Une sous-caste de l’Inde du Sud: Organisation sociale et religion des Pramalai Kallar [Reprint 2020 ed.] 9783112313190, 9783112302057


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Table of contents :
AVANT-PROPOS
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE. LE GROUPE VU DU DEHORS
I. A. — SITUATION DES PRAMALAI KALLAR
I. B . — LA LOCALITÉ
I. C. — LES TECHNIQUES
I. D. — L'AGRICULTURE
I. E. — L'ÉCONOMIE
DEUXIÈME PARTIE. L'ORGANISATION SOCIALE
II. A. — UNITÉ ET HIÉRARCHIE
II. B. — LES PROVINCES
II. C. — LA LIGNÉE
II. D. — UNIONS CONJUGALES ET MARIAGE PRÉFÉRENTIEL
II. E. — LA FAMILLE
II. F. — CÉRÉMONIES ET PRESTATIONS
II. G. — THÉORIE DES PRESTATIONS. L'ONCLE MATERNEL
II. H. — AÎNÉ ET CADET
II. I. — TERMINOLOGIE DE PARENTÉ
II. J. — LA JUSTICE
TROISIÈME PARTIE. LA RELIGION
III. — INTRODUCTION
III. A. — LE CULTE DES DIEUX
III. B. — LA RELIGION DE L'INDIVIDU
III. C. — LE DIVIN ET LA. CASTE
Appendice: Charte de la chefferie
Index des mots tamouls translitérés
Index des noms de lieux
Index des noms propres
Index des matières
Index des auteurs cités
Bibliographie
Table des planches photographiques
Table des Figures
Table des matières
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Une sous-caste de l’Inde du Sud: Organisation sociale et religion des Pramalai Kallar [Reprint 2020 ed.]
 9783112313190, 9783112302057

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ÉCOLE Pit VTIQUE DES HAUTES ÉTUDES VIe

SECTION

LE MONDE D'OUTRE-MER PASSÉ

ET

PRÉSENT

PREMIÈRE

SÉRIE

ÉTUDES I

l'AlilS

M O U T O N & GO ! 95 7

LA II W E

Copyright 1957 by Mouton including

& Co, Publishers,

the right to translate

Paris- The Hague.

All rights

reserved,

or to reproduce this book or parts thereof in any

form.

É C O L E PRATIQUE D E S HAUTES ÉTUDES VIE SECTION

UNE SOUS-CASTE DE L'INDE DU SUD ORGANISATION

SOCIALE

P 1 W M A L Aï

KT R E L I G I O N

K VI.L VR

I' A lt

LOI

IS

DU M O N T

PARIS M O U T O N ik C O LA HAVE 19 5 7

DES

À M U T T U S A M I T K V VII comme co-auteur de fait, et comme représentant du génie sociologique des Tamouls

AVANT-PROPOS u moment d'envoyer à l'impression le présent ouvrage, terminé en avril 1954, je voudrais remercier pour sa publication la 6e section de l'École des Hautes Etudes, signaler deux ouvrages parus récemment dans le domaine 1 et renvoyer pour l'orientation de ces études à une publication distincte 2. Lors d'un début d'enquête dans l'Inde du Nord (2e semestre 1954), j'ai été si frappé des correspondances avec ce qu'on va lire que j'ai été tenté de les souligner à l'usage du lecteur. Il faut, en bonne méthode, remettre cela à plus tard. Qu'il suffise d'indiquer que les Kallar se révèlent plus indiens, et moins Kallar, qu'on ne pouvait en avoir l'idée en les observant et en les décrivant, plus directement même qu'on ne pouvait à bon droit le postuler. Nombre des principes que l'on a cru mettre à jour ici valent à mon sens non seulement pour l'Inde du Sud, mais pour l'Inde tout entière. En tout cas, il y a là une possibilité dont le lecteur est prié de bien vouloir se souvenir pour excuser, s'il se peut, le volume de cette contribution. Paris, novembre

1955.

1. DUBIC, S. C. Indian Village. L o n d o n , R o u t l e d g c , 1 0 5 5 . ( M o n o g r a p h i e de S h a i n i r p e t , p r è s Hyderabad, Deccan). Village india, Studies in the Little Community, e d i t e d b y MCKIM MAIUUOTT. T h e A m e r i c a n A n t h r o p o l o g i c a l A s s o c i a t i o n , M e m o i r 11" S3, 1 9 5 5 . [ C o n t r i b u t i o n s d e l ' é d i t e u r e t d e Iieals, C o h n , G o u g h , L e w i s , M a n d e l b a u m , S r i n i v a s . S t e e d ) . 2. « F o r a S o c i o l o g y of I n d i a », d a n s Contributions to Indian Sociology, N° 1, L a H a y e , M o u t o n , 1957.

INTRODUCTION

T

E présent ouvrage repose sur des données recueillies lors d'un séjour -i de deux années en pays tamoul. Le nombre des personnes à qui je suis redevable de quelque sorte d'aide en rapport avec la préparation, la réalisation et l'exploitation de ce voyage est si grand que je ne puis espérer les nommer toutes et dois les prier de m'en excuser. Je voudrais cependant remercier particulièrement d'une part les institutions, de l'autre les personnes privées, dont l'aide a été vitale pour l'accomplissement de la partie de l'enquête dont les résultats sont ici publiés. La Direction générale des Relations culturelles a pris à sa charge le voyage et la première année de séjour, le Centre national de la Recherche scientifique la deuxième année. Le Gouvernement de Madras a accordé des facilités et des introductions. Dès avant de toucher l'Inde propre — ma femme m'accompagnait, à titre privé, durant la première année — nous avions eu la chance d'être dirigés vers la maison de M. et M m e K. Navaratnam, à Jaffna, et on ne peut imaginer meilleure initiation à la vie tamoule que celle que nous dispensèrent ces hôtes généreux, aimables et distingués. Sur le continent, la contribution, scientifique aussi bien que matérielle, des RR. P P . jésuites de la Mission de Madura fut décisive. En particulier, le R. P. Bazou, d'un dévouement inlassable, orienta mes sondages — et je ne pus mieux faire que d'adopter pour une étude intensive le groupe même qu'il avait désigné au premier rang — et le R. P. Montaud me fit bénéficier de sa longue expérience de ce même groupe. M. P. T. Rajan, ancien ministre du Gouvernement de Madras, et sa famille nous assurèrent généreusement, parmi d'autres bienfaits, l'indispensable base à Madura. Enfin il est impossible de dire tout ce que nous avons dû d'aide et de réconfort à M. et M m e Walter Wolff, de Madras, qui n'ont cessé de veiller sur nous, de près ou de loin, avec la plus charmante sollicitude, ainsi qu'à M m e Marcella Hardy. Que ces amis et bienfaiteurs veuillent bien trouver ici l'expression de ma reconnaissance, et tous les autres, que je ne puis nommer mais dont je garde le souvenir, mes remerciements. De quelques-uns d'entre eux, parmi les informateurs Kallar, le lecteur fera connaissance en quelque façon. L'un d'eux, Muttusami Tevar (pl. l a ) doit être mentionné à cette place parce qu'il s'est librement associé à l'entreprise. De ce fait, aussi bien que par son intelligence des besoins de l'enquêteur et, bien souvent, des problèmes que son groupe posait au sociologue, et enfin parce que la proportion du matériel qui lui est dû, directement ou indirectement, est considérable, Muttusami Tevar méri1

II

terait en bonne justice d'être considéré comme le co-auteur des pages qui suivent. Il y est désigné par le symbole « Inf. 3 », mais sa contribution est en réalité beaucoup plus étendue, ne serait-ce que parce qu'il est inappréciable de pouvoir débattre avec l'un des témoins eux-mêmes les questions qui s'ouvrent lors de l'enquête. #

*

*

Quelques circonstances commandent l'objet, et jusqu'à un certain point la forme, de ce livre. Quand j'entrepris la recherche, il n'existait à mon sens pas de monographie de ce genre qui tînt un compte suffisant des conditions indiennes et qui, par voie de conséquence, nous apprît véritablement quelque chose non pas sur un groupe particulier, mais sur l'Inde vue à travers lui. Or tel était mon but : utiliser la méthode intensive privilégiée de la monographie pour éclairer la réalité indienne, traiter le groupe comme un microcosme où les éléments du macrocosme apparaîtraient dans leurs relations vivantes. Jusque-là, l'attention des ethnologues professionnels s'était portée surtout, dans l'Inde, sur les tribus considérées comme étrangères à l'hindouisme. Des castes n'ont qu'exceptionnellement fait l'objet d'études intensives 1 . La situation a changé assez brusquement autour de 1950, un nombre considérable d'anthropologues, principalement américains, mais aussi anglais et, de plus en plus, indiens, poursuivant des travaux intensifs. Ces recherches très variées, pour une part dirigées vers des applications pratiques, n'ont donné lieu jusqu'ici qu'à des publications fragmentaires, il est hors de doute qu'une quantité considérable de matériel a été recueillie, mais pour la plus grande part il paraît être encore en cours d'élaboration 2 . Entre temps, la voie où je m'étais engagé a été marquée l'an dernier par la parution de la première monographie alliant à l'analyse sociologique la reconnaissance des implications de l'existence d'une civilisation commune. Le livre sur les Coorgs du Dr. M. N. Srinivas, aujourd'hui professeur à Baroda, est une tentative pour rendre compte en langage sociologique de la religion d'un groupe, étude assez approfondie pour éclairer de façon décisive au moins un aspect fondamental de l'hindouisme 3 . En ce sens il ouvre une ère nouvelle. On regrettera seulement que cet auteur ait été conduit, en partie sans doute par les exigences mêmes de l'analyse, à se limiter à une partie seulement — en fait arbitrairement choisie — de la vie sociale des Coorgs. Le point de départ de notre étude nous commandait de procéder tout autrement. Il fallait au contraire tenter, quelles que fussent les difficultés, de dégager

1. On a, pour le Sut], deux ouvrages ilu D r A i y a p p a n sur des castes du M a l a b a r , N a y a d i el Ilava; pour le Nord, u n e description d ' u n groupe d ' i n t o u c h a b l e s : Stephen F U C H S , The Children of Hari, Vienne, 1950. 2. Une série d'analyses de la « s t r u c t u r e d u village » p a r différents a u t e u r s a p a r u dans VEconomic Weekly, B o m b a y . Certaines de ces brèves c o n t r i b u t i o n s p a r a i s s e n t p o r t e r la trace de l'usage insuffis a m m e n t critique de la notion de « village ». 3. M. N. S R I N I V A S , Religion and Society among the Coorgs of South India, Oxford, 1952, et spécial e m e n t le c h a p i t r e IV (cf. ci-dessous, I I I C 2).

Ili un ensemble et d'en mettre en place les parties, au besoin de façon sommaire. Il faut à notre sens partir de l'existence d'une civilisation, pour ne pas dire d'une société, pan-indienne, dont Marcel Mauss nous a appris de bonne heure que les tribus elles-mêmes ne peuvent pas sans risques lui être réputées étrangères Le fait a deux conséquences : d'une part il impose de sérieuses adaptations de méthode par rapport à l'étude monographique de sociétés plus simples, de l'autre il autorise, à cette condition, une prise sociologique sur cette civilisation elle-même. L'objet de l'étude cesse d'être absolument distinct de celui de l'indologie, comme il l'était lorsque l'ethnologue cherchait des faits archaïques, en somme plus ou moins « pré-indiens » ; l'anthropologie cesse de se juxtaposer à l'indologie pour se combiner avec elle. Le point de méthode le plus important concerne la relation des faits sociaux entre eux, ou si l'on veut le cadre de la monographie. L'ethnologie monographique, se développant en sociologie concrète, a été légitimement conduite à concentrer son attention sur les relations des faits sociaux à l'intérieur de la société considérée. Sous sa forme la plus développée, l'anthropologie sociale anglaise, elle tend en fait à rendre compte de ces faits par le système de leurs relations internes, laissant de côté leurs relations externes (emprunts, perspective historico-culturelle de l'ethnologie). Cette méthode est certainement légitime — entre certaines limites — lorsqu'il s'agit par exemple d'une tribu africaine, et elle a permis là un progrès considérable de l'analyse sociologique. Ici au contraire, un tableau monographique d'une caste qui l'abstrairait du milieu serait grossièrement inadéquat. En effet, nous en savons juste assez sur la caste pour présumer qu'elle n'existe pas par elle-même, qu'elle ne constitue pas une société, mais seulement un segment de société. Il peut sembler par conséquent à première vue que la méthode monographique, la seule pourtant qui conduise à une définition correcte des faits sociaux, soit ici inapplicable. On lève cette difficulté grâce à une propriété des structures, en postulant que les relations externes et les relations internes ne sont pas par nature différentes, que le milieu où la caste est prise n'est pas constitué d'un autre matériel que la caste elle-même ou, en d'autres termes, que la « civilisation » à laquelle la caste participe est présente aussi en son intérieur. Tel est le postulat sur lequel la présente étude est fondée, et qu'à notre sens elle vérifie : les castes ne sont pas des systèmes sociaux différents participant de façon sociologiquement insaisissable à une civilisation, à une religion, à un langage communs. Toutes les castes d'une aire culturelle donnée — soit en première approximation l'aire linguistique tamoule — reposent sur des institutions fondamentales communes, qu'il s'agit de découvrir sous les diversités individuelles, et qui constituent, avec le système des castes lui-même, la morphologie sociale de la civilisation considérée. Loin de se proposer par conséquent de donner une image indépendante et définitive d'un groupe donné, notre recherche aura atteint son but si elle a 1. Voir le compte r e n d u d u livre de W . H . U . Hivers sur les Todas, dans L'Année t. X I , 1900-1909, p. 154-158.

sociologique 1

IV

réussi à appréhender, à travers une étude intensive de ce groupe, quelquesunes de ces institutions communes. Notons en passant que le mot « sous-caste » dans le titre indique seulement un groupe à l'intérieur de la caste; ce groupe est défini plus précisément ailleurs (II A 4). Après une préparation indologique générale (1941-1948), cette perspective a commandé l'enquête aussi bien que sa mise en œuvre. Après six mois de sondages et de préparation, le groupe décrit ici a été étudié pendant six mois la première année (juillet-décembre 1949), et on l'a retrouvé lors de brèves visites à l'occasion des fêtes et d'un complément final (décembre 1950). La seconde année a été surtout consacrée à des comparaisons (mai-novembre 1950) parmi des groupes du même niveau social dans la même région. On se proposait à l'origine d'inclure ici même la comparaison. Il a fallu y renoncer pour des raisons de volume et de complexité. Un travail distinct a dégagé les acquisitions principales d'un point de vue comparatif 1 . Le même point de vue n'en commande pas moins l'exposé monographique qui suit. Le choix du groupe a été déterminé par la recherche d'un milieu conservateur de langue tamoule en vue de l'étude de la civilisation de l'Inde de langue dravidienne. C'est pendant l'enquête, au contact des faits, que la perspective sociologique s'est imposée et précisée. Il faut noter ici la rencontre remarquable entre la théorie de l'alliance matrimoniale de M. Lévi-Strauss d'une part 2 et l'insistance des informateurs sur des thèmes analogues d'autre part. L'ouvrage cité et d'autres contributions du même auteur ont permis de faire intervenir la notion de structure 3 , qui devait se révéler également fructueuse. Les deux notions d'alliance et de structure, telles qu'elles ressortent de cette épreuve en quelque sorte expérimentale, paraissent indispensables à une sociologie de l'Inde du sud 4 . * *

*

Tandis que les ouvrages ethnologiques classiques donnaient une description complète, une tendance récente, anglaise pour une bonne part, consiste, pour pouvoir développer l'analyse, à la limiter, dans le cadre d'un ouvrage, à certains aspects de la vie du groupe. On a tenté de combiner les deux méthodes, et, tout en poussant l'analyse là où on le peut, d'une part de ne pas perdre de vue l'ensemble, d'autre part de laisser une place à la description des données. Ainsi s'explique la longueur de ce travail. Si l'étude de l'organisation sociale (2 e partie), et de la religion qui en un sens large en fait partie intégrante (3 e partie) a été plus développée, avec

1. Hiérarchie et Alliance..., Paris, 1955. On p e u t se r e p o r t e r aussi à l'édition anglaise : Hierarchy and Marriage Alliance in South Indian Kinship, London, R o y a l Anthropological I n s t i t u t e (à paraître). 2. Claude LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la Parenté, Paris, 1949. 3. Cf. DUMONT, " Dravidian Kinship Terminology », Man, 1953, n° 54; définition succincte dans Hierarchy, p. 1 ; ici m ê m e exemples IIA4; I I l i l . 4 ; II1C1. 4. J ' a i profité, d u r a n t l ' é l a b o r a t i o n de ce travail, d u climat sociologique de I' « I n s t i t u t e of Social Anthropology » d ' O x f o r d . J ' e n remercie l'Université, le Professeur E v a n s - P r i t c l i a r d et mes collègues.

V

un souci de précision et de fidélité aux proportions indigènes, on n'a pas cru pouvoir laisser de côté les autres aspects de la vie sociale. Il est commode, avant d'entrer dans ses représentations propres, d'approcher le groupe du dehors, à travers les objets matériels et nos catégories habituelles. C'est le but de la première partie, qui tend, par suite des servitudes de l'enquête sociologique (résidence fixe) à prendre la forme d'une monographie de village, avec certaines réserves. C'est ici, dans le domaine de la vie matérielle, qu'il est le plus difficile de distinguer entre le groupe et son milieu, et la description apporte sur quelques points des précisions à l'image de la culture régionale telle qu'on la trouve, dispersée, dans la littérature. Dans la mesure du possible, on a pris soin de situer les principaux traits par rapport à ce milieu régional. Il y a très peu de chose ici qui soit particulier au groupe et, dans le doute, on fera bien de supposer le contraire. Par contre les traits sud-indiens communs qui ne sont pas mentionnés peuvent être considérés comme absents. La séparation de l'organisation sociale et d'une grande partie de la religion est arbitraire, mais on pense avoir surmonté les inconvénients qui pourraient en résulter, et il y avait intérêt à pouvoir embrasser la religion à part. Même dans le traitement de l'organisation sociale, l'analyse n'a pu être développée au même degré partout. Je crois qu'il y a, à un moment donné, des problèmes privilégiés en ce sens qu'ils paraissent susceptibles, dans le cadre de l'ensemble, d'une analyse fructueuse. Cela tient à l'histoire de la discipline, mais aussi sans doute aux limites du chercheur. L'analyse, qui tend à une vue intégrante, ne répond pas le plus souvent de ses propres contours, elle doit rester ouverte aux vues plus intégrantes de l'avenir. D'où la nécessité de laisser en évidence les vides, les pierres d'attente, de faire succéder aux idées générales des données presque brutes. C'est mon excuse vis-à-vis du lecteur non-spécialiste qui pourrait se plaindre de ces inégalités. Pour la commodité des renvois intérieurs, les trois parties de l'ouvrage sont désignées par : I, II, III; les chapitres à l'intérieur de chaque partie par : A, B, C, etc. (exemples : I C , I I B , III A) ; les chapitres sont subdivisés (1,2,3, etc. ou 1.1., etc.) jusqu'aux paragraphes a, b, c, etc. Ainsi le paragraphe sur les castes auxiliaires est désigné par I B 2.2b, ce qui le situe successivement dans la première partie, la localité, l'agglomération résidentielle, les non-Kallar. Les lecteurs que cette méthode rebuterait pourront utiliser les index, qui renvoient aux pages. Naturellement, l'enquête a été effectuée presqu'entièrement en tamoul, mais un temps assez long s'est écoulé avant que je puisse m'entretenir de façon à peu près courante avec les villageois. J'ai donc utilisé le plus souvent un aide capable de répéter — trop rarement — ou de résumer — trop souvent — les dires des informateurs. Seul, Muttusami a été quelquefois utilisé comme interprète. Dans le but de gagner du temps, la transcription littérale des informations a été remplacée par un résumé en langue européenne là où ie procédé n'avait pas d'inconvénients, en particulier dans les parties secondaires des longs récits de l'Informateur n° 1 (ci-dessous). Ceci n'est pas un travail linguistique, et on donne le minimum de mots

VI

tamouls nécessaire pour préciser des notions. De plus, la langue tamoule est, semble-t-il, remarquablement homogène d'un bout à l'autre de son domaine, et on n'a pas affaire à un dialecte, mais plutôt à des formes patoises, qui coexistent le plus souvent avec les formes correctes ou littéraires. II est donc possible d'utiliser sans trop d'arbitraire la notation du tamoul littéraire de M. Meile 1 (sauf L au lieu de on a négligé les voyelles intercalaires de l'écriture, et quelquefois le redoublement des consonnes). La translitération est en italique, les formes données sont les plus courantes, elles sont suivies au besoin de la forme littéraire (litt.). Un petit nombre de mots correspondant à des notions-clés et souvent répétés sont translitérés une fois, et traités dans la suite comme des noms communs français, avec une orthographe simplifiée; ils sont repris à ce titre à l'index des matières. Les noms propres demanderaient une étude spéciale et, dans un but de simplification, n'ont pas été en général translitérés. Hors la translitération, on se rapproche le plus possible de l'usage, anglais en particulier, de même que pour les noms géographiques, et ceci entraîne certaines discordances par rapport aux translitérations. C'est ainsi qu'on a tendu à généraliser — s — au lieu de — ç —, — ai — au lieu de — ei —. On respecte l'usage français bien établi, comme pour Çiva, Içvaran. On préfère en général la forme tamoule à la forme sanskrite correspondante. Pour éviter les confusions, la translitération de mots sanskrits (d'après le Dictionnaire de Renou, Stchoupak et Nitti) est toujours précédée de l'indication : Skrt. Les autres mots indiens, ou anglo-indiens, sont donnés sous leur forme commune, entre guillemets au moins une fois. Tel est le cas, par exemple, pour les mots du vocabulaire administratif. On a dû renoncer à donner en appendice tous les documents qu'on aurait voulu placer sous les yeux du lecteur, on espère les publier par ailleurs. Trois informateurs souvent cités sont indiqués par des symboles. Inf. 1 désigne l'informateur principal, Periyakkaruppattevar (pl. le), qui est présenté au début de la deuxième partie (II A 1b). Inf. 2 est un juriste et un prêtre, Kodangi Mayandi (pl. 31, II J 2.2a). Inf. 3 est Muttusami (p. I, pl. la).

1. Pierre MEILE, Introduction

au tamoul,

Paris, Maisonneuve, 1947.

PREMIÈRE PARTIE

LE

GROUPE

VU DU

A. — S I T U A T I O N D E S P R A M A L A I B.

LA L O C A L I T É

C.

LES

D. —

L'AGRICULTURE

E. —

L'ÉCOjNOMIE

TECHNIQUES

DEHORS KALLAR

A. S I T U A T I O N D E S PIVA MA LAI KALLAK 1. LA CASTE DES KALLAR 2 . LES PRAMALAI KALLAR 3 . LA DÉLINQUANCE

1. LA CASTE DES KALLAR. (a. Généralités;

b. Origines;

c. Notes

historiques.)

Les Pramalai Kallar constituent une section de la caste des Kallar. Pour les situer sommairement dans la société sud-indienne, nous résumerons en premier lieu, d'après la littérature quelques caractères de la caste. a. Généralités. La caste des Kallar est l'une des plus nombreuses dans les districts méridionaux de la Province de Madras, qui sont en même temps la partie méridionale de l'aire de la langue tamoule dans l'Inde propre (cette langue débordant comme l'on sait sur la moitié nord de Ceylan). Au recensement de 1931 2 , 510.000 personnes environ ont été déclarées comme appartenant à cette caste. On les trouve principalement dans les deux districts de Tanjore et de Madura et dans la petite principauté de Pudukkottai située entre les deux, dont le raja est lui-même un Kallar, et ils s'étendent quelque peu sur les districts de Ramnad au sud et de Trichinopoly au nord (Tanjore 190.000,

Madura 185.000, Pudukkottai 46.000, Ramnad 57.000, Trichinopoly 24.000).

En gros, il s'agit d'une aire continue oblongue dont le grand axe serait orienté à peu près N.N.E.-S.S.O.

1. La caste a fait l ' o b j e t d'un certain nombre d'articles qui ont été compilés à la date de 1906 dans le dictionnaire de T h u r s t o n (THURSTON et IÌANGACHARI : Tribes and Castes oj Southern India, s. v. K a l i a n , vol. 3, p. 53-91}. L a plus ancienne description est celle de TURNBULL en deux articles datés de 1 S 1 7 : Account oj the \'arious Tribes of Cultaries et Customs oj the Cutleries dans WARD : Ceopr. arid Statist. Memoir.... vol. I l l , 1895, p. 5 - 1 2 , qui v a u t pour le district de Madura. Elle est reprise en partie par NELSON : The Madura Country, s u r t o u t I I , 4 4 - 5 6 . Autres monographies de districts, voir Tanjore Manual, 1 9 1 - 1 9 5 , et dans la série plus récente des « Gazetteers », e x c e l l e n t résumé dans W . FRANCIS, Madura Gazetteer, I, p. NN-96. Voir aussi VIÎNKATARAMA, Manual oj the Pudu/tkottai State, t . I I , p. 106-112. Articles plus généraux dans les Census d é c e n n a u x : en particulier 1891, vol. X I I I , Madras lieport, p. 2 1 4 - 2 1 6 (H.A. S t u a r t ) , et 1 9 0 1 , vol. X V , Madras Report, p. 1 5 8 - 1 5 9 ( W . F r a n c i s ) . Autres sources, cf. THURSTON, loc. cit. 2. Census oj India, 1 9 3 1 , t. X V I I , Madras, 1941 n ' a été publié que s o m m a i r e m e n t ) .

Part

II,

Tables,

p. 307 et suiv. (le recensement de

4

LE GROUPE VU DU

IE

SUD

« 1

PAYS

DEHORS

TA M O L L

AVEC LES PUITVCIPALES L O C A L I T É S CITÉES

Figure 1

I A lo

IA la

SITUATION

DES

PRAMALAI

KALLAR

5

Cette caste a frappé les observateurs comme l'une des plus indépendantes, elle a tendance à se ségréger géographiquement, et une partie de la caste s'est montrée depuis un siècle au moins relativement imperméable à la contagion des modes et des idéaux brahmaniques. E n tamoul, kal\aN, plur. k a 11 a r1, signifie voleur, et les Kallar sont tenus pour tels. Mais en même temps, ils se considèrent aussi à quelque degré comme des descendants de guerriers et ceci les rapproche des Maravar ( m a R a v a r , tueurs) et des Agambadiyar. On notera en passant que l'habitat des Maravar se situe au sud de celui des Kallar, sans superposition appréciable, ils s'étendent sur les districts de Tinnevelly et de Ramnad, mais dans ce dernier les Maravar apparaissent là où les Kallar disparaissent, un peu au nord de Sivaganga. II semblerait de même que la plus grande partie des Agambadiyar se trouve au nord des Kallar, mais c'est moins net, car on en trouve aussi dans Ramnad et dans Madura. Ces trois castes constituent ce que l'on appelle quelquefois de nos jours la triple race d'Indra (m ûv ë ndra kulam), en relation avec une légende qui les fait naître toutes trois d'Indra, dieu guerrier. Il est caractéristique que ceci ne paraît pas entraîner, au moins en général, de référence à la classe (Skrt) ksatriya comme cela aurait lieu dans le nord ; ces gens se laissent fort bien classer parmi les (Skrt) ç û d r a. b.

Origines.

Voici une légende recueillie sur place qui se rapproche du type connu (Thurston, p. 62-63), sauf en ceci qu'elle ajoute contre toute vraisemblance un quatrième ancêtre : le Vellalan (v e 11 à 1 a N, cultivateur). L'informateur a commencé par mentionner le proverbe bien connu, suivant lequel peu à peu le Kallan, le Maravan, l'Agambadiyan devient un Vellalan. Tel est à peu près l'ordre hiérarchique croissant, et l'Agambadiyan occupe une position intermédiaire ; au point de vue des coutumes caractéristiques il est plus près d'un Vellalan orthodoxe que d'un Kallan. Le rishi Gautama est marié à Agalya, et ne s'absente qu'avant le lever du jour, au chant du coq, pour son bain dans le Gange. Indra, pour s'approcher de sa femme, le trompe en prenant la forme d'un coq qui chante avant l'heure. Il naît quatre fils qui, à la vue de Gautama, se cachent : le premier derrière un pilier de pierre (k a llu, d'où k ail a N), le second derrière un arbre (m a r a m , d'où ma Rav a N), le troisième dans la cuisine, à l'intérieur ( a g a m), le quatrième à l'extérieur ( v e i ï y ë ) . Les jeux de mots sont mauvais, n'importe : le Kallan est le fils, et même ici le fils premier-né (ce devrait être plutôt le Maravan) d'Indra ou Tevan, c'est pourquoi le titre par lequel on désigne certains Kallar est t ë v a r (les fils du dieu Indra). Et on attribue ainsi à leur père commun la fonction semblable des trois castes. Selon un autre informateur, les trois fils vont ensuite, avec leur mère, trouver leur père Indra en vue de leur établissement. Comme il est impossible de leur donner part aux institutions célestes, Indra leur crée des fonctions au village : ils rendront la justice et retrouveront les objets perdus. II les distribue géographiquement : Kallar au nord, Maravar au centre, Agambadiyar au sud. Le Kallar a deux fils qui fondent respectivement les provinces Isanadu (à l'est, Tanjore) et Nadu (à l'ouest, Madura). Les Nattu Kallar à leur tour se subdivisent en Ambalakkarar à l'est et Pramalai Kallar à l'ouest, Madura étant partagée entre les deux.

II y a une relation entre le vol, reconnu comme la caractéristique, en quelque sorte la fonction, majeure de la caste, et ses prétentions guerrières. Et si 1. Le pluriel a une valeur honorifique. C'est pourquoi j'écris « un K a l l a r » aussi bien que « des Kallar ».

6

LE

GROUPE

VU

DU

DEHORS

I A 16

l'histoire ancienne de la caste se réduit à des conjectures, du moins son histoire récente et certains de ses caractères paraissent confirmer en quelque mesure cette vocation guerrière. Un jeune informateur relativement instruit m'a fait part d'une hypothèse ingénieuse, qu'il tenait sans doute d'un érudit moderne, selon laquelle des inscriptions, aussi bien dans les temples hypogées (probablement du Pudukkottai) qu'à la forteresse de Trichinopoly ou à Mavallapuram, établiraient que l'armée des Pallava se divisait en trois sections, savoir k a i l a - p a d e i (p ad e i : armée), qui serait un corps de reconnaissance et de harcèlement, maRa-padei, le gros, et a g a - p a (ici, la garde ou la garnison. On imagine ensuite que cette disposition a été empruntée par les Cola, puis les Pandya dans le cours des guerres qui opposèrent successivement les trois royaumes. Plus exactement (rationalisation caractéristique dans sa forme), lors d'un mariage d'un Pandya avec une princesse Cola, celle-ci aurait reçu en dot la « section de reconnaissance » o u k ail a • p a d e i . Plus modestement on a écrit que les Kallar s'étaient étendus de l'est vers l'ouest, de Tanjore vers Madura, et que cela pouvait s'être produit avec la victoire des Cola sur les Pandya (Census, 1901, p. 158).

Selon une idée assez répandue parmi les auteurs qui se sont occupés des Kallar, et qui prétend se fonder sur des traditions de la caste, les Kallar seraient venus du Nord. On indique qu'ils prient tournés vers le nord leur principal dieu Karuppanaswami, et que leurs morts sont enterrés la tête dans la même direction (Francis, Mad. Gaz., p. 93). La chose est possible (voir la position géographique); par exemple, il ne semble pas y avoir mention des Kallar comme tels dans la littérature tamoule la plus ancienne, tandis que des Maravar y sont quelquefois mentionnés (cf. Kanakasabhai, The Tamils, index, s.v.). Pourtant il y a lieu d'être sceptique. D'une part, on le verra (III A 3), le nord a des valeurs trop bien marquées pour que les propositions citées soient prises comme de simples vérités de fait, car tout ce qui est noble vient du nord avec l'orthodoxie brahmanique, et d'autre part, l'orientation de la prière, ou des cadavres, ne me paraît pas confirmée de façon générale Un historien tamoul, Krishnaswami Aiyangar, a donné à cette prétendue origine nordique une forme précise : il trouve dans la littérature de l'Académie ou sangam des k alv a r ou k al a v a r occupant les avant-postes nord du pays tamoul (Tirupadi). Il les voit, refluant vers le sud sous la poussée des Pallava, quitter leur habitat, le Tondamandalam (Kancipuram) qui sera le pays Pallava, atteindre le Sud-Arcot et le Tanjore, où, sous le nom de k ai a b h r a , ils auraient mis fin à la civilisation tamoule du sangam. Enfin, dans l'anarchie qui suit le déclin de l'état Cola, on les trouverait en évidence dans la région frontière entre les royaumes Cola et Pandya (le Pudukkottai, dont le souverain Kallar est dit « Tondaman » ou « Tondiman »), c'est-à-dire à peu près la région où on les trouvera lors des débuts de la domination anglaise 2 . La théorie a été contestée. On a aussi quelquefois admis une parenté entre Kallar et Kurumbar (Thurston, p. 60).

c. Notes

historiques.

Quoi qu'il en soit des origines, les Kallar, dès qu'ils apparaissent à proprement parler comme tels dans l'histoire, — surtout ceux établis à l'est de Madura, dans la région de Melur et Nattam, voire au nord de Sivaganga, — donnent bien des signes d'indépendance et d'insoumission, depuis l'époque de la dynastie Nayakkar jusque vers la fin du x v m e siècle. (Turnbull, p. 7-8, Francis, Madura 1. U n e légende de d é p l a c e m e n t de K a n c i p u r a r n a u x environs de M a d u r a est r a p p o r t é e p a r TURNBULL, op. cit., p. 6 ; cf. THURSTON, loc. cit., p. R>:I. 2. S. KRISHNASWAMI AIYANGAK, Ancient India and South-Indian History and Culture. 1. I. p. 42, 479-4SÌÌ, etc. S u r une p r é t e n d u e relation a v e c les P a l l a v a s , cf. V. SMITH, Early History, p . 349, 357. A u t r e s références d a n s : J . MATTHAI, Village Government, p. 138.

I A le

SITUATION DES PRAMALAI

KALLAR

7

Gaz., 88-89). On voit ici les Kallar non seulement résister sur leurs propres terres aux incursions armées ou refuser de se soumettre aux souverains voisins, mais aussi, au XVIIIe siècle 1 , prendre part aux hostilités en tant que mercenaires des petits seigneurs locaux, alliés ou ennemis des Anglais (ou des Français), du Nawab, et de leurs représentants 2 . Quoiqu'ils participent aux hostilités proprement dites, on les voit surtout chargés de missions de harcèlement, de raids sur les arrières de l'ennemi, de destructions et de brigandages. Il y a une différence marquée avec les Maravar, qui, autour du raja de Ramnad, ont été à la fois les seuls opposants résolus et systématiques, et, une fois battus ou gagnés, les seuls alliés fidèles, dans cette région. Plus nobles, plus unis sans doute aussi, que les Kallar 3 . Les érudits tamouls ont tendance à présenter ceux-ci comme d'anciens soldats, victimes de la désagrégation des états et des tentations que leur offrait l'oisiveté et l'anarchie qui s'ensuivaient. Il n'y a guère de preuve qu'ils n'aient pas toujours été des brigands, quelquefois utilisés comme troupes de choc. De nos jours, enfin, le Kallar apparaît avant tout comme un paysan, peutêtre un médiocre agriculteur, mais quelqu'un qui est plus ou moins fixé au sol et en tire une partie au moins de sa subsistance. Il a, ou il avait, deux sources de revenus additionnels : d'une part, le vol, et d'autre part, la surveillance contre le vol, la fonction de gardien. Cette dernière n'était pas particulière aux Kallar, mais était également celle d'une partie au moins des Maravar, ce qui correspond à la différence signalée plus haut dans la répartition géographique des deux castes. La spécialité la plus fructueuse en matière de vol paraît avoir été longtemps le vol de bétail. Les bêtes étaient emmenées à grande distance pendant la nuit. La police était impuissante, les victimes savaient que leur seule ressource consistait à accepter les bons offices d'un intermédiaire qui, moyennant la moitié peut-être de leur valeur, assurerait la restitution des animaux. Les Kallar pratiquaient également le cambriolage, de préférence en perçant un trou dans le mur de terre des habitations, et l'attaque à main armée sur les routes. Pour échapper à ces inconvénients, ou du moins aux deux premiers, il n'y avait d'autre ressource que de recourir aux bons offices des Kallar eux-mêmes, toutes les fois qu'on en trouvait dans le voisinage. A la vérité ceux-ci s'imposaient comme gardiens en exerçant des représailles sur qui aurait prétendu se passer d'eux. Cette fonction de garde, k âv al, est très importante pour ces castes et correspond à la place qu'elles se donnent elles-mêmes dans la société : fortes de leurs qualités guerrières, elles se targuent d'assurer la sécurité matérielle du village, de même que d'autres castes assurent d'autres services, et, pour la garde des champs au moins, elles étaient effectivement rémunérées par une part de la récolte au même titre que le barbier, le charron, etc. A côté de la 1. R o b e r t OHMI-, History of the Military Transactions... passim (années 1755, 1756, etc.). 2 . C o m p a r e r D u i i O i s , Mœurs..., c h . V ( 1 S 2 5 , I, 7 5 - 7 8 ) , l e s « k a l l a - b a n t r u » d u M y s o r e ( d e c a s t e Kuravar). 3. FRANCIS, Madura Gaz., p . 9 0 : « T h e K a l i a n h a v e n o t t h e c o u r a g e of s u c h r a c e s a s t h e M a r a v a r a n d p r e f e r an o c c u p a t i o n which needs only s l i n k i n g c u n n i n g to one which requires d a s h a n d b o l d ness. »

8

LE

GUOUPE

VU

DU

I A le

DEHORS

garde des champs, il y avait celle des maisons, payée dans les villes en argent, le gardien s'engageant à faire restituer les objets qui viendraient à être volés, ou à compenser leur perte. En réalité, la garde aussi bien que le vol apparaissent entre les mains des Kallar comme des moyens pour prélever une dîme sur les revenus des castes productrices, et il semble qu'ils les ont conjugués, à époque récente, de la façon la plus efficace, utilisant le vol pour s'imposer en tant que gardiens, puis, une fois établis dans une localité, pour s'étendre dans les localités voisines, sans renoncer à des expéditions en bandes à longue distance. L'intimidation ne s'arrêtait pas là, et les Kallar de Melur ont raconté eux-mêmes, quoique de façon un peu tendancieuse (Turnbull, p. 6 ; Francis, Madura Gaz., p. 93-94; Thurston, p. 55 sq.), comment ils réussirent finalement à expulser les Vellalar au service de qui ils avaient commencé par se mettre. Nous décrirons plus bas une infiltration semblable, celle des Pramalai Kallar à l'ouest de Madura (2b). Enfin, l'opposition organisée qui eut raison d'eux un moment dans le taluk de Dindigul est la seule révolte qu'aient rencontrée leurs procédés (Francis, p. 92). Tout cela naturellement ne pouvait fleurir qu'en période d'anarchie, et l'administration anglaise, en interdisant le k à v a l et en parvenant dans une certaine mesure à faire prévaloir l'ordre, a du même coup arrêté l'expansion des Kallar et forcé ceux-ci à devenir des agriculteurs plus sérieux. Le succès n'a pas été le même partout, et d'autres facteurs ont joué pour différencier profondément les divers groupes Kallar. Une première différence apparaît entre l'ouest et l'est, entre les Kallar de Madura, demeurés d'esprit indépendant, et ceux de Tanjore, convertis à des valeurs brahmaniques plus orthodoxes, chez qui par exemple l'aspect extérieur des femmes est semblable à celui des femmes de leurs voisins Vellala. Les Kallar de Tanjore, devenus en somme conformistes, regardent avec mépris leurs frères de Madura qu'ils considèrent comme grossiers et à demi-sauvages. Ensuite, dans Madura même, une distinction s'impose entre l'est et l'ouest. Tandis qu'à l'est, autour de Melur, les Kallar dits Ambalakkarar, les terribles Kallar du x v m e siècle, sont devenus pour la plupart de paisibles agriculteurs, grâce à l'irrigation extensive qu'a permise la réalisation du grand canal dit du Periyar (Francis, index, s.v.), à l'ouest au contraire, où les conditions économiques n'ont pas changé, les Pramalai Kallar ont gardé davantage les caractères ancestraux. 2. LES PRAMALAI KALLAR.

(a. Habitat et population; b. Relations c. Psychologie sommaire.)

avec

les autres

castes;

a. Habitat et population. En même temps que la plus conservatrice les Pramalai Kallar sont la section la plus occidentale de la caste l . Il n'y a dans le district de Madura 1. Voir les sources citées ( I A 1) s u r t o u t FRANCIS, Madura Gaz. U n e brève m a i s excellente description récente a été donnée p a r ie R é v é r e n d Père M o n t a u d , s. j . , qui a séjourné d i x - s e p t ans p a r m i les K a l l a r , dans une p u b l i c a t i o n confidentielle. N o u s la reprendrons l a r g e m e n t ici : MONTAUD, Kallarnad-Usilampatti, in « C a r i t a s , M a d u r a Mission F a m i l y R e c o r d (for p r i v a t e circulation only) », Y e a r 27, 11° 2, March 1943, p. 59-G8.

I A 2a

SITUATION

DES PRAMALAI

KALLAR

9

que deux sortes de Kaliar, les Ambalakkarar à l'est, les Pramalai Kallar à l'ouest, les deux habitats étant séparés par la ville de Madura et quelque distance de part et d'autre. Sauf des colonies exceptionnellement détachées de l'habitat proprement dit, il n'y a donc pas de contacts dans l'espace, pas de frontière commune; un Kallar habitant à l'est est certainement un Ambalakkarar, un Kallar habitant à l'ouest fort probablement un Pramalai Kallar. On oppose quelquefois les deux habitats en tant que « province de l'est » et « province de l'ouest », mais l'expression est ambiguë, car la partie occidentale de l'habitat oriental s'appelle elle-même, par rapport au reste de celui-ci, « province de l'ouest ». Il vaut par conséquent mieux dire, comme les intéressés le font généralement. « Pramalai Kallar ». Le mot « pramalai » lui-même est ambigu. Un auteur tamoul récent donne trois orthographes : « p u r â m a l e i , piRamalei, pirâNmalei»1. On comprend en général « au-delà des montagnes », ce qui est matériellement inexact ( p u R a m a l e i « de la montagne extérieure » serait préférable) ; pirâNmalei « montagne du Seigneur » est le nom d'une colline située si loin à l'est qu'elle ne paraît pas avoir joué un rôle dans l'origine immédiate des Pramalai Kallar. Ceux-ci en effet, d'après leurs propres traditions, se sont détachés du groupe de l'est (Ambalakkarar), mais les villages qu'ils quittèrent (II A 2a) étaient tout près de Madura et ils ne se réfèrent pas à cette localité située à quelque vingt milles plus à l'est, à l'extrémité orientale de l'habitat Ambalakkarar 2 . Les Pramalai Kallar ne se marient qu'entre eux, on pourrait donc les considérer comme une des sous-castes constituant la caste Kallar. Mais ceci n'est pas tout-à-fait exact (II A 4e) et le serait encore moins des Ambalakkarar qui ont plusieurs divisions territoriales endogames. Les Pramalai Kallar eux-mêmes définissent leur habitat non pas par ses frontières, mais par son organisation interne, on verra cela plus loin (II A le). Cet habitat est quelquefois appelé simplement, soit par les intéressés, soit par des étrangers, k ail a r n â d u, « (le pays ou) la province Kallar ». Les frontières sont assez nettes vers l'est, le nord et l'ouest, plus floues au sud. Il s'agit en gros de la partie nord du « taluk » ou arrondissement de Tirumangalam, l'un des taluks constituant le district de Madura. La limite nord est marquée par une ligne de collines appelées Nagamalai qui dominent la fertile vallée de la Vaigai. En réalité les Kallar débordent un peu sur le versant nord, sans atteindre le fleuve et les grosses bourgades. De l'est à l'ouest, si l'on quitte Madura par la route qui mène à la riche vallée de Kambam, et qui jusqu'à la guerre était doublée d'un chemin de fer, on entre dans le pays Kallar après le village appelé Pudukkottai, à environ six milles de Madura. On en sort en atteignant, dix-neuf milles plus loin, le bourg d'Usilampatti, au pied des montagnes qui forment une barrière naturelle à l'ouest. Au sud, le bourg de Tirumangalam est hors des limites, mais les Kallar dépassent largement au sud-ouest la route de Tirumangalam à Usilampatti. En somme, il s'agit presque

1. S I V A N A N D I S E R V A I , Mwjendra hula saridei, p. 6 2 . 2. J'ai pourtant recueilli chez les Ambalakkarar une tradition qui fixe à cet endroit la séparation entre ceux-ci et les Pramalai Kallar.

I A 2a

11

SITUATION DES PRAMALAI KALLAR

d'un rectangle d'environ dix-huit milles sur dix, traversé par trois routes seulement : est-ouest de Madura à Usilampatti; sud est-nord ouest de Tirumangalam à Usilampatti; sud-nord de Tirumangalam à Colavandan coupant la première à Cekkanurani; ajoutons une route plutôt marginale à l'ouest, d'Usilampatti vers le sud. Tel est l'habitat des Pramalai Kallar, ou plus exactement leur habitat primitif et traditionnel, car nombreux sont ceux qui résident en fait au dehors, sans que l'appartenance soit jusqu'ici rompue : par exemple ils viennent dans leur contrée d'origine prendre part à la fête de leur lignée, soit chaque année, soit à intervalles plus espacés. Vu de l'extérieur, ce pays a un centre religieux, les étrangers à la caste croient volontiers que Karumattur est le lieu saint de toute la sous-caste. En fait, il n'en est rien, quoique les dieux de Karumattur soient parmi les plus honorés, et que la localité soit de nos jours la plus importante au point de vue religieux. Si l'on connaît d'une part la population du taluk de Tirumangalam (360.000 en 1941) et d'autre part la population Kallar totale dans le district de Madura (185.000 en 1931), il est difficile d'estimer la population purement Kallar de l'aire considérée. Cela nécessiterait la recension des fiches d'énumération, et celles de 1941 ont été détruites. Une liste des écoles Kallar et du nombre de familles correspondant à chacune, fournie par l'administration qui en a la charge, permet du moins de voir quelle est la proportion de Pramalai Kallar résidant ici et au dehors. On peut admettre en effet, que, s'il n'y a pas une école dans chaque agglomération, cependant la densité des écoles par rapport à la population Kallar est à peu près la même dans les différents territoires. Voici le nombre des écoles et des familles par taluk :

1° Tirumangalam (incluant quelques localités de Madura à l'est) 2° Periyakulam 3° Nilakkottai 4° Dindigul (et Palni) TOTAL

ÉCOLES

FAMILLES

114 78 34 25

17.765 9.997 3.468 1.488

251

32.718

On voit que si Tirumangalam ne représente qu'un peu plus des 2/5 des écoles et de la moitié des familles, Periyakulam vient en second lieu : ce taluk inclut la vallée de Kambam, à l'ouest, et il est de fait que l'émigration depuis un siècle environ y a été considérable : cette région a été une véritable aire de colonisation, encore récemment peu peuplée et dont la densité augmente rapidement. Le taluk de Nilakkottai correspond au débordement marginal de la population vers la rivière Vaigai au nord; celui de Dindigul, moins important encore, à quelques établissements plus au nord (on a mentionné plus haut la réaction violente qui paraît avoir arrêté ou ralenti l'expansion des Kallar de ce côté). Il est préférable de ne pas faire fond sur ce recensement en valeur

12

LE GROUPE VU DU DEHORS

I A 2a

absolue, car le nombre de familles inclut une proportion indéterminée de nonKallar dont les enfants sont maintenant admis dans ces écoles. Même multipliés par quatre seulement, ces chiffres donneraient pour la population totale 130.000 et pour Tirumangalam seulement plus de 70.000, chiffres sans doute un peu forts. Néanmoins, on peut estimer que les Kallar sont au minimum 50.000 dans Tirumangalam seulement. Sur le territoire défini plus haut comme portant leur nom, les Kallar ne sont pas seuls. II faut ici préciser, et c'est assez compliqué. La tendance est à la ségrégation territoriale, mais étant donné que les Kallar sont arrivés alors que le territoire était déjà peuplé, on peut se demander et comment ils sont parvenus à y être presque seuls aujourd'hui (voir la section suivante), et aussi s'il ne reste pas quelque partie des anciens habitants, ce qu'on vérifie en fait. En plus, les Kallar, comme toute caste indienne, ont besoin des castes servantes : artisans, barbier, blanchisseur, et d'intouchables comme main-d'œuvre et pour des services spéciaux. Ni les uns ni les autres ne font défaut. Mais il y a plus encore : on a vu que les bourgades importantes d'Usilampatti et de Tirumangalam (15.000 habitants environ chacune) sont extérieures au pays Kallar. Elles sont peuplées par un grand nombre de castes, et comprennent aussi quelques Kallar, mais elles ne sont pas incluses dans les unités Kallar qui s'arrêtent en quelque sorte à leurs faubourgs. Cela est caractéristique. Il est permis de supposer que les Kallar en tant que voleurs ou gardiens n'y étaient pas inactifs, et ils fréquentent aussi leurs marchés ou leurs bureaux administratifs, mais ils n'y habitent guère, ils préfèrent leurs villages à eux, dans le voisinage. Le même fait se reproduit à l'intérieur du pays, même pour un carrefour de moins d'importance comme Cekkanurani : les Kallar y sont peu nombreux en face des marchands Nadar, des Vellalar, etc. Ils ont leurs propres villages alentour, entre autres Tengalapatti, à quelque cinq cents mètres au nord, que nous étudierons. Cette tendance à la ségrégation locale et au peuplement monocaste (sauf les serviteurs), vraisemblablement en relation avec le genre de vie du groupe, est une des raisons qui a fait souvent considérer les Kallar comme une tribu, mais on voit les limites de ce caractère : ce pays est leur, non pas parce qu'il est entièrement occupé par eux, mais plutôt en ce sens qu'ils y dominent, la police mise à part. Même à l'écart des routes on trouve de temps en temps un village où la population est différente, et il y en a d'autres qu'ils partagent avec une ou plusieurs autres castes, mais ce sont là des exceptions, sans lien entre elles, tandis que les Kallar sont, ou du moins étaient, organisés. Pour terminer, il y a une conclusion à tirer du développement nécessairement imprécis qui précède. Résumons : il existe quelque chose que Kallar et non-Kallar sont d'accord en gros pour appeler « province Kallar » au sens d'habitat des Pramalai Kallar. Cet habitat ne se laisse pas définir territorialement avec précision : les limites en sont la plupart du temps floues, et même à l'intérieur de ces limites il y a des lacunes dans le peuplement Kallar. Cette imprécision territoriale reflète une différence de point de vue : pour l'habitant non-Kallar de Madura par exemple, la définition territoriale a un sens plus ou moins précis. Pour le Kallar au contraire en dernière analyse elle n'en a pas :

pi. i H O M M E S . — a. Muttusami Tevar. — b. Periya Karuppattevar, l'informateur principal. — c. Virnattevar, de Kannanur.

I A 2o

SITUATION DES PRAMALAI

KALLAR

13

il y a bien pour lui naturellement une « province Kallar » mais, si on lui demande de la définir, il donnera non pas un tracé de frontières, mais une liste d'unités territoriales. Autrement dit, son habitat se définit pour lui par sa constitution interne (II A le). Non seulement cette liste laissera de côté les localités nonKallar à l'intérieur de l'aire, mais chacune des unités territoriales combinera un certain territoire et une certaine structure de parenté, et c'est à peine forcer les choses que de dire qu'il n'y a pas de définition du pays Kallar en lui-même parce qu'il n'y a pas de structure de parenté qui y corresponde. Nous anticipons ici sur ce qui suit, mais il a paru nécessaire d'insister sur le fait que la première tentative de définir un groupe selon nos idées de « territoire », même lorsqu'elles paraissent trouver leur équivalent dans le langage des intéressés, montre immédiatement que ces idées sont inapplicables. Nous avons rencontré ainsi ce que je crois être un fait indien d'une grande portée; à y bien regarder, le territoire n'est pas ici une catégorie objective qui s'impose identiquement à des castes différentes. Il n'existe quelque peu objectivement que pour l'étranger, pour l'habitant lui-même il est subordonné du dehors à la caste, et à la parenté du dedans. Outre le chapitre suivant (localité, I B), nous retrouverons cette question au point de vue de l'unité interne du groupe (II A) et des unités territoriales indigènes (II B) et jusque dans la religion (III A 1). b. Relations

locales

avec

les autres

castes.

La relation avec les castes servantes et les intouchables, relation fonctionnelle du genre habituel, sera étudiée dans le cadre de la localité Kallar (I B 2.2). Nous nous restreindrons ici à la question du peuplement Kallar et des relations avec ce qui reste des anciens occupants de statut égal ou supérieur. Par exception pour cette première partie, nous interrogerons les mémoires, et tout spécialement celle de Inf. 1 (II A 16). Ce faisant on ne prétend pas écrire une histoire objective, mais on verra que la façon dont les Kallar eux-mêmes se représentent leur établissement n'est pas sans intérêt. Les choses se déroulent à peu près de même dans les quelques localités pour lesquelles on a recueilli des récits d'origine détaillés : un petit groupe de Kallar apparentés entre eux viennent de l'est de Madura. Ce sont des Ambalakkarar « cadets » (II A 2a). Ils se font embaucher par un grand propriétaire foncier en qualité de gardiens. Plus tard ce maître et les siens quittent le pays, soit à la suite d'une calamité agricole, soit parce que les Kallar leur rendent la vie impossible, et ceux-ci restent seuls. On précise le tarif de la rémunération des gardiens : par exemple 3 annas 2 pice par maison, et, pour les champs 12 mesures de riz par acre de rizière et 13 ou 16 mesures de grain par acre de cultures sèches. Les propriétaires sont de diverses castes suivant les endroits : Tottiya Nayakkar, Gaundar (Konga Vellala?), Karkattu Vellalar (à Kokkulam) et même Mudaliyar (à Karumattur; Nayakkar selon une autre version, sans doute moins bonne). Inf. 1 a donné une histoire particulièrement détaillée de son propre groupe (Kokkulam). Les ancêtres restent d'abord quelques années à Sorikkampatti (à quelque distance a u sud). Puis, le propriétaire de Kokkulam, qui est victime de vols fréquents, les appelle. (A ce point du récit, j'observe qu'il devait être très facile pour les gardiens de Sorikkampatti de se faire craindre à Kokkulam : l'informateur n'objecte rien, il sourit et continue. On saisit ici la combinaison qui a permis aux Kallar de s'étendre dans le pays.) On cumule donc Sorikkampatti

Pl. 2 H O M M E S . — a. U n v i e i l l a r d ( p r o f i l e t face). — b.-c. T y p e s d ' h o m m e s . — d. G r o u p e d e jeunes h o m m e s p h o t o g r a p h i é s s u r l e u r d e m a n d e ; r e m a r q u e r la d i v e r s i t é d e s v ê t e m e n t s .

14

LE G R O U P E VU DU

DEHORS

I A 2b

et Kokkulam, puis le groupe se scinde, une partie allant s'établir à Puttur, récemment gagné et trop éloigné. Un beau jour, à la suite, nous dit-on, des ravages des sauterelles et des chenilles, les Karkattu Vellalar vendent leurs terres à vil prix et s'en vont. Seul d'entre eux reste le seigneur local, ne conservant que le terrain attaché au service du temple local, dont il est aussi le prêtre (150 acres). Il ne laissera pas d'enfant mâle, et, hormis les temples, où ils auront affaire à ses successeurs, les Kallar sont les maîtres de l'endroit. A peine différent est le sort du seigneur de Karumattur : il encourt la colère d'un dieu, alors qu'il a déjà installé un Kallar dans des fonctions religieuses. Sa forteresse aux murs de terre est détruite par la pluie, il tombe malade et meurt. Sa fille, mariée à Madura, ne veut pas venir habiter parmi les Kallar, elle leur laisse la place, tout en gardant d'autres biens. Ailleurs on reconnaît explicitement que le départ des maîtres qui ont embauché des Kallar est dû aux brimades et exactions de ceux-ci.

D'ailleurs le succès des Kallar est dû sans doute pour une bonne part à la médiocrité du terroir et à la faible densité de la population : la terre ici était trop ingrate, trop sèche, pour que des gens bien nés et peu nombreux ne se fatiguent pas de résister à ce nouvel inconvénient. Les intrus eux-mêmes devaient savoir mesurer leurs chances. On pourrait se demander, à les voir en user assez libéralement entre eux, s'ils ont eu recours au meurtre. On inclinerait à penser qu'ils ne l'ont pas fait systématiquement, car cela ne paraît pas tout à fait dans leur ligne, et il est probable qu'on en aurait recueilli quelque écho. Un riche Nayakkar de Colavandan s'installe parmi les Kallar à Tummakkundu, où il construit un caravansérail. Il fait creuser un puits, mais interdit aux Kallar d'y puiser. Un jour de marché, les Kallar, conduits par Virnattevar, attaquent le Nayakkar, le ligotent, pillent ses biens et les boivent. La police refuse de retenir la plainte d u Nayakkar de crainte des nombreux Kallar de la région. Le Nayakkar renonce et s'en va... Des années plus tard son gardien Kallar revient arracher les oreilles de Virnattevar (cf. II J 2.3) [Inf. 1].

De ces anciens occupants, il reste davantage que quelques souvenirs. Ils ont quelquefois conservé leur temple et viennent de leur nouvelle résidence une fois par an y célébrer le culte, ou bien le prêtre vient seul, comme on en verra des exemples. De plus, quelques groupes semblent être restés sur place. Ainsi les Brahmanes, qui desservaient maint temple de Perumal (Vishnu) au sommet des rochers dont le territoire est parsemé, sont encore présents à Tidyen, au pied d'une telle montagne, à Puttur, et à Sindupatti. Tandis que les Brahmanes de Tidyen sont les prêtres funéraires de ceux de Sindupatti, et à ce titre leur sont fort inférieurs, ils semblent avoir été en un sens les prêtres des Kallar en général. En réalité, le pays était divisé en deux, entre Brahmanes de Puttur (temple de Perumal Aiyan) à l'ouest, et Brahmanes de Tidyen à l'est. Ceux-ci desservaient tous les temples de Perumal de la partie est, et il semble que chaque sommet de colline avait un tel temple. Ainsi à K. Puliyankulam, les prêtres du temple de Perumal sont de nos jours pris parmi les habitants Gaundar, mais on montre encore au bas du rocher les restes de la « maison du Brahmane », et l'on confirme que la jouissance des terres de fondation de ce temple appartient toujours aux Brahmanes de Tidyen. De plus il était d'usage de verser une redevance au Brahmane de Tidyen, soit une fois par an, soit une fois pour toutes. On espérait ainsi obtenir la santé. Non seulement le clergé Kallar des temples Kallar (le propre père de l'informateur) versait cette redevance, mais aussi les non-Kallar, Nadar, etc. Ces castes l'appellent pour leurs cérémonies familiales, les Kallar l'appelaient lors du décès (Inf. 1). Mais si les Brahmanes de Tidyen ont conservé, à Tidyen et ailleurs, les terres de fondation attachées à leurs temples, ils étaient aussi à Tidyen les seigneurs terriens, et la tradition est que le dernier de ceux-ci, sans héritier mâle, si d'une part il maria sa fille au desservant du temple d'Içvaran (Çiva), en même temps vendit ses propres terres à l'ancêtre Kallar de la localité, lui aussi fixé là en premier lieu en qualité de gardien.

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SITUATION

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KALLAR

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En fait il n'y a à Tidyen à l'heure actuelle que quatre familles vislinouiles et une çivaïte, qui végètent misérablement; la fondation de chaque temple ne comporterait que 40 acres (16 ha) de terres sèches.

Dans le cas d'autres castes de prêtres desservant des temples, il est plus difficile de savoir si leurs ancêtres étaient en place avant l'arrivée des Kallar. (C'est plus difficile encore dans le cas des castes servantes proprement dites et des intouchables.) On peut l'admettre la plupart du temps, car ces temples disposent de fondations en terres qu'ils ne doivent vraisemblablement pas aux Kallar, et qui ont été plutôt s'amenuisant que s'augmentant. Cependant il se peut que dans certains cas, la fondation demeurant, le bénéfice en soit passé d'une caste à une autre (cf. III A 1). Pour le cas où des Kallar et une autre caste vivent en association dans la même agglomération, je dispose d'un seul exemple suffisamment détaillé pour illustrer la situation. C'est celui de Kongarpuliyankulam, dont j'ai copié la charte de fondation 1 accordée par le roi Tirumalai Nayakkar en 1656 : le roi de retour d'un pèlerinage à l'Ouest s'arrête à Puliyankulam dont les terres sont inoccupées et incultes, et, satisfait de la réception qui lui est offerte par Irulappa Gaundar et Pinna Tevar (le chef des Pramalai Kallar) il leur accorde la chefferie pour un village à construire, savoir : la rue du sud et chefferie n° 1 au Gaundar, la rue du nord et la chefferie n° 2 au Kallar. Les limites et l'impôt sont fixés. Une information détaillée de Inf. 1, portant sur une crise que traverse plus tard la localité et sur ses suites, permet d'étudier les relations entre Gaundar et Kallar. Les Gaundar s'exterminent, lignée pure contre lignée bâtarde. De la première il ne reste qu'une jeune fille et u n garçon en bas âge. La jeune fille fait appel aux Kallar pour tuer les deux survivants de la lignée bâtarde. Contre ces deux redoutables champions les Kallar mettent en ligne une véritable armée, et l'emportent par traîtrise. Avant de se suicider rituellement, la jeune fille fait aux Kallar une donation considérable de terres et les institue protecteurs de son jeune frère et de son fiancé qui viendra habiter dans la localité. Ils sont responsables de l'exécution des clauses du testament, et doivent rendre les terres ou payer une indemnité élevée au cas où elles seraient violées. C'est ainsi que plus tard ils se voient dévolu un rôle d'arbitres entre les lignées Gaundar qui s'opposent entre elles à nouveau. La complémentarité des deux groupes s'exprime dans le rituel : dans les temples locaux, où les Gaundar officient, ce sont les Kallar qui tuent le bouc sacrificiel (fonction qui revient généralement à des parents par alliance dans les temples de lignée Kallar). Enfin, actuellement même, on voit les Kallar essayer d'accroître leurs droits (sacrifier leur propre bouc) dans u n de ces temples.

En résumé, les relations paraissent avoir été relativement bonnes, mais, quoique dans cet exemple les Kallar aient eu des droits dès le début sur une partie du territoire, on les voit prendre avantage de leur position traditionnelle de « gardiens », qui comporte avec l'usage de la force une idée de service domestique, pour intervenir comme arbitres, améliorer leur position, et tenter, même de nos jours sous la paix anglaise, d'accroître leurs prérogatives. Quelle est dans les activités délictueuses et criminelles des Kallar la

1. I n s c r i p t i o n s u r p l a q u e tic e n i v r e , c o n s e r v é e p a r le d e s c e n d a n t d e s c h e f s K a l l a r (cf. 11A et pl. 23a).

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LE

GROUPE

VU

DU

DEHORS

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part dont sont victimes les castes qui leur sont territorialement associées? Il est permis de penser qu'elle est à l'heure actuelle assez réduite. Les relations sont stabilisées, on est maintenant à l'intérieur d'une paysannerie où l'on peut désirer le champ du voisin mais où l'on n'a plus l'idée fixe de s'en emparer. Tandis que l'extérieur du pays Kallar est le terrain traditionnel pour toutes les formes consacrées de vol, le meurtre n'y apparaissant en somme que comme un accident secondaire (et il faut ajouter qu'un étranger traversant le pays reste un étranger) ; tandis que d'autre part, entre Kallar, si le vol est puni par leur loi interne et toujours suspect de vengeance (II J 2.3), en revanche, la querelle est perpétuelle et peut conduire au meurtre, l'attitude du Kallar vis-à-vis de son proche voisin paraît intermédiaire : pas de campagnes systématiques, mais plutôt quelque chose des rivalités qui caractérisent les relations à l'intérieur de la caste, sous une forme atténuée par l'éloignement structural. Si par exemple des difficultés surgissent à partir d'un emprunt gagé par des terres, l'affaire ira non pas devant l'assemblée de village mais devant les tribunaux. Naturellement il peut toujours arriver que les choses s'enveniment et qu'on en vienne aux coups, voire à une sorte de bataille rangée entre petits groupes, et que l'affaire vienne devant le tribunal criminel. c. Psychologie

sommaire.

Dans la hiérarchie, flottante mais effective, des castes, les Kallar représentent une sorte de niveau médian. Ils sont aussi distants des castes végétariennes du sommet, du fait principalement de leur régime carné, qu'ils sont éloignés des intouchables de la base, du fait de leur pureté relative et de leur dominance de fait et de vocation. Ils frappent immédiatement l'observateur par des caractères psychologiques qui les différencient des castes plus policées (et cela est vrai aussi d'autres Kallar et des Maravar). Ni timidité ni réserve ici, mais un abord direct et animé, une curiosité éveillée, une franchise qui peut-être paraîtra bientôt brutale ou indiscrète. Le contraste est particulièrement vif dans le cas des femmes. Ailleurs, elles disparaissent à l'arrivée de l'enquêteur dans un village, ici elles se précipitent presque à sa rencontre, cachant tout juste leur poitrine, d'un geste presque imperceptible, derrière le pan de leur vêtement. U n missionnaire présent dans le pays depuis longtemps raconte qu'un jour, comme il reprochait à une f e m m e de ne pas se couvrir les seins à son approche, elle lui présenta fièrement sa poitrine de tout près, lui demandant d'un ton provocant s'il voyait là quelque chose qu'il y eût lieu de cacher 1 .

1. N o t o n s q u e d a n s le c o d e (les c a s t e s il y a eu u n e o b l i g a t i o n p o u r les f e m m e s d e s c a s t e s inférieures de g a r d e r la p o i t r i n e nue. Mais ceci n ' e s t p r o b a b l e m e n t p a s a p p l i c a b l e a u x K a l l a r . P l u s ancienn e m e n t , c ' é t a i t s a n s d o u t e u n e c o u t u m e g é n é r a l e , e l on n o u s dit il y a m o i n s d ' u n siècle {NELSON, loc. cil., p. 20) q u e s e u l e s les p e t i t e s filles et les p r o s t i t u é e s p o r t e n t un c o r s a g e . L e s f e m m e s K a l l a r ici c o n s e r v e r a i e n t un I r a i t a n c i e n . C a r a c t é r i s t i q u e est la fierté q u ' e l l e s m e t t e n t à le faire. L ' i n t r o d u c t i o n t a r d i v e du c o r s a g e , p r a t i q u e m e n t i n c o n n u s a u f des t r è s j e u n e s f e m m e s , m a r q u e l ' i n d é p e n d a n c e d e s K a l l a r (10 2a).

Pl. 3 L E S O U R I R E F É M I N I N . — a. Kamacci A m m a , sœur de Mutcusami. •— b. D e u x j e u n e s femmes en visite regardent un enfant. — c. U n e jeune fille, Nagamma, et son neveu (p. 54, maison I),

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SITUATION DES PRAMALAI KALLAR

Mon installation au village, si elle a attiré une grande curiosité, n'a pas provoqué d'inquiétude notable, quoique la raison de ma présence n'ait jamais été accessible à la plupart. Un petit nombre seulement ont tenté de m'exploiter. L'abord est d'une cordialité un peu sèche : on me questionne en dressant le poing lorsqu'on me voit passer : — « Où donc (allez-vous?) », et tandis que je réponds, tombe un « Allez », sans doute poli, mais brutal, au lieu du bercement latéral de la tête qui ailleurs marquerait une approbation aimable. On ne trouve guère ici la grâce un peu efféminée qui frappe dans d'autres milieux, en particulier chez les jeunes gens.

Le comportement des Kallar entre eux est analogue. Hormis les limitations traditionnelles (prestige, certains degrés de parenté), la première impression est celle de gens sainement extravertis, sans inhibitions ni complications. Pourtant une observation prolongée fait comprendre qu'il s'agit là surtout d'un fait culturel, d'une stylisation des relations (entre agnats en particulier, et tout notre village est peuplé d'agnats), où la politesse est marquée davantage par la distance et le silence que par des formes et nuances d'expression. L'expression des sentiments est absente, au profit de l'économie de moyens en vue de l'effet maximum, c'est en fin de compte une stylisation de l'agressivité. (Et le comportement vis-à-vis de l'observateur est pour une part une extension de ce comportement entre soi.) Ce trait est mieux marqué encore chez des Maravar comme ceux de Mudukkulattur : la sèche franchise de ces gens a quelque chose de la franchise de l'arme blanche. Et cela est vrai à quelque degré des Kallar aussi, quoiqu'ils pâlissent un peu par comparaison et que même une violente querelle entre femmes paraisse chez eux un peu artificielle, un peu jouée. Le Kallar chez lui est vu au milieu d'égaux et d'inférieurs. Tout change lorsqu'il est hors de chez lui, ou en face de personnes de rang ou de prestige très supérieur. Si je peux généraliser un nombre trop restreint d'observations, la timidité, l'humilité, l'inhibition apparaissent ici, et le contraste est très frappant. Un Kallar intelligent dira que dans la première bourgade sur la Vaigai il se sent déjà un peu à l'étranger. On imagine qu'il ne s'y hasarde guère qu'avec un but précis, comme en terrain ennemi, pour une reconnaissance ou une opération définie. On est ici à la limite de cette étude, car de ce Kallar humble nous ne connaîtrons pas, mais seulement du Kallar chez lui, dominant en tant que groupe, indépendant et dur en tant qu'individu. Là, la relation de la vocation à la psychologie, de l'action directe à la franchise est claire; et le Kallar en a conscience : « Tout le monde vole, le fonctionnaire en acceptant des pots-de-vin, l'avocat en cultivant les désaccords pour empocher les honoraires, le marchand en mettant de l'eau dans l'alcool et du sel dans le sucre, etc.; les Kallar n'en diffèrent que par le caractère direct de leurs méthodes. » (Francis, Madura Gaz., p. 89-90.)

Cette vue désabusée de la société, dans sa forme cynique, exprime bien le lien entre la profession et le caractère. Elle s'accorde d'ailleurs avec la sagesse caustique des proverbes tamouls. On pourrait en dire autant du meurtre dans ses rapports avec les rivalités et les conflits (II J 1) : ce qui est propre à ces castes c'est moins sans doute la fréquence et le développement des conflits que leur forme ouverte, le recours à l'action directe au lieu de la cour de justice pour résoudre une partie d'entre eux. 2.

Pl. 4 FEMMES

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I A 3«

L E GROUPE VU DU D E H O R S

3. LA DÉLINQUANCE. (a. Action de l'Etat, mesures de contrôle; c. Délits et crimes en général.) a. Action

de l'Etat,

mesures

de

b. Mesures

de

réforme;

contrôle.

Les autorités anglaises, qui se considéraient comme responsables du maintien de l'ordre, ont dès longtemps non seulement réprimé les activités délictueuses des Kallar, mais cherché les moyens de réformer leurs tendances délictueuses elles-mêmes ( M a d u r a Gaz., p. 91-92). En ce siècle, une politique systématique a été définie, et appliquée pendant une trentaine d'années, qui visait d'une part à un contrôle des déplacements individuels, d'autre part à l'amélioration des conditions d'existence et à l'instruction des générations nouvelles. Les succès et les échecs de cette politique sont inscrits dans la réalité Kallar d'aujourd'hui, il est par conséquent nécessaire de résumer cette action gouvernementale. Depuis 1918 jusqu'en 1947, les Pramalai Kallar ont été placés sous l'empire du « Criminal Tribes and Castes Act » promulgué en 1911 pour permettre au gouvernement de restreindre la liberté de mouvement des membres de certains groupes en vue d'empêcher le brigandage et le vol et de faciliter le cas échéant la recherche des coupables. En 1914 déjà, l'acte avait été appliqué au village de Kilakkudi, particulièrement redoutable. En 1915 c'est le tour de Melurappanur et deux villages voisins. Dans le premier cas, on signale que trente-neuf habitants exercent des droits de gardiennage dans certaines rues de Madura. Dans le second, quatorze dans différentes localités, et la spécialité est le brigandage et le cambriolage avec, à Sorikkampatti, vingt-six condamnés sur quatre-vingt-dix habitants mâles adultes. Les considérants de la décision du 5 juin 1918 (Govt. of Madras, G. 0 . 1 3 3 1 ) , étendant les dispositions essentielles de l'Acte à tous les Pramalai Kallar, comparent les résultats obtenus à Kilakkudi avec l'insuccès de la politique plus libérale en vigueur ailleurs, qui comprend la création de sociétés coopératives, l'attribution de terres, les tentatives pour enrôler des Kallar dans l'armée, et la création de quelques conseils de village. Surtout la prévention du vol de bétail rend nécessaire un contrôle nocturne des voleurs virtuels, sinon le bétail est hors d'atteinte le lendemain matin, et la police est impuissante de sorte que « moins d'un dixième des délits viennent à sa connaissance ». Cette décision permettait aux autorités locales (la police sous la direction du District Magistrate) de rendre obligatoire lorsqu'elles le jugeraient bon l'enregistrement des habitants de chaque village. Une fois cet enregistrement effectué, les hommes de plus de seize ans étaient tenus sinon de coucher au poste de police, du moins d'y pointer deux fois par nuit. En fait cette mesure très impopulaire ne pouvait être appliquée que progressivement, et même ainsi les Kallar attaquèrent la police en trois localités au moins. En 1921 (G. 0 . n° 596, cf. ci-dessous) l'enregistrement est presque Pl. 5 FEMMES R E V E N A N T D U PUITS. — a. Chargement sur la hanche. — b. O n emmène au besoin l'enfant. — c. La jeune femme de Kanakkattevar (p. 57, maison 24). — d. Un petit seau de fer sert ici à puiser l'eau.

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KALLAR

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terminé, la politique de réforme se précise considérablement et se combine au contrôle : on tend à rendre responsable de la conduite de la population dans chaque village un conseil ou « pancayat » élu par les habitants sous le contrôle de la police. Ce pancayat doit se charger d'abolir effectivement le gardiennage, de signaler les absences, de livrer et excommunier les coupables. Si ce conseil tient ces engagements, on exempte le village de l'application de l'Acte. Il semble qu'on ait fondé à l'époque sur ce système des espoirs excessifs mais peut-être a-t-il effectivement contribué, sinon comme on se le proposait à rendre le criminel impopulaire, du moins à contrebattre son prestige là où les anciens du village étaient des gens tranquilles. Ce système a continué d'être en vigueur jusqu'à l'abolition, officiellement en juillet 1947, pratiquement un peu plus tard, du C.T.A. dans la Présidence de Madras (Criminal Tribes Madras Repeal Act, 1947, n° 10). Cette abolition, conséquence de l'accession de l'Inde à l'indépendance, aurait d'ailleurs, d'après les autorités policières qui citent des chiffres, amené une recrudescence des délits dans les années suivantes malgré l'introduction du « Habituai Offenders Act » en 1948, et en 1950 certains demandaient le retour de pouvoirs spéciaux à la police pour y obvier. b. Action

de l'Etat,

mesures

de

réforme.

Plus importante peut-être par ses conséquences que le contrôle policier lui-même est la politique de réforme qui sous le nom de « Kallar Réclamation » l'a accompagné. Elle est constituée principalement par des mesures destinées d'une part à améliorer la situation économique, d'autre part à généraliser l'instruction. Les mesures économiques ont sans aucun doute été stimulées par la transformation des Ambalakkarar en paisibles agriculteurs grâce à l'irrigation de leurs terres (canal du Periyar, grands travaux rendus effectifs de 1895 à 1905). Dans une première période certaines mesures sont prises dans ce sens : attribution préférentielle de terres (G. 0 . 1023, p. 1), encouragement au creusement de puits, 1911 (ibidem), création de coopératives. Mais c'est surtout en 1920-1921 que la politique de réhabilitation prend forme. Le Gouvernement accepte un remarquable rapport de T . E. Moir, Commissaire au Travail, et adopte ses conclusions (Govt. of Madras, Law General Department. G. O. n° 5 9 6 , 1 6 juin 1921). Le rapport donne non seulement un tableau des exactions présentes de la caste, considérées comme une survivance des guérillas dans l'anarchie du XVIIIe siècle, mais souligne les côtés positifs du caractère Kallar sur lesquels il doit être possible de fonder une politique de réhabilitation. Celle-ci consistera, tandis que les « traditions perverties » seront déracinées, à ouvrir aux Kallar, au moyen de l'amélioration économique et de l'éducation, d'autres possibilités. Si l'amélioration économique est nécessaire elle n'est pas suffisante, car ce ne sont pas toujours les pauvres qui recourent à des activités illégales. Souvent les fils des riches, par goût de l'aventure et du prestige attaché à ces activités, sont les pires criminels. Il faut par conséquent, en élevant le niveau de l'instruction et en rendant les chefs responsables du maintien de Pl. 6 ENFANTS. — a. A u d é p a r t d ' u n village, o n s'élance d e r r i è r e notre voiture. — b. Fillette r i c h e , T e n g a l a p a t t i . — c. Fillettes ( T e n g a l a p a t t i ) .

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LE

GROUPE

VU

DU

DEHORS

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l'ordre, rendre le criminel impopulaire, en même temps qu'offrir une nouvelle carrière aux énergies de la jeunesse. Outre la création de petits ateliers artisanaux (tissage, corderie, fabrication de nattes), la distribution de terres disponibles (une tentative d'établissement dans une localité éloignée n'a pas donné de résultat appréciable), et l'encouragement de l'émigration vers les plantations, les écoles ont été multipliées : l'instruction est rendue obligatoire, et il faudra y joindre des compétitions sportives, y compris les courses de taureaux si populaires. Cette politique a eu ses vicissitudes. Dirigée à l'origine par un fonctionnaire spécial, qui prit le nom de « Kallar Réclamation Officer » et sous le contrôle de qui la police était placée, elle retourne à la police en 1932, et le personnel spécial est supprimé. Enfin, elle survit à l'annulation du Criminal Tribes Act en 1947, et passe en 1949 sous le contrôle du « Harijan Welfare Department » plus tard « Rural Welfare Department », disons de la Direction pour l'amélioration des conditions de vie rurales. Les développements depuis 1950 nous sont inconnus. Comme on l'a vu il y avait, en 1950, 251 écoles, avec 559 maîtres (11 de ces écoles gérées par des missions), dont 114 dans Tirumangalam et à l'Est pour une population théorique d'environ 18.000 familles. Ces écoles avaient été récemment ouvertes aux non-Kallar. Officiellement l'effectif est tombé à 70 % avec le retrait du contrôle policier, pour remonter à 78 % par la persuasion et une action sur les comités de village. En outre trois pensionnats dispensent une instruction supplémentaire, disons primaire supérieure, avec environ 100.000 R s . 1 (7 millions de francs) de subventions aux familles des élèves. Au-delà, 290 jeunes Kallar jouissent de bourses leur permettant d'étudier dans d'autres établissements (écoles d'instituteurs, etc.). Les Kallar ont été ici des privilégiés, non seulement parce qu'il y avait assez d'écoles pour tous, mais parce que l'Etat prenait à sa charge automatiquement leurs études supérieures toutes les fois qu'ils désiraient en entreprendre. Cette politique généreuse n'a donné que des résultats limités. Peut-être l'école a-t-elle contribué efficacement au déclin du banditisme, à la « moralisation » de la caste, ainsi que des missionnaires par exemple le pensent. D'autre part, très rares sont les anciens élèves des écoles Kallar qui tirent plus qu'un avantage immédiat (calcul, etc.) de leurs études, rares par exemple ceux qui lisent suffisamment — ne serait-ce que le journal — pour entretenir leurs connaissances. La plupart, au bout de peu d'années, lisent avec une grande difficulté et savent à peine écrire. De plus, ils ont très peu tiré parti des facilités qui leur étaient offertes pour s'instruire davantage : un certain nombre reviennent dans leurs villages en qualité d'instituteurs, souvent chrétiens. Très rares sont ceux qui poussent plus loin ou entrent au service du Gouvernement dans d'autres postes ou des situations plus importantes. Le nombre de « bacheliers » est extrêmement réduit : les Kallar n'ont pas de goût pour la culture, et, ce qui est plus caractéristique, ils ne semblent guère s'aviser des avantages

1. Ils. désigne des roupies. La roupie valait à l'époque environ 73 francs.

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D E S PRAMALAI

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KALLAR

pratiques qu'ils pourraient en tirer. On peut supposer qu'il y a à cela un certain nombre de causes, c'est un problème pour l'éducation nouvelle ou « basic éducation » en particulier de leur donner une instruction qui soit davantage en rapport avec leur propre vie que celle dérivée des programmes de l'instruction anglaise. Les centres artisanaux n'ont jamais été très importants, ils ont seulement fourni des moyens d'existence à un petit nombre de gens dans certaines localités, il n'en reste plus que très peu. Il y eut ainsi à Cekkanurani un centre de tissage avec plus de vingt métiers, employant une soixantaine de personnes, et dont le directeur était sous l'autorité de la police. Les travailleurs étaient payés aux pièces, on y tissait des « saris » et des couvertures. Plus importantes ont été les subventions accordées pour le creusement de puits : on verra dans la localité étudiée qu'il y a eu là un facteur décisif d'une transformation considérable du genre de vie. Nul doute qu'il aurait été plus puissant encore si la population avait augmenté moins rapidement. Le mouvement coopératif comprend surtout des coopératives de prêt, au nombre de 272, qui servent en fait d'intermédiaires entre le Gouvernement comme prêteur et les emprunteurs (90.000 Rs. soit plus de 6 millions de francs en 1950). Ces prêts destinés à l'achat d'attelages et à l'amélioration des terres sont limités à 250 Rs. Ils sont remboursables en trois ans à 6 %. Récemment on a accordé des prêts plus importants pour l'acquisition de pompes, et on étudiait en 1950 l'extension de tels prêts. Il existe un petit nombre d'autres coopératives (par exemple production de lait à Kilakkudi), dont la plus importante est une coopérative de vente, avec son centre à Usilampatti et trois succursales, qui permet au cultivateur d'éviter l'effet désastreux de la baisse des prix au moment de la moisson, où le besoin d'argent le force à se défaire de sa récolte : il vend à la coopérative qui lui consent une avance sur le prix de la vente à réaliser plus tard, lorsque les prix ne seront plus affectés par la spéculation. Enfin il a été créé en 1923 un Fonds commun Kallar, alimenté par une collecte générale, renouvelée en 1943. Il soutient les coopératives et a créé un pensionnat. On envisageait en 1950 de le développer en rendant la collecte périodique (annuelle, etc.) en vue de financer plus largement les institutions de la « Réforme Kallar » dont le Gouvernement commence à se lasser (charge financière, caractère non égalitaire de la discrimination sur laquelle elle est fondée). Il faut signaler qu'on terminait en 1949 l'étude d'un projet d'irrigation de la plus grande partie de la « province Kallar » qui représente évidemment l'action la plus efficace que le Gouvernement puisse exercer. En conclusion, s'il est vrai que les Kallar dans l'ensemble utilisent les avantages que l'Etat met à leur disposition, et s'il est incontestable que leur genre de vie est devenu plus normal, pourtant le second objectif du programme, celui visant à ouvrir à leur initiative et à leur activité de nouveaux horizons, n'a pas été atteint. Il est caractéristique que les institutions citées se maintiennent pour la plupart grâce à l'activité de fonctionnaires, avec une 2 A

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VU

DU

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participation minime des intéressés 1 . L'absence à l'échelon du village de chefs jeunes et progressistes qui informeraient et entraîneraient la communauté est remarquable; les instituteurs, surtout ceux de la jeune génération, sont très éloignés d'un tel rôle. Ce qu'il y a d'autorité est toujours aux mains des chefs de style ancien, chefs de lignée ou arbitres de village. Pourtant il existe une Association Kallar (k a\ \ a T çangam), créée en 1911, sans doute à l'instigation du Gouvernement, qui s'est réunie en 1920, a tenu un premier congrès en 1939, et est en principe soucieuse du progrès de la communauté. Une association groupant les « Trois Castes d'Indra » a été également fondée à Madras en 1933. c. Délits

et crimes

en

général.

Tandis que m a documentation sur les conflits entre Kallar est riche, celle portant sur les délits au dehors (en y incluant le gardiennage 2 , interdit par la loi) est réduite. Le fait, portant en somme sur des institutions traditionnelles de la caste, peut surprendre et désappointer. On peut en donner un certain nombre de raisons : 1. la modification récente du genre de vie dans un sens de plus en plus agricole, conséquence entre autres de la politique gouvernementale, ellemême efficace du fait que les Kallar étaient devenus propriétaires du sol et que le gardiennage ne pouvait plus s'exercer qu'en dehors du territoire. E n somme, cette sorte de délinquance a diminué. 2. la distribution inégale des survivances du genre de vie traditionnel, concentrées surtout dans un petit nombre de localités, dont Kilakkudi peut servir de type. Tengalapatti, localité principale de l'enquête, comme la grande majorité des villages Kallar, est relativement rangé et pacifique, et par voie de conséquence on y craint les gens de Kilakkudi quoiqu'on ait fréquemment des relations de mariage avec eux. 3. l'enquête, rappelons-le, a porté essentiellement sur l'organisation interne du groupe. D'ailleurs il est plus facile à l'enquêteur de connaître exactement des querelles intestines pour lesquelles on le considère probablement comme hors de cause, que des faits intéressant la relation des Kallar et des étrangers, l'enquêteur lui-même étant senti comme appartenant à cette catégorie. C'est du moins ainsi que je m'explique par exemple la remarquable discrétion, portant sur des faits anciens, d'un vieux voisin, pourtant très fier de ses cicatrices et de ses prouesses passées. 4. enfin, quelles que soient les limitations de la documentation officielle, elle aurait pu être très utile sur ce point, et on se proposait d'en faire une étude systématique. Malheureusement je n'ai eu accès aux archives criminelles qu'au tout dernier moment et de façon parcimonieuse. Néanmoins une rapide inspection des statistiques policières des dernières années et un dépouillement des procès-verbaux les plus récents de la Cour Criminelle de Madura, ainsi que la comparaison avec d'autres groupes remar1. A Tengalapatti, sur 250 cultivateurs environ, 50 seulement sont membres de la coopérative de vente de Cekkanurani. 2.

C f . T H U R S T O N , loc.

cit.,

p . G 4 - 6 5 ; F R A N C I S , Madura

Gaz.,

p.

91.

I A 3c

SITUATION

DES

PRAMALAI

23

KALLAR

quables (Kondaiyam Kottai Maravar de Mudukkulattur [Ramnad] et de Nanguneri [Tinnevelly]), suggère les constatations suivantes : le total des délits recensés (différentes formes de vol : 1.301 au plus haut en 1949 pour Madura Sud) paraît faible en regard de la population totale (plus de 2 millions pour le district tout entier). Il est vrai que l'on ne connaît pas la proportion des délits recensés aux délits réels. Par ailleurs si la part des Pramalai Kallar dans ces délits est relativement élevée (de 29 à 17 % en 1945-1947 alors qu'ils représentent 9 % environ de la population en 1931), c'est peu si l'on songe que cela signifie qu'un Kallar vole deux ou trois fois plus qu'un Indien moyen; évidemment un petit nombre seulement parmi les Kallar sont des voleurs puisque cela revient à attribuer quelque 250 ou 300 délits à 50.000 Kallar ou davantage, même si l'on considère que nombre de délits sont collectifs. Il est clair qu'il est impossible sur la base de tels chiffres de considérer l'ensemble des Kallar comme des délinquants habituels : il faut distinguer un petit nombre de voleurs, sinon professionnels, du moins habituels, dans la grande masse des agriculteurs. Les conclusions sont semblables si on se tourne vers les meurtres enregistrés dans les procès-verbaux de la Cour Criminelle : les Kallar n'y apparaissent que comme l'une des catégories de coupables ou d'accusés que l'on rencontre le plus fréquemment. Au moins dans la moitié des cas dans lesquels des Kallar sont impliqués, la victime est aussi un Kallar : on a affaire là à une forme particulière des conflits internes. Un autre fait achève de compléter le tableau : selon les rapports de la police, ce n'est pas dans le taluk de Tirumangalam que les Kallar sont le plus dangereux, mais à l'ouest (Periyakulam) et à Madura. Dans le premier cas il s'agit de Pramalai Kallar émigrés, dans le second il s'agit, outre Kilakkudi et les villages voisins de Madura, de gens qui ont quitté leur village pour venir travailler aux filatures. Ici l'inspection des procès criminels montre que le phénomène déborde la caste : il s'agit en général d'une sorte de prolétariat industriel à l'état naissant pour qui, les règles traditionnelles de la caste cédant devant la promiscuité de l'habitat et du travail, des conflits d'un genre nouveau se multiplient (crimes de la jalousie, etc.). En somme, d'une part la criminalité externe a cessé d'être une caractéristique Kallar; de l'autre, les délits de vol sont relativement peu importants dans l'aire étudiée sauf en certains points. La criminalité interne nous occupera plus loin (II J 1). Sur les différentes formes de vol en vigueur voici une liste récente dressée en 1943 par un témoin bien informé. On verra qu'il s'agit presque entièrement d'exploits perpétrés au dehors de l'habitat proprement dit. « Dacoities are practised preferably outside the Tirumangalam Taluq to avoid detection. Cattle lifting is still fairly common though slightly on the decrease. Selling copper filings as pure gold supposed to be powdered from stolen jewels, stealing costly sarees in the cloth merchant's shop whilst the associates are still bargaining for others, harvesting into another crop either from greed or motive of vengeance housebreaking and snatching jewels and neck-

1. Vengeance : probablement à l'intérieur de la caste ou tlu territoire. •2 i .

24

L E GROUPE VU DU DEHORS

I A 3c

laces — these are some of the ways in vogue. Lately some gangs have taken to stopping motor cars and robbing the occupants of their possessions. » (R. P. Montaud, Kallarnad, p. 66.)

Kilakkudi semble pratiquer encore habituellement le vol de riz sur pied. L'expédition a lieu de nuit. Tandis que quelques hommes montent la garde, le gros de la troupe, jusqu'à soixante personnes, opère. Chacun, accroupi à terre, frotte un à un les épis mûrs entre les paumes de ses mains, les grains tombent dans un vêtement disposé en bandoulière. A Divali 1950 une expédition de ce genre, formée d'une quarantaine d'hommes, opérant à Tirupalli au nord de Madura, se heurte aux gardiens du champ qui tuent un des voleurs et en blessent d'autres. Plusieurs sont arrêtés et la police fait une descente au village et arrête un grand nombre de personnes. Le vol de bétail n'a pas entièrement disparu. On verra au recensement de Tengalapatti qu'un certain nombre de gens sont censés s'adonner au commerce du bétail. Un cultivateur de la région de Dindigul est venu une fois se plaindre à l'assemblée de village d'un vol de bétail. J e crois que les bêtes ont été retrouvées, non sans paiement de la part de la victime. C'est une des survivances du système traditionnel (ci-dessus le). Un incident survenu en 1948 est caractéristique. Un habitant de Tengalapatti qui volait du grain à Risabam est pris sur le fait, attaché à un arbre et battu par un Mudaliyar. Lorsqu'il déclare être de Tengalapatti, on suspend le châtiment et on cherche un compromis : on prévient le village qui envoie une délégation de cinq ou six hommes. Un pancayat réuni sur place condamne le voleur à une amende de 120 Rs. qu'il ne paye pas. Le montant paraît élevé mais c'était, semble-t-il, une affaire de pure forme. On dit que l'homme ne rendit qu'un quart de ce qu'il avait pris.

Il faut également mentionner le transport du riz de marché noir : c'était une occupation relativement répandue et lucrative à Tengalapatti en 19491950, et, quoique différente, elle rappelle par certains aspects le vol traditionnel : on va chercher le riz dans la plaine, il faut échapper aux officiers du rationnement (I E 4c). Enfin, on rencontrera un exemple de garde des moissons (I E 46), et des souvenirs d'un Tevar « chef d'armée » au service d'un zamindar (III A 3.3a) et d'une troupe au service des Tevar (ci-dessus, 2b).

B. LA L O C A L I T É 1. L'UNITÉ TERRITORIALE

: KOKKULAM

2. L'AGGLOMÉRATION RÉSIDENTIELLE 3. LA

: TENGALAPATTI

MAISON

1. L'UNITÉ TERRITORIALE. (a. Définitions; a.

b.

Kokkulam.)

Définitions.

On a dit dans l'introduction pourquoi cette première partie tendrait à prendre la forme d'une monographie de village. Immédiatement une difficulté surgit : la localité où l'enquêteur a séjourné, Tengalapatti, n'est pas un village au sens où nous l'entendons. En effet, notre notion de « village » suppose qu'il y a correspondance entre une agglomération (ou un ensemble d'agglomérations) et un territoire, désignés sous le même nom, que le même groupe humain habite et cultive : c'est une communauté territoriale et en même temps à quelque degré, en habitat concentré comme ici, une agglomération résidentielle. Sans doute on peut avoir un village comprenant un certain nombre de hameaux, c'est-à-dire d'agglomérations secondaires, dépendantes, sans territoire propre. Telle est un peu la situation ici : la traduction la meilleure de p a 11 i est « hameau », et Tengalapatti est une agglomération sans territoire propre, dépendant d'une unité territoriale plus vaste, dénommée Kokkulam, du nom d'une agglomération voisine. Fort bien, dira-t-on, Tengalapatti est un hameau, étudions donc le village, c'est-à-dire Kokkulam. Il reste une difficulté, c'est que le « hameau » Tengalapatti a une population de plus de 1.300 âmes, tandis que le « village » de Kokkulam en compte quelque 4.000, ce qui équivaut respectivement à un bourg et à une petite ville de chez nous. Une différence quantitative de cette importance retentit évidemment non seulement sur les possibilités d'étude, mais aussi sur la vie sociale même de ces groupes. On a cru sage de renoncer à notre notion de village (nous n'emploierons ce mot qu'à l'occasion et dans le sens le plus vague), et de la disjoindre pour parler d'une part d'agglomération résidentielle, d'autre part d'unité territoriale. On verra d'ailleurs qu'il y a pour cela d'autres motifs encore. Pour des raisons techniques autant que théoriques, l'objet principal de notre étude de la localité est l'agglomération résidentielle, Tengalapatti.

26

LE GROUPE VU DU DEHORS

IB

la.

PLANS DE SITUATION

4-+ + Limite

F

L

territoriale

L-j.' s

\

Aire habitee (approxj Limite du terrain réservé j construction

Figure 3

L'unité territoriale : Kokkulam

b. Tengalapatti

ÎB la

LA

LOCALITÉ

27

Mais force nous est pour la situer de dire quelques mots en premier lieu de l'unité territoriale, Kokkulam. b. Kokkulam. Dans la deuxième partie on reprendra l'étude des unités territoriales de l'intérieur, du point de vue Kallar traditionnel qui met en jeu des groupes de parenté. Pour le moment nous les considérons du dehors et nous pouvons pour cela emprunter le point de vue et le langage administratif actuels. L'unité territoriale traditionnelle a été adoptée par le Gouvernement comme unité administrative, le g r â m a m (litt. kir â ma m , le mot est sanskrit) « village ». Le Gouvernement n'a pas de fonctionnaire à ce niveau, mais il nomme et rétribue parmi les habitants un chef de village, « village munsif 1 », qui est un Kallar et un « karnam » ou comptable de l'impôt, qui tient le cadastre et les registres relatifs à la propriété des terres, à la répartition des cultures, etc. 2 . Le comptable appartient toujours dans ces villages à la caste Vellala. La tâche centrale de ces deux personnages semi-officiels est la perception de l'impôt foncier, mais ils sont chargés des autres tâches administratives (de nos jours : rationnement et collecte des produits) à l'échelon du gramam sous la direction des fonctionnaires du « taluk » (arrondissement) et quelquefois d'une circonscription intermédiaire, le « firka ». II en résulte en particulier que c'est seulement à Kokkulam, pour la totalité des habitants et des champs de Kokkulam, que nous disposerons de la documentation officielle, il sera la plupart du temps difficile, voire pratiquement impossible, d'en extraire ce qui concerne les habitants de Tengalapatti seulement. Kokkulam est situé dans la partie nord-est du pays Kallar. Le territoire, de forme compacte, mesure au maximum environ deux milles du nord au sud et un peu plus d'un mille de l'ouest à l'est (fig. 3 a). Il comprend à l'est le carrefour de Cekkanurani où la route est-ouest venant de Madura, doublée d'un chemin de fer jusqu'à la dernière guerre, et la route sud-nord venant de Tirumangalam se croisent. La première le traverse de part en part, la seconde le borde en partie à l'est. II comprend un seul réservoir situé au nord-ouest dont l'étendue maximum figurée sur les cartes ne doit pas faire illusion : il est plat comme tous ses semblables et vide, ou presque, la plupart du temps. Ce n'est pas l'un des meilleurs du pays Kallar car il n'est alimenté que par les eaux qui ruissellent sur une petite surface au nord, où le territoire est limité par une ligne de rochers détachés des Nagamalai, seul accident notable hors un banc rocheux que nous retrouverons. Le chef-lieu, Kokkulam, est situé au sud du réservoir, en bordure des terres inondables, mais il y a six autres agglomérations, dont trois au sud de la route est-ouest : Kadudaiparaipatti, Ottaipatti, Sikkampatti (sur la route sud-nord), et deux au nord : Tengalapatti (sur la même route) et Aiyampatti,

1. L a chefferie traditionnelle, probablement de l'unité territoriale, est appelée n a t t o n m e i . C'est le mot qui apparaît dans la charte dû fondation de K. Puliyankulam (I A 26} et à Kokkulam même (II J 2c, ex. 3). 2. D'après les registres officiels, environ 7 acres de terres franches d'impôt sont affectées au service du village, contre 40 aux temples.

28

LE

GROUPE

VU

DU

I B 16

DEHORS

de peu d'importance, auxquelles il faut ajouter du point de vue administratif le carrefour de Cekkanurani avec son poste de police, son école, ses boutiques et son marché hebdomadaire, qui ne fait pas partie de l'unité territoriale au sens traditionnel, en tant que localité non-Kallar (on y trouve actuellement quelques familles Kallar). Les chiffres que j'ai pu recueillir sur la population, de sources d'ailleurs diverses, ne comprennent pas que des Kallar : il faut y inclure, outre la population mêlée de Cekkanurani (d'où la présence de Musulmans comprenant le boucher), la population non-Kallar des agglomérations Kallar, soit les intouchables et les castes servantes. Aimée

Maisons

Hommes

Femmes

Total

Musulmans

Chrétiens

1890

235

1921

721

1.578

1.733

3.311

1.359 12

15

1931

835

1.780

1.800

3.580

S)

29

19'i 1

728

1.911

1.938

3.9'i9(i;

(1) V compris 11 Brahmanes (':>) ot 'i82 «schcdulcd c.'istrs» (intouchables).

On voit tout de suite que cela correspond à une densité de population considérable. Kokkulam a une surface totale de 1.651 acres, soit à peu près 6,6 kilomètres carrés, la densité est donc d'environ 580 habitants au kilomètre carré, chiffre énorme si on compare par exemple avec Plouvien (Finistère) qui a 2.527 habitants sur 32 kilomètres carrés, soit 79 au kilomètre carré, et si on considère qu'il ne s'agit pas d'un terroir bénéficiant d'un système d'irrigation permanent mais d'un terroir pauvre du fait de la pénurie d'eau. Quoique l'on ne puisse comparer la densité d'une aire restreinte (excluant montagnes, etc.) avec celle d'une aire étendue, il n'est tout de même pas sans intérêt de rappeler le chiffre retenu par Gourou pour le delta du Tonkin, chiffre luimême extrêmement élevé : 430 habitants au kilomètre carré. Mais considérons des aires plus vastes. La densité dans le district de Madura est passée de 447 au mille carré en 1931, à 511 en 1941, elle s'accroît moins vite dans Tirumangalam qui n'a pas d'irrigation permanente : de 459 à 490, soit en 1941 190 habitants au kilomètre carré, chiffres on le voit un peu inférieurs à la moitié de celui du Tonkin 1 . II s'agit d'ailleurs d'une augmentation récente : Ward donne au début du XIXe siècle 96.000 habitants à Tirumangalam (contre 360.000 en 1941), la superficie administrative peut s'être légèrement accrue. Augmentation énorme si l'on sait que les techniques de production n'ont pas tellement évolué dans ce taluk (sauf création de puits), mais il faudrait faire état des modifications économiques (échanges avec l'extérieur).

sans,

1. L e s cliiiTres 111 it pancâyattu) e t « pancayat de village » ( û T u pancâyattu. Le premier n'est q u ' u n comité d'arbitrage réuni à la diligence des parties et qui n ' a d'autre autorité que celle qu'elles lui reconnaissent, mais faute d'arriver à u n accord il se transforme de luimême en pancayat de village en se transférant sur la mandai, au besoin sans changement de sa composition; il acquiert alors des pouvoirs plus étendus et peut contraindre les plaideurs à obéir à ses décisions. Les affaires où il n'y a pas d'arbitrage possible viennent directement devant u n pancayat de village. Les aspects déjà mentionnés de la procédure se retrouvent dans celui-ci : comparution des parties et des témoins (pl. 28 b), dépôt du m u R i , etc. Ils sont atténués dans le pancayat de maison : prosternation et m u R i ont lieu à la fin seulement de la session, etc. Exemple. 7-8 heures).

— Pancayat

de maison (Tengalapatti, 27 novembre 1949,

En plein air, devant la maison des défendeurs et non loin de celle du plaignant. Celui-ci, le pauvre Pombaiyan, accuse ses deux oncles riches (dont le cadet seulement est présent) Il

A.

292

L'OKGANISATION

SOCIALE

II J 2.2a

d'avoir faussé le partage des biens de son grand-père au détriment de son père défunt et de lui-même et ses frères. Tous sont accroupis sur leurs talons. Le plaignant fait face au défendeur qui est encadré de deux pancayattar seulement, Inf. 2 et u n autre. Il y a quelques autres assistants. II s'agit de maison et de champ. Le plaignant conteste l'authenticité de l'acte de partage (sur feuille de palmier, contresigné par des témoins). Les pancayattar se moquent un peu de lui à ce sujet, mais on vérifiera le document. Le caractère ouvert et égalitaire de la réunion est très marqué : le défendeur, l'homme le plus riche du village, supporte avec patience les discours véhéments du jeune trublion Sakkarai (cf. 3a, fin, etc.) venu à la rescousse du plaignant.

2.2. La procédure. (a. Généralités; a.

b. Autorité;

c.

Ordalie.)

Généralités.

Il s'agit dans tout ce qui suit, essentiellement, du pancayat au sens strict et, éventuellement, de l'assemblée locale (ou même royale). On a vu que la composition du tribunal peut varier beaucoup, depuis un petit nombre d'experts (de quatre à dix le plus souvent) choisis ensemble ou chacun pour moitié par les deux plaideurs, jusqu'à toute la population mâle adulte dans le cas de l'assemblée locale, et d'autre part jusqu'à l'assemblée des seuls chefs de toutes les unités territoriales dans les descriptions qui ont été recueillies de l'assemblée royale. En fait toutes ces réunions, sauf la dernière, sont beaucoup plus semblables qu'il ne ressort d'un tel énoncé, car dans tous les cas on peut y distinguer d'une part un noyau de spécialistes qui dirigent les débats, d'autre part une assistance périphérique, un public plus ou moins nombreux dont l'intervention fait partie ou ne fait pas partie des débats : n'importe quel procès sur la mandai attirera quelques curieux désœuvrés, et l'assemblée de village, où même des femmes assistent de loin, sans intervenir, et où la plupart des gens ne disent mot, n'en diffère apparemment que par le nombre des présents. Cette assistance j peut tout au plus rendre la décision impossible, elle ne peut la faire : c'est toujours le petit groupe des spécialistes qui la fait, et s'il ne peut y parvenir il la remet. Ce noyau lui-même est relativement constant : chaque village a un petit nombre de spécialistes ou pancayattar parmi lesquels le noyau actif du tribunal est toujours pris, et qui peuvent être présents au complet dans un procès important ou dans l'assemblée. Que ce soit comme arbitres, comme juges si l'arbitrage a échoué ou dans un procès criminel, comme chefs de lignée peut-être à l'assemblée du nad, ils sont toujours là. Il y a un certain recouvrement entre la chefferie de lignée et la fonction juridique, car les fonctions juridiques sont si importantes que tout naturellement une partie des chefs de lignée ou des personnages importants des sous-lignées, hommes d'âge et d'expérience, seront des pancayattar écoutés, c'est-à-dire des juristes éprouvés. Un tel spécialiste passe une part considérable de son temps à siéger, à arbitrer des différends, à écouter des plaintes ou conseiller. L'autorité en général et l'autorité juridique se confondent dans une large mesure, un homme influent est tout naturellement poussé vers cette

II J 2.2a

LA

JUSTICE

293

sorte de carrière juridique, et il n'y échappe que s'il le veut expressément; réciproquement, c'est là, avec la richesse et les relations, une des principales sources d'influence. En somme, non seulement de tels juristes amateurs sont toujours les membres du tribunal, mais ce sont eux qui dirigent en fait l'assemblée locale, quoiqu'ils n'en soient pas les seuls membres de droit. Si on les qualifie d'amateurs en ce sens que l'occupation ne constitue pas une profession, cela ne signifie pas qu'ils n'en retirent pas de profit : outre l'influence qui s'y attache, il y a des avantages plus substantiels : on a vu plus haut que le plaignant avait à offrir un banquet à toute l'assemblée royale, ce qui contribuait à rendre un procès devant elle fort dispendieux. Il en est de même toute proportion gardée pour le tribunal : un juriste apprécié, surtout si on le déplace, sera toujours traité généreusement, et le fait n'est pas considéré comme relevant de la corruption, celle-ci ne commençant que là où l'invité accepte davantage que son ventre ne peut contenir. Les pots-de-vin eux-mêmes ne sont pas absolument exclus, on l'a vu avec l'histoire du dernier jugement royal à Kokkulam, mais à voir fonctionner le système on peut penser que la corruption est en fait inexistante, au moins dans les cas ordinaires : les pancayattar s'emploient de leur mieux à régler les différends si fréquents et la communauté leur voue en échange son estime la plus sincère; ils n'ont garde de compliquer une tâche déjà délicate et de porter atteinte à leur propre prestige. Ils représentent presque l'intelligence au sens où elle suppose un certain éloignement à l'égard des menus profits matériels. Le fait mérite d'être souligné. Il faudrait y ajouter une touche d'esthétique. Non seulement le juriste est souvent un beau-parleur, et l'éloquence, l'esprit sont très appréciés, mais il prend plaisir à dénouer un cas délicat ou compliqué, à trouver ce que nous appellerions la solution élégante. L'esthétique indigène est pour une bonne part verbale et juridique. Tout ceci correspond à un type modéré et patient, qu'illustre Kodangi Mayandi, notre Inf. 2, non pas homme de premier rang, mais arbitre apprécié et respecté. On le retrouvera dans la religion, où le prêtre s'oppose au danseur possédé un peu comme le juge au Kallar impulsif, plus commun. Le pancayat est généralement recruté sur place. On peut toutefois faire appel à des habitants d'autres localités, et ceci arrive assez souvent du fait du nombre des procès en divorce qui demandent, pour réussir, que les deux parties, le plus souvent de deux villages différents, aient des amis parmi les juges. C'est seulement dans l'assemblée locale que se manifeste l'autorité au niveau du village. Or il n'y a pas un chef de village dans la formule traditionnelle, mais des chefs de lignée, auxquels il faut ajouter ici les juristes experts. L'administration impose bien dans chaque unité territoriale un chef (« village munsif »), mais, hors la perception de l'impôt, etc., et le prestige qui peut résulter de cette fonction, il n'a pas plus d'autorité qu'il ne lui en revient du point de vue traditionnel, l'administration choisissant en général un des chefs locaux. L'assemblée n'a pas un chef ou président permanent. L'autorité ici est plurielle, le fait a frappé les observateurs. Par exemple à Tengalapatti on

294

L'ORGANISATION

SOCIALE

II J 2.2a

s'accorde à reconnaître que deux hommes sont supérieurs aux autres, l'un est riche et pancayattar, l'autre est pancayattar seulement, tous deux sont « président du pancayat » au sens officiel, l'un pour Tengalapatti proprement dit, l'autre pour Mayandipatti. Les sessions importantes du pancayat seront présidées par l'un d'eux, ou à leur défaut par quelqu'autre spécialiste. Aucune dispute autour de ces préséances. C'est qu'il n'y en a pas à proprement parler. On force même la note en parlant de présidence : par une sorte d'accord tacite les débats seront conduits par l'un ou l'autre, c'est là d'ailleurs un honneur délicat. Il semble que celui d'entre les vieux spécialistes qui est plus intéressé à l'affaire ou qui voit une solution prenne la direction au besoin. Si nous voulons absolument savoir qui dirige, il faut observer, ou demander, qui ramasse le m u Ri des plaideurs. Ce président, s'il conduit ou propose, prend toujours l'opinion de ses pairs, comme on l'a vu même dans le cas du roi. En fait une grande partie des discussions a lieu hors de l'assemblée : les remises sont fréquentes, et il ne semble pas qu'il y ait là seulement une imitation des Cours officielles, au contraire, ces délais ont une fonction importante. En effet, il n'y a pas de vote majoritaire, la décision est prise en principe à l'unanimité (unanimité des arbitres ou des juges dans le cas du tribunal, unanimité de pratique dans le cas de l'assemblée). D'où, dans les cas disputés, désordre et impuissance. Par exemple, lors de l'assemblée qui décide de la célébration de la fête de la déesse à Tengalapatti en 1949, les juristes essaient de faire prévaloir ce point de vue que, une procédure satisfaisante une fois fixée pour liquider les difficultés en cours, la fête pourra avoir lieu. Mais ils rencontrent une opposition systématique et tumultueuse, favorisée probablement en sous-main par certains d'entre eux, et qui insiste sur la nécessité de régler les différends immédiatement. Finalement on persuade le président de se lever, tandis que le tumulte, la discussion si l'on veut, continue : le désordre a triomphé. En général il semble qu'il y ait remise, toutes les fois que l'affaire prend un tour imprévu ou que des faits nouveaux ont surgi, pour permettre aux juristes de se consulter. Mais de nombreuses affaires traînent et marquent l'impuissance du tribunal. Certains suggèrent que le développement de cet état de chose est récent. Une disposition spéciale, visant le réexamen de la cause, est dit-on destinée à protéger un plaideur infériorisé en face d'un adversaire puissant et habile, disert (« grand par la bouche » v â ( y ) m û p p a N ) . Un plaideur peut revenir devant le pancayat après que son affaire a été liquidée, et, disant qu'il a perdu la tête, oublié des arguments, demander le réexamen de l'affaire. Moyennant 24 panams, qu'on réduit kl 1 /-, R., on consent à reprendre la cause une fois. Dans le présent, chaque pancayat est absolument indépendant, sans qu'il y ait entre pancayats aucune hiérarchie comparable à celle qui soumet l'agglomération résidentielle à l'unité territoriale, ou à celle qui ordonne les unités territoriales et par conséquent à la rigueur leurs assemblées. En revanche on peut toujours faire appel d'une décision devant un autre tribunal. Il faut seulement, au moment où le pancayat statue, lui demander la permission,

II J 2.2a

LA

JUSTICE

295

qu'il ne peut refuser, de faire appel de sa décision devant le tribunal de telle autre localité qu'on indique. Le pancayat d'appel sera le plus souvent celui d'une localité dont les juristes sont particulièrement appréciés. Fameux dans le passé étaient ceux d'une petite agglomération résidentielle, Eluvampatti, qui rédigèrent un code de sanctions qui porte ce nom. De nos jours, pour Kokkulam, ce serait peut-être un hameau de Karumattur, Cellampatti, mais sa renommée est sur le déclin. Je n'ai pas d'exemple d'affaire qui soit allée en deuxième appel. Le pancayat d'appel pourra demander une copie du jugement et tous renseignements complémentaires au tribunal de première instance (A le, ex. 3), il pourra se concerter avec lui, etc. La tradition, du moins selon Inf. 1, aurait eu au contraire toute une chaîne d'appels successifs, hiérarchisés à la fois sur le modèle local et sous l'influence des Cours officielles. Outre que la cour du « ministre » (ou deuxième Tevar) Sundattevar aurait été supérieure à celle du « roi » ou premier Tevar, le fait remarquable est que les appels suivants, sans doute tout à fait théoriques, se transportent au dehors de la sous-caste, savoir en premier lieu à Madura au ràmàyana c à, v a d i 1, puis plus à l'est chez les frères de caste aînés, les Ambalakkarar, successivement à Narasingapatti, lieu d'origine des Tevar de Kokkulam, Vellalapatti (idem), Vellalur (origine commune?) et enfin devant le Raja de Ramnad. (Il faut bien recourir en fin de compte à un roi.) Chacun de ces appels est donné d'ailleurs comme plus coûteux, et de beaucoup, que le précédent. Il y a toute une gamme de dépens, désignés par des noms spécifiques, attachés aux différentes phases de la procédure. On a vu que la seule convocation de l'assemblée royale entraînait déjà des dépenses considérables. Il en est tout autrement du tribunal ordinaire, qui est gratuit, à part de minimes redevances, comme le mandupanam « argent du mandu »,' qui vont à la caisse commune. Les juges ne sont pas payés, mais on a vu qu'ils peuvent être nourris. La plupart des dépens sont liés à la collaboration de subordonnés pour le transport des documents, par exemple en cas d'appel ou plus encore en cas d'ordalie à exécuter dans un temple. Ces dépens sont selon les cas à la charge soit du plaignant, soit du défendeur, soit des deux. b. Autorité

du

tribunal.

L'autorité du pancayat constitue un problème, car on peut se demander comment des gens aussi indépendants, aussi querelleurs et aussi aventureux dans leurs disputes et leurs prétentions que les Kallar peuvent obéir à une autorité prise dans leur propre sein sans autre garantie que sa compétence technique, à une autorité qui est représentée par un noyau plus ou moins fluctuant de villageois. Chez des gens très semblables, chez certains Maravar par exemple (Uttumalai) on répond à l'enquêteur qu'il n'y a pas de justice indigène, car personne n'obéirait, chaque chef de famille étant aussi indépendant qu'un roi. Il y a un certain nombre de traits coutumiers en relation avec l'autorité 1. D e v a n t un chef K o n a r , ceci r a p p e l l e la c h a r t e J e f o n d a t i o n I I \ 3c.

296

L'ORGANISATION

SOCIALE

II J 2.26

du pancayat. En premier lieu nous avons vu que la prosternation est de rigueur. Devant qui se prosterne-t-on en général en pays tamoul? Devant un dieu, quelque chose de divin, peut-être devant un homme de caste supérieure, quoique le fait dans mon expérience ne soit pas si commun hors les fonctions judiciaires (ou encore devant son père dans certaines occasions). L'expression consacrée est : kumbittu v i L u n d u que nous traduisons peut-être inexactement par « adorer (ou révérer) à terre », litt. « en tombant ». Pas d'exemple de prosternation devant un égal. Si l'on se souvient de ce que nous avons dit de la justice royale d'une part, et du dieu noir de la mandai (où se tient le tribunal) d'autre part, on voit plusieurs façons de comprendre ce prosternement : ou bien il a eu son origine dans l'assemblée royale (ce qui s'accorderait avec ce que nous avons dit plus haut également de la chefferie dérivée en dernier ressort du roi de Madura), et alors l'autorité du pancayat apparaîtra comme dérivée de l'autorité royale. Ou bien le prosternement s'adresse essentiellement au dieu noir de la mandai et à l'assemblée en tant qu'elle participe de son caractère sacré. Le fait que l'on manifeste son respect au dieu noir en d'autres circonstances sans s'allonger à terre ne serait pas gênant ici, mais plutôt le fait qu'il n'y a pas de culte lors de la réunion de l'assemblée ou du pancayat et que l'ordalie n'a pas lieu ici mais dans un temple proprement dit 1 . On se rappellera une information selon laquelle « partout où il y a réunion de maisons (« quatre maisons »), il faut une mandai ». Enfin en dernier lieu, il paraît difficile d'admettre que le prosternement va à l'assemblée elle-même, sans interférence ni du dieu ni du roi. II semble plutôt qu'il faut mettre en cause le roi, sans exclure pour autant le dieu. Il serait vain d'ailleurs de vouloir décider dans l'état actuel des connaissances ; la comparaison est nécessaire 2 ; j'ai voulu seulement indiquer la question : l'existence ancienne du chef ou « roi », lui-même délégué du roi proprement dit, n'est probablement pas étrangère à la forme actuelle et à la relative autorité de la justice Kallar. C'est d'ailleurs la ligne indiquée par Inf. 1, pour qui on ne peut comprendre cette justice sans considérer la justice royale telle que nous l'avons esquissée en premier lieu. On aura remarqué aussi que l'autorité du pancayat est en quelque sorte constituée par les parties elles-mêmes : dans le cas d'arbitrage, ce sont elles qui choisissent le « pancayat de maison » qui s'en ira au besoin ensuite siéger sur la mandai : dans tous les cas (§ 2.16), le tribunal prend grand soin de faire promettre par les parties de reconnaître sa décision, cette promesse étant marquée par le dépôt du m u Ri constitué en général par le vêtement de poitrine roulé en anneau ; m u R i signifie engagement écrit, promesse. On distingue en réalité divers mu Ri : le mu Ri d'un caillou accompagne la 1. Le plaignant c o m m e n c e p a r présenter 4 annas de bétel sur un p l a t e a u d e v a n t la m a n d a i . Dans un récit (§ 2.1 b) le b é t e l est olTert d ' a b o r d au dieu, puis au roi. R a p p r o c h e r la décoration de la mandai de T e n g a l a p a t t i (I B 2c). L e c a r a c t è r e efTacé du dieu et du culte prouve peu. 2. L ' a b s e n c e de j u s t i c e chez les K o n d a i y a m K o t t a i M a r a v a r en général serait en faveur de l ' h y p o t h è s e royale. E n sens contraire ce t e x t e de T u r n b u l l sur les A m b a l a k k a r a r : « W h e n e v e r a dispute or « quarrel happens a m o n g t h e m t h e parties arrest each o t h e r in t h e n a m e of t h e respective A m b l a c a u r « ( A m b a l a k k a r a r , litt. « chef de village ») w h o m they regard as most sacred, and they will only p a y « their homage to those persons convened as a r b i t r a t o r s or P a n j a y e m s t o settle their disputes ». S u i t le refus de p a y e r t r i b u t au roi considéré c o m m e un égal.

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remise du procès : les parties devront se présenter à nouveau devant le tribunal ; le m u R i en argent est déposé lorsque le tribunal aborde le fond, c'est une promesse d'obéir, le m u Ri de serment ( â n e i m u R i ) est sans doute identique au précédent. Comme on l'a vu le dépôt de ce m u Ri s'accompagne d'une pression sur les parties : le tribunal indique la voie qui sera suivie pour établir les faits de la cause et quelles conséquences en résulteront pour les parties dans chaque cas : apparemment celles-ci pourraient encore alors se déjuger si les dépenses les effrayaient; au contraire, le dépôt du m u Ri les lie et fonde sur leur accord tout ce qui suivra, y compris l'éventuelle mise au ban de celui qui n'exécuterait pas les décisions auxquelles il a souscrit par avance. Cette mise au ban est proclamée par le pancayat dans un document écrit : vaLuvandu (pour vaLuvâAi) tlrmàNam, procès-verbal de défaillance : le tribunal constate que X n'a pas obéi aux décisions du tribunal, c'est un mauvais ou méchant individu et en conséquence le tribunal le met au ban : il ne recevra pas ses plaintes, il ne le défendra pas s'il est accusé. Cette sanction juridique d'un délit d'insubordination juridique aurait existé selon un informateur dans certaines Cours officielles. Personne dans le village, au moment de l'enquête, n'était l'objet de cet ostracisme, mais tout récemment un nommé Mayandi, accusé d'avoir incendié une grange, fut mis au ban de la sorte. Plus tard, dans un but de conciliation, la mise au ban fut commuée en une amende de 5 Rs. pour désobéissance (§3a). Un autre cas récent est celui d'une dispute relative à une propriété foncière. Le condamné rebelle s'inclina après une année. Selon un avocat non-Kallar, le tribunal utiliserait cette sanction contre toute atteinte portée à son fonctionnement et à son autorité, par exemple à l'encontre de qui ne répondrait pas à sa citation (je n'en ai pas d'exemple). Enfin Inf. 1, dans une histoire imaginaire, ajoute à l'excommunication d'un homme coupable de relations sexuelles hors la caste une amende de 12 % Rs. pour avoir porté atteinte à l'assemblée royale en tentant de dissimuler les faits. Si le tribunal dispose de cette sanction redoutable pour faire respecter son autorité, il n'y a recours qu'exceptionnellement. Plus communément, son autorité est fondée en pratique sur sa compétence et sa modération : non seulement on recherche autant que possible le compromis et la réconciliation (par exemple dans les cas de querelles conjugales) mais, même au criminel, on se garde d'accabler le coupable, ce qui pourrait avoir pour effet de le dresser contre l'autorité : ceci est très net dans l'essai de conclusion de la querelle entre Pommayan et Mayandi (§ 3a). Le pancayat, tout en condamnant Mayandi, lui donna le bénéfice d'un règlement très modéré, en le menaçant d'une décision beaucoup plus ferme s'il ne saisissait pas l'occasion pour une réconciliation durable : les deux parties allèrent signer un accord de réconciliation (râjinâm) au poste de police voisin. La réconciliation — au moins dans le cas de parents — a généralement lieu à l'occasion d'une fête de famille dans la maison d'une des parties : avant que l'hôte réconcilié ne prenne part au repas, on invite les prêtres et danseurs sacrés présents à donner de la cendre sacrée aux parties contre 4 annas. Si celles-ci appartiennent

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à deux lignées différentes, au moins les deux prêtres des lignées doivent être présents. Les remises, déjà signalées, sont très utiles au point de vue de l'autorité du pancayat, car elles lui permettent d'éviter des décisions insuffisamment informées ou trop rigides, chirurgicales en quelque sorte, telles que des tribunaux plus éloignés des justiciables ne pourraient les éviter, et de rechercher la voie plus lente et difficile, mais aussi plus efficace, de la vérité et de la modération. La voie de l'appel est également toujours ouverte, avec cette nuance qu'elle amène des déplacements, c'est-à-dire des dépens, de nature à écarter les prétentions injustifiées, du moins pour les pauvres. Enfin il y a un dispositif modérateur extrêmement caractéristique, parce qu'il combine la générosité du tribunal avec la reconnaissance par le condamné de son autorité. On l'a vu en action à l'assemblée de Kokkulam pour le règlement de la plainte contre les Intouchables qui, lors de la fête précédente, n'avaient pas fourni aux Tevar le poulet d'usage (§ 2.1c, ex. 1). On commença par les condamner assez durement. Mais ce n'était que pour poser un principe. Leur représentant se prosterna en prononçant la formule traditionnelle allitérée : t a n g a m t an g â d u , « l'or ne suffit pas », c'est-à-dire : je reconnais ma faute, mais suis trop pauvre pour payer le montant demandé et implore la clémence du tribunal en vue de sa réduction. Traditionnellement, selon Inf. 1, la prosternation amène une certaine réduction de la somme, et en la répétant on parvient à la réduire à un montant presque symbolique. Il est évident que le scénario est réglé à l'avance, de sorte que le condamné ne se prosternera pas s'il sait s'exposer à un refus. De plus, la réduction porte plutôt sur les amendes que sur les dommages-intérêts. Dans le cas cité, le tribunal prescrivit que la prestation oubliée soit faite à l'occasion de la fête imminente, solution heureuse qui réaffirmait la coutume sans léser la partie coupable, très susceptible du fait de sa situation inférieure. Il est probable que l'exercice de cette faculté est rare de nos jours, en dehors de conditions particulières de ce genre. c. L'établissement

des faits

:

l'ordalie.

Dans tous les cas où il y a désaccord entre les parties sur les faits, la première tâche du tribunal est d'établir ceux-ci, et quoique cette activité ne relève pas à proprement parler du droit en soi, elle est importante et absorbe une bonne part des débats. Le caractère le plus frappant ici est la fréquence de l'ordalie, en pratique presque le seul moyen de preuve reconnu. On est tenté de relier ce fait à ce qui a été dit du conflit : quand les antagonismes sociaux sont aussi aigus, la vérité abstraite pèse peu, et pour l'établir on est obligé de ne pas se fier aux hommes et de recourir au jugement des dieux, ou plutôt de soumettre les hommes à des formes de serment qui impliquent une garantie, ou une malédiction, divines. Ni l'inspection directe par les juges, qui n'est au dire de Inf. 2 qu'un moyen d'information, ni les témoignages ne constituent des preuves. En ce qui concerne les témoins, d'une part il n'y a pas de témoins à décharge (sans doute parce que trop de gens sont prêts à affirmer des choses agréables en

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faveur de leurs proches ou de leurs amis : les solidarités de parenté, etc. sont trop fortes), d'autre part les témoins à charge peuvent être récusés par l'accusé : dans ce cas, naturellement le plus fréquent, il n'y a plus de ressource que dans l'ordalie. (J'ai pourtant un exemple où le témoignage de quatre pancayattar, donc de plusieurs personnes respectables, a suffi à établir le fait de menaces de mort [Mayandi c/ Pommayan, § 3a].) Il est très difficile de donner une réponse générale à la question : qui doit être désigné pour subir l'ordalie : le plaignant, son témoin, ou l'accusé? D'abord parce que l'ordalie est plutôt le fait de la personne qui consent à s'y soumettre, et qu'on ne l'impose qu'en dernier ressort; ensuite parce que dans certaines catégories d'affaires, comme les prêts sur gages, il y a des règles spéciales. Un avocat, étranger à la caste mais assez au fait du système juridique Kallar, a donné des indications contradictoires. Il est dit que l'ordalie peut être utilisée (surtout peut-être) pour nier, mais aussi pour affirmer, ç a t tyam illei eNRu paNRadâ, undu eNRu paNRadâ? formule évidemment traditionnelle (Inf. 1). Comme le dit très bien Inf. 2, il y a trois possibilités, qui se ramènent à deux : ou bien il y a ordalie par le plaignant (plus rarement son témoin), si l'accusé le demande et qu'il accepte : dans ce cas il fait la preuve de ce qu'il affirme; en cas contraire, le tribunal peut forcer l'accusé à faire la preuve de sa négation, sous peine de mise au ban (Mayandi, § 3a); mais très souvent l'accusé, l'homme qui nie, propose de lui-même de se soumettre à l'ordalie. D'après Inf. 1, dans le cas d'un prêt sur gages, s'il y a un document contesté par l'autre partie, c'est (paradoxalement) celui qui le produit (le plaignant) qui a à démontrer que le document est authentique. Au contraire, s'il n'y a pas de document, c'est le défendeur qui doit l'ordalie. L'informateur justifie cette règle par la présomption dans le premier cas en faveur du document : celui qui le possède a moins de chances de se parjurer que celui qui le récuserait; on suppose donc plutôt dans le second cas que, là où il n'y a pas de document, il n'y a probablement pas de transaction. Selon le même informateur (en matière privée, cf. ci-dessus § 2.1c, ex. 3) un témoin est traité comme un document sous ce rapport, c'est-à-dire que le plaignant produisant un témoin a, en principe, à prouver que son témoin dit vrai. En réalité, outre les cas où le fait patent et l'attribution vraisemblable (incendie) laissent l'ordalie à l'accusé, et autres cas spéciaux, il semble que l'ordalie soit attribuée avec une grande liberté, et de la prudence, par le tribunal. Il y a différents modes d'ordalie. Les plus communs consistent à enjamber, en prononçant la formule demandée, un objet qui peut être soit : 1° Sept lignes droites parallèles tracées sur le soi; 2° Son propre vêtement, qu'on doit remettre ensuite sur ses épaules (et si l'on s'est parjuré, on s'est condamné à la ruine, on ne gagnera même plus un veshti) ; 3° Son propre fils, le parjure impliquant une menace pour sa santé et pour sa vie.

Deux autres modes moins fréquents ont été cités, l'un consiste à se mettre au cou une guirlande de fleurs â'alari (Nerium odorum?), l'autre à éteindre le camphre avec la main. Enfin l'ordalie du beurre consiste à plonger la main

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dans le beurre bouillant. Ces ordalies sont effectuées dans un temple, et certains temples dans chaque partie du Kallar nad sont particulièrement recherchés. Ainsi à Kokkulam, le temple le plus fréquenté dans ce but est celui du Dieu Noir de Mudalaikkulam, localité extérieure mais peu éloignée, et ce temple est renommé un peu partout sous ce rapport. Ensuite vient la déesse Pecci à Minaccipatti (Karumattur). Puis, avec le Dieu Noir Peykkamen (ou peut-être Muttaiyan?) à Kokkulam même, celui de Melakkal, et, seule divinité végétarienne, Kamacci à Kongarpuliyankulam. L'ordalie a généralement lieu un vendredi. Le choix du mode et du temple appartient en principe au plaignant, mais est contrôlé par le tribunal qui s'opposera par exemple au choix de l'ordalie du beurre pour une affaire de peu d'importance, c'est-à-dire qu'une certaine proportion est gardée entre le délit présumé et le mode d'ordalie. L'ordalie est dirigée par le prêtre du temple où elle a lieu. Elle est appelée ç a 11 y a m ou ç a 11 y a pramânam,« serment, serment véridique 1 ». Le tribunal rédige un document (çattyanâmâ ou p r a m à n a k allai e i , « commandement de serment »), prescrivant le mode et le lieu de l'ordalie, le serment à prêter par le jureur, et la peine, les dommages-intérêts, etc. dont la cause est assortie. Ce document est transmis au prêtre, qui convoque les parties pour la prestation de serment. Le document est conservé dans le temple. Le prêtre rédige un procès-verbal qu'il envoie au pancayat. En fait, comme on en a vu un exemple (§ 2.1c, ex. 3), le prêtre jouit d'une initiative considérable dans le sens de la conciliation et de la modération : il doit s'employer à éviter autant que possible que le serment soit prêté, en exploitant par exemple la crainte que l'homme peut avoir d'un faux serment, sans que celui-ci perde la face : il s'entremettra pour lui obtenir une réduction de peine substantielle s'il consent à reconnaître sa faute, etc. Suivant Inf. 2, avant de conduire l'ordalie, le prêtre prend les présages, ici seulement des lézards ou de la chouette, car l'éternuement peut être intentionnel. Si les cris auguraux se font entendre à gauche, l'affaire est bonne, le prêtre insistera auprès du défendeur pour qu'il renonce; dans le cas contraire il demandera au plaignant de retirer sa plainte. Il y aurait en moyenne une ou deux ordalies par mois à Tengalapatti, surtout pour des procès pour vol, elles sont rares dans les disputes de terrain. L'ordalie entraîne des dépens : redevance au pancayat et au temple, frais d'écriture et de transport des documents. Il est difficile de préciser jusqu'à quel point on croit au châtiment du parjure par le dieu. Il faut distinguer entre ordalies à effet différé, qui sont traditionnelles, et celle du beurre bouillant, à effet immédiat. Dans le cas des premières, il semble qu'on croie très généralement que le dieu se vengera, et beaucoup moins, qu'on ne puisse pas dans l'avenir s'arranger avec lui 2 . 1. S a n s k r i t s at y a « v r a i » ( a u s s i en t a m o u l « v é r i t é »), p r a m. â n a, « m e s u r e , p r e u v e ». 2. P a r m i l e s M a r a v a r d e N a n g u n e r i ( T i n n e v e l l y ) , e n q u ê t a n t s u r la p r o l i f é r a t i o n d e s t e m p l e s d u « D i e u N o i r a u x d i x - h u i t m a r c h e s » q u e j e s u p p o s e a v o i r été i m p o r t é d u t e m p l e d ' A l a g a r ( M a d u r a ) à K u t t a l a m ( t a l u k de T e n k a s i . T i n n e v e l l y ) , j ' o b t i n s l a r é p o n s e s u i v a n t e : le t e m p l e de K u t t a l a m e s t utilisé p o u r les o r d a l i e s . U n e fois le p a r j u r e rentré chez lui, le d i e u le t o u r m e n t e ( m a u x d e v e n t r e ] et le p a r j u r e o b t i e n t u n e r é m i s s i o n en lui c o n s a c r a n t un t e m p l e e t u n c u l t e r é g u l i e r d a n s son v i l l a g e .

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On a vu plus haut que même un informateur très traditionaliste compte avec la possibilité du parjure. Le même indique un cas d'ordalie à l'enfant subie avec succès par un homme soupçonné par le mari de la sœur de sa femme d'avoir eu des relations sexuelles avec elle. Il devait plus tard l'épouser comme femme secondaire après la mort du plaignant, et on admet comme probable qu'il était coupable. Il est vrai que le jureur est un homme audacieux et un esprit fort, tout en étant prêtre de lignée (II D 16, ex. 1). Quant à l'ordalie du beurre bouillant, elle est considérée comme nonKallar et d'introduction récente. Inf. 2 explique qu'il y a dix ou quinze ans, quelqu'un ayant mis le feu à sa maison, il demanda cette ordalie contre les suspects, et ce fut l'un des premiers exemples. Elle est maintenant régulière dans ce cas. Mais Mayandi (§ 3a), mis au ban pour l'avoir refusée, se justifiait en disant qu'il était prêt à jurer, mais seulement conformément à la coutume du nad, c'est-à-dire sous un des autres modes. On l'emploie aussi en cas de querelle entre héritiers de mort-gage, ou si un homme récuse la paternité d'un enfant né hors mariage. Dans un cas où le jureur fut brûlé, il accusa le prêtre d'avoir adultéré le beurre. Un jeune informateur cite deux cas récents à Tengalapatti de gens ayant prouvé leur innocence par cette ordalie : l'un est un homme de Kacciti accusé d'incendie, l'autre le pickpocket professionnel accusé d'avoir volé un sac de pois. On verra plus loin quelques autres exemples d'ordalie. Je n'ai malheureusement pu ni observer d'ordalie importante (c'était la morte-saison juridique et j'en manquai deux ou trois de justesse), ni me procurer de textes des documents d'ordalie qui sont conservés par les prêtres des temples, et sans une étude statistique de ceux-ci, il est difficile de se faire une idée plus précise de l'incidence réelle du procédé. 2.3. Les sanctions. On peut, prolongeant la distinction esquissée plus haut entre le fond et la forme des conflits, distinguer un droit spécial, qui règle le fond de chaque sorte de conflit, qui arbitre, réconcilie, établit les conditions du divorce et le prononce, etc., qui en somme décide comment les relations troublées doivent être corrigées; et un droit général, qui consiste dans un système de sanctions portant sur les différentes sortes de torts ou de délits indépendamment de la nature du conflit que l'acte incriminé manifeste. C'est cet aspect général du droit Kallar qu'on se propose d'esquisser ici. Si l'on veut passer en revue avec un pancayattar les différentes espèces de procès, il mélangera les deux classifications d'après la forme et le fond, distinguant par exemple les procès pour incendie volontaire ou vol (forme), les procès à propos de femme (incluant le divorce), ou à propos de terrain (fond), coups et blessures et meurtre (forme). Selon l'avocat déjà cité, le droit Kallar est un droit « substantif » qui fait correspondre à tous les torts et délits quels qu'ils soient une somme d'argent dont le payement constitue la sanction, c'est un droit qui traduit en argent toutes les infractions à la coutume, qu'elle soit publique ou privée.

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Les faits ne sont pas si simples et on peut chercher à voir si les différents genres de sanctions, distingués par leurs noms, n'impliquent pas une classification des infractions. D'une part il y a c ê d a m, des « dommages » dans le cas de dommages matériels non corporels; b a Li « vengeance, talion » dans le cas de dommages corporels (cf. Thurston, p. 56-57) et tïrvei «décision, terminaison » apparemment en cas de torts non matériels. Tout cela est versé (populaireà la victime. D'autre part, la catégorie d'amende, avaràdam ment souvent avadâram [!], indique qu'il y a délit véritable par lequel l'une ou l'autre communauté (il y a amende au village, amende au nad) s'estime lésée et qu'elle sanctionne. Mais, si on en reste là, on rencontre des difficultés et des ambiguïtés. L'étude des documents montre que la distincet de tïrvei est la distinction entre assemblée et tion de avaràdam tribunal de droit privé : il est naturel que seule l'assemblée ait qualité pour infliger une amende au nom de la communauté. Ceci posé, on peut de proche en proche éclairer le sytème.

L'amende (avaràda m). Les délits-types, uniformément punis d'une amende de 120 Rs., portent sur le(s) temple(s), le réservoir, la caste (k ô v i l k u ï a m

j à t i

a L i c c a v a N u k k u

r û b â

120). Inf.

1,

questionné,

rap-

pelle que l'atteinte à la caste (a LikkiRadu signifie « détruire, souiller ») consiste dans les relations sexuelles au dehors, et est d'autant plus grave que la femme est de caste plus basse. Le coupable est passible d'excommunication, à moins qu'il ne fasse amende honorable, répudiant la femme et payant l'amende. L e crime contre le t e m p l e consisterait soit à voler, soit à r e f u s e r la collecte p o u r la fête décidée par l ' a s s e m b l é e . L e c r i m e contre le réservoir consisterait par e x e m p l e à p ê c h e r d e nuit à l'aide d ' u n filet (ou e n c o r e à s ' a p p r o p r i e r p o u r u n e culture une partie d u sol d u réservoir, p r o p r i é t é c o m m u n e et souvent à sec, la p e r m i s s i o n n'étant a c c o r d é e q u ' a u x g r a n d s propriét a i r e s ; mais c'est là u n délit mineur : on prévoit u n p a y e m e n t d e 12, voire 5 R s . ) . A u t r e e x e m p l e : d é t o u r n e m e n t d e f o n d s confiés par la c o m m u n a u t é a u x fins d'entretien d u réservoir : o u t r e la restitution a v e c l'intérêt, a m e n d e d e 3 6 p o N (réduite à 3 6 R s . ) . E n f i n o n se souvient q u e l'atteinte à la j u s t i c e est q u e l q u e f o i s , en dehors d e la mise a u ban, sanctionnée par u n e a m e n d e .

Le t ï r v e i . Quelques exemples choisis, les uns réels, les autres imaginaires mais destinés à illustrer le principe, permettent de préciser cette catégorie. En premier lieu, il se peut qu'une partie seulement aille à la victime et une partie à la communauté (il y a donc là une sorte d'amende, non officielle en tant qu'elle est infligée non par l'assemblée mais par un tribunal privé). Si deux hommes se sont réciproquement déchiré une oreille, celui qui a agi le premier est condamné à payer 5 Rs. (î ï r v e i) qui iront moitié à la victime, moitié à la communauté. L'autre est condamné à payer 2 1/2 Rs. (réparties de la même façon). Quand la victime est un homme important apparaît la notion de dommages au village, mais il semble que la somme correspondante soit payable à la famille et non à la communauté. En second lieu l'intention joue un rôle dans la détermination du i ï r v e i. Si un troupeau entre de nuit dans un champ cultivé et que la chose soit invo-

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lontaire, il y a lieu à payement de dommages, mais non à t î r v e i. Ce qui importe ici c'est l'intention de nuire, l'action akkramamâga, volontaire, délibérée. On se demandera même quelle était exactement l'intention. Si un homme pénètre dans une maison par un trou dans le mur et vole, et s'il s'agit d'une vengeance, on supposera qu'il avait peut-être l'intention de tuer et on le condamnera pour la ruine (projetée) de la famille : t ï r v e i 500, 1.000 Rs. ou davantage. (Comme on l'a déjà dit le cambriolage, licite au dehors, est exclu à l'intérieur du groupe et par suite toujours suspect de vengeance). Cette considération de l'intention nous ramène évidemment du droit général au droit spécial, qui se réintroduit ainsi dans le tableau apparemment purement formel des rétributions. On voit ainsi que le t ï r v e i suppose l'idée du délit ou en tout cas d'un tort commis par un être responsable et n'a rien à voir avec une simple justice restitutive, ainsi qu'il résulte d'ailleurs de son association fréquente au remboursement des dommages. Si l'intention est prise en considération, il semble que l'intention de se faire justice soi-même soit punie davantage que l'intention de nuire. On serait tenté de traduire akkramamâga, qui est nettement accentué, par « arbitrairement, de son propre mouvement ». Il s'agit surtout du fait de laisser libre cours à ses tendances agressives au lieu de recourir à la justice pour obtenir réparation. Ici la justice entre en conflit avec cette agressivité qui nous est apparue comme la nourrissant. Ceci va de pair avec l'option ouverte si souvent dans les débats au coupable de se soumettre et de rentrer dans le sein de la communauté (laquelle est prête à payer le prix de ce succès) plutôt que de se dresser contre elle. La justice Kallar apparaît comme luttant de façon très réaliste contre les tendances anarchiques que l'agressivité développe. De plus il faut replacer ce droit purement interne dans son contexte de relations traditionnelles avec le dehors. Son attitude vis-à-vis du vol fait l'effet d'une protestation contre une confusion de genres. On verra que le meurtre n'encourt pas la même réprobation. b a L i. La réparation. L'indemnité en argent pour dommages corporels porte le nom de b a Li, « réparation, talion », qui paraît indiquer qu'elle s'est substituée au droit pour la victime d'obtenir qu'un dommage équivalent soit infligé au coupable. Cette substitution a amené la rédaction récente d'un code du même genre chez les Ambalakkarar, d'après les déclarations de son auteur même. On a cité du reste chez ceux-ci des faits de talion (§ 16). A propos des tarifs de réparation, les Pramalai Kallar citent une loi écrite par un juriste d'un pancayat fameux il y a trois générations, la « loi d'Eluvampatti » 1 . Les Kallar auraient toujours refusé de livrer ce document aux autorités européennes, et je n'ai pas été plus heureux : on m'a dit que le manuscrit sur feuilles de palmier avait brûlé il y a vingt ans dans un incendie (peut-être en reste-t-il une copie dans le village qui a succédé à Eluvampatti comme centre juridique). Mais, d'après le résumé qu'en a donné le descendant de l'auteur, il semble que

1. Noter la concordance p r o b a b l e avec la fin de la justice « royale ».

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la plus grande place y ait été prise par la codification de ces indemnités pour dommages corporels. Inf. 1 y ajoute des spéculations assez développées (sur la division du corps humain en trente-deux a ñ g u l a m, etc.) qui sont intéressantes en ellesmêmes, mais contredites à chaque pas par le montant réel des indemnités. En fait le meurtre correspond au b a L i unité. Il est considéré comme l'annihilation totale du corps et les indemnités relatives à la suppression (ou l'équivalent) de parties du corps sont rationalisées comme des fractions de l'unité : la tête valant une unité, on justifie par des spéculations le fait que l'œil vaut un demi, l'oreille et le nez un quart, etc.; les quatre membres valent l'unité, mais la perte (ou l'incapacité totale) d'un membre est chilïrée à 1/2 (ou 1/3), et on subdivise, plus ou moins régulièrement, d'articulation en articulation, ou encore en cas d'incapacité partielle. Le tarif s'étend aux blessures les plus minimes, et sans doute plus communes, comme le déchirement du lobe de l'oreille (6 1/4 Rs., différent ci-dessus), le bris d'une dent (12 1/2 Rs. ou 16 Rs., la moitié si la dent est seulement ébranlée). Les prix absolus sont exprimés en unités anciennes. Il y a des discordances entre les informations, qui peuvent être dues à des tendances inégales à majorer un tarif ancien. Le meurtre est payé 250 ou 375 Rs. (peut-être la moitié seulement pour une femme), de nos jours jusqu'à un k â n i de terres (1 acre 33), soit plus de 2.000, voire 3.000 Rs. Dans tout cela d'ailleurs il s'agit de minima applicables à un homme du commun et à majorer suivant le statut de la victime (10.000 Rs. pour un homme riche, cf. § 3£>). Ce tarif est théorique pour une autre raison encore, à savoir les réductions que le tribunal peut accorder sur imploration, surtout si le coupable est pauvre. Il y a aussi des payements pour incapacité temporaire, sans doute sous l'influence occidentale. Tout ceci pose une question à laquelle je crains bien de ne pouvoir répondre de façon satisfaisante : si des torts peu importants sont sanctionnés comme plus ou moins délictueux, est-il possible que le meurtre ne comporte qu'une sanction restitutive sans aucun caractère de répression? Tel semble bien être le cas en théorie, mais comme les sommes impliquées sont extrêmement considérables, il n'est pas sûr que dans la pratique un élément de répression ne soit pas présent. On a seulement essayé de donner ici une vue aussi concise et aussi claire que possible d'un système assez compliqué et probablement complexe, où la pratique paraît souvent d'une simplicité trompeuse, et la rationalisation arbitraire et individuelle. On verra par le résumé supplémentaire qui suit que dans bien des cas un bon pancayattar comme Inf. 2 ne donne pas de nom au payement ordonné par le tribunal. Vol. — Le vol chez les Kallar (en tout cas) demande restitution. Le vol dans la maison est assorti d'une amende de 12 Rs., la personne volée a droit à un tirvei qui varie de 36 Rs, dans le cas de vol simple à 220 (réduit à 120) dans le cas de cambriolage avec trou dans le mur (cf. ci-dessus). Le vol dans les champs, outre la restitution, comporte un tirvei de 12 Rs. s'il est commis de jour et 24 de nuit. Enfin le vol de moutons ou chèvres demande la resti tution multipliée par 16.

II J 3

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Feu. — Outre le payement des dommages (moutons, bétail, toit), il faut payer 36 Rs., éventuellement dommages au village ; en cas de mort, b a L i . Champs. — Le déplacement d'une borne ou d'une diguette est sanctionné, outre la remise en l'état, par un payement de 5 Rs. ; la fermeture de l'irrigation d'un champ voisin pour favoriser le sien propre, 1 à 2 1/2 Rs. Relations sexuelles. — Les relations sexuelles hors mariage sont toujours sanctionnées. L a séduction d'une fille entraîne le payement à sa famille d'une somme qui varie suivant le lien de parenté entre les partenaires : plus forte si la femme est une sœur classificatoire que pour une cousine croisée, ou plutôt une alliée classificatoire (12 Rs. dans le cas le plus bénin, et, dans le cas de parenté proche, jusqu'à 120 Rs., et même 120 pon, réductible à 110 Rs., plus dans ce dernier cas une amende au nad de 24 Rs.). De même pour des propositions à une femme mariée, on prévoit 36 Rs. de tirvei et 5 R s . d'amende. Il y a un cas à demi légendaire à Karumattur d'un homme qui, ayant eu des relations sexuelles avec sa propre sœur, fut non seulement excommunié, mais condamné à mort et pendu, punition dont je n'ai pas d'autre exemple. Divorce. — Pour mémoire (droit spécial). II peut y avoir tirvei dans certains cas. Coups et injures. — La réparation varie suivant le rang de la victime. II semble que seul un homme important engagera une action pour un fait de ce genre isolément. L a chose est encore plus grave vis-à-vis d'un prêtre ou d'un danseur possédé. Dans ce cas l'injure est sanctionnée (9 annas), le fait de frapper avec 1' a R u v à 1 (12 p o n ; 12 Rs.), sans préjudice du payement pour la blessure même. L a simple menace de frapper avec un objet impur : balai, sandale, aiguillon, coûte 2 1/2 Rs. dans le cas d'un homme important, 12 1/2 dans le cas d'un prêtre; l'exécution de 5 à 36.

3. LA JUSTICE OFFICIELLE. (a. Recours Karnam.)

à la police;

b. Procès

pour

meurtre;

c. Meurtre

du

La justice officielle instaurée par le gouvernement anglais de l'Inde n'a certainement pas été la première à se superposer à la justice intérieure à la caste. Mais par le nombre de procès, par le caractère systématique et uniforme de ses dispositions et par le fait que certaines d'entre elles introduisaient des principes nouveaux, révolutionnaires par rapport aux usages traditionnels, elle a eu, et elle a, une action très importante sur la société indigène en général et sur la justice indigène en particulier. Si les transformations récentes de celles-ci ne sont pas à proprement parler notre sujet, elles en font pourtant partie en ce sens que c'est souvent à travers elles que nous avons à reconstituer les institutions traditionnelles. Il est donc nécessaire de dire au moins quelques mots du heurt et de la combinaison des deux séries d'institutions chez les Kallar. On résumera simplement quelques conflits à travers lesquels la relation apparaît sous plusieurs aspects. Ils donneront en même temps des exemples de faits signalés dans ce chapitre. TCe qui caractérise en premier lieu la situation ici c'est que, à la différence de ce qui semble s'être passé souvent ailleurs dans l'Inde, le pancayat n'a pas été supplanté entièrement par le tribunal officiel pour les affaires que tous deux reconnaissent : au lieu d'en être réduit à régler des affaires de caste ou en général les seules affaires que le tribunal ne reconnaisse pas, le pancayat ici continue ou continuait à traiter toutes les sortes d'affaires pour lesquelles

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il est traditionnellement compétent, quoiqu'une partie d'entre elles aille aux tribunaux officiels. En fait les deux se recouvrent largement, on le verra pour le meurtre, mais il en est de même par exemple pour les affaires si nombreuses de prêts sur gages; ici de deux choses l'une : si le document a été enregistré officiellement l'affaire sera portée devant le tribunal, si c'est un simple document sur feuille de palmier, comme c'est le cas le plus souvent entre Kallar, elle viendra devant le pancayat. D'une façon générale le plaignant choisira la voie qui lui paraît la plus avantageuse : là où la loi officielle le favorise il essaiera d'en profiter, et inversement. E n particulier dans tous les procès, et ils sont nombreux, où il s'agit de ruiner l'adversaire par tous les moyens, dût-on être ruiné soi-même, on aura recours au tribunal, car le pancayat est trop raisonnable, trop bien informé, trop soucieux de réconcilier, pour servir ce romantisme de la querelle : le choix alors n'est pas entre tribunal et pancayat, pour un Kallar il est entre l'action directe et l'action judiciaire devant les tribunaux officiels, entre le meurtre et le procès sans merci. a. Recours

à la police.

Pommayan

contre

Mayandi.

Les deux hommes habitent Tengalapatti, sont membres de sous-lignées différentes de la même lignée et ont épousé les deux sœurs, ce qui devrait les rapprocher. Nous connaissons par ailleurs Pommayan (Kacciti, maison 1) comme un homme actif mais difficile et coléreux. A la suite d'une mésentente indéterminée, Mayandi met le feu à la hutte de Pommayan dans son champ et prélève des arachides. Les dommages sont estimés à environ 200 R s . Devant le pancayat Mayandi nie et doit accepter par conséquent de se soumettre à l'ordalie. Pommayan choisit celle du beurre bouillant, régulière dans ce cas. Mayandi refuse cette ordalie particulière. En conséquence le pancayat décide que Mayandi est non seulement coupable mais indiscipliné et lui remet un procès-verbal de mise au ban. Mayandi, craignant les effets de cette décision, fait appel non à la justice officielle mais à l'autorité policière, il adresse une requête au chef de la police du district. Celui-ci la transmet au « Sub-Inspector » de Cekkanurani qui provoque la réunion d'un nouveau pancayat auquel il adjoint des notables de Kokkulam, etc., dont un Vellalar, parent du comptable de l'impôt. L a décision, très modérée puisqu'elle fait abstraction des dommages pour se concilier l'accusé et lui éviter des poursuites de la part de la police, le condamne à payer 36 Rs. (tirvei) et 5 R s . pour désobéissance. Sur ces entrefaites, un petit-fils de Mayandi, un garçon de cinq ans, meurt à Kovilpatti. Mayandi s'y rend le premier jour. Le lendemain, lorsqu'il voit arriver Pommayan, Mayandi proteste contre son entrée dans la maison : « C'est mon ennemi... » et le menace de mort. Pommayan se plaint devant un pancayat non officiel. Mayandi nie, puis finalement renouvelle sa menace et quitte la réunion. Le pancayat lui conseille de ne pas faire de pétition avant qu'un pancayat officiel n'ait statué. Mayandi cependant adresse une seconde puis une troisième requête au chef de la police, se disant victime d'une coalition et implorant protection. L e «Sub-Inspector » remet alors l'affaire de menace de mort entre les mains d'un pancayat qui siège à Cekkanurani le 27 novembre 1949. Pommayan expose sa plainte, Mayandi nie, mais un des chefs de Tengalapatti, déposant au nom de quatre pancayattar, témoigne de la menace de mort. (Exceptionnellement ici un témoignage récusé par l'accusé est accepté comme preuve, évidemment en raison de l'importance des témoins.) Le pancayat est cette fois encore très modéré : il condamne à payer seulement 24 panams. Mayandi se prosterne : « t a n g a m t a n g à d u , j'obéirai à la décision ». On accorde une réduction à 8 annas, montant symbolique. Ici se place un incident. Mayandi proteste de nouveau véhémentement, un homme fait mine d'aller au poste de police tout voisin pour l'intimider, le jeune et turbulent Sakkarai (cf. 2.1 d, etc.) s'en mêle et engage Mayandi à récuser le tribunal et à s'en aller, il enlève même de son propre mouvement les mu Ri qui ont été déposés devant le tribunal. Tumulte, on le rappelle à la raison et on replace les m u R i . Vient alors la deuxième partie de la sentence, Mayandi coupable de désobéissance pour avoir écrit trop tôt à la police payera 12 panams (réduits de même à 4 annas). On engage Mayandi à accepter. Il paye, et lui et Pommayan

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payent chacun 4 annas de droits ( m a n d u panam). Le tribunal a reçu en tout 1 R . 4 As. On envoie les deux parties écrire un accord de réconciliation ( r â j i n à m ) à la police. Deux mois plus tard, j ' a p p r e n d s que Mayandi n'accepte pas la décision (apparemment la première, relative à l'incendie), et a de nouveau envoyé une requête à la police.

Outre son intérêt intrinsèque, cette histoire montre comment la police, très sagement, s'abstient d'intervenir dans des affaires qui ne mettent en jeu que la concorde locale, et utilise tout en la modifiant légèrement l'institution du pancayat. Je ne sais si Pommayan était vraiment satisfait des jugements : s'il n'avait pas récupéré ses dommages, il avait eu gain de cause dans le principe, et pensait sans doute comme les juges que l'essentiel était de désarmer les tendances violentes de Mayandi et de le faire rentrer, dans des conditions acceptables pour lui, dans le sein de la communauté. Le recours à la police est fréquent dans des cas de conflits collectifs : voir par exemple son intervention dans la fête de la déesse à K . Puliyankulam pour éviter une rencontre entre les habitants et ceux de Tengalapatti, et aussi la plainte de Sakkarai dans des circonstances analogues, suivie de son arrestation au matin de la fête (I B 2 , 3 d ) . Dans tous ces cas la police ne fait qu'appliquer au maintien de l'ordre les décisions prises par le pancayat aussi bien que par les tribunaux officiels. Un ou deux articles de loi sont constamment mis en avant : l'un qui vise à empêcher un tiers d'intervenir dans des affaires qui ne le concernent pas, l'autre au contraire qui vise à suspendre des opérations jugées illicites ou dommageables par un tiers. b. Procès

pour

meurtre

(Sini

Perumal).

La combinaison entre les instances officielles et les instances Kallar est beaucoup moins heureuse dans les cas où celles-là se substituent à celles-ci comme en cas de meurtre à l'intérieur de la sous-caste. Ici, la police est chargée de l'instruction et les tribunaux du jugement. Suivant Inf. I, dont les déclarations ont été confirmées sur des exemples, en général les parties s'accordent à saboter le fonctionnement de la justice officielle, et poursuivent parallèlement leur procédure de dédommagement : on se met d'accord sur le montant du b a L i — une seule réunion de pancayat suffit — qui est déposé entre les mains d'un tiers (pancayat) en garantie du sabotage de la justice officielle jusqu'à ce que celle-ci ait définitivement classé l'affaire grâce aux dépositions falsifiées du plaignant et de ses témoins. Alors seulement le document est porté par les pancayattar à l'enregistrement et remis au bénéficiaire, parent de la victime. Naturellement il peut arriver que l'accusation entende poursuivre devant les tribunaux, comme dans le meurtre du karnam (qui n'était pas Kallar) [voir § c], mais dans cet exemple même on verra que les meurtriers ont fait proposer à plusieurs reprises une compensation. L'affaire se présente un peu différemment dans le cas du meurtre de Sini Perumal, mais confirme en fin de compte le principe énoncé. L e tenant de la chefferie cadette des Kallar (cf. II A 3e 3), qui comporte les honneurs a u temple de Tirupparankunram, étant mort non sans avoir brimé son frère cadet, celui-ci, Sini Perumal, le remplace pendant la minorité du fils du mort, Karamani. Même alors que ce dernier a atteint sa majorité, il refuse de se dessaisir des honneurs.

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L'ORGANISATION

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Son neveu essaye en vain de la force et, humilié par son échec, fait assassiner son oncle, alors qu'il rentre de nuit de Madura en voiture, par des tueurs à gages. Les soupçons de la justice se portent sur des innocents, les voisins du mort, qui sont condamnes. Ils font appel et sont alors acquittés grâce à des dépenses considérables; entre autres on a déplacé pour la circonstance un fameux avocat de Madras qui a pris des honoraires fabuleux. Ce fait éveille la méfiance des Kallar : les accusés étant pauvres, qui a payé? Ils suspectent l'intervention de Karamani, et s'il est intervenu ce n'est pas sans raison. (Notons que cette action qui l'a perdu témoigne de l'esprit de corps des Kallar en face de la justice officielle.) Finalement l'affaire est reprise par la justice indigène après que la justice officielle l'a abandonnée. On arrive à identifier les agents, et l'instigateur ; celui-ci est condamné à payer, étant donné le rang de la victime, un b a Li considérable, 12.000 Rs., et à rembourser les dépenses judiciaires de la famille de la victime : 13.000 Rs. Pour s'acquitter le coupable vend les trois quarts de ses biens.

Un autre exemple de meurtre, pour lequel j'ai bénéficié de l'observation de nombre de faits concomitants et d'une information directe d'une sincérité exceptionnelle, va nous introduire plus avant encore dans le jeu réciproque de la justice officielle et de la coutume Kallar. c. Meurtre

du Karnam. Dans la nuit du 31 juillet au 1 e r août 1949 le comptable de l'impôt à Kokkulam, un Vellalar comme à l'ordinaire, était poignardé pendant son sommeil sur la plate-forme extérieure de sa maison. Deux hommes de Kilakkudi accusés du meurtre furent reconnus coupables et condamnés à mort par la Session Court de Madura le 11 avril 1950 (peine commuée par le Gouvernement central). E n fait, s'il semble bien qu'ils soient coupables, les nombreux témoignages de gens qui prétendirent à l'audience les avoir vus et identifiés étaient fabriqués. Ces témoins dont le juge défendit contre la défense l'impartialité, j'avais aperçu au village leur endoctrinement. La justice officielle a été jouée ici complètement par l'accusation, plus exactement par le chef du parti de la victime. Quoique la décision soit probablement juste, on a là un exemple éclatant de l'imperméabilité de la justice officielle d'une part et de la querelle Kallar de l'autre, mais la même affaire renferme toute une série de faits portant sur l'interrelation des deux sortes d'institutions. Le jugement fait partir l'affaire d'une promesse de mariage rompue. Il faut remonter plus haut si l'on veut trouver la véritable orientation de tout le conflit et de cette promesse de mariage en particulier. L e mari de Mayakkal, Muttupeyandi, meurt à Kilakkudi il y a une dizaine d'années, laissant un bien « considérable » (4.000 Rs.?). Normalement, d'après la coutume Kallar, ses biens doivent aller à ses frères, à charge par eux d'entretenir la veuve et sa fille unique Kaluvayi, de subvenir plus tard au mariage de celle-ci, etc. (II G 26). Mais le droit officiel, sous l'influence des codes hindous, permet dans ce cas à la veuve d'hériter. L a veuve, conseillée et soutenue par un parent, homme intelligent et audacieux, le chef et le prêtre de la petite lignée Taleiyan à Tengalapatti, obtient des tribunaux officiels une décision lui attribuant la propriété. Taleiyan, qui est ambitieux et entreprenant, a sans doute dès alors des vues sur les biens de Mayakkal : en mariant un de ses fils à la fille de celle-ci, il les fera entrer dans sa famille. Les enfants grandissent, mais le fils aîné de Taleiyan refuse d'épouser la fille, qui est laide. Les espoirs du père se reportent sur son second fils. Ici se place il y a environ trois ans la transaction enregistrée régulièrement qui est à l'origine du procès actuel et dont la signification est discutée. Apparemment, et en réalité aussi bien, c'est un prêt sur gage : Mayakkal prête 600 R s . à Taleiyan et le prêt est garanti

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sur une rizière appartenant à celui-ci (à Melakkal) [peut-être en plus lui a-t-elle « prêté »> 4 0 0 R s . de la main à la main, peut-être s'agissait-il en principe d'acquérir une maison à Cekkanurani pour Je futur couple]. E n fait il est clair par ce qui précède que Taleiyan a commencé d'exploiter la situation et de réaliser le transfert de propriété qu'il visait. L e juge de l'affaire criminelle n'a pas vu cela : il s'est laissé persuader par Taleiyan que le prêt sur gages était fictif, qu'il s'agissait de sanctionner bénévolement la promesse de mariage, quelque chose comme « J e m'engage à ce que mon fils épouse votre fille, s'il refusait j e devrais vous donner 6 0 0 R s . pour récupérer ma terre », proposition bien invraisemblable pour qui connaît le personnage : il prélevait en réalité une avance sur le mariage, la terre lui reviendrait sans remboursement en cas de mariage (et si le mariage ne se faisait pas, comme la résistance du second fils probablement dès ce moment le faisait craindre, on verrait bien...). Le second fils Tangaiya, malgré la pression de son père, refuse définitivement le mariage et se sauve à Ceylan (où il se fera chrétien). Taleiyan est furieux et par dépit il semble avoir été d'accord quelque temps avec Mayakkal pour arranger le mariage de sa fille Virammal avec Je fils de la sœur de Mayakkal à Vadivelkarai. Mais il change d'avis et un beau j o u r , il y a deux ans, Mayakkal emmène la fille et célèbre le mariage à l'insu du père. E n représailles celui-ci désormais refuse de rembourser le prêt. Mayakkal porte plainte devant la justice officielle. Taleiyan ne veut pas céder, il présente la transaction c o m m e fictive et, à l'une des nombreuses sessions du tribunal à Tirumangalam, cite c o m m e témoin son ami le comptable de l'impôt de K o k k u l a m , l ' h o m m e même qui a rédigé le document, qui déclarerait qu'il n'a pas cependant assisté à la remise de l'argent par Mayakkal à Taleiyan (!). A ce moment la séance est levée et l'audition du témoin est remise. Mayakkal, elle, a cité c o m m e témoins deux hommes de Kilakkudi, frères (classificatoires) de son mari : Pambaiyan et Karuttakannu, dont le premier est l'oncle maternel du mari de sa fille (le quatrième, car elle a déjà été mariée trois fois, son premier mari étant mort et les deux autres mariages rompus par divorce). Ces deux hommes, furieux de la mauvaise foi de la partie adverse, s'approchent de Taleiyan et de son témoin : « Si d'ici une semaine nous n'avons pas vos intestins pendus autour du cou, nous ne sommes pas des hommes » C'est dans la semaine qui suit que le comptable est assassiné. Mon informateur, fils de Taleiyan, disparaît pendant plusieurs jours et — ne connaissant rien de l'affaire à ce moment — j e pense d'abord qu'il fuit la police. Non, lui et son père se cachent pour échapper à la menace qui pèse encore sur eux, les meurtriers (probables : personne ne les a reconnus) étant en liberté. Pendant longtemps Taleiyan couchera aux champs et ne sortira qu'avec une arme dissimulée sous son vêtement. Enfin les deux suspects se rendent à la police en niant être les coupables. Entre temps les gens de Kilakkudi sont venus à maintes reprises à Cekkanurani proposer à des tiers 6.000 R s . de compensation, conformément à la coutume. La partie adverse a refusé énergiquement : « Il faut qu'ils soient pendus. » (Inf. 1 qui signale le fait ajoute que le total des dépenses du procès doit monter à quelque 2 0 . 0 0 0 Rs.) E n fait Taleiyan sait que l'instigateur est un h o m m e riche et puissant de Kilakkudi, mais il le laisse à dessein hors de l'accusation pour cette raison (il pourrait acheter des gens). Pendant les longs mois qui s'écoulent entre le crime et le jugement, Taleiyan, par personne interposée, endoctrine ses faux témoins; le temps aidant leur nombre augmente de 4 à 12. Lui et son fils redoublent de prudence aux alentours du Pongal (15 janvier) car les deux meurtriers ont été relâchés; Muttusami m'avoue même ne pas m'avoir accompagné sans une certaine appréhension à la course de taureaux de K . Puliyankulam car la foule et l'excitation générale constituent une occasion excellente pour régler un compte : on provoque au besoin une querelle dans le voisinage pour vous y entraîner et l'on frappe dès que vous intervenez. Dans l'intervalle le procès au civil a été j u g é enfin contre Taleiyan. Dépens : 3 0 0 R s . Il fait immédiatement appel, ce qui coûtera à nouveau 3 0 0 R s . (en tout le montant même de la dette). Même son fils, à qui j e fais remarquer que ce n'est pas raisonnable, me dit : « P e u importe, pourvu que nos adversaires se ruinent, moi-même j e peux travailler et gagner 2 R s . par jour pour faire vivre ma famille », déclaration remarquable de la part de cet informateur, dont les révélations mêmes montraient qu'il était opposé à la politique de son père et qu'il y avait une grande animosité entre eux. 1. Formule stéréotypée (cf. I I I A 3 . 4 Î / ) .

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L'ORGANISATION

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On s'étonne que le jugement au criminel, prononcé plus tard, n'ait pas tenu compte davantage de l'opinion exprimée par la Cour civile sur le fait du prêt. Il est vrai que l'adopter aurait ruiné l'interprétation simpliste dont le juge avait besoin pour condamner les coupables. On notera que ceux-ci ou leur groupe agnatique avaient été victimes du premier procès (relatif à l'héritage d u mari de Mayakkal) et visés par la politique expansionniste de Taleiyan.

4. (Appendice.) EXCOMMUNICATION ET RÉINTÉGRATION. Il n'y a pas eu d'excommunication du vivant de Inf. 1, qui est âgé de soixante ans. C'est pourquoi on résume ici deux histoires qu'il a imaginées sur ce thème. a.

Excommunication.

Un homme riche a fait sa maîtresse d'une servante paria. Elle est enceinte, et comme elle n'est pas mariée, il n'y a personne pour endosser la paternité de l'enfant. Au bout de quatre mois la famille s'en aperçoit. Querelle. Les femmes battent la servante : pourquoi n'a-t-elle rien dit plus tôt, alors qu'on pouvait ia faire avorter (entre un et trois mois), maintenant il est trop tard. Le village est en effervescence dès que la nouvelle transpire (« ils mettent le feu au village en révélant » la chose, « on en parle à tous les coins de rue, sur la mandai et. ailleurs » : mukkukkumukku mukçandiçandu, m an d e i ç an d ei [mots à écho]). Dans la maison on essaye d'étouffer le scandale, on fait venir une avorteuse paria (150 Rs.). Elle soumet la femme enceinte à un régime à base de t i N e i , Setaria Itaîica, à raison d ' u n repas par jour. La femme avorte, on enterre le fœtus au bout du réservoir. Le village jase sans rien oser, car l'homme est puissant. Lorsque, un chien l'ayant par hasard déterré, on découvre le fœtus, la pancayat se réunit, interroge longuement la femme suspecte d'être la mère, dont la résistance cède finalement à l'intimidation : elle avoue. On convoque le Tevar de la caste, j à t i t ë v a r , et le chef de caste, jâtinàllânmei, qui seront les accusateurs au nom d u nad. L'affaire est assimilée au meurtre d ' u n enfant, ce qui entraîne des dommages au village et « dommage de vie » (ûrucèdam uç i r c ê d a m). Cette fois la femme nie, on décide de soumettre le cas au roi. Une dispute secondaire s'engage sur les aveux préliminaires de la femme. Un proche agnat du coupable demande la remise à deux ou trois jours en vue de concerter quelque arrangement. Il échoue, car le coupable est bien disposé à verser l'amende, mais ses fils s'y opposent très vigoureusement et le père n'insiste pas. Le « roi » tient une grande audience à Kokkulam (§ 2.16), tous les frais étant à la charge de la communauté du nad. Il remet le procès pour entendre l'avorteuse. Il la convoque dans son « palais ». Sur la promesse d'un cadeau et après avoir juré sur la couverture, etc., la femme raconte les faits. Trois jours avant l'audience, le roi s'assure de la personne de l'avorteuse. Elle renouvelle ses aveux devant l'assemblée. Le roi demande leur avis aux membres de l'assemblée, qui se déclarent d'accord d'avance avec son jugement. II décide de condamner le coupable : Pour dommage de vie Pour dommage au village : Relations hors la caste (réductibles à 360 Rs.) Pour dommage aux huit nads : Relations hors la caste (réductibles à 1.200 Rs.) Puis il demande caste? » ( k o à u k k i La voie ordinaire Mais l'homme est fier Le roi demande fonctionnaire préposé

120 pon 360 pon

1.200 pon

au condamné : « Veux-tu donner ces sommes ou être expulsé de la R à y â , ail a du j à ti v itt u t a 11 a v â). consisterait à se prosterner en suppliant le roi de réduire le montant. ou buté : « Je ne peux pas payer, excommuniez-moi si vous voulez. » de nouveau confirmation à tous les présents, puis donne l'ordre au : « Écarte le mu R i (du condamné) avec ton bâton. » Puis il pro-

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LA JUSTICE

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d a m e l'exclusion. « Lui et toute sa famille vous en avons fait des Parias » (a v a N e i av a N kuàumbattei puRâvum cërttu p a R e i y â k k i v a i c c u v i t t ô m). Il dit à la maîtresse paria : « Toi, sois son épouse cadette. » La f e m m e Kallar d u coupable peut divorcer, ses filles mariées ne sont pas comprises dans l'expulsion. Le secrétaire rédige un document dans lequel l ' h o m m e , dont le n o m est Peyandi, est qualifié de Paria : « Peyandi Samban », et dont voici l'essentiel traduit littéralement : « C o n f o r m é m e n t aux coutumes de la caste... il est interdit à quiconque de manger en aucune façon ou de se laver les mains dans la maison de cet h o m m e , d'y aller p o u r des cérémonies qu'elles soient auspicieuses ou inauspicieuses, d'y prendre ou d'y donner d u feu, les neuf sortes de travailleurs ne le doivent point servir, ni le blanchisseur, ni le barbier, ni le charron, ni le maréchal, ni le potier, ni le vidangeur, ni l'éclusier, ni non plus d e m a n d e r de lui la triple poignée de grain à la récolte, on ne doit point le laisser puiser de l'eau d u puits c o m m u n , ni l'enterrer a u cimetière. Ceux qui auraient des relations avec lui devraient aussi payer l ' a m e n d e ; ses descendants ne p o u r r o n t se marier dans la caste, il est exclu du temple et des cérémonies, et ne peut se tenir sur la mandai mais seulement en bas (ou à l'est). Il ne saurait toucher à ses champs. Signé : le Tevar et son ministre. » On se rend ensuite devant la maison d u coupable, où deux branches fourchues épineuses ont été placées en travers de la porte. Le premier des Tevar y met u n e branche épineuse en prenant solennellement à témoin le roi et les dieux et les autres Tevar font de même dans l'ordre hiérarchique en p r e n a n t à témoin les dieux particuliers de leur nad : « P a r (la déesse) Angala Içvari, par (le dieu) Karuppuçami, celui-ci est (dorénavant) un Paria en vérité. »

b.

Réintégration.

U n h o m m e a été excommunié. Il a vécu vingt ou trente ans avec une f e m m e de basse caste dans les contrées d u sud. Sa famille est prospère, mais ses enfants ont grandi et il ne peut les marier. P o u r y parvenir, il faut obtenir leur réintégration, et par conséquent la sienne. Il devra la payer de l ' a b a n d o n de sa f e m m e , à laquelle il laissera de quoi vivre. Il revient au village déguisé en mendiant p o u r u n e patiente reconnaissance d u terrain. Il dort sous u n arbre et, jour après jour, renouvelle sa connaissance d u village en écoutant les conversations et en assistant, muet, à tous les pancayats sur la mandai. Après u n mois ou deux, il se confesse à quelque h o m m e influent qu'il pense favorable à sa cause et dont il parvient en fait à acquérir l'appui. Un beau jour, à l'issue d ' u n e séance d u pancayat, alors que les gens s'attardent à discuter, la conversation tombe c o m m e par hasard sur son cas. Son père, seul prêtre de la lignée, est mort, le temple est sans desservant, ce n'est pas bon ; et puis, qui sait ce qu'ils sont devenus. Ici les nouvelles les plus fantastiques et contradictoires circulent. Sur la crise qui a conduit à son excommunication on n'est pas d'accord n o n plus. « Il a pris d u grain chez son père p o u r nourrir sa maîtresse », dit l ' u n . « Mais n o n , dit un autre, c'est le père qui le lui a donné. » « Non, non, objecte un troisième, il y avait u n e querelle entre eux », etc. Ce sondage se termine par une protestation indignée de la majorité à l'idée d ' u n retour éventuel. Les choses en restent là : on a détecté les amis possibles, situé les résistances. L ' h o m m e établit alors le contact, discrètement et patiemment, avec ceux d o n t il va faire ses partisans. Chaque fois il raconte son histoire en grand détail, j u s q u ' à ce q u ' o n lui dise : « On peut bien s'arranger p o u r réintégrer les enfants, mais il faut que tu a b a n d o n n e s la f e m m e . » Finalement ils promettent, l ' u n après l'autre, de l'aider, et en sous-main l'agitation s'étend. Enfin son protecteur le plus puissant lui dit : « Retourne chez toi, liquide tes affaires, ramène tes enfants dans u n e quinzaine et p r e n d s avec toi 200 Rs. pour les frais, tout s'arrangera. » Il s'en va, obtient en vue du mariage des enfants l'accord de sa f e m m e . (Peut-être après quatre ou cinq ans pourrait-elle passer par là sous u n déguisement, et on verrait...) II réalise ses biens, laisse à sa f e m m e 500 ou 1.000 Rs. p o u r son entretien, et lui et ses enfants, tous en mendiants, plantent leur tente à Cekkanurani (localité passagère dans le voisinage immédiat). Le soir venu, il rend visite à son protecteur, qui lui indique qui aller voir le lendemain soir, car il f a u t commencer la tournée pour s'assurer des soutiens effectifs. A chacun il donnera 5 Rs. dans ce b u t , et sera conseillé p o u r le lendemain. Les h o m m e s ainsi pressentis disent tous à p e u près de m ê m e : le temple est vide, la maison déserte, p o u r v u qu'il ne soit pas question de la f e m m e on peut bien réintégrer les enfants, « il est b o n que dans chaque maison u n e lampe brûle... reste au milieu de nous, c'est cela qui est grand ».

312

L'ORGANISATION

SOCIALE

II J 4 6

En même temps, dans les bavardages du village on parle de plus en plus de lui. Petit à petit — il ne faut pas aller trop vite — un doute se fait jour sur l'identité du mendiant. Enfin le protecteur réunit les deux personnes responsables de ces questions, le « chef municipal de la caste » et le « Tevar de la caste » (cf. § a). « Je vais vous dire une petite histoire proverbiale : Un fruit amer dans du lait est-ce doux ou amer? » (f u n d a k ây u m p á • l u m iNikkumâ kaikkumà? )... On discute. « Eh bien, ce n'est ni l'un ni l'autre, c'est quelque chose de nouveau, comme l'eau. Et le sperme est comme l'eau. Et pourvu qu'on rejette le fruit amer ça fait une bonne boisson. » (Le fruit amer c'est la femme.) « Le temple est sans desservant, il y a une maison déserte, et deux filles et trois garçons dont le village peut s'enrichir. » Les deux hommes objectent d'abord : Si le roi, qu'ils représentent, vient à l'apprendre, ils seront punis, (puis), c'est une grande responsabilité et beaucoup de travail, que vont dire les gens?, (puis) l'homme n'est pas là. « Mais si, justement. » Et il fait entrer l'intéressé tenu en réserve dans la maison. « Donnera-t-il 50 Rs.? » « Non, il donnera 25 Rs. à chacun de vous, et ça ira. » L'homme s'exécute. Il donnera de même 2 1/2 Rs. au messager et autant à l'éclusier. L'assemblée est convoquée pour le lendemain. L'affluence est grande. Un vieux dit : « C'est le Tevar de la caste (ou son second) qui nous convoque. » Celui-ci expose l'affaire. Des protestations indignées s'élèvent et la séance est levée dans le tumulte. Quelque cinq jours plus tard le calme est un peu revenu. On tient une nouvelle réunion qui, cette fois, se déroule dans la forme régulière, avec dépôt des m u R i, etc. Le tribunal va donc statuer au fond. Mais non. Que l'homme se présente le lendemain avec tous ses enfants. Le lendemain ceux-ci sont l'objet de préparatifs laborieux. Non seulement on soigne leur toilette, mais on les fait manger grassement : il faut qu'ils soient resplendissants. De grand matin ils sont à la mandai, objet de la curiosité de tous. On s'attroupe, on s'étonne : « Mais c'est qu'ils sont très bien; si on avait pu se douter; que voilà un beau garçon (litt. « marié »), ils ont été bien nourris et ils ont bien grandi », etc. L'assemblée s'ouvre. L'excommunié plaide, il rappelle comment une querelle avec son père l'a amené finalement, lui, alors sans toit, à aller avec une « fille sans cadeau » (euphémisme, pour dire : étrangère à la caste). Ils ont vécu là-bas au sud, ses enfants ont grandi, et il est torturé parce qu'il ne peut leur donner un parti convenable, ses fils ne sont pas circoncis. « Déchargez-moi de mon fardeau. Si vous me repoussez je mourrai. » Il donne une redevance pour qu'on consente à prendre son mu Ri. Après quelques prises de positions importantes, personne n'ose plus ouvrir la bouche et la réadmission est décidée. L'homme paye les 120 Rs. et 36 Rs. (« amende de caste »), puis il se rend à une baignade avec ses enfants. Là on creuse sept trous (sources) et chacun, mâchant du chiendent, se verse sur la tête de l'eau des sept « sources » avec un pot de cuivre neuf remis par le chef municipal de la caste. Le même se rend à la maison où, les épines enlevées, il ouvre la porte à l'aide de son bâton, et asperge d'eau toute la maison. Le Kallar réinstallé invite à un repas chez lui tous les pancayattar; le lendemain il mange chez l'un, puis l'autre des deux officiels : il est impossible de le chasser désormais. (Les deux officiels n'ont plus qu'à répartir les amendes entre les différentes instances qui y ont part. Ils sont payés pour leur déplacement et sont nourris partout où ils se rendent.)

TROISIÈME

LA

PARTIE

RELIGION

INTRODUCTION —

l e

c u l t e

1$. —

LA

HELHllOÎN

C.

LE

DIVIN

v.

di;s

ET

d i e u x INDIVIDUELLE

LA

CASTE

12

INTRODUCTION

Cette partie de l'étude ne prétend pas donner un tableau complet de la religion en elle-même, mais seulement à en fixer les grandes perspectives à partir d'une analyse sociologique. Cela n'épuise pas pour autant les problèmes de méthode. L'essentiel, ici comme ailleurs, est d'éviter de projeter inconsciemment nos propres conceptions sur les conceptions indigènes, et de faire apparaître au contraire en pleine lumière les discordances entre les deux systèmes dont la résolution, la subsumption sous des catégories plus générales est à notre sens la condition d'une anthropologie valable. Ceci impose certaines servitudes à l'exposition et au vocabulaire, que le lecteur préférerait peutêtre plus linéaire et plus aisé, mais qui doivent avant tout être à la fois rigoureux et vérifiables. En particulier, il en résulte la nécessité de s'abstenir de l'usage d'un certain nombre de concepts particulièrement arbitraires et dangereux, dont on peut citer quelques-uns. Si nous acceptions de décorer toutes les divinités féminines du titre de « déesses-mères », si nous confondions sous l'étiquette de « cultes de village » ou « cultes locaux » ou « cultes de démons » tous les cultes populaires opposés aux cultes des grands temples brahmaniques, nous introduirions dans la matière un ordre factice qui masquerait une fois pour toutes les problèmes qu'on a pour tâche sinon de résoudre du moins de poser. Encore moins peut-il être question de parler de « religion dravidienne », ou de « végétalisme », etc. Au contraire on doit s'efforcer de n'introduire dans la description aucune conception qui ne soit ou bien 1° celle des gens eux-mêmes, ou bien 2° révélée comme nécessaire par l'analyse directe du matériel, même si elle n'est pas présente à la conscience des intéressés. A la différence de certains, nous poserons que 2° est aussi légitime que 1°, entre autres ici parce que la religion entraîne par définition une certaine non-conscience. On a trop cherché à « expliquer » les rites par les explications que l'on peut en obtenir des acteurs, un rite ne serait plus un rite si l'on savait parfaitement bien pourquoi on le fait. Sans doute il y a un vocabulaire général tout aussi non scientifique, dont nous ne pourrons nous passer. Des catégories comme « religion », « culte », « croyance », « dieu » ne peuvent être utilisées que sous bénéfice d'inventaire, et en prenant garde de ne rien fonder en réalité sur elles, comme une sorte d'échafaudage qu'il faudra, ou qu'il faudrait idéalement en tout cas, pouvoir

12.

316

LA

RELIGION

III

retirer finalement, une fois atteintes des définitions plus spécifiques. En fait il va de soi qu'on n'espère pas remplacer d ' u n seul coup l'échaufaudage par une construction définitive. Bien plutôt on sera satisfait si l'on peut établir quelques fondations solides de cette dernière. Dans cette recherche, on peut désigner deux obstacles généraux. Le premier consiste dans l'individualisation abusive d'éléments d'une structure. Notre culture nous y invite sans doute, la culture étudiée s'y refuse. Isoler l'un après l'autre les dieux, leur mythe et leur rite, serait une démarche vouée à l'insuccès. Il faut observer avec soin les ensembles qui nous sont donnés et voir comment ils s'organisent. En vain également croirait-on pouvoir échapper à la complexité en donnant le pas par exemple à l'aspect linguistique sur les aspects proprement religieux, ou encore en s'attachant à une micrographie d'éléments rituels ou autres arbitrairement choisis pour leur apparente simplicité. Notre chance est au contraire dans la complexité, pourvu que nous sachions l'appréhender dans sa totalité. Le second danger consisterait à prétendre qu'il est possible de dégager, à l'heure actuelle, la « fonction » de la religion, c'est-à-dire la loi générale des relations des faits que nous étiquetons comme « religieux » et des autres faits sociaux. Ceci n'est possible que du point de vue d'un utilitarisme qui, en fait, escamote l'essence même de la religion en posant que la raison d'être de tout rite est dans sa contribution à la cohésion sociale. Le seul point de départ solide réside dans l'aspect social des cultes. La distinction des cultes de lignée et des cultes de localité est objective. On s'attachera particulièrement aux premiers pour trois raisons : ils n'ont pas encore été décrits, ou plutôt ils n'ont pas été distingués, pour une aire extrêmement vaste. Ensuite ils nous intéressent particulièrement du point de vue de cette étude. Enfin, ils sont les plus riches et on y trouvera u n clivage fondamental pour l'intelligence non seulement de la religion mais de la société, qui remplacera, en tant qu'opposition à la fois objective et structurale, les distinctions absolues et subjectives que nous avons critiquées. Ici il est possible d'enfoncer un coin qui va en quelque sorte sonder la nature même de la croyance. On donnera ensuite un bref aperçu des formes moins institutionalisées de la religion, et enfin on résumera ce qui est relatif à l'opposition de la pureté et de l'impureté, opposition qui apparaît au terme de l'étude comme le cœur même de la religion.

A. LE CULTE DES DIEUX 1.

D I E U X ET

GROUPES

2.

C L E R G É ( T E M P L E S DE L I G N É E )

3.

L E T E M P L E DE L I G N É E

4.

L E S R I T E S : C A L E N D R I E R ET

CYCLES

1. DIEUX ET GROUPES. (1.1. Généralités. — 1.2. Classification. — 1.3. Cultes de village. — 1.4. Cultes de nad. — 1.5. Cultes de lignée.) 1.1. Généralités. On aborde ici l'étude de la religion au sens européen commun de l'ensemble des actions et des croyances dont sont l'objet les dieux, c'est-à-dire des êtres spirituels doués, par opposition aux démons ou esprits dont on traitera par ailleurs (Bl) d'une existence permanente. En fait un démon ou esprit devient un dieu lorsqu'il devient l'objet d'un culte régulier. Le mot le plus important pour « dieu » est « ça mi » ou çwâmi, litt. ç u v à m i, sanskrit s v â m i ri) utilisé aussi bien comme terme d'adresse, dans la prière, et comme terme de référence, entre autres comme suffixe facultatif au nom de chaque dieu : Aiyanarsami (aiyaNâr-çâmi). On notera que le mot ne s'applique pas seulement aux dieux, mais aussi aux hommes, comme terme d'adresse respectueux, vis-à-vis des supérieurs, dans le peuple. Un autre mot d'origine sanskrite (d e y v a m, divinité, sanskrit d e v a, etc.) est relativement savant, objectif, on dirait presque scientifique. Il est commode de partir des témoins matériels de la religion. Les Kallar n'ont pas, comms les castes plus relevées, de culte domestique. Les cultes ont lieu exclusivement hors de la maison, dans des lieux spéciaux. Ils sont en général communs à un certain nombre de familles, c'est largement affaire publique, facilement observable, mais les cultes les plus importants sont peu fréquents, la plupart du temps annuels. D'autre part les Kallar n'ont pas de représentation figurée pour chaque dieu, non pas tant qu'il y ait des dieux à image et des dieux sans image (quoique certains dieux manifestent une répugnance à être figurés en pierre), mais plutôt on peut presque dire qu'un dieu

318

LA

RELIGION

III A. 1.1

quelconque peut indifféremment être ou non représenté. De même encore l'emplacement du culte peut revêtir les aspects matériels les plus variés, depuis un temple à grand mandapam à piliers jusqu'à une sorte d'autel fait d'une pierre plus ou moins informe plantée dans le sol. Dans la langue tout cela est désigné uniformément comme k ô v il, k ô y il, que nous traduirons par « temple », en négligeant comme les intéressés eux-mêmes la diversité matérielle. Celle-ci n'a pas grande importance religieuse. C'est affaire de richesse, de nombre, de prestige plus encore que de piété, quoique les sommes dépensées par ces gens pauvres pour donner à leurs lieux de culte un aspect monumental soient à l'occasion relativement énormes (pl. 29). Le nombre des temples est considérable et la première façon de les classer consiste à se demander qui participe au culte. Cette considération non seulement se recommande pour des raisons de méthode impérieuses, elle revêt aussi une importance particulière du fait qu'elle a été négligée dans le passé. On verra ainsi en premier lieu que l'organisation sociale rend compte pour une bonne part de la prolifération des temples. La considération des groupes sociaux (1), conduira à celle du clergé, ou plutôt du personnel, des temples (2). Ensuite seulement on abordera l'étude du temple (3), et des rites (4). On partira des faits les mieux connus pour définir des ensembles à l'intérieur desquels on utilisera dans la mesure du possible les autres faits. Comme caractères sociaux généraux des cultes, on peut mentionner les suivants : 1. m à N i b a m, ou plus correctement m â N i y a m, désigne une donation par laquelle des terres sont attachées à certains temples. On sait que les grands temples brahmaniques, comme celui de Minacci à Madura, étaient jusqu'à ces dernières années de grands propriétaires terriens; il s'agit là d'une tenure particulière, franche d'impôts, (i Nam) sanctionnée par le gouvernement britannique. Le même procédé est employé en petit pour des temples étudiés ici (exemple : Kokkulam, § 1.3). 2. Toute fête dans un temple est normalement précédée du groupe intéressé, qui décide de célébrer ou non la fête, collecte dans ce but. Un désaccord grave à l'intérieur du entre sections de celui-ci, empêche le culte d'être célébré, exemples.

d'une assemblée et d'opérer une groupe, surtout on en verra des

3. mudalmei ou « primauté » désigne la distribution des honneurs sous la forme d'une partie des offrandes à l'issue du culte proprement dit dans tous les temples. Cette distribution a lieu dans un ordre consacré par l'ur ige, ces honneurs sont très recherchés et c'est un trait proverbial dans le sud que los conflits et procès ruineux dont ils sont l'objet dans les grands temples hindouistes. On a déjà rencontré la chose et la notion (II A 4).

Pl. 29 D I V E R S I T É D E S T E M P L E S . — a. A i y a n a r sur la berge du réservoir de K o k k u l a m (à gauche). — b. Angala A i y a r à K a r u m a t t u r . — c. Le K a r u p p u du pied de la colline. — d. T e m p l e - d e s - b o î t e s , sur les ruines d'un g r e n i e r .

I I I A 1.2

CULTE

DES

319

DIEUX

1.2. Classification. (a. Village,

lignée,

nad;

b. Inventaire

à

Tengalapatti.)

Il est nécessaire de classer les cultes suivant la nature du groupe qui les célèbre. Les Kallar distinguent dans leur langage des temples de village, de lignée et de nad. Nous partirons ici encore de Tengalapatti. a. Temples

de village,

temples

de lignée,

temples

de

nad.

La distinction indigène est entre podu-kôvil et çonda-kôvil, temple « commun » et temple « propre » ou particulier. Nous pouvons employer comme critère la question suivante : qui donne à la collecte destinée à couvrir les frais de la fête ? Si chaque famille ou chaque maison de l'agglomération donne la somme fixée, par exemple une roupie, à l'exclusion de toute famille habitant au dehors, on a affaire à un temple commun au village. Si, au contraire, les familles d'une lignée seulement, à l'exclusion des autres, contribuent (et peu importe où la famille est actuellement domiciliée), il s'agit d'un temple particulier à une lignée. On désignera la première catégorie par l'expression « temple de village » étant entendu qu'il s'agit d'une simple agglomération locale, et non d'une communauté territoriale. Celle-ci ne se rencontre ici que sur le plan du nad, où coïncident un groupe humain organisé en lignées et un territoire défini. C'est pourquoi les cultes de nad constituent une troisième catégorie qui combine les caractères de la première et de la seconde. Les deux premières catégories diffèrent de bien des façons : les temples de lignée sont plus riches, plus articulés que les temples de village. E n premier lieu, ils sont matériellement dédoublés : à chaque temple de lignée rencontré dans l'agglomération correspond le plus souvent un temple situé dans les champs, hors les murs, qui est le vrai lieu-saint mais ne s'anime qu'au jour de la fête annuelle, tandis qu'entre temps les instruments du culte sont conservés et de petites cérémonies accomplies au temple en-les-murs. Ce dédoublement n'est pas particulier aux Kallar mais procède de causes générales. En même temps le panthéon des temples de lignée est plus développé et plus systématique. Enfin le clergé diffère : tandis que les prêtres des temples de village appartiennent en général à d'autres castes, ceux des temples de lignée sont, sauf exception, exclusivement Kallar, et ces temples ont en plus un certain nombre de danseurs possédés en qui les dieux s'incarnent lors des fêtes. b. Inventaire

à

Tengalapatti.

Reprenons l'agglomération de Tengalapatti pour un inventaire rapide des temples Kallar qu'on y rencontre (ne considérant en eux-mêmes ni les quelques habitants non-Kallar de l'agglomération principale, ni les intouchables du ceri). Sur les dix lieux de culte qu'on y rencontre, deux seulement sont comPl. 30 D A N S E U R S P O S S É D É S . — a.-b. Les dieux d e S o k k a n a d a p u r a m en visite ( S i v a r a t t r i ) . — c. Kodangi M a y a n d i ( P o n g a l des b œ u f s ) .

320

LA RELIGION

III A 1.26

muns à tout le village, ce sont la mandai avec son dieu M, et le temple de la Déesse A. Tous les autres sont particuliers à une lignée ou sous-lignée, savoir : l a , 16, le appartiennent tous trois à la lignée ia plus importante, Karuppan. Ils sont consacrés à Çiva. la est une bonne construction en pierre comprenant sur une plate-forme un hall à piliers et une cellule au fond. Il fait face à l'est et s'ouvre sur une place rectangulaire assez vaste. C'est l'édifice de ce genre le plus imposant dans le village, mais il est vide. 16 au contraire est d'aspect misérable, et consiste en une petite hutte en matériaux végétaux posée sur la base d'un grenier rond ruiné, entourée de maisons. Là se trouvent deux coffres qui renferment les instruments du culte. C'est le véritable temple en-les-murs, on y a vu célébrer des mariages (pl. 296).

le est une petite niche en dur, qui renferme aussi une boîte sacrée, mais où n'a lieu aucun culte. En fait ces trois temples pourraient n'être qu'un seul. On verra dans la suite comment s'explique cette multiplicité. 2. Ce temple est situé dans la lignée Taleiyan, à laquelle il appartient. II est dédié à Peykkamen Karuppu, le Dieu Noir du nad. C'est une construction en terre couverte de chaume, formée de deux pièces ouvertes à l'est, dans une sorte d'enclos marqué au sol par des pierres.

I I I A 1.3a

321

C U L T E D E S DIEUX

3. Temple de la lignée Kanni, plus précisément d'une partie de cette lignée comprenant le groupe local, consacré à une déesse appelée Silakkari. Bonne cellule en pierre, avec une porte fermant à clef, bien entretenue. 4. Temple de la sous-lignée Kacciti, formé d'une cellule vaste et bien close, en pierre, à laquelle il faut rattacher un enclos aux murets de pierre situé dans le voisinage. Le temple est dédié au dieu Mayandi (Krishna). C'est la seule sous-lignée qui possède un temple distinct. 5. Temple (du groupe local) de la lignée Candrakkali. C'est une lignée alliée, son dieu est Virumandi. Q u o i q u e le groupe correspondant soit insignifiant, une querelle a amené la dissociation du temple en deux éléments, une cellule et la base d'un petit grenier, à quelques mètres l'un de l'autre. 6. Petite construction en ruines, signalée c o m m e appartenant à un petit groupe d'alliés qui ont disparu du village (aujourd'hui à Sokkanadapuram). L a déesse serait « Silakkari » (?) ou Angala Içvari. Peut-être n'était-ce qu'une maison avec un autel d'ancêtre.

1.3. Cultes de village.

(a. Tengalapatti

: la Déesse;

b. Généralisation;

c. Autres

castes.)

a. Tengalapatti : la Déesse. L'agglomération a peu de cultes communs. Outre le dieu de la mandai, dont le culte est insignifiant ( I B 2.3c), il n'y a guère que la Déesse, appelée ici le plus souvent m a n d e i a m m a N « déesse de la mandai » (plutôt que « mère » comme on a coutume de traduire, cf. § 4.5) alors que son temple est situé à quelque distance au sud. Cette appellation, qu'on rencontre ailleurs assez fréquemment, souligne le caractère communal de cette divinité. Ici même elle est quelquefois appelée aussi k àl i ou mari a m ma N (la déesse de la variole). Le temple est situé au bord ouest de la route qui constitue la rue principale, sur l'arête rocheuse : en arrière d'un arbre «vadareikâcci» (vadaRikkaçiramam = Zizyphus jujub. ?), il est constitué par une petite cellule carrée, en pierre, ouverte à l'est, et renferme seulement une lampe de pierre basse fichée dans le sol et une pierre informe, couchée, présentant deux cupules. Tout le monde peut y faire brûler de l'huile le vendredi. Le prêtre est un Cettiyar (marchand, au sens strict) qui habite en face. Il y a une fête annuelle commune à tous (y compris les non-Kallar de l'agglomération) au mois de Purattasi. Quoique la déesse correspondante dans les localités environnantes porte un autre nom et que son prêtre soit en général un Pandaram (fleuriste, végétarien), la date de la fête à Tengalapatti est déterminée par une séquence hiérarchique : elle a lieu quinze jours après celle de Karumattur, huit jours après celle de Kokkulam, et en même temps que dans les autres agglomérations du nad et qu'à Kongarpuliyankulam. Pourtant un village du nad, K. Paraipatti, a sa fête de Mandai Amman à la mi-Adi, le prêtre étant un Yelar (potier). On reprendra l'étude de ces déesses à partir du rituel (§ 4), sous le titre de « cycle de la Déesse », car le culte de la Déesse s'accompagne généralement d'autres cultes. Y a-t-il, hors de l'agglomération même, d'autres lieux de culte communs à tous les habitants de Tengalapatti à l'exclusion des autres Kallar ? Un seul est connu avec certitude, c'est celui d'un Dieu Noir ou Karuppu, situé sous 12

A.

322

LA

RELIGION

III A 1.35

des banians, au nord du village, à l'endroit où la route franchit la « roche au miel ». II est constitué d'une lampe de pierre ou k a m b a m décorée de n â m a m (cf. I B 2.3c), cercle et croissant, etc., entre deux autres plus petites, fichées parmi de grosses pierres taillées (pl. 29 c). On offre lors de la fête de la Déesse des bananes dont on « ouvre les yeux », achetées grâce à une partie des droits de pacage des troupeaux. Une lampe est allumée lors des fêtes. Enfin, on connaît encore un lieu de culte de Tengalapatti, mais il est spécialisé, c'est celui où les jeunes circoncis prient à la fin de leur séclusion (II F 2.2). Notons pour mémoire, dans les champs au nord-ouest du village, des temples qui ne concernent pas les Kallar (celui des blanchisseurs, celui de Paraiyar émigrés) ou la localité (celui du groupe local de parenté du village de Sokkanadapuram). b.

Généralisation.

Si l'on passe de Tengalapatti à d'autres agglomérations, d'une part on retrouve un Dieu Noir présidant à la mandai, et aussi une déesse qui, quoiqu'elle porte des noms différents, est en général honorée à la même époque, au mois de Purattasi, plus ou moins en synchronisme avec la grande fête hindoue des Déesses, Navarattri; d'autre part on trouve aussi d'autres dieux. Le plus fréquent est Aiyanar avec son temple sur la berge du réservoir. Aiyanar est associé à la Déesse dans le culte, par exemple à Kokkulam (ci-après, 1.4). Anticipant sur ce qui suivra (§§ 4.5, 4.6) disons seulement ici pour fixer les idées qu'Aiyanar et la Déesse ont à faire tous deux, à des titres différents, à la prospérité du village, la Déesse en écartant l'épidémie et assurant la santé du groupe, Aiyanar en gardant le réservoir et le terroir en général. D'autres divinités encore peuvent être liées à ce cycle, qui sont des divinités locales au sens de divinités communes à une agglomération ou à un territoire. Il en est ainsi parfois de Pillear ou Ganesh, le dieu hindouiste à tête d'éléphant, végétarien, et dont le prêtre, s'il en a un, est généralement végétarien. Dans un village du nad, Sikkampatti, il n'y a pas moins de quatre Pillear, dont l'un a pour prêtre un potier (?) et dont les trois autres paraissent particuliers à des groupes de parenté. A Kokkulam même, on verra u n Pillear englobé dans le cycle de la Déesse, mais tout près de lui il y en a un autre, une simple statue sous un arbre, sans prêtre ni culte régulier. On est ici à la frontière du culte local, en face de manifestations de piété purement individuelles (celle de celui qui érigea la statue (?) et celles de ceux qui en passant et pour leur compte personnel font un vœu ou une prière, lesquelles ne sont liées entre elles que par l'identité de l'image). Il est caractéristique que tous ces dieux ont des prêtres professionnels : en général le prêtre de Pillear est un Vellalan végétarien, celui de la Déesse un Pandaram, également végétarien, celui d'Aiyanar un Velar (potier-prêtre par opposition au simple potier) Carnivore. On trouve encore dans le pays Kallar des Brahmanes desservant des temples à Tidyen et Sindupatti, ces temples entrent en somme dans la présente catégorie (cf. cependant I A 2b).

III A 1.3c

CULTE DES

DIEUX

323

Ces temples sont en général pourvus d'une fondation destinée à rémunérer les services du prêtre, qui est ainsi un agent spécialisé au service de la communauté. Que les Kallar aient trouvé tout cela en place lors de leur établissement n'y change rien dans l'essentiel. c. Autres castes. Il en est autrement avec les temples d'autres castes. Là même où ces castes ont quitté le pays et laissé entièrement la place aux Kallar, leurs temples souvent subsistent et risquent, lors d'un inventaire rapide, d'apparaître comme des temples de localité Kallar, puisque ce ne sont pas des temples de lignées Kallar d'une part, et que d'autre part il n'y a plus que des Kallar dans la localité. Mais le plus souvent l'indication de la caste à laquelle le prêtre appartient — qui n'est pas une caste de prêtres professionnels mais d'anciens occupants — et le fait qu'il vient, souvent avec tout un groupe de sa caste, de la localité éloignée où il réside pour célébrer le culte au jour de la fête annuelle, lèvent l'ambiguïté : les anciens occupants avaient, comme les Kallar, leurs temples de lignées, lesquels peuvent apparaître, d'un point de vue Kallar, comme des temples de village, et peuvent même le devenir, si par exemple les anciens occupants l'autorisent. On voit les limites et la relativité de la catégorie de « localité » d'un temple. On verra par ailleurs comment on passe dans certains cas, même à l'intérieur de la caste, d'un temple de lignée à un temple local et vice-versa.

1.4. Cultes de nad (Kokkulam). (a. Caractères

locaux;

b. Unité des

lignées.)

Les cultes de nad ont une nature double qui rend compte de leurs caractères : d'une part ce sont des cultes de village, en fait des cultes locaux antérieurs à l'arrivée des Kallar et dont ceux-ci ont hérité, d'autre part ils expriment l'union, l'unité des lignées dont le nad, en tant que groupe humain, est composé (avec l'adjonction caractéristique de la lignée alliée de Pannyan). a. Caractères

locaux.

Le principal dieu local Peykkamen ( p ë y k k d m e N) est devenu l'emblème du nad Kallar. Sa nature locale s'exprime dans le fait que c'est un démon Carnivore, que son prêtre est un Paraiyar, que son temple situé en dehors de l'agglomération, à quelque distance au sud, n'est pas dédoublé, un petit hameau paria s'abritant sous ses murs. Son caractère Carnivore et local est fortement marqué dans une légende assez répandue qui le montre essayant vainement, mais avec la plus grande violence, de s'opposer à l'établissement dans son voisinage immédiat d'une trinité brahmanique, les Munusami de Karumattur. S'il est le dieu du nad par excellence, Peykkamen n'est pas le seul. Tous les dieux locaux antérieurs à l'arrivée des Kallar sont très logiquement rangés dans cette catégorie par Inf. 1. Mais pour ceux qui ne sont pas localisés au

INVENTAIRE

l)KS T E M P L E S

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S UH LA P L A C E

l)E

KOKKULAIU

îi' G

Réservoir

0

H

N

Village

Rizière

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Figure 19 A. B. C. D. E. F.

Dieu Noir de la mandai. Temple de Pillear. Mandai. Temple de la Déesse. Temple d'Aiyanar. Temple de Kaniyala (Mulaikkarai Muttaiyan). G. Dieu Noir de l'écluse. H. Rangée de piliers.

a. Lignée Veriyan, temple de Çiva. b. Culte d'ancêtre (Pattasami) par les descendants (Kallar ?). c. Pillear, statuette à la base d'un arbre, culte individuel (Kallar et non-Kallar). a. Temple de Pillear, caste Asari. ¡3. Temple de Silakkari Ellamma (caste Reddi ?).

I I I A 1.46

325

CULTE DES DIEUX

chef-lieu, je n'ai pas de trace d'un véritable culte du nad 1 . Seuls ceux localisés à K o k k u l a m sont véritablement des temples du nad. Ce sont, outre Peykkamen et un autre, des dieux qu'on pourrait trouver dans toute unité territoriale : la Déesse (Amman), l'Aiyanar, et Pillear. Leurs prêtres sont des non-Kallar, et leur culte est fondé sur des donations de terres {m â N i b a m, cf. 1.1) qui subsistent encore, quoique amenuisées semble-t-il par suite d'appropriation par les bénéficiaires. Voici la liste de ces i N âm d'après le registre de 1863. Réf. au plan B D E F »

Dieu Vinayagar (Pillear) Amacciyar ( A m m a n ) Aiyanar Kaniyala Swami Karuppana Swami ( Peykkamen )

b. Unité

des

Surface (acres) 10,97 8,29 8,60 6,70 7,39

lignées.

T o u s les cultes importants sont précédés d'une assemblée du groupe intéressé qui décide de la célébration. Ici l'assemblée est celle du nad, groupée autour des huit Tevar. On peut citer trois cultes principaux. Peykkamen K a r u p p u s a m i est le véritable dieu du nad, sa fête a lieu en Vaigasi (avril-mai). La solennité maximum, qui n'a lieu que de loin en loin et n'a pas été observée, comporte, après trois réunions préliminaires, et aux frais de toutes les familles du nad, l'installation solennelle de chevaux de terre cuite dans trois temples et, le lendemain, un lâcher de taureaux avec course à la corde (e r u d u k a 11 u). Celui-ci est précédé d'un cortège solennel des huit Tevar enturbannés, et portant chacun un parapluie, emblème de dignité. Le dernier est l'allié, le Tevar de Pannyan. II porte une petite serpe au bout d'un long bâton, dont il se sert pour détacher un à un les taureaux liés aux piliers (H), soit d'abord le taureau du temple d'Aiyanar, puis, du moins en théorie, celui des huit Tevar dans l'ordre hiérarchique. La fête annuelle du m â t t u - p o i ï g a l ou pongal des b œ u f s , quoique commune, revêt à K o k k u l a m la forme quasi-hiérarchique d'une fête du nad. Ce jour-là dans chaque ferme le bétail a congé : les bêtes sont liées dans la cour ou dans l'étable et décorées, reçoivent une part du riz au lait cuit solennellement, puis sont lâchées, en théorie, dans la campagne. Le lâcher commence au temple de Peykkamen avec le taureau dudit temple, en présence des Tevar et avec la permission des dieux incarnés. D e là, le cortège se rend dans les différents villages dans un ordre prescrit et les bêtes sont déliées sur son passage. La fête de la Déesse en septembre-octobre est célébrée partout, mais revêt à K o k k u l a m l'aspect d'une fête du nad.

1. Il s ' a g i t do d e u x c o u p l e s de d i e u x s i t u é s à S i k k a m p a t t i ou d a n s le v o i s i n a g e : ç e g u d u ( p o u r ç e v i d a N) a i y a N ( A i y a n a r le S o u r d } et ç i k k a m m a ( é p o n y m e [?]}, d o n t le p r ê t r e est un G a u n d a r d u s u d ; ça t ta et muttalamma a v e c un p r ê t r e N a y a k k a r d e D i n d i g u l .

326

LA

RELIGION

III A 1.5

L'assemblée préliminaire des huit Tevar se réunit une semaine à l'avance (mardi 27 septembre 1949). De chaque hameau arrive une petite délégation précédée d'un tambour sur cuve. Chaque Tevar vient de même en grande solennité (pl. 23 d). On salue en passant le Karuppu de la mandai (A). On s'assied en demi-cercle sur la mandai (pl. 23 b). L'assemblée doit comprendre, outre les huit Tevar, chefs des sept lignées de frères et de la lignée d'alliés de Pannyan, les quatre prêtres non-Kallar des temples du nad, c'est-à-dire le Pandaram prêtre de la Déesse (D), le Paria prêtre de Peykkamen, le Vellalan prêtre de Pillear (B), le Velar prêtre d'Aiyanar (E) et de Mulaikkarai Karuppu (F). Enfin deux dieux incarnés sont présents, Cinnaccami, dieu cadet du temple de Peykkamen, et Virumandi. On règle d'abord les affaires pendantes, car l'existence d'un différend sérieux empêcherait la célébration de toute fête. Ici les Paraiyar ont failli à fournir une redevance traditionnelle et l'assemblée juge leur cas (II J I c, ex. 1) avant de prendre la permission des dieux en interrogeant successivement les deux dieux incarnés sur l'année à venir. Les oracles sont favorables : « Je remplirai d'eau le réservoir, je tiendrai en échec la maladie » dit Cinnaccami. Ensuite on se transporte en corps au temple d'Aiyanar pour recueillir le présage des lézards. Ceux-ci se font entendre dans une direction favorable. La fête aura lieu la semaine suivante. Le culte a lieu quatre jours de suite : le premier (mardi 4 octobre) dans le temple de la Déesse de la Porte du Nord (D), les jours suivants successivement en E, F, G. (Le premier jour, le prêtre Vellalan de Pillear (B) cuit également un pongal dont les Tevar viennent à la fin recevoir les honneurs.) Les trois premiers jours le pongal est obligatoire pour les huit Tevar seulement, qui arrivent le premier jour avec la même solennité que précédemment. Chaque pongal est cuit par des femmes de la famille, un seul bouc est sacrifié en commun, il est tué par le jeune fils du Tevar de Pannyan. En plus des huit Tevar, d'autres familles cuisent le pongal. Il s'agit surtout d'habitants de l'agglomération de Kokkulam même, Kallar ou non (même les Intouchables sont admis), pour qui c'est la fête locale que les autres hameaux célébreront une semaine plus tard. Le second jour, tous les Tevar en fait ne sont pas présents en personne. Le troisième il n'y a pas de sacrifice. Enfin le quatrième est surtout la fête des Paraiyar, les Tevar leur donnent de l'argent et reçoivent le bétel, le Tevar de Pannyan tue le bouc sacrificiel.

1.5. Cultes de lignée.

temple de Çiva; b. Lignée (a. Lignée Karuppattevar, c. Lignée Kanni; d. Sous-lignée Kacciti; e. Les temples dans le nad de Karumattur; f. Temples de lignée à liyankulam; g. Conclusion.)

Taleiyan; de lignée Kongarpu-

Dans les temples de lignée, le clergé, aussi bien prêtres que personnes incarnant les dieux, est entièrement Kallar (sauf de rares exceptions). Chaque temple se dédouble le plus souvent en un lieu saint hors-les-murs et un magasin

III A 1.5a

C U L T E DES

DIEUX

327

en-les-murs. Chaque temple est formé d'un panthéon de vingt et un dieux (ou un multiple) divisés en deux catégories : les dieux végétariens d'une part, les dieux mangeurs de viande de l'autre. Nous allons maintenant passer en revue, au point de vue de leur relation au groupe, les cultes des lignées de Kokkulam représentées à Tengalapatti. On donnera du temple de la première lignée un tableau assez détaillé qui vaut en général, sauf mention spéciale. Les autres lignées seront passées en revue, surtout les traditions relatives à l'origine de leur culte. a. Lignée

Karuppattevar,

temple

de

Çiva.

On a vu que cette lignée possède, non pas un seul temple-magasin dans l'agglomération, mais deux et même trois. Ce trait particulier sera expliqué dans ce qui suit. Le lieu saint de la lignée Karuppan est situé au sud de Kokkulamp, sur la route est-ouest. C'est là que se célèbre la fête annuelle. Pendant le reste de l'année ce temple est désert et les instruments du culte sont conservés à l'intérieur du village. On sait que la lignée groupe la majorité des habitants de Tengalapatti. Pourtant elle n'est pas limitée à ce hameau. D'une part elle a des ressortissants dans les autres villages du nad, par exemple l'actuel chef de lignée « Karuppattevar », réside à Kokkulam; d'autre part beaucoup ont émigré hors des limites du nad, principalement à Madura, au nord (Kaccirappu) et à l'ouest (Usilampatti, Bodinayakkanur, vallée de Kambam). La fête a lieu en principe tous les ans à Sivarattri. Une assemblée (du groupe local) de la lignée se réunit quinze jours à l'avance pour en décider et convenir du montant de la cotisation à verser par chaque maison (une roupie). Le prêtre a charge d'aller prévenir tous les ressortissants qui ont émigré et leurs descendants. Ceux qui ne peuvent venir à la fête lui remettent leur contribution. La fête est une occasion relativement profane, soit pour les alliés qu'on invitera probablement dans chaque famille, soit pour les autres lignées du village qui, si elles la célèbrent, la célèbrent dans leur propre temple et assisteront éventuellement à la cérémonie de la lignée Karuppan un peu comme à un spectacle. Tout le clergé du temple, les deux prêtres ainsi que les danseurs incarnant les dieux, appartiennent à la lignée. Le culte culmine, après la cuisson du riz au lait (pongal), dans le sacrifice du bouc. Il y a ici des variantes de lignée à lignée. Dans le cas particulier chaque prêtre tue son bouc personnel et un bouc est sacrifié à l'ancêtre par la main du descendant de l'oncle maternel du fondateur du nad, c'est-à-dire par l'allié archétypal du nad (et non de la lignée particulière), le Tevar de Pannyan. Chaque famille peut ensuite faire tuer son bouc par un allié (parent croisé) quelconque avec la permission du Tevar de Pannyan. Si telle est la relation du temple et de la lignée, on peut s'attendre à le voir se dédoubler lorsque la lignée se scinde. En fait ce temple même est le résultat de deux dédoublements successifs opérés à partir de la « poignée de terre » (p i A i m an) apportée par l'ancêtre. En effet, les trois premières

328

LA

RELIGION

III A 1.5a

lignées de Kokkulam adorent le même dieu. La première lignée Veriyan a son temple sur la place de Kokkulam (a), mais on a un témoignage de l'indivision ancienne du culte des deuxième et troisième lignées dans le fait que les deux temples actuels ne sont séparés que par la largeur d'une route, Karuppan, dont nous décrivons le culte ici, est situé au sud, et Kattapinna au nord. D'après la tradition c'est l'introduction du culte d'un ancêtre de la lignée Karuppan qui a provoqué la scission. La lignée Karuppan a conservé son unité, mais, étant très importante, elle est segmentée en sous-lignées, elles-mêmes quelquefois subdivisées en plusieurs branches. On a vu que cette segmentation n'apparaît pas sur le plan du nad, où la lignée dans son unité s'oppose aux autres, mais seulement sur le plan du hameau, à Tengalapatti par exemple. Les fonctions dans le temple sont en principe héréditaires : on détermine dans chaque cas lequel des membres de la branche ou de la sous-lignée du mort est possédé par le dieu. Il est intéressant de voir cela en détail à travers trois histoires de différends entre sous-groupes, dont le dernier est contemporain. Différend n° 1. — Il y a neuf générations, après la mort du prêtre on s'efforce vainement pendant deux jours de découvrir son successeur, lorsque le danseur possédé qui a la charge de le désigner le découvre dans un jeune homme en train de labourer dans une localité voisine. Il s'agit d ' u n membre de la lignée dont, le père mort, la mère s'est remariée dans cette localité. Le père adoptif n'accepte pas de laisser partir le garçon, il pose à son départ devant l'assemblée de justice plusieurs conditions : 1° le garçon recevra la moitié des propriétés du frère aîné de son père; 2° son nom, Macci, et la prêtrise, seront transmis à ses descendants; 3° la boîte sacrée renfermant les objets du culte devra être conservée non pas dans le temple (n° l a , § 1.2a, voir plan) mais dans la maison d u prêtre. Cette dernière condition explique l'existence d'un second temple en-les-murs situé dans la cour de la lignée Macci (ibid., n° 16). Tel est le point de départ de la transmission héréditaire de la charge de prêtre aîné dans la sous-lignée Macci. Différend n° 2. — Il y a deux générations, il arriva qu'un homme, étranger à la souslignée mais étroitement apparenté (« fils de sœur cadette de la mère »), appartenant à la sous-lignée Kuppamuttan, exerça les fonctions de prêtre avec l'agrément de la sous-lignée titulaire Macci pendant, nous dit-on, cinquante-cinq ans. Il meurt, le dieu possède son fils que l'examinateur désigne comme son successeur. Mais Macci s'insurge et fait désigner l'un de ses membres par une personne qui n'est pas tout à fait compétente pour cela. L'assemblée locale, puis l'assemblée du nad sont impuissantes : Macci refuse d'obéir. II en résulte que pendant u n certain temps le culte est dédoublé : il est célébré d'un côté pour tout le monde par un membre de la nombreuse sous-lignée Macci et de l'autre par les trois familles qui constituent la branche Kuppamuttan. Celles-ci ont à répartir entre elles des charges fort lourdes, non seulement l'ensemble des dépenses mais l'ensemble des fonctions. Finalement un compromis intervient à la mort du prêtre cadet : on convient que cette charge sera exercée par Kuppamuttan et transmise héréditairement dans cette branche. Voici donc la seconde charge de prêtre affectée à son tour à un segment de la lignée, mais la querelle a laissé une trace : la sous-lignée Kuppamuttan n'a pas restitué la boîte originale contenant les instruments du culte, elle les possède encore. Elle a refusé de les rendre il y a deux ans sans une sérieuse garantie {ibid, n° le). Différend n° 3. — Un conflit profond divise en 1949-1950 le hameau de Tengalapatti. Ce conflit a un aspect social et même quasi politique au sens ordinaire, mais il s'agit en même temps d'une révolte animée par une branche de la sous-lignée Kammay contre la prépondérance de la sous-lignée Macci. Les éléments actifs sont une poignée de jeunes hommes. Un des prétextes est fourni par un vol d'argent dans la boîte sacrée gardée par le prêtre aîné, membre de Macci. Un homme dans le besoin, appartenant à cette même sous-lignée, pré-

I I I A 1.56

CULTE

DES

329

DIEUX

tend avoir reçu en rêve l'autorisation du dieu de lui « emprunter » ainsi jusqu'à la moisson, et Macci, rendu responsable, refuse de remettre les choses en l'état. Le parti des opposants demande que la boîte gardée par Macci et en même temps le taureau attaché au temple fassent retour au temple en-les-murs original qui est situé parmi leurs maisons (n° l a ) . L'assemblée ayant refusé cette revendication, ils persuadent la sous-lignée Kuppamuttan de leur prêter sa boîte et ils la placent de leur propre autorité dans ce temple (la), la lavent, l'ornent et l'adorent à la fête du Pongal de janvier.

Pour conclure, on voit à quel point la religion des lignées est étroitement liée à celles-ci, à leurs segments et aux tensions entre ces segments. Ces tensions peuvent amener une scission, un dédoublement du temple. L'exemple d'autres lignées va nous aider à préciser la relation de la lignée au temple à travers divers récits d'origines. b. Lignée

Taleiyan.

Cette lignée, moins nombreuse, n'est pas segmentée. On se souvient que Taleivattevar était le fils d'un premier mariage de Veriyattevar, chef de la lignée n° 1. L'assemblée des Tevar a décidé d'accorder une part du terroir à Taleiyan mais il faut aussi lui trouver un dieu. On pense à faire de lui le prêtre du temple du nad : « Le temple de Peykkamen est riche (il s'agit des champs qui lui sont attribués par fondation), il est commun à nous tous et le culte n'est entre les mains que d'un Paria (Paraiyar) portant le nom de Vellala. Mettons-le à la porte et installons Taleiyan à sa place. » (cf. III A 3.5c.) Karuppattevar, toujours modéré, propose que le Paria reste comme danseur possédé incarnant le dieu. On fait faire une boîte et on se rend à la mandai où on force le prêtre Vellalan à investir Taleiyan en nouant un turban orange sur sa tête. Mais le Paria résiste, on se rend en armes au temple pour le tuer, l'homme invoque les dieux et s'enfuit. Une armée de cochons au corps couvert de piquants le protège et met en fuite les Kallar qui proposent de rechercher un compromis. Le prêtre Paria s'oppose en vain à ce que la nouvelle boîte soit placée dans le temple. Il demande que l'ordalie du beurre bouillant décide entre lui et Taleiyan. Taleiyan se récuse mais le Paria, sûr de, l'appui divin, immerge sans dommage sa main dans le liquide brûlant. Les gens se retournent contre Taleiyan qui s'enfuit la boîte sur la tête. Comme la boîte a été normalement consacrée et posée dans le temple, les dieux y sont venus et, Taleiyan la portant, c'est lui que les cochons de Peykkamen protègent à présent. En rêve le dieu Peykkamen donne à Taleiyan des instructions supplémentaires, le temple de la lignée Taleiyan est fondé : sous la présidence de Peykkamen, il comprend les mêmes dieux que celui du nad, qui s'est ainsi dédoublé.

Ce récit dans l'ensemble est extrêmement convaincant et vraisemblable, il éclaire à la fois la psychologie des Kallar et la tension encore présente aujourd'hui entre eux et le prêtre Paria de Peykkamen. Le refus du dieu du nad de se laisser confisquer au profit d'une lignée est caractéristique de Kokkulam. On voit ici comment un culte de lignée peut sortir d'un culte de nad par dédoublement. Si l'on se souvient que le culte du nad est un ancien culte local, on a la série : culte I local |

c. Lignée

Kanni

j j

culte de nad (local. + lignés)

! I

\ culte de nad ( culte d'une lignée

(Inf. 1, qui appartient à cette lignée).

Kamacci Amnia. — Le dernier fils de Pinna Tevar, de Kokkulam, nommé Appamugoccan, est marié à une fille de sa tante paternelle 1 Sivanammal à Pannyan. Lors de la naissance de leur premier enfant, un fils, une présence surnaturelle se manifeste dans le bambou 1. Demi-sœur d'après la généalogie p. 171.

330

LA RELIGION

III A 1.5c

que le père a coupé p o u r y suspendre le berceau de l'enfant. Celui-ci refuse de p r e n d r e le sein, il pleure dès q u ' o n le prend, il rit aux anges dès q u ' o n l ' a b a n d o n n e dans son berceau. O n croit à la présence d ' u n démon, mais le dieu du n a d incarné identifie une déesse, Kamacci, adorée dans le voisinage, à Kongarpuliyankulam, par les Gaundar. Que les parents l'adorent dorénavant c o m m e leur déesse, q u e chacun de leurs enfants mâles porte e n conséquence le n o m de ka N N i (cf. 4.5) et ainsi de génération en génération : elle sera en fait la déesse de la lignée. Après u n e période intermédiaire où ils n'offriront que des fruits et de l'argent, ils iront a p p r e n d r e d u prêtre G a u n d a n l'histoire de leur déesse et comment l'adorer. Ce qui est fait : sous l'autorité d u G a u n d a n la lignée, qui prolifère, commence le culte. Mais plus tard, les Kanni s'enrichissent et, partie par négligence, partie par incapacité, mécontentent leur déesse, qui se venge en détruisant cinquante-huit familles sur soixante. Silakkari Amma. — Sinnakanni a soixante ans et pas d'enfant. Sa f e m m e M u t t a m m a est la fille de Sillakkattevan, prêtre des deux temples de Kaluvanadan et V i r u m a n d i à Karum a t t u r . Elle obtient u n e n f a n t mâle en faisant u n v œ u dans ces temples. A la fête de Sivarattri, elle offre aux dieux la grande puja qu'elle et son père leur avaient promise. Le culte terminé, le prêtre distribue les présents aux assistants; le mari Sinnakanni et les siens sont rentrés, laissant en arrière M u t t a m m a , son fils dans les bras, p o u r recevoir sa part. Il se fait tard, elle presse son père de la servir p o u r pouvoir s'en retourner, lui engage sa fille à patienter : la distribution aux visiteurs achevée, il p o u r r a lui donner la p a r t de la donatrice. Mais elle s'impatiente, et son père se décide à lui donner une part ordinaire et à envoyer le reste dans u n e voiture. Lorsqu'il dépose, dans le vêtement qu'elle présente, u n e poignée d'offrandes, tout à coup elle s'emporte : « Est-ce là t o u t ? » et, tendant b r u s q u e m e n t l'étoffe, les lui jette à la figure. Et elle s'en va, droit vers l'est. Le père p r e n d simplement à témoin son dieu Virumandi. Aussitôt arrivée au b o r d d u réservoir, la femme, dans u n grand bruit, est emportée dans les airs, a u grand effroi des spectateurs. Ce q u e voyant le père dit au dieu : « Que mon enfant à moi s'en aille, soit. Mais il y a le petit. S'il meurt, le père tirera vengeance de toi et de moi. » A u b o u t d ' u n m o m e n t , la mère et l'enfant r e t o m b e n t : à la mère, le dieu a brisé le cou, mais le bébé est sain et sauf, et tandis q u ' o n accourt il tète le sein de la morte. Le mari et son frère, accompagnés des Tevar de K o k k u l a m , arrivent a r m é s de bâtons. Sinnakanni se r e n d compte que ses parents par alliance sont innocents de la mort de sa f e m m e . L ' e n f a n t sera élevé par le grand-père. Celui-ci, avec la sanction des dieux, installe sa fille comme déesse dans le temple de Virumandi, elle y est enterrée dans u n cercueil rempli de sel, et u n e stèle sculptée est plantée sur sa sépulture, où on la voit portant son enfant sur la hanche. Sa p r o p r e lignée l'adore sous le n o m de M u t t a m m a (elle ne s'appellera Silakkari que dans la lignée de son mari). Les filles n o n pubères p o u r r o n t être possédées par elle. Ultérieurement les Tevar de K o k k u l a m obtiennent réparation, sous la forme de douze acres de terres qui reviendront à l'enfant à sa majorité. L ' e n f a n t est kidnappé à l'école par le roi de Cochin qui allait à Madura en pèlerinage. Retrouvé des années plus tard par ses grandsparents avec l'aide de leur dieu, qui promet au roi u n fils p o u r le remplacer, il est ramené par eux à ses parents paternels qui le réclamaient en justice d'année en année. Mais il n e faut rien moins q u ' u n e ordalie où il prouve son identité en se baignant dans u n chaudron de beurre bouillant et sa victoire en combat singulier sur u n champion de lutte, p o u r déterminer celui-ci à consentir a u partage des biens. L'enfant et ses descendants aînés sont appelés Kocci Malayalattevar (Cochin Malayalam). Lorsque lui ou ses descendants décident d'offrir un culte à sa mère, il faut toute u n e série de permissions : permission du prêtre de Virumandi d ' e m p o r t e r u n e poignée de terre de l'autel original p o u r fonder le temple, ensuite permission des dieux du n a d de K o k k u l a m , enfin permission de la déesse de leur lignée Kamacci. Celle-ci pose des conditions : que le temple soit à Tengalapatti (et n o n à Kongarpuliyankulam, ni à K o k k u l a m , où elle, Kamacci, est honorée), q u e certaines offrandes seulement lui soient faites; enfin d'autres conditions concernent les n o m s des enfants, et ici les autres dieux e n ajoutent. A ces conditions, il semble q u ' o n puisse supposer trois composantes : 1° elles sont imposées par la déesse de la lignée tout entière à u n e sous-lignée, car Silakkari ne sera adorée q u e par les descendants de Sinnakanni; 2° elles traduisent peut-être aussi la différence entre les dieux véritables et les dieux d'origine humaine, qui sont souvent dans les temples exclus du p a n t h é o n p r o p r e m e n t d i t ; 3° elles sanctionnent l ' e m p r u n t d ' u n e divinité à u n e lignée alliée, l'adoption d ' u n e divinité étrangère.

IIIA

1.5d

CULTE DES DIEUX

331

La déesse est adorée ici sous le n o m de Siiakkari, c o m m u n p o u r les déesses de cette nature, et déjà a m b i g u par lui-même puisqu'il est donné comme signifiant soit « celle qui a u n ç ï le i » (c'est-à-dire m o r t e dans le feu, la conservation d u ç lie i garantissant la divinité de la suicidée), soit « celle qui a u n e image » (stèle sculptée). Ici c'est surtout, semblet-il, « la fille de Siliakkattevan », ce qui est confirmé du fait qu'elle est adorée par les siens sous son p r o p r e n o m de M u t t a m m a .

Le culte de Siiakkari est un exemple de culte s'étendant à deux lignées alliées. Pourtant il ne se situe pas au même niveau des deux côtés : d'une part Muttamma n'est qu'un membre du temple de la lignée, elle n'est pas honorée spécialement par un groupe particulier. De l'autre Siiakkari préside le temple de la sous-lignée Sinnakanni. En résumé, nous trouvons dans la lignée Kanni deux cultes : 1. Un culte commun à toute la lignée, remontant à la naissance de son fondateur et à la manifestation miraculeuse d'une divinité nouvelle, mais connue dans le voisinage. Remarquons que la lignée ne prend pas le nom d'Appamugoccan, mais de Kanni, qui évoque la déesse. II s'agit ici d'un emprunt à une autre caste, par lequel la lignée apparemment cesse de participer au culte de Çiva qu'elle aurait partagé autrement avec ses aînées (?). 2. Un culte particulier à une sous-lignée, Sinnakanni, qu'elle cumule avec le précédent et qui lui est subordonné. C'est celui d'une femme ancêtre morte miraculeusement et déjà honorée par les siens au lieu de sa mort. d. Sous-lignée

Kacciti.

A l'intérieur de la lignée Karuppan, seule la sous-lignée aînée, Kacciti, a un culte distinct qu'elle cumule avec le culte commun. Les traditions sur l'origine de ce culte sont en partie obscures mais elles sont instructives pour notre présent propos. Le fils d u fondateur de la sous-lignée, Sivanandi, souffre d u ventre. E n rêve le dieu (d'après le contexte, il semble s'agir de Çiva) lui ordonne de lui construire u n temple. Les autres souslignées objectent, elles veulent participer aux frais. Il est dit qu'à l'époque le temple de Çiva ne comporte q u ' u n e plate-forme ( p i d a m). L'assemblée d u nad d o n n e à Sivanandi la permission de construire u n temple à ses frais a u profit de tous, mais les autres n'acceptent pas la décision ^apparemment ils craignent que Sivanandi ne s'approprie le temple). Celui-ci prépare la construction l o r s q u ' u n maçon est possédé : « II f a u t plutôt consacrer l'argent par moitié à construire u n temple en briques p o u r P e y k k a m e n à K o k k u l a m (pour le nad) et à creuser dans le roc u n e pièce d'eau à Kongarpuliyankulam. » Cette pièce d'eau (ç u N e i ) de f o r m e irrégulière fait partie d u lieu-saint actuel de la sous-lignée. Ici intervient u n miracle, le dieu (?) leur fait jeter dans l'eau une étoffe roulée en boule (imbibée d'huile et) allumée, elle brûlera c o m m e u n e torche j u s q u ' à ce qu'ils aient terminé le culte. (Ce miracle est mentionné dans la formule solennelle par laquelle le dieu de nos jours « donne la permission » de célébrer le culte. L'obscurité ici porte sur l'existence impliquée d u culte et le fait q u e celui-ci est en rapport avec u n dieu n o n encore mentionné, Mayandi.) Après avoir fait la pièce d'eau, Sivanandi d e m a n d e les vingt-et-un dieux « p o u r la garde ». P e y k k a m e n envoie de son p r o p r e temple le dieu appelé Mayan ou Mayandi. (Ce Mayandi est souvent le gardien de la boîte et il apparaît ici c o m m e chargé de garder le troupeau lors de la fête d u m âtt u p o n g a l ) . E n relation avec ce qui précède on raconte encore que Sivanandi, ayant beaucoup de bétail et pas de domestiques, ne lie pas ses bêtes lors d u pongal, mais se b o r n e à les placer dans u n enclos fait de certains arbrisseaux. Une fois il arrête la procession : « Venez plutôt d ' a b o r d délier les bêtes chez moi. » — « Soit. Si vraiment nous trouvons toutes les bêtes non

332

III A 1.5e

LA R E L I G I O N

attachées et encore dans l'enceinte, nous irons les libérer dorénavant en premier lieu. » On explique ainsi le tour de faveur dont jouit Kacciti lors de cette fête. (Une certaine obscurité porte sur la relation de la fête du Pongal, qui est effectivement marquante à Kacciti, et des autres fêtes, celles-ci spécifiques de la sous-lignée [Panguni et Kartikkai] célébrées près de la pièce d'eau et dont la date indiquerait plutôt une relation avec Subrahmanya.)

Du point de vue des lignées on voit clairement : I o que la sous-lignée Kacciti a obtenu le détachement d'un dieu du temple du nad, en relation avec sa situation particulière lors de la fête du Pongal; 2° que la sous-lignée a réussi non sans frictions à se constituer un culte distinct. (On peut supposer, par comparaison avec la sous-lignée précédente Sinnakanni, que la nature subsidiaire de ce culte a dû être assortie de conditions limitatives, que certains traits du culte confirmeront [2.2 a].) e. Les

temples

de lignée

dans

le nad de

Karumattur.

On a vu ailleurs (II B 1.2) que l'unité du nad s'exprimait moins nettement dans les nads incluant une relation d'alliance, dont on a pris comme type Karumattur. C'est pourquoi il est intéressant de comparer ici l'histoire des temples de Karumattur à celle de Kokkulam. Le tableau est assez différent. On a dit également que Karumattur était le lieu-saint des « Trois Dieux » (m ü N u ç à m ï), lesquels, assimilés plus ou moins à Çiva, Vishnu et Brahma, correspondent aux trois lignées principales du nad. En réalité l'affaire est plus compliquée, et d'abord assez déroutante. Les temples principaux sont au nombre, non de trois, mais de cinq, c'est-à-dire non seulement les « Trois Dieux », appelons-les dans l'ordre Kaluvanadan, Angala Içvaran et Nallakurumbaiyar, mais encore Virumandi et Cittraputran. A ces cinq temples qui s'imposent à l'observateur, il faut d'après les informateurs en ajouter un sixième, celui du dieu de la mandai, Kottai Mandai Karuppu. Pour voir clair dans cette multiplicité, il est nécessaire d'entrer quelque peu dans le détail. Si nous commençons par interroger des gens du commun, nous verrons qu'ils ont les idées les plus vagues quant à qui sont en réalité les « Trois Dieux ». Ils nous diront peut-être qu'il s'agit de Kaluvanadan, Virumandi et Pecci (une déesse qui est bien présente mais ne préside pas à un temple). A un niveau plus élevé, le prêtre même d'un de ces temples, personnage considérable pourtant, serait presque aussi décevant. Comme précédemment il nous faudra utiliser, en plus d'une information locale, celle, beaucoup plus détaillée, de Inf. 1. On a signalé à propos de Kokkulam la légende qui rend compte de la venue relativement tardive des « Trois Dieux » et de l'opposition violente mais impuissante de Peykkamen à leur établissement. La trinité brahmanique ne parvient à s'installer qu'avec l'aide d'un terrible dieu Carnivore qu'elle oppose victorieusement à Peykkamen, Virumandi, et ceci rend compte de la présence de ce dieu. Maintenant l'informateur local et Inf. 1 sont en contradiction; le premier suppose implicitement que l'arrivée de la trinité — sur laquelle il est muet — est postérieure à l'établissement des Kallar, tandis que

III A 1.5e

CULTE DES DIEUX

333

le second la suppose antérieure, de telle sorte que les Kallar en héritent avec le sol exactement comme ils héritent de Peykkamen à Kokkulam. Inf. Pucci Tevar. La forteresse existait, et lieu. C'est lui seul que des cultes actuels, mais

— Les chefs des anciens habitants étaient des Tottiya Nayakkar. là le dieu noir de la mandai, qui était le seul dieu, d u moins a u chefles premiers Kallar adoraient. (Plus loin le m ê m e donne u n tableau il ne r e n d pas compte de leur apparition et de leur distribution.)

I n f . 1. — Le chef local était u n Mudaliyar, qui adorait les « Trois Dieux » dans u n seul temple (celui de Kaluvanadan). Le temple passe aux Kallar avec le sol, et ce sont eux qui partagent les trois dieux entre leurs trois lignées principales. E n m ê m e t e m p s u n dieu se détache d u p a n t h é o n et vient siéger à la mandai en tant que dieu c o m m u n à t o u t le nad, et m ê m e à tous les Pramalai Kallar.

Entre ces deux tableaux contradictoires, je crois qu'il n'y a pas à choisir, mais qu'il y a plutôt intérêt à les combiner, à les superposer en quelque sorte. En effet, il y a des raisons de penser et qu'il y avait des Nayakkar dans la région (sinon peut-être au chef-lieu même), et que les « Trois Dieux » étaient présents avant l'arrivée des Kallar, et qu'il y avait aussi anciennement un dieu noir de la mandai, comme partout ailleurs (I B 1.3c), de telle sorte que l'histoire ci-après donnée par Inf. 1 concerne vraisemblablement plus la solennisation (brahmanisation) du culte que sa création; ceci d'ailleurs s'accorde tant avec l'importance donnée à cette mandai dans la hiérarchie Kallar qu'avec le caractère particulier de ce temple, qui ne comprend pas le panthéon développé des temples de lignée (ou de nad) habituels. Cette confrontation de détails apparemment contradictoires nous indique peut-être comment il y a lieu de considérer ces traditions : non certes comme reflétant des vérités historiques pures ni, surtout, complètes, mais comme rationalisant à leur manière des données ayant une réalité soit dans le passé ou le présent objectifs, soit et en tout cas dans l'esprit des gens. Il ne reste q u ' à suivre de ce point de vue Inf. 1, e n indiquant au passage les recoupements que l'on rencontrera. P o u r simplifier on désignera par S (Somme) le temple primitif supposé dont tous les autres sont censés sortir, M celui de la mandai, A, B, C la trinité et par a, b, c les trois lignées doubles correspondantes, où l ' o n p o u r r a distinguer a u besoin a l (lignée principale) et a 2 (lignée secondaire), etc. Le Mudaliyar m e u r t sous les coups d ' u n dieu qu'il a i m p r u d e m m e n t détaché d u grand temple S, à savoir Sandana K a r u p p u , gardien de la baignade, qui fait connaître ensuite sa décision de rester finalement au village, à la mandai plutôt (M), et d'être « c o m m u n à tous ». Dans la suite a h e u le partage entre les trois lignées et la construction de nouveaux temples : théoriquement a adore en A (qui n'est autre que S dont les autres sont retirés), b en B et c et C. Mais la chose est compliquée par des circonstances particulières : e n premier lieu le chef de o l chargé d'incarner deux dieux à la fois réclame a u n o m de l ' u n d'entre eux, Yirumandi, u n temple spécial : A est scindé en A' (temple de Kaluvanadan, végétarien) et A" (Virumandi, super-carnivore en quelque sorte), d'ailleurs voisins et qui seront toujours desservis par le m ê m e prêtre. Cette scission n ' a pas seulement l'avantage de séparer deux séries de dieux difficilement conciliables, elle permet aussi à a l , qui a hérité d u vieux temple, de construire lui aussi u n temple nouveau. T o u t n'est pas r e n d u aisé pour autant et ces dieux de A' et A" ne cesseront de poursuivre de leurs exigences et de leurs terribles châtiments les malheureux qui s'essayent successivement à être leurs prêtres. P o u r commencer, le poste est si dangereux qu'il échoit à un volontaire d ' u n e autre lignée et de statut inférieur, de 62 [recoupé] ; a l , qui a déjà la charge d'incarner deux dieux, reçoit aussi la charge de prêtre d u temple c o m m u n M, sans doute en tant q u e lignée fondamentale (Kesan, fils d u fondateur d u n a d Mannulagan).

334

III A 1.5e

LA RELIGION

L'incapacité des Kallar c o m m e prêtres — qu'ils avouent de bonne grâce — en face des dieux redoutables de A' et A" est surtout intéressante au point de vue du rituel. Cependant elle a des conséquences au point de vue des groupes intéressés : le fils du premier prêtre Kallar est chassé par les dieux comme incapable. Pourtant l'un des dieux, Cittraputtran (comptable de Yama), lui reste attaché et exige un culte, et c'est l'origine du temple actuel A h de la lignée secondaire 62, la seule qui jouisse d'un tel privilège. La succession de la prêtrise en A' A" passe à une lignée alliée quadruple (Andittevar, etc.) de Vikkramangalam-Kannanur [recoupé partiellement, cf. II A 4d\. Mais cette lignée ne fournit qu'un seul prêtre, puis c'est la discorde pour la succession, avec un interrègne rempli

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Figure 20. — Partage des cultes entre lignées à Karumattur par un personnage d'un autre nad (Tidyen) mais apparenté c o m m e agnat à la lignée 6, interrègne une fois de plus malheureux, et qui laisse la place, décidément trop dangereuse, à des marchands Cettiyar, qui non seulement y sont encore aujourd'hui, sept ou huit générations plus tard, mais occupent presque entièrement le hameau voisin : c'est ainsi que les Kallar, avérés incapables, ont été obligés d'abandonner à une autre caste cette charge importante. Une fois installés, les Cettiyar obtiennent le partage des biens de fondation des temples, au prix du bannissement de Kesattevar ( a l ) qui ne voulait pas s'en dessaisir, et qui ne retrouve plus tard que ses seuls droits religieux (II B 1.26). La querelle n'a pas cessé. Depuis cinq ans, selon l'information locale, Kesattevar est de nouveau en difficulté, pour une raison mineure.

Dans l'ensemble, par rapport à Kokkulam, le culte du nad a ici éclaté au profit des lignées, cette division religieuse allant de pair avec l'absence d'unité sociale, avec la discorde profonde entre lignées. Ceci est en relation

III A 1.5/

CULTE D E S

DIEUX

335

avec l'existence dans le nad même de lignées alliées qui y introduisent une hétérogénéité. Le fait est évident non seulement directement, mais plus encore par comparaison. Sur le plan religieux, le panthéon nous est présenté comme ayant été partagé, phénomène différent du simple redoublement d'un temple total par bouture qui, on l'a vu, caractérise la scission du culte entre lignées agnatiques. Une autre localité peut servir à souligner ce point. f.

Temples

de

lignée

à

Kongarpuliyankulam.

On dispose d'une histoire détaillée des temples de Kongarpuliyankulam, localité voisine de Tengalapatti, extérieure au nad de Kokkulam et dominée par des Gaundar, mais où sont établis des Kallar appartenant à une des lignées du nad de Kokkulam. Inf. 1 appartient à ce groupe et sa longue information, extrêmement riche, mais non recoupée, sera traitée avec précaution parce qu'elle ne précise pas suffisamment un point fondamental. Au début, le chef des Gaundar, Kamacci Gaundar, possède, en même temps que la terre, sept temples distincts, dont il est le prêtre. Par voie de conséquence, les sept temples n'ont qu'un seul magasin qui est considéré comme le temple en-les-murs de Kamacci, la déesse du temple principal, laquelle semble par conséquent avoir valeur non seulement de déesse de lignée mais aussi locale. Même les temples de village sont ici desservis par le Gaundar, et non par des gens de caste spéciale; ceci est probablement en relation avec le statut plus élevé de la caste. Par suite d'une rivalité entre branche aînée et branche bâtarde, qui se termine par la quasiextermination des deux (I A 2b; Il H), la fille du Gaundar, Tagarammal, se suicide et s'institue elle-même déesse de ses alliés (cousins croisés), qu'elle installe dans la localité. La présence de ceux-ci détermine un partage des temples existants, par don d'une partie à la lignée alliée. On a alors deux ensembles de temples, l'un groupé autour du temple de Kamacci Amma, qui outre sa valeur de lignée est aussi commun à tous comme temple local ; l'autre, groupé autour du temple de Tagarammal, qui a valeur de temple de lignée seulement. La réintégration de la lignée bâtarde et de ses alliés amène finalement un dédoublement des deux temples principaux en « aîné » et « cadet » : grand et petit temples de Kamacci, grand et petit temples de Tagarammal. Entre temps, même à l'intérieur de la lignée principale, les liens qui unissaient les temples se distendent et chacun acquiert, avec un prêtre distinct, un temple en-les-murs distinct. Le résultat est un émiettement maximum : pour quarante maisons Gaundar dans le village il y a sept temples, c'est-à-dire presque dans chaque cour un réduit où les dieux et les ustensiles sont conservés. Il est vrai que lors des fêtes de nombreuses familles viennent de l'extérieur. Pourtant, même alors, le temple aîné de Kamacci n'a perdu ni toute sa valeur locale, ni surtout sa prééminence, et la dépendance de tous les autres vis-à-vis de lui est fortement marquée, en particulier dans une cérémonie de prémices. La dépossession graduelle de la lignée n'en continue pas moins, de nos jours encore. L'incertitude signalée porte surtout sur la distinction entre temples de village et temples de lignée. Dans l'information, « donner un temple » consiste tantôt à donner des dieux à une lignée, tantôt à lui donner seulement la charge de prêtre dans un temple à valeur locale (ceci est clair dans le cas d'Aiyanar, « donné » ainsi à une section de la lignée alliée).

On observe ici l'œuvre de deux principes de division distincts : l'existence d'alliés, et l'existence de bâtards, c'est-à-dire d'agnats d'une espèce inférieure. Ces deux distinctions agissent de deux façons différentes et nettement contrastées : avec les alliés on partage les différents temples existants en leur en donnant certains (noter le don) et en gardant le reste; avec les bâtards au contraire, chaque temple se trouve dédoublé en un grand et un petit temple identiques dans leur contenu. (Ceci d'ailleurs est précédé d'étapes

336

LA

RELIGION

III A 1.5g

intermédiaires, où la lignée bâtarde reçoit d'abord part au culte, puis une charge de prêtre accessoire, et est ainsi mise en mesure de faire sécession de son propre mouvement.) L'hétérogénéité entre alliés est bien marquée dans le détail, ainsi un prêtre fait sécession en disant à son agnat, le prêtre de Kamacci : « Vous avez agi comme des alliés, en vérité vous êtes l'un d'eux (je me sépare de vous) ». g.

Conclusion.

La première conclusion qu'on peut tirer de ce qui précède est que, tandis que les agnats ont le même temple, les alliés ont des temples différents. Les agnats peuvent tirer de leur temple en cas de scission des rejets qui le reproduisent exactement; au contraire, l'introduction d'alliés dans une localité produit une hétérogénéité religieuse. Tout cela revient à dire que le culte s'hérite de père en fils. Car s'il en est ainsi, il faut bien que deux lignées dont la relation est différente de l'agnation aient des dieux différents. Pourtant il vaut la peine d'y regarder de plus près en reprenant systématiquement le matériel qui précède et en y ajoutant quelques autres données. Le procédé du dédoublement d'un temple entre lignées de même essence est bien attesté. Il a lieu de quatre façons différentes. Dans le cas de la lignée K a r u p p a n (1.5 a) il s'agit de simple partage du terrain entre elle et la lignée Kattapinna; le procédé est rare. Une méthode plus répandue, en fait universelle parmi ces castes, est celle de la poignée de terre prélevée sur le site originel et transportée sur le nouveau. Elle est attestée ici à l'origine de Kokkulam, etc. (II B 1.1 c; II B 1.3). De rigueur quand les deux sites sont très éloignés l'un de l'autre, c'est-à-dire quand un groupe de la lignée a émigré, elle peut être aussi employée en cas de dissentiment. Mais on a dans ce cas deux exemples d'un procédé plus arbitraire, qui fait fi de l'accord du groupe qui détient le temple ancien, c'est celui qui consiste, pour un groupe qui détient des fonctions de prêtre ou en tout cas la boîte consacrée, à l'emporter simplement chez lui (Taleiyan, 1.5 b; temples bâtards de K . Puliyankulam). La boîte, identique au temple, remplace ici la poignée de terre. Enfin, l'origine légendaire de Pappappatti (II B 1.3) montre un transfert basé, non plus sur une technique reconnue, mais sur la simple volonté des dieux. La fondatrice cuit le pongal dans le temple de son père. Elle est indignée; possédée par les dieux, elle charge sa marmite brûlante sur sa tête et s'en va, emportant les dieux avec elle chez son mari. On notera pourtant qu'elle est accompagnée d'un prêtre du temple, son frère, et même d'un intouchable attaché au temple : sans ces circonstances elle ne pourrait sans doute assurer la viabilité du nouveau culte. L'exemple est remarquable, car le dédoublement ici n'a pas lieu entre agnats, mais entre alliés. Ce serait donc une exception à la règle, si le prêtre n'était un agnat. Si le dédoublement du temple entre agnats est bien attesté, il ne semble pas en être de même du partage entre alliés. Cette catégorie a besoin d'être modifiée. Le partage est net dans le cas de K . Puliyankulam, mais il s'agit du partage d'une collection de temples différents et non pas des dieux d'un seul temple. Encore y a-t-il lieu de remarquer que ce partage est en fait pro-

I I I A 1.5g

CULTE DES

DIEUX

337

voqué par l'apparition d'une déesse nouvelle, qui prend la présidence d'un temple existant, et qu'il y a une certaine ambiguïté quant aux temples locaux. Mais si l'on parle de partage d'un temple, comme à Karumattur, comment peut-on le concevoir ? On verra plus loin qu'un temple est un tout formé de vingt et un dieux sous la présidence de l'un d'entre eux. Or on ne nous parle pas de temple scindé de telle sorte qu'il demeure onze dieux par exemple d'un côté et dix de l'autre. II semble plutôt que l'on extraie certains dieux et qu'autour d'eux se reconstitue dans le temple nouveau une totalité de vingt et un. Un dieu qui était subordonné dans le temple initial devient président dans le temple nouveau. Il y a, en somme, plus détachement que partage. Nous avons des exemples bien clairs de détachement, mais ici une difficulté surgit : Cittraputtran se détache à Karumattur au profit de la lignée du prêtre, qui est un agnat; de même à Kokkulam lorsque Mayandi est détaché du nad au profit de la sous-lignée Kacciti. Dans les deux cas, le détachement, qui comporte en même temps le maintien du dieu à sa place initiale, a lieu en fonction d'un sous-groupe : le transfert partiel du temple marque la subordination tandis que son transfert total marquait l'égalité. A vrai dire il n'en est pas de même dans le cas de Sandana Karuppu qui se détache à Karumattur pour « être commun à tous », cette irrégularité traduit sans doute la rationalisation déjà signalée. Le détachement serait donc ambigu, traduisant aussi bien le passage de la lignée agnatique à une de ses subdivisions, que le passage à des alliés. Mais ce dernier est-il réellement attesté ? On le trouve dans la grande distribution, sans doute purement théorique, de Karumattur. A Urappanur également les deux lignées alliées Pinna et Sunda auraient partagé entre elles le panthéon du temple primitif de Vilacceri (Inf. 1), mais la documentation est insuffisante. La morte miraculeuse Silakkari donne un exemple net de détachement au profit d'alliés. On touche ici à une catégorie particulière abondamment représentée, celle de divinités nouvelles d'origine humaine, des mortes divinisées. Le fait remarquable est que, si des ancêtres masculins sont aussi quelquefois honorés dans le temple de leur lignée à une place subalterne, au même titre que des ancêtres féminins, ceux-ci, et ceux-ci seulement, sont susceptibles de passer dans la lignée alliée en tant que divinités principales de temples. On reprendra la question en détail à propos des déesses, car elle permet de critiquer la notion, habituelle dans la littérature, de « déesse-mère ». Bornonsnous ici à un exemple, qui, à notre sens, tranche la question : à Kongarpuliyankulam, Tagarammal, avant de se suicider, dispose qu'elle sera adorée par la lignée de celui qu'elle aurait dû épouser si des circonstances dramatiques ne l'avaient conduite à la mort volontaire : c'est de Vépouse plus ou moins divine, fille d'une ligne alliée, qu'il s'agit, et cela qu'elle soit ou non mère. Le détachement de Silakkari du temple de son père pour devenir divinité principale du temple de son mari et de ses descendants traduit par conséquent bien l'alliance. II y a un autre type de détachement d'un dieu, où celui-ci ne fonde pas toujours un temple nouveau à sa nouvelle résidence, il y prend rang plutôt parmi les divinités secondaires, et à ce titre intéresse l'étude du panthéon

338

LA

RELIGION

III A 1.5g-

(§ 3.1). A Kokkulam, à Tummakkundu, ailleurs encore, on trouve la même histoire : lors d'un mariage, la jeune épousée, au retour de chez ses parents, est accompagnée par son frère cadet. Mais non, c'est un dieu, souvent un dieu cadet (Cinnaccami) qui a pris les traits du garçon pour l'accompagner. Kokkulam. Une fille de Sittalai épouse Veriyattevar (II B 1.1). En route vers le village de son mari après un séjour chez son père la jeune mariée (qui était enceinte des œuvres d'un Nadar) sent les premières douleurs. Le dieu Cinnaccami prend l'aspect de son jeune frère pour l'accompagner. En chemin il retarde l'accouchement, contre la promesse que les trois enfants aînés porteront le nom de la déesse principale de Sittalai, Sundravalli. En arrivant : « je vais me baigner », il disparaît. Le lendemain la femme retourne le chercher. Mais son jeune frère nie l'avoir accompagnée. Un oracle consulté révèle la vérité. Tummakkundu. Une fille de Sittalai s'enfuit chez ses parents. Au retour (ou lorsqu'elle vient rechercher ses deux enfants), son jeune frère Vairavan doit l'accompagner, mais en son absence c'est le dieu Vairavan qui prend sa forme. Il disparaît à l'arrivée, et se manifeste aux gens sous la forme d'un bœuf. On érige un temple sur l'emplacement

L'alliance, plus exactement le don d'une femme, s'exprime ici, d'une façon directe et naïve, comme un certain degré de communication entre cultes étrangers. Le fait a sa place à côté de la divinisation de l'épouse. Inf. 1 parle de « la venue d'un dieu en ligne féminine » en un autre sens : on peut donner à un enfant un nom des dieux de la lignée maternelle. On donne un présent au dieu, celui-ci protégera la famille. Pour résumer, on voit que s'il est difficile de parler de partage d'un temple entre alliés, on peut parler de détachement de dieux soit au profit d'une lignée agnatique subordonnée, soit au profit d'alliés. Dans le cas très important de femmes divinisées, la divinité ne prend son statut maximum que dans la lignée alliée. Il faut mentionner un cas de partage entre agnats, aberrant (Kokkulam et Puttur II B 1.1 c), il semble bien que ce soit une façon de rendre compte de la différence actuelle des temples de ces deux nads. Enfin, pour conclure, on peut résumer les rapports entre cultes locaux et cultes de lignée. Si distinctes que soient les deux catégories, on a vu des exemples de passage de culte local à culte de lignée, soit par l'intermédiaire du nad qui participe des deux (Taleiyan), soit directement dans le cas de la déesse de la lignée Kanni, empruntée à un groupe voisin. Pappappatti offre un cas de passage de lignée à nad. Le passage de lignée à localité n'est pas présent dans le matériel Kallar lui-même, mais est évident si on considère les occupants précédents, puisque tous leurs temples, y compris leurs temples de lignée, n'ont pour les Kallar que valeur locale. On voit aussi que le facteur local paraît stable et traditionnel tandis que c'est sur le plan des lignées que l'on trouve changement et nouveauté, quelquefois puisés aux sources locales : multiplication des temples, passage de dieux secondaires au premier rang, création de dieux nouveaux. Sans perdre de vue l'importance de la diffusion des divinités brahmaniques, on peut dire que les

1. A V i k k r a m a n g a l a m . le d i e u p r i n c i p a l 'li la liguée A mli, K a r u p p u n , s e r a i t v e n u d e l a s o r t e W I : I . I , , Religion 2 . CAI.DWIÎLL, op. cit.;

of the Shanar, WHITEHEAD,

1S4!>. Village

Gods;

EI.MORI:, Dravidian

Gods.

348

LA

RELIGION

III A 2.6b

quent, si kô dâiï gi est pour (ç âmi - ) kondâdi (?). On rend ainsi une nuance locale plutôt que la nature générale de la fonction l . Les femmes peuvent incarner des divinités, en général féminines, plutôt d'importance secondaire. Elles ne sont pas appelées alors « k ô d d fi g i », qui est un terme masculin, et il n'y a pas pour elles de terme équivalent, on peut dire seulement : ç à m i p i d i k k a p e n n u « femme possédée par un dieu ». J e n'ai pas rencontré d'oracle important qui soit féminin. Une femme peut être sans doute possédée par un dieu, mais les déesses peuvent aussi être incarnées par des hommes, les déesses importantes le sont de préférence (Angalamman à Valandur). Il n'y a même pas d'impossibilité à ce que deux dieux, voire un dieu et une déesse, ou même davantage, possèdent un seul homme, c'est le cas lorsqu'un groupe familial divin possède une seule personne, mais alors il y a un dieu dominant. On verra plus loin un exemple dramatique de double possession (§ 3.4 c). Enfin, une assemblée peut grouper deux kodangis du même dieu, par exemple quand ils appartiennent à des temples différents (il y a deux kodangis de Mayandisami dans la lignée Karuppan, l'un dans le temple de la lignée, l'autre dans le temple de la sous-lignée Kacciti). b. Costume

et

attributs.

Le kodangi a un costume spécial, non pas stéréotypé, mais plus ou moins constant dans ses grandes lignes. Le beau kodangi de Cinnaccami (dieu cadet) à Kokkulam peut servir de type (Pl. 31 b). Le buste est nu, orné seulement de pâte de santal appliquée en longues traînées avec les doigts. Le vêtement comporte une culotte courte brodée de personnages (ç a l l a dam) et un bonnet caractéristique (k u 11 à ?). La culotte est maintenue par une sorte de ceinture cache-sexe (k a c c e i) complétée par une ceinture de clochettes. Une série de bracelets d'argent, avec inscriptions, s'entasse au bras droit, et la main gauche tient une longue canne cérémonielle (en principe en bois k a r u n a n g a l i ) . Le bracelet de cheville ne fait sans doute pas partie du costume professionnel. Si de nombreux kodangis reproduisent ce type, le kodangi Mayandi de la lignée Kacciti donne une variante intéressante. Il est vrai qu'il est en même temps prêtre. A part la décoration du buste et le bonnet, qui sont semblables, il porte le k âv i v est i (ou vêtement orange) 2 formé en réalité de cinq veshtis différents, à savoir : un veshti couvrant les jambes, façon croisée, un autre roulé et noué autour de la ceinture, deux autres en bandoulière de chaque côté, enfin une étoffe plus petite (probablement un vêtement de buste) en turban autour de la tête et qui, recouvert d'un mouchoir de couleur, donne l'apparence d'un bonnet (Pl. 31 c-d). Colliers abondants de « tulaçi » (Vishnu) aussi bien que de « rudraksha » (Çiva). De plus on voit ici apparaître un des

1. Le Tamil Lexicon donne : kô d a h g i — u d u k k e i (tambour en sablier), et devin l'utilisant; kô nah g i, clown ou fou au théâtre, ko mal i, bouffon. L'association est certainement à retenir (costume). 2. Peut-être plus exactement ka v t-f e s t r a m, litt vastiram.

Ill A 2.6c

CULTE

DES

DIEUX

349

attributs les plus communs du kodangi, c'est la serpe-couperet ou a R u v â 1, arme habituelle des dieux carnivores avec la massue ( i o d i ) . Il y a d'autres attributs, surtout la torche t ir i de forme conique, faite d'étoffe, et le fouet ç â 11 e i : sur la torche on verse de l'huile, ou plutôt du beurre, et l'homme en respire la fumée quand il ne fait pas mine de s'en brûler la poitrine 1 . Du fouet il se flagelle les jambes, mais ces manifestations sont rares au village. Dans un récit (Inf. 1, Histoire de Kongarpuliyankulam), le roi confisque leur attirail aux kodangis. Enumération : tambatlam (un tambour), fouet, v attam ou t ap p u (grand tambourin rond, rencontré ailleurs), torche, culotte, couperet, bâton, conque, ç e g a n d i (petit gong), turban orange, boucles d'oreille. Enfin, il faut ajouter les guirlandes qui s'entassent souvent au cou du kodangi au cours des fêtes, et quelquefois aux chevilles les grelots de danseur. Lors de la fête d'Alagar à Madura, on a rencontré des hommes qui étaient probablement des kodangis, habillés plus richement, avec pantalons, turbans de soie, et sur ces turbans quelquefois de jolis oiseaux ou perroquets ( k i 1 i ) en matériaux légers. c.

Danse.

Les danses des kodangis sont loin de présenter les caractères extrêmes décrits ailleurs : on ne rencontre ni transes avec chute, ni perte de conscience 2, etc. Au contraire, la première impression est celle d'une imitation pauvre et stéréotypée n'ayant de possession que le nom. Une observation plus attentive montre qu'il y a lieu d'être circonspect, mais les manifestations, en assez grand nombre, qu'on a pu observer tant chez les Kallar qu'ailleurs, n'étaient jamais excessives dans l'ordre des phénomènes corporels. Le danseur danse seul ou en groupe au son de tambours (et éventuellement de hautbois, l'accompagnement peut varier beaucoup, au minimum un tambour donnant un rythme simple). Les pas sont saccadés, les membres raides, les yeux souvent légèrement exorbités; c'est une tension générale du corps, une sorte de crispation, qui stéréotype les mouvements. On peut s'en faire une idée par les photographies (Pl. 30) : ici trois notes sèches, deux brèves (quelquefois une seule) et une longue, égrénées sur un petit tambour, correspondent les deux premières à la flexion des jambes, la troisième à leur extension. On avance généralement le pied droit en avant et vers la gauche. Les hommes se dressent vers le haut, les femmes, tenant un bouquet de fleurs de cocotier dans les bras, jettent la tête alternativement à droite et à gauche. Il y a des variantes : par exemple un sautillement jambes écartées, bras écartés, le corps tendu et la tête penchée sur le côté, plutôt gracieux que violent, qui s'observe chez les plus âgés (Pl. 30 c). La danse s'interrompt de temps en temps, certains assistants questionnent le danseur, qui répond comme le dieu lui-même. Tout cela est assez

1. Collections Musée do l ' H o m m e , 5 1 . 1 0 . 1 0 - 1 7 . 2. Cf. ELIADE, Chamanisnw, ¡lassim. On est ici assez près, a v e c de g r a n d e s d i f f é r e n c e s d a n s l e c o n t e x t e , des d a n s e s des witch-doctors décrites d a n s : EVATVS-PHITCHARD, Azande, p. 161 et s u i v .

350

LA

RELIGION

III A 2.6d

mesuré, la danse même dure rarement longtemps sans interruption, on n'observe pas en général de changements soudains dans le danseur produits par la répétition indéfinie des rythmes. Une observation peut aider à situer tout cela. Lors de la fête de Sivarattri à Sokkanadapuram, après l'arrivée au iieu-saint hors-les-murs, de nuit, entre huit et neuf heures du soir (le culte proprement dit aura lieu le lendemain matin), des tentatives répétées mais vaines eurent lieu pour établir la succession d'un danseur possédé mort récemment. La divinité porte le nom commun dans ce cas de Pattasami. II s'agit d ' u n homme mort il y a quarante ans, qui s'est manifesté après sa mort en possédant le fils de son frère aîné, puis le fils dudit. Celui-ci vient de mourir. Il y a deux candidats sur les rangs, l'un est le fils du mort. On leur demande seulement de dire le nom. Ils semblent faire de grands efforts sans y parvenir, les kodangis et femmes possédées tour à tour essaient en dansant devant eux de les entraîner dans le mouvement. Le second dit seulement « Angala Içvari », ce qui n'est que le nom de la divinité présidant au temple. Devant cet insuccès, on attrape des spectateurs debout à l'entour, ceux qui ont la chair de poule (p u 11 u erikkiRadu, « l'herbe brûle »), fait que je constate autour de moi. A chacun tour à tour le puçari met des cendres sur le front et l'orchestre recommence à battre. Par exemple à ma gauche une homme tremble imperceptiblement, il devient l'objet de l'offensive, tambours et danseurs s'affairent devant lui, au milieu des cris du public, on essaie de l'entraîner, de déchaîner en lui la danse. Entre temps on le questionne et on recommence la danse à chaque insuccès. Finalement on l'abandonne. On en entraîne un autre. II se déplace quelque peu, il prononce « Govinda » (nom de Krishna, c'est l'exclamation presque unique des kodangis), il danse de façon extraordinaire. On arrive enfin à lui faire dire : « Je ne sais pas, je vous le dirai au prochain Pongal . On insiste : « Nous sommes là à t'attendre, tu comprends bien que nous n'aimons pas cela, allons décide-toi ». Puis on l'abandonne lui aussi. On voit le lendemain l'un des candidats, en veshti blanc, au milieu des danseurs : il danse avec le groupe, mais il n'est pas encore reconnu comme marqué par le dieu.

d.

Possession.

Si le possédé est désigné comme celui qui « danse le dieu », l'expression la plus fréquente pour désigner la possession proprement dite est « (le dieu) est descendu sur lui ». On dit aussi que la grâce, a r u 1, est venue ou descendue. La danse est un moyen d'induire ou de révéler la possession, elle n'est pourtant pas absolument indispensable. Certains kodangis sont considérés comme pouvant provoquer en eux-mêmes la possession. C'est ainsi qu'ils sont parfois consultés sans musique ni danse, soit lors des assemblées préliminaires, soit au lendemain d'un culte pour des oracles familiaux. A Kokkulam, avant de célébrer la fête du Pongal, on demande au kodangi de Cinnaccami, le dieu cadet, un oracle pour l'année. Le kodangi, assis, récite d'abord un texte (un récit des origines du nad) puis subitement il est pris d'une sorte de suffocation, pleure sans excès et se met un doigt sur l'oreille, a des spasmes brefs, comme quelqu'un qui sanglote, dit « Govinda », et reprend le texte, plus fort cette fois, psalmodiant, chantant presque. Enfin il s'interrompt et répond aux questions sur le ton de la conversation, avec un peu de solennité : « J'enverrai de l'eau plein le réservoir, les récoltes seront abondantes, je garderai les gens de la maladie. » Il en est à peu près de même, plus brièvement encore, lorsque le matin du Pongal des bœufs il donne la permission de célébrer la fête, debout, appuyé sur sa canne, les larmes aux yeux. L'absence d'outrance est assez impressionnante, soit que le rôle soit bien joué, soit que l'homme parvienne réellement, comme il en donne l'im-

rn.K2.6d

351

CULTE DES DIEUX

pression, à passer en peu d'instants d'un plan psychique à un autre au moyen d'un grand effort nerveux et d'une technique respiratoire : on a un peu l'impression d'une forme dégradée d'ascèse. On notera que, dans les limites de l'observation, le kodangi se souvient parfaitement dans la suite des oracles qu'il a rendus. L'expression de souffrance est caractéristique, il y a une phrase stéréotypée : « g ô v i n d a, g ô v i n d a e N Ru varundugiRar» « Govinda, Govinda, dit-il en souffrant ». De même, lorsque le kodangi Mayandi, immédiatement après avoir offert la puja (Kacciti, fête de Kartikkai), brandit l'aruval de ses deux bras levés, face au sanctuaire, puis se retournant vers les assistants baisse la tête, crispé, secoué d'un léger tremblement nerveux (Pl. 31 c-d), et immédiatement prononce la formule par laquelle le dieu « donne la permission », c'est-à-dire en fait ici accepte et justifie le culte offert et promet sa protection. Aussitôt après, il va rendre des oracles (Pl. 31 e). Dans tout cela il y a une crispation, une tension nerveuse, consciente ou non, qu'on retrouve chez le même lors d'une consultation après une danse. En fait, j'ai pu observer longuement ce jour-là cet homme qui m'était familier, et depuis les premiers préparatifs le matin j'ai remarqué dans son regard quelque chose d'inhabituel, une certaine fixité un peu humide, qu'on retrouve par exemple Pl. 31 a (autre date). Il est clair que le rôle entraîne souvent soit une émotion religieuse, soit une satisfaction de prestige, considérables. L'usage de drogues, en tout cas des excitants usuels, est exclu ici : la prohibition était observée dans le village. Il n'en est peut-être pas toujours ainsi. Dans une localité du Tinnevelly, le changement produit chez un kodangi par l'absorption d'un breuvage ayant l'apparence de thé au lait, qu'une femme avait apporté de la maison, donne à penser qu'il devait renfermer de l'alcool. Le dieu cadet dont on consulte ci-dessus le kodangi est celui qui recevait le plus fréquemment avant la prohibition des offrandes d'eau-de-vie (je n'ai observé de telles offrandes nulle part). Le fait de regarder l'image du dieu paraît utilisé souvent ailleurs comme un moyen d'identification : le kodangi danse d'abord assez longtemps tourné vers le dieu, le regardant avec intensité, l'appelant avec émotion, avant de se retourner en transe vers les assistants. Lors de la fête d'Alagar, les manifestations dans le temple, au dehors et jusque dans les rues de Madura, sont semblables (danse, souffrance) avec pourtant un aspect de mortification plus marqué (la longue route, avec danses intermittentes, doit être exténuante — il y a autoflagellation, échauffement sinon brûlures avec la mèche). Quelques Pramalai Kallar participent, mais il est certain qu'une partie seulement des possédés qu'on rencontre là sont des Kailar.

On a vu plus haut que lors de la danse beaucoup de gens présentent des symptômes de possession possible. Lors de la même fête, lorsque le cortège de Sokkanadapuram traverse Tengalapatti, on renvoie avec de la cendre sacrée une femme venue danser à sa rencontre avec les signes extérieurs de la possession. Il peut s'agir d'une possession par un mauvais esprit, peutêtre passagère (cf. B 1). Un peu plus loin, la femme du prêtre de la lignée Taleiyan honore le cortège au passage. La connaissant bien, je me demande un instant devant ses manifestations très marquées ce qui va se passer. Rien. Plus tard, son fils m'explique qu'elle était probablement contrariée d'avoir à honorer elle-même, du fait de l'absence de son mari et de son fils, le cortège des dieux et prêtres d'un groupe allié. 13 *

352

LA RELIGION

III A 2.6e

On voit que les Kallar ne confondent pas la possession par u n dieu avec des manifestations très répandues qui peuvent aussi bien accompagner des états émotifs que des possessions par u n e autre sorte d'esprits. La possession par le dieu seule, une fois reconnue, est institutionnalisée. Ce sont les révélations du kodangi qui authentifient son identification avec le dieu. e.

Oracles.

Hormis les consultations en quelque sorte officielles au n o m d u groupe, il y a dans toute fête de lignée des m o m e n t s où les gens ont la faculté de consulter les dieux sur leurs affaires. Tous les kodangis ne fonctionnent pas également comme oracles, il y en a de recherchés, d'autres q u ' o n n'interroge pas. Cette consultation s'appelle « demander le k u R i », le signe ou présage. Il s'agit le plus souvent ou d'avoir des enfants, ou de guérir u n malade, ou de chasser u n démon, ou de remédier soit à une mauvaise récolte, soit à des accidents dans le troupeau (lors d u Pongal). L'intéressé questionne en général à la fois sur la cause du mal et sur le remède, et la réponse, si variable qu'elle soit, indique les deux, car de la cause dépend le remède. Très souvent u n dieu a été offensé d ' u n e façon déterminée, et il retirera son châtiment une fois convenablement propitié. Le kodangi indique alors diverses sortes d'observances comme pénitences : peut-être u n e amende, ou bien u n pèlerinage, etc. Dans certains cas, il ne renseigne qu'incomplètement et renvoie à u n autre dieu pour plus ample information. Il arrive qu'il reconnaisse être lui-même (en tant que dieu) responsable d u mal, en donne les raisons et indique à quelles conditions il retirera sa malédiction. Ainsi le lendemain du Pongal, pendant toute la matinée, le kodangi Mayandi, de concert avec Cinnaccami, qu'il semble avoir appelé à se consulter avec lui, répond à des questions dans la cour d ' u n e maison de Kacciti. Ils reçoivent huit annas par consultation. Une f e m m e malade ira mieux si elle donne quatre annas au temple de la sous-lignée; les parents d ' u n enfant né au septième mois demandent s'il survivra, ici les dieux ne se prononcent pas mais demandent u n délai d ' u n e semaine. Trois f e m m e s qui veulent des enfants en auront, rien n'est perdu. Voici trois oracles relatifs a u bétail donnés par le kodangi Mayandi à Kacciti le jour d u Pongal des b œ u f s . Le premier porte sur la consécration au dieu d ' u n e bête d u troupeau ( a l liy a p açu). Normalement le dieu fait connaître son choix a u propriétaire en rêve avant la naissance de la bête : il naîtra u n e b ê t e de tel sexe, de telle couleur, q u ' o n la lui consacre. Ici u n h o m m e consulte à propos de maladies, d'accidents survenus à sa voiture, etc. Le dieu lui r é p o n d : « T u as choisi sans ma permission c o m m e vache a II i y a u n e bête q u e t u as achetée, elle doit être née dans ta maison ». L ' a m e n d e consiste à laisser la bête dans la maison d u kodangi c o m m e bête d u dieu ( ç à m i - m â à u ) et à payer cinq roupies d ' a m e n d e à la prochaine fête (février-mars). Le deuxième est u n h o m m e d ' u n autre village. Il y a deux ans il n ' y a pas eu de fête par suite d ' u n e épidémie de variole. L ' h o m m e a sacrifié u n b o u c et emporté toute la viande, fait cuire dans la nuit les p o u m o n s et p e n d u le reste. Le lendemain la viande a disparu. Survient u n e série de malheurs : son bétail m e u r t (deux mille roupies), le taureau se casse la jambe, dix ou quinze chèvres crèvent; son fils, innocent, est accusé d ' u n m e u r t r e et arrêté. Le dieu lui dit : « C'est moi qui ai pris la viande pour que tu me croies. Paie cinq roupies immédiatement et sacrifie deux boucs l'an prochain ». Enfin, u n h o m m e est inquiet parce que cette année, en venant à la fête, le troupeau des

I I I A 2.6/

353

CULTE DES DIEUX

bêtes de son village (1.5d), d'habitude si tranquille, a été désordonné, des animaux se sont échappés, un veau s'est enfui. Ici le dieu s'excuse : c'est de sa faute; trop occupé au village, il a failli à veiller sur le troupeau comme d'ordinaire ; qu'on se rassure.

Certains kodangis ont la spécialité de l'exorcisme. Il y a, en effet, un autre type de possession, qu'on étudiera plus loin (B 1), c'est la possession par des esprits malfaisants, dont on cherche, et dont on parvient souvent, à se débarrasser, en somme une possession maligne et temporaire s'opposant à la possession permanente, institutionalisée, bénéfique, des kodangis. Il est naturel que les possédés permanents aient la charge de délivrer les possédés temporaires, que les dieux chassent les démons. Dans l'exorcisme, le kodangi, en principe possédé lui-même, apparaît plutôt comme un spécialiste de sang-froid. Quel est le degré de croyance qui s'attache aux prophéties et à la possession en général ? Il faut ici nuancer selon les situations. Tout dépend de l'attente dont la prophétie est l'objet. Il n'est pas douteux que les gens qui consultent un oracle à propos d'un mal domestique croient très généralement en ses déclarations et observent ses directives. Au contraire, lorsque lors du Pongal de janvier le kodangi principal du nad, sans être aucunement sollicité, ordonne de célébrer dans l'année la grande fête du nad, très dispendieuse, sans donner de raisons explicites, tout se passe comme si personne n'avait entendu. Les temps sont trop durs. On constate aussi que les prophéties pour l'année du même personnage n'ont jamais été infirmées. De fait elles sont assez vagues pour qu'on les oublie facilement. Un récit de Inf. 1 montre le roi Tirumalai Nayakkar consultant les kodangis pour des raisons personnelles, et, mécontent de leurs réponses, exposant leur incapacité en confisquant leurs accessoires, et même leurs fondations. Vient le tour de Kamacci Gaundar, le prêtre-prophète de K. Puliyankulam (III A 4,5 c). Possédé par Peykkamen et Kamacci : « Hé, vaurien mangeur de cadavres, te faut-il un trône ? Descends de là, ou je détruirai ta forteresse. » Le roi obéit, et se prosterne. Le kodangi établit sa compétence en répondant à la question préparée par le roi, mais avant de le renseigner sur sa postérité, il exige que le roi promette aux kodangis de leur restituer ce qu'il leur a pris. « Tous les dieux sont soumis à Peykkamen, ces kodangis ne sont pas coupables, tout le monde ne peut pas être possédé » (c'est moi qui souligne). Enfin, lui ayant révélé l'avenir peu encourageant de lui-même et de sa dynastie, le Gaundar refuse les dons du roi, et, ne prenant que du sucre et des bananes, rentre chez lui. On voit ici, entre autres, que même pour un vieillard aussi traditionaliste que cet informateur, il y a prophète et prophète. L'esprit critique se combine à la foi comme on l'a montré ailleurs (Evans-Pritchard, Azande, passim). f.

Psychologie.

Sans doute aperçoit-on que le type du kodangi est très différent du type du puçari. Le rôle demande, outre certaines dispositions psychologiques, au demeurant assez répandues, de l'intuition et de l'audace. A part des cas insignifiants, on peut reconnaître parmi les kodangis un type assez net, qui 13

A.

354

LA RELIGION

III A 2.7

est celui de Cinnaccami (Pl. 31 b), homme jeune, beau et relativement fin, soigneux de son apparence physique, avec si l'on veut quelque chose de l'artiste, vraisemblablement aimé des femmes, comme certain de ses collègues qui collectionne les maîtresses (ce qui serait difficile à tout autre de nos jours, même à un chef). Le côté sensitif, nerveux, impulsif, volontiers dominateur, du caractère s'oppose nettement aux caractères idéaux du puçari, et est en somme beaucoup plus Kallar. Kodangi Mayandi, homme rangé et modeste, est prêtre autant que Kodangi (2.2a; cf. aussi p. 293). 2.7. Musiciens intouchables. On sait que, dans l'interdépendance des Kallar et des intouchables, une des fonctions essentielles de ceux-ci est la musique. Il s'agit principalement des Paraiyar (p a R e i y a r, de p a R e i, tambour), mais ils peuvent être remplacés localement par d'autres intouchables, les Sakkiliyar. Au jour de fête, il y a échange de prestations : d'une part les intouchables jouent, d'autre part ils collectent de la nourriture, etc. Mais il y a plus, et dans quelques exemples, certains Paraiyar apparaissent liés à un temple donné en qualité de musiciens d'une façon tout aussi nécessaire que les prêtres et les danseurs possédés, en somme comme membres du clergé. C'est une situation qui reproduit celle des grands temples brahmaniques où les Melakkarar ou musiciens sont attachés au temple comme les Brahmanes desservants, cuisiniers, etc., et bénéficient comme eux de fondations pour leur entretien. Ainsi à K . Puliyankulam, les deux Paraiyar du temple de Kamacci sont possédés après La mort de Tagarammal au même titre que certains de ses parents. Le temple de Kamacci prête deux Paraiyar lors de la fondation du temple d'Urumanar, ils recevront un vêtement et trois régimes de bananes par jour. De même lorsque la lignée Kallar Kanni est initiée au culte de Kamacci par le Gaundar de K . Puliyankulam, c'est une obligation pour elle de n'utiliser que cinq Paraiyar prêtés par lui et qui reçoivent une redevance analogue, mais plus importante. Lorsque le temple cadet de Kamacci se détache proprio motu du temple aîné, celui-ci refuse de donner ses deux Paraiyar. Il faut en amener de Tidyen, et l'apprentissage très difficile de la grande variété de rythmes n'est rendu possible que grâce à l'appui d'un dieu qui vient, déguisé en jeune garçon Paraiyar, les enseigner aux nouveaux promus. A K . Puliyankulam, la redevance due aux Paraiyar musiciens, à la fête d'Adi, consiste en cent noix de coco et est appelée « fondation » comme le serait un champ attaché à un temple pour l'entretien du prêtre.

3. L E TEMPLE (de lignée). (3.1. Préliminaires. — 3.2. Un temple. — 3.3. Le panthéon. — 3.4. Dichotomie du divin. — 3.5. Un « dieu noir » . ) 3.1. Préliminaires. Au présent stade, l'objet principal de la recherche, ce sont les dieux. Deux circonstances déterminent la démarche. E n premier lieu, les dieux sont si nombreux, leurs caractères si fluctuants qu'il serait vain d'essayer de définir

P l . 31

D I E U X I N C A R N É S . — a. Kodangi Mayandi donne un oracle (Pongal). — b. Le « dieu c a d e t » de Kokkulam (Pongal). — c.-d. Kodangi Mayandi « souffre» et « donne la permission » (Kartikkai, fête de la sous-lignée Kacciti).

IIIA 3.2a

CULTE DES

355

DIEUX

des individualités divines, ou même des types de divinités, sans s'assurer au préalable des catégories stables qui puissent servir de cadre de référence. En second lieu, les rites constituent au contraire des complexes très constants dans leurs traits principaux : il y a des temples, des fêtes ou cycles cultuels de plusieurs jours, deux sortes d'ensembles bien définis, d'une part, d'autre part un petit nombre de types de rites ou offrandes que l'on retrouve un peu partout, comme une sorte de langage rituel commun. Il se trouve que, pour notre présent propos en tout cas, les relations des dieux entre eux sont plus importantes que ce langage rituel qui, à part quelques grandes cassures, est ou bien similaire ou bien d'une diversité dénuée de sens à ce niveau. On peut entrer jusqu'à un certain point dans la nature des dieux par une étude précise de leurs groupements dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire de ces individualités complexes que constituent le temple et le cycle de cérémonies, sans entrer très avant dans le détail du rituel proprement dit. Là se bornera dans ce qui suit notre ambition.

3.2. Un temple. (a. Temple-en-les-murs; b. Temple-des-boîtes; d. Le temple-hors-les-murs.)

c. L e

taureau;

Reprenons le temple de Çiva de la lignée Karuppan (§ 1.5 a). En un sens large, il comprend des emplacements, des bâtiments et des objets, un clergé et aussi un animal. Normalement il y a deux temples : l'un, un magasin, en-les-murs, vïitu-kôvil, l'autre, le lieu-saint, hors-les-murs, k à 11 u k ô v il. Ici, on l'a vu, le premier est dédoublé. a. Temple-en-les-murs. On appelle ainsi le temple original, à la différence du suivant. Il ne sert plus guère, sauf qu'on y allume une lampe lors des fêtes, et qu'on y passe lors de la fête de la lignée. b. Temple-des-boîtes. Les boîtes ont été depuis longtemps retirées de a et sont conservées dans un magasin situé dans le quartier de la sous-lignée (Macci) du prêtre aîné. Ce « temple » n'est en fait qu'un grenier ruiné (Pl. 29 d). On a vu que les risques de pollution amènent normalement le prêtre à conserver les objets sacrés hors de sa maison (§ 2.4). On trouve ici deux boîtes, qui contiennent les instruments du culte, l'argent des vœux, etc. A la demande soit d'individus qui ont fait un vœu (vendredi), soit de familles qui désirent célébrer là un mariage économique, le prêtre fait ici des offrandes simples (lampe, coco), distribue de la cendre sacrée, etc. Les deux boîtes, appelées « grande » et « petite », ou plutôt « aînée » et « cadette », correspondent aux deux prêtres aîné et cadet, et aux dieux végétariens d'une part, carnivores de l'autre. En temps ordinaire, le temple tout entier est contenu dans ces deux boîtes, le divin y est en quelque sorte Pl.

32

D I C H O T O M I E D E S T E M P L E S D E L I G N É E . — a. Lignée K a r u p p a n , templehors-les-murs. — b. L i g n é e Taleiyan. — c. L e c o r t è g e de S o k k a n a d a p u r a m avec ses d e u x boîtes c o u v e r t e s d e guirlandes ( e n haut à g a u c h e ) .

356

LA RELIGION

III A 3.2e

conservé sous une forme réduite, latente : généralement un seul dieu est censé être présent dans la boîte et la garder. Au jour de la fête, le prêtre transporte la boîte sur sa tête au lieu-saint. Dans d'autres temples, on trouve parfois des formes moins parfaites (deux boîtes mais un seul prêtre, ou même une seule boîte et un seul prêtre). c. Le

taureau.

On a déjà rencontré dans le village le taureau de ce temple. Les villageois l'identifient familièrement à Çiva, il a le monopole des fonctions reproductrices. II participe éventuellement aux courses. Il est donné par un membre de la lignée ou acheté par souscription. Mort, on l'enterre devant le templeen-les-murs. Au jour de la fête de la lignée, il est conduit solennellement au temple-hors-les-murs où il a plus ou moins rang de dieu. d. Le

temple-hors-les-murs.

C'est le lieu-saint, qui ne s'anime que lors de la fête de la lignée, laquelle n'a pu être observée. En temps ordinaire c'est un emplacement où un certain nombre de pierres taillées gisent en désordre, et qui comprend principalement deux halls à piliers (mandapam), dont l'un pourvu d'une cellule fait face, à l'est, à une lampe-pilier et à un grand Nandi (taureau de pierre), tandis que l'autre, dépourvu de cellule, situé au sud, fait face au nord (Pl. 32 a). Tous deux sont vides, marqués seulement par le dépôt noirâtre des lampes qu'on a fait brûler dans des niches spéciales pratiquées dans les murs. Le temple comporte encore une stèle plantée à gauche du premier mandapam et pourvue d'une lampe de pierre, qui représente un ancêtre en guerrier et sa femme, et aussi, devant le deuxième mandapam, une pierre plantée, sculptée mais penchée et mutilée, qui représente peut-être un dieu. L'aspect inachevé de ce temple est assez caractéristique du sud de l'Inde, où il est fréquent que des querelles ou des présages défavorables interrompent des constructions projetées. En revanche, l'absence de représentations des dieux n'est qu'une possibilité parmi d'autres : elle nous avertit seulement que de telles représentations ne sont nullement indispensables, mais les dieux peuvent aussi être représentés, soit par de simples pierres, soit par des statues de pierre sculptée ou de terre cuite. On ne peut pas conclure du nombre des images au nombre des divinités : ici un panthéon complet habite au jour de la fête cette scène qui nous paraît déserte. Ceci constitue une difficulté pour l'inventaire des temples que l'observateur rencontre sur sa route et visite dans leur période d'inactivité : l'information prend ici le pas sur l'observation, tout en étant dans une certaine mesure complétée ou recoupée par l'observation d'autres cultes, ici et ailleurs. Ce n'est en effet qu'au jour de la fête, du culte, que le divin non seulement quitte le magasin du village pour le lieu-saint, mais en même temps sort de sa léthargie et se manifeste, déborde de la boîte qui l'enfermait et se déploie dans sa multiplicité, incarnée par les danseurs possédés. Mais, ainsi qu'on va le voir, tous les dieux ne sont pas incarnés, et la seule marque matérielle nécessaire de leur existence est constituée par les offrandes qui leur sont faites : chaque offrande de

I I I A 3.3

CULTE

DES

357

DIEUX

nourriture sur une feuille (p a\ \ e i y a m), déposée en général à un endroit fixe du temple, marque une présence divine, et réciproquement l'inventaire des dieux n'est complet que dans l'inventaire des offrandes. Quittons donc l'observation pour écouter les informateurs. La précision de deux idées fondamentales contraste immédiatement avec l'aspect irrégulier et divers des temples.

3.3. Le panthéon. fa. Temple de Çiva, lignée Karuppan; cisions et résumé structural.)

b. Autres

exemples;

c. Pré-

Tout temple de lignée est censé contenir vingt et une divinités. Cette affirmation est répétée à satiété, non seulement parmi les Kallar mais parmi d'autres castes, par des gens qui sont tout à fait incapables de dénombrer les vingt-et-une divinités. En fait il s'agit d'un total dont l'origine n'est pas claire 1 , mais qui est fondé, dans le cas des Kallar au moins, sur l'opposition de deux catégories de dieux : les dieux végétariens ou purs, ç u 11 a m , d'une part, les dieux mangeurs de viande (nous dirons pour simplifier carnivores), ou impurs, a ç u 11 a m, d'autre part. C'est ce total que l'on désignera ici sous le nom de panthéon d'un temple déterminé. Au lieu de vingt et un dieux, le temple peut en contenir davantage. D'abord, un multiple de vingt et un. Ainsi à Pappappatti, et à Karumattur selon les gens de Pappappatti, il y a quarante-deux dieux, brahmanes et non-brahmanes, dont trois Aiyar (les « Trois Dieux »), trois Mayandi et peut-être trois Tavasi. A Kokkulam, Inf. 1 parle de soixante-trois dieux, mais il les répartit en deux catégories : quarante-huit sont à l'intérieur, donc probablement végétariens, et quinze à l'extérieur comme gardiens, donc sans doute carnivores. II va plus loin au temple aîné de Kamacci à K. Puliyankulam, où il place : 1° dans le bâtiment du nord soixantetrois nàyaNmàr (ou Brahmanes, masculins a i y a m à r, féminins ammamàr); 2° dans le bâtiment au sud du précédent quarante-huit « rois », savoir vingt et une divinités masculines et vingt-sept divinités féminines; 3° enfin, tout à fait au sud, les jeunes filles innombrables (« millier de crores », a y i r a k ô d i t a n g e i). Le même informateur, traitant en détail de la religion de Karumattur, qui fait figure de capitale religieuse, non seulement indique les noms brahmaniques des dieux principaux, mais aussi multiplie le nombre des objets sacrés. Selon lui, Karumattur, ou même plutôt le temple initial encore indivis, contient cent vingt dieux au nord, cent vingt dieux au sud, tous rassemblés sur l'autel (b a l i p i d a m) en une seule offrande, mille huit lingam, cent huit séjours de Çiva, et soixante-trois Nayanmar (dieux brahmaniques, ci-dessus). Tous sont contenus dans les vingt et une offrandes traditionnelles. Le même temple comporte aussi les sept baignades saintes, ou même davantage (mais ici la confusion triomphe).

On peut étudier sur notre exemple, privilégié pour le nombre des informations, comment cette totalité est conçue.

1. On p o u r r a i t croire que le n o m b r e vingt-et-un vient d i r e c t e m e n t d u b r a h m a n i s m e . Cela ne p a r a i t pas être le cas p a r exemple d ' a p r è s ce q u e G. Kao dit des P a r i v a r a D e v a t a : dans les t e m p l e s çivaïtes ces divinités accessoires paraissent être a u n o m b r e de huit, douze, seize, t r e n t e - d e u x , t r e n t e trois; d a n s les temples vishnouïtes le n o m b r e sept p a r a î t p a r t i c u l i è r e m e n t en évidence, mais il y a généralement u n s u p p l é m e n t ( H i n d u Iconography, II, 2, p. 421-423, etc.; I, 2, app. A).

PANTHÉON D'UN T E M P L E D E L I G N E E 1 iVtuns îles

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I I I A 3.3a a. Temple

CULTE DES

de Çiva,

lignée

DIEUX

359

Karuppan.

Hors le dieu principal qui donne son n o m au temple, u n petit n o m b r e de dieux seulement est énuméré par la plupart des gens. On va voir que m ê m e les m e m b r e s du clergé sont incapables d'énumérer, ou d ' é n u m é r e r sans variations, les vingt-et-un dieux. Par exemple le prêtre aîné lui-même, Suppayattevar, qui est u n h o m m e jeune et peu intelligent, énumère avec quelque difficulté les dieux incarnés auxquels il passe u n e guirlande lors de la fête. Il donne neuf dieux végétariens et trois ou quatre carnivores (voir tableau). On comprend sans peine que, parmi la foule des vingt-et-un dieux, ceux qui sont incarnés par u n h o m m e donné lors de chaque fête constituent u n e sorte de noyau où les individualités se conservent. Un autre informateur, bien supérieur, appartenant à la lignée et prêtre en même temps que kodangi de la sous-lignée Kacciti, Inf. 2, a donné en des occasions différentes trois listes qu'il est intéressant de comparer. La première est à proprement parler u n récit d'origine où le panthéon est présenté comme s'étant constitué historiquement par u n e suite d'accrétions à u n noyau primitif. Quand les ancêtres quittent la province de l'est, ils n ' e m p o r t e n t avec eux, sous forme de la « poignée de terre », que deux dieux, Çiva et Içvari (â d iç i v a N et paramëçvari). E n chemin, d'autres dieux se manifestent : faisant halte à P i n n u r sur le bord du réservoir où il y a u n temple d'Aiyanar, on voit apparaître quatre enfants, trois garçons et u n e fille, qui demandent q u ' o n les emmène. On refuse. Ils disparaissent après avoir annoncé leur intention de suivre le groupe de toute façon. De même, alors q u ' o n se repose à l'ombre d ' u n arbre k a d a m b u (Eugenia Racemosa ? E. Jambolana ?) quelque part au sud de Madura, apparaissent deux hommes et u n e f e m m e . Lorsqu'on établit le temple à l'emplacement actuel et q u ' o n célèbre pour la première fois la fête de Sivarattri, il se produit toute u n e série de possessions. Non seulement : — un homme est possédé par Çiva, — une femme par Içvari, comme au point de départ, mais de plus : — une femme est possédée et déclare être à la fois trois déesses : ç â r u g à y i, u l a g â y i etçâçtirattu-pàppàtti, — un homme est possédé par aiyarçàmi, (ce sont les quatre enfants de l'Aiyanar de Pinnur), — un homme est possédé par kadambuvaNa ç o k k a N, — un homme est possédé par le frère cadet du précédent, ï d u m b a N, — une femme est possédée par l'épouse de Çokkan, àv a d e i a m m a N, (c'est un nom de Minacci, ces deux dernières incarnations n'auraient plus lieu aujourd'hui, voir plus loin). — enfin plus tard un homme est possédé par m à y àn d ¿, c'est-à-dire Krishna. Celui-ci dormait dans l'océan, en état de méditation, lorsqu'il apprit que Çiva était dans le monde et décida de l'y rejoindre. Il alla d'un temple à l'autre le cherchant. Il apparut une fois ici lors de la fête sous la forme d'un petit enfant, et l'année suivante il posséda un homme. C'est le dixième dieu. Si l'on inclut la boîte, qui est considérée dans cette situation comme u n dieu particulier, on obtient en tout onze dieux végétariens.

360

LA

RELIGION

III A 3.3a

Les dieux carnivores, au nombre de dix en tout avec la boîte, sont donnés ici comme des accrétions postérieures. Trois d'entre eux sont rapportés par l'ancêtre Karuppattevar, avec le tambour de guerre et le taureau accompagnés par le Sakkiliyar qui conduit le taureau et bat le tambour, du zamindari d'Idaiyankottai où il a été employé comme chef de guerre (B 2, B 3, B 4), il faut y ajouter Subrahmanya (p a L a N i a n d a v ar) qui passe par là un beau jour un couple d'ancêtres dont on voit la stèle, et un dieu qui est censé résider dans le haut pilier de pierre qui sert de lampe (kambatta Ai - y à N) 2. A côté de cette liste, reproduite au tableau colonne 2, le même informateur en a fourni deux autres d'un point de vue différent. L'une, colonne 4, décrit le culte tel qu'il a effectivement lieu, et souligne une erreur, dont la famille du prêtre cadet souffre (inclusion des deux dieux végétariens Ganesh et Avadai Amma parmi les carnivores, en B 11 et B 12). L'autre liste, colonne 3, est relative à la disposition correcte des offrandes. Ces deux listes ajoutent Ganesh A 13 (B 12 par erreur) qui a visiblement été oublié dans la colonne 2 et là d a t â v a ç i A 12, un rishi présent dans d'autres temples ; les suppressions portent sur A 9 et A 10, cette dernière probablement en surnombre colonne 3, de sorte qu'on arrive à un total de douze divinités. La disposition des offrandes, comme celle des deux bâtiments, est un bon exemple de la façon dont les principes, abstraits mais de nature structurale, sont appliqués en pratique. Le principe fondamental énoncé par les spécialistes est que les dieux végétariens sont au nord, les dieux carnivores au sud, et on a en premier lieu deux bâtiments dont l'un est effectivement plus au sud que l'autre. (L'ouverture vers le nord de ce second mandapam n'est au contraire pas pertinente, la comparaison montrera qu'ailleurs il peut faire face à l'est.) II y a un autre principe, moins important, selon lequel les végétariens sont à l'intérieur, les carnivores, en tant que gardiens, à l'extérieur. On voit que pour rendre compte de la disposition des offrandes, il est nécessaire d'ajouter au premier principe, vérifié dans l'ensemble, le second pour les dieux B 5, B 7, B 10, dont les offrandes sont dites être déposées auprès du taureau de pierre et de la lampe, ce qui est naturel pour deux d'entre elles. De plus, on voit que toutes les offrandes aux carnivores sont à l'extérieur du mandapam des végétariens (Fig. 21). Si l'on compare ces listes, on voit que le total dans les trois dernières est conservé (à peu près) constant grâce à deux procédés : 1. A la fin de chaque partie de la liste, certains dieux peuvent être laissés de côté (ainsi les objets parmi les carnivores), d'autres ajoutés (ainsi

1. N o t e r ce c l a s s e m e n t p a r m i les d i e u x c a r n i v o r e s q u i n ' e s t p a s d û a u l i a s a n l . 2. Selon I n f . 1, à l'oi'i^inc, le f o n d a t e u r de K o k k u l a m cl son f r è r e , f o n d a t e u r de P u U i i r , p a r t a g e n t les d i e u x q u ' i l s o n t a p p o r t é s (le p r o c é d é e s t d o u t e u x , cf. § 1.5g). L a lignée de K o k k u l a m r e ç o i t Ç i v a , P a r a m a n t a y ( p r o b a b l e m e n t i d e n t i q u e à I ç v a r i ) et l ' a d a l a i A m m a n (voir ci-après). K a r u p p a t t e v a r a r a p p o r t é aussi d a n s c e t t e version des d i v i n i t é s , mais ce s o n t d e u x déesses, B a g a v a t i et S i l a k k a r i ( d é e s s e du Sakkili), a u lieu de V i r a p p a t t r a , T o k k i l i C i n n a c c a m i (Sakkili!, et l ' a d a l a i A m m a n . De plus l ' a n c ê t r e r e p r é s e n t é est selon I n f . 1 ce m ê m e K a r u p p a t t e v a r .

I I I A 3.36

CULTE DES DIEUX

361

Ladatavaçi en A12), et les dieux sont si nombreux qu'il n'est pas difficile d'en trouver un pour remplir le vide; 2. Certains dieux constituent de petits groupes (de parents) qui peuvent au besoin être considérés comme un seul dieu. Ainsi A5-A6-A7, trois sœurs, possèdent une seule femme dans le récit d'origine. Ainsi aussi A8-A9-A10 sont fort probablement confondus en un seul dans la liste (1), (seul A9 disparaît de la liste (3) où il est évidemment confondu avec A8). On peut ainsi définir le total du temple : ce n'est pas un groupement absolument rigoureux d'individualités bien marquées, mais un total chiffré à vingt-et-un, présidé par le dieu dont le temple porte le nom, composé d'un noyau solide de dieux incarnés et d'une marge de remplissage plus plastique, le tout étant divisé en deux catégories opposées, en deux moitiés inégales et hiérarchisées. Cette dichotomie sera considérée ici comme le principe fondamental constituant le total. Elle est pourtant en un sens exceptionnelle : ni on ne la trouve aussi bien marquée dans le fait que dans la théorie, ni les groupes non Kallar qu'on a pu observer ne paraissent y attacher autant d'importance. Elle est le fait d'une conscience religieuse relativement déliée et exigeante. Et qu'il s'agisse d'une théorie ne lui retire rien de son importance, dont on s'assurera parmi les Kallar de multiples façons. b. Autres

exemples.

Pour de multiples raisons, dont on a indiqué quelques-unes, une revue systématique des panthéons des temples est impossible à cette place. On se bornera à un petit nombre d'exemples privilégiés. Lignée

Taleiyan.

J'ai pu observer la disposition des offrandes dans le temple de la lignée Taleiyan à Tengalapatti à la fête de Pongal. Ce temple (§ 1.56) est une bouture du temple du nad et son dieu principal est Peykkamen. Le temple est constitué d'un enclos renfermant un bâtiment formé de deux cellules (pl. 32b). Les deux boîtes se trouvent côte à côte dans la cellule nord. A vrai dire, ici, une seule des deux boîtes est considérée comme sacrée : elle est placée à droite, soit au nord, et le couvercle en est orné de plaques de métal représentant un n à ma m (« r à m a m »), un cercle et un croissant, « pleine lune et nouvelle lune ». Cette boîte ne contient que l'argent des offrandes faites en conséquence d'un vœu. A gauche, soit au sud, on voit un vieux coffre délabré qui, lui, contient les accessoires du culte : clochette, trident, conque et cercle (vishnouïtes). Cette différenciation des deux boîtes, l'une tendant à apparaître comme sacrée, l'autre davantage comme un objet utilitaire, est évidemment à rapprocher du fait que ce temple d'une lignée peu nombreuse n'a qu'un seul prêtre, et non pas deux. Les offrandes de riz sur une feuille ( p a i l e i y a m) sont disposées comme sur la figure 22. On peut ainsi, avec l'aide du prêtre, identifier les dieux et, comme on a par ailleurs une liste des divinités figurées dans le temple du nad (mais non pas de son panthéon complet), on peut voir parmi ces dernières lesquelles se retrouvent et lesquelles sont absentes dans notre exemple.

Le prêtre affirme qu'il y a vingt-et-une divinités, et les répartit en dieux végétariens (cellule nord), et dieux carnivores au sud (cellule sud et pierres à l'extérieur). Il y a dix dieux carnivores, soit d'une part cinq à l'intérieur, quatre Karuppus ou Dieux Noirs et une déesse (dont trois, deux Karuppus et la déesse, se retrouvent à Kokkulam) ; et d'autre part cinq à l'extérieur, dont trois se retrouvent à Kokkulam, le n° 6 en particulier exactement dans la même position.

362

III A 3.36

LA R E L I G I O N

La situation est moins claire pour les végétariens. Le prêtre dispose dans la cellule nord une grande offrande, probablement collective, en face de la boîte, et cinq offrandes ordinaires. II dit que cette cellule est le temple de Çiva, et il énumère d'abord sept divinités. Sur mon observation que le total est incomplet, il propose de compter d'une autre façon, en dénombrant une divinité collective (les « sept jeunes filles »). J'observe que cette fois le total est dépassé. — « Cela n'a pas d'importance », et il ajoute une huitième divinité. Incidemment, il remarque que l'un des dieux figurant là, Virappattra (à l'extérieur, en k l , où en fait il n'y a pas eu d'offrande déposée), est en réalité



OK

S flá

?

Sa

Sio _

Figure 22. — Disposition des offrandes, lignée Taleiyan

Carnivore et devrait être placé au sud. Des huit dieux énumérés ici, cinq se retrouvent à Kokkulam. La différence consiste dans le fait que Kokkulam a ici comme divinité principale Aiyanar entouré de ses deux femmes, ce qui est très régulier, tandis qu'ici le rôle est tenu par Çiva et ses compléments. Peut-être aperçoit-on sur cet exemple le genre de relation qui unit le modèle formel (vingt-et-un dieux comme total, reproduits d'un temple à l'autre, dans ce cas par transfert de la boîte) et la pratique, où, hors un noyau pertinent, on a des individualités de remplissage plus ou moins définies. La précision du total permet une certaine fluctuation des éléments.

I I I A 3.36 Temples

CULTE DES

d'Occandamman

363

DIEUX

à Karumattur,

Pappappatti,

Tummakkundu.

Ceci est un autre cas où l'on peut comparer le temple primitif (K.) et deux autres qui sont nés de lui (II B 1.3). Malheureusement l'observation n'a porté ici que sur les dieux représentés (qui sont nombreux dans les deux premiers temples), et il y a des incertitudes dans l'identification des dieux du temple de base. La dichotomie est bien observée en général, et une partie des dieux se retrouvent régulièrement, au nord comme au sud. Néanmoins, des Karuppus apparaissent au nord à P., et les dieux qui à K. et à P. accompagnent le dieu central sont obscurs. Enfin il y a très peu d'images à T. (un seul Karuppu au sud). Un trait remarquable : la morte divinisée Occandamman, qui donne son nom au temple, aussi appelé, à K., temple d'Angala Aiyar du nom de la divinité principale, n'est pas figurée, ni à P. (où il y a une autre femme-dieu, la fondatrice), ni à T., ce qui ne veut pas dire naturellement qu'elle soit absente. c. Précisions

et résumé

structural.

On reviendra plus loin sur la dichotomie du divin qu'on a rencontrée dans le temple et qui constitue le principe essentiel de sa totalité. Auparavant, précisons quelque peu la structure du temple pour pouvoir donner de cette totalité une image schématique. Dieux

gardiens

du

temple.

La situation des dieux carnivores par rapport aux dieux végétariens, leur subordination et dépendance vis-à-vis de ceux-ci, est souvent exprimée en disant qu'ils sont présents en tant que « gardiens », k âv al. En tant que gardiens, ils se tiennent au dehors, aux abords du sanctuaire du dieu pur, et cela rappelle les gardiens des portes sculptés de chaque côté de la porte dans les temples brahmaniques. En quoi consiste cette fonction, contre quels risques les dieux carnivores ainsi placés garantissent-ils les dieux de l'intérieur ? Contre des voleurs qui peuvent être humains, et surtout contre les mauvais esprits (p ë y) qui tentent de s'approprier les offrandes (ci-dessous, § 5). La préoccupation d'empêcher le vol des offrandes de nourriture faites aux dieux revient souvent dans les rites sud-indiens (cf. Whitehead, etc.). On verra du reste que les mauvais esprits en question ne sont pas dans leur nature différents des gardiens, à leur situation près. Mais chez des gens qui se considéraient eux-mêmes comme des « gardiens », la notion de dieu gardien a évidemment une connotation plus précise : sans être les dieux de la caste à proprement parler, ce sont évidemment ceux à qui l'on s'identifie le plus aisément. Si le dieu principal d'un temple est végétarien, on comprend fort bien qu'il ait des gardiens (ou un gardien-chef) carnivores. Mais qu'arrive-t-il si le dieu principal est lui-même Carnivore ? On ne peut alors rationaliser la présence des végétariens en parlant de gardiennage, ce qui, par homologie avec la société, serait absurde ? Sans doute, et pourtant ces relations sont

364

LA RELIGION

III A 3.3c

tellement structurales et découlent si peu de la nature des dieux pris en euxmêmes qu'il y a des cas où ce retournement s'effectue, ou s'effectue presque. P a r exemple, à K a r u m a t t u r , lorsqu'on concède u n temple distinct au sanguinaire Virumandi (détaché du b r a h m a n e Kaluvanadan), on lui adjoint u n garde du corps, surtout pour l'empêcher de s'échapper, non pas u n dieu végétarien obscur, mais rien de moins que Perumal, c'est-à-dire V i s h n u ; (un autre dieu est préposé à la garde du sang qui doit rester sur le sol pendant trois jours, et celui-ci n'est pas tout à fait u n dieu Carnivore). La relation de gardiennage la plus c o m m u n e est donnée de deux façons, soit collectivement, la moitié Carnivore d u panthéon gardant l'autre, soit individuellement : u n gardien-chef étant considéré comme associé au dieu principal sous l'invocation duquel le temple est placé. Groupements

de

parenté.

A l'intérieur des deux grandes catégories qui s'opposent dans le temple, les dieux f o r m e n t souvent des groupes plus restreints fondés sur des relations de parenté. On connaît la fréquence dans le panthéon b r a h m a n i q u e des couples formés de deux divinités de sexe opposé considérées comme mari et femme. Un autre groupement est extrêmement f r é q u e n t , c'est la paire hiérarchisée de deux divinités de m ê m e sexe, comme frères aîné et cadet (ou sœurs aînée et cadette). Au besoin, il peut y avoir d'autres frères ou sœurs. Enfin, moins souvent, le groupe inclut u n e relation parentale et devient ainsi une famille individuelle plus ou moins complète. Sans doute dans certains cas il se peut que cette « famille » ait été donnée dès l'origine du temple considéré. Mais il y a une autre raison à ces groupements : ils rationalisent le voisinage de fait dans le langage de la parenté. Ainsi lors de la visite, au début de l'enquête, du temple de P e y k k a m e n à K o k k u l a m , le prêtre, u n Intouchable, ayant é n u m é r é les dieux figurés dans ce temple par des statuettes, et interrogé sur chacun d'eux, les groupa en u n e famille, dont Sundravalli était la mère, et les enfants dans l'ordre d'aînesse : trois fils, P e y k k a m e n K a r u p p u , Karuppu-cadet ou Cinnaccami, Muttaiyan, et deux filles, Pecci et Rakacci. Rien dans ce groupement ne s'est confirmé plus tard, c'est u n e rationalisation p u r e m e n t individuelle. E n particulier, u n récit fait venir le Karuppu-cadet d ' u n e localité voisine à la faveur d ' u n mariage, Sundravalli (Kali) est la divinité principale de cette localité, et il est fort probable que ces deux dieux représentent u n e accrétion relativement récente par rapport par exemple à Muttaiyan. C'est une façon commode, pour q u e l q u ' u n qui ignore l'histoire et la personnalité réelles de ces dieux, ou ne veut pas en parler, de rendre compte de leur présence conjuguée, que de situer chacun, par rapport à P e y k k a m e n dieu principal, à l'aide d ' u n e relation de parenté. C'est là u n procédé qui s'impose à l'esprit des gens toutes les fois qu'il faut situer u n individu. Couples

de

dieux.

Autant les dieux célibataires sont rares parmi les grands dieux brahmaniques, qui ont en général une ou deux épouses auprès d'eux, autant au con-

Ill A 3.3c

CULTE DES

DIEUX

365

traire les dieux mariés sont rares, ici du moins 1 , parmi les dieux carnivores, même en tant que dieux principaux de temple : les Karuppus n'ont pas d'épouse. En contrepartie les divinités féminines sont, dans la même situation, adorées seules, c'est-à-dire sans un époux associé, dans les deux cas. Paire aîné-cadet. Ce groupement au contraire joue un rôle plus grand parmi les dieux carnivores que parmi les végétariens, auquel il est pourtant appliqué quelquefois. Structure du panthéon (fig. 23). En conclusion, on peut schématiser la structure du panthéon comme suit. On le représente par un cercle divisé par un diamètre (qu'on peut ima-

(ouesi-) CARNIVORES

VÉGÉTARIENS

(esh) Figure 23. — Structure du panthéon giner orienté est-ouest) en deux moitiés. Ces deux moitiés sont à leur tour divisées horizontalement en deux parties d'inégale importance : d'une part les dieux incarnés, d'autre part ceux qui ne le sont pas. On peut espacer les premiers verticalement pour indiquer une hiérarchie, les carnivores étant

1. Ceci n'esl pas vrai parloul : dans [e Tiilnevelly chaque Madan de quelque iniporlance esl généralement acrompagné , etc. Il y aurait eu autrefois plus de trois cents taureaux, aujourd'hui peut-être cinquante ou soixante. Tout le monde, même des non-Kallar, peut prendre part aux courses. Il y a des coureurs fameux, comme Kanakka Tevar de Kacciti, qui déclare qu'il ne peut plus participer maintenant parce qu'il est nécessaire à sa famille. En réalité, il a sans doute passé l'âge. Ce divertissement est en fait intégré ici dans le Pongal du bétail, qui a lieu dans ce village, de façon plus orthodoxe, le troisième jour. Les taureaux sont lâchés un à un, à intervalles irréguliers, sur un parcours coudé, limité par des murs puis par des rangées de charrettes, mais en fait davantage par les rangs serrés des spectateurs qui s'écartent légèrement au passage. La bête déboule à toute allure, suivie d'un homme qui le plus souvent s'accroche à sa queue, et quelquefois saute sur l'encolure, quelques taureaux sont trop rapides même pour être suivis. Un seul taureau s'arrête au milieu du parcours, et, se retournant, fait face. Sensation. La foule est considérable, et même du haut d'une voiture il est difficile d'apercevoir davantage que les cornes des bêtes au passage. L'intérêt est intense, mais il n'y a pas de grandes clameurs. Les taureaux des temples prennent part aussi à ces courses. Ils sont plus faciles, et sont lâchés en premier lieu dans l'ordre : 1° K. Puliyankulam ; 2° Kokkulam ; 3° Tengalapatti, etc.

4.5. Le cycle de la Déesse. (a. Vue d'ensemble; b. Le culte déesses. Généralisation.) a. Vue

de la Déesse;

c. La Déesse

et les

d'ensemble.

On a rencontré un culte de localité, qu'on a appelé culte de la Déesse, en Purattasi (septembre-octobre), plus ou moins en synchronisme avec la grande fête hindoue de la Déesse, navaràttri, littéralement « les neuf nuits » (III A 1.3 [Tengalapatti] et 1.4 [Kokkulam]). A Kokkulam, et dans les unités territoriales en général, différents autres dieux se groupent autour de la déesse pour former un cycle de plusieurs jours. Comparons ce cycle dans trois localités limitrophes, Kokkulam, Kongarpuliyankulam et Kannanur, et dans deux autres Melakkudi et (Kil-) Urappanur (voir tableau page suivante). Le culte de la Déesse (à laquelle une autre déesse est quelquefois associée) est suivi de celui d'Aiyanar auquel succèdent, dans trois des cinq localités, des divinités diverses. Deux remarques permettent de réduire cette diversité : I o Sur sept divinités secondaires qui apparaissent, trois sont celles des Intouchables, qui sont ainsi associés au cycle, et deux des divinités qui sont liées à ceux-ci dans d'autres localités. 2° Aiyanar a normalement son temple sur la berge du réservoir. Cette situation est fonctionnelle, et trois divinités ont des fonctions analogues et une situation voisine : le dieu de l'écluse (que son association avec les Intouchables soit attestée ou non), Muttaiyan, qui à Kokku-

384

LA

RELIGION

III A 4.5a

lam, garde un coin de la berge et, à Melakkudi, est le dieu des Intouchables, enfin les sept vierges qui, à K a n n a n u r , président à un deuxième réservoir comme Aiyanar au premier. (H en est d'ailleurs de m ê m e à Urappanur, ceci représente sans doute une sorte de dédoublement du temple d'Aiyanar, qui contient souvent, d'après la littérature les sept vierges, q u ' o n trouve également dans d'autres temples.) Il reste une déesse distincte, c'est, à K . Puliyankulam, Kamacci, déesse de lignée des Gaundar de l'endroit, avec culte six ou sept fois l'an, en principe d u moins. C'est une déesse hindoue, l'épouse de Çiva à K a n c i p u r a m , il est naturel qu'elle se manifeste ici.

1 e r jour

2 e jour

3 e jour, etc. a) Muttaiyan b) (4° jour) dieu de l'écluse (Paraiyar)

KOKKULAM

. . . Déesse

Aiyanar

KANNANUR

...

Aiyanar

MELAKKUDI

. .

KONGARPULIYANKULAM. .

URAPPANUR. . .

Déesse

Aiyanar Déesse Mariamman (Paraiyar) Déesse (divers) Déesse autre déesse : (sacr. bouc) Kamacci (nuit) Aiyanar Déesse (pongal) Déesse (bouc, etc.)

dieu de l'écluse sept vierges (Pallar) (semaine suivante) Muttaiyan (Sakkili) Déesse (fin)

Aiyanar (procession)

Le cycle associe en somme essentiellement : 1° la Déesse, 2° Aiyanar, 3° (souvent) une divinité intouchable, surtout associée à l'écluse dont un Intouchable a la charge (I B 2.2a), ou encore, de façon plus vague, au réservoir. L'interdépendance sociale entre maîtres et Intouchables s'exprime ici directement sur le plan religieux : à Melakkudi, toutes les fois que l'on décidait de propitier une divinité, il était d'usage de donner aux Intouchables de quoi offrir de l'alcool à la leur. L'association de la Déesse et d'Aiyanar, ce couple qui constitue le noyau du cycle, est d'une nature assez différente. Elle est si étroite que dans une petite région (Vilacceri, Melakkudi, Vadivelkarai) on va jusqu'à confondre le présent cycle avec celui d'Aiyanar qui, on le verra plus loin, est distinct ailleurs : le cycle de la Déesse s'annexe ici les chevaux et le taureau qui ailleurs n'ont pas de rapport avec elle. Les deux divinités de village (par opposition aux divinités de lignée), universelles semble-t-il en pays tamoul, qui sont de sexe opposé et possèdent des temples distincts, s'associent donc dans ce cycle sous la présidence de la divinité féminine. On connaît la fréquence des couples d'époux parmi les dieux brahmaniques. II s'agit ici de quelque chose d'un peu différent. Sans doute, on le verra, linguistiquement aussi bien que dans sa

1.

Z i i i G i c N i . A i . o . , Gt'nralogy,

p. 1

35.

CULTE DES DIEUX

Ill A 4.56

385

légende et son culte, le sexe d'Aiyanar est en évidence, mais il a dans son temple deux épouses, d'ailleurs bien modestes dans leur rôle. Sa relation à la Déesse du village se situe, comme tout le cycle, sur le plan local fonctionnel : ce sont leurs fonctions qui les rapprochent, il y a entre eux une division du travail en rapport avec la prospérité locale : la Déesse écarte l'épidémie et la maladie en général, elle a affaire à la santé du groupe; Aiyanar préside au réservoir (et peut-être plus généralement au terroir, comme c'est le cas ailleurs) donc aux subsistances. Ceci est important pour situer correctement les deux divinités. On retrouvera plus loin Aiyanar. Etudions maintenant les rites dont la Déesse est l'objet, et en particulier ceux qui lui sont spéciaux. b. Le culte viduels).

de

la

Déesse

(La

Déesse

et

son

culte.



Vœux

indi-

La Déesse et son culte (Pl. 35-36). La Déesse est ici et là la « Dame de la porte du Nord » (v a d a k k u v âç a l ç e II i a m m a N), dont le nom est corrompu, ici et ailleurs, de toutes les façons possibles, mais dont le temple est le seul, ici, à faire face au nord. Inf. 1 donne de son origine la version suivante. C'était la femme d'un rishi, que son propre fils tua en raison de son inconduite 1 . Parvati et Çiva, en considération de sa qualité, au Jieu de la condamner, la nomment gardienne de la porte du ciel. Sur terre, Karuppusami obtient des dieux son aide pour protéger chaque village contre les maladies contagieuses : elle garde le nord, lui les trois autres directions. Elle a charge seulement de protéger le village contre « cette maladie, choléra, peste ». Elle inviterait la maladie si l'on n'offrait pas, ou si l'on offrait incorrectement, le culte. S'il arrive quelque chose, on blâme le puçari, et celui-ci, s'il est sûr de lui, envoie les gens à Peykfcamen pour connaître les causes du malheur. A Kokkulam, selon une formule générale, le puçari est un Pandaram, qui habite sur place et dessert d'autres temples dans les localités voisines. Il y a des terres de fondation pour la célébration d'un culte mensuel. A Kongarpuliyankulam, le puçari est en principe le Gaundar puçari du temple principal de la localité, remplacé en fait par un membre de la branche « cadette » opérant sous son autorité par suite de la simultanéité des deux cultes. Il semble qu'à Kokkulam aussi le prêtre était le « zamindar » local et que les Pandarams ont recueilli cette part de sa succession. Les temples sont assez simples : à Kokkulam, c'est un mandapam avec cellule qui ne comporte, du"moins à l'extérieur, que cinq divinités accessoires. A K. Puliyankulam, c'est une plate-forme surhaussée entourée de murs bas, sans toit, recouverte lors de la fête de bouquets de rameaux de margousier attachés à une charpente rudimentaire. Sur cette plate-forme la Déesse est représentée par une pierre sculptée d'apparence neuve; on y trouve aussi un margousier et un autre arbre, et deux divinités secondaires. Une autre divinité est située à l'extérieur, à l'autel [p l d a m ) habitue] dans l'axe (Peykkamen?) [pl. 36c|.

Le culte proprement dit est semblable dans les deux localités et sa formule théorique n'est pas différente de celle du culte de lignée (puja, pongal et sacrifice du bouc). Pourtant le pongal prend ici la première importance : c'est qu'au lieu d'un seul pongal fait par le prêtre, il y en a un pour chaque famille qui le désire (et chaque lignée à Kokkulam, où le cycle se situe sur le plan du nad).

1. Versions (W'V^loppnos dans ]n lilt ('rat nri\ snus ilill'oriMits noms (Henuka, El lamma, Marianima} : Genealogy, p. l:t(! ; O P P L H T , Original Inhabitants, p. 4 0 G ct suiv. ; W H I T E H E A D , p. 1 1 6 .

ZLEC.I-:NJIAI.G,

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LA

RELIGION

III A 4.56

Les femmes arrivent en procession après u n arrêt à la mandai et, après ou non triple circumambulation, installent leurs pots en file sur une petite tranchée aménagée auprès du temple. Elles s'en retournent aussitôt le riz cuit, le prêtre ayant prélevé une cuiller sur chaque pot, et la cérémonie continue sans elles avec le sacrifice du bouc. A Kokkulam, j'ai noté la parfaite indifférence des assistants vis-à-vis du prêtre qui, à ce moment, agitait sa clochette et honorait les offrandes déposées aussi bien pour la Déesse principale que pour les divinités secondaires. A K. Puliyankulam, la police intervient pour dédoubler la cérémonie : elle presse en premier lieu les Kallar de Mayandipatti de cuire leurs pongals, auxquels succède le sacrifice d'un bouc et la remise solennelle d ' u n plat d'offrandes ( m u d a l m e i ) par le prêtre, au chef Kallar officiel de cette localité. Puis la cérémonie recommence avec K. Puliyankulam. Le bouc du chef de lignée Gaundar est tué par un Kallar de la lignée Kanni, puis une dizaine d'autres sont sacrifiés à titre de vœux individuels. Cette situation juxtapose des traits traditionnels (bouc des Gaundar tué par u n Kallar [I A 2b], mudalmei aux Kallar de Tengalapatti, participation de Mayandipatti au pongal de l'unité territoriale), et des traits récents : Tengalapatti a essayé d'obtenir en justice le droit de tuer un bouc, à égalité avec celui des Gaundar. Ils n'ont obtenu que la reconnaissance du droit à tuer un bouc votif individuel, mais pour éviter des heurts la police sépare les deux célébrations.

Vœux individuels. A K. Puliyankulam il y a une série développée d'autres rites individuels, attendus en partie mais pratiquement absents à Kokkulam, et qui sont caractéristiques du culte de la Déesse par opposition aux cultes de lignées. Il s'agit de vœux individuels exécutés surtout par des femmes, quelquefois par des hommes. Les rites féminins donnent lieu dans chaque cas à un cortège : les femmes portant sur la tête des pots dont le contenu varie dans chaque cas se rendent de la mandai, où elles se sont rassemblées, au temple (ou plus loin), où l'on en dispose diversement. Outre le pongal, qui donne lieu au même cortège, il y a trois cortèges différents : les lampes de farine, les jardins d'Adonis, et l'eau de turméric. Lampes de farine { m à v i \ a k k u). Accompagnée de danses d'hommes, cette procession et offrande a lieu la veille, de nuit (20-22 heures). En musique, les femmes viennent d'abord poser en une rangée leurs lampes sur le banc de pierre à la mandai, puis de là vont en procession les porter au temple. II y a une variante monumentale de « lampe » constituée par u n grand pot à eau de cuivre, décoré, sur lequel sont collées des lampes-coupelles ou des bougies. Sur le col est posé u n plat de cuivre contenant une boule de pâte de farine de Setaria Italica (?) où, dans une dépression, brûle une mèche trempant dans l'huile. Ceci est l'élément essentiel, qui donne son nom au rite. Dans la pâte sont fichées des baguettes flexibles portant un chapelet de fleurs roses ou blanches, qui ondulent gracieusement dans la marche. Les petites flammes font retentir dans la nuit le cuivre des pots, l'or des boucles d'oreille massives, la carnation riche et polie des femmes et les couleurs profondes de leurs vêtements. Le coup d'œil est d'une splendeur féerique. Au temple, les pots sont déposés, et les prêtres, après avoir présenté à chaque pot une lampe (éteinte), prélèvent une petite quantité de farine, après quoi les femmes les remportent. Il s'agit de vœux contre la variole : « Si mon enfant guérit, je ferai tous les ans (ou pendant deux ou trois ans)... », ou bien pour empêcher la contagion à partir de la maison voisine, ou bien aussi, ajoute Inf. 1, pour avoir des enfants. (Les informations sur les vœux n'émanent pas des intéressées elles-mêmes.) Jardins d'Adonis (mûlappari). Ce rite, sans doute moins répandu, n'a pas été rencontré ailleurs. Ici le vœu à la suite duquel une femme ou jeune fille l'exécute serait en rapport avec des maladies diverses. (Les femmes prétendent qu'il ne s'agit pas de vœu mais seulement d ' u n spectacle.) On fait germer et croître dans l'obscurité pendant une semaine sept ou neuf sortes de graines dans un récipient quelconque : soit par exemple au centre des pois (m o c c e i et t a 11 a m) et tout autour poivre ( k a d u g u) et « black gram ». Il faut être chaste pendant ce temps, ne pas « parler » au mari. Sans pureté le jardin ne pousserait pas.

P l . 35 F Ê T E D E L A D É E S S E . — C o r t è g e du pongal et cuisson du pongal à K . P u l i y a n k u l a m ,

III A 4.56

CULTE

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DIEUX

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On se baigne deux fois par jour dans ia mare des rochers et on en rapporte de l'eau pour arroser les plantes. Lors de la fête, les femmes arrivent sur la mandai portant sur la tête des pots décorés surmontés de ceux qui contiennent ces jardins. Ils sont posés à terre et les porteuses dansent un k u mmi autour en cercle, en frappant dans leurs mains. Ensuite elles repartent en procession et, sans s'arrêter au temple, montent plus haut vers le nord, se dirigent à travers champs vers la mare dans le rocher où l'on fait un nouveau k u m m i autour des jardins avant de les immerger un à un dans l'eau peu profonde. Eau de turmêric. Ceci est encore plus simple, il s'agit d'un vœu contre le mal de gorge, le mal de tête, les boutons. On doit observer une semaine de continence. Au moins vingt femmes portent ainsi un pot plein d'eau teintée de turmêric, avec u n gros bouquet de feuilles de margousier dans l'ouverture. Arrivée au temple, la procession en fait le tour trois fois dans le sens auspicieux, puis chaque femme déverse précipitamment le pot devant le temple du côté gauche. A Kokkulam, selon Inf. 3, il s'agirait d'une politesse aux alliés. On mentionne u n autre vœu féminin qui n'a pas été observé, et qui s'exécute au temple aîné de Kamacci. C'est kôdugiLi« tracer des raies », qui semble être une variante féminine de la circumambulation prosternée, destinée à obtenir un enfant. La femme se penche jusqu'à terre, fait le geste de gratter la terre à deux mains en écartant les bras, recommence un ou deux pas plus loin, et ainsi de suite pendant trois tours. Hormis le plat de feu (neruppu ç a t t i ) que l'on transporte sur la paume de la main pour l'offrir à la Déesse, les vœux masculins sont assez différents. Il faut y inclure le sacrifice individuel d ' u n bouc, qui est commun ailleurs. Le plus important est une variation diminutive sur le thème du transpercement, voire du « hook-swinging » (balancement au bout d'un crochet planté dans la chair), appelé « piquer la corde » ou « aiguille à corde ». Un groupe de jeunes gens se déplace en courant alternativement du temple aîné de Kamacci à la mandai. Ils sont précédés de deux Parias dont c'est la fonction obligée. Au temple, ils se prosternent et reçoivent du frère cadet du prêtre aîné la cendre sacrée. Il s'agit, dit-on, d'honorer d'abord les deux autres déesses, Kamacci et Mandai Amman, et d'obtenir la permission d'adorer la Dame de la Porte d u Nord, à qui le rite est adressé en vue d'obtenir une guérison (variole, choléra, boutons). Il y a un mois de pureté préliminaire nécessaire (continence, ne pas manger de viande, bain avant chacun des deux repas). Chacun a dans les deux mains des feuillages de margousier, et lève et abaisse tour à tour les deux bras, ensemble, dans le plan du corps. C'est plutôt un ballet couru, au son de la musique et de chants par les deux Parias, louanges ou litanies de la Déesse et du village (« dire le nom de la Déesse », a m m a N p ë r u ç o 11 i). Après un tapotement préliminaire, une aiguille à coudre est passée sous la peau de chaque côté de la poitrine, et enfilée. Les alliés peuvent passer une guirlande, ou même une chaîne d'or, au cou du dévot. Un autre vœu mentionné n'a pas été observé. Il s'agit de la santé de soi-même ou d ' u n jeune enfant, ou du bétail. On porte une coiffure de feuilles de margousier attachées sur un support de marmite, comme un bouffon. Dans chaque main aussi des feuilles de margousier. Le seul vêtement est un pagne minimum. On s'assied dans la boue d ' u n champ inondé et on se couvre le corps de boue. Le rite est appelé : çettânàivêçam (peut-être « déguisement en maître de la boue »?). Une forme réduite a été observée à Kokkulam, il s'agissait d'une sorte de jeu de jeunes garçons. Enfin, perchés dans les arbres auprès d u temple, des hommes jettent à la foule, à la suite d ' u n vœu, des bananes et, dit-on, des morceaux de sucre de Borassus. Les danses d'hommes qui eurent lieu près de la mandai aussi bien la veille au soir que le jour même de la fête paraissent se rapprocher des vœux : il s'agit de jeunes gens volontaires, et le chef de danse est de nouveau un Paria (Samban). Il y a, dit-on, deux semaines d'entraînement dans une grotte; en fait la danse le premier soir laissait à désirer. Une dizaine de danseurs font face en une rangée au chef de danse. Ils ont des grelots aux pieds, portent une chemise (endimanchement) et un vêtement court, veshti retroussé ou culotte (deux ont des vesthis longs). Un chant de prière précède chaque danse. On danse au son de la musique en faisant tourner un mouchoir dans la main gauche. Le rythme s'accélère progressivement et le chef arrête la danse d'un coup de sifflet. On mentionne pour le troisième jour une « danse de l'eau du turmêric » qui rappelle la danse du pot dit k a r a g a m de Kamacci dans la même localité (§ c, type III).

Pl. 36 FÊTE D E L A D É E S S E . — a-b. Kokkulam, circ u m a m b u l a t i o n ec r a n g é e des pongals. — c. K. Puliyankulam, t e m p l e e t i m a g e ' d e la D é e s s e .

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LA

RELIGION

III A 4.5c

P o u r résumer : en correspondance avec le mythe d'origine qui attribue à la Déesse la fonction de protéger le village de la maladie, tous les vœux énumérés portent sur la maladie, et principalement la variole, accessoirement dans u n cas peut-être sur la naissance d'enfants. Ils incluent une purification préliminaire qui comprend souvent une période de chasteté. L'ensemble s'accompagne de danses, qui s'y rattachent par des transitions nettes, et a u n côté spectaculaire. Une partie des rites masculins (plat de feu, aiguilles) confinent à l'ordalie et à la mortification sous des formes atténuées tandis que les deux rites féminins les plus importants, lampes de farine et jardins d'Adonis, mettent en jeu des végétaux comestibles. Le margousier apparaît un peu partout, comme consacré à la Déesse. Les rites féminins sont assez divers : l'eau de turméric, sans doute apparentée à la danse correspondante, est u n e sorte d'offrande; dans la lampe de farine on n'offre q u ' u n e partie de la pâte, consacrant ainsi semble-t-il le reste, u n peu comme dans une offrande ordinaire, par l'intermédiaire du prêtre, tandis que les jardins d'Adonis sont détruits ou expulsés. On a une variante intéressante. A Sattangudi, Mariamman est honorée, à la même époque, u p ôAug ile vendredi (rites analogues?) et le samedi, où on « lance la flèche » (amb Radu). Y a-t-il là une résurgence de l'aspect guerrier, si important, de Kali? Ce n'est pas sûr, car l'information mentionne des rites analogues pour des divinités brahmaniques masculines du voisinage, ce serait le thème de la chasse ( v ë 11 e i ). Le prêtre perce l'écorce d'un banian au centre du village : s'il en sort un lait blanc, c'est de bon augure pour les récoltes, si au contraire le liquide est noir, cela signifie « Ne dépensez pas trop pour vos champs » (à rapprocher de la divination et du présage des lézards portant sur la prospérité de l'année à Kokkulam lors de la réunion préliminaire (II A 1.46).

Même dans notre région, la Déesse n'est pas toujours adorée à l'époque des Neuf Nuits hindoues. J'ai des exemples, peu documentés à vrai dire, de culte de Kali, Mariamman, Muttalamman à d'autres dates. c. La Déesse

et les déesses.

Généralisation.

La question des déesses dans le sud de l'Inde mériterait une mise au point. Nos observations permettent seulement de proposer quelques lignes directrices, en se bornant aux déesses principales, sous l'invocation desquelles des temples sont placés. On distinguera quatre types. Type I : La Déesse, Dame de la

maladie.

C'est celle dont on vient de décrire u n exemple. C'est celle que la littérature désigne la plupart du temps comme « déesse du village » ou « déesse de village », et dans laquelle elle voit la divinité populaire par excellence, jusqu'à identifier presque la religion des villageois avec son culte. L'expression est ambiguë. Nous l'avons quelquefois utilisée, mais en lui donnant u n sens précis, à savoir : déesse c o m m u n e à tous les habitants d ' u n e localité (agglomération résidentielle pure ou en même temps unité territoriale) par opposition

1. Oïl p o u r r a s ' é t o n n e r d e n e p a s t r o u v e r m e n t i o n n é e , soit ici, s o i t eu r e l a t i o n a v e c d ' a u t r e s d é e s s e s , la m a r c h e s u r le f e u . N o n s e u l e m e n t elle n ' a p a s é t é o b s e r v é e , m a i s p a r m i les K a l l a r j e n ' e n a i p a s d e trace.

I I I A 4.5c

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389

aux divinités de lignées; déesse locale dans un sens fonctionnel, chargée de protéger la localité contre la maladie. Cette déesse n'est pas locale au sens où la littérature le suppose quelquefois, de déesse éponyme, d'émanation de la localité, de créatrice ou mère de la localité. Il n'y a pas une déesse distincte pour chaque localité, dont le nom l'opposerait à celles des localités voisines. Quoique le type apparaisse sous un grand nombre de noms, chacun a une distribution géographique très étendue : la « Dame de la variole »(m à r i a m m a N ), la « Dame de la Porte du Nord », pour citer les plus répandues dans notre région, se rencontrent dans des milliers de villages. Même, plusieurs de ces personnifications peuvent coexister dans un même village. C'est toujours au fond, avec le même mythe, la même fonction, la même déesse, la déesse universelle du village. C'est pourquoi on l'a appelée ici « la Déesse ». On a parlé volontiers aussi à son sujet de « déesse(s)-mère(s) », en divers sens. Je crois que le terme repose sur des confusions et entretient la confusion. D'abord on croit traduire littéralement : a m m a, ammâ( 1) désigne en effet la mère, mais c'est aussi le terme de politesse désignant toute personne du sexe féminin, mariée ou non (plus étendu par conséquent que notre « Madame »). Si on donne à une fille nouvelle-née le nom de v e\ \ e i y a m m a , faudrait-il traduire par « mère blanche » au lieu de « Blanche » ? « Amma » est en fait l'indicatif le plus général du sexe féminin. (On peut dire naturellement qu'il est important qu'il évoque la maternité, mais ceci se situe à un autre niveau, purement linguistique.) De plus, la Déesse est désignée de préférence, dans la région, même absolument, comme Va m m a N, avec un suffixe spécifique qui l'oppose précisément à la personne humaine. Le mot fait paire avec a i y a N, a i y a N à r . La Déesse et Aiyanar, ce sont la « Dame » et le « Seigneur », et non pas le père et la mère, comme il résulte de l'analyse du cycle. De même l'analyse du culte de la Déesse, ou Dame, aussi bien que son mythe local, qui correspond à son mythe le plus répandu, montre qu'elle n'est pas essentiellement conçue comme la Mère, mais comme la Dame de la maladie, et de l'épidémie en particulier. Qu'on nous comprenne bien : d'une part nous n'entendons pas prononcer sur les déesses hindoues en général, mais seulement attirer l'attention sur les caractères principaux d'une divinité d'un certain type, au niveau où nous l'étudions et indépendamment de ses origines possibles (par exemple dans la littérature sanskrite). D'autre part, il ne s'agit pas de prétendre qu'il n'y a aucun aspect maternel dans cette déesse, mais que ce sont des aspects relativement secondaires, à apprécier, à doser avec soin, et qui ne justifient pas une expression devenue courante. On demande quelquefois à la Déesse des enfants ? Mais ce n'est pas une spécialité et on a même vu que les dieux mâles dominent dans cette fonction (II F 2 à). Il n'est pas impossible non plus que des villageois puissent invoquer de façon mystique la Déesse comme une « Mère ». C'est sans doute rare, mais il faut compter avec l'influence de la haute littérature. On a quelquefois aussi qualifié cette Déesse, ou les déesses correspondantes, de « dravidiennes », cette épithète accompagnant une idée super-

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ficielle de leur caractère local. Or, les liens avec la culture supérieure sont évidents, et les auteurs les plus soigneux parmi ceux qui ont retenu cette vue ont dû admettre en tout cas une hindouisation profonde (Whitehead, p. 142). Outre la diffusion extrêmement large des noms, qui n'est pas indépendante de la culture brahmanique, le prêtre de la Déesse est en règle générale un prêtre professionnel, végétarien, une sorte de sous-brahmane, qui dessert souvent une aire étendue. Que ce soit primitif ou relativement récent, la Déesse fait partie de l'hindouisme. Type II : Autres déesses de village. Si la déesse hindoue de la maladie, sous ses divers noms, est dans l'aire étudiée la divinité universelle de la communauté locale, on en rencontre aussi d'autres, sur lesquelles voici quelques notes. Il y a une possible divinité éponyme : Sikkamma, déesse de Sikkampatti. Ce n'est pas sûr, parce que des déesses Nayakkar dans le voisinage portent des noms comme Sakkamma. Le prêtre est un Gaundar habitant assez loin au sud qui vient pour la fête au mois de Masi, et c'est peut-être une divinité de lignée Gaundar. Elle est représentée par une stèle sculptée, à quelque quatre cents mètres à l'ouest du village. La déesse de la mandai, ou place, du village apparaît quelquefois comme la seule divinité du village, donc en équivalence à la déesse du type I, comme à Tengalapatti, ou encore à Paraipatti, où son culte pourtant a lieu à la mi-Adi (m a n d e i - a mm a N). Le prêtre est un potier. J'ai noté, outre des rites déjà décrits (lampes de farine, et « pots-aux-mille-yeux », très voisin du précédent) un danseur portant sur la tête un pot de cuivre orné de fleurs, dit k a r a g a m et, peut-être amenée ici par le précédent (cf. Kamacci), la présence de danseurs possédés, comme dans les fêtes de lignée. A K. Puliyankulam même, on l'a noté, la Déesse de la mandai coexiste, et s'associe dans le culte, avec la Déesse de la Porte du Nord (et la déesse de lignée principale Kamacci). En principe on doit lui offrir chaque mois, de (« boisson »). Le 14 novembre 1950, nuit, avec un culte, le pàNakkam comme il n'y a plus d'eau dans le réservoir que pour un mois et que la récolte de riz est menacée, ce culte a lieu : dans deux ou trois grands pots de terre on prépare une boisson avec un mélange de sucre de palme, de tamarin, de gingembre et de poivre. On prie la même déesse contre la fièvre et l'épidémie. On se souvient qu'il y a aussi un dieu noir de la mandai, les deux semblent indépendants. Peut-être aurait-on ici en quelque façon la déesse « locale » (ou « dravidienne ») que certains veulent retrouver sous la déesse hindoue du type I ? Type III : Déesses (proprement dites) de lignées. Poursuivant l'inventaire des déesses principales, passons aux temples de lignées, en réservant pour une catégorie spéciale les déesses dont nous savons qu'elles sont des mortes divinisées. Les déesses carnivores comme p ëcci, ou r à kâcci, c'est-à-dire Rakshasi, sont fréquentes, mais seulement comme divinités subalternes, du moins en pays Kallar. On peut retenir deux déesses proprement dites, l'une est Kamacci, la divinité Gaundar de

CULTE DES DIEUX

I I I A 4.5c

391

K . P u l i y a k n u l a m q u ' u n e lignée Kallar d u voisinage a e m p r u n t é e .

L'autre,

ia d é e s s e d u n a d d e V a l a n d u r , A n g a l a m m a n , d o n t le p r ê t r e est u n N a y a k k a r . Angalamman

ou Angala

Içvari.

L e n o m d e c e t t e d é e s s e offre u n e d o u b l e d é c e p t i o n : d ' u n e p a r t elle n e s e m b l e a v o i r r i e n d e c o m m u n a v e c s o n v o i s i n le d i e u A n g a l a I ç v a r a n ( V i s h n u ) de K a r u m a t t u r . D ' a u t r e part on ne voit a u c u n e ressemblance n o n plus a v e c « A n g â l a m m a » qui ailleurs est u n e d é e s s e d u t y p e I e n r e l a t i o n a v e c le f e u (Oppert, p. 4 8 5 ) . A u contraire,

celle-ci a u n e l é g e n d e

personnelle.

Au Maiayalam, près de la source de la Kaveri, le roi des montagnes abandonne sa fille sur la rivière. Elle est recueillie en aval, à Omandur, par des Nayakkar, qui l'amènent à Valandur où les Kallar l'adorent dès son arrivée. Mais, trouvant la vie impossible dans ce pays de voleurs, le prêtre Nayakkar s'en retourne avec sa déesse, emmenant avec lui le jeune Sakkarai Tevar, un allié du nad, qu'il élève. A la suite d'une dispute, celui-ci revient au pays, instruit par le Nayakkar de sa parenté. Une fois arrivé, Vellaiyandi Tevar, son oncle maternel (?) chez qui il demeure, voit tout à coup sa chevelure se natter comme celle des ascètes. C'est le signe qu'il faut ramener la déesse. Habillés comme des sannyasis, tous deux vont à Omandur chercher la déesse et son prêtre. Sur le chemin du retour, à Kannapatti sur la Vaigai ( ?), Vellaiyandi devient aveugle : signe que le prêtre ne doit pas entrer dans le pays. Le prêtre le guérit en lui frottant les yeux avec de la cendre sacrée, après avoir obtenu la promesse qu'on lui accordera ce qu'il demandera (thème commun du « vœu »). Une délégation du nad lui assure, par un document sur plaque de cuivre, une rétribution de quatre mesures de riz par ç e y (environ 60 ares) lors de la moisson. L a l é g e n d e est i n t é r e s s a n t e à p l u s i e u r s p o i n t s d e v u e : p a r e n t é , n a d , relations Kallar-Nayakkar, etc. On voit de plus c o m m e n t u n e déesse Kallar de n a d , c ' e s t - à - d i r e à la fois de lignées et de l o c a l i t é a p u ê t r e a u p a r a v a n t soit u n e d é e s s e d e l o c a l i t é , soit u n e d é e s s e de l i g n é e

Nayakkar.

La fête de la déesse n'est célébrée en Vaigasi (avril-mai) que tous les dix ans ou davantage, elle constitue un véritable cycle local, très original, qui comprend, après le hisser de l'oriflamme (premier jour), plusieurs rites adressés à un dieu voisin, m aç à N a Karuppu (dieu noir des cimetières?) dont l'image gisante serait couverte de coquillages : on le recouvre de pleins paniers de fleurs (deuxième jour), on lui offre une figure à sept visages faite de vans repliés et de pâte de farine, ainsi que des sacrifices animaux (troisième jour). Puis vient une procession (quatrième jour), une offrande de moutarde qui est présentée comme un exercice d'équilibriste (cinquième jour), le sacrifice des boucs (sixième jour) [absence du pongal qui normalement précède, surtout dans les cultes de déesses du type I], une nouvelle procession avec jet d'eau de turméric aux dieux, et pour finir une course de taureaux comme dans le cycle d'Aiyanar. Naturellement, il y a participation de danseurs possédés comme dans toutes les fêtes de lignée. Kamacci. « Celle a u x y e u x d e p a s s i o n » ( ?) e s t le n o m , k à m àcc

i (sanskrit k

k s s ) , d e l ' é p o u s e d e Ç i v a à K a n c i p u r a m . I c i c ' e s t la d é e s s e ,

âmà-

végétarienne,

d e s G a u n d a r . E l l e a u n c u l t e t r è s f r é q u e n t , s i x o u s e p t fois p a r a n , e t e n c e r t a i n e s o c c a s i o n s t r è s é l a b o r é , c a r a c t é r i s é s u r t o u t p a r le k a r a g a m. C ' e s t u n r é c i p i e n t d e b r o n z e r e m p l i d ' e a u p a r f o i s m é l a n g é e d e t u r m é r i c , q u i est ident i q u e à la d é e s s e l o r s q u e le p r ê t r e le p o r t e s u r la t ê t e e t d a n s e , d e s o r t e q u e la d é e s s e le p o s s è d e . Il est 1 ekaragam

â d i, il « d a n s e le k a r a g a m », c o m m e

p o u r les a u t r e s d i e u x le k o d a n g i est le ç à m i

â d i, « d a n s e le d i e u ». Il a

j e û n é la veille, et le j o u r m ê m e n e p r e n d q u e d u lait, d u s u c r e e t d e s b a n a n e s .

392

III A 4.5c

LA RELIGION

Il est habillé en femme pour la procession, très longue à la fête d'Adi. Mais, pour la danse de l'eau, il revêt un vêtement d'homme, après un bain, et portant sur la tête cette fois un pot particulier à large col (k i n n a m), il danse en faisant sauter en l'air l'eau, qui ne doit pas retomber sur le sol. Le récipient est rempli sept fois ou davantage. Ce n'est qu'après le retour, après une nouvelle danse, double, le lendemain matin à la maison, et après un bain final, que le prêtre met fin à son jeûne. O n voit qu'il s'agit presque d ' u n e performance sportive. Whitehead a signalé le karagam avec ou sans danse en plusieurs points (cf. aussi T h u r s t o n , Notes, p. 90 : Kannika A m m a , déesse des Komatis). On a vu danser à Madura par des Pallar lors de la fête de Sivarattri u n e danse du karagam p u r e m e n t acrobatique comme spectacle de rue, un des deux jeunes danseurs était costumé en fille, les pots étaient sommés d ' u n oiseau artificiel de façon à atteindre u n e hauteur considérable. L'identification d ' u n e divinité à u n pot plein d'eau est apparemment fréquente.

Type IV : Mortes

divinisées

comme divinités

de

lignées.

On a vu à propos des temples de lignée (§ 1.5 g) que, parmi les êtres humains divinisés, seuls ceux du sexe féminin sont susceptibles d'accéder au rang de divinité principale de temple. Il s'agit de mortes divinisées, de femmes-ancêtres. N'est-ce pas un exemple de « déesses-mères » ? II n'est pas douteux, d'après certaines légendes rapportées, que les auteurs des descriptions pré-sociologiques (Elmore, p. 59 et suiv.) ont parfois confondu de telles déesses avec les déesses du type I sous le titre général de « déesses de village ». (D'ailleurs, comme on l'a vu, la transition n'est pas impossible). L'analyse a déjà répondu en passant à cette question, mais l'affaire mérite une discussion détaillée. Reprenons donc les cas connus, en rapportant leur légende là où cela n'a pas été fait. Silakkari.

(Légende, § 1.5 c).

Fille de prêtre tuée par le dieu, elle est adorée en tant que divinité secondaire dans le temple de sa lignée, et en tant que divinité principale dans la lignée de son fils, miraculeusement préservé par le dieu lors de la mort de sa mère. Tagarammal

(cf. I A 2b, II H 2c, III A 1 / ) [Inf. 1],

Après la mort de Kamacci Gaundar, le maître de K . Puliyankulam, sa fille Paramandayi ou Tagarammal est promise a u fils de sa tante paternelle. Mais ses demi-frères bâtards la marient de force dans leur famille. Elle p r e n d à témoin les dieux, le ciel et la terre de la nullité d ' u n tel mariage. Suit l'extermination des deux branches, à l'exception d'enfants en bas âge. Le costume de mariée de Tagarammal, sa guirlande, restent miraculeusement frais, elle est assistée par le dieu P e y k k a m e n . Elle prépare u n testament par lequel elle lègue la moitié des biens aux Kallar qui l'ont vengée, l'autre moitié à son jeune frère. Elle va d e m a n d e r a u roi de Madura, Tirumalai Nayakkar, l'approbation de ce testament et la permission de se suicider dans le feu. Le roi, qui a connu Kamacci Gaundar et apprécié ses prophéties, n'est pas d'accord : « Donne seulement les terres d ' u n réservoir au Kallar (Kanni Tevar) et élève ton jeune frère, je te marierai. » Elle refuse. Il la met à l'épreuve, e n la faisant rester dans le temple de Minacci. A u b o u t de trois jours, il lui dit : « T o n père m'est apparu, il fera de toi une déesse. C'est entendu, va te baigner et je te donnerai u n tison p o u r t o n bûcher. » Ceci est encore une é p r e u v e ; en effet, p o u r être autorisée à se suicider dans le feu, la postulante doit faire le tour intérieur d u temple avec une cuiller contenant trois livres de bois de santal brûlant dans son

III A 4,5c

CULTE DES

DIEUX

393

vêtement. Tagarammal en réclame trois fois plus, et à la fin son vêtement n'est pas brûlé : elle reçoit la permission. Elle rentre chez elle, emportant un citron, la canne rouge, le vêtement rouge, un vase à aspersion renfermant de l'eau de la baignade sacrée, le santal brûlant, une bûche de santal, le cercle de cuivre, la conque. Tout cela est disposé sur le bûcher tandis qu'elle lit son testament et qu'elle donne ses instructions : Que les Kallar appellent son fiancé, il habitera là avec son jeune frère, sous la protection des Tevar. Elle dit à son fiancé : « Je vais me brûler près du temple de Kamacci. Ne me suivez pas. Allez-y voir demain. Si vous trouvez... [les objets] non brûlés, alors adorez-moi chaque année, avec ce vêtement sur votre épaule, et les cadets avec un vêtement |de femme] sur la tête. » Elle se baigne, puis fait trois fois le tour du bûcher, prie Peykkamen de veiller sur son frère, et se couche sur le bûcher. Le lendemain, les trois hommes viennent et se baignent. Son frère et son fiancé sont possédés par elle. Le fiancé prend une boîte et la poignée de terre, le frère cadet met les objets dans un vase de cuivre. Les deux Parias du temple local, qui s'étaient enfuis au moment d u massacre et sont revenus avec Tagarammal, sont possédés également. On entrepose les objets dans le temple de lignée. C'est le frère aîné du fiancé qui est en réalité choisi comme prêtre, on installe un temple à part. Le frère cadet de Tagarammal épouse sa fille. II a hérité de l'ensemble des dieux anciens. Il donne à son beau-père trois dieux pour accompagner Tagarammal, soit Perumal (son temple sur la colline devient le lieu-saint de Tagarammal) et deux Karuppus. Le fiancé reçoit un temple distinct. On sait que c'est là le point de départ d'un partage de plus en plus poussé des temples locaux. Un prêtre de Tagarammal a quatre fils qui se partagent les principales fonctions dans le temple de Tagarammal. Celle-ci manifeste sa volonté de n'être pas représentée en envoyant à trois reprises un éclat de pierre dans l'œil de l'artisan qui sculptait son image. Celle-ci reste inachevée. Par contre elle fait faire des images de ses deux frères disparus.

Le point essentiel pour nous ici est que Tagarammal n'est pas une déessemère, mais une jeune fille divinisée par suite de son suicide dans certaines conditions, qui devient déesse principale de la lignée dans laquelle elle aurait dû se marier. Occandamman. Dans le nad de Karumattur, Tadiyattevar élève une fille née miraculeusement, qui n'est autre en réalité que l'épouse, Viçvalakshmi, d'un brahmane venu sans elle de Bénarès, Viçvanadan, et fixé ici comme dieu, plutôt sous le nom d'Angala Içvaran. La fille, n u c c á y i, mariée contre son gré à un agnat du prêtre du temple, refuse de vivre avec lui, et (il y a deux variantes) ou bien le dieu, passant par le toit, « prend la vie » de la femme et du mari, d'où le nom d ' occ.ày i (celle qui a été enlevée par le haut, ucc a m); ou bien le dieu garde la jeune épousée, sa présence se trahit par un parfum de fleurs, le mari jaloux veut trouver qui est là, le dieu le tue, et veut épouser o cc á y i . Au bout de trois jours elle accepte de mourir pour le rejoindre moyennant que : I o le temple et les terres qui y sont attachées comme bénéfice porte son nom, occandammaN; 2° son mari recevra un cadeau du prêtre (p r a ç à d a m) lors du culte; 3° elle aura dans le temple son image; 4° son père, Tadiyan, sera son prêtre. Tout ceci se révèle lorsque, lors des funérailles du couple, deux personnes sont possédées respectivement par elle et par le dieu. Le mari humain reçoit lui aussi une place dans le temple, à l'écart.

En fait, le temple est souvent désigné sous le nom d'Occandamman, quoique celle-ci n'y soit pas la divinité principale mais occupe une chapelle latérale, d'ailleurs bien individualisée. On est donc ici à la limite même qu'on s'est fixée : Occandamman est, et elle n'est pas, divinité principale. Mais elle aussi est passée dans la lignée alliée de la sienne propre. Sivandammal. Dans le nad de Tidyen, Ranipiccan a deux fils (ou descendants) : Piccan aîné, qui est marié, et Piccan cadet. Celui-ci va à Madura acheter des bijoux pour son mariage avec Sivandammal. Il est arrêté par la police et mis à mort. Sa fiancée, çivandammâ 1, se suicide

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LA

RELIGION

III A 4.5c

dans le feu en invoquant comme compagnon ou protecteur le Karuppu-aux-dix-huit-degrés. Une partie de ses vêtements est retrouvée et, dit-on, honorée d ' u n culte au palais royal. La femme de Piccan aîné, allant à Madura, est possédée par la morte, qui lui donnera un enfant si elle lui consacre un culte. La lignée Piccan aîné adore comme dieux principaux Çivandammal et le Karuppu.

Ici encore la morte devient déesse de la lignée alliée sans y être entrée par le mariage. Dira-t-on qu'elle se manifeste en tant que mère en envoyant un enfant à sa belle-sœur ? On a vu que ce n'est pas une prérogative exclusive des déesses, les dieux aussi bien accordent des enfants à leurs fidèles. Vellaiyamman. Une petite fille de caste Vellala est perdue par ses parents dans la foule, au grand temple hindou de Tirupparankunram. Elle est trouvée par les musiciens, qui plus tard la confient aux Kallar de Melakkudi, une localité du voisinage. Traitée en bru et non en fille par Kuruvattevar, elle refuse de se marier et va demander au roi Tirumalai Nayakkar le tison, le vase, la canne et l'étoffe, pour se suicider sur le bûcher, en excluant nommément Kuruvattevar de son culte. En conséquence de cette malédiction cette lignée végète. En fait, les deux autres lignées l'adorent à tour de rôle. Kuruvattevar (le descendant du précédent, chef de la lignée) reçoit après le culte sa part des honneurs ( m u d al m e i ) qui sont dus à chaque lignée, mais le prêtre la lui donne en détournant la tête. C'est là évidemment un cas exceptionnel du fait de la caste d'origine de la fillette, et obscur faute de précisions. Il semble que la fille ait objecté à une sorte d'inceste, donc qu'elle ait été recueillie par Kuruvattevar et ait pu être mariée dans les autres lignées. On a donné cet exemple parce qu'il recoupe l'histoire de Tagarammal (les informateurs sont différents), et appartient à la catégorie générale des déesses-jeunes filles, mais il va de soi qu'il est à écarter au point de vue de la parenté. On voit que trois exemples sont à retenir principalement : ceux de Silakkari, Tagarammal, Sivandammal. Occandamman n'est pas tout à fait déesse principale. On ne reprend pas non plus ici le cas d'Andayi à Pappappatti (II B 1.3a) : sous le coup de la colère, plus ou moins possédée, assistée d'ailleurs de son frère, elle a amené les dieux de sa lignée chez son mari, elle n'est morte que plus tard sans sanction divine, elle a une place subalterne, avec son mari, dans le temple du nad de celui-ci.

Discussion. Résumant les trois exemples pertinents, on voit que les femmes divinisées accèdent au rang de divinités principales non pas dans la lignée où elles sont nées, où elles ne sont jamais que déesses secondaires, mais seulement dans la lignée où elles se sont effectivement mariées, ou bien où elles auraient dû se marier, c'est-à-dire dans une lignée alliée de la leur propre, et où par conséquent elles peuvent apparaître plus ou moins en position de mères. Mais ni Tagarammal ni Sivandammal ne sont mères au sens propre, ce sont des fiancées qui se sont sacrifiées. D'ailleurs, s'il s'agissait uniquement de mères, on ne comprendrait pas qu'elles puissent être l'objet d'un culte quelconque dans leur lignée d'origine, où elles ne sont que des filles. Elles ne sont donc pas divinisées en tant que mères, mais en tant que jeunes filles ou femmes qui ont reçu par le suicide ou une mort miraculeuse une consécration divine, et elles atteignent leur statut le plus élevé dans les temples non pas en tant que filles mais en tant que fiancées ou épouses. On comprend ainsi pourquoi les hommes divinisés restent toujours à une place subalterne : c'est qu'eux n'ont pas la faculté de passer dans une autre

I I I A 4.5c

CULTE DES DIEUX

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lignée, comme les femmes le font par le mariage. On ne saurait être surpris du fait que les femmes divinisées soient principalement des fiancées ou des épouses. Cette jeune fille dont la mort a reçu la sanction divine, qui dans certains cas s'est sacrifiée à l'alliance (Tagarammal, Sivandammal), divinise en fait, sous une forme féminine, l'alliance aux yeux de la lignée qui fait d'elle sa divinité principale. On n'ira pas jusqu'à dire que ces divinités sont féminines uniquement parce que c'est la femme qui quitte sa lignée lors du mariage, la chose est plus complexe (on pourrait aussi bien diviniser l'oncle maternel). Mais, si elles ne sont pas déifiées en tant que mères, comme les Occidentaux ont tendance à le supposer, n'ont-elles pas cependant en tant que déesses des qualités de mères ? Pas davantage, semble-t-il, que les déesses du type I. Remarquons encore que dans le suicide ou la mort de ces femmes divinisées, il y a à un certain degré une substitution de mariage divin au mariage humain. Non seulement Occayi se refuse à son mari et se donne au dieu, Sivandammal prend un Karuppu comme protecteur ou compagnon de son suicide, mais encore Virumandi, qui s'acharne en général sur les femmes enceintes, n'attendait, semble-t-il, que l'occasion de reprendre aux hommes la fille de son prêtre. Même dans le cas de Tagarammal, ne peut-on pas dire que l'alliance normale est remplacée, du fait du mariage forcé qui a précédé, par le culte que lui rend son fiancé ? Et c'est peut-être la formule la plus générale : ce culte est une projection du mariage, où l'épouse est divine au lieu d'être humaine. Il est naturel qu'il s'y introduise (comme pour Occayi) la possibilité d'une rivalité entre hommes et dieux pour la possession des femmes. Généralisation. Contre l'application au pays tamoul du concept de « déesse-mère », il est possible de généraliser, sur le plan du langage et de la coutume. Le prototype de la morte divinisée est ici la k a N N i, c'est-à-dire la jeune fille, la vierge, sans aucune ambiguïté. Probablement souvent, mais non ^toujours, pour des raisons sentimentales, les jeunes filles tamoules ont une tendance très marquée au suicide (II J 1). Les Kallar ici feraient plutôt exception, actuellement du moins. La jeune fille contrariée obtient par sa mort un renversement des positions : comme k a N N i elle sera souveraine, hantant les rêves de ses parents et les tyrannisant de ses exigences. Une telle k a N N i ne deviendra en général une divinité que pour les siens, peut-être seulement ses père et mère (et frères et sœurs), il ne s'agit ici que du mécanisme le plus courant en relation avec le nom de k a N N i, jeune fille que son suicide divinise. Peut-être pensera-t-on qu'il n'y a qu'un rapport lointain entre ces jeunes filles et les « déesses-mères » ? Il n'en est rien. Le 'groupe de divinités connu en sanskrit sous le nom des « Sept Mères •» {s a p t a m â t r i k à) s'appelle en tamoul les Sept Vierges, ë L u kaNNimâr; on les a rencontrées en relation avec Aiyanar. Quand nos auteurs disent « mères » c'est donc bien, en tamoul, de vierges qu'il s'agit. De plus, la « vierge-mère » qui nous est

396

LA

III A 4.6a

RELIGION

familière est précisément absente, et si un être surnaturel se manifeste en relation avec la conception chez la femme, c'est au contraire un démon qui, en possédant une jeune femme, l'empêche de concevoir des œuvres de son mari. II faut par conséquent renoncer à la facilité qui consiste à transférer des représentations familières; il naît tous les jours des déesses tamoules, et ce sont des jeunes filles, et non des mères, divinisées. Conclusion. La comparaison des déesses montre que, tandis que les types II et III sont moins fréquents et moins caractéristiques, les types I et IV comprennent, dans notre matériel (et sans doute dans la littérature aussi bien), le plus grand nombre des déesses. Dames hindoues de la maladie d'une part, et d'autre part mortes divinisées passées dans la lignée alliée, c'est-à-dire en fin de compte, du point de vue de cette dernière, épouses miraculées ou divinisations féminines concrètes de l'alliance, telles sont les deux catégories fondamentales. La seconde est vivante en ce sens qu'elle produit de nouvelles divinités, mais le passage de cette catégorie à la précédente n'est pas impossible.

4.6. Le cycle d'Aiyanar.

dans (a. Opposition vaux; d. Aiyanar.)

le temple;

b. Le cycle;

c. Taureaux

et

che-

L'opposition complémentaire entre le dieu Aiyanar et le Dieu Noir, Karuppu, est privilégiée en ce sens qu'on peut la saisir aussi bien sur le plan de la morphologie du temple que sur le plan d'un cycle rituel important. De plus, ceci s'ajoutant à la relation entre Aiyanar et la Déesse, le dieu se trouve situé au croisement de deux oppositions, ce qui permet de le définir rigoureusement 1 . a. Opposition

dans

le

temple.

Dans la région considérée les temples d'Aiyanar sont le plus souvent petits, à demi enfouis sur la pente de la berge des réservoirs (Pl. 29 a). C'est dans les temples des Karuppus que l'on peut saisir la complémentarité des deux divinités. Ainsi chez Peykkamen à Kokkulam, Aiyanar entouré de ses deux femmes fait pendant, avec d'autres dieux, dans la cellule nord, à Peykkamen et ses suivants dans la cellule sud. On donne ici un exemple, non-Kallar, où la même opposv ion prend une autre forme. Le temple du « Karuppu-du-col », à Melakkal, aux constructions plus soignées, desservi par des Vellalar, va nous fournir une formule extrêmement répandue, quoique légèrement différente de celle qu'on a donnée jusqu'ici. Les deux chapelles principales sont ici celle du Karuppu, située au nord-ouest

Journal

1. Les conclusions (h; celte étude ont. été résumées dans : « Dctinition structurale... Aiyanar », asiatique,

l!)5:t.

Ili A 4.6a

CULTE DES DIEUX

397

et faisant face à l'ouest, et celle d'Aiyanar, située au sud-est et faisant face à l'est. La même disposition paraît se retrouver sur une aire considérable, par exemple à Kamuthi (Ramnad), elle oppose vigoureusement les deux dieux, non plus par leur situation mais par leur orientation.

/

o oc

Figure 24. — Temple de Kanavay Karuppu à Melakkal (non-Kallar). 1. 2. 3. 4.

K a r u p p u ( lit siliv. (Kammalan), « nclra mangalya n.

400

LA

RELIGION

III A 4.6c

quel but? Les Kallar ne le disent pas, et il nous faut ici interroger la structure du rituel, et comparer avec la littérature, plus précise sur ce point. Dans l'ensemble, le lâcher de taureaux est à rapprocher de l'autre, moins religieux et plus sportif, que l'on a décrit plus haut avec le Pongal des bœufs (§ 4.4d). Les noms mêmes y invitent, mais leur comparaison fait apparaître une dissymétrie : le premier s'appelle « attacher le taureau », erudu-kattu et l'autre « attacher les médailles », çalli-kattu, alors qu'il semble s'agir de deux courses, une course à la corde dans le premier cas, une course à la cocarde dans l'autre. Y a-t-il une différence, l'accent portant sur le « lier » dans le premier cas, sur la course dans le second? Je croirais plutôt que ç ail i est une corruption de quelque chose comme ç a l a v a N, autre nom du taureau (ç alav a N e ru du), la paire de noms servant à différencier la paire de fêtes.

Il faut encore rapprocher, dans le pongal des bœufs à Kacciti, la course du kodangi suivant le premier bœuf lâché; elle est moins cérémonialisée mais on a là encore une forme de l'acte d'attacher puis de libérer et de poursuivre un taureau ou plus généralement « les bœufs », c'est-à-dire le bétail. Dans le cas de la course à la corde, on a un véritable rite nettement associé à Aiyanar d'une part, à une affirmation de la hiérarchie des lignées d'autre part. On ne rencontre pas un contexte aussi riche dans le cas de l'érection des chevaux. Quoique ce soit là une première différence entre les deux rites, et qu'on puisse en trouver d'autres dans leur symbolisme, il faut d'abord insister sur une certaine équivalence entre eux, celle qui permet à l'informateur de prononcer le nom du sacrifice védique du cheval à propos de l'ensemble. Tout se passe comme s'il s'agissait de deux doublets dont l'un, avec son riche contexte, serait autochtone, tandis que l'autre devrait se rattacher, comme cet emprunt de vocabulaire le suggère, à la tradition noble de la littérature et peut-être de la pratique brahmaniques. La comparaison ne permet pas de penser que le cheval soit propre à Karuppu, comme le taureau l'est à Aiyanar. Sans doute dans la légende Peykkamen aussi bien que Virumandi (dont le temple possède un grand cheval en maçonnerie) volent dans les airs, montés sur un cheval ailé, « p a n j a k a l y â n i » pour le premier, « v i ç v a r û b a m » pour le second. Mais en d'autres localités Aiyanar, ou son équivalent, est seul à recevoir cheval ou éléphant (Gurunadan à Valandur, Angala Aiyar à Karumattur) 1 . La seule chose qui appartienne en propre à Karuppan, c'est le sacrifice sanglant, et on tire un rideau devant Aiyanar lorsqu'il est offert dans son temple. On peut penser que la distribution du taureau et du cheval entre Aiyanar et Karuppan, là où elle est attestée ou suggérée, est structurale, qu'elle tient à la complémentarité des deux dieux, tandis que par essence chevaux et taureaux appartiennent plutôt à Aiyanar. Ceci est clair à Kokkulam, où il s'agit d'une fête du nad, les chevaux correspondant aux villages et les taureaux, en principe au moins, aux lignées, et le dieu du nad, avec le temple le plus important, étant le Karuppu, tandis qu'Aiyanar, dieu prééminent, n'a qu'un petit temple sur la berge. Notons en passant

1. M u n i a n d i , « K . P u l i y a n k u i a m , r e ç o i t a u s s i des c h e v a u x . (Sur ce d i e u , cf. B l e .

IMAGES DE DIEUX. — a. « R B k d r e m e n t i m i t e la i> r a h k a r a I i l'aruval e t d ' u n fusil, e t « lì a