarke, 1958, p. 89 sq. 5. S u r l e s Hamama,
cf. Notes,
1902, p p .
n o t a m m e n t p. 161 sq. 6. H. H . Abdul Wahab, 1954, pp. 5-16.
19-20 ; J . D e s p o i s , 1955, passim,
et
Domaine
arabe. Position
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Eddekhila, les derniers venus n'ont pas tardé à bâtir des habitations fixes et à grossir l'agglomération primitive. Le souvenir était resté vivace et plein de mélancolie, chez les chefs de famille d' il y a quinze ans, de ce temps de leur jeunesse où ils vivaient sous la grande tente, montaient à cheval et conduisaient au pâturage chameaux, brebis, et chèvres tout comme leurs lointains ancêtres. Leurs pères pénétrèrent en effet en Ifriqia au x i e siècle, avec l'invasion hilalienne 1 . Les Hamama marchèrent vers l'Occident et parvinrent jusqu'au Maroc, puis, pour des raisons mal connues, refluèrent dans le sens inverse. A u moment où ils arrivèrent dans la région de Gafsa, ils rencontrèrent les Turcs, ce qui les détermina à se fixer. Mais à la première occasion, ils étaient prêts à se remettre en marche et furent de toutes les insurrections du X I X e siècle. E n 1881, la tribu remonta de Sidi bou Zid vers le nord, razzia les populations soumises et poussa jusqu'en Algérie. Après avoir vainement tenté de résister aux colonnes françaises, les Hamama se réfugièrent dans le jbel tripolitain et ne rentrèrent en Tunisie qu'en 1883 2 . L a station d'Eddekhila a été fondée, après la razzia de 1881, par un cavalier qui au lieu de poursuivre le mouvement de repli jusqu'au sud, préféra s'arrêter avec ses richesses sur un pâturage d'été qu'il connaissait bien, et incita, par la suite, des parents de même segment, les Ouled Tlijane, à venir le rejoindre. Le nom, ici, marque donc des n o y a u x familiaux liés par de multiples relations d'alliance et de filiation. Il est à remarquer, toutefois, que ces familles ne se font pas appeler du nom du segment auquel elles appartiennent, mais du nom de la tribu elle-même, et que, réciproquement, les populations qui les entourent les nomment Hamama, sans plus. Partenaires et compétiteurs dans le jeu des relations intersegmentaires, ni les Hamama eux-mêmes, ni leurs voisins n'ont matière, en effet, à distinguer les segments tribaux : l'étiquette Hamama est nécessaire et suffisante pour les identifier. Comme le nom Hamama, le nom Jlass 3 marque, à l'Ansariin, des éléments venus depuis cinq ou six générations avec tentes, chameaux et troupeaux. Originaires de la région de Kairouan, les ancêtres des familles actuelles avaient coutume de camper à Mellaha et à Eddekhila, où ils avaient leurs pâturages d'été. Ils y fixèrent leur séjour et devinrent, pour la plupart, ouvriers agricoles dans les exploitations coloniales ou métayers au cinquième khammes, sur les terres des Bejaoua. Fortement endogames au début de leur installation, ils ont noué de nombreuses alliances matrimoniales avec les segments tribaux environnants, et perdent maintenant leur individualité très vite. L a plupart ignorent la segmentation propre à l'ensemble étiqueté Jlass, et, comme les Hamama, ne connaissent d'appellation ethnique que celle qui marque le groupe dans sa plus grande extension. Le nom d Ouled Arfa est celui d'un segment de la tribu des Dr id 4. Groupés autour de Sidi Refaï, où ils ont leur qûbba et leur cimetière, les Ouled Arfa sont attestés en ces lieux depuis le x v n i e siècle, mais leur présence y est beaucoup plus ancienne encore. Appelés par Hamuda 1. 2. 3. 4.
I b n Khaldoun, éd. 1925, I, pp. 33, 80. Notes, 1902, p. 19. Ibid,., pp. 22-23. Sur les Drid, cf. Notes, 1902, p. 18, et E. Carette, 1853, p. 443.
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b e y 1 avec les Beni Rezg, les Ouled Jouin, les Ouled Menâ'a et les Arab Majour, leurs frères de tribu, à faire partie du Maghzen, ils reçurent la plaine d'Eddekhila comme lieu de camp pour l'été. Formés en colonne, pour aller lever l'impôt, la mejba 2, ils avaient à entretenir des chevaux pour leurs cavaliers, des chameaux pour le transport du grain et des dattes. Leur campement de l'Ansariin n'était pour eux qu'une halte et un lieu de repos, à proximité de Tunis, à la disposition du bey. « Leur morgue, écrit Monchicourt, était proverbiale, et longtemps la capitale fut interdite à leurs chefs, dont on redoutait les intrigues. » 3 Par-delà ces temps où ils étaient maghzen, les Ouled Arfa sont connus comme l'un des trois segments en lesquels se divisaient les Drid quand, à la fin du x v i e siècle, ils soutenaient les Chabbia dans la province de Constantine 4. Comme Drid, les Ouled Arfa appartiennent donc au groupe Athebj des tribus hilaliennes et descendraient en ligne droite d'Helal, dont le père, Drid, ou Doreïd, aurait donné son nom à la collectivité. Mais pour les hommes d'aujourd'hui, ces parentés lointaines sont inconnues : seules comptent les deux étiquettes, Ouled Arfa et Drid, qu'ils emploient pour marquer une opposition, la première, entre segments du même ensemble, la seconde, entre ensembles du même genre. Le nom Majer 5 est l'étiquette que porte, depuis six ou sept générations, un groupe de familles installé sur les pentes du jhel, en direction de la vallée de la Medjerda. Seuls de tous les segments tribaux du cheikhat, ils disposent d'un grand point de rassemblement, la zâwîya de Sidi Frej. L a légende de fondation de la zâwyla est exemplaire. « Mohamed Salah, raconte l'actuel gardien, le moqaddem Ahmed, faisait paître ses chèvres dans le jbel. C'était un homme très pieux. Il faisait tous les jours ses cinq prières. Une nuit, il eut une vision, qui lui commanda de venir se marier ici. Il y avait, en ce temps-là, un tombeau de Sidi Frej. Le saint vint rendre visite à Mohamed Salah en songe : c'était un noir, il portait des cicatrices sur le visage. Mohamed Salah se mit aussitôt à construire la zâwîya autour du tombeau de Sidi Frej. Sa sainteté attira les étudiants et les pèlerins en foule. Ils venaient de toutes les tribus : Majer, Riah, Bejaoua, et il y avait tous les ans une grande fête, la zerda. A sa mort, ses deux fils lui succédèrent comme cheikh de la zâwîya, et ils avaient toujours de nombreux étudiants. Maintenant, la charge de la zâwîya est trop lourde, la croyance s'est affaiblie. On n'apporte plus que quelques bougies. Les mains sont devenues froides. » De fait, un titre h'abûs atteste la fondation de la zâwîya en 1847. Outre les bâtiments réservés au culte et au logement des élèves, de grandes habitations sommaires, mâ'amura, permettaient d'abriter jusqu'à 200 personnes. Il ne semble pas cependant que l'effectif des élèves ait atteint la proportion que, dans sa nostalgie de la splendeur passée, le pieux moqaddem donne à imaginer. De son propre aveu, lorsque Mohamed Salah partit en pèlerinage à L a Mecque, il ne laissa que sept étudiants pensionnaires à la zâwîya. Quoi qu'il en soit, les logements qui naguère recevaient un peuple studieux et dévôt sont maintenant en ruines : ils servent ι . Ch. Monchicourt, 1913, p. 285 ; Notes, 1902, p. 18. 2. Sur la colonne allant lever l'impôt, J. A. Peysonnel et R. L. Desfontaines, 1838, II, p. 59 sq. 3. Ch. Monchicourt, 1913, p. 234. 4. Ibn Khaldoun, éd. 1924, I, p. 53. 5. J. A. Peysonnel et R . L. Desfontaines, 1838, II, p. 76 ; Notes, 1902, p. 190 ; s1Ch. Monchicourt, 1906, pp. 88-76 et 159-199 ; G. Long, 1954, P·
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aujourd'hui d'étables pour le bétail des descendants du fondateur. Pour le culte, il ne reste plus que la qûbba abritant le tombeau du saint. E t si la zerda a toujours lieu chaque année, elle ne rassemble plus guère que cinq ou six familles.
Aucun, parmi les Majer de l'Ansariin, ne peut remonter par la mémoire au delà du temps de Hadj Mohamed Salah. Aucun non plus ne revendique d'appartenance à un segment particulier de la tribu. L'étiquette Majer blasonne ces familles fortement liées entre elles par mariage, et rattache le groupe à cet ensemble dont l'origine se perd dans la nuit des temps 1 . Il est significatif que ce soient ces Berbères montagnards qui aient choisi d'habiter au sommet du jbel, d'y construire un zâwîya, lieu privilégié des cultes préislamiques et seul édifice d'importance bâti alors dans le cheikhat depuis la période romaine, et de tenter d'y rassembler les segments tribaux affrontés, dans la grande tradition des saints médiateurs du Maghreb 2. Proches des Majer mais en relations anciennes avec les Riah Dâ'aja, quelques familles portent le nom Ayar 3. De leur commune origine, ces familles n'ont gardé que l'étiquette onomastique, les règles d'une endogamie préférentielle et la tradition d'un échange matrimonial avec les Dâ'aja 4. Berbères venant du Constantinois, les Ayar résident pourtant en Tunisie septentrionale depuis l'invasion hilalienne. Après avoir longtemps tenu tête aux envahisseurs arabes, ils furent, dans la suite, de toutes les insurrections, et notamment de la grande révolte des Ousseltia5. Mais ce passé là, pour ceux de l'Ansariin, a disparu des consciences. Il n'en reste d'autre vestige qu'un borj orgueilleux et misérable, sur l'henchir Tatar et, chez le vieillard qui l'habite, la mémoire pieusement conservée d'un père prodigue neuf fois marié, que la passion des chevaux et des femmes a glorieusement ruiné. Le nom de Bejaoua 6 s'applique à des groupes qui, par rapport aux Hamama, aux Jlass, aux Majer et aux Ayar, ont une antériorité indiscutable à l'Ansariin. Les Drid, campaient dans la plaine, quand les Bejaoua occupaient déj à les parties centrales des plateaux : henchir Jehal, henchir El Ansariin, henchir beni Jiah. Au nombre de 228 familles, ils vivent en petites agglomérations, mechta, typiquement perchées sur des sommets ou sur le flanc abrité des montagnes 7. Animés d'une vive solidarité tribale, ils ont une nette conscience de leur originalité, qu'ils expliquent spontanément par une règle stricte d'endogamie. Les segments sont nombreux, sans articulation ni hiérarchie apparente. Aussi n'est-il pas étonnant que, malgré tous les efforts de remémoration collective^ ι. Lt. Guyader, s.d. 2. E . E. Evans-Pritchard, 1949 ; E. Gellner, 1970, p. 699 sq. 3. Sur les Ayar, cf. Notes, 1902, pp. 20-21 ; D. Pauphilet, 1951, pp. 269-272. 4. L t . Guyader, s.d. 5. Sur les Ousseltia, J. Despois, 1959, pp. 407-427 ; L. Valensi, 1964, pp. 89-100. 6. Notes, 1902, p. 6. 7. « Ils ne peuvent d'ailleurs renier leurs origines kabyles, écrit un observateur : leurs habitations couvertes de chaume et leurs gourbis de branchages sont plantés comme en Kabylie, sur les hauteurs qui commandent les routes et surveillent au loin les alentours ; les usages domestiques, les ustensiles de ménage, l'élevage des bestiaux, le défrichement des taillis, les coutumes religieuses sont tout à fait semblables aux mœurs et a u x procédés des Kabyles qui habitent les gorges du Chabetel-Adra, situées entre Bougie et Sétif. » E. Violart, 1966, p. 288.
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les chefs de famille ne retrouvent aucun ancêtre commun et échouent dans toutes les tentatives pour fixer, ne fût-ce qu'approximativement, une date à leur installation 1 . Il semble cependant que le mouvement qui a conduit les Bejaoua à quitter la montagne de Bougie, où ils sont attestés dès le x i e siècle 3, ait longtemps duré 3 , et dure encore, puisque dans plusieurs familles de l'Ansariin, le souvenir s'est conservé de grandsparents venus de l'ouest, parlant une langue dont leurs petits-fils ne connaissaient pas un mot, et se désignant eux-mêmes, comme le rapportait déjà Ibn Khaldoun 4, par le nom de Begaïa. Les Bejaoua de l'Ansariin comptent-ils parmi les éléments les plus anciens de la tribu, fixés depuis des siècles sur les montagnes marquant la limite orientale de leur territoire ? 5 Ou bien sont-ils au contraire plus récemment arrivés, et n'ont-ils pas, de ce fait, été contraints de s'installer sur les marches de leur pays, qu'ils auraient de la sorte contribué à étendre ? La relative précarité de leur implantation incite plutôt à penser qu'il en est ainsi. De tous les noms ethniques représentés à l'Ansariin, le plus anciennement porté dans le cheikhat est certainement celui de Riah 6. Ce sont en effet des éléments Riah qui occupent les parties les moins accessibles de la montagne, tantôt par lignages indépendants, tantôt par segments constitués, comme les Ghouel, tantôt par segments finement articulés, comme les Dâ'aja. Groupement consistant et solidaire, les Dâ'aja comptent 630 familles et fournissent, avec les Bejaoua, régulièrement les cheikh. Leurs segments ont une base territoriale bien définie, et certains d'entre eux disposent d'un h'abus fondé, vers 1850, par un ancêtre commun, Sidi Ghozlani. Tous les Dâ'aja, donc, n'en ont pas le bénéfice, car tous ne descendent pas de l'ancêtre fondateur : de là, des conflits, des inégalités, des richesses convoitées. A la différence des Bejaoua, qui ont des frères de tribu disséminés sur un large territoire, les Dâ'aja de l'Ansariin sont, avec quelques familles de Medjez el Bab, seuls de ce nom en Tunisie 7. D'où un problème d'origine : ces Dâ'aja se rattachent-ils, par les Riah, aux Banu Hilâl qui envahirent l'Ifriquia au x i e siècle ? Sont-ils au contraire les descendants d'un groupement berbère qui, après la destruction des grandes unités tribales de ce peuple, se seraient affiliés aux Riah, tout en gardant une consistance et une autonomie marquée par leur vieux nom ? Interrogés sur leurs noms et leur appartenance, les anciens sont unanimes à répondre spontanément et en premier lieu : « Nous sommes Dâ'aja. » Pressés de dire à quelle tribu, qbîla, les Dâ'aja se rattachent, ils répondent encore de 1. La Notice sur les Bejaoua rapporte que « ceux-ci n'ont conservé aucune notion, de leur histoire et des causes de leur émigration... L a chronologie de leurs Caïds nous fait remonter à cent dix ans (1770 environ), période pendant laquelle ils ne se souviennent d'aucun fait important. » 2. Ibn Khaldoun, 1924, II, p. 51. 3. Notes, 1902, p. 6. 4. On trouve, chez Ibn Khaldoun, cette notation intéressante : « Chez eux Bedjaïa s'écrit Bekaïa et se prononce Begaïa. » Ibn Khaldoun, 1925, II, p. 51. 5. D'après la Notice (1884, p. 27) sur les Bejaoua, la limite serait l'oued ed Tine et la zâwîya de Sidi Abd el Bast. Or à cette époque, nombre de familles étaient déjà installées à l'Ansariin hors de cette limite. 6. Sur les Riah, cf. Notes, 1902, pp. 12-13 ; Ibn Khaldoun, 1925, passim ; E. Carette, 1853, p. 437. 7. Nomenclature, 1900.
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concert : « Les Riah. » Mais là s'arrête l'unanimité. La plupart ne se reconnaissent aucune parenté avec les Ghouel, Riah de Y henchir El Haouaria pourtant comme eux, ni avec les familles Riah de Y henchir Fezzaniin. Certains se disent liés aux Ouled M'Hamid, des Trabelsia, avec qui les Dâ'aja auraient eu des échanges matrimoniaux. Mais d'autres se refusent absolument à concevoir qu'ils aient la moindre relation de parenté avec qui que ce soit. Une tradition à peine avouée jette pourtant quelque lumière sur leurs origines : par leur « mère », les Dâ'aja auraient un ancêtre j u i f 1 . Or on sait que nombreux furent les groupes berbères, en Ifriqia à prendre la religion juive 2. Et l'on sait aussi que c'est une femme de religion juive, la Kahâna, qui au xi e siècle prit la tête de la résistance berbère contre les envahisseurs arabes 3. Ainsi le nom Dâ'aja marquerait-il l'originalité du groupe, que dissimule l'affiliation « politique » aux Riah. Tel est le matériel d'appellations auquel les catégories 'urf, qbîla et 'arch s'appliquent. Quels rapports la pensée indigène établit-elle entre les segments ainsi nommés ? Dans quelle conjoncture, pour quelles stratégies traite-t-elle les Riah ou les Drid, les Dâ'aja ou les Ouled Arfa alternativement de qbîla ou de 'arch ? Comment l'application de rapports catégoriels entre segments nommés fonde-t-elle l'intervention dans les relations intersegmentaires ? Dans quelle mesure le nom marque-t-il les droits à parcourir ou à posséder un certain fragment de l'espace ? Comment, pour tout dire, l'identification des groupes et leur classement, d'une part, l'identification des terroirs et leur appropriation, d'autre part, concordent-ils ou discordent-ils ? Les segments de l'organisation tribale sont-ils aussi les fragments de l'organisation spatiale ? Et s'il en est ainsi, comment est-ce possible, quand, à la suite d'un État colonial et d'un État beylical, un État national est là, qui règle les rapports entre collectivités locales ? 1.3.
Appropriation
de l'espace
et établissement
humain.
Le nom appliqué à la collectivité introduit, par sa construction même, directement au problème. L'expression jbel El Ansariin désigne la circonscription administrative par le nom de son territoire, que marque la terminaison in*, et ce territoire par le nom du lieu le plus remarquable, que marque le mot jbel, montagne 5. La pratique administrative issue ι . Cette tradition a aussi été recueillie chez les Dâ'aja de Medjez el B a b . On lit en effet, dans la Notice : « D a a j a veut dire femme aux y e u x noirs. Les D a a j a se rattachent à une branche mère par une femme, Salha, qui aurait pour surnom : daaja, en raison de ses yeux. Salha se maria à un étranger venu du Sahel, le nommé Cheib, que d'aucuns disent avoir été juif. Les descendants, tous installés au nord de Medjez, dans la haute plaine comprise entre la Medjerda et les monts de Heidous, se sont rattachés à la mère et conservent encore le nom patronymique de Daaja. » Cf. Guyader, s.d., pp. 13-14. 2. E. Carette, 1853, passim. 3. Sur la Kahâna, E. Carette, 1853, pp. 168, 337 sq. 4. Sur les toponymes en -in, cf. A. Pellegrin, 1949. 5. L a « montagne » en question n'est certes pas élevée : 500 mètres environ. Elle est en revanche escarpée et confuse. Le mot jbel marque moins la hauteur que le caractère rocheux et isolé de l'élévation. Cf. Ch. Monchicourt, 1913, p. 81.
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de l ' É t a t colonial donne à l'expression jbel E l Ansariin toute la netteté désirable : elle appelle le cheikh du lieu non point par le nom de sa tribu, Riah Dâ'aja ou Bejaoua, mais simplement cheikh jbel E l Ansariin. Officiellement, le cheikhat n'est donc qu'une circonscription territoriale, et pour l'administration le mot qui l'évoque est dépourvu de toute idée de filiation. Il y a pourtant, aux sources de cette pratique administrative, une certaine ambiguïté. L e découpage territorial actuel est en effet issu du Protectorat, qui a laissé, avec les tracés délimitant les circonscriptions, les noms qui désignent chacune d'elles. Or tandis que dans la plupart des cas la dénomination était fixée par un usage uniforme et parfois très ancien, remontant bien en deçà du Protectorat, l'hésitation au sujet du jbel E l Ansariin a été continuelle. Des cheikhat comme Tahent, Heidous, Chaouach et Toukabeur, pour prendre des exemples dans les proches environs, ont constamment été appelés de la sorte pendant tout le Protectorat. Les noms n'ont jamais évoqué, dans l'esprit des fonctionnaires qui les utilisaient, autre chose que des lieux. Dans le cas du jbel El Ansariin, au contraire, les documents proposent plusieurs expressions : Lansarine, Ançarin, Anserrine, El Anserrine, El Ansarin, la Montagne des Ançars, la Montagne des Ançariens 1, ce qui montre une hésitation persistante entre une dénomination par le lieu et une dénomination par le groupe social : le toponyme paraît ainsi recouvrir un anthroponyme. Or les hommes de là-bas, lorsqu'ils s'identifient et se désignent les uns les autres, ne font jamais suivre leur nom de l'expression El Ansari, comme on pourrait s'y attendre. Ils se présentent, selon les règles de l'onomastique traditionnelle, par leur nom suivi du nom de leurs ancêtres, complété par les noms des segments sociaux auxquels ils appartiennent, par exemple Mohamed ben Salah ben Mahmûd Ed Dâ'aji Er Riahi. Ils ne se reconnaissent aucun ancêtre commun, et disent appartenir à des tribus, qbîla, non apparentées : Riah, Bejaoua, Drid, etc. L e toponyme E l Ansariin n'évoque donc pour eux aucune idée de filiation, et sa signification anthroponymique leur reste absolument cachée. L e mot même, toutefois, est chargé de références historiques. E l Ansariin, c'est le domaine de l'Ansar. Seul lieu, en Tunisie, à porter ce nom, il semble bien qu'il faille lui appliquer le passage d'El Bekri : « L a ville des Ansars, située à une journée de Laribus, est ainsi nommée parce que quelques descendants de Djaber ibn A b d Allah y avaient fixé leur séjour. » 2 Le toponyme renvoie donc, par l'intermédiaire d'un anthroponyme, à un passé de légende, pieusement conservé dans ce que la tradition islamique a de plus sacré : le texte même du Coran 3 . Traducteur d'El Bekri, de Slane applique toutefois ce texte au lieu-dit Qala'at Jabir, à quelques kilomètres de Sakiet Sidi Youssef 4. De l'étude serrée des itinéraires à laquelle Hopkins s'est livré 6, il ressort cependant que pour des raisons linguistiques et géographiques, le lieu visé par E l Bekri ne peut être situé là où le propose de Slane. L'itinéraire décrit par E l Bekri, de Kairouan à Bòne, par Jalula, Ajjar, Al-Fahrrin Jazirat A b u Hamama, et Al-Ansariin, rend malgré tout l'identification du lieu encore incertaine.
1. Cf., notamment, les Archives de la Direction de l'Agriculture, et les éditions successives de la carte au 1/50 000e. 2. E l Bekri, trad. M. G. de Slane, 1859, p. 113. 3. Sur ce compagnon du Prophète, dont la tombe a été reconnue au Bagi, cf. Al-Harawi, trad. J. Sourdel-Thamine, 1957, p. 213, et Cronographia Islamica, p . 886.
4. M. G. de Slane, in : E l Bekri, 1859, p. 113, n. 3. 5. J. F. P. Hopkins, 1966, pp. 34-35.
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Quelles que soient les raisons pour lesquelles le lieu porte un nom renvoyant aux origines mêmes de l'Islam, un fait demeure : à la différence des cheikhat voisins, comme Chaouach et Toukabeur, dont les noms laissent transparaître les Sua et Tuccabor de l'Afrique romaine, le cheikhat de l'Ansariin est connu sous un nom arabe de la langue la plus pure. E t c'est encore un fait que, à la différence de régions voisines comme les Mogod, peu profondément arabisées l'antique toponymie berbère ne subsiste plus à l'Ansariin que par des noms comme Aïn Tazega, E l Haouaria, jbel Tefrent, ragubet El Lefrian. La persistance de ces noms de lieu atteste sans doute une certaine continuité dans l'occupation 2 ; les toponymes arabes n'en ont pas moins réussi à se répandre largement, et c'est l'un d'eux qui s'est imposé de longue date pour désigner le canton. Ainsi le nom du cheikhat livre-t-il deux enseignements. Par le souvenir probable de Jabir ben Abd Allah al Ansari, il conserve la trace d'un peuplement d'Arabes pré-hilaliens. Mais par la construction Ansariin, et non Banu Jabir, il marque qu'aucune filiation n'existe entre le personnage éponyme et les habitants d'aujourd'hui : rupture qui n'a rien de surprenant, du fait que « nulle part ailleurs peut-être en Tunisie n'y a-t-il eu autant de brassages entre les tribus que dans la vallée moyenne et inférieure de la Medjerda » 3 . Aucune trace, non plus, ne subsiste, dans la nomenclature des segments sociaux, de l'organisation byzantine et romaine du territoire. Certes des mots comme Rum, Rumi renvoient, d'après les savoirs indigènes, aux temps préislamiques. Pareillement, des mots comme qsur désignent les ruines d'édifices construits en pierre de taille, si différents des maisons d'aujourd'hui qu'il faut bien les attribuer aux Rumi. Plus significativement encore, un lieu-dit comme henchir Jehal, le « domaine des païens », évoque le jugement méprisant de l'Arabe croyant sur le païen ignorant et sauvage, et désigne un territoire et des ruines « romaines ». A peine, donc, certains indices affleurent-ils à la conscience, d'un peuplement et d'une organisation sociale différents. Les marques objectives d'une continuité, pourtant, s'étalent partout, multiples et évidentes, archéologiquement probantes. Ce sont d'abord les ruines elles-mêmes, qui attestent la densité de l'occupation du sol et les caractères de l'appropriation : citernes, pressoirs, traces de cadastration, vestiges de captations et d'installations hydrauliques 4, carrières de pierres de taille (Fig. 59, p. 336). C'est dans la plaine que, deux millénaires avant la colonisation française, le territoire a été le plus intensément peuplé et administrativement le mieux organisé. Municipes, colonies et cités entourent le jbel, Avlodes Vcvlla, Cincari, Tvccabor, Sva, Τ hi Bivca, Vaz... Mais sur le plateau central, comme dans les henchir du jbel, les marques d'occupation et les limites 1. R. Brunschvig, 1940, I, p. 326. 2. On rencontre ce toponyme dans le Cap Bon, en une région remarquable pour ses trois anciens villages. Il est à rapprocher de Haouara, nom d'une grande tribu berbère disséminée à travers tout le Maghreb, et dont certaines fractions sont effectivement signalées en ces lieux par E l Bekri ; cf. E l Bekri, trad. M. G. de Slane, 1859, p. 324. 3. R. Brunschvig, 1940, I, pp. 299-300. 4. P. Gauckler, 1897, p. 131.
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de propriété suivent, de même qu'en plaine, les tracés du cadastre romain : l'orientation est celle même que définissent cardo et decumanus, à 32 o sur la ligne est-ouest, avec pour origine Carthage 1 ; les intervalles sont ceux de la centuriation : carrés ou rectangles de 2 400 pieds de côté 2 . L a plupart des citernes sont encore en usage, soit dans leur destination primitive, soit comme caves ou comme fondations d'une demeure actuelle. Une source comme A ï n Debba sort d'un bassin « romain » et s'engage dans une canalisation « romaine » 3 . Quant à l'habitation, non seulement les sites aujourd'hui occupés sont en grand nombre des sites «romains», comme Beni Jiah, Khazim, E l Haouaria, mais encore les matériaux de construction proviennent, en bonne part, de réemplois. Certaines demeures même sont édifiées à moitié dans le roc, selon une technique qui n'est pas sans évoquer celle de Bulla Regia. A Yhenchir Jehal, surtout, les ruines ont un caractère monumental, qui atteste la présence d'une agglomération d'une certaine importance, ou tout au moins la concentration d'édifices publics ou de temples. D e u x inscriptions, les n o s 14 301 et 14 302 du corpus, permettent de dater, sinon la fondation de l'agglomération, du moins la période de sa plus grande richesse : celle d'Antonin le Pieux, 138-161, et de MarcAurèle, 161-181. M. A V R E L I O CAES IMP. C A E S A R I S ANTONINI avg. pii fil.
L'inscription 14 302 permet même de préciser que les colonnes de l'édifice étaient en marbre de Carystos (Eubée) dont on sait qu'il était particulièrement recherché à Rome et dans toutes les parties du monde romain 4. b
a pro s |ALVTE |VS MAXIMVS.
I|MP CAES I A E L |i| HADriani antonini avg. C IVLIVS IANVARIVS . C . IVI ν s APVLVS colum |NAS
CHARYSTIAS
|||| C
Cagnat et Reinach décrivent l'agglomération en ces termes : « L'henchir Djelal est situé sur le sommet d'un mamelon orienté du nord-est au sud-est ; il était fortifié, au moins du côté du sud-ouest, où il reste encore les traces d'un mur d'enceinte. Les deux constructions les plus apparentes aujourd'hui sont : i ° A l'est, un mausolée construit sur plan carré en magnifiques blocs de pierre (nous avons mesuré des fragments de corniches longs de près de 2 m et larges de 0,70 m). Ce mausolée avait à peu près 4,80 m de côté ; ι . Ch. Saumagne, 1924, pp. 131-140 ; P. Davin, 1930-31, pp. 125-126 ; Ch. Saumagne, 1952, pp. 287-301. 2. A. Caillemer et R . Chevallier, 1954, PP· 4 3 3 " 4 ^ ° i M· Legendre, 1958, pp. 135166. Atlas archéologique, 1911, feuille Tebourba. 3. C. Tissot, 1884, II, pp. 296-298. 4. R. Cagnat et L. Reinach, 1886, pp. 99-120.
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2° Une enceinte de 18 m.2 environ, construite en blocage. De chacune des quatre faces, intérieurement, se voient cinq piliers en maçonnerie qui ont 3,50 m d'écartement. Les piliers se composent d'une grande pierre formant linteau et reposant sur deux lits de pierres plus petites. Un enduit de béton avec tuileaux qui se remarque à quelques endroits prouve que cet édifice était un réservoir. A quelques pas de cette enceinte se dresse une grande pierre, haute de 2,50 m, large et épaisse de 0,60 m. Elle appartenait à une construction actuellement détruite, dont il reste quelques débris gisant sur le sol. La partie la plus importante de la ville antique est occupée par quelques gourbis et deux maisons arabes. Au sud se trouve un autre petit mamelon : il y existe des ruines de constructions qui faisaient partie de la même cité. » Édifices publics et temples sont eux-mêmes localisés au pied d'une falaise, où l'on trouve un important ensemble de sépultures. Ce sont des trous cubiques, creusés à même le roc, de 1,50 m à 2 m d'arête environ. Dans certains cas, deux chambres superposées communiquent entre elles. On en dénombre une vingtaine, irrégulièrement disposées, dont la plupart sont en excellent état de conservation. Connues des habitants sous le nom de houânet, boutiques, ces sépultures ne renferment plus les corps, les bijoux et les armes qu'elles étaient destinées à protéger. Mais on sait, par la présence de polissoirs néolithiques trouvés ailleurs dans des tombes de ce genre, à quelle haute antiquité certaines remontent 1 . On sait aussi combien la pratique de l'ensevelissement dans des caveaux creusés à même le roc a longtemps duré 2, indiquant qu'entre le libyque, le punique et le romain, voire le byzantin et l'aghlabite, il n'y eut guère de solution de continuité. De tout ce passé conservé dans le sol, qui impose aujourd'hui encore un ordre et une orientation aux cheminements, il ne reste plus, dans les classements de la pensée indigène, que la toponymie des henchir. Par ce mot, les hommes de l'Ansariin évoquent des terroirs déterminés, aux limites fixées par des torrents et des rochers, des escarpements et des chemins. Pour eux, henchir désigne à la fois un domaine, lieu d'une exploitation dont la configuration est visiblement antique, et une installation humaine marquée par les ruines d'un aménagement ancien et par les signes extérieurs d'un habitat actuel 3 . L'espace entier de l'Ansariin est ainsi conçu comme la conjugaison de lieux individualisés chacun par des marques spéciales : ici, des ruines romaines et une agglomération de quelques familles ou mechta 4, là un mausolée de saint et ses annexes, ou zâwîya 5, ailleurs un tombeau d'ancêtre et son sanctuaire, ou qûbba 6, un tombeau de saint, ses pierres et ses arbres consacrés, ou wâli ailleurs une source, aiyn 8 , et des vestiges de captations antiques. t. Cf. notamment J. Toutain, 1896, p. 454 ; L. Bertholon, 1904, p. 350 ; L. Carton, 1897, pp. 368-382 ; J. Cherel, 1964, p. 364 ; L. Bertholon et E. Chantre, 1913, PP· 593-595 ; P- Cintas, 1961, p. 29 sq. ; G. Camps, 1961. 2. Dr. Deyrolle, 1904, pp. 373-375.
3. D. Schulten, 1903, p. 457 ; C. Tissot, 1891, p. 56. 4. P. Bardin, 1965. 5. E. Dermenghem, 1954. 6. Ibid.,
p.
114.
7. P. Dornier, 1950, pp. 387-396 ; E. Dermenghem, 1954, p. 24. 8. P. Gauckler, 1897, p. 128 sq.
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Économie et parenté
Ces henchir sont : — Tatar, marqué par une grande construction à l'allure de château, borj. L'anthroponyme a une signification connue : « le Tartare », mais l'origine de l'appellation est inconnue. — Fezzaniin, marqué par une source, des chemins et surtout par un mausolée et ses annexes, la zâwlya de Sidi Frej. L'anthroponyme a une signification connue : « l'homme du Fezzan », mais son origine est inconnue. — El Haouaria, la grande, el kbira, la petite, el shrira. Marqué par des chemins, un oued, des ruines romaines, et un lieu saint, wâli, ce terroir porte un nom de signification et d'origine inconnues de tous. •— Beni-Jiah, marqué par une source et des chemins. L'anthroponyme n'a ni signification ni origine connues. — Eddekhila marqué par des chemins, des ruines, trois qûbba. Le toponyme a une signification connue : la petite plaine rentrante. C'est un mot du vocabulaire géographique traditionnel, toujours en usage, et appliqué comme tel à ce terroir. — Khazem, marqué par des chemins et des ruines. Le nom est de signification et d'origine inconnues. — El Ansariin, marqué par des chemins, des ruines, des sources. Le nom est donné, par extension, à l'ensemble du territoire : la signification en est inconnue de la plupart, l'origine inconnue de tous. — Mellaha, marqué par un oued et des ruines. La signification du nom est connue : c'est un mot dérivé de mellah, noir, appliqué à l'oued. — Jehal, marqué par des ruines et une source. Le nom a, pour la plupart, une signification obscure, et î.'origine en est inconnue de tous. — Qabr el Abiod, marqué par aes ruines et des chemins. Le nom a une signification connue et évoque la couleur blanche des roches de l'endroit. — Qafaiya, la petite et la grande, marqué par un oued et des chemins. La signification du nom et son origine sont inconnues de tous. — Ghozlaniin, marqué par une qûbba et des chemins. L'anthroponyme a une signification obscure, mais l'origine en est connue des anciens. — Oued Segân, marqué par des chemins. Le toponyme a une signification et une origine inconnues. — Jbel Baouala, marqué par la forêt, qui le recouvrait autrefois, et le recouvre à nouveau aujourd'hui du fait des reboisements. Le nom a une signification connue, et évoque le ruissellement des eaux ; l'origine en est inconnue.
Loin donc d'être un espace inorganisé, le territoire entier du cheikhat est une composition de lieux individualisés, marqués et nommés. Spontanément, la pensée indigène situe hommes et choses dans ces lieux, oriente et mesure les déplacements par rapport à ces marques, fixe la place des terroirs particuliers dans ces contours. Les limites en sont considérées comme fixées depuis toujours, et si profondément ancrées dans la terre qu'elles paraissent faire corps avec elle. Mais entre cette organisation territoriale et l'organisation sociale, y a-t-il quelque rapport ? La carte (Fig. 59), qui résume les données descriptives, semble l'indiquer. Identification et classement des groupes d'une part, identification et appropriation des terroirs d'autre part, paraissent concorder. Mais par l'effet de quelles opérations ? Comment, à chacun des fragments de l'organisation spatiale, des segments de 'organisation sociale sont-ils appliqués ? Comment la proximité terri-
s ss a, J0
'
Λ
Domaine arabe. Position
territoriale et distance
structurale
337
toriale, pour les segments nommés, indique-t-elle la distance structurale ? E t comment, s'il en est ainsi, cela est-il possible ? Comment les rapports de situation dans l'espace des appropriations peuvent-ils être homologues aux rapports de position dans l'espace de la segmentation ? Comment ces systèmes de rapport peuvent-ils même être en affinité de structure, alors qu'un pouvoir central intervient, en trois formes successives d'organisation — l ' É t a t beylical, l ' É t a t colonial et l ' É t a t national — pour régler en principe les relations entre collectivités locales ? 2.
L'ORGANISATION SEGMENTAI R E ET L'ÉTAT : POUVOIR TRIBAL E T POUVOIR CENTRAL
L e vocabulaire, ici, ne doit pas tromper. Aujourd'hui, les acteurs du système social se situent les uns relativement aux autres, certes, par le moyen d'appellations tribales. Mais l'appartenance aux unités ainsi marquées ne peut avoir les mêmes effets selon qu'existe ou non un pouvoir central, selon que l'organisation étatique en est beylicale, coloniale ou nationale. Dans un É t a t politiquement organisé autour d'une autorité centrale, en effet, le monopole de la force armée et de son usage légitime empêche les segments d'entrer en conflit et de s'allier. Les « tribus », en conséquence, perdent capacité prédatrice et efficacité protectrice, les généalogies cessent d'avoir valeur légitimante et destination instrumentale, les institutions maraboutiques n'ont plus à exercer de fonction médiatrice, l'appareil du pouvoir, en bref, cesse d'être divisé en autant de parties qu'il y a de segments. La matière sur laquelle s'exerce l'autorité n'est plus, dans ces conditions, régie directement par les « tribus » : la réglementation coutumière est circonscrite, dans son champ et ses applications, par les décrets du souverain, corrigée, transformée ou supprimée par ses édits et ses lois. Les droits territoriaux, en particulier, ne sont plus tenus par les segments seuls, avec une extension et une compréhension variant selon les positions qu'ils occupent dans l'arbre des classifications : beylicale, coloniale ou nationale, l'organisation étatique intervient dans leur définition et leur distribution. Telles sont, du moins, les hypothèses qu'inspire la théorie de la segmentation, si on les applique à l'étude d'une organisation sociale caractérisée, dans son principe, par la primauté du pouvoir central, la subordination, voire la négation officielle d'un pouvoir d'origine tribale. Mais ces hypothèses ne doivent-elles pas être reformulées ? Ne vient-on pas de montrer que les traces de l'organisation segmentaire persistent jusqu'à maintenant, que des formes d'organisation sociale fondamentalement différentes, comme l'exploitation agricole capitaliste et l'unité coopérative de production, recouvrent d'antiques segments « tribaux » ? N'arrive-t-il pas que fortunes individuelles et carrières personnelles s'édifient famille par famille, lignage par lignage, avec le soutien, parfois, d'unités de rang tribal ? Le pouvoir de l ' É t a t beylical était-il si efficace en effet qu'il puisse faire cesser compétitions et rivalités entre tribus, disparaître prédations et contre-prédations, rapts et expédi22
Α. Division de l'Ansariin
en henchir.
Β. Localisation des segments tribaux sur les henchir.
a J balia
b Trabelsia
Henchir Qabr El Abiod Henchir Fezzaniin Henchir Khazem Henchir Mellaha Es Shrira et Mellaha El Kebira Henchir Eddekhila
2 I I 6 10
Henchir El Haouaria Henchir Tatar Henchir Ansariin Henchir Fezzaniin Henchir Jehal Henchir Mellaha Es Shrira et Mellaha El Kebira Henchir Eddekhila
g Arfa et Ayass
h Majer
Jbel El Henchir Henchir Henchir
Henchir Ansariin Henchir Fezzaniin Henchir Jehal Henchir Mellaha Es Shrira et Mellaha El Kebira Henchir Eddekhila
Baouala Tatar Jehal Eddekhila
ι ι ι 100
c Riah 7 2 I 13 4
Henchir Henchir Henchir Henchir Henchir
El Haouaria Fezzaniin Beni Jiah. Jehal Eddekhila
20 27 2 2 15
5 9
i Hamama ι 28 2 1 4
Jbel El Baouala Henchir Mellaha Es Shrira et Mellaha El Kebira Henchir Eddekhila
4 1 46
1 2 3 4 5 6 7 8 g io
Henchir Henchir Jbel E l Henchir Henchir Henchir Henchir Henchir Henchir Henchir
Khazem Eddekhila Baouala Mellaha Es Shrira Mellaha E l Kebira E l Ansariin Beni Jiah E l Haouaria Qabr E l Abiod Qafaiya Es Shrira
11 12 13 14 15 16 17
Henchir Jehal Henchir Fezzaniin Henchir Tatar Henchir Qafaiya E l Kebira Oued Segân Henchir Ghozlaniin Limite du cheikhat ou des henchir 18 Routes principales 19 Piste principale
d Riah Dâ'aja
e Bejaoua
f Drid
Henchir Qafaiya E s Shrira et Qafaiya El Kebira 61 Henchir Ghozlaniin 4 Oued Segân 17 Henchir Qabr El Abiod 4 Henchir Ansariin 42 Henchir Jehal 3 Henchir Mellaha E s Shrira et Mellaha E l Kebira 4
Jbel E l Baouala 3 Henchir E l Haouaria 1 Henchir Qabr E l Abiod 4 Henchir Ansariin 190 Henchir Fezzaniin 15 Henchir Beni Jiah 12 Henchir Jehal 3 Henchir Mellaha E s Shrira et Mellaha E l Kebira 6 Henchir Eddekhila 72
Henchir Qafaiya Es Shrira et Qafaiya E l Kebira 1 Oued Segân 2 Henchir Tatar 1 Henchir Qabr E l Abiod 5 Henchir Beni Jiah 3 Henchir Khazem 1 Henchir Mellaha E s Shrira et Mellaha E l Kebira 56 Henchir Eddekhila 7
i Ayar Jbel E l Baouala Oued Segân Henchir Tatar Henchir Ansariin Henchir Fezzaniin
k Jlass 2 8 7 2 3
Jbel E l Henchir Henchir Henchir Henchir Henchir
Baouala E l Haouaria Tatar Ansariin Beni Jiah Eddekhila
1 1 2 2 7 55
Economie
340
et parente
tions de vengeance ? L e pouvoir de l ' É t a t colonial a-t-il été assez durable, ses buts ont-ils été assez différents et ses moyens assez puissants, pour qu'il puisse transformer les règles de l'appropriation, modifier les normes de l'imposition, changer les principes d'une exploitation dévastatrice des ressources minérales, végétales et animales ? Le pouvoir même de l'État national est-il assez solidement institué, sa politique assez continue, pour qu'il puisse modifier le cours des processus d'appropriation territoriale, changer les sources de l'autorité dans les collectivités locales, transmuer des relations statutaires en relations contractuelles, des rapports de dépendance, de patronage et de clientèle en rapports de production égalitaires ? Il y a lieu d'en douter, et cela d'autant plus que les transformations du pouvoir central ne sont pas isolables, qu'elles s'appliquent à une matière sociale pré-existante et fortement organisée, qu'elles induisent, en conséquence, des transformations dans les pouvoirs antagonistes, le pouvoir tribal et le pouvoir local. C'est ce qui apparaît assez bien à l'Ansariin, où l'on peut voir, en l'espace d'un siècle, pouvoir tribal et pouvoir local s'opposer aux formes successives du pouvoir central : l ' É t a t beylical, l ' É t a t colonial et l ' É t a t national.
2.1.
Pouvoir
tribal
et pouvoir
beylical.
Principes et limites du pouvoir beylical, dans ses rapports avec le pouvoir tribal, sont, à la fin du x v m e et au début du x i x e siècle, manifestes sur le terrain même du cheikhat. L a force principale dont dispose le pouvoir beylical est en effet la colonne 1 qui, tous les ans, en un circuit d'automne et en un circuit d'hiver 2 , allait, sous le commandement du bey du camp, percevoir l'impôt, rendre la justice, régler les différends entre tribus. E n 1846, la colonne du Djerid, commandée p a r Sidi M o h a m e d , b e y du c a m p , se composait : « i ° de près de quatre cents v i e u x T u r c s à pied, surchargés de mauvaises armes, et traînant à leur suite trois pièces de canon en assez bon état, montées sur des a f f û t s à la G r i b a u v a l , ajustés à des a v a n t - t r a i n s de siège h o r r i b l e m e n t lourds ; 2 0 de trois à q u a t r e cents hambas ou spahis ; 3 0 de cinq à six cents c a v a liers de la tribu des Drid a v e c leurs femmes, leurs enfants, leurs serviteurs et plus de trois mille c h a m e a u x ; 4 0 d'une nuée de valets c o n d u i s a n t d ' i n n o m b r a b l e s bagages. L ' a s s e m b l a g e de tous ces éléments présentait un effectif d ' a u m o i n s cinq mille personnes, et a v a i t plutôt l'aspect d'une g r a n d e c a r a v a n e que celui d'un corps d'armée. L e c a m p était disposé en rond, à la m é t h o d e orientale ; la circonférence en était formée p a r les tentes de l'infanterie ; la tente de Sidi-Mohamed en o c c u p a i t le centre. A droite et à g a u c h e de cette tente, très belle e t très richement meublée, étaient celles des p r i n c i p a u x officiers e t la mienne. V e n a i e n t ensuite, sans b e a u c o u p d'ordre apparent, mais toujours disposés de la m ê m e manière, les h a m b a s , les spahis et les bagages. Les Drid c a m p a i e n t à p a r t , à
ι . L. Filippi, 1924. 2. Ces circuits correspondent sensiblement, c o m m e le remarque S h a w , à la Z e u g i t a n e et à la B y z a c è n e de l'Afrique romaine. Le v o y a g e u r anglais construit t o u t e la partie I de ses Travels sur l'opposition de ces d e u x circuits. T . S h a w , 1757, pp. 69-129.
Domaine
arale. Position
territoriale et distance
structurale
341
une certaine distance du camp du Bey. Le signal du départ était donné chaque matin, au point du jour, par une affreuse musique turque qui mettait en un clin d'ceil tout le monde sur pied. Chacun, comme s'il eût eu hâte d'en fuir les sons discordants, s'empressait de se mettre en route, sans attendre le voisin et sans observer aucun ordre ; aussi notre colonne avait habituellement plus de quatre lieues de profondeur. 11 ne restait uni que la maison du B e y et quelques centaines de cavaliers formant son escorte particulière, lesquels chaque matin venaient se former en haie devant sa tente. Mohamed-Bey, après être monté à cheval, s'avançait entre les deux rangs de cette haie, qui, faisant ensuite un à-gauche et un à-droite, le suivaient en ligne déployée, laissant au centre un espace considérable pour la maison du bey et la musique arabe, plus supportable que celle de la milice turque. En avant du prince marchaient le bach-chaouch, trois chaouchs et trois chevaux de main conduits par des valets de pied ; derrière, venaient les étendards. J'avais observé les mêmes dispositions chez Abd-el-Kader, que j'ai suivi, en 1835, dans une de ses tournées, lorsqu'il était en paix avec nous. Mais l'émir avait de plus le parasol en brocart d'or, signe de souveraineté que Mohamed-Bey n'avait pas le droit d'arborer. Il est, du reste, investi de grands pouvoirs dans ses expéditions, et le droit de vie et de mort lui est délégué. » 1
On voit que pour exercer son autorité sur les tribus, l ' É t a t beylical ne dispose plus, au x i x e siècle, que de forces réduites, dont l'essentiel consiste, en définitive, en une tribu maghzen, les Drid 2. Loin d'avoir disparu sous l'administration ottomane, l'organisation segmentaire manifeste, dans l'État beylical, une vitalité nouvelle : les expéditions prédatoires sont si fréquentes, parmi les tribus du Sud, que les sages locaux doivent les réglementer 3, la marche de la colonne beylicale si hasardeuse, au milieu du x i x e siècle 4, le principe du prélèvement fiscal si contesté 5, que l'autorité beylicale n'y résistera pas, et s'écroulera sous les coups des tribus révoltées, faisant place à un É t a t colonial qui laissera au bey l'apparence seule du pouvoir. Les traces de la partie qui s'est jouée, au x x v m e et x i x e siècles, entre pouvoir tribal et pouvoir beylical sont encore perceptibles, à l'Ansariin, par l'histoire du sol et le destin des groupes. Jusque vers 1860-1870, le territoire du cheikhat faisait, en effet, l'objet de trois formes d'appropriation différentes. U n e partie en était classée, selon le plus ancien droit musulman, « terres mortes », mawât 6. Les terres de cette catégorie n'appartiennent à personne, et ne sont d'aucune utilité. Elles sont à la disposition du Prince, qui peut les concéder en toute propriété. Commentant la sentence du Prophète, « quiconque vivifie une terre morte en devient par le fait propriétaire », les Malékites admettent que, dans les lieux éloignés des centres, l'appropriation résulte du seul défrichement; ils exigent toutefois une concession du Prince, iqtâ, pour les territoires qui forment la dépendance d'une propriété publique ou privée dont une partie doit être réservée aux services communs des habitants 7. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.
E. Pellissier, 1853, pp. 213-215. L. Filippi, 1924, p. 592 ; E. Pellissier, 1853, p. 377. Deambroggio, 1902, pp. 346-356 ; 1903, pp. 97-103. J. A. Peyssonel et R. L. Desfontaines, 1838, II, p. 76. J. Poncet, 1954, p. 327. P. Lescure, 1900, pp. 1-3 ; L. Milliot, 1953, p. 491 sq. P . Lescure, 1900, p. 2.
342
Économie
et parenté
C'est ainsi que les marécages, les montagnes et les forêts de l'Ansariin étaient considérés, dans l'ensemble, comme « terres mortes », terres appropriables, donc, par défrichement et vivification, mais à la libre disposition du Prince, qui n'hésite pas, en effet, à user de son droit de concession. Une autre partie était classée h'abûs, biens de fondations pieuses. Le principe de la fondation, en Tunisie, était le même que partout ailleurs en terre d'Islam. L e fondateur, ou constituant, désigne, dans une intention pieuse, un bénéficiaire, tel qu'une mosquée ou un établissement d'utilité générale. L a donation est garantie par un séquestre, qui en assure à perpétuité les effets, et le bénéfice peut en aller aux enfants du fondateur. Les docteurs de l'Islam admettent que l'avènement de l'œuvre pieuse peut être retardé jusqu'à l'extinction de la descendance du fondateur. Les biens ainsi rendus h'abûs étaient, par leur destination, mis à l'abri des entreprises du pouvoir beylical, et notamment de confiscations toujours redoutées. Les patrimoines étaient prémunis contre les risques de dilapidation ou de mauvaise administration. L e droit successoral coranique, enfin, était tourné : en désignant les dévolutaires intermédiaires, le fondateur d'un h'abûs peut exhéréder les femmes, et maintenir la disposition de ses biens dans sa descendance masculine 1 . Arme à triple usage, le régime h'abûs protégeait pratiquement, à l'Ansariin, toutes les terres vivifiables. Le destin de celles-ci, cependant, n'était pas de ce seul fait définitivement fixé. Une institution coutumière, Yenzel, permettait en effet à l'administration des h'abûs de céder le droit de disposer des immeubles contre versement d'une rente. Ainsi la terre était-elle protégée contre les risques d'une aliénation, mais demeurait exploitable dans des conditions de mobilité fixées par la coutume locale 2. Une troisième partie des terres, enfin, était melk, propriété privée selon le droit commun musulman, comportant droit de se servir de la terre, jus utendi, d'en percevoir les produits, jus fruendi, d'en disposer à titre onéreux ou gratuit, de la léguer ou de la recueillir par succession, jus abutendi. Lié à la vivification, ce type de propriété s'appliquait exclusivement à des terres cultivées : jardins, plantations, champs régulièrement labourés et récoltés 3 . E n ces trois cas, la propriété était compatible avec la jeddaria, ou possession des fonds par des occupants ancestraux. Dérivée du verbe jedder, faire souche, au sens où une famille prolifère à partir d'un ancêtre, la jeddaria est une très ancienne institution tunisienne, dont on ne trouve pas trace dans les commentaires des grands jurisconsultes musulmans : le droit à la reconduction obligatoire et tacite de la location, reconnu a u x occupants de vieille date. Le jeddaria « possède l'usage de la terre, moyennant une redevance, et cet usage ne peut lui être retiré tant qu'il s'acquitte de ses obligations. Ce droit fait partie de son patrimoine et passe avec les autres dans sa succession. Mais il ne peut le céder, car toute aliénation aurait pour effet de supprimer la condition essentielle ι . P. Lescure, 1900, pp. 9 1 - 1 1 9 ; L. Milliot, 1953, pp. 537-573. 2. P. Lescure, 1900, pp. 133-154. 3. P. Lescure, 1900, pp. 13-24 ; H. de Montéty, 1927, p. 89.
Domaine arabe. Position territoriale et distance structurale
343
de son existence, qui est la continuité d'occupation par une même famille. » Ces occupants ancestraux, des Riah, des Bejaoua, des Ayar, des Majer, des Drid, n'étaient en effet ni des serfs, parce qu'ils n'étaient pas liés à la terre, ni des locataires, parce que nul ne pouvait les chasser du sol où ils étaient installés de père en fils. Le droit de propriété se décomposait donc en deux : un droit de l'occupant, détenteur du fonds, un droit éminent du souverain ou bénéficiaire de la concession, détenteur du titre. Appréhendée par ces catégories d'analyse, œuvres de la théorie indigène savante, la situation juridique des différents henchir, au temps de l'État beylical, était tout à fait claire. Les henchir Haouaria, Jehal, Oued Segân et le jbel Baouala, en pleine montagne, couverts d'une forêt épaisse avec quelques clairières seulement où pâturer, n'étaient occupés que de façon précaire et intermittente par des tribus. Terres mortes, ils appartenaient éminemment au souverain. Les henchir Fezzzniin, Ansariin, Mellaha, Qabr el Abiod et Qafaiya étaient au contraire labourés depuis longtemps, et vivifiés par des segments tribaux qui y avaient leur habitat, leurs cimetières, et même une zâwiya, Sidi Frej : ce sont des h'abus publics et le droit de l'occupant y a une consistance certaine. Uhenchir Khazem, sur le piedmont et en plaine, propre à la céréaliculture, qui y est pratiquée depuis toujours, alimentait en revenus une fondation des Bejaoua, Sidi A bd el Bast : c'était un h'abûs de zâwîya. Uhenchir Ghozlaniin, occupé par un segment de Riah Dâ'aja, qui le laboure ancestralement, était protégé des emprises étrangères par la constitution du fonds en h'abûs au profit des membres de la famille du fondateur. Quant à Yhenchir Eddekhila, de bonne terre labourable, c'était un bien du domaine du bey, qui en tirait de substantiels revenus, et y faisait camper les cavaliers de son maghzen. Les henchir Beni J i a h et Tatar, enfin, défrichés et labourés par des métayers au cinquième, ou khammes, engagés par les bénéficiaires d'une concession beylicale, étaient des terres melk : Bejaoua, Jlass et Ayar qui occupent ces henchir n'étaient pas constitués en segments organisés, et n'avaient qu'un droit précaire en face du droit antagoniste des bourgeois absentéistes détenteurs du titre (Fig. 61). Tel qu'il s'exerçait à travers des formes juridiques variées, le droit de disposer des terres, on le voit, était assez exactement approprié aux contenus fonciers qui fixent sa consistance. Certes, nulle terre, à l'Ansariin, n'était considérée comme propriété de la tribu, 'arch, à la manière du sud, où d'immenses régions de parcours sont appropriées, division par division, selon le modèle de l'organisation segmentaire 1 . Un pouvoir tribal ne s'en exerçait pas moins, grâce à l'institution des h'abûs. Celle-ci permet de maintenir des fractions entières de territoire à la disposition collective des segments et les prémunit contre deux risques majeurs de l'appropriation privée : celui de la fragmentation, et celui du passage entre les mains étrangères. Loin de disparaître pendant la période beylicale, le pouvoir tribal faisait sentir, tout au contraire, la réalité de ses effets par l'occupation du sol, segment contre segment, dans la lutte et l'affrontement. Il s'affirmait de façon éminente, par une force armée, celle des Drid, dont les cavaliers campent, en formation militaire, sur le domaine beylical.
344
Figure
Économie et parenté
61. — Mode d'appropriation de la terre sous le pouvoir beylical. ι H'abûs 2 H'abûs
public de zâwlya
3 H'abûs
privé
4 Melk beylical 5 Terre morte
Mais là précisément apparaissait sa limite. Il n'était guère possible en effet à l'Ansariin, de lancer des expéditions de rapt, ou de mener, segment contre segment, une lutte armée : le maghzen était là, instrument du pouvoir central, qui protégeait le domaine beylical, et garantissait la sécurité de la propriété citadine et bourgeoise. Les unités de rang tribal elles-mêmes, Bejaoua, Riah Dâ'aja, Majer, Ayar, n'étaient pas en relations mutuelles telles que des affrontements dramatiques soient inévitables. Elles ne formaient pas, entre elles, de paires d'associésrivaux ancestralement opposés, mais des segments disjoints, sans rapports de position rigoureusement définis. La matière elle-même, enfin, ne se prêtait guère à compétition : broussailles et forêts, terres de parcours et champs cultivés excèdent, pendant tout le χιχβ siècle, les capacités d'exploitation d'une population diminuée par les épidémies, et sont dépourvus, de ce fait, de toute valeur de rareté. A la veille de l'écroulement du pouvoir beylical, le pouvoir tribal, à l'Ansariin, était en train de se défaire. Ni par sa forme segmentaire, ni par son application territoriale, il ne disposait, manifestement, de forces capables de s'opposer au pouvoir colonial.
Domaine
2.2.
arabe. Position
Pouvoir
tribal,
territoriale et distance
pouvoir
local
structurale
et pouvoir
345
colonial.
De 1908 à 1913, 4 500 hectares du cheikhat sont en effet aliénés en vue de la colonisation. Le choix des domaines : henchir Eddekhila, Mellaha, Qabr el Abiod, est motivé, certes, par la nature du sol. De celui-ci, une partie était déjà régulièrement labourée par les occupants, avec l'outillage et les techniques de la tradition. Le reste, terrains lourds et marécageux, était impropre à toute culture, sinon avec les instruments et les techniques de l'âge industriel. Mais, pour que l'aliénation fût possible, il fallait, outre ces motifs, que la situation juridique du sol se prêtât à l'opération. Or, tel était le cas. L a législation coloniale toute nouvelle disposait, en effet, que les h'abûs publics pouvaient être cédés à la Direction de l'Agriculture, du Commerce et de la Colonisation. Elle chargeait celle-ci, d'autre part, de la gestion et de l'aliénation du domaine privé de l'État. L a redevance servie au B e y ou à l'institution des h'abûs par les occupants ancestraux, les jeddari, était la reconnaissance d'un droit éminent sur le sol et devenait, de ce fait, une simple location. Dépourvus de propriété privative, les jeddari à qui, pourtant, la jurisprudence reconnaissait la possession bien fondée de certains puits, de jardins, de cimetières, perdaient la substance même de leurs droits. Il suffisait que les terres, par une dernière mutation, passent de la Direction de l'Agriculture aux colons, pour que les jeddari deviennent des occupants sans titre, menacés à tout moment d'expulsion. Mais en prenant le contrôle territorial, le pouvoir colonial ne transformait pas seulement les détenteurs ancestraux de quelques henchir en occupants sans titres. Mettant fin aux relations d'hostilité et d'alliance par lesquelles les segments tribaux équilibraient leurs aires de disposition spatiale, il modifiait la matière même de la segmentation sociale, et mettait en cause l'organisation segmentaire dans ses principes et dans son fonctionnement. Des générations de notaires indigènes s'étaient certes appliquées à protéger la propriété territoriale, en sanctionnant la détention des biens melk par des actes rédigés selon les normes d'une science juridique raffinée. Mais ni l'écriture, rendue parfois illisible par le temps, ni la détermination des lieux, le plus souvent incertaine, ni la consistance même des partages, où les usages de la coutume locale prévalaient, ne rendaient ces actes exploitables selon les normes de la pratique juridique occidentale. Substituant aux titres anciens, établis pour des personnes au sujet de terres, des titres nouveaux, établis directement pour la terre, qu'ils décrivent physiquement, au bénéfice de personnes, le pouvoir colonial révoquait dans le passé, comme fondement à l'appropriation, les rapports de familiarité, d'occupation continue, de connaissance intime, par quoi les segments s'appliquaient chacun à une aire de disposition territoriale. A u long rouleau de parchemin sur lequel le notaire indigène détaillait le nom des personnes et leurs relations de filiation et d'alliance, le nom des terres et leurs marques d'identification familières, ici un puits, là un caroubier, vingt pas plus loin un rocher, un livre unique faisait place, le livre de l'immatricula-
346
Economie
et parente
tion foncière 1 , où le géomètre décrit la configuration de la terre, par mesure des longueurs, mesure des angles, et détermination des orientations. Entre segment de l'organisation sociale et fragment de l'espace territorial, le rapport ancestral était rompu. Les devenirs pouvaient rester simultanés, ils n'étaient plus articulés. Moments dans l'histoire de la terre et événements dans l'histoire des hommes étaient disjoints. Chaque parcelle inscrite au grand livre pouvait avoir son destin propre, elle était fixée dans son contour et sa position par des mesures en mètres et degrés, identifiée, dans sa désignation juridique, par des lettres a u x sections et sous-sections du cadastre. E n imposant ses normes pour la caractérisation de la terre, le pouvoir colonial rendait possible la mobilisation certaine des titres fonciers. Certes, les bénéficiaires premiers de ces dispositions étaient les colons européens, qui pouvaient acquérir, par la voie officielle ou par la voie privée, des terres en toute sécurité. Mais les bénéficiaires seconds furent les grands propriétaires indigènes. L'introduction de la procédure de l'immatriculation, après cadastration, transformait en effet au plus profond les rapports entre indigènes. Notaires, érudits et sages locaux, anciens des tribus étaient d'un coup disqualifiés : pourquoi donc les consulter, recueillir auprès d'eux l'histoire d'un arbre marquant une limite, d'un chemin valant comme frontière, puisque ce qui comptait seul désormais, ce devait être le livre ? Les vieillards connaissaient à la fois les règles savantes du partage, dans les termes de la science coranique, et les usages de la coutume locale, dont ils avaient pour fonction de conserver la mémoire. E n cas de conflit entre lignages, ils remplissaient donc les attributions d'arbitre. E n cas d'hostilités entre unités de rang tribal, ils ménageaient le recours aux saints personnages des zâwîya. D ' u n coup, la procédure nouvelle et le livre détruisaient leurs compétences. D ' u n coup aussi, elle rendait les conflits insolubles, sinon au bénéfice de ceux qui pouvaient se servir du livre. Tel est le cas du conflit qui oppose les Smaïlia des Riah Dâ'aja aux Chebil. κ Les Smaïlia ont des droits sur tout le henchir de Jnadia. Mais nous descendons du même ancêtre Smaïl, et tout le monde le sait, et tout le monde connaît l'histoire de cette terre, on se bat pour elle depuis 1936, depuis trente ans ; d'abord c'était mon père, ensuite j'ai pris sa succession. Nous avons des papiers du temps de Hamida ben Ahmed Daaji, c'est l'acte de partage avec les Ouled Chebil. Nous avons fait vérifier cet acte, nous l'avons fait traduire. L'acte donne la description des lots et de notre part dans les lots, nous avons été spoliés par l'autre partie. (Suit la longue description des lots avec leurs noms : Feddane E m Maïria, Feddane Es Safsafa.) Notre procès dure depuis trente ans. Chaque fois on nous a déboutés. Les Chebil sont riches, puissants, ils habitent la ville, ont des connaissances. E n réalité, la bataille est inégale, on ne trouve même pas d'avocat pour nous défendre, ou alors à la première visite des Chebil, il passe du côté des Chebil. Les Chebil ont contesté l'acte. Ils préfèrent se fonder sur le cadastre qu'ils ont fait faire et qu'ils ont montré en 1952. Selon eux et leurs avocats, l'acte était un simple papier sans valeur. Pourtant nous l'avons fait enregistrer aux Domaines. Parce qu'il comporte quelques mots illisibles, il est nul. Après l'indépendance de 1958, on s'est dit : Maintenant, c'est la justice tunisienne, elle fera droit aux pauvres.
ι. G. Soulmagnon, 1933.
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C'est la même chose. C'est le puissant d'hier, le puissant d'aujourd'hui. Nous avons pris comme avocat X..., le tribunal de première instance a confirmé la première décision. » (B2)
C'est encore contre les principes mêmes de l'organisation segmentaire que le pouvoir colonial allait transformer les aires de disposition territoriale des unités de rang tribal en superficies privátivement appropriées. Les terres h'abûs, sous le pouvoir beylical, étaient cédées à enzel soit aux segments directement, soit à un chef de lignage influent, qui les distribuait ensuite entre les différents lignages. E n rendant obligatoire la voie des enchères publiques pour la cession de Y enzel, le pouvoir colonial introduisait de la mobilité dans la détermination des attributaires du droit. Il rendait possible, de ce fait, une augmentation des prix, et par conséquent un accroissement des ressources pour les fondations pieuses, qui allaient pouvoir transformer leur capital foncier rural en capital foncier urbain. Mais il menaçait d'éviction les occupants ancestraux, et rendait plus fragile encore le lien entre segment dans l'organisation sociale et fragment dans l'extension territoriale. Aussi le pouvoir colonial fut-il amené, pour régler les conflits entre anciens et nouveaux détenteurs des droits d'occupation, à transformer progressivement les occupants ancestraux en propriétaires privés. C'était passer, d'un coup, de la coutume à la loi, du statut au contrat, de la mémoire au savoir : « Considérant que ces droits (d'occupation), dit le décret du 17 juillet 1926, dans la mesure où ils existent, sont issus de faits d'occupation, indéfiniment renouvelés ou perpétués et dont les origines sont immémoriales ; considérant que leur existence s'est imposée au consentement tacite de nos sujets, comme un effet nécessaire des circonstances obscures et oubliées que l'Histoire de notre Royaume a traversées et que l'obligation ne s'est jamais imposée à nous d'investir cette coutume de la dignité formelle de la loi... » Rédaction solennelle, qui, en énonçant les raisons de la législation nouvelle, annonce les buts qu'elle poursuit réellement : changer les règles du jeu pour l'appropriation des terres 1 . Transcrits à l'échelon local, ces buts deviennent des objectifs exactement ordonnés aux besoins du contrôle territorial. L e but des opérations, à l'Ansariin, était clairement proclamé : fixer au sol les éléments de tribus, c'est « non seulement donner à ces indigènes les moyens d'existence nécessaires, mais réserver, à proximité, la main-d'œuvre indispensable aux acquéreurs des lots (de colonisation) ». L'instrument juridique, le décret de 1926, fut aussitôt employé : l'administration se mit à lotir « des étendues cultivables restreintes, en pente souvent très accentuée, difficilement accessibles aux instruments de culture perfectionnés, mais susceptibles cependant d'être labourés à la charrue arabe », et, pour fixer les indigènes au sol, imposa aux bénéficiaires des conditions sévères de défrichement avec l'obligation de construire une maison « en dur ». L'organe du pouvoir colonial enfin, fut sans délai mis en fonctionnement : c'est la commission de lotissement, qui reconnaît le terrain, conduit l'enquête auprès des occupants, arbitre entre leurs prétentions, et suit, pendant vingt ans, la manière dont les bénéI. Cf. H. de Montéty, 1927.
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Economie
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ficiaires observent les prescriptions, avant de leur décerner, si toutes les conditions sont remplies, le titre de propriété. L'histoire des lotissements indigènes se déroule alors comme autant de variations autour d'un thème unique, pour chacun des grands henchir qui ne peuvent être mis en exploitation avec les moyens techniques et financiers de l'entreprise coloniale : Mellaha, Qafaiya, E l Ansariin, E l Fezzaniin, jbel Baouala. C'est ainsi q u ' à Qafaiya, la fondation h'abûs, propriétaire éminente du domaine, ne détenait, jusqu'en 1924, qu'un droit lointain, dont la seule manifestation était la mise a u x enchères et la perception de Venzel. L'adjudication se faisait généralement au bénéfice du « groupement de familles» occupant V henchir, un segment de Riah Dâ'aja. L e s anciens répartissaient ensuite la terre entre les quatre lignages qui la cultivaient et chacun d'eux payait une location globale égale au prorata des surfaces qu'il tenait. Chaque lignage à son tour affectait à ses divers ménages la part delà surface indivise correspondant à leurs besoins. Quand il arrivait qu'un étranger emporte l'adjudication, il sous-louait la terre avec bénéfice au «groupement des familles » qui résidaient et l'exploitaient continuellement depuis des siècles En modifiant le régime de la cession à enzel, l'administration a donc mis fin aux pratiques coutumières qui organisaient la répartition des terres entre lignages et ménages. A chaque ménage, elle affecta en partage un lot et attribua indivisément les pâturages au « groupe des familles » de Y henchir. Elle fit prévaloir dans toutes ses conséquences le droit de la propriété privative, passant outre, notamment, à l'opposition des Dâ'aja, qui, depuis des années, empêchaient par la force une famille de Nemantcha de labourer une parcelle de 1'henchir et accordant à celle-ci le lot auquel, selon les termes du décret, elle pouvait légalement prétendre. Mais les conséquences économiques immédiates du lotissement ont été négligeables : le défrichement avait commencé bien avant que la Commission se mît en devoir d'attribuer les terres, il s'est achevé sans que le changement dans le régime de la propriété ait sensiblement stimulé son rythme. A long terme, en revanche, l'appropriation privative des terres, en rompant les solidarités tribales, a rendu possible le jeu des rachats, des échanges et des locations, en sorte que nombre de parcelles ont été regroupées au profit du lignage prépondérant dans le segment. A 1 'henchir Ansariin, la situation était analogue. L à une vingtaine de familles Bejaoua comprenant 500 personnes environ en 1912, étaient « fixées, selon les termes de l'enquête officielle, depuis plusieurs siècles sur ces terres où elles ont leurs cimetières, des zaouias, une mosquée et où elles ont créé des jardins dont elles jouissent à titre de megharça » 1 . L'intervention de l'administration fut provoquée par les réclamations des occupants, auxquels l'élévation des prix offerts pour l'enzel ne permettait plus de recourir aux enchères pour éviter le danger d'éviction. E n effet, » pendant longtemps le locataire principal des h'abûs était en quelque sorte le mandataire des occupants et se bornait à sous-louer \'henchir, sans bénéfice, en attribuant toujours à chaque sous-locataire la même parcelle (1othra). Mais depuis une quinzaine d'années, des compétiteurs plus nombreux se présentent aux enchères triennales ; le prix de la location annuelle est monté de 2 600 F à 15 000 F et les occupants menacés d'éviction demandent la mise à enzel de leurs othra à leur profit. » 1 II fut donc décidé de lotir l'Ansariin pour sauvegarder les intérêts des occupants, selon la même procédure que Mellaha et Qafaïa. L a Commission de 1924 identifia 24 « familles », ou lignages, à qui elle attribua, ménage par ménage, les quelque 400 parcelles en lesquelles se divisent les 2 500 hectares du domaine, dont 767 seulement sont cultivables. Comme à Qafaiya, l'opération de lotir consista à imposer la forme du droit nouveau à un ι . Procès-verbal de la réunion de la Commission de cession à enzel aux occupants de ¿'henchir Qafaïa el Kebira, 19 mars 1924.
Domaine,
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territoriale
et distance
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contenu foncier changeant, sans effets i m m é d i a t e m e n t sensibles sur la mise e n v a l e u r des terres. A Mellaha, où campaient les Drid, après l'échec d'une fermeécole destinée à former de la m a i n - d ' œ u v r e qualifiée locale, le fonds f u t divisé en d e u x parties e t attribué, l'une, comprenant les constructions et le meilleur terrain, à une entreprise coloniale, la Société Tunisienne Foncière et Agricole, l'autre, « a u x indigènes de la région, qui sont presque tous nomades, n ' a t t a c h e n t a u c u n e i m p o r t a n c e a u x constructions et les laissent tomber en ruines » l . Dès 1914, la Commission chargée de céder 1 'henchir à enzel arrête la liste des o c c u p a n t s . E l l e encourage, en outre, l'exploitation des terres en décidant q u e t o u t e s u r f a c e défrichée a v e c l'accord du gouvernement sera soustraite à l'indivision et incorporée au t i t r e « sans aucune charge nouvelle » 2. H u i t ans plus tard, en 1922, la Commission reprend ses t r a v a u x interrompus p a r la guerre. A u x quinze o c c u p a n t s reconnus en 1914, ving-huit autres s ' a j o u t e n t de sorte que les lots a t t r i b u a b l e s ne p e u v e n t plus être que de 6,15 hectares, superficie « notoirement insuffisante pour produire les céréales nécessaires à l'alimentation d'une famille » 3 . Aussi l a Commission décide-t-elle d ' a t t r i b u e r en sus de c h a q u e lot de terre défrichée u n e parcelle de 2,25 hectares, à prélever sur les terres en broussailles. A u x t e r m e s de leur c o n t r a t , les attributaires sont tenus de purger « de t o u t e s broussailles ou plantes nuisibles et de mettre en état de production la totalité des superficies c u l t i v a b l e s concédées » et de « clôturer leurs lots de culture, en bordure des chemins, pistes ou parcelles réservées au p â t u r a g e des troupeaux, de façon à e m p ê cher les a n i m a u x circulant sur ces zones publiques de pénétrer à l'intérieur des cultures ». M i s en possession de leurs terres en 1924, ils ont dix ans pour terminer la mise en valeur. E n 1930, les fonctionnaires du B u r e a u Foncier visitent le lotissement et c o n s t a t e n t que le défrichement et la mise en valeur sont presque terminés. B e a u c o u p de fellah ont obtenu des prêts de l'Office P u b l i c de crédit agricole indigène, avec lesquels ils o n t pu construire de petites maisons en maçonnerie, forer des p u i t s ou achever le défrichement de leurs lots. Les contrôleurs du lotissement d o i v e n t cependant constater, en contrepartie, les lacunes de l'appropriation p r i v a t i v e : « Malheureusement, les terres réservées au parcours et m e s u r a n t 200,58 hectares ne sont pas utilisées comme il le faudrait ; tous les débi-enzélistes, é t a n t propriétaires indivis, n ' o n t pu encore, en raison de la carence de l'administration, se constituer en association pour gérer ce bien c o m m u n et le défendre contre les empiétements des voisins et des étrangers. D ' a u t r e part, l'Oued E t t i n e , qui limite la propriété au nord-ouest, inonde en partie les terrains bas e t les r e n d inexploitables. Il suffirait q u ' u n e digue très modeste en pierre et terre f û t construite. Ce t r a v a i l pourrait être fait par l'association des débi-enzélistes si on parv e n a i t à la créer. Pour les mêmes raisons, les chemins de desserte des lotissements ne sont pas entretenus. » 4 Malgré ces lacunes graves, dont ils ne dissimulent p a s l a signification, ces fonctionnaires constatent que, « la p l u p a r t des débi-enzélistes e x p l o i t a n t directement leurs lots, le b u t que poursuit le G o u v e r n e m e n t par sa politique de fixation au sol des indigènes est donc atteint » 5. E n 1934, enfin, la Commission f a i t une nouvelle enquête. Il en ressort que depuis la cession à enzel de 1'henchir a u x occupants, en 1924, soit en d i x ans, seize maisons d ' h a b i t a t i o n o n t été construites, dix-huit puits maçonnés, douze vergers créés, q u e les l o t s sont défrichés, bornés, les limites matérialisées, les fossés creusés 6 .
1. Procès-verbal de la séance du Conseil supérieur des habous, 7 décembre 1 9 1 2 . 2. Procès-verbal de la réunion de la Commission de reconnaissance de /'henchir Mellaha, 21 mars 1914. 3. Procès-verbal de la deuxième réunion de la Commission de cession à enzel aux occupants de /'henchir Mellaha, 30 septembre 1922. 4. Compte rendu de visite à /'henchir Mellaha, 21 m a r s 1930. 5. Ibid. 6. Procès-verbal constatant l'état de mise en valeur de /'henchir Mellaha, s.d., 1934·
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Économie
et parenté
Voilà donc montré, jusque dans le menu détail, comment, pour des segments tribaux de Drid et de Hamama, une aire de disposition territoriale devient un espace de propriété privée. Pressés par la nécessité, les occupants ancestraux ont devancé les décisions de la Commission et se sont taillé, famille par famille, chacun une part dans le domaine. L'intervention de la Commission a consisté, d'abord, à ignorer les appartenances tribales, en traitant de manière identique Drid et Hamama ; à répartir selon des normes égalitaires les terres disponibles entre familles, allant jusqu'à préciser au centième d'hectare près quelle superficie devait revenir à chacun ; à fixer définitivement au sol des indigènes par une attribution de propriété ; à stimuler, enfin, l'effort de défrichement par la promesse d'une extension possible du lot familial. D i x ans plus tard, la Commission est à même de constater que le but poursuivi, qui était de déterminer, par l'appropriation privée, un intérêt neuf pour les terres, est pleinement atteint : clôtures, maisons, puits et vergers sont apparus sur Yhenchir comme les marques tangibles de la prise de possession. Mais il lui faut enregistrer la conséquence inéluctable de cette inversion des valeurs traditionnelles : digues, pistes, pâturages indivis, qui sont propriété collective, ont été laissés à l'abandon. Ainsi en moins de vingt ans, la logique imposée de la propriété privée a-t-elle changé ces segments de cavaliers Drid, et de chameliers Hamama en simples collectivités territoriales. Organisés auparavant afin d'opérer sur le territoire entier de la Tunisie, les uns pour transporter avec la colonne beylicale du blé vers le sud et ramener des dattes vers le nord, les autres pour exploiter avec leurs troupeaux alternativement pâturages d'été et pâturages d'hiver, Drid et Hamama sont cantonnés maintenant, unité domestique par unité domestique, sur un terroir minuscule, incités, par la propriété privée, à exploiter chacun séparément la parcelle de territoire qui lui a été attribuée. E t sur les ruines de l'organisation segmentane, l'abstraction de la collectivité territoriale empêche que naisse spontanément l'association des propriétaires. L a logique de la propriété privée ainsi mise en mouvement allait manifester sa puissance. Elle devait être assez forte, après le retrait du pouvoir colonial, pour empêcher toute restauration au pouvoir tribal, assez forte, surtout, malgré les injonctions de l ' É t a t national, pour faire échec aux formes coopératives de détention territoriale. Appliqué à l'Ansariin dans les mêmes conditions que dans le reste de la Tunisie \ le programme de développement d'un pouvoir coopératif devait certes devenir une pièce maîtresse du projet national de la société tunisienne post-coloniale 2 . Il devait aussi susciter dans le cheikhat les mêmes oppositions qu'ailleurs et avoir le même dénouement 3 : en restituant aux anciens propriétaires les terres qu'ils avaient données en apport a u x unités coopératives de production, l ' É t a t national faisait du contrôle territorial l'enjeu premier des stratégies sociales.
1. M. Callens, 1966, p. 374. 2. A . Zghal, 1967, p. 95. 3. K . Z a m i t i , 1970, p. 9 sq.
Domaine
3.
arabe. Position
ORGANISATION ET DISTANCE
territoriale et distance
structurale
351
SEGMENTAIRE INTERTRIBALE
L'appartenance à un segment nommé ne détermine donc plus aujourd'hui les droits et les devoirs en cas de conflit, les allégeances et patronages dans les relations de pouvoir. Suit-il de là que les processus de segmentation sont désormais sans conséquences, que les collectivités locales cessent de se décomposer et de se recomposer, les lignages de se scinder et de fusionner ? Les noms des segments tribaux ne seraient-ils plus que les traces d'une organisation disparue, survivant dans la mémoire seulement pour la nécessité des identifications ? L a naissance dans un segment plutôt que dans un autre serait-elle sans rapport avec la disposition plus ou moins large de la terre et des outils, des ressources animales et des ressources végétales ? L'alliance entre segments inégalement éloignés serait-elle indépendante de l'échange des femmes, des biens et des services ? A u x conflits pour le pouvoir à chaque niveau de segmentation, une compétition pour les biens rares ne se substitueraitelle pas à chaque position de différenciation ? Le système intertribal d'oppositions, où les termes se distinguent par le point qu'ils occupent dans la segmentation, disparaît sans doute. Un système de communication et d'échange ne lui fait-il pas suite, où les termes se différencient par leur position dans l'exploitation ? Ces mutations seraient-elles sans rapport avec l'orientation de l'action, sans rapport, donc, avec les changements dans le système des valeurs, la permutation de la noblesse et de la richesse, de la vieillesse et de la jeunesse, mais la prévalence persistante de l'ascendance sur la descendance, de la naissance sur l'alliance ? L'interrogation, on le voit, ne peut se borner à viser les traces d'une organisation sociale disparue. Elle doit être, bien plutôt, orientée vers l'appréhension des chances, telles que les mesurent position de naissance et composition d'alliance, disposition des biens et opposition des fins. Il faudra, pour ce faire, user d'un langage de description convenable, qui permette de mobiliser les données caractérisant la position actuelle des acteurs dans le système 1 . Il faudra, ensuite, construire des variables sociologiquement pertinentes, après étude de la distribution des valeurs prises par une série de variables descriptives, par concentration des positions et combinaison des descripteurs. Il faudra, enfin, examiner la distribution des valeurs prises par ces variables construites, et procéder à une nouvelle concentration des positions. Ainsi appréhendées, les données se prêteront à une analyse exactement appliquée, tendant à faire apparaître la consistance des segments et leurs différences, à extraire les facteurs explicatifs de leur substance, à mettre en évidence les fonctions respectives de l'ascendance et de l'alliance.
ι. Pour une présentation du dispositif d'enquête, cf. Annexe 2, p. 489.
Économie
352
3.1.
Détermination,
construction
et mesure
des
et parenté
variables.
Comment donc, pour commencer, déterminer, construire et mesurer les variables indiquant la position des acteurs, en prenant pour unité d'observation le foyer domestique ? Ego et son épouse, d'abord, occupent une position définie dans le système des segments et sous-segments nommés. L'appartenance est déclarée dans les termes du langage indigène, et les segments sont situés les uns par rapport aux autres dans l'ordre où les fixe la pensée indigène. Ego se présente, lui-même et sa femme, selon lesrèglesdel'anthroponymie traditionnelle, en se plaçant dans une chaîne généalogique marquée, à la fin, par les emblèmes onomastiques des segments auxquels chacun appartient. Outre les noms d'Ego et de son épouse, les descripteurs de ce groupe doivent donc être au nombre de quatre et appréhender le segment et le sous-segment d'Ego D i et D2 ; le segment et le sous-segment de l'épouse d'£go D3 et D4. Conjugués avec d'autres, ces descripteurs entreront, pour l'analyse, dans la composition de variables construites, les variables [4] et [5]. Ils serviront, toutefois, le plus souvent d'identificateurs. L a position d'Ego et de son épouse dans l'ordre des moments du temps, chacun séparément et l'un par rapport à l'autre, requiert, à elle seule, trois descripteurs pour l'enregistrement. Ils marquent l'âge d'Ego, Dg, l'âge de l'épouse d'Ego, D i o , et l'âge au mariage d'Ego, D u , mesurés en années du temps calendaire. Fortement lié par hypothèse, à la position sociale, et en particulier à la propriété et à la richesse, l'âge devra être retenu, non sans précautions, comme variable d'analyse. On a donc, après concentration des positions observées : [1]
Âge. Trois positions, A : moins de 35 ans ; Β : de 35 à 55 ans ; C : plus de 55 ans.
Situés ainsi dans l'espace de la segmentation tribale et dans le temps calendaire et social, Ego et son épouse sont à situer maintenant dans l'espace territorial. Le plus pertinent, pour marquer les variations dans les positions topographiques respectives, est d'opposer lieu de naissance, D5 et lieu de résidence, D6, pour Ego ; lieu de naissance du père, D7, et lieu de résidence du père, D8, pour l'épouse d'Ego. Ces données sont insuffisantes, toutefois, pour évaluer la mobilité géographique, sur une profondeur généalogique suffisante. On saisira donc, aussi, à cette fin, la position topographique du grand-père d'Ego par le lieu de naissance du père, D16, celle de la grand-mère d'Ego par le lieu de naissance de la mère d'Ego, D 1 7 . Les lieux sont déterminés, selon les règles de la localisation traditionnelle, par le nom des henchir ancestralement distingués. Ainsi définis, ces six descripteurs se prêtent à combinaisons multiples. Ils permettent de mesurer, en particulier, deux types de mobilité, qui pour l'analyse doivent être rigoureusement distingués. L'une, qu'on appellera mobilité géographique cognatique, saisit les mouvements des femmes qui entrent dans la lignée d'Ego, tels qu'ils résultent des changements de résidence des cognats et cognats de cognats d'Ego. L'autre, qu'on appellera mobilité géographique agna-
Domaine arabe. Position
territoriale et distance
structurale
353
tique, saisit les mouvements des hommes de l'ascendance directe d'Ego, tels qu'ils résultent de la comparaison de leurs résidences successives. On a de la sorte, après concentration des positions : [2]
Mobilité géographique cognatique. Deux positions, l'une faible, A, définie par l'identité simultanée des lieux de résidence et de naissance du père de l'épouse, Oy et D8, et des lieux de naissance d'Ego et de sa mère, D5 et D17 ; l'autre forte, B, définie par les autres combinaisons des descripteurs D5, D8 et D 1 7 .
[3]
Mobilité géographique agnatique. Deux positions, l'une faible, A, définie par l'identité simultanée des lieux de naissance et de résidence d'Ego et de son père, D5 et D6 ; l'autre, forte, B, définie par les autres combinaisons de D5, D6 et D16.
Ainsi localisées dans l'espace territorial, les unités domestiques doivent être situées, maintenant, dans l'espace généalogique. Il faut, à cet effet, définir la proximité généalogique entre Ego et son épouse, d'une part, entre le père et la mère d'Ego, d'autre part, et enregistrer les données appelées de la sorte par deux descripteurs, D 1 8 et D19. Cinq positions, du point de vue théorique, sont importantes : a) il n'y a entre Ego et son épouse aucune relation généalogique connue ; b) Ego et son épouse appartiennent à un même segment, qu'ils peuvent nommer ; c) Ego et son épouse ont entre eux une relation généalogique connue, qu'ils peuvent déterminer avec précision dans la terminologie indigène ; d) Ego et son épouse sont cousins croisés matrilatéraux ; e) Ego et son épouse sont cousins parallèles patrilatéraux. L a différenciation des positions d e t e est, pour l'interprétation théorique, importante en régime d'endogamie de lignée agnatique, du fait de la double parenté qu'entretiennent nécessairement les enfants issus d'un couple de cousins parallèles (Fig. 48, p. 278). Après concentration des positions, les deux variables se présentent ainsi : [4]
Proximité d ; D : e.
généalogique pour
Ego. Quatre positions, A : a ; B : b ; C : c,
[5]
Proximité généalogique pour les parents d'Ego. Trois positions, A : a ; B : b, c, d ; C : e.
Les positions respectives d'-Ego et de son épouse, des agnats et des cognats viennent ainsi d'être précisées. Il faut, pour achever de caractériser l'unité domestique, enregistrer le nombre, le sexe et la résidence des enfants. D e u x descripteurs, D 1 2 et D13, marquent le nombre d'enfants de sexe masculin et de sexe féminin, nés du chef de famille, deux autres, D 1 4 et D15, le nombre d'enfants de sexe masculin et de sexe féminin résidant avec le chef de famille. L'écart d'âge entre Ego et son épouse, qui se prête à interprétations différentes selon le rang du mariage, l'importance du patrimoine reçu ou recevable, le montant de la dot versée, est traité à part, comme une variable d'analyse. Les descripteurs D 1 2 à D15, au contraire, se prêtent à la construction d'une variable complexe, la position dans le cycle de la vie domestique 1 , qui caractérise le déroulement de la vie familiale dans son temps propre, en en scandant les moments, par quelques différences de composition signiI. J. Cuisenier, 1970 a, pp. 242-257 ; 1970 b. 23
Économie
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et parenté
ficatives. Cinq positions ou phases sont en effet à distinguer : a) l'unité domestique est composée d'un couple sans enfants ; b) tous les enfants nés du chef de famille résident chez lui ; c) le nombre d'enfants nés de lui et résidant chez lui est plus grand que le nombre d'enfants nés de lui et résidant ailleurs ; d) le nombre d'enfants nés de lui résidant chez lui est plus petit que le nombre d'enfants nés de lui résidant ailleurs ; e) tous les enfants nés de lui résident ailleurs. Après concentration des positions, ces deux variables sont construites de la sorte : [6]
Phase.
[7]
Écart d'âge. T r o i s positions, A : inférieur à 5 a n s ; B : de 5 à 10 ans ; C : supérieur à 10 ans.
D e u x positions, pour a = o, A : b ; Β : c, d, e.
Ainsi caractérisée quant à la phase du cycle où elle se trouve, l'unité domestique reste à caractériser comme détentrice de biens patrimoniaux. Il faut, à cette fin, distinguer d'abord la manière dont le patrimoine est détenu, si l'unité en dispose de façon autonome ou non, si les biens patrimoniaux dont elle n'a pas la libre disposition sont maintenus dans une indivision totale ou non, si le patrimoine est détenu en commun par des frères ou uniquement par le père, avec mise en valeur commune par le père et le fils. Un descripteur, D38, enregistre les modes de détention, cinq autres appréhendent le patrimoine dans sa substance : superficie de terres en propriété D26, nombre de têtes de bœufs D34, de vaches D35, de moutons D36, et de pieds d'oliviers D37. On peut de la sorte construire un certain nombre de ratios, comme le nombre de moutons ou d'oliviers par unité domestique, qui permettent de caractériser les types d'engagement économique et d'apprécier, pour un segment tribal donné, la prédominance d'un type sur l'autre. Si utiles soient-elles, ces proportions ne livrent encore qu'une indication brute, dont l'interprétation est limitée par le fait que les descripteurs saisissent les biens patrimoniaux en eux-mêmes, comme les éléments constitutifs de la substance du patrimoine, mais non dans leur origine et leur destination comme des valeurs. Or la valeur des biens patrimoniaux tient non seulement à l'usage qui en est fait, mais à leur transmission possible par les canaux d'un double circuit : celui du marché, par où terres et oliviers, bœufs, vaches et moutons s'échangent en effet, à un prix fixé selon les offres et les demandes ; celui de la parenté, par où ces mêmes terres et ces mêmes oliviers, ces mêmes bovins et ces mêmes ovins transitent, à un prix qui intègre leur origine et leur destination, leur contenu substantiel et leur valeur marchande possible. Il faut donc, pour enregistrer la valeur des patrimoines, prendre pour unité de mesure l'un des biens qui en composent la substance, et convertir les autres en « équivalents », non sans tenir compte des difficultés de mobilisation différentielle sur le marché : les moutons sont plus aisément mobilisables que les bœufs, les animaux que les terres labourables, les terres labourables que les terres plantées d'oliviers. L a valeur du patrimoine sera, dans ces conditions, mesurée par la somme pondérée. Ρ
=
ioo H +
100 B
+
50 V
+
5 M +
o
où H, Β , V, M, et O sont respectivement le nombre d'hectares, de têtes de bétail et de pieds d'oliviers médians pour la tranche considérée. On
Domaine arabe. Position
territoriale et distance
structurale
355
peut donc, pour caractériser le mode de disposition et la valeur du patrimoine, construire deux variables et concentrer les positions observées : [8] [9]
Mode de disposition du patrimoine. Deux positions, pour le descripteur D38, o : autonomie ; A Β C : indivision. Valeur du patrimoine. Deux positions, o : valeur nulle et assimilée ; A Β C D E F G H : patrimoine substantiel, par regroupement de tranches de valeur allant de o à plus de 4 000 dinars.
L'unité domestique vient d'être caractérisée comme détentrice d'un patrimoine, dont elle a la disposition plus ou moins libre, et dont elle peut mesurer la valeur actuelle. Elle n'a encore été caractérisée ni comme réceptrice, ni comme formatrice de patrimoine. Or de même que la valeur d'un patrimoine ne peut se mesurer que si l'on distingue les deux réseaux par où circulent les biens qui en composent la substance, de même l'origine ne peut en être déterminée que si l'on différencie réception par la parenté et acquisition sur le marché. L a description livre des informations dans ce but : sur les superficies possédées, D26, le nombre d'enfants nés, D 1 2 et D13, la manière dont le patrimoine est entré en propriété d'Ego, avec opposition entre réception par la parenté et acquisition sur le marché, D 3 1 . Il est ainsi possible de construire deux variables, qui caractérisent transmission et formation du patrimoine, par combinaison des descripteurs D26 et D12, d'une part, par emploi direct du descripteur D31, d'autre part, soit, après concentration des positions : [10] Transmission aux fils. Trois positions, depuis un tiers d'hectare jusqu'à cinq [11] Mode d'acquisition du patrimoine. Deux moine reçu est plus grande, A, ou plus transmis.
A : moins d'un tiers d'hectare ; Β : hectares ; C : plus de cinq hectares. positions, selon que la part du patripetite, B, que la part du patrimoine
Ainsi caractérisée comme réceptrice et formatrice de patrimoine, l'unité domestique est à traiter maintenant comme productrice de biens et services. Dans cette économie d'agriculture et d'élevage, les moyens de production consistent en terre appropriée, en animaux de trait, de bât et d'élevage, en vergers et jardins complantés. On n'échappe donc pas à la nécessité de décrire avec un certain détail la substance des moyens disponibles en concentrant l'attention sur les facteurs de discrimination entre unités inégalement pourvues. C'est ainsi que la disposition d'un attelage, sa qualité et sa composition, différencient les unités domestiques aussi significativement que la propriété de la terre : ces deux variables caractérisent la maîtrise plus ou moins grande qu'une unité domestique exerce sur ses moyens de production. Il importe donc de détailler, catégoriser, et monter un système de description assez fixe pour construire des variables nécessairement complexes. Un descripteur, D33, enregistrera les types d'attelage en une échelle ordinale de huit positions, distinguant les qualités diverses de l'attelage selon qu'il est composé d'une vache et d'un âne, d'un bœuf et d'un âne, etc., jusqu'au tracteur à chenilles ou à roues. Un second descripteur, D38, enregistrera les modalités dans la disposition de l'attelage et l'autonomie plus ou moins grande avec laquelle Ego peut en user. E n combinant
Économie et parenté
356
les valeurs nominales prises par ces deux descripteurs, on pourra construire une variable à positions m u l t i p l e s m e s u r a n t la maîtrise des moyens techniques de production, qu'après concentration on ramènera en une opposition unique. Les unités domestiques, pareillement, sont inégalement maîtresses des moyens fonciers de production, selon la proportion que représente dans l'exploitation la superficie de terres tenues en propriété. Il importe donc de saisir avec précision la consistance de l'exploitation, et de décrire la part qu'occupent dans la superficie exploitée les terres tenues en propriété par héritage ou par acquisition, les terres tenues en location ou en métayage, les terres cédées à bail par location ou par métayage, D26 et D31. On pourra construire de la sorte, par combinaison des positions prises par les descripteurs, deux variables complexes mesurant, l'une, la maîtrise des moyens fonciers de production, l'autre, plus synthétiquement, la proportion dans laquelle ces moyens fonciers entrent dans la composition du patrimoine, ou degré de patrimonialisation 2. On aura donc, après concentration des positions, trois variables construites, qu'il faudra rapprocher de quatre variables descriptives fonctionnant comme indicateurs de richesses ou d'avoirs, D34, D35, D36, D37. [12] Moyens techniques de production. Deux positions, A : a, b, dépourvu de moyens ; Β : c, d , e, f , g, pourvu en moyens. [13] Degré de patrimonialisation. Deux positions, pour e = o, A : /, g, h, i, faible ; Β : a, b, c, d, forte. [14] Moyens fonciers de production. Trois positions, A : nuls ; Β : moins de trois hectares ; C : plus de trois hectares. [15] Avoirs en boeufs. Deux positions, A : nulle ; Β : plus d'un. [16] Avoirs en vaches. Deux positions, A : nulle ; Β : plus d'une. [17] Avoirs en moutons. Deux positions, A : nulle ; Β : plus d'un. [18] Avoirs en oliviers. Deux positions, A : nulle ; Β : plus d'un. 1. Variable à sept positions, plus une position de non-réponse, construite par combinaison des positions prises par les descripteurs D33 et D38 : O : non-réponse ; a : sans attelage et travail isolé ; b : sans attelage et travail en indivision avec des parents ; c : attelage médiocre (position < 5 dans l'échelle des attelages) et travail isolé ; d : attelage médiocre (position < 5 dans l'échelle des attelages) et travail isolé ; e : bon attelage (position > 5 dans l'échelle des attelages) et travail isolé ; / : bon attelage (position > 5 dans l'échelle des attelages) et travail en indivision ; g : tracteur. 2. Variable à neuf positions, a, b, c, d, e, /, g, h, i, plus une position de nonréponse, construite par combinaison des positions prises par les descripteurs D22 à D31, pour trois grandeurs : . Mi surface possédée χ o,66 si plus des 2/3 sont hérités M : surface héritée j M2 surface possédée χ 0,33 si plus des 2/3 sont acquis ' M3 surface possédée χ 0,5 dans les autres cas. Ν : surface exploitée = surface possédée ± surface louée ou métayée. Ρ : surface possédée = D26. Neuf cas sont alors à envisager : X — M > i ha Ρ — Ν > ι ha 1 Ν — Ρ < ι ha g Ν - Ρ > ι ha d
M—Nciha h e b
M — X J s 1 ha f c a
Domaine arabe. Position territoriale et distance structurale
357
Visant une économie d'agriculture et d'élevage, la description s'est appliquée, comme il convient, aux conditions dans lesquelles s'exerce l'activité directe de production, celle du fellàh. Elle serait incomplète, si elle n'appréhendait pas aussi les autres types d'activité productive, celle de l'agriculteur ou du berger employé par l'unité coopérative de production, celle du bûcheron et du terrassier employé sur les chantiers de reforestation, celle de l'artisan commerçant distributeur de biens et services sur le marché. Sans être prédominantes dans l'économie du cheikhat ces activités sont loin d'être négligeables, numériquement et socialement. Elles marquent, pour certains, une absence totale de maîtrise des moyens techniques et fonciers de production, effet d'une dépossession. Il n'est pas indifférent, alors, de constater combien les segments tribaux se distinguent de ce point de vue, comment l'emprise des Riah Dâ'aja ou des Bejaoua, par exemple, sur le territoire du cheikhat s'exerce par d'autres moyens que celle des Hamama ou des Jlass, des Majer ou des Ayar. Deux descripteurs, Dzo et D21, enregistrent donc non la spécialisation professionnelle, qui dans une société comme celle-ci n'est pas identifiable avec la précision qu'on lui connaît dans une société industrielle, mais plutôt la position dans les rapports de production, et, par combinaison des positions, l'engagement dans une branche de production. Ou, après concentration : [19] Branche de production. Trois positions, A : ouvrier permanent (ouvrier des chantiers de reforestation, artisan, membre de la coopérative de production) ; Β : ouvrier journalier ; C : fellàh, ou agriculteur disposant de moyens de production.
L'ordre dans lequel les descripteurs viennent d'être présentés, depuis ceux qui enregistrent la position dans l'espace segmentaire jusqu'à ceux qui saisissent la différenciation de la production en branches, fait certes apparaître des connexions dans la composition des variables. La manière dont celles-ci sont construites leur assure une indépendance assez grande, cependant, pour qu'on puisse appréhender le système en commençant par une variable ou par une autre, en composant des soussystèmes complémentaires les uns par rapport aux autres. C'est ainsi, en particulier, qu'on peut saisir l'ensemble des acteurs par sous-systèmes successifs : branches de la production, moyens techniques et moyens fonciers de production, avoirs et biens patrimoniaux, phase du cycle, position généalogique et mobilité géographique, appartenance segmentaire, enfin, sans chercher à limiter le champ de 1' « économie » ou de la « parenté » a priori, sans chercher à faire remplir à l'un plutôt qu'à l'autre la fonction architectonique dans le système. L'appareil d'analyse qui vient d'être monté est donc bien à usage multiple. C'est ainsi qu'il va faire apparaître, d'abord, comment se distinguent les segments nommés, et quelle est leur consistance actuelle : comment, ensuite, les variables s'ordonnent autour de dimensions, et quelle est l'originalité respective des principaux segments par rapport à ces dimensions ; comment, enfin, ces segments gardent leur consistance par la composition des alliances, et quelle distance les sépare dans le réseau des parentés et dans l'espace des localités.
Économie et parenté
358 3.2.
Dimensions
et
valeurs.
Appliqué à la population dans son ensemble, cet appareil d'analyse montre comment les variables, en se groupant, dénotent les principales dimensions du système (Fig. 62).
3A 2A
12 Β 17
IC 7C
ÎOA 14 A 4C 40 7A 3Β 2Β
Figure 62. — Analyse variables.
factorielle
du système des
A u voisinage immédiat de l'axe 1 , on voit en effet apparaître une première dimension, le long de laquelle le nuage de points localisant les variables a le plus d'extension. Une opposition se dessine entre valeurs contraires des variables représentant la taille et la composition des patrimoines : taille ou valeur estimée des biens patrimoniaux [9], grandeur des moyens fonciers [14] et des moyens techniques de production [12], grandeur des avoirs en bœufs [15], en oliviers [18], en moutons [17] et en vaches [16] (Fig. 63). Il est à noter que les valeurs des variables marquant le mode de disposition [8], le mode de transmission [10] et le mode d'acquisition du patrimoine [11], ainsi que le degré de patrimonialisation [13] sont au voisinage immédiat de cet axe, et non de l'axe 2, comme la plupart des valeurs des variables marquant la proximité généalogique. L'axe 1 vaut ainsi comme une véritable échelle de la taille des patrimoines : interprétation confirmée par la
Domaine arabe. Position
territoriale et distance structurale
359
position, à proximité immédiate du centre de gravité, des valeurs de la variable [9], taille du patrimoine, projetées sur les axes 2, 3 et 4. Certaines configurations, de part et d'autre de l'axe 1, sont en outre à remarquer, parce qu'elles révèlent la conformation fine du système. Ainsi la proximité des valeurs fortes des variables [14], moyens fonciers de production [12], moyens techniques de production et [13], degré de patrimonialisation, suggère que plus les moyens de production sont importants, plus aussi la part des terres en louage dans l'exploitation est forte, moins, par conséquent, le degré de patrimonialisation est élevé : ainsi le processus d'accumulation du capital foncier semble-t-il passer par la location des terres. L ' a x e 1 classe, d'autre part, les biens patrimoniaux dans l'ordre de la rareté : en tête la terre et les bœufs,
H12 Β ΠΟΑ
A18 IUC
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Économie et parenté
374 *
Tels sont donc les segments tribaux à l'Ansariin : des emblèmes onomastiques, qui fixent la position respective des groupes dans l'espace social. Il n'est nullement indifférent, alors, de constater que les théoriciens indigènes ne donnent pas une définition abstraite et générale des relations existant entre unités. Hiérarchiser, en effet, les étiquettes 'arch, qbîla et 'urf dans les termes d'une logique des classes, et appliquer uniformément le mot 'arch pour dénoter l'unité de moins grande extension, les Dâ'aja ou les Ouled Arfa, par exemple, le mot qbîla pour dénoter l'unité de plus grande extension, les Riah ou les Dr id, par exemple, conduirait à faire dépendre les droits marqués par l'emblème Dâ'aja de ceux marqués par l'emblème Riah, les droits Ouled Arfa, des droits Drid. Or, on l'a vu, tel n'est pas l'usage des théoriciens indigènes. Et, de fait, les rapports entre Dâ'aja et Riah, entre Ouled Arfa et Drid, ont une consistance qui ne se laisse nullement réduire à de simples relations d'inclusion et d'exclusion. L'emploi alternatif des mots 'arch .ou qbîla pour désigner des unités de même niveau de segmentation n'a donc rien d'accidentel. Tantôt, en effet, ces mots servent à dénoter des catégories dans la logique des classes : ils s'appliquent alors à des unités que le locuteur pense comme hiérarchisées entre elles, selon le modèle de l'organisation segmentaire. Les droits marqués par l'emblème onomastique sont conçus, dans ce cas, comme dérivant les uns des autres, selon l'ordre même défini par la segmentation. Tantôt au contraire, les mots qbîla et 'arch sont employés pour dénoter des unités en tant qu'elles diffèrent les unes des autres : le locuteur, en ce cas, ne se réfère pas au modèle de l'organisation segmentaire, mais vise simplement les droits spécifiques marqués par l'emblème onomastique ; les relations entre unités ne se mesurent pas en termes de distance segmentaire, mais en termes de concordance ; la logique qui les anime n'est pas celle de la filiation, mais celle de l'alliance. Et c'est bien ce que montre la pratique sociale, telle qu'on peut la saisir aujourd'hui dans ses œuvres : les noms tribaux ne sont pas seulement des marques ou des sceaux, vestiges d'un état de culture où les unités sociales auraient été organisées selon les règles d'une stricte logique des classes. Ce sont bien plutôt des titres ou des signatures garantissant des droits actuels, des droits que les acteurs s'emploient à faire valoir. Être Dâ'aja ou Bejaoua, c'est porter une marque qui évoque un passé lointain, certes ; mais c'est aussi, et surtout, hériter de droits précis : sur des chemins et des puits, des jardins et des vergers, des forêts et des champs, des maisons et des cimetières. C'est disposer, par naissance, d'attelages et de bestiaux, d'outillage et de troupeaux. C'est bénéficier, par filiation, de moyens dans la compétition. Aussi quand la terre devient précieuse et rare, que l'occupation et la vivification deviennent objet de lutte, ce sont les droits ancestraux, la jeddaria, qui forment la protection ultime. Et quand au droit ancestral d'occupation se substitue un droit de propriété privative, l'appartenance à un segment nommé est dans l'existence la chance fondamentale, en quoi se résument toutes les chances de naissance.
Domaine arabe. Position
territoriale
et distance
structurale
375
On comprend alors entre quelles stratégies les unités tribales ont à choisir pour régler leurs rapports. Dans la situation ancienne, c'est-àdire tant qu'au pouvoir beylical et au pouvoir colonial un pouvoir tribal a pu s'opposer, en faisant valoir les droits ancestraux de l'occupation et de la vivification, le choix était ouvert entre deux schémas d'opération, opposés terme à terme, selon qu'ils liaient ou non position territoriale et position structurale. D'après le premier, conforme au modèle de l'organisation segmentaire, les droits d'occupation dépendent de la position : à tel segment, tel territoire. Le programme d'occupation du sol est alors la projection du système des rapports entre segments, et varie avec les changements dans leur composition ; telle était la pratique des Da aja entre eux. Mais la matière sociale à l'Ansariin se prêtait mal à l'application d'un tel programme pour régler les rapports entre unités de rang tribal. Ces unités pré-existaient, en effet, avec leurs localisations, à tout système de rapports édifié sur le modèle de l'organisation segmentaire. Aussi un objectif d'intégration par ce moyen devait-il nécessairement passer par une politique de l'alliance : c'est ainsi qu'avant l'installation du pouvoir colonial, le dernier cheikh des Dâ'aja a contracté par mariage six alliances ; la première et la dernière avec des femmes de sa tribu, les quatre autres avec des « étrangères » issues des Ayar, des Jlass, des Drid et des Hanachia, traçant par là, dans l'espace social, les limites de son pouvoir territorial. Un processus était à l'œuvre, qu'interrompit le pouvoir colonial, tendant à allier les unités de rang tribal avant de les affilier. Encore quelques générations, et les relations locales entre Majer et Ayar, entre Jlass et Hamama se transformeraient en rapports de position segmentaire, soit par « oubli » du nom tribal et fusion dans un autre groupe nommé, soit par remaniement des noms et redéfinition des positions relativement à ces noms. Il n'est nullement indifférent que ce soit le cheikh des Dâ'aja, unité pratiquant entre ses lignages une distribution annuelle des terres conforme à la position structurale des segments, qui ait réglé sa stratégie politique d'après le modèle de l'organisation segmentaire. Le second schéma d'opération, opposé terme à terme au premier, consiste à séparer position structurale et position territoriale. Il s'inspire de l'idée que les unités de rang tribal sont des entités discrètes, détentrices de droits particuliers sur des parties déterminées du territoire, sans autres rapports entre elles que des rapports de contiguïté : telle était la pratique des Bejaoua dans leurs relations avec les Drid et les Jlass : avec les Drid, simple juxtaposition dans l'espace, avec les Jlass, relations de lignage à lignage, par contrat de khamessat. L'expansion d'une unité de rang tribal, comme les Bejaoua, se fait en ce cas par intégration d'éléments discrets, et non de segments préformés. Processus d'assimilation plutôt que d'adjonction : un Riah devient Bejaoua, parce que sa mère, la mère de sa mère, et la grand-mère de sa mère étaient Bejaoua, en vertu de la règle de mariage propre au groupe, qui impose à tout étranger prenant une femme chez lui de marier les filles issues de cette femme selon le rite de Sidi-Bachir, Y'urf des Bejaoua. Au bout de trois générations, les arrière-petits-fils du premier Riah qui s'est marié ainsi en viennent à κ oublier » leurs origines, et à se considérer
376
Économie
et parenté
comme Bejaoua. L'alliance, comme dans le premier schéma, est l'instrument de l'expansion du groupe. Mais à la différence du cas précédent, où la stratégie est volontaire, et menée consciemment par un cheikh selon un modèle « politique », la stratégie ici, est involontaire, et menée collectivement par les chefs de lignage, selon un modèle « ritualiste ». Entre ces deux schémas opposés, une voie moyenne pouvait être parcourue, conforme elle aussi à un modèle ancien : celle de la stratégie maraboutique. Quand un saint homme apparaît et s'impose en conciliateur dans les conflits entre segments, l'unité de rang tribal à laquelle il appartient peut le suivre dans sa fonction pacificatrice, et devenir neutre. Celle-ci, comme on le sait par l'exemple des Sanusi1 ou des Berbères du Haut Atlas central 2 , n'est nullement empêchée de s'étendre: l'intégration, en ce cas, ne se fait ni par adjonction de segments, ni par assimilation d'éléments, avec, pour instrument, l'alliance matrimoniale, mais par l'extension territoriale, avec, pour instrument, la fondation pieuse, le h'abûs. Ainsi les Majer de l'Ansariin étaient-ils en voie de se transformer, a v a n t l'installation du pouvoir colonial, en tribu maraboutique, capable, pour le cheikh de sa zâwîya, de régler les conflits entre segments que la stratégie d'intégration du cheikh des Dâ'aja commençait à créer. Quand, avec l'installation du pouvoir colonial, le droit d'occupation eut disparu au profit du droit de propriété, que tout le territoire eut été approprié selon le nouveau droit, alors l'expansion territoriale devint impossible : les jeux, pour les tribus, étaient faits. Appartenir à un segment nommé fie comportait plus le droit, pour un lignage, de recourir à la protection d'autres lignages, dans la recherche de nouvelles terres ou la défense contre des incursions étrangères. Être des Dâ'aja ou des Bejaoua, des Drid ou des Hamama, ne pouvait plus marquer que les chances de naissance, telles que par le lotissement des terres le droit nouveau les avait fixées. A chaque lignage, un lot échéait, projection sur le sol, de la configuration segmentaire à l'instant du jugement. Les arrêts de la commission, comme les dispositions du destin, étaient, après son transport sur le terrain, sans appel. Les sorts étaient distribués. Tout s'arrêtait à un instant donné du temps, figeant l'histoire des lignages à un moment déterminé de leur devenir. L a stratégie « politique », celle que pouvaient mener des unités de rang tribal, devenait impossible ou dérisoire : il ne restait plus aux lignages, comme aux âmes dans le mythe, qu'à tirer parti des chances à eux échues en partage. ι. Ε. E. Evans-Pritchard, 1949. 2. E. Gellner, 1970. pp. 699-712.
CHAPITRE III
PROCESSUS DE SEGMENTATION ET SPÉCULATION PATRIMONIALE TACTIQUES LIGNAGÈRES
Unités de rang tribal, Dâ'aja et Bejaoua, Ouled Arfa et Hamama interviennent primordialement pour la protection des droits territoriaux : droits sur des parcours et des puits, des cimetières et des chemins, des forêts et des pacages. Ancestraux, ces droits donnent aux acteurs du système social la jouissance d'un patrimoine collectif qui, à la différence de celui des lignages et des ménages, est inaliénable : le droit d'abreuver des troupeaux au puits et d'enterrer les morts au cimetière de Yhenchir ne se cède pas, il se transmet seulement par filiation. Terres vivifiées et troupeaux, au contraire, sont cessibles, et font l'objet de mouvements divers et variés, par héritage et par mariage, par vente et par achat. Les unités qui en disposent, lignages et ménages, diffèrent des unités de rang tribal, d'après les théoriciens indigènes, par un critère formel : la preuve généalogique. Tandis qu'aux unités de rang tribal, le modèle de l'organisation segmentaire ne s'applique, on l'a vu, que par stratégie volontaire, aux lignages et aux ménages, au contraire, il s'impose, par démonstration de filiation. Tandis que les stratégies tribales portent sur des biens collectivement appropriés, inaliénables, immeubles par nature, les tactiques lignagères, au contraire, ont pour objet des biens individuellement appropriés, cessibles, divisibles par nature. Les processus de segmentation, au niveau des lignages, sont donc des processus réels : ils sont généalogiquement saisissables, et un mode de preuve existe pour les établir ; ils portent sur des biens tangibles, terres vivifiées et troupeaux, et un mode d'évaluation existe pour les apprécier. Il importe, en conséquence, d'opérer à plusieurs niveaux d'analyse. E t d'abord au niveau catégoriel : quels sont les concepts dont se servent les théoriciens indigènes pour rendre compte de la composition d'une unité de rang tribal ? Comment, à l'aide de ces concepts, expliquent-ils la formation et la transformation des unités constitutives ? Quel usage font-ils de cette table des catégories ? Outre des fins théoriques, comme rendre intelligible la composition des unités de rang tribal et ses variations, poursuivent-ils, en mobilisant ces catégories, des fins pratiques, telles qu'intervenir dans les procès de segmentation ? Dans quelle mesure le modèle segmentaire et son expression conceptuelle par la généalogie
Économie
378
et
parenté
livre-t-il le fond de la théorie indigène ? Quelles fonctions cette théorie fait-elle remplir a u x règles de filiation et a u x règles d'alliance dans le processus de segmentation ? Mais une chose est la théorie indigène, autre chose la pratique. Chaque unité tribale est divisée en unités subordonnées. Quels sont les caractères de ces unités ? Dans quelle mesure ces unités subordonnées pré-existent-elles a u x unités de rang tribal, comment se composent-elles pour former des unités de rang varié, j u s q u ' a u rang le plus élevé, celui de la tribu ? Comment les règles de filiation et d'alliance sont-elles appliquées, quels effets ont-elles sur la formation des unités ? D a n s quelle mesure en particulier la règle du mariage avec la cousine parallèle patrilatérale est-elle observée, dans quelle conjoncture et a v e c quelles parentes réelles ? Comment les biens patrimoniaux transitent-ils d'unité en unité, jusqu'où les effets des règles d'héritage se font-ils sentir, où se trouvent les points réels de segmentation ? Quels biens transitent par l'alliance matrimoniale, quels effets les règles de mariage exercent-elles sur la composition, la gestion et la transmission des patrimoines ? A ces questions, il ne suffit pas de répondre en produisant des données : telles sont les lignées identifiées, telles sont les répartitions observées, tels sont les circuits relevés. L e nombre des mariages avec une cousine parallèle patrilatérale compté dans une lignée ou dans une unité de rang tribal ne prouve nullement, en lui-même, que la règle d'alliance a été observée. Il faut, pour interpréter la donnée, rapprocher ce nombre de la conjoncture matrimoniale, c'est-à-dire du nombre des conjointes possibles et de la position de chacune dans le réseau des alliances et des descendances. Par-delà les relations matrimoniales et successorales observées, c'est donc d e u x univers de relations possibles qu'il f a u t viser, pour rapporter les premières aux secondes : celui des relations pertinentes pour la théorie indigène, celui des relations possibles pour la combinatoire. Q u a n t a u x objets à examiner, les unités de rang tribal, plusieurs t y p e s sont à distinguer, d'après la manière dont les acteurs administrent la preuve généalogique. Quatre traits caractérisent l'opération, telle que les chefs de famille la conduisent : [A] [B] [C] [D]
Reconnaître Nommer cet Apporter la Apporter la commun.
l'existence d'un ancêtre commun. ancêtre. preuve généalogique que l'on descend de l'ancêtre commun. preuve généalogique que d'autres descendent aussi de l'ancêtre
Les caractères [A] et [B] déterminent de façon nécessaire et suffisante auquel des trois types appartient l'unité de rang tribal considérée (Tableau 46). L e s caractères [C] et [D] sont des conditions nécessaires supplémentaires. Les trois premiers caractères situent tous les chefs de famille de l'unité par rapport à u n premier niveau de segmentation, le dernier les situe par rapport à un second niveau de segmentation, en lignées. L e s unités du premier t y p e forment des groupes agnatiques complets :
Domaine arabe. Segmentation et spéculation
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60 60
D5 D6 D7
Effectif Total
a2
- 1
1
ι 16
19
· — . 10
1
32
17
26
15
3
15 Lignée 5. Ν
=
66 ( +
4
4)
Lignée 6. Ν =
2 6 ( + 4) 16
1 i6 1 I Lignée 3. Ν
=
22 ( +
3)
1 Lignée 4. Ν =
i6 ( +
2)
Figure 74. — Distribution des fréquences sur l'arbre des choix matrimoniaux dans les quatre lignées principales des Ouled Arfa d'Eddekhila. E n t r e parenthèses, les effectifs des générations o et 1 pour lesquelles la hiérarchie des choix n'est pas pertinente.
au plus haut niveau de segmentation, est moins nette aux autres niveaux. Serait-elle donc due aux fluctuations liées aux petits nombres ? Il ne le semble pas : les valeurs prises par ai et 013 marquent une même tendance, qu'il n'est pas raisonnable d'imputer aux hasards de la répartition des sexes dans des segments à faibles effectifs. Deux processus paraissent ainsi être à l'œuvre chez les Ouled Arfa : un processus d'ouverture vers d'autres unités de rang tribal, qui se manifeste par une baisse de l'endogamie telle que le mesure le coefficient a i , un processus d'ouverture vers d'autres formes de mariage avec la proche parente que le mariage avec la cousine parallèle, que marque la baisse des valeurs prises par le coefficient αβ. Ce second processus est identique à celui qu'on observe chez les Ghouel et les Da aja, et lié à l'augmentation des effectifs de proches parentes conjointes pos-
Domaine arabe. Segmentation et spéculation
Profondeur généalogique
Coefficients de préférence
Effectif total
ai
a.2
2
72
50
3
68
41
4
56
60
50
53
5
45
40
50
II
..
,
33
57
67
Coefficients de préférence
Effectif total
°
cc3 100
391
ai
a2
72
37
50
50
25
100
16
5
71
68
53
66
6
61
43
43
26
3 4
03 22
Tableau 52. — Valeur des coefficients de préférence selon la profondeur généalogique et selon les lignées des Ouled Arfa d'Eddekhila.
coefficients de préférence Ouled Arfa Riah Dâaja Riah Ghouel
Tableau 53. — Variations à travers les générations des valeurs prises par les coefficients de préférence chez les Ouled Aria, les Riah Dâ'aja et les Riah Ghouel. sibles. Le premier processus, au contraire, est spécifique des Ouled Arfa, et les distingue sous ce rapport des Ghouel et des Dâ'aja (Tableau 53). La raison de ces différences serait-elle à rechercher dans la situation patrimoniale des Ouled Arfa ? Les patrimoines possédés par les Ouled Arfa sont en effet très faibles en valeur, comparés à ceux des Ghouel et surtout à ceux des Dâ'aja. Les avoirs moyens en terres, en bœufs, en vaches et en moutons sont infimes, la production des chefs de famille propriétaires de leurs moyens de production est faible (cf. ch. 11). On voit mal comment la préférence pour l'endogamie, dans ces conditions, s'expliquerait par le souci de maintenir dans la lignée un certain stock de biens patrimoniaux, ni comment le maintien des avoirs patrimoniaux dans la lignée s'expliquerait comme la conséquence non voulue d'une répartition de fréquences sur l'arbre des choix. La configuration des choix matrimoniaux n'apparaît, ici, ni comme une cause, ni comme un effet de la conjoncture patrimoniale, mais comme le résultat même, dans les limites imposées par la conjoncture démographique, du choix des agents : elle est à expliquer par les ressorts de l'alliance. Il faut donc analyser la conjoncture matrimoniale de manière plus fine. Les
392
Economie
et
parenté
genres d'alliance définis p a r la pensée indigène : mariage avec une fille de l'oncle paternel, m a r i a g e avec une parente, mariage a v e c une contribule, m a r i a g e avec une étrangère, ont en effet des propriétés c o m b i n a toires particulières d o n t la spécificité n ' a p p a r a î t que si on les rapporte à la structure m ê m e d u système des alliances. L e f o n c t i o n n e m e n t de celui-ci ne peut-être, dans ces conditions, sans effets sur la transmission des biens, la distribution des avoirs et la répartition des pouvoirs. Ces effets demeurent-ils cachés aux y e u x des acteurs, déterminant ainsi, à leur insu, des processus de segmentation ? Sont-ils a u contraire consciemment recherchés p a r les acteurs, ces derniers èn usant c o m m e d ' i n s t r u m e n t s pour la concentration des avoirs, c o m m e d ' a r m e s pour la c o n q u ê t e et la détention des pouvoirs ? C'est ce qu'il c o n v i e n t maintenant de rechercher, en rapprochant genres du m a r i a g e et structure des alliances.
2.
GENRES DU MARIAGE ET STRUCTURE DES
ALLIANCES
Il serait surprenant q u ' a u x y e u x des généalogistes a v e r t i s que sont les sages indigènes, les notaires et les érudits l o c a u x , les propriétés s t r u c t u rales du s y s t è m e des alliances, même si elles sont obscures, demeurent p r o f o n d é m e n t celées. L à où les j e u x combinatoires p r o l i f è r e n t l à où les petites filles, dès l ' â g e de sept ans, s a v e n t à qui elles sont promises ou tout au moins qui p e u t exercer dans l'avenir un droit de choix sur elles, il y a chance que la réflexion se porte sur les combinaisons m a t r i moniales les plus compliquées, que leurs conséquences curieuses soient prévues, leurs effets p r a t i q u e s éventuels reconnus. D e u x cas en effet sont bien identifiés par les penseurs indigènes : ce sont les doubles parentés, qui f o n t de la fille de l'oncle paternel une petite-fille du grand oncle maternel, et de la fille de l'oncle maternel une petite-fille du g r a n d oncle paternel (Fig. 75). L e s propriétés structurales de ces configurations sont en effet remarquables. E l l e s p e r m u t e n t non seulement les v a l e u r s d'une opposition entre catégories, les paternels et les maternels, mais aussi les v a l e u r s d ' u n e opposition entre rôles, les preneurs et les donneurs. D a n s les d e u x cas, c'est le c h o i x de la génération qui détermine la position : on est paternel et preneur, maternel et donneur, selon que l'on décide, ou non, de s'arrêter dans la recherche d ' u n e ascendance commune. Ce choix, c o m m e il est clair, est pour les acteurs simultanément théorique et pratique. A u premier ancêtre c o m m u n reconnu, les v i v a n t s sont-ils déchargés du souci de savoir qui ils sont, de rechercher leur identité en r e m o n t a n t aussi h a u t qu'ils p e u v e n t dans les chaînes généalogiques ? Peuvent-ils, doivent-ils arrêter là l ' a d m i n i s t r a t i o n de la preuve, q u a n d il y a des p a r t a g e s successoraux à faire ? A u souci théorique, un intérêt p r a t i q u e se joint ainsi dans le choix du n i v e a u de segmentation : les t a c t i q u e s de f o r m a tion des lignages passent par l'exploitation de propriétés structurales déterminées, c o m m e celles des doubles cycles dans le réseau des alliances. Mais les cas qui viennent d'être cités, p a r c e qu'ils sont bien identifiés 1. T. Shaw, 1757, pp. 199-2 01 ; E- Doutte, 1909, p. 151 sq.
Domaine arabe. Segmentation
et spéculation
393
dans la pensée indigène, ne sont que des exemples parmi beaucoup d'autres. Ils prennent place du point de vue de la combinatoire parmi les réseaux, cas particuliers, eux-mêmes, des cycles.
Ο =Δ
o =Δ
O =Δ
O = Δ
Δ =O
Δ =O
O =Δ
O =.
Ο =Δ
O =-
Figure 75. — Doubles parentés exploitées dans les tactiques ligna gères.
2.1.
Typologie
et propriétés
combinatoires
des
cycles.
Il faut, pour construire les types de cycles et caractériser leurs propriétés combinatoires, disposer des instruments de formalisation nécessaires. J'appellerai donc, avec Coult et R a n d o l p h 1 , espace généalogique, un espace consistant en deux types d'unités, mâle et femelle, liés par deux relations fondamentales, la filiation et l'alliance, et une relation dérivée, la germanité. J'appellerai relation de filiation, la relation « verticale » liant une unité de l'un ou l'autre sexe à une autre unité de l'un ou l'autre sexe. J'appellerai relation d'alliance la relation « horizontale » liant une unité de l'un ou l'autre sexe à une unité du sexe opposé. J'appellerai relation de germanité, la relation « horizontale » liant une unité de l'un ou l'autre sexe à une unité de l'un ou l'autre sexe, dans le cas où les unités ainsi liées sont l'une et l'autre liées aussi par relation directe de descendance à une unité mâle et à une unité femelle, et toutes les deux liées à la même unité mâle et à la même unité femelle. Pour achever la formalisation, j'emploierai, avec Romney 2, les symboles suivants : m f a = o + -
: : : : : : :
unité de sexe masculin unité de sexe féminin unité de l'un ou de l'autre sexe relation d'alliance relation de germanité relation de filiation, orientée vers le haut, ou ascendance relation de filiation, orientée vers le bas, ou descendance
1. A. D. Coult et R. Randolph, 1965, pp. 21-29. 2. A. K . Romney et R . G. d'Andrade, 1964, pp. 146-170.
Économie et parenté
394 Un cycle s'écrit donc : Ego +
a +
a... +
a o a
— a... — a —
Épouse
et se représente par un graphe, où les nœuds marquent l'alliance, les arêtes, les individus, distingués selon qu'ils sont ñgurés par un trait plein, pour le sexe masculin, ou par une ligne pointillée, pour le sexe féminin 1 . Il est utile de marquer la distance, en nombre de générations, qui sépare respectivement Ego et son épouse de leur ancêtre commun. A la liste précédente, j'ajouterai donc le symbole L, avec deux souscriptions, m et f, pour marquer ces deux distances. Un cycle peut donc encore s'écrire : Ego -f- (ai, i =
i, Lm) o (aj, j =
i, Lf) — Épouse
Une première typologie des cycles peut être construite, en classant ceux-ci d'abord selon les longueurs du bouclage, c'est-à-dire selon les valeurs du couple (Lm, Lf), ensuite selon les valeurs (m ou f) des (Lm + Lf) individus qui les composent, exception faite (l'Ego et de son épouse. L'ordre des critères qui interviennent dans la construction des types est en effet, comme on le verra, loin d'être indifférent. On a alors (Fig. 76), en éliminant les cas où Lm ou Lf = o, dont l'occurrence est pratiquement nulle : 1. Cycles symétriques L m = Lf
i.i. Lm =
Lí =
ι — Nombre de types : 2'
i.2.
Lf =
2 — Nombre de types : 2« =
L
m =
=
4 16
1.3. L m = Lf ^ 3 — Nombre de types : 2 (Lm — Lf) Lm = 2. Cycles dissymétriques Lm = Lf
2.1. L m + Lf = 3
ι — Nombre de types 2(Lm + Lf) = 8
Lm = 2 — Nombre de types 2(Lm + Lf) =
2.2. L m -f Lf ^ 4 Nombre de types : 2 (Lm + Lf)
8
Les configurations ainsi définies seront dites cycles, par opposition aux réseaux qui résultent de l'association de plusieurs cycles par une même alliance. Le nombre et la variété des réseaux est considérable, et leur typologie reste à faire. Le dénombrement des associations de cycles deux à deux suffit à donner une image de la complexité des structures et de la richesse des possibilités combinatoires qu'elles offrent. Appelons types primaires les types de réseaux résultant de l'association de deux cycles, de trois cycles, de η cycles. Ces types seront dits : type primaire d'ordre 2, type primaire d'ordre 3, etc. Pour chacun de ces types, on peut définir des types secondaires, selon que les cycles qu'ils associent sont euxmêmes du type 1 . 1 , 1.2, 1.3, etc. Or, à eux seuls, les réseaux d'ordre 2 sont, d'après les calculs de M. Armatte 2, au nombre de 22 434. Loin 1. J . Cuisenier, 1962, p. 80 sq. 2. Cf. Annexe 2, p. 489.
Domaine
arabe. Segmentation
et spéculation
395
c Figure
j6.
— Types de cycles.
a Cycles d'ordre ι b Exemples de cycles d'ordre 2 c Exemples de cycles d'ordre 3
d'être purement théorique, cette typologie définit les possibilités concrètement exploitées : c'est ainsi qu'on observe, chez les Riah Dá'aja, les Ouled Arfa et les Riah Ghouel, des réseaux d'ordre 3, d'ordre 4, et même d'ordre 6, qui multiplient les échanges entre descendants d'un même ancêtre (Fig. 77).
Figure 77. — Types de cycles d'ordre 6 observés chez les Ghouel (a) et chez les Öuled Arfa (b).
Economie
396
et parenté
L a finesse, toutefois, d'une typologie ainsi construite rend son application malaisée. L a pertinence, de plus, en est réduite par les règles de l'héritage, qui rendent les chances d'hériter d'une parente éloignée très faibles, et les chances d'hériter d'une alliée d'alliée infimes. A la t y p o logie construite d'après la combinatoire des relations d'alliance et de filiation, il y a donc lieu de substituer une typologie plus sélective, qui, inversant l'ordre des critères, distingue les cycles d'abord d'après la nature masculine ou féminine des unités proches d'Ego et de son épouse, et ensuite, par subdivision, d'après la symétrie et la longueur (Lm, L f ) des chaînes. Si on retient comme seules vraiment pertinentes des chaînes d'une longueur de deux unités du côté d'Ego et d'une unité d u côté de l'épouse d'Ego, on réduit à huit le nombre des t y p e s primaires de cycles. Ce nombre peut encore être réduit, si on élimine les cycles dans l a composition desquels deux unités consécutives sont des femmes : les parents qui entrent dans la composition de ces cycles ne peuvent être pour Ego que des alliés d'alliés. Le nombre des t y p e s primaires de cycles peut ainsi être ramené à six. Ces six t y p e s p e u v e n t certes engendrer, si on décide de rechercher l'ascendant commun aussi haut qu'on le v e u t , un nombre très grand de types secondaires. Aussi conviendrat-on de ne p a s en dresser la liste, mais de les caractériser génériquement p a r les d e u x longueurs L m et Lf des chaînes reliant le dernier ascendant fixé d'Ego a u dernier ascendant fixé de son épouse. L e T a b l e a u 54 et le graphe associé énoncent la loi combinatoire de construction des types, Ascendance d'Ego
Types
I
3
m m m m f
4
i
2 5 6
Tableau
54. —
m m f f m m
Construction
Ascendance de l'Épouse
m f m f m f
des types de cycles.
la Figure 78 représente les six t y p e s f o n d a m e n t a u x . C'est ainsi que les quatre cyles symétriques de longueur L m = Lf = 1 définissant la structure d u mariage avec la cousine du I e r degré sont des cas particuliers de cycles des t y p e s 1, 2, 3 et 4, pour L m = Lf = 1. L ' a p p a r e i l d'analyse ainsi construit, qu'observe-t-on pour les mariages enregistrés ?
Domaine arabe. Segmentation et spéculation
397
Figure j8. — Types de cycles fondamentaux. a b c d e f
2.2.
Les
Type Type Type Type Type Type
cycles
de de de de de de
cycle cycle cycle cycle cycle cycle
ι 2 3 4 5 6
ι 2 3 4 5
Ego Épouse Un homme Une femme Chaîne agnatique de longueur variable
observés.
Appliquée aux Ghouel, aux Da aja descendant du cheikh Aoun, et aux Ouled Arfa d'Eddekhila, l'analyse fait d'abord apparaître le nombre considérable des cycles identifiables, une même alliance ayant en général pour effet de fermer plusieurs cycles : au total 585, dont 197 du type 1. Elle montre aussi que le nombre des cycles du type 2 et du type 3 est sensiblement égal : 105 et 110. Dans la mesure où la présence d'une femme dans un cycle marque la probabilité d'une rupture dans la transmission des biens, la mère d'Ego et la mère de l'épouse sont en effet permutables. On notera aussi la fréquence importante de cycles longs, associés généralement à des cycles courts : le mariage avec de proches parents, cycle court, donne matière à la formation de cycles longs.
39§
Economìe
et parente
Pour être interprétés, ces résultats globaux doivent cependant être analysés plus finement, et rapportés, en particulier, au type d'unité dans lequel ils sont observés. Types
de cycles
Appartenances
à la tribu d'Ego
Fréquences observées
Dâ'aja
Ghouei
ioo
46
Épouse Mère de l'épouse
49
29
Épouse Mère
56
26
Épouse Mère de l'épouse Mère
31
16
Grand-mère
39
14
Épouse Mère de l'épouse Grand-mère
24
8
Épouse
Épouse
Tableau
55. — Types de cycles observés chez les Riah D â ' a j a et Riah Ghouei.
Dans le cas de groupes agnatiques comme les Ghouei et les Dâ'aja, en effet, les fréquences observées ne sont rigoureusement indépendantes ni des conditions de l'observation, ni de la structure du groupe luimême. Une femme n'apparaît dans ces groupes que si elle est fille et épouse de deux individus figurant sur l'arbre d'ascendance. Un cycle du type 4 n'est détectable que si χ et ζ sont Dâ'aja (ou Ghouei), y, père d'Ego, appartenant par définition au groupe. Les cycles comportant des individus appartenant à d'autres tribus sont, dans les conditions de l'observation, non détectables. Les cycles de type 2, 3, 4, 5 et 6 impliquent donc les cycles de type 1. Le Tableau 55, qui expose les fréquences observées par t y p e de cycles (Fig. 79), est ainsi à interpréter à l'aide du réseau d'implication de ces types (Fig. 80). Les cycles du t y p e 1 sont de beaucoup les plus nombreux, ceux des types 2 et 3 sont sensiblement aussi nombreux, et représentent chacun la moitié, ceux des types 4 et 5 chacun le tiers des premiers.
Domaine arabe. Segmentation et spéculation
399
2
Figure 79. — Réseau d'implication des types de cycles. X X
> Y y Y
X implique Y Absence d'implication 2
Figure 80. — Réseau d'implication des types de cycles. X > Y X > Y X - . - . - . - · > Y
Absence d'implication X implique Y par hypothèse X implique Y dans l'univers observé
Dans le cas d'un groupe partitionné comme les Ouled Arfa, les cycles du type 1 sont aussi de beaucoup les plus nombreux, ceux des types 2, 3 et 4 représentent chacun la moitié des premiers (Tableau 56).
400
Économie
Types de cycles
Appartenances à la même lignée
Appartenances à la même tribu
Fréquences observées chez les Ouled Arfa
Ego Épouse
51
Mère de l'Épouse Ego
Épouse Ego
Épouse Mère d'Ego Épouse Ego
Épouse Grand-mère d'Ego
25
10
Mère de l'Épouse Grand-mère d'Ego 56. —
27
28
Mère de l'Épouse Mère d'Ego
Tableau
et parenté
Épouse Ego
^
Types de cycles observés chez les Ouled A r f a .
Telles sont donc les fréquences observées sur la structure des choix matrimoniaux. D a n s quelle mesure ces choix manifestent-ils des tactiques voulues ? Comment les acteurs tirent-ils parti des contraintes structurelles et des ressources conjoncturelles ? Quelles propriétés combinatoires exploitent-ils et comment ?
3.
L'AMÉNAGEMENT
DE
LA
SEGMENTATION
D a n s l'état ancien de l'organisation sociale, l'alliance matrimoniale était, pour les chefs d'unité de rang tribal, un acte « politique » : prendre et donner des femmes, entre unités du même rang segmentaire, c'est mettre fin à un conflit, réduire l'hostilité, aménager les relations d'opposition. L e s motifs de litige, entre unités de ce rang, sont des questions territoriales : extension d'une aire d'appropriation, droits sur les pâturages et les puits. Les femmes prises et données, pour régler ces questions, sont gages d'alliance « politique ». P o u r les chefs d'unité au rang du lignage, l'alliance matrimoniale n ' a pas cette signification. U n choix judicieux des alliés est nécessaire, certes, pour assurer la position d'un lignage au sein d'une unité de rang tribal, ménager ses droits, voire établir sa prépondérance. L'objectif « politique » toutefois est un objectif ultime, qu'un très petit nombre de chefs de lignage seulement peuvent viser. P o u r la plupart, l'objectif est moins élevé : il est de maintenir uni, consolider, transmettre et si possible étendre le patrimoine reçu des ancêtres dont on porte le nom. Or ni pour l'un ni pour l'autre de ces n i v e a u x de segmentation, les interventions du pouvoir beylical ne modifiaient profondément les règles
Domaine
arabe. Segmentation
et spéculation
401
de la compétition. Rares dans les conflits entre unités de rang tribal, elles étaient plus rares encore dans les querelles entre lignages, et concernaient alors exclusivement des personnalités capables d'assurer à leurs lignages une position prépondérante parmi les grandes tribus. A v e c le pouvoir colonial, tout change. Les interventions ne visent plus les personnes, mais les conditions même de la compétition entre lignages. E n modifiant la consistance des droits territoriaux, en réduisant l'espace tribal et par conséquent le quantum de terrain disponible par lignage, le pouvoir colonial transforme les objectifs et les moyens des conflits entre lignages. S'il fait cesser l'hostilité traditionnelle entre unités, il rend plus pressante la compétition pour la terre : là où, au début du Protectorat, douze cents personnes trouvaient à vivre sur les henchir, cinq mille sont installées en fin de période. Les droits sur la terre, qui sous l ' É t a t beylical pouvaient résulter d'une occupation coutumière, deviennent sous l'État colonial exactement fixés, en sorte que c'est la substance même des lignages qui est délimitée. Le premier problème pour les acteurs sociaux, au degré de segmentation qu'est le lignage, est alors de décider à qui doit revenir le commandement, pour maintenir intact le patrimoine transmis par les ancêtres. E t comme le commandement ne s'hérite pas, mais se lègue ou se prend, le problème majeur est alors, pour chacun, d'exploiter les chances et de se prémunir contre les risques de l'alliance : comment maintenir la terre héritée des ancêtres entre les mains des plus proches parents, comment éviter qu'elle ne vienne grossir, par réclamation d'alliés demandant qu'on attribue leurs parts aux femmes, le patrimoine de lignées étrangères ? Comment donc exploiter la conjoncture matrimoniale et en particulier les doubles parentés, grâce à quoi la terre revenant à une veuve, ou à une fille reste entre les mains des agnats du lignage ?
3.1.
Chances
et risques
de la
succession.
Catégories et normes de la pensée indigène sont en matière de transmission patrimoniale très clairement exprimées. Spontanément, on pense en termes de lignée, de passage d'une génération à l'autre. Les individus sont conçus comme des mailles dans une chaîne, des points dans un réseau : ce sont moins les unités qui comptent, que la ligne qui les relie, et les « attache à la tête », à l'ancêtre éponyme qui blasonne le groupe. « J ' a i hérité de 5 hectares c o m m e tous mes frères. J ' a i acheté 9 hectares. Cela me f a i t 14 hectares. Sur ces q u a t o r z e hectares, j ' a i donné 2 hectares e t demi à m o n fils aîné A b d e l h a f i d : il v i t séparément, il a sept enfants, son t r a v a i l ne suffit pas. J e ne les lui ai p a s donnés p a r acte de azul, m a i s uniquement p o u r les exploiter et p o u r en jouir. Je ne tiens p a s à priver mes autres fils. A m a mort, à chacun la p a r t qui lui est destinée. Il n ' y a p a s de raison pour que je donne à l'un et non à l'autre, moi j e ne suis q u ' u n intermédiaire. Dieu a fixé à chacun sa p a r t à l ' a v a n c e . L a t e r r e ne fait que passer entre mes mains, j e ne suis pas le qasem, le distributeur de parts. » (B. o u ) « Je suis fellàh, mais je ne sais pas si je suis propriétaire, c'est le melk de mon père. » É c l a t s de rire des h o m m e s jeunes : « Il y a plus de trente ans q u e son père est mort, que le p a r t a g e a été fait, qu'il est propriétaire de sa part, e t il d o u t e de 26
402
Économie et parenté
sa qualité de propriétaire. » Un intervenant : « Pour toi, on n'est propriétaire que lorsqu'on est parti et qu'on a laissé cette propriété derrière soi entre les mains des héritiers ! Tu seras propriétaire quand, de l'autre côté, tes enfants qui travaillent la terre diront : c'est la propriété de notre père ! Puisque tu tiens ton père mort pour propriétaire de ce qu'il t ' a laissé, pourquoi pas aussi ton grand-père ? » (B. 779)
Un lignage est donc, pour la pensée indigène la plus rigoureuse, la mieux mûrie dans la culture traditionnelle, une pensée qui cesse d'être compréhensible aux hommes jeunes d'aujourd'hui : [1] Un ensemble de biens, au premier rang desquels vient la terre ; [2] Une ligne de transmission par quoi ces biens communiqués aux vivants par les morts, selon une règle de répartition fixée ; [3] Un ensemble de vivants liés par cette ligne, qui les institue comme simples intermédiaires dans une chaîne de transmission.
L'unité du lignage, déterminée par la détention d'un patrimoine en commun, est à chaque décès exposée à la fragmentation. Qu'un oncle ou un neveu meure, qu'un cousin réclame sa part d'une terre maintenue jusqu'alors dans l'indivision, la question du partage se pose, et avec elle celle du lien entre ménages. Quand un chef de lignage décède, c'est la coutume locale que spontanément, par consensus tacite, les chefs de ménage décident d'appliquer. On ne se demande pas comment distribuer les parts : les règles sont là, fixées à jamais, connues de tous. La vraie question, pour les acteurs, n'est pas : quelles règles appliquer, la règle coranique, norme savante imposée par la société globale, ou la coutume locale, le qânûn orfia ? Dans la pratique, on n'hésite pas : c'est toujours la coutume locale qu'on met en œuvre, on ne se soumet à la règle coranique qu'en cas de réclamation, si un ayant-droit y trouve son avantage· et qu'on n'est pas parvenu à le dissuader d'intervenir. La vraie question, du point de vue des acteurs, a deux aspects : l'un relatif à 1 héritage, ou transmission des biens du chef de lignage, l'autre relatif à la succession, ou transmission des rôles du chef de lignage. Transmettre les biens d'un chef de lignage est affaire de ménage, transmettre ses rôles affaire de lignage. Quels sont donc, à l'Ansariin, les rôles d'un chef de lignage ? Le vocabulaire, sur ce point, n'est d'aucun secours. Une seule et même expression, raïs el a'îla, désigne le chef d'une grande communauté domestique, sans préciser ce qui est en communauté : la terre, les troupeaux, les provisions, les biens de consommation, l'enceinte domestique. Dans la pratique sociale, les distinctions, pourtant, sont nettes. « Bien que plus jeune que M'Hamed, Brahim, mon père, était considéré comme le raïs el a'îla, déjà du vivant de son père Hadj Mohamed. Hadj Mohamed, trop âgé, vivait avec ses deux fils : Brahim, notre père, et Tahar. M'Hamed, qui était de mère différente, était ' sorti ' seul, c'était l'aîné. Toute la terre était entre les mains de mon père et de son frère Tahar, c'était eux l'a'îla Hadj Mohamed. Une fille de M'Hamed, qui vivait à part, était encore une fille de la maison, bît, Hadj Mohamed, et pour l'épouser, on venait la demander à Hadj Mohamed, ce qui revenait à la demander à mon père, puisque c'était lui qui décidait de tout ... M'Hamed, en se retirant, s'est mis hors de tout, kharadj fi kafall bouh, kharadj men koul chaï. Son père était vivant, Hadj Mohamed restait raïs el a'îla. Si avec l'âge il a de plus en plus abandonné le commandement de l'a'îla, l'autorité devait
Domaine arabe. Segmentation et spéculation
403
n o r m a l e m e n t revenir à T a h a r , puisqu'il é t a i t l'aîné, l'aîné des e n f a n t s de O u n a , l a seconde épouse. Mais v o i l à que T a h a r n ' a pas d ' e n f a n t . Il est éclipsé d e v a n t son frère, p u i s q u ' i l sait que t ô t ou t a r d c'est B r a h i m qui aura à commander Va'ila. C'est lui l'avenir, c'est lui qui prolonge la souche, c'est lui q u i a u r a l'héritage, a u t a n t donc le lui confier dès maintenant. C ' e s t p a r c e que B r a h i m a v a i t le p a t r i moine qu'il a décidé p a r e x e m p l e du m a r i a g e de l a fille de M ' H a m e d , cette fille est aussi la fille de la terre de H a d j Mohamed... L a terre e t le c o m m a n d e m e n t de Ya'îla v o n t ensemble. Qu'est-ce que i'a'îla sinon la terre ; celui qui c o m m a n d e la terre c o m m a n d e Va'îla, e t celui qui c o m m a n d e Va'îla c o m m a n d e la terre, c ' e s t la m ê m e chose. Qui est-ce q u i v a c o m m a n d e r à l a terre, sinon celui qui possède le plus ? Celui qui possède le plus est celui q u i est le plus proche p a r l'héritage de celui qui le lègue. Il n ' y a p a s d'autre m o y e n de posséder plus. L ' a ' î l a , c ' e s t l'héritage. Q u e l q u ' u n d ' a u t r e a acheté plus que n ' a p p o r t e , p a r héritage, le raïs el a'îla ? Ce n'était p a s possible a v a n t , puisque les a c h a t s sont décidés p a r le raïs el a'îla. A v e c quoi paierait-il ? D ' o ù tirerait-il l'argent ? T o u t a p p a r t i e n t à l'ensemble, mais c'est le raïs el a'îla q u i en dispose... » (B. 546)
Pour déñnir le rôle de chef de lignage, le discours indigène procède, on le voit, par oppositions, en fixant, pour commencer, les positions de chacun dans l'espace généalogique : opposition entre le vieux père, chef d'une communauté domestique, et son fils aîné, qui « sort » de l'autorité du père, et fonde une nouvelle communauté domestique ; entre les enfants du premier lit et ceux du second lit ; entre l'aîné du second lit et son cadet ; entre celui qui a une descendance et celui qui n'en a pas. Il marque, ensuite, l'unité des rôles : commandement de la terre et commandement de la famille ne sont qu'une seule et même chose. Il précise que l'autorité du chef de lignage s'étend aux communautés domestiques autres que la sienne propre, notamment en matière de mariage. Il distingue, enfin, avec toute la vigueur souhaitable, l'héritage, qui est la transmission de la propriété des terres, et la succession, qui est la transmission de la disposition des terres. Le risque, dès lors, est clair. Puisque la succession n'est pas l'héritage, le rôle de chef de lignage n'est transmissible qu'avec le consentement des acteurs : il faut, pour que Brahim devienne chef de lignage, que Tahar lui cède de plein gré son privilège d'aînesse, et que M'Hamed accepte de ne point prendre sa part d'héritage. Il faut, en d'autres termes, qu'ils « reconnaissent » Brahim. Et c'est bien en effet d'une libre reconnaissance qu'il s'agit : car si la coutume locale veut que le fils aîné « sorti » de l'autorité du père n'ait plus à disposer de la terre quand le père en a décidé ainsi, elle ne lui impose nullement de renoncer à ses droits à la mort du père ; et si elle inspire à l'aîné du second lit de céder son titre à devenir le maître de la terre, elle ne lui en fait nullement une obligation stricte. Quand les frères ne reconnaissent pas à l'un d'entre eux le rôle de raïs el a'îla, alors le lignage se rompt, les communautés domestiques mènent chacune leur vie séparée, sur leurs terres, avec leurs troupeaux, et leur propre tactique d'alliance. Dans quelle mesure cette reconnaissance consacre-t-elle les droits attachés à une position définie dans l'espace généalogique, dans quelle mesure s'adresse-t-elle aux qualités personnelles du chef de famille qui l'occupe ? Il semble bien que dans les états les plus anciens de l'organisation sociale, comme aujourd'hui, le choix ait été libre, et d'autant
Économie
404
et
parenté
plus ouvert que les mariages étaient plus nombreux : entre enfants du premier et enfants du nième lit, les avantages de position sont incertains. Devient chef de lignage non pas celui qui occupe une position définie dans l'espace généalogique, mais celui qui sait tirer parti de la position que par hasard de naissance il se trouve occuper. Nés dans des conjonctures matrimoniales complexes, les chefs de famille sont entraînés, dès le plus jeune âge, à mesurer les chances et les risques qu'ils peuvent en attendre pour une succession, préparés par conséquent à exploiter au mieux les ressources de l'alliance. 3.2.
Chances
et risques
de Γ
alliance.
E n supputant les chances et les risques de l'alliance, les chefs de lignage s'appuient d'abord sur la tradition, qui recommande le mariage avec la bint 'amm, la cousine parallèle patrilatérale. Une première attitude consiste alors à marier les hommes du lignage, méthodiquement, avec leurs cousines les plus proches, chaque fois que la conjoncture matrimoniale s'y prête. On n'hésite pas, parfois, à la provoquer, et à hâter les mariages quand c'est nécessaire : « Vous les prenez à treize ans, à onze ans. Vous les prenez alors qu'elles n'ont pas cessé de téter », objectent les hommes jeunes aux anciens (H. m ) . Sans chercher de propos délibéré à marier X , fils de ... avec Y , fille de ..., dans le but de boucler un cycle bien déterminé, on parvient au même résultat, simplement parce qu'on a tout fait, à chaque mariage, pour obtenir la plus proche parente. Un réseau aux mailles serrées se trouve construit, œuvre d'une patience méthodique dans l'application de la règle ancestrale. C'est ainsi que Ramdhane B. explique, sur le ton de l'évidence dans le devoir accompli : « J'ai cinq fils et deux filles. Tous sont mariés, sauf une fille et un garçon. Tous sont mariés dans la famille. J'ai donné et pris parmi les Brik, sauf pour un de mes fils, Bachir, qui a épousé la fille de son oncle maternel. » (B. 011) Pareillement, Abdelhafid J. : « C'est une règle dans Va ila de se marier dans Vaila. Elle a toujours été respectée ici. » (J. 051)
Il suffit d'examiner les alliances nouées dans ces lignages pour voir de quelles ressources combinatoires les configurations réalisées sont riches. Le stock des biens patrimoniaux, suivant les mailles du réseau, se divise à chaque point de segmentation, mais se rassemble à chaque point de clôture des cycles. Une deuxième attitude, diamétralement opposée, est celle du calcul réfléchi, dans une conjoncture matrimoniale déterminée. On cherche alors à exploiter toutes les ressources de la combinatoire pour un objectif spécifique : contraindre, par exemple, le fils à ne pas quitter la maison du père. Par l'attitude précédente, les chefs de lignage appliquent une règle tactique générale : maintenir le stock des biens patrimoniaux entre les mains des agnats, par un moyen général : prendre les plus proches parentes. L'attitude, ici, est tout autre : buts et moyens sont librement choisis, l'on joue alternativement ou simultanément des règles de parenté, des règles d'alliance, et des règles de résidence.
Domaine arabe. Segmentation et spéculation
405
A i n s i s ' e x p l i q u e K h o u m e i s : « M o n fils est a v e c m o i e t t r a v a i l l e a v e c m o i . Il n ' e s t p a s sorti p o u r m o n t e r sa m a i s o n d e p u i s q u ' i l est m a r i é il y a p l u s d e s e p t ans. C ' e s t le seul e n f a n t q u e j ' a i . C ' e s t p o u r c e t t e raison q u ' i l ne v e u t p a s m o n t e r u n e m a i s o n p o u r lui. Il s a i t q u e la t e r r e est p o u r lui e t q u ' i l n ' y a p e r s o n n e à q u i la laisser ou à q u i l a c o n f i e r a u j o u r d ' h u i . D e p l u s sa f e m m e est l a fille d e m a soeur e t m a s œ u r v i t a v e c nous, d o n c sa f e m m e v i t c h e z n o u s a v e c sa mère. E t m a f e m m e e s t la fille d e m o n oncle, bint 'amm. » (B. 031)
E n d'autres cas, la double parenté, dont on connaît parfaitement les propriétés structurales, est oblitérée : la ligne de descendance paternelle masque la ligne de descendance maternelle. Réflexion significative, ce propos des Ahcène B., qui montre combien la lignée agnatique seule importe : « M o n fils S a l a h , j e lui ai f a i t é p o u s e r C ' e s t p l u s q u e la fille de m a sœur, p a r c e c'est-à-dire le fils d e m o n oncle N a s r . Oui, d ' a i l l e u r s q u ' e l l e est la fille d e m a s œ u r , d e m o n oncle N a s r . » (B. 590)
l a fille d e m a s œ u r K h e m i s s a (Fig. 81). que m a sœur a épousé A h c è n e ben Nasr, c ' e s t p l u s q u e la fille d e m a s œ u r . J ' o u b l i e elle e s t a v a n t t o u t la fille d u fils A h c è n e A Hadj Mohamed
Δ
1 Δ
I ι Ahcène A = O
O = A I Khemis ι O
=
I A Mohamed
Khemissa ·
Salah A = ·
Ali A = O
Nasr A = φ
Messaouda
= A Ahcène
Nadjia
Figure 81. — Doubles parentés dans les mariages de la lignée de Hadj Mohamed. L a réflexion sur les propriétés combinatoires des réseaux d'alliance n'est pas, à l'Ansariin, le fait seulement des anciens. Dès leur plus jeune âge, les petites filles apprennent à se mouvoir dans le monde des relations généalogiques, à reconnaître qui, parmi leurs cousins, a droit d'abord sur elles, qui, parmi leurs frères, leurs oncles, leurs tantes de mères ou de pères différents sont les plus proches. Les garçons, de leur côté, dans l'attente que leurs pères « prennent » pour eux, méditent sur les apports que représente le versement de la dot, sur les prélèvements que cela peut entraîner sur le patrimoine. Les chefs de famille, dont le mariage des fils est l'un des soucis primordiaux de l'existence, vivent dans la crainte de ne pouvoir « s'affranchir de leur devoir envers leurs fils, comme leurs pères se sont affranchis de leur devoir envers eux ». Les chefs de lignage, enfin, entraînés comme tous les hommes au calcul et à l'abstration par les jeux de hasard et par les jeux combinatoires,
Economie et parenté
4O6
par les jeux de cartes et par les jeux divinatoires, méditent longuement sur les caractéristiques structurales des conjonctures matrimoniales. Mais pour eux, ce n'est pas là un jeu : ils savent que de leurs choix dépendent l'orientation et l'intensité des flux patrimoniaux. Deux sœurs germaines, par exemple, n'ont-elles pas, dans l'espace généalogique, la même position par rapport à leur frère germain ? Au premier examen, il semble bien qu'il en soit ainsi : seule une étude détaillée des réseaux peut faire apparaître des différences de position, lourdes de conséquences pour l'avenir des patrimoines. Ainsi réfléchit Ahmed R. : « Une des filles de Mohamed a pris sa part, l'autre s'est désistée en faveur de son frère (Fig. 82). Chacune a agi différemment de l'autre. Pourtant les trois sont enfants d'une même mère. On ne peut pas dire que Djemaa, parce que de mère différente, n'a pas voulu laisser sa part à Khoumeis. L a seule explication que je peux trouver au comportement de l'une et de l'autre, c'est que Djemaa a épousé un Riahi Dâ'aji des Ahlal, un de ses cousins du côté de sa mère. Par son mariage, Djemaa a rejoint la famille de ses parents maternels et par là est devenue plus proche de sa mère que Chahada qui est mariée parmi nous. Ce qu'on peut dire, c'est que si la veuve était restée vivre avec son fils Khoumeis, Khoumeis aurait gardé la totalité de l'héritage, ni Djemaa, ni Chahada n'auraient eu l'intention de lui retirer la terre. Comme sa mère fut la première à réclamer la part qu'elle tient de son mari, Djemaa qui se trouve dans le même milieu que sa mère a demandé aussi sa part. Khoumeis et Djemaa ne sont pas ennemis. Elle reste sa sœur, mais il n'est pas tenu à son égard autant qu'à l'égard de Chahada qui lui a laissé sa terre. » (R.D. 780) Ali Riahi Dâ'aji
•
Salah
Δ
Δ
Salah
Δ
Ali
O
Hadda
Δ
Mohamed
I
Ali
Farhat Trabelsi
I
l·
i •
Ahmed =
Ο Merzoula Amar
—
Δ
O
Rabah
Hanifa
Figure 82. — Alliances entre le lignage d'Ali Riahi Dâ'aji et le lignage de Farhat Trabelsi. Ainsi l'unité d'un lignage est-elle toujours menacée. Il faut être bien sûr de l'inégalité des conditions pour ne pas hésiter à multiplier les alliances entre deux lignages comme Ahmed R. (Fig. 82) : trois générations de mariages tissent entre deux lignages des liens si étroits, que l'un est bien près d'absorber l'autre. Pareille tactique n'est sans danger que par le jeu des mariages multiples : au premier mariage, on s'allie
Domaine
arabe. Segmentation
et spéculation
407
dans la a'îla, pour consolider sa position, au second, on s'allie hors de la a'îla, avec une qbîla étrangère, mais toujours dans la même lignée. Ainsi advient-il que dès la deuxième génération, l'épouse de lignée étrangère n'est plus tout à fait étrangère. Tactique classique, que recommandent les conseils de la sagesse locale : « On choisit d'abord chez qui on v a prendre femme, et c'est après seulement qu'on prend femme. A moins d'être de la famille de voisins, proches dans l'espace ou par le sang iqarbou fattrab woullâfid-dam, on ne sait pas quelle fille on épousera au juste, on sait qu'elle est la fille d'un tel : c'est celui-là qui, agréant la demande qui lui est faite, dira : je vous donne une telle, ma fille, ma sœur, ma petite-fille, ma nièce. » (B. 546). Entre lignages, le mariage est véritablement alliance. *
Ainsi, au niveau du lignage, les unités sociales sont-elles particulièrement instables. La carence du langage, pour désigner sans équivoque les unités de ce genre, n'est donc nullement le fait du hasard. Ici, toutes les ressources sont bonnes. Quand un nom admet facilement une forme plurielle, alors l'ensemble formé par les descendants de l'éponyme est désigné par un collectif : sur Smaïl, on construit Smaïlia, et on désigne de ce collectif le lignage fondé par Smaïl. Quand un surnom fournit une bonne étiquette, alors on blasonne le groupe du surnom de l'ancêtre : Bouteghane, Boukof, Bouchahona, etc. Quand on ne dispose ni d'un collectif, ni d'un surnom, alors on prend la formule la plus usuelle : Ouled X... Plus significative est l'absence de mot spécialisé pour exprimer le concept générique de lignage : le discours emploie tour à tour les mots bit, maison, a'îla, communauté domestique, qbîla, segment tribal. A chaque fois l'intention de signification est précise : on vise, par ces mots, tantôt une unité autonome de vie domestique, qui protège une sphère de la vie privée, bit ; tantôt une communauté de production et de consommation, qui admet une certaine autonomie du monde privé, a'îla ; tantôt un ensemble de a'îla solidarisées par un réseau de relations de filiation et d'alliance actualisables en cas de conflit, qbîla. Mais on sait que les formations sociales ainsi visées n'ont aucune pérennité, que les biens patrimoniaux qu'elles détiennent sont à chaque décès redistribués. On sait, pour tout dire, qu'entre l'unité de rang tribal marquée par un nom ethnique largement répandu, Jlass, Riah Dâ'aja, Drid, etc., et la communauté domestique aux contours bien définis, bît ou a'îla, un vaste champ est ouvert à toutes les tactiques : ce champ qu'occupent ceux qui savent jouer de la filiation et de l'alliance, ceux-là précisément dont on reconnaît les capacités, en blasormant de leurs noms les unités éphémères qu'ils ont eu l'art de former.
19
Vers Vhenchir Qafaiya
20
T o m b e a u x à Y henchir Jehal
PH
23
Habitation en dur, toit en voûte, henchir Qafaiya
24
Habitation du type ma amura et son enclos zriba, henchir Qafaiya
25
L a construction : c h a r p e n t e et toit
CHAPITRE IV
LA COMMUNAUTÉ DOMESTIQUE LA CROISSANCE ET LE CYCLE
Quand un lignage se défait, chacune des communautés domestiques constitutives a, par sa conformation et ses règles de fonctionnement, toutes les ressources nécessaires pour reproduire une unité du même type : il lui faut seulement du temps, le temps voulu pour que se déroule un cycle et que les ménages prolifèrent. La pensée indigène n'en distingue pas moins, avec netteté, les deux niveaux de segmentation, qu'elle discrimine par des champs d'action différents. Le niveau propre de la communauté domestique est en effet celui des fonctions vitales de la production et de la reproduction. Des concepts identiques catégorisent l'action, qu'elle porte sur des végétaux, des animaux ou des êtres humains : « Nos filles sont nos fruits. » Visant des êtres qui naissent, grandissent, se multiplient et meurent, les acteurs sociaux pensent spontanément en termes de croissance et de cycle : cycle court, ou année de production et de consommation ; cycle moyen, ou durée propre des opérations de reproduction, d'épargne et d'accumulation; cycle long ou temps propre de la communauté domestique elle-même. Se trouvent ainsi unis dans un même raisonnement des calculs portant sur la production, l'échange et la consommation, des computations relatives aux alliances matrimoniales, aux dotations et aux donations ; des supputations appliquées aux opérations patrimoniales, aux héritages et aux successions. La complication, à l'Ansariin, vient de ce que deux idéaux se partagent la pensée indigène. Au type idéal de la grande communauté domestique s'oppose, dans les références des acteurs comme dans leur pratique, le type idéal de la famille conjugale. Or en des communautés de type si différents, le cycle long ne peut se dérouler de manière identique, les phases se succéder dans les mêmes rapports de position. La détermination même des phases pose des problèmes distincts. Celles-ci en effet sont marquées, dans la famille conjugale, par la naissance et le départ des enfants 1 . Tel n'est pas le cas dans la grande communauté domestique, où la présence simultanée de plusieurs couples, la polygamie et les remariages multiplient les événements marquants, et par conséI. E . Duvall, 1962 ; R. H. Rodgers. 1962 ; J . Cuisenier, 1970, p. 242 sq.
Économie
410
et parenté
quent les coupures significatives dans le continuum temporel. Les conditions mêmes de déroulement d'un cycle, dans ce type de communauté domestique, sont plus nombreuses, et ouvrent un champ plus large à l'initiative des acteurs. Le cycle ne commencera-t-il pas dès la formation d'un couple, même si le fils marié réside encore chez le père ? Mais en ce cas, le couple n'appartient-il pas déjà à la communauté domestique du père et au cycle qui lui est propre ? Le cycle ne commence-t-il pas plutôt au moment où le fils marié quitte la communauté domestique du père pour former une communauté distincte, quelle que soit la phase du cycle à laquelle la communauté du père est parvenue, quel que soit le sort qui advient aux biens patrimoniaux du père ? Le cycle propre du fils ne commence-t-il vraiment qu'à la mort du père, quand on partage le patrimoine entre les ayants droit, ne commence-t-il pas plus tard encore, si pour maintenir indivis le patrimoine du père, on diffère la distribution des parts ? Quant aux conditions de clôture du cycle, elles ne sont pas moins variées que les conditions d'ouverture. Où donc le cycle finit-il, en effet, dans la grande communauté domestique ? Est-ce à la mort physique du chef de famille ? Est-ce au moment où celui-ci choisit un héritier principal parmi des ayants droit ? Est-ce le jour où il cède ses fonctions à un frère, un neveu ou un fils ? Mais l'interrogation n'est-elle pas à pousser plus loin ? Début et fin du cycle sont-ils toujours aussi nettement marqués ? N ' y a-t-il pas des transitions à peine sensibles, quand les fils succèdent aux pères sans discontinuer dans la détention des mêmes patrimoines et l'habitation des mêmes demeures ? Certaines communautés domestiques ne se perpétuent-elles pas ainsi sur plusieurs générations, vivants exemplaires d'un type idéal d'après lequel la véritable communauté domestique est « immortelle » ? « Que l'un de ses membres en soit séparé par la mort, précise Max Weber, par l'expulsion (à cause d'un forfait que la religion considère comme inexpiable), par le passage dans une autre communauté domestique (adoption), par sa libération (emancipatio) ou par sa sortie volontaire (quand celle-ci est possible), il n'y a, dans le type ' pur ', aucune ' séparation ' de la ' part ' détenue dans la communauté par celui qui s'en va. A u contraire, celui qui se sépare de la communauté de son vivant abandonne sa part en s'en allant, et en cas de mort l'économie commune des survivants continue tout simplement. » 1 Entre le type idéal de la famille conjugale et le type idéal de la grande communauté domestique, l'observation livre mille cas différents, mille découpages possibles du cycle : les choix théoriques sont, de toute évidence, à faire d'emblée. Je nommerai donc moments les espaces de temps dans le cycle, que des marques distinctes séparent dans le continuum temporel ; phases, les moments significatifs du cycle, que marquent des événements pertinents tels qu'un remariage du chef de famille, ou le départ d'un fils hors de la communauté domestique ; positions dans le cycle, les phases en tant qu'on peut les caractériser par des rapports formels entre moments. L a question est alors celle-ci : y a-t-il entre les phases du cycle des rapports de position tels que l'organisation du cycle demeure identique ι . M. Weber, 1922, ch. III, § 1.
Domaine arabe. Croissance et cycle familial
411
quand les autres caractéristiques de la communauté domestique varient ? Ces rapports de position composent-ils une structure, peuvent-ils s'expliquer par la combinaison de quelques principes simples ? S'il en est ainsi, à quelles conditions les événements marquants de l'histoire domestique peuvent-ils être organisés en cycle, à quelles conditions au contraire rompent-ils la circularité des processus ? Il faudra, pour répondre à l'interrogation, examiner successivement la phase initiale puis les phases de déroulement du cycle. On découvrira alors que le temps patrimonial, quand bien même certains de ces moments sont cycliquement ordonnés, n'est ni toujours ni nécessairement un temps circulaire, mais un temps ouvert, le temps de la croissance et de la prolifération. ι.
LA
PHASE
INITIALE
DU
CYCLE
Deux événements marquent le début d'un cycle : la fondation d'une communauté nouvelle, ou la succession à un père dans un rôle de chef d'une communauté domestique. Dans les deux cas, l'acte initiateur est indépendant de l'héritage : des cycles commencent après, d'autres avant que les biens du père aient été partagés. L'héritage, ou transmission des droits, n'est certes pas sans effets sur le développement du cycle, sur la tactique matrimoniale et sur la stratégie patrimoniale. Il est à distinguer cependant de la succession, ou transmission des rôles : si tous les fils ont droit à leur part d'héritage, tous ne succèdent pas au père dans son rôle de chef d'une communauté domestique. Des conditions spécifiques existent pour qu'un cycle commence, soit par fondation d'une communauté domestique nouvelle, soit par succession au père dans son rôle de chef de communauté, dans lesquelles la transmission des droits ne peut exercer tous ses effets : c'est par ces conditions qu'il faut commencer l'examen. i.i.
Conditions
de commencement
d'un
cycle.
Trois conditions sont requises pour inaugurer un cycle : il faut disposer 1) d'une enceinte domestique, 2) de moyens de production ou, à défaut, de ressources autonomes, 3) de forces de travail et de capacités de services équilibrés selon les normes de la division sexuelle des rôles. i.i.i.
L'enceinte
domestique.
Disposer d'une enceinte domestique est une condition pour pouvoir commencer un cycle. Dans l'état des techniques et avec les modèles culturels prévalant à l'Ansariin, il n'y a jamais là obstacle à la formation d'une unité domestique nouvelle. Si l'on n'hérite pas d'une vaste demeure, dâr, où plusieurs couples peuvent vivre dans la même enceinte, ou d'un borj abritant tout un lignage, il reste toujours possible d'édifier, avec les ressources de la nature et les services de ses parents et alliés, une habitation sommaire, un kim, ou, mieux, une ma'amura.
Economie
412
et parenté
On appelle kiwi, à l'Ansariin, u n abri de forme oblongue, ovale, ou elliptique. L e m u r , d'une hauteur d'un mètre environ, est de pierres grossièrement assemblées. L a charpente du toit a pour panne faîtière une forte b r a n c h e d'arbre, supportée p a r une perche fourchue, pour traverses, des branchages. L a couverte est de terre et de chaume. Le sol est de terre b a t t u e , en contrebas de trente centimètres environ par rapport à l'extérieur. Une seule ouverture éclaire l'habitation, et permet d'entrer et de sortir : on la clôt par une natte ou par une vieille couverture. Une zriba, enclos de branchages, entoure le kim, et abrite un four extérieur, l a tabûna. Habitation de p a u v r e s gens, anciens nomades démunis qui ne peuvent plus entretenir de tente, ou khammes, le kim de l'Ansariin est l a variante locale du kib, la h u t t e de branchages oblongue largement répandue dans toute l'Afrique du N o r d F a c i l e m e n t démontables ces abris sont attestés depuis une haute antiquité : décrits par Salluste sous le nom de tuguria 2, par P. Mela sous le nom de mapalia 3 , et attribués a u x N u m i d e s et aux Gétules, ils sont directement apparentés a u x constructions de forme arrondie, circulaire ou ovale, dont on relève des traces r e m o n t a n t à plusieurs millénaires depuis les Canaries jusqu'à l'Asie Mineure 4 (Fig. 83).
ι 2 3 4 5
Jehal. Chambre à voûte en plein cintre Cuisine ouverte Cour Mur d'enceinte traditionnel en pierre Surélévation en terre battue (servant probablement de lit)
ι . L. Bertholon e t E. Chantre, 1913, pp. 423-432. 2. Salluste, cité ibid., p. 424 sq. 3. P. Mela, cité ibid.., p. 424 sq. 4. Ch. Le Cœur, 1937, pp. 29-45; E. Gobert, 1938, pp. 343-345; J. Despois, 1955. PP- 4°5-4° 6 ·
Domaine arabe. Croissance et cycle familial
413
Plus développée, la ma'amura est aussi mieux construite que le kim. Les murs sont de pierre ou de tûb, briques crues faites d'argile, de sable et de paille finement hachée, moulées et séchées au soleil. Ils sont revêtus à l'extérieur d'un mortier de torchis, hûmra, pâte argileuse mêlée de paille fine ou mieux, d'un badigeon de chaux. La couverture est faite d'une charpente de branches de chênes-zéen ou d'oliviers, voire, chez les familles qui ont déjà une certaine aisance, de madriers achetés dans le commerce, qui soutiennent une rangée serrée de perches en bois de pin ou de genévrier de Phénicie. Un lit de lauriers-roses, de branches d'oliviers ou de roseaux repose sur ces perches. Puis viennent une couche de torchis, un lit de terre, et une dernière couche de torchis 1 . A l'Ansariin, certaines ma amura sont à demi enfoncées dans la montagne, à proximité des hoûanet, ces sépultures creusées dans le roc qu'on a localisées plus haut (ch. 11) continuant, semble-t-il, de très anciennes formes d'habitat troglodytique 2. D'autres sont construites sur des pitons rocheux
Figure 84. — Plan d'une mâ'amura à /'henchir ι Pièce principale 2 Cuisine 3 Chambre servant actuellement de poulailler 4 Banc en bois sur trois pieds 5 Tronc d'arbre planté 6 Estrade en pierre
7 8 9 10 h 12
Jehal.
Seuil Cour Mur d'enceinte en pierres sèches Emplacement pour fumier Abri pour les animaux Enclos pour les veaux
ι. Comparer avec P. Bardin, 1965, p. 20 sq. ; J . Despois, 1955, pp. 405-406. 2. L. Carton, 1903, pp. 15-32 ; L. Bertholon et Ë. Chantre, 1913, pp. 593-595 ; P. Cintas, 1946, pp. 29-39, avec une abondante bibliographie sur la question, pp. 29-31.
Domaine
arabe. Croissance
et cycle
familial
415
ou sur des citernes antiques, remployant sur place les matériaux de quelque demeure de la période romaine. D'autres encore sont édifiées en pleine terre, exploitant les moindres déclivités du sol. Toutes se prêtent à de multiples combinaisons et à de faciles extensions : division du bâtiment en deux pièces, adjonction d'un abri pour le bétail, alternance, selon les saisons, du bétail et des hommes dans les pièces les mieux exposées, addition de bâtiments identiques dans la même enceinte pour un nouveau couple, édification de cuisines supplémentaires pour les jeunes ménages, etc. Ainsi la place qu'une unité nouvelle prend dans l'enceinte domestique dépend-elle moins des contraintes économiques ou architecturales, que des rapports qu'elle entretient avec les autres unités : identité affirmée, marquée par la disposition d'une pièce entière, autonomie plus ou moins grande, marquée par la cuisine individuelle, indépendance proclamée, marquée par une porte ouvrant sur l'extérieur (Fig. 84, 85 et 87, p. 418). Quand la maison au contraire est un dar, un édifice en maçonnerie, avec portes et fenêtres, charpente en bois scié et toiture en tuiles, le coût de la construction et les normes architecturales restreignent considérablement la liberté des agents du système domestique. Imposée par le pouvoir colonial comme condition d'accès à la propriété de la t e r r e 1 , la maison en maçonnerie requiert, pour sa construction, un homme de l'art qu'il faut rémunérer et des matériaux importés qu'il faut se procurer sur le marché, et payer en monnaie. Tandis que le kim, voire la mâ'amura, s'édifient en famille, dans l'improvisation, en commençant par la tabûna, le foyer grâce à quoi déjà on peut vivre sur place, la maison en dur est le résultat d'innombrables démarches, de formalités, de concours extérieurs, de discussions, de conflits de toutes sortes. Il faut, pour la bâtir, avoir la propriété du terrain, un revenu I. Décret du 9 septembre 1948, portant refonte de la législation en matière d'aliénation du domaine privé de l'État, art. X X I I .
(Fig.
85)
a Plan ι Entrée 2 Cuisine 3 Salle de travail 4 Chambre 5 Réserve 6 Trou pour le foyer
7 8 9 10 11 12
Mur en branchages Lit Étagère Banc Silo Tabûna
b Façade sur cour de l'entrée et de la réserve c Coupe longitudinale sur la chambre ι Branchages 2 Sable 3 Contreplaqué
4 Panne faîtière 5 Chevrons et sous-face de contreplaqué recouvert de chaux
Figure 86. — Maison de Youssef ben Ali
Dâ'aji.
Domaine
arabe.
Croissance
et cycle
familial
417
suffisant pour emprunter, et surtout le courage des longs desseins, car l'entreprise dure parfois de longues années. A u x quatre murs péniblement montés en une première étape, on ajoute souvent une charpente provisoire et une couverture de terre battue mêlée de paille, dans l'attente de pouvoir un jour en terminer. La maison participe alors, comme un hybride, des caractères de la ma amura et de ceux du dâr 1. Entourée toujours de la zriba, flanquée de la tabûna dans la cour, pour la cuisine, complétée par une ou deux mâ'amura, elle s'intègre, malgré son origine étrangère, au système domestique coutumier, et abrite le plus souvent, dans l'unité d'une même enceinte, une communauté domestique large de plusieurs ménages. Demeure vaste, d'après les normes culturelles, le dâr se prête, avec ses dépendances, au déroulement des cycles domestiques les plus compliqués, voire à des combinaisons de cycles multiples (Fig. 86). Le borj, enfin, est d'une tout autre dimension. Le mot, déjà, marque la destination : de burgus ou pyrgos, fort habité 2, il désigne une solide habitation, fermée sur les quatre côtés, dont les bâtiments entourent une cour centrale. Avec ses hangars, ses remises, ses réserves, ses pièces variées, le borj abrite une communauté domestique nombreuse, voire un lignage entier. Son architecture signifie permanence et puissance : assez large pour abriter parentèle et clientèle, provisions et munitions ; assez résistante pour durer plusieurs générations, faire corps avec un paysage qu'elle marque de ses formes ; assez riche en symboles, avec ses portes, ses contreforts, ses voûtes, pour signifier, face aux représentants de la société globale, l'existence d'un pouvoir local. (Fig. 88, 89)
ι. L. Bertholon et E . Chantre, 1913, pp. 426-429 ; J. Despois, 1955, p. 406 sq. ; J. Cuisenier, i960, pp. 30-33. 2. L. Carton, 1914, pp. 209-210.
(Fig.
86)
a Plan ι Cuisine 2 Chambre 3 Remise
4 Poulailler 5 Cour 6 Bergerie
b Coupe sur cour, façade ouest c Coupe longitudinale sur la chambre ι Terre séchée 2 Branchages 3 Panne faîtière
4 Anneau métallique dans lequel passe la faîtière 5 Roseaux tressés 6 Motif décoratif 27
Economie
4I8
Figure
8γ.
—
Plan
d'une
mâ'amura
avec
magasin
et
à /'henchir
a Plan ι Chambre 4 Cour 2 Magasin 5 Cuisine ouverte 3 Remise 6 Réserve b Coupe longitudinale sur la chambre r Terre séchée 2 Branchages c Coupe transversale sur la chambre : pignon sud d Coupe transversale sur la chambre : pignon nord
parenté
Jehal.
Domaine
arabe. Croissance
Figure
et cycle
familial
88. — Plan du borj du cheikh M., henchir 1 Cuisine 2 Réserves 3 Chambre
4 Grange, bergerie 5 Remise, hangar
419
Qafaiya.
420
Économie
et
parenté
d
Figure
8g. — Plan du borj du cheikh M., Élévations des façades
: a b c Coupes sur cour, façades : d e
henchir
Nord Sud Ouest Est Sud
Qafaiya.
Domaine
I.I.2.
arabe. Croissance
Autonomie
des
et cycle
familial
421
ressources.
Disposer de ressources autonomes est la seconde condition nécessaire pour former ou renouveler une communauté domestique. D a n s l ' é t a t ancien du système socio-économique, tel qu'on peut le reconstituer pour la fin de la période beylicale, les ressources venaient principalement de l'agriculture et de l'élevage. On comptait certes quelques familles dont les membres v i v a i e n t en partie de services rendus : notaires, adûl, instituteurs coraniques, mû'addeb, gardiens de zâwîya, moqaddem. Encore ces personnages percevaient-ils en nature les prestations qui leur étaient livrées en contrepartie de leurs services et disposaient-ils le plus souvent, eux-mêmes, de revenus tirés de propriétés terriennes. L a cueillette fournissait aussi une part non négligeable des ressources domestiques : collecte d'escargots, babbouch 1, aux lointaines origines préhistoriques 2 ; ramassage de fruits sauvages, comme la figue de Barbarie, hendi (Opuntia ficus indica L.), le j u j u b e des touffes de çder (Zizyphus lotus L.), mbaq ; cueillette de plantes sauvages comme le gros chardon, bouk (Onopordon arabicum Bon), la petite asphodèle, bouzlin (Asphodelus fistulosus L.) ou le fenugrec, halba (Trigonella fenum graecum L.), de racines comme la talaghouda (Bunium incrassatum Boissier) ou le temmir (Erodium hirtum Wild.) 3 . Mais surtout la forêt, association caractéristique à'Oleo-lentiscetum 4, était ouverte et livrée au pacage, sans autres limitations que celles qui naissaient des conflits entre segments tribaux. D e s revenus appréciables, enfin, venaient de l'extérieur : solde des cavaliers maghzen et surtout part, en nature, que les Drid retiraient de leurs opérations de c o n v o y a g e du blé et des olives pour la colonne beylicale 5 . A moins donc de détenir des savoirs techniques spécialisés, comme adûl ou comme mû'addeb, ou d'être membre d'une tribu maghzen, il fallait, pour former une c o m m u n a u t é domestique nouvelle, ne point trop compter sur la cueillette, dans les conditions locales toujours insuffisantes, et disposer de moyens appropriés pour pratiquer l'agriculture et l'élevage. Ces moyens, dans l'état des techniques à la fin de la période beylicale, étaient fixés depuis plus de deux millénaires. Pour un labour à l'araire 8 (Fig. 90) et un dépiquage a u traîneau 7 , il est nécessaire, en effet, de disposer d'une paire de bœufs. L ' u n i t é technique de production
1. E . G o b e r t , 1940, p. 82. 2. G . C a m p s , 1961. 3. P o u r la terminologie e t les classifications indigènes, L . T r a b u t , 1935 ; p o u r l'utilisation de ces plantes et, en général, p o u r l ' e x p l o i t a t i o n des v é g é t a u x sauvages, E . G o b e r t , 1940, pp. 84-87. 4. P . B o u d y , 1950, I, p. 141 sq. 5. E . Pellissier, 18, p. 15, p. 377 ; L . J. B . Filippi, 1924, p. 551 sq. 6. J. A . P e y s o n n e l e t V . Desfontaines, 1838, I I , pp. 266-268 ; W . M a r ç a i s e t A . G u i g a , 1925, p. 187 ; E . L a o u s t , 1930, p p . 37-47. 7. J. A . P e y s o n n e l et V . Desfontaines, 1838, I I , p. 278 ; W . Marçais e t A . G u i g a , 1925, p. 274 ; D. P a u p h i l e t , 1954, p i n .
Economie
422
et parenté
est alors l'attelage, mechia, concept qui s'applique alternativement à la force de travail et à la superficie que cette force peut exploiter, soit dix hectares environ Faute d'avoir en propriété une paire de bœufs et de la terre en quantité convenable, on pouvait s'engager comme khammes : on avait alors pour ressources un cinquième de la récolte, les quatre autres cinquièmes rétribuant l'entretien de l'attelage, l'acquisition des semences et la propriété de la terre 2 . On pouvait aussi tenter sa chance comme simple locataire, mais c'était alors dans des conditions très difficiles : il fallait trouver non seulement de la terre, mais encore de la semence et un attelage, biens rares, plus précieux, dans la première moitié du x i x e siècle, que la terre elle-même 3 , biens dont personne ne se dessaisissait, sinon par solidarité lignagère. On pouvait encore se louer comme berger ou comme vacher : emplois strictement réglementés par la coutume, pleins d'aléas quand les contrats étaient passés avec des propriétaires étrangers, sans garantie solidaire du lignage. A u x contraintes techniques, qui définissent une combinaison minimale de moyens de production, s'ajoutent donc des contraintes juridiques, très exactement formalisées dans le droit coutumier 4, pour limiter à une catégorie d'agents, les détenteurs d'un attelage, d'un troupeau ou d'un privilège tribal, ceux qui peuvent prendre l'initiative d'inaugurer un nouveau cycle domestique. Seule exception significative : les khammes, qui dans la dépendance économique peuvent accéder à l'indépendance domestique.
D e u x processus de sens inverse modifièrent, pendant la période coloniale, les conditions de formation d'unités domestiques nouvelles. L ' u n eut pour effet de rendre proportionnellement plus rare le nombre des unités domestiques maîtresses de leurs moyens de production, plus aléatoire, par conséquent la formation d'unités domestiques nouvelles : en supprimant le maghzen, le pouvoir colonial tarit les revenus tirés par les Drid de leur participation à la colonne beylicale ; en lotissant les henchir de la plaine au profit de colons européens, l'administration refoula les tribus dans la montagne, exposant de ce fait la nature sauvage et ouverte aux ravages d'une exploitation désordonnée, livrant les êtres humains, pour leur subsistance, aux hasards de la collecte et aux aléas du ι. 2. 3. 4.
Sur la mechia, voir plus loin, p. 454. Sur le khammes, cf. L. Milliot, 1910, pp. 82-87. J. Poncet, 1962. L. Milliot, 1910, p. 54 sq.
Domaine
arabe. Croissance et cycle
familial
423
défrichement. Mais un autre processus agit en sens inverse : création d'emplois salariés par les colons, ouverture par l ' É t a t de chantiers de reforestation au bénéfice des « chômeurs » locaux, fréquence plus grande des rémunérations en monnaie, eurent pour effet concordant de fournir des ressources autonomes à des hommes qui, dans l'état ancien de l'organisation sociale, seraient restés dans la dépendance de leurs parents. De ces deux processus, le dernier l'emporta sur le premier : « monter une maison » devint, au bout du compte, plus aisé sous le pouvoir colonial que sous le pouvoir beylical. Sous le pouvoir national, le processus s'accentue : généralisation du salariat, extension du champ des opérations monétaires, création, puis disparition des unités coopératives de production, concourent pour rendre les hommes plus autonomes dans leurs ressources, plus aisément capables, donc, de former des communautés domestiques nouvelles, plus enclins, par conséquent à commencer pour leur compte des cycles distincts des cycles de leur communauté d'origine. 1.1.3.
Complémentarité
des rôles.
Il faut enfin, pour fonder une communauté domestique et inaugurer ainsi un cycle, que les rôles adéquats soient remplis. Or, les normes culturelles imposent, à la combinatoire de l'âge et du sexe, des limites précises, dont à l'Ansariin on ne peut citer aucun exemple de transgression. Il faut en effet, que la communauté dispose de ressources propres, ce qui implique que certains des individus qui la composent aient l'âge socialement convenable pour les produire. Il faut aussi que les tâches spécifiques de l'activité domestique soient remplies conformément aux règles de la division sexuelle du travail, ce qui impose à la cohabitation des êtres humains des formes rigoureusement organisées. Quatre combinaisons sont alors logiquement possibles, pour la formation du noyau de la communauté domestique, mais inégalement recherchées et diversement observées : fils/mère, frère/sœur, père/fille, mari/femme. L a première combinaison, fils/mère et ses variantes fils + fils ¡mère et filsjmère + fille, est approuvée par les normes du groupe et relativement fréquente. Les communautés domestiques ainsi constituées sont formées pour répondre à deux types de problèmes très différents. L'un est celui qui se pose à la mort du père, quand aucun fils n'est encore marié, et que la mère vit toujours. Il y a en ce cas peu de modifications dans les rôles : la mère et les filles remplissent des tâches féminines, les fils des tâches masculines, l'aîné succède au père dans le rôle de chef de famille, un nouveau cycle commence, dont la première phase s'achèvera par le mariage du chef de famille. L e second problème est tout autre : il se pose quand le père divorce de sa femme, et que celle-ci a des enfants non mariés assez âgés pour qu'ensemble ils forment une communauté domestique nouvelle. Il faut alors, et il suffit, pour que la communauté soit fondée, que le fils aîné ait l'âge socialement admis pour devenir chef de famille, soit 13 ans, et qu'avec le concours de sa mère, de ses frères et de ses sœurs, il puisse trouver les ressources nécessaires. L a combinaison frèrejsœur et ses variantes, frère -f frère/sœur et frère/sœur + sœur, sans être formellement réprouvée, n'est d'après les
Économie
424
et parenté
normes du groupe tolérée qu'à titre provisoire. On attend en effet d'un homme comme d'une femme qu'ils soient mariés. Si certaines communautés fonctionnent ainsi par association de frères et sœurs, c'est en raison de conjonctures exceptionnelles : décès de la mère veuve ou divorcée survenant dans des communautés du type fils/mère + fille, avant que le fils soit marié. L a combinaison père/fille et ses variantes, père + fils ¡fille et père + sœur ¡fille est admise par les normes du groupe, mais n'est pas stable. On attend d'un homme, même âgé, qu'il soit marié. Un père veuf ou divorcé doit donc se remarier. Il peut certes tarder quelque peu, s'il a au foyer une fille ou une sœur non mariées, une fille ou une sœur divorcées et non encore remariées. Mais on attend qu'il « fasse son devoir » envers ses filles et ses sœurs, qu'il ne les garde pas auprès de lui, et qu'il les donne au plus vite. L a présence au foyer d'un fils non marié justifie qu'il tarde à donner en mariage sa fille ou sa sœur. L'héritage attendu d'une sœur ou d'une fille veuve explique parfois aussi ces combinaisons domestiques qui, dans l'ensemble, n'en demeurent pas moins rares. L a combinaison marijfemme et ses variantes, mari mère/femme et mari/femme + mère est fortement approuvée, soit que le fils marié « sorte » de la maison paternelle avec sa mère au remariage du père, soit qu'il « monte » sa propre maison, et y accueille des parents. 81 % des communautés domestiques à l'Ansariin ont pour noyau formateur un couple, qui débute ainsi idéalement un cycle. Telle sont donc les conditions à remplir pour développer une communauté domestique. Quels effets la transmission des droits exerce-t-elle alors sur le cycle ? 1.2.
Transmission
des
droits.
Deux normes, on l'a vu, règlent la transmission des droits : la coutume locale, avec ses stipulations précises, et la loi coranique, modèle savant imposé par la société globale. Deux types de conflit, en conséquence, peuvent surgir quand il faut régler une succession : ceux qui naissent de tactiques opposées dans la manipulation du droit coutumier, qui sont des conflits entre hommes issus de la même lignée, invoquant les mêmes droits qu'ils tiennent des mêmes ancêtres ; et ceux qui viennent d'une revendication formulée au nom du droit coranique contre le droit coutumier, qui sont des conflits entre hommes issus de lignées étrangères, invoquant des droits ancestraux différents. Ils surviennent dans deux cas : lorsqu'il faut attribuer les parts respectives du fils et des veuves dans un cas, des frères et des sœurs dans l'autre. I.2.I.
Fils
et veuves.
D'après la coutume locale, les fils ont droit à des parts égales, de quelque mère qu'ils soient nés. Le souci de l'égalité v a si loin, que les anciens, arbitres des débats et garants des décisions, vont jusqu'à tirer au sort lots et fractions de lots, n'hésitant pas à diviser et subdiviser les terres,
Domaine
arabe. Croissance
et cycle
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425
les plantations et les troupeaux en autant de parties qu'il est nécessaire. Au décès du père, tous les fils sont donc fondés à réclamer le partage, et à se servir de leurs parts soit pour fonder une communauté domestique nouvelle, soit pour améliorer leur position s'ils sont déjà « sortis » de l'autorité du père. Une première source de conflits vient de ce qu'à chaque nouveau mariage du père, une scission risque de se produire, et se produit en effet le plus souvent : les fils du premier lit, puis ceux du deuxième, etc., quittent la communauté domestique paternelle, avec leurs sœurs non mariées et leurs mères, pour former des communautés domestiques nouvelles. Fils et filles du premier lit, du deuxième, etc., risquent alors d'être déshérités. L a situation de droit, à l'origine de chaque communauté domestique, est donc différente : le partage a été fait ou non, le chef de la communauté nouvelle a été déshérité ou non, il a avec lui sa mère veuve ou non. Un système de chances, qui tient à la naissance, et exprime ce que les vivants doivent aux morts, distingue ainsi le début de chaque cycle. « A chacun sa part. Aucun de nous ne peut se permettre quelque chose en faveur d'un autre. Nous sommes à égalité. Je ne renonce pas à une part, et je ne m'oppose pas à la part des autres. » (B. 719)
L a distribution des parts est donc la norme, le droit auquel on se réfère, l'obligation qu'on a entre vivants, et que l'on doit aux morts. Mais dans la pratique, l'appropriation suit d'autres voies. On révère la règle, qui réserve les droits. Mais on applique la loi coutumière, qui est au bénéfice des agnats : « Nous partageons nous-mêmes, ce n'est pas X'adûl qui établit tous les droits de la succession, sauf s'il y a contestation et recours devant le hakim. C'est donc un partage très approximatif. On n'épuise pas tous les ayants droit. On ne tient compte que des héritiers principaux qui se font connaître. » (B. 779)
Ainsi, d'après la règle coranique, les veuves ont droit au huitième si elles ont des enfants survivants, au quart dans l'hypothèse contraire. Mais dans la pratique sociale, les veuves à l'Ansariin ne sont jamais seules. Titulaires d'un droit, qui est fondamentalement un droit de transmission, elles ne sont pas en situation de l'exploiter elles-mêmes : c'est entre le père ou le frère, d'une part, le père, le frère ou le fils du mari mort, d'autre part, que se joue la vraie partie. L a règle coranique fixe les conditions dans lesquelles des recours peuvent être faits, les limites, par conséquent, dans lesquelles les acteurs sociaux peuvent tirer parti de leurs chances. Mais la réciprocité, ici, est de règle. Si un père ou le frère de la veuve cherche à exploiter le droit de celle-ci, il sait que le père, le frère ou le fils du mari défunt d'une de ses filles n'hésitera pas à exploiter son droit contre lui. Aussi, dans l'état ancien de l'organisation sociale, prendre, pour une veuve, le huitième qui lui était dû, était scandaleux : jamais les agnats ne s'y risquaient. « A v a n t , jamais une veuve ne prenait chez elle bien elle restait chez son mari, ou bien elle partait ce qui voulait dire qu'elle renonce à sa part de mari. [...] A v a n t , jamais un père n'accepterait
le huitième qui lui était dû. Ou chez ses parents pour se remarier, l'héritage laissé par son premier que sa fille veuve lui revienne
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Economie
et parenté
a v e c de l a terre prise sur la propriété de son d é f u n t mari. M a i n t e n a n t b e a u c o u p en seraient heureux, pousseraient leur fille d a n s ce sens, ne la recueilleraient, elle et ses enfants, é v e n t u e l l e m e n t qu'avec cet espoir secret de bénéficier de l ' h é r i t a g e laissé. Ils iraient m ê m e j u s q u ' à refuser de la remarier pour p o u v o i r disposer de la terre, alors que n o r m a l e m e n t une v e u v e qui rentre chez ses parents, c'est afin de se remarier e t passé le délai de rigueur, el âia, elle est d e m a n d é e en mariage. » (B. 546)
Ce qui est en question en effet dans le sort de la veuve, ce sont les chances et les risques de la transmission des droits a u x enfants. Aussi est-ce dans les conflits relatifs à la garde et à l'éducation des enfants qu'apparaissent le plus nettement les propriétés structurales et les caractéristiques de fonctionnement du système de transmission des droits. L a morale coutumière, sur ce point, est nette, et les sages locaux en énoncent les règles en termes d'obligations et de droits, d'intérêts et de réciprocité : « Qui garde les enfants ? Normalement c'est à la famille de l'époux. Mais t o u t dépend de la situation des familles. A coup sûr si c'est une famille riche qui a de la terre, dès que les enfants auront u n peu grandi, on les réclamera... Oui, on préférera leur donner l'éducation qui est donnée dans la famille, leur faire c o n n a î t r e la terre, les habitudes. C h e z leur grand-père maternel, ils pourraient r e c e v o i r une éducation ' étrangère '... E t puis, il y a cela : oui, la terre, l'héritage. C o m m e cela, personne n'est hors de la famille, a u c u n risque pour q u ' u n e partie du melk puisse échapper. Si c'est une famille p a u v r e e t que la famille maternelle est p l u s riche, on a u r a t e n d a n c e à les laisser v i v r e le plus l o n g t e m p s possible chez leur grand-père maternel : c'est une charge en moins, e t d a n s c e t t e famille plus riche, ils r e c e v r o n t une éducation de fellàh, il y a de la terre, il y a une paire de b œ u f s , il y a un troupeau. Il f a u t apprendre t o u t cela. Mais t ô t ou t a r d ils r e v i e n d r o n t chez leurs v r a i s parents. A v a n t , ce qu'on n ' a i m a i t pas, c'est que la v e u v e remariée p a r t e a v e c ses e n f a n t s chez son nouveau mari. Cela on ne l'aime pas. C ' e s t une famille t o t a l e m e n t étrangère, les enfants ne seront pas aimés, ils seront p e u t - ê t r e maltraités. II n ' y a a u c u n lien de sang, donc a u c u n e affection alhanna (générosité). L a famille de la f e m m e aussi n'aime pas cela, car à quel titre une famille étrangère élèverait des e n f a n t s étrangers jusqu'à en faire des h o m m e s ? Il f a u t q u ' i l y ait un intérêt à cela et en ceci la famille de la f e m m e est plus menacée que la f a m i l l e des enfants : les e n f a n t s sont mineurs e t m ê m e p a r l'organe de leur mère, ils ne p e u v e n t a v o i r leur p a r t d a n s l'héritage, au pire la v e u v e d e m a n d e r a sa p a r t à elle et encore elle hésitera, car elle sait qu'elle sacrifie l'intérêt de ses e n f a n t s au profit de celui de son n o u v e a u mari, elle c o m p r o m e t pour plus tard, m ê m e lorsqu'ils seront grands, la position de ses enfants ; ils seront t o u j o u r s les e n f a n t s de celle qui a hérité de son mari, c'est-à-dire de celle qui a p r i v é ses propres enfants. C'est très m a l v u , cela. T a n d i s que de l ' a u t r e côté, la famille de la femme est plus exposée. C e t t e f e m m e , par la présence a v e c elle de ses enfants, constitue une c h a r g e trop grande. Son mari pourrait l'amener, afin d'alléger cette charge, à d e m a n d e r à ses frères p a r e x e m p l e sa p a r t dans l'héritage. Elle dira q u e c'est pour élever ses enfants à elle. C'est m ê m e un joli prétexte. P o u r la famille de la femme, a v o i r les petits e n f a n t s orphelins est une sécurité : ne p o u v a n t obtenir la p a r t de ces orphelins, la famille est p a r contre garantie que ces orphelins ne d e m a n d e r o n t jamais, plus tard, la p a r t qui revenait à leur mère. » (B. 546)
Mais a u j o u r d ' h u i , les règles changent. D a n s l'ébranlement général du système, les anciens perdent leur capacité de discernement. Des éventualités logiquement possibles, mais réprouvées par la morale coutumière, deviennent réalités : enfants à la charge des parents de la v e u v e ,
Domaine
arabe.
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et cycle
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du nouveau mari, voire de la veuve elle-même, qui renonce à se remarier. Les anciens pressentent que ce ne sont pas seulement les règles qui s'altèrent, mais les rôles qui ne sont plus acceptés. A travers l'image de la veuve qui renonce à se remarier, deux types féminins nouveaux s'esquissent, caractérisés par le refus des attentes masculines traditionnelles : la femme qui reste dans la communauté domestique du mari défunt, soumise à l'autorité des cognats, mais vindicative « comme une panthère » pour défendre les droits de son fils ; la femme qui va vivre seule avec ses enfants, cherchant d'abord à s'affranchir de toute autorité, agnatique ou cognatique. Dans les deux cas toutefois, le rôle féminin nouveau n'est pas pleinement constitué, parce que ces comportements ne fournissent pas de réponse aux attentes masculines. E t la fonction du veuvage persiste : donner chance aux fils de faire valoir leurs droits à l'héritage du père. « Maintenant ? On ne peut rien dire. Il n'y a plus de règle, on ne peut rien discerner (aqal : reconnaître par les yeux et aussi par l'esprit — et ahsar : serrer, circonscrire). Tout est possible actuellement : on a vu des familles abandonnant leurs enfants à la charge de la veuve qui vit seule, ou à la charge de ses parents, ou encore à la charge de son nouveau mari. Pire, on a vu des époux répudier leur femme et lui abandonner totalement les enfants, afin d'être plus libres pour se remarier : la nouvelle épouse ne trouvera pas d'enfants pouvant la gêner à la maison. Si les familles abandonnent plus facilement à la charge d'autres leurs propres enfants, d'un autre côté, les femmes veuves trouvent aujourd'hui à se remarier ; on la veut avec ses enfants qui sont à elle puisque leur famille y renonce. Avant il était exclu et c'était mal vu qu'un homme élève les enfants de sa femme, il ' fait lever les fruits ' pour une autre bouche que la sienne. Il ne le fait que si ce sont les enfants de son frère mort, pour les élever et garder leur mère, il l'épouse. [...] Une chose qui a changé aussi : on trouve maintenant plus de femmes qui renoncent à se remarier pour élever leurs enfants. Elles restent dans la famille de leur époux, où elles travaillent durement, parfois au service des autres femmes qui ont leurs époux, parfois elles vivent indépendantes si le mari avant de mourir avait déjà sa maison et était séparé de ses frères, elles exploitent la terre s'il ei: a laissé, sinon elles travaillent chez les autres, ou alors elles vivent indépendantes, mais se rapprochent de leur famille à elles et se placent sous la protection des leurs. Avant une veuve mère d'enfants en bas âge devait obligatoirement se remarier. Son père ou ses frères ne toléreraient pas qu'elle reste veuve, c'est un risque, ils craignent pour leur honneur maintenant que leur sœur, veuve, n'est plus ' couver .e ', soutra, il faut lui donner une autre ' couverture ', c'est-à-dire un nouveau mari ou alors la leur propre, qu'elle rentre donc chez eux. Maintenant pourvu qu'elle les laisse en paix, ils se moquent de tout le reste. Même les femmes ont changé : avant, le devoir d'une veuve qui a un fils était de rester veuve ' pour ce fils ' parfois contre le gré de ses parents qui aimeraient la voir se remarier, mais sa conduite doit être exemplaire ce qui n'empêche pas que son fils soit appelé plus tard ' fils de veuve '. Cela veut dire qu'elle consent à souffrir, à endurer toutes les blessures qu'elle subira dans la famille de son mari. C'est pour son fils : mieux vaut supporter cela que de l'abandonner entre les mains de femmes étrangères, mieux vaut pour lui qu'il soit seulement orphelin de père que de mère aussi et, à cet âge, l'enfant trouve plus facilement un substitut à son père — il y a ses oncles qui apportent le passé, c'est tout — qu'à sa mère. Elle devient donc une panthère et se bat pour son fils. Pour son fils, pas pour sa fille. Une femme ne veut pas rester ' veuve pour une autre femme ' : plus tard, quelle est celle qui pourra protéger l'autre ? C'est pour un garçon que l'on fait cela. Maintenant, elles aiment être veuves pour ce que les anciens redoutaient de la part d'une veuve, elle n'a
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428
et parenté
plus personne p o u r la commander, hakarn : plus de mari, il est m o r t ; p a s de père ou de frère, p u i s q u ' o n refuse de rentrer dans la famille ; pas de beau-frère (frère du mari), p u i s q u ' o n a désormais la possibilité de s'en affranchir si ce n ' é t a i t pas le c a s du v i v a n t du mari — et on v a v i v r e seule a v e c ses enfants. D e s f e m m e s r e f u s e n t de se remarier uniquement p o u r garder cette liberté. » (B. 546)
Bien que la fonction du v e u v a g e demeure identique : préserver pour les fils les chances d'accès à l'héritage du père, les oppositions constitutives des rôles changent ; masculinité et féminité ne déterminent plus les mêmes systèmes d ' a t t e n t e ; appartenance agnatique et appartenance cognatique ne déterminent plus les mêmes comportements.
1.2.2.
Frères
et sœurs.
E n droit coutumier, les filles n'héritent pas. L a terre issue des agnats doit rester a u x agnats. Il est donc scandaleux q u ' à la mort d u père, une sœur réclame sa part à son frère. L a solidarité, la générosité, alhanna, c'est-à-dire la loi coutumière, lui imposent de se désister. Certes, le frère ne peut refuser à sa sœur sa part : au regard de la loi coranique, la revendication de la sœur est licite, les t r i b u n a u x la protègent. Mais comme dans la pratique sociale, ce n'est pas la sœur elle-même qui agit, mais, par l'intermédiaire de la sœur, le beau-frère ou le beaupère, l'allié de mariage, on mobilise toutes les ressources pour faire échec à la revendication, et d'abord pour la prévenir. Si au contraire le partage est fait pour permettre aux a y a n t s droit d'entrer a v e c leurs parts dans une unité coopérative de production, alors le frère ne fait pas opposition. L a terre des ancêtres passe en ce cas non à un « allié » ou à un « étranger », mais à une institution nouvelle à gestion rationnelle, imposée à la société locale par la volonté réformatrice de la société globale. Les normes traditionnelles de transmission cessent de valoir. C'est la loi coranique, elle aussi imposée par la société globale, qu'on applique naturellement. « Q u a n d notre père a déterminé à chacun de nous sa part, il n ' a v a i t rien prévu ni p o u r sa v e u v e au cas où elle resterait v e u v e , ni pour nos sœurs. Il a v a i t partagé entre les héritiers inâles, tout le monde a trouvé la chose normale à commencer par les premières intéressées, sa femme et ses filles. Mais cela ne v e u t pas dire qu'elles sont e x c l u e s de l'héritage, ce n ' e s t p a s une d o n a t i o n qui nous a. été faite ou une v e n t e déguisée comme on fait q u a n d on v e u t déshériter une p a r t i e des a y a n t s droit. Mon père a fait le p a r t a g e ainsi parce q u e de toute façon, il sait que ni sa f e m m e qui est notre mère, ni nos sœurs ne demanderaient à hériter. S'il a d v e n a i t qu'elles aient à le faire, personne ne pourrait les priver de leur part. N o u s aurions t o r t ni nous les empêchions d'hériter, d e v a n t Dieu c'est illicite, en justice, elles nous ' gagneraient '. C'est un p a r t a g e tacite, il n ' y a a u c u n acte notarié, ni d e v a n t Vadûl, ni d e v a n t la jemâ'a. » « Ce n'est pas q u ' o n p r i v e nos sœurs d e leurs droits. Dieu leur a donné leur p a r t , c'est illicite, haram, de la leur refuser. C'est p a r solidarité, alhanna : une fille se marie, v a v i v r e chez son mari, elle é c h a p p e ainsi au besoin et q u i t t e la charge de s a famille à elle, elle passe à la charge de son mari, c'est tout à f a i t normal qu'elle renonce à priver ses frères de sa part, à les a p p a u v r i r un peu plus. Mais si elle v e n a i t à être d a n s le besoin, si elle v e n a i t à être malade, si elle v e n a i t à perdre son mari, alors elle se retournerait et regarderait vers ses frères, c'est-à-
Domaine arabe. Croissance et cycle familial
429
dire vers ce que lui a laissé son père. Un frère ne peut alors se dérober à son devoir : aider sa sœur. La même chose ici aussi avec la coopérative. Une sœur laisse sa part à son frère pour qu'il en profite, les liens du sang veulent cela ; ce frère a besoin, il peut la vendre ; une sœur ' fidèle halal, ne peut que consentir à cette vérité, elle ne peut accabler davantage son malheureux frère, mais lorsqu'il s'agit, comme c'est le cas, de donner cette terre à d'autres, il n'y a plus de raison pour que la sœur elle aussi cède sa part sans aucune contrepartie ; elle n'a renoncé à sa part que dans la mesure où elle profite à son frère. C'est juste ou non ? D'ailleurs en ce cas, je préfère qu'elle prenne sa part, cela me déliera de beaucoup de choses auxquelles je suis tenu, à cause du sang que nous avons en commun. » (B.
554)
Ainsi les choses sont claires. Trois concepts organisent les rapports entre frères et sœurs pour la transmission des biens patrimoniaux : alhanna, halal, haram. Alhanna, c'est la générosité ou la solidarité, l'attitude qu'il convient qu'une sœur ait à l'égard de son frère, du fait que l'un et l'autre sont du même sang. Enfreindre le code non écrit qui prescrit à la sœur de renoncer à sa part au profit de son frère n'est pas pour elle illicite, haram, mais inconvenant et scandaleux, contraire à l'us et à la coutume. Halal, c'est la qualité de la sœur dont le comportement se conforme au code coutumier, de la sœur qui ne renie ni n'accable son frère, la sœur « fidèle » aux agnats, la sœur qui éprouve de Yîchma (honte, égard, respect) pour ses frères. Haram, c'est la prohibition relative à la loi sacrée, l'interdit qui en protège et en qualifie les dispositions. Mais c'est aussi le refuge, le sanctuaire, l'asile. E t c'est en particulier le lieu le plus reculé de l'enceinte domestique, celui qui protège la femme contre une agressivité masculine étrangère. Il n'est pas indifférent que pour exprimer l'idée d'une violation des stipulations sacrées relatives à l'héritage des femmes, ce soit le mot haram qui vienne spontanément dans le discours indigène : refuser aux sœurs leur héritage si elles le revendiquent, ce qui de leur part est inconvenant, serait attenter à un droit plus haut que l'usage, le droit sacré des femmes à la protection, un droit diffus prévalant bien avant l'Islam, mais dont la forme positive imposée par la société globale est directement issue de la parole même du Prophète. Pareilles catégories, on le comprend, sont inapplicables quand les droits hérités des ancêtres sont transmis à une unité coopérative de production. Tant que le réseau par où transitent les droits est composé de parents et d'alliés, d'acteurs visant les mêmes buts, suivant les mêmes règles, tenant les mêmes rôles, le conflit est possible entre la coutume et la loi : partenaires au même jeu, agnats et cognats sont alternativement preneurs et donneurs, tour à tour, par conséquent, dans la position de celui qu'avantage la coutume et de celui qu'avantage la loi : la terre, dans les deux cas, est appropriée personnellement, et traitée comme un bien patrimonial, substance même de la vie familiale. Dès que le destinataire final de la transmission patrimoniale cesse d'être un partenaire au jeu, dès que les buts, les règles et les rôles s'articulent pour lui selon une autre logique, alors on suit avec lui le droit imposé par la société globale. La terre cesse d'être l'objet d'une appropriation personnelle, elle ne fait plus partie d'un patrimoine, elle devient facteur de production dans une entité abstraite. On s'en détache donc, pour
430
Economie
et
parente
n'en retenir q u e les avantages de position liés, dans la logique nouvelle de la production coopérative, à la condition de propriétaire. L e s seuls conflits révélateurs de la position respective des frères et des sœurs d a n s la transmission patrimoniale sont donc ces conflits où le destinataire final est partenaire au même jeu. Mille variantes pourraient en être citées. L a plus riche de contradictions résolues, la plus élégante aussi dans ses solutions, est probablement celle où le frère, a t t a q u é d e v a n t le tribunal de la loi par le mari de sa sœur, réussit à faire valoir ses droits coutumiers, puis y renonce volontairement, pour ne pas enfreindre la loi la plus haute qui protège les femmes, tandis que la sœur, ainsi confortée dans son droit, y renonce volontairement, obéit a u bout du c o m p t e à la coutume et remet la terre en possession au fils de son frère : « Nous avons partagé entre nous, les deux frères, Salah et moi, mais nos sœurs ne se sont pas désistées. Avant de partager, Zina nous pressait pour avoir sa part. E n réalité aucune des filles n'a droit à la terre. Le titre provisoire est au nom de notre père, c'est à lui que la jemâ'a a donné la terre. Il est mort peu de temps après. C'est nous qui avons défriché et construit. Pendant quatre ans, notre sœur Zina nous a intenté un procès atkhasamna ; elle l'a perdu. Mais malgré cela nous leur avons donné leur part. Zina a intenté procès à Salah seulement. Salah et Zina constituent une partie et Messaouda et moi une autre. Parce que Messaouda est restée avec moi, je l'ai mariée à l'Ansariin avec le fils de son oncle paternel. Zina, elle, est mariée hors d'ici. Je l'ai dit, c'est par l'intermédiaire de Salah et de ses oncles maternels qu'elle s'est mariée. Entre nous, Salah et moi, on a partagé la terre et les sœurs. Chacun de nous ' s'occupe ' d'une des sœurs. Pour moi, elle est à côté de moi, ce n'est pas difficile, un œuf en plus préparé à la maison, elle en a une part. Salah à Tunis va la voir, elle vient chez lui, etc. C'était un arrangement, on ne croyait jamais que notre sœur allait nous intenter un procès. Si bien que lorsqu'elle a été se plaindre contre Salah, c'est moi qui me suis opposé à elle. Le procès a duré quatre ans. Ce n'est pas contre ma sœur, en réalité ce n'est pas elle, elle c'est une femme, elle est à la maison ; c'est son mari et tous les autres. Je ne pouvais pas donner à ma sœur quand son mari me fait face au tribunal. Après le procès, quand elle l'a perdu, qu'il est établi qu'elle n'a pas droit à hériter, à ce moment alors je lui ai dit : ' Non ma sœur, c'est nous qui avons travaillé, vous étiez fillettes, on vous a élevées, mariées, on a défriché, mais notre père, quand il est mort, il les a laissés ces onze hectares. Voilà ta part. ' Zina a pris sa part. Mais c'est mon fils qui actuellement la cultive. » (B. 604)
Ainsi dans l'organisation sociale traditionnelle, les droits sont-ils transmis dans des conjonctures familiales complexes, ouvrant la possibilité de se référer à des règles différentes, de jouer, alternativement, a v e c la c o u t u m e et avec la loi, a v e c la solidarité et avec l'équité. L e s règles traditionnelles de transmission de patrimoine ne sont pas, aujourd'hui, à proprement parler altérées : elles jouent toujours, identiques à elles-mêmes, mais dans une conjoncture familiale différente. L a phase initiale du cycle, dans l'état ancien de l'organisation sociale, concordait rarement a v e c le partage : les terres étaient appropriées ou tenues a v a n t l'héritage, les v e u v e s et les sœurs avaient teur sort fixé par le mariage. A u j o u r d ' h u i les partages sont plus précoces qu'autrefois : de là toute une série de conséquences sur le déroulement même du cycle, dont il f a u t expliquer comment l'ordre des phases les rendait possibles et comment elles ont pu survenir.
Domaine
arabe. Croissance
2.
DÉROULEMENT
LE
et cycle
DU
familial
431
CYCLE
Le cycle a pour sujet une communauté domestique : l'ordre des phases demeure-t-il identique quand le type de communauté domestique varie ? Quelles conséquences les transformations observables dans la communauté domestique entraînent-elles sur le déroulement du cycle ? Les événements marquants, partages et alliances, scandent-ils toujours de la même façon le rythme du devenir domestique, changent-ils de fonction pour la scansion quand les partenaires à l'héritage et à l'alliance changent de nombre, quand les partages et les mariages changent de moment dans le déroulement du cycle ? Les événements marquants déterminent-ils toujours, et comment, la segmentation des communautés domestiques ? Dans quelles conditions partages et mariages entraînent-ils fission ou non, fragmentation ou non ? Quelles sont les grandes oppositions à l'œuvre dans ce processus ? Comment les valeurs complémentaires de Yantérieur et de l'ultérieur dans la dimension de la temporalité, du masculin et du féminin dans la dimension de la sexualité, déterminent-elles par leurs combinaisons l'ordre des phases du cycle, et par leurs changements de signification les transformations de cet ordre ?
2.1.
La communauté antitype.
domestique,
sujet
du cycle
: type
idéal
et
L e type idéal de l'organisation familiale traditionnelle en Tunisie est la grande communauté domestique, telle, exactement, que Max Weber en a fait la théorie 1 . Rares sont, aujourd'hui, les ménages qui ont gardé cette forme d'organisation. L a plupart des chefs de famille, cependant, ont vécu leur enfance, à l'Ansariin tout au moins, dans des communautés de ce genre. Beaucoup en ont gardé la nostalgie, certains en ont souffert, tous s ' y réfèrent pour apprécier les transformations actuelles. Contre ce type, nombre de jeunes font appel au type idéal opposé, celui de la famille conjugale, que les réformes mises en œuvre par la société globale tendent à faire prévaloir. Le t y p e pur de la grande communauté domestique est celui d'après lequel celle-ci forme un ménage unique, sous l'autorité d'un chef de famille, raïs el a'îla, qui décide de toutes les affaires importantes, qui dirige la production, aménage la répartition, règle la consommation. « L a descendance de H a d j Mohamed forme encore un ' groupe soudé nous sommes restés mazalna (geste de la main serrée, voulant signifier qu'ils sont restés unis) ; nous sommes tous ici, aucun n'a quitté la maison de ses parents. Qui est le chef de famille ? A quoi le reconnaît-on ? D'abord le chef de famille est responsable de la nourriture des siens, c'est lui qui doit leur donner le pain, même si ce n'est pas lui qui travaillera pour gagner ce pain : un chef de famille est propriétaire, il est âgé, il ne travaille pas, mais c'est lui qui donne le pain à ses enfants, I. M. Weber, 1956, 2 e partie, ch. II.
432
Économie
et parenté
c a r la terre qui les nourrit lui appartient, ses enfants ne f o n t que la t r a v a i l l e r . Il n'est p a s propriétaire, c'est encore lui qui décide du pain ou du m o y e n de le gagner : c'est lui qui loue la terre, décide laquelle, quelle quantité, quel p r i x ; il p e u t ne p a s la travailler mais c'est lui q u i dira à ses fils : c e t t e année nous ferons c o m m e ceci ou c o m m e cela, ses enfants sont d'accord ou finissent p a r t o m b e r d ' a c c o r d . A v e c le pain, c'est-à-dire a v e c la terre, v a tout le reste, il décide du m o y e n d o n c de la terre, il décide aussi des bêtes qui travaillent cette terre, des b ê t e s qui v i v e n t dessus, il décide de t o u t ce q u i se rapporte à la terre e t à ce qui donne d u pain (troupeau, bovins, argent liquide)... Il n ' a p a s grand'chose à décider là (les t r a v a u x et les cultures) ; la terre, on la travaille c o m m e elle doit être, c'est t o u t ; le blé a son tour, l'orge le sien, il n ' y a q u ' à suivre et rien à changer... L e chef de famille décide aussi du marché : ce qu'il f a u t vendre, ce qu'il f a u t acheter, où, à quel prix, à quelles conditions. L à c'est le chef de famille qui décide... P o u r les m a r i a g e s é v i d e m m e n t c'est comme pour la terre. E n principe, a v a n t , le chef de famille, sauf cas exceptionnels (s'il délire), était le plus âgé et aussi le plus proche d u ' tronc ', el jadra... S'il est plus jeune q u ' u n autre h o m m e de la famille m a i s plus proche de l'origine el asel c ' e s t lui qui est chef de famille. » (B. 546)
Réduite à l'unification des tâches de production, la communauté domestique mérite encore son titre. Dans le langage indigène, c'est le même mot, raïs el a'îla, qui désigne le chef des formations sociales de ce genre. « E n c o m p t a n t seulement les trois familles principales qui v i v e n t ici à Fezzaniin, c e l a f a i t plus de c i n q u a n t e personnes. C i n q u a n t e personnes ne p e u v e n t p a s se r é u n i r t o u t e s a u t o u r du m ê m e feu, il n ' y a que la terre qui est c o m m u n e e t nous la t r a v a i l l o n s en c o m m u n . On me considère c o m m e le raïs el a'îla, je suis le fils aîné, m o n père est mort q u a n d j ' a v a i s d i x - s e p t ans, je m ' é t a i s marié à seize ans, il m ' a m a r i é dès que bachart (verbe b-ch-r : être conscient, a v o i r l'âge de raison au r e g a r d de la religion). Je suis un peu le chef de famille p o u r t o u s — j e ne décide p a s de ce qui les regarde eux, leurs e n f a n t s e t leurs femmes, je ne v a i s p a s me mêler de ce qu'ils m a n g e n t et dépensent, mais dans les grandes questions, c ' e s t moi qui décide, ils viennent me consulter, on prend la décision ensemble : si l'on d o i t v e n d r e ou acheter une bête, au d é b u t de l'année quand on doit prendre la terre en plus, en location ou en m é t a y a g e , où la prendre ? L a terre de qui ? Quelle superficie ? E t aussi oui é v i d e m m e n t les mariages. C'est une affaire qui ne regarde q u e moi. P a r e x e m p l e pour les garçons, c'est toujours moi qui presse les a u t r e s de les marier, pour les filles, c'est moi q u ' o n v i e n t voir p o u r d e m a n d e r la m a i n d ' u n e des filles de M o h a m m e d ou d'Ali. » (B. 604)
Plus réduite encore, la grande communauté domestique se limite parfois à deux ménages, celui du père et celui d'un fils marié. n Mon fils v i t en totale c o m m u n a u t é a v e c moi. Il a sa pièce à côté de la mienne e t nous m a n g e o n s de la m ê m e cuisine. L u i - m ê m e est père d e trois enfants, d e u x g a r ç o n s e t une fillette. Il ne p e u t pas m e quitter, c'est m o n fils unique e t l'aîné de mes enfants. P o u r q u o i me quitterait-il, pour aller v i v r e seul, aller t r a v a i l l e r c h e z les autres, alors que nous d e u x nous disposons d'assez de terre pour cultiver. S ' i l a v a i t d'autres frères, cela se comprendrait, il profiterait de ce q u e je suis encore en forme p o u r travailler, pour aller v i v r e séparément et se c o n s t i t u e r q u e l q u e chose pour lui. Fils unique, il est sûr de tout a v o i r à m a mort, a u t a n t alors rester a v e c moi et travailler avec moi. » (D. 530)
A la limite, la grande communauté se réduit à la fraternité entre ménages, à l'absence d'esprit de calcul et au travail en commun. Une
Domaine
arabe.
Croissance
et cycle
433
familial
s p h è r e de la v i e p r i v é e est r é s e r v é e à c h a c u n des h o m m e s m a r i é s , liée à la c o n s o m m a t i o n , à l a v i e c o n j u g a l e et à l ' é d u c a t i o n des e n f a n t s . « Comment vivons-nous tous ensemble ? C'est simple, avec un peu de fraternité, un peu d'entraide entre nous et surtout avec un poil de la communauté de Mohammed, tant soit peu de solidarité, cha'ra lûmmat mohammed. Nous sommes entre frères, on peut vivre comme nous vivons ensemble. Il n'y a pas de calcul rigoureux, d'intransigeance el jisas entre nous, beaucoup de choses que l'on sacrifie l'un à l'autre ; avec cet esprit et à condition qu'il n'y ait jamais de la part de l'un d'entre nous une intention de nuire ou d'imposer à l'autre ce qu'il déteste, tout doit aller normalement. C'est ainsi que cela se passe. Chacun est chez lui, mange comme il l'entend, règle ses affaires personnelles comme il veut, peut battre sa femme, ou ses enfants s'il le veut, peut les laisser dans la faim ou au contraire tout leur donner à manger en un seul jour, qu'il fasse ce que bon lui semble, etti isa'dû ce qui lui réussit. » (B. 561) C o n t r e le t y p e idéal de l a g r a n d e c o m m u n a u t é d o m e s t i q u e , m ê m e l i m i t é e à la f r a t e r n i t é e n t r e m é n a g e s , c e r t a i n s t e n d e n t à faire p r é v a l o i r le t y p e i d é a l o p p o s é de la f a m i l l e c o n j u g a l e . Si les c h e f s de f a m i l l e de l ' a n c i e n n e g é n é r a t i o n , q u i ne p e u v e n t p l u s f o u r n i r à leurs fils m a r i é s les m o y e n s p a t r i m o n i a u x j u s t i f i a n t u n e e x p l o i t a t i o n c o m m u n e , s ' e n a c c o m m o d e n t c o m m e d ' u n c h a n g e m e n t i n é l u c t a b l e , les j e u n e s v e u l e n t p o s i t i v e m e n t c e t t e f o r m e d ' o r g a n i s a t i o n f a m i l i a l e n o u v e l l e , et s ' i n s p i r e n t de cet idéal c o m m e d'un m o y e n d'affranchissement. « Mon fils, c'est moi qui l'ai marié. Il a actuellement deux garçons. Il a épousé une fille de la tribu, Fatma D. Il est ouvrier journalier, il vit séparé de moi. Il a vingt-huit ans, je l'ai marié il y a quatre ans et demi et il m'a quitté tout de suite après son mariage. Il a quitté avec mon accord, il n'y a aucune brouille entre nous, je suis encore solide, je peux travailler, j'ai ma terre, et lui a préféré gagner sa vie autrement. Grand bien lui fasse ! De toute façon, à l'heure actuelle, plus personne ne vit avec son père. Dès que quelqu'un est marié, il se voit aussi grand que son père et il veut en faire à sa tête. » (D. 836) « Mon fils, je l'ai marié, et il vit séparé. Il travaille comme il peut, du travail ' de la ceinture '. Pourquoi resterait-il avec moi ? Six hectares de terre ne peuvent faire vivre ni occuper deux familles. Restent avec les parents, sous leur autorité, asima, les enfants de propriétaires de trente hectares et plus. Au lieu de khammes, ce sont les enfants qui travaillent. Le fils se dit : il faut respecter mon père, il faut lui obéir, ne pas le mécontenter, car il pourrait m'exclure ou me désavantager au moment de l'héritage. Mais dans mon cas, une fois mon fils marié c'est fini, lui comme moi nous sommes égaux, il n'a plus rien à attendre de moi. [...] Et puis c'est l'époque qui veut ça. Il n'y a plus de fils qui vit avec son père. Même le fils de grand propriétaire préfère quitter son père, car les jeunes sont de moins en moins attachés à l'agriculture, ils sont fellah parce qu'ils ne peuvent rien faire d'autre. Il quitte son père pour pouvoir courir derrière le sou. Tant qu'ils ne sont pas mariés, ils sont comme des enfants, il leur faut revenir à la maison pour manger du pain, il faut qu'on le leur prépare ; mais sitôt mariés, c'est fini, ils disent : ' Je vais monter ma maison. ' » (B. 554) D u t y p e i d é a l d e la g r a n d e c o m m u n a u t é d o m e s t i q u e a u t y p e i d é a l d e l a f a m i l l e c o n j u g a l e , l ' é v e n t a i l des s y s t è m e s a u x q u e l s on se r é f è r e e s t d o n c , à l ' A n s a r i i n , l a r g e m e n t o u v e r t . D e s u n i t é s d o m e s t i q u e s réelles s o n t l à , sous les y e u x , v i v a n t s e x e m p l a i r e s de l a v a r i é t é d e s t y p e s . M a i s d ' a p r è s les a p p r é c i a t i o n s q u i les c o n n o t e n t et les s y s t è m e s de r é f é r e n c e 28
Économie et parenté
434
opposés, l'un vraiment est le type, par rapport à quoi on se définit, l'autre Y antitype, la négation idéale du premier, par quoi on soutient la volonté de s'affranchir. Ainsi typologiquement définie, la communauté domestique est sujette, dans le cours de son cycle, à un processus de segmentation, qu'il faut maintenant caractériser.
2.2.
La
segmentation.
Deux aspects du processus, ici, sont à distinguer, selon que les segments qui se séparent sont de même modèle ou non. Dans un cas en effet, la fission est organisée, le segment qui se détache reproduit le segment dont il se sépare, et celui-ci poursuit sa vie en continuant à proliférer. Dans le second cas au contraire, la segmentation rompt la communauté domestique, les segments séparés cessent de reproduire chacun le modèle initial : c'est la fragmentation. 2.2.1.
La
fission
organisée.
Dans l'organisation familiale traditionnelle, la fission n'était pas improvisée. Elle était même, chez les Bejaoua, strictement réglée. Deux types de fission sont en effet à distinguer : la fission produite par le départ régulier du fils aîné, qui « monte » sa maison ; la fission entraînée par le remariage du père, qui provoque le départ des enfants du premier lit. Monter sa maison se faisait, chez les Bejaoua, avec l'aide du père. L'opération cependant n'était pas toujours aisée, et prenait parfois le sens d'une expulsion de l'aîné, au bénéfice des cadets. « C'est une habitude chez nous tous les Bejaoua, dès qu'un jeune est marié, il se sépare de son père, il faut qu'il s'arrange pour monter sa maison, mais c'est différent entre ce qui se passe maintenant et ce qui se passait de mon temps. J e vivais seul, donc il fallait me soucier de ma provision de l'année, mais je travaillais avec mon père comme si nous vivions et mangions ensemble et cela sans rien espérer, sans rien attendre, c'était notre terre, ce n'était pas notre propriété. J'étais le fils aîné, je ne pouvais pas faire autrement que de travailler la terre de mon père, pour mon père c'était notre terre, peu importe que je vive avec mon père ou séparé de mon père, c'était deux choses différentes personne ne faisait le lien entre les deux choses et c'était ainsi de tous les jeunes. Ce n'est qu'après avoir travaillé la terre de la famille, si l'on disposait encore d'assez de temps, qu'on allait travailler ailleurs, aider les autres : là c'était avec un salaire, ujra. » (B. 604) « Quand ma mère est morte, notre père nous a ' fait sortir ', kharajna, de sa maison. J'étais déjà marié, mais mes frères étaient célibataires. Ainsi la maison vidée des enfants, il pensait pouvoir se marier plus facilement, une épouse jeune n'accepterait pas de venir vivre dans une famille où elle aurait affaire à des beaux-fils, à leurs femmes et bientôt à ses petits-enfants ; avoir des petits-enfants avant d'être mère, ce n'est pas agréable pour une jeune épouse. E t depuis chacun vit de son côté. J'ai pris l'habitude de considérer mon père quand je travaille pour lui comme un étranger, et la terre que je travaille comme une terre étrangère. C'est aussi valable pour lui, quand je n'ai pas de quoi manger, il ne me donne pas de ses réserves ou de sa poche. » (B. 524)
Domaine
arabe.
Croissance
et cycle
familial
435
S e c o n d t y p e d e fission r é g u l i è r e m e n t organisée, l ' e s s a i m a g e d e s e n f a n t s d u p r e m i e r lit, a u r e m a r i a g e d u père, e s t f r é q u e n t d a n s t o u t e s l e s tribus d e l ' A n s a r i i n : Bejaoua, Riah Dâ'aja, Hamama, Jlass, Drid. « Quand le père a eu plusieurs épouses, les aînés de ses enfants le quittent, soit parce qu'ils ne s'entendent pas avec les nouvelles épouses, soit parce que leur père lui-même les incite à cela pour qu'ils laissent le terrain libre à la deuxième nichée. On a vu certains fils quitter ainsi leur père en même temps que leur mère... Il ne reste souvent avec le père, et très souvent aussi après sa mort, que les enfants de la dernière épouse ; ils restent groupés autour de leur mère. » (B. 021) « Autrement dit, nous les enfants de la première femme qui sommes les aînés vivons séparément, séparés de nos jeunes frères, enfants de la deuxième épouse et séparés entre nous, chacun au gré des ressources qu'il a trouvées à exploiter. De l'autre côté vivent tous ensemble, des mêmes ressources e t de la même nourriture, tous les e n f a n t s de la deuxième épouse, l'actuelle veuve. » (B. 022) 2.2.2.
La
fragmentation.
Q u a n d la fission est c o n f o r m e à l ' u n d e s d e u x t y p e s t r a d i t i o n n e l s , e l l e n ' a t t e i n t p a s la g r a n d e c o m m u n a u t é d o m e s t i q u e d a n s son principe. U n fils « sort » e t « m o n t e sa m a i s o n », u n e n i c h é e p a r t et u n e s e c o n d e n i c h é e se p r é p a r e : la g r a n d e c o m m u n a u t é s u i t l e s p h a s e s d ' u n c y c l e réglé. T o u t a u t r e e s t la f r a g m e n t a t i o n , la r u p t u r e d e la g r a n d e c o m m u n a u t é e n m é n a g e s i n d é p e n d a n t s o u hostiles, le c o n f l i t e n t r e demi-frères e t la scission e n t r e père et fils, après q u e l e s a î n é s a i e n t é t é d é s h é r i t é s au profit des cadets. Le p r o c e s s u s a c e r t e s des allures a n e c d o t i q u e s : querelles e n t r e f e m m e s , e n t r e b e l l e - m è r e e t belle-fille, e n t r e p r e m i è r e e t s e c o n d e é p o u s e . « Il est plus facile au père de tenir tous ses fils sous son autorité q u ' à la bellemère de tenir toutes les belles-filles et c'est entre elles que surgissent les frictions à force d'insistance, de répétitions. J'en connais qui au début quand ça commence, interdisent à leur femme de leur parler de ces choses, vont jusqu'à les battre mais qui petit à petit finissent par céder et entrer dans les vues e t les sentiments des femmes. E t les femmes entre elles — que Dieu m e garde — leurs querelles c'est toujours pour des futilités, ' de petites choses ' : moi je vais manger de cela, moi j'ai balayé hier, toi tu ne l'as pas fait aujourd'hui, ici c'est ton fils qui a sali, à toi de nettoyer, etc. Cela suffit pour empoisonner la vie et t o u t le monde tombe d'accord pour séparer les femmes en se séparant, plus qu'ils ne se séparent, eux. » (B. 023) « Maintenant c'est ainsi, dès que les ailes leur poussent, ils s'envolent : au premier, ensuite au suivant, au suivant jusqu'à ce que le nid soit vide. Ce sont les femmes qui sont cause de cela, elles veulent toutes être seules chez elles, personne au-dessus de leur tête, se commander à elles-mêmes, lihûm el hukûma, et la décision est la leur, ray rayhum (ray : l'idée, l'avis, la décision). Ils p a r t e n t sans rien et font leur ' nid ' ; ils disent tous : ' Nous monterons nos nids ', natla'u bi a'chachna. » (B. 597) Mais, s o u s d e s d e h o r s a n e c d o t i q u e s , les c o n f l i t s e n t r e f e m m e s a n n o n c e n t e t p r é p a r e n t d e s c o n f l i t s e n t r e h o m m e s . L e s p l u s g r a v e s ne s o n t p a s c e u x qui o p p o s e n t a g n a t s e t c o g n a t s , m a i s c e u x q u i c o n d u i s e n t à l'affront e m e n t d e s fils d e m è r e s différentes. L a r u p t u r e est c o m p l è t e q u a n d le p è r e d é s h é r i t e l e s fils d u p r e m i e r lit. Certes il e s t illicite, d ' a p r è s la loi c o r a n i q u e , d e d é s h é r i t e r s e s fils. U n p r o c é d é c o u t u m i e r p e r m e t d e tourner a i s é m e n t la loi : o n f a i t « sortir » les fils d u p r e m i e r lit, et o n v e n d une
436
Économie
et parenté
partie de la terre aux fils du second lit. L a somme, parfois, est symbolique, mais suffisante pour donner à l'opération la forme de la légalité. Contre de telles pratiques, il y a peu de parades : les fils du premier lit n'ont aucun moyen d'attaquer leur père en justice, l'ethos, au surplus, s'y oppose. Le fils du second lit : « Quand mon père s'est remarié, il a eu deux foyers séparés, il avait procédé au partage du mobilier et sa première épouse, une Bejaoua, vivait avec ses enfants. Mon père ne s'entendait pas avec ses premiers fils, il disait qu'ils ne veulent pas travailler la terre et un jour qu'il était en colère, il a décidé de leur retirer l'héritage. Actuellement, nous vivons en bonne entente, nous sommes tous frères, fils du même père, nous vivons comme hier, comme aujourd'hui. Notre père nous a donné et nous avons pris ; nous ne les avons pas privés. Notre père était maître de son bien, il en a disposé comme il l'entendait. » (D. 041) Le fils du premier lit : « Notre père nous a privés de l'héritage parce que nous ne vivions pas avec lui, nous vivions avec notre mère et nous travaillions pour notre mère. Il n'était pas content et il aurait voulu que nous restions avec lui pour travailler pour lui. Surtout il a été poussé à ça par sa deuxième femme qui voulait tout donner à ses enfants. Oui, nous étions les trois frères âgés, mariés, mais que faire ? Aller réclamer, ce n'est pas possible, de toute façon c'est sa terre. E t il en a fait ce qu'il a voulu. Il l'a vendue et il l'a vendue à ses enfants. E t puis comment réclamer ? » (D. 530)
Ainsi les phases du cycle sont marquées, pour la communauté domestique d'origine, par les événements qui donnent matière à fission. La variété ordonnée de ceux-ci. permet de distinguer, en résumé, trois types de phase initiale : 1) la phase marquée par la formation d'un ménage nouveau, qui prend son autonomie, soit qu'il « sorte » avec le soutien du vieux père, soit qu'il soit expulsé par lui à l'occasion d'un remariage ; 2) la phase marquée par la succession du père — et non l'héritage — , soit que celui-ci s'installe auprès de ses fils, choisi ainsi comme chef de famille, raïs el a'îla, soit qu'à la mort du père un fils reprenne de fait la totalité de l'héritage ; 3) la phase marquée par la séparation entre frères, quand celle-ci est provoquée par la mort du père, et que chacun va former une communauté domestique nouvelle. L a phase initiale prend fin soit par la venue d'une deuxième épouse, soit par la « sortie » du premier fils. Il vient ensuite une succession de phases qui diffèrent selon les particularités de la conjoncture matrimoniale et de la conjoncture successorale. Ces phases sont marquées par la venue d'une deuxième, d'une troisième, d'une nième épouse, et/ou par la sortie des fils du premier lit, du deuxième lit, etc. Le cycle s'achève soit par la mort du chef de famille, soit par le partage qu'il fait de son vivant, et sa retraite auprès d'un de ses fils, à qui il remet implicitement sa succession. Il est à remarquer qu'en ce cas, c'est généralement un cadet ou un fils du dernier lit qu'il avantage avant de mourir. Telle est, très simplifiée, la configuration du cycle dans la grande communauté domestique. L'ordonnance des phases y est régulière, et repose sur deux oppositions constitutives : entre l'antérieur et l'ultérieur, d'une part, le masculin et le féminin, d'autre part.
Domaine arabe. Croissance
2.3.
Les
oppositions
et cycle
familial
437
constitutives.
A travers le processus de segmentation, une série d'oppositions fonctionnent en effet, qui se groupent autour de deux oppositions fondamentales. Pères et fils, mères et filles, frères et sœurs s'opposent, dans l'ordre temporel, comme l'antérieur et l'ultérieur. Hommes et femmes, époux et épouses, garçons et filles s'opposent, dans l'ordre sexuel, comme le masculin et le féminin. L a combinaison de ces oppositions et des oppositions qui leur sont subordonnées compose un jeu de possibilités, entre lesquelles les acteurs choisissent selon la conjoncture patrimoniale. 2.3.1.
Antérieur
et ultérieur.
Les moments du cycle se rangent, en effet, selon un ordre de succession. Chaque événement marquant se classe donc par rapport aux autres événements comme « antérieur » ou « ultérieur ». De ce fait, il prend les connotations de la classe correspondante, telles qu'elles se constituent dans une série de trois oppositions significatives : entre pères et fils, entre frères du premier et frères du second lit, entre aîné et puîné du même lit. Pour les relations père/fils, l'antériorité est, dans l'état de culture ancien, toujours connotée positivement. Père et fils vivent dans le même monde masculin, non séparés mais distants et subordonnés. « Mon fils, il m ' a été donné p a r m a première épouse. C'est un fils de bien, would lahlal, il est t o u j o u r s sous moi, tahti. » (J. 994) « Moi que tu vois et qui t e parle en ce m o m e n t , j'ai vécu sous l'autorité de m o n père t a n t qu'il a vécu, j u s q u ' à ce qu'il meure. Il est m o r t sur mes propres g e n o u x . Il a b e a u c o u p vieilli, malade, impotent, l ' a u t o r i t é c'est lui, le chef de famille, raïs el a ila, c'est lui. Il a t o u j o u r s décidé m ê m e q u a n d , immobilisé, il ne p o u v a i t plus sortir. On l'instruisait de tout, et c'est lui qui décidait, nul a u t r e en dehors de lui. » (B. 597)
Cette distance est marquée par des témoignages extérieurs de respect : on ne fume pas devant son père, on s'éloigne quand le père parle de la femme. Le respect, toutefois, ne fait qu'un avec l'intérêt, ta a hiya tama {ta a, obéissance, respect ; tama', convoitise, espoir). Quand il n'y a plus rien à espérer parce que les terres ont été prises par la coopérative, pourquoi rester, « maintenant que les regards peuvent se porter sur un grand nombre de biens et de choses » (B. 597) ? Cette distance n'exclut ni la compréhension, ni la communauté d'inspiration dans l'action, surtout quand, les années passant, la différence d'âge se fait moins sensible. On entend de vieux pères dire de leur fils qu'ils ont marié, et remarié jusqu'à quatre ou cinq fois : « Ils sont presque aussi vieux que moi » (B. 597). « Le temps marche vite. Il y a moins de différences entre Jelloul et moi, qui suis son père, qu'entre Jelloul et Abdelaziz, par exemple, qui sont séparés par treize années » (J. 51). L a conscience est vive des différences de position entre fils d'après l'âge, et de la distance inégalement grande qui en résulte dans les relations entre père et fils : « Le fils de la moustache travaille pour la barbe, le fils de la
Économie
438
et parenté
barbe travaille pour les cheveux blancs, le fils des cheveux blancs, avant que je n'en mange le profit, je serai mangé par le chacal » (J. 51). L'antériorité, toutefois, n'a plus aujourd'hui, pour tous, cette connotation positive. Certains permutent les valeurs de l'antérieur et de l'ultérieur : « Les gens d'autrefois, qu'est-ce que c'est ? C'est de la sagesse ? C'est du bien, de la générosité, el khir ? Ou c'est de la bêtise ? » (J. 994). Le discours, parfois, laisse échapper des formules, qui montrent que la permutation des valeurs est complète : « Non, ce n'est pas cela, ya chibat el ham, ô barbe blanche, visage de vieillard pour le calvaire [sousentendu l'enfer]. C'est à cause de vous que nous en sommes là, les derniers en tout, tous les autres sont en avance, mutaqadmin, nous n'avancerons jamais tant que nous resterons avec votre mentalité » (J. 994). D'autres refusent, en ce qui les concerne, la subordination au père, déprécient ses activités, dévaluent ses manières de faire, et quand la nécessité les contraint à garder des rapports économiques avec lui, imposent à leurs relations une forme contractuelle, et le traitent en étranger : dans les rapports pêrejfils, la connotation de l'antérieur devient alors entièrement négative. Marqués des connotations propres à l'opposition entre antérieur et ultérieur, les moments du cycle ne s'organisent pas seulement selon l'ordre de la succession. Ils manifestent en effet une opposition non moins fondamentale dans l'ordre de la simultanéité : l'opposition entre masculin et féminin. 2.3.2.
Masculin
et
féminin.
Les événements marquants qui séparent le cycle en moments distincts proviennent en effet toujours d'une nouvelle distribution des rôles entre membres de la communauté, dans les limites définies par l'opposition générale entre masculin et f é m i n i n C e t t e opposition articule elle-même deux groupes de relations, séparation entre univers masculin et univers féminin, et complémentarité des traits qui les connotent respectivement ; dépendance générale de l'univers féminin par rapport à l'univers masculin et autonomie de chacun des univers dans l'organisation qui lui est propre. L e jeu de ces quatre relations est appris par les enfants dès les premières phases du cycle de vie. L e petit garçon découvre qu'il est attendu, espéré, choyé, la petite fille qu'elle est affectueusement tolérée. A l'un on laisse tout faire, sans réprimandes ni sanctions, à l'autre on apprend à respecter l'interdit et à craindre la punition : l'un fait l'expérience de l'initiative, l'autre de la soumission. Jusqu'à sept ans, garçons et filles se meuvent, il est vrai, dans le même espace : l'enceinte domestique, dont ils apprennent les principes d'organisation. Mais ils aperçoivent vite par la vue de leurs aînés et de leurs parents, que cet espace même a des connotations opposées, et qu'ils doivent à leur jeune âge seulement d'y circuler librement. Une première séparation est marquée par la circoncision, vers six ou sept ans : fête masculine, homologue, sous bien des aspects, à la noce, à connotation principalement fémiI. Pour une confrontation avec les données du Moyen-Orient, cf. R. Antoun, 1967, pp. 294-308, et 1968, pp. 671-697.
Domaine arabe. Croissance et cycle
familial
439
nine. Circoncis, le petit garçon peut aller chez les mu'addeb apprendre le Coran — à l'école, aujourd'hui, apprendre à lire. Il devient vite aideberger, et commence à accompagner ses frères aînés, son père et ses oncles paternels dans les espaces publics, les champs cultivés et jusque dans la nature sauvage. L a petite fille, elle, n'a pas sa fête : elle fait l'expérience, dès le jeune âge, que la féminité est un manque, une négation de la masculinité par privation. Elle commence à vaquer aux mêmes tâches spécifiques que ses sœurs aînées, sa mère, et les femmes de ses oncles paternels : préparations culinaires, lavages, collecte des escargots et des plantes comestibles, ramassage du bois pour le feu. Elle apprend que les êtres féminins ne parcourent l'espace public que pour une seule tâche, qui est un service : le service de l'eau, mais qu'aux chants, aux jeux, à la joie abrités dans l'espace réservé par l'enceinte domestique, les êtres masculins ne sont pas admis. Vers treize ans, la séparation est définitive. Le garçon est traité en adulte : il occupe et parcourt les espaces publics, il va à la mosquée, au marché, au café, il boit du thé. E n revanche, il n'a plus accès à l'enceinte domestique de ses oncles paternels et n'est plus autorisé à demeurer, le jour, dans les espaces privés, ni même dans les limites de l'enceinte domestique ; celle-ci est réservée, de fait, pour l'usage diurne, aux êtres féminins. La fille, à l'opposé, est confinée plus étroitement qu'auparavant dans l'enceinte domestique, et n'en sort qu'accompagnée de parentes. Les espaces publics, à l'exception de la fontaine, lui sont interdits. Nubile, elle attend d'être donnée en mariage et se prépare à la grande fête de sa vie, où pour quelques jours toutes les valeurs sont permutées : servante, la jeune épousée est servie ; active et besogneuse, elle est immobile et passive ; cachée dans l'ombre du foyer et à l'abri des regards, elle est exposée en pleine lumière, offerte et parée, dans son éclat et ses atours. Pleinement applicable aux êtres humains dès treize ans, l'opposition masculinité et féminité, joue avec toutes ses connotations pour régler les rapports matrimoniaux et les rapports successoraux, et d'abord pour les définir en termes juridiquement codifiés. D'après la loi imposée par la société globale directement inspirée, sous l ' É t a t beylical et sous l ' É t a t colonial, du modèle savant qu'élaborèrent au Moyen Age les jurisconsultes musulmans, la séparation des droits est en effet complète. Contrat par lequel une femme, en échange d'un prix qui est la dot, met son champ génital à la disposition d'un homme le mariage, en droit musulman, considère la femme non seulement comme objet du contrat, mais aussi comme partie contractante. Propriétaire de la dot, celle-ci a la capacité d'administrer ses biens, et dispose de moyens de recours contre les entraves éventuelles à l'exercice de ses capacités : l'alliance matrimoniale maintient, en droit, les propriétés du mari et de la femme séparées. Mais la séparation organise la complémentarité : au droit exclusif, pour l'homme, de jouir du champ génital féminin, et de bénéficier de sa fécondité, correspond le droit codifié, pour la femme, de recevoir les services sexuels de l'homme, à égalité, le cas échéant, avec les autres épouses. Il en va de même en matière successorale, où dans la loi beylicale comme dans le modèle arabe savant d'organisation I. L . Milliot, 1910, p. 100.
440
Economie
et parente
sociale deux principes sont juxtaposés : le principe agnatique, qui fait revenir aux mâles par les mâles, les 'asaba, le plus gros de la succession 1 , le principe cognatique, qui admet les femmes et les héritiers par les femmes au bénéfice de parts spécialement réservées, fard. Séparés mais complémentaires, droits masculins et droits féminins sont d'autre part dans une relation de dépendance, qui subordonne toujours les seconds aux premiers : en matière matrimoniale, droit exclusif de l'homme sur la fécondité féminine, mais non de la femme sur les services sexuels masculins ; en matière successorale, admission des femmes au bénéfice de l'héritage, mais pour des quanta réduits, à position généalogique égale, à la moitié des quanta prévus pour les hommes. L a dépendance, toutefois, est générale, et n'empêche nullement l'autonomie : dans la sphère des droits féminins, les femmes sont protégées par le juge, qui le cas échéant intervient pour régler, jusqu'au plus menu détail, les rapports conjugaux. Ainsi la loi de l ' É t a t beylical et, à sa suite, la loi de l ' É t a t colonial articulent-elles, en conformité étroite avec le modèle d'organisation sociale élaboré par les savants arabes du Haut Moyen Age, séparation et complémentarité des droits, dépendance générale et autonomie maritale. D e ces rapports de droit, qui évoluent avec la législation, la pratique sociale, à l'Ansariin, accuse tous les traits, comme il apparaît à travers la manière dont se nouent les relations entre parents de sexe opposé pour les quatre dyades pertinentes : père/fille, mère)fils, frère/sœur, mari/ femme. Entre père et filles, en effet, les vies sont complètement séparées, la subordination complète, les rapports rares et, somme toute, d'une durée brève. Dès l'âge de la nubilité, le père doit marier la fille, et la remettre au gendre. L'instant décisif, dans cette relation, est la négociation matrimoniale. Objet de la transaction, la fille n'est partie au contrat que dans la mesure où elle doit donner son consentement : le silence, d'après les normes culturelles, « le rire sans moquerie, ou les pleurs sans cris », d'après les jurisconsultes, en sont la manifestation. Entre mère et fils, à l'inverse, les rapports sont fréquents, intenses, et chargés d'émotion. Les vies, certes, sont séparées, comme toujours entre êtres masculins et êtres féminins. L a subordination, seul cas dans les relations dyadiques, s'inverse : subordination du fils à la mère, jusqu'à sept ans, relâchement progressif du rapport d'autorité jusqu'à treize ou quinze ans, subordination de la mère au fils au delà de quinze ans, quand la mère vient s'abriter sous le toit du fils. La complémentarité des rôles, ici, est parfaite, c'est grâce à la mère que le fils peut, le cas échéant, échapper à l'autorité du père en fondant une nouvelle unité domestique ; c'est grâce au fils que la mère peut, en cas de remariage du père, échapper aux servitudes du délaissement. Entre frères et sœurs, les relations sont toujours, dans l'état de culture ancien, connotées positivement. Frères et sœurs vivent, certes, dans deux univers séparés, non seulement en raison de leur sexe, mais aussi de la règle de résidence maritale, qui astreint les épouses à venir demeurer chez leur mari : frères et sœurs gardent toutefois entre eux, du moins I . C f . p . 298 sq.
26
D é p i q u a g e au traîneau jarûcha,
henchir Q a f a i y a
27
Pointes d e fer du traîneau à dépiquer, henchir Qafaiya
28
Silos p o u r la conservation du grain, henchir Q a f a i y a
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F o y e r s tabûna,
et aire à d é p i q u e r
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Les réserves domestiques, poterie t o u r n é e et poterie modelée, henchir Fezzaniin
31
Détail d ' u n e poterie modelée, type burina
32
D a n s la zâwiva des Bejaoua,
Sidi el Bechir
33
34
La fille d e S L . D a a j i , henchir Q a f a i y a
La famille de H a d j Hassen..., henchir Fezzaniin
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à titre de possibilité, des rapports d'intimité confiante, plus forts s'ils sont de même mère, que seulement de même père. L a séparation n'exclut pas la réciprocité des attentes : de la sœur, le frère attend qu'elle renonce à faire valoir ses droits sur le patrimoine ; du frère, la sœur attend des prestations régulières, et surtout l'abri et la protection en cas de répudiation ou de veuvage, assurance pleine de prix en régime d'instabilité des mariages. L a subordination générale des êtres féminins aux êtres masculins s'exprime à travers le dissymétrie des positions dans la négociation matrimoniale ; en cas de remariage de la sœur, c'est avec le frère que l'on négocie parfois, en l'absence du père ou de l'oncle, mais en cas de remariage du frère, c'est lui-même, à défaut du père ou de l'oncle, qui conduit la négociation. Pareillement, en cas d'écart d'âge, le frère adulte peut avoir la tutelle de la sœur enfant, et nourrir ainsi pour celle-ci, parfois, un sentiment de tendresse paternelle, tandis que la sœur adulte ne peut exercer la tutelle du frère enfant, et n'est guère inclinée, par sa condition, à aimer celui-ci comme un fils. L'autonomie de la sœur, enfin, dans les limites de la condition féminine légalement instituée, est toujours reconnue par le frère, dont on ne cite pas un seul exemple, à l'Ansariin, qu'il conteste le droit, même s'il s'arrange pour l'annuler en pratique. L a tonalité générale de la relation frère/sœur est bien exprimée par ce propos : « A v e c mes sœurs, je fais ce que je dois faire, je leur rends ce à quoi je suis tenu par les liens du sang : les unes sont mes sœurs, filles de mon père et de ma mère, elles ne me pardonneraient pas si je les oubliais, l'autre c'est la même chose, c'est ma cousine. Elle n'a pas de frère d'un même ' ventre nous sommes de ce fait ses frères, quand même nous ne serions que des frères ' de dos '. [...] On ne peut pas rompre toutes les relations avec une partie de son ' sang ', nous sommes de la même ' odeur ', riha, nous appartenons à la même ' sensation '. On n'a pas le droit de se dérober au regard l'un l'autre, la vue en souffre. C'est d'ailleurs eu égard à tout ce que nous faisons pour elles qu'elles préfèrent rester ainsi en bons termes avec nous. N'est-il pas dit ' mieux vaut la confiance et le ' jaillissement ' du sang d'un frère que les plus belles moissons et les plus grands troupeaux qu'on se divise et qui divisent ' ? » (M. 947)
Entre mari et femme, au contraire, l'intimité est rare. L a complémentarité des rôles et la convenance des âges font de l'association conjugale, certes, le principe, en proportion importante, d'unités domestiques de composition variée. Mais la séparation des sexes, en général, est si fermement instituée, que les époux vivent, le jour, dans leur monde d'appartenance, le mari pratiquement expulsé de l'enceinte domestique, la femme pratiquement cantonnée dans cette enceinte et ses prolongements immédiats, le chemin qui va au puits, la piste qui mène à la source. Encore ces déplacements hors de l'enceinte domestique se font-ils en groupe : une femme ne v a chercher du bois dans la forêt, la nature sauvage et lointaine, qu'en compagnie de parentes, sur des itinéraires fixés. Dans l'état de culture ancien, la disjonction des sexes était telle qu'à certaines périodes de l'année, hommes et femmes devaient dormir séparés, sous la surveillance des anciens : « Nous vivons tous ensemble : les belles-filles, kania, sous l'autorité de la bellemère, el 'amma. (L'usage, ici, du mot 'amma, est riche de connotations variées.)
Économie
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et parenté
Puis la maîtrise, el hûkuma, est passée entre les mains de mon frère. A l'époque, c'était l'obéissance totale des hommes au maître, raïs, et des femmes à la maîtresse de la maison, maoulat ed dâr. Ce n'est pas comme les jeunes de maintenant. A l'époque des t r a v a u x , la vieille, el azîza, rassemblait toutes les épouses dans une seule pièce, et elle dormait avec elles pour les surveiller : il ne fallait pas qu'on se fatigue. » (B. 597)
Séparées en général des hommes, et en particulier de leurs maris, les femmes n'en sont pas moins dépendantes de ceux-ci. Les normes culturelles admettent, certes, qu'en cas d'abus d'autorité, la femme peut échapper au mari par la fuite, et chercher protection auprès du frère : protection toute théorique quand, cousine parallèle patrilatérale du mari, on a pour frère le fils de l'oncle paternel de celui-ci ; inversement, les normes de la culture sanctionnent avec vigueur et avec effet réel, l'inconduite féminine : par la bastonnade, d'abord, la répudiation, le cas échéant, le meurtre rituel, dans les conjonctures graves. « Ma mère est morte quand j'avais plus d'un an. Elle a été tuée par mon oncle. Voici ce qu'on dit : mon oncle a été invité à tuer sa femme. Ce serait mon père qui l'aurait encouragé. Il lui a tourné la tête, il soupçonnait sa femme. Quand il l ' a tuée, m a mère l'a empêché de fuir, et s'est mise à crier. Mon père lui a ordonné de la tuer elle aussi, puisqu'elle n'était pas d'accord. Il l'a tuée. On dit que lorsqu'on l'a ramassée, je tétais son sein par terre. Mon père et mon oncle ont fui, et se sont réfugiés dans l'enceinte de la zâwîya de Tebourba. » (A. 262)
Le temps n'est plus aujourd'hui, certes, où séparation et complémentarité, dépendance générale et autonomie dans la sphère réservée, jouaient à l'Ansariin avec toute leur rigueur. Des mesures légales, d'abord, ont réduit l'état de dépendance dans lequel étaient maintenus les êtres féminins : le code du statut personnel 1 interdit la polygamie 2, restreint le mariage des mineurs 3 , aménage la procédure du divorce, stabilise le droit de garde, hadâna. Toutes sortes de ruses, hîla, il est vrai, permettent de tourner la loi prohibant la polygamie : contracter d'abord un premier mariage légal, qânûni, respectant la forme prévue par la loi du I er août 1957, puis contracter un second mariage « selon la coutume en usage », ala l-orf el jâri, avec une deuxième épouse ; ou quand cela fut interdit 4 , contracter le premier mariage « selon la coutume », et le second « selon la forme légale », ou encore, continuer à vivre avec la seco'nde femme, bien que le second mariage ait été déclaré nul du fait de la validité toujours actuelle du premier. Mais il devient de plus en plus difficile de ruser avec la loi. Ainsi, à la simultanéité des femmes se résout-on à substituer la succession : à la polygamie interdite, fait place la pratique du divorce à répétition. Nouveauté relative : un modèle culturel ancien existe, qui propose comme idéal la présence simultanée de deux épouses, mais organise une succession dans la simultanéité, la première épouse quittant le domicile du chef de famille au troisième mariage de celui-ci, la deuxième, au quatrième mariage, etc. Ouand on ne pouvait pas, faute d'être riche propriétaire, combiner succession 1. 2. 3. 4.
M. T. Es-Snoussi, 1957. M. Borrmans, 1964, p. 66 sq. Ibid., p. 63 sq. Ibid., p. 68 sq.
Domaine
arabe.
Croissance
et cycle
familial
443
et s i m u l t a n é i t é , on se c o n t e n t a i t d ' o r d o n n e r la succession a v e c p l u s d e rapidité : « Je ne compte plus le nombre de fois que je me suis marié, et à mon âge cela m'est encore facile si je voulais changer d'épouse ou prendre une seconde épouse. Cela ne se fait pas chez les Bejaoua, c'est mal vu d'épouser plusieurs femmes à la fois, à moins d'être un h'âjj et d'avoir des centaines d'hectares. A ce moment-là, on peut faire comme tous les h'âjj d'ici et comme tous les gros propriétaires : trois ou quatre femmes, vingt fils, qui se retrouvent pauvres une fois qu'ils se seront partagé la terre de leur père qui était riche. Comme je ne suis pas h'âjj, et que je ne possède pas un henchir à moi tout seul, je me contente d'une femme à la fois. Je suis assez riche pour pouvoir en changer. C'est ainsi : la nature, tabi'a (l'habitude), l'espoir, et-tma' (la tentation) conduisent les femmes. On ne me fuit pas en matière d'alliance. Chacune se dit : c'est peut-être moi la femme de ce foyer, peut-être n'était-il resté disponible qu'en m'attendant. Chacune espère y faire souche et recueillir l'héritage. Ce n'est pas beaucoup, mais avec dix-huit hectares, on me considère comme riche. La première, je l'ai prise pour rien, renvoyée pour rien. C'était une Bejaouïa. La deuxième, je l'ai renvoyée sans lui avoir laissé le temps de me donner des enfants. La troisième est morte, c'était une parente, la fille de ma tante paternelle, une Bejaouïa. C'est elle qui m'a donné les enfants que j'ai. L a quatrième, je l'ai répudiée, elle est retournée vivre chez les enfants qu'elle avait eus d'un premier lit. La cinquième, je l'ai renvoyée, en justice cette fois-ci, avec l'autorisation de l'État ; nous nous sommes séparés d'un commun accord. Actuellement j'ai chez moi une Bejaouïa. » (B. 524) L a d é p e n d a n c e , c o m m e o n le v o i t , n ' a p a s s u b s t a n t i e l l e m e n t c h a n g é , d a n s ce m o d è l e d u m a r i a g e successif, p a r r a p p o r t à c e q u ' e l l e é t a i t d a n s le m o d è l e a n c i e n , où s i m u l t a n é i t é e t succession d e s é p o u s e s é t a i e n t m i n u t i e u s e m e n t réglées. L e s h o m m e s p l u s j e u n e s , c e p e n d a n t , s o n t disposés à m o i n s d e r i g u e u r d a n s le c o m p o r t e m e n t m a r i t a l , soit q u e , p l u s p a u v r e s , ils ne p u i s s e n t de t o u t e f a ç o n , e x p l o i t e r les m ê m e s a v a n t a g e s q u e les g é n é r a t i o n s p l u s a n c i e n n e s , soit q u e , p l u s politisés, ils t r o u v e n t d a n s l a p r a t i q u e m a t r i m o n i a l e d e s g é r o n t e s m a t i è r e aisée à polémique. L'homme mûr : « Ma première femme est tombée aveugle, elle ne pouvait plus s'occuper de la maison, c'est elle qui m'a engagé à prendre une seconde femme, c'est elle qui l'a choisie, et je peux dire qui l'a mariée, me l'a fait épouser. C'est ma seconde épouse qui vit actuellement avec moi, la première est avec nos enfants, ses fils qui vivent séparément. Évidemment elle demeure ma femme légitime aux yeux de tous, c'est de son plein gré qu'elle est partie vivre avec ses enfants, mais elle est toujours chez elle et elle a toujours ses droits fard sur moi. » L'homme jeune : « Ça, c'est l'excuse toute trouvée. Tous les vieux qui ont pris une jeune épouse parce qu'ils ont fait vieillir leur première femme avant qu'ils ne vieillissent eux-mêmes, disent que c'est parce que la première est malade, qu'elle est aveugle, que par conséquent c'est dans le propre intérêt de leur première femme qu'ils ont pris une seconde femme, comme si on pouvait trouver une femme qui accepterait de travailler pour une autre qu'elle trouverait sur place quand elle arrive. » (T. 406) L'homme mûr : « Avant, on divorçait naturellement. Aujourd'hui, je te donne ma fille ; demain, elle cesse de te convenir, tu me la rends. Il n'y a pas plus que cela... » L'homme jeune : « Qu'est-ce que c'est ? [...] Je te donne ma fille ou ma soeur, elle ' emplit ', amara (tenir, entretenir) ta maison, tu fais d'elle ce que tu veux,
444
Économie
et
parenté
et le jour où t u n'en v e u x plus, tu m e la renvoies comme une chienne qui a la gale. E t en plus de cela, comme si de rien n'était, on continue à parler, à vivre amicalement. C'est une chose impossible, parent ou pas parent. C'est plus grave encore quand cela se passe dans une même famille. Heureusement que la loi actuelle interdit cela, mais qu'est-ce que la loi qui se f a i t là-bas à Tunis chez le hakem si ici tu p e u x renvoyer ta femme comme tu v e u x ? Elle rentre chez ses parents et ses parents se disent : il ne v e u t pas de notre fille, nous non plus nous ne voulons pas de lui et tout est réglé. Les parents qui acceptent cela devraient aller en prison. Moi, qu'est-ce que je ferais ? A u moins je le ferais courir, je le ferais dépenser tout son argent. Tant pis si moi aussi j'en dépense autant. A u moins, il ne serait p a s dit qu'il s'est débarrassé de la fille sans peine. E t puis, j e le forcerais à rester célibataire pendant un an, deux ans, cela n'a pas de prix. Car s'il divorce, c'est pour se remarier. Je l'empêcherais de se remarier. » (J. 994)
Ainsi est-ce au nom de la loi imposée par la société globale que les chefs de famille plus jeunes reprochent aux chefs de famille plus anciens de maintenir, au niveau de la société locale, les femmes en complète sujétion. E t de fait, c'est par application de la loi, adoption des modèles urbains et militantisme politique que les hommes jeunes font prévaloir, entre êtres masculins et êtres féminins, un mode de dépendance beaucoup moins rigoureux. De là ne suit nullement, cependant, que la séparation des univers soit moins forte. Marquée, dans l'état ancien de culture, par mille signes expressifs, par le costume, le tatouage, la parure, elle est toujours signifiée, à l'Ansariin, par ces antiques moyens, même si certains jeunes aujourd'hui leur préfèrent d'autres instruments. C'est ainsi que le vêtement masculin traditionnel aux lointaines origines nordiques, qachabiya pour le commerce, birnûs pour les grands notables \ est rarement porté : devenu plus cher que le vêtement industriel moderne et, à plus forte raison, que la friperie militaire 2, il signifie à la fois l'aisance, l'enracinement et un certain souci de distinction. Le vêtement féminin traditionnel, au contraire, keram sans couture, dont on s'enroule et que retiennent deux fibules — héritier direct du peplos grec 3 — est au contraire toujours porté, sauf par quelques très jeunes femmes liées aux milieux urbains. L'opposition est la même en matière de tatouages : devenus rares chez les hommes, pour qui ils marquent des événements de la vie militaire ou du travail en milieu étranger, ils sont fréquents chez les femmes, qui marquent visage, cou, bras, doigts, seins, sexe, et jambes des mêmes motifs que ceux dont elles décorent poteries et tapis 4. La parure, enfin, n'oppose pas moins les deux univers. Nulle ou presque, chez l'homme, pour qui elle se confond avec le costume, elle brille toujours, chez la femme, des éclats d'une longue tradition : fibules, colliers, bracelets de bras, bracelets de cou, offerts pour le mariage, que l'on porte tous les jours, comme un trésor personnel, signe 1. L . Bertholon et E . Chantre, 1913, pp. 443-444. 2. D. Pauphilet, 1954, pp. 108-111. 3. L . Bertholon et E. Chantre, 1913, pp. 453-454. 4. P o u r comparaison avec les données de l'Ansariin, cf. les planches de relevés publiées par A. V a n Gennep, 1911, pp. 83-91 ; L. Bertholon et E . Chantre, 1913, pp. 478-489 ; L. Carton, 1913, pp. 676-695 ; E . Gobert, 1940, pp. 32-41 ; M. Gaudry, 1928, pp. 43-46.
Domaine arabe. Croissance
et cycle
familial
445
de la valeur qu'on vous reconnaît et de celle qu'on se reconnaît à soimême 1 . Ces oppositions expressives signifient, certes, que les connotations modernistes sont, pour le costume, le tatouage et la parure, plus fortes dans l'univers masculin, les connotations traditionnalistes, plus fortes dans l'univers féminin. Mais s'il en est ainsi, la raison n'en est pas dans la masculinité ou dans la féminité comme telles ; elle est à rechercher dans la permutation des valeurs liée à la transformation des rapports de dépendance. Si le code du statut personnel allège en effet la dépendance légale des êtres féminins par rapport aux êtres masculins, les changements survenus dans la production, l'échange et la consommation alourdissent la dépendance économique des seconds par rapport aux premiers. Dans l'état ancien de l'organisation sociale, en effet, la plupart des biens étaient produits par l'unité domestique directement, répartis ou échangés entre proches, consommés dans l'enceinte domestique elle-même. Les femmes, certes, n'avaient pas la maîtrise du système, mais des rôles précis leur étaient alloués, à toutes les étapes du processus, depuis la collecte des plantes sauvages et du bois nécessaire au foyer, jusqu'aux préparations culinaires et à la confection des vêtements. De larges sphères d'autonomie leur étaient de fait réservées. Rien, dans la chaîne d'opérations allant de la semence jetée au plat cuisiné, ne lui échappait, pas même la fabrication des jarres à provisions, du four domestique, et des ustensiles mêmes de la cuisson : potière, la femme de l'Ansariin élaborait ses bûrma (Fig. 91), ses kiskes (Fig. 92), ses qânûn (Fig. 93, 94), selon des modèles ancestraux, marquait les formes de motifs immémoriaux 2 (Fig. 95), blasonnait sa demeure des signes visibles et multiples de son activité créatrice. Tout, maintenant, est placé hors de son contrôle. A u bois ramené librement de la forêt, fait place le pétrole acheté par le mari, avec l'argent du mari, dans la maison des hommes, l'épicerie. A la merveilleuse poterie modelée, œuvre expressive que chacune pouvait créer, où les meilleures pouvaient se distinguer 3, succède la poterie tournée, faite par des hommes, transportée et achetée par des hommes, avec l'argent des hommes 4. A u x céréales et aux légumineuses produites sur place, dans le respect mutuel des tâches, font place, de plus en plus, les grains, le thé et le sucre achetés au marché des hommes. E n perdant leur rôle dans la collecte, la production et la transformation des produits, en recourant à l'usage des teintures végétales, de la laine des troupeaux, des fibres des roseaux, sans pour autant accéder aux rôles professionnels rémunérés par un travail salarié, les femmes de l'Ansariin entrent dans une dépendance économique complète. Certes, leur sujétion est modérée par le droit fard qu'elles gardent sur les patrimoines. Mais outre que ce droit est régulièrement tourné, comme on l'a vu, l'efficacité en est d'autant plus réduite que la part du travail rémunéré en salaires, qui est un travail masculin, ι . P. E u d e l , 1906, p. 28 sq. 2. L. B e r t h o l o n e t E . C h a n t r e , 1913, pp. 546-560; A . V a n Gennep, 1 9 1 1 , p. 271 sq. ; E . G o b e r t , 1940, pp. 119-193 ; D. P a u p h i l e t , 1953, p. 57 sq. ; H . Camps et H . Fabrer, 1966, p. 380 sq. 3. E . G o b e r t , 1940, pp. 140-146. 4. A. V a n Gennep, 1 9 1 1 , pp. 293-297; H . B a l f e t , 1958.
Économie
446
dm
Figure
g2. —
0
et parenté
1
2 .
Couscoussier.
devient plus grande dans le revenu des ménages. Telle est la force, malgré tout, des transformations introduites par la société globale, que l'inversion de contenu dans les rapports de dépendance n'est invoquée ni par les traditionnalistes, ni par les modernistes pour motiver leur évaluations. Moins de dépendance légale, en statut personnel, plus de dépendance économique, en situation quotidienne, voilà qui maintient, dans la mutation en cours, univers masculin et univers féminin aussi profondément séparés que naguère. Ainsi l'opposition entre masculin et féminin, avec ses divers contenus sémantiques, détermine-t-elle, comme l'opposition entre antérieur et
Domaine
arabe. Croissance
et cycle familial
447
de type moderne. ultérieur, l'articulation du cycle en phases, et par conséquent la scansion même du temps dans la communauté domestique. Si puissantes soientelles, ces grandes oppositions constitutives ne sont pas les seules, cependant, à déterminer les conditions concrètes de l'action dans le champ de la communauté domestique. Les contenus auxquels elles s'appliquent ne sont nullement des contenus quelconques, mais une matière déjà façonnée par des millénaires de culture : l'organisation patrimoniale.
3.
L'ORGANISATION
PATRIMONIALE
L a communauté domestique, en effet, est certes composée d'êtres humains, disjoints et conjoints selon la masculinité ou la féminité, la jeunesse ou la vieillesse, la parenté ou l'adhérence. Mais elle est faite non moins de droits sur des terres de culture et des terres de parcours, des puits et des sources, des semences et des outils, des provisions et des animaux, un patrimoine transmis, reformé, transformé. Chacun des éléments qui compose ce patrimoine se prête à des usages multiples : les droits se gardent, se cèdent ou s'acquièrent, les grains sont semences ou provision, les animaux fonctionnent comme des réserves d'épargne, des producteurs de biens consommables ou des biens consommables eux-mêmes, selon les programmes qui leur sont appliqués. Dans quelles marges de contraintes techniques, de règles juridiques, de traditions historiques les projets patrimoniaux sont-ils conçus et menés ? Comment la communauté domestique, nommée en d'autres lieux et d'autres temps oikos, domus ou ménage est-elle conduite, comment, pour mieux dire, est-elle ménagée ? Comment, par-delà la justice patrimoniale, la négociation matrimoniale prend-elle place dans le projet patrimonial global ?
ρ'-ί^/· f . - *
JflTiff b2
Figure
95.
a Fonds de plats
b3
Éléments de décors de poterie. b Détails
figuratifs
c Marli de plat
Domaine arabe. Croissance et cycle familial
3.1.
La croissance
449
aléatoire.
La matière sur laquelle s'applique le projet patrimonial n'est nullement, à l'Ansariin, une matière quelconque. Du monde minéral, les hommes de là-bas tirent peu de ressources pour leur usage domestique : des moëllons parfois pour construire un kim ou une mâ'amûra, de l'argile pour fabriquer de la poterie modelée, des matières colorantes, autrefois, pour les enduits. Certes, le rocher affleure en de nombreux endroits, et tout le monde connaît les carrières romaines d'où ont été extraites les pierres de l'acqueduc de Tebourba. Mais l'humus 1 et le tapis végétal qui le recouvrent 2 forment une matière autrement importante pour l'aménagement de l'existence humaine. La forêt, à la limite des zones caractérisées respectivement par Oleo lentiscetum et Zizyphus lotus 3, a régressé, il est vrai, au point de ne plus pouvoir fournir le bois nécessaire à la construction du kim et à l'alimentation de la tabûna. Seuls subsistent quelques caroubiers, des touffes de jujubier, de maigres massifs de lauriers-roses, qui ne peuvent plus faire l'objet d'une exploitation. Les oliviers sauvages, nombreux à l'époque beylicale, ont maintenant été arrachés ou greffés et sont désormais traités comme des oliviers domestiques. Quant à l'Eucalyptus, dans sa variété Gomphocephala, il est trop récemment implanté et trop rigoureusement surveillé pour être exploité dans les programmes patrimoniaux. Comme les plantes et les animaux sauvages ne fournissent qu'une alimentation d'appoint, c'est des espèces végétales et des espèces animales domestiques que les foyers tirent le plus clair de leurs ressources. C'est des rythmes propres à leur vie végétative, des aléas caractéristiques de leur croissance, de leur maturation et de leur multiplication, que dépend la matière de la gestion patrimoniale. C'est sur des corps organisés, produits de millénaires d'expériences et de mises au point, qu'à l'Ansariin s'exerce le ménagement, l'art de faire croître un patrimoine. 3.1.1.
Croissance et multiplication.
Le contraste en effet est frappant entre le nombre des espèces de plantes alimentaires, fourragères, médicinales et toxiques que savent reconnaître et nommer les gens de l'Ansariin 4 d'une part, le petit nombre d'espèces végétales qu'ils cultivent et exploitent d'autre part. La plupart des plantes potagères, dont les espèces, à l'exception du pois chiche, de la fève, de l'oignon et de l'ail sont d'introduction récente en Afrique du Nord ne sont cultivées à l'Ansariin que depuis le milieu du XIXe siècle. Les figuiers de Barbarie, Ficus Opuntia, introduits en Afrique du Nord par les Espagnols au x v i e siècle 6, sont de plantation récente : ι. 2. 3. 4. 5. 6.
V. AgafonofE, 1935, pp. 178-179. E. Cosson, 1884, p. 31. P. Boudy, 1948, I, p. 172 sq. Pour référence au milieu maghrébin, cf. L. Trabut, 1935. P. Boudy, 1949, p. 12 sq. E. Miège, 1950, p. 560 sq. 29
450
Economie et parente
les plus anciens paraissent ne pas remonter plus haut qu'au début du x i x e siècle. Les figuiers, Ficus Carica, les poiriers, les pommiers, les amandiers datent de la création des jardins dans les henchir de la montagne, au milieu du X I X e siècle, et paraissent tous venir de plants étrangers au jbel lui-même. Les oliviers, au contraire, sont d'origine mêlée. Les uns sont de plantation récente, et appartiennent aux variétés cultivées actuelles. D'autres viennent de greffes pratiquées par les colons, puis par certains indigènes, sur les oléastres, zebbûj végétant de façon spontanée dans la montagne. Si les greffons sont bien connus — parce qu'on sait que les variétés auxquelles ils appartiennent ont été apportées en Afrique, à une époque reculée, par les Phéniciens ou par les Crétois — les portegreffe, au contraire, sont d'origine obscure : vieilles variétés provenant d'une hybridation entre l'olivier sauvage et les variétés cultivées d'importation antique ; variétés cultivées redevenues sauvages, et mêlées, par hybridation, aux variétés indigènes du véritable olivier sauvage 1 . Mais les espèces végétales les plus importantes, pour l'exploitation des ressources naturelles, sont les céréales. L'orge est, avec le blé, la plus ancienne céréale cultivée en Afrique du Nord. La variété locale dominante est l'Escourgeon, un orge d'hiver précoce, résistant à la sécheresse et à l'échaudage, de grain plus lourd que les variétés de Tripoli et de Benghazi. Des trois groupes de blé distingués par les botanistes, les blés « à un grain » (14 chromosomes), les blés amidonniers ou durs (28 chromosomes), les froments ou blés tendres (42 chromosomes), seuls les blés du deuxième groupe étaient représentés à l'Ansariin, avant la colonisation. La collection naturelle des variétés de Triticum durum, y est, comme en Tunisie en général, si merveilleusement riche, que des taxinomistes comme Vavilov ont pu voir dans les montagnes tunisiennes l'un des principaux centres d'origine de cette céréale 2. Tous ces blés, certes, ne sont pas distingués par les hommes de là-bas : le blé qu'ils nomment Mahmudi serait classé par un botaniste dans plusieurs variétés, Leucomelan, Reichenbachi, Melanopum, Africanum, selon que les glumes sont glabres ou pubescentes, que le grain est blanc ou roux, caractères dont la science indigène ne tient compte que secondairement. Certains blés, inversement, que les botanistes rangent dans la même espèce et la même variété, comme Triticum durum leucomelan, sont distingués par les indigènes, suivant la densité des épis, en Agili, Biskri, Mahmudi, Sbei, Ajini, Auej. Bien qu'en deuxième position, la couleur de la glume et la couleur de la barbe n'en sont pas moins des traits pertinents pour les classifications indigènes. C'est ainsi que les six blés qu'on vient de citer ont en commun l'association d'une glume blanche et d'une barbe noire, mais diffèrent par la densité de l'épi. Abiod et Darbassi, au contraire, ont une glume blanche et une barbe blanche ; Suri, Azizi, Bidi, Homira, Mekki, une glume rousse et des barbes rousses ou noires ; Medea, Jenah Rhetifah (aile d'hirondelle) et Hala, une glume fortement teintée de noir violacé, et une barbe noire 3. Entre la densité de l'épi et la distribution géographique des variétés, la corrélation à 4. P. B o u d y , 1949, p. 13 ; 1950, pp. 437-440. ι . F. B œ u f , 1932, p. 18. 2. Ibid., p. 23 sq.
Domaine arabe. Croissance et cycle familial
451
l'échelle des montagnes tunisiennes est forte. Comme d'autre part la distribution géographique est liée à la quantité d'eau nécessaire au développement de la plante 1 , il semble que l'intervention humaine se soit bornée, en Tunisie, à discerner et à accuser les effets de la sélection naturelle. Elle paraît avoir été plus active pour les espèces animales, surtout pour les deux plus importantes, les ovins et les bovins. Les ovins, en effet, dont la race de Barbarin est formée depuis une haute antiquité, ont une particularité remarquable : la masse adipeuse de leur queue. Celle-ci est telle que l'accouplement, dans les conditions naturelles, est difficile. La lutte libre dans un troupeau ne laisse pas moins de 15 à 20 % de brebis vides 2. Aussi le berger doit-il aider à la monte : le développement de la graisse sur l'appendice caudal, qui sert à des préparations culinaires appréciées, est bien l'effet d'une sélection systématiquement voulue. Quant aux bovins, de race locale et antique aussi, ils requièrent, pour la force motrice qu'on attend d'eux, une alimentation en eau abondante, ce qui rend leur emploi difficile en période de sécheresse : la quantité d'eau absorbée librement, en un jour, par un bœuf de travail, l'été, est de 70 à 80 litres 3 . Telles qu'elles ont été sélectionnées par des millénaires de discernement et d'expériences, les espèces végétales et les espèces animales domestiques sont sujettes, chacune, à un cycle de vie qui leur est propre. Plantes et animaux croissent naturellement, dans la mesure où le milieu que leur ménage l'homme leur offre de quoi se développer. Or la maîtrise de ce milieu n'est pas telle, à l'Ansariin, que les êtres vivant dans la domesticité soient protégés contre les irrégularités du cycle météorologique annuel. Blé et orge, il est vrai, ont, par leur facultés de « tallage », le moyen de proportionner le nombre de tiges par unité de surface à l'approvisionnement en cours : si les pluies sont rares, ces céréales ne tallent pas, chaque grain donne une tige portant un seul épi ; si les pluies sont abondantes, elles tallent proportionnellement, et le rendement augmente 4. Humidité et sécheresse affectent donc profondément la production : de fait les rendements varient, à l'Ansariin, de 1 pour 1 à ι pour 15 avec les techniques traditionnelles. Les chutes de pluie gouvernent ainsi, en définitive, le système entier de formation de la matière vivante. Elles déterminent les marges à l'intérieur desquelles seules l'homme peut intervenir dans le processus de croissance et de multiplication. Elles déterminent, par la manière dont elles surviennent, par la force des précipitations, l'ordre des ondées et le moment du cycle où elles tombent, les chances à saisir et les risques à courir. Dans ce jeu contre la nature que les hommes de là-bas mènent continuellement, la pluie est la partenaire imprévisible, l'instrument et l'expression du hasard. C'est parce que tout dépend de la pluie que toute multiplication, à l'Ansariin, est provisoire, toute croissance, par conséquent, aléatoire. ι. Ibid.., p. 28. 2. A . Godard, 1955, pp. 13-16. 3. H . G e o f f r o y Saint-Hilaire, 1919, p. 2 1 1 . 4. F . B œ u f , 1932, p. 379 ; J. Despois, 1937, PP· 186-193.
Économie et parenté
452
L'aléa, toutefois, n'est pas neutre, et le hasard a un nom : la miséricorde de Dieu. 3.1.2.
La miséricorde de Dieu.
Face en effet aux conditions aléatoires dans lesquelles l'unité domestique développe son cycle, les hommes de l'Ansariin s'efforcent, d'une part, de réduire l'incertitude, mais s'en remettent, d'autre part, à la volonté de Dieu. Si incertains soient-ils eu égard aux moyens de prévision dont on dispose là-bas, les événements météorologiques n'en surviennent pas moins selon un ordre connu. Pluies et neige, gelées et frimas, sirocco et sécheresse sont donc attendus, espérés ou redoutés. Le cycle de l'année météorologique est réparti en phases, dont la succession ordonne la suite logique et technique des travaux agricoles. D'innombrables proverbes et dictons marquent les coupures significatives dans le déroulement du temps, et ajustent données météorologiques et tâches pratiques. « Pluie d'automne — bonne année » : c'est du moment et de la quantité de pluie l'automne, que dépend en effet le début des labours, et par conséquent, souvent, la surface même qui sera retournée et ensemencée. Plus tôt il pleuvra après les Sécheresses de l'été, plus vite seront faites les semailles. Or « semailles précoces annoncent bonnes airées », « qui ne sème tôt ne bâtira meule ». Pour mettre le grain en terre, il faut attendre que l'eau ait pénétré : on ne sème pas sous la pluie, on ne récolte pas dans le vent, « tout ce que fait le paysan est bon, sauf labour de pluie et moisson de vent ». En revanche, s'il pleut sur le grain fraîchement semé tous les espoirs sont permis : « Arrose le grain, je te montrerai merveille. » Après les pluies d'automne, les plus importantes pour l'année agricole sont celles de printemps : on appelle mars bawwâl, le pisseux. Pour les oliviers, la pluie de mai est un don de Dieu, mais la pluie d'août amène des parasites. Quelle que soit l'époque des pluies, le fellàh préfère la pluie de nuit : « Années de bien ont des signes, pluie la nuit et chaleur le jour. » 1
Le fellâh a beau être guidé par les savoirs ancestraux pour régler son comportement en situation d'incertitude, il n'en fait pas moins l'expérience quotidienne de la dépendance. Fondamentalement aléatoire, mais vitalement nécessaire, la pluie lui apparaît alors comme le bien de Dieu et sa miséricorde, khir Allah, rah mat Rabbi. Aussi le fellâh doit-il faire preuve tout à la fois de prévoyance, pour se prémunir contre les aléas, et de confiance en Dieu, pour se fortifier contre la malchance. Il lui faut des provisions, une réserve qu'on se ménage et dans laquelle on puise l'année durant ; et de la foi, une certitude qu'on se donne, et à l'aide de laquelle on fait face à l'aléa. Il est donc amené à compter, pour décider quoi vendre et quoi acheter, mais à ne pas calculer, pour ne pas offenser Dieu, le miséricordieux. « On pousse la charrue et tawahal 'alla Allah, à la grâce de Dieu ! On ne se mêle pas de calcul, ou de mesure du temps passé à tel ou tel travail. Le travail, c'est le ciel et le temps qui l'ordonnent, ce n'est pas le travailleur. » (J. 051) ι. Trad. J. Quemeneur, in : J. Quemeneur, 1957, pp. 109-iri.
Domaine
arabe. Croissance
et cycle
familial
453
« Pour nous, notre part (notre devoir) est de travailler et de compter sur Dieu, tawakal'alla Allah. Nous travaillons, sans plus. Tout autre chose est Sark, donner à Dieu un associé, le calcul. Le calcul est affaire du diable, l-ahsab muri chitan. »
(J· 139)
« Calculer ne sert à rien. Cela ne fait que faire disparaître la bonne chance, tarfa 'el-baraka. Nous avons nos bêtes, nous avons nos hommes, pour nous il n'est que de travailler, le reste est de l'ordre de la puissance divine, qûdrat Allah. Nous n'avons pas à nous mettre à sa place ni à chercher à pénétrer ce qu'elle aura décidé. Que Dieu nous gratifie de ce dont il aura envie, nous n'avons qu'à nous soumettre, tout ce qui vient de lui d'ailleurs est bon, si nous étions un peu plus croyants. » (T. 406)
Entre le compte et le calcul, la provision et la prévision, la pensée indigène introduit donc de subtiles différences. Confronté à l'imprévisible, mais conforté par la foi, détourné du calcul, mais entraîné au choix, le fellàh vit sa condition, certes, comme une condition morale. Plutôt, cependant, que de s'abandonner à Y aléatoire, il préfère le combinatoire. Toute gestion, pour lui, est par nécessité spéculation. 3.2.
La
gestion
pa
t
rimontale.
De la spéculation, il faut d'abord distinguer la course au hasard, l'emploi désordonné à la journée chez un propriétaire et chez un autre, l'errance à laquelle certains se livrent, par contrainte ou par déchéance, à l'Ansariin. Pour ceux-là, il n'y a pas matière à examen spéculatif : ni terre à entretenir, à vendre ou à acquérir ; ni troupeau à multiplier, à exploiter ou à scinder ; ni femmes à prendre ou à laisser, fils à établir ou à garder, filles, sœurs et nièces à marier, soit que, par condition de naissance, on n'ait rien reçu, soit que, par imprévoyance, on n'ait rien su fonder. « A Salah, mon fils, j'avais donné 10 hectares et une paire de bœufs. Il a mangé la paire de bœufs. J e la lui ai rachetée et la lui ai redonnée. Il l'a reperdue. E t pourtant, il ne joue pas, il ne boit pas, il n'a pas une mauvaise conduite. Il n'est pas fait pour l'agriculture. L a charrue lui est hostile. Il n'a pas de bonnes idées. Il n'est pas ' prévoyant » (B. 651)
Ouvriers agricoles et ouvriers des chantiers de forêt — on les appelle « travailleurs de la ceinture » — fils de propriétaires déchus vivent ainsi en ménages peu nombreux, avec une seule femme, non, toutefois, sans se remarier, quand la première femme est décédée ou quand, pour une raison ou pour une autre, on l'a répudiée. Il n'y a de gestion « patrimoniale » de l'unité domestique, en effet, que lorsque celle-ci dispose de moyens de production, en terres et en troupeaux, d'une certaine taille. Là se trouve, de l'aveu des hommes de là-bas, le seul vrai fondement de la grande communauté domestique, le principe voulu et vécu de son unité. « Ce qu'il y a de commun, c'est la terre, ce sont les moyens de la travailler. Ce qui nous réunit, c'est cela, c'est le travail. On naît frères héritiers, issus de la même terre, faits pour s'entendre, et non pour être divisés en même temps que l'on divise ce qui devrait être le lien. On est tous liés à cette terre, de même que le cordon ombilical qui nous a tous liés à une même mère. L e cordon peut être sec-
Economie
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et parente
tionné, mais la mère reste commune. C'est cela aussi avec la terre. Chacun est maître de son foyer, mais la terre est à nous tous. On la travaille, on en partage le fruit, thamaz. Si on se dit propriétaire de deux hectares et demi chacun, c'est par commodité, pour l'administrateur. Quand il dit à l'un d'entre nous : Qu'es-tu ? On lui répond en p a r t a g e a n t l'avoir total en six parts. » (B. 561)
Mais ces moyens de production, fondements de l'unité domestique, sont à la fois effets et causes de l'activité productive elle-même. L e développement d u cycle, avec ses phases de prolifération et ses moments de récession, est ainsi effet et cause, à son tour, de la production dans la communauté domestique. Plus d'hommes à nourrir, plus de femmes à épouser, c'est plus de forces de t r a v a i l disponibles, plus de chances pour la croissance, mais c'est aussi plus de risques pour qu'il faille, en année de disette, prélever des biens sur le patrimoine accumulé, et réduire d ' a u t a n t les chances d'une reprise de la croissance. L e cycle, dans la grande c o m m u n a u t é domestique, n'est donc pas un parcours régulier, déterminé seulement par le nombre des mariages, les règlements d'héritage, le nombre et le sexe des enfants, de leurs conjoints et des petits-enfants. Héritages et mariages, nombre des enfants et nombre des conjoints sont en vérité liés aussi a u x variations du patrimoine, par les chances et les risques de la croissance. Loin de développer son cours comme u n processus autonome, le cycle domestique se prête, dans les limites imposées par les hasards de naissance, sinon à une gestion rationnelle, du moins à une conduite intentionnelle. 3.2.1.
Effets
et conditions
de la
croissance.
Comment conduire le cycle en tenant compte des chances et des risques de la croissance ? C'est en examinant les processus de segmentation à l ' œ u v r e dans les grandes communautés domestiques qu'on discernera les effets et les conditions de la prolifération. Il y a, en effet, des raisons économiques précises pour rester en grande c o m m u n a u t é domestique, ou au contraire pour « sortir » de la communauté d'origine et fonder une communauté de même modèle. T a n t qu'on reste en grande c o m m u n a u t é domestique, on peut garder dans l'indivision un certain nombre de charges de production, auxquelles des ménages séparés, réduits à l'unité conjugale, ne p e u v e n t faire face. L'attelage, en particulier, ne peut être maintenu que dans la mesure où une superficie suffisante, une mechia, dix hectares dans l'état des techniques traditionnelles, est à cultiver régulièrement. Si la fragmentation de la c o m m u n a u t é domestique conduit à diviser la terre en lots inférieurs chacun au seuil d'entretien d'un attelage, la conséquence, inéluctable à terme, est l'incapacité pour chacune des unités nouvelles de disposer de sa paire de bœufs, la perte, par conséquent, pour la collectivité des frères, de la maîtrise d'un facteur primordial de production. « C'est toujours les femmes qui séparent les frères et pour des riens. [...] Quand il n ' y a plus d'autorité pour imposer le silence à toutes, on finit par se donner la paix en donnant à chacune son foyer. Cela commence ainsi : on se sépare dans le logement, la cuisine ; dès que la cuisine n'est plus commune, chacun s'estime lésé, l'un mange plus qu'il ne travaille ; on partage alors le travail, la terre, le
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bétail, et c'est fini, chacun v i t séparément. E t pourtant on vit mieux ensemble. A trois, on avait 22 hectares. Une bonne paire de bœufs, c'est une maison. Maintenant, que pouvons-nous avoir ? Un bœuf chacun ? Même pas ? Quant au troupeau, ce n'est pas sur 9 hectares qu'il pourra vivre. On perd nécessairement quand on se sépare, même si on croit gagner en tranquillité. » (R. 393)
Quand on parvient au contraire à maintenir la grande communauté domestique, on réalise une combinaison plus efficace des moyens de production : attelage de bœufs, troupeaux, jardins, permettent une meilleure productivité du travail, à la condition, toutefois, qu'un seuil de quantité soit franchi, le seuil des dix hectares par unité conjugale avec les techniques traditionnelles. « Trois de mes fils sont mariés, j'ai aussi trois filles mariées. Ali vit avec moi, c'est lui qui exploite mes terres, nous vivons ensemble, actuellement il est sans femme, il a divorcé deux fois. De la première femme il a une fillette qui vit avec sa mère. Cette première femme est la fille de sa tante paternelle, la fille de ma sœur, Nadjia bent Salah ben Larbi ben Hadj Mohammed Boutaghane Bejaoui. Elle est restée chez mon fils pendant trois années. Celui-ci l'a renvoyée un jour sans que je sache pour quelle raison exacte, c'était avant l'indépendance, à l'époque des mariages et divorces libres. Il y a six ans, il s'est encore séparé de sa deuxième femme, Halima bent Belgacem ben Ahmed Bejaoui. Le mariage n'avait pas été transcrit à l'état civil, c'était un mariage devant témoins ; la séparation s'est faite de la même façon ; d'ailleurs elle s'est remariée depuis. Mon fils a toujours vécu avec moi, même lorsqu'il était marié, on vivait ensemble dans le même foyer. Mon fils aîné Rabah ne m'a pas quitté non plus, mais il vit avec l'épouse de mon père. Je leur ai donné à travailler 3 hectares. C'est lui qui cultive les terres de la femme de mon père M'Barka ben Dahmani : Aouidad Trabelsi. Elle n'a pas d'enfant. Elle a un héritage, à elle seule, de 4 hectares et elle a acheté 2 hectares auprès de Ali ben Hocine ben Kouider Bejaoui. Ils vivent sur 9 hectares, Rabah aide son frère à travailler ma terre ; et à la récolte, ou plus tard dans l'année, il prend le complément dont il a besoin. Ce n'est pas un salaire à proprement parler, ni du khammessat. Il n ' y a aucune différence, nous habitons tous ensemble. S'ils n'ont pas à manger, je ne peux pas manger sans partager mon repas. On s'approvisionne tous à la même réserve et quand il n'y a plus rien, c'est pour tout le monde. C'est la même chose pour le travail : comment engager un ouvrier agricole quand un de mes fils est libre de son temps ? Les deux frères s'organisent pour se partager le travail. L e troupeau aussi est en formation unique, quoique la femme de mon père ait à titre personnel deux vaches et mon fils Rabah une jument et cinq brebis. Le reste du troupeau — 14 brebis, 2 paires de bœufs, 3 mules, ι jument, 1 âne — est commun. Nous avons 50 oliviers ensemble. Rabah vit avec la femme de mon père parce que c'est elle qui l'a élevé, il l'appelle ma mère et elle le considère comme son fils. Mon quatrième fils Khelifa v i t lui aussi avec moi, je lui ai donné comme femme une cousine lointaine de ma femme, la fille du fils de l'oncle 'amm de ma femme, la fille de Mahmoud ben Mohammed ben Ali Bejaoui. Il travaille sur ma terre, c'est une personne de ma famille ou plus exactement ce sont trois membres de la famille. » (B. 071)
On perçoit, à travers le discours indigène, par quels procédés un père s'efforce de maintenir la grande communauté domestique : réunir des parcelles de terre assez nombreuses, par mariage, héritage, acquisition, métayage, pour que les ftls mariés puissent faire un travail productif ; imposer l'utilisation commune de l'attelage, et la pratique de la réserve
456
Économie
et
parenté
d e p r o v i s i o n s u n i q u e , c h o i s i r les é p o u s e s , e t l e s r e n v o y e r , d ' a p r è s l e s fluctuations de l a c o n j o n c t u r e successorale. L a t a c t i q u e e s t a n a l o g u e q u a n d i l s ' a g i t , p o u r u n chef d e f a m i l l e , d e m a i n t e n i r u n e c o m m u n a u t é d ' e x p l o i t a t i o n , a l o r s q u e filles e t v e u v e s o n t d r o i t à l a t e r r e : o n f a i t p a t i e n t e r l e s u n e s e t les a u t r e s p e n d a n t des années et on garde pratiquement l'usage d u domaine. « A la mort de mon père, j'ai défriché son lot, je l'ai planté et j'ai réalisé le contrat au nom des héritiers. Mon frère a laissé deux épouses qui ont eu 1/8 ; il avait eu un fils (il est mort avant lui sans avoir été marié) et cinq filles dont deux sont aujourd'hui mortes. J'ai eu en tant qu'héritier principal, 'asâba, le quart de ce qui restait (7/32) et les filles se sont partagé le reste, ce qui devait faire 2 hectares et 1/3 chacune. J'ai eu près de 4 hectares. Les veuves ont quitté le domicile ' conjugal '. L'une s'est remariée, l'autre est rentrée dans sa famille. On s'était entendus : t a n t que l'appropriation ferme n'était pas faite, je restais bénéficiaire du terrain. Ce n'est qu'après la guerre, pratiquement, que j'ai remis à chaque héritier ce qui lui revenait, quand l'une de mes nièces M'na vint à mourir et que son mari nous eut réclamé la part de son épouse. Un peu auparavant, la plus jeune des veuves avait été pressée de recevoir sa part. J'ai fait patienter tout le monde en distribuant à chacun quelque chose, une partie de la récolte, surtout les petites denrées : huile, fruits et légumes. Mais dans l'ensemble, mes nièces ne m'ont pas donné de peine, c'est presque de mon gré que je leur ai restitué la terre. Je crois que si je n'avais pas voulu le faire, jusqu'à ce jour j'aurais pu encore disposer de leur part, de la part au moins de celles qui sont encore vivantes. Ce sont leurs héritiers qui, parce qu'ils n'ont rien à perdre, parce qu'ils sont plus éloignés, se décident à faire valoir leurs droits à la succession, même si c'est pour une infime partie. » (B. 561) Mais là o ù les f a c t e u r s économiques c o n d i t i o n n a n t l a f o r m a t i o n et l e d é r o u l e m e n t d u c y c l e s o n t les p l u s a p p a r e n t s , c ' e s t l o r s q u ' u n fils a î n é e s t e n p o s i t i o n d e « s o r t i r » et d e « m o n t e r s a m a i s o n ». L a f r a g m e n t a t i o n est i n é v i t a b l e q u a n d la part de c h a c u n est t r o p petite p o u r fournir la subsistance. « A quoi cela servirait-il de rester ensemble sur 2,5 hectares ? Si on devait étendre la literie, cette étendue ne suffirait pas pour les 21 personnes que nous sommes. [...] Non, ce n'est pas par désaccord, au contraire. Plus jeune, je me suis trouvé dans une meilleure situation, j'étais plus libre pour ' sortir ' que mon frère. C'est ce que j'ai fait. Je me suis dit qu'en quittant la famille, je saurais faire quelque chose. [...] Non, je ne crois pas que dans notre cas ce serait un bon calcul que de vivre tous ensemble. Pour travailler quoi ? Si on avait eu un héritage commun, afin de ne pas disperser, oui, on serait restés tous ensemble sur la même terre, surtout que nous sommes les enfants d'une même mère et que notre mère est vivante. » (B. 608) A contrario, le d é p a r t d u fils a î n é est f a c i l i t é q u a n d l e s m o y e n s de p r o d u c t i o n s o n t s u f f i s a n t s p o u r le d o t e r c o m m e u n e u n i t é a u t o n o m e . L a fission e s t a l o r s u n e scission, q u i r e p r o d u i t u n e c o m m u n a u t é d o m e s t i q u e s u r le m ê m e m o d è l e q u e la c o m m u n a u t é d ' o r i g i n e . « J'avais pris des terres en métayage. J'utilisais les bœufs et les bêtes de mon père, je pouvais en disposer comme je voulais et autant que je voulais. Au contraire mon père m'encourageait à prendre et à travailler le maximum de terre que je pouvais : c'est à cela que l'on reconnaît le vrai cultivateur. Il m'a aidé ainsi jusqu'à ce que j'aie eu ma paire de bœufs, a v a n t d'hériter de celle de ma
Domaine
arabe. Croissance et cycle
familial
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mère. Les olives, on les partageait à peu près à moitié, de même que le jardin, la sania : on la travaillait ensemble et on se partageait les légumes et les fruits. Ce n'était donc que pour l'essentiel, c'est-à-dire le grain, que je devais me suffire. Evidemment, les plus riches donnent de la terre à leurs enfants, ils leur donnent une mechia. C'est en principe du métayage, mais rares sont ceux qui prennent réellement la moitié de la récolte. D'autres aident leurs fils en leur donnant quelques têtes de bétail, ovins ou bovins. Mon père m'a autorisé à faire paître tout le bétail que je pouvais avoir sur ses terres. E n revanche, quand c'est nécessaire, un père peut disposer de son fils et de ce que possède son fils comme si c'était son bien propre. C'est pour cela que l'on dit que c'est une même maison. » (B. 604)
3.2.2.
Calcul économique et comptabilité
patrimoniale.
Superficies et moyens de production d'une taille minimale cependant ne sont pas les seules conditions pour que la communauté domestique se maintienne et prospère, que le cycle s'y déroule avec la variété de ses figures, et que les unités se reproduisent selon le même modèle. Il faut aussi que la production, la répartition et la consommation y soient réglées en des proportions telles que le patrimoine puisse non seulement demeurer, mais encore croître au même rythme que la prolifération des ménages. Dans l'organisation économique traditionnelle, la préservation et la reproduction des biens patrimoniaux sont garanties par un certain nombre de ratios fixés selon un usage millénaire : contrat de khammessat ; contrat de mugharsa, contrats d'élevage. Suivre la norme coutumière, pour un chef de famille, c'est bénéficier d'une assurance de bon fonctionnement du système, d'une certitude, aussi, que les limites de rupture seront clairement perceptibles à l'avance. Ainsi pour la moisson, la tradition offre deux formules de rémunération du service : l'ashûr ou dixième de la récolte, Yaqti, ou forfait, une quantité de grain égale à la quantité semée. L a première formule, plus ancienne, dose blé et orge : à égalité, un champ de blé et un champ d'orge, ou une journée sur du blé et une journée sur de l'orge. « L a peine, explique B., est à peu près la même pour le blé et pour l'orge ; ce qui varie, c'est l'abondance de la récolte, et pour cela la rémunération est en proportion : il est plus facile et rapide de moissonner un champ de bûzûba (mauvaise récolte, épis épars), qu'un champ de saba (bonne récolte). Mais un dixième de bûzûba, c'est un dixième de rien » (B. 604). Ces ratios gardent toute leur valeur : loin de les périmer, l'emploi généralisé de la monnaie permet d'évaluer avec une précision plus grande les quantités qu'elles proportionnent. Les propriétaires ne s'y trompent pas, qui préfèrent les services payés en argent plutôt qu'en nature. Mais la préférence pour la liquidité est telle, de la part de ceux qu'ils emploient, qu'entre propriétaires et moissonneurs, l'accord se fait aisément, à l'avantage du propriétaire selon les normes traditionnelles elles-mêmes. « Aujourd'hui, on ne trouve plus de mêmes veulent être payés en argent. 60 journées de salaire à 350 F \ soit argent : cela ne coûte que 21 000 F, I. Anciens francs.
moissonneurs au dixième. Les nomades euxOr je dois prévoir, pour moisson et battage, 21 000 F. Il est plus avantageux de payer en contre 35 000 F, pour la moisson seulement,
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Economie et parenté
quand le paiement est fait en nature. Les gens aiment recevoir de l'argent. C'est à croire qu'ils ont tous leur provision annuelle assurée, ce qui n'est pas du tout le cas. On n'a pas de quoi dîner ce soir, vous proposez à quelqu'un 350 F par jour ou une guelba (18 à 20 1) d'orge qui vaut le double, il préférera 350 F et refusera de travailler pour l'équivalent d'une provision de grain suffisante pour une semaine. » (B. 604)
Les contrats d'élevage fixent, pareillement, des proportions définies, de manière à préserver le renouvellement du troupeau, la rémunération du berger et le rendement du patrimoine : pour 200 brebis, 20 agneaux, 10 sacs de blé et 10 sacs d'orge vont au berger. Les vachers sont rétribués sur les mêmes bases que les bergers, avec l'équivalence d'une vache pour dix brebis. Autant de vaches dans un troupeau, autant d'agneaux, donc, pour le gardien. L'emploi généralisé de la monnaie toutefois a incité les propriétaires à reviser les bases des contrats traditionnels Payer 5 000 F, le prix d'un agneau, pour le pacage d'une vache, est désormais considéré par les propriétaires comme très cher. Pour un troupeau de 20 vaches en effet, soit, au mois de mai, quand toutes ont vêlé, 40 têtes, y compris 2 ou 3 taureaux, un propriétaire paie, en équivalent monétaire des rétributions en nature aménagées par le contrat traditionnel, 20 agneaux, 20 sacs de blé et d'orge, soit 100 000 F, pour les agneaux, 42 000 pour le blé, et 25 000 pour l'orge, au total 187 000. Or pendant la courte période de temps où le troupeau de vaches est nourri sur les pacages, de janvier à mai, la rémunération d'un ouvrier à la journée revient à 35 000 F. Les propriétaires font leur calcul : au contrat traditionnel, avec ses stipulations précises pour les rémunérations en nature, ils préfèrent le contrat moderne, avec une rémunération stipulée en monnaie. Confronter, sur ce point précis, comptabilité en monnaie et comptabilité en nature est aisé, parce que l'objet des évaluations est défini, et qu'on ne cherche nullement à prendre en compte la totalité des opérations patrimoniales. La difficulté est beaucoup plus grande quand on tente d'appréhender l'ensemble des mouvements, et de discerner les rapports que les évaluations ont les unes avec les autres. Dans la spontanéité de leurs calculs, les fellàh évaluent certaines opérations en monnaie, d'autres en nature. Le danger pour une appréhension du mouvement total ne serait pas grand, si les évaluations en nature étaient converties en évaluations en monnaie, et vice-versa. Mais le fait est que dans la pratique de leur gestion, les fellàh de l'Ansariin ne réussissent pas ces conversions. Aussi dès qu'ils tentent de mesurer le coût et le rendement de leurs opérations, le découragement les gagne : la rigueur du calcul fait certes apparaître le peu de productivité du travail, mais, ils ne le voient pas, leur calcul ne s'appuie pas sur une appréhension comptable totale des opérations patrimoniales. « Sur mes 18 hectares j'en ai labouré 11, les autres sont au repos, et j'ai laissé 2 hectares pour faire un peu de sorgho. Cela fait, en labour, 5 hectares de blé, 4 hectares d'orge, 2 hectares de fèves; en semences, 5 quintaux de blé, 3 d'orge et deux guelba de fèves. C'est déjà 38 à 30 000 F. Pour la main-d'œuvre, il faut compter 80 journée d'ouvriers à 350 F la journée, autant de frais que pour la semence. Ceci pour les labours d'automne : je ne parle pas des labours préparatoires d'été, ces dépenses, on les mettra sur le compte de l'an dernier. De toute
Domaine
arabe. Croissance et cycle
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façon, cette année aussi j'en aurai autant. Pour le sarclage, je n'engage pas de main-d'œuvre salariée. La moisson : on compte traditionnellement autant que pour la semence [...], cette année, 35 000 F au moins. Il faut ajouter 5 000 F pour les labours de printemps, 10000 F pour les labours d'été [...]. Le battage généralement suscite peu de dépenses : on le compte avec la moisson. Il faut donc tabler sur 120 000 F pour lever et faire rentrer la récolte de u hectares. L a terre en métayage à moitié demande le quart des mêmes frais soit 12 à 15 000 F. Mieijx v a u t ne pas mettre en balance ce que donnera la terre, c'est du domaine du secret, de la volonté divine, préjuger de ce que donnera la terre c'est autant vouloir pénétrer les intentions divines, on risque toujours d'être déçu, car on ouvre son ventre au-delà de ce qu'autorise la décence. » (B. 524)
Tous ceux qui tenaient au calcul parviennent au même résultat : mieux v a u t ne pas comptabiliser en monnaie, car cela décourage de continuer, cela fait tenir la peine, « la peine des gens et la peine des bêtes », pour pratiquement nulle. « Je ne retiens que l'argent qui est sorti de mes mains, car c'est celui-là qui coûte le plus pour quelqu'un qui n'a pas de rentrées, madkhil. Les premiers labours, säqqa, défonçage, et mayal, préparatoires, au tracteur, 4 hectares pour 15 000 F, ensuite 3 jours de tracteur pour semer, 30 000 F. Le propriétaire du tracteur m ' a rendu service, il me les a traités en 1 jour 1/2 en doublant ses journées de travail. J'ai engagé un ouvrier pour semer : 10000 F. Voilà pour les labours. Après j'ai payé à mes enfants qui m'ont aidé 4 500 F à l'un, à l'autre 4 200 F (ce dernier pour les labours de printemps pour le maïs). L e deuxième labour pour le maïs, 3000 F de main-d'œuvre, 5000 F pour semer (2 ouvriers). E t ces jours-ci j'ai engagé quelqu'un pour chasser les oiseaux ihahi. [...] J'oubliais les frais engagés pour les fèves, en pure perte d'ailleurs : 4 300 F pour le piochage et désherbage, de 5 000 F pour l'arrachage. J'ai acheté 5-6 quintaux de phosphates, la dernière qualité, pour le blé et les fèves ; il fait froid chez nous, il faut de l'engrais pour réchauffer la terre (l'engrais se dit elmonsakhanat, racine s-k-h-n- : celles qui réchauffent). J'ai en ai eu pour 9 000 F. Outre ces dépenses il faut prévoir la moisson et le battage : 2 ouvriers pendant 1 mois. Pour la moisson seulement, selon la façon d'estimer habituellement, il faut prévoir la même quantité que celle qui est semée : 6 quintaux de blé pour 25 200 F et 80 kg multipliés par 6, soit près de 5 quintaux d'orge pour 10 000 F, cela fait plus de 35 000 F. En supposant que je n'engage qu'un seul ouvrier, cela me fait 16 000 F au minimum. Récapitulons : labour 52 200, semences 19 500, phosphates 9 000, piochage de protection 5300, récolte 26000, au total 112 000. On peut donc compter 120 000 F de frais pour l'année, sans parler de mon travail, de celui de mes petits-enfants, de m a femme et de mes bêtes, sans parler aussi de la semence qui est prélevée sur la récolte de l'année précédente. Si je devais l'acheter au prix du marché libre, et en prenant le grain de la consommation ordinaire, les frais dépasseraient 150 000 F. Voyons le rapport : 5 pour 1 en blé, on a dit que cela faisait 30 quintaux de blé à 4 200 F le quintal = 126 000 F ; 6 pour 1 en orge cela fait 36 sacs, c'est-àdire 29 quintaux à 2 000 F le quintal = 58 000 F ; les fèves, rien. On peut espérer entre 12 à 20 000 F de maïs (3 000 F le quintal) après avoir prélevé une bonne partie pour notre consommation. Les céréales me rapportent donc près de 200 000 F pour 150 000 F de frais engagés. C'est à égalité, tout ce que j'ai ' gagné ' c'est ma peine. Quand on calcule on est vite découragé, mieux vaut ne plus cultiver, c'est d'ailleurs ce que beaucoup font, de plus en plus nombreux. On fait ses comptes, on s'aperçoit que l'on travaille en pure perte, un jour on renonce à travailler la terre et on essaie de gagner sa vie autrement. Pour tenir, non seulement il faut compter sa peine pour nulle, il faut aussi s'interdire de rapprocher les dépenses des recettes. » (B. 604)
46ο
Économie et parenté
Ainsi découvre-t-on, quand on évalue aux prix du marché les services que la communauté domestique doit se procurer au dehors, que les résultats d'exploitation sont dérisoires. Or d'après cette logique, ces résultats devraient rémunérer non seulement les services que les membres de la communauté domestique rendent à l'exploitation, mais aussi le patrimoine engagé. Faute de pouvoir faire des imputations précises, de calculer, par exemple, la valeur du patrimoine foncier et des attelages employés d'après le prix de location sur le marché, on conjoint ce qui est disjoint, on met en regard des charges donnant lieu à versements en monnaie, et des recettes en nature estimées aux prix du marché : on soupçonne qu'aucun calcul, dans ces conditions, n'est véritablement possible, que toutes ces opérations sont absurdes. Et on oppose, aux faux calculs économiques, la vraie comptabilité patrimoniale : « N o r m a l e m e n t , il n ' y a p a s de dépense : le fellàh n ' a p a s à dépenser de l ' a r g e n t l i q u i d e p o u r sa terre, sa paire de bœufs, ses bêtes, il les élève lui-même, le t r a v a i l e s t fourni p a r ses bras, c e u x de ses enfants et de tous c e u x à qui a p p a r t i e n n e n t la terre cultivée, les semences sont prises s u r la récolte, le ' p h o s p h a t e ' c'est le fumier, il n ' y a p a s de fellàh sans un troupeau. N ' e n g a g e a n t aucune dépense p o u r l ' e x p l o i t a t i o n de sa terre, il semble q u ' à l a récolte t o u t soit bénéfice. On s'assure l a p r o v i sion de l'année, le surplus on le vend p o u r a v o i r un peu d'argent, pour s ' a p p r o v i s i o n n e r en t o u t ce q u ' o n ne produit p a s , depuis les v ê t e m e n t s j u s q u ' a u pétrole. C ' e s t p o u r cela q u e m o n calcul n ' a pas de sens. J ' a i c o m p t é l ' a r g e n t que j'ai dépensé réellement e t que je n'aurais pas dû dépenser si m a terre p o u v a i t me suffire e t se suffisait à elle-même aussi. A côté de cela, on a estimé le coût de la r é c o l t e de l'année : d ' u n côté un a r g e n t que j'ai bel et bien sorti de m a poche, de l ' a u t r e c ô t é un argent qui n ' e x i s t e pas, puisque la récolte sera consommée, disons q u e c ' e s t a u t a n t de dépenses qui me sont évitées, e t c'est tout. L ' a g r i c u l t u r e d u fellâh n ' e s t p a s une source d ' a r g e n t : elle lui d o n n e l'approvisionnement dans le meilleur des cas. E t encore faut-il q u e le fellâh s a c h e se passer de t o u t ce qu'il ne p r o d u i t pas, e t ce n'est p a s ainsi q u e l'on vit d e nos jours. » (B. 604)
Contre l'idéal du travail rémunéré en argent liquide, de la rémunération dépensée en produits du marché, et de la dépense sans épargne de prévoyance ou « provision », pour l'année, on fait valoir l'idéal de la « maison » bien gérée, de la bonne maison de cultivateur, dâr el fellâha, au troupeau nombreux et à l'étable bien garnie, la maison de biens, dâr el khir, et de denrées, dâr er razq, la maison qui monte (B. 719). On donne en modèle celui qui, avec peu de terres mais deux bœufs, réussit, en louant son attelage ici et là, en renouvelant judicieusement son troupeau, en se gardant de toute consommation déréglée, à « monter » et « emplir » sa maison d'année en année. On dénonce celui qui, voulant être fellâh, n'a pas la patience d'attendre, après les années de disette, ijaha, l'année de prospérité, sabba, qui permet de « garnir la maison », 'amari el dâr (B. 608). On s'accorde à reconnaître que la bonne gestion d'une « maison », la gestion patrimoniale, est celle qu'inspire la « sobriété », qanaa, le respect de la terre, qui donne à celle-ci son « prix », qui la rend « chère » et « chérie », azîza, et le courage des hommes : « Auparavant, on disait : ' Mieux vaut maison d'hommes que maison de biens. ' Maintenant, ce ne sont pas seulement les hommes et les biens qui font la maison, c'est le courage des hommes à travailler la terre, c'est la confiance qu'ils font à la terre et le regard qu'ils lui portent » (D. 644).
Domaine arabe. Croissance et cycle
familial
461
A u x aléas de la nature, ce sont les pratiques de la gestion patrimoniale qu'il y a lieu d'opposer. L a taille des patrimoines, dans cette confrontation, compte moins que la manière dont ils sont composés, l'acharnement à garder et à conserver, moins que l'habileté à s'étendre et à faire fructifier, les certitudes de l'avoir et les tranquillités du pouvoir, moins que la hardiesse à spéculer et que la volonté de jouer. Il y a, en toute gestion patrimoniale, des risques à courir, des chances à tenir et des malchances à prévenir : les plus grandes, sans doute, dépendent de la négociation matrimoniale.
3.3.
La
négociation
matrimoniale.
Rien, en apparence, n'est mieux réglé que la négociation matrimoniale : la marge d'initiative des acteurs est strictement définie par la législation, l'ordre des démarches fixé par la coutume, le rituel du mariage, déterminé par les usages. Ni la matière, en revanche, ni l'orientation même des débats ne sont identiquement perçus par tous. Alliance d'honneur entre maisons, gagée par la femme donnée et prise ? Arrangement entre parents, soucieux de préparer au mieux une succession difficile ? Marchandage entre partenaires à un même jeu, cherchant, chacun de son côté, le plus grand gain ? Contrat d'association entre un homme et une femme, attendant l'un de l'autre des prestations de service minutieusement réglées ? L'un de ces aspects de l'alliance prime tour à tour dans l'esprit des négociateurs, sans jamais effacer les autres. Si variée la signification donnée à la négociation soit-elle, si vive la discussion sur ces significations mêmes, le fait est qu'aujourd'hui les négociateurs se répartissent en deux catégories, selon qu'ils font prédominer ou non le marchandage dans le débat. 3.3.1.
Aire d'échange matrimonial
et marché.
Dans l'état traditionnel de l'organisation sociale, tel qu'on pouvait le saisir à la fin de la période beylicale ou au début de la période coloniale, tel qu'on peut l'appréhender aujourd'hui encore, à l'Ansariin, la négociation est menée, de part et d'autre, en termes moraux. Marier ses fils est pour le chef de famille un devoir, une obligation qu'il supporte à leur égard, contrepartie de l'obligation qu'avait la génération plus haute, à l'égard de la génération actuelle. Il y a une justice « à leur rendre », « il faut se libérer de ce devoir » (B. 649). Deux formules, pour ce faire, sont admises. L'une consiste à marier son fils dans la parenté, qariba : l'affinité, en ce cas, disparaît derrière la consanguinité, même si la consanguinité s'étend jusqu'aux limites de la tribu. « Je préfère avoir pour mon fils, ma fille ; car c'est ma fille, une fille de Hamami. Elle est chez moi non comme femme de mon fils, mais comme fille de Hamami » (H. m ) . Le code moral, en ce cas, joue avec toute sa rigueur, indépendamment de la stratification sociale : le parent plus proche, mais moins prospère, a plus de droits que le parent moins proche, mais plus prospère. L a seconde formule consiste à marier son fils dans l'honneur, pour gager une alliance entre deux segments homologues. E n ce
462
Economie et parenté
cas, on n'hésite pas, de part et d'autre, à renoncer aux mariages prévus dans la parenté : « Je devais me marier avec la fille de mon oncle paternel, explique H. ; mon père en a décidé autrement. Pour faire honneur aux nouveaux arrivants [un segment de tribu Hamama, khelifa en tête], il décida de donner ma cousine à l'un des fils de Hadj Mohamed, le khelifa » (H. n i ) . Rien, dans ces deux cas, n'évoque le marchandage. Le montant du douaire dotal n'est pas ici l'essentiel ; il signifie simplement l'accord entre parents, dans le premier cas, entre alliés, dans le second. L'accent de la négociation matrimoniale, maintenant, tend à se déplacer. Le mariage avec la plus proche parente est toujours recherché, non plus par respect pour la règle, qui est contestée, mais par « facilité » : les arrangements sur le douaire dotal sont aisés à décider ; ce que l'un cède, l'autre le reçoit, sans que le patrimoine ancestral en soit affecté. Le mariage hors de la parenté est admis : si, en raison de la stratification sociale, on ne peut plus se marier selon la règle ancestrale, on se résout au mariage étranger, mais homogame. « Si je renonce à l'habitude de nos ancêtres, expose H., je prends pour mon fils quelqu'un de ma condition, abhali [quelqu'un du même état que le mien], et alors tout le monde est Hamama » (H. n i ) . Le mariage d'honneur, pour gager une alliance entre segments, n'a plus de raison d'être : l'espace d'appropriation, correspondant aux segments de l'organisation sociale, est privatisé, le pouvoir a pour source la propriété. L a négociation matrimoniale, qui avait pour modèle l'arrangement de famille ou le pacte de paix, prend désormais pour modèle le marchandage au sûq. Des filles et des femmes sont offertes et demandées. Entre acquéreurs opposés, la compétition prend la forme d'une concurrence. « Aujourd'hui, étrangère ou non, c'est le même prix. T u entres en concurrence avec d'autres, même pour épouser la fille de ton oncle paternel. T u dois mettre le même prix, sinon plus que l'étranger : tu n'as plus la préférence. E t qu'est-ce alors que 50, 60 et 70 000 F ? Cela, quand elle n'est pas très demandée. Sinon, quand il y a surenchère, c'est 100 000 F. L a concurrence est ouverte. C'est comme un marché : donne ton prix et tu emportes. » (J. 139)
Le versement de la dot, dans ces conditions, change de signification. Les biens réels en quoi la dot consistait, bovins, ovins, caprins, sacs de blé et sacs d'orge, avaient certes, auparavant, un prix en monnaie. Mais la valeur de la dot n'intervenait, dans la négociation matrimoniale, qu'au second rang. Quand le privilège du parent disparaît, que l'appartenance à un segment plutôt qu'à un autre cesse même d'être considérée, alors toutes les femmes deviennent équivalentes, et ne se distinguent plus que par le prix, expression de leur rareté relative. La négociation rapprochait dans l'organisation sociale traditionnelle une mère et son frère, qui donnait sa fille, ou un père et son neveu, qui donnait sa sœur ou sa fille. Elle confronte désormais des hommes qui, sans relation de parenté pour définir leur position, sont, comme les femmes enjeu du débat, équivalents, et ne se distinguent que par la prospérité. Les gens de l'Ansariin font ainsi l'expérience qu'en affranchissant de toute barrière la circulation des femmes, ils créent un marché, où ils ne peuvent plus intervenir que dans la mesure où ils sont capables de payer.
Domaine arabe. Croissance et cycle familial
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Ainsi les femmes occupent-elles, comme matière à négociation, une position intermédiaire entre les denrées agricoles et les terres. La valeur du grain de provision pouvait en effet être fixée, dans l'organisation sociale traditionnelle, par référence au prix du marché. Mais comme ce grain circulait entre membres du même lignage seulement, l'échange était négocié de ménage à ménage, selon le code rigoureux de la solidarité. Comment, en effet, puiser dans sa provision, alors que le neveu, héritier d'un même ancêtre et maître d'une même terre, a déjà épuisé la sienne ? Et comment rendre du grain de provision à l'oncle, frère du père, sans faire de prélèvement sur le patrimoine transmis, précisément, par le père ? E n supprimant les règles d'échanges entre ménages d'un même lignage relatives au grain de provision, en affranchissant la circulation du blé et de l'orge de toute limitation, on transforme ces céréales en denrées négociables, on mesure leur valeur au prix seulement du marché. Biens libres ou presque, les terres avaient au contraire, dans l'organisation sociale traditionnelle à l'Ansariin, peu de valeur ; les droits sur elles se négocient avec une certaine liberté. La stabilisation des segments tribaux sur des espaces bien définis, l'attribution aux lignages et aux ménages de lots en toute propriété, ont eu pour effet de fixer les droits fonciers, et de multiplier les restrictions à leur circulation. Rien n'existe, désormais, comme un marché des terres : le plus proche parent a toujours priorité, l'offre n'est pas publique, la demande n'est pas exprimée. La valeur, dans ces conditions, peut être fixée par référence au prix des transactions connues : ce prix n'est pas un prix de marché. De même que les grains admis à circuler sans restriction se sont mués en denrées agricoles, au prix fixé sur le marché ; de même les femmes admises au mariage sans privilège de parenté, sont devenues matière à négociation ; le montant de la dot, sans référence à la tradition, en est venu à être marchandé. Mais de même que les terres sont plus précieuses que les provisions, en raison de leur fertilité, de même les femmes ont plus de prix que les denrées du marché, en raison de leur fécondité. On comprend que le montant de la dot soit négocié comme l'achat d'une denrée, mais la disposition de la femme appréciée comme la propriété d'un bien foncier. 3.3.2.
Enjeu et limites de la négociation.
Les effets d'une transformation de la négociation matrimoniale en marchandage ne passent pas, toutefois, inaperçus. Militants politiques et pieux personnages réagissent là-contre, sinon dans les mêmes buts, du moins par les mêmes moyens : uniformiser et limiter le montant de la dot. « Il y a encore heureusement des pères qui sont soucieux de marier leurs filles et non de les vendre, comme des vaches, à ceux qui donnent le meilleur prix. Ils préfèrent un homme de bien, même pauvre, à un gendre riche, mais peu convenable. On peut encore se marier pour quinze dinars de dot, chart. Quant aux autres dépenses, nul n'est tenu à plus qu'il ne peut. Les yeux des jeunes commencent à s'ouvrir et leur tête à s'amollir. Les gens d'autrefois avaient la tête dure et l'esprit sec. » (H. n i )
464
Economie et parente
La critique moderniste de la négociation matrimoniale rejoint ainsi la critique traditionnaliste. Cette dernière développe en effet, une double argumentation. Au niveau individuel, elle fait valoir que la transformation de la négociation matrimoniale en marchandage est contraire à la gestion patrimoniale : « Si je dois donner ma fille pour causer la ruine de son époux, ce n'est pas la peine ; de même, s'il faut me ruiner pour me marier, je n'ai que faire d'une femme » (J. 139). La bonne gestion subordonne la négociation matrimoniale à la croissance patrimoniale, fixe les mariages aux années de bonne récolte, les espace de manière à ne pas diminuer les réserves en bovins et en ovins par de trop lourds prélèvements. « Hocine, mon aîné, s'est marié à vingt-huit ans, je n'avais pas d'argent pour le marier plus jeune. Salah a eu plus de chance, j'avais un bon troupeau, j'ai vendu une vache et quelques brebis, et on a ' passé ' la fête. Je crains que Chadly, mon troisième, soit obligé d'attendre. » Aucune référence, dans cette manière de raisonner, à un prix de la fiancée, tel qu'il s'établirait sur le marché matrimonial. Le souci majeur est la préservation du patrimoine ; l'unité de compte, la tête de bétail. Plus radicale encore est la critique maraboutique. Le marché, en effet, est en Afrique du Nord, d'institution ancienne ; la tentation de prendre, dans la négociation matrimoniale, le marchandage au sûq pour modèle, est donc anciennement connue. Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que les sages, les juges, les hommes pieux et les « saints » de l'Islam interviennent, périodiquement, pour insister sur les caractères spécifiques du mariage, et pour rappeler la signification du douaire dotal. Ce magistère moral, traditionnellement exercé par les juges, d'une part, les saints personnages des zâwîya, d'autre part, fait sentir ses effets, à l'Ansariin, avec un succès d'autant plus grand qu'il rencontre des préoccupations plus vives, chez les jeunes et leurs parents, au sujet du paiement de la dot. Le rite de Sidi Bachir, le saint patron des Bejaoua, continue donc d'être observé par tous les membres de la tribu : on ne « donne » et on ne « prend » qu'à 69 F . Naguère, c'était 60 F soit 100 rial, 9 F soit 15 rial pour la mère. « Ainsi, prix fixe (dit en français : brifis), on sait à quoi s'en tenir, on ne distribue rien à celui-ci ou celui-là, tante paternelle ou tante maternelle, oncle paternel » (B. 101). Les raisons de cette limitation, et les motifs pour suivre le rite, sont, il est vrai, fort variés. Les pieux personnages, les h'âjj retour de La Mecque, s'interrogent eux-mêmes sur la signification de l'interdit, hier et aujourd'hui. « Si aujourd'hui se marier selon le 'urf, c'est se marier à bon marché, il ne devait pas en être pareillement il y a seulement soixante-dix ou quatre-vingts ans. Quand, aujourd'hui, on soupire d'aise, et on rend grâce : ' Que Dieu bénisse Sidi Bachir qui nous a laissé cette pratique ', je crois qu'on se trompe. Je ne suis pas sûr que Sidi Bachir ait voulu que le mariage avec ses filles soit un mariage bon marché, arkhis. Je pense plutôt le contraire. Ce qu'il a certainement voulu, c'est qu'un Bejaoua épouse une Bejaouïa. Pour cela, il faut éloigner les prétendants étrangers. Est-ce que ce ne serait pas, justement, une façon de les décourager ? [...] Maintenant, tout est arrangé. 69 F c'est tellement peu ! On vient épouser une Bejaouïa parce qu'on sait qu'il n'y a pas de chart à donner. Beaucoup aimeraient prendre, pour leurs fils, des filles Bejaouïa, et donner leurs filles à des non-Bejaouïa, malgré
Domaine arabe. Croissance et cycle familial
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l'interdit. Mais jusqu'ici, personne n'a osé le faire, heureusement. Que Dieu nous garde ! Sais-tu ce qu'est la malédiction : ' Malheur à ce mariage ' ? Le moins qu'il puisse arriver, c'est la mort de la fille mariée ainsi librement, alors qu'elle devait être donnée selon le rite. » (B. 101)
Ainsi, par la bénédiction du rite, les jeunes Bejaoua peuvent-ils prendre femme, sans avoir à négocier l'alliance comme un marchandage. Quant à ceux qui les entourent, Hamama et Jlass, Ouled Arfa et Drid, ils peuvent aussi prendre femme chez les Bejaoua, aux mêmes conditions : soixante-neuf francs, et l'obligation, pour les filles issues de ce mariage, d'être données au même prix. Le rite, ici, exerce ses effets à tous les niveaux de l'organisation sociale : celui de la tribu, parce qu'il est spécifique aux Bejaoua, et définit leur identité ; celui du lignage, parce qu'il contraint à équilibrer les femmes données et les femmes prises ; celui de l'unité domestique, parce qu'il force à aménager l'alliance autrement que par vente et achat. Si donc l'observance rituelle rencontre, dans ses effets, le militantisme politique, ce n'est pas sans raisons. Vieux h'âjj et cadres du Parti diffèrent probablement en tout, mais non sur un point : la volonté de ne pas transformer les relations sociales en relations mercantiles, le souci d'aménager le cycle de la vie domestique dans la spéculation, peut-être, en exploitant toutes les chances de naissance et en prenant tous les risques d'alliance, mais le respect du « monde de Dieu », ou, pour reprendre la terminologie politique en cours là-bas, dans la pensée de « l'avenir ». *
Ainsi voit-on comment, chez les Tunisiens de l'Ansariin, le raisonnement patrimonial met en œuvre les catégories et les règles de la parenté d'une part, les instruments, les comptes et les concours de l'économie d'autre part. Rien n'atteste mieux l'unité profonde de ce raisonnement que ce propos d'un vieux h'âjj de la tribu des Bejaoua : « Oui, nos filles ne sont pas chères. C'est pour cela qu'on les donne entre nous. C'est comme nos fruits. Il n'y a pas de différence, les enfants sont d'autres fruits. Le fellàh te dira toujours : ' Mes fruits sont les meilleurs. ' Le fellàh qui se respecte garde ce qu'il a produit de meilleur, ses meilleurs fruits, pour lui, il ne les vend pas à un étranger. C'est la même chose pour nos filles. Ce sont d'autres produits, et on les garde entre nous. » (B. 101)
Il n'y a donc pas de différence : les enfants sont d'autres fruits. Engendrés dans l'unité domestique, ils grandissent et mûrissent, croissent et se multiplient, comme tous ces êtres vivants qui les entourent, et qui forment la substance même de l'organisation patrimoniale : les plantes et les animaux domestiques, et, plus lointains, mais encore contrôlés, les plantes et les animaux sauvages. Dans ce monde de la reproduction et de la fécondation, de la germination et de la prolifération, tout est opposition. La pensée, spontanément, classe les êtres humains, comme tous les êtres vivants, en jeunes et en vieux, en mâles et en femelles. Spontanément aussi, elle les organise dans la proximité, par jonctions et disjonctions. Spontanément, elle se donne les moyens 30
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Economie et parenté
conceptuels de traiter de façon homologue le choix des alliances, le choix des cultures et le choix des activités économiques elles-mêmes. De cette homologie dans le traitement des choix, un exemple suffira pour montrer combien elle est poussée. Si Mohamed, un Hamami fils de nomade, s'est aménagé un domaine dans le jbel Baouala, il a pris, pour première femme, une cousine parallèle, qui lui a donné cinq fils. Hadi, l'aîné, a quitté Γa'îla paternelle pour s'installer fripier à la ville, non sans avoir, auparavant, épousé une cousine parallèle. Jilani, le deuxième, travaille sur le domaine familial, où il vit avec sa femme, une Jlassia. Mustapha, le troisième, marié à une Hamamia non parente, travaille sur les chantiers de la forêt, avec son frère. Khemis, le quatrième, est marié à une cousine parallèle et forestier. Mohamed, le cinquième, est célibataire encore, et travaille sur le domaine familial. Si Mohamed a pris pour deuxième femme une parente éloignée, qui lui a donné trois fils et une fille : Belgacem, marié à une cousine parallèle est ouvrier agricole journalier; Ali, marié dans la tribu, est conducteur de tracteur ; Mansour, marié dans la tribu, travaille sur les chantiers ; quant à la fille, elle est donnée en mariage à un cousin parallèle. A l'exception du fils aîné, qui s'est installé dans la ville voisine, tous les fils mariés demeurent, avec leurs femmes et leurs enfants, autour de la maison paternelle : l'ensemble des ma amura forme une véritable mechta. Le système des choix, en homologie de structure avec celui qui caractérise les stratégies tribales, est clair : le père se marie avec une cousine parallèle, puis avec une parente éloignée, alternant ouverture et fermeture ; sur sept fils, il en marie quatre avec des cousines parallèles et trois avec des parentes éloignées, ouvrant et fermant ainsi les cycles ; en mariant enfin un fils avec la fille d'un étranger, il élargit le cercle des alliances, et ménage le passé, puisque l'étranger est un vieil allié. Mais le système des choix matrimoniaux n'est pas seulement homologue, au niveau du lignage, à ce qu'il est au niveau de la tribu. Uaffinité structurale est plus profonde, et se manifeste autrement encore. De même, en effet, que par son mariage avec une étrangère, le deuxième fils rompt le cercle des alliances dans la parenté, de même, par son choix d'une activité « tertiaire », le métier de fripier en ville, le fils aîné élargit l'horizon des activités économiques du lignage. E t si les autres fils restent au travail dans le secteur « primaire » de la production agricole, il y a entre eux d'importantes nuances d'activité. Le deuxième fils, celui qui a pour femme une étrangère, reste auprès du père, comme le veut son rang dans la hiérarchie des naissances ; il le seconde dans l'exploitation du domaine et vit en budget commun avec lui, comme s'il compensait le choix d'une épouse étrangère par une conduite typiquement coutumière. Symétriquement, le fils aîné, novateur par son comportement économique, est coutumier par son comportement matrimonial. L'équilibre, chez les troisième et quatrième fils, est analogue : ils gardent une activité agricole mais sont contraints, en raison de leur rang dans la hiérarchie des naissances, de chercher sur les chantiers forestiers la rémunération d'un travail salarié. Ils vivent donc en unités domestiques distinctes, avec un budget indépendant, mais restent, par la résidence et le choix du conjoint, dans le lignage du père, et sous sa dépendance. Quant aux fils de sa seconde épouse, aucun ne travaille
Domaine arabe. Croissance et cycle familial
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sur le domaine paternel, mais tous restent en activité dans le secteur de la production agricole : l'un d'eux, cependant, innove dans son comportement économique. Ils forment, chacun, des unités domestiques indépendantes par leur budget, mais restent dans le lignage du père, auprès de qui ils résident. Le système des choix des types d'activité économique est donc homologue, jusque dans le détail, au système des choix matrimoniaux (Fig. 96). Il est homologue, encore, au système des choix agricoles eux-mêmes : car Si Mohamed répartit ses cultures régulièrement en arboriculture moderne (5 hectares) et agriculture traditionnelle (45 hectares) ; cette dernière en jachères (10 hectares) et surfaces semées (25 hectares).
a
b
c
Figure 96. — Homologie des systèmes des choix dans un lignage. a Choix des activités économiques (unité : hommes mariés) Positions : o Secteur tertiaire ι Secteur primaire 10 Travaux mécanisés
11 Travaux à la main 110 Ailleurs que dans le domaine m Dans le domaine
b Choix des cultures dans le domaine (unité : nombre d'hectares) Positions : o Arboriculture moderne ι Agriculture traditionnelle 10 Arboriculture
i l Culture et élevage 110 Jachères n i Surfaces semées et jardinées
c Choix des conjoints (unité : nombre de femmes prises) Positions : o Étrangère ι Femme de la qbila 10 Femme d'un autre lignage
11 Femme d'un même lignage 110 Cousine 111 Cousine parallèle
CONCLUSION
Comment le modèle généalogique de l'organisation sociale est-il construit et comment fonctionne-t-il ? Quelle efficacité avait-il hier et quel usage a-t-il aujourd'hui ? Quelle signification la théorie indigène la plus savante lui donne-t-elle et qu'en font les sages locaux, les érudits de village et les simples fellàh dans leur pratique et dans leur vie ? E n affinité profonde avec le caractère spéculatif de l'action, quand les acteurs ont à supporter homologiquement chances et risques d'une alliance de mariage, chances et risques d'une spéculation d'élevage, le modèle généalogique est-il lié au nomadisme pastoral, à l'expansion territoriale, au rapt et à la prédation ? Est-il pertinent encore quand la matière sur laquelle s'exerce l'activité spéculative n'est plus le chameau, comme dans le désert d'Arabie, mais le bovin, l'ovin et le caprin, comme dans les steppes du Maghreb, le blé, l'orge et l'olivier, comme dans les montagnes et le Sahel tunisien ? Telles étaient les questions qu'on posait, au début de ce livre, sur le domaine arabe dans son ensemble, avant de les appliquer à un terrain d'investigation spécialement choisi, l'Ansariin, en Tunisie. Il fallait, pour y répondre, élaborer le problème, d'abord, dans les termes même de la pensée indigène, puisqu'à la différence des Turcs, les Arabes ont construit, dès le Haut Moyen Age, une théorie savante de la société. C'est à travers la lexicographie que les chances étaient les plus grandes de trouver, dans leur pureté, les concepts construits par les Arabes pour réfléchir et régler leur organisation sociale. E t de fait le Lisän al-'arab montre comment, par inclusions et exclusions successives, le lexicographe édifie une table des catégories, selon les schémas éprouvés de la logique des classes. Si riches cependant soient-elles de contenu sémantique, les catégories par quoi les Arabes réfléchissent leur propre organisation sociale ne valent pas seulement en elles-mêmes et pour elles-mêmes. Elles ont aussi, et surtout, un usage pratique, et sont mobilisées, à cette fin, par la réglementation des mariages et par celle des successions. Formalisables et, à la limite, automatisables, elles dessinent le réseau par lequel circulent titres et biens ; elles marquent, avec précision, les points de segmentation et, par conséquent, les chances, pour un individu, de recueillir l'héritage, voire d'accéder à la succession.
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Economie
et parente
Qu'advient-il de pareil modèle chez les peuples qui vivent dans des conditions sensiblement différentes de celles de l'Arabie au XIe siècle ? On retrouve, certes, une théorie généalogique de l'organisation sociale au Maghreb. Mais là où on l'a étudiée, à l'Ansariin, en Tunisie, la signification politique, ou tout au moins stratégique, des appartenances et des classifications est claire : appliquer une catégorie à une collectivité c'est justifier, pour soi-même et pour ceux à qui on appartient, une situation territoriale, par la distance structurale fixant la position respective des segments ; c'est prendre parti, donc, dans le conflit qui au sein de l'organisation sociale oppose régulièrement segment à segment. De l'État beylical à l'État colonial et à l'État national, il est vrai, la compétition entre segments s'est transformée ; l'affrontement, médiatisé par l'État, empêche la segmentation d'exercer tous ses effets ; la matière même des conflits : terrains de parcours et forêts, plaines à céréales, jardins et oliviers, a changé. Pour les unités de rang tribal, les stratégies de conquête et d'occupation du sol appartiennent au passé. Leurs traces seules subsistent, aujourd'hui, sur le terrain : appartenir à un segment a résumé, pour les hommes de là-bas, les chances de naissance, et les résume encore. Fixés comme par un arrêt du sort, les droits territoriaux sont transformés en lots, il n'y a plus de destin, désormais, que pour les lignages et les ménages. La raison, en effet, qui fonde la possibilité, pour les lignages, d'intervenir comme des acteurs sociaux, est claire : aux unités de rang tribal, le modèle de l'organisation segmentaire ne s'applique que par stratégie volontaire ; aux lignages, au contraire, il s'impose, par démonstration effective des filiations. La matière sur laquelle s'exerce l'action, d'autre part, diffère : biens collectivement appropriés, inaliénables par nature, d'un côté ; biens individuellement appropriés, cessibles et divisibles par nature de l'autre côté. La segmentation, au niveau du lignage, est donc un processus réel, saisissable par deux voies conjointement : la preuve généalogique et la compatibilité patrimoniale. Et de fait on découvre, à l'étude du réseau des alliances, que les fréquences observées sur la répartition des choix ne sont nullement réparties au hasard, qu'elles manifestent au contraire une structure, œuvre de tactiques expressément voulues. Les chefs de lignage, en effet, n'ignorent rien des propriétés combinatoires du réseau des alliances. Le problème, pour eux, est de jouer avec les chances et les risques du mariage, d'exploiter la conjoncture matrimoniale et les parentés plurales, le tout dans un but : maintenir et faire grandir un système de biens, le patrimoine ancestral. Le souci, au niveau des ménages, est identique, mais les conditions dans lesquelles il anime l'action sont différentes. Les acteurs sociaux, ici, ne sont plus, comme les segments tribaux ou les segments lignagers, des sujets historiques, dont la durée suit un cours indépendant des rythmes de la vie. Les ménages, en effet, viennent à l'existence, se multiplient et disparaissent en un cycle propre, distinct, certes, du cycle des vies individuelles, mais lié étroitement aux mouvements de la croissance et de la prolifération, de la naissance et de la maturation. Il appartient, alors, au chef de famille de ménager des ressources et d'allouer des rôles, d'exploiter les hasards et de spéculer sur des chances. Gestion patrimoniale et négociation matrimoniale sont conduites d'un
Domaine arabe. Conclusion
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seul et même mouvement, comme un art de la vie, une technique du vivant jointe à une manière d'organiser l'existence. Ainsi le modèle de la segmentation régulière est-il employé à tous les niveaux de l'organisation sociale : l'unité de rang tribal, le lignage et le ménage. L'usage, tantôt, en est à peine conscient, comme chez les Bejaoua, dont la tribu se répand et s'accroît, par l'effet du rite qui leur est particulier ou comme chez les Majer, dont le segment de l'Ansariin était en passe, grâce au prestige d'un saint à la fin de la période beylicale, de se transformer en tribu maraboutique. Tantôt, au contraire, le modèle sert des fins stratégiques consciemment voulues d'intégration et de conquête, comme c'est le cas chez les Dâ'aja de l'Ansariin, dont les cheikh menaient, avec son aide, toute leur politique d'alliance. Il est particulièrement opératoire au niveau du lignage, dont il sert, avec souplesse, les tactiques d'assimilation et de croissance, comme chez B. 719, de prolifération et de sectionnement réglé, comme chez les Ghouel. Il fait à ce point partie de l'équipement conceptuel des hommes de là-bas, qu'il sert aux manipulations les plus diverses, et permet aux chefs de lignage et aux chefs de ménage de traiter homologiquement le choix des alliances, le choix des cultures et le choix des activités économiques elles-mêmes.
PROPOS FINAL
Où, quand et comment le système économique et le système de parenté sont-ils en affinité de structure ? Dès les premières élucidations des concepts de l'analyse, on montrait, dans l'introduction de cet ouvrage, que l'investigation des structures complexes de la parenté a pour complément nécessaire l'investigation d'autres structures également complexes, telles que les structures de l'autorité ou celles du marché. Si en effet la « complexité » des structures de la parenté tient à ce que la formation des réseaux d'alliance, de filiation et de résidence est liée de manière significative à la disposition d'avoirs, de savoirs et de pouvoirs, alors la « complexité » des structures du marché ou de celles de l'autorité vient de ce que les réseaux de relations d'échange ou de domination mobilisent, pour leur formation, des critères d'alliance, de filiation et de résidence. Appliquée à de mêmes systèmes sociaux, envisagée alternativement du point de vue de la parenté et du point de vue du marché, l'analyse des structures complexes devait donc viser deux objectifs : rendre intelligibles les mêmes œuvres et les mêmes actions, fonder la possibilité de cette intellection sur l'existence d'affinités structurales entre systèmes. Les objets les mieux appropriés pour conduire ces analyses apparaissaient en conséquence comme devant être ces systèmes sociaux où la stratégie de l'alliance se laisse interpréter en termes de lignages à perpétuer, de pouvoirs à conquérir et de patrimoines à développer, où, inversement, les stratégies de l'achat et de la vente, de la formation et de la transmission des avoirs, des savoirs et des pouvoirs réunissent, dans l'unité d'un même mouvement, les instruments du calcul, les moyens de l'alliance et les preuves de la généalogie. De ces vues devaient dépendre la méthode de l'exposition et le cheminement de la preuve. Dès lors en effet qu'on se refusait à imposer aux données ethnographiques le paradigme parsonien de la différenciation, pour la raison que l'universalité abstraite de ses catégories ne peut informer le détail d'aucun contenu, on était amené à se demander s'il ne fallait pas inverser le sens de la démarche, et rechercher dans les données elles-mêmes l'explication des régularités observées sur les associations entre traits. Si raffinés soient-ils cependant, les traitements comparatifs des données ethnographiques inspirés de la méthodologie
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Économie
et parenté
de Murdock ne permettent pas de considérer les similarités de configurations comme des affinités de structure. Les caractéristiques du World Ethnographie Sample ou de l'Ethnographie Atlas saisissent en effet des données hétérogènes, tantôt normes et tantôt pratiques de la culture indigène, tantôt observations et tantôt opinions du fait de l'ethnologue. Elles traitent celles-ci uniformément comme les attributs d'un objet naturel, non comme les œuvres d'une activité intentionnelle. Elles assignent, de ce fait, même position et même fonction à chaque trait, elles impliquent même différenciation et même orientation à chaque culture ; les valeurs prises par des variables comme la terminologie de la parenté ou le type d'établissement humain manifestent alors, peut-être, certaines régularités au niveau de l'univers des cultures. L'espace d'attribution est cependant constitué de telle sorte que les fluctuations statistiques ne renvoient pas à des catégories vécues. De même donc que l'on devait se refuser à l'aristotélisme de Parsons et renoncer à employer les formes paradigmatiques imposées par la théorie générale de l'action, de même il fallait se refuser au positivisme de Murdock, et renoncer à explorer la structure et le fonctionnement des systèmes complexes, en manipulant des propriétés observées sur un univers de cultures au préalable naturalisées. Les portes de la voie à suivre pouvaient alors s'ouvrir. Lorsqu'un système est de structure complexe, les catégories par lesquelles la pensée indigène appréhende l'organisation sociale se prêtent à une combinatoire si riche que les éventualités offertes au choix des acteurs sont en nombre pratiquement infini. Des modèles sont donc nécessaires pour donner de cette combinatoire une représentation simplifiée : modèles hypothétiques axiomatiquement fabriqués, construits par l'ethnologue pour fournir un système à quoi référer les données ; modèles normatifs juridiquement élaborés, construits par les savants indigènes pour régler les données. Deux cas devaient donc être distingués, selon la qualification épistémologique des modèles d'intelligibilité. Du premier cas, la culture turque offre un bon exemple. Là, les représentations indigènes de l'organisation sociale, telles qu'on peut les saisir avant leurs transformations par l'Islam, consistent en mythes d'origine, en légendes et en adages, sans élaborations érudites poussées, sans institution pour fixer, authentifier et commenter les traditions. On ne pouvait donc rechercher dans la pensée indigène de modèle savant pour référer les configurations observées à une source d'intelligibilité. Force était donc de bâtir, avec les matériaux ethnographiques disponibles, le modèle hypothétique d'une organisation sociale historiquement bien déterminée, le prototype turkmène d'organisation sociale, puis de rapporter à ce type des exemplaires actuellement saisissables de sociétés aux formes d'organisation comparables. Ainsi pouvait-on évaluer les similarités existant entre les formes d'organisation sociale caractéristiques de cinq sociétés turques actuelles et la forme prototypique : on mesurait par là des homomorphismes, expressions empiriques d'un éventail de possibilités allant de l'identité pure à l'absolue différence. Poussant ensuite l'analyse au niveau des systèmes eux-mêmes, on appréhendait les rapports de position entre sous-systèmes au sein du système par le tableau des relations entre variables caractéristiques,
Propos final
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et l'on définissait la position et la fonction architectonique d'un soussystème dans le système social d'après les propriétés manifestées dans ce tableau. C'est ainsi que la position subordonnée découverte à la parenté relativement à l'économie indiquait la voie à suivre dans les analyses finales : montrer l'efficacité instrumentale des catégories et des règles régissant les termes et relations de parenté dans le fonctionnement du système économique et social. Du second cas, la culture arabe offre un exemple remarquable. Une longue tradition indigène d'érudition, une attention soutenue portée par les Arabes eux-mêmes à la conservation de leur langue, un souci ancien de formalisation de la part des juristes musulmans, donnent un exceptionnel intérêt à la restitution d'un modèle indigène savant de l'organisation sociale. Sans doute celui-ci est-il inégalement formalisé : si les rapports entre groupes et sous-groupes sont pensés d'après une théorie généalogique n'opérant qu'en termes très généraux, les rapports de personne à personne sont traités d'après des codes minutieusement réglés, les droits et les devoirs sont de part et d'autre très exactement calculés. Comment un tel modèle fonctionne-t-il dans la société arabe d'aujourd'hui ? Comment rend-il compte des deux types de rapports empiriquement observables : entre les groupes et entre les personnes ? Il fallait, pour répondre à ces questions, montrer par quelles opérations les catégories et les relations mobilisées dans le modèle informent effectivement une matière sociale pré-organisée, comment des acteurs sociaux empiriquement situés manipulent ces catégories et ces relations comme des instruments au service de leurs stratégies. L'organisation sociale effective, avec ses marges d'hétéromorphismes, pouvait alors être comprise comme l'œuvre d'une pensée qui traite homologiquement, dans l'unité d'un même souci, croissance animale et prolifération segmentaire, classes de parents et catégories d'agents. Mais cette différence dans la méthode de traitement des données recoupait une différence dans l'organisation des sociétés étudiées ellesmêmes. D'après le modèle de l'organisation turque ancienne, en effet, rien n'apparaissait comme des segments régulièrement opposés, comme des lignes de descendance régulièrement proliférantes : les lignages se ramifient, mais à partir d'une souche toujours perpétuée, dont les rameaux latéraux se détachent par sectionnement. D'après le modèle de l'organisation sociale élaborée par les savants arabes eux-mêmes, les lignages sont au contraire régulièrement segmentés, ils prolifèrent selon des lignes de descendance marquées par l'opposition entre frères, sans privilège de linéarité. La question se posait donc de déterminer comment les propriétés structurales de ces modèles étaient exploitées par les acteurs sociaux d'aujourd'hui, quels instruments conceptuels distincts ceux-ci mobilisaient en concurrence ou en complément, quelles différences s'en suivaient dans le fonctionnement du système social caractéristique des sociétés étudiées. Les résultats acquis sont clairs. La théorie indigène de l'organisation sociale, qui traite les relations entre agents sur le modèle des rapports entre parents, est employée constamment, en Tunisie septentrionale, pour codifier les relations sociales dans les champs les plus divers de l'action. Tous les hommes qui, par leurs rôles, déterminent à l'Ansariin
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Économie et parenté
le mouvement et l'allure de la segmentation, mobilisent à cet effet les catégories et les règles de l'alliance, les concepts et les normes de la filiation. Tous aménagent les rapports entre tribus, pour déterminer les terrains de parcours ; les rapports entre lignages, pour délimiter les biens fonciers ; les rapports entre ménages, pour répartir les biens mobiliers, d'après des formules générales, dont l'effet est de situer chacun à sa position dans l'espace social. Ainsi à chaque fragment de population et à sa place, dans le champ territorial, correspond un segment de tribu et une distance, dans l'organisation sociale. Mais les hommes de là-bas ne se bornent pas à manipuler les concepts et les règles qui leur permettent d'agencer le processus de segmentation. Ils font aussi l'expérience que la formulation en termes généalogiques des rapports de position dans l'espace social est largement indépendante de la matière sur laquelle s'exercent les activités productives, et que le modèle de l'opposition entre termes complémentaires situés à la même distance de l'ancêtre fournit aussi bien une norme aux rapports entre forces productives. La substance même des activités de production peut être l'élevage du chameau, de la chèvre ou du mouton, la culture de l'orge, du blé ou de l'olivier : les droits à disposer de moyens de production demeurent identiquement réglés. Éleveurs ou cultivateurs, nomades ou sédentaires manipulent pareillement, à l'Ansariin, la vieillesse et l'aînesse, la masculinité et la féminité, pour déterminer les points de segmentation, pour fixer, par conséquent, les voies de la succession et les moyens de l'exhérédation. Ils jouent, ce faisant, avec le modèle, manipulant identiquement des rapports sociaux différents et différemment des rapports sociaux identiques, expérimentant ainsi, pour tout dire, les vertus combinatoires de l'Homologie. Si tel est bien l'usage du modèle, comme il a été amplement montré, il ne reste plus qu'une seule question à trancher, celle de la portée et des limites de sa pertinence. Deux thèses, ici, sont en présence, bien qu'on en trouve, dans la littérature, des formulations variées. L'une tend à expliquer la formation et le fonctionnement des systèmes lignagers arabes par les effets du mariage avec la cousine parallèle patrilatérale sur l'organisation domestique. L'opposition complémentaire entre termes, qui définit la structure de ces systèmes, ne serait pas recherchée comme telle, mais engendrée comme une conséquence, étendue à l'organisation sociale tout entière, des propriétés structurales de l'alliance avec cette cousine sur la transmission des rôles dans l'organisation domestique 1 . La seconde thèse tend, à l'inverse, à expliquer la formation et le fonctionnement des systèmes lignagers par la précarité et la relativité des oppositions complémentaires entre termes, à tous les niveaux de l'organisation sociale. Le mariage avec la cousine parallèle patrilatérale et, plus généralement, la cousine paternelle, serait alors l'une des conséquences entraînées, sur l'organisation domestique, par les propriétés structurales du système social en général 2 . Telles qu'elles sont conduites à l'Ansariin,
1. F. Khuri, 1970, p. 597 sq. 2. M. Sahlins, 1961, p. 322 sq.
Propos
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pourtant, la stratégie tribale, la tactique lignagère et la gestion patrimoniale ne se prêtent guère à ces explications courantes. ι.
Aménagement des rôles domestiques, ou exploitation des ressources combinatoires.
Fuad Khuri a pu soutenir, il est vrai, données levantines à l'appui, que les mariages avec la cousine parallèle patrilatérale FBD, ne s'expliquaient ni par le projet de maintenir le patrimoine entre les agnats, ni par le souci de s'aménager des alliances, mais par la volonté d'annuler les effets du mariage sur le système des relations familiales. Les transformations de la famille, en effet, et les changements dans la stratification sociale sont tels, au Liban, que la persistance du mariage avec FBD serait inexplicable, si ce type d'alliance ne fournissait une solution équilibrée à un problème très général : aménager les tensions résultant de la répartition des rôles et de la prohibition de l'inceste. Le mariage avec FBD remplirait ainsi la même fonction, au Moyen-Orient, que la coutume, en Extrême-Orient, du mariage avec la t'ung-yang-hsi, la belle-fille qu'adopte, dès son enfance, la famille du futur époux : la règle aurait pour effet de socialiser la bru, de la préparer à préserver l'harmonie domestique, de l'aider, pour ce faire, en aménageant la continuité des rôles. Par le mariage avec FBD, les rôles de consanguins coïncident avec les rôles nouveaux d'alliés, ou l'emportent sur ces derniers. Le rôle d'oncle paternel, respectable et distant, 'amm, avant le mariage, coïncide avec le rôle de beau-père, appelé aussi, de façon significative, 'amm, après le mariage ; le rôle de nièce, fille du frère, serviable, respectueuse et affectionnée, avec le rôle de bru, kinni ; le rôle de neveu, fils du frère, avec le rôle de gendre. Pareillement, le rôle de femme de l'oncle paternel avant le mariage coincide avec le rôle de belle-mère, hama, après le mariage, et les rôles de cousins concordent avec ceux de mari et femme et de beaux-frères et belles-sœurs. Le mariage avec la cousine parallèle symétrique, la matrilatérale MZD, a des effets opposés sur les rôles : la tante maternelle, khâlat, devient belle-mère, hama, ce qui réduit les conflits entre elle et sa nièce, qui devient sa bru, et tempère la règle d'évitement entre elle et son gendre, qui est son neveu. Quant au mariage avec la cousine croisée patrilatérale, FZD, l'oncle maternel, khâl, devient beau-père, 'amm, de la jeune femme, la tante maternelle, 'ammat, devient belle-mère, hama, du jeune homme : les rôles s'inversent, les relations de libres et plaisantes qu'elles étaient auparavant, deviennent formelles et autoritaires, et les personnages sont, par la structure du système, en devoir de choisir quel rôle faire prévaloir, l'ancien, plus libre, ou le nouveau, plus contraignant. Seul des quatre types de mariage entre cousins, le mariage avec la fille de l'oncle paternel ne crée pas de nouvelles relations d'alliance. Seul il permet à des consanguins de garder les mêmes relations qu'auparavant. Seul donc il annule vraiment les effets du mariage sur le système des rôles. Si pertinente soit-elle pour l'attention qu'elle oriente vers les permutations de rôles provoquées par le mariage, cette analyse ne rend compte, cependant, ni des données libanaises elles-mêmes, ni des données arabes
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Économie et parenté
en général. Les pourcentages de mariages dans la ligne paternelle que cite Fuad Khuri : 38,2 % avec FBD ; 10,0 % avec FZD ; 3,7 % avec F F B D ; 2,1 % avec FBSD ; 2,4 % avec FBDD, sont certes importants, et concordants avec ceux de H. Rosenfeld 1 et d'Emrys Peters 2. Mais les pourcentages dans la ligne maternelle sont loin d'être négligeables : 16,2 % avec MBD ; 17,3 % avec MZD. Un certain nombre de ces mariages, il est vrai, proviennent peut-être d'une double pareuté : ce phénomène, toutefois, n'est explicitement pris en compte dans aucun des dénombrements cités. La différence entre les fréquences observées et la proposition théorique énoncée reste donc entièrement à expliquer : si le mariage avec F B D est dû au fait qu'il annule les effets de l'alliance sur la distribution des rôles, il faut dire pourquoi une minorité seulement de la population recherche les effets bénéfiques de cet arrangement. Les dénombrements de types de mariages, qui pour le Moyen-Orient sont tous concordants, montrent bien plutôt que le mariage avec F B D s'observe toujours dans une certaine proportion seulement, qu'en elle-même cette proportion est une donnée, que cette donnée requiert, comme telle, d'être rendue intelligible par la théorie. Insuffisante pour rendre compte des données levantines telles qu'elles ont été collectées, l'explication de l'alliance par la recherche d'une continuité dans les rôles est insuffisante plus encore dans sa portée théorique : elle ne rapporte pas les fréquences observées à un modèle probabiliste ; elle ne tient compte ni des doubles parentés ni des cycles en général ; elle ne fait aucune place à la pluralité des mariages. Elle n'explique pas, surtout, pourquoi la distribution des fréquences sur l'arbre des choix est homologue à tous les niveaux de l'organisation sociale. Or si les données de l'Ansariin et les explications proposées dans cet ouvrage ont une vertu démonstrative, c'est précisément sur ce point : la manière dont le cheikh d'une qbîla comme les Riah Dâ'aja mène sa stratégie politique, dont un raïs el a'îla conduit la tactique d'extension et de consolidation de son lignage, dont un simple chef de famille sans ambitions spéciales arrange les alliances de ses fils et de ses filles, manifeste une alternance régulière des choix, une exploitation intentionnelle des ressources combinatoires de l'alliance. Les incertitudes des notables Bejaoua sur les intentions du fondateur de la tribu, les discussions qu'ils ont entre eux sur les effets actuels du rite sont à cet égard révélatrices : les sages de l'Ansariin ne visent nullement à maintenir la stabilité des rôles dans le système domestique, mais à faciliter le mariage, en général, et à préserver simultanément la capacité d'expansion de la tribu par la force attractive du rite, sa solidité interne, par l'obligation faite à tout étranger de « donner » comme il a « pris », céder ses filles comme il a reçu ses femmes. Ainsi dans le cas même où, apparemment, la règle fonctionne au niveau domestique de l'organisation sociale seulement, l'horizon de l'action est plus large, le souci des acteurs, plus lointain, l'effet de la règle sur l'organisation tribale, connu, visé et voulu comme tel.
ι . H . R o s e n f e l d , 1968, p. 732 sq. 2. E . P e t e r s , 1963, p. 178 sq.
Propos final
2.
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Opposition entre termes complémentaires, ou manipulation des ressorts segmentaires.
Les stratégies tribales, les tactiques lignagères et la fonction patrimoniale telles qu'on les observe à l'Ansariin s'expliqueraient-elles mieux, dès lors, par la théorie générale de l'organisation segmentaire ? Le mécanisme de l'expansion des Bejaoua paraît l'indiquer : la tribu se multiplie non pour des raisons démographiques, car sous cet aspect elle ne diffère pas des autres, mais par l'attrait du rite de mariage, et l'intégration, en quatre ou cinq générations au plus, des non-Bejaoua issus de filles Bejaoua mariées à des non-Bejaoua. Dès qu'ils possèdent une chaîne d'ascendance assez longue avec des mères Bejaoua, les nonBejaoua peuvent perdre, en effet, le nom ethnique d'origine. Rien ne s'oppose plus alors, à ce qu'ils portent eux-mêmes le nom ethnique de Bejaoua, soit qu'ils prennent place dans un lignage déjà constitué, soit qu'ils fassent eux-mêmes un nouveau lignage : dans les deux cas, ils appartiendront à l'unité de rang tribal, et seront devenus indiscernables des autres Bejaoua. Le ressort de l'intégration, et par conséquent de l'expansion, ne se trouve donc ni dans l'organisation lignagère en ellemême, ni dans le sectionnement qui sépare une ligne d'ascendance d'un ancêtre déterminé, mais dans la segmentarité de l'organisation et la relativité des oppositions. Les données de l'Ansariin confortent donc, sur ce point, la thèse de Marshall Sahlins : c'est la segmentarité de l'organisation qui rend les systèmes lignagers aptes à l'expansion et à la prédation 1 . Ghouel, Dâ'aja, Ouled Arfa ne forment pas des corps sociaux stables, doués d'une existence permanente, pourvus d'organes spécialisés, mais des unités en opposition complémentaire, dont l'identité n'est constituée que par cette opposition même. Le système fonctionne non comme un corps organisé, mais comme un dispositif de mobilisation grâce auquel les unités constitutives peuvent entrer en compétition ordonnée, concerter une action commune contre un adversaire déterminé, monter ensemble une expédition de rapt, de conquête, voire d'occupation du sol. Moyen de rassemblement au niveau de l'unité tribale, le système lignager d'oppositions complémentaires donne aux unités constitutives, par la segmentarité, force d'expansion et capacité prédatoire, mobilité sur le territoire et aisance dans la combinatoire. Si pertinente soit-elle pour rendre compte des données maghrébiennes, la théorie des systèmes lignagers segmentaires ne rend qu'imparfaitement raison, cependant, de l'organisation sociale à l'Ansariin. Elle repose en effet sur une hypothèse : c'est qu'en un état antérieur de l'organisation sociale, un système de lignage à segmentation régulière fonctionnait effectivement, dont les traces seules subsisteraient aujourd'hui, et permettraient d'interpréter les processus de division et de réunion offerts sur le terrain à l'observation. Or si on opère sur les données ethnographiques disponibles, on trouve que les seuls groupes sociaux organisés en segments régulièrement opposés sont les ménages I. M. Sahlins, 1961, p. 322 sq.
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Economie et parente
et les lignages. Aucun des autres groupes sociaux nommés n'entre dans un système de segmentation régulière. Mais tous les acteurs sociaux réfléchissant dans les termes de l'organisation sociale traditionnelle traitent ces groupes comme s'ils étaient intégrés dans un tel système en sachant parfaitement que de mémoire d'homme ils ne l'ont jamais été. Il apparaît ainsi que le système lignager à segmentation régulière ne fonctionne réellement, aujourd'hui, n'a jamais fonctionné réellement, de mémoire d'homme, à l'Ansariin, et probablement en Tunisie, que pour traiter le problème de la division et de la réunion des ménages et des lignages. Mais s'il en est ainsi, force est de poser, radicalement, la question de la portée et des limites de la théorie de la segmentation. Non, certes, que l'on conteste la pertinence des explications qu'elle propose pour les Tiv ou les Nuer, mais parce que la segmentarité, d'après les données de l'Ansariin, résulte moins d'une opposition équilibrée entre termes complémentaires, que d'alternatives formulées par de mutuels adversaires. Des régularités, certes, s'observent là-bas dans le processus de segmentation. Elles ne manifestent nullement, cependant, l'harmonie née de la complémentarité entre termes logiquement opposés. Elles expriment bien plutôt l'identité de choix qu'impose une même conjoncture à des associés-rivaux pratiquement affrontés. La complémentarité n'est pas génératrice, en elle-même, d'équilibres, mais d'arguments. Elle exprime, par la logique des catégories, la réalité des conflits entre segments. Elle articule, de la sorte, le contenu même des conflits, détermine les enjeux, circonscrit les parties. Elle s'applique, de ce fait, à la substance des activités productives, à leurs orientations et à leurs effets. Or, Tiv du Nigeria et Nuer du Soudan, Bédouins du Hedjaz, de Cyrénaïque et de Palestine, paysans du Liban et montagnards de Tunisie, n'ont nullement les mêmes activités productives : ici l'on élève des bovins, mais là les chameaux, ici l'on jardine toute l'année, mais là on sème une fois tous les sept ans. Les systèmes d'échanges ne diffèrent pas moins : ici, une simple circulation des biens entre lignages, là un véritable commerce international ; ici, pas de marché, sinon aux marges du territoire, là, l'institution millénaire du sûq, et l'habitude ancestrale de calculer en monnaie. Le raffinement de la consommation et la variété des produits accusent encore les traits distinctifs et achèvent de faire valoir la différence dans la substance même des activités économiques. Appliquer la théorie des systèmes lignagers segmentaires, élaborés originairement pour traiter les données nuer ou les données tiv, à des données fondamentalement différentes, comme les données bédouines, les données levantines ou les données maghrébiennes, c'est supposer qu'une organisation sociale identique peut fonctionner avec des activités économiques autres : hypothèse vraisemblable, certes, mais que les données contraignent de réviser. C'est supposer surtout que la compétition entre adversaires se réduit à un équilibre entre complémentaires : hypothèse vérifiable pour les Nuer ou les Tiv, peut-être, mais non pour les Riah Dâ'aja ou les Bejaoua, les Dr id ou les Ouled Arfa de l'Ansariin. Là en effet où il fonctionne, au Maghreb et en particulier à l'Ansariin, le système lignager d'opposition segmentaire est à comprendre non comme le principe arçhitectonique de l'organisation sociale mais comme
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final
l'application à celle-ci d'un art des choix en situation aléatoire, qui s'exerce, homologiquement, sur les contenus substantiels les plus variés de l'action. Un même raisonnement, une même structure de choix articule gestion patrimoniale et négociation matrimoniale, étendant jusqu'à l'horizon de la tribu les mêmes oppositions significatives, informant la substance de l'action du même jeu de catégories. Pensée sauvage procédant par couples d'opposés, ou pensée cultivée, fonctionnant par argumentation syllogistique ou démonstration mathématique ? Pensée barbare, inventant, dans la naïveté, des modes d'agencement aux contenus incertains encore et hésitants, ou pensée régressée, travaillant avec les débris d'un modèle savant et raffiné ? Pensée paysanne, façonnée par la confrontation avec un univers de biens limités, un mode de ressources aléatoires et de dangers incertains, pensée prudente et rusée ? Ou pensée spéculative, réfléchissant sur un avenir imparfaitement maîtrisé, mobilisant les moyens de l'ordre, de la mesure, dans l'esquisse d'une combinatoire ? 3.
Supputations et computations économique. ou calcul
raisonnables,
Il faut, pour apprécier cette polysémie du raisonnement patrimonial, suivre Hadj Mahmoud, l'ancien cheikh de l'Ansariin, dans son mode de pensée. Son père, le cheikh Ahmed, avait, selon la plus ancienne tradition, organisé avec un art consommé, les deux usages de l'alliance : l'usage politique, par le mariage avec des femmes issues des différents segments tribaux voisins ; l'usage domestique, par la combinaison de la succession et de la simultanéité des épouses au foyer : « Sa première femme a vécu en même temps que la deuxième et la suite. Sa deuxième femme est morte : elle n'a jamais vécu avec la troisième. La troisième femme a vécu avec la quatrième. La quatrième ayant été répudiée, la troisième a continué à vivre avec la cinquième. La première femme a connu la deuxième femme, la troisième et la quatrième. La cinquième n'a été épousée que lorsque la quatrième a été répudiée et que la première a décédé. La dernière, enfin, n'a connu que la cinquième. »
Avec un pareil modèle mais dans ime situation entièrement différente, marquée par la prépondérance du pouvoir colonial puis l'avènement d'un pouvoir national, Hadj Mahmoud allait raisonner homologiquement, agençant le contenu de son action selon une même structure de choix. Tandis que Hadj Ahmed suivait le modèle traditionnel d'alliance, équilibrant des mariages avec des femmes étrangères par des mariages avec des femmes de sa qbîla, Hadj Mahmoud, en se mariant seulement deux fois, et encore avec des parentes, renonçait délibérément à s'y conformer. Le souci d'ouverture que son père avait manifesté par une brillante et habile polygamie, Hadj Mahmoud en fait preuve aussi, mais en le reportant sur des choix économiques : l'un des premiers parmi les agriculteurs tunisiens de la région en effet, il modernise résolument son outillage, achète tracteurs et engins mécaniques et se met à la grande culture à la façon des colons. Le problème, pour son père, était 31
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Économie et parenté
d'organiser l'unité domestique de sorte que les éléments d'origines diverses qui la composaient forment cependant une organisation articulée ; le problème pour lui, est de diviser le lignage en ménages et de répartir les moyens de production entre les unités domestiques ainsi formées, de fixer des proportions aux moyens de production et aux règles d'exploitation qui arbitrent entre tradition et modernité. La solution est élégante, et manifeste des systèmes de choix en homologie de structure Mettant en œuvre ses ressources en hommes, ses droits transmis ou acquis sur les terres, ses moyens en bétail et en engins d'exploitation, H a d j Mahmoud a divisé son lignage en quatre ménages. L e fils aîné, sa femme et ses enfants, ont la charge de mettre en valeur les pâturages et les terres de montagne, pour leur part comme pour la part des trois autres frères, soit 300 hectares. Hadi s'est donc fixé sur 1 'henchir Ghozlaniin, où il mène son exploitation selon les techniques et les normes traditionnelles. Ainsi l'aîné, séparé le premier du père, compense l'éloignement par le traditionalisme le plus grand, selon un schéma courant là-bas 8. L e deuxième fils, Abdallah, sa femme et ses enfants, vivent à Mellaha, sur une grande exploitation louée, avec sa mère, première épouse du h'âjj. Il a longtemps eu avec lui son frère Tahar et sa soeur, selon le modèle le plus traditionnel de la segmentation, mais pratique là-bas une culture mécanisée, résolument moderniste de conception. L e troisième fils, Tahar, vit avec sa famille à Qafaiya, à proximité du borj paternel, mais partage ses activités entre l'exploitation des terres de son père, à Qafaiya, et l'exploitation d'autres terres, à Mellaha. Le quatrième enfin, Mohamed, célibataire, v i t avec son père et sa mère, la deuxième femme du h'âjj, dans le borj du chef de lignage, et exploite les terres les plus proches du patrimoine commun. Chacun des quatre ménages du lignage a son budget de consommation et ses réserves alimentaires propres, mais le bétail, les tracteurs et les moissonneuses batteuses sont communs, et gérés au mieux de la conjoncture.
Par ces choix qui entrent dans le détail du contenu, Hadj Mahmoud ordonne la matière de l'activité patrimoniale d'après la table la plus stricte des catégories. Les rôles alloués aux fils sont rigoureusement déterminés par l'ordre des naissances, les compétences, distribuées entre eux de sorte que les défaillances éventuelles des uns sont compensées par les réussites des autres, les chances et les risques de la gestion traditionnelle compensés par les espoirs et les hasards de l'exploitation moderne. Entre les supputations et les computations du h'âjj, d'une part, les calculs qu'opèrent les agents économiques dans les systèmes orientés par le marché, d'autre part, l'analogie est-elle trop faible pour que les termes, les rapports et les fins en soient permutables, justifiant ainsi un traitement qui les oppose ? Le h'âjj a, certes, comme tous ceux qui l'entourent, une expérience approfondie de la monnaie. Tous, à l'Ansariin comme plus lointainement à Eregli, savent s'en servir comme d'un moyen d'échange, d'une unité de compte, d'une réserve de valeur, et d'un instrument de paiement. Tous, cependant, limitent son usage à ι . Les variations relevées dans la division de lignage dix ans après les premières observations (cf. J. Cuisenier, i960, p. 152) manifestent un souci toujours plus poussé de la répartition des choix. 2. Cf. plus haut, p. 437 sq.
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certaines transactions, ignorant ou refusant l'extension possible du champ de quantification. Tous, surtout, lient son emploi à certaines orientations, et savent d'expérience que là où elle prédomine dans la variété de ses fonctions, la négociation devient marchandage. Mais la plupart, à l'Ansariin comme à Eregli, précisément s'opposent à cette extension. Aussi les raisonnements mis en œuvre là-bas ne se laissent-ils réduire ni à des jeux d'oppositions, ni à des calculs de rendements. Leur ressort est autre : c'est l'exploitation des affinités de structure existant entre un système d'action en conjoncture aléatoire, l'aménagement économique, et un système de mobilisation des ressources combinatoires, la parenté. *
Ainsi a-t-on montré, en suivant les Yürük et les Turkmen dans leurs opérations, en écoutant les Riah et les Bejaoua dans leurs computations, comment des organisations sociales différentes peuvent être plus ou moins homomorphes ; des systèmes distincts, plus ou moins homologues ; des concepts, des règles et des fins, en affinité plus ou moins grande. A explorer de la sorte le domaine turc et le domaine arabe, on comprend, certes, le fonctionnement des systèmes particuliers. Mais on apprend beaucoup plus : ethnologue, on recueille les témoignages d'une culture disparaissante, les traces de sa vigueur, et la fleur de ses œuvres ; sociologue, on découvre dans le face à face l'altérité de collectivités bien vivantes, l'identité des problèmes et des urgences de l'existence. Et quand on traite d'économie et de parenté, il faut bien articuler, par méthode, une logique de la mesure et une logique de l'ordre. Mais ce que l'on a devant soi, toujours, c'est, dans le trésor de leurs différences, l'homme et la femme, distincts mais ressemblants, et, par la force des choses, variétés d'un même genre.
ANNEXES
ANNEXE
I
NOTE SUR L'INTERPRÉTATION DES ANALYSES FACTORIELLES DES CORRESPONDANCES
Lorsque pour chaque individu i d'une population I on a mesuré les valeurs xik prises par la variable numérique k de l'ensemble de variables K , l'analyse factorielle classique, en composantes principales permet de dégager les principales dimensions de cet ensemble. Or dans nombre de cas, l'enquête fournit pour chaque individu i les positions Pik prises par des variables qualitatives ou nominales k. De telles variables (état matrimonial, type d'agriculture, etc.) ne peuvent, sans arbitraire, être transformées en variables ordinales ni, à plus forte raison, en variables cardinales. On ne peut, en conséquence, les analyser selon les méthodes habituelles. Il faut donc pour répondre à cette difficulté utiliser d'autres méthodes : la procédure choisie ici a été celle de l'analyse factorielle des correspondances élaborée par J. P. B e n z e c r i 1 . Soit donc un tableau dont les lignes représentent les individus i de la population étudiée I et les colonnes toutes les positions j de toutes les variables étudiées constituant l'ensemble J. Le terme kij de ce tableau sera égal à ι si l'individu i est dans la position j pour la variable considérée à o sinon. A partir de ce tableau de données, construisons un second tableau dont les lignes et les colonnes représenteront des positions. Le terme P j j de ce tableau sera la fréquence de co-occurrence des positions j et j'. Ce terme est égal à o si j et j ' sont des positions de la même variable puisque tout individu est alors soit j soit j'. n¡¡. = Σ ί k¡j k[j>
η = Σ ί ,.η Η .
Pjj. =
""
η
L e tableau lui-même est un tableau des correspondances entre attributs. On peut alors associer à chaque position j le vecteur f J de ses fréquences conditionnelles de co-occurrence : y f
3
=
Pjj.
avec
P j = Sj.Pjj.
j' ainsi chaque position j se trouve représentée par un vecteur d'un espace vectoriel de dimension | J | où | J | est le nombre total des positions repérées. ι . J. P. Benzecri, 1973.
488
Economie et parenté
On munit alors cet espace vectoriel d'une distance
appelée distance du chi-deux au centre Pj (par référence à la statistique du chi-deux). Il devient ainsi possible de calculer la matrice d'inertie du nuage des points représentatifs des positions j , de chercher les axes d'inertie (ou facteurs) de ce nuage, enfin de le projeter sur l'espace engendré par le premier, les deux premiers, ou les Ρ premiers facteurs. On obtient de la sorte une première représentation graphique des données étudiées, sous la forme d'un nuage dont chaque point représente une des positions des variables prises en compte. Par construction, plus les positions j et j ' ont des fréquences de co-occurrence similaires à celles de toutes les autres positions, plus les points représentatifs de ses positions sont proches : la représentation graphique rapproche donc les positions similaires et éloigne les positions différentes. Dans tout le processus décrit jusqu'ici, on peut intervertir le rôle que jouent positions et individus, et obtenir par là une nouvelle représentation graphique : un nuage dont chaque point représente un individu. Là encore, les individus ressemblants sont rapprochés tandis que les individus dissemblants sont éloignés : ce qui permet une première classification des individus suivant les sous-groupes qui peuvent être distingués dans le nuage global. Les deux représentations ainsi obtenues sont « compatibles ». Leur superposition, qui fournit une représentation simultanée des positions et des individus, a en effet un sens : chaque position j tend à regrouper autour d'elle les individus qui sont dans cette position pour la variable considérée. L'analyse factorielle des correspondances permet donc de prendre une bonne vue d'ensemble des données traitées, qui peut être détaillée presque aussi loin qu'on le souhaite. Les résultats produits doivent toutefois être interprétés par référence constante aux données brutes quand leur manipulation directe est possible, sinon à des tableaux calculés à partir de ces données.
ANNEXE 2
LES ENQUÊTES EN ANATOLIE CENTRALE
Les raisons du choix du district d'Eregli comme terrain d'enquête ont été exposées dans le texte. Compte tenu des moyens dont je disposais, il était hors de question d'opérer sur un échantillon représentatif de la population rurale turque, soit qu'il ait été tiré directement au hasard avec, pour base de sondage, le recensement général de la population, soit qu'il ait été tiré par sondage à deux degrés, dans des villages tirés eux-mêmes au hasard, comme a pu le faire D. Lerner, dans son enquête du Massachusetts Institute of Technology sur un échantillon au i/ioo des villages turcs. J'ai donc pris le parti d'opérer sur une région limitée, telle que dans cet univers relativement petit on puisse le plus souvent possible opérer sur ensembles complets, par recensements. Mais les recensements disponibles sont entachés d'incertitudes, qui tiennent pour la plupart à l'usage administratif qui en est fait : certaines informations servent en effet de bases d'imposition, d'autres de bases de recrutement militaire, d'autres encore sont utilisées pour la confection des listes électorales. J'ai donc dû substituer plusieurs fois aux séries existantes des séries constituées par les ingénieurs agricoles et les vétérinaires de la région, lesquels font de ces informations un usage strictement professionnel. Cela ne me dispensait nullement de procéder à mes propres recensements, car nulle part les informations disponibles ne permettaient d'établir la base de sondage requise pour une enquête par questionnaire. Il était cependant exclu que je fasse des recensements dans les 77 villages de la région : force était donc de procéder à un sondage à deux degrés. Le parti a par conséquent été pris d'associer le plus étroitement possible l'étude sur ensembles complets, comme si on avait voulu faire des monographies partielles de village, et l'étude sur échantillon, pour fonder les généralisations. Quatre vagues d'enquête se sont alors succédé. La première, en octobre 1963, pour le choix définitif de la région, et pour un premier essai des techniques de recueil de l'information. J'ai conduit cette mission avec le concours de M. A. Fiasson, expert vétérinaire et la collaboration de M. E. Guçbilmez, assistant à l'Université d'Ankara. Les résultats en ont été aussitôt publiés 1 . La seconde vague d'enquête I. J. Cuisenier, 1964, pp. 73-89.
490
Économie et parenté
s'est déployée en avril 1964, et a porté notamment sur les villages de Hortu, Kütören, Anbar, Durlaz, Sarïca, Karaburun, Ivriz et Aydin. J'ai essayé les techniques de recensement, esquissé les questionnaires, et normalisé progressivement les méthodes de restitution de l'histoire sociale. M me M. J. Delyfer, assistante à l'Université d'Ankara, M. M. Makal, auteur du livre Un village en Anatolie, et M. E. Guçbilmez m'assistaient sur le terrain, et disposaient d'une équipe de six enquêteurs et enquêteuses. Les hypothèses et premiers essais d'interprétation nés de cette enquête ont fait l'objet d'une seconde publication 1 . Ainsi préparée la troisième vague d'enquête pouvait être lancée, au moment choisi : la fin de l'été et le début de l'automne 1964, à l'époque où les moissons sont terminées, mais où les troupeaux sont encore dans les yayla. Trois collaborateurs m'assistaient à la direction de l'enquête : M m e M. J. Delyfer, M. J. Cujo, ingénieur économiste détaché des Charbonnages de France, et M. E. Pinilla de Las Heras, détaché au Centre de Sociologie Européenne. Deux personnalités de la région, M. Selçuk, chef des services vétérinaires, et M. §i§ik, chef des services d'enseignement, intervenaient régulièrement comme conseillers. L'équipe d'enquête était composée d'étudiants en doctorat des Universités d'Ankara et d'Istanbul. Une quatrième vague d'enquête, enfin, a été lancée, en juillet et août 1968, pour former une collection photographique, et procéder aux dernières vérifications : ces travaux ont été exécutés par M. F. Martinon, chercheur sur contrat au Centre de Sociologie Européenne, avec la collaboration de M m e Martinon. Les résultats ainsi collectés ont fait l'objet d'une exploitation mécanographique par M m e A. Éliard, chef de travaux, M. M. Éliard et M. Y. Inai, assistés de MM. Makal et Erogul, et d'une équipe de chiffreurs du Centre de Sociologie Européenne, conseillés par M. A. Darbel, administrateur à l'Institut National de la Statistique et des Études Économiques. Une seconde exploitation, par les ordinateurs de l'Institut Biaise Pascal et du Centre d'Orsay, a permis d'aller plus loin dans l'explication. L a technique en a été fixée et les résultats rassemblés par M. M. de Virville, ingénieur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique, chef du service de l'informatique au Centre d'Ethnologie Française. Cartes, diagrammes et dessins ont été exécutés par M. J. Pasquet, technicien du Centre National de la Recherche Scientifique au Centre d'Ethnologie Française. J'indiquerai brièvement, dans cette annexe, quelles techniques de recensement et de levé topographique j'ai employées, comment j'ai procédé pour reconstituer l'histoire sociale et dresser l'inventaire économique des villages, et quels partis j'ai décidé de prendre pour la formation de l'échantillon, distinguant ainsi, pour les nécessités de l'exposé, ce qui dans la pratique effective de l'enquête n'était qu'aspects divers d'un même abord du terrain.
ι . J. Cuisenier, 1966, pp. 219-242.
Les enquêtes en Anatolie
ι.
Recensements
et levés
491
topographiques.
On aurait pu penser que les registres d'état-civil tenus à jour par les muhtar, un peu à la manière des padrone espagnols, pouvaient fournir l'analogue d'un recensement. Il fallut, après de difficiles tentatives de dépouillement, se rendre à l'évidence : les individus sont classés d'après leur famille d'orientation, dont ils portent le numéro, même après leur mariage, en sorte que depuis 1924, date d'ouverture de ces registres, deux générations se sont succédé sans que de nouveaux numéros aient été créés, sinon pour les familles venues de l'extérieur. Quand un décès survient, le muhtar se borne à porter la mention ölü sur la ligne pertinente. Le jeu des mariages et de la formation des ménages finit par introduire une complication extrême, en sorte qu'il devient de plus en plus difficile pour les intéressés eux-mêmes de s'y reconnaître. Par la manière dont ils sont tenus, les registres de muhtar n'en sont pas moins précieux, du fait que pour les ménages issus des familles enregistrées au moment de leur création, le lien avec la souche est clairement apparent. On dispose finalement, pour chaque individu, de sept identificateurs : — L e nom générique, qui est celui de la aile ou de la sulâle, selon la pratique indigène locale. E x . : Dudaklï, Yurtman, Aytan, etc. — Le nom propre (ou prénom pour nous), choisi par le père dans le stock des noms en usage, selon certaines règles. E x . : Mehmet, Dlidü, Ayçe, Ümmühan, etc. -— Le nom propre (ou prénom pour nous) du père. — Le nom propre (ou prénom pour nous) de la mère. — Le lieu de naissance. — L a date de naissance, avec une précision plus ou moins grande. — L a mention sag, vivant, ou ölü, décédé.
Ni le nom du père de la mère, ni le nom de la aile ou de la sulâle de celui-ci ne sont mentionnés, ce qui rend le document impropre à toute exploitation directe en vue d'une étude de l'alliance. Il est à noter au surplus que les femmes peuvent apparaître deux fois, une fois comme fille de X , une autre fois comme épouse de Y , alors qu'on ne dispose, comme identificateurs communs, que du nom, du lieu de naissance, de l'année de naissance et de la mention sag ou ölü. Les informations sur la résidence, enfin, sont incertaines. Il était donc nécessaire, dans ces conditions, de procéder par nousmêmes au recensement. Celui-ci n'avait de raison, toutefois, que si l'on pouvait pousser jusqu'au bout les exigences complémentaires d'une procédure objectivante et celles d'une investigation par interprétation. Les identificateurs devaient en conséquence être de deux sortes : un point dans l'espace, au lieu d'habitation fixé d'après un levé topographique, auquel on attribue un numéro arbitrairement choisi ; trois noms, le nom propre, le nom de la aile et le nom de la sulâle spontanément indiqués par l'intéressé ou, à défaut, par son plus proche parent. On s'exposait ainsi à ce que de proches parents, deux frères, un oncle et
Économie et parenté
492
un neveu, deux cousins, déclarent des noms de sulâle différents, malgré une commune origine réelle : la référence à une sulâle dépend, en effet, pour la pensée indigène, du niveau de segmentation des lignées auquel le sujet spontanément se place. La technique de recensement requérait donc, pour parfaire les identifications, une normalisation de la liste des sulâle qui ne pouvait être obtenue qu'à l'issue d'un débat contradictoire rétablissant le consensus du groupe : ce devait être l'un des projets de l'histoire sociale. 2.
Histoires
sociales
et inventaires
économiques.
Les matériaux nécessaires à la restitution de l'histoire sociale ont été recueillis par discussion en conseil des anciens, un conseil élargi parfois jusqu'à atteindre les dimensions d'une assemblée des hommes. Là, on ne parle que selon sa position sociale, d'après des critères d'âge, de richesse et d'influence, reconnus de tous 1 . Là, chaque sulâle a au moins un représentant et l'on est fort pointilleux, devant l'étranger surtout, pour les questions d'origine et de rang. L'entretien se déroulait selon un plan uniforme : — Nom du village ou du campement, nom des principaux quartiers. Commentaires sur la toponymie, récits, légendes attachés a u x lieux. — Fondation de l'établissement, par quels groupes, à quelle époque, dans quelles circonstances. Commentaires sur la fondation, récits, légendes de fondation. — Identification des principaux groupes, et classement des arrivées successives par ordre chronologique processif. Compte du nombre de aile par sulâle dans la composition actuelle du village ou du campement. L a liste définitive des sulâle n'était établie qu'après l'entretien, hors de la présence des enquêtés, par confrontation des résultats obtenus au recensement et des matériaux recueillis en conseil des anciens. E n cas de contradiction, on revenait en conseil des anciens pour parfaire les identifications. — Liste des muhtar, par ordre chronologique régressif aussi loin que la mémoire collective peut remonter. Classement de chaque muhtar dans l'une des sulâle ou kabile distinguées, et détermination des rapports de parenté qu'ils ont, le cas échéant, entre eux.
Ainsi obtenues, ces informations, outre l'intérêt propre qu'elles présentent pour la compréhension du passé et l'interprétation des modes temporels selon lesquels la durée est vécue, concouraient directement à la formation de la base de sondage, en suggérant l'emploi de critères stratificateurs tels que la richesse mesurée par le nombre de moutons ou le nombre d'hectares possédés, ou la position sociale mesurée par l'âge, le sexe et le revenu par personne. L'histoire sociale aurait été incomplète, cependant, si elle n'avait pas débouché sur un inventaire économique. L'idéal eût été, certes, de construire pour chaque établissement humain étudié une comptabilité sociale des flux, en distinguant groupes d'agents et types d'opération ι. Pour une description concrète de ces assemblées, cf. P. Stirling, 1965, et J. E. Pierce, 1965.
Les enquêtes en Anatolie
493
comme il est habituel. Il fallut vite renoncer à cette ambition, du fait de l'extrême difficulté rencontrée à mesurer les charges et à estimer la part de l'autoconsommation. Les informations ont été recueillies par entretien avec les muhtar et les anciens, puis contrôlées par observation directe et comptage chaque fois qu'on l'a pu. Rassemblées et systématisées à l'aide d'un certain nombre de descripteurs, elles ont fait l'objet d'autant de monographies qu'il y eut de villages enquêtés. Outre leurs objectifs propres, recensements et levé topographique, histoire sociale et inventaire économique concourent à la formation de la base de sondage, cette base sans laquelle l'enquête par questionnaire serait erratique, mais qu'il fallut construire sur le terrain même, à l'ombre des noyers ou dans la fraîcheur automnale des yayla du Taurus. 3.
Le
sondage.
L'enquête par questionnaire se subdivise en réalité en cinq enquêtes, que par la suite on distinguera par la lettre A (Anatolie) suivie d'un indice numérique : — Un tronc commun portant sur les ménages, et tendant à caractériser la composition de ces unités et les principales ressources dont elles disposent, mesurées successivement en volume et en valeur [Ai]. — Deux enquêtes identiques et parallèles avec, pour unités, des individus, portant sur les chefs de famille et leurs épouses, dont le but était de faire apparaître, s'il en existe, des différences d'attitude selon le sexe quant à des pratiques telles que le baçlik, des différences d'opinion quant à des problèmes tels que la conduite de l'exploitation agricole ou l'orientation des enfants [A2], [A3]. — Deux enquêtes différentes, mais parallèles avec, pour unités, des individus, portant aussi sur les chefs de famille et leurs épouses, cherchant à caractériser les aspects spécifiques des rôles masculins et féminins tels qu'on peut les saisir à travers les pratiques relatives à l'héritage et à la dotation, à travers les préférences exprimées, les v œ u x formulés, les satisfactions déclarées [A4], [A5].
Les cinq enquêtes ont été réalisées par deux questionnaires complémentaires, destinés l'un aux hommes, l'autre aux femmes, qu'on ne reproduira pas ici du fait qu'ils sont en langue turque, et que leur traduction en français pose de difficiles problèmes sémantiques. Le sondage est à deux degrés et porte, dans les deux cas, sur un échantillon stratifié. Pour le premier degré de sondage, on a admis comme critère stratificateur les classements de la pensée indigène. Celle-ci distingue sept ensembles de population différents, mais l'enquête par questionnaire a été concentrée sur les cinq principaux : les Yüriik, les Bektik, les gens de Divle, ceux de Berendi et ceux à'Ivriz. La base de sondage a été la liste des villages du Kaymakamlik. Un jury d'experts indigènes a classé chaque village dans un groupe d'appartenance, en plein consensus. Les contraintes générales de l'investigation limitaient à douze le nombre maximum de villages à enquêtes. Ceux-ci ont été répartis par strates en proportion du nombre de villages que comportait la strate, à l'exception toutefois de la classe à'Ivriz, la plus homogène, soit 1 pour Berendi, 2 pour Yürük, 3 pour
494
Économie et parenté
Divle, 4 pour Bektik, et 2 pour Ivriz. Une probabilité égale d'apparition a été maintenue pour le tirage, et des poids identiques ont été donnés aux villages d'une même strate, quand bien même ces poids devaient varier avec les strates. Ainsi conçu, le sondage a fait apparaître Berendi pour la classe des villages Berendi, Yellice et Kuzguncuk pour les Yürük, Divle, Agizbogaz et Bögecik pour les Divle, Selvili, Tasagil, Yukari Göndelen et Akhöyük pour les Bektik, Tont et Nernek pour les Ivriz. Pour le second degré, les opérations de sondage ont été plus complexes. Un tirage sur échantillon non stratifié aurait eu pour effet de ne faire apparaître les individus situés aux positions extrêmes de l'échelle sociale qu'en un nombre trop petit pour une exploitation statistique des questionnaires. J'ai donc constitué dans chaque village un jury de notables, dont la tâche était de classer les familles recensées sur une échelle à trois positions socio-économiques. Pour lui rendre le travail plus aisé, pour le contraindre aussi à des choix nets, je lui ai donné comme consigne de commencer par la plus haute classe, et lui ai laissé le soin de définir lui-même la coupure ; de continuer pour la basse classe, à partir des plus bas niveaux de cette classe, et de définir à nouveau la coupure, obtenant ainsi par différence les familles classées en position moyenne. Les divergences entre membres d'un même jury ont été exceptionnelles : un consensus existe dans ces groupes, des normes règlent les évaluations, en sorte que les jurys n'ont pas eu de difficulté à arrêter des sentences claires. Ces classements opérés, il restait à fixer les taux de sondage. Outre les contraintes liées aux conditions concrètes de réalisation d'une enquête par sondage auprès d'une population aussi mobile et aussi dispersée, trois contraintes spécifiques m'ont paru devoir limiter ma marge de liberté : la proportion du nombre de questionnaires à destination des femmes, soit 1/1 ; le nombre de questionnaires qu'il était raisonnable de penser obtenir, tous peuplements confondus, soit N i = 500 ; le nombre minimum de questionnaires à remplir par peuplement, pour fonder la possibilité d'une exploitation statistique, soit Ν2 = 50. Cinq enquêtes étaient à conduire simultanément. Il fallait donc choisir parmi elles une enquête rectrice, celle pour qui on devait faire le sondage. La décision s'imposait : ce devait être l'enquête de tronc commun A i , portant comme unités sur des ménages avec, pour informateurs, les chefs de famille. Les limites supérieures et inférieures à respecter quant au Ni nombre de questionnaires à faire passer pour A i étaient donc N3 = — 2 n2 = 250, Ν4 = — = 25. Il n'y avait pas à se dissimuler que les 2 éleveurs Yürük et Berendi, dispersés par oba de cinq à six tentes dans les pâturages de montagnes, à 2 000 mètres d'altitude, seraient très difficiles à atteindre. Fixer à leur sujet des taux de sondage trop ambitieux aurait eu pour conséquence de réduire en des proportions considérables le nombre total de questionnaires remplis sans gain statistique appréciable, puisqu'on avait décidé de prendre des taux de sondage variables. J'ai donc admis pour les Yürük et les gens de Berendi un nombre de questionnaires à obtenir égal à la limite inférieure tolérable,
Les enquêtes en Anatolie
495
soit 25 pour chacun de ces deux peuplements, ce qui correspondait à des taux de sondage moyens de 1/5 pour les premiers, 1/12 pour les seconds. Pour obtenir des nombres de questionnaires compris entre 50 et 100 dans les autres peuplements, les taux de sondage moyens devaient alors être compris entre 1/5 et 2/5 pour Ivriz, entre 1/6 et 1/3 chez les Bektik, entre 1/8 et 1/4 à Divle. Ces limites étant fixées, on pouvait arrêter les taux de sondage par village et par strate. Ces taux ne pouvaient toutefois être déterminés une fois pour toutes, a priori : il fallait aller sur le terrain, procéder au recensement, classer les ménages en strates, évaluer les possibilités concrètes d'obtenir un nombre donné de questionnaires, et, compte tenu de l'avancement antérieur de l'enquête, élever ou abaisser presque quotidiennement les taux de sondage. Il fallait, en bref, se livrer à un véritable pilotage de l'enquête avec, pour objectif, la maximisation du nombre de questionnaires et la minimisation des déplacements. C'est ainsi que pour les Bektik et pour Divle, j'ai cherché à obtenir une soixantaine de questionnaires, soit dix de plus, pour chacune de ces classes de village, que le nombre minimum requis. Pour Ivriz au contraire, l'aisance relative des déplacements, la concentration des villages permettaient, sans effort supplémentaire, d'obtenir un nombre de questionnaires substantiellement plus élevé que la limite inférieure de cinquante : je n'ai pas hésité à en faire remplir non pas trente, mais quarante dans chacun des deux villages de cette classe. Quant à Berendi et aux Yürük, il fallut déployer les plus grands efforts pour obtenir le nombre minimum requis, et nous avons dû aller à cheval, dans les pâturages de haute montagne, pour atteindre les nomades, les convaincre de se prêter à l'investigation, résider avec eux et veiller à une stricte application des procédures de sondage. Le tableau qui expose la composition de l'échantillon fait ainsi apparaître des taux de sondage multiples, dont certains parfois sont curieux : 1/79 1/81 1/25. Ils résultent, sans mystère, de compromis entre les opportunités et les difficultés de l'enquête sur le terrain, d'une part, les ressources et les contraintes de la technique de sondage à taux multiples, d'autre part. Les taux de sondage ainsi fixés pour l'enquête rectrice A l , on pouvait organiser les quatre autres enquêtes. La consigne était de tout mettre en œuvre, sur le terrain, pour atteindre le chef de famille et son épouse, et pour leur administrer le questionnaire séparément. N'admettre, cependant, que les questionnaires remplis par les couples eût fait dangereusement tomber le taux de réalisation de l'enquête. C'eût été au surplus se priver d'informations souvent faciles à obtenir après tant d'efforts dépensés pour atteindre enfin l'interlocuteur désigné par le sondage, informations pour lesquelles une exploitation distincte était aisément concevable. L'impossibilité, en effet, de faire passer un questionnaire à la femme d'un chef de famille ne concernait en rien la réalisation de l'enquête A i , qui porte comme unités sur les ménages, et qui requérait seulement comme informateur le chef de famille. Les enquêtes A2, A3, A4 et A5 exigeaient au contraire que l'on dispose d'informations sur les deux époux, afin que l'on puisse ensuite comparer systématiquement les deux séries de réponses : elles portaient donc sur un autre échantillon que l'échantillon demandé pour A i . Mais comme
Economie et parente
496
rien ne donne à soupçonner que la probabilité de non-réalisation d'un questionnaire destiné à la femme d'un chef de famille entrant dans la composition de l'échantillon demandé pour A i ne soit pas égale d'un peuplement à l'autre, d'un village à l'autre, d'une strate à l'autre, on a supposé que l'échantillon obtenu pour A2, A3, A4 et A5 était directement dérivé de l'échantillon demandé pour A i . On trouve une confirmation de cette hypothèse dans le fait que les enquêteurs qui, dans l'impossibilité pratique d'atteindre la femme du chef de famille, avaient pour consigne de faire passer le questionnaire à une proche parente, mère, sœur ou fille de celle-ci, ont rempli cette tâche de substitution sans rencontrer de difficultés particulières. Ces questionnaires supplémentaires devaient pourtant, finalement, être exclus de l'exploitation. En conséquence de ces décisions, il a fallu donner aux mêmes questionnaires des pondérations différentes, selon qu'ils avaient à être exploités pour A i ou pour A2, A3, A4 et A5, opération sans difficultés quand on travaille sur ordinateur. Les tableaux 57 et 58 exposent la composition de l'échantillon et donnent les résultats des calculs de pondération appliqués à un ensemble réduit de paires de questionnaires, formé à partir des cinq enquêtes après éliminations diverses à l'exploitation, pour porter sur les couples vrais, sujets des meilleures informations.
Peuplement
Population
Échantillon
2 374 2 122
62
Ivriz Bektik Berendi Divle
Yürük Total
501 ι 855 791 7 643
47 21 48 13 191
Échantillon pondéré
Différence
2285 2 161 476 ι 849 806
— 89
7 577
— 66
+ 39 — 25 — 6 + 15
Tableau 57. — Composition de l'échantillon de la population enquêtée par peuplements. 4.
L'exploitation.
On objectera qu'un effectif de 191 unités est bien réduit pour conduire une exploitation statistique raffinée et qu'au surplus des erreurs d'échantillonnage limitent probablement encore la portée des conclusions qu'on pourrait tirer. Mais à ces 191 unités correspondent 382 questionnaires. Pour chaque individu répondant, on dispose au surplus de riches informations ethnographiques, qui permettent de lever le doute, quand il arrive qu'il y ait doute, dans l'interprétation des réponses et leur codification. L'erreur d'échantillonnage, enfin, n'est que de 1 % , comme il apparaît d'après le tableau ci-après. L'exploitation a été conduite en trois temps. Pour chaque individu
Les enquêtes en Anatolie « Ν t ^ (S
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ο (S M Ν Ν
o Th • 458-462, 482. Moyens de production, 60, 155-156, 186, 355-356, 358-359, 364, 391, 422, 453455. 476·
548 M y t h e , 13-14, 72-78, 474. N i c h e écologique, 274, 276. Noblesse, 45, 52, 253, 264, 276, 351. N o m a d e , 61-62, 82-126, 128, 130, 132, 144, 1 6 1 , 163, 194-195, 241-243, 312, 476. N o m a d i s m e p a s t o r a l , 82, 96, 109, 153, 469. N o r m e , 144, 146, 153, 157, 1 6 1 , 170, 1 7 2 - 1 7 3 , 184, 213, 239-243, 247-252, 255. 340, 345. 401. 415. 4 1 7 . 424-425, 428, 442, 457, 476. O c c u r r e n c e , co-occurrence, 15, 28-37, 487-488. O f f r e , 157. O p é r a t e u r , 5 1 - 5 2 , 215-260, 263, 321. O p é r a t i o n , 24, 5 1 , 159, 1 6 1 , 172, 184, 2 1 6 , 263, 298, 492. O p p o s i t i o n , 86, 88, 174, 197, 213, 216, 224, 234, 237, 263, 281, 321, 322, 328, 3 5 1 . 355-356. 359, 368, 392, 437-447. 465. 4 7 9 - 4 8 1 · O r d r e , 14, 64, 67, 163, 230, 237, 279, 302, 307, 319, 325, 363, 394-395. 482483· O r g a n i s a t i o n d o m e s t i q u e , 145, 476. O r g a n i s a t i o n sociale, 25-26, 29, 35, 5457, 62, 67-70, 81-93, 107-108, 1 1 7 , 122, 1 3 1 , 133, 139, 143-214, 222, 224, 261-265, 269-282, 283-313, 316-319, 333. 4 ° ° . 4°3. 4 2 5 . 430, 44°. 445. 461. 469-471, 474-476, 480, 483, 4 9 9 ; — p a t r i m o n i a l e , 447-467 ; — tribale, 8892, 241, 319-337 ; — familiale, 431, 433-434 ; — s e g m e n t a i r e (cf. Segment) . O r i e n t a t i o n , 402, 461, 480 ; — économ i q u e , 102-160 ; — spatiale, 148, 150, 154. 2 & 3 . 334-336, 346 ; — de l'action, 261-265, 3 5 1 . O u t i l , outillage, 6 1 , 90, 137, 1 4 1 , 187188, 207-209, 345, 347, 3 5 1 , 356, 358, 364, 421-422, 445-447 (cf. T e c h niques). P a r a d i g m e , 17-27, 38. P a r e n t é , 13, 16, 18, 25, 42, 49, 53, 61, 64, 82-88, 146, 148, 160-161, 218-219, 225, 227-229, 233, 234-252, 3 2 1 , 328, 355. 357. 382, 404, 463, 473, 478, 483 (cf. S y s t è m e ) . P a r e n t è l e , 43, 88, 104, 190, 220, 222, 279. 4 Γ 7 · P a t r i l i n é a i r e , 32-33, 59, 77-78, g8_ 128, 256-257, 278. P a t r i m o i n e , 53, 163, 183, 185, 189, 233-
Économie et parenté 244, 248, 256, 258, 264, 342, 353-354. 356, 358, 363. 376-407. 410. 445. 447" 467. 470, 473· P a t r o n a g e , 90, 148, 162-166, 247, 340, 351 (cf. A l l é g e a n c e ) . P e n s é e indigène, 17, 34, 37, 62, 162, 2 1 7 , 278, 324-326, 331, 336, 392-393. 401-402, 453, 469, 492-493· P e n s é e s a u v a g e , 216, 481. P e r m u t a t i o n , 14, 27, 35, 274-281, 3 5 1 , 365, 392, 397. 438, 477· P e u p l e m e n t , 1 1 7 , 129-130, 132-133, 139, 1 4 1 - 1 4 2 , 1 5 0 - 1 5 1 , 155, 159, 161-162, 166-167, 183-186, 193-198, 200-214, 224-228, 253, 263, 333, 493-497· P l a n t e s c u l t i v é e s , 29, 70, 90, 1 1 5 , 1 1 6 , 126, 132, 137, 139-142, 207-208, 232233. 439. 449-45 Σ · 457-461. 469, 476. P o l y g a m i e , 145, 170, 248, 273, 384-385, 409, 442, 481. P o p u l a t i o n , 123, 126, 131, 138-139, 146, 326-327, 493-494. 497 (c f - D é m o g r a phie) . P o s i t i o n , 14, 29, 136, 153, 173, 229-230, 245, 263, 278-280, 282, 285, 294, 3 1 5 , 3 1 7 . 319-321, 325-326, 3 5 1 , 357, 359, 3 7 ° . 374. 400-401, 403-404, 406, 4294 3 ° . 437. 441. 462, 470, 475-476, 487, 492, 494 ; — de v a r i a b l e s , 223 ; — s t r u c t u r a l e , 231-233, 275 ; — s t r u c t u r a n t e , 2 3 1 , 475 (cf. A r c h i t e c t o n i q u e ) ; — subordonnante/subordonnée, 231233 ; — territoriale, 315-376. P o u v o i r , 15, 46, 108, 125, 144-165, 247, 253. 259, 264-265, 282-283, 3 4 ° . 392, 462 ; — c e n t r a l , 317, 319, 337 : — b e y l i c a l , 3 1 7 , 319, 331, 337, 340-344, 347. 350, 354. 358-359, 363, 375-401. 422-423 ; — colonial, 3 1 7 , 319, 3 3 1 , 340-376, 4 1 5 , 423, 481 ; — local, 345 350, 4 1 7 ; — t r i b a l , 3 1 7 , 319, 337, 340-350, 375· P r a t i q u e sociale, 162, 217, 233, 320, 402, 425, 428. P r é f é r e n c e , 162, 164, 195, 197, 198-213, 216, 219, 263, 280, 365, 387, 389, 4 5 7 , 493· P r e n e u r s de f e m m e s , 87, 173-182, 258, 3 7 ° . 387, 392 (cf. D o n n e u r s ) . P r é - o r d r e , 67, 247. P r e s c r i p t i o n , 46, 50, 145, 257, 348, 365. P r i x , 156, 2 5 1 . P r o b a b i l i t é , 30-31, 37, 225-280, 389, 397, 496. P r o d u c t i o n , 20, 156, 158, 162, 172, 186-
Index
549
198, 246, 255, 263, 391, 432, 445, 482. Produit, 1 5 7 - 1 5 8 , 1 6 0 - 1 6 1 . Prohibition, 3 0 , 4 6 , 5 0 - 5 1 , 1 4 5 ,
457,
246-247,
257. 365. 429, 464· Propriété, 1 6 5 , 2 1 9 , 2 2 2 , 2 2 5 - 2 2 8 , 3 3 4 , 344, 348-350, 355. 358-359, 364, 374, 388, 402-403, 4 1 5 , 4 6 2 . Prototype, 6 9 - 1 0 5 , 1 0 9 , 1 2 2 , 1 3 1 , 1 3 3 , 139, 141-143, 152, 154, 161, 168, 169, 197, 213, 217, 220, 243, 261-265, 474. P r o x i m i t é (cf. Distance). Quantifier/quantification, 3 0 7 , 3 1 3 . Quartier, 1 2 3 - 1 2 5 , 1 3 0 , 1 7 1 ; — d ' h i v e r , 1 2 5 , 1 2 7 - 1 2 8 , 1 7 0 ; —d'été, 125, 1 6 2 163. R a m a g e , ramification, ramifier, 5 5 , 65, 6 7 , 262-265, 287. Rang, 1 4 , 6 7 , 2 5 1 - 2 6 4 , 3 2 4 , 3 6 5 , 3 6 7 , 400, 492. R a p t , 8 8 - 9 3 , 165, 2 5 2 , 3 2 2 , 3 3 7 , 3 4 4 4 7 9 ; économie de — , 8 8 - 9 3 . Rationalisation, 1 3 , 1 0 9 , 3 0 0 , 3 0 4 . Rationalisme, 1 6 4 . Rationalité, 1 5 , 8 0 , 1 9 4 , 1 9 6 . R é g i m e matrimonial, 1 7 2 . Règles, 1 6 , 1 7 , 3 0 , 4 4 , 5 3 , 1 4 3 , 1 4 5 , 1 5 4 , 233, 282, 298-313, 340, 347, 365,
368,
374. 378, 396, 4°4> 4°9, 4 2 6 - 4 2 7 ,
430,
474, 476. Régulation, 5 3 , 1 8 5 , 2 8 3 . Relation(s), 4 2 , 8 4 , 8 6 , 9 6 , 1 2 3 , 1 6 8 169, 214, 230, 234, 285, 374, 378, 393, 4 6 5 , 4 7 7 ; — familiales, 2 1 4 ; — transitive, 2 3 7 . Rendement, 1 3 , 1 9 5 , 2 1 6 , 2 5 3 . Répudiation, 1 4 5 , 1 7 2 , 2 4 1 , 2 4 5 , 4 4 2 , 453, 481· Réseau, 1 5 , 4 2 - 4 4 , 4 6 , 5 2 , 6 4 , 1 6 1 ,
357,
393-394, 398-399, 4°4> 4°7> 429, 4 7 ° · Résidence, 2 9 - 3 0 , 4 1 , 5 2 , 2 1 8 , 2 2 0 , 2 2 4 , 229, 238, 352-354, 404, 473, 491. Ressource, 1 3 , 6 1 , 1 3 7 - 1 4 2 , 1 4 5 , 1 5 4 , 162, 164, 172, 186, 189, 192, 219-220, 222, 224-228, 230, 251, 253, 259, 340, 3 5 1 , 42i-4 2 3, 474-479, 4 8 2 . Richesse, 4 5 , 5 2 , 1 6 5 , 2 2 2 , 2 5 3 , 2 6 4 , 2 7 6 , 33°, 351, 356, 492. Revenu, 1 5 6 , 1 5 9 , 1 6 5 , 4 1 5 , 4 4 5 . R i t e , rituel, 1 7 3 - 1 8 1 , 1 8 4 - 1 8 5 , 2 x 7 , 2 4 6 , 461, 464, 478-479. Rôle, 1 3 , 1 6 , 2 3 , 3 9 , 1 4 5 , 1 6 5 - 1 6 6 , 2 2 4 , 234, 241, 244-247, 317, 320, 392, 402403, 423-424, 427, 429, 441, 445, 477479, 482-493.
Sanction, 1 6 3 , 1 7 3 , 2 4 5 - 2 4 6 , Section de tribu, 2 7 4 - 2 7 5 ,
298. 278,
3x6,
323-324· Sectionner, sectionnement, 5 5 , 6 5 , 2 5 3 , 262-264, 283, 287, 478. Sédentaire, sédentarisation, 6 2 - 1 0 9 , 1 2 3 , 131, 261, 476. Segment, segmentation, segmenter, 5 4 , 65, 7 8 , 128, 253, 257, 267, 272-282, 304-312, 316-317, 319, 322-323, 325331. 337-35°, 352, 354, 357, 365-407, 421, 434-436, 454, 461, 463, 465, 4694 7 1 , 4 7 6 , 4 7 9 - 4 8 1 , 492, 499· Settlement, 3 1 . Séparation (régime de), 1 4 5 . Services, 1 3 , 2 4 , 1 5 7 , 1 6 5 , 1 7 4 - 1 8 2 , 2 0 5 , 245, 246, 351, 4 1 1 , 439, 457, 46°· Sexe (féminin, masculin), 3 0 , 8 4 , 9 8 , 1 7 2 , 183, 190, 234-235, 237-238, 244, 247, 259, 280-281, 295, 302, 320, 353, 365, , 393, 396, 4 2 3 , 4 3 8 - 4 4 7 , 4 5 4 , 4 9 2 , 4 9 3 . Sex ratio, 1 3 7 - 1 3 8 , 3 7 0 , 3 9 0 . Similaire, similarité, 1 6 , 5 4 , 9 9 - 1 0 5 , 2 1 4 , 262-263, 361-365, 474. Société industrielle, 2 4 , 3 9 , 4 0 , 4 4 , 4 6 ; — d e référence, 9 7 , 9 9 , 1 0 5 ; — globale, 4 0 , 4 5 , 5 0 , 1 4 3 , 1 6 3 - 1 6 4 , 4 1 7 , 4 2 4 , 4 2 8 - 4 2 9 , 439, 444, 446. Sondage (cf. Échantillon). Spéculation, 2 3 3 , 2 7 4 - 2 8 2 , 3 7 6 - 4 0 7 , 4 5 3 , 469, 481. Statistique, 4 9 3 - 4 9 7 (cf. É c h a n t i l l o n ) . Strate, stratification, stratifier, 3 1 , 3 3 , 37, 44-47, 59, 1 0 2 , n i , 193-194, 237. 461. Stratégie, 4 4 , 5 2 - 5 3 , 8 6 - 8 7 , 9 ° , I 44> 243, 252, 259, 263, 315-376, 411, 47047 1 · 473, 477, 479· Structurant, 2 3 1 , 4 7 5 (cf. F o n c t i o n architectonique) ; — élémentaire/complexe, 4 9 - 5 4 , 394, 4 7 3 · Structure, 1 6 , 1 9 , 2 0 , 3 1 , 3 3 - 3 4 , 37"38, 43, 50, 54, 122, 215-260, 271-272, 279281, 370, 382, 388, 392-400, 411, 470, 4 7 4 , 4 8 1 ; — d'un système, 5 0 , 5 4 , 279-280, 285, 288. Subordination, 9 5 , 2 3 7 ,
279, 437,
439-
447, 464· Subsistance, 8 2 - 8 8 , 2 4 6 , 2 5 1 , 2 5 5 ; — économie de, 8 8 - 8 9 . Succession, 3 0 , 7 5 , 7 7 , 1 7 2 , 1 8 4 - 1 8 5 , 214, 216, 236, 239-243, 299-313, 402404, 411, 469. Symbolique, 1 7 4 , 1 8 1 , 2 5 2 , 2 9 8 . Symétrie, 2 3 8 , 2 4 4 , 3 0 4 , 3 7 2 .
550 Système, 15-17, 44"47. I 2 2 > H 3 . ^45. 148, 153-154, 167-170, 184-185, 214260, 280, 300, 320-321, 323, 325-326, 352. 375. 392, 421, 426, 433. 467, 482, 484; — économique, 15, 17, 60, 62, 63, 105, 109, 160, 473 ; — militaire, 88-93 ; — de parenté, 15, 17, 39, 44, 47, 49-54. 62, 82-88, 105, 109, 473 ; — politique, 93-97, 162-170; — de production, 142, 186-198, 214; — des prix, 156-157,161 ; — de règles (cf. Règles), de termes (cf. Termes) ; — sous-système, 16-26, 33-34, 61, 68, 70, 105, 143, 218, 228, 231, 271, 473-475 ; — social, 13, 23, 30, 35, 38, 53, 164, 251, 264, 271, 277, 279, 317, 319, 421, 473. 475 ! "— état de, 186, 197, 211, 213-214, 251, 262, 263, 274. Tactique, 52, 216, 243, 247, 251, 253260, 263, 377-407, 411, 456, 471, 477479· Taxinomie, 20, 26, 34. Techniques, 61, 141, 189, 254, 281, 345, 4 1 1 , 421, 445-448, 455 ; —· de construction, 199-206, 4x1-420 ; — culinaires, 207. Temps, 26, 353, 409-467. Tente, 78, 82, 94, 108, 123, 127, 129, 1 3 1 . 163. 199-203, 254, 271, 323-324, 326. Termes, terminologie, 16, 22, 25, 30, 58, 66, 84-86, 217, 234-236, 244-245, 283, 298, 351, 353, 475 ; — nomenclature des, 284-297, 315, 320, 331. Terroir, 117-122, 154, 336. Théorie, 33-34, 42, 51, 53, 319, 324, 470, 478, 480 ; — générale, 18, 23, 25-26, 38, 42, 50 ; — spéciale, partielle, 23, 26; — i n d i g è n e , 54, 62-67, 217, 269-274, 283-313, 315, 319-337, 343. 374. 378, 381, 469, 475. 4 9 9 ; — des j e u x , 275. Topographie, 1x2-122, 126, 133, 148, 150, 154, 274, 317-318. 338-339, 352, 491-492· Tradition, 65, 108-126, 130-131, 133136, 163, 283, 315, 329, 331, 345, 374, 481-482. T r a i t culturel, 28, 38, 40, 58-59, 97-104, Γ31, I39. 150-161, 166-167, J 86.
Économie et parenté Transformation, groupe de transformation, 15, 231, 253, 303, 431, 445, 463-464. Tribu, 71, 76, 79-80, 88-93, I 2 3 , 125, 131, 148, 248, 262, 270, 272-274, 307317. 323. 325-331. 333. 337-35°. 361365. 386, 398, 399, 401, 435, 461, 462, 464, 465, 476 (cf. Section de tribu, fraction). T y p e , 23, 31, 46, 47, 50-51, 133-142, 154, 162, 168, 169, 186, 320, 342, 352, 354. 357. 380, 381, 3 9 3 - 4 ° ° . 474492 ; •—· conformité au, 97, 102 ; — idéal, 16, 39-43, 196, 262, 409-410, 431-434· Typologie, 31. Unité, 21, 33, 41, 80, 87-88, 110, 153, 169, 253, 330, 337, 352, 365, 374-375, 377. 387-388, 393. 398, 400, 457, 470471, 479 ; — domestique, 22, 149, 170-274, 219, 282, 320, 354, 355, 4 1 1 , 415, 422, 433, 441, 445, 453, 465, 500 (cf. Famille) ; — de consommation, 189, 219 ; — de production, 159-160, 421, 428 ; — de travail, 190-191 ; — sociale, 156, 320, 354, 355, 407. Utérin, 302, 304-312. Valeur, 20, 31, 157, 159-160, 165, 168169, 173, 182, 184-185, 197, 241, 307, 322, 344, 35°-35i. 354-355. 358-361. 387. 390, 392, 457-461, 463; — sémantique, 285, 288-294, 295-298, 437438, 444-445· Variable, 23, 30-31, 109, 116, 137, 138, 141, 156, 168, 172, 192-193, 217, 218, 231, 352-365, 387. 487-488, 498 ; — descriptive, 29, 224, 351 ; — déterminante/déterminée, 30 ; — dichotomique, 31 ; — instrumentale, 160189, 192-193 ; — endogène/exogène, 225-227 ; — indépendante, 230, 372. Variance, 31-32, 161, 168. Variante, 75, 174, 244, 254, 324, 424. Variation, champ de variation, 13, 26, 29, 33. 54. 57-59, 68, 102-104, 109, 133-142, 160, 165, 173, 182, 184-185, 192, 206, 231, 348, 361-365, 370-373. Veuf/veuve, 240, 256, 424-428, 456. Village, 44-45, 117-122, 125, 131, 1331 3 6 . Γ 38, 144. I 4 6 · I 7 ° . 259, 493-497·
INDEX DES ANTHROPONYMES ET DES TOPONYMES
Abbassides, 287. Abu-al-Fuda, 108. Ad, 269. Acïkuyu, 132. Adana, 109, 112, 126, 196. Afghan, 57. Afrique, 333, 340, 412, 450, 464. Agizbogaz, 157, 159, 166, Tabi. 15 (167), Tabi. 16 ( 169), 494» Tabi. 58 (497). Ahlan, 147. Aïn Debba, 334. Aiti Tazega, 333. Ajjar, 332. Akhöyük, 153, 159, 162, Tabi. 15 (167), Tabi. 16 (169), 194, 494, Tabi. 58 (497)· Aksaray, 112, 126. Aladag, 194. Alains, A-long-ya, 72. Al-Fahrrin, 332. Algérie, 327. Altaï, Kin-Chan, 57, 91, 265. Amérique du Nord, 50. Amou-Daria, Oxus, 71. Anatolie, 57, 60, 68, 70, 93, Tabi. 9 (99). 101-104, 109, 123, 126, 129, 1 3 1 , 143, 144, 154, 198, 200, 2 1 1 , 216, 231233, 236, 240, 261, 262, 264, 265, 490, 493· Anbar, 182, 490. Ankara, 1 1 1 , 489, 490. Ansar, 332. Ansariin, 313, 317-319, 3 2 1 . 323. 325333, 335. 336. Fig· 5 9 (336), Fig· 60 (338), 3 4 Î - 3 4 4 . 347. 348, 3 5 ° , 374"37ö. 402, 405, 409, 411-413, 424, 430, 431, 433, 4 4 ° . 444. 445, 449. 4 5 i . 452, 4634 6 5 , 469, 4 7 1 . 476, 478-483, 499· Antalya, 108, 112. Anti-Taurus, 109,110. Arabes, n i , 128, 269-272, 281, 283, 284, 286-288, 297, 333, 469, 475. Arabi (El), 322. Arabie, 123, 276, 469, 470. Arab Majour, 328. Aranda, 50.
Arfa, Ouled Arfa, Fig. 60 (338), 361, Fig- 65 (363), 364-366, Tabi. 43 (367), Tabi. 44 (369), 370, 372, Tabi. 45 (373). 380. Arménie, 60, 93. Arméniens, 57, Fig. 2 (58), 107. Asie, 70. Asie Centrale, 57, 60, 70, 76, 82, 108, 124, 163, 201, 262, 265. Asie Mineure, 70, 108, Fig. 8 ( m ) , 412. A-sse-na¡A-shi-na, 75, 76, 91. Athènes, 15. Avshar, 88, 108. Awläd aS-Sâtnaq, 274. Ayar, 329, Fig. 60 (338), 344, 357, 361, Fig. 65 (363), 364, Tabi. 43 (367), Tabi. 44 (369), 370, 372, Tabi. 45 (373), 375· Ayass, 320, Fig. 60 (338), Tabi. 43 (367), Tabi. 44 (369), 370, Tabi. 45 (373). Aydin, 123, 490. Ayrancï, 116, 186. Azerbaïdjan, 93, 108. Aziziye, 125. Bacairi, 29. Bactriane, 265. Bagdad, 62, 150, 298. Bakrites, 270. Balassaghun, 71. Baouala (Jbel), 326, 336, Fig. 60 (338), 343, 348, 466. Barägit, 274. Bédouins, 34, 57, Fig. 2 (58), 271-273, 276, 277, Fig. 48 (278), 298, 325, 480. Bejaoua, 320-323, 327, 329, 3 3 ° , 332, Fig. 60 (338), 343, 344, 348, 357, 361, Fig. 65 (363), 364, 365, Tabi. 43 (367). Tabi. 44 (369), 37°, 372, Tabi. 45 (373), 374. 375-377, 434, 435, 443, 4 6 4 , 4^5, 471, 478, 480, 483, 500. Bektik, 130-132, 136, 139, 141-146, 148, 152-155, 159, 161, 163-165, Tabi. 15 (167), 168, Tabi. 16 (169), 170, 172, 183-187, 193, 195, Tabi. 23 (201), Fig. 38 (204), Tabi. 24 (206), F i g . 36 (208), 209, Tabi. 25 (210), ì l i . Tabi.
552 26
Économie (212),
222,
Tabi.
213,
224,
232,
239,
28
(214),
265,
215,
493-495.
Tabi. 58 (497). Benghazi, 450. Beni Jiah, 329, 334, 336, Fig. 60 (338), 343· Beni Rezg, 328. Berbères, 329, 376. Berendi, 155.
Tabi.
1 2 7 - 1 2 9 , 136, 139, 1 4 1 - 1 4 5 , 1 5 2 i
57"i65. 16
Tabi.
( 169),
170,
15
(167),
Fig.
26
168, (171),
1 7 2 , 1 8 3 - 1 8 6 , 193, 1 9 5 - 1 9 7 , T a b i .
23
(198), 200, 202, F i g . 33 (203), F i g . 34 (204), 205,
Tabi. 213,
25
Tabi. 24 (206), 211, Tabi.
(210),
Tabi.
28
(214),
215,
207-209, 2 6 (212), 224,
232,
493-495. Tabi. 58 (497). Burusho, 57, Fig. 2 (58). BeyörenjBeyviran 125, 127. Bögecik, Tabi. 12 (153), Tabi. 14 (159), 166, Tabi. 15 (167), Tabi. 1 6 (169), Fig. 35 (205), 494, Tabi. 58 (497). Bòne, 332. Bou Arada, 316. Bougie, 329, 330. Bouhhara, 87, 88. Bozköy, Tabi. 10 (135). Brik, 322. Bulgarie, 146. Bulgurluk, 119. Bulla Regia, 334. Bursa, 152. Buryat, 57, Fig. 2 (58), Tabi. 9 (99), 239, 2 6 1 , 262,
ΙΟΙ,
102,
107.
Byzacène, 34 o · Byzance, 93, 265. Byzantins, 129. Çakmak, 125, 152, 186. Cap Bon, 3 3 3 . Cappadoce, 127. Carthage, 334. Carystos, 334. Cat, 128. Çayhan, 125, 126, 136, 139, 141-143. Çerkeskôy, 146, 182. Chabbia, 328. Chabet-el-Adra, 329. Chaféites, 303. Chaouach, 332, 333. Cilicie, 109, 123, Çiller, 131. Chine, 62, 79, 90, 92. Chine populaire, 47. Chinois, 94, 95. Constantinois, 326, 329.
et
parenté
Cosaques, 146. Crétois, 450. Crow, 36, 50, 51. Cyrénaïque, 271-273, 276, 277, 315, 325, 480.
Dagor, Tabi. 9 (57), 99, 101, 102, 107. Dard, 57, Fig. 2 (58). Dehistan, 88. Dismert, 78. Divle,
112,
(121),
116, F i g .
127-129,
12 (117), F i g .
136,
139,
141,
15 143-
146, F i g . 20 (147), 1 5 2 - 1 5 5 , 158, 159, l6
161-164,
Tabi. 197,
6,
Tabi.
16
(169),
Tabi.
23
15
172,
(167),
(198),
202,
24 (206) 206-208,
Tabi.
211,
Tabi.
213,
(212),
(214), 224, 232,
239, 261,
193-
203,
Tabi.
26
168,
182-186,
205,
25 (210),
Tabi. 262,
28 493,
494. 495. Tabi. 58 (497). Divieti, 129, 130, 142. Djadis, 269. Djerid, 340. Djurdjura, 325. Djurhum, 269. Döger, 88, 108. Drid, 316, 320, 322, 327-329, 331, 332, F i g . 60 (338), 340, 3 4 1 , 343, 349, 350,
Fig. 65 (363), 366, Tabi. 43 (367), Tabi. 44 (369), 370, 3 7 2 , Tabi. 45 (373), 373-376, 407. 422,435, 465, 480. Durlaz/Yîldïzlï, 133, 490. 361,
Eddekhila, 345.
3 2 1 , 3 2 6 - 3 2 8 , F i g . 60 (338), 389,
380,
390,
Fig.
74
(390),
__ Tabi. 52, (391), 3 9 7 . E g y p t e , 271, 274. Ekoi, 36. Ere j>U/Heracleia- K y bistra, 109-112, Fig. 9
(112),
Tabi. 10 140),
117,
126,
(135),
Fig.
142,
143,
146,
128,
130,
1 8 (138), 161,
132,
Fig.
164,
19
170,
186, 196, 1 9 7 , 200, 201, 205, 2 3 1 , 2 6 1 , 262, 265, 482, 483, 489.
Ersari, 79. Eski Köy, 127. États-Unis, 43. Eubée, 334. Europe, 38, 44. Européens, 272. Eutuhen, 91. Extrême-Orient, 477. Farawa, 88. Feddane Em Maïria, 346. Feddane Es Safsafa, 346. Fezzaniin (henchir), 321, 331, 336, Fig. 6 0 (338), 3 4 3 . 3 4 8 , 382, F i g . 85 (414).
Index
553
Fleuve jaune, 90. Gafsa, τ,ιη. Gagaus, 57. Gamouda, 326.
Ghaznavide, 88. Gengiskhanides, 92, 108. Gétules, 412. Gharbia, T a b i . 44 (369). Ghozlaniin (henchir), 336, Fig. 60 (338),
364, Tabi. 43 (367), Tabi. 44 (369), 370, Tabi. 45 (373), 375, 407, 435, 465, 5°°·
Jnadia, Jou-jou,
343. 482. Gibarna,
(369), 3 7 ° , 3 7 2 , Tabi. 45 (373). JehalJDjelal, 333, 334, 336, Fig. 60 (338), 3 4 3 , Fig· 83 (412), Fig. 84 (413), F i g . 87 (418). Jlass, 316, 322, 323, 327, 329, Fig. 60 (338), 3 4 3 , 3 5 7 , 3 6 1 , Fig. 65 (363),
274.
346. 76.
Hamama, 316, 321, 326, 327, 329, Fig. 6 0 (338). 3 5 ° . 3 5 7 . 3 6 1 , Fig. 65 (363),
Kabyles, 325, 329. Kabylie, 329. Kairouan, 327, 332. Kalaish/Qalach, Khalaj, 71, 108. Kalmyk, Qulmouk, 57, Fig. 2 (58), Tabi. 9 (99), 101, I02, 107.
Hanachia, 375. Haouaria (henchir El), 331, 333, 334, 336, Fig. 60 (338), 343, 382.
Kami$liküyü, 194. Karaburun, 128, 148, 150, Fig. 22 (151), 170, 182, 183, 490.
(99), 101, 104. Hedjaz, 271, 284, 297, 298, 480. Heidous, 331, 332.
126, 1 3 1 , 136, 139, 141-143, 152. Karaman ( P r o v i n c e de), 110. Karapïnar, 112, 126, Tabi. 1 0 (135), 142. Kariera, 50.
Grèce, 39. Grecs, 107, 129. 364, Tabi. 43 (367), Tabi. 44 (369), 370, 372. 376. 377. 435. 462, 465. 500.
Haut Atlas, 315, 376. Hazara, 57, Fig. 2 (58), 63, 97, Tabi. 9
Hittites, n o , 132, 133. Hortu, 112, 130, 1 3 1 , 132, 148, 149, 165, 201, 265, 490.
Hiong-nou, Huns, 72, 75, 76, 92, 94. Ifriqia,
327, 330, 331.
Ilkhanide, 108. Inde, 62, 79, Tabi. 10 (135). Tchou-tche,
Irak, 128. Iram,
Ienisseï, 76.
269.
Iran, 92, 108. Iraniens, 57, Fig. 2 (58). Iskenderum, 108. Ispahan, 265.
Iva, 88. IvrizfAydinhent, 112, 113, 116, 117, 131-133, T a b i . 1 0 (135), 136, 139, 141146, 152, 153-155, 159, 163-166, T a b i . 1 5 ( 1 6 7 ) , 1 6 8 , Tabi. 16 (169), 172, 182187, 193-197, T a b i . 23 (198), 200, 201203, 205, Tabi. 24 (206), 207-209,
Tabi. 25 (210), Tabi. 26 (212), 213, Tabi. 28 (214), 215, 224, 232, 239, 26r, 262, 490, 493, 494, 495, Tabi. 58 (497). 108. 332. Abu/Hamama,
Karlouks, 71, 72, 92, 108. Karpathes, 265. Kaymakamlih, 493. Kayseri, 152, 196. Kazak, 57, Fig. 2
(58),
63, 67, 97,
Tabi. 9 (99), 101.
Kefir, 162. Khalaj (cf. K a l a t s h ) . Khalkha, 57, Fig. 2 (58), 65, T a b i . 9 (99), 101, 104. Kharezm, 60, 92. KhazimjKhazem, 334, 336, Fig. 60 (338),
343-
Istanbul, 490. Italiens, 272.
Izmir, Jalula, Jazirat
Karacadag (Monts), 110, 112, 113, 125,
Khorassan, 79, 82, 91-93. Kirkiz, ki-ko, K i r g h i z , 75, 76. K'itan, 93. Kïzïlgedik, 125. Kök Türk, 75. Konya, I c o n i u m , 1 1 0 , 112, 126, 130, 152, 197.
129,
Kurdes, 57, Fig. 2 (58), 148. Kütören/Kütviran, 125, 126, 131, 186, 200, 490. Kuwait, 271. Kuzguncuk, 128, 129, Γ 5 0 , Fig· 23 (198),
153. 159, 160, Tabi. 15 (167), 168,
332.
Jbailia, 365, Tabi. 43 (367), Tabi. 44
Tabi.
16 (169), 193, Fig. 37 (293),
494, Tabi. 58 (497)· La Mecque, 129, 164, 328, 464.
Économie et parente
554 Laribus, 332. Lefrian (El), 333. Liban, 477. Libanais, 57, Fig. 2 (31). Lur, 57, Fig. 2 (31). L y b i e , 272. Lycaonie, 130. Magàrba, 272. Maghreb, 315, 316, 325, 329, 46g, 470. Majer, 328, 329, Fig. 60 (338), 343, 344, 357. 361, Fig. 65 (363), 364-366, Tabi. 43 (367), Tabi. 44 (369), 370, 372, 376, 4 7 1 , 500. Malékites, 303, 341. Manguichlaq, 82. Mantzikert, 108. Maras, 130. Maroc, 327. Massicault, 385. Mateur, 319. Matmata, 326. Mato Grosso, 29, Tabi. 1 (29). Medjerda, 317, 328, 331, 333. Medjez-el-Bab, 319, 330, 331. Méttine, 82. Meliklï, 128. Mellaha, 327, 336, Fig. 60 (338), 343, 345. 34 8 · 349, 4 8 2. Mer Caspienne, 60. Mer d'Aral, 7 1 . Mer Égée, Tabi. 10 (135), 261. Mer Noire, 261. Mersin, 112, 126. Merv, Tabi. 9 (99), 102, 104, 105, 107. Mogod, 316, 333. Mogol, 73. Mongols, 62, 67. Mongolie, 57, 7 1 , 86. Monguor, 57, Fig. 2 (58), Tabi. 9 (99), ΙΟΙ,
I02.
Moyen-Orient, 438, 477, 478. Naça, 8 8 . Nejd, 2 7 1 . Nemantcka, 326, 348, Tabi. 44 (369). Nemek/Yayïklï, Fig. 13 (118), 128, 133, Tabi. 10 (135), 153, 159, 164, 166, Tabi. 15 (167), 168, Tabi. 16 (169), 186, 194, 196, 197, 494, Tabi. 58 (497)· Nigde, 129. Nigeria, 480. Nishapour, 89. Nou-che-pi, 94. Nuer, 65, 271, 480. Nur, 57.
Numides, 4 1 2 . Oguz, Oghouz, 56, 7 1 - 7 4 , 7 7 , 79, 80, 88, 107, 108, 262. Omaha, 50, 5 1 . Ordos¡Ourdous, 63. Oren, 127. Orkhon, 70, 78, 81, 82, 85, 89, 9 1 , 94, 96, 97, 262. Ottomans, F i g . 2 (58), 62, 92, 132, 262. Ouanès, 322. Oui'gours, 93. Ouled Arfa, voir Arfa, 322, 327, 328, 3 3 1 , Fig. 60 (338), 374, 377, 388, Tabi. 51 (389), Fig. 73 (389), 390, Fig. 74 (390), Tabi. 52 et 53 (391), 395. Fig· 77 (395), 397. Tabi. 56 (400,) 465, 479, 480, 499, 500. Ouled Chebil, 346. Ouled Djamaa, 322. Ouled Jouin, 328. Ouled Menâ'a, 328. Ouled M'hamid, 331. Ouled Tlijane, 326, 327. Ousseltia, 320, 329, Tabi. 44 (369), 369. Pacifique, 217. Palestine, 79, 2 7 1 , Fig. 48 (278), 480. Pamphylie, 109. Paris, 198. Pe-p'ing, 90. Perse, 152. Petchenek, 108. Phénicie, 4 1 3 . Phéniciens, 450. Pirömerler, 127, 128. Portes Ciliciennes, 110, 126. Qabr el Abiod,
336, Fig. 60 (338), 343,
345· QafaiyajGaisäa., 321, 323, 336, Fig. 60 (338), 343. 348. Fig. 88 (419), Fig. 89 (420), 482. Qala'at Jabir, 332. Qashgai, 57, Fig. 2 (58), Tabi. 9 (99), ΙΟΙ. Qïnïk, 88, 108. Qiptshak, 108. Qizil-Ayaq, Pieds Rouges, 82. Ragubet, 333. JRiah, 320-323, 330-332. 343. 361, Fig. 65 (363). 366, Tabi. 43 (367), Tabi. 44 (369). 37°. Tabi. 45 (373), 374, 375, 380, 483. Riah Dâ'aja, 321-323, 329-331, Fig. 60 (338), 343. 344. 346, 348, 357. 361, Fig. 65 (363), 364-366, Tabi. 43 (367), Tabi. 44 (369), 370, 372, Tabi. 45
Index (373). 374-377. 38o, Tabi. 49 (386), 387, Fig. 72 (387), 388, Tabi. 50 (388), 390, Tabi. 53 (39i), 395, 397, Tabi. 55 (398), Fig. 82 (406), 407, 435, 471, 478-480, 500. Riah Ghouel, 321, 322, 330, 331, 380, 382, Tabi. 47 (383), Fig. 71 (383), Tabi. 48 (384), 385-387. 39°. Tabi. 53 (391), 395. Fig· 77 (393). 397. T a b l . 55 (398), 471, 479, 499· Républiques turques d'Union Soviétique, 57. Rome, 92, 334. R o u m / i f u m (Pays de), 94, 108, 124, 129, 131· Rwâla (Bédouins), 34, 270. Sahara, 272. Sahel, 315, 331, 469. Sakiet Sidi Youssef, 332. Salghur, 88, 108. Salor, 79. Samarkand, 265. Sammar/Shammar, 270, 276. Santtsi, 376. Sarïca, 146, Fig. 20 (147). Sarïq, 79. Sarrazins, 112. Scythes, 92. Segân (Oued), 336, Fig. 60 (338), 343. Seljoukides, 72, 81, 92, 108, 129, 262, Selvili, 132, Tabi. 12 (157), 159, 164, 165, Tabi. 15 (167), 168, Tabi. 16 (169), 194, Fig. 36 (208), 494, Tabi. 58 (497)· Sétif, 329, 465. Sibérie, 57, 79. Sidi Abd el Bast, 343. Sidi bou Zid, 327. Sidi Frej, 317, 328, 343. Sinandi, Tabi. 10 (135). §ivas, 152. Smaïlia, 320, 323, 346, 407. Sodga, Urus, 316. So (Royaume de), 76. Soghdiane, 72. Soudan, 271, 480. Souei, Som, 90, 95. Souk el Arba, 319. Sousse, 315. Sparte, 15. Suisse, 265. Syr-Daria, 71, 72. Syrie, 79, 112. Taghlibites, 270. Tahent, 332.
555 Tajik, 57, Fig. 2 (58). T'ang, 90. Tarsus, 109, 112, 127. Tasagil, 157, 159, Tabi. 15 (167), Tabi. 16 (169), 494, Tabi. 58 (497). Taçbudak, 125. Taçeçikliler, 127, 128. Τ asm, 269. Tatar (henchir), 329, 336, Fig. 60 (338), 343· Taurides, 110. Taurus, 70, 108-113, π 6 , ι ι 8 , 124, 127, 129, 130, 132, 187, 193, 203, 215, 265, 493· Tcheou, 90. Tcherkesses, 146. Tébourba, 319, 334. Tefrent, 333. Τeke, 79. Thamud, 269. Timourides, 92. Tine (Oued ed), Oued Ettine, 317, 319, 349Tiv, 480. Tivetchis, 79. TontjGokçeyazi, 128, 133, Tabi, i o (135), 146, Fig. 12 (153), 159, 165, Tabi. 15 (167), 168, Tabi. 16 (169), 170, 194, 196, 494, Tabi. 58 (497). Toukabeur, 332, 333. T'ou-Kioue, 75-77, 80, 85, 89, 91, 92, 94-96. Tou-lou, 94. Trabelsia, 320, 326, 331, Fig. 60 (338), 365, 366, Tabi. 43 (367). Tabi. 44 (369). 370, 372. Tabi. 45 (373), 385, Fig. 82 (406), 500. Transoxiane, 60, 79. Trébizonde, 108, Tabi. 10 (135). Tripoli, 450. Tripolitains, 320. Tunis, 328. Tunisie, 313, 315-317. 321. 326, 332, 333. 342. 350, 431. 450, 451. 469, 470, 480, 500. Tunisiens, 322, 465. Turco-mongols, 124. Turcs, 70, 72, 74, 78, 79, 81, 82, 85, 86, 90, 91, 93-97, Tabi. 9 (99), 101, 102, 104, 108, 122, 128, 144, 146, 211, 216, 231, 232, 261, 262, 264, 265, 272, 327, 340, 469. Kao-tsang, Turfan, 75. Turkestan, 60, 128. Turkmen, Turkmène/Turcoman, 34, 56^
556 57, Fig. 2 (58), 63, 69-73, 78, 79, 81, 83, 85, 88, 91-94, 96, 97, Tabi. 9 (99), ι ο ί , I02, I04, I05, I07, ιο8, m , 124, 1 3 1 , !33> Ι 4 2 > 2 Ι 3» 26ι, 262, 265, 483· Turkménistan, 57, 60. Turquie, 56, 107, 109, 112, 123, 125, 146, 261, 5 0 0 · Ulukisla, Tabi. 10 (135). Union Soviétique, 46, 47. Usbek, 57, Fig. 2 (58), 97, Tabi. 9 (99), ΙΟΙ, Ι02, Ι04, Ι07Van (Lac de), 108. Vienne, 265. Wei, 90. Yakut, Iakoute, 57, Fig. 2 (58), Tabi. 9 (99), ι ο ί Yarïkuyu, 128. Yettice Bastïrïk, 128, 146, 153, 159, 160, 164, 165, Tabi. 15 (167), Tabi. 16 (169), 193, 196, 494, Tabi. 58 (497).
Économie et parenté Yeniköy, 132, 162. Yenisei, 81. Yïvai, 108. Yomut, 79. Yukarï-Gôndelen, Fig. 17 (122), Tabi. 12 (157), 159, Tabi. 15 (167), T a b i . 16 (169), 494, Tabi. 58 (497). Yunnan, 265. Yürük, 128-131, 133, 136, 139, 141-146, 150, 152-155, 158, 159, 161, 163-165, Tabi. 15 (167), 168, Tabi. 16 (169), 172, 182-187, 193, 195-198, 201, 202, Fig· 33 ( 2 0 3). Tabi. 24 (206), 206209, Tabi. 25 (210), 211, Tabi. 26 (212), 213, Tabi. 28 (214), 215, 224, 232, 239, 261, 262, 265, 483, 493-495, Tabi. 58 (497). Zanapa/Halkapìnar, 130, 131, 133. Zemzemi, Tabi. 44 (369). Zeugitane, 340.
TABLES
TABLE DES FIGURES
ι. Systèmes, sous-systèmes et relations entre sous-systèmes, d'après T. Parsons. 2. Répartition des cultures turques et mongoles, et des cultures avoisinantes dans le World Ethnographie Sample de G. P. Murdock.
58
3. Schéma d'une organisation segmentée avec régularité ou ramifiée avec sectionnement régulier.
65
4. Conformité de douze cultures turques et mongoles au prototype turkmène : valeurs prises par les indices Rc, Se et Te.
100
5. Mesure de la conformité de douze cultures turques et mongoles avec la culture turkmène prototypique, pour l'organisation sociale, l'orientation économique et la stratification sociale.
101
6. Positions des cultures turques les unes par rapport aux autres et chacune par rapport au prototype. 7. Positions respectives des traits caractérisant les cultures turques. 8. Carte des invasions arabes en Asie Mineure ( v u e - i x e siècles), d'après W . Ramsay.
19
103 103 m
9. Eregli et les villages environnants. 10. Distribution géographique des troupeaux, d'après la localisation des étables et des bergeries d'hiver.
112
11. Distribution géographique des espèces végétales cultivées. 12. Village de Tont.
115 117
13. Village de Nernek. 14. Village de Bulgurluk.
118 119
15. Village et terroir de Divle. 16. Village de Kamiçlikiiyii.
121 121
114
17. Village de Yukarï-Gôndelen.
122
18. Position des 77 villages et des 16 variables du district d'Eregli.
138
19. Analyse factorielle du tableau des ressources pour les 77 villages du district d'Eregli. Répartition des indicateurs. 20. Village de Sarïca.
140 147
21. Village de Hortu.
149
22. Village de Karaburun.
151
23. Village de Kuzguncuk.
152
560
Economie
et parente
24. Distribution des moyens de production selon les peuplements. 25. L a sillâle Yürük Dudaklï. Alliances et filiations dans le lignage Dudaklï. 26. Les sûlâle dans le quartier Keçir à Berendi.
155 Yürük
27. Traîneau de dépiquage, döven, pourvu en-dessous de silex enchâssés dans le bois. 28. Fourche, anadut. 29. Fourche, atki. 30. La maison ronde, yuvarlak ev ou topak ev. 31. Détail du décor d'une sangle de maison ronde. 32. Types de maisons en pays Bektik. 33. Tente noire des pasteurs anatoliens, karaçadir, peuplements Yürük et Berendi. 34. Maison à Berendi Y e n i k ö y . 35. Plan d'une maison à Bogecik, peuplement Divle. 36. Four à pain, ekmek firini, village de Selvili, peuplement Bektik.
171 171 188 188 188 199 200 202 203 204 205 208
37. Mortier à blé, dibek, pour concasser le blé avant de faire le bulgur. Kuzguncuk. 38. Moulin manuel, degirmen.
209 209
39. Projection schématisée sur le premier axe de la position observée des variables après analyse factorielle des correspondances.
221
40. Position des variables après analyse factorielle des correspondances sur les axes 2 et 3 (hommes).
223
41. Position des variables après analyse factorielle des correspondances sur les axes 2 et 3 (femmes).
223
42. Graphe des liaisons significatives existant entre la résidence [1], l'âge[2] et les variables représentatives de la parenté [5], [6], [8], [22].
227
43. Graphe des liaisons significatives existant entre variables caractérisant la parenté [4], [5], [6], [8] et variables caractérisant l'action économique [12], [13], [15], [16], [17], [26] et [28]. 44. Graphe des liaisons significatives existant entre variables économiques.
228 229
45. Graphe des liaisons significatives existant entre variables du système économique, entre variables du système de parenté et entre variables des deux systèmes.
230
46. Graphe des alliances entre co-résidents à Tont.
249
47. Segmentation et niveaux de segmentation en Cyrénaïque, d'après E. Peters. 48. Rapports entre segments chez les Bédouins de Palestine, d'après R . Murphy et L . Kasdan.
278
49. Double parenté. 50. Structure des choix entre endogamie et exogamie.
280 281
273
51. Catégories d'héritiers 'asaba, fard et dawû l-arhâm, avant les exclusions.
301
52. Héritiers dont la part est de la moitié.
308
53. Héritiers dont la part est du quart.
308
54. Héritiers dont la part est du huitième. 55. Héritiers dont la part est des deux tiers. 56. Héritiers dont la part est du tiers.
309 309 310
57. Héritiers dont la part est du sixième.
312
58. Situation du jbel E l Ansariin en Tunisie.
318
Tables
561
59. L e cheikhat
de l'Ansariin : le territoire e t les vestiges archéologiques.
60. A . Division de l'Ansariin en
336
henchir.
Β . L o c a l i s a t i o n des segments t r i b a u x sur les henchir.
338
61. M o d e d ' a p p r o p r i a t i o n de la terre sous le p o u v o i r beylical.
344
62. A n a l y s e factorielle du s y s t è m e des variables.
358
63. A n a l y s e factorielle des v a r i a b l e s : v a l e u r des onze principales variables. 64. A n a l y s e factorielle des variables : p r o x i m i t é géographique et proxim i t é généalogique.
359 360
65. A n a l y s e s factorielles comparées des tribus.
363
66. V a r i a t i o n de l ' e n d o g a m i e d ' a p r è s la taille des segments t r i b a u x .
368
67. A n a l y s e factorielle des alliances.
371
68. T y p e s d ' u n i t é s de r a n g tribal e t structure segmentaire.
380
69. Hiérarchie des c h o i x d'Ego
p o u r l'alliance.
381
70. Distances à Ego d a n s le graphe.
382
7 1 . D i s t r i b u t i o n des fréquences sur l'arbre des c h o i x m a t r i m o n i a u x p o u r les Ghouel.
383
72. D i s t r i b u t i o n d e s fréquences s u r l'arbre des c h o i x m a t r i m o n i a u x p a r m i les descendants du cheikh des Riah Dâ'aja.
387
73. Distribution des fréquences sur l'arbre des c h o i x m a t r i m o n i a u x les Ouled Arfa d ' E d d e k h i l a .
389
chez
74. Distribution des fréquences sur l'arbre des c h o i x m a t r i m o n i a u x d a n s les q u a t r e lignées principales des Ouled
Arfa
d'Eddekhila.
390
75. Doubles parentés exploitées d a n s les t a c t i q u e s lignagères. 76. T y p e s de cycles. 77. T y p e s de c y c l e s d'ordre 6 observés chez les Ghouel Arfa.
393 395
e t chez les
Ouled 395
78. T y p e s de c y c l e s f o n d a m e n t a u x .
397
79. Réseau d ' i m p l i c a t i o n des t y p e s de cycles.
399
80. Réseau d ' i m p l i c a t i o n des t y p e s de cycles.
399
81. Doubles p a r e n t é s d a n s les m a r i a g e s de la lignée de H a d j M o h a m e d .
405
82. Alliances entre le lignage d ' A l i R i a h i D â ' a j i e t le lignage de F a r h a t Trabelsi.
406
83. P l a n d ' u n him à 1'henchir Jehal.
412
84. P l a n d ' u n e mâ'amura
à 1 'henchir
85. P l a n d ' u n e grande mâ'amura
Jehal.
à l'henchir
413 Fezzaniin.
414
86. Maison de Y o u s s e f ben Ali, Dâ'aji. 87. P l a n d ' u n e mâ'amura
a v e c m a g a s i n à l'henchir
416 Jehal.
418
88. P l a n du borj d u cheikh M., henchir Q a f a i y a .
419
89. P l a n du borj d u cheikh M., henchir Q a f a i y a .
420
90. Araire.
422
91. Bûrma.
446
92. Couscoussier.
446
93. Qânun
de t y p e ancien.
447
94. Qânun
de t y p e moderne.
447
95. É l é m e n t s de décors de poterie.
448
96. H o m o l o g i e des s y s t è m e s des c h o i x d a n s un lignage.
467 36
TABLE DES TABLEAUX
ι. Les cultures du Mato Grosso. 2. Termes de parenté et règles de résidence. 3. Spécificité des cultures turques dans le champ de variation composé par les cultures turques et les cultures non turques voisines. 4. Généalogie d'Abul-Haïr. 5. Structure du système des termes de parenté Kazak, d'après E. Bacon. 6. Terminologie Khalkha systématisée, d'après E. Bacon. 7. Comparaison entre les récits d'origine Oghouz et T'ou-Kioue. 8. Système des termes désignant les frères et les sœurs de l'époux chez les Turkmènes Oghouz du xi e siècle, d'après le dictionnaire de Kachgari. 9. Confrontation de douze sociétés turques et mongoles avec la société turkmène de référence. 10. Onomastique et origine des lignées dans trois villages de la région d'Ivriz. 11. Comparaison des groupes distingués par la pensée indigène quant à l'histoire sociale vécue. 12. Système des positions dans l'espace, par peuplements et par villages. 13. Compte de production du village de Berendi, en valeur ajoutée. 14. Système des opérations économiques, par peuplements et par villages. 15. Système des relations d'autorité, par peuplements et par villages. 16. Caractéristiques des trois systèmes de relations écologiques, économiques et politiques. 17. Concordances entre systèmes pour douze cas observés. 18. Rituel des fiançailles et des mariages. 19. Balance des échanges entre preneurs et donneurs dans une opération matrimoniale, d'après le rituel des fiançailles et du mariage. 20. Système des relations familiales dans les cinq peuplements. 21. Modèle de composition de la famille nucléaire. 22. Modèle de rapports entre consommateurs et producteurs dans la famille nucléaire. 23. Système de la production dans les cinq peuplements. 24. Variations dans l'habitat selon les peuplements. 25. Composition des trois repas dans les cinq peuplements.
29 31 59 63 64 66 77 84 99 135 136 153 158 159 167 169 169 174 181 186 196 191 198 206 210
564
Économie
et parenté
26. Système des soins dans les cinq peuplements.
212
27. Système des préférences de consommation dans les cinq peuplements.
213
28. Systèmes des relations économiques et des relations domestiques dans les cinq peuplements. 29. Valeurs des seuils de probabilité en deçà desquels on peut estimer que les relations observées entre variables ne sont pas indépendantes, d'après le test χ 2 (hommes). 30. Terminologie de la parenté (filiation). 31. Terminologie de la filiation. 32. Bilan des relations entre les éléments de la famille nucléaire. 33. Compte de production résumé du troupeau minimal de 80 reproductrices. 34. Arrangement des séquences dans les relations entre le segment o et les segments 1, 2, 3, etc. 35. Les termes élémentaires de la consanguinité et leurs composantes. 36. Les termes fondamentaux de la parenté dans les langues sémitiques. 37. Extension, morphologie et sémantique des termes fondamentaux de la consanguinité. 38. Classes des héritiers 'açaba et fard, et règles de transformation des héritiers fard en héritiers 'asaba. 39. Exclusions entre classes dans l'ordre des classes d'héritiers 'asaba et
214 226 235 236 239 255 277 290 292 293 303
dans l'ordre des classes d'héritiers fard. 40. Exclusions entre classes d'héritiers 'asaba et classe d'héritiers fard. 41. Tableau des parts. 42. Partage entre quatre cohéritiers. 43. Indices d'endogamie par segments tribaux. 44. Alliances entre segments tribaux. 45. Distance structurale entre segments tribaux mesurée par l'indice d'éloignement 8. 46. T y p e s d'unités de rang tribal et administration de la preuve généalogique. 47. Alliances des Ghouel, selon la distance des conjoints à l'ancêtre commun et la profondeur généalogique. 48. Valeur des coefficients de préférence α selon la profondeur généalogique, chez les Ghouel, en % . 49. Alliances dans la lignée du cheikh Ahmed dit Aoun, des Da aja, selon la distance des conjoints à l'ancêtre commun et la profondeur généalogique. 50. Valeur des coefficients de préférence α selon la profondeur généalogique chez les descendants du cheikh des Riah Dâ'aja. 51. Alliance chez les Ouled Arfa d'Eddekhila selon la distance des conjoints à l'ancêtre commun et la profondeur généalogique. 52. Valeur des coefficients de préférence selon la profondeur généalogique et selon les lignées des Ouled Arfa d'Eddekhila. 53. Variations à travers les générations des valeurs prises par les coefficients de préférence chez les Ouled Arfa, les Riah Dâ'aja et les Riah Ghouel.
306 307 310 311 367 369
391
54. Construction des types de cycles. 55. T y p e s de cycles observés chez les Riah Dâ'aja et Riah Ghouel. 56. Types de cycles observés chez les Ouled Arfa.
396 398 400
373 379 383 384 386 388 389 391
57. Composition de l'échantillon de la population enquêtée par peuplements.
496
58. Stratification de l'échantillon et population enquêtée.
497
TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES
INTRODUCTION GÉNÉRALE
II
Propos liminaire.
13
1. Paradigme et différence. 2. Caractéristiques et occurrences. 3. Harmonies, concordances, ajustements.
18 28 39
Argument.
49 LIVRE
EN
I
LE DOMAINE TURC OU L'ÉCONOMIE E T L A PARENTÉ SYSTÈME DE RAMAGES RÉGULIÈREMENT SECTIONNÉS
INTRODUCTION
57
Les conditions écologiques de l'activité économique. La théorie indigène de l'organisation sociale. Méthode et plan du livre.
60 62 67
CHAPITRE I : Le domaine sation sociale.
turc et le prototype
turkmène
d'organi-
69
ι. Les Turkmènes. 1.1. Tiirkmen et Oguz. 1.2. Mythes et légendes d'origine. 1.3. Groupes et sous-groupes.
70 71 72 78
2. Niveaux de l'organisation sociale, systèmes et processus. 2.1. Famille, système de parenté et économie de subsistance. 2.2. Tribu, système militaire et économie de rapt. 2.3. Empire, système politique et économie cérémonielle d'échange.
81 82 88 93
3. Le prototype et son champ d'application. 3.1. Les sociétés turques et mongoles et la conformité au type. 3.2. Variations dans les conformations et variations dans les fonctions.
97 97 102
566
Économie
CHAPITRE
II
:
en Anatolie
Invariants Centrale.
et variations
: exemplaires
du
et parenté type
107
ι. L'établissement humain. 1.1. Etablissement humain et déterminismes naturels. 1.2. Configuration spatiale et organisation sociale.
110 112 116
2. L'organisation sociale traditionnelle et l'identité des groupes. 2.1. Émigrés et caravaniers : Çayhan et Karacadag. 2.2. De purs éleveurs : Berendi. 2.3. Les Yürük. 2.4. Les Divleli. 2.5. Une fraction turkmène : les Bektik. 2.6. Jardiniers et agriculteurs : les villageois d'Ivriz.
123 125 127 128 129 130 132
3. Exemplaires du type et champ de variation. 3.1. Variations dans l'histoire sociale vécue. 3.2. Variations dans les ressources.
133 136 137
III : Le champ des différences hétéromorphismes dans l'organisation
CHAPITRE
: homomorphismes sociale.
χ. Formes de la communauté et de l'économie villageoises. 1.1. Le lieu : installation, orientations et distances. 1.2. L'économie : aménagement des ressources et hiérarchie des
et
fins.
143 146 148 154
1.3. L'autorité : patronages et allégeances.
162
2. L'unité domestique et les relations d'alliance entre unités domestiques. 2.1. Le système des relations familiales. 2.2. La production et l'allocation des ressources. 2.3. La consommation et l'expression des préférences.
170 172 186 198
CHAPITRE
IV
structures.
:
Le système
et les opérateurs
ou l'homologie
des
1. La composition du système et l'ordre des variables. 1.1. Détermination et construction des variables. 1.2. La configuration observée.
215 217 218 222
2. Les opérateurs de la parenté et leur fonctionnement dans la pratique économique. 2.1. La filiation et la transmission du patrimoine. 2.1.1. Nomenclature et rôles sociaux : système des termes et système des attentes. 2.1.2. Règles de l'héritage et pratiques successorales : les normes de la filiation. 2.2. L'alliance et les prestations matrimoniales. 2.2.1. Nomenclature et rôles sociaux : système des termes et système des attentes. 2.2.2. Règles du mariage et arrangements matrimoniaux : les normes de l'alliance. 3. Le choix des tactiques ou la conquête du rang. 3.1. L'instabilité des positions. 3.2. L'aléa dans le choix des tactiques.
247 253 253 258
CONCLUSION
261
233 234 236 239 243 244
Tables
567
LIVRE
EN
II
LE DOMAINE OU L'ÉCONOMIE ET SYSTÈME DE LIGNAGES A
ARABE LA PARENTÉ SEGMENTATION
RÉGLÉE
INTRODUCTION
269
Une organisation segmentaire. Installation, spéculation, segmentation. Segmentation, spéculation, exploitation.
271 274 278
CHAPITRE I : La théorie 1. Les catégories de la 1.1. Mots et concepts 1.2. Nomenclature de 1.3. Nomenclature de 2. Système des 2.1. Les règles 2.2. Les règles 2.3. Les règles
indigène
savante.
283
pensée indigène. relatifs à l'organisation sociale. la consanguinité. l'alliance.
283 285 288 295
règles. de la successibilité ou les principes de la classification. de l'exclusion ou les principes de la segmentation. du partage ou les principes de la quantification.
CHAPITRE II : Position territoriale et distance tégies tribales en Tunisie septentrionale.
structurale.
298 300 304 307
Stra315
ι. La théorie indigène de l'organisation tribale et l'établissement humain. 1.1. Nomenclature et opérations de classement. 1.2. Domaine d'application de la nomenclature : les segments sociaux nommés. 1.3. Appropriation de l'espace et établissement humain.
319 320
2. L'organisation segmentaire et l'État : pouvoir tribal et pouvoir central. 2.1. Pouvoir tribal et pouvoir beylical. 2.2. Pouvoir tribal, pouvoir local et pouvoir colonial. 3. Organisation segmentaire et distance intertribale. 3.1. Détermination, construction et mesure des variables. 3.2. Dimensions et valeurs. 3.3. Homomorphismes et hétéromorphismes. 3.4. Distance structurale entre segments et espace des alliances.
337 340 345 351 352 358 361 365
CHAPITRE III : Processus de segmentation moniale : tactiques lignagères.
377
ι. Segments 1.1. Type 1 1.2. Type 2 1.3. Type 3
et spéculation
lignagers et balances matrimoniales. : l'exemple des Ghouel. : L'exemple des Riah Dd'aja. : L'exemple des Ouled Arfa.
2. Genres du mariage et structure des alliances. 2.1. Typologie et propriétés combinatoires des cycles. 2.2. Les cycles observés.
patri-
325 331
381 382 386 388 392 393 397
568
Économie
3. L'aménagement
et parenté
de la segmentation.
400
3.1. Chances et risques de la succession.
401
3.2. Chances et risques de l'alliance.
404
CHAPITRE I V cycle.
: La
communauté
domestique,
la
croissance
et
le 409
ι. La phase initiale du cycle. 1.1. Conditions de commencement d'un cycle. 1 . 1 . 1 . L'enceinte domestique. 1.1.2. Autonomie des ressources. 1.1.3. Complémentarité des rôles. 1.2. Transmission des droits. 1.2.1. Fils et veuves. 1.2.2. Frères et soeurs.
411 411 411 421 423 424 424 428
2. Le déroulement du cycle. 2.1. L a communauté domestique, sujet du cycle : t y p e idéal et antitype. 2.2. L a segmentation. 2.2.1. L a fission organisée. 2.2.2. L a fragmentation. 2.3. Les oppositions constitutives. 2.3.1. Antérieur e t ultérieur. 2.3.2. Masculin et féminin.
431 431 434 434 435 437 437 438
3. L'organisation patrimoniale. 3.1. L a croissance aléatoire. 3.1.1. Croissance e t multiplication. 3.1.2. L a miséricorde de Dieu. 3.2. L a gestion patrimoniale. 3.2.1. Effets et conditions de la croissance. 3.2.2. Calcul économique et comptabilité patrimoniale. 3.3. L a négociation matrimoniale. 3.3.1. Aire d'échange matrimonial et marché. 3.3.2. Enjeu et limites de la négociation.
447 449 449 452 453 454 457 461 461 463
CONCLUSION
469 *
P R O P O S FINAL
473
ι . Aménagement des rôles domestiques, ou exploitation des ressources combinatoires.
477
2. Opposition entre termes complémentaires, ou manipulation des ressorts segmentaires.
479
3. Supputations e t computations raisonnables, ou calcul économique.
481
• ANNEXES
485
ι . N o t e sur l'interprétation des analyses factorielles des correspondances.
487
2. L e s enquêtes en Anatolie Centrale.
489
3. Les enquêtes en Tunisie Septentrionale.
499
Tables
569
BIBLIOGRAPHIE
503
Généralités.
505
Le domaine turc.
511
Le domaine arabe.
521
Abréviations des périodiques cités.
532 *
INDEX
535
Glossaire.
537
Index thématique.
544
Index des anthroponymes et des toponymes.
551
* TABLES
Table des Table des tableaux.
557
figures.
559 563
collection MONDE D'OUTRE-MER PASSÉ ET PRÉSENT
Première série : Études
Ι. L.
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Une sous-caste de l'Inde du Sud. Organisation sociale et religion des Pramalaï
Kallar.
1957. VI-460 pages. 2. J .
BERQUE
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Sociétés d'initiation Bambara, Le N'Domo, le Koré, 1960. 430 pages.
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Femmes d'Afrique Noire. 1960. 276 pages. 1 0 . J . DELVERT
Le paysan cambodgien. 1961. 600 pages. 1 1 . B . SCHNAPPER
Aux origines de l'impérialisme colonial. Les Français dans le golfe de Guinée de 1837 à 1871. 1961. 292 pages. 1 2 . G. D'HAUCOURT
La vie agricole et rurale dans l'État d'Indiana à l'époque pionnière. 1961. 456 pages. 1 3 . S. Y . TENG
The Nien army and its guerilla warfare. 1961. 240 pages. 1 4 . E . PORÉE-MASPERO
Étude sur les rites agraires des Cambodgiens. Tome I. 1962. 284 pages. Tome II. 1964. 286 pages. Tome III. 1969. 307 pages. 1 5 . A . H . B A et J . DAGET
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Une réforme locale en Chine au XVIe Hai Rui à Chun'an. 1973. 208 pages. PARIS
MOUTON
siècle :
LA HAYE
IMPRIMERIE
NATIONALE
2 565 068 9