Une histoire des élites, 1700–1848: Recueil de textes [Reprint 2020 ed.] 9783112318812, 9783112307731


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French Pages 376 [380] Year 1975

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Table of contents :
Table des matières
Introduction
PREMIÈRE PARTIE. L’Ancien Régime: vers une fusion des élites?
Introduction
1. La noblesse: justification, contestation, variété
2. Riches et pauvres: les clivages fondamentaux à l'intérieur de la noblesse
3. La fortune nobiliaire: assises foncières et capitalisme
4. noblesse et bourgeoisie: le problème de la nomination aux emplois
5. Vers une élite de «notables»
DEUXIEME PARTIE. La France post-révolutionnaire: la société des notables
Introduction
6. L’Empire: élites anciennes et nouvelles
7. La Restauration: triomphe de l’aristocratie foncière
8. La Monarchie de Juillet: le gouvernement des élites?
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Une histoire des élites, 1700–1848: Recueil de textes [Reprint 2020 ed.]
 9783112318812, 9783112307731

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une histoire des élites, 1700-1848

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

le savoir historique 6

MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE

GUY CHAUSSINAND-NOGARET

une histoire des élites 1700-1848 recueil de textes présentés et commentés

MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE

I S B N : 2-7132-0043-1 et 2-7193-0433-6 © 1975, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et Mouton & Co Couverture de Jurriaan Schrofer Imprimé en Hollande

table des matières

INTRODUCTION

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PREMIÈRE PARTIE. L ' A N C I E N RÉGIME: VERS UNE FUSION DES ÉLITES?

17

Introduction

17

1.

L A NOBLESSE : JUSTIFICATION, CONTESTATION, V A R I É T É

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Introduction G. A. de L a Roque, La justification de la noblesse par la biologie Le P. Ménestrier, La justification de la noblesse par la pédagogie Boulainvillier, La justification de la noblesse par l'histoire E. Sieyès, La contestation bourgeoisie Bergasse, Le préjugé de noblesse G. A. de La Roque, Les diverses noblesses F. Bluche, Deux états: la robe et l'épée F. Bluche, L'égalité de toute noblesse A. de Tocqueville, Une ombre de noblesse

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2 . R I C H E S E T P A U V R E S : LES C L I V A G E S FONDAMENTAUX K L ' I N T É R I E U R DE L A NOBLESSE

Introduction J. Meyer, Noblesse de cour et noblesse provinciale Chateaubriand, La noblesse pauvre P. de Vaissières, Gentilshommes campagnards R. Forster, Le noble de province: un propriétaire dynamique J. Meyer, Relativité de la pauvreté de la noblesse

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Table des matières

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3 . L A FORTUNE N O B I L I A I R E : ASSISES FONCIÈRES E T C A P I TALISME

Introduction F. Bluche, LLes fortunes parlementaires R. Forster, Un grand domaine aristocratique J . Meyer, Les difficultés économiques de la noblesse de cour Abbé Coyer, Plaidoyer pour la noblesse commerçante Chevalier d'Arc, Réquisitoire contre la noblesse commerçante G. Chaussinand-Nogaret, Noblesse et capitalisme

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4 . N O B L E S S E E T BOURGEOISIE: L E PROBLÈME D E L A NOMINATION A U X EMPLOIS

Introduction M. Reinhard, Elite et noblesse: l'anoblissement des militaires et celui des marchands F. Bluche, Nobles et roturiers au Parlement de Paris J. Egret, L'aristocratie parlementaire française à la fin de l'Ancien Régime F. Bluche, L'origine sociale des ministres V. R. Gruder, Le recrutement des intendants E. G. Léonard, L'armée: noblesse ou argent G. Six, Fallait-il quatre quartiers de noblesse pour être officier à la fin de l'Ancien Régime?

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5. V E R S UNE É L I T E DE «NOTABLES»

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Introduction Sénac de Meilhan, Du rapprochement des diverses conditions G. Lefebvre, Le clivage noblesse-bourgeoisie transcendé: les notables M. Agulhon, Noblesse et bourgeoisie A. Chabaud, L'exemple marseillais: une noblesse proche de la bourgeoisie D. Roche, Brassage social dans les académies D. Richet, L'almalgame des élites

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Table des matières

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D E U X I È M E P A R T I E . LA F R A N C E P O S T - R É V O L U T I O N N A I R E : LA S O C I É T É DES NOTABLES

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Introduction

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6 . L ' E M P I R E : É L I T E S ANCIENNES E T N O U V E L L E S

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Introduction J. Tulard, Les notables impériaux A. Chabert, Contours sociaux de l'aristocratie foncière L. Bergeron, Permanence et consolidation de l'ancienne noblesse L. Bergeron, Les nouveaux privilégiés J. Régnier, Les préfets de Napoléon P. Durye, La création d'une nouvelle noblesse B. Foucart, La reconnaissance du talent sous l'Empire

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7 . L A R E S T A U R A T I O N : T R I O M P H E D E L ' A R I S T O C R A T I E FONCIÈRE

Introduction J. Lhomme, Le triomphe de l'aristocratie foncière R. Girardet, L'armée: sélection sociale P. Chalmin, Le recrutement de Saint-Cyr sous la Restauration

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8. L A M O N A R C H I E D E J U I L L E T : L E G O U V E R N E M E N T DES ÉLITES?

Introduction R. Rémond, Une fusion des élites C. Pouthas, Le déclin de l'aristocratie J. Becarud, Le déclin de l'aristocratie: l'assemblée P. Chalmin, Le déclin de l'aristocratie: l'armée A. Daumard, Riches et notables J. Lhomme, L'ascension de la grande bourgeoisie A.-J. Tudesq, Les pairs de France A.-J. Tudesq, Les députés A.-J. Tudesq, Les grands corps A.-J. Tudesq, Les hauts fonctionnaires A. Daumard, Les élèves de l'Ecole Polytechnique

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introduction

L e choix de textes présentés ici ne prétend ni rendre compte de l'ensemble de la production historique, ni satisfaire toutes les curiosités. L e sujet se prêtait à de nombreux découpages. Celui qui a été retenu correspondait au penchant et aux préoccupations de l'auteur. 1 L'histoire des élites est suspecte à priori: dans la mesure où la tentation est grande de l'assimiler à des conceptions idéologiques, à une vision «élitiste» de la société; les théories sociologiques des élites reposent souvent en effet sur une réflexion politique opposée aux courants de la démocratie moderne et plus encore au socialisme. Nous avons volontairement exclu toute référence aux travaux de Pareto ou de Mosca, des sociologues américains ou français. Réfléchissant sur les sociétés contemporaines, et souvent sur les pays du Tiers Monde, leurs théories ne peuvent sans inconfort, et parfois sans anachronisme, s'appliquer à la spécificité de la société française d'avant 1848. Même la théorie de la «circulation des élites» telle qu'on la trouve élaborée chez Pareto et qu'un de ses disciples, Maria Kolabinska, a essayé d'ajuster à l'évolution de la société française, se révèle trop rigide et insuffisamment fondée en histoire pour être retenue ici. Rejetée la tentation du sociologisme, il fallait éviter un autre piège: celui du folklore ou de la mondanité. Ni Madame de Sévigné, ni les fastes de Versailles ou les élégances du Faubourg Saint-Germain, ni les extravagances des Turcarets ou les courses «fashionables» de la monarchie de Juillet, ne correspondaient à notre propos. L'élite (définie globalement, et selon des critères historiques, comme l'ensemble des groupes sociaux qui, par leur 1. J'aurais aimé citer de nombreux textes qui ne figurent pas ici. Deux impératifs m'en ont empêché: ne pas donner à ce volume des dimensions inconciliables avec le format de la collection; renoncer à certains textes, non sans regrets, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec leur qualité.

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Introduction

statut juridique, leur richesse, leurs talents ou quelque cause que ce soit qui leur assure une position unique au sommet de la hiérarchie, s'isolent du reste de la société et entretiennent des rapports privilégiés avec le pouvoir, le monopolisent ou l'influencent) posait une série de problèmes structurels ou diachroniques auxquels il paraissait par excellence intéressant de réprondre: nature, mode de recrutement, évolution, degré de mobilité de ces groupes sociaux minoritaires liés à l'existence de sociétés hiérarchisées où des barrières juridiques ou des barrières de fait regroupent tous les individus remplissant un certain nombre de conditions précises pour les organiser en un corps cohérent, officiellement reconnu, et qui s'impose à l'ensemble de la société comme groupe dirigeant. L a société française des x v m e et x i x e siècles est en évolution rapide, une société «chaude» dont l'état permanent de tension se trouve accéléré et comme dynamité par des événements explosifs. Si l'on voulait s'interroger sur un siècle et demi d'histoire, les questions étaient simples: fixité, évolution lente, ou bouleversement? Continuité ou rupture structurelle? Lente modification des modèles de recrutement de l'élite - et dans ce cas par quelles filières? - ou éclatement: et dans ce cas sur quelle dynamique nouvelle débouchait-on? simple renouvellement des élites en place, ou transformation radicale mettant en cause l'existence même d'une élite? Tout au long de la période envisagée - de l'apogée de la monarchie administrative à la fin des monarchies censitaires la continuité est évidente au plan de l'éthique sociale. Globalement la notion d'élite n'est pas contestée. Elle est reconnue, acceptée. Elle a sa place dans la définition de la société. Même plus tard, avec l'avènement de la démocratie, elle ne disparaît pas mais se démocratise. Elle tend alors à ne plus être le lieu de rencontre d'individus détenteurs d'une marque distinctive — privilège ou richesse — reconnue comme signe visible de l'appartenance au groupe: la démocratie libérale c'est en somme la substitution d'une élite compétitive à une élite de droit ou de fait. C'est au niveau des modifications de la nature du signe de reconnaissance, de la marque distinctive qui la définit, que se circonscrit l'histoire de l'élite jusqu'en 1848: naissance ou fortune, mais le plus souvent naissance et fortune, avec des dosages variables. C'est entre ces deux signes - et très secon-

Introduction

ii

clairement des talents - que s'accomplit le balancement sous l'Ancien Régime comme dans la première moitié du xix e siècle. L'évolution se marque par un transfert de la dominante. La question est alors de savoir si la substitution d'un signe à l'autre, de la fortune à la naissance, a entrainé une transformation radicale dans le recrutement de l'élite. Ce qui revient à préciser la nature de la richesse acceptée comme signe. La substitution en effet est d'autant moins opératoire que le signe-fortune reste davantage lié aux formes anciennes de la propriété. Sous l'Ancien Régime la dignité de la richesse repose sur la possession du sol. Le nouveau critère de sélection a toutes chances de reconnaître l'élite traditionnelle au premier rang des élites nouvelles dans la mesure où il fait prévaloir la possession de la terre sur celle du capital mobilier, industriel ou commercial, l'impôt foncier sur la patente. De fait le «notable» de la société post-révolutionnaire est fréquemment un ancien noble. Mais là n'est pas le plus décisif. A un certain moment, difficile à dater avec précision car déjà l'Ancien Régime avait fait une profonde percée dans ce sens, on a cessé de reconnaître la valeur séminale comme critère unique de reconnaissance de l'élite. La monarchie acceptait la richesse, et parfois le mérite, comme autant de véhicules susceptibles de compenser le défaut de naissance. Fortune et talents pouvaient, dans certains cas, abattre l'obstacle qui séparait l'élite de la non-élite. La richesse devenait donc concurrentielle: mais seulement comme moyen d'accès au privilège, non comme valeur en soi. Les bourgeois qui ont jusqu'alors admis que la fortune ne fût qu'une étape nécessaire de la promotion sociale, sont à la fin de l'Ancien Régime trop nombreux et trop impatients pour accepter de subordonner plus longtemps leurs ambitions à un cursus traditionnel jugé désormais trop lent, trop onéreux et trop exclusif. On a parfois voulu voir dans ce changement d'attitude un refus de la bourgeoisie de jouer plus longtemps le jeu imposé par la structure aristocratique de la société. Il s'agirait, en somme, d'un rejet des valeurs nobiliaires. La bourgeoisie, parvenue à maturité, prétendrait se désolidariser du modèle jusqu'alors accepté, pour lui substituer des valeurs originales. En somme, une prise de conscience de la bourgeoisie en tant que classe et, bien sûr, classe révolutionnaire. En réalité, c'est

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Introduction

en terme de marché que le problème s'est posé à la fin de l'Ancien Régime. Les offices parlementaires sont toujours aussi recherchés, les charges de secrétaires du Roi se vendent mieux que jamais, malgré leur prix prohibitif (120 000 livres), les lettres d'anoblissement continuent à jouir de la même faveur. On se presse au guichet. L'accumulation dans le tiers état d'éléments riches et cultivés a provoqué une inflation galopante de candidats à l'anoblissement. Or celui-ci restait étroitement contingenté et ne pouvait répondre à une demande en hausse. D'où, la recherche d'une solution de rechange qui, sans remettre en cause le privilège, permettrait de le déborder. Il suffisait de dégager un principe de définition de l'élite qui, tout en sauvegardant la noblesse, intégrerait les catégories limitrophes. L a pensée physiocratique avait balisé le terrain. L'accord se fit sur la propriété. Elever la fortune au rang de privilège, qu'elle soit reconnue comme distinction, qu'elle soit substituée comme signe de reconnaissance au privilège nobiliaire, alors que l'idéologie dominante ne reconnaît en elle qu'un moyen, c'est bien à ce niveau que se situe le débat des lumières. Car les solidarités sont nombreuses qui, par ailleurs, rattachent la grande bourgeoisie à l'élite nobiliaire, et le préjugé de naissance a été largement entamé par la politique royale. L a monarchie n'a cessé, depuis le x v i e siècle, de travailler à l'éclatement de la société à ordres. Par la vénalité des offices d'abord, qui a été la voie optime de l'ascension bourgeoise; par les privilèges ensuite, étendus de la noblesse à tous les groupes les plus proches d'elle soit par le genre de vie, la communauté d'intérêts (nobles ou non, ils sont essentiellement les bénéficiaires de la rente foncière), la culture ou le prestige des charges: bourgeois des bonnes villes, négociants, officiers municipaux que la monarchie a élevés jusqu'aux frontières du second ordre en leur accordant les mêmes privilèges réels ou honorifiques, exemptions fiscales, port de l'épée, armoiries; par la politique de recrutement de ses officiers et surtout de ses commissaires qu'elle choisit parmi les maîtres des requêtes fraîchement issues de la bourgeoisie. Malgré lorsque la entreprise abolissant

tout les structures anciennes n'avaient pas disparu Révolution mit un terme à la lente transformation par la royauté, en abattant la société à ordres et en les privilèges sur lesquels elle se fondait.

Introduction

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L'Ancien Régime avait, malgré sa rigidité, favorisé une relative mobilité sociale en permettant non seulement l'intégration de la haute bourgeoisie dans la noblesse, mais aussi la promotion des classes moyennes par la voie officière qui, de la plus petite charge aux offices les plus prestigieux des cours souveraines, offrait autant de paliers d'accès au sommet de la hiérarchie. L a Révolution, par le truchement privilégié de l'armée, donna une chance aux classes populaires. Mais il reste à mesurer l'ampleur de ce mouvement d'ailleurs vite interrompu par la rigidité de la société consulaire et impériale. A v e c la mise en place de la société des «notables», la barrière juridique qui freinait l'ascension sociale, fit place à une barrière de fait tout aussi rigoureuse. L a caste des notables devint le lieu de rencontre de la propriété foncière où se confondirent anciens nobles et riches bourgeois rentiers du sol, parmi lesquels se distingua bientôt la noblesse impériale. L a mobilité sociale resta donc difficile. Mais la société issue de la Révolution poursuivit la politique, héritée de l'Ancien Régime, de promotion d'une bourgeoisie administrative issue des classes moyennes: celle-ci fut cependant étroitement limitée. L a règle générale de recrutement des grands corps de l'Etat a peu changé. Noblesse et grande bourgeoisie rentière, soit l'aristocratie foncière, continuent à s'en réserver le quasimonopole et régnent sans partage sur l'Etat jusqu'en 1830. Que sous l'Empire les dignitaires du nouveau régime semblent l'emporter sur l'ancienne noblesse, ou que celle-ci soit remise en selle par la Restauration, ne change rien quant au fond: jusqu'à la révolution de Juillet l'élite s'est recrutée presqu'exclusivement parmi les détenteurs de la fortune foncière. De l'Ancien Régime à 1830 une vague séculaire a porté au premier plan de la société la propriété foncière dont l'irrésistible puissance n'a même pas été entamée par les grands bouleversements de l'époque révolutionnaire. L a seule rupture significative, au niveau de l'élite sociale, intervint sous la monarchie à juste titre qualifiée bourgeoise, et correspondit, ce n'est pas un hasard, au début de la révolution industrielle. 2 Désormais la fortune la plus dynamique, 2. Si j'emploie le terme de «révolution industrielle», chacun comprendra qu'il ne s'agit pas de fixer une date de naissance à un phénomène

M

Introduction

celle qui progresse le plus vite, celle aussi qui procure les profits les plus importants, c'est celle du grand capitalisme, celle de l'entreprise, de la banque et de l'industrie. L a révolution industrielle amorce le recul de la puissance terrienne et donc le déclin de l'aristocratie foncière et la montée parallèle de la bourgeoisie capitaliste. Signe des temps nouveaux, le premier président du conseil du nouveau régime est un banquier. Ce n'est pas pourtant le début d'une ère nouvelle qui, réalisant les vœux des Constituants de 89, ouvrirait la voie de la promotion sociale aux classes moyennes. Cette grande bourgeoisie d'argent et d'affaires, constituée en classe distincte plus séparée de la moyenne et petite bourgeoisie que ne l'était un petit officier de justice d'un président de Parlement, se réserve désormais, en plus du pouvoir économique, la presque totalité du pouvoir politique qu'elle arrache peu à peu aux propriétaires fonciers. Il faudra une révolution pour qu'elle se résigne à le partager. Jamais, sans doute, l'exclusivisme de l'élite n'a été si fort et les possibilités d'ascension sociale plus mesurées. Thiers qui établit quelques liens entre la bourgeoisie d'affaires et les milieux intellectuels n'est qu'une exception brillante qui ne saurait faire illusion. L e bilan en somme est médiocre. L'élite s'était renouvelée; elle s'était adaptée aux conditions nouvelles créées par la révolution industrielle. Mais, dans son principe, ce renouvellement ne débouchait pas sur un élargissement. Juillet consacrait la substitution d'une élite à une autre, mais tout aussi fermée et fondée sur un monopole exclusif: l'argent. Seul l'avènement de la démocratie devait organiser la concurrence, renouant ainsi avec les timides tentatives de l ' A n cien Régime. Celui-ci avait organisé la compétition de valeurs concurrentes: richesse et naissance, mais aussi mérite et talents. L a société des notables issue de la Révolution les avait confondues dans un même respect pour la propriété foncière.

diffus qui a pu, dans certains secteurs, se manifester beaucoup plus tôt, et pour l'essentiel beaucoup plus tard. Mais c'est vers 1830, qu'à mon sens, quelque chose s'est passé qui, sans transformer radicalement les moyens de production ni rassembler les conditions (urbanisation, concentration de main d'oeuvre e t . . . . ) nécessaires à une véritable révolution industrielle, a cependant créé des conditions nouvelles dans les rapports entre capitalisme et société, capitalisme et pouvoir.

Introduction

La monarchie bourgeoise, s'adaptant aux réalités économiques contemporaines, renvoyait dos à dos les anciennes idoles et consacrait la victoire de la puissance du jour, la plus exclusive sans doute que la France ait connue.

PREMIÈRE PARTIE

l'Ancien Régime: vers une fusion des élites?

Introduction Définir l'élite sociale sous l'Ancien Régime est théoriquement aisé. C'est en effet le privilège qui délimite l'appartenance au sommet de la hiérarchie, sépare noblesse et roture, isole le «second ordre» dans un faisceau de dignités qui lui assurent une position éminente et un prestige incomparable. Partant de là, la tentation est forte de voir dans la noblesse une élite fermée, enclose en ses quartiers, n'entrouvrant qu'avec parcimonie, au terme d'une ascension lente et difficile, ses rangs serrés à qui n'était pas «né». La réalité se révèle beaucoup plus nuancée. Le privilège, en effet, c'est le privilège nobiliaire: il ne se confond pas avec le privilège de naissance. Certes le sang, l'extraction restent des éléments fondamentaux de distinction sociale et tout un arsenal de justifications idéologiques contribue à en pérenniser l'enracinement dans la sensibilité collective aussi bien que dans la représentation que l'élite se donne d'elle même. Mais à côté de la naissance - valeur optimale mais non exclusive d'autres valeurs sont reconnues qui permettent d'accéder au privilège nobiliaire: le service du Roi, la fortune, les capacités. Certaines fonctions, auxquelles de non-nobles peuvent prétendre, confèrent soit pleinement soit sous certaines conditions une noblesse immédiate ou graduelle. Mais encore la noblesse se mérite. Le talent peut être distingué par le Roi et des lettres d'anoblissement récompensent services rendus et capacités exceptionnelles. La noblesse aussi s'achète: la «savonnette à vilain» décrasse, à prix d'or, le parvenu de sa roture et le transforme en noble à part entière. La naissance n'est donc qu'une justification, parmi d'autres, du privilège nobiliaire. Mais celui-ci suffit-il à définir l'élite? L'appartenance au second ordre donne-t-elle des chances égales à tous? La communauté de statut ne recouvre-t-elle pas une diversité de conditions et de traitements qui annulerait en fait

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L'Ancien

Régime

l'égalité théorique imposée par l'hypothétique solidarité de l'ordre? L'unité fondamentale de la noblesse, souvent proclamée sous l'Ancien Régime, ne parvient pas à masquer une incontestable diversité. Mais de quelle importance sont les clivages qui s'établissent en fonction des critères internes de différenciation de l'ordre? Si l'on considère la naissance, le principe de distinction se fonde sur l'ancienneté: on peut alors compter le nombre de degrés jusqu'à perdre la filiation dans les ténèbres de temps trop reculés. Retient-on la fonction, on distinguera dans la noblesse le service rendu: dès lors le caractère de l'hérédité s'estompe car le fils de magistrat peut choisir la carrière militaire et le noble d'épée entrer dans la robe. A ne regarder que l'origine, la noblesse se diversifie en fonction du principe d'acquisition du privilège. Ici, deux groupes. Ceux dont la posssession est trop ancienne pour que le souvenir en soit conservé: ils peuvent, à tort ou à raison, considérer qu'ils ne tiennent leur noblesse que d'eux-mêmes. Les autres, les plus nombreux, la tiennent du Roi. Certains, que le Roi a élu, ont été tirés de l'état de roture par des lettres patentes. Au xvm e siècle, sous Louis X V et Louis XVI, ces lettres sont accordées au mérite et sinon à des talents exceptionnels du moins à des services exacts et prolongés. Le trafic peu honorable qu'en avait fait Louis X I V est abandonné. La voie la plus commune de l'anoblissement, cependant, c'est l'exercice d'une délégation de pouvoirs régaliens. Les pouvoirs judiciaire, militaire et fiscal étant les attributs les plus patents de la dignité royale, il était logique que les charges qui en relevaient anoblissent leurs titulaires. Par extension, certaines municipalités, dans la mesure où elles exerçaient ou avaient exercé à certains moments des droits régaliens, obtinrent aussi le privilège d'anoblir leurs administrateurs. Les charges de commensaux - les plus nombreuses relevaient de la chancellerie - anoblissaient également. Au reste, la vénalité des offices fut le moteur le plus puissant de la promotion sociale sous l'Ancien Régime. Toutes ces distinctions - et le xvm e siècle en fit de plus nombreuses - ne reposaient, en fin de compte, que sur la vanité. Nous n'y insisterons pas. Trois questions, au contraire, d'une tout autre importance, retiendront notre attention. N'y a-t-il pas, à l'intérieur de la noblesse, une différenciation

Vers une fusion des élites?

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fondée sur un principe unique qui ne ressortit ni à l'origine, ni à l'ancienneté ni à la qualité du service? Qui, par ailleurs, bénéficie de l'anoblissement? Enfin la noblesse entretientelle des relations, d'une signification sociale certaine avec les non-nobles; en d'autres termes n'existe-t-il pas une marge incertaine à la limite du second ordre où les clivages tendent à s'atténuer et les groupes sociaux à se rejoindre? Il nous paraît tout à fait illusoire de ramener la noblesse à une sorte d'héritage féodal surimposée à la société réelle du x v m e siècle. C'est en fait le lieu de rencontre d'élites sécrétées par une société pré-industrielle caractérisée par une économie à dominante agricole et par une administration très développée. Les élites procèdent essentiellement de deux composantes: le revenu de la terre, et les fonctions administratives, militaires, judiciaires et financières. La propriété foncière, placement priviligié du profit commercial et manufacturier, élève la riche bourgeoisie jusqu'aux confins de la noblesse, avant que l'acquisition d'une charge l'y intègre de plein droit. Du xvi e siècle à la Révolution ce processus ne s'est jamais interrompu. La noblesse a été constamment la récompense de la réussite. Le second ordre s'est enrichi à chaque génération de la couche la plus favorisée du tiers état. La Révolution sera, pour une part, le refus de la moyenne bourgeoisie de se soumettre plus longtemps à cette lente escalade. Pour brûler les étapes, elle imaginera de les supprimer. Sans succès: l'office et le privilège abattus, il restera une réalité qui s'imposera. La propriété. Ce clivage fondamental de la société post-révolutionnaire plonge ses racines très profondément dans l'Ancien Régime. La propriété est déjà au xvm e siècle la ligne de démarcation qui, sans tenir compte du privilège, sépare ses bénéficiaires du reste du peuple, regroupant nobles et roturiers pourvu qu'ils fussent grands propriétaires, excluant au contraire les autres, fussentils nobles. Ne voit-on pas, en effet, le fils du financier ou du riche capitaliste possesseur de grands domaines et de seigneuries, devenir colonel ou conseiller au Parlement, tandis que le petit noble de province ne pouvant acheter ni une office ni un régiment, est condamné à vivre chichement sur sa terre ou, s'il a pris du service, à finir sa carrière avec un brevet de capitaine? N'est-ce pas finalement l'essentiel de cette noblesse, vouée aux armes par tradition, qui végète dans les

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L'Ancien Régime

grades subalternes? En définitive, le clivage de la fortune est beaucoup plus contraignant que celui du privilège. L a première permet d'accéder à la noblesse, mais il ne suffit pas d'être noble pour être riche ou pour avoir seulement les moyens de bénéficier des avantages théoriques attachées au privilège. C'est dans ce contexte que s'éclaire ce qu'il est convenu d'appeler la «réaction aristocratique». Celle-ci fut, avant tout, une riposte à l'agression de l'argent. Et secondairement une conséquence de la morale nobiliaire, sous la forme d'un interdit social: la dérogeance, sorte de réaction inversée qui exclue les nobles des activités économiques et réserve au tiers état les carrières de l'enrichissement. C'est donc un combat livré à l'intérieur des élites, et plus justement à l'intérieur du privilège nobiliaire. L e bourgeois anobli n'est-il pas le plus riche et souvent le mieux patronné, le mieux placé pour accéder aux emplois distingués, celui qui dispose du capital le plus apte à s'investir dans les charges militaires ou les offices? Moins par esprit de caste que par un réflexe de défense naturel, la petite noblesse souvent ancienne mais peu fortunée, tenta de lui opposer la seule prérogative qu'il ne pouvait acquérir à prix d'argent: la naissance. Encore conviendrait-il de préciser quelle fut l'efficacité de cette réaction et si elle interrompit ou limita le mouvement d'ascension de la grande bourgeoisie. En fait la monarchie continua à faire des nobles comme par le passé. Les bourgeois continuèrent d'acquérir les offices de secrétaires du Roi et les charges anoblissantes de la magistrature et des finances. A la fin de l'Ancien Régime les conseillers des parlements recrutent largement dans le tiers et la monarchie favorise le renouvellement de la haute administration financière. L'épiscopat, dira-t-on, est presqu'exclusivement noble? Il conviendrait de connaître avec plus de précision l'origine de la noblesse des prélats pour affirmer que la bourgeoisie n'y eut pas sa part. D'ailleurs, ici, la tradition était contraignante: en plein x i x e siècle, elle s'imposera encore à la Restauration. Sous Louis X I V , règne de «vile bourgeoisie» à en croire SaintSimon, quelques exceptions éclatantes ne sauraient masquer la réalité d'un recrutement essentiellement nobiliaire. L a réaction dans l'armée fut-elle plus efficace? L'édit de 1781 exigeait quatre générations de noblesse pour être nommé

Vers une fusion des élites?

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directement officier. Notons bien: il ne s'agit pas d'interdire aux nobles de fraîche date ou aux bourgeois la carrière des honneurs militaires; mais de les contraindre à suivre le rang qui de bas-officier mène à la lieutenance. En outre sa portée est limitée: l'édit restrictif ne s'applique qu'à certaines armes et épargne les fils des chevaliers de Saint Louis dont beaucoup ne sont pas nobles. L'édit de Ségur avait donc un double but: favoriser ceux que leur vocation et leur statut destinaient au métier des armes et ceux des bourgeois que leurs services avaient distingués. Inversement il était destiné à écarter les fils de bourgeois richissimes ou de nobles de fraîche date, financiers surtout, qui, sans vocation et sans préparation, pouvaient grâce à l'achat d'une compagnie ou d'un régiment accéder aux fonctions de commandement dont les moins fortunés étaient exclus. En s'élevant contre ce privilège, la bourgeoisie ne poursuivra d'autre but que de se le réserver. C'est ce qu'elle fera après 1789 en faisant nommer ses enfants lieutenants sans passer par le rang. Quelles qu'aient été les conséquences de la réaction aristocratique, elle ne parvint pas à briser l'unité du privilège nobiliaire qui liait le sang bleu au sang du parvenu. Mais, nous l'avons noté, la terre d'une part, le service du Roi de l'autre, étaient les deux tremplins de l'ascension bourgeoise. Quelle place faisait donc la société d'Ancien Régime au capitalisme, au sens moderne du mot, commercial et manufacturier? Certes, le négociant avait le loisir, après fortune faite, d'investir en terre et, à la longue, de s'agréger à la noblesse; ou d'acquérir l'office qui l'anoblissait. Mais le xvixi® siècle a posé le problème dans son ensemble. L'abbé Coyer, dans son éloge de la Noblesse commerçante, exalta la dignité du capitalisme au niveau des grands services de l'Etat: aussi digne que le service des armes d'être exercé par la noblesse, aussi apte que lui à anoblir ceux qui le pratiquaient. L a monarchie avait été bien près de réaliser cette mutation révolutionnaire. Elle avait peu à peu repoussé les limites de la dérogeance: le commerce maritime et le commerce de gros n'étaient pas interdits à la noblesse. Inversement un édit de 1767 prévoyait l'anoblissement annuel de deux négociants parmi les plus distingués tandis que les autres se voyaient reconnaître des privilèges - comme le port de l'épée - qui les rapprochaient du second ordre. Quelques banquiers et manu-

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L'Ancien

Régime

facturiers bénéficièrent aussi de l'anoblissement. Mais le capitalisme le plus dynamique qu'ait connu l'Ancien Régime était déjà lié à la cour. Représentants du fisc, mais aussi grands banquiers et entrepreneurs, les fermiers généraux, trésoriers et receveurs généraux appartenaient presque tous à la noblesse par le privilège de leurs offices ou la vertu d'une charge de secrétaire du Roi. D'autre part les plus grands seigneurs et le Roi lui-même ne dédaignaient pas de participer à des entreprises commerciales, maritimes ou industrielles, et se réservaient même certains domaines de l'activité économique comme l'industrie minière et la sidérurgie. L e capitalisme se trouvait donc intégré dans le second ordre et l'élite économique était à son tour consacrée par le prestige social. Ainsi, partout, en dépit du préjugé, anciens et nouveaux nobles, nobles et roturiers se mêlaient. Qu'il fût noble ou roturier un conseiller au parlement fréquentait les mêmes lieux, exerçait les mêmes fonctions, jouissait de la même culture, des mêmes agréments de vie, du même prestige. Qu'il fût anobli ou non, le négociant affichait les mêmes signes extérieurs du privilège. Dans l'armée se côtoyaient nobles d'ancienne lignée et officiers de fortune. Les maisons du Roi et des princes étaient peuplées de bourgeois. Les lumières enfin, et le plaisir de vivre réunissaient dans les mêmes salons, les mêmes académies, les mêmes loges maçonniques, bourgeois et seigneurs, nobles et roturiers qu'une même culture, des préoccupations et des intérêts communs regroupaient. Après le privilège de naissance, le privilège nobiliaire tendait à s'estomper. Sa suppression par la Constituante ne fera que régulariser un état de fait. Les élites bourgeoises et nobiliaires s'interpénétraient déjà en tous sens. Les distinctions du second ordre ne réussissaient plus à dresser des barrières. L a fusion des élites était accomplie dans les faits. L a Révolution n'eut pas à détruire: il lui suffit de sanctionner.

1. la noblesse: justification, contestation, variété

Introduction Du xvi e au XVIII6 siècle de nombreux théoriciens ont fait l'apologie de la noblesse et tenté de justifier sa prétention et son droit historique à constituer l'élite du royaume. Trois œuvres dominent une abondante production: le Traité de la noblesse (de La Roque), Les diverses espèces de noblesses et les manières d'en dresser les preuves (Ménestrier), Y Essai sur la noblesse de France (Boulainvillier). Partant de principes différents - la race, l'éducation, l'histoire - ils aboutissent tous les trois à la même conclusion: la supériorité éminente de la noblesse. Leurs théories, et surtout celle de La Roque, ont connu une grande diffusion. Elles se sont imposées à l'aristocratie, mais ont aussi marqué profondément la conscience populaire. Cependant l'idéologie nobiliaire provoqua des réactions. De Sedaine à Beaumarchais, de Bergasse à Sieyès, la bourgeoisie contesta à la noblesse le monopole de la vertu et du mérite et affirma son droit naturel à être admise au sein de l'élite. Formant le second ordre du royaume, mais première par le prestige, la noblesse se caractérise par une grande diversité. Fondées sur l'ancienneté ou sur une différence fonctionnelle, les distinctions les plus communes sont aussi les plus formelles. Certains nobles font remonter leurs origines jusqu'aux racines du Moyen Age, d'autres sont des bourgeois récemment anoblis, mais ceux-ci l'emportent souvent sur les premiers par l'influence, le prestige et l'importance de leur rôle. A la noblesse d'épée on oppose un peu arbitrairement la noblesse de robe. Mais si celle-ci a renoncé depuis Louis X V à paraître à la cour, c'est pour des questions de protocole; rien ne permet de la situer au-dessous de la noblesse d'épée et il existe d'ailleurs un incessant va-et-vient de l'une à l'autre. En fait ces classifications ne recoupent aucun clivage véritable. Elles ne peuvent masquer l'unité fondamentale du groupe.

La noblesse

M

G. A. de La Roque

La justification la biologie

de ta noblesse par

L a noblesse est une qualité qui rend généreux celui qui la possède, et qui dispose secrètement l'âme à l'amour des choses honnêtes. L a vertu des ancêtres donne cette excellente impression de noblesse. Il y a dans les semences je ne sais quelle force, et je ne sais quel principe qui transmet, et qui continue les inclinations des pères à leurs descendants: et tout homme issu de grands et illustres personnages, ressent incessamment au fond de son cœur un certain mouvement qui le presse de les imiter: et leur mémoire le sollicite à la gloire et aux belles actions. Mais si par la négligence ou par la bassesse de son mauvais naturel, il arrive qu'il ne réponde pas à l'espérance que l'ancienne grandeur de ses aïeux a fait concevoir de sa conduite, alors l'éclat de la réputation qui l'avait environné dès le moment de sa naissance, et qui l'accompagnait malgré lui pendant tout le cours de sa vie, en le rendant remarquable, ne servira que pour sa honte et pour faire mieux paraître ses défauts, comme pour augmenter et justifier le mépris qu'on fera de sa personne. Ainsi la vertu personnelle est nécessaire aux gentilshommes, afin qu'ils puissent soutenir leur qualité. Plus leurs maisons ont de rang et d'élévation, plus ils se trouvent déshonorés par la pesanteur qui les accable, et plus est profond le précipice où leur défaut de mérite les fait tomber. (Extrait de: "Traité de la noblesse, Paris, 1678.)

Le P. Ménestier

La justification la pédagogie

de la noblesse par

L a noblesse est un avantage de la naissance que l'on a toujours beaucoup considéré dans le monde, parce qu'il semble transmettre avec le sang des inclinations meilleures que ne sont celles des personnes nées dans une médiocre fortune. L'éducation que l'on prend soin de donner aux personnes dont la naissance est plus illustre, et la condition plus avan-

Justification,

contestation,

variété

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tageuse, contribuent beaucoup à ces sentiments généreux qui élèvent leur esprit au-dessus de ceux du commun. L a vertu de leurs ancêtres dont ils ont presque toujours les images et les belles actions devant les yeux par le récit qu'on leur en fait; le rang où ils se voient élevés, avec tant de chemins ouverts aux grandes choses par les services, le mérite, le crédit et la réputation de leurs proches, sont autant de moyens assez puissants pour les exciter à ne rien faire qui les rende indignes de l'honneur qu'ils ont reçu en sortant d'un sang si distingué dans le monde. (Extrait de: Les diverses espèces de la noblesse et les manières d'en dresser les preuves. Paris, 1685.)

Boulainvillier

La justification de la noblesse par l'histoire

Ces Privilèges, qu'on vient de raporter, étoient en usage, suivant les Historiens, dès le tems que les François vivoient au-delà du Rhin; mais depuis qu'ils eurent soumis la Gaule ils en aquirent T R O I S autres, qui demeurerent aussi attachez au sang des Conquerans; c'est-à-dire, à la Naissance Françoise; M A I S qu'ils ne prétendirent jamais devoir à la libéralité ou à la faveur des Princes; comme en effet ils ne dépendoient ni de l'une ni de l'autre. Le premier de ces Privilèges fut l'exemption generale des charges onereuses de l'Etat, hors le service de la guerre dans un âge competent. L e second fut l'autorité sur le Peuple Gaulois, avec une distinction formelle telle que du maître à l'esclave. Le troisième fut le pouvoir de posséder en usufruit et en détail les Terres et les Domaines nouvellement conquis, selon la disposition que l'on avoit réglée. (Extrait de: Essais sur la noblesse de France, Paris, 1732)

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E. Sieyès

La

noblesse

La contestation bourgeoise

Il suffit ici d'avoir fait sentir que la prétendue utilité d'un ordre privilégié pour le service public n'est qu'une chimère; que sans lui tout ce qu'il y a de pénible dans ce service est acquitté par le Tiers; que sans lui les places supérieures seroient infiniment mieux remplies; qu'elles devroient être naturellement le lot et la récompense des talens et des services reconnus; et que si les privilégiés sont parvenus à usurper tous les postes lucratifs et honorifiques, c'est tout à la fois a une iniquité odieuse pour la généralité des citoyens et une trahison pour la chose publique. Qui donc oseroit dire que le Tiers état n'a pas en lui tout ce qu'il faut pour former une nation complette? Il est l'homme fort et robuste dont un bras est encore enchaîné. Si l'on ôtoit l'ordre privilégié, la nation ne seroit pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi, qu'est-ce le Tiers? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que seroit-il sans l'ordre privilégié? Tout, mais un tout libre et florissant. Rien ne peut aller sans lui; tout iroit infiniment mieux sans les autres. Il ne suffit pas d'avoir montré que les privilégiés, loin d'être utiles à la nation, ne peuvent que l'affoiblir et lui nuire; il faut prouver encore que Yordreh noble 1 n'entre point i . c J e ne parle p a s d du clergé e . Si vous le considérez comme un corps chargé d'un service public, il appartient à l'organisation sociale, puisque tout service public fait partie du gouvernement. Lorsqu'on dit que le clergé est plutôt une profession qu'un ordre, les ecclésiastiques du onzième siècle, ou qui par calcul font semblant d'en être, se plaignent qu'on les déprime; ils ont tort. C'est précisément parce que le clergé est une profession, qu'il est quelque chose parmi nous. S'il n'étoit qu'un ordre, il ne seroit rien de réel. Plus on fera de progrès dans la science morale et politique, plus on se convaincra qu'il n'y a dans une société que des professions privées et des professions publiques. Hors de là, ce ne sont que billevesées ou dangereuses chimères ou institutions pernicieuses. Ainsi, quand j e soutiens que le clergé ne doit pas faire un ordre, ce n'est pas pour le rabaisser au-dessous de la noblesse. Il ne doit pas faire un ordre, parce qu'il ne doit pas y avoir de distinction d'ordres dans une nation. Si l'on pouvoit les y admettre, il vaudroit mieux sans doute accorder ce privilège à des hommes qui présenteroient le titre d'une élection sacerdotale, qu'à des hommes qui n'ont pour soutenir leurs prétentions qu'un extrait de baptême à offrir. Car enfin, on peut bien empêcher un homme sans talens ou sans probité d'entrer dans le clergé; mais pouvez-vous empêcher quelqu'un d'être né?

Justification,

contestation,

variété

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dans l'organisation sociale; qu'il peut bien être une charge pour la nation, mais qu'il n'en sauroit faire une partie. D'abord, il n'est pas possible dans le nombre de toutes les parties élémentaires d'une nation de trouver où placer la caste12 des nobles. Je sais qu'il est des individus, en trop grand 2.8 C'est le vrai mot. Il désigne une classe d'hommes qui, sans fonctions comme sans utilité et par cela seul qu'ils existent, jouissent de privilèges attachés à leur personne. Sous ce point de vue, qui est le vrai, il n'y a qu'une caste privilégiaire, celle de la noblesse. C'est véritablement un peuple à part, mais un faux peuple qui, ne pouvant à défaut d'organes utiles exister par lui-même, s'attache à une nation réelle comme ces tumeurs végétales qui ne peuvent vivre que de la sève des plantes qu'elles fatiguent et dessèchent. Le Clergé, la Robe, l'Épée et l'Administration font quatre classes de mandataires publics nécessaires11 partout. Pourquoi les a. b. c. d. e.

A B: en même temps. A B E: ordre. C: La note manque. A B: point. A B : clergé: Dans mes idées, ce n'est pas un ordre, mais une profession chargée d'un service public. (Note dans la note-. Et c'est précisément pour cela qu'il est quelque chose parmi nous. Si le clergé n'étoit qu'un ordre, il ne seroit rien de réel. Il n'y dans une société politique que des professions privées et des professions publiques. Hors de là, ce ne sont que billevesées ou dangereuses chimères.) Ici, ce n'est pas la personne qui est privilégiée, mais la fonction, ce qui est bien différent. S'il y a dans l'Église des bénéfices oiseux, c'est un abus. Tous les ecclésiastiques doivent être utiles, ou à l'instruction publique, ou aux cérémonies du culte. Parce qu'avant d'être admis dans le clergé, il faut passer par une longue suite d'épreuves, ce n'est pas une raison pour regarder ce corps comme formant une caste à part. On ne peut entendre par ce mot qu'une classe d'hommes qui, sans fonctions comme sans utilité et par cela seul qu'ils existent, jouissent de privilèges attachés à leur personne. Sous ce point de vue, qui est le vrai, il n'y a qu'un ordre, celui de la noblesse. C'est véritablement un peuple à part, mais un faux peuple qui, ne pouvant à défaut d'organes utiles exister par lui-même, s'attache à une nation réelle comme ces excroissances végétales qui ne peuvent vivre que de la sève des plantes qu'elles fatiguent et dessèchent. Le Clergé, la Robe, l'Épée et l'Administration font quatre classes de mandataires publics nécessaires partout. Pourquoi les accuse-t-on en France d'aristocracisme? C'est que la caste noble en a usurpé toutes les bonnes places; elle s'en est fait comme un bien patrimonial, aussi l'exploite-t-elle, non dans l'esprit de la loi sociale, mais à son profit particulier. f. A B: caste. g. A B: La note manque. h. C: établies.

La noblesse

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nombre, que les infirmités, l'incapacité, une paresse incurable ou le torrent des mauvaises mœurs rendent étrangers aux travaux de la société. L'exception et l'abus sont partout à côté de la règle, et surtout dans un vaste empire. Mais l'on conviendra 1 que moins il y a de ces abus, mieux l'Etat passe pour être ordonné. Le plus mal ordonné de tous seroit celui où non seulement des particuliers isolés, mais une classe entière de citoyens mettroit sa gloire à rester immobile au milieu du mouvement général et saurait consumer la meilleure part du produit, sans avoir concouru en rien à le faire naître. Une telle classe est assurément étrangère à la nation par sa fainéantise. L'ordre noble n'est pas moins étranger au milieu de nous par ses prérogatives civiles et politiques Qu'est-ce qu'une nation? Un corps d'associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature, etc. k N'est-il pas trop certain que l'ordre noble a des privilèges, des dispenses, qu'il ose appeller ses droits 1 , séparés des droits du grand corps des citoyens? Il sort par là de l'ordre commun, de la loi commune. Ainsi ses droits civils en font déjà un peuple à part dans la grande nation. C'est véritablement imperium in imperio. A l'égard de ses droits politiques, il les exerce aussi à part. Il a ses représentans à lui, qui ne sont nullement111 chargés de la procuration des peuples. Le corps de ses députés siège à part; et quand il s'assembleroit dans une même salle avec les députés des simples citoyens, il n'en est pas moins vrai que sa représentation est11 essentiellement distincte et séparée; elle

accuse-t-on en France d'aristocracisme? C'est que la caste noble en a usurpé toutes les bonnes places; elle s'en est fait comme un bien héréditaire; aussi l'exploite-t-elle, non dans l'esprit de la loi sociale, mais à son profit particulier. i. j. k. 1.

A B : Mais au moins conviendra-t-on que. A B -.publiques. A B : etc. manque. A: dispenses, même des droits séparés des droits du grand corps des citoyens? B: dispenses, mêmes des droits séparés des mêmes droits . . . C: qu'il ose appeler ses droits. m. A B : en rien, n. C: reste.

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est étrangère à la nation, d'abord par son principe0, puisque sa mission ne vient pas du peuple; ensuite par son objeP, puisqu'il consiste à défendre non l'intérêt général, mais l'intérêt" 1 particulier. L e Tiers embrasse donc tout ce qui appartient à la nation; et tout ce qui n'est pas le Tiers ne peut pas se regarder comme étant de la nation. Qu'est-ce que le Tiers? T O U T . 3 (Extrait de: Qu'est-ce que le Tiers État?, éd. critique avec une introduction et des notes de Roberto Zapperi, Genève, Droz, 1970. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

3. r U n s auteur estimable 4 a voulu être plus exact. Il a dit: «Le Tiers état est la nation moins le clergé et la noblesse.» J'avoue que j e n'aurois jamais eu la force d'annoncer cette grande vérité. Quelqu'un' peut venir qui dira: «La noblesse est la nation moins le clergé et le Tiers état; le clergé est la nation moins le Tiers état et la noblesse.» Ce sont là assurément" des propositions géométriquement démontrées. Je vous en demande pardon; mais si vous n'avez pas eu le projet de n'articuler qu'une vérité simplement niaise; si vous avez conçu auparavant ce qu'est une nation, quelles en sont les parties intégrantes, comment il n'y a que des travaux publics et des travaux particuliers, et comment le Tiers état suffit pour remplir tous ces travaux; si vous avez observé que les secours que l'État retire, à cet égard, d'une caste privilégiée sont excessivement ruineux; si vous avez vu qu'à ces tristes privilèges tiennent toutes les erreurs et tous les maux qui affligent et affligeront longtemps encore la nation française; si vous savez qu'il ne faut dans une monarchie, comme dans tous les régimes politiques quelconques, que des gouvernans et des gouvernés, et qu'une caste, à qui le plus sot préjugé permet d'usurper toutes les places et de vivre de privilèges, n'offrira bientôt que des gouvernans avec despotisme et des gouvernés avec insubordination, qu'elle sera la plus rude charge que le ciel, dans sa colère, ait pu imposer à un peuple, et deviendra un obstacle presqu'insurmontable à tout projet de retour à la justice, à tout progrès vers l'ordre social; si votre esprit, dis-je, a saisi promptement toutes ces vérités et mille autres qui appartiennent également à notre sujet, comment n'avoir pas énoncé franchement que le Tiers est tout? Comment avez-vous pu conclure une telle suite de considérations par ce froid corollaire: «Le Tiers est la nation moins le clergé et la noblesse?» o. p. q. r. s.

A B: à la nation par son principe. A B: peuple, et par son objet, puisqu'il consiste. C: un intérêt. A B: L a note manque. C.E: Depuis la première édition de cette brochure, un auteur estimable, t. C : U n autre. u. C : noblesse. Assurément voilà des propositions.

La noblesse



Bergasse

Le préjugé de noblesse

L'Ordre de la Noblesse, tel que nous le connoissons aujourd'hui, se divise en plusieurs classes qu'il n'est pas toujours très-facile de distinguer. Après les Nobles d'extraction, qui prétendent remontrer jusqu'aux temps où il est impossible de leur rien disputer, viennent les Nobles dont l'origine est plus rapprochée de nous et plus connue; les Nobles enfin, créés tels par l'achat d'Offices qui portent pour eux et pour leurs descendans cette sorte de distinction, ou par les emplois même municipaux qui, par le seul fait, étoient autrefois très-opposés à la Noblesse. Quoi qu'il en soit des différences que l'on remarque entre ces différentes classes, elles se réunissent toutes pour former dans la Nation un Corps privilégié, dont les droits et les prétentions ne sont pas faciles à calculer, et peut être moins faciles encore à justifier. Nous remarquerons comme le premier des privilèges dont jouit cet Ordre, celui de n'être point assujetti comme le Peuple, ou la plus grande partie de la Nation, à certains impôts, taxes générales, ou services personnels. Or, il paroît évidemment que ce privilège est de la plus grande injustice, en ce qu'il retombe nécessairement en charge, et en charge très-pesante, sur le Peuple. On a beau en demander la raison; la réponse sera que la Noblesse doit être exempte, parce qu'elle doit être exempte . . . Mais pourquoi doit-elle être exempte? Parce qu'elle est Noblesse . . . C'est à cette raison que tout se borne sans plus de discussions; celle que l'on tireroit des services q'elle a rendus, ne seroit guère plus motivée d'après l'examen de ces services; quant à ceux qu'elle rend, c'est là précisément ce qui est en question. Celui de tous les services qu'elle se plaît le plus à vanter, et qui au premier coup d'œil pourroit faire quelqu'illusion, est son service militaire. Il semble, à l'entendre, qu'il n'y ait qu'elle qui soit disposée à verser son sang pour la Patrie: cette prétention seroit assez juste si nos armées n'étoient composées que de Gentilshommes. Mais on me dispensera, je crois, de prouver que le Peuple y contribue bien pour quelque chose. Il faut seulement observer que dans les Armées, ainsi que partout ailleurs, les Nobles ont envahi, de fait si ce n'est de droit, toutes les places de quelque valeur. S'ils laissent aux Roturiers l'espoir de parvenir jamais à quelque rang distingué, ce

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contestation,

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ne peut être qu'après de longs travaux ou des actions que les circonstances rendent très rares, et dont peu d'hommes sont capables: aussi ont-ils donné le nom d'Officiers de fortune1 à ceux de ces Militaires que leur valeur distinguée, ou les services d'une vie entière, ont fait sortir de la foule. Il n'y a que très-peu d'années encore, qu'on a vu un Ministre de la guerre défendre par une Loi nouvelle, de recevoir comme Officier tout homme qui ne seroit pas en état de faire des preuves. Abstraction faite de tout ce qu'une telle Loi a d'humiliant pour le reste de la Nation, qui n'a jamais démérité au point d'être jugée par son Souverain, indigne de remplir un ordre quelconque de places; nous observerons que le Monarque se prive ainsi volontairement, lui-même et la Patrie, des services d'une grande partie de ses Sujets, qui ne le cèdent point aux autres en valeur et en talens. 2 On a dit pour justifier, au moins en apparence, cette Loi aussi injuste que nuisible à l'Etat, que la Noblesse n'ayant que cette voie à suivre, il étoit nécessaire de lui en réserver toutes les places. Jamais peut être on n'a donné avec plus de confiance, une absurdité pour raison d'une injustice . . . L a Noblesse n'a que cette voie à suivre! . . . Mais n'occupe-t-elle pas encore toutes les places importantes du Clergé . . .? Est-il un seul Bénéfice, pour peu qu'il ait de valeur, qui ne soit pas attribué à un Noble? Tous les biens de l'Eglise en un mot, ne sont-ils pas devenus le patrimoine de cet Ordre? Et ne répondroit-on pas par le sourire de la plus ironique pitié, à la demande qu'un Roturier feroit d'une Abbaye, quelque reconnu que fût son mérite? Qu'un homme quelconque sollicite un Bénéfice; ne commencet-on pas par s'informer de sa saissance? C'est d'après cet examen seul qu'on juge de la place qu'il convient de lui donner. Excepté un très-petit nombre de Bénéficiers de fortune, que nous pouvons comparer à ces Officiers de fortune dont j'ai parle plus haut, que l'on parcoure la liste des Evê1. Il me semble qu'il seroit plus juste de nommer ceux-ci O f f i c i e r s de mérite, et de donner le nom d ' O f f i c i e r s de fortune à ceux qui ne doivent leurs emplois qu'au prétendu droit de leur naissance, qui est incontestablement un droit de hasard ou de fortune. 2. Oui, il resuite en e f f e t de cet arrangement, que la bonne Bourgeoisie ne peut plus servir; car, avec tous les talens et le génie des grands faiseurs du siècle, on est parvenu au point de rendre la profession de simple Soldat telle, qu'il est impossible de la proposer à tout autre homme qu'à un malheureux, mourant de f a i m ou pressé par de mauvaises affaires.

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La noblesse

chés, Abbayes, Prieurés, et autres Bénéfices assez importans pour mériter l'attention de la Noblesse, et l'on verra si, dans ce genre encore, elle n'a pas tout envahi. 3 Elle n'abandonne au reste de la Nation que les postes du travail, que l'opinion publique a peu distingués, et dans lesquels il n'y a point de fortune à faire, quelqu'importantes, quelqu'honorables que soient leurs fonctions. Dans l'Eglise, dans les Armées, dans les Tribunaux même, par-tout elle commande; tout le reste est soldat ou manœuvre. Cependant nous vivons dans un siècle trop éclairé pour que la Noblesse puisse aisément nous persuader que ce droit qu'elle se prétend inné, de s'asseoir toujours aux premières places, comporte nécessairement avec lui, les vertus, les connoissances, les talens que ces places exigent. Oui, on aura peine à nous prouver que la Nature 3. Non-seulement la Noblesse s'est emparée pour elle-même personnellement des biens de l'Eglise, mais elle en a disposé et en dispose encore tous les jours pour récompenser des services qui lui ont été rendus, et pour des objets absolument étrangers au but de leur fondation. Il est trèscommun, par exemple, de voir des familles nobles demander et obtenir des Bénéfices pour les Précepteurs de leurs enfans, lesquels Précepteurs n'ont, pour la plupart, de commun avec l'état Ecclésiastique, que ce qu'il en faut pour jouir du Bénéfice, c'est-à-dire, l'habit et le manteau. Beaucoup de parens préferent, par cette raison, l'Abbé Précepteur au Laïc Gouverneur, parce qu'avec un peu de crédit, ils n'ont point de pension de retraite à payer. Or, n'est-il pas abominable qu'un prêtre, Ministre de la distribution des biens de l'Eglise, se prête à de tels arrangemens, tandis que l'on voit de toutes parts de pauvres Curés qui manquent du nécessaire même? N'est-il pas juste d'éclairer le Roi et la Nation sur des abus aussi révoltans? J'ai peine à quitter cette note sans demander s'il ne seroit pas en général plus avantageux et plus convenable de n'accorder des Bénéfices qu'aux Ecclésiastiques, Nobles ou Routuriers, qui se seroient distingués par leurs travaux, leurs talens et leurs vertus? Le Prêtre qui auroit été employé dans les travaux du Ministère, et qui seroit appellé par la voix publique à la dignité d'Evêque, n'inspireroit-il pas aux Peuples plus de confiance dans ses lumières, et plus de vénération pour sa personne, qu'un petit Abbé, quelque grand Seigneur qu'on le suppose, qui joint souvent à toute l'inexpérience de la jeunesse, les goûts les plus frivoles, et qui, dans le fait, n'a rien de commun avec l'idée qu'on doit avoir de l'Episcopat? Des Evêques, qui n'auroient dû leur avancement qu'à leur mérite, resteroient dans leurs Dioceses, et trouveroient rarement le temps de faire des voyages dans la Capitale; car quelqu'édifiante que soit d'ailleurs la conduite de la plupart de ceux que nous voyons s'y établir, il faut cependant convenir qu'ils feroient plus de bien en restant dans leurs Diocèses, ne fissent-ils que celui d'y manger leurs revenus.

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distingue les Nobles à leur naissance, autant que le fait l'ordre social, et qu'ils en reçoivent ainsi immédiatement plus de valeur, plus de vertus et plus de lumières, que les Citoyens des autres classes. Il faudrait néanmoins que cela fût ainsi pour justifier le droit qu'ils prétendent avoir par le seul fait de leur naissance à tout ce que la Société a des plus important et de plus distingué; mais j e ne crois pas qu'ils consentent jamais à se soumettre à cet examen. L'expérience ne démontre que trop combien l'abus de cet absurde préjugé a été dans tous les temps funeste à la Nation. Que de défaites, par exemple, dont la tâche flétrit à jamais notre Histoire, qui n'ont eu pour causes que leur indiscipline, l'incapacité, et les rivalités des Chefs de nos Armées? Je n'irai pas rechercher les inconvéniens si nombreux de ces odieux Privilèges dans le Clergé et dans les Tribunaux. U n coup d'œil et la plus légere réflexion suffisent pour qu'aucun deux n'échappe à l'esprit le moins observateur. Sûre à-peu près de tout obtenir sans avoir encore mérité, il faudrait en effet, d'après ce seul principe, que la Noblesse fût composée d'Êtres supérieurs par leur nature au reste des hommes, pour qu'elle daignât s'occuper des moyens de mériter. 4 U n des plus grands dommages que cause encore à l'Etat cette dangereuse institution, est qu'elle fait obstacle à ce que les autres méritent; que cet établissement détruit toute espèce d'émulation et d'encouragement, et que la

4. Oui, il faudroit que les Nobles fussent au moins des Anges, pour ne pas abuser de toutes les avances que leur fait la Société. S'ils ont ainsi commencé, on ne peut s'empêcher d'avouer qu'ils sont depuis devenus trop semblables aux A n g e s rebelles, pour continuer de jouir de tous leurs avantages: comme eux, ils se sont perdus par l'orgueil. Nous dira-t-on que ce p r é j u g é de leur naissance leur inspire réellement plus d'élévation qu'aux autres hommes, et que l'éducation qu'ils reçoivent achève d ' a f f e r m i r les principes d'honneur qu'ils prétendent être héréditaires dans leurs races? C e ne sont-là que des mots, malheureusement! Consultez l'expérience, si vous voulez savoir sur cela bien positivement à quoi vous en tenir. Parcourez les V i l l e s de garnison, pour vous assurer de l'honnêteté des procédés des Nobles Militaires envers les Bourgeois: il n'y a pas une de ces V i l l e s où, au moins une fois p a r an, il n'arrive dans ce genre quelque événement atroce. Revenez dans l a Capitale, et v o y e z quels sont les Messieurs qui ne payent pas leurs dettes, et qui nous écrasent avec leurs cabriolets: V o u s n'en trouverez assurément aucun parmi eux qui ne soit très-bon Gentilhomme. L ' o r g u e i l . . . l ' o r g u e i l . . . voilà tout ce qu'ils reçoivent de leur naissance et de leur é d u c a t i o n . . . Est-ce sur une telle base qu'on peut espérer de pouvoir j a m a i s asseoir l a v r a i e vertu!

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tyrannie secrète qu'elle exerce encore aujourd'hui sur la Nation, quoique moins révoltante en apparence que celle qu'elle exerçoit autrefois, n'en a pas moins les suites les plus fâcheuses. Par les progrès que la Nation a faits dans les premiers momens où elle eut brisé les liens de la servitude et de la barbarie, on peut juger de ceux qu'elle feroit, si elle jouissoit de la liberté entière d'user de ses moyens, si l'autorité permettait à tous les Sujets de rentrer dans l'exercice absolu de tous leurs droits d'Hommes et de Citoyens, si l'espoir de parvenir encourageoit le travail et le talent dans tous les ordres de la Société, si enfin le champ de l'honneur et de la gloire étoit également ouvert à tous les genres de mérite. Par quelle fatalité a-t-on pu persuader aux Princes qu'il n'y avoit que la Noblesse qui méritât leur confiance, qui fût digne d'occuper les emplois les plus importans; que leur gloire, la sûreté du Trône, le bonheur, la puissance de la Nation tenoient aux Privilèges exclusifs dont elle jouit; que la Monarchie en un mot n'existoit que par elle, et que l'Empire crouleroit dans l'instant même où la Noblesse cesseroit d'être ce qu'elle est? Ces malheureux préjugés ont été depuis bien des siècles, et sont encore les principes de notre Gouvernement, quoique l'histoire et l'expérience ayent dû en démontrer à la fois, et l'erreur et le danger. Mais un Prince, ainsi que tous les autres hommes, ne peut avoir d'idées si différentes de celles qu'il reçoit de son éducation, et de tout ce qui s'offre à ses regards. Or, dès l'instant où il commence d'ouvrir les yeux à la lumière, il ne voit que des Nobles, il n'est instruit que par des Nobles, il trouve toutes les grandes places de son Empire occupées par des Nobles, il ne vit en un mot qu'avec des Nobles, qui, tous, sans doute, ont le plus grand intérêt à soutenir les privilèges de leur Ordre, et à tenir le Souverain aussi éloigné du Peuple par la pensée, qu'il en est éloigné sous les autres rapports. N'est-il pas injuste alors d'exiger du Monarque, doué du plus grand désir de faire ce qu'il y auroit de mieux, qu'il imagine de lui-même ce dont il ne peut avoir d'idées? S'il lui venoit à l'esprit spontanément (ce qui d'abord paroît très-possible, sans supposer même un grand effort d'intelligence) que de bons Militaires, des Prélats aussi distingués par leurs lumières que par la sainteté de leur vie, des Magistrats aussi recommandables par leur science que par leur intégrité, pourroient s'élever de cette classe nombreuse qui forme la plus grande partie

Justification,

contestation,

variété

de la Nation; oseroit-il tenter une révolution qui souleveroit dans l'instant même contre ses projets toutes les Puissances de l'Empire? Ne seroit-il pas détourné de tout le bien qu'il voudroit opérer, par les plaintes, les murmures et les clameurs importunes de tout ce qui l'entoure. . .? 5 Quoi! ne seroit-ce pas attenter aux Loix constitutives de la Monarchie, et exercer le plus insoutenable despotisme, que d'ouvrir un libre concours à tous les Ordres, et de n'avoir plus d'égards que pour le mérite? (Extrait de: Observations sur le préjugé de noblesse, Londres, 1789.)

G. A. de La Roque

Les diverses noblesses

Du Gentilhomme de nom et d'armes Comme l'ancienneté est un tres-grand avantage parmy la Noblesse, parce que selon Pline le Jeune, plus elle est ancienne, plus elle est grande et excellente; on peut justement dire que ceux qui sont Gentilshommes de nom et d'armes, doivent estre considérez au dessus des autres, pour l'excellence de leur Origine: Car ordinairement elle fait paroître leur vertu avec beaucoup d'éclat, et les porte à se distinguer dans toutes les belles occasions. Cet avantage est si considérable, que toutes les premieres familles du monde ont voulu s'en prévaloir: et plusieurs à l'envy, ont recherché leur origine jusques dans la Fable mesme; parce que tout ce qui nous est inconnu, et remply de mysteres, nous donne de l'étonnement et de l'admiration. 5. C e seroit-là un beau train! Que de superbes discours feroient les H é r o s et les petits A b b é s ! . . . C o m m e ils se réuniroient pour nous menacer de ne plus nous défendre, encore moins nous bénir! H é l a s ! comme nous serions battus, si nos O f f i c i e r s cessoient d'être exclusivement des Gentilshommes! C o m m e nous serions impies, ignorans, libertins, si l'on nous donnoit pour E v ê q u e s quelquefois des Roturiers . . . ! C o m m e nous serions mal jugés, si nos T r i b u n a u x étoient composés d'anciens A v o c a t s , à la place des illustres fils ou petits-fils de Secrétaires du Roi, ou de tels autres importans S e i g n e u r s . . . ! V o i l à , convenons-en, des désordres dont l'idée seule fait frémir.

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La noblesse

C'est cette espece de Noblesse qui s'est formée dans le commencement des fiefs, des surnoms et des armoiries; et qui s'est renduë remarquable par les cris de guerre, et par les exploits militaires: l'exercice des armes n'estant alors permis qu'a ceux qui vivoient noblement. En Crete ou Candie, cette profession n'estoit que pour certaines personnes: il n'y avoit en Egypte que les Cabafyres qui fussent gens de guerre; ce que Lycurgue approuva dans les loix qu'il donna aux Lacedemoniens: et ceux d'Athenes distinguèrent peu à peu les gens de guerre d'avec le peuple. Comme l'établissement des Monarchies s'est fait par les armes; ceux qui ont esté les premiers élevez sur le Thrône, ont eu besoin d'estre secondez de braves hommes, et de genereux Compagnons de guerre; comme les appelle César; qui ayent avancé leurs desseins, et qui ayent mis sur leurs testes la Couronne qu'ils avoient acquise par de communs travaux. Il estoit raisonnable que les plus Grands et les plus vaillans, comme il se dit de Saùl, fussent élevez au dessus des autres, et reconnus pour Souverains: mais il falloit aussi que celuy que ces Héros avoient élu pour leur Roy, les distinguât du peuple par des marques illustres: et comme ils l'estimoient le plus excellent d'entr'eux; de mesme, il les devoit rendre les plus considérables de sa Cour. C'est de là qu'est venue cette ancienne et parfaite Noblesse des Rois, et celle des vaillans hommes, qui leur prestoient les mains pour les couronner. C'est de là que diverses Nations, comme les Scythes, les Egyptiens et les Arcadiens se sont disputé les uns aux autres, l'ancienneté de leur Noblesse. Ainsi les Egyptiens appliquoient des ailes de Vautour aux frontispices de leurs Maisons, pour marque de leur Noblesse et de leur ancienne famille; parce que les Vautours vivent long-temps. Et les Atheniens estoient appeliez Cicadiens ou Cigaliens, selon Denys d'Halicarnasle, parce qu'ils ornoient leurs testes de Cigales d'or, pour représenter leur ancienneté, et montrer qu'ils estoient Autochthones; c'est à dire que de tout temps ils avoient occupé la terre qu'ils habitoient, par où ils pretendoient estre les plus nobles de tous les peuples; comme Isocrate le sçait bien faire valoir dans son Panégyrique. Si l'on en croit Plutarque et Zonaras, les Romains por-

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Loient sur leurs souliers des Croissans, par l'ordre de Numa, pour représenter par cette marque l'ancienne Noblesse des Senateurs, dont la Lune est le symbole, au dire des Arcadiens, qui se nommoient Aborígenes, et se disoient estre plus anciens que la Lune, comme chante Stace. Arcades hinc veteres, Astris, Lunâque

priores

C'est enfin pour ces raisons que nous appelions Gentilshommes de nom et d'armes, ceux qui sont d'une si vieille Race, que le commencement en est inconnu. L'on peut encore dire que cette Noblesse vient de ceux qui sont nés de famille libre et ingenuë, et dont la Race a esté de tout temps exempte de roture, et a joüy d'une pleine liberté. Guillaume Budée est de ce sentiment: Quasi ingenuos ab origine, et quorum majores servitutem nullam prorsus servierunt. La parfaite Noblesse, selon le President Chassanée, est proprement l'ancienne et immémoriale. Il dit que ceux qui ont acquis ce degré d'honneur, sont nés de personnes libres et vertueuses, dont les Predecesseurs n'ont jamais fait d'actions serviles: Que les Nobles d'origine sont ceux qui par une longue suite de degrés, ont leurs armes et leurs marques de Noblesse depuis si long-temps, qu'on n'a point memoire de leur commencement, et qu'il ne paroist rien au contraire: et il ajoute que cela est different de la Noblesse qui procede du privilege et de la bienveillance du Prince: Certum est quôd nobiles ex origine sunt qui longâ serie et prosapiâ Prœdecessorurn habent sua arma et insignia, et communiter tali tempore, cujus initij memoria non exstat in contrarium, etc. aut eorum Prœdessores sunt nobiles ex privilegio Principis. Charles Loiseau dans son Traité des ordres de la Noblesse, est de cette opinion. Jean Huart Medecin en l'Université de Salamanque en Espagne, parlant de cette ancienne Noblesse, l'explique ainsi: Nous appelions Nobles de sang, ceux qui sont nobles de temps immemorial, et dont on ne sçauroit dire ny prouver par écrit quand ils commencèrent de Vestre, ny de quel Prince ils reçurent cette grace-. Or est-il que les hommes tiennent cette obscurité plus honorable, que si l'on connoissoit distinctement le contraire.



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Pierre Charon parlant de la Noblesse, dit que c'est une ancienneté de Race et de richesses, ou une certaine habitude continuée en plusieurs générations: qu'il y en a plusieurs especes; mais qu'entre toutes, la plus relevée est celle qui a plusieurs degrés, et plusieurs Races de temps immémorial; à cause de quoy ceux qui la possèdent, sont appeliez Gentils, c'est à dire de mesme Race, Maison ou Famille, parce qu'ils portent eux et leurs Ancestres depuis long-temps un mesme nom, et qu'ils font une mesme profession de vertu, qui les éleve au dessus de la Noblesse personnelle et acquise, telle qu'elle est reçûë chez les Turcs, qui méprisent la Noblesse de Race, n'estimant que la personnelle. Froissart parlant de trois Chevaliers dont deux estoient d'armes, et le troisième de loix, comprend entre les premiers Robert de Clermont, qu'il qualifie Gentil et Noble grandement. On pourroit croire qu'il rend synonymes ces deux titres, expliquant la Race et la Noblesse tout ensemble: d'où se tirent les Gentilshommes de nom et d'armes. Ils ne sont pas qualifiez Gentilshommes de nom, pour dire qu'ils ne le sont pas en effet, puis qu'ils le sont à plus juste titre que les autres. Ce n'est pas aussi pour marquer la renommée et la réputation de celuy qui a esté l'Autheur de leur Noblesse: Mais ils sont ainsi nommez, parce qu'ils portent seuls entre les Nobles le nom de leur Race, depuis que les surnoms et les armes ont esté hereditaires dans les familles. Cette qualité de Gentilhomme de nom, leur est encore attribuée par excellence, comme aux Aînés de la famille de tous les nobles: et parce que leur Noblesse est aussi ancienne que leur nom, qui les a toujours fait distinguer d'avec les autres hommes, et depuis plusieurs siecles, d'avec les anoblis. Ils sont Gentilshommes d'armes, non seulement parce qu'ils ont esté les premiers dans les Etats conquis, où ils ont laissé les marques de leur valeur; mais principalement, parce que les Armoiries suivent naturellement les noms. La Noblesse de Race se forme sur un certain nombre de degrez. Pour estre parfaite, il faut qu'elle remonte jusques au bis-ayeul. C'est la pensée de Plutarque: Nobïlitatem eam tueor, eam orno, quœ virtus dicitur generis, quœ à majoribus veluti per gradus ad nos deleta, et avos et proavos in memoriam revocat.

Justification, contestation, variété

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Cependant Sophonias en sa Prophetie, représentant ses Ayeuls; et après luy S. Hierôme en son Prologue in Sophoniœ Prophetiam, monte jusqu'au trisayeul. Cela se voit dans ces paroles: Sophonias Propheta, nomine ut ita dicam Prophetico, et gloriosâ majorum suorurn stirpe gnatus est, habuit enim patrem Chusi, avum Godoliam, proavum Amariam, abavum Ezechiam. Celui qui est anobly acquiert la Noblesse, mais non pas la Race. Elle a selon Limneus, la puberté en ses enfans, l'adolescence en ses petits-fils, et la maturité en ses arrierefils. Qui nobilitatur, nobilitatem quidern consequi, sed non genus; liber os ejusdem genus habere, sed nullam habere gentilitatem: in primo acquirente nasci, in filiis pubescere, in nepotibus adolescere, et denique in pronepotibus maturiorem œtatem consequi. Charles Loiseau pour appuyer cette opinion; se sert de la comparaison de l'or, que les Alchimistes disent se changer trois fois, avant que d'acquérir sa qualité. Aussi la troisième génération purifie le sang et la Race, et elle en efface tous les vestiges de roture. C'est ainsi que Barnabas Moreno de Vargas interprete cette Noblesse en son langage Espagnol: Fidalguia es Nobleza que viene à los ombres por linnage. Dans l'opinion de Landulphus, c'est une dignité qui vient par degrez de la beauté du sang, qui prend son origine des Ancestres; et qui est continuée par le mesme sang, aux enfans légitimés. L'on remarque aussi, que l'Empereur Sigismond ayant esté supplié par un homme rustique de l'anoblir, il luy fit réponse qu'il le pouvoit bien enrichir, mais non pas luy donner la Noblesse, c'est à dire la Race; possem divitem efficere, nobilem haud possum. Torquato Tasso dit que la Noblesse de Race est une vertu reconnuë par plusieurs belles actions continuées: Que ceux qui se vantent de cette qualité, doivent en augmenter le lustre par leur mérité, et s'appliquer singulièrement à rehausser la vertu de leurs peres. Barthole définissant la Noblesse naissante, assure que c'est une grâce conferée par le Prince à celuy qu'il éleve au dessus d'honnestes Plebeïens: mais que comme l'Irondelle ne fait pas le Printemps, de mesme cette Noblesse naissante n'est pas



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parfaite, et elle n'acquiert la Race, qu'au quatrième degré: Nobilitas est qualitas per Princippem illata, quâ quis supra honestos plebeïos acceptus ostenditur: sed quia hirundo non facit ver, ita de nobili genere; non perficitur usque ad quartum gradum. François la Louette parle de la Noblesse de Race en ces termes. Quant à ceux que nous mettons en la troisième condition des Nobles de nativité, il faut considérer deux choses en eux: l'une dont il se faut donner soigneusement garde, que leur bis-ayeul auquel commence le premier degré, et souche de cette Noblesse, ait vescu en la façon et vocation des Nobles, et que son fils l'ait aussi suivy en cette mesme vocation; et pareillement son petit fils, qui fait le troisième degré-, et que les enfans du petit-fils faisans le quatrième degré, ayent esté de pareille condition. L'autre, que de ces quatre personnes, il n'y a que le dernier qui soit Noble: car, combien que l'exercice de vertu ait commencé au premier, et suivy au second, et au troisième-, toutefois elle n'a pû produire et montrer son effet qu'au quatrième, estant la loy et la volonté du Prince qui est le chef et le Soleil des Nobles, lequel pour donner plus de lustre et d'efficace à cette Noblesse, a voulu mettre cet ordre, quelle fust seulement conceuë és trois premiers degrez, et engendrée au quatrième. L'arbre ne porte fruit sitost qu'il est planté; l'homme n'est pas parfait si tost qu'il est né; la Lune n'est pas parfaite dès son Croissant. Bernard d'Autun dit, qu'en France pour estre estimé Noble de Race, l'on ne considéré que l'ayeul, et le pere, et la personne qui se dit Noble, Pâtre et avo consulibus, ex. I. 27. Cod. de Decurionibus; Ce qui est attesté par Juvenal. Quastor avus, pater atque meus Ceux qui sont amateurs de la Noblesse de Race, sont d'avis que le premier degré commence au bisayeul, et qu'il se continué au second, puis au troisième; et que ceux qui sont au quatrième degré deviennent véritablement Nobles. Cette opinion est conforme aux Lettres Patentes du Roy Henry III. du j May 1583, qui expliquent que cette espece de Noblesse est celle qui commence au bisayeul. Elle se vérifié en deux maniérés, par titres et par témoins.

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La derniere preuve est spécialement receuë, lors qu'il y a eu des troubles, des incendies et autres accidens. Jean Baquet rapporte cinq moyens pour justifier qu'on est Noble de Race. Premièrement si les predecesseurs ont esté reputez Nobles; ou, en cas de dérogeance, les degrez au dessus; et s'ils ont porté la qualité de Noble, d'Ecuyer, et de Chevalier. Secondement, s'ils ont vescu noblement, et porté des habillemens convenables à la Noblesse, comme il se dit des Thraces, chez lesquels les seuls Nobles alloient à cheval superbement vestus, et les seules femmes Nobles alloient en littiere avec des habits pompeux. En troisième lieu, si le pere et l'ayeul ont porté les armes, ou ont eu des charges convenables aux Nobles, comme des Offices de Bailly ou de Seneschal. En quatrième lieu, si les predecesseurs ont eu des Chasteaux, des Justices et des Fiefs. En cinquième lieu, s'ils ont porté des Armoiries qui soient peintes aux Eglises, et aux Sepultures. Enfin on y ajoûte, s'ils ont eu de temps en temps, des Sentences déclaratives de Noblesse, données sur des titres, ou sur la déposition de témoins irréprochables, avec connoissance de cause. Le Noble de Race est donc celuy qui a les degrez nécessaires, je veux dire qui a déjà atteint trois degrez de Noblesse au dessus de luy; et qui est en état, s'il a de la Noblesse maternelle, de faire voir huit quartiers, tant du côté paternel, que du maternel. Mais encore qu'il puisse remonter au dessus de cette Noblesse de race, il n'est pas pour cela Gentilhomme de nom et d'armes, comme plusieurs se l'imaginent par erreur; parce qu'il n'y a que la longueur des siecles, la premiere introduction des noms et des armes, et l'ancienne investiture hereditaire des fiefs, qui donne cette prérogative. Cette Noblesse de race ne rend pas non plus celuy qui l'a acquise, Gentilhomme de quatre lignes: car il n'a pas l'ancienneté requise, ny bien souvent des alliances de Maisons anciennes, pour composer ses quartiers. Il y en a qui mettent en question, si l'on peut renoncer à la qualité de Noble de race: mais il me semble que non; car le pere qui la tient de ses ayeuls ne peut faire préjudice à sa postérité, spécialement si elle est déjà née, Pater enim renunciare non potest in prœjndicium filii jarn nati, dit Bartole, in legern Privilégia, Cod. de Decurionibus. Enfin il faut distinguer ceux qui peuvent renoncer, ou ne

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pas renoncer. Les Nobles de race ne le peuvent faire; si ce n'est tacitement par une dérogeance. Au contraire ceux qui ne sont qu'anoblis y peuvent estre receus, parce qu'ils ne tiennent pas ce droit de leurs ancestres, et ce leur est jus quœsitum. De l'Anobly: Des Anoblissemens par Lettres: Du temps, et de la maniéré qu'ils ont commencé ; et de leurs différences Ceux qui louent la Noblesse, disent qu'il y a plus d'honneur à l'acquérir par sa vertu, qu'à la tirer de ses Predecesseurs; et que celuy qui descend d'une Race Noble, ne mérité pas plus ce titre, que celuy qui est de soy-mesme Noble, s'il n'est plus vertueux. Ils ajoûtent que la Noblesse estant la recompense de la vertu, qui en est la racine et le principe, celuy qui commet des actions basses ou vicieuses, doit estre privé de cette illustre qualité: et que celuy qui se fait distinguer des autres par un mérité extraordinaire, doit estre jugé digne de recevoir le caractere de la Noblesse. Si celle qui s'acquiert par Lettres, est moins estimée, parce qu'elle suppose une roture precedente, neantmoins elle est glorieuse, puis qu'elle rend témoignage d'une excellence particulière; et qu'il est plus louable de commencer à donner de l'éclat et du lustre à ses descendans, que de les obscurcir en dégénérant de leur vertu. C'est un foible avantage, que de participer seulement à la gloire de nos devanciers: et ce qu'ils ont fait, ne doit point estre compté pour nostre bien, selon la pensée d'Ovide. Et genus et proavos, et quœ non fecimus ipsi, Dix ea nostra voco . .. La Noblesse par Lettres, que Balde appelle commençante, tire son origine de la grâce spéciale du Roy, lors qu'il veut pour certaines considérations, qu'un Roturier soit censé et réputé Noble, pour jouir de semblables privilèges, droits et prééminences que les Nobles de Race. D'où vient que Tiraqueau voulant définir la Noblesse, dit que c'est une dignité qui s'acquiert par le benefice du Prince, ou par le moyen de la loy, en élevant légitimement un Roturier au rang des Nobles. Nobilitas est dignitas benificio Principis, sive legis,

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plebéium légitimé erigens. Par cette grace, les honnestes gens sont distinguez d'avec le peuple, comme dit Bartole: et pour la rendre memorable, on leur expedie des Lettres scellées du grand seau de cire verte, que l'on fait verifier aux Jurisdictions où elles sont adressées. L'on compte d'ordinaire en France, sept sortes d'Anoblissemens. Le plus ancien est la Noblesse Feodale affectée à certaines personnes, à la charge de servir les Rois dans leurs Armées, pour la defense de leurs Etats. La seconde est la Noblesse de Chevalerie, qui anoblit par l'accollade; sans autre ceremonie, lors qu'on est prest de donner bataille; ou en quelqu'autre occasion, et maniéré qu'il plaît au Souverain; ou en vertu d'un Ordre militaire fondé en Statuts. L a troisième est de privilege ou de Mairie, quand les Rois recompensent la vertu de ceux qui gouvernent les Villes et Communautés, et qui en ont esté de genereux défenseurs. L a quatrième est l'Avouée, qui prend son origine, par Bâtardise, de l'ancienne Noblesse, en reconnoissance des services de leurs peres naturels. La cinquième est celle qui procédé de la Charge de Secretaire du Roy, qui est considérée comme faisant souche dés sa creation. L a sixième est l'Accidentelle, qui provient des Charges et emplois. Celle-cy est externe, accessoire et indirecte, et peutestre appellée Graduelle; parce qu'elle prend sa source, en remontant, et qu'elle s'établit en descendant. Mais pour plus grande seureté, elle est sujete à des Lettres declaratives ou de confirmation. La septième procédé des Lettres particulières, ou des Edits et Declarations des Rois, ou des Chartes generales. Mais pour parler plus nettement, et faire une division plus courte, il n'y a que deux especes de Noblesse. L a premiere est lors que cette qualité vient de la naissance, et de l'extraction que l'on tire de plusieurs Ancestres Nobles. L a seconde s'acquiert par le Rescrit du Prince, quand pour reconnoitre et signaler la vertu et les mérités de ceux qui ont rendu quelque service notable, il les honore et leur postérité, du titre de Nobles. (Extrait de: Traité de la noblesse, Paris, 1678.)

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F. Bluche

Deux états: la robe et l'épée

Les manuels sont responsables d'une confusion, malheureusement courante. Leurs auteurs opposent, avec la plus grande force, noblesse d'épée et noblesse de robe puis, par contamination, épée et robe. Or, noblesse d'épée ne signifie rien. L e roi de France n'a en effet, vraiment instauré de noblesse militaire, d'anoblissement légal par les services aux armées, qu'en 1750. Si l'on songe, d'autre part, à cette faculté d'anoblissement graduel coutumier reconnue aux xvi e siècle à certaines charges militaires, on ne voit pas quelle distinction fondamentale l'isolerait de la noblesse graduelle accordée à la même époque par exercice des principaux offices de magistrature. Au contraire, le règlement des tailles de mars 1600 renforce cette dernière, alors même que s'annonce la décadence de l'anoblissement par fonctions militaires. 1 Dès lors, noblesse d'épée — et c'est une position de repli - désignerait la noblesse chevaleresque. Si les tenants du contraste pensent ainsi, pourquoi n'emploient-ils pas les termes convenables? Pourquoi surtout appuient-ils sur une banalité? Car, enfin, personne ne refuse de croire la noblesse chevaleresque plus ancienne et plus honorable que l'anoblissement par offices robins. Mais, leur distinction - ainsi corrigée - reste bien étriquée. En effet, elle ne concerne qu'un critère d'origine, alors que la noblesse ne se définit pas seulement ainsi. D'autre part, si vraiment la notion d'origine est fondamentale, à la noblesse chevaleresque il faut opposer la noblesse d'ancienne et de simple extraction, la noblesse de cloche, la noblesse de chancellerie, celle de dignité, l'anoblissement par lettres, l'anoblissement par les fiefs, etc., ce que nos auteurs négligent. Mais il y a plus grave: beaucoup emploient l'expression de noblesse d'épée tantôt dans le sens de noblesse chevaleresque, tantôt dans celui de service aux armées; le terme de noblesse de robe, à la fois pour désigner l'anoblissement par charges de magistrature et le simple exercice de ces offices. Dans cette vue simplifiée de l'ancienne société française, ils n'ont, désormais, aucune difficulté à opposer une armée en1. Cf. Bluche et Durye, L'anoblissement par charges avant 1789, Paris, 1962.

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cadrée de seuls descendants des croisés à une magistrature uniquement servie par des bourgeois ou des descendants de bourgeois que les charges anoblissent. Malheureusement, ce schéma plus que sommaire ne correspond pas tout à fait à l a réalité . . . L a «robe» comprend bien des familles qui ne sont pas de noblesse de robe et si seuls les gentilshommes de maison chevaleresque étaient «d'épée», les armées du Roi m a n queraient étrangement de cadres. L a légende tenace que nous venons d'évoquer trouve ses origines dans quelques boutades lancées, dès l'ancien régime, par certains grands de l a Cour, agacés de voir le monde robin g a g n e r une place prépondérante dans les sphères g o u v e r n e mentales et l a haute société. M . de T u r e n n e , apprenant que le conseil d'en haut était composé, en 1661, de Fouquet, L i o n n e et L e T e l l i e r , aurait demandé «s'il se pourrait bien f a i r e que trois bourgeois eussent l a principale part dans le gouvernement de l'Etat.» 2 Q u a n d le parlement de Paris, à la procession du v œ u de Louis X I I I prétendit avoir le pas sur le Régent, le duc de Saint-Simon déclara cette exigence d'autant plus exorbitante que le Parlement «ne faisait [ . . .] partie que du tiers état.» 3 Plus tard, le marquis de M i r a b e a u a f f e c t a i t de refuser au monde parlementaire l'entrée du second ordre: «Dans un Etat constitué comme l a France, il f a u t que la Noblesse soit fière, brave, p a u v r e et s'en pique, que la Magistrature soit g r a v e , juste, austère, économe, et s'en pique». 4 Enfin, dans ses Mémoires, Besenval déclarait le Parlement «d'un ordre d i f f é r e n t de ce qu'on appelle les gens du monde». 5 Ces opinions ne résistent pas à l ' e x a m e n : T u renne, en effet, a pour principaux amis le président de L a moignon, Boucherat, H a r l a y et le conseiller L e F è v r e d ' O r messon. Louis X I V aime à dire: «M. de T u r e n n e m'aime, mais il considère beaucoup les gens de robe». 6 L e vainqueur de Nordlingen, le glorieux représentant de l a maison de Bouillon se contente-t-il de fréquenter des «bourgeois»? 2. Hermant, Mémoires, cité par Pages, La monarchie d'ancien régime, p. 142. 3. Cité par Glasson, Le parlement de Paris, 1.11, p. 16. 4. Mirabeau, L'ami des hommes, t. 1. pp. 99-100. 5. Cité par Egret, L'aristocratie parlementaire française à la fin de l'ancien régime, dans Revue historique, t. c c v m , 1952, p. 11. 6. Weygand, Turenne, p. 144.

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Saint-Simon rejette dans la «vile roture» qui n'est pas au moins duc et pair. L a noblesse de Mirabeau est beaucoup plus récente que celle des conseillers d'Argouges de Fleury ou de la Bourdonnaye, du président de Longueil de Maisons et de bien d'autres parlementaires. Quant au baron de Besenval, célèbre favori de Marie-Antoinette, il descend d'un colporteur. 7 En fait, dès le x v n e siècle, les robins avaient imposé la réalité de leur noblesse. L'évêque de Noyon, un ClermontTonnerre, avait traité «les M M . de Harlay de bourgeois dans un cercle; quelques jours après, il alla dîner chez le premier président du Parlement qui était le chef de cette maison. Ce magistrat le refusa, en disant qu'il n'appartenait pas à un petit bourgeois de traiter un homme de sa qualité». 8 Ce n'est pas davantage le portrait d'un roturier ou d'un noble de catégorie inférieure, que brosse d'Aguesseau, évoquant le parlementaire idéal: «Ennemi de toute affectation, il ne fait sentir aux autres aucune supériorité ni de naissance9, ni de talents». 10 L a robe et l'épée sont des «états», des professions et non des classes sociales. Dans L'enfant prodigue de Voltaire, Euphémon fait de son aîné un mousquetaire, du cadet un président. 11 Dans les comédies, l'opposition entre la robe et l'épée concerne le genre de vie, les façons d'être, les manières de penser. «Croyez-moi, la belle - déclare à Colombine réticente un Arlequin déguisé en vicomte - il n'est rien tel que de s'accrocher à l'épée. Les fastidieux personnages que vos robins! Ont-ils le sens commun? Ils font l'amour par article, comme s'ils dressoient un procès-verbal». 12 Les professions se marquent dans l'apparence, non la naissance. Comment, sans cela, comprendre cette notation de Marivaux: «J'y trouvai cinq ou six dames et trois messieurs dont deux me parurent gens de robe et l'autre d'épée»? 13 Lorsque d'Aguesseau reproche aux jeunes conseillers leur mauvaise tenue («Ils affectent les mœurs, le langage, l'extérieur d'une autre profes7. 8. 9. 10. 11. 12. 13.

Marsay, De l'âge des privilèges au temps des vanités, pp. 265-266. Grimm et Diderot, Correspondance littéraire, t. I, pp. 73-74C'est nous qui soulignons. 5e mercuriale (1702), dans D'Aguesseau, Œuvres choisies, p. 52. Voltaire, Théâtre complet, t. vu, pp. 62-97. Gherardi, Le théâtre italien, t. 11, p. 369. La vie de Marianne, dans Marivaux, Romans, p. 335.

Justification, contestation, variété

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sion», portent l'épée, s'habillent en cavaliers), son critère est moral, non social: «Presque tous [. . .] semblent se faire une loi de renoncer à cette bienséance, qui, sans rien tenir du pédant, doit distinguer un Mousquetaire d'avec un Juge». 14 Même esprit, dans ce passage des Mémoires du duc de Luynes: «Le grand-père de M. Talon 15 étoit président à mortier; son père avoit pris un parti différent16; il étoit dans le service».17 Barbier n'est pas moins clair, s'il déclare que «M. le comte d'Argenson est de naissance à pouvoir se flatter de devenir duc et pair, ce qui seroit plus illustre pour sa maison [que de devenir chancelier] ; il peut faire donner cette dignité [de duc et pair] à son fils qui est d'épée, mais il ne pourroit pas l'avoir, ayant toujours rempli des emplois de robe».18 Envisageant l'avenir de son fils, le président de Montesquieu donne aussi l'alternative robe ou épée comme un choix entre deux carrières: «Mon fils, écrit-il, vous êtes assez heureux pour n'avoir ni à rougir, ni à vous enorgueillir de votre naissance. Ma naissance est tellement proportionnée à ma fortune que je serois fâché que l'une ou l'autre fût plus grande. Vous serez homme de robe ou d'épée. Comme vous devez rendre compte de votre état, c'est à vous à le choisir. Dans la robe, vous trouverez plus indépendance et de liberté; dans le parti de l'épée, de plus grandes espérances».19 Dans le procureur arbitre de Philippe Poisson (1728), Agénor affirme avec une assurance satisfaite: «Sans l'avoir pratiqué, du monde j'ai l'usage Et je sens que chez moi tout a devancé l'âge. J'ignore à quoi l'on doit m'employer quelque jour, Si je serai de Guerre ou de Robe, ou de Cour».20 Piron, dans L'école des pères, met en scène une famille dont le chef, Géronte, a trois fils: Damis, financier, Valère, capi14. La première citation vient de la 12 e mercuriale (1709), dans d'Aguesseau, Œuvres choisies, p. 110. La seconde de Molivos Saint-Cyr, Tableau du siècle, p. 3J. 15. Louis Denis Talon, président à mortier, mort en 1744. 16. C'est nous qui soulignons. 17. Luynes, t. v, p. 353. 18. Barbier, t. iv, p. 384. 19. Pages de journal, dans Montesquieu, Cahiers, p. 269. 20. Poisson, Œuvres de théâtre, 1.1, p. 41.

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taine, Eraste, auditeur des comptes.21 Rien de plus conforme à la réalité quotidienne du xvm e siècle. Presque toutes les familles du Parlement offrent de tels exemples. Durant l'hiver de 1739, un duel met aux prises Etienne Jean François Marie d'Aligre de Boislandry et Jean-Baptiste Maximilien Gon d'Argenlieu. Le premier est avocat du Roi au Châtelet, futur conseiller au Parlement; le second, lieutenant aux gardes françaises. Or, Boislandry blesse «de deux ou trois coups d'épée» son adversaire. «Sa victoire, dit le commissaire Dubuisson, fait honneur à la robe22; mais s'il eût été battu, on se serait moqué de lui».23 Voici donc la robe opposée à l'épée, en champ clos e t . . . l'épée à la main. Il faut examiner les choses de plus près, car, enfin, qui représente la «robe»? Un d'Aligre, issu d'une illustre maison, anoblie, certes, par la dignité de chancelier de France, mais qui a donné plusieurs militaires et même un général. Qui, en revanche, soutient la cause de «l'épée»? Un Gon d'Argenlieu, c'est-à-dire un mousquetaire de famille robine et financière, lui-même fils de magistrat. Pourtant, le commissaire Dubuisson est formel lorsqu'il accentue l'aspect insolite du duel et le contraste entre la robe et l'épée, mais il n'a pas un instant porté de jugement de valeur sur des types de famille, il a seulement marqué l'opposition de deux «états» ou professions. Bien des hommes quittent la robe pour l'épée ou l'épée en faveur de la magistrature. Dans le premier cas est François Charles Vallier 24 , conseiller au Parlement en 1724, capitaine en 1730 25 , plus tard colonel du régiment de Champagne. De même, Louis François Alexandre de Galliffet, conseiller en 1768, devient-il en 1770 sous-lieutenant de dragons26; Jean Louis de Phélypeaux de Montlhéry (1688-1763), colonel de cavalerie, est-il un ancien parlementaire. Les circonstances expliquent ces brusques changements de carrière. Nicolas 21. Piron, Œuvres complètes, t. 1, p. 180. 22. C'est nous qui soulignons. 23. Dubuisson, Lettres au marquis de Caumont, p. 528. 24. L e jeune Vallier avait été refusé à Malte en minorité (1708), moins parce que son père le président avait été fermier général, que parce qu'il comptait des traitants dans ses quartiers maternels. Cf. Bibl. nat., nouveau d'Hozier 323. 25. Arch de la guerre, Y 2 ®, dossier Vallier. 26. Il finira lieutenant général en 1814.

Justification,

contestation,

variété

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Joseph II Foucault de M a g n y (1677-1772), ancien maître des requêtes et intendant, impliqué dans le complot de C e l l a m a r e , est embastillé le 2 mars 1718 2 7 ; s'évade 2 8 , g a g n e l ' E s p a g n e ; il devient lieutenant général dans les armées de sa majesté catholique. O n peut le regretter, écrit, à sa mort, l a Gazette de France, «comme le plus v i e u x militaire de son temps et le plus ancien magistrat». 2 9 Cependant, son fils, Nicolas Joseph I I I entre au Parlement. E n 1 7 7 1 , René A n g e A u g u s t i n de M a u peou est président à mortier. L e chancelier son père l'incite à donner l'exemple de la démission et obtient en sa f a v e u r le g r a d e de colonel. 30 M a i s le phénomène opposé - l'abandon d'une carrière militaire au profit de l a magistrature — est, sans doute plus convaincant. M i c h e l Isaac Ferrand appartient à l'une de ces nombreuses familles où les traditions robine et militaire sont parallèles; il perd une j a m b e à Fontenoy 3 1 ; «décoré de l a croix de Saint-Louis et d'une j a m b e de bois» 32 , Ferrand achète, en 1755, un o f f i c e de conseiller au Parlement. Louis A n n e Séguier, enseigne dans l a Reine-infanterie, ancien combattant de Malplaquet, entre au Parlement en 1 7 1 7 . Louis D a v y de l a Fautrière (1700-1756), «lieutenant en second dans le régiment d'infanterie du Mayne» 3 3 , devient p a r l e mentaire à vingt-six ans. J e a n Louis Portail, président à mortier, ancien capitaine au régiment du Roi, le conseiller Berthelot de S a i n t - A l b a n , ex-capitaine de dragons, son conf r è r e C h a r l e s Jean Pierre Dupuis, ancien o f f i c i e r aux gardes françaises, suivent l a même filière. A b a n d o n n e r u n régiment pour l'expectative d'une charge de président n'est pas une action surprenante. A u début de 1731, l'aîné des fils N i c o l a y , 27. Funck-Brentano, Les prisonniers de la Bastille, p. 187. 28. Barbier, t. 1, p. 23. 29. Granges de Surgères, Répertoire de la Gazette, 1.11, p. 460. 30. En fait, la règle commune s'opposait alors à l'accession directe au grade de colonel. L a dérogation est extraordinaire. Pour arracher le consentement du ministre de la guerre on fait remarquer que le jeune Maupeou voulait jadis entrer aux mousquetaires . . . et, d'autre part, on assimile ses services de judicature à des services m i l i t a i r e s . . . Cf. Arch. de la guerre, Y 3 d , dossier de maréchal de camp n° 3 287, et Flammermont, Le chancelier Maupeou, p. 487 et suiv. 31. Arch. de la guerre, Y l e , dossier 12.987, et Y2«, dossier Ferrand. 32. Piton, Paris sous Louis XV, t. zv, p. iéy. 33. Arch. de la guerre, Y1" 109, p. 239.

La

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Antoine Nicolas, conseiller au Parlement, est survivancier de son père le premier président des comptes. A y m a r d Jean, le cadet, né en 1709, est mestre de camp d'un régiment de dragons, celui de Nicolay. 34 «Le chevalier de Nicolay», son puîné, sert au même régiment en qualité de cornette. Enfin, le quatrième garçon, A y m a r d François, né en 1721, est destiné à être d'église. 35 Mais, le 15 juin, meurt Antoine Nicolas. L e clan prend aussitôt ses dispositions pour ne perdre ni la survivance de la présidence des comptes — héréditaire dans cette famille depuis l'année 1506 - ni le régiment. Mathieu Marais nous décrit la manœuvre: «Le colonel quittera les dragons, reprendra la charge qui depuis si longtemps est dans sa maison, et le régiment ira au chevalier; voilà l'arrangement public». 36 L e système familial fonctionne comme une mécanique parfaite. Les armées du Roi ne perdent pas au change puisque, en 1775, le «chevalier», Antoine de Nicolay, grand bénéficiaire du mouvement, reçoit le bâton de maréchal. D'ailleurs, bien des parlementaires parisiens sont fils d'officiers. L e père du substitut Louis de Mayou d'Aunoy est chevalier de Saint-Louis. 37 L e conseiller Alexandre Louis Gagnat de Longny 38 , le substitut Jean François de Quinson 39 , le conseiller Jean François Rivière 40 et son confrère Antoine Albert Joseph d'Hanmer-Claybrooke 4 1 sont fils de capitaines. Les conseillers Claude Henri Feydeau de Marville et Charles François Huguet de Sémonville ont un père lieutenant aux gardes françaises. 42 L e futur président à mortier Louis Denis Talon est fils de colonel. 43 L e conseiller clerc Claude de T u 34. Le régiment des dragons de Plélo est devenu régiment de Nicolay en 1727, lorsque Aymard Jean de Nicolay en est nommé mestre de camp. Cf. Arch. de la guerre, Y 5 115, fol. 561. 35. Il deviendra évêque de Verdun et grand aumônier de la Dauphine. 36. Lettre de Mathieu Marais au président Bouhier, datée par erreur du 30 décembre 1730, dans Marais, Journal et mémoires, t. vi, p. 194. 37. Il se nomme Daniel François Mayou de Beaumont. Cf. Arch. nat., X l a 8797 fol. 424 v°. 38. Bibl. nat., pièces originales 1262, dossier bleus 297. 39. Ibid., pièces originales 2417, nouveau d'Hozier 278. 40. Annuaire de la noblesse, 1910, pp. 252-253. 41. Bibl. nat., nouveau d'Hozier 182. 42. Pour Feydeau: Bibl. nat., Chérin 81, dossiers bleus 269, carrés d'Hozier 256, nouveau d'Hozier 132 et 134. Pour Huguet de Sémonville: Arch. de la Seine, D.C 6 225 vol. 6 v°. 43. Luynes, t. v, p. 353.

Justification,

contestation,

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dert, fils d'un lieutenant-colonel d'infanterie est frère d'un capitaine de dragons.44 L a Coré, conseiller au Parlement en 1741, futur intendant de Besançon, est le fils d'un mestre de camp réformé qui a fait les fonctions de maréchal des logis de la cavalerie à l'armée du maréchal de Tallard. 45 Aïeul et père du conseiller Michel Isaac Ferrand sont brigadiers des armées du Roi.46 Le conseiller clerc Phelippes, petit-fils d'un commandant de la place de Mézières, est fils de lieutenant général. 47 Ainsi, du début du XVIII® siècle à 1771, observons nous le double mouvement qui conduit de la robe à l'épée, de l'épée à la robe. Son existence même montre l'égalité sociale de deux professions honorables. (Extrait de: «Les magistrats du Parlement de Paris au x v m e siècle», Annales littéraires de l'Université de Besançon, 35, 1960. Reproduit avec l'autorisation des éditeurs.)

F. Bluche

L'égalité de toute noblesse

Tant

d'exemples montrent le parlementaire parisien du siècle installé et accepté sur un pied d'égalité par les autres nobles que personne ne peut plus traiter la haute magistrature comme une fraction privilégiée de la bourgeoisie ou comme un «quatrième état». A u contraire, si nombreux sont les liens qui unissent la Cour et la Ville dans la manière de penser et la façon de dépenser, de vivre et de tenir rang, que l'égalité de toute noblesse apparaît constamment. L e monde de la haute magistrature parisienne vit noblement. Une éducation surveillée par le père de famille, soutenue par des traditions, axée sur les humanités classiques, dirigée par les Pères, prépare les futurs parlementaires. A u collège, ils partagent les travaux et les jeux des jeunes héritiers des plus XVIII 6

44. Arch. de la guerre, Y b 130, fol. 261. 4 j . Ibid., Y l e 2108, et la Chesnaye des Bois, Dictionnaire de la noblesse, t. vi, p. 184. 46. Bibl. nat., Chérin 79, nouveau d'Hozier 132; Pinard, Chronologie historique militaire, t. v m , p. 8j. 47. Arch. nat., X l a 8777, fol. 406-407 et 464; Arch. de la guerre, Y 3 d , dossier de lieutenant général n° 669.

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grands noms de France. Dès l'âge le plus tendre, ils portent l'épée, s'initient aux meilleures manières, apprennent à danser; puis ils vont à l'académie et s'ils se dirigent vers la faculté et non vers l'école militaire, du moins gardent-ils l'épée et fréquentent-ils volontiers les jeunes officiers des armées du Roi. La formation religieuse, l'initiation à la bienfaisance et à la charité les placent encore dans la meilleure tradition noble. Quand ils prennent l'état de la magistrature, ils se distinguent de leurs pairs par le costume, les activités professionnelles ou les idées politiques; ils n'échappent pas au réseau des habitudes, des sentiments, des formules du Palais. Avec la tradition robine, ils héritent de la routine. Mais qui peut se targuer d'échapper totalement à l'empreinte du métier? Le mousquetaire de la garde du Roi, le duc et pair, le hobereau portent aussi la marque de leurs soucis, de leurs plaisirs, de leur vie. En revanche, dès que le magistrat parisien est de retour en son hôtel, qu'il se consacre aux joies de la famille ou soit pris dans le tourbillon du monde, quel observateur assez vif le distinguera-t-il d'un autre gentilhomme de la Cour ou de la Ville? Existe-t-il une différence de genre de vie entre le duc de Croy et son ami le président Ogier? Nous avons étudié sans idée préconçue le décor de la vie parisienne des parlementaires, les éléments et formes de leur existence mondaine, sans y trouver autre chose que les habituelles composantes de la vie de la haute noblesse. A peine quelques nuances séparentelles la Cour de la Ville, la robe de l'épée. Aucun trait décisif ne suscite un contraste. La robe est-elle plus mesquine, un peu avare? Ce vice n'est pas général: bien des magistrats jouent leur fortune avec désinvolture, se ruinent en collections, en soupers, en équipages. Ils savent faire des dettes et soutenir les nécessités du point d'honneur. Leurs mœurs sont les mêmes que celles de l'ensemble de la noblesse: un étalage de frivolité, cachant beaucoup de tenue et même de retenue. Leur idées ne sont pas très différentes de celles du reste du second ordre. A l'égalité de toute noblesse s'ajoute - même de la part d'hommes relativement nouveaux - le sentiment de cette égalité. Nicolas Dorieu1, conseiller au Parlement puis intendant, fils d'un président des aides agrégé à noblesse, possède i. Frère aîné du conseiller Claude Henri Dorieu.

Justification,

contestation,

variété

J3

«une belle collection de livres imprimés et manuscrits concernant l'histoire nobiliaire de la France». 2 L e président L e Couturier de Mauregard, fils d'un secrétaire du Roi, a dans un coin de sa bibliothèque la somme d'ouvrages sur la noblesse nécessaire à un bon gentilhomme: traités de la noblesse et du blason, manuel du point d'honneur, généalogie des grandes maisons du royaume, armoriaux et nobiliaires provinciaux, et même assez de livres sur la robe pour éviter toute affectation. 3 Ce n'est ni une bibliothèque de bourgeois gentilhomme ni la collection du spécialiste, mais la documentation normale du noble mondain. C'est à des réussites de cet ordre qu'on mesure le chemin parcouru par les représentants de familles de noblesse récente; elles s'agrègent non seulement aux privilèges et aux manières du second ordre, mais à son esprit, à ses convictions, à ses sentiments ou préjugés. L e président de Mauregard, fils d'anobli, n'a pas de mal à figurer sans gêne dans la meilleure compagnie. Il le doit en partie à ce que, au x v m e siècle, le bourgeois et le gentilhomme se rapprochent par les idées et par les mœurs. Tocqueville note les «mille ressemblances» mises entre ces deux hommes par l'éducation et le genre de vie. 4 Mais, si la haute bourgeoisie se rapproche de la noblesse, le fait social le plus important peut-être est la confusion des genres à l'intérieur du second ordre. «Dans le grand monde - écrit Sébastian Mercier - on ne rencontre point de caractères outrés [ . . . ] . Une noble familiarité y déguise avec adresse l'amour-propre, et l'homme de robe, l'évêque, le militaire, le financier, l'homme de cour semblent avoir pris quelque chose les uns des autres: il n'y a que des nuances, et jamais de couleur dominante». 5 Si notre étude nous conduisait à 1789, la conclusion ne différerait pas. A u x états généraux, les magistrats parisiens votent avec la noblesse sans difficultés théoriques ou pratiques. Les parlementaires figurent aux assemblées primaires 6 , sont 2. Guigard, Armoriai du bibliophile, t. r, p. 186. 3. Catalogue des livres de feu M. le président Le Cousturier..., Bibl. Doucet, catalogues, 1749, 3 c. 4. Tocqueville, L'ancien régime et la Révolution, p. 146. 5. Mercier, Tableau de Paris, t. iv, p. 110. 6. L a Roque et Barthélémy, Catalogue des gentilshommes de l'Isle de France... qui ont pris part aux assemblées de la noblesse pour l'élection ... aux états généraux de 1789, p. IJ.

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désignés comme électeurs7 ou élus députés, avec l'ordre de la noblesse ou celui du clergé. Aucun n'est député du Tiers. Nul ne voit contester ses privilèges. (Extrait de: «Les magistrats du Parlement de Paris au xvm e siècle», Annales littéraires de l'Université de Besançon, 35, 1960. Reproduit avec l'autorisation des éditeurs.)

A. de Tocqueville

Une ombre de noblesse

Ce n'est peut-être pas sans quelque difficulté qu'on pourrait parvenir à faire bien comprendre à des Anglais de nos jours ce qu'était la noblesse de France. Les Anglais n'ont point dans leur langue d'expression qui rende exactement l'ancienne idée française de noblesse. Nobility dit plus et gentry moins. Aristocratie n'est pas non plus un mot dont on doit se servir sans commentaire. Ce qu'on entend généralement par aristocratie, en prenant le mot dans son sens vulgaire, c'est l'ensemble des classes supérieures. L a noblesse française était un corps aristocratique; mais on aurait eu tort de dire qu'elle formât à elle seule l'aristocratie du pays; car à côté d'elle se trouvaient placées des classes aussi éclairées, aussi riches et presque aussi influentes qu'elle-même. L a noblesse française était donc à l'aristocratie d'Angleterre telle qu'elle existe de nos jours, ce que l'espèce est au genre; elle formait une caste, et non une aristocratie. En cela elle ressemblait à toutes les noblesses du continent. Ce n'est pas qu'en France on ne pût être fait noble en achetant certaines charges ou par un effet de la volonté du prince; mais l'ennoblissement qui faisait sortir un homme des rangs du tiers état, ne l'introduisait pas, à vrai dire, dans ceux de la noblesse. Le gentilhomme de nouvelle date s'arrêtait en quelque sorte sur la limite des deux ordres: au-dessus de l'un, plus bas que l'autre. Il apercevait de loin la terre promise où ses fils seuls pouvaient entrer. L a naissance était donc en réalité, la seule source où se puisât la noblesse; on naissait noble, on ne le devenait pas. Environ vingt mille familles 1 répandues sur la surface du 7. Ibid., pp. 7-17.

Justification,

contestation, variété

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royaume composaient ce grand corps. Ces familles réclamaient entre elles une sorte d'égalité théorique fondée sur le privilège commun de la naissance. «Je ne suis, avait dit Henri IV, que le premier gentilhomme de mon royaume.» Ce mot peint l'esprit qui régnait encore dans la noblesse française à la fin du dix-huitième siècle. Mais en fait on découvrait aisément entre les nobles d'immenses différences; les uns possédaient encore de grandes propriétés foncières, les autres trouvaient à peine de quoi vivre autour du manoir paternel. Ceux-ci passient la plus grande partie de leur vie à la cour; ceux-là conservaient avec orgueil, au fond de leurs provinces, une obscurité héréditaire. Aux uns, l'usage ouvrait le chemin des grandes dignités de l'Etat, tandis que les autres, après avoir atteint dans l'armée un grade peu élevé, dernier terme de leurs espérances, rentraient paisiblement dans leurs foyers pour n'en plus sortir. Celui qui aurait voulu peindre fidèlement l'ordre de la noblesse, eût donc été obligé de recourir à des classifications nombreuses, il eût dû distinguer le noble d'épée du noble de robe, le noble de cour du noble de province, l'ancienne noblesse de la noblesse récente; il aurait retrouvé dans cette petite société presque autant de nuances et de classes que dans la société générale dont elle n'était qu'une partie. On voyait régner toutefois au sein de ce grand corps un certain esprit homogène; il obéissait tout entier à certaines règles fixes, se gouvernait d'après certains usages invariables, et entretenait certaines idées communes à tous ses membres. L a noblesse française, née de la conquête ainsi que les autres noblesses du moyen âge, avait jadis joui comme elle et plus peut-être qu'aucune, d'immenses privilèges. Elle avait renfermé dans son sein presque toutes les lumières et toutes les richesses de la société; elle avait possédé la terre, et gouverné les habitants. i. Il résulte des travaux de MM. Moheau et de la Michodière, et de ceux du célèbre Lavoisier, qu'en 1791 le nombre des nobles et des ennoblis ne s'élevait qu'à 83 000 individus, dont 18 323 seulement étaient en état de porter les armes. L a noblesse n'aurait alors formé que la trois centième partie de la population du royaume. Malgré l'autorité que le nom de Lavoisier prête à ces calculs, j'ai peine à croire à leur parfaite exactitude. Il me semble que le nombre des nobles a dû être plus grand. V . De la richesse territoriale du royaume de France, par Lavoisier, p. 10, 1791.

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Mais, à la fin du dix-huitième siècle, la noblesse française ne présentait plus qu'une ombre d'elle-même; elle avait perdu tout à la fois son action sur le prince et sur le peuple. Le roi prenait encore en elle les principaux agents du pouvoir, mais en cela il suivait instinctivement une coutume ancienne plutôt qu'il ne reconnaissait un droit acquis. Depuis longtemps il n'existait plus de noble qui pût se faire craindre du monarque, et réclamer de lui une part du gouvernment. L'influence de la noblesse sur le peuple était moindre encore. Il existe entre un roi et un corps de nobles une affinité naturelle qui fait que, sans se chercher, en quelque sorte à leur insu, ils se rapprochent l'un de l'autre. Mais l'union de l'aristocratie et du peuple n'est pas dans l'ordre habituel des choses, et il n'y a qu'une grande habileté et des efforts continus qui puissent l'opérer et la maintenir. Il n'existe, à vrai dire, pour une aristocratie que deux moyens de conserver son influence sur le peuple: le gouverner ou s'unir à lui pour modérer ceux qui le gouvernent. Il faut, en d'autres termes, que les nobles restent ses maîtres ou deviennent ses chefs. Loin que la noblesse française se fût mise à la tête des autres classes pour résister avec elles aux abus du pouvoir royal, c'était au contraire le pouvoir royal qui jadis s'était uni au peuple pour lutter contre la tyrannie des nobles, et ensuite aux nobles pour maintenir le peuple dans l'obéissance. D'un autre côté, la noblesse avait cessé depuis longtemps de prendre part au détail du gouvernement. C'était le plus souvent des nobles qui conduisaient les affaires générales de l'Etat: ils commandaient les armées, occupaient le ministère, remplissaient la cour; mais ils ne prenaient aucune part à l'administration proprement dite, c'est-à-dire aux affaires qui mettent en contact immédiat avec le peuple. Renfermé dans son château, inconnu du prince, étranger à la population environnante, le noble de France restait immobile au milieu du mouvement journalier de la société. Autour de lui c'étaient les officiers du roi qui rendaient la justice, établissaient l'impôt, maintenaient l'ordre, travaillaient au bien-être des habitants et les dirigeaient. Fatigués de leurs obscurs loisirs, les gentilshommes qui avaient conservé de grands biens, se rendaient à Paris et vivaient à la cour, seuls lieux qui pussent encore servir de théâtre à leur grandeur. La petite noblesse,

Justification, contestation, variété

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fixée par nécessité dans les provinces, y menait une existence oisive, inutile et tracassière. Ainsi parmi les nobles, ceux qui par la richesse, à défaut de pouvoir, auraient pu acquérir quelqu'influence sur le peuple, s'éloignaient volontairement de lui, et ceux qui étaient forcés de vivre dans son voisinage n'étalaient à ses yeux que l'inutilité et la gêne d'une institution dont ils lui semblaient les seuls représentants. En abandonnant ainsi à d'autres les détails de l'administration publique pour ne viser qu'aux grandes charges de l'Etat, la noblesse française avait montré qu'elle tenait plus aux apparences de la puissance qu'à la puissance elle-même. L'action du gouvernement central ne se fait sentir que de loin en loin et avec peine aux particuliers. L a politique extérieure, les lois générales n'exercent qu'une influence détournée et souvent invisible sur la condition et le bien-être de chaque citoyen. L'administration locale les rencontre tous les jours; elle les touche sans cesse dans les endroits les plus sensibles; elle influe sur tous les petits intérêts dont se forme le grand intérêt qu'on porte à la vie; elle est l'objet principal de leurs craintes; elle attire à elle leurs principales espérances; elle les attache par mille liens invisibles qui les entraînent à leur insu. C'est en gouvernant les villages qu'une aristocratie établit les fondements du pouvoir qui lui sert ensuite à diriger tout l'Etat. (Extrait de: Œuvres complètes, t. il: L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1952. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

2. riches et pauvres: les clivages fondamentaux à l'intérieur de la noblesse

Introduction En dépit de l'unité théorique de l'ordre, de profondes différences distinguent et même opposent une fraction de la noblesse à la majorité des nobles. Les fortunes ne sont pas égales et l'égalité des chances n'est qu'une espérance fallacieuse. Une grande distance sépare la haute noblesse, dont l'origine n'est pas nécessairement la plus ancienne, mais qui constitue la noblesse de cour, disposant de revenus importants, jouissant de prébendes, bénéfices et pensions, chargée d'honneurs et de prestige, sur laquelle le Roi accumule ses grâces, de la petite noblesse souvent besogneuse des provinces, vivant modestement parfois, et même pauvrement loin des faveurs et de l'oreille du Roi. Ce clivage qui repose en grande partie sur la richesse entretient une atmosphère de méfiance et parfois d'opposition entre la noblesse dorée, enviée et méprisée, et les petits hobereaux. Contraste qui a parfois inspiré aux historiens des descriptions outrancières de la condition des plus défavorisés. Certes une partie de la noblesse était pauvre. Sa pauvreté toutefois est très relative et doit être largement nuancée.

J . Meyer

Noblesse de cour et noblesse provinciale

L'opposition entre la noblesse de Cour et les noblesses provinciales est un fait maintes fois dénoncé. Mais cet antagonisme prend en Bretagne des formes plus variées qu'ailleurs. A la disproportion des fortunes qui engendre la jalousie et l'envie, aux facilités excessives de se faire une carrière qui indispose les élites intellectuelles, s'ajoutent les oppositions seigneu-

Les clivages

fondamentaux

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riales, les questions de droits honorifiques, les usurpations et enfin les différences d'attitude politique. Même l'émigration n'arrive pas à effacer ces antagonismes. Parfois même elle les avive. Le témoignage le plus curieux de cette attitude parce qu'émanant du chevalier de Guer, donc du milieu dirigeant du «Bastion» de la fin du xvm c siècle - concerne la notice biographique de Charette. Peu favorable au général vendéen qui a été, d'autant plus mal vu de la noblesse bretonne qu'il semble avoir été plus populaire dans le monde paysan, le chevalier de Guer le loue cependant pour son attitude lors de l'émigration: «loin de trouver parmi ces hommes déjà presque égaux par la naissance cette égalité qu'établit toujours la même fortune, il vit que toute l'étiquette et tous les vices de la Cour de Versailles avaient été transplantés à Coblentz et que là comme à la Cour un gentilhomme de province était à peine regardé par les nobles courtisans. Quelle figure pouvait d'ailleurs faire Charette avec . . . sa physionomie dure et farouche et sa manière un peu sauvage au milieu de ces courtisans qui se piquaient de pousser au dernier point la galanterie, les grâces et la politesse? Charette agit donc comme tout homme d'honneur devait agir et retourna dans sa patrie contre laquelle les émigrés se préparaient à marcher sous les drapeaux ou à la suite des étrangers . . .» Plus loin, le chevalier de Guer n'hésite pas à écrire: «aussi dégoûté des atrocités de la populace de Paris que des sottises des courtisans de Coblentz, il se retira en toute hâte au petit château de Fonteclause». On pourrait attribuer ces jugements à la vivacité du chevalier de Guer. Mais on retrouve des propos absolument identiques sous la plume d'hommes pondérés, comme le dernier avocat général du Parlement de Bretagne: Loz de Beaucours. De même que tant d'autres, il reprend l'accusation lancée contre l'intendant Bertrand de Molleville et Necker: «j'affirme, parce que je l'ai vu, que c'est le gouvernement qui a appelé le Tiers État à la Révolution»; et encore, «la Révolution est venue d'en haut». Mais il ne fait guère de différence entre le «gouvernement» et la noblesse de Cour: «c'est une remarque du comte de Buat que la noblesse de Cour a, dans tous les temps, été l'ennemie la plus prononcée et la plus dangereuse des autres nobles». Certaines mesures gouvernementales, pourtant favorables, du moins dans leur principe, à la «petite» noblesse provinciale,

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sont mal accueillies. L a province les attribue, encore et toujours, à la noblesse de Cour et soupçonne quelque piège. Ainsi la volonté du comte de Saint-Germain de favoriser un renouvellement de l'armée française par un appel accru à la petite noblesse provinciale est jugée par Loz de Beaucours de la manière suivante: «les gentilshommes de province n'ont pas trouvé plus de facilité à placer leurs enfants. Au surplus, cette règle recevait plusieurs exceptions accordées à la f a veur; et le reproche qu'elle attira à la noblesse était d'autant plus injuste qu'elle ne l'avait pas sollicitée, et que cette ordonnance m'a paru avoir été, en général, désapprouvée par elle». Certaines familles font cependant transition entre la noblesse de Cour et la noblesse locale, ainsi les Barrin de L a Galissonnière et leurs branches collatérales. A la fois membres du Parlement de Bretagne et du Parlement de Paris, hommes de mer et nobles de Cour, les Barrin tissent, entre l'Ouest et la capitale, un écheveau complexe de relations familiales et amicales. Le gouverneur intérimaire du Canada et vainqueur de Port-Mahon, descendant des Fouquet, réside certes peu dans son domaine du Pallet, au Sud de Nantes. Mais il y déploie une intense activité botanique qui lui donne une renommée européenne. Politique extérieure, luttes militaires, activités scientifiques s'entremêlent dans cette famille de parlementaires qui a fourni l'un de ses plus chauds partisans au duc d'Aiguillon. De même on peut hésiter à classer les membres de la famille de L a Bourdonnaye dans la noblesse de Cour, de fonction, ou parlementaire. Ils sont tout cela à la fois, ce qui ne manque pas de leur susciter maintes situations délicates, mais aussi de leur donner une influence sociale, politique et économique considérable. Malgré ces transitions, le fossé entre la noblesse de Cour et la noblesse bretonne n'a cessé de s'approfondir en dépit des apparences. Il y a certes un rapprochement politique extérieur à partir du moment où, en 1785, puis en 1788, la noblesse de Cour prend position d'abord contre Calonne, puis contre Loménie de Brienne. Les correspondances bretonnes témoignent nettement de ce revirement. En même temps, la noblesse bretonne est très fière des nobles de Cour illustres qui, de près ou de loin, se rattachent à la Bretagne.

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L a Fayette est ainsi accueilli en triomphateur par les États de Bretagne après la guerre de l'Indépendance américaine. Il suffit parfois d'un simple geste de courtoisie de la part de cette noblesse de Cour pour provoquer certains revirements. Lorsque le duc de Penthièvre préside en personne les États de 1774, l ' a f f l u x de la noblesse bretonne est massif. Sa présence, sans être suffisante pour expliquer le calme de la session qui est plutôt dû aux reculs du gouvernement royal, n'y est cependant pas totalement étrangère. L'attitude de la noblesse bretonne est donc profondément ambivalente. Il n'empêche que ce sont les désaccords qui importent. L'opposition est d'abord économique. L a noblesse de Cour est très mêlée aux activités industrielles et commerciales de la province: on ne le lui pardonne pas facilement. Elle y possède quelques-unes des terres les plus riches et on l'accuse, non sans raisons, d'attirer à la Cour la majeure partie des revenus qu'elle touche en province. Sa charité est considérée comme très insuffisante - et elle l'est. Il y a conflit permanent à propos des droits honorifiques, des limites des seigneuries, des droits seigneuriaux, surtout de ceux de moulins. On lui reproche ses méthodes de gestion, non conformes à la Coutume et aux traditions. A ce conflit économique se superpose l'incompatibilité des mentalités. L a noblesse de Cour étale sa méprisante supériorité. L a noblesse locale lui rend mépris pour mépris, lui reproche sa servilité envers le pouvoir royal, voire même, parfois, ses origines bourgeoises. L a noblesse de Cour, plus sensible aux réalités administratives qu'elle côtoie (et dont elle profite) tous les jours, est ouverte à beaucoup d'égards aux nouveautés. L a noblesse locale n'en voit que les inconvénients et reproche aux impôts de servir à payer les pensions et les autres avantages, parfois scandaleux, dont profite la noblesse de Cour. Unanime avec le reste de l'opinion, la noblesse locale condamne les gaspillages et les scandales de la Cour, leur attribuant une portée bien supérieure à leur efficacité réelle. L a grande faillite de 1783 sensibilise les Bretons encore plus que les autres Français . . . Comme elle ne peut empêcher le développement des impôts nouveaux, ni limiter l'extension des administrations capables de les lever, il ne reste à la noblesse bretonne d'autre alternative que de placer ces administrations sous sa propre dépendance . . . Par contre, la

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noblesse de Cour est favorable (au moins jusque vers 1780) aux tentatives de l'autorité royale de s'imposer en Bretagne. Plus exactement, les clans de la Cour de Versailles — comme celui de Choiseul - n'ont soutenu l'opposition de la noblesse bretonne que dans la mesure où elle servait leurs propres intérêts ou leurs propres rancœurs. Dans les deux cas, celui d'une réprobation ouverte de l'attitude de la noblesse bretonne, ou celui d'un soutien strictement intéressé, il est resté de profonds ressentiments. (Extrait de: La noblesse bretonne au XVIIIesiècle, Paris, SEVPEN, 1966. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur.)

Chateaubriand

La noblesse pauvre

Les aînés nobles emportaient les deux tiers des biens, en vertu de la coutume de Bretagne; les cadets divisaient entre eux tous un seul tiers de l'héritage paternel. L a décomposition du chétif estoc de ceux-ci s'opérait avec d'autant plus de rapidité, qu'ils se mariaient; et comme la même distribution des deux tiers au tiers existait aussi pour leurs enfants, ces cadets des cadets arrivaient promptement au partage d'un pigeon, d'un lapin, d'une canardière et d'un chien de chasse, bien qu'ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs d'un colombier, d'une crapaudière et d'une garenne. On voit dans les anciennes familles nobles une quantité de cadets; on les suit pendant deux ou trois générations, puis ils disparaissent, redescendus peu à peu à la charrue ou absorbés par les classes ouvrières, sans qu'on sache ce qu'ils sont devenus. (Extrait de: Mémoires d'outre-tombe, éd. du centenaire, Paris, Flammarion, 1964.)

P. de Vaissières

Gentilshommes

campagnards

Qu'on ne vienne point dire d'abord que le gentilhomme campagnard du xvn e et du x v m e siècle n'a d'autre ambition que de rester terré dans son manoir, d'autre désir que d'y

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mener une existence calme et sans trouble. Les faits sont là pour démentir pareille affirmation et prouver qu'au contraire ce gentilhomme est presque toujours campagnard malgré lui, que vivre dans sa terre lui apparaît d'ordinaire comme un pisaller, comme une dure nécessité et qu'enfin il ne souhaite rien tant qu'une occasion qui lui permette de donner au roi des preuves de son dévouement. En effet de tant de gentilshommes que nous retrouvons vieillissant au fond des campagnes, il en est bien peu qui, dès leur jeunesse, ne soient accourus à l'armée, empressés d'apporter au souverain l'appui de leur épée et de leur vaillance. A v a n t de «se retirer dans leur province», pendant vingt ans, trente ans, quarante ans, ils ont servi. Telle a été la préface de la vie de presque tous, et pour la vie de presque tous, quelle belle et honorable préface! Que d'obscurs dévouements, que d'héroïsmes ignorés, que de passe-droits acceptés sans murmures, représente chacune de ces carrières! On a quitté le manoir paternel, la tête pleine de riantes pensées d'avenir. Mais pour quelques uns qui réalisent ces longs espoirs, combien d'autres vieillis avant l'âge, retenus dans des grades inférieurs, couverts de blessures, mais non d'honneurs qui sont heureux de revenir au gîte achever leur existence! Ce sont ceux-là qui sont les vrais gentilshommes campagnards. Voici parmi eux au premier rang le marquis de Mirabeau, qu'on retrouve pendant trente-cinq ans sur tous les champs de bataille de Flandre et d'Italie; il s'illustre à Chiari, à Luzzara, au blocus de Mantoue; blessé à Cassano d'un terrible coup de mousquet, il est laissé la gorge enlevée sur la place, et aussitôt après avoir guéri cette horrible blessure, il va, son col d'argent au cou, rejoindre l'armée; en 1712, on lui offre en récompense de ses services une pension de 3 000 livres, il demande qu'on la distribue à six capitaines de son régiment et s'en revient vivre obscurément à Mirabeau, où jusqu'à sa mort il s'occupe à administrer sa terre, se distrayant seulement à raconter ses campagnes, «non sans en avoir demandé toujours la permission aux dames». 1 A u x côtés de ce héros, le marquis de Franclieu ne fait point mauvaise figure. Entré au service à dix-sept ans, en 1697, il n'y renonce qu'en 1732. Après s'être vaillamment battu en Italie et en Allemagne, il reçoit à vingt-

1.

Mémoires

de Mirabeau,

1.1, liv. 1, passim.

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six ans l'autorisation d'acheter un régiment, trop beau début qui bientôt a son revers; on lui retire en 1709 la pension qui faisait sa fortune, il est forcé de vendre son grade, songe un instant à aller rejoindre Charles X I I , puis accepte les offres de Philippe V et s'en v a guerroyer en Espagne. Atteint à Villaviciosa de trois coups de feu et de deux coups d'épée, il reste à moitié estropié du bras droit. Sur les instances d'Albéroni il consent cependant un peu plus tard à accompagner en Angleterre le prétendant Jacques Stuart, et l'expédition ayant avorté, il sert encore pendant douze ans dans la Péninsule. Mais aigri par le refus d'un brevet de maréchal de camp, juste récompense de ses services, à peine payé des appointements auxquels lui donne droit sa qualité d'aide de camp du roi, titre surtout honorifique, il abandonne enfin le service en 1732 et se retire en Gascogne, au château de Lascazères que sa femme lui a apporté en dot. «Je m'y nommai, dit-il, surintendant de mes bâtimens et jardins, contrôleur général de mes revenus et gouverneur de mes enfans». 2 Plantant, défrichant, bâtissant, chassant, il se repose de sa vie aventureuse et occupe à la conter à sa famille ses loisirs de campagnard. Et du moins au cours d'une existence si noblement remplie et qui se termine si obscurément, un Mirabeau, un Franclieu ont-ils eu quelques compensations: ils ont approché de la cour, conquis de hauts grades, obtenu une faveur passagère, appelé sinon retenu l'attention sur eux. Mais que dire de tant d'autres qui, loin des regards du roi, sans appuis, sans protecteurs, n'osant lever les yeux vers ce séjour fortuné de V e r sailles que leur interdit à tout jamais la médiocrité de leur rang, vieillissent dans les grades inférieurs de quelque régiment, n'ayant pour les soutenir que leur loyalisme, leur dévouement au roi, leur amour passionné des armes! Il faut avoir lu les états de service de ces braves gens pour bien comprendre ce que valait cette noblesse campagnarde, dont on a trop médit en la jugeant d'après quelques-uns de ses indignes représentants. Voici les titres que fait valoir M . le Mintier de la Motte-Basse, gentilhomme breton, capitaine réformé, chevalier de Saint-Louis sans pension, pour obtenir un secours de quelques centaines de livres: «Il a commencé à servir en 1751 en qualité d'enseigne dans les troupes de la compagnie 2. Mémoires de Franclieu, p. 217.

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des Indes. Le 10 février 1759 il fut fait lieutenant de cavalerie et capitaine en 1760 dans la même troupe. Il fut blessé de deux coups de lance dans un combat contre les Anglois, soutenus des Maures leurs alliés, aux environs de Pondichéry, dans lequel il fut fait prisonnier. Il ne fut échangé qu'après deux ans et demi, après avoir souffert toutes sortes de mauvais traitements pendant le temps de sa prison. En 1755, il fut détaché pour aller commander dans le fort Oulaguinelou sous le gouvernement de M. de Leyrit, d'où il fut envoyé à l'armée de M. de Bussy. Il s'est trouvé au siège de Sannur, à la bataille du 10 juillet 1758, à l'escalade des forts de Gardi, de Baubili, et à la prise de Vizigapatam, comptoir anglois. Il s'est trouvé aussi au siège de Madras et aux affaires des 12 et 14 décembre 1758 et 9 février 1759. Il étoit à l'escalade de Cheringham sous les ordres de M. le chevalier de Crillon et à la dernière bataille de Vandavach au mois de janvier sous le commandement de M. de Lalli. Le 12 novembre de la même année, M. Allin, major du régiment de Lalli, le détacha avec 20 maîtres, 80 cavaliers du pays, et 20 fantassins noirs pour conduire un convoi de vivres du fort de Thiagar situé à plus de 30 lieues de Pondichéry, pendant que toutes les forces angloises tant de mer que de terre le bloquoient; ses instructions par écrit portoient qu'il trouveroit assez près de cette dernière place un détachement de 300 hommes pour le renforcer, et sans l'avoir trouvé, il manœuvra si bien qu'il entra dans Pondichéry avec une perte seulement de 6 cavaliers, quoique attaqué par toute la cavalerie angloise blanche et noire. Cette action a été admirée et est à la connoissance de toute l'armée française et même des Anglois. Fait prisonnier avec toute la garnison à la prise de Pondichéry, il fut renvoyé en France en 1762. Le i er octobre 1763 il entra capitaine au régiment des Recrues de Rennes et fut réformé avec le régiment le 31 décembre 1766».3 Et pour celui-là à qui quinze ans de services ont suffi à mériter le grade de capitaine et la croix de Saint-Louis, combien d'autres qui, comme M. Porzay de Châteauregnault, gentilhomme de Touraine, n'ont obtenu ce grade que par trente années de services. «Arrivé à l'armée en 1718 dans le régiment d'Anjou-Infanterie, M. Porzay de Châteauregnault a fait toutes les campagnes d'Italie et d'Alle3. Archives nationales, H 487.

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magne depuis 1722 jusqu'à 1744. Il s'est trouvé à onze sièges et batailles, a été fait prisonnier et conduit en Moravie, a perdu trois fois ses équipages et a été forcé par ses blessures à demander sa retraite en 1748 comme capitaine de grenadiers». 4 - U n autre, M . Joseph-Olivier L e Nepveu, chevalier de Crenan, ancien major aux grenadiers royaux de Touraine, 17 e cadet, a six campagnes en Allemagne, quatre campagnes de mer, deux campagnes en Corse. «Atteint de plusieurs coups de feu, d'un coup de bayonnette, il souffre en plus de deux hernies inguinales contractées au service» et qui, l'obligeant à un repos presque complet, l'empêchent de cultiver son petit bien. 5 - U n autre enfin, M. de la Rochenégly, du Velay, entré comme cadet-gentilhomme au régiment de Gàtinais, devenu Royal-Auvergne, sous-lieutenant en 1776, s'embarque pour l'Amérique, en 1778, sous les ordres de M. d'Estaing. Blessé d'un coup de feu à la tête et laissé pour mort à l'affaire de Savannah (23 septembre 1779), il reste prisonnier de guerre pendant quatre ans sur les pontons anglais, est nommé capitaine en 1787, quitte le service en 1792, avec la croix de Saint-Louis, et n'obtient une solde de retraite qu'en 1801. 6 Encore ces noms sont-ils ceux de favorisés. Il en est de moins fortunés. «M. Kergu de Belleville a trente ans de service; il a été simple soldat au régiment de Bourbonnais pendant dix-sept ans, dont dix dans les grenadiers. Il s'est trouvé aux sièges de Landau et de Fribourg en 1719 et dans la suite à ceux de Saint-Sébastien et de Fontarabie. Il a reçu au premier un coup de fusil dans le bras et un dans la cuisse au dernier, et ses blessures l'ont toujours affecté depuis. En 1728, ayant eu son congé, il revint à la charge de sa famille jusqu'en 1733 qu'il entra cadet volontaire au régiment Dauphin-dragons, où il fit la campagne de Kehl. En 1734, seulement, on lui donna une lieutenance dans la milice de Bretagne et la même année une compagnie, où, après quatorze ans de service, usé de fatigues et accablé d'infirmités, il fut apporté de Lille chez lui, où il garde le lit, mangé de goutte et privé du nécessaire». 7 4. Ibid., H. 483. j. Ibid., H 490. 6. États de services au ministère de la Guerre et papiers et souvenirs de famille. 7. Archives nationales, H 471.

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Descendons d'un degré, nous en trouverons de plus déshérités: ce sont ceux auxquels leur pauvreté, à leur honte et à leur désespoir, interdit le métier des armes. Le sieur Chapelle de Fontaine, gentilhomme du Poitou, expose dans une requête «que ni son père, ni son aïeul n'ont servi, parce que le bien médiocre qu'ils avoient ne leur a pas fourni le moyen de se soutenir dans le service». 8 M. de la Villéon-Villevallio de Bretagne a dû se retirer de l'armée «ne pouvant supporter la dépense du service». 9 Pour le même motif, M. de la Furgeonnière, du Poitou, renonce à son grade de capitaine dans Royal-Artillerie au bout de dix ans.10 M. de Pradines de Laurabuc, près de Carcassonne, a été «contraint de quitter les dragons de Flandres, tout son bien ayant été hypothéqué par son père, capitaine de cavalerie dans le régiment de la RocheAymon, et par lui-même». 11 Ce n'est point que les soldes ne soient suffisantes en principe à faire vivre leurs titulaires: dans les troupes réglées, un colonel a 4 000 livres, un major 3 120, un chef d'escadron 2 j 00, un capitaine 1 700, un lieutenant 950, un sous-lieutenant 720. Mais ces chiffres établis sur le papier répondent rarement à la réalité. Il ne s'agit là au superflu que de la solde des officiers «en pied». Après chaque campagne, on réforme sans pitié capitaines, lieutenants, sous-lieutenants et bien heureux ceux qui obtiennent alors d'être «maintenus à la suite» avec une paye de 2 à 500 livres. Sinon, ils doivent se rejeter sur les régiments provinciaux, où le plus souvent ils servent sans indemnité, ou avec une solde insignifiante. MM. d'Artige, Collas de la Mothe et de Quehelec restent officiers dans les milices de Bretagne sans appointements, l'un pendant 12 ans, l'autre pendant 13 ans, le troisième pendant 18 ans.12 A u fond, le manque d'argent, voilà avec la réforme, l'âge, les infirmités, les seules raisons qui peuvent faire renoncer tous ces officiers à cette carrière des armes, embrassée avec tant d'enthousiasme, si péniblement poursuivie, si vaillamment aussi. Mais le feu de la jeunesse est passé, la première 8. lbid. 9. Archives nationales, H 481 (175$). 10. Ibid,., H 471 (1753).

11. Ibid., H 990 (1775). 12. Ibid., H 490.

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ardeur éteinte, le principal devoir du gentilhomme accompli. Il en reste d'autres à remplir: aller remettre en état le domaine paternel, s'occuper d'y faire valoir les quelques terres qui de beaucoup demeurent la seule fortune, y fonder enfin une nouvelle famille. Certes, pareille fin de vie n'était pas dans les vœux de la plupart de ces gentilshommes qui avaient rêvé, loin de leurs provinces, de si brillantes destinées. Ils savent pourtant se consoler de la ruine de leurs espérances et, se résignant courageusement à l'inévitable, reportent sur leurs enfants et leurs ambitions déçues et leurs beaux projets d'avenir évanouis. D e soldats ils deviennent donc laboureurs, et ce n'est pas toujours là une métaphore, car plus d'un se voit contraint de cultiver lui-même son bien. (Extrait de: Gentilshommes campagnards de l'ancienne France, Paris, Perrin, 1903. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

R. Forster

Le noble de province: un propriétaire dynamique

Pour dresser le portrait du noble de province vivant en France au x v m e siècle, les historiens ne sont pas éloignés des peintures littéraires tout à fait caricaturales. Aucun groupe social n'a été si maltraité. Depuis la fameuse thèse de Georges Lefebvre 1 en 1924, la paysannerie a fait l'objet de travaux méticuleux d'une région à l'autre, à partir des archives. Les classes sociales urbaines n'ont pas été aussi complètement étudiées, mais les historiens semblent s'être affranchis des modèles littéraires. Pourtant la noblesse provinciale reste étroitement liée à l'image tracée par Molière, L a Bruyère, Beaumarchais et Chateaubriand. L e portrait, parfois mélancolique, le plus souvent ridicule, est celui d'un homme orgueilleux mais rustre et ennuyeux, condamné à la pauvreté et à l'oisiveté dans quelque château croulant. Bref, le mot de i . Georges Lefebvre, Les paysans du Nord française, Lille, 1924.

pendant

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Révolution

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«hobereau», qui signifie épervier, reste le terme consacré pour désigner le gentilhomme campagnard. [ . . . ] Voici ce que je suggère. Loin d'être un «hobereau» oisif, triste et appauvri, le noble provincial pouvait tout aussi bien être un propriétaire actif, perspicace et prospère. Ces adjectifs sont sensés suggérer plus qu'un emploi du temps chargé. Ils supposent de la part de l'intéressé une attitude, à l'égard de la fortune familiale, caractérisée par l'épargne, la discipline et la gestion sévère, caractère que laisse entendre le terme de «bourgeois». Je n'aborderai pas ici les origines de cette perspective sérieuse ni ses conséquences sur la Révolution française. Je tiens uniquement à prouver ici que le gentilhomme campagnard était un homme actif, fin et compétent dans la gestion de ses affaires. Je dois dire tout d'abord que la documentation sur laquelle je m'appuie pour la France ne concerne que trois régions: Toulouse, Bordeaux, et Rennes, les terrains d'observation étant moins larges que les départements actuels. 2 Il faudrait multiplier les études régionales. Il n'est pas impossible que l'étude d'autres secteurs vienne justifier le cliché traditionnel. En tous cas le portrait classique est sérieusement ébranlé par l'analyse de ces trois régions. Depuis longtemps, la prétendue «réaction seigneuriale» est familière aux historiens. Cependant cette «réaction» a été comprise de façon trop restrictive. Il ne s'agit pas seulement d'un renforcement des redevances seigneuriales centenaires et de l'appropriation par le seigneur local du pré communal. Dans les régions de Toulouse, Bordeaux et Rennes, la réaction seigneuriale prend la forme d'une adaptation intelligente du domaine seigneurial du marché en pleine expansion des produits fermiers. Cette adaptation se fit à l'aide d'un certain nombre de méthodes directoriales appliquées principalement au «domaine proche». Ces méthodes ou ces techniques supposèrent une comptabilité domaniale plus précise, ce qui allait de pair avec le renforcement des titres seigneuriaux, la saisie 2. Nous avons étudié exactement le diocèse de Toulouse, la sénéchaussée de Bordeaux et l'évêché de Rennes. Nos sources sont de quatre types différents: correspondance administrative et rôles d'impôts, archives familiales, archives juridiques (baux, testaments, contrats, procédures), mémoires et correspondances privées.

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d'hypothèques chez les paysans endettés, des achats sur les propriétés voisines, la réduction du travail et du coût des intermédiaires grâce aux modifications progressives des baux, des déplacements pour accroître la production fermière, le stockage et la spéculation. A u sein du Parlement local, des Etats ou de la Chambre de Commerce, le seigneur propriétaire défendait, en physiocrate, le «bon prix» du grain, l'amélioration des voies de communication et la suppression des droits communaux. Ce modèle ne suggère pas le moins du monde une classe de seigneurs désertant leurs terres pour vivre à la ville ou de gentilhommes campagnards sclérosés. Les historiens ont déjà démontré qu'au x v m e siècle fleurissent les comptabilités bien tenues et les terriers. J'ajouterai seulement que ces documents peuvent prendre la forme du simple «livre de raison» comme à Toulouse, ou la forme plus sophistiquée et détaillée du «livre de marque» des A r chives de Rennes. 3 Relié d'un cuir robuste, un des livres de comptes, destiné au jeune Comte de Piré, renferme le plan soigneusement colorié de toutes les métairies, les revenus de chacune d'elles et le prix des produits de la ferme depuis vingt ans. Nous lisons dans l'introduction que «de tels volumes permettent d'évaluer exactement la valeur du domaine et ont le double avantage de prévenir les erreurs et d'éviter les conflits juridiques». 4 Il est très possible que le revenu des droits seigneuriaux ait été surestimé. Sur une vingtaine de domaines dans la région de Toulouse, les redevances seigneuriales ne représentent que 8 % d'un revenu évalué en moyenne à 5 750 livres. Sur 68 domaines du Bordelais, 5 % seulement du revenu moyen, évalué à 12 700 livres, provenait des redevances. 5 Cependant on a souvent oublié que les seigneurs pouvaient user des obligations qui leur étaient dues pour élargir leur domaine. Si l'on passait systématiquement en revue les ar3. Les livres de raison sont classés dans la série E des archives départementales. 4. Archives départementales (soit A.D. dans la suite de l'article) Ille-etVilaine, 2 Er 8j. j . Robert Forster, The Nobility of Toulouse in the Eighteenth Century: A Social and Economie Study, Baltimore, i960, pp. 38-39; A.D. Gironde, C 3019

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chives familiales et notariales, on verrait invoquer des arriérés de cens pour jusitfier des saisies d'hypothèques chez les petits propriétaires fonciers. L'acte de vente d'une terre paysanne au seigneur indique parfois que la déduction des arriérés de cens a couvert intégralement le prix de vente. Ce genre de saisie peut s'appuyer sur des prêts en grains, en semences ou en argent accordés par le seigneur aux paysans nécessiteux. Ils prêtaient à j % d'intérêts et tenaient stricte comptabilité des dettes. 6 Les seigneurs avaient aussi recours au retrait féodal. Ce droit permettait au seigneur d'acquérir une propriété paysanne récemment cédée ou échangée dans le territoire de sa juridiction. Etant donné l'absence de protection juridique, comme celle de type anglais (enclosure acts), cette méthode bouleversait les ventes paysannes et modifiait lentement le parcellaire. L e retrait seigneurial est pratiqué souvent dans les régions de Toulouse et Bordeaux. 7 Mais pour arrondir leur domaine les seigneurs ne se limitaient pas à des petits achats au détriment de paysans endettés. Les nobles achetaient toutes les propriétés qu'ils pouvaient, échangeant parfois des terres éloignées contre un domaine plus proche du centre administratif et du château de famille. Il est difficile de mesurer l'ampleur de ces «reconstitutions de domaines» comme disait Marc Bloch. 8 Si l'on compare pourtant les terres déclarées au registre de l'impôt du Vingtième en 1750 à celles de la même famille au registre des biens des émigrés de 1790 à 1793, on peut tirer quelques conclusions intéressantes. Durant ces quarante années, de 14 familles de noblesse toulousaine, douze avaient acquis de 8 à 155 acres de terre. Quant aux 15 familles bordelaises, toutes avaient ajouté à leurs terres de 8 à 300 acres. 9 L'échantillon observé est réduit mais les indications sont assez intéressantes pour justifier dans d'autres régions l'étude des mêmes sources. 6. Forster, Nobility 7. Forster, Nobility

of Toulouse, of Toulouse,

pp. 51-52; A . D . Gironde, 3 E 20733, pp. 52-53; A.D. Gironde, C 3741,

G 3OI9> 9 J 603. 8. M. Bloch, Caractères, 1, p. 140. 9. Forster, Nobility of Toulouse, p. 55 et «The Noble W i n e Producers of the Bordelais in the Eighteenth Century», Economie History Review, 2nd ser., xiv (i), 1961, p. 31.

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Il vaut la peine de noter aussi que dans la région toulousaine, le lent agrandissement de la propriété foncière, acre par acre, se faisait aux dépens du petit propriétaire paysan ou du censitaire. Dans le Bordelais au contraire, c'est la noblesse de robe qui achète de grands terrains (50 à 100 acres) à des nobles de vieilles familles, tout en saisissant les petites parcelles paysannes pour arrondir les angles. 10 Tous les nobles, bien sûr, ne cherchaient pas à agrandir leur domaine. Dans chaque région on voit les familles de fraîche noblesse remplacer celles de vieille noblesse, mais nous ne dirons pas que la noblesse de robe remplace systématiquement celle d'épée. L a vente de terre ne révèle pas à coup sûr l'endettement. L a famille a pu acheter quelque domaine ailleurs. Malgré ces difficultés, il apparaît que, dans les trois régions étudiées, les deux générations de nobles qui ont précédé la Révolution ont cherché à élargir leurs propriétés foncières. Les domaines agrandis étaient sérieusement administrés. Paraît typique cette plainte de villageois du Médoc: «Depuis 1740, la majeure partie des terres est passée des mains des taillables en celles des privilégiés qui ont détruit beaucoup de fermes, planté des vignes et exploité la vigne avec des travailleurs à gages». 11 Les vignobles bordelais n'étaient pas affermés mais entretenus par des journaliers à vingt sous par jour, par des vignerons qui touchaient un salaire annuel de dix livres par acre ou par des métayers. Bien que l'on enregistre chez les propriétaires nombre de plaintes sur le coût élevé des salaires, les tarifs pour le travail de la vigne n'ont pas changé de 1750 à 1789. L e fameux baron de Montesquieu 12 nous rappelle qu'il était, lui aussi, un grand propriétaire de vignobles. «Les propriétaires, dit-il, se plaindront toujours de ce que les ouvriers sont trop chers, et les ouvriers de ce qu'ils travaillent à trop bon marché.» De la même façon les terres à blé de la région de Toulouse, situées près du château seigneurial, étaient travaillées par des «maîtres valets» contre un salaire annuel. 13 10. A . D . Gironde, C 3019. 11. Ibid., C 3741. 12. Charles de Secondât, Baron de Montesquieu, Œuvres complètes, 2 vols, Paris, 1949, vol. i, p. 77. 13. A . D . Haute-Garonne, G 1312-1330 (impôt du Vingtième).

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En principe, le métayage prévoyait le partage exact de la récolte entre le propriétaire et le métayer. Dans la pratique, le vigneron métayer recevait beaucoup moins que la moitié de la valeur de la récolte. N'ayant pas de cave où garder son vin et ne pouvant aller vendre lui-même son vin au marché de Bordeaux, le métayer se voyait obligé de vendre ce vin à son seigneur, bien en dessous du cours de Bordeaux. 14 A Toulouse, le métayer s'en tirait à peine mieux. Dans les contrats de métayage, les dispositions de partage sont de plus en plus strictes. En 1789, en plus du partage par moitié du fruit des récoltes, le paysan doit payer une rente supplémentaire en nature, fournir toutes les semences, payer une part des impôts et doit au maître quelques corvées de charroi. 15 A Rennes, les comptabilités privées postérieures à 1750 dénotent le passage d'une rente en argent à une rente mixte, en nature et en argent, intitulée «bail à détroit». Dans les trois régions, à la fin du xvin e siècle, le métayer ne semble pas avoir été beaucoup plus qu'un paysan subvenant tout juste à ses besoins. Rares de la part des seigneurs sont les efforts pour modifier le rythme des récoltes et améliorer les races de bétail, comme c'est le cas en Angleterre à cette époque. Le Marquis d'Escouloubre et le Comte de Villèle à Toulouse, ou le Marquis de Caradeuc et celui de Montluc à Rennes firent exceptionnellement quelques tentatives de prairies artificielles et appliquèrent certaines des idées de Jethro Tull sur la plantation par rangées et les cultures répétées, mais leur exemple ne semble pas avoir été suivi par d'autres gentilhommes. 16 Par contre, on possède de nombreuses preuves de défrichement, à l'initiative des nobles. Encouragés par les exemptions d'impôts, les propriétaires se sont affairés à mettre en culture de nombreuses terres autour de Toulouse, la «lande» de la péninsule du Médoc et les bruyères bretonnes. Malheureusement, avec ces nouvelles 14.

A . D . Gironde, C z 6 i $ .

15. Forster, Nobility of Toulouse, p. J6-J8. 16. Des 134 communautés du diocèse de Toulouse, 6 seulement ont adopté la prairie artificielle en 1786. A.D. Haute-Garonne, C 109; Corps d'observation de la Société d'Agriculture, du commerce et des arts de Bretagne, 1757-1758 et 1759-1760,2 vols, Rennes, 1760-1762, vol. 1, pp. 63-78, 119-126; vol. n, p. 12, 4 j , 90-98. Voir Arthur Young, Voyages en France, 1787, 1788,1789,1 vols, Paris, 1931, passim.

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cultures, disparaissaient les pâtures que la paysannerie considérait comme «communales». 17 C'est pourquoi le défrichement se conjugue avec l'offensive des nobles contre les droits communaux. A la fin du x v m e siècle, les gentilshommes ont très largement abandonné les petits courtiers, ou «blatiers», intermédiaires qui venaient sur le domaine acheter les récoltes. Les réserves de grains dénombrées à Toulouse en 1759 et 1781 indiquent que les grands propriétaires stockaient leur blé et attendaient le meilleur moment pour vendre en masse. 18 En Bretagne, la correspondance entre le Comte de Piré et ses agents fait état de l'attention prêtée au marché des grains. En septembre 1788, l'agent de Basse Bretagne fait allusion à des troubles au sujet du pain mais donne l'assurance à son maître que son «vieux grain» s'est bien vendu, mieux même que celui de plusieurs seigneurs à la ronde. En décembre 1788, alors que le prix du pain monte de jour en jour, le Comte répond que les meilleurs prix sont «12 livres pour le blé, 6 livres pour le seigle et 3 livres pour l'avoine, en ce mois de décembre: gardons l'œil ouvert et vendons si les prix retombent». 19 Sont-ce là les paroles d'un dandy de salon ou d'un triste hobereau? A Toulouse, Bordeaux et Rennes, le noble de province ne vit pas, en rentier passif et mesquin, de redevances seigneuriales et de rentes en argent. Il est vendeur sur un marché agricole en expansion, il administre activement ses biens, mettant tout en œuvre pour obtenir sur ses exploitations les meilleurs rendements. (Extrait de l'article «The provincial noble: A reappraisal», American Historical Review, 68 (3), avr. 1963. Traduit et publié avec l'autorisation de l'auteur. Traduction par A . Chamoux.)

17. A.D. Haute-Garonne, G 118-109; A.D. Gironde, C 1332; A.D. Illeet-Vilaine, C 1631-32. 18. A.D. Haute-Garonne, C 116-118. 19. A.D. Ille-et-Vilaine, 2 Er 301; Henri Sée «L'administration de deux seigneuries de Basse Bretagne au xvm e siècle», Annales de Bretagne, XII, 1904, p. 307.

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Relativité de la pauvreté de la noblesse

Le thème de la noblesse pauvre est l'un des grands «leitmotive» des controverses politiques de l'Ancien Régime finissant. Montesquieu affirme dans L'Esprit des Lois que: «deux choses sont pernicieuses dans l'aristocratie, la pauvreté extrême des nobles, et leurs richesses exorbitantes».1 Qui ne connaît l'amère plainte de Saint-Simon dans sa «Lettre anonyme au roi»? «Celle de campagne misérable au-delà des plus vils paysans et seulement heureuse si elle possède une charrue qu'elle puisse elle-mesme mener aux champs. Dans cet estât cette Noblesse françoise . . . n'est plus qu'une teste m o r t e . . . qu'une foule égarée, dissipée, imbécille, impuissante, incapable de tout».2 L a thèse de l'abbé Coyer sur la «Noblesse commerçante» repose sur l'axiome de l'existence d'une noblesse pauvre nombreuse.3 L a littérature polémique de la seconde moitié du xvm e siècle regorge de descriptions d'une noblesse de cour trop riche qui contraste avec une noblesse provinciale trop pauvre. D'après le marquis de Bouillé, 2 à 300 familles sur 1 000 de la très vieille noblesse «avaient échappé à la misère et à l'infortune».4 Il admet, certes, qu'en province quelques clans «surnagent en conservant le patrimoine de leurs pères». Mais, pour lui, «le reste de la noblesse languissait dans la pauvreté».4 1. Montesquieu, L'Esprit des Lois, v, 8, Paris, Bibl. de la Pléiade, t. 11, P-^72. Saint-Simon, Lettre anonyme au Roi, in: Mémoires de Saint-Simon, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1950, t. m, p. 1244. 3. Abbé Coyer, La Noblesse commerçante, Londres, 1756, p. 39 sq. «Voyez ces métairies sans bestiaux, ces champs mal cultivés ou qui restent incultes, ces moissons languissantes qu'un créancier attend une sentence à la main, ce château qui menace ses maîtres, une famille sans éducation comme sans habits, un père et une mère qui ne sont unis que pour pleurer . . . ces marques d'honneur que l'indigence dégrade, ces armoieries rongées par le temps, ce banc distingué dans la paroisse où l'on devrait attacher un tronc au profit du Seigneur, ces prières nominales que le Curé, s'il osait, convertirait en recommandations à la charité des fidèles, cette chasse qui ne donne du plaisir qu'à ceux qui ont de l'aisance et qui devient un métier pour ceux n'en ont pas, ce droit de justice qui s'avillit sous l'infortune et s'exerce m a l . . . » . 4. Marquis de Bouillé, Mémoires, Paris, 1822, Collection des mémoires relatifs à la Révolution française, p. $0.

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Mais que recouvrent ces descriptions? Et d'abord, quel est le sens réel du mot pauvreté sous la plume des contemporains? Balzac a écrit une phrase lourde de sens: «Mais la misère à la campagne est-elle la misère?» 5 Quant à Montesquieu luimême, il constate que «notre fortune, quoique médiocre, est telle que moi, vous et les vôtres aurons toujours à aimer, à honorer, à servir le prince, et rien à lui demander». 6 Plus inquiétante encore est l'anecdote que Chamfort conte à propos du vicomte de Saint-Priest et de Calonne. L'intendant du Languedoc voulant se retirer, avait demandé 10 ooo livres de rente. Calonne eut cette réflexion: «Que voulez-vous faire avec 10 ooo livres de rente?» . . . et il fit porter la pension à 20 ooo livres. 7 Pauvreté: le mot n'a pas le même sens sous des signatures différentes - et suivant des régions différentes. Rien ne ressemble moins à la situation qu'envisage Calonne que celle décrite par le chevalier de Lescouët à M. de Gennes: «Il scait aussi que jai de la peine à lui envoier quand je le puis simplement de quoi vivre, ce qui l'oblige à vivre dans la gargotte quil scait, ou il doit partie de son pain à l'égard d'une autre sœur dont dieu ma aussi affligé; par surcharge, elle est comme Bias, et d'ailleurs hors d'âge de rien gagner. Quant à moi, comme il mest écheu que 54 mauvais procez, qui avec leurs branches en valent bien 80 dans la plupart des tribunaux de Bretagne, jugez de mon aisance et de ma fatigue. Accoutumé à souffrir toutes les misères, comme une bête sauvage, sans jamais me plaindre à quiconque, toute ma peine est de vous importuner». 8 Plainte autrement plus convaincante que celles dont Madame de Sévigné truffe sa correspondance. A la mort de sa mère, Charles de Sévigné reçut encore 206 000 livres comme 5. H. de Balzac, Mlte du Vissard, in: La France sous le Consulat, Œuvres ébauchées, Bibl. de la Pléiade, t. xi, p. 86-87. 6. Montesquieu, Mes Pensées, éd. cit., 1.1, p. 993. 7. Chamfort, «Produits de la civilisation perfectionnée», in: Œuvres et Maximes, Paris, i960, p. 198. L'intendant en question est le vicomte François de Saint-Priest, intendant du Languedoc de 17JO à 1785. Il devient ensuite ambassadeur en Hollande, puis le «ministre de l'Intérieur» - combien discutable - du début de la Révolution. Le moins que l'on puisse dire est que M. de Saint-Priest se trouve dans un état qui n'a rien à voir avec l'indigence. 8. A.D.I.-V.: C 4284, demande de décharge de capitation pour ses deux sœurs et lui-même, chevalier de Lescoët à M. de Gennes, 31 mai 1741.

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part d'héritage maternel. 9 Ce qui réduit les cris de «ruines» à leur juste mesure. Visiblement, le mot pauvreté a des sens fort différents selon le milieu social qui l'emploie. La remarque peut paraître élémentaire. Elle n'a, pourtant, guère été faite. Prenons l'exemple breton. Tous les érudits bretons du xix e siècle - d'ailleurs en grande partie issus de la noblesse ont souligné, à l'envi, l'existence d'une noblesse pauvre qui n'aurait cessé de s'apprauvrir. Du Bouëtiz et du Chatellier affirment le fait pour le Moyen Age. Ils citent, il est vrai, le cas de la région de Saint-Brieuc, particulièrement favorable à leur essai de démonstration. 10 Les pages de Bourde de la Rogerie 11 , comme celles de Potier de Courcy, prolongent ces récits à l'époque moderne. Les pittoresques descriptions des Mémoires d'outre-tombe offrent d'ailleurs une caution littéraire particulièrement prestigieuse 12 , encore renforcée par les confirmations partielles apportées par les études menées sur l'entourage de l'Enchanteur. 13 Le cas Colas de la Baronnais est ainsi devenu l'un des classiques de la citation historique 9. Sur la fortune de Madame de Sévigné, voir les articles suggestifs de R. Duchesne, «Partage des biens et partage des affections: Madame de Sévigné et ses enfants», Annales de la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence, t. x u v , p. 103-182; et, du même auteur: «Une reconnaissance excessive: Madame de Sévigné et son bien bon», XVIIe siècle, 196/, n° 74, P- 27-5310. Du Bouëtiz, Recherches sur les États de Bretagne, Paris, 187$, t. 1, citant Du Chatellier, «Dans la paroisse de Pordic . . . , on comptait jusqu'à 66 familles nobles . . . sur 41 gentilshommes, 10 avaient un revenu moyen équivalant à 5 260,10 F à celui de 1 610 F, un seul un revenu de 720 F et 10 d'un revenu de 360 F. Enfin quelques inventaires du xiv e et du XVe siècle . . . nous montrent que les mobiliers des gentilshommes bretons étaient peu différents de celui des cultivateurs . . . » . 11. Bourde de la Rogerie, Introduction à l'inventaire de la série B des Archives départementales du Finistère; Potier de Courcy, Nobiliaire et armoriai de Bretagne, 2 e édition, Nantes, 1862. 12. Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, Paris, éd. Levaillant, 1947, t. 1, p. 21-24, 72~73> 75> e tc. Citons, entre autres passages, p. 72. «Nous étions plus particulièrement liés avec la famille T r é m a u d a n . . . Cette famille habitait une métairie, qui n'attestait sa noblesse que par un colombier . . . j'allais manger le pain bis sur leur table». 13. Voir par exemple G. Collas, René Auguste de Chateaubriand, comte de Combourg, d'après des documents inédits sur la vie maritime, féodale et familiale en Bretagne au XVIIIe siècle {1718-1786), Paris, 1949.



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nobiliaire. H. Carré a mis en relief l'épisode de la mort du vieil émigré, longuement conté par son jeune compagnon. 14 Il est facile de compléter ces récits 15 et d'en trouver d'analogues. En fait, tout cela prend place dans les controverses politico-historiques du x i x e siècle. L e thème est bien résumé par J. Baudry: «Chez nous, le grand seigneur hautain . . . sous la figure duquel on se plaît à personnifier les abus de l'Ancien Régime, fut une très rare exception. L e château était d'ordinaire, le bienfaiteur, l'ami, le conseiller de la chaumière. Gentilhomme et paysan vivaient côte à côte, toujours amis et souvent confondus». 16 Ce n'est pas qu'en Bretagne que le noble de cour sert de repoussoir et de bouc-émissaire. P. de Vaissière comme H. Carré ont, en grande partie, édifié leurs thèses sur l'affirmation gratuite d'une noblesse provinciale a priori pauvre, victime de la haute aristocratie, vouée à tous les vices. 17 On a vu que le marquis de Bouillé avait lui-même lancé l'idée. Elle n'était d'ailleurs pas si nouvelle. Les administrateurs du x v m e siècle ont des réactions identiques. Parlant de l'opposition politique aux États de Bretagne, le contrôleur du vingtième, Laurent, décrit la situation de la manière suivante: «La haute noblesse se tait et se prête aux circonstances, par suite de sa situation et de ses vues particulières». Selon lui, elle serait prête à reconnaître les avantages du système fiscal de la régie proposé par l'intendance et

14. H. Carré, La noblesse française et l'opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, 1920, p. 1 2 j ; Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, op. cit., 1.1, p. 40J. I J . V o i r aux A . D . d'I.-V.: C 1312 et C 1400 (requêtes adressées par Colas de la Baronnais): «bien qu'ayant 11 garçons, c'est le sort de mes filles qui me fait frémir. Sur 8, il y en a 2 religieuses, mais 6 sont chez moi, l'une âgée de 40 ans, les autres de 30, 29, 20 et 18 ans. Qu'en puis-je faire?» D'après ces indications, l'ensemble de la famille comporte 19 membres, plus 5 domestiques, pour un revenu de 2 000 livres. Est-ce la misère? 16. J. Baudry, Étude historique et biographique de la Bretagne, Paris, s.d., préface, p. 1. «Plus d'un noble seigneur, appauvri par les charges de la guerre, ou par les partages successifs, qui désavantageait les cadets de Bretagne, conduisaient la charrue dans le champ paternel, de la même main qui maniait l'épée sur le champ de bataille». 17. P. de Vaissière, Gentilshommes campagnards de l'ancienne France, Paris, 1904. Sur la richesse réelle de la noblesse en tant qu'entité sociale, cf. Jean Sentou, Fortunes et groupes sociaux à Toulouse sous la Révolution, Toulouse, 1969, thèse de lettres et le résumé in: Documents de Vhistoire du Languedoc, Toulouse, 1969, p. 301-314.

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les bureaux versaillais. Cette régie aurait l'avantage d'être fondée sur «la connaissance de tous les revenus et de toutes les ressources de la province . . . pour y proportionner ensuite avec exactitude les charges et les impositions ordinaires». 18 Mais «la pauvre noblesse a des désirs et un langage tout différents. Bornée par la fortune, elle est trop près de ses facultés pour donner sans répugnance une portion de ses modiques revenus, qui fait souvent partie de ses besoins». Et, comme l'administration des États lui a toujours réservé quelques «douceurs», elle défend ces États avec «hargne». D'où le thème, général sous la plume des intendants de Bretagne, d'une opposition constante entre haute noblesse locale, plus ou moins favorable aux réformes, en tout cas susceptible d'être influencée par les bureaux versaillais, et noblesse pauvre en état de rébellion quasi permanent. [ . . . ] L a défense nobiliaire - qui explique l'importance du mouvement historique dans la noblesse française du x i x e siècle jusque vers 1914 - se fonde, pour une large part, sur l'idéalisation de cette noblesse pauvre. En 1913, J. Baudry n'hésite pas à tomber dans le bucolique agreste: «Dirigeant, dans le sillon mouvant, le pas lent de ses bœufs, au rythme monotone et plaintif d'un sone breton, il oubliait, dans la paix de la nature, le cri de guerre de ses ancêtres . . . Grossièrement vêtu, le dos courbé sous le poids des labeurs de la journée, ce seigneur en sabots . . . ne devait conserver qu'une ressemblance vague avec son fier cousin héritier principal et noble, chef de nom et d'armes, galant marquis et comte, poudré, frisé, galonné et enrubanné, admis à monter dans le carosse du roi». 19 Par une conséquence logique, cette vision aboutit à étendre la qualification de pauvre aux dirigeants des mouvements politiques nobiliaires. Les chefs du Bastion ont donc passé pour pauvres, tout comme certains chefs vendéens. Est-il besoin de dire que ni les Piré, ni les Charette ne sont pauvres, encore moins L a Chatolais? 20 Or ces affirmations se retrouvent dans les ouvrages des meilleurs historiens français du x x e siècle. G. Lefebvre notait par exemple: «cette pauvreté d'une bonne partie de la no18. A.D.I.-V.: C 2 j i o (1754). 19. J. Baudry, op. cit., préface, p. 2-3. 20. J. Meyer, La Noblesse bretonne au XVIIIe p. 917-1016.

siècle, Paris, 1966, t. 11,

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blesse doit être retenue; elle explique, autant peut-être que l'orgueil de caste, la résistance qui fut opposée aux demandes du tiers état: ces nobles pauvres redoutaient de payer l'impôt parce qu'il aurait rogné des ressources déjà insuffisantes». 21 L'histoire des controverses sur la noblesse du x i x e siècle reste encore à faire. Il est cependant possible, à partir de ces quelques citations, de pressentir combien cette image de la noblesse pauvre a été une arme de combat, destinée d'une part, à justifier la noblesse d'Ancien Régime ou de l'autre, de la discréditer. L a chose est déjà très sensible chez l'abbé Coyer. Il serait aisé de multiplier les remarques méprisantes de l'auteur de La Noblesse commerçante. Relevons-en quelques-uns: «cette noblesse obscure» qui voit «tomber en ruines le château de ses ancêtres sans pouvoir l'étayer», cette noblesse «indigente, sur qui le soleil ne se lève que pour éclairer sa misère», que «la pauvreté abaisse toujours plus».22 L'abbé Coyer n'a, en général, qu'une piètre estime pour la noblesse. L a bourgeoisie de la gauche française du x i x e siècle ne pense pas d'une manière très différente. Mais on ne peut accepter ces images de propagande pour vérités d'évidence. Il faut, enfin, se poser la question de la véracité de ces poncifs politiques. [ . . . ] L e principal est de savoir comment la noblesse française a réellement ressenti la pauvreté. En dehors d'une noblesse réellement misérable, au sens le plus précis du terme, à qui l'on peut réserver le qualificatif de «plèbe nobiliaire», il existe une noblesse qui se sent pauvre, en fonction de ses 21. G. Lefebvre, La Révolution de 1789, Paris, Cours de Sorbonne, 1945, p. 8. 22. Abbé Coyer, Na Noblesse commerçante, op. cit., p. 34: «ces malheureux, d'autant plus malheureux qu'ils sont nobles . . . » , p. 59: «une noblesse pauvre répand l'indigence et la stérilité sur tout ce qui l'environne». Plus significatif encore, p. 18-19, l ° r s que l'abbé Coyer fait parler les enfants d'un gentilhomme de la manière suivante: «nous avons appris de bonne heure à jurer, à quereller, à insulter tout ce qui n'est pas noble, à manier les armes, à tirer sur les gardes de la chasse voisine, à dévaster les bleds, à estropier les paysans, à confondre le droit et la force, nous nous sommes faits des âmes de tigres, nous voilà tout formés pour la guerre». Cette critique, qui va bien au-delà de ce qu'avancent la plupart des cahiers de doléances, est «adoucie» par la suite: «mais nous nous apercevons que depuis que vous y (la guerre) avez envoyé notre aîné, nous n'avons plus d ' h a b i t s . . . etc.». Il est évident que l'abbé Coyer trouve une seule et unique excuse à la noblesse: préparer la guerre . . .

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besoins particuliers, sans que pour autant, le tiers état, et surtout le peuple des campagnes, ressente ce niveau de «richesse» comme typique de la pauvreté. Misère réelle et misère relative, ressenties comme telle: double thème de recherche, dont le premier relève de la hiérarchie quantitative des revenus, mais dont le second appartient à l'histoire des mentalités sociales. C'est la confusion entre les deux niveaux qui explique l'ambiguïté de tant de témoignages. L a pauvretémisère est, probablement, un fait spécifique à un nombre bien déterminé de régions. Il est souhaitable, et en tout cas possible, d'aboutir un jour à sa cartographie d'ensemble. L a pauvreté, notion spécifique à l'état nobiliaire, est affaire de mentalité et de niveau de vie. [ . . . ] L'évidence de l'ambiguïté du terme est frappante. Ainsi certains rôles de capitation dispensent certains nobles de tout paiement d'impôt, alors que la même cote révèle qu'ils possèdent un, et parfois plusieurs domestiques.23 On peut certes remarquer que les domestiques étaient mal payés et, plus encore, payés très irrégulièrement. Il fallait cependant bien sustenter leur vie. On retrouve la même ambivalence dans les appréciations concernant certains chefs de l'opposition nobiliaire bretonne. Ainsi, en 1753, Piré de Rosnyvinen, candidat au poste de procureur général syndic des États, est qualifié en ces termes: «il est d'une des meilleures noblesses, il a beaucoup de mérites, mais peu de biens».24 Or, en 1758, la vente des biens, très partielle, de la famille monte à plus de 1 800 000 livres. 25 En 1732, l'intendant des Gallois de la Tour notait à propos de l'un des membres de la famille Charette: «c'était un fort galand homme et qui laisse une nombreuse et pauvre famille». 26 L e tiers n'a pas manqué de relever l'incongruité de certaines de ces affirmations. En 1789, le pamphlet intitulé: «Éclaircissement sur les doutes de MM. de la noblesse de Bretagne au sujet de l'égalité de la répartition de l'impôt de la capitation» oppose les cotes payées par les 23. A.D.L.-At.: B 3484. 24. A . N . : H 333. 2 j . A . N . : H 264 et encore G 180 Marine, 19 octobre 1732; «La séance des États fut entièrement employée à décider des cérémonies de funérailles d'un gentilhomme qui vient de mourir; il s'appelait du Tiersant, frère de M. de la Gascherie, sénéchal de Nantes». 26. A.D.I.-V.: C 5321.

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roturiers considérés comme riches et celles des nobles. 27 Or, il est évident que nombre de nobles ont sincèrement pensé, même en 1789, être défavorisés par rapport au tiers de Bretagne, non seulement dans le domaine fiscal, très particulier, de la capitation, mais encore dans celui de l'essence même de la notion de pauvreté. En d'autres termes, ils pensaient qu'être pauvre n'avait pas le même sens dans la noblesse que dans le tiers. Il est frappant de voir qu'aucun contemporain n'ose l'affirmer ouvertement; mais on le suggère ou on le sousentend. Seuls, les documents administratifs l'avouent parfois, dans leur langue d'une sécheresse mathématique. Certains éléments du train de vie s'avèrent spécifiques à la noblesse: le partage noble, l'éducation, l'armée (ou la marine). D'autres sont plus ou moins typiques des classes dirigeantes: le mode de vie, ainsi que le double «habitat urbain-habitat campagnard». L'addition de ces divers traits est déjà, en soi, accablant. Il le devient encore plus en un siècle de grande prospérité économique, où non seulement les prix ont plus que doublé, mais où, plus encore, les «besoins» ont subi une mutation profonde, entraînant une augmentation des dépenses souvent très supérieure à la proportion qu'exigerait la hausse des prix. Il semble, à cet égard, que l'accélération de ce mouvement, amorcé en partie dès le x v n e siècle, ait été plus importante au cours du x v m e , qu'au long du x i x e siècle. En 1786, de la Bellangeraye écrit: «Ma médiocre fortune et le pays où j e vis ne me permettent pas d'accumuler mes revenus». Or il descendait d'un traitant du début du siècle, condamné en 1716 à restituer au Trésor royal plus de 360 000 livres. 28 Lui-même avait vendu sa terre de Pléneuf et aurait donc dû disposer d'un revenu honnête. 29 L'attaque contre le droit d'aînesse constitue l'un des thèmes de propagande les plus efficaces du tiers. Cela tient en partie 27. Brochure in-8°, 28 pages, En Bretagne, 1789. L'auteur anonyme de la brochure oppose la cote fiscale du marquis de Piré (27 livres 18 sous) à celle de M. Coulange-Lahaye, un inconnu, qui paie 30 livres. Ces chiffres sont puisés dans les rôles de la capitation. 28. A . Le Moy, Le XVIIIe siècle breton. Autour des États et du Parlement, Rennes, 1931, p. 249. L'ancêtre «condamné» était Claude Robert de la Bellangeraye. 29.

Ibid., p. 2 J 0 - 2 J I .

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au fait que l'argumentation employée rencontrait, au sein même de la noblesse, de fortes résonances. L e j décembre 1788, La Sentinelle du Peuple s'exprimait en ces termes: «Pour faire un aîné seigneur, on ruine toute une famille, on déshérite les malheureux cadets, et, de plus, on leur interdit toute industrie, afin de forcer les hommes libres à se faire esclaves des rois». L e prestige littéraire de Chateaubriand a, plus que tout autre facteur, contribué à populariser le fait. L'écrivain cite le cas du partage du bien de ses aïeux. Sur les j 000 livres de rente dont disposait la famille - chiffre qu'il considère comme médiocre, mais qui était en cette première moitié du x v m e siècle relativement important — l'aîné gardait 3 300 livres, alors que les deux cadets ne touchaient chacun qu'environ 800 livres, ce en tenant compte du prélèvement initial, fait au profit de l'aîné, du préciput. 30 Si cette somme de 800 livres de revenu pouvait suffire largement, vers 1730-1735, à la subsistance d'un célibataire relativement prudent, elle devait déjà se révéler insuffisante pour une famille nombreuse. Ce n'est, cependant, pas encore la misère. 31 En 1788, l'héritier principal et noble de la famille de Couessin reçoit, à lui seul, des biens divers pour une valeur de 114 119 livres sur un héritage total de 166 250 livres. Les deux cadettes doivent «se contenter» chacune d'un capital de 26 065 livres. En admettant une rentabilité moyenne de 4 % , l'aîné pouvait donc escompter un revenu annuel d'environ 6 000 livres - ce qui est fort honorable - et les cadettes d'un d'un revenu d'environ 1 000 livres. 32 Pour une jeune fille, pareil revenu facilitait assez les possibilités d'un mariage très acceptable. Ces exemples portent sur des familles assez aisées. Ils suffisent pour faire sentir la complexité du problème. L a question des cadets de noblesse est, à la fois, une question de géographie du droit nobiliaire, problème de composition de 30. Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, Paris, éd. cit., 1949, t. 1, pp. 22-23. Ces revenus présupposaient l'existence d'un capital d'au moins 100 000 livres, et, plus probablement de 130 à 150 000 livres. 31. Sur le partage noble en Bretagne: J. Meyer, La Noblesse bretonne, op. cit., 1.1, p. 103-134. 32. A . D . L . - A t . : E T i t r e s de familles, C O R - C O U , 1778. L ' h é r i t a g e est formé de 97 599 livres de biens nobles, de 2 212 livres de principal en rentes constituées et de 66 439 livres de biens roturiers. L a part de l'aîné est, en ce cas précis, encore accrue p a r une succession collatérale, ainsi que d'une part d'accroissement résultant de l'entrée en religion d'une sœur.

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fortune, c'est-à-dire de l'importance respective des biens nobles et des biens roturiers dans la succession échue, et, enfin une question de chiffres, c'est-à-dire de l'importance de l'héritage en volume, doublé d'une hiérarchie de sentiments et de mentalité face à la manière dont chaque catégorie nobiliaire conçoit l'existence de la noblesse. Géographie du droit nobiliaire: elle détermine la situation, fort différente de province à province, des cadettes, comme elle détermine aussi l'opposition d'une France du Nord, sévère aux cadets, à une France du Sud, où domine le partage quasi égal. D'où, par effet inévitable, opposition encore des mentalités des aînés. Dans le Nord du pays, la rigueur des clauses favorisant l'aîné constitue un facteur de rigidité de la noblesse, et, partant, d'intransigeance. Il conviendrait donc d'établir un programme de recherche portant sur l'histoire révolutionnaire. Dans quelle mesure les chefs de la «réaction nobiliaire» sont-ils influencés par ces variations spatiales de «l'essence» de la noblesse? Dans quelle mesure n'y a-t-il pas liaison, plus ou moins indirecte, entre une France du Sud souvent moins défavorable à la noblesse et ce droit d'aînesse très réduit? Non que ce facteur soit, à lui seul, déterminant. Mais il se pourrait qu'il y là au moins un moyen de compréhension de mentalités, au fond infiniment moins uniforme qu'on ne l'imagine. Mêmes remarques à propos de l'histoire prérévolutionnaire. L'armée, on le sait, est fatale aux finances des officiers nobles.33 Existe-t-il un rapport de cause à effet entre le plus ou moins grand recrutement des officiers cadets des diverses provinces de France? L'administration royale semble s'être posé la question. En 1734, l'intendance de Bretagne lance une enquête sur les possibilités financières des cadets susceptibles de servir dans l'armée. 34 Nombre d'entre eux voudraient servir, mais ne le peuvent, du fait qu'ils sont cadets.35 Or les mœurs aggravent encore l'importance du

33. A.D.I.-V.: C 2511. Requête de Huel de Choisy pour son fils et réponse de l'intendant: «les familles . . . doivent leur assurer une pension de 600 livres jusqu'à ce qu'ils parviennent au grade de lieutenant de vaisseau» in: E. G. Léonard, L'Armée et ses problèmes au XVIIIe siècle, Paris, Pion, i9$8, p. 163-189. 34. A.D.I.-V.: C 2258. 35. Ibid. Ainsi le chevalier de Kermel voudrait bien servir dans l'armée, mais «il dit qu'il n'a point de fortune, parce que son frère aîné lui retient

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partage noble. Dès le début du x v m e siècle, le maire-subdélégué de Nantes, Gérard Mellier, relève que nombre de cadets attendent longtemps, et parfois en vain, leur partage. 36 Certes, l'indivis pouvait présenter quelques avantages. Il a toujours existé un certain nombre de familles où l'entente était suffisamment bonne pour permettre l'absence de partage; mais l'indivis était, dans une large mesure, lié au célibat. Dans la plupart des cas, la solution du partage était la seule possible. Il restait alors à l'aîné le moyen de prolonger le plus possible la durée des transactions juridiques, quitte à déclencher des procès. En effet, le droit nobiliaire comporte, dans la plupart des provinces, le droit de «saisine». Ce droit permet à l'aîné non seulement de conserver les titres (et donc, éventuellement, de les «manier» à sa guise), mais encore de mener les procès en tant que délégué d'office, et, enfin de toucher les revenus de l'ensemble de l'héritage. 37 L a condamnation juridique de l'aîné ne suffisait pas toujours à résoudre la question. Il fallait encore contraindre les aînés récalcitrants à s'exécuter. Ce qui, parfois, pouvait prendre des années. Dans les faits, le partage des petites fortunes avec un fort pourcentage de biens «nobles» aboutissait, presque nécessairement, à l'indigence vraie. On se terre dans «une de ces misérables habitations que l'on nomme châteaux» 38 , on cesse de fréquenter ses «pairs». L e glissement dans le tiers se fait alors de façon progressive. L a «chute» dans le tiers ne fait pas disparaître le sens de la noblesse: il subsiste comme une nostalgie. L e paysan et le débardeur savent, à l'occasion, rappeler leur ascendance 39 , mais elle ne se traduit plus par une réalité juridique ou fiscale. [ . . . ] Les charges de famille, et principalement la nécessité de fournir à tous les enfants une «condition» en rapport avec leur «qualité», est un facteur d'appauvrissement certain. L a remarque vaut pour l'ensemble de la noblesse provinciale. son partage, qui peut aller à 100 livres par an». Nous sommes très proches de l'indigence au sens plein du terme. 36. A.D.L.-At.: C. 103, 104. 37. J. Meyer, La Noblesse bretonne, op. cit., 1.1, p. 122-124. 38. H. de Balzac, Mademoiselle du Vissard, Œuvres, Paris, éd. cit. 1959, t. xi, p. 8j. 39. Ogée, Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne, Rennes, 1778-1780,1.1, introduction.

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Parlant de la famille du père L a Chaise, le trop célèbre confesseur de Louis X I V , Saint-Simon remarque à propos du père de l'ecclésiastique: «Il était gentilhomme, et son père, qui s'était bien allié et avait bien servi, aurait été riche dans son pays de Forez, s'il n'avait eu une douzaine d'enfants». 40 Sous une autre forme, l'abbé Coyer apostrophe les nobles de la manière suivante: «Vos femmes vous demandent une subsistance décente, vos enfants l'éducation et des établissemens».41 Cette remarque de l'abbé Coyer situe assez exactement le problème quotidien de maintes familles nobles. Il ne suffit même pas de donner une éducation «décente» à ses enfants, - ce qui, dans la pratique, revient à sacrifier l'éducation des filles à celle des garçons - , il faut, la plupart du temps, encore les soutenir plus ou moins au cours de leur séjour à l'armée. A la fin du x v m e siècle, on admet couramment qu'il faut disposer de 10 à i j ooo livres de rente pour servir dans la cavalerie. Dans l'infanterie, on peut se contenter de moins: de 6 à 12 ooo livres. 42 L a «noblesse reste pauvre et ne combat pas, parce que pour combattre il faut des chevaux, des armes et un commencement de fortune». 43 L a «misère ferme toutes les portes, celle de la guerre comme les autres».44 Lorsqu'en 1739, le colonel de dragons de Fremur demande une diminution de sa cote de capitation, il constate qu'ayant été pourvu de son régiment en 1727, il n'avait acquis «aucun bien nouveau depuis . . . et bien loin que sa fortune soit augmentée depuis qu'il est au service, elle a plutôt diminuée». 45 L a plainte est, sans doute, intéressée, et les récriminations fiscales sont

40. Saint-Simon, Mémoires, éd. cit. t. m , p. 20. M a i s les généalogies ne relèvent que 8 enfants . . . ( ? ) 41. A b b é Coyer, La Noblesse commerçante, op. cit., p. 213. Il écrit encore, p. 113: «tandis que $00 gentilshommes seront élevés dans la capitale, leurs frères, leurs parents, leurs amis, 20 000 autres cherchent en v a i n un asile». 42. G . L e f e b v r e , La Révolution aristocratique, Paris, 1949, p. 8; E. G . Léonard, L'Armée et ses problèmes au XVIIIe siècle, op. cit., p. 163-190. 43. A b b é Coyer, La Noblesse commerçante, op. cit., p. 25. 44. Ibid., p. 30. 45. A . N . : H 599, requête du 29 j u i l l e t 1739: «je demande à être traité comme les autres gentilshommes de l a province, proportionellement à leur bien . . . et que l'honneur qu'il a de servir le R o y ne soit pas une raison de l'accabler davantage».

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de tous les temps.'16 Mais les dossiers regorgent d'exemples concrets. En 1784, un Poullain de Saint-Foix soutient - et il n'est pas le seul - qu'il avait été obligé de «contracter des dettes au service». 47 A u terme de cette première analyse, forcément superficielle, la «pauvreté» paraît nettement liée à la superposition fréquente de deux éléments majeurs: la situation des cadets et la nécessité de donner «éducation et établissements» aux enfants de sexe masculin, sous peine de voir d'abord leur noblesse devenir inutile, voire même un fardeau, avant de la perdre progressivement. L a confusion entre deux noblesses, l'une réellement pauvre, ou plus exactement misérable, l'autre, d'aisance limitée, mais menacée dans sa survie en tant que membre d'un ordre 48 est souvent favorisée en province par le genre de vie. L a simplicité, souvent plus apparente que réelle, de la vie quotidienne permet beaucoup d'illusions d'optique. Cambry décrit les nobles finistériens de la fin du x v m e siècle, passant leurs jours au milieu d'un intérieur assez humble, dont la décoration essentielle réside dans «une tapisserie de Bergame qu'on tenait de son trisaïeul», dans quelque vieux fauteuil «à personnages fabriqué du temps du roi Salomon», dans quelques assiettes «de fayence et de porcelaine carrée». 49 Quant à l'habitat, seul le vieux donjon, la vieille chapelle le différencient de celui du roturier. Pour le reste, la pièce d'apparat du «ménage branlant» était constituée par l'habit «des États à grandes basques, à boutonnière de fils d'or ou d'argent, la vieille épée . . . qu'on plaçait sur la cheminée». 50 Ce qui n'empêche pas ce petit noble de ne croire «dans l'Univers qu'en la noblesse bretonne», tout comme il était des nobles pour 46. Il paie 165 livres en tant que colonel et la Commission intermédiaire lui réclamaient en outre 130 livres. O n fit droit à sa demande, suivant la jurisprudence habituelle. 47. A . D . I . - V . : C 2114: «Accablé de dettes, la fortune de mon père avait été dérangée par les billets de banque et l a perte de 4 maisons à l'incendie de Rennes en 1720 [ . . . ] ne jouissant d'aucun bien et hors d'état de p a y e r mes créanciers». 48. C a m b r y , Voyage dans le Finistère, Paris, 1795, p. 181-182. 49. C e qui ne dénote pas l'indigence complète. jo. L a présence d'un habit «des États» dénote combien l a description de C a m b r y est, en réalité, exceptionnelle. C a r le nombre de nobles basbretons présents aux États a toujours été limité.

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penser, avant 1789, que servir le roi, c'était déroger! 51 Le portrait dressé par Cambry est certes outré. Il ne manque pas, de temps à autre, de rectifier lui-même quelques-unes de ses affirmations. On peut en retenir cependant la nuance de mépris du bourgeois cultivé face à une noblesse dont il ne discerne pas toujours les hiérarchies internes. On doit surtout y voir la simplicité - relative - du genre de vie de nombre de nobles de petite ou moyenne aisance. Les différences de fortune pouvaient être moins visibles de l'extérieur que dans nombre d'autres régions françaises. A u surplus, toute généralisation risque d'être abusive. Cambry lui-même le reconnaît lorsqu'il précise: «A Quimper, à Guingamp, chez les officiers retraités, il régnait un tout autre ton».52 En d'autres termes, la ville détermine un double phénomène. D'abord, la vie y est toujours plus chère qu'à la campagne - et la représentation sociale y varie donc dans des proportions considérables.53 L a traduction sociale de l'état des personnes n'y obéit donc pas aux mêmes règles tacites. Sous le couvert de l'uniformité des mots se dégage donc la révélation de l'extrême relativité du sens qu'on leur accorde. L e premier décalage existe d'abord entre les conceptions de la noblesse de cour et celles de la haute noblesse locale face à celles de la majeure partie de la noblesse provinciale. Haute et moyenne bourgeoisie partagent en réalité les manières de voir de la haute noblesse. Pour les premiers, «l'aisance» n'existe guère qu'au-delà de 10 à 20000 livres de revenu. Dans la moyenne et la petite noblesse, cette même «aisance» varie, suivant la situation familiale et la région, de 1 000 livres dans les régions rurales les plus isolées à 2 ou 3 000 livres dans les villes d'importance. L a grande controverse sur le droit d'entrée aux États de Bretagne roule autour du chiffre j i . «Même encore dans les derniers temps, on disait avec ironie au jeune homme entrant dans les pages: «Te voilà donc, valet, mon petit cousin». L e cordon bleu portait le surnom de licoul. Et le futur préfet de conclure: «rien n'était bizarre et sauvage comme un gentilhomme breton qui n'avait pas quitté sa terre>. j2. L a remarque est intéressante â un double titre. Elle signifierait que les retraités se retiraient de préférence en ville, ce qui est assez exact en Basse-Bretagne, beaucoup moins en Haute-Bretagne. Elle signifie aussi une revanche partielle des cadets. 53. J. Meyer, La Noblesse bretonne, op. cit., t. n, p. 608, n. 2.

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fatidique de 1 000 livres de revenu annuel. Il est considéré par les représentants du roi, par les bureaux versaillais et en particulier par le duc d'Aiguillon, comme le critère absolu permettant de sélectionner les nobles vraiment en état de soutenir dignement leur noblesse.54 Mais ce sont là points de vue nobiliaires. Qu'en pense le peuple ou la bourgeoisie? Il faut, pour avoir une réponse partielle, avoir recours aux documents administratifs. En 1754, les États de Bretagne, réglementant la perception du vingtième 55 , chiffrent «l'aisance» d'un roturier à 300 livres de revenu annuel. 56 Citons le texte: «dans le peuple de la province, un citoyen qui a 300 livres de rente passe pour être dans l ' a i s a n c e . . . il paye 30 livres de capitation, 15 livres de v i n g t i è m e . . . » Ce qui correspond, déduction non faite des impositions royales et des rentes tant domaniales que seigneuriales 57 , à un pouvoir d'achat théorique J4. A.N.: H 564, lettre du 11 décembre 1767. j j . On sait que les États de Bretagne ont levé eux-mêmes les vingtièmes après 1756. De 17JO â 1756, l'intendance, récupérant provisoirement l'une de ses prérogatives, a la main haute sur cet impôt. Mais l'intendance est obligée, dans la réalité quotidienne, de collaborer avec la Commission intermédiaire. 56. A.D.I.-V.: C 2 5 1 0 et 2 6 8 6 (documents: remontrances au roi) et C 2 7 2 6 «réflexions sur l'arrêt du conseil du 2 novembre 1 7 5 2 portant règlement pour la perception du vingtième en Bretagne», fol. 97 sq. Voir encore C 2 8 2 $ . Les représentations faites par les États au sujet des vingtièmes sont extravagantes. Les États prétendent, sans sourciller, que la Bretagne est la province la plus imposée. C'est l'avis de la noblesse, qui, s'appuyant sur l'exemple de la capitation, a toujours affirmé être obligée de payer plus de capitation que la noblesse du reste du royaume. L a réalité est, on le sait, toute différente. Necker a pu établir que la Bretagne était la moins imposée de toutes les provinces. Mais, tout au long de la seconde moitié du x v m e siècle, les membres des États ont cru le contraire. Le 23 septembre 1776, de la Bellangerays écrit à de Coniac: «Je vous avoue que j e préférerais de payer ma capitation ici (à Paris), où j e ne paierais pas la moitié de la somme à laquelle j e suis imposé en Bretagne où j e paie 70 livres et peut-être serai-je augmenté tous les ans, car vous savez comme cela se mène» (A. L e Moy, Le XVIIIe Siècle breton. Autour des États et du Parlement, op. cit., p. 226, n. 1). Il est vrai que les Bretons non résidents en Bretagne étaient victimes de leur éloignement, et aussi de la suspicion qui pesait sur eux du fait de leurs attaches supposées avec la cour et la noblesse de cour. Relevons au passage l'importance de la cote: 70 livres, qui est en contradiction avec les affirmations de la Bellangeraye sur sa «misère» supposée. 57. On remarque que les seuls impôts royaux énumérés par les représentants des États montent déjà à 45 livres, chiffre auquel il faut ajouter

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d'environ une vingtaine de setiers nantais (de 220 livres de poids pesant moyen)58, au prix de 14 livres le setier de froment. Un revenu de 1 000 livres représente donc un pouvoir d'achat trois fois supérieur. Il est vrai que le chiffre de 1 000 livres a été défini pendant la session des États de 1768, c'est-à-dire au moment de la plus forte hausse des prix du siècle.59 A cette date, 1 000 livres ne représentent plus que l'équivalent d'une quarantaine de setiers de froment. Compte tenu du fait qu'entre 1754 et 1768, un revenu de 300 livres a dû légèrement augmenter (mais, nécessairement beaucoup moins que la hausse des prix), l'écart moyen entre «l'aisance» d'un roturier et celle d'un noble varie, aux yeux des contemporains, du simple au double, voire davantage. Encore cette estimation ne tient-elle pas compte des avantages fiscaux des privilégiés. Au total, sans qu'on le dise aussi nettement dans la plupart des textes, il se dégage implicitement trois niveaux de fortunes types: au-dessus de 10-20 000 livres, 1 000 livres et 300 livres. Au-delà de ces disparités dans la fixation des «seuils», la noblesse a eu le sentiment d'un appauvrissement relatif. Les querelles entre tiers et noblesse apportent sur ce point des précisions curieuses. L e représentant de la noblesse à la commission intermédiaire de Tréguier croit, en 1778, pouvoir conclure que depuis 1735 la fortune du tiers a doublé.60 Le phénomène est plus que vraisemblable, même si la base chifcelui des fouages, soit dans ce cas évoqué encore près de 1 0 à 1 5 livres suivant les circonstances. L e prélèvement fiscal direct réduit donc ce revenu théorique de 300 livres à environ 2 4 0 livres. A v e c les prélèvements d o m a n i a u x et seigneuriaux, on peut estimer que le roturier ne disposera guère de plus de 200 livres, dans les meilleures conditions. S u r quoi s'opérera encore le prélèvement des impôts indirects. P o u r compléter l ' i m a g e de cette «aisance» (!), il f a u t ajouter qu'un revenu annuel de 300 livres suppose l'existence d'un capital d'environ 7 à 8 000 livres, suivant le pourcentage de rentabilité d'une terre. A u total, le roturier disposant d'un pareil capital n ' a pu disposer de plus de 1 3 à 1 4 setiers n a n t a i s . . . 58. Ces calculs sont opérés sur la base de l'année-récolte A . D . L . - A t . : B 8 6 1 5 (présidial).

1753-1754,

$9. A . N . : F 2 0 - 1 0 $ (prix moyen en B r e t a g n e en 1 7 6 8 : 2 5 livres 9 sous le setier de Paris). 60. A . D . I . - V . : C 3 9 8 2 , lettre du 2 7 a v r i l 1 7 7 8 : « L a fortune du tiers a doublé depuis 1 7 3 4 et il s'en est f a i t beaucoup a u x dépends de la noblesse dont les biens n'ont certainement pas augmentés dans la même progression, tant sen faut . . . J ' a i o f f e r t . . . d'entrer en comparaison des cotes des

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frée de cette appréciation est, en soi, fausse. Or, ce noble ne conçoit pas l'enrichissement du tiers autrement que sous la forme d'un enrichissement aux dépens de la noblesse, c'està-dire sous la forme d'un transfert de richesse. 61 L'ensemble des éléments ainsi sommairement réunis fait apparaître la nécessité de dépasser l'analyse trop sommaire dont on s'est souvent contenté. L a noblesse du x v m e siècle a eu le sentiment, très généralisé, d'un appauvrissement évident. Or, cette opinion ne résiste pas aux conclusions de l'évolution économique. Prix des produits agricoles, rentes de la terre, dîmes et revenus divers de la noblesse ont sensiblement progressé au cours du x v m e siècle. Mais on ne peut opposer ces deux faits. En dehors de la progression normale des dépenses de confort, le x v m e siècle a placé une partie de la petite noblesse provinciale devant un problème de survie financière, du fait même qu'elle voulait affirmer, ou simplement maintenir, sa noblesse. Droit d'aînesse, définitions locales de la noblesse, nécessité et coût d'un certain type d'éducation ont joué dans le même sens. En même temps, il a existé des zones géographiques précises où la plèbe nobiliaire s'est plus ou moins maintenue. Enfin, il était logique que l'ensemble de la noblesse ressente vis-à-vis de la bourgeoisie un sentiment très réel d'appauvrissement relatif. L a notion de «pauvreté» est donc à la fois réelle (il existe dans des zones géographiquement définies une «plèbe» nobiliaire) et rela-

nobles de l'évesché avec celle des roturiers des villes . . . notre collègue (du tiers) n'a point j u g é à propos de s'expliquer.» 61. L e fait peut s'expliquer par la situation particulière de l'évêché de T r é g u i e r . Il participe en effet, assez peu, à la g r a n d e v a g u e de prospérité commerciale du x v m e siècle résultant du développement du g r a n d commerce maritime. T o u t comme la plupart des petits ports de la côte nord de la Bretagne, les relations directes avec les Antilles sont négligeables. D e leur côté, les chantiers de construction n a v a l e (Lannion, Trèguier), sont peu importants. L'amirauté de M o r l a i x , dont dépend la côte du Trégorrois, a produit à peine 32 navires neufs de 1762 à 1787 ( A . N . : M a r i n e C $-55, p. 119-225), j a u g e a n t moins de 3 000 tonneaux. L a pêche à la morue est, elle aussi, des plus réduites. Seule l'activité de contrebande, par définition difficilement saisissable, paraît avoir eu, avec le cabotage, une certaine activité. M a i s même dans ce domaine, cela compte peu par rapport au développement du port de Roscoff. C e qui pourrait expliquer la tonalité nettement retardataire des commissaires nobles (et bourgeois) du diocèse en matière économique.

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tive (à la fois par rapport aux exigences internes de l'ordre et aussi à celles de la bourgeoisie réagissant comme classe au sens précis du terme), d'où l'importance de la question des impôts. Pour une partie de la noblesse, les privilèges fiscaux sont une nécessité de survie immédiate, tant au sens matériel qu'au sens «noble» du terme. Pour une autre part de la noblesse, ils permettent d'assurer aux enfants — du moins à une partie d'entre eux - la possibilité de maintenir la noblesse de la famille face à l'évolution économique, financière et administrative du siècle. Il était normal que les deux notions se confondent à la fois dans la réalité quotidienne et dans la manifestation politique des «groupes de pression». Or les États de Bretagne sont, typiquement, l'un de ces groupes de pression. D'où l'ambiguïté constante du vocabulaire noble et roturier exprimant pauvreté et indigence. En fait, les mots ne recouvrent absolument pas les mêmes réalités.62 (Extrait de l'article «Un problème mal posé: la noblesse pauvre. L'exemple breton, xvm e siècle», Revue d'Histoire moderne et contemporaine, 18, avr.-juin 1971. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur et des éditeurs.)

62. Que signifie le mot «indigent» quand l'intendant de Bretagne sollicite pour l'un de ses protégés, le chevalier de Kergus, un poste dans les troupes coloniales? Et que pouvait penser le destinataire de cette lettre, le duc de Praslin? ( A . D . I . - V . G 893).

3. la fortune nobiliaire: assises foncières et capitalisme

Introduction Sa position éminente, son prestige, sa puissance, la noblesse les doit essentiellement à sa propriété foncière. Nobles d'ancienne extraction et parvenus, nobles d'épée et grands officiers de la cour, parlementaires ou notables provinciaux sont tous de grands propriétaires du sol, qui leur procure d'importants revenus. Cependant le développement de la vie de cour au x v m e siècle, le coût élevé de la vie parisienne, la surenchère au luxe auquel nul n'échappe, déséquilibre maint revenu et parfois entame les patrimoines. Toutefois, bien que la fortune nobiliaire se confonde plus ou moins avec la possession de la terre, la noblesse n'a pas été réfractaire aux formes les plus modernes du capitalisme commercial et manufacturier tel qu'il se définit au x v m e siècle. Il y eut d'abord pénétration de la bourgeoisie d'affaires dans la noblesse. Le capitalisme débouchait généralement sur les «affaires du Roi», donc sur les offices de finance anoblissants; par ailleurs de nombreux négociants accédaient à la noblesse soit par la volonté du prince soit par l'achat de charges de commensaux (secrétaires du Roi) qui conféraient le privilège. Au x v m e siècle cependant s'est posé le problème de l'insertion, non plus individuelle mais globale, de la noblesse dans le capitalisme. L e débat célèbre qui opposa en 1758 l'abbé Coyer au chevalier d'Arc ne put déboucher sur une solution générale. Pourtant l'alliance entre noblesse et capitalisme fut cimentée par la participation de nombreux seigneurs aux entreprises novatrices de la fin de l'Ancien Régime où ils côtoyèrent les plus dynamiques des entrepreneurs. Alliance entre la noblesse et les affaires qui devait connaître jusqu'à nos jours une longue postérité.

La fortune

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F. Bluche

Les fortunes

nobiliaire

parlementaires

L a littérature du x v m e siècle présente en général le grand robin comme à la tête d'une fortune, sinon toujours considérable, au moins notable. Tels sont Fiérenfat, président de Cognac 1 , le conseiller du Mariage par interest2, le «sénéchal» du Négligent de Rivière du Fresny. 3 D'autre part, le Parlement, en raison de son train de vie, procure des ressources à une population nombreuse. L'exil de 1753 porte tort «à tous les marchands et ouvriers. [. . .] L'on compte que cela fait vingt mille personnes de moins à Paris pour la consommation».4 L'année 1 7 7 1 , celle de la suppression de la cour souveraine, est marquée, dit-on, par 200 suicides et 2 350 banqueroutes.5 En province, la ville dépend encore plus de son tribunal. Beaucoup de Rennois ne vivent que du parlement local.6 Quand les parlementaires bourguignons sont, à leur tour, exilés, c'est, dit-on, la ruine pour six mille familles. 7 Au début du xix e siècle, qui parle des robins du temps de Louis X V et de Louis X V I leur prête de l'opulence. A SainteHélène, Napoléon explique au grand-maréchal Bertrand qu'il a songé à rétablir le Parlement. Il n'est pas question de ressusciter la vénalité des offices, mais de retrouver les hommes: «Les anciennes familles parlementaires? Il m'eût plus, sans doute, dit l'empereur, d'y avoir d'anciennes familles riches . . .».8 L'idée de fortune lui semble inséparable de celle de magistrature de l'ancienne monarchie. Balzac ne pense pas autrement, lorsqu'il met en parallèle juges du temps de Louis X V et magistrats de la fin de la Restauration: «Com1. Héros de L'enfant prodigue de Voltaire. 2. Du Fresny, Œuvres, t. iv, pp. 352-353, 355. 3. Ibid., t. 1, p. 73. 4. Barbier, t. v, p. 389. - Quant à Jacob Nicolas Moreau (Mes souvenirs, t. 1, p. 391), il parle de 84 banqueroutes dans le seul mois de juillet 1753. 5. Thirion, La vie privée des financiers, p. 458. 6. Le Moy, Le parlement de Bretagne et le pouvoir royal au XVIIIe siècle, pp. 56-57. 7. Colombet, Les parlementaires bourguignons à la fin du XVIIIe siècle, p. 30. 8. Bertrand (Général), Journal du général Bertrand, grand maréchal du palais. Cahiers de Sainte-Hélène, janvier 1821-mai 1821, éd. Fleuriot de Langle, P., (1949), p. j i .

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parez la position d'un conseiller à la cour royale de Paris, qui n'a pour toute fortune, en 1829, que son traitement, à celle d'un conseiller au parlement en 1729. Grande est la différence! Aujourd'hui, où l'on fait de l'argent la garantie sociale universelle, on a dispensé les magistrats de posséder comme autrefois de grandes fortunes». 9 Si les robins du x v m e siècle apparaissent comme nécessairement riches, c'est parce qu'il est, en quelque sorte, nécessaire qu'ils le soient. Les principaux personnages du Parlement sont, de par leurs fonctions, obligés à tenir un grand état de maison; les conseillers suivent le mouvement. Or, sans anticiper sur l'étude des offices, il faut bien dire que les revenus des charges parlementaires ne permettent pas aux uns et aux autres de répondre aux obligations de la «vie noble». Ces messieurs ne peuvent donc se passer d'une fortune personnelle, proportionnée à leur rang. C'est en ce cens que le commissaire Dubuisson écrit: le premier président Portail «meurt pauvre, on dit que sa veuve aura à peine 25 000 livres de rentes»10; ou que Barbier affirme: le président René Charles de Maupeou «n'est pas riche: on ne lui donne que quarante mille livres de rente». 11 «Un homme, eût-til tous les mérites des de Harlai, de Thou, Duranti, Molé, etc. . .., écrit en 1756 le marquis de Mirabeau, ne sçauroit occuper une place de président à mortier à Paris, s'il n'a de quoi tenir un état considérable et une grande table dans les vacations . ..» 1 2 Le seul banquet de la Saint-Martin, le 12 novembre 1723, coûte au premier président Potier de Novion «plus de 2 000 écus».13 L a fortune parlementaire ne peut donc être étudiée qu'en fonction des impératifs catégoriques de la vie sociale. On ne doit pas non plus l'isoler de ce qui apparaît des ressources de groupes concurrents: si un riche financier, dans les dernières années du règne de Louis X I V , jouit de «cinquante bonnes mille livres de rente»14, un président à mortier qui n'a que 9. Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac, La comédie humaine, éd. de la Pléïade, t. v, p. 1 0 1 8 . 10. Dubuisson, Lettres au marquis de Caumont, p. 2 1 3 . 1 1 . Barbier, t. ni, p. 470. 12. Mirabeau, L'ami des hommes, 1 . 1 , p. 47. 13. Marais, Journal et mémoires, t. m, p. 47. 14. La critique du «Légataire» (1708), Regnard, Œuvres complètes, t. 11, p. 1 9 1 .

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40 000 livres de rente peut se plaindre à la fois de ne pouvoir tenir un état suffisant et aussi d'être fâcheusement éclipsé par l'homme de finance. Enfin, la fortune des magistrats est loin d'être homogène. Des différences considérables se font jour entre familles, parfois entre branches ou rameaux d'une même dynastie. C'est un nouvel élément de relativité. Les problèmes financiers de la grande robe ne peuvent être jugés en bloc, crainte d'injustice et d'erreur. On ne saurait estimer le capital d'un parlementaire sans tenir compte de beaucoup de nuances. Si, pour la commodité de l'exposé il est utile de constituer des catégories de fortune, dans la pratique les choses sont moins simples, et la réalité sociale est, sous l'ancien régime, beaucoup plus fluide que les chiffres d'une étude économique ne le font entrevoir. Nous classerons en un premier groupe les millionnaires, c'est-à-dire les magistrats dont le capital atteint au moins 1 000 000 de livres (ou j o 000 livres de rente, calculées au dernier 20). Faute d'estimation du capital, on considérera comme millionnaires les parlementaires capables de doter une de leurs filles de 500 000 livres (ou de 25 000 livres de rente). Parmi ces privilégiés de la fortune, qui dominent au moins de leur luxe le reste du Parlement, familles proches de la finance et dynasties de robe sont en nombre sensiblement éga1 ' L e président Hénault est riche de près de trois millions. 15 L e président Bernard de Rieux, doté de 800 000 livres à son contrat de mariage 16 , à la mort de son père Samuel Bernard hérite l'énorme somme de 6 841 448 livres, 1 j sols, 10 deniers. 17 L e président de Boulainvilliers, fils du précédent, vit sur le pied de 1 jo 000 livres de rente. 18 Mais le président Olivier de Sénozan, «un des particuliers les plus riches de Paris» 19 , ne leur est pas inférieur quant à la fortune: rien qu'en immeubles et en terres, il laisse à sa mort 4 676 464 livres, 18 sols, 2 deniers.20 L e président d'Abbadie, ancien conseiller au parle15. 16. 17. 18. 19. 20.

Perey, Le président Hénault, p. 490. Clermont-Tonnerre, Histoire de Samuel Bernard, p. 338. Ibid., p. 345. Ibid., p. 189. Barbier, t. m, p. 1$. Arch. de la Seine, D.C6 299, fol. 188-192, 21 mars 1780.

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ment de Paris, neveu de fermier général, est riche de plus de 3 200 ooo livres. 21 L e président de T u g n y est fils d'Antoine Crozat, ce financier que la chambre de justice de 1716 a taxé pour 6 600 000 livres. 22 Cette même cour extraordinaire impose le conseiller Jean Delpech de Méréville d'un million et demi. 23 Nicolas III Doublet de Persan, conseiller au Parlement, enfant de fermier général, possède 2 436 639 livres en 1719. 24 En 1750, l'ancien conseiller au Parlement Jacques Marie Jérôme Michau de Montaran retire 746 000 livres de la seule vente d'une charge de maître de la chambre aux deniers du Roi, dont il est propriétaire. 25 L e conseiller Augustin François Moufle de Champigny passe pour jouir de j o à 80 000 livres de rente. 26 Fagon en a 60 ooo.27 L e conseiller de Bonnevie dote sa fille de 80 000 livres de rente.28 On dit que le président François Gaspard Masson est prêt à sacrifier un demi-million pour allier sa famille aux Chamillart de la Suze.29 Certaines dynasties de robe n'ont rien à envier à ces descendants de financiers. L'ancien conseiller de Galliffet hérite d'un oncle 2 9 2 2 7 1 5 livres en immeubles et en terres. 30 L e premier président L e Peletier de Rosambo laisse à sa mort 2 788 761 livres. 31 Lorsque sa fille a épousé un Montmorency, en 1741, il l'a dotée de 700 080 livres. 32 L a branche de SaintFargeau ne cède en rien aux Rosambo. A u moment du mariage du conseiller Anne Louis Michel Robert L e Peletier de Saint-Fargeau, Barbier calcule que ce magistrat se trouvera un jour à la tête de 120 000 livres de rente. 33 L e président de Longueil de Maisons possède au moins 2 698 460 livres 34 : son 11. Chaix d'Est-Ange, 1.1, p. 10. 22. Ravel, La chambre de justice de 1716, p. 99. 23. Bibl. nat., nouv. acq. fr. 20533, pp. JiJ-JiJJ. 24. Archives du marquis de Persan. 2 j . Arch. de la Seine, D.C 6 205, fol. 75 v°. 26. Bibl. nat., dossiers bleus 476. 27. Barbier, t. m, p. JIJ. 28. Barbier, t. v, p. 168. 29. Luynes, Mémoires, t. m, p. 449. 30. Arch. de la Seine, D.C. 6 299, fol. 125, 23 avril 1779. 31. Arch. nat., minutier central, étude XXIII, liasse 722, partage du 22 août 1772. 32. Contrat du 11 juin 1741, cité dans le partage précédent. 33. Barbier, t. m, p. IJ. 34. Arch. de Seine-et-Oise, 11 F 3 , fonds de la Vaudoire.

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fils aurait pu jouir de plus de i j o ooo livres de rente.35 Germain Louis Chauvelin est «prodigieusement riche» 36 ; sa femme lui apporte un million et demi37 ou deux millions. 38 L e greffier en chef Dongois laisse deux millions 39 , qui enrichissent ses héritiers, les Gilbert de Voisins. L e premier président Molé, dont la femme a hérité de Samuel Bernard 6 6J3 088 livres 40 , jouit de 300 41 ou 400 000 livres de rente.42 Rouillé de Meslay, cependant, avec 80 000 livres de rente, est déjà un magistrat opulent.43 Renouard de Villayer laisse 50 000 livres de rente à sa fille unique.44 Orceau de Fontette, riche de plusieurs millions, possède une terre de 900 000 livres. 45 Sans atteindre à ces sommes immenses, bien des patrimoines de l'ancienne robe rangent leurs détenteurs parmi les millionnaires. L e conseiller Louis Etienne de Chabenat de Bonneuil laisse 1 2 1 7 424 livres 46 ; le futur chancelier Maupeou possède lors de son mariage 1 068 371 livres 47 ; Etienne Claude d'Aligre, en 1 7 4 1 , est riche de 1 655 270 livres 48 ; le chancelier d'Aguesseau laisse à sa mort 1 137 621 livres. 49 Rien qu'en immeubles parisiens, le président de Bailleul investit 504 805 livres. 50 L a fille du conseiller Aymeret de Gazeau, marquise de Persan, estime ses reprises, en 1789, à 850060 livres. 51 L e président Jean-Baptiste Charles du Tillet dote sa fille Anne Louise de 580 000 livres. 52 Les rentes 3j. Barbier, 1.11, p. 358. 36. Barbier, t. m, p. 67. 37. Barbier, t. m, p. 78. 38. Barbier, 1.11, p. 13. 39. Marais, Journal et mémoires, t. 1, p. 217. 40. Clermont-Tonnerre, Histoire de Samuel Bernard, p. 345. 41. Barbier, t. v, p. 3J2. 42. Barbier, t. vi, p. $82. 43. Marais, op. cit., t. m, p. 174. 44. Bibl. nat., dossiers bleus $62. 45. Renseignement dû à l'obligeance de M. Eric Hamoir. 46. Arch. nat., minutier central, étude cxu, liasse 549, partage du 27 mai 1748. 47. Arch. nat., minutier central, étude cvii, liasse 444, contrat du 21 janvier 1744. 48. Arch. de M. Michel Vinot Préfontaine, contrat du 29 mai 1741. 49. Arch, nat., minutier central, étude li, liasse 975, partage du 19 mai I7J2. 50. Arch. de la Seine, D.C 6 289, fol. 277. $1. Archives du marquis de Persan.

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seules de la présidente de Fourcy, née Langlois, forment un capital de 524 794 livres et j sols.53 Moins opulentes que les précédentes, mais capables de tenir un rang honorable, d'autres familles, d'origine sociale variée, sont assez riches pour assurer à leur représentant au Parlement un capital d'au moins 500 000 livres ou, si l'on préfère, 2j 000 livres de rente. Le président Charles Amelot a plus d'un demi-million.54 Le président Alexandre Jean-Baptiste Lambert de Thorigny compte pour 447 000 livres d'immeubles et 300 000 livres de terres.55 Le président Guillaume Vallier est taxé à j j j 000 livres par la chambre de justice de 1716. 56 Peirenc de Moras jouit de 40 000 livres de rente57, et de même le conseiller clerc Le Meusnier.58 Marie François de Paule Le Fèvre d'Ormesson possède J J 0 2 4 0 livres à son mariage 5 '; Jean Nicolas de Boullongue, joo 000 livres.60 Louis Bénigne de Bertier, 663 461 livres/ 1 Bernard Nicolas Soullet, conseiller au Parlement en 1737, a 25 000 livres de rente.62 Le conseiller Alexandre de Baussan possède 914 831 livres63; le président André Potier de Novion, 856 685 livres64; François Le Febvre de la Malmaison, conseiller d'honneur, 624 8io livres65; le conseiller clerc Louis Gaspard de Fieubet, 66 er 608 6 4 3 livres ; Pierre François I de Maissat, 5 1 3 2 0 4 li67 vres. Lors de son contrat de mariage, le conseiller Isidore 52. Arch nat., minutier central, étude xxvi, liasse 404, contrat du 29 avril 1740. 53. Arch. de la Seine D.C 6 204, fol. 98 v°. 54. Arch de la Seine, D.C 6 287, fol. 279; D.C. 6 288, fol. 91 v°. 55. Arch. de la Seine, D.C 6 287, fol. 206. 56. Bibl. nat., nouveau d'Hozier 323 etnouv. acq. fr. 20535, PP- 5Ji-559. 57. Bibl. nat., pièces originales 2255. j8. Buvat, Journal de la Régence, t. n, p. 195. 59. Arch. nat., minutier central, étude xxvi, liasse 404, contrat de mariage du 29 avril 1740. 60. Ibid., étude lxxxviii, liasse 628, contrat du 29 avril 1753. 61. Arch. nat., 80 A P 78, Fonds Bertier, contrat de mariage du 8 juillet 1708. 62. Dufort de Cheverny, Mémoires, 1.1, p. 257. 63. Arch. nat., minutier central, étude cxii, liasse 547, contrat du 4 janvier 1747. 64. Ibid., étude xv, liasse 606, contrat du 29 novembre 1739. 65. Ibid., étude xn, liasse 459, partage du 9 août 1740. 66. Ibid., étude xxiii, liasse 649, partage du 3 février 1763. 67. Ibid., étude lii, liasse 418, partage du 18 septembre 1761.

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La fortune

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Louis L e Boulanger est à la tête d'un capital évalué 859 769 livres. 68 Des dizaines d'autres magistrats du parlement de Paris ont une fortune de cet ordre, égale à 500 000 livres lorsqu'ils s'établissent, proche du million à la fin de leur vie. Posséder au moins 25 000 livres de rente est un fait courant. A u x v m e siècle, pour un conseiller sinon pour un président, c'est dépasser la «médiocrité dorée». En revanche, le terme de médiocrité doit être employé dans le cas des fortunes allant de 150000 à 400000 livres environ. Huit mille ou même quinze mille livres de rente ne permettent pas, sous Louis X V , de mener grande vie à Paris. A v e c IJ 000 livres de rente, M . et M m e de L a v e r d y , en 1763, en sont réduits, comme l'écrit Barbier, à vivre «bourgeoisement». 69 Les Séguier, malgré leur ancienneté, l'éclat de leurs charges, l'importance de leurs services, sont inégalement fortunés, et le conseiller Louis A n n e s'estime, en conscience, tenu d'aider ses neveux: ceux-ci sont dans un «état très malaisé». 70 Lamoignon de Blancmesnil, successeur de d ' A g u e s seau à la chancellerie de France, n'a guère plus de 10 000 livres de rente de son chef. 7 1 L e conseiller Antoine Charles L e Boulanger, lorsqu'il se marie, ne possède que 260 000 livres. 72 Chassepot de Beaumont laisse 279 490 livres 7 3 ; le président Moreau de Nassigny, 367 643 livres 7 4 ; Claude III L e D o u l x de Melleville, 174 6 j o livres 7 5 ; le conseiller Jean Jacques Nouët, 348 950 livres 76 ; le doyen Ferrand, 270 328 livres. 77 A l'époque de son mariage, Louis T h i r o u x de Crosnes, ancien conseiller au Parlement, possède 350 000 livres 78 ; le conseiller G a g n e de Perrigny, 200 00079; Louis Antoine Noblet de Romery, 289 886 68. Ibid., étude L X X X V I I I , liasse 637, contrat de mariage du 9 août 1725. 69. Barbier, t. V I I I , p. 122. 70. Arch. de la Seine, D.C. 6 234, fol. 87 v°, testament du conseiller Séguier, du 1 e r octobre 1749. 71. Barbier, t. v, p. 5. 72. Arch. nat., minutier central, étude L X X V , liasse 443, contrat du 20 janvier 1700. 73. Ibid., étude L X X X I V , liasse 378, partage du 23 juin 1724. 74. Ibid., étude L X V I , liasse J 6 I , partage du 28 juin 1768. 7 j . Bibl. nat., carrés d'Hozier 231, partage du 6 février 1714. 76. Arch. nat., minutier central, étude X X H I , liasse 553, partage du 5 août 1747. 77. Ibid., étude XXIII, liasse 479, partage du I E R avril 1732. 78. Ibid., étude C V I I I , liasse $55, contrat du 16 janvier 1763. 79. Ibid., étude cxn, liasse 526, contrat du 26 juin 1737.

Assises foncières

et

capitalisme

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livres 80 ; Omer Louis François Joly de Fleury, 342 529 livres. 81 Parfois, enfin, et ces contrastes entrent dans les caractères originaux de la société parlementaire, les magistrats parisiens connaissent de franches difficultés financières. Q u a n d le doyen Pierre de Paris meurt, sa fortune n'est évalué qu'à 1 2 6 9 5 4 livres 82 : c'est à peine 6000 livres de rente. L e substitut Taupinart de Tilière se marie avec une maigre dot de 60 000 livres. 83 Léonor A u b r y de Castelnau abandonne sa charge, faute d'argent. 84 L e procureur général Guillaume François Joly de Fleury ne reçoit de l'héritage paternel que 20 000 écus.85 «La vie menée» par L e Mercier de l a Rivière après son intendance de la Martinique «n'est pas celle d'un personnage opulent». 86 L e conseiller clerc N i g o n de Berty passe sa vie à emprunter de l'argent à son frère l'avocat. 8 7 Ainsi, la fortune parlementaire est bien éloignée d'être homogène. Sans la rivalité de la noblesse de Cour, des f i n a n ciers parisiens ou des plus riches bourgeois de la capitale, elle ferait excellente figure. Comparée à ces catégories exceptionnellement favorisées, elle pâlit. Les parlementaires de province, exempts d'une telle concurrence, dominent davantage la société urbaine. 88 Pourtant, la diversité des conditions économiques n'entraîne pas, dans le monde du Parlement, de nets contrastes sociaux. Les familles récentes et très riches s'agrègent presque sans peine aux grandes dynasties; les lignées anciennes et ruinées ne sont pas méprisées par leurs pairs au blason mieux doré. Reste le groupe des magistrats ne brillant ni par l'antiquité du nom, ni par l'éclat des services, ni par l'opulence. Sont-ils méjugés? Ici, les qualités personnelles interviennent. L a probité, l'éloquence, la noblesse des sentiments tiennent lieu d'illustration ou de richesse. A privilèges égaux, les contrastes de fortune apparaissent moins. U n 80. Ibid., étude CXII, liasse 529, contrat du IER décembre 1738. 81. Ibid.., étude vm, liasse 1179, contrat des 31 janvier et 1 e r février 1768. 82. Ibid., étude XLIV, liasse 330, partage du 16 octobre 1735. 83. Archives du comte Bernard de Tilière, contrat du 3 avril 1720. 84. Marville, Lettres, 1.11, p. 18. 8j. Bibl. nat., Joly de Fleury 2476, fol. j é v°. 86. Weulersse, Le mouvement physiocratique en France de iy$6 à 1770,1.1, p. 102. 87. L a c o m b e , . . . L'abbé Nigon de Berty, passim. 88. Carré, La France sous Louis XV, p. IJO.

I02

La fortune nobiliaire

pauvre privilégié étant parfois plus fier - plus «haut» comme on dit au xvm e siècle - qu'un riche dépourvu des mêmes droits, les considérations de fortune passent au second plan. Elles sont éclipsées, au temps de l'ancien régime, par les prérogatives de la condition juridique et de l'état social. En général, moins riches que les gens de finance, nos magistrats les dominent en prestige. Souvent moins opulents que certains grands bourgeois, les parlementaires parisiens se vengent par une grande capacité de mépris. L'argent permet aux Longueil, aux Aligre, aux d'Aguesseau de tenir rang ducal. Il facilite l'accession au sommet de la société de familles nouvelles, comme les Olivier de Sénozan ou les Doublet de Persan. Mais il n'est ni condition nécessaire, ni cause suffisante dans la définition de la haute société robine. L'adage moral «l'argent n'est qu'un moyen» s'applique au monde parlementaire. C'est pourquoi les contrastes de fortune n'entraînent pas l'émiettement de la grande magistrature parisienne. (Extrait de: «Les magistrats du Parlement de Paris au x v i i i ® siècle», Annales littéraires de l'Université de Besançon, 35, i960. Reproduit avec l'autorisation des éditeurs.)

R. Forster

Un grand domaine aristocratique

[ . . . ] Les plus anciennes et plus importantes propriétés de famille étaient en Bourgogne du Nord. On distingue trois groupes essentiels dispersés à travers vingt paroisses. L a seigneurie d'Arc-sur-Tille, située à 10 km à l'est de Dijon dans la vallée de la Saône, comprend 2 000 acres de terres, un tiers en grains, un tiers en prairies, un tiers en forêts. Le second groupe s'étend sur les rives de la rivière Vingeanne, à 15 km au nord-est de Dijon et comprend à peu près 1 400 acres, la moitié en grains, l'autre en forêt. Un troisième groupe touchait ce comté, rejoignant à l'ouest la grande route de Dijon à Langres en Champagne. Autour des paroisses de Bourberain, Lux et Tilchâtel, possédant des dépendances dans une demi-douzaine d'autres paroisses, on trouvait le domaine de Tavanes avec ses 5 000 acres dont 80% de forêts denses, d'où l'on tirait le combustible pour alimenter l'importante forge installée sur la Tille.

Assises foncières et capitalisme

Les domaines bourguignons totalisaient donc 8 100 acres, dont 5 joo d'épaisses forêts et 2 600 acres de terres dispersées, champs ou prairies. Il était rare que la surface de ces parcelles dépasse 15 acres, la majorité d'entre elles, mesurant moins d'un acre, n'était souvent pas plus large que la route voisine et se trouvait, de plus, noyée au milieu des propriétés paysannes. Des plans cadastraux révèlent un agrégat de parcelles rectangulaires, celles qui appartiennent au Comté étant colorées en rouge. 1 L a configuration de ce domaine est totalement différente de l'aspect compact des métairies du Toulousain ou même des plus petites fermes familiales de Haute Bretagne, pour ne pas parler des grandes fermes de Beauce ou des Flandres qui commercialisent leur production. 2 De plus la famille de Tavanes prétendait avoir des droits seigneuriaux sur 20 000 acres de terres. Ils comptaient une légion de cens en argent, moulins, fours, pressoirs banaux, droits sur les ventes, amendes et quelques corvées. Mais leur ressource majeure était la dîme inféodée, droit seigneurial à la treizième gerbe, sur au moins 13 000 acres de terres à blé. En 1780, sur 61 707 livres de recettes encaissées par ce domaine bourguignon, le tiers provenait de droits seigneuriaux. 3 L a famille de Tavanes possédait aussi, depuis peu, quelques terres en Normandie. L e Comte avait hérité de sa mère la baronnie d'Aunay, près de Caen, qui rapportait 18 000 livres et, de plus, les dîmes de trois paroisses près de Calais donnaient 10 000 livres. A u total, le domaine rapportait presque 90 000 livres vers 1780. C'était, à l'échelle de la France, un grand domaine. Les Saulx-Tavanes furent des trente pairs émigrés qui reçurent les plus grosses indemnités de la Restauration en 1825. On a donc des raisons de considérer leur domaine comme typique de la haute aristocratie, pas seulement par la surface et le revenu, mais par la qualité des terres (prédominance de la 1. A.N., T 109; A.D. Côte-d'Or, E 1762, 176$, 1781, 1916. Ces liasses contiennent des plans de propriétés, dressés dans les années 1780. 2. Voir R. Forster, The Nobility of "Toulouse in the Eighteenth Century, Baltimore, I960, chap. 1; J. Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1966, 2E partie, chap. iv; G. Lefebvre. Questions agraires au temps de la Terreur, L a Roche-sur-Yon, 19J4, pp. 58-90. 3. A.D. Côte-d'Or, E 1721. Comptes Billard, 1780. Voir aussi le tableau des rentes, document v.

La fortune

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nobiliaire

forêt), la configuration du parcellaire, l'apport important des droits seigneuriaux, les types de tenure à bail et la gestion.4 (Extrait de: The House of Saulx-Tavanes, Versailles and Burgundy, ijoo-1830, Baltimore (Md.), Johns Hopkins University Press, 1971. Traduit et publié avec l'autorisations des éditeurs. Traduction par A. Chamoux.)

J . Meyer

Les difficultés de cour

économiques

de la noblesse

Il ne nous appartient pas de développer ici les raisons internes des difficultés familiales de la noblesse de Cour. Ces raisons sont d'ailleurs bien connues.1 L a principale réside, sans doute, dans le déséquilibre croissant entre les revenus et les dépenses.2 En face de revenus, qui s'accroissent régulièrement à partir de 1735-1740 (ils ont plus ou moins stagné pendant tout le premier tiers du siècle), les dépenses augmentent encore davantage. Désir de paraître, entraînement des modes, transformation des genres de vie, dépenses d'équipement pour l'armée, constructions somptuaires viennent s'ajouter aux dépenses de désœuvrement, aux frais de gestion qui croissent parallèlement aux revenus. Ces fortunes sont d'ailleurs grevées de contrats de constitution et de dettes héritées des générations précédentes. En 1783, le train de vie des Rohan4. Nous avons de bonnes raisons mais pas de vraies preuves statistiques, car il existe peu d'études de domaines. Voir entre autres D. Roche «Aperçus sur la fortune et les revenus des princes de Condé à l'aube du xvm e siècle», Revue d'histoire moderne et contemporaine, xiv, juillet-sept. 1967, pp. 217-43; B. Hyslop, L'Apanage de Philippe-Egalité, Duc d'Orléans, 1785-91, Paris, 1965. 1. On relira les excellentes pages de la conclusion de G. Livet, Le duc de Mazarin, gouverneur d'Alsace, p. 1 1 5 - 1 1 6 . Il insiste sur l'hétérogénéité des fortunes amassées le plus souvent sans dessein précis, et sur leur précarité. 2. Lettres de M m e de Sévigné, op. cit., tome 11, p. 822 (21-8-1680): «la gueuserie des courtisans: ils n'ont jamais un sou, et font tous les voyages, toutes les campagnes, suivent toutes les modes, sont de tous les bals . . . et vont toujours, quoi qu'ils soient abîmés; j'oubliais le jeu, qui est un bel article, leurs terres diminuent, ils vont toujours».

Assises foncières et capitalisme

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Guéménée est évalué à 720 000 livres, compte non tenu de 14 000 livres pour les appointements de la domesticité et de 40 000 livres de frais de gestion, soit un total de 775 000 livres, entraînant un déficit annuel d'environ 225 000 livres. 3 L'exemple des Rohan-Guéménée permet de donner une idée précise de l'énorme déséquilibre qui pouvait se créer entre revenus et dépenses. L a liquidation de 1782/83 avouait un déficit de 6 373 686 livres. 4 Mais elle ne tenait pas compte du krach de la banque. T e l quelle, elle montre bien la composition de la fortune. L e prince de Rohan et le prince de Guéménée totalisaient au moins 365 000 livres de revenus terriens 5 , à quoi s'ajoutaient 1J4 joo livres de pensions diverses touchées à la Cour et 14 500 livres provenant, soit de la location de l'hôtel de Villeroy à Paris (2 500 livres), soit de rentes sur la ville de Paris (12 000 livres par an). 6 Ainsi les 3. En 1764, les dettes passives de la duchesse d'Ancenis se montent à 428993 livres dont 1 291 de frais de maladies, 5353 livres de frais de funérailles, 44 100 livres de legs de testament, 10 650 livres de dons aux domestiques, 9 316 livres de pensions viagères à payer à des religieuses ou à des employées (soit un capital d'environ 190 000 livres), et 6 933 livres de rentes perpétuelles (soit un capital de 121 000 livres). Il restait dû pour l'administration des terres (dont la majeure partie en Bretagne, et y compris les impositions royales) 36684 livres (soit j 291 livres pour la capitation et le vingtième), 3 005 livres pour les «dépenses de bouche», et 7 7 1 9 livres pour les gages et les dépenses diverses. Encore toutes ces dépenses sont-elles parfaitement normales et ne présentent-elles, en dehors de l'exécution du testament - qui monte à lui seul à 375 750 livres - aucun signe de mauvaise gestion, bien au contraire (A.D. L.-At., E, Titres de famille 655, se référant aux inventaires après décès passés du j-8-1784 au 24-71785 devant M e Brichard notaire au Châtelet: minutier central XXIII, 776). 4. A.N., T 286-3, étert du 1-8-1782. L a proclamation officielle de la faillite date du 7-10-1782. 5. Dont 30 000 livres pour le duché de Montbazon, 30 000 livres pour la terre d'Ussé; 30 000 livres pour Marpagnier, 82 000 livres pour la principauté de Guéméné, 10 000 livres pour Montaillon et 4 000 livres pour Groherenen-Rohan. Toutes ces terres appartiennent au prince de Rohan. Les terres du Chastel et de Carman rapportent au moins 90 000 livres, celles de Rostrenen 30 000, celles de Bain 30 000, celles de Lorient environ 214 000 livres. A titre de comparaison, les revenus de L a Trémoïlle étaient de 200 000 livres de rente (H. Carré, La noblesse de France et l'opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, 1920, p. $3). 6. Pension au duc de Soubise: 31 500 livres; pension au même à cause de l'Écurie: 30000 livres; pension à Madame de Marsan: 25000 livres; revenu de la charge de gouvernante des enfants de France: 60000 livres; pension de survivance de lieutenant de gendarme: 8 000 livres. Sur les

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revenus annuels peuvent-ils être estimés à environ 500 000 livres 7 , dont 7 0 % en revenus terriens et 3 0 % en revenus de la Cour. Ces sommes énormes sont cependant insuffisantes pour couvrir les dépenses courantes, déjà considérables. 8 Or les dettes se sont accumulées depuis des décennies. Une rente annuelle de 80 000 livres au duc de Lauzun s'explique par l'achat à crédit de la terre de Chastel. Mais il restait 22 000 livres de pensions annuelles, 80 000 livres de rentes perpétuelles, 29 3 66 livres de tontines, sans compter les dettes aux fournisseurs réduites à un sixième de leur valeur, soit en-

revenus de la noblesse de Cour, cf. les passages classiques de G. Lefeubvre, La Révolution aristocratique, C.D.U., p. 15 (la princesse de Lamballe touche 170 000 livres comme surintendante de la maison de la Reine, etc.), p. 19, sur les spéculations de Mgr de Rohan en tant qu'administrateur de l'hospice des Quinze-Vingt, etc. Il serait intéressant de comparer les chiffres des archives avec ceux avancés par Saint-Simon. En 1740, il estime l'ensemble des revenus des Bourbon-Condé au total énorme de 2 400 000 livres de rente annuelle «sans le p o r t e f e u i l l e . . . et un amas prodigieux de raretés de toute espèce, avec une très grande augmentation des pierreries». (Rappelons que la taille du diamant ne s'est généralisée qu'au x v m e siècle et a entraîné une véritable folie du diamant.) En 1709, le père de «M. le Duc» avait laissé «outre les pierreries et les meubles» d'une valeur de plusieurs millions, l'hôtel de Condé et de Chantilly, 1 800 000 livres de rentes, y compris une pension de 150000 livres de premier prince du sang, sa charge de grand-maître et son gouvernement (Mémoires, op. cit., tome ni, p. 1113). Sur ces revenus, les propriétés terriennes bretonnes sont estimées, vers le milieu du siècle, à environ 550000 livres. Quant aux Rohan-Soubise, Saint-Simon estime, en 1712, leur revenu annuel à environ 400000 livres (A.D. I.-V., C 2157; Mémoires, tome iv, p. 46). Sur la noblesse parisienne: D. Roche, «Recherches sur la noblesse parisienne au milieu du x v m e siècle: la noblesse du Marais», Actes du 86e Congrès des sociétés savantes, Paris, 1962, p. 541-578, et en particulier la carte de la répartition de la propriété foncière, p. 551 et celle de la répartition de la noblesse de Cour à Paris, p. 545. 7. En 1781, 505 000 livres. Les bilans oscillent, suivant les années, entre 500000 et 505000 livres (1780-1785). On a parfois l'impression qu'une partie des revenus - assez minime d'ailleurs - a dû être comptée en nonvaleurs (ce qui est tout à fait crédible), ou bien a dû être défalquée plus ou moins subrepticement au profit de la famille (?). 8. [J. Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle,] p. 914. Les besoins annuels «normaux» se décomposent ainsi: 80 000 livres pour le prince de Rohan, 250 000 livres pour la maison du prince de Guéméné, 350 000 livres pour celle de la princesse de Guéméné et 40 000 livres pour celle des jeunes princes.

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viron 30 000 livres. Les seuls besoins de l'année 1782 se montent à 1 974 837 livres, ceux de 1783 à 2909000 livres pour un revenu net de 1 000 000. Enfin, des dettes diverses s'élèvent à 2 500 000 livres. 9 L a lecture, même sommaire, de ce bilan, fait apparaître les deux raisons de la faillite: d'une part, l'incapacité d'adapter les dépenses courantes au montant des recettes entraîne déjà un déficit annuel permanent dont les effets sont cumulatifs; d'autre part, les exigences immédiates de la vie quotidienne, les impératifs des contrats de mariage et des testaments, les habitudes du partage noble 10 , gonflent la masse des contrats de constitut, des rentes viagères ou perpétuelles en un amas de dettes qui écrase et hypothèque les fortunes les mieux assises. Encore la crise aurait-elle éclaté beaucoup plus tôt si la création de la banque n'avait drainé une bonne partie de l'argent de la Basse-Bretagne, permettant ainsi de maintenir le train de vie pendant quelques années supplémentaires. On peut estimer qu'à elle seule, elle a encaissé près de 25 millions de livres . . . Il est inutile d'épiloguer sur les conséquences économiques et sociales d'une pareille ponction. Une bonne partie de l'esprit révolutionnaire de la Basse-Bretagne s'explique par le krach de 1732 et les misères qu'il a entraînées tant dans la bourgeoisie que dans le peuple. On imagine aisément les répercussions psychologiques dans l'ensemble de la province. 11 Certes, la situation de la plupart des familles de la noblesse de Cour n'est pas aussi dramatique. Mais il est bien rare qu'une succession ne présente pas de difficultés et l'on peut préciser quelques faiblesses évidentes des fortunes nobiliaires 9. L a faillite des Rohan-Guéménée fut l'occasion d'une mordante épigramme de Chamfort, Considérations..., op. cit., p. 187: «Louis X V a fait banqueroute en détail trois ou quatre fois, et on n'en jure pas moins foi de gentilhomme. Celle de M. de Guéméné n'y réussira pas m i e u x . . . » . L a liquidation officielle de la faillite fut proclamée par un arrêt du Conseil du 13-8-1786. 10. Même pour les familles nobles non bretonnes, il y a obligation de partager noblement, suivant les règles habituelles de la Coutume de Bretagne, les possessions foncières sises dans la province. 11. L a banque fondée, en 1778, par M. du Couëdic (et qui semble avoir été plus ou moins soutenue par le «Bastion») avait spécialement acquis la confiance des Brestois qui comptaient à eux seuls pour 2 700 000 livres de dépôts.

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de la Cour. Ainsi, les testateurs ne savent pas toujours se limiter aux possibilités réelles des fortunes. En 1784, l'ensemble des «dettes passives» de la duchesse d'Ancenis se chiffre à 428093 livres. 12 Or, testament, funérailles, etc., représentent, à eux seuls, un débours de 372 000 livres contre à peine 56000 livres pour les dettes «normales» . . . Par conséquent dans une fortune assez bien gérée, le testament représente 8 7 % des dettes! Par contraste, un Bréhand-Plélo ne s'engage que pour des sommes plus limitées - 1 5 000 livres en 1764. 13 Les contrats de mariages sont aussi une occasion fréquente de se faire paraître plus riche qu'on ne l'est en réalité. L a dot de Mlle de Cambout, mariée en 1638 à un d'Aligre, s'élève à joo 000 livres . . ,14 et ce n'est là qu'un chiffre faible à côté des sommes stipulées dans d'autres contrats. 15 D'ailleurs, le partage de certaines successions s'enlise dans d'interminables discussions familiales et juridiques. Celle des Coislin, ouverte dès 1 7 1 1 , se prolonge jusqu'en 1770. L a querelle porte, en particulier, sur la manière dont il convient d'apprécier la valeur du duché de Coislin, estimé entre 200 000 . . . et 800 000 livres de capital. 16 Il est à peine besoin d'insister sur l'énormité du train de vie de presque toutes ces familles de noblesse de Cour. En dépit de l'importance des revenus, les plus grands seigneurs sont obligés de multiplier les emprunts à court terme à des taux d'intérêt élevés. Samuel Bernard s'était fait le spécialiste de ce genre de prêts. 17 Ainsi l'un des prêts de 31 500 livres consenti pour un an en 1731, mais qui n'a été honoré qu'en 12. [J. Meyer, La noblesse bretonne ..op. ci/.,] p. 87J, note 1. 13. A.N., Minutier central LVi-112, Dutartre, 29-5-1764. Sur le comte de Plélo, Rathény, Le comte de Plêlo, Paris, 1876. 14. A.D. L.-At., E, Titres de famille 705-710. 15. Il était absolument impossible dans certains cas de payer les chiffres convenus - dont on se contentait de verser la rente à 5 % . L'habitude de procéder ainsi se retrouuve dans tous les milieux sociaux de l'ancien régime. 16. Cette différence ne s'explique qu'en partie par la plus-value prise par les terres du fait de la hausse des prix. Elle résulté de l'opposition des intérêts en présence. Mais elle illustre aussi la fragilité de certaines évaluations r é c e n t e s . . . 17. Saint-Germain, Samuel Bernard, le banquier des rois, Paris, 1960 p. 267.

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1733, a rapporté 3 458 livres d'intérêts, soit un taux de 10%. 1 8 Mêmes opérations en faveur du duc de Bourbon-Condé pour un total de 600 000 livres. 19 Pratiquement, toute la haute noblesse de Cour, d'origine bretonne ou possessionnée en Bretagne, apparaît sur ces listes de prêts.20 Elle n'empruntait d'ailleurs pas seulement aux grands banquiers parisiens. Il n'est guère de faillite de négociant nantais qui ne contienne quelque créance sur des nobles de Cour. Pour nous borner à un seul exemple, on peut relever, dans l'actif de la faillite Darquistade, un contrat de constitution de 2 j 000 livres sur la princesse de Rohan, un de 12 000 livres sur M. et Mme de Choiseul (hypothéqué sur la charge de lieutenant général de la province d'Auvergne), un de 13 200 livres sur Mlle de Nemours. 21 Aussi le «fumage des terres» - dont les négociants bretons ne sont nullement privés 22 - devient-il souvent une nécessité. L e maréchal de Broglie avait ainsi épousé une Locquet de Grandville (originaire de Saint-Malo). Une anecdote célèbre, connue de toute la Cour, utilisée tant dans les Mémoires du maréchal de Créquy que par Chamfort, illustre bien la situation: «son mari lui disait des sottises en prétendant que son alliance lui avait fermé les portes de tous les grands chapitres 1 8 . Ibid., p. 2 6 1 . 1 9 . Ibid., p. 2 6 9 . 2 0 . Ibid., p. 2 7 0 - 2 7 4 . Les prêts les plus importants sont ceux du duc de L a Trémoïlle ( 6 8 8 0 0 livres), de Beringhem (environ 7 0 0 0 0 livres), du comte de Goësbriand ( 5 3 6 0 0 livres), du comte de Plélo ( 1 0 0 0 0 livres), etc. 2 1 . A . D . L . - A t . , B 5 6 1 7 / 5 6 1 9 , 2 J - 1 0 - 1 7 4 8 - sans compter un prêt de 9 2 5 0 0 livres sur M . «de Daguesseau» et M m e de Courcillon. Les deux contrats sur les Choiseul et M l l e de Nemours sont en réalité des subrogations d'un autre contrat de constitution consenti par le trésorier général des États de Bretagne, J. B. Boyer, le 2 0 - 6 - 1 7 2 1 (notaire Biard de Rennes) pour un montant de 1 2 8 8 3 j livres. L'accumulation des prêts (et donc des dettes) par contrats de constitut se complique du fait que ces contrats sont couramment utilisés comme moyen de paiement et circulent constamment à la manière d'une véritable m o n n a i e . . . O n pourrait allonger la liste de ces prêts à l'infini. En 1 7 2 3 , par exemple, la princesse Louise A d é l a ï d e de Bourbon Conti emprunte, par l'intermédiaire du premier président de Brilhac auprès des négociants nantais, René Montaudoin (A.D. L . - A t . , 11, Not. 3 4 5 , Boufflet, 1 4 - 1 - 1 7 2 3 , emprunt de j 8 8 3 j livres au denier 5 0 , soit une rente annuelle de 1 1 7 6 livres, subrogée le 2 6 - 2 - 1 7 2 3 à J. Danguy) et Antoine Espivent de L a Villeboisnet (ibid., 1 8 - 1 - 1 7 2 3 , 4 0 0 0 0 livres = 8 0 0 livres de rente annuelle), etc. 22.

[J. Meyer, La noblesse bretonne ...,

op. cit.,] exergue, p. 2 2 9 - 2 3 0 .

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à leurs enfants. Vous n'aviez pas besoin de cela pour être refusé dans les chapitres, lui répondit-elle. Je n'ai jamais fermé d'autres portes à mes enfants que celles de l'hôpital». 23 Ces causes d'endettement multipliées expliquent la nécessité dans laquelle se trouve mainte famille de Cour de vendre une partie de ses propriétés bretonnes, soit pour éteindre quelque dette particulièrement criante, soit pour partager le produit de la vente entre plusieurs héritiers. 24 (Extrait de: La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1966. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur.)

Abbé Coyer

Plaidoyer pour ta noblesse commerçante

Noblesse Françoise que la fortune à maltraitée, la Nature vous fit pour jouir. Voulez-vous toujours ressembler au malheureux Tantale? Il finiroit sa peine si comme vous il pouvoit atteindre aux fruits. Il n'y en a point sur vos arbres généalogiques. Vos femmes vous demandent une subsistance décente, vos enfans de l'éducation et des établissemens: estce en remuant les cendres de vos ancêtres que vous trouverez des trésors pour remplir ces devoirs sacrés? L a Patrie attend vos services; vous n'êtes plus, comme autrefois, lorsque dans les assemblées de la Nation vous pouviez conseiller et soutenir le bien; on ne s'informe pas seulement si vous avez des têtes. Vous montrez vos bras. Vous offrez vos épées: on en a d'autres dont la poignée est d'or. Cherchez donc ailleurs de l'importance, faites le seul bien que vous pouvez faire, il est assez grand si vous avez assez de courage, de ce courage d'esprit qui est bien plus rare que celui du cœur. Devenez par le Commerce des dieux tutélaires pour vos femmes et vos enfans. Devenez pour la Patrie les nourriciers des terres, la vie des Arts, le soutien de la population, l'appui de notre Marine, l'ame de nos Colonies, le nerf de l'Etat, les instrumens de la fortune publique. N'est-il pas tems de vous en-

23. B.M. Nantes, Ms 1838. 24. Ou parfois pour réinvestir en biens fonciers plus proches de Paris (plus faciles à exploiter).

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ni

nuyer de votre inutilité et de votre misere? Faut-il qu'une opinion Gothique vous y tienne cloués à jamais? Vous craignez le mépris et vous restez dans l'indigence! Vous aimez la considération et vous êtes nuls! Victimes éternelles du préjugé qui vous tue. L e règne de Louis le Grand, fut le siècle du génie et des conquêtes. Que le règne de Louis le Bien-aimé, soit celui de la Philosophie, du Commerce et du bonheur. Extrait de: La noblesse commerçante, Paris et Londres, 1756.)

Chevalier d'Arc

Réquisitoire contre la noblesse commerçante

Les fonctions de la Noblesse sont en général, et principalement en France ainsi que dans tout Etat belliqueux, de soutenir la gloire et les intérêts du Prince et de la nation, de verser tout son sang pour défendre ceux dont le travail journalier contribue à la subsistance et à son bien être, et de rendre la justice aux Citoyens, sous l'autorité des loix qu'elle doit maintenir, portion du pouvoir souverain que le monarque lui confie. J'observe, j e décompose, j'examine et j e ne vois rien dans les fonctions de cette classe qui puisse être seulement relatif au Commerce; tout, au contraire, paroît l'en éloigner. Mais si j e considéré la troisième classe, j e trouve que ses fonctions sont principalement de faire valoir les Fonds de l'Etat, les Terres, l'Industrie et l'argent; c'est donc dans cette classe qu'il faut chercher les richesses et les ressources de l'Etat; c'est donc à cette classe seule qu'appartiennent les Cultivateurs, les Commerçans, les Dépositaires des Finances, les Artisans, enfin les Citoyens en sous-ordre, si l'on peut parler ainsi, qui servent les Citoyens des autres classes, et qui composent le bas peuple. Si les Commerçans sont compris naturellement dans la troisième classe, et que dans les fonctions de la seconde il ne se trouve rien de relatif au Commerce, on ne peut donc, sans choquer le grand axiome du gouvernement monarchique, introduire le Commerce parmi la noblesse, ou amener la

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Noblesse dans le Commerce: par conséquent on ne peut la rendre commerçante sans blesser l'inégalité harmonique des rangs: par conséquent on ne peut la rendre commerçante sans vicier l'Etat [ . . . ] [. . .] Noblesse Françoise voulez-vous être riche? Quittez ce luxe qui vous dégrade, pour ainsi dire, aux yeux de vos voisins. C'est le fer, c'est le courage qui le guide, qui triomphent de l'ennemi, et non les ornemens qui brillent sur le fer. Ce n'est pas sur vous que la sagesse du Gouvernement a dû compter pour mettre l'industrie en valeur. Laissez cette pompe inutile à ceux qu'elle peut consoler de n'être pas nés dans votre sein. Vos ayeuls, vos vertus, les services rendus à la patrie, voilà votre véritable grandeur, et la simplicité en releve encore l'éclat. Qu'un Gentilhomme ose être grand, il sera riche. Eh! quoi! vous balancez encore! Qui arborera le premier, dites-vous, l'étendart de la réforme? Qui donnera le premier l'exemple de la simplicité? Quel est enfin le garant que cet exemple sera assez unanimement suivi pour ne pas jetter un ridicule sur ceux qui auront eu le courage de s'y soumettre? (Extrait de: La noblesse militaire, Paris, 1756.)

G. Chaussinand-Nogaret

Noblesse et capitalisme

En fait les conditions théoriques d'un développement du capitalisme et en particulier d'un capitalisme de type industriel - se trouvaient réunies dans la noblesse mieux que dans aucun groupe social contemporain. L a noblesse au sens large - nobles d'extraction et officiers royaux et des cours souveraines — possédait les instruments de la puissance capitaliste (sol, bois, f o r g e s . . . ) , les capitaux (rente foncière et crédit) qui permettaient l'investissement, l'influence à la cour qui la mettait dans la position la plus favorable pour obtenir privilèges et concessions. Les obstacles qui auraient pu stériliser ses initiatives avaient disparu. En effet les interdictions qui condamnaient la noblesse à la passivité économique se sont progressivement levées et au x v m e siècle aucune disposition juridique ne s'oppose plus à la participation nobi-

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liaire aux entreprises industrielles et commerciales. Rien sauf, peut-être, un courant de pensée représenté par le chevalier d'Arc, Mirabeau et Grimm. Mais justement cette attitude est une réaction de défense contre une mode qui tend à l'emporter. L'anglomanie, Voltaire ont prôné l'exemple anglais et, en France même, de nobles jacobites ont montré la voie à suivre. Les liens de l'aristocratie avec l a haute finance ont facilité l'insertion dans le monde des affaires. Or, il s'agit de bien autre chose que d'un engouement passager. C e qui est en cause c'est l'existence matérielle du groupe, c'est le besoin d'argent profondément ressenti par la petite noblesse nécessiteuse mais surtout par la noblesse de cour dont les ressources ne croissent pas au même rythme que les dépenses. L e s obligations de la noblesse dorée, pour soutenir le train coûteux de la cour et la vie dispendieuse de la capitale, ne lui permettent plus de se contenter du seul produit de ses revenus fonciers, même si l'on demande à ceux-ci un rendement accru - et c'est le sens de la réfection des terriers qui ne doit pas être interprétée comme une «réaction féodale» mais comme une manœuvre de rentiers pour accroître le profit. D é g a g e r du domaine des ressources supplémentaires se révélait insuffisant. L a noblesse chercha un complément de revenus dans le commerce et l'industrie. Dans la seconde moitié du x v m e siècle elle passa des intentions aux actes et son dynamisme se manifesta dans une variété infinie d'entreprises qui font d'elle bien plus que de la bourgeoisie - qui a besoin d'abord de la Révolution pour se débarrasser de la stérile tentation officière et pour s'assurer, par la redistribution des terres de la Nation, des assises foncières qui lui permettront de dégager les ressources nécessaires à l'investissement économique - la véritable classe capitaliste de la f i n de l ' A n c i e n Régime. Commerce et exploitation coloniale, et ce sont les Luynes, qui prennent rang en tête des armateurs nantais; c'est aussi la Compagnie de G u y a n e formée en 1775 par le comte de Jumilhac et trois fermiers généraux 1 , pour des entreprises de culture à la G u y a n e française et le commerce sur la côte occidentale d ' A f r i q u e . Suivant l'exemple donné par le Roi à Sèvres, toute l a grande noblesse se lance dans la manufacture. 1. A.N. Col. C14/46.

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Le duc d'Orléans a des verreries à Cotterets et à Bagneux, le comte d'Artois crée la fabrique de produits chimiques de Javel, le prince de Conti a une manufacture près de Soissons; Choiseul s'associe à une entreprise d'aciéries à Amboise, le comte de Broglie à une forge d'acier à Ruffec. L e duc de la Rochefoucauld-Liancourt dirige une manufacture de toiles près de Liancourt et le marquis de Caulaincourt une fabrique de mousselines en Picardie. 2 Créée par des financiers et des secrétaires du Roi, la manufacture de Saint-Gobain s'ouvre en 1752 aux grands seigneurs: Anne de Montmorency, le vicomte de Ségur, L a Vieuville, L a Luzerne, le comte de Jaucourt, le marquis de la Ferté-Imbault viennent siéger au conseil d'administration. 3 Les entreprises minières et sidérurgiques, cela va de soi, attirent tout particulièrement la noblesse. Tout seigneur a sa concession. Les ducs d'Humières et d'Aumont dans le Boulonnais, le duc de Chaulnes à Ingrandes, le duc de Béthune-Charost à Roche-La-Molière. L e comte de Buffon a des forges sur sa terre de Montbard: comme au Creusot, il utilise le procédé de Jars. L e baron d'Allarde, associé au comte de Brassac, écoule à Paris le charbon de ses terres. En 1771, première ébauche du Creusot: une société pour la fabrication du coke et son utilisation pour la production de la fonte, est fondée par un aristocrate jacobite, William Stuart, un noble lorrain, le baron de Kesling, le chevalier de Melleville et Roettiers de la Tour, graveur des monnaies de France. 4 En 1765 le marquis de Mirabeau - le même qui pourtant accuse l'abbé Coyer de vouloir renverser la constitution de l'État - a formé une société par actions pour exploiter le plomb de Glanges en Limousin; les actionnaires sont trois ducs (Nivernais, Aumont, Duras), cinq marquis, deux comtes, l'intendant Turgot, deux marquises et deux comtesses.5 Les principaux intéressés à la Compagnie des mines d'Anzin, fondée en 1757, sont le prince de Croy, le marquis de Cernay et le vicomte Desandrouins. Et c'est en2. Carré, La Noblesse de France et l'opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, 1920, p. 146. 3. A . Cochin, La Manufacture des glaces de Saint-Gobain, Paris, 186$. 4. J. Chevalier, Le Creusot, berceau de la grande industrie française, Paris, 1946, p. $ I - S Î -

j . H. Carré, op. cit., p. 145. Voir aussi B. Gille, Les Origines grande industrie métallurgique en France, Paris, 1947.

de la

Assises foncières et capitalisme

core un noble, le marquis de Traisnel, qui fonde en 1773 la Compagnie d'Aniche. 6 Dans la société des mines de Châtelaudren en Bretagne - société originale qui avait dès avant 1774 inauguré les actions au porteur - on trouve également des jacobites représentés par François Rothe et la duchesse de Powis, des officiers royaux et agents de la Compagnie des Indes comme Pierre de Mory et L e Ray de Chaumont, d'authentiques aristocrates comme le marquis de Briqueville, le comte de Blangy, la comtesse de Beaujeu, la Présidente de L a Fortelle, et même des seigneurs étrangers comme le prince Czartoryski, staroste général de Podolie. 7 L a même composition se retrouve dans la Compagnie des mines de Poullaouën. 8 A Guadalcanal, les aristocrates représentent un groupe compact et presque majoritaire: trois ducs (Harcourt, du Chatelet, L a Rochefoucauld-Liancourt) et une duchesse (Brancas), cinq marquis (Bussy, Levis, des Réaux, d'Houdetot, d'Herissy) et trois marquises (Marbœuf, Cambot, Boursonne), cinq comtes (Blangy, Peyre, Custine, Hautoy, Doria) et trois comtesses (Ruffey, L a Suze, Coaslin), plus le vicomte de la Rochefoucauld, un noble d'origine étrangère et le président de V a u dreuil. Si l'on ajoute à ce parti aristocratique le clan jacobite, de noblesse étrangère mais reconnue en France par lettres patentes, et la petite société des officiers royaux tous anoblis par leur office ou par une charge de secrétaire du Roi, la Compagnie de Guadalcanal apparaît donc comme exclusivement nobiliaire. Son intérêt tient surtout à cette rencontre de trois types sociaux, de trois élites dynamiques, d'origine différentes mais qui se rejoignent au sommet de la pyramide de la société d'Ancien Régime et qui paraissent avoir pris l'initiative de l'essor commercial et industriel du xvin® siècle. (Extrait de l'article «Une entreprise française en Espagne: Guadalcanal», Revue d'Histoire moderne et contemporaine, avr.-juin 1973. Reproduit avec l'autorisation des éditeurs.)

6. A . de Saint-Léger, Les Mines d'Anzin et d'Aniche, 7. A . N . Minutier Central xxvi, 619 et 6f 1. 8. Ibid., 634 et 643.

Paris, 1938.

4. noblesse et bourgeoisie: le problème de la nomination aux emplois

Introduction L a noblesse se réservait-elle le monopole des grades, des fonctions civiles ou militaires à l'exclusion de la bourgeoisie? L a «réaction aristocratique» a-t-elle renforcé l'importance du privilège de naissance et interrompu brusquement le processus de la promotion bourgeoise? Les réponses à ces questions sont souvent plus passionnées qu'érudites, et l'on n'aura une vision claire du phénomène que lorsque des études quantitatives auront apporté des précisions sur le recrutement des officiers, des parlementaires, de l'armée et de tous les corps où la réaction a pu s'exercer. Il semble bien, pour l'instant, que des mesures maladroites mais largement inefficaces aient piqué au vif une opinion bourgeoise d'autant plus susceptible qu'elle s'était habituée à ne plus connaître d'entraves. L a réaction, si tant est qu'elle ait eu lieu, fut une riposte à une pression bourgeoise que l'enrichissement et la culture avaient élargie à des fractions de plus en plus nombreuses du tiers état. L a promotion bourgeoise ne fut pas interrompue. Mais l'ambition bourgeoise s'est accrue, s'est enflée démesurément. Ce que l'on considère comme un exclusivisme nobiliaire pourrait bien se révéler en réalité une simple mesure de sauvetage contre un exclusivisme bourgeois. Dans l'armée par example, la mesure de 1781 (édit de Segur) était en grande partie destinée à redonner sa chance à la petite noblesse pauvre trop souvent incapable de servir en dépit de son désir et de sa vocation naturelle, et souvent de son authentique valeur, et à exclure les représentants trop nombreux de la plutocratie. Elle n'interdisait pas à la bourgeoisie la carrière militaire; elle la soumettait seulement à l'obligation de gravir plus lentement les échelons. Les généraux promus par la Révolution sont là pour attester qu'ils étaient déjà officiers sous l'Ancien Régime. 1

La nomination aux emplois

M. Reinhard

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Élite et noblesse: l'anoblissement des militaires et celui des marchands

Encore que classique, cette expression est fâcheusement équivoque. Il ne s'agit ni d'une noblesse qui serait militaire, les autres ne l'étant pas, ni même de l'anoblissement de tous les officiers, mais bien d'un commencement de noblesse accordé dans certaines conditions de service et d'ancienneté. On songe à une manière de décoration, sinon de bonification. L a mesure a un caractère professionnel, corporatif, c'est la nature même de la profession qui explique la distinction: le métier des armes, pour les officiers, avait traditionnellement un caractère noble. On y voit la persistance du prestige de l'épée dans une société issue de la féodalité, l'officier vivait noblement, les nobles qui avaient partagé son service, ses campagnes, pouvaient l'admettre plus aisément parmi eux qu'un bourgeois administrateur. Le service des armes était aussi service du roi, or bien servir le roi était un motif valable d'anoblissement, on remarque, en effet, que les bénéficiaires comparèrent habituellement les conditions auxquelles ils devaient satisfaire avec celle qui concernaient les gens de robe. Ainsi l'édit s'enracine dans le passé, lointain ou proche. On est amené à penser qu'il se rattache aussi aux projets touchant l'avenir immédiat: les prétentions des négociants n'étaient pas ignorées, il eût été incompréhensible que le commerce eût anobli, ainsi que les fonctions administratives, et que, seul, le service des armes ne l'eût pas fait. Il n'en est pas moins remarquable que l'édit publié le 27 novembre 1750 fut la première grande mesure prise par la royauté pour modifier, par une disposition d'ensemble, le recrutement de la noblesse, sous couleur de la ramener à ses origines. «La noblesse la plus ancienne de nos États, déclarait le

1. Les travaux de l'historien américain David Bien renouvellent profondément la question de la réaction aristocratique. Ils seront prochainement publiés par les Annales ESC. Nous en avons eu connaissance trop tard pour pouvoir en faire état ici. L a réaction nobiliaire n'apparaît que dans l'armée où elle fut une simple mesure technique.

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préambule, qui doit sa première origine à la gloire des armes, verra sans doute (sic) avec plaisir que nous regardons la communication de ses privilèges comme le prix le plus flatteur que puissent obtenir ceux qui ont marché sur ses traces pendant la guerre. D é j à anoblis par leurs actions (sic), ils ont le mérite de la noblesse s'ils n'en ont pas encore le titre.» Cette distinction entre noblesse de mérite personnel et noblesse légale est remarquable. L a même pensée s'exprimait plus fortement encore dans l'exposé des motifs que comportaient d'ordinaire les lettres de noblesse accordées à des officiers de l'armée royale: «C'est dans la profession des armes que la noblesse française a pris son origine; c'est cette noblesse guerrière qui a jeté les premiers fondements de notre royaume et qui, prodigue de son sang, en a, par sa valeur, étendu de siècle en siècle la puissance et la gloire. Ces considérations doivent, à l'exemple de nos prédécesseurs, nous exciter à favoriser l'état militaire et à soutenir sa noble existence par les marques et les distinctions qui doivent être les marques de sa fidélité et de sa bravoure. Mais la longueur des temps, les dangers et les hasards de la guerre auraient bientôt épuisé cette noblesse primitive si, dans les familles honnêtes (sic) de notre royaume, il ne s'était élevé successivement des sujets qui, par les preuves qu'ils ont données de leur valeur et de leur courage, dans les différentes occasions où ils se sont rencontrés, ont mérité la confiance de leurs supérieurs, et se sont conduits de manière à ne laisser entre eux et les anciens nobles de notre royaume d'autre différence que celle de mériter personnellement les privilèges et les honneurs dont leurs compagnons d'armes se trouvaient en possession par l a valeur de leurs ancêtres.» Cette théorie du relais pouvait conduire à des conclusions peu agréables à la noblesse de race, en donnant à penser qu'elle-même avait relayé une noblesse antérieure et éteinte, et qu'elle avait eu pour ancêtres, avant le xi e siècle, «des paysans ou pire». N'était-ce pas ce qu'un conseiller au Parlement de Rouen avait objecté à Boulainvilliers 1 ? Pourquoi la noblesse militaire fut-elle créée en 1750? S'il faut en croire le marquis d'Argenson ce serait grâce aux excel1. Drews, Historische Studien, helf 368, p. 43.

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lentes relations qui unissaient le comte d'Argenson — ministre de la guerre - à Machault contrôleur général des finances, car le projet avait été souvent présenté auparavant, mais «aucun des ministres de la guerre n'avait pu l'obtenir, celui de la finance s'y était toujours opposé». 2 L e préambule de l'édit fait valoir aussi la brillante conduite des officiers non nobles au cours de la guerre de succession d'Autriche. On songe évidemment à Chevert, au rôle qu'il joua à Prague et à sa récente nomination au grade de lieutenant-général, ce qui devait le faire bénéficier aussitôt des dispositions de l'édit. Il n'en reste pas moins que cette réglementation qui concernait une catégorie entière et nombreuse constituait une mesure d'une portée exceptionnelle; il y a tout lieu de penser, si l'on observe la timidité des autres édits - notamment celui qui concerne la noblesse commerçante - qu'une telle disposition n'aurait pas été admise s'il n'y avait pas eu de précédents. On a invoqué à juste titre, les édits de mars 1583 et de mars 1600. L'un et l'autre accordaient l'exemption de taille, au bout d'un certain temps de service, aux officiers militaires roturiers, mais il s'agissait d'un privilège qui les rapprochait de la noblesse, non d'un anoblissement. Il convient aussi d'évoquer l'orde de Saint-Louis qui avait accoutumé à voir bénéficier des mêmes honneurs les militaires distingués, nobles ou non, notamment en fonction de la durée de leurs services. On recourut en effet au même critère en 1750. Selon le grade, il fallait de 14 à 30 ans de services, pour bénéficier à vie de l'exemption de la taille, c'était un «commencement de noblesse», à la troisième génération la noblesse devenait entière, transmissible si, l'aïeul, le père puis le fils avaient accompli le temps de service exigé. Seuls les généraux étaient immédiatement anoblis et, avec eux, leur lignage. L'application fut donc instantané pour les généraux roturiers, mais il semble bien qu'il y en ait eu un très petit nombre à cette époque. Quelques autres furent nommés lors des promotions successives, notamment lors des grandes fournées de 1780 et 1784. Il est bien malaisé de discerner les roturiers sur ces listes, autant qu'on puisse le conjecturer il y eut environ une cinquaintaine de maréchaux de camp - sur plus de 770 2. Marquis d'Argenson, Journal, t. vi. p. 295.

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et j ou 6 lieutenants généraux - sur près de 200.3 Il ne paraît pas que la haute noblesse ait vraiment protesté, sinon par quelques mots dédaigneux comme en citent les biographes de Chevert. En revanche l'anoblissement des officiers subalternes et supérieurs eut une toute autre ampleur et la noblesse en prit ombrage 4 , bien qu'on eut accordé aux nobles pauvres une manière de compensation par l'établissement de l'École militaire, précisément en 1750, et par la promesse de la prochaine abolition de la vénalité des grades. Dès 1757 le comte de Gisors écrivait au maréchal de Belle-Isle, son père, que l'édit était préjudiciable à «la pauvre et vraie (sic) noblesse». 5 Et en 1758 Belle-Isle tenta de faire abolir la vénalité, et de faire renvoyer - en pleine guerre — les sous-lieutenants, cornettes et enseignes qui ne pourraient fournir un certificat de noblesse. Mais on s'aperçut alors que la situation était inextricable: des nobles fournissaient des certificats de complaisance à des bourgeois qui étaient leurs créanciers ou leurs protégés, ou dont la famille leur était alliée. Et, quand Choiseul ordonna de réformer les roturiers avant les nobles, en 1763, on se heurta aux mêmes difficultés. 6 On trouvait des roturiers jusque parmi les gardes du corps, l'ordonnance du 22 décembre 1758 prescrivit de les choisir parmi les gentilshommes, mais elle acceptait les fils de gens vivant noblement. 7 C'est pourquoi nous trouverons nombre de lettres de noblesse en faveur d'officiers de la maison du roi, tant il est vrai que la noblesse était trop pauvre pour faire les frais du service du roi. Pour cette même raison des nobles favorisaient individuellement des bourgeois. Des colonels mettaient les emplois de lieutenant et de 3. Voir les états militaires, et particulièrement les notes de S. Churchill qui accompagnent la réédition de celui de 1789. Parmi les roturiers élevés au grade de général figurent les chefs des armes techniques, génie et artillerie, où le talent jouait un tel rôle qu'on pourrait les classer parmi les ingénieurs, aux côtés de leurs collègues des Ponts et Chaussées par exemple. 4. A u contraire Barbier approuvait vivement l'édit (Journal, t. m, p. 188), de même Voltaire (Essai sur les mœurs, édit. Moland, t. n, p. 498). j . Tuetey, Les officiers d'Ancien régime, p. 2$$ et suiv. 6. Carré, La noblesse de France et l'opération publique au XVIIIe siècle, p. 161. 7. Tuetey, ouv. cité, p. 121.

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capitaine aux enchères, des officiers nobles cédaient leurs fonctions, moyennant finances, à des roturiers, et l'on trouvait des fils de bourgeois aisés jusqu'à l'École militaire. 8 Assurément cette impécuniosité des nobles, si elle rendait certains d'entre eux fort accomodants à l'égard des roturiers, ne faisait qu'aigrir la noblesse dans son ensemble, ce fut la cause du fameux édit de 1781, au moment où se développait la troisième génération des nobles militaires selon l'édit de 1750. Désormais bien rares seraient les officiers de fortune dont l'avancement rapide permettrait l'anoblissement, d'ailleurs les portes se fermaient de toutes parts: pour les grades supérieurs seule la haute noblesse était qualifiée en principe à partir de 1788, de même pour les gardes du corps. C'est l'exemple classique de la réaction aristocratique. Du moins depuis quelques trente ans la noblesse militaire avait pu s'organiser, que représentait-elle? En principe on peut le savoir d'après les «lettres d'approbation de services» que devaient solliciter les bénéficiaires. Mais on ne trouve aucune lettre avant 1758, et seulement 3 entre 1758 et 1766; les archives sont donc très incomplètes.9 Dans la suite les documents sont plus nombreux: 13 pour 1776, 25 pour 1 7 8 1 , 13 pour 1784, 10 pour 1790, soit 125 de 1766 à 1790. Au total l'ensemble est peu nombreux, il est aussi peu brillant et semble avoir tenu une place bien discrète qui n'est pas celle d'une élite. L a plupart des bénéficiaires sont demeurés obscurs. Aussi bien les lettres de demande ou les lettres de remerciements revèlent une situation sociale des plus modestes; la plupart font valoir leur pauvreté pour expliquer à quel point l'exemption de taille leur était précieuse. 10 L a limitation fut d'autant plus stricte que la marine ne fut pas admise à bénéficier du régime de la noblesse militaire. 11 8. Tuetey, ouv. cité, p. 131, Carré, ouv. cité, p. 160. 9. Elles sont contenues dans deux cartons, Y A 12$ et 126, aux archives administratives de la guerre. Tuetey n'a pas mentionné ces cartons, mais les recherches qu'il a effectuées sans la série intitulée Travail du Roi lui ont permis d'affirmer que les bureaux de la guerre ont expédié «environ 200 lettres d'approbation de services» (ouv. cité, p. 280) 10. Les lettres mentionnent souvent le nombre des fils de ces officiers, pour 43 officiers, il y a 77 garçons, ce qui indique un taux de natalité assez élevé. 11. Renseignement dû à l'obligeance de M. de Pradel de Lamaze, auquel nous adressons ici tous nos remerciements. «Il s'en faut bien que

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Il n'en reste pas moins que l'édit de 1750 formait une noblesse de fonctions, qui s'ajoutait à la noblesse de robe et qui annonçait la noblesse impériale. En outre, le roi favorisait l'adoption d'une même carrière dans une même lignée, renforçant une tradition bien établie. L'édit de 1750 n'avait pas interrompu l'attribution de lettres de noblesse en faveur d'officiers des armées du roi. Les documents parisiens en mentionnent 6ju, entre 1750 et 1789, la province eut aussi son contingent, par exemple 14 en Normandie et 6 en Bourgogne. Est-il aventureux de supposer que 150 lettres aient été accordées pour l'ensemble du royaume? Ces lettres étaient exclusivement réservées à qui les postulait, méthode contestable mais usuelle. L'intendant joignait son avis à la demande, ce qui prouvait moins la valeur militaire que la situation sociale du postulant. Certains se montraient difficiles et pour des raisons peu militaires, ainsi Feydeau, à Caen, fut défavorable aux deux tiers des demandeurs, tantôt parce qu'ils n'avaient pas d'enfant, tantôt parce qu'ils en avaient: «Je ne vois pas que les lettres qu'ils sollicitent puissent rien ajouter à leur bonheur réel». 13 Seuls étaient appuyés ceux qui possédaient d'éclatants états de service ou des protecteurs éminents, ainsi ce gendarme de la garde du roi, titulaire de trente ans de services, chevalier de Saint-Louis, allié par son mariage à l'ancienne noblesse et protégé par Soubise. L e tiers environ des anoblis appartenaient aux cadres de la maison du roi, on pourrait les classer dans la noblesse du service domestique du roi - selon la nomenclature de L a Rocque - comme le dit une des lettres, ce sont «ceux qui nous approchent de plus près et nous servent avec fidélité et affection». Les autres se répartissent entre officiers de rangs et de services très variés, l'exposé des motifs allègue rarement des mérites extraordinaires, des faits d'armes éclatants. On n'a le service de mer ait autant attiré l'attention et les grâces du gouvernement» remarque un anglais. (John Nickolls, Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne par rapport au commerce, p. 42. 12. L a cadence s'est accrue au cours de la période: 2,27 par an, au lieu de 1,6 dans la période 1737-1750. 13. Archives Calvados, C 6434 à 6440.

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pas la preuve qu'il s'agisse là d'une véritable élite, or c'est pourtant ce qui eût justifié l'octroi des lettres puisque la noblesse militaire récompensait l'ancienneté. Finalement il paraît bien que les mérites se trouvent plutôt parmi les généraux qui représentent une stricte sélection, longuement prolongée. L e prestige de ces anoblis était lié à leur fortune plutôt qu'à leur valeur. Ainsi le père d'Alexandre Berthier mena, quoique anobli par lettres en 1763, une vie assez obscure pour qu'on ait souvent oublié, même parmi ses contemporains, que le prince de Neuchâtel n'avait pas attendu Napoléon pour être noble. En revanche, un mousquetaire, Bailleul, qui jouissait «d'une fortune considérable», put trouver des partis flatteurs à ses trois filles, l'une épousa le baron de Wimpfen, l'autre le marquis de Saffray, la troisième le comte d'Albignac. 1 4 Ce rôle la fortune apparaît encore mieux dans la formation de la noblesse commerçante, comme nous allons le constater. Quoi qu'il en soit, l'anoblissement des militaires ne modifiait guère la vieille notion de l'élite qui reposait précisément sur les vertus militaires. Tout au plus appuyait-elle sur l'importance des années de service, pour un fonctionnaire. A u point de vue social elle altérait assez peu la structure consacrée, on remarqua surtout qu'elle enlevait aux nobles des places auxquelles ils étaient si attachés qu'ils en venaient à déclarer que l'armée royale devait compter autant de postes d'officiers qu'il en fallait pour occuper tous les nobles qui le désiraient. Le divorce entre élite et noblesse apparaît au contraire dans le cas de la noblesse commerçante. «Tant que l'Europe n'a été que guerrière, les souverains qui ont besoin de soldats ont accordé des distinctions à l'état militaire . . . Aujourd'hui que l'Europe devient commerçante, les souverains ont besoin de négociants.» 15 Ainsi, Gournay posait-il en 1754 le principe de l'anoblissement des commerçants, à peu près au moment où l'abbé Coyer préconisait la conversion de la noblesse à l'activité commerciale. 16 L a conjoncture économique peut expliquer la date de ces propos. On sait que l'autorisation de faire du négoce en gros était 14. Boscq de XVIIIe siècle, p. 15. Gournay, 16. Coyer, La

Beaumont, ouv. cité, p. 82; Pezet, Bayeux à la fin du 46. lettre du 10 avril 17J4, (cité par Schelle, Gournay, p. 6$i). noblesse commerçante, 1756.

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depuis longtemps accordé aux nobles, mais on a moins insisté sur l'anoblissement des négociants en gros. On l'observe pourtant en Bretagne dès 162917, puis en Normandie en 1645. 18 C'est en 1712 qu'une mesure d'ensemble fut envisagée pour la première fois. Il s'agissait alors d'empêcher les négociants d'abandonner leurs affaires pour acheter des charges qui les anoblissaient, «ce qui porte un grand préjudice au commerce du royaume». On proposait donc d'accorder aux négociants au moins la noblesse «graduelle» à la condition de poursuivre leur commerce, quitte à leur attribuer la noblesse pleine et entière, ultérieurement et moyennant finances. L'auteur envisageait même de joindre les banquiers et commissionnaires aux négociants, car «ils ne méritent pas moins de considération».19 Ce projet n'eut point de suite à l'époque, déjà se dessinait en effet la réaction aristocratique qui triompha après la mort de Louis X V I avec l'établissement de la polysynodie, du moins souligne-t-il la liaison entre noblesse de charges et noblesse commerçante. Vers le milieu du siècle le Bureau du commerce reprit longuement la question, appuyé par les secrétaires d'état Saint Florentin, Boullongne, Moras. L e conflit qui éclata aussitôt a été suffisamment étudié pour ne point insister ici.20 Il importe pourtant de souligner que l'opposition ne se manifesta pas uniquement dans les rangs de la noblesse, mais dans ceux des marchands, rivaux jaloux des négociants. Leurs corps de métiers, notamment les six grands corps de Paris, s'étaient plaints d'une humiliante démarcation qui, par l'anoblissement des négociants, ravalerait les marchands au niveau des boutiquiers. C'est même cette opposition qui fit échouer un projet d'anoblissement des négociants en 1759. Quelques années plus tard, en 1765, les auteurs du nouveau projet firent bénéficier

17. Du Halgouet, Les gentilhommes commerçants en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1936, p. 167. 18. L a Roque, ouv. cité, p. 250. 19. Bibliothèque Nationale, manuscrits Clairambault, 297, folio 239. Ce projet semble avoir été ignoré jusqu'ici des auteurs qui ont étudié la noblesse commerçante. 20. Voir surtout Lévy-Bruhl, «La noblesse de France et le commerce à la fin de l'Ancien Régime», Revue d'Histoire moderne, 1933; Charles-A. Foster, La noblesse dans l'industrie et le commerce, thèse dactylographiée, 1949; Du Halgouet, ouv. cité.

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Paris d'une mesure de faveur pour réduire cette opposition venue du Tiers État. D'autre part les physiocrates s'étaient montrés hostiles. L e marquis de Mirabeau avait fulminé au nom des principes «fondamentaux de la monarchie». Turgot lui-même, fils d'un prévôt des marchands, avait exprimé des réserves qui furent observées dans la rédaction de l'édit: «On ne peut douter, écrivait-il à Trudaine en 1766, que cette distinction honorifique {sic), accordée de temps en temps à quelques commerçants (sic) ne soit très propre à faire naître parmi eux une émulation utile». «C'est un témoignage solennel que donne le gouvernement de la considération avec laquelle il regarde l'état de commerçant, c'est pour eux un gage de la considération publique et un motif d'estimer leur état et d'y rester attachés. Mais cette faveur ne doit pas être prodiguée. Elle doit, ce me semble, être réservée à des négociants d'un ordre supérieur, qui, par l'étendue et la nouveauté de leurs entreprises, ont fait faire un progrès réel au commerce de la nation, à ceux qui, dans des temps difficiles, ont servi l'État de leur fortune ou de leur crédit, à ceux qui ont introduit dans la nation une industrie inconnue avant eux et propre à former une branche de commerce avantageuse». 21 Trudaine suivit cette ligne de conduite et la législation fut remarquablement prudente, elle fut adoptée à une date où le commerce de mer était en déclin. L'arrêt du Conseil du 30 octobre 1767 consacra l'autorisation accordée aux nobles de se livrer au commerce en gros, mais il n'octroya aux négociants que des distinctions honorifiques les rapprochant de la noblesse sans les faire entrer dans cet ordre: «Veut et entend Sa Majesté qu'ils soient réputés vivant noblement, aient rang et séance en ladite qualité dans les assemblées de villes et autres, qu'ils soient exempts de milice, qu'ils portent l'épée dans la ville et des armes au cours de leurs voyages.» C'était renforcer le statut légal de cette classe intermédiaire, étrangère et inférieure à la noblesse, mais placée à la tête du Tiers, qu'était la bourgeoisie vivant noblement. L a 21.

Schelle, Œuvres de Turgot, t. II, p. 479.

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structure de la bourgeoisie française multipliait les degrés de la hiérarchie sans rompre les démarcations entre nobles et non nobles. Les médecins, avocats et robins n'ayant pas d'office anoblissant, les propriétaires vivant de leurs seuls revenus, appartenaient à la bourgeoisie «vivant noblement», ce qui leur valait quelques privilèges. Ainsi leurs enfants ne risquaient pas d'essuyer l'avanie d'être écartés des charges pour indignité, en raison de leur «basse extraction». 22 Mais ce n'était pas là une innovation, non plus qu'une mesure propre à donner satisfaction aux négociants. Bien plutôt c'était souligner qu'ils demeuraient hors de la noblesse, c'était les rattacher à une catégorie qui supportait plus impatiemment que toute autre de ne pas être anobli. Pourtant l'arrêt accordait une concession chichement limitée: l'octroi annuel de deux lettres de noblesse en faveur de négociants importants, fils et petit-fils de négociants distingués. L a portée de cette mesure ne peut apparaître qu'après l'examen de son application, ce qui n'a pas été fait, pas même esquissé, à la différence de l'édit sur la noblesse militaire. Il convient de remarquer en premier lieu que l'innovation consistait dans la régularité du nombre des lettres accordées, car le fait d'anoblir des négociants n'était pas nouveau, mais d'après nos sources, 7 lettres seulement avaient été atribuées en seize ans, avant l'édit. Il n'était pas nouveau non plus d'exalter les mérites du négoce, l'exposé des motifs de lettres antérieures accordées à des négociants contenait des déclarations de principes qui ne laissaient rien à désirer. 23 Ainsi, en févier 1756 les lettres anoblissant Jean et Barthélémy L e Couteulx, négociants à Rouen: «Le commerce a toujours été regardé comme une des sources les plus sûres et les plus fécondes de la force et de la puissance des États . . . Nous remarquons que la plupart des familles qui s'adonnent au commerce ne l'envisagent que comme un moyen de passer à des emplois décorés de titres et de prérogatives leur paraissant communiquer un état plus zi. U n fils de marchand tanneur et aubergiste d'Avallon fut éconduit pour basse extraction, alors que son père voulait lui acheter une charge de procureur du roi (Tartat, Avallon au XVIIIe siècle, t. 11, p. 55). Il en était de même pour l'entrée dans les écoles militaires avant l'ordonnance de 1781. 23. Arch. Seine-Maritime, Cour des Aides, 11 mai 1754.

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honorable... préjugé, si nuisible au progrès du commerce. [Il importait de] faire connaître à la nation qu'elle pouvait trouver dans le commerce l'honorable comme l'utile».24 Ainsi la royauté donnait-elle raison à Gournay: les états avaient besoin de négociants autant que de militaires. Mais ces attendus n'avaient pas l'éclat flatteur des considérations sur la bravoure, sur le dévouement au roi, sur les actions d'éclat. L'utilité sociale apparaissait plus que le mérite personnel et que la nécessité d'accorder une récompense à ceux que leur succès avait déjà enrichis. Les bénéficiaires enfin étaient en nombre dérisoire, ce qui paraissait démentir les principes si fortement énoncés, le gouvernement royal admettait à contre-cœur la reconnaissance d'une élite économique. Pour recruter les bénéficiaires de l'édit de 1767 on aurait pu confier à de hautes autorités, parisiennes ou régionales, le soin de signaler les négociants les plus éminents, seul procédé efficace, semble-t-il, pour constituer une élite sans favoriser l'intrigue. Le Bureau du commerce ne s'en est avisé qu'en mars 1788, c'était vraiment tardif.25 On avait au contraire appliqué la procédure habituelle touchant les lettres de noblesse: les candidats présentaient leur demande, le secrétaire d'état se retournait vers l'intendant qui lui adressait un rapport après enquête. Ainsi, en mai 1777, Sartine avait demandé à Esmangart, intendant de Caen, des renseignements sur Couraye-Duparc, de Granville, qui avait allégué les services rendus par son père, grâce à l'étendue de son commerce, grâce aux armements en course auxquels il avait participé. Le subdélégué de Coutances vérifia ces assertions et assura que cet anoblissement encouragerait les négociants de Granville. L'intendant conclut favorablement, Couraye-Duparc fut anobli.26 Les refus furent fréquents: deux à Caen pour une acceptation: à Rouen la seule demande qui ait laissé des traces n'aboutit pas.27 Trois cas, sur quatre signalés par Turgot, 24. 25. 26. Aides, 27.

Arch. Seine-Maritime, Cour des Aides, 23 février 1756. Arch. nat., F 12, 107. Arch. du Calvados, C 6436; Arch. de la Seine-Maritime, Cour des 14 mai 1779. Arch. du Calvados, C 6436; Arch. de la Seine-Maritime, C 1069.

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furent finalement écartés.28 On se montrait plus exigeant pour les négociants que pour les militaires car le nombre des lettres était limité par l'édit. Il s'agissait d'accorder ces rares lettres à bon escient, fut-ce vraiment le cas? On anoblit de grands négociants, disposant de nombreux vaisseaux, et dont le chiffre d'affaires était élevé. Par exemple Gourlade, qui armait plus de 30 navires à Lorient et assurait un mouvement d'importations et d'exportations supérieurs à 40 millions, procurant ainsi, précisait-on, plus de 4 millions de droits au fisc. L'ouverture de marchés nouveaux fit anoblir les Féray, de Rouen et du Havre, Sahuc propriétaire d'une maison de commerce à Cadix, Isaac Couturier, de Bordeaux, qui avait porté son commerce en Afrique, en Amérique et dans toutes les parties de l'Europe. L a traite des noirs était un titre signalé: «Depuis 1764 il en a fait passer plus de 4 000 par 15 armements», déclarait la lettre adressée à Laffon-Ladebat en 1773.29 Toutefois le roi ne se tournait pas vers les pionniers aventureux, il préférait récompenser la sagesse et la prévoyance, «la prudence des entreprises, la fidélité dans la correspondance, la bonne foi dans les engagements, l'exactitude à les remplir». Éloge des vertus bourgeoises, attitude propre a un peuple de robins, précaution aussi contre des retours malheureux qui eussent discrédité la noblesse commerçante si elle eût compté des négociants en faillite. Les industriels prenaient place à côté des négociants; n'assuraient-ils pas, eux aussi, un mouvement commercial? 30 On les récompensait en outre d'avoir assuré un emploi à des populations qui croissaient plus vite que la demande de maind'œuvre. Ainsi anoblit-on Abraham Poupart qui occupait 1 500 ouvriers à Sedan, les frères Dugas qui faisaient vivre 2 000 familles à Saint-Chamond, Papion qui rendait le même service à 800 familles de Tours, et Cadot qui employait joo ouvriers à Reims. On anoblissait de même Faucompré qui avait crée des filatures et des manufactures de toile de lin près de Moulins et qui avait pris à charge 200 enfants trouvés 28. Foster, ouv. cité, p. 97. 29. A r c h . nat., p 2J99. 30. D e ce fait les lettres fournissent quelques données économiques et sociales.

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pour les préparer à l'industrie, mais Turgot refusa la noblesse à qui s'abritait derrière un monopole. Certains chefs d'entreprise étaient jugés d'autant plus dignes d'être distingués qu'ils dirigaient plusieurs établissements: Poupart avait non seulement une manufacture à Sedan, mais encore d'autres à Beauvais et à Montmédy. L a Bauche, autre industriel de Sedan, avait ouvert une manufacture à Châteauroux. Delporte, négociant à Boulogne, dirigeait une manufacture de savon noir à Marseille et fabriquait de la laine et des tricots en utilisant des peigneurs appelés de Troyes. L a monarchie, qui favorisait la concentration industrielle et l'emploi de jeunes enfants, récompensait aussi ceux qui savaient briser les grèves; elle félicitait L a Bauche d'avoir fait céder ses ouvriers en appelant des étrangers. Parmi les anoblis du négoce émergent quelques grandes figures, notamment celle de Holker et d'Oberkampf, l'un et l'autre d'origine étrangère. L e premier fut anobli en 1775 par une lettre qui énumère ses brillants états de services: importation de machines, de technique et d'ouvriers anglais, création de manufactures, ouverture d'écoles de filature dans la plupart des généralités du royaume. Grâce à lui, 80 000 sujets, notamment des enfants, des femmes et des vieillards, étaient assurés d'avoir du travail. 31 Il en fut de même pour Oberkampf, en 1787, que l'on félicitait notamment de faire travailler dans sa manufacture de toiles peintes nombre d'enfants «dès l'âge de 5 et 6 ans». Il arriva que, pour assurer l'avenir des entreprises, la lettre stipula que l'un des enfants devait prendre la suite de son père, ainsi dans le cas de Faucompré. Faute de succession, assurée pendant trente ans au moins, la famille serait déchue; c'était un cas de dérogation bien contraire aux traditions. Dans le cas de Quatremère on stipula en revanche qu'un juge d'armes s'assurerait que les enfants de l'anobli ne se livreraient pas au commerce de détail; en effet, Quatremère était drapier du corps des marchands de Paris. Pourquoi ne pas étendre aux financiers et aux banquiers les avantages accordés aux négociants et aux manufacturiers? On y avait songé en 1 7 1 2 , mais sans s'y résoudre. Bien que 31. Cour des Aides de Rouen, 14 août 1775, Arch. de la Seine-Maritime.

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l'édit de 1767 ne les mentionnât point, ils furent parfois anoblis. Ainsi Tourton, banquier à Paris et administrateur de la Caisse d'Escompte. On rappelait que sa famille s'était d'abord lancée dans le commerce, mais on faisait surtout valoir que ses opérations, s'étendant en Espagne, au Portugal et en A m é rique, faisaient rentrer en France plusieurs millions chaque année, notamment plus de deux millions de piastres et de lingots d'Espagne et du Portugal. Mais ce cas demeure exceptionnel; les Thelusson, qui n'étaient pas naturalisés, demandèrent seulement, et obtinrent, de «jouir des exemptions des personnes nobles». A u total la politique d'anoblissement des négociants reçut une application conforme à la rigueur de l'édit de 1767. D'après les sources parisiennes 31 lettres seulement furent accordées en 1767 à 1787. Les plus nombreuses - 3 ou 4 par an - furent données en 1775, 1776 et en 1785 ce qui permet de croire qu'on atteignît pour la France entière, les 40 lettres correspondant à ces vingt années. 32 Ces promotions eurent une inégale portée. Les L e Couteulx firent souche de députés et de pairs, et s'allièrent à de vieilles familles. Les Oberkampf s'unirent aux Mallet, aux Salvandy, à des pairs de France et à la fille de Bugeaud, duc d'Isly. Mais ces résultats tenaient à la fortune autant qu'à l'anoblissement. Holker, qui subit des déboires dans ses entreprises, éprouva que l'anoblissement ne mettait pas à l'abri d'attaques sordides. «Cet homme, qui se dit de famille noble, est né et a vécu dans la plus grande abjection et dans la misère. Il n'avait pour rouler sa calandre qu'un cheval a v e u g l e . . . son nom était perdu dans la plus vile populace de M a n c h e s t e r . . . son humble épouse . . . ne savait ni lire ni écrire . . . Ledit chevalier est un chevalier d'industrie.» Ces lignes venimeuses sont dues au vertueux Roland, M. de L a Platière n'était assurément pas démocrate, au surplus il s'abstint de les signer. 33 Extrait de l'article «Élite et noblesse dans la seconde moitié du XVIII® siècle», Revue d'Histoire moderne et contemporaine, janv.-mars 1956. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur et des éditeurs.) 32. D u Halgouet, ouv. cité, indique 22 anoblissements de commerçants en Bretagne pour l'ensemble du x v m e siècle, p. 169. 33. A . Remond, Holker, p. 123.

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F. Bluche

Nobles et roturiers au Parlement de Paris

De 1716 à 1771, cinq cent soixante-trois conseillers sont reçus au Parlement. Le nombre des entrées varie, bien sûr, d'une année à l'autre, mais l'incidence des événements politiques sur le recrutement n'est pas toujours perceptible. Il y a, par exemple, un net mouvement avec la crise de 1720, alors que celle de 1766 n'est pas visible sur la courbe des entrées en charge. L a moyenne annuelle de celle-ci est de onze, entre 1716 et 1755; de neuf, entre 1758 et 1771. 1 Si l'on tient compte de la diminution du nombre des conseillers à la cour depuis les édits de 1756 et 1757, la baisse n'est qu'apparente. Le Parlement, en dépit de crises passagères, se renouvelle selon une moyenne étonnamment régulière. Ce fait n'est, d'ailleurs, pas nouveau. De la seconde moitié du xiv e à la fin du x v e siècle, par exemple, le Parlement se renouvelait «à une allure invariable et dans un rapport mathématique avec son effectif» 2 : quatre admissions et demi par an, alors que cette compagnie comprenait alors moins de 80 conseillers. Cette proportion est exactement comparable à celle de la période 1758-1771, où le nombre total des conseillers varie de IJI à 157. Cette stabilité séculaire n'étonne pas outre mesure. Les besoins du Conseil en personnel sont constants. Donc, du x v e au xviix 6 siècle, entre au Parlement un nombre respectivement égal de futurs maîtres des requêtes; la proportion entre parlementaires «en dépôt» et magistrats sans ambitions paraissant aussi presque constante. Ce rythme de renouvellement établi, nous devons nous demander si, au x v m e siècle, on décèle une évolution de la condition juridique et de l'origine sociale des parlementaires parisiens. Nous avons, pour cela, fait la généalogie de tous les magistrats 3 afin de juger la condition des parlementaires à l'instant de leur entrée en charge. 4 Contrairement à un pré1. L a moyenne générale - de 1715 à 1771 - est supérieure à dix. 2. Maugis, Histoire du parlement de Paris, t. m, p. ix. 3. Lorsque la pauvreté ou l'insécurité des sources nous interdisait de trancher entre noblesse et roture, nous avons, par précaution, classé les indéterminés parmi les hommes nouveaux. 4. Puisque, une fois en charge, ils ont au moins les privilèges personnels de la noblesse.

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jugé commun et tenace, nous avons rangé dans la noblesse les fils d'anoblis. A g i r autrement serait refuser la législation d'ancien régime sur le fait de noblesse. Nous avons, cependant, établi la distinction nécessaire entre roturiers purs et simples d'une part, fils de privilégiés en passe d'obtenir une noblesse transmissible d'autre part. Ces derniers représentent, à l'époque de leur entrée en charge, la seconde génération d'une noblesse «inachevée»: ils sont encore roturiers selon le droit strict. Moralement, socialement, ils se distinguent peu des fils d'anoblis. L e Parlement de 171 j - membres honoraires compris - est composé de 303 personnes, titulaires d'offices anoblissants. 5 Sur ce nombre, on compte 247 nobles 6 , 28 fils de priviligiés et 28 roturiers: Charges Conseillers: d'honneur en exercice honoraires Présidents à mortier Présidents de chambres Parquet: Procureur et avocats généraux Substituts Greffiers en chef et premier huissier Total

Nobles

6 173 28 10 22

247

Roturiers

26

10

1

2

1

4

3 1

Fils de privilégiés

-

-

-

-

1

28

2

4 "28

En 1715, au moment où commence notre étude de la société parlementaire, les nobles représentent donc 81,5 °/o du recrutement de la cour. Tous les présidents à mortier appartiennent à la noblesse, les procureur et avocats généraux et les six conseillers d'honneur. Sur vingt-trois présidents de chambres (en charge ou honoraires) un seul n'est pas d'origine noble, mais c'est un fils de privilégié. Sur 240 conseillers, 201 appartiennent à des familles nobles, 27 à des familles en j. Pour les raisons énoncées dans le chapitre premier [de «Les magistrats du Parlement de Paris au x v m e siècle», Annales littéraires de l'Université de Besançon, 35, i960], nous avons éliminé les secrétaires de la cour. 6. Toujours au moment de l'entrée en charge, ici, comme pour tous les chiffres et proportions qui suivent.

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emplois

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cours d'anoblissement, douze seulement sont roturiers avant l'achat de leur office. L e recrutement nobiliaire n'apparaît en minorité que pour les charges de substituts (3 sur 15), celles de greffiers en chef et de premier huissier (1 sur 5). Il est donc constant que le Parlement, tel qu'il se présente à la fin du règne de Louis X I V , n'accepte qu'exceptionnellement les roturiers. 7 Deux cent quarante-sept nobles écrasent $6 non nobles. Mais si nous utilisons un classement plus souple, moins juridique, nous pouvons dire: 9 0 , 7 % des magistrats du Parlement sont nobles ou fils de privilégiés. Il n'y a pas un bourgeois sur dix futurs parlementaires. En 1771, la composition de la cour est peu différente: Charges Conseillers: d'honneur en exercice honoraires Présidents à mortier Présidents de chambres Parquet: Procureur et avocats généraux Substituts Greffiers en chef et premier huissier Total

Nobles

Fils de privilégiés

Roturiers

5 119 57 16 24

21 5 -

15 2 2(?)

4

— 7 1

233

26

— 8 2 29

L a proportion des nobles et des hommes nouveaux d'après les charges n'a guère évolué depuis 1715: les deux présidents que nous avons rangés parmi les roturiers l'ont été par excès de prudence, faute de précision généalogique. Dans ce tableau du Parlement à la veille du coup d'autorité du chancelier Maupeou, les nobles représentent 80,9% de l'ensemble. Ils sont donc, proportionnellement, moins nombreux qu'en 1715. En revanche, le total des nobles et des fils de privilégiés rétablit l'équilibre, et l'on peut dire que 89,9 °/o des magistrats de 1771 sont nobles ou fils de nobles. Cependant, on voit que le recrutement dans la roture est supérieur à 1 0 % , tandis qu'en 1715 il était un peu inférieur. 7. Tandis que l'édit d'août 1715 avait confirmé les parlementaires de Paris dans la noblesse au premier degré.

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Si nous n'envisageons que les conseillers en exercice, en 171 j, sur 209, 10 seulement sont roturiers (48 % ) , 173 sont fils de nobles (82,7%), 26 fils de simples privilégiés (12,4%). En 1771, sur 155 conseillers, 1 j sont roturiers (9,6%), vingt-et-un fils de privilégiés (13,5%), 119 de naissance noble ou fils d'anoblis en règle (76,7 °/o). Ici encore, l'examen des années extrêmes apporte le témoignage d'une relative stabilité, mais le nombre des conseillers d'origine roturière marque une augmentation plus sensible. Entre ces deux dates, l'alternance des nobles, des roturiers et de la catégorie intermédiaire s'avère très régulière, si l'on suit le recrutement des conseillers de 1716 à 1771 d'une manière strictement chronologique. Les résultats globaux, figurés sur le tableau ci-joint marquent l'écrasante supériorité numérique des nobles. Si les membres de la très ancienne noblesse restent assez rares, les magistrats comptant trois, quatre ou cinq degrés nobles sont nombreux. Près d'un conseiller sur deux (de ceux qui entrent au Parlement de 1716 à 1770 inclusivement) représente au moins la quatrième génération noble de sa famille. Les gentilshommes sont donc plus nombreux qu'on ne le croit. Ils sont capables de marquer l'ensemble de la société parlementaire. Ainsi, la volonté du Parlement d'exercer son droit de cooptation avec une arrière-pensée nobiliaire porte-t-elle ses fruits. Que l'on prenne le parlement de Paris en 1715 avec 9 , 3 % , de roturiers, celui de 1771 avec 1 0 , 1 % , ou celui de 1790 avec son maximum de n , 2 5 % 8 , la part faite à la bourgeoisie est minime. Certes, une évolution imperceptible tend à augmenter la proportion relative des magistrats d'origine roturière, mais ce phénomène joue sur de si petits nombres que son importance sociale est presque négligeable. D e 1715 à la révolution française 9 , la situation est presque immuable: on ne rencontre qu'un parlementaire parisien sur dix dont le père ne soit pas un privilégié. L a cour s'ouvre bien peu aux hommes nouveaux. Les charges parlementaires ne sont que fort exceptionnellement «savonnettes à vilain». L a noblesse est absolument majoritaire. L e Parlement, dans l'usage de son

8. D'après Egret, L'aristocratie parlementaire française à la fin l'ancien régime, dans Revue historique, t. c c v m , 1952, pp. 1-14. 9. Abstraction faite du parlement Maupeou,

de

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aux

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droit de cooptation, se fait, durant tout le x v m e siècle, l'instrument d'une réaction nobiliaire. (Extrait de: « L e s magistrats du Parlement de Paris au x v m e siècle», Annales littéraires de l'Université de Besançon, 35, i960. Reproduit avec l'autorisation des éditeurs.)

J. Egret

L'aristocratie parlementaire française à la fin de l'Ancien Régime

L'importance du rôle joué, dans la crise finale de l ' A n c i e n Régime, par les Parlements de France n ' a jamais été méconnue et la révolte des Cours souveraines, en 1 7 8 7 - 1 7 8 8 , a été souvent retracée. On est moins renseigné sur l a classe sociale elle-même, dont le soulèvement ouvrit la voie à la Révolution. Rares sont les études qui lui ont été consacrées 1 et hasardeuses les vues d'ensemble. 2 1. On retiendra surtout: Colombet, Les parlementaires bourguignons à la fin du XVIIIe siècle, Dijon, 1937, in-8°; E Michel, Biographie du Parlement de Metz, Metz, i 8 j j , in-8°; F. Saulnier, Le Parlement de Bretagne, Rennes, 1908, 2 vol. in-4 0 ; A. de Mahuet, Biographie de la Cour souveraine de Lorraine et Barrois et du Parlement de Nancy (1641-1790), Nancy, 1911, in-8°; A Duboul, La fin du Parlement de Toulouse, Toulouse, 1890, in-8°. 2. H. Carré, La fin des Parlements (1788-1790), Paris, 1912, in-8°. Cet ouvrage contient des recherches utiles, mais les listes de parlementaires données en appendice sont incomplètes et inexactes. Nous avons consulté pour établir ces listes, outre les ouvrages ci-dessus indiqués: Almanach royal (1788-1789-1790) pour le Parlement de Paris; Clapier-Collongues et Boisgelin, Chronologie des officiers des Cours souveraines de Provence, Aix, 1909, in-8°; A. de Truchis de Varennes, Le rétablissement du Parlement de Franche-Comté en 1674, suivi de la liste des membres de ce Parlement de 1674 à 1789, Besançon, 1922, in-8°; Dast Le Vacher de Boisville, Liste générale et alphabétique des membres du Parlement de Bordeaux, Bordeaux, 1896, in-4 0 ; Muller, Catalogue et Armoriai des Présidents, Conseillers et Gens du Roi au Conseil souverain d'Alsace, Paris, 1875; Pillot, Histoire du Parlement de Flandres, Douai, 1849, 2 vol. in-8°; Delmas, Du Parlement de Navarre et d ses origines, 1898, in-8°; Stép. de Merval, Catalogue et Armoriai des Présidents, Conseillers, Gens du Roi et greffiers du Parlement de Rouen, Évreux, 1867, in-4 0 ; J- Égret, Le Parlement de Dauphiné et les affaires publiques dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Grenoble, 1942, 11, p. 374-378. Pour le Conseil souverain de Roussillon, on doit consulter, à défaut d'étude imprimée, aux Archives départementales des Pyrénées-Orientales: C, 1264.

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U n recueil de documents récemment publié donne une réponse - au moins partielle - aux curiosités de l'historien. 3 Les renseignements qu'il nous apporte - joints à ceux que nous possédions déjà - éclairent, d'une lumière nouvelle, les origines des parlementaires français, en fonctions à la fin de l'Ancien Régime. 4 L'article v m de l'Édit de décembre 1770 avait astreint ceux qui se feraient pourvoir d'offices conférant la noblesse à verser, outre le droit habituel de marc d'or - dû par tous les bénéficiaires d'une grâce, d'une faveur, d'une commission ou d'une charge - un droit supplémentaire égal à celui qui était payé pour les lettres de noblesse. 5 Lorsque l'intéressé était noble, il obtenait dispense du marc d'or de noblesse, en produisant ses preuves devant le Conseil du Roi. C'est le recueil des Arrêts de dispense rendus par le Conseil qui vient d'être publié. Concernant exclusivement les candidats aux offices anoblissants qui sont déjà nobles, il est naturel que ces Arrêts intéressent surtout les plus hautes fonctions de la Robe: celles qui ne confèrent plus pratiquement la noblesse, car ceux qui les postulent la possèdent déjà. En fait, le recueil des Arrêts de dispense du marc d'or de noblesse nous offre une documentation de premier ordre sur les origines familiales de la plupart des 12 premiers présidents 6 , des 10 procureurs généraux 7 , des J9 présidents à mortier 8 , des 16 présidents des En-

3. A . de Roton, Les Arrêts du Grand Conseil portant dispense du marc d'or de noblesse, commentés et complétés par J. de L a Trollière et R. de Montmort, Paris, 1951, gr. in-8°, xxm-541 p. S.G.A.F. Édit. à Paris. L'expression Grand Conseil dont se sont servi les auteurs du recueil prête à équivoque. Il ne s'agit évidemment pas du tribunal portant ce nom et qui fut d'ailleurs supprimé de 1771 à 1774. Les Arrêts dont il est question ici sont des Arrêts du Conseil des Dépêches. Les minutes en sont conservées aux Archives nationales, parmi beaucoup d'autres, dans les 190 registres appartenant à cette très importante série, qui concernent la période 1771-1789 (E. 2466-2656). 4. Sauf indication spéciale, les éléments de notre étude sont contenus dans ce recueil. j. Édit du Roi qui détermine le droit de marc d'or qui sera perçu à l'avenir, donné à Versailles au mois de décembre 1770 (8 p. in-4 0 ). 6. Sur IJ, en fonction en 1790. 7. Sur I J . 8. Sur 9J.

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quêtes et Requêtes 9 , des 26 avocats généraux 10 et des 426 conseillers laïcs 11 reçus dans les 13 Parlements et les 2 Conseils souverains de Colmar et de Perpignan 12 , après le rétablissement des Cours, de 1774 à 1789, et qui étaient encore en fonctions en 1790. Parmi les charges parlementaires, il convient de mettre à part celles qui ne sont ni vénales ni héréditaires, mais qui dépendent uniquement du Roi, car elles sont assumées par les magistrats représentant particulièrement le souverain, à l'intérieur de chaque Cour: le premier président et le procureur général. L e premier président est par excellence l'homme du Roi, entre les mains de qui il prête serment. Sa fonction principale - délicate et redoutable en temps de crise - est d'établir une correspondance entre le Roi et la Compagnie. Il semble naturel que le souverain le choisisse, en toute liberté, en raison de son dévouement et de ses talents, de préférence dans une province et dans une Cour qui ne soient pas celles où il devra exercer ses fonctions. En fait, à la fin de l'Ancien Régime, quatre premiers présidents seulement sont des hommes nouveaux dans les Compagnies, d'importance d'ailleurs secondaire, qu'ils président et où ils ont été envoyés par la seule faveur royale: Hocquart de Mony à Metz, Cœurderoy à Nancy, Malartic à Perpignan et le baron de Spon à Colmar. L e dernier seul est étranger, par ses origines, aux Cours souveraines; les trois autres appartiennent à l'aristocratie parlementaire. 13 Et ce caractère, quelque peu inquiétant chez un homme du Roi, marque, avec

9. Sur 28. 10. Sur 33. 11. Sur 7 J 7 . Les recherches de M. de Roton ne concernent pas les conseillers-clercs. 12. Les charges du Conseil supérieur de Bastia ne conférant pas la noblesse (Louis Villat, La Corse de 1768 à 1789, 11, p. 37), les postulants nobles n'avaient pas à demander d'Arrêts de dispense. 13. Le baron de Spon avait été syndic général de la ville de Strasbourg. Avant sa promotion, Hocquart de Mony était conseiller au Parlement de Paris (Michel, Biographie, op. cit., p. 22j), Cœurderoy (nommé en 1767) était président aux Requêtes de Dijon (Mahuet, Biographie, op. cit., p. 57), Malartic était premier président de la Cour des Aides de Montauban.

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Noblesse

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bourgeoisie

des circonstances encore aggravantes, tous les autres chefs des Parlements de France. Dans certaines Cours, il existe de véritables dynasties de premiers présidents, de sorte que les hommes du Roi, quelle que soit leur origine ancienne, deviennent, à mesure que s'écoulent les générations, des hommes de la province. A Grenoble, Pierre-Albert de Bérulle est le quatrième premier président de la même lignée. D e u x ascendants ont d é j à précédé, dans le cours du xviii* siècle, Camus de Pontcarré, à Rouen 14 , et Pollinchove, à Douai. L a même tendance s'annonce à A i x , avec des Gallois de L a T o u r - qui cumule, après son père, les fonctions d'intendant et celles de premier président 15 - à Besançon et à Bordeaux, où Perreney de Grosbois et L e Berthon ont succédé immédiatement à leurs pères, dans l'exercice de la première charge. Faut-il s'étonner si le premier président L e Berthon, oublieux de son rôle de médiateur, s'identifia avec une Compagnie qu'il aurait dû maîtriser, «avec une constance qui approchait de l'opiniâtreté» 1 6 ? Plus surprenante encore est la désignation, pour la charge suprême, d'un des présidents à mortier du même Parlement, qui trouve ainsi, dans la première présidence, le couronnement d'une laborieuse carrière. Dans ce cas, en effet, le choix du Roi est très étroitement dirigé et l'homme du Roi devient, plus exactement, celui de la Compagnie. Ainsi furent désignés successivement, à Paris, pour la charge suprême, après la retraite du premier président d'AIigre (octobre 1788), le second président L e f e b v r e d'Ormesson, mort en j a n v i e r 1789, puis le troisième président Bochard de Saron. E n province, c'est l'aristocratie parlementaire locale qui conquiert vraiment la première présidence, avec les présidents à mortier L e Gouz de Saint-Seine, à Dijon (1777), M e r d y de Catuélan, à Rennes (1777), Cambon, à Toulouse (1787), et C a s a m a j o r de Charitte, à Pau (1789). Moins influent qu'un premier président, puisqu'il ne participe pas aux Assemblées des Chambres, le procureur général est néanmoins, selon l'expression de l'un d'eux 1 7 : «un manda14. Floquet, Histoire du Parlement de Normandie, 1842, vu, p. 716. 15. Clapiers-Collongues, Chron., op. cit., p. 10-11. 16. Boscheron des Portes, Histoire du Parlement de Bordeaux, 1878, a, p. 331.

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taire qui agit au nom de Sa Majesté auprès des gens qui tiennent sa Cour. Il plaide, il est partie, et c'est toute sa destinée . . . quand il n'est point partie, il surveille, il dénonce au Roi, à sa justice, tout ce qui mérite attention . . .». L a constitution de dynasties est manifeste dans la succession de ces charges qui, pourtant, à la fin du x v m e siècle, ne sont plus vénales. 18 Doroz, à Besançon, est le troisième procureur général de la même famille. 19 A Paris, Guillaume-François-Louis Joly de Fleury occupe - sans éclat - la charge illustrée par son père. A Rennes, le marquis de Caradeuc a succédé à son père, Louis-René de la Chalotais, bien que ses talents fussent notoirement très inférieurs. L e célèbre L e Blanc de Castillon, qui se retire en 1787, laisse à son fils, âgé de quarante-six ans, la charge de procureur général au Parlement d'Aix. Les fils de Dudon - de Bordeaux — et de Godart de Belbœuf - de Rouen - reçus l'un et l'autre, avant trente ans, procureurs généraux en survivance, sont en position de remplacer leurs pères qui atteignent le déclin de leur âge. Quant à ceux qui n'ont pas été introduits dans la première fonction du Parquet par leurs pères, ce sont d'anciens avocats généraux 20 , ou plus souvent d'anciens conseillers 21 , qui ont exercé ces charges, des années durant, dans le Parlement même où ils deviennent, avec une conviction qu'on peut présumer hésitante, les mandataires du souverain. N'appartiennent-ils pas presque tous à l'aristocratie parlementaire locale? L e tableau des procureurs généraux, à la fin du x v m e siècle, ne nous offre que deux exceptions à cette règle: Herman, procureur général de Colmar, ancien préteur royal de Sélestat 22 , et Pierre de Bordenave, fils d'un militaire anobli, conseiller d'abord, qui doit aux services éminents rendus à sa 17. Berger de Moydieu, de Grenoble, dans une lettre à un ministre ( A f f . étrangères, France, 1563, fol. 142). 18. Bastard d'Estang, Les Parlements de France, Paris, 1857, 1, p. 308; Michel, Biographie... Op. cit., art. Lançon, p. 275; Pillot, Parlement de Flandres, 1, p. 293. 19. A . de Truchis de Varennes, Le rétablissement du Parlement de Franche-Comté ..., op. cit., p. 69. 20. Bruneau de Beaumetz à Douai (1785) et Noguès à Perpignan (1789). 21. Marcol à Nancy (1757); Pérard à Dijon (176$); Lançon à Metz (1770); Bordenave à Pau (1778); Reynaud à Grenoble (1780). 22. Muller, Catalogue et Armoriai des Présidents, Conseillers et Gens du Roi au Conseil souverain d'Alsace, op. cit.

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Compagnie, en 1775, sa promotion exceptionnelle au poste de procureur général du Parlement de Pau. 23 Au-dessous du premier président, toutes les Cours possèdent «plusieurs chefs, inférieurs au premier, mais égaux entre eux, subordonnés seulement par l'ordre de la réception . . . Leur habit de cérémonie est une fourrure d'hermine ajoutée à la robe rouge, qui est l'habit de caractère des simples conseillers; ils ont, de plus, à la main, une toque ronde, de velours noir, ornée de deux galons d'or; celle du premier président en a trois . . ,».24 43 des 59 présidents à mortier reçus de 1774 à 1789 sortent de familles parlementaires. Ceux de Paris 25 portent des noms depuis longtemps illustres au Parlement et au Conseil d'État. A Bordeaux, où naguère une résistance opiniâtre et finalement victorieuse s'est opposée à l'admission, comme président à mortier, de l'avocat général Dupaty dont la noblesse était incomplète 26 , les trois présidents reçus sont des fils de président. A Pau, Grenoble, Besançon et Toulouse, les nouveaux promus peuvent tous se recommander d'un père et souvent de plusieurs ancêtres ayant exercé des charges dans la même Cour. Une prépondérance écrasante de l'aristocratie parlementaire, dans le recrutement des présidents à mortier, s'affirme encore à Rennes, Douai, A i x et Rouen. 27 Seules les Cours de Nancy, Dijon et Metz paraissent moins exclusives. 28 Pour les fonctions moins distinguées de présidents des Enquêtes et des Requêtes - qui n'existent que dans certains Parlements 29 - et pour celles d'avocats généraux, qui servent souvent de noviciat à la jeunesse de la haute robe30, le nombre 23. J.-B. Laborde, Précis d'histoire du Béarn, Pau, 1941, p. 306. 24. Linguet, Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIe siècle, iv, p. 187. 25. Gilbert de Voisins (1774); Lefebvre d'Ormesson (1779); Pinon (1770); Le Peletier de Saint-Fargeau (1785); Molé (1788). 26. Il était fils d'un trésorier de France et il ne semble pas avoir obtenu d'Arrêt de dispense. Cf. H. Carré, Dupaty et la correspondance de Vergniaud, 1893, in-8°, i j p. 27. $ sur 6 à Rennes; 3 sur 4 à Douai; 3 sur 5 à A i x ; 4 sur 7 à Rouen. 28. 2 présidents sur 4 à Nancy sont d'origine parlementaire; 2 sur 6 à Dijon et 1 sur 4 à Metz. 29. Paris, Bordeaux, Dijon, Rennes, Rouen et Toulouse. 30. Expression de Linguet dans l'article cité plus haut.

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des membres de l'aristocratie parlementaire atteint la moitié de celui des magistrats reçus. 31 Quant aux 426 offices de conseillers laïcs occupés, en 1790, par des magistrats pourvus dans les quinze dernières années de l'Ancien Régime, ils se partagent inégalement entre l'aristocratie parlementaire - qui compte 160 représentants 32 — et les hommes nouveaux, qui sont 266. Cette supériorité numérique des hommes nouveaux sur les parlementaires de souche, dans les fonctions ordinaires de la haute robe, est une des indications les plus intéressantes que nous apporte le recueil publié par M . de Roton. Elle v a à l'encontre, en effet, d'une idée communément admise, d'après laquelle, au cours de la dernière phase de leur histoire, les Parlements se recrutaient toujours dans les mêmes familles vouées séculairement aux mêmes fonctions. L e recueil des Arrêts de dispense nous donne, en outre, des renseignements assez précis sur les origines diverses de ces hommes nouveaux. E n principe, des roturiers fortunés auraient pu être tentés par les charges parlementaires, qui toutes, plus ou moins rapidement, conféraient à leurs possesseurs la noblesse transmissible. L a plupart, à la vérité, donnaient seulement la noblesse graduelle (pâtre et avo consulibus): c'est-à-dire qu'il fallait que le père et le fils eussent rempli successivement la charge chacun pendant vingt ans ou qu'ils fussent morts en fonction pour qu'à l a troisième génération la noblesse transmissible fût acquise à la famille. Dans quelques Parlements privilégiés - Paris, Besançon, Douai, Metz et Grenoble - les charges donnaient La noblesse transmissible au premier degré: c'est-à-dire après vingt ans de fonctions d'un seul officier. 3 3 31. 9 sur 16 présidents des Enquêtes ou des Requêtes; 13 sur 26 avocats généraux. 32. 27 sur 71 conseillers reçus à Paris; 9 sur 21 à Aix; 15 sur 31 à Besançon; 14 sur 40 à Bordeaux; 1 sur j à Colmar; 15 sur 42 à Dijon; 6 sur 14 à Douai; 5 sur 19 à Grenoble; 10 sur 21 à Metz; 4 sur 10 à Nancy; 10 sur 28 à Pau; 4 sur 7 à Perpignan; 17 sur 52 à Rennes; 7 sur 38 à Rouen; 16 sur 27 à Toulouse. 33. Bastard d'Estang, Les Parlements de France, op. cit., 1, p. 259-260; Estignard, Le Parlement de Franche-Comté, Paris, 1892, 1, p. 185; Pillot, Histoire du Parlement de Flandres, op. cit., 11, p. 312-323; Michel, Histoire du Parlement de Metz, 184J, in-8°, p. 191; J. Égret, Le Parlement de Dauphiné, op. cit., 1, p. 22, note 28.

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En fait - et Necker le remarque dans son Traité sur l'Administration des Finances - un «grand nombre» de charges parlementaires «ne deviennent pas une source de nouveaux nobles, car, depuis que le Royaume en est rempli, plusieurs Cours souveraines n'admettent que difficilement, dans leurs Compagnies, les familles bourgeoises qui n'ont pas encore acquis cette petite illustration». 34 Animés par l'orgueil aristocratique, soucieux d'être bien composés, plusieurs Parlements exigent une noblesse pleinement acquise des candidats qui ne sont pas fils de magistrats. L e Parlement de Rennes semble avoir donné l'exemple, par un règlement du i janvier 1732. 35 L a rigueur de son intransigeance à cet égard est reconnue par le Gouvernement luimême, qui - par un arrêt du Conseil du 6 septembre 1775 renonce à réclamer le marc d'or de noblesse aux magistrats, nécessairement nobles, que reçoit la Cour souveraine de Bretagne. 36 Dans la deuxième moitié du siècle, plusieurs Parlements - Nancy, Grenoble, A i x , Toulouse - prirent des résolutions analogues, sans toutefois que le Gouvernement leur donnât une consécration officielle, comme il l'avait fait pour le Parlement de Rennes. 37 Si elle ne s'affirmait pas partout aussi catégoriquement, la tendance semble avoir été assez générale. Les Arrêts de dispense prouvent que la majorité des 34. De F administration des finances de la France, 1784, ni, p. 90-91. 3J. Saulnier, Le Parlement de Bretagne, op. cit. Introduction, 1, p. LXI. Les postulants, qui n'étaient pas fils de magistrat, devaient produire des «Arrêts ou sentences de maintenues de noblesse obtenus par leurs auteurs à la réformation faite, dans tout le royaume, en l'année 1666 et années suivantes». 36. Arrêt du Conseil signalé dans le Recueil des Arrêts de dispense du marc d'or de noblesse (p. 416). Depuis cette date, en effet, le recueil ne contient plus d'Arrêts relatifs aux parlementaires bretons: ils sont dispensés d'office du marc d'or. L'excellente Biographie de Saulnier, citée ci-dessus, nous donne d'ailleurs sur ces parlementaires des renseignements précis. 37. Le Parlement de Dauphitié, op. cit., 1, p. 23: l'Arrêté est du 5 mars 1762 et il exige quatre degrés de noblesse du chef paternel; L. W o l f f , Le Parlement de Provence au XVIIIe siècle, A i x , 1920, p. 19: l'Arrêté est du 23 janvier 1769 et il exige aussi quatre degrés. Pour le Parlement de Toulouse, l'existence de l'Arrêté est prouvée par Bastard d'Estang (Les Parlements de France, op. cit., 1, p. 135, note 1), mais il ne peut en indiquer ni la date ni les stipulations. Il en est de même pour le Parlement de Nancy: Krug Basse, Histoire du Parlement de Lorraine et Barrois, Paris, 1899, p. 365.

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hommes nouveaux reçus dans l'ensemble des Parlements, sous le règne de Louis X V I , était déjà noble. Mais une étude plus attentive révèle cependant de très importantes différences entre les Cours. Tous les Parlements de France ont accueilli, dans le dernier quart du x v m e siècle, des nobles dont les pères n'avaient pas dû leur illustration à la robe, mais qui prouvaient une possession de noblesse de cent années au moins.38 Il n'est pas rare, après 1781, de voir ces gentilshommes faire état, pour obtenir dispense du marc d'or de noblesse, du certificat du généalogiste Chérin prouvant qu'ils ont la noblesse requise pour être reçus sous-lieutenants dans les troupes du Roi: ce qui semble indiquer, chez ces jeunes hommes, une hésitation entre deux carrières également honorables. L e recrutement dans la noblesse d'extraction flattait les Cours souveraines: il consacrait la fusion des deux noblesses. Cette fusion était parfaite au Parlement de Rennes où tous les hommes nouveaux, sans exception, étaient des gentilshommes. Mais partout ailleurs les gentilshommes n'étaient qu'une minorité. Plusieurs familles qui entrent dans les Parlements, sous le règne de Louis X V I , ont été anoblies, au cours du siècle, par l'exercice de charges dans les Chambres des Comptes et dans les Cours des Aides, où elles ont marqué l'étape. L a Chambre des Comptes de Dôle a fourni plusieurs anoblis au Parlement de Besançon et à celui de Dijon. 39 A i x , Grenoble, Dijon possèdent, à la fois, une Chambre des Comptes et un Parlement: le passage est fréquent de la première au second.40 A Paris, un double courant porte au Parlement les familles de la Chambre des Comptes et celles de la Cour des Aides. 41 Les 38. 8 à Paris; 2 à Aix, dont 1 président à mortier; j à Besançon; 7 à Bordeaux, dont 1 président des Enquêtes; 6 à Dijon; 2 à Douai; 3 à Grenoble; 2 à Metz, dont 1 président à mortier; 7 à Nancy, dont 1 avocat général; 2 à Perpignan, dont 1 avocat général; 39 à Rennes, dont 1 président à mortier, 2 présidents des Enquêtes, 1 avocat général; 17 à Rouen, dont 3 présidents à mortier, 1 président aux Requêtes; 7 à Toulouse, dont 1 président des Enquêtes et 2 avocats généraux. 39. j conseillers et 1 avocat général au Parlement de Besançon; 3 conseillers au Parlement de Dijon. 40. 5 conseillers au Parlement d'Aix, 4 conseillers au Parlement de Grenoble, 3 conseillers et 2 présidents au Parlement de Dijon sont issus de familles anoblies dans les Chambres des comptes de ces trois villes. 41. 4 de la Chambre des Comptes et 6 de la Cour des Aides.

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fonctions anoblissantes, mais plus communes, des Bureaux des Finances, acheminent encore quelques familles vers les premières charges de la Robe 42 et le Parlement de Toulouse reçoit deux conseillers dont les grands-pères ont été anoblis par le Capitoulat. 43 Il est d'autres moyens, plus onéreux, mais plus faciles, d'acquérir la noblesse et d'accélérer la lente et régulière montée des générations. U n office de secrétaire du Roi, qui coûte cher44, mais ne comporte que des fonctions insignifiantes, parfaitement compatibles avec d'autres activités, donne la noblesse au premier degré. Necker a dénoncé l'abus de ces anoblissements expéditifs qui ne récompensent aucun service. 45 U n conseiller au Parlement de Normandie, Gressent, les déplore dans ses notes intimes: «Je ne suis pas né gentilhomme et mon amour-propre a toujours souffert de voir qu'un malotru dont le père avait été secrétaire du Roi avait tous les avantages de noblesse . . .»^ En fait, rares sont les Parlements qui ne reçoivent pas, sous le règne de Louis X V I , quelques fils ou petits-fils de secrétaires du Roi. 47 L e nombre de ces parvenus fortunés est important à Paris où ils fournissent plus du tiers des hommes nouveaux. A A i x , à Dijon et à Metz, avec les présidents à mortier Bruny de L a Tour d'Aiguës, Micault et Lasalle, ils conquièrent, d'emblée, les plus hautes fonctions de la Robe. 48 42. 3 conseillers de Grenoble, 2 conseillers de Bordeaux, 1 conseiller et 1 avocat général d ' A i x , 1 conseiller de Metz et 1 conseiller de Paris ont cette origine. En outre, 1 conseiller d'Aix, Demandolx, sort d'une famille anoblie par les charges de la sénéchaussée de Marseille. 43. Les conseillers Bonhomme-Dupin (1782) et Belmont de Malcor (1783). Martin de Montsec, reçu à Bordeaux, en 177J, était aussi le petitfils d'un Capitoul, et Chasseing, reçu à Paris en 1781, était le petit-fils d'un échevin de Lyon. 44. L ' o f f i c e d'un secrétaire du Roi en la Chancellerie du Parlement de Dijon coûte 8j 000 1. à la veille de la Révolution (A. Bourée, La Chancellerie près le Parlement de Bourgogne de 1476 à 1790, Dijon, 1927, in-4 0 , p . 42).

45. Administration des Finances, m, p. 91-92. 46. Comte d'Estaintot, Notes manuscrites d'un conseiller au Parlement de Normandie, 1769-1/89, Rouen, 1889, p. 12. 47. En comprenant dans cette catégorie les rares conseillers dont les ascendants immédiats ont été anoblis par des lettres de noblesse, on en compte 3 à A i x , 2 à Besançon, 3 à Bordeaux, 6 à Dijon, 1 à Douai, 3 à Grenoble dont 1 avocat général, 1 à Metz, 2 à N a n c y , 2 à Pau, 3 à Rouen, 16 à Paris.

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Ainsi pouvaient être tournées les barrières que certaines Cours prétendaient dresser devant les postulants de naissance obscure. L a facilité de s'anoblir permettait aux Parlements aristocratiques d'écarter les roturiers, sans paralyser le recrutement et sans compromettre irrémédiablement la valeur déjà déclinante des offices. Les Arrêts de dispense du marc d'or de noblesse obtenus par la presque totalité des nouveaux magistrats, à Nancy, Grenoble, A i x et Toulouse, témoignent que, dans ces Cours, l'exclusion des roturiers était effective. 49 Dans les autres Parlements, beaucoup de conseillers ne semblent pas avoir obtenu d'Arrêt de dispense. Ils représentent la totalité des hommes nouveaux reçus à Colmar, les deux tiers environ de ceux de Perpignan et de Metz, plus de la moitié de ceux de Pau, de Douai et de Bordeaux, le tiers de ceux de Dijon et de Rouen, le quart de ceux de Besançon. 50 On peut admettre que certains de ces roturiers présumés possédaient au moins une noblesse commencée51 ; d'autres,

48. Bruny était le petit-fils d'un riche industriel et banquier marseillais décédé, en 1723, revêtu de l'office de secrétaire du Roi (P. Masson, La Provence au XVIIIe siècle, Paris, 1936, 3 vol. in-8°, n, p. 340). Micault de Dijon était le fils d'un secrétaire du Roi: d'abord commissaire général des poudres et salpêtres, il fut conseiller en 1779, président en 1783. Lassalle, reçu président à Metz, en 1780, était le fils d'un secrétaire du Roi ayant reçu des lettres d'honorariat en 177$. 49. Des cinq magistrats non nobles - Guiringaud, Latour-Mauriac, Baron, Chambal, Fraissines - reçus à Toulouse, le premier était un commissaire aux Requêtes, les quatre autres des gens du Roi attachés à cette même Chambre des Requêtes dont le prestige était médiocre. A Grenoble, trois roturiers sont reçus. L'un, Maurel, en 1789, comme avocat général, fonction pour laquelle on était moins exigeant sur le chapitre de la naissance; les deux autres: Angles (en 1780) et Duboys (en 1782) comme conseillers, mais le premier au moins était un juriste de haute valeur, âgé d'ailleurs de quarante-quatre ans, lors de sa réception, et que la Compagnie désirait à tout prix s'attacher (Gallier, La vie de province au XVIIIe siècle, Paris, 1877, p. 101). 50. 4 sur 4 hommes nouveaux à Colmar; 8 sur 11 à Metz; 2 sur 3 à Perpignan; 10 sur 18 à Pau; 5 sur 8 à Douai; 14 sur 26 à Bordeaux; 9 sur 27 à Dijon; 9 sur 31 à Rouen; 4 sur 16 à Besançon; 8 sur 44 à Paris. JI. «La Noblesse commencée est celle dont le temps ou les degrés nécessaires ne sont pas encore remplis comme ils doivent l'être, pour former une Noblesse acquise irrévocablement» (Encyc. Méthod. Jurisprudence, vi, p. 130). Ainsi le conseiller L a Goutte, de Dijon, reçu en 1775, était le fils d'un secrétaire du Roi qui n'obtint ses lettres d'honneur qu'en 1783 (Bourée, La Chancellerie..., op. cit., p. 142-143).

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sans doute, pouvaient se prévaloir de flatteuses alliances, que des recherches plus approfondies découvriraient. Quoi qu'il en soit, il n'est plus possible de soutenir que tous les Parlements de France étaient fermés aux roturiers, à la fin de l'Ancien Régime, et qu'il était interdit partout à des fils d'avocats ou de juges subalternes de s'asseoir sur les fleurs de lis. 52 Ainsi s'affirme la composition hétérogène du monde parlementaire français, à cette date. Cette extrême disparité n'était pas ignorée des contemporains: elle donnait lieu à des comparaisons et à des sarcasmes. L e Parlement de Rennes se glorifiait de son recrutement exceptionnel et les magistrats bretons se qualifiaient euxmêmes: les Chevaliers de Malte de la Robe.5} L e Parlement de Paris était moins estimé. Bésenval le déclare «d'un ordre différent de ce qu'on appelle les gens du monde». 54 Et Vitrolles, fils d'un conseiller au Parlement d'Aix, remarque que la première Cour de France était beaucoup moins bien composée que celle de Provence: «Les membres du Parlement de Paris étaient presque tous sortis de familles de province ou du haut commerce — de la rue Saint-Denis, comme on disait alors». 55 A l'intérieur de chaque Parlement, les conseillers de qualité marquent la distance qui les sépare des autres. Les pages où le chancelier Pasquier évoque ses débuts au Parlement de Paris, en 1787, respirent encore ce dédain des vieilles familles de la Robe pour les hommes nouveaux de médiocre naissance, si nombreux dans la Cour métropolitaine: «Sur IJO magistrats, écrit-il, la moitié au plus appartenait à des familles vouées depuis longtemps aux hautes fonctions de la magistrature; l'autre moitié tirait son origine assez récente des 52. Bruère de Rocheprise, reçu à Dijon en 1784, était le fils d'un lieutenant général au bailliage de Châtillon-sur-Seine (Colombet, Les Parlementaires bourguignons ..op. cit., p. 46). Jannot, reçu à Metz en 1778, est le fils d'un avocat du bailliage de Saint-Mihiel (Michel, Biographie du Parlement de Metz ..., op. cit., p. 239). Lanty, reçu en 1780 au même Parlement, est fils et petit-fils de conseillers au présidial de Toul (Ibid., p. 278). 53. Expression du conseiller breton Desnos des Fossés, qui écrivait au milieu du x v m e siècle (cité par Saulnier, Le Parlement de Bretagne, op. cit., p. L X I ) . 54. Mémoires, Édit. Barrière, 1882, p. 327. 55. Mémoires, Édit. Farel, 19jo, p. 40.

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magistrats du second ordre et de la haute finance». 56 A Dijon, on ouvrait à deux battants la porte de l'assemblée des Chambres lorsque les conseillers y pénétraient; on en fermait un lorsque c'était le tour des commissaires aux Requêtes, presque tous roturiers, d'entrer. 57 L e groupe des présidents à mortier - recruté presque exclusivement dans l'aristocratie parlementaire - incarne, dans chaque Parlement, l'esprit traditionnel de la haute Robe. Nous avons vu qu'il a réussi à placer sous son contrôle les gens du Roi: premiers présidents et procureurs généraux. A Paris, nous dit Pasquier, «le grand banc, c'est-à-dire celui des présidents à mortier, était encore occupé par les grands noms de la magistrature, donnant l'exemple des vertus les plus estimables, mais, parmi ces noms, il n'y avait aucun mérite éminent et surtout aucun talent pour la parole». 58 Chez les présidents de province, les talents sons moins rares: Mareschal de Vezet à Besançon, Joly de Bévy à Dijon, la Croix de Sayve d'Ornacieux à Grenoble, expriment, avec une autorité éloquente, les prétentions séculaires auxquelles Y Esprit des Lois a donné naguère une forme neuve. Peuvent-ils compter, pour appuyer leur action, sur ces anoblis, si nombreux dans certaines Cours, qui sortent à peine du Tiers-État, qui - selon l'expression d'un noble libéral dauphinois 59 — y ont encore «parents, amis et tous les rapports de liaison et de société», et pour lesquels la noblesse ancienne a toujours éprouvé une invincible méfiance? Peuvent-ils même compter sur le dévouement parfait des trop jeunes conseillers, appartenant pourtant à leur classe, et qui dominent certaines Cours, à la fin du règne de Louis X V I ? Les Arrêts de dispense du marc d'or de noblesse, qui nous renseignent sur l'origine des magistrats reçus de 1775 à 1789, nous éclairent aussi sur leur âge: ils prouvent que la stipulation de l'Édit de novembre 1683, exigeant vingt-cinq ans accomplis des nouveaux conseillers, était rarement appliquée. 56. Mémoires du chancelier Pasquier, 1, p. 25. 57. De la Cuisine, Histoire du Parlement de Bourgogne, 1864, 1, p. 63, en note. j8. Mémoires, op. cit., p. 24. 59. Le chevalier du Bouchage, dans une lettre au marquis de Viennois du 27 septembre 1788 (Arch. de M. le marquis d'Albon).

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L'entrée, dans une Compagnie, de très jeunes magistrats n'avait pas de graves conséquences, lorsque le renouvellement du personnel de la Cour était suffisamment lent, pour que fût assurée la prépondérance des conseillers anciens et expérimentés. Le Parlement de Toulouse ne reçut que 27 conseillers laïcs nouveaux de 1775 à 1789, pour un personnel total de 75. Aussi, en 1790, ce Parlement compte-t-il seulement 17 conseillers de moins de trente-cinq ans. Dans d'autres Cours - Besançon, Douai, Metz - où plus de la moitié du personnel des conseillers change, mais où le préjugé nobiliaire, moins intransignant qu'ailleurs, ne s'oppose pas à l'admission de roturiers compétents, la majorité est encore assurée nettement aux hommes d'âge. 60 Cette majorité est moins forte dans les Parlements aristocratiques d ' A i x et de Grenoble, obligés d'accueillir de très jeunes fils de famille à qui leurs pères sont toujours pressés de faire prendre un état.61 Elle devient très faible au Parlement de Rennes, dont 52 conseillers — sur les 65 qui étaient en fonction en 1790 - ont été reçus sous le règne de Louis X V I . 6 2 Enfin, dans les Cours de Dijon et de Paris, dont le personnel s'est renouvelé aussi suivant un rythme singulièrement précipité, dans la dernière phase de leur existence63, les conseillers laïcs âgés de moins de trente-cinq ans ont, à la veille de la Révolution, la majorité absolue dans l'assemblée des Chambres.64 6 0 . A u Parlement de Besançon ( 5 3 conseillers laïcs), sur 31 conseillers reçus de 1 7 7 J à 1 7 8 9 , 16 seulement ont moins de trente-cinq ans en 1 7 9 0 . A D o u a i ( 2 2 conseillers), 1 4 conseillers sont reçus de 1 7 7 5 à 1 7 8 9 ; nous connaissons l'âge de 11 de ces derniers: j seulement ont moins de trentecinq ans en 1 7 9 0 . A M e t z ( 3 7 conseillers), sur 21 conseillers reçus 9 ont moins de trente-cinq ans en 1 7 9 0 . 61. Expression du procureur général de G r e n o b l e R e y n a u d dans une lettre au garde des Sceaux L a m o i g n o n du 1 8 j u i l l e t 1 7 8 7 (Bibl. de G r e noble, Q 6 fol. 86). Dans ce Parlement (36 conseillers), nous connaissons l'âge de 16 des 1 9 conseillers reçus sous Louis X V I : 1 2 ont moins de trentecinq ans en 1 7 9 0 . A A i x ( j o conseillers), sur 2 1 reçus de 1 7 7 $ à 1 7 8 9 , 1 4 ont moins de trente-cinq ans en 1 7 9 0 . 6 2 . 3 1 ont moins de trente-cinq ans en 1 7 9 0 . 6 3 . 4 2 conseillers laïcs n o u v e a u x (sur $6) à D i j o n et 7 1 (sur 1 0 6 ) à Paris, durant cette période. 6 4 . A Dijon, en 1 7 9 0 , 2 9 conseillers ont moins de trente-cinq ans. A Paris, sur les 66 conseillers n o u v e a u x dont nous connaissons l'âge, 5 9 ont moins de trente-cinq ans en 1 7 9 0 .

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Tous les mémoires du temps ont insisté, à l'envi, sur le poids décisif de cette majorité de jeunes gens dans les débats du principal Parlement de France, en 1787 et en 1788. L e premier président de la Cour des Aides, Barentin, déplore «les mouvements déréglés de leur pétulance» 65 et un témoin - qui était aussi un acteur - l'ex-conseiller Sallier, rapporte qu'ils «venaient aux assemblées des Chambres comme s'ils eussent marché au c o m b a t . . .».é6 L'enthousiasme inconsidéré qui les portait à réclamer la convocation des États-Généraux, dont le conseiller Ferrand - un des tenants de la tradition - leur montrait le danger pour l'existence même des Cours souveraines, a été décrit par Pasquier, qui, avec Sallier, avait vécu ces heures fiévreuses: «Du moment que notre intérêt fut clairement mis en jeu, nous ne vîmes rien de plus beau que d'en faire le sacrifice à ce que nous regardions comme le bien public». 67 On peut tenir pour suspects les souvenirs tardivement retracés du chancelier Pasquier. On ne peut nier la valeur probante des lettres du conseiller parisien de Pont - membre, lui aussi, de l'aristocratie parlementaire et fils de l'intendant de Metz - qui avait découvert l'Angleterre et ses institutions à dix-huit ans, en 1786, et qui écrit à Burke, le 6 novembre 1789, qu'il n'oubliera jamais que c'est en l'entendant parler «que son cœur a battu, pour la première fois, au nom de la liberté». 68 L'aristocratie parlementaire, à la fin de l'Ancien Régime, n'est pas une caste fermée aux hommes nouveaux et aux idées nouvelles. Seul le Parlement de Rennes est strictement réservé aux gentilshommes. Il est, avec les États provinciaux, une des forteresses de la noblesse bretonne. En Bretagne se vérifie l'opinion de Bésenval sur ces Cours souveraines de province qui - à la différence du Parlement de Paris - «composées 65. Mémoire autographe sur les derniers Conseils du roi Louis XVI, Paris, 1844, in-8°, p. 86. 66. Annales françaises, Paris, 1813, in-8°, p. 79. 67. Mémoires cités, i, p. 28. 68. Lettre publiée avec trois autres adressées par De Pont à Burke, de 1776 à 1790, par M. H.-V.-F. Somerset, dans Annales historiques de la Révolution française, 1 9 j i , p. 36;.

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presque entièrement de noblesse . . . faisaient, pour ainsi dire, une grande famille à laquelle toutes les autres étaient liées et de sentiments et d'intérêts». 69 Mais le Parlement de Rennes est une exception. L a plupart des autres, à côté de la noblesse parlementaire et de quelques nobles d'extraction, accueillent - avec un empressement inégal - des anoblis de fraîche date et même des roturiers. A u moment des options décisives, il sera difficille, entre des Couds aussi différemment composées, d'établir une intime collaboration, une sincère union des classes. A l'intérieur de chacune d'elles, on ne peut empêcher les mêmes jalousies de répondre aux mêmes mépris. L a disparité des âges provoque d'autres divisions. Plusieurs parlements ont une majorité d'hommes mûrs et prudents; chez quelques-uns, la jeunesse l'emporte; à Paris, les Enquêtes applaudissent aux audaces que la Grand'Chambre réprouve. Ainsi s'expliquent, sans doute, les hésitations, les contradictions, l'inconsistance de cette agitation parlementaire des années 1787-1788, qui est la manifestation principale de ce que nous appelons communément: la Révolution aristocratique. (Article paru dans la Revue historique, 1952, et reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditeurs.)

F. Bluche

L'origine sociale des ministres

Notre propos est l'étude de l'origine sociale des chanceliers, gardes des sceaux, contrôleurs généraux et secrétaires d'État, de 1718 - terme de la polysynodie - au remaniement ministériel du 12 juillet 1789. Dans l'ensemble, ce personnel des hautes charges est stable, puisque la France est gouvernée entre ces deux dates par soixante-quinze personnes seulement. Mais cette stabilité varie selon le temps et selon les charges envisagées. Elle est plus nette sous Louis X V que sous Louis X V I . Les postes les plus stables sont: - celui de chancelier (4 seulement de 1717 à 1789); 69. Mémoires cités, p. 427.

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- la cinquième charge de secrétaire d'État, que Bertin exerça de 1763 à 1780; - puis la quatrième charge de secrétaire d'État (R. P. R., Clergé, Paris, Maison du Roi) qui n'eut que six titulaires en 74 ans; L a Vrillière, à lui seul, exerçant cinquante ans. Ensuite, viennent, presque à égalité, les secrétariats d'État des affaires étrangères et de la guerre (16 personnes en 71 ans) et celui de la marine (17 titulaires). L a charge la plus instable est incontestablement le contrôle général des finances, qui, en 69 ans, voit se succéder vingt-cinq titulaires. Mais il est plus intéressant d'envisager les carrières ministérielles. Elles peuvent se ramener à trois types: 1. La carrière de robe pure. - Elle conduit sans transition d'un office de cour souveraine à une charge gouvernementale. Normale dans le cas des chanceliers (les quatre sont dans cette situation) et de certains gardes des sceaux, elle est exceptionnelle pour le contrôle général (Dodun, Laverdy, Bouvard de Fourqueux), symbolisant l'embarras de trouver les hommes convenables. 2. La carrière «administrative civile». - Cette seconde forme de cursus est la plus typique. En voici le schéma: charge parlementaire, puis maîtrise des requêtes, puis commission d'intendant, brevet de conseiller d'État, charge de secrétaire d'État. Souvent ce processus doit être corrigé, avec une spécialisation financière ou diplomatique: maître des requêtes, puis intendant, puis intendant des finances, enfin contrôleur général ou secrétaire d'État (exemples: Amelot de Chaillou, Boullongue). Ou encore: maître de requêtes, intendant ou conseiller d'État, ambassadeur, secrétaire d'État des affaires étrangères (exemples: Barberie de Saint-Contest ou le marquis de Paulmy). 3. La carrière militaire. - Ce troisième type se répand à partir de 1758: au département de la guerre, depuis cette date (maréchal de Belle-Isle), les secrétaires d'État seront des militaires de carrière et non plus des administrateurs. A la marine, toujours depuis 1758, alterneront les militaires (Massiac, Choiseul, Castries) et les administrateurs (Berryer, Terray, Boynes, Turgot, Sartine). Nous nous demanderons maintenant s'il existe des dynasties ministérielles. Deux générations consécutives de titulaires de hautes charges ne sont pas rares. Les Amelot de Chail-

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lou, les Fleuriau d'Armenonville, les Maupeou sont dans ce cas. En revanche, il paraît difficile de parler de dynastie pour les deux Choiseul (Stainville et Praslin) dont l'ancêtre commun remonte à la neuvième génération. Les familles à qui l'on peut appliquer sans exagération l'éphithète de dynastiques, celles qui rappellent les Colbert ou les Le Tellier de Louvois, ne sont, au XVIII® siècle, qu'au nombre de trois: les Voyer d'Argenson, les Lamoignon et surtout les Phélypeaux. Ces derniers n'ont cessé d'occuper des charges de secrétaires d'État depuis 1610 jusqu'à 1775. L a branche Phélypeaux de la Vrillière montre cinq générations de secrétaires d'État, dont le dernier fut Louis, duc de la Vrillière, en charge de 1725 à 1775. Leurs cousins, du rameau Pontchartrain-Maurepas, donnent quatre secrétaires d'État, dont le dernier est le principal ministre du début du règne de Louis X V I . C'est un bail d'au moins cent soixante-cinq ans. Mais il serait injuste de se limiter à une définition étroite de la dynastie. Une part spéciale doit être réservée, par exemple, à des familles où existe séculairement une tradition ministérielle, même si elle s'interrompt durant plusieurs générations. Puisieux, secrétaire d'État des affaires étrangères, est le fils d'un capitaine de vaisseau. Mais ce même Puisieux a pour trisaïeul Brulard de Puisieux, secrétaire d'État (mort en charge en 1640), lui-même fils du célèbre chancelier de Sillery. Des exemples comparables sont fournis par les familles Fouquet de Belle-Isle (la maréchal de Belle-Isle étant petit-fils de Fouquet), le Peletier (le contrôleur général Michel Robert L e Peletier des Forts étant neveu de Claude L e Peletier, successeur de Colbert au contrôle), Loménie de Brienne. Les deux Loménie de Brienne, Êtienne Charles - principal ministre en 1787 - et Athanase - secrétaire d'État de la guerre en 1787 - ont pour troisième et quatrième aïeuls des secrétaires d'État. Ainsi, dans le monde ministériel comme parallèlement dans la haute société parlementaire, les dynasties dominentelles moralement un groupe humain où l'élément dynastique est au premier abord minoritaire. Mais le problème central est celui de la noblesse. L e personnel ministériel compte-t-il des hommes d'origine roturière, et dans quelle proportion? L a noblesse des secrétaires d'État est-elle ancienne? Existe-t-il une relation entre la qualité des

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familles et le prestige des différentes charges? Enfin peut-on parler ici d'une réaction nobiliaire? Trois hommes seulement sont d'origine roturière: Dubois, Sartine et Necker. Le cardinal Dubois est fils d'un médecin de Brive, Sartine, né à Barcelone, a pour père un conseiller d'origine lyonnaise — au Conseil des finances de Philippe V. Necker, issu d'une lignée de pasteurs luthériens du Brandebourg, est citoyen de Genève et fils d'un professeur de droit germanique. Les soixante-douze autres sont nobles, d'origine diverse: 1. Plus de I J ° / O sont d'origine chevaleresque ou d'ancienne extraction (familles de Broglie, de Choiseul, d'Espinchal, de la Luzerne, de Monteynard, de Montmorin, de Pierre de Bernis, Quelen de la Vauguyon, de Saint-Germain, de Ségur). 2. Plus de 2 2 % descendent d'anoblis par lettres: (familles d'Aguesseau, Amelot, Barberie de Saint-Contest, de Boullongue, Bouvard de Fourqueux, de Clugny, Hue de Miromesnil, Laurent de Villedeuil, de Laverdy, Maupeou, de Voyer d'Argenson). 3. Plus de 3 0 % descendent d'une anobli par charge de robe: (familles de Barentin, Bauyn d'Angervilliers, Brulart de Puisieux, de Calonne, Chauvelin, Fouquet de Belle-Isle, de la Croix de Castries, Lambert, de Lamoignon, Le Blanc, Le Fèvre d'Ormesson, Le Pelletier de la Houssaye, de Machault, Orry, Peirenc de Moras, Phélypeaux, Saint-Maurice de Montbarey). 4. Plus de 2 2 % doivent leur noblesse à un ancêtre secrétaire du Roi (familles Berryer, Bourgeois de Boynes, Dodum, Feydeau, Fleuriau, Le Peletier des Forts, Le Tonnelier de Breteuil, Loménie de Brienne, Maynon d'Invault, Moreau de Séchelles, Rouillé, de Silhouette, Taboureau des Réaux, Terray). 5. 7 % doivent leur noblesse à diverses formes d'agrégation du passé ou semblent de noblesse d'extraction mais sans preuves anciennes (familles de Chastenet de Puységur, Félix du Muy, Law, Turgot, Vignerot du Plessis de Richelieu). 6. Enfin, moins de 3 % doivent leur noblesse à l'addition d'une charge de finance et d'une charge de robe [Bertin 1 et Vergennes]. 1. Le contrôleur général Bertin, fils d'un trésorier de France en province ne représentait que le deuxième degré d'une noblesse inachevée.

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Donc une grande variété, une grande diversité, où la robe domine, mais - fait notable - plus de I J ° / O appartiennent à la noblesse d'ancienne extraction. Si maintenant l'on envisage un nouveau critère, celui de l'ancienneté relative de l'appartenance au second ordre, l'on obtient les résultats suivants: Degré de noblesse représenté par le de cujus 2 e degré 3 e degré 4 e degré 5 e degré 6 e degré 7 e , 8 e et 9 e degré 10e degré et au-dessus

Pourcentage 15,5%> 12,7°/o 9,9 %> 12,7 °/o 11,6 °/o 12,70/0 25,5°/«

Exemples Calonne, Silhouette. Chauvelin, Vergennes. d'Auguesseau, Lambert. Félix du Muy. Law, Laverdy. Brulard de Puisieux, < La Croix de Castries, Machault Broglie, Monteynard, Saint-Germain, Ségur

Près de la moitié de nos hommes de gouvernement représentent donc au moins le sixième degré de noblesse (environ deux cents ans de possession des privilèges). Plus du quart atteignent ou dépassent dix degrés (trois siècles). Peut-on maintenant tenter un classement des charges ministérielles en fonction de l'origine sociale des titulaires? La charge la plus noble semble avoir été la direction du département de la guerre: un seul homme proche de la bourgeoisie (Le Blanc), cinq familles chevaleresques, quatre maisons ducales (Choiseul, Fouquet de Belle-Isle, Vignerot du Plessis, Broglie). Presque à égalité, le département des affaires étrangères, où se succèdent des représentants de familles très brillantes (Pierre de Bernis, Choiseul, Montmorin, La Vauguyon, etc.). Ce groupe est presque immédiatement suivi de celui qui fournit chanceliers, gardes des sceaux et secrétaires d'État de la quatrième charge: ici la magistrature domine mais on ne trouve pas d'hommes nouveaux. Aucun chancelier n'a moins d'un siècle de noblesse; sur dix gardes des sceaux, un seul fils d'anobli. Avec la marine nous entrons dans une catégorie moins homogène. Cinq représentants de familles d'extraction voisinent avec un homme nouveau (Sartine) et quatre fils d'anoblis (exemple: Terray). En dernier lieu, les contrôleurs géné-

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raux. A cette charge, nulle f a m i l l e d'extraction (sauf peut-être L a w ) , mais en revanche neuf fils d'anoblis (Orry, L a u r e n t de Villedeuil, etc.) et un homme nouveau, le citoyen Necker. L e s éléments précédents montrent donc que les nobles sont en écrasante majorité. M a i s est-ce une nouveauté? M a l g r é une opinion généralement reçue, nous ne pensons pas qu'une étude semblable appliquée au règne de Louis X I V puisse f a i r e apparaître beaucoup plus de bourgeois dans les charges du gouvernement. E n revanche, il convient de rechercher si le x v m e siècle marque une évolution interne dans le sens d'une réaction nobiliaire ministérielle. N o u s ne voyons guère de mouvement net. L e département de l a guerre représente, en effet, une constante. L a maison du Roi «baisse» en 1788. L e contrôle général voit une alternance d'hommes quasi n o u v e a u x et de nobles à plusieurs générations, mais aussi bien sous Louis X V I que sons Louis X V . E n f a v e u r de l a thèse d'une réaction nobiliaire ne resterait donc que le cas de l a marine depuis 1780 (Castries, Montmorin, L a Luzerne) et celui des a f f a i r e s étrangères depuis 1787 (Montmorin, L a V a u g u y o n ) , ce qui est peu. Encore, en 1788, doit-on remarquer que le g a r d e des sceaux Barentin est d'une f a m i l l e moins ancienne et moins célèbre que son prédécesseur L a m o i g n o n . D ' a u t r e part, à cette date, V i l l e d e u i l représente le moins anciennement noble de tous les secrétaires d'État de l a maison du Roi qui purent se succéder depuis Louis X I V . A u contrôle général, L a m b e r t (quatrième degré de noblesse) est remplacé p a r N e c k e r . . . A u total, c'est le remaniement du 12 juillet 1789 qui manifeste - tardivement d'ailleurs et imparfaitement — l a réaction nobilaire ministérielle. O n a v o u e r a que c'est peu. Est-il possible de conclure par l a définition d'un milieu gouvernemental français au x v m e siècle? C e qui f r a p p e , au premier examen, ce sont les contrastes sociaux. Prenons pour exemple l a situation au printemps 1759. L e chancelier est L a moignon de Blancmesnil, d'une illustre maison parlementaire, agrégée à l a noblesse par charges au milieu du x v i e siècle, mais dont la réputation, les services et les alliances cachent l'origine relativement récente. C'est le cas du secrétaire d'État de la guerre, le maréchal de Belle-Isle, petit-fils de Fouquet. Blancmesnil comme Belle-Isle représentent le cinquième degré de noblesse, et aussi L a Vrillière, secrétaire d'État de la maison du Roi. A u contraire, à la marine, B e r -

Noblesse et bourgeoisie

ryer, fils et petit-fils de secrétaires du Roi, est le représentant typique d'une famille montante. Enfin il reste deux cas extrêmes: Choiseul est d'une maison chevaleresque de Lorraine remontant sa filiation au XIE siècle; Silhouette, contrôleur général, est fils de secrétaire du Roi et petit-fils d'un négociant de Bayonne. Les mêmes contrastes s'observent d'un bout à l'autre du siècle. N i à l'époque du «triumvirat», ni en 1788, l'homogénéité sociale n'apparaît. Pourtant, les éléments de fusion ne manquent pas: 1. Il n'existe pas au XVIII® siècle de critère unique pour juger d'une famille. Ce ne sont pas forcément les familles les plus anciennes qui sont les plus puissantes ou les plus illustres: les Saint-Germain, originaires de Franche-Comté, sont peutêtre chevaleresques et remontent leurs preuves à 1390, mais ils fournissent surtout des capitaines d'infanterie. A u contraire, les Montbarey, autre famille ministérielle comtoise, n'ont été anoblis qu'au milieu du x v i e siècle, mais au xvm® ils ont les honneurs de la Cour et sont princes du Saint-Empire. Les éléments de prestige des deux familles sont très différents. Mais socialement l'on arrive à une égalité. 2. Les plus puissantes familles de la robe établies à la Cour, représentées dans la robe et l'épée, protégées par le Roi, titrées, ne diffèrent guère des plus importantes maisons du reste de la noblesse de Cour. Les Phélypeaux sont alliés aux Rochechouart et aux L a Rochefoucault, aux ManciniMazarin, aux du Guesclin, aux d'Aubusson de la Feuillade. 3. Les secrétaires d'État ont droit aux honneurs de la Cour. Ce privilège achève d'effacer les différences que l'origine sociale pouvait faire remarquer entre eux. 4. Enfin, les secrétaires d'État, alliés entre eux, forment un réseau familial, qui soude la robe à l'épée, les familles montantes aux maisons les plus prestigieuses. L'égalité s'obtiendra par le haut. Il ne nous est pas possible d'insister sur ce point. Mais un exemple montrera nettement cette fusion par les alliances: les Lamoignon sont alliés aux d'Aguesseau, aux Berryer, aux Broglie, aux L a Luzerne et aux Maupeou. Les Maupeou, à leur tour, se relient aux Phélypeaux, aux Feydeaux et aux Fouquet. Ainsi, à trois exceptions près, les hautes charges gouvernementales sont tenues au XVIII® siècle par des nobles. Ces no-

La nomination aux emplois

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bles, très souvent émanés du monde parlementaire, représentent en fait toutes les nuances du second ordre. Les nobles d'ancienne extraction sont-ils plus nombreux au Conseil du Roi dans les toutes dernières années de l'ancien régime? Estce un des éléments de la réaction nobiliaire? Le mot est trop fort. Disons plutôt baisse relative de l'influence de la noblesse parlementaire, dont la part reste belle. (Extrait de l'article «L'origine sociale du personnel ministériel français au xvm e siècle», Bulletin de la Société d'Histoire Moderne, 1957. Reproduit avec l'autorisation des éditeurs.)

V. R. Gruder

Le recrutement des intendants

[. . .] Que tous les intendants étaient nobles et que nombre d'entre eux appartenaient à des familles de magistrats et d'administrateurs ne surprendra personne. Mais les trois groupes d'intendants (que nous avons chronologiquement définis pour le xvm e siècle)"" diffèrent-ils par l'ancienneté de la noblesse des familles et la durée des services rendus par leurs aïeuls respectifs au sein des tribunaux et du Conseil du Roi? Les intendants de la seconde moitié du xvm e siècle, sous Louis X V et Louis X V I , sont-ils de noblesse plus ancienne, plus souvent de vieille famille de robe ou «de plume»** que les intendants de Louis X I V ? Pour les intendants de Louis X I V , l'ancienneté de la noblesse varie de la première à la dixième génération.*** L'un d'eux représentait la dixième génération de noblesse dans sa famille, tandis qu'un autre avait été anobli; deux intendants constituaient la deuxième génération. Les plus nombreux, au nombre de douze, illustraient la troisième génération de noblesse, contre cinq intendants pour la quatrième génération. Quant aux intendants de Louis X V , l'ancienneté de leur noblesse se répartit de la deuxième à la douzième génération. * Parenthèse du traducteur. ** L a noblesse «de plume» désigne les familles d'administrateurs par opposition aux magistrats, de noblesse de robe. *** Note du traducteur: première génération: individu anobli; deuxième génération: père anobli; troisième génération: grand-père anobli.

Noblesse et bourgeoisie

Aucun n'a été anobli personnellement et un seul intendant est le douzième noble de sa lignée.1 Là aussi, la majorité des intendants figurent dans la troisième ou quatrième génération de noblesse: entre 7 et 9 cas pour la troisième génération, entre 7 cas pour la quatrième, de sorte que les intendants de la troisième génération noble sont moins nombreux et ceux de la quatrième génération légèrement plus nombreux sous Louis X V que sous Louis X I V . En ce milieu du xvm e siècle, par contre, beaucoup plus nombreux étaient les intendants constituant la deuxième génération de noblesse (8 cas) sans compter que deux appartiennent soit à la deuxième, soit à la troisième génération de noblesse. Les intendants de Louis X V I , enfin, se répartissent de la première à la neuvième génération. L'un d'eux fut anobli, tandis qu'un autre se prétendait neuvième noble de sa lignée, bien que l'authenticité de ses antécédents ne soit pas vérifiable. A la fin du xvm e siècle, la répartition se modifie sensiblement. Seulement deux intendants sont de quatrième génération mais dix sont de troisième génération et 7 ou 9 intendants de deuxième génération. A cette époque aussi, plus nombreux sont les intendants cinquième représentant noble de leur famille: ils sont cinq dans ce cas, contre trois sous Louis X I V et trois sous Louis X V . Le tableau 1, cidessous, donne en pourcentage la répartition des intendants suivant l'ancienneté de leur noblesse. Tableau 1. Ancienneté comparée de la noblesse des intendants (pourcentages) sous les trois derniers règnes de l'ancien régime Nombre de générations

Louis X I V 1710-1712

Louis X V 1749-1751

Louis X V I 1774-1776

1 2 3 4 5 6 7 et +

3 7 40 17 10 10 13

0 25-32 23-29 23 9 6 6

3 24-31 34 7 17 3 6-10

1. Un intendant est le onzième noble de sa famille. Ces trois intendants de très ancienne noblesse (dixième, onzième et douzième génération de l'une et l'autre période, appartiennent à la même famille, leur ancêtre commun étant La Bourdonnaye.

La nomination aux emplois

iS9

Ces chiffres révèlent essentiellement l'augmentation du nombre d'intendants constituant, dans leur famille, la deuxième génération de noblesse. Le nombre d'intendants figurant dans cette catégorie augmente de 20 °/o dans la première moitié du siècle et, jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, le quart des intendants recrutés appartiennent à cette même catégorie. Pour les intendants de la troisième génération noble, leur nombre baisse au total de 6 % au cours du siècle bien que la variation soit positive entre Louis X V et Louis X V I (5 à 1 0 % de plus). Pour les quatrième et cinquième générations, les fluctuations sont fortes. On trouve moins d'intendants de la quatrième génération à la fin du siècle alors qu'ils sont beaucoup plus nombreux dans la seconde période que dans la première ou la troisième période. Quant aux intendants entrant dans la cinquième catégorie, ils sont plus fréquents à la fin du siècle que sous les deux règnes précédents. Que dire alors de la prétendue «réaction aristocratique» au sein du corps des intendants à la fin de l'Ancien Régime, cette résurgence de la noblesse de vieille souche? U n simple accroissement de 6 % dans le nombre des intendants de quatrième génération dans la première moitié du siècle, lequel accroissement était plus qu'effacé vingt-cinq ans plus tard; un bon de 7 % pour les nobles de cinquième génération avec les intendants de Louis X V I ; 8 % de mieux environ chez les nobles de troisième génération dans le second x v m e siècle. Ce ne sont là qu'accroissements minimes qui perdent toute signification devant l'augmentation de l'ordre de vingt pour cent, modification stable, qui touche le groupe des intendants de noblesse récente de la deuxième génération, et devant l'augmentation de io°/o environ, sous le règne de Louis X V I du nombre des intendants appartenant aux deuxième et troisième générations nobles. Ainsi, sous Louis X I V , les intendants appartenaient en majorité à des familles dont ils constituaient la troisième ou quatrième génération noble; sous Louis X V , ils se répartissent plus régulièrement entre nobles de la deuxième, troisième et quatrième génération; sous Louis X V I plus de la moitié des intendants sont de la deuxième ou troisième génération noble. A u total l'ancienneté moyenne de leur lignage noble passe de la quatrième génération au début du siècle à la troisième génération pour le milieu et la fin du siècle.

Noblesse et bourgeoisie

Pour les contemporains, l'usage donnait l'avantage aux nobles de quatrième génération et plus. Ils étaient considérés comme de vieille noblesse ou de souche noble. Dans cette optique la haute administration perd de sa grandeur au cours du x v m e siècle, en partie seulement. De 1 7 1 0 à 1 7 1 2 les intendants du roi se répartissent également, quatrième génération et plus d'un côté, troisième génération et moins de l'autre. Pour 1749 à 1 7 J 1 , 5 5 % du corps des intendants sont nobles de première, deuxième et troisième génération. De 1774 à 1776, 34 à 3 5 % des intendants seulement peuvent se prétendre de la quatrième génération ou plus, contre 64 à 6 6 % de leurs collègues qui n'avaient pas atteint la quatrième génération et ne jouissaient donc pas de l'ancienneté qui aurait pu justifier leur promotion. Du reste la façon dont on obtient la noblesse a tout autant de signification que son ancienneté; et parfois même les méthodes employées révèlent par la même occasion l'ancienneté. Tout au cours du siècle on s'anoblit essentiellement par l'intermédiaire d'un office ou d'une charge; que la noblesse soit attachée à l'office ou conférée tout particulièrement par lettres patentes ou que les fonctions attachées à l'office soient réelles ou fictives. Environ les trois quarts des ancêtres des intendants de Louis X I V avaient été anoblis par un office; les ancêtres des intendants de Louis X V sont encore plus nombreux dans ce cas. Pour les intendants de la fin du siècle, l'anoblissement par l'office est presque la seule voie: 87 à 9 0 % des ancêtres des intendants de Louis X V I se sont anoblis ainsi. De plus en plus l'anoblissement est systématisé: plus nombreuses sont les familles qui accèdent à la noblesse grâce à un office au sein de la hiérarchie administrative, et moins nombreuses celles qui bénéficient d'un anoblissement à titre spécial en reconnaissance des services rendus à des postes ordinaires (7 et 6 % pour les intendants de Louis X I V et Louis X V , 3 °/o seulement pour ceux de Louis X V I ) . L a noblesse consacré par l'usage disparaît graduellement chez les familles d'où les intendants sont originaires. Ceux dont les familles avaient réussi à s'insinuer dans l'ordre de la noblesse, par la possession d'un fief et un train de vie de «seigneurs», sur leurs terres, les intendants de cette origine représentent 1 7 % de l'ensemble au début du siècle, 3 % au milieu et aucun n'entre dans cette catégorie sous Louis X V I ; et de ces familles dont les descen-

La nomination aux emplois

dants sont intendants dans les deux premières périodes, la majorité a été anoblie deux ou trois siècles plus tôt. Si la noblesse s'acquiert de plus en plus par les offices, de quels offices s'agit-il? Les petits offices locaux, sans doute moins coûteux, attiraient rarement ces familles: une famille du second groupe s'est anoblie ainsi. C'était par les grands offices que les familles des intendants avaient atteint la noblesse. Exercer les fonctions de juge au sein des cours souveraines, était la grande porte d'entrée dans la noblesse; un cinquième des ancêtres des intendants étudiés, pour les trois périodes, s'est anobli par la robe, les variations d'une période à l'autre étant négligeables. Plus d'un tiers de ces familles (37%) a acquis la noblesse dans les cours souveraines au cours du x v m e siècle, dans tous les cas en province, hors Paris, à une exception près et dans ce dernier cas, il ne s'agit même pas du Parlement de Paris mais du Grand Conseil. 2 L'appartenance au Conseil du Roi anoblit 2 0 % des ancêtres des intendants de Louis X I V . A u x v m e siècle de moins en moins de familles parviennent à la noblesse par ce biais ( 1 3 % sous Louis X V , 3 % sous Louis X V I ) car, ce qui est compréhensible, ces anoblissements remontent au xvi e siècle ou au début du x v n e siècle. Dès le milieu du x v n e siècle, les cours de justice furent l'antichambre du Conseil du Roi, permettant l'anoblissement et la promotion professionnelle. L a charge de secrétaire du roi, qu'on affectait de dédaigner mais que l'on convoitait, ouvrait pour la majorité la voie de l'anoblissement. A u cours du siècle, un quart, puis un tiers et finalement presque la moitié des familles de ces intendants

2. Il s'agit de Sénac de M e i l h a n qui est lui-même anobli personnellement p a r cet o f f i c e . Si l'on considère que 6 des 9 intendants ont exercé leurs fontions pendant les années 1 7 1 0 - 1 7 1 2 , il n'est pratiquement pas possible que leurs familles aient été anoblies par l a robe au x v m e siècle; c'est pourquoi nous pouvons calculer sur la base de 7 familles tirées des 13 disponibles pour la deuxième et la troisième période, ce qui nous mène alors à plus d'un tiers pour les familles de robe anoblies au xvm® siècle. Si nous suivons Bluche, Les magistrats du Parlement de Paris (p. 8y), il y a eu constamment io%> de bourgeois chez les parlementaires de Paris. A i n s i les pères et grands-pères des intendants avaient-ils recherché l'anoblissement par l'exercice d ' o f f i c e au sein des parlements de province qui acceptaient un plus g r a n d nombre de bourgeois. V o i r Jean Egret, L'aristocratie parlementaire française à la fin de l'Ancien Régime (p. 1 - 1 1 ) .

Noblesse et bourgeoisie

ont effacé la tare roturière grâce à cette «savonnette à vilain». 3 Pour 4 0 % de ces intendants leur grand-père s'est purifié de cette façon, et pour 3 0 % d'entre eux - excepté ceux de Louis X I V - c'est leur père qui s'est ainsi anobli. L'appât d'une noblesse vite acquise se combinait avec la fortune dont ils disposaient et que le coût de cette charge supposait: c'était-là un fort aiguillon. Les offices de secrétaires du roi étaient aussi nombreux que les magistratures parlementaires, probablement entre 900 et 1 100. 4 Aucun niveau d'éducation n'était exigé, aucun titre de noblesse qui, par contre, étaient souvent nécessaires pour entrer dans les Parlements. Il fallait tout simplement de l'argent. 5 Du reste, pourquoi se seraient-ils donné la peine d'accéder à la noblesse par un chemin long et laborieux, celui des Cours autres que les parlements, offices aussi coûteux et la plupart du temps provinciaux. Donc relativement rare est le cas d'ancêtres anoblis après vingt ans de service dans une charge de magistrat financier: aucun exemple chez les familles des intendants de Louis X I V , un seul chez ceux de Louis X V ( 3 % ) et quatre chez ceux de Louis X V I ( i 3 % ) . 6 Pourquoi de plus seraient-ils allés s'embarasser d'états méprisables et d'épithètes, lorsque la noblesse s'offrait à eux si facilement, et lorsqu'ils savaient qu'en deux ou trois générations, quelquefois même immédiatement, leur descendance ferait partie de l'élite gouvernementale et sociale? Indiscutablement, il n'y a donc pas la moindre «réaction aristocratique». A u contraire, la haute administration devient plus accessible aux nouveaux riches qui veulent ou peuvent s'offrir une charge de secrétaire du roi. Pour étayer la thèse de la «réaction aristocratique», on invoque un phénomène grandissant d'exclusivité corporative. Cours de justice et administration recrutaient efficacement leurs membres par différentes méthodes. L a cooptation avait été et demeurait pratiquée dans la mesure où elle satisfaisait 3. 26,6%> des familles des intendants sous Louis X I V ; 3 7 , 5 % sous Louis X V ; entre 43,7°/o et 50°/o sous Louis X V I . 4. Carré, p. 7 et 9. j . Cf. Bluche, Les magistrats du Parlement de Paris, tableau 1, chap. 2. 6. Deux des quatre ancêtres des intendants de Louis X V I qui passèrent à la noblesse par l'intermédiaire d'une charge de magistrat financier vécurent au xvn e siècle. Ainsi, le chiffre apparemment élevé ne signifie pas cependant que ce mode d'anoblissement devint plus fréquent au xvin e siècle pour les familles des intendants de Louis X V I .

La nomination aux emplois

163

l'intérêt des familles et l'esprit de corps. Voit-on ce modèle de recrutement en essor au x v m e siècle, accentuant la rigidité de la haute administration? Est-il de plus en plus nécessaire aux candidats d'avoir au sein de la magistrature ou de l'administration quelque membre de leur famille, si possible membre depuis longtemps, le soutien étant supposé d'autant plus efficace que l'appartenance au corps est ancienne? C'est un intendant de Louis X I V qui détient la palme du plus ancien lignage: neuvième de sa famille dans la magistrature et huitième au Conseil du Roi. Parmi les intendants de Louis X V , aucun n'avait derrière lui plus de cinq ancêtres magistrats ou administrateurs: on ne remonte pas plus haut que la sixième génération. Sous Louis X V I , un intendant est le septième magistrat de sa famille, un autre est le sixième administrateur. Deux cas seulement pourraient faire penser à un recrutement plus intense des intendants chez les familles de vieille noblesse de robe et d'officiers à la fin du x v m e siècle: entre 1774 et 1776 sont nommés deux intendants dont les aïeux ont accédé aux cours souveraines sept générations plus tôt (soit 6,6% du corps des intendants). L'ensemble des observations tend au contraire à faire admettre une conclusion opposée: sous Louis X V et Louis X I V , plus nombreux qu'auparavant sont les intendants de noblesse récente, anoblis dans la magistrature ou l'administration par l'exercice d'une charge, soit eux-mêmes, soit leur père, soit leur grand-père. En particulier sous Louis X I V , $ 5 % des intendants sont de première, seconde ou troisième génération de noblesse de robe, un seul intendant étant premier magistrat de sa famille; sous Louis X V , 75 °/o des intendants sont de première, seconde ou troisième génération de noblesse de robe dont 2 5 % de première génération; sous Louis X V I , 7 6 % sont de première, seconde ou troisième génération, dont 3 0 % de première génération. Le phénomène s'accentue nettement au cours des deux derniers règnes: plus de la moitié des intendants de Louis X V et les deux tiers de ceux de Louis X V I n'étaient que les premiers ou les seconds magistrats de leur famille, tandis qu'un tiers seulement des intendants de Louis X I V étaient dans ce cas. Les changements sont comparables si l'on considère l'ancienneté des familles dans les charges purement administratives. L e nombre des intendants premiers, seconds

Noblesse

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T a b l e a u 1. Ancienneté blesse, la magistrature trois périodes Période

bourgeoisie

comparée des familles dans la et la haute administration pour

Lignage 1

Noblesse Louis X I V Robe 1710-1712 Plume Noblesse b Louis X V Robe 1749-1751 Plume Noblesse b Louis X V I Robe« 1774-1776 Plume

et

1 1 11 8 17 1 9 22

2

3

12 2 9a 6 4 7 8 + 2c 7 6 10 6 4 8 + l e 10 Sh lla 1 5

4 5 6 4 7 3 1 2 4* 2

Générations 5 6 7 8 3 3 2 3 3 3d 5

3 3 1 2 2 1 1 1 2

2

noles

9 10 11 12 1 1

1 1

2 2J

1



a. Un de ses ancêtres était un oncle b. On ignore l'ascendence d'un intendant c. Pour ces deux intendants, il peut s'agir soit de la deuxième, soit de la troisième génération d. Une famille n'a pas de représentant dans la haute administration pendant 5 générations consécutives e. On ignore les antécédents d'une famille f. Pour cette famille on ignore si la noblesse est encore plus ancienne g. Pour un intendant, on ignore les antécédents dans la magistrature h. Pour une famille seulement deux générations consécutives dans la magistrature i. Absence de documentation pour une famille sur les antécédents dans la magistrature j. Les deux familles n'ont pas eu de représentant dans la magistrature pendant 7 générations consécutives ou troisièmes administrateurs de leur famille, élevé au départ, ne cesse de s'accentuer au cours du x v m e siècle: 7 0 % sous L o u i s X I V ; 8 j ° / o sous L o u i s X V et 8 9 % sous L o u i s X V I . Il est très significatif que le nombre même des intendants, p r e miers conseillers du roi de leur f a m i l l e et dont les ancêtres n'ont j a m a i s servi le Roi au sein de l a haute administration, soit en régulière augmentation j u s q u ' à constituer l a majorité. Pour un tiers, les officiers du roi sont les premiers administrateurs de leur famille au début du siècle, pour la moitié en 1 7 5 0 et pour plus des deux tiers à l a f i n du x v m e siècle 7 (cf. t a 7. Exactement 33°/o pour 1710-1712; $3°/o pour 1749-17J1 et 69%) pour 1774-1776.

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bleau 2). Donc il fut moins difficile de faire partie de l'élite du gouvernement royal, le recrutement se faisant de moins en moins chez les familles de vieille noblesse, familles de magistrats ou d'officiers. Et ces postes devinrent d'autant plus accessibles que les éléments de noblesse récente y furent plus nombreux et constituèrent la majorité du corps des intendants de province. En somme l'ancienneté de la noblesse des intendants passe de la quatrième génération sous Louis X I V à la troisième sous Louis X V et Louis X V I et l'ancienneté dans la robe passe en même temps de la troisième génération au début du x v m e siècle à la seconde génération dans la deuxième moitié du siècle, tandis que l'ancienneté dans l'administration passe définitivement vers 1750 de la seconde génération à la première. Plus nombreux sont les nouveaux nobles, plus nombreux les nouveaux magistrats et les nouveaux administrateurs: bref, plus nombreux les «hommes nouveaux» à servir la Couronne en qualité d'intendants de province dans la seconde moitié du XVIII® siècle. Moins d'un tiers des intendants de Louis X I V (30%) était originaire de familles ayant gravi l'échelle sociale dans les trois dernières générations; presque la moitié ( 4 7 % ) des intendants de Louis X V devait leur réussite à leur père ou à leur grand-père; et sous Louis X V I pratiquement les deux tiers du corps des intendants (entre 60 et 6 6 % ) étaient constitués d'«hommes nouveaux» (cf. tableau 3). Tableau 3. Origine sociale comparée des familles des intendants Classification 1.

Vieilles

Nouvelles

Louis X V 1749-1751

12 0 1 7

3 8 4 2

3 4 1" 2

6 3

7 8

14 7b

Louis X V I 1774-1776®

familles

haute robe et haute plume 3 générations ou + 2 générations ou haute robe moyenne robe 2.

Louis X I V 1710-1712®

familles

ascension sociale lente ascension sociale rapide

a. U n cas n'entre pas dans cette classification b. Famille avec documentation insuffisante

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Noblesse et bourgeoisie

A u début du siècle très peu parmi les «hommes nouveaux» provenaient de familles dont l'ascension sociale avait été rapide et très peu y avaient participé par eux-mêmes; deux des trois intendants de Louis X I V dans ce cas devaient leur fortune et leur position à la présence d'un proche parent au gouvernement: Chauvelin à son homonyme et Bernage à d'Argenson. 8 Parmi les intendants de Louis X I V , le plus typique des «hommes nouveaux» était petit-fils et arrièrepetit-fils de marchand, successivement son grand-père et son père avaient obtenu un office et amorcé une lente ascension sociale au sein des Cours souveraines et du Conseil du Roi. Sous Louis X V le modèle d'ascension sociale est bien différent. Prenons comme exemple l'intendant, fils d'un parvenu qui a constitué une énorme fortune par la spéculation, des fermes d'impôts et l'entretien des armées du Roi, et qui investit une partie de ses richesses en achetant rapidement un office conférant la noblesse ou même un grade élevé dans la magistrature; à cette époque c'est rarement le grand-père de ces «hommes nouveaux» qui a pris l'initiative de l'ascension familiale. Ainsi l'homme nouveau qui devient intendant de Louis X V aurait pu rester simple commerçant, officier provincial ou même homme d'affaire prospère, comme l'était avant lui son père ou son grand-père, si la guerre de Succession d'Espagne et le système de L a w n'avaient pas offert aux hommes fortunés des occasions extraordinaires de réussites. A la fin du XVIII6 siècle, politiques, guerres et finances ne se conjuguent pas si bien pour engendrer «l'homme nouveau». Si Louis X V I compte le plus grand nombre d'intendants de noblesse récente, la majorité de leurs ancêtres ont gravi lentement et par des voies traditionnelles. 9 Dans les circonstances les plus bourgeoises, le grand-père, étant propriétaire terrien ou officier provincial, brigua une charge anoblissante, d'où son avancement, ou celui de son fils, père de l'intéressé, au sein d'une Cour souveraine. Assurément c'est la fortune qui a permis à ces familles l'ascension dans l'échelle sociale, 8. Pour l'histoire familiale des deux intendants Chauvelin et Bernage, voir [Vivian R. Gruder, The Royal Provincial Intendants,] p. 169-170 et 171. 9. Entre 1774 et 1776 sur les 60 à 66°/o d'intendants que l'on qualifie «d'hommes nouveaux», 4 4 % appartiennent à des familles dont l'ascension sociale fut lente.

La nomination aux

emplois

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mais il a fallu plus d'une génération de pères pour assurer la fortune familiale, puis une ou deux générations d'officiers pour faire oublier les origines roturières et la jeunesse de cette fortune. On retrouve aussi quoique moins souvent en cette fin de l'Ancien Régime, le rejeton d'une famille enrichie dans le négoce et la finance: c'est le grand-père plus souvent que le père qui devint officier et noble, menant le petit-fils à la haute administration. L a conclusion essentielle qui ressort de cette étude est qu'il n'y a pas de «réaction aristocratique» au sein de la haute administration. Bien au contraire les postes de la plus haute administration étaient de plus en plus ouverts aux hommes de souche modeste, riches, de noblesse récente et nouveaux venus dans les Cours et le Conseil du Roi. 10 Nous pouvons donc renverser le schéma mis au point par Saint-Simon et l'historiographie courante. A u début du xviii® siècle, la majorité des intendants de Louis X I V étaient de vieille noblesse, noblesse de robe ou de plume, leur famille faisant partie de l'élite sociale depuis plus longtemps. A la fin du siècle, au contraire, les intendants de Louis X V I étaient en majorité de noblesse plus fraîche, et plus récemment aussi de robe ou de plume, et pourtant ils étaient assimilés et acceptés par les plus hautes couches de la hiérarchie sociale. L a haute administration était un amalgame d'individus originaires soit de vieilles familles nobles soit de familles neuves, les degrés de lignage étant très divers et diverse aussi l'ancienneté des services familiaux dans la magistrature et l'administration; dans cette société qualifiée de «noblesse de la plume», les jeunes recrues côtoyaient des collègues de noblesse plus ancienne dont les ancêtres avaient été plus anciennement anoblis et avaient servi plus longtemps comme 10. François Bluche, dans «L'origine sociale du personnel ministériel français au x v m e siècle», Bulletin de la Société d'Histoire Moderne, 12 e série, n° 1, janv.-fév. 1957, p. 9-13, affirme aussi qu'il n'y pas eu la moindre «réaction aristocratique» dans le rang des ministres royaux à la fin l'Ancien Régime; cependant il n'aboutit pas à la même conclusion que nous: que plus nombreux furent les nobles et les juges de souche récente, plus nombreux les «hommes nouveaux» à servir le Roi comme ministres, et aussi de la même façon comme intendants provinciaux.

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magistrats des Cours souveraines et administrateurs royaux. Servir le Roi au Conseil ou en ses provinces était prétexte grandissant de promotion sociale en France au xvin* siècle. L e statut social n'était pas sous l'Ancien Régime déterminé et figé à la naissance. Par la compétence et l'argent, il était possible de se hisser au premier rang et plus nombreux furent ceux qui le firent à la veille de la Révolution. Les carrières ne s'ouvraient certes pas encore devant le simple talent, même après que Napoléon l'eut proclamé, ce temps n'était pas encore venu. Mais déjà le Conseil de Guizot, s'adressant aux Français du x i x e siècle, qui aspiraient à voter, cet avis éclairé aurait pu toucher les hommes du x v m e siècle en quête de noblesse et d'office, visant en fin de compte les plus hautes postes de l'administration et le meilleur rang social: «enrichissez-vous!». (Extrait de: The Royal Provincial Intendants: A Governing Elite in Eighteenth-Century France, Ithaca, N . Y . , Cornell University Press, 1968. © 1968 by Cornell University. Traduit et publié avec l'autorisation de l'éditeur. Traduction par A . Chamoux.)

E. G. Léonard

L'armée: noblesse ou argent

Les interminables guerres de la fin du règne de Louis X I V , donnant une certaine stabilité à la carrière militaire, avaient créé une véritable classe d'officiers de métier, trop pauvres pour connaître d'autre monde que leur régiment et y bornant leurs espoirs et leur vie. On y trouvait, inégalement suivant les temps, des roturiers d'extraction modeste et de minces gentilshommes. Je donnerai comme exemple des premiers un lointain grand-oncle, dont je possède les états de service. Jean Mabelly, d'Aubais s'était égagé au DauphinDragons le 7 juin 1687; brigadier en 1695, maréchal des logis en 1702, «blessé au château de Crézenat en Allemagne, à Estinquerque en Flandre et à Castelnau sur le Bormidat en Italie», il devint cornette, donc officier, le 6 mars 1707, après vingt ans de services. A la paix, il fut réformé, le 6 octobre 1714, comme lieutenant à la suite du régiment, avec 200 livres de pension. Cela représenterait pour nos jours une petite car-

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rière normale de soldat promu à l'épaulette. Que par la suite, rentré dans son village, il y fût «officier à la retraite», on le voit à la lettre déjà citée de son compatriote le brigadier François de Baschi-Saussan demandant «quelques beaux hommes» au juge d'Aubais: «M. Mabelly, lieutenant de dragons, ajoutait le général, ne me refusera pas de vous y aider.» Son cas était fréquent, on le voit à une page significative du colonel Reboul 1 , décrivant le corps d'officiers du régiment de Piémont à la fin du règne de Louis X I V : «Comme colonel, un descendant de financiers, M. de Bullion, alternant ses occupations entre son bel hôtel rue Plâtrière et son régiment. Rien de saillant dans ses services: c'est le type des colonels tels qu'on les recherche alors, assez riches pour acheter un régiment, le tenir en état et faire honneur à leur rang. Commandant en son absence, voici le lieutenantcolonel, homme modeste et de devoir: M. de Féligonde a quarante-neuf ans, dont trente-deux de service; depuis 1679 il guerroie. Puis vient le doyen des capitaines, M. de Périssan, commandant sa propre compagnie et le premier bataillon, sous-lieutenant en 1674, âgé de quarante-huit ans, trois blessures, dont deux au ventre et à la cuisse, à Neerrwinde; sur quoi il a couru, non guéri, rejoindre ses grenadiers à l'attaque du chemin couvert de Charleroi; tranquillement, à son tour, il cède la place au s u i v a n t . . . Ils sont ainsi quarante capitaines, commandants ou à la suite; parmi eux, quinze noms roturiers; le dernier a dix-neuf ans. Sur trente-neuf lieutenants, vingt-deux roturiers: le plus ancien, M. Charpignon, âgé de trente-cinq ans, en compte dix-sept de service; un autre, le sieur Gratignole, 'pourra, par la suite, mériter une compagnie'; le sieur Suffret, vingt-six ans, 'bon et joli officier, sage, mais il a médiocrement de bien, ce qui ne l'empêcherait pas d'avoir une compagnie à son tour.' Enfin trente-neuf lieutenants, s'échelonnant de dix-huit à vingt-cinq ans, sans parler du dernier, âgé de quatorze.» Cet état du régiment de Piémont suffit à poser le problème social qui allait travailler l'armée pendant tout le x v m e siècle. Comme colonel, le représentant d'une famille de la finance, originairement roturière, qui devait à l'argent son grade, comme sa «maison» devait à l'argent une douteuse et 1. La vie au XVIIIe siècle. L'armée, p. 51.

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récente noblesse. Au-dessous, un lieutenant-colonel et plus de la moitié des capitaines appartenant à la vraie noblesse, mais de petites ressources. Au bas de la hiérarchie, bon nombre d'officiers de fortune sortant du «commun» et certainement, pour maint d'entre eux, du rang. C'est dans cette situation que nos historiens veulent trouver la cause des mesures de temps de paix, réservant l'épaulette aux nobles, mesures qu'ils appellent volontiers réactionnaires ou féodales. Nous sommes là devant un problème plus général. Par suite de l'acceptation trop facile d'une propagande intéressée remontant à la Révolution, ces historiens (qui n'appartiennent cependant pas, pour la plupart, à la bourgeoisie d'affaires) se sont persuadés que leur cause d'intellectuels, et celle du peuple, avait été jadis défendue par cette bourgeoisie, simplement parce qu'elle avait été habile à jouer, quand il le fallait, d'un caractère «populaire» ou du moins «roturier», tout en s'infiltrant, grâce à son argent, dans l'aristocratie. A y regarder de près, l'histoire sociale du dernier siècle de l'Ancien Régime est celle de l'invasion du pouvoir par la ploutocratie, des connivences de la Cour et des maladroites réactions de ceux pour qui l'argent n'était pas tout et qui conservaient la notion d'une économie de fonction et de service. A les voir sous cet angle, les réformateurs qui entouraient Fénelon et le duc de Bourgogne, puis les gens de la Régence nous semblent avoir droit à une sympathie que le lecteur du «commun» ne leur prodigue pas le plus souvent, pris qu'il est à la fausse opposition noblesse-roture. Il s'agit, en fait, de bien autre chose. Lorsqu'on se souvient de l'importance prise par les trafiquants dans la France de Louis X I V , on a comme un soulagement à voir le Grand Dauphin imposer la représentation de Turcaret, malgré la cabale des traitants, mais aussi quelque tristesse et quelque dégoût à voir, au temps de l'Affaire Law, la grande noblesse donner l'exemple de ces collusions qui indigneront plus tard le Drumont de la France juive et le Bernanos de la Grande peur des bien-pensants. On a déjà cité les mesures de 1718 et de 1727 réservant à la noblesse les grades d'officiers. L a démobilisation aidant, elles eurent leur effet. L'état de services des lieutenants de Noailles-Cavalerie en 1736 2 ne présente, sur douze officiers, 2. Archives historiques de l'armée, carton x c 29.

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qu'un roturier avoué, M. Durand, «bon officier, très entendu, très appliqué à son devoir, mais sans bien»: il a mis trentesept ans à atteindre son grade actuel («a commencé cavalier dans ce régiment en 1693, fait maréchal des logis en 1707, lieutenant réformé en 1 7 2 2 et lieutenant en pied 1 7 3 0 » ) ; maintenant il a soixante ans, et a dû demander un congé «pour aller aux eaux de Bannières». Pour les onze autres lieutenants, tous nobles ou considérés comme tels, ce n'est pas le problème noblesse-roture qui se pose: c'est l'argent qui les sépare, et peut-être les oppose. Descendons, du vétéran, aux plus jeunes. M. Dastorgues est «homme de condition, de preuves connues à Saint-Cyr et à Malte» (sans doute un d'Astorg, de la famille auvergnate des Seigneurs de Montifaut et de Chaludet ou de celle, gasconne, des seigneurs d'Aubarède), «excellent officier menant parfaitement une troupe à la guerre, la soignant de même et méritant depuis longtemps d'avoir une compagnie». Depuis longtemps en effet, car, âgé de cinquante-huit ans, il y a trente ans qu'il est lieutenant: cet arrêt de sa carrière, après des débuts rapides («a commencé à servir d'aide de camp en Italie en 1701, fait cornette en ce régiment en 1 7 0 4 et lieutenant en pied en 1 7 0 6 » ) , et avec de tels mérites, doit avoir comme cause l'absence de toute fortune. M. de la Bussière est «âgé de cinquante-cinq ans; il a commencé à servir cornette dans le régiment de Ligondès en 1703, fait lieutenant en 1705, lieutenant de la mestre de camp du même régiment en 1714 et commission de capitaine en novembre de la même année; gentilhomme de bonnes mœurs, très bon officier, appliqué à son métier et menant bien une troupe à la guerre»: s'il n'est que lieutenant de la compagnie lieutenance-colonelle de son nouveau régiment, sa situation financière doit y être aussi pour quelque chose. Même raison vraisemblablement pour le grade modeste de M. Gaumier, «bon gentilhomme» comme le prouve peut-être le fait qu'il a commencé comme cadet dans le régiment en 1703, maréchal des logis en 170J, cornette deux ans plus tard, lieutenant réformé en 1714, lieutenant en pied en 1717: «excellent officier, propre à tout, en état d'avoir une compagnie», mais cet état-là s'étend-il à ses ressources? L e fait est indiqué pour M. de la Porte; il est «gentilhomme, bon officier et appliqué à son métier»; âgé de quarante-neuf ans, il a commencé à servir en 1704 et a eu, l'année même, son

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grade de lieutenant à titre de réformé, mais son grade ne lui a été confirmé «en pied» qu'en 1716, et depuis il attend une compagnie, qui n'est même pas demandée pour lui, car il a «peu de bien». Elle ne l'est pas davantage pour M. de Solignac, son cadet de quatre ans, «gentilhomme» (de la maison vellavoise des seigneurs de Fay?), lui aussi «bon officier, appliqué à son métier», de famille militaire, puisqu'ayant débuté comme «cavalier dans la compagnie de son père au régiment de Ligondès en 1704»; le crédit de son père étant sans doute trop petit pour avancer normalement dans ce régiment, il passe à Sampa-Infanterie et y devient enseigne en 1709 et lieutenant en 1710, ce qui lui permet de rentrer dans la compagnie paternelle, en 1711, mais seulement comme maréchal des logis; il y devient cornette en 1713, lieutenant réformé l'année suivante, est transféré à Noailles-Cavalerie en 1716: depuis, il est stoppé, car il est «sans bien». Et ce sont les deux plus jeunes qui paraissent avoir le plus d'avenir, car M. Billotte de Saint-Clément, «âgé de quarante ans, lieutenant dans le régiment de Noailles-Marquis en 1713, lieutenant aussi dans ce régiment en 1714, gentilhomme, bon officier», a «de quoi acheter une compagnie», et il en est de même de M. de Quedeville de Morinal, qui n'a que trente ans: «lieutenant de la Régence en 1721», il lui avait fallu consentir par la suite à une carrière plus normale, car on le retrouve cornette en 1733; il est vrai qu'il était redevenu lieutenant au janvier suivant; après une année seulement de lieutenance, il était indiqué pour un avancement, comme «bon officier, avec beaucoup de disposition», mais aussi, argument final, comme ayant «de quoi acheter une compagnie». On comprend bien que, au «Piémont» de la fin de la guerre de Succession d'Espagne, M. de Féligonde et M. de Périssan, bloqués dans leur carrière par un fils de financier (qui ne devait pas se gêner pour lâcher l'aimable insulte de «bête comme un lieutenant-colonel», en usage chez les «colonels à la bavette» et les colonels de comptoir), lui reprochaient beaucoup plus sa roture originelle qu'ils ne le faisaient au sieur Charpignon et au sieur Gratignole, qui auraient bien de la chance s'ils finissaient par avoir une compagnie. Et, dans le Noailles-Cavalerie de 1736, M. de Quedeville de Morinal, malgré toute sa noblesse, devait susciter plus d'aigreur chez M. Dastorgues et M. de Solignac que le pauvre M . Durand,

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tout roturier qu'il fût. Le scandale n'était pas pour les gentilshommes-soldats de voir des camarades du peuple promus à l'épaulette à force de bons et longs services, mais de la voir achetée à prix d'argent. Nous pouvons invoquer ici le témoignage du chevalier de Quincy. Fort porté, on le sait, à la critique, nous ne le voyons jamais l'exercer contre des roturiers sortis du rang. C'est à la vénalité qu'il en a. U n de ses amis, lieutenant au régiment de la Marine, est nommé à dixhuit ans capitaine au régiment de Piémont. «Vous allez avoir bien des affaires, dit Quincy au colonel, M. de Fervacques; tous les lieutenants voudront en découdre avec lui». De fait le jeune capitaine eut six cartels, étendit deux de ses adversaires; les lieutenants furent mis aux arrêts, puis cassés. Et Quincy de commenter: «Quels reproches M. de Fervacques ne devait-il pas se faire! Oter le pain et, pour ainsi dire, l'honneur à de braves officiers. Il est à présumer que le colonel avait tiré de l'argent du père du jeune homme. Le roi et le ministre de la Guerre devraient-ils souffrir une telle injustice?» (11, p. 314). De telles pratiques ont, de plus, l'inconvénient de bloquer tout l'avancement; souvent au profit d'incapables: «On donne l'agrément à un enfant qui sort du collège d'acheter un régiment. Il se dit à lui-même: 'Dans huit ans, je serai brigadier, dans quatorze maréchal de camp, dans vingt lieutenant-général.' Ainsi, sans se donner la moindre peine et sans aucune application, il devient officier général par l'ordre du tableau. Grand Dieu quel officier général! J'ai entendu une fois dire à un jeune colonel: 'J'aimerais mieux faire mille fautes à la tête de mon régiment que de consulter mon lieutenant-colonel.' Belle disposition pour devenir un grand homme!» U n autre abus bloque l'avancement des officiers de carrière: les privilèges de la noblesse de Cour. Quincy ne cesse de les incriminer: «M. de Vendôme n'avait-il pas raison de dire qu'il aimait mieux un bon lieutenant-colonel et un bon capitaine de grenadiers dans son armée que tous ces messieurs les courtisans? Il n'y en a pas un seul qui ne veuille devenir lieutenantgénéral. Mais aucun ne se donne la peine d'en avoir la capacité. L a plupart ne servent que pour obtenir la survivance ou d'un gouvernement de province ou d'une grande charge à la

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Cour. On ne l'a pas plutôt qu'il leur vient, soi-disant, une incommodité qui les oblige à quitter le service. Tous les jours nous ne voyons que trop cette manœuvre. En vérité le roi ne devrait jamais donner aucune survivance: il en serait mieux servi. Mais, me dira-t-on, il faut bien récompenser les grands hommes dans leurs enfants. A quoi je répondrai: si ces enfants l'ont mérité par leurs propres services, cela est juste. Je leur donnerais la préférence pour avoir des régiments, afin de se mettre en état d'obtenir par leurs services distingués les grâces du r o i . . . Nous n'aurons jamais de bons officiers tant qu'on donnera des régiments aux enfants qui sortent du collège. Il faudrait les faire servir subalternes et capitaines, pendant un certain temps, dans les deux armes, c'est-à-dire dans la cavalerie et dans l'infanterie, auparavant que de leur donner l'agrément d'un régiment et ne le donner qu'à ceux qui se seraient le plus appliqués au service.» (ni, p. 98). Enfin, une dernière suggestion, ne disons pas revendication, car il s'agissait de hauts grades, auxquels Quincy ne pouvait aspirer. Eux aussi, les attribuer au mérite: «Il serait à souhaiter pour le bien du service que Sa Majesté n'élevât aux grades militaires que ceux qui l'ont mérité par des actions distinguées et non pas, comme il est malheureusement pratiqué en France, par le rang du tableau. Ce serait le moyen de donner de l'émulation non seulement aux officiers généraux et aux officiers particuliers, mais même aux simples soldats et le moyen d'en faire de véritables officiers généraux. Les Romains en usaient ainsi» (ni, p. 43). C'est donc à l'argent et à la Cour qu'en avait notre gentilhomme, aucunement à la roture en tant que telle. Et son idéal était d'une armée où l'avancement irait, sans considération de fortune ni de naissance à ceux qui excelleraient dans le service, — et où, détail mais que l'on ne peut négliger, la croix de Saint-Louis, créée en 1693 mais bientôt trop largement répandue, signifierait quelque chose: «Il y en aurait peu, mais ceux qui en seraient revêtus seraient plus distingués, et le proverbe qui dit qu'il est honteux de l'avoir et de ne l'avoir pas n'aurait pas lieu» (1, p. 359). (Extrait de: L'armée et ses problèmes au XVIIIe siècle, Paris, Pion, 1958. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

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Fallait-il quatre quartiers* de noblesse pour être officier à la fin de l'Ancien Régime?

A l'époque de Louis X V I dans les 10 années qui précèdent la Révolution, aucun acte de gouvernement n'est aussi connu du grand public que ce qu'on est convenu d'appeler l'ordonnance du 22 mai 1781. C'est l'acte qui exige quatre quartiers de noblesse pour devenir officier et que l'on attribue souvent à tort au comte de Saint-Germain. On le cite partout, on le commente bien plus encore. On y voit une des causes du mécontentement de l'armée et du peuple, presque une des causes de la Révolution. Les historiens les plus divers, parfois même les plus sérieux, ceux qui font école comme ceux qui font recette, le condamnent en l'interprétant de la façon la plus stricte. C'est ainsi que M M . Mathiez et Madelin se trouvent être d'accord, du moins sur ce point. 1 Ce n'est donc pas sans inquiétude que j e me hasarde sur un terrain aussi glissant et où l'on a tant manœuvré déjà. J'ai beaucoup hésité avant de m'y engager. Mais j'ai lu avec attention la fameuse «ordonnance» et j'ai passé en revue un certain nombre de dossiers d'officiers. C'est le résultat de cette lecture, ce sont les conclusions de cet examen que j e veux exposer aujourd'hui. Après avoir étudié et expliqué le texte, c'est-à-dire la théorie, j'exposerai d'après les documents tirés des dossiers comment «l'ordonnance» fut appliquée. Ce qui nous permettra de saisir à la fois l'esprit et la lettre. La décision royale du

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1. Et tout d'abord il n'y a pas d'ordonnance à cette date mais un ordre du roi concernant la création de nouveaux emplois de sous-lieutenants, et une décision royale prise au Conseil du roi 2 malgré l'avis du maréchal de Ségur, alors secrétaire d'État de la guerre. * G. Six fait ici une confusion: il ne s'agit pas de quartiers, mais de degrés, c'est-à-dire de générations de noblesse en ligne masculine. 1. Cf. Mathiez, La victoire en Van II, p. 36; et A . Madelin, Les hommes de la Révolution, pp. 229 et 2$3. 2. A la suite d'un rapport au roi émanant du comité des inspecteurs d'infanterie et de cavalerie.

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Voici le texte de cette décision royale copié intégralement à la Bibliothèque du Ministère de la guerre, Collection des ordonnances militaires, tome 65. «Le Roi a décidé que tous sujets qui seraient proposés pour être nommés à des sous-lieutenances dans ses régiments d'infanterie française, de cavalerie, de chevau-légers, de dragons et de chasseurs à cheval seraient tenus de faire les mêmes preuves que ceux qui lui sont présentés pour être admis et élevés à son Ecole royale militaire et que S. M. ne les agréerait que sur le certificat du sieur Chérin, généalogiste. «S. M. a décidé en même temps quelle agréerait les fils de Chevaliers de St. Louis. «L'Edit du Roi portant création d'une Ecole Royale Militaire, donné à Versailles en janvier 1751, porte, article 16, qu'il ne sera admis aucun élève dans ladite Ecole qu'il n'ait fait preuve de quatre générations de noblesse de père. «Et la déclaration du Roi concernant ladite Ecole Royale Militaire donnée à Versailles le 24 août 1760 porte, article 9, que la preuve de quatre degrés de noblesse de père, y compris le produisant, sera faite par titres originaux, et non par simples copies collationnées. «A l'effet de quoi, les parents desdits sujets que l'on destinera à entrer au service militaire, doivent commencer par adresser au sieur Chérin, généalogiste, les faits généalogiques de leur naissance et les titres originaux justificatifs d'iceux. «Et, après que ledit sieur Chérin aura examiné et reconnu pour véritables les titres qui lui auront été adressés, il remettra son certificat auxdits parents qui le feront passer au Mestre de camp commandant du régiment dans lequel ils désireront que le sujet soit placé et le certificat du généalogiste sera joint au Mémoire de proposition du Mestre de camp commandant». Dans toute cette décision royale il n'est question que d'une chose, l'obligation de faire preuve de noblesse pour être nommé sous-lieutenant, et la marche à suivre pour faire cette preuve. Mais regardons le texte de plus près. J'appelle l'attention du lecteur sur les trois points suivants: 1. Après avoir déclaré que tous les sujets proposés pour une sous-lieutenance devront faire leurs preuves de noblesse,

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la décision ajoute: «S.M. a décidé en même temps qu'elle agréerait les fils de Chevaliers de St. Louis. 2. Les parents desdits sujets que Von destinera à entrer au service militaire doivent commencer par adresser au sieur Chérin, généalogiste, les faits généalogiques de leur naissance et les titres originaux justificatifs d'iceux. 3. Les parents feront passer au Mestre de camp commandant du régiment dans lequel ils désireront que le sujet soit placé, le certificat du généalogiste qui sera joint au Mémoire de proposition du Mestre de camp commandant. Sur le premier point j e me borne à faire remarquer que le roi fait une exception à la règle de l'obligation des quatre quartiers"' de noblesse en faveur des fils des Chevaliers de St. Louis. Si les preuves de noblesse étaient exigées de tous ceux qui voulaient entrer dans l'armée, il est évident qu'il devenait inutile de mentionner le cas particulier des fils de Chevaliers de St. Louis. Cette exception n'est d'ailleurs point la seule; car l'acte royal que nous venons de reproduire omet dans l'énumération des corps qu'il vise l'infanterie étrangère, les hussards, l'artillerie et le génie. A u surplus une ordonnance royale du 17 mars 1788 confirme l'exception en faveur des fils de Chevaliers de St. Louis ayant servi comme capitaines titulaires (ce qui est une restriction) et y joint les fils, petits-fils et arrière-petits-fils des officiers généraux et les fils de capitaines tués à l'ennemi (ce qui est une extension). D'autre part une ordonnance du 12 juillet 1784 exigera les quatre quartiers de noblesse pour l'infanterie étrangère, mais tandis que celles des 25 juillet et 8 août 1784 renouvellent cette obligation pour la cavalerie et les dragons, elles n'y font aucune allusion pour les hussards et les chasseurs à cheval, bien qu'elles indiquent pour ces corps les conditions d'âge requises pour être nommé sous-lieutenant. C'est ce que remarque judicieusement Latreille dans son livre L'œuvre militaire de la Révolution-. L'armée et la Nation sous l'Ancien Régime; les derniers ministres de la monarchie, p. 186 à 188. Je conclus qu'il y a deux sortes d'exceptions: les unes tenant compte des services des parents, signalées positivement dans la décision royale de 1781 ou dans d'autres actes postérieurs; * Rappelons qu'il s'agit en fait de degrés.

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les autres s'appliquant par prétérition à certaines armes (hussards et chasseurs à cheval), sans parler bien entendu des troupes coloniales. Sur le second point et le troisième, il importe avant tout de lire attentivement le texte: ce que, il faut bien le dire, n'ont pas toujours fait certains historiens. J'y vois que les sujets que Von destinera au service militaire doivent commencer par adresser au sieur Chérin, généalogiste, etc . . . Puis plus loin que le Mestre de camp du régiment dans lequel les parents désireront que le sujet soit placé joindra le certificat du généalogiste à son mémoire de proposition. Il ressort de ces textes que le sujet n'est pas encore au service militaire, qu'il demande à entrer dans un corps qu'il désigne, et que le Mestre de camp de ce corps doit proposer au roi l'admission de ce nouveau sujet dans le régiment qu'il commande. Alors il faut admettre que la décision royale ne s'applique qu'à ceux qui veulent être officiers en entrant dans l'armée, ce qui seul peut expliquer le mémoire de proposition adressé au roi par le Mestre de camp du régiment; ou bien il faudrait supposer que pour entrer au service militaire comme simple soldat, chacun devait faire preuve de noblesse et obtenir par surcroît la permission du roi, ce qui ne supporte pas l'examen. Et il ne saurait non plus être question d'entrer au service comme cadet gentilhomme, puisque l'ordre du roi daté du même jour 22 mai 1781 déclare que «S. M. éteint les places de cadets gentilhommes et, pour y parvenir, Elle ordonne qu'il n'y soit plus proposé à l'avenir». Ainsi donc on n'exige quatre quartiers de noblesse que pour entrer au service militaire directement comme officier. Aucune disposition nouvelle n'intervient dans cette décision royale pour entraver l'avancement des officiers de fortune sortis du rang. C'est du reste l'opinion d'un certain nombre d'auteurs qui se sont occupés particulièrement de l'armée à l'époque de Louis X V I comme Louis Tuetey 3 , Paul Viollet 4 , X a v i e r Audouin 5 , sans parler de Latreille. 6 3. Lous Tuetey, dans son livre Les officiers sous l'ancien régime, nobles et roturiers, fait remarquer que le soldat continuait à pouvoir atteindre, en passant par les grades de bas officier, le rang d'officier de fortune. Il semble admettre même dans certains cas la nomination directe comme sous-lieutenant: «Il semble en effet, dit-il à la page 190, note 1, que dans

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Examen des dossiers d'officiers

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roturiers

Arrivons maintenant à l'étude de ce qui s'est passé dans la pratique. Voyons s'il y a parmi les officiers nommés entre le 22 mai 1781 et le 14 juillet 1789, des non nobles et par quelle voie ils sont parvenus à s'élever au dessus du rang de basofficier. Il m'était absolument impossible d'étudier tous les dossiers d'officiers accumulés au classement général des Archives administratives du Ministère de la Guerre pour deux raisons principales: 1. ils sont trop et 2. ils sont classés par ordre alphabéthique et non chronologique. Mais comme j e n'ai pas eu pour but d'établir la proportion des officiers roturiers par rapport aux officiers nobles, mais uniquement de prouver qu'après le 22 mai 1781 on a continué de nommer des sous-officiers au grade de sous-lieutenant, j e me suis contenté d'examiner les dossiers des futurs généraux de la Révolution et j ' y ai trouvé 46 noms remplissant les conditions indiquées plus haut (c'est-à-dire d'origine roturière et employés précédemment comme sous-officiers). J'ai surtout cherché ceux qui appartiennent aux armes expressément désignées dans l'ordonnance. Voici comment ils peuvent être répartis:

les régiments de chasseurs organisés en 1784 et dans les régiments de hussards, l'admission directe comme o f f i c i e r ait été soumise à des règles moins rigoureuses». 4. P a u l Viollet, Le roi et ses ministres pendant les trois derniers siècles de la monarchie. «Après 1781, dit-il page 378, l ' o f f i c i e r de fortune put toujours conquérir le g r a d e de capitaine et quelquefois les grades supérieurs». j . X a v i e r A u d o u i n , Histoire de l'administration militaire, t. iv, page 83, déclare «qu'il restait deux moyens pour les plébéiens de devenir officiers, celui de servir dans les troupes légères et celui de servir dans la g e n d a r merie». Il semble bien, d'après ce dernier exemple, vouloir parler lui aussi de l'admission directe au g r a d e d'officier. 6. Latreille, dans son ouvrage d é j à cité, dit de son côté, p. 74, note 1, à propos de la possibilité pour un roturier d'être nommé sous-lieutenant sans avoir été bas o f f i c i e r : «Quant à la gendarmerie, on a vu que le comte de St G e r m a i n avait attribué le grade de sous-lieutenant à tous les gendarmes». O n a eu aussi l'occasion de dire que ce corps se composait en grande partie de jeunes gens appartenant à de riches familles bourgeoises. Cf. Ordonnance de St G e r m a i n du 24 f é v n e r 1776.

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21 7 4 3 3 2 2 2 i i i Total:

sortent de l'infanterie française des dragons de la cavalerie proprement dite de l'infanterie étrangère de la gendarmerie des chasseurs à cheval des régiments des colonies de l'artillerie de l'infanterie légère de l'artillerie des colonies des troupes de la marine

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L a différence avec le chiffre de 46 cité plus haut correspond à la nomination d'un sous-lieutenant d'artillerie qui est passé par une école de son arme et non par le rang. J'ai complètement laissé de côté tout sujet de naissance noble ou passant pour tel, sans me préoccuper de savoir s'il comptait moins de quatre quartiers de noblesse. 7 De même j e n'ai pas voulu compter ce que j'appellerai les demi-officiers (porte-drapeau, porte-guidon, porte-étendard) qui ne sont devenus sous-lieutenants qu'après 1789. J'ai également laissé de côté les officiers d'origine suisse. Ainsi il y a eu au moins 46 généraux d'origine roturière qui, postérieurement à la fameuse «ordonnance» et avant la Révolution, c'est-à-dire en l'espace de 8 années, n'ont pas eu à fournir leurs preuves de noblesse pour devenir officiers. On m'accordera sans peine qu'il y a eu un certain nombre d'autres officiers qui ne sont pas arrivés au généralat, mais sont devenus sous-lieutenants dans les mêmes conditions. Il me reste à rechercher quelles sont ces conditions, c'està-dire par quels procédés le roturier pouvait s'élever au rang 7 . Je férai cependant remarquer que si nous laissons de côté la gendarmerie, les chevau-légers et les gardes du corps, le fait d'avoir été simple soldat semble être suffisant pour faire considérer le sujet comme non noble. Je connais plusieurs exemples de soldats congédiés du service militaire uniquement pour ce motif: gentilshommes. C'est en particulier le cas du futur général Lauthier Xaintrailles qui, simple soldat au régiment de Penthièvre-infanterie le 8 octobre 1 7 8 J , devenu caporal le 2 2 levier 1 7 8 6 et sergent le 1 8 juin 1 7 8 6 , fut congédié comme gentilhomme le 26 septembre 1 7 8 7 . Il s'était engagé sous le nom de Lauthier.

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d'officier de fortune. Mais auparavant faisons la part des armes spéciales et des prérogatives des corps. Dans l'infanterie étrangère on accueille sans difficulté un officier d'une armée étrangère sans s'inquiéter de sa naissance. 8 L a gendarmerie donne rang d'officier à tous ceux qui y entrent et aucune ordonnance n'en a interdit l'accès aux roturiers: on passe donc directement de gendarme lieutenant d'infanterie ou de cavalerie. Mais en dehors de ces cas particuliers, le grade d'officier s'acquiert de trois manières: i. En passant d'adjudant souslieutenant principalement dans l'infanterie 9 : sept exemples, contre un seul dans les dragons 10 ; 2. En passant par la fonction de porte-drapeau, porte-étendard ou porte-guidon: c'est le cas le plus fréquent, vingt exemples tirés aussi bien de l'infanterie 11 que de la cavalerie proprement dite 12 , des dragons 13 , et 3. C'est le cas de Chamberting, né à Genappe (Belgique) le 28 août 175$, qui fut gendarme en France 7 janvier 1771, fut réformé le 5 décembre 1775, et passa alors au service d'Autriche comme sous-lieutenant aux dragons de Savoie septembre 1776, sous-lieutenant au service de France dans le régiment de Lamarck-infanterie 22 février 1782. 9. Par exemple Antoine Joseph Delpière, né à Vieux Berquin (Nord) le 12 mars 1748, soldat au régiment de Piémont-infanterie le 28 septembre 1767, devint caporal, sergent, puis fourrier, sergent-major, adjudant le 16 juillet 1787, sous-lieutenant i e r janvier 1788. Je signale en passant la lenteur de l'avancement dans les grades de bas officier, alors que, dans l'exemple ci-dessus, on passe sous-lieutenant après six mois de grade d'adjudant. 10. C'est le futur général en chef de l'armée du Rhin, Carlenc, qui, né à Aloès le 19 septembre 1743, s'engagea comme dragon le 24 février 1760, devint adjudant le 24 juin 1777, et fut nommé lieutenant en 2 m e à Angoulême, dragons plus tard, 11 e dragons le 17 septembre 1782. 11. C'est le cas de François Fériol, né a Chatillon de Michaille (Ain) le 7 mars 1739, soldat au régiment de Nice, plus tard Lyonnais-infanterie 28 janvier 17JÎ, devint sergent, puis fourrier, adjudant, porte-drapeau 6 mai 1781, sous-lieutenant de grenadiers 8 mars 1788. 12. Par exemple Jean-Olivier Gaudin, né à Malestroit (Morbihan) le I er décembre 1746, soldat au régiment de Bourgogne-cavalerie I er mai 1766, devint successivement maréchal des logis, fourrier, porte-étendard 8 mai 1774, sous-lieutenant 23 novembre 1784. 13. C'est le cas de François Macquard, né à Haumont-les-Lachaussée (Marne) le 18 octobre 1738, soldat au régiment des dragons du Roi i e r mars 1762, devint successivement brigadier, maréchal des logis, fourrier, adjudant, porte-guidon 30 mai 1782, sous-lieutenant j juin 1785. C'est lui au sujet duquel Marbot a créé une légende le représentant chargeant nu jusqu'à la ceinture.

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Noblesse et bourgeoisie

des chasseurs à cheval 14 ; 3. En passant par la fonction de quartier-maître ou d'officier payeur: cinq exemples. 15 Pour l'artillerie j'ai trouvé deux cas où un sergeant-major passait directement lieutenant en 3e. C'est, soit dit en passant, le cas d'Eblé, le futur chef des pontonniers de la Bérésina, le seul des 46 futurs généraux qui ait laissé un nom illustre dans l'histoire militaire. Deux cas semblables ont été relevés dans l'infanterie. 16

Conclusion L a décision royale du 22 mai 1781 n'a donc pas interdit aux roturiers l'accès du grade d'officier. Les termes mêmes de l'ordonnance et les exemples que j'ai cités le prouvent surabondamment à la fois dans les règlements et dans les faits. Mais alors comment expliquer le mécontentement bruyant qu'elle a soulevé et la célébrité quelque peu usurpée qui l'environne? C'est qu'il faut bien se pénétrer de deux choses déjà connues mais qu'on ne répétera jamais trop: c'est la bourgoisie qui a fait la Révolution et c'est aussi à ce moment la bourgeoisie qui détient la richesse, principalement la richesse mobilière. Or, on le sait, encore à cette époque, les grades de capitaine et de colonel s'achètent comme beaucoup d'autres charges de finances, de judicature, et la bourgeoisie, dès le règne de Louis X V , veut mettre la main sur les offices militaires comme sur les autres. Pendant ce temps la noblesse s'appauvrit: non pas peutêtre la noblesse de cour, cependant bien endettée et dont Tur14. A i n s i J e a n - M a r i e Forest, né à L y o n le 4 février 1752, soldat a u x dragons de Gustine, plus tard 2 e chasseurs à cheval 31 août 1768, brigadier, fourrier, a d j u d a n t , porte-guidon n septembre 1786, lieutenant i e r mai 1788. i j . C h a r l e s - F r a n ç o i s - L é g e r Favereau, né à C h a u n y (Aisne) le 2 octobre 1760, soldat au régiment d'artillerie de Besançon 12 mars 1779, sergent, sergent-major, lieutenant, quartier-maître-trésorier dans les troupes de la marine 9 septembre 1786. 16. Jean Proteau, né à Libourne le 8 octobre 1752, soldat au régiment de Foix-infanterie 25 mars 1769, sergent, puis sergent-major, passe souslieutenant de grenadiers le 10 j u i n 1786.

La nomination aux

emplois

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got puis Necker ont essayé de réduire les pensions, mais la noblesse beaucoup plus nombreuse de province. Elle ne peut travailler ni sur ses terres ni dans l'industrie; le commerce lui est interdit ou à peu près. D'un autre côté la valeur réelle du cens n'a cessé de diminuer. A chaque génération la pauvreté s'accentue car les familles s'accroissent et les ressources ne s'accroissent pas. C'est à ce moment qu'apparaît St. Germain qui d'une part sort de cette noblesse là, et d'autre part a pris en haine la noblesse de cour pour des raisons toutes personnelles. Il s'entoure de conseillers techniques de même origine, les W i m p fen, les Grébeauval, les Jaucourt, les Guibert. Ils cherchent à sauver de la misère imminente la moyenne et surtout la petite noblesse. St. Germain s'attaque surtout à la noblesse de cour en réformant la maison du roi, en réglementant l'avancement, mais il doit quitter le pouvoir. Ses collaborateurs restent après lui et continuent à chercher un débouché aux nombreux enfants des nobles besogneux de province. Mais les bourgeois leur font une rude concurrence. Une fois lieutenants, comme ils ont pour eux l'argent, ils peuvent acheter sans se ruiner une compagnie puis un régiment. Véritable paradoxe: ils ont plus de facilité que les hobereaux pour s'élever aux grades supérieurs. Et c'est alors que les anciens conseillers de St. Germain imposent au maréchal de Ségur qui n'en voulait pas, la décision royale interdisant aux roturiers de débuter dans l'armée avec le grade d'officier. L e coup est dur: il faut maintenant qu'un fils de bourgeois enrichi passe par la hiérarchie des bas-officiers s'il veut arriver au grade de lieutenant: ce qui retarde considérablement l'avancement. Et puis ces jeunes gens de bonne famille bourgeoise ne peuvent se résigner à coudoyer dans le rang les meurent de faim ou les mauvais sujets comme le futur général Vandamme, que leurs parents font enrôler comme soldats pour s'en débarrasser. L'égalité par le bas, c'est humiliant, ils ne veulent que l'égalité par le haut. Enfin le métier militaire est pour eux un placement d'argent, mais non une vocation. Alors pendant les dernières années de l'ancien régime, les bourgeois protestent au nom du peuple, comme les Parlements protestaient au nom de la nation. L e peuple écoute bouche bée; cette question d'avancement militaire ne le concerne pas:

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Noblesse et bourgeoisie

il n'y a rien de changé pour lui. Mais on lui répète si bien que seuls les nobles peuvent avoir grades, faveurs et fortune qu'il finit par le croire et qu'il marche. Les bourgeois, victorieux grâce à lui, feront nommer de 1790 à 1792 leurs enfants souslieutenants directement sans passer par le rang. Les fils du peuple continueront à passer par le grade de sous-officier: il n'y aura qu'un privilège de plus. L a décision royale du 22 mai 1781 favorise la caste nobiliaire c'est certain, elle est nettement anti-bourgeoise, mais elle n'est pas plus anti-démocratique que le régime qui l'a précédée. (Article paru dans la Revue d'Histoire moderne, 1929, et reproduit ici avec l'autorisation des éditeurs.)

5. vers une élite de «notables»

Introduction L a deuxième moitié du x v m e siècle connaît, sous l'influence de grands courants de pensée - l'encyclopédie, la physiocratie - et des formes nouvelles de la sociabilité - salons, académies, franc-maçonnerie - une remise en cause de la société traditionnelle. Par dessus le droit qui reconnaît toujours un abîme entre noblesse et bourgeoisie, la société réelle pratique l'amalgame. Elle s'oriente vers une fusion entre le second ordre et la crème du tiers état, au sein d'une élite fondée sur la propriété, la richesse et le talent, et non plus sur la distinction des ordres. Les contemporains ont été sensibles à cette évolution: les uns pour s'en indigner, les plus éclairés pour souhaiter la reconnaissance juridique du nouvel état de fait. Si certains historiens insistent davantage sur ce qui continue à opposer noblesse et bourgeoisie plutôt que sur le rapprochement qui s'est opéré, il semble cependant difficile de ne pas être frappé par l'uniformisation des conditions et les rencontres inter-ordres dont les manifestations se multiplient au cours du siècle. L a fusion s'est faite d'abord par les voies traditionnelles de l'anoblissement: une fraction de la bourgeoisie des talents est élevée par le souverain au sein du second ordre. D'autres - savants ou «philosophes» - sont nommés à des emplois ou sinécures qui les tirent de leur roture. On connaît le cas de Voltaire, gentilhomme de la maison du Roi. Plus important pour la définition d'une nouvelle élite fut la formation empirique d'une «bonne société» où se côtoyaient en toute égalité, hors de toute référence à un ordre des rangs, aristocrates et bourgeois. Naissance, talents et richesse confondus définissaient une élite nouvelle qui, une fois surmontée la tentation de l'égalitarisme révolutionnaire, s'imposera à la société française et à tous les régimes qui se succéderont jusqu'en 1848.

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Sénac de Meilhan

Vers une élite de «notables»

Du rapprochement des diverses conditions

En France seulement il existait, si je puis m'exprimer ainsi, un frottement perpétuel entre les diverses classes, qui en minait les angles trop saillans; et cette facilité de mœurs qui caractérise les Français ne permettait pas qu'il y eût d'invariables et humiliantes séparations. La magistrature était composée d'un nombre considérable de citoyens qui jouissaient à ce titre, comme je l'ai dit, de la noblesse, et la transmettaient à leurs enfans. L'exercice de l'autorité qui était confiée aux magistrats, et leur influence dans le gouvernement, leur procuraient une considération personnelle qui nécessitait les égards et les ménagemens des personnes les plus considérables par leur rang. Enfin des alliances multipliées existaient entre les familles des magistrats, de la finance et celles de la haute Noblesse, et formaient des liaisons qui réunissaient ces diverses classes. L'homme de la cour, dans l'ivresse de ses titres, ébloui de ses cordons, en parlant à ses égaux des magistrats, les traitait quelquefois de bourgeois. Mais ces bouffées de vanité, réprouvées des gens sensés, n'empêchaient pas qu'ils ne fussent respectés à la ville et traités à la cour avec distinction par les ministres. Les enfans des financiers s'élevaient aux emplois de la magistrature, et parvenaient aux plus grandes places et souvent au ministère. Les richesses des financiers devenaient la ressource des grandes familles obérées, et les alliances s'étaient multipliées entre les races les plus illustres et les financiers opulens. Les talens, l'esprit, les agrémens, la célébrité dans les arts, faisaient obtenir des égards flatteurs: et ces heureux dons de la nature mettaient des hommes sans naissance à portée de vivre dans une apparente égalité avec les plus grands Seigneurs et les personnes les plus considérées. Tous ces moyens de s'enrichir, de s'élever, de s'allier avec les plus grands noms, d'être admis dans les premiers cercles, n'existent pas dans les autres pays. Les diverses conditions y sont classées invariablement; les Nobles ne se mésallient point, et ce n'est pas tant par orgueil que parce qu'il n'y a en général point d'avantage à se mésallier. Les fortunes du Com-

Vers une élite de «notables»

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merce et de la Finance dans les autres Etats de l'Europe, ne sont ni considérables, ni multipliées, et il y a au contraire un très-grand avantage à ne pas se mésallier, fondé sur les richesses et les éminentes dignités que procurent les chapitres. L a nouvelle Noblesse et celle qui date même de deux cents ans, est sans considération en Allemagne, et ne peut être admise dans la société de la première Noblesse. 1 U n Ministre, un Ambassadeur à Vienne, ne peut inviter à souper une femme dont le mari, Comte ou Baron, n'est pas de la première Noblesse 2 ; et les Dames de cette classe déserteraient sa maison s'il tentait un tel mélange. Enfin le goût de la société et du plaisir ne fait pas, dans la plupart des pays, taire l'orgueil, et n'y confond pas les rangs dans la vie habituelle comme en France, où l'amusement était l'objet le plus important des sociétés. L a maîtresse d'une maison ne s'occupait pas de faire asseoir à côté d'elle l'homme le plus éminent en dignité, mais celui qui lui paraissait le plus aimable. Dans les autres pays et surtout dans le Nord, le rang militaire détermine votre place à table et dans la chambre, et on démêle promptement, en entrant, le grade de chacun, aux égards qu'on lui témoigne. En France, les différences d'état ne se marquaient que par des nuances délicates, et sensibles seulement aux yeux les plus exercés. L a faveur, le rang, l'esprit, les agrémens, la richesse, les talens, étaient également l'objet des égards; et ces divers principes de considération semblaient confondre les personnes. L a vanité générale, par toutes ces raisons, avait moins à souffrir en France que dans les autres pays. Les titres 3 , les 1. Le goût de la société a fait de grands progrès à Vienne; et ce goût, ainsi que l'estime des talents, font souvent taire des préjugés anciennement enracinés. Je remarquerai encore qu'il est peu de pays où le mérite et les talents obtiennent plus de considération. Le Prince de Kaunitz n'a jamais rien demandé pour personne, n'a jamais procuré aucune grâce pendant cinquante ans de ministère; et on n'était pas moins empressé de lui rendre des hommages, qui n'étaient corrompus par aucun levain d'intérêt ou d'ambition. On oubliait la naissance de Laudon; et s'il avait laissé des descendants, ils jouiraient d'égards marqués. C'est dans la patrie du Baron de Thunderten-Trunk et dans d'autres contrées de l'Allemagne, que la ligne de séparation de la Noblesse est invariablement fixée, et que le souvenir des titres se produit dans les plus petites circonstances. M. 2. Cela n'est pas exact. (Ed. de 1814.) 3. On a vu des gens qui en avaient usurpé quelques uns, R . . . s'était fait Comte, sans consulter Chérin. Il répondit un jour à une personne qui

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Vers une élite de «notables»

armoiries, les livrées, ne peuvent être usurpés dans la plupart des États, et le nombre des chevaux d'attelage y est fixé. L e ridicule était en France le seul frein opposé aux vaines prétentions. T e l était l'ordre qui subsistait dans ce Royaume depuis des siècles, et tel était le balancement de toutes les classes et de tous les genres de considération, qu'il y avait, dans la plupart des conditions les moins élevées en apparence, des prérogatives qui rivalisaient avec celles des premières dignités. Ainsi, par exemple, le fils d'un bourgeois enrichi, qui avait acheté une charge de Conseiller au Parlement, était de la Chambre des Pairs, et non-seulement opinait avec eux, mais les précédait dans la séance, l'usage étant que le doyen des Conseillers siégeât avant les Pairs. U n Président a mortier traversait le parquet, et partageait avec les seuls Princes du sang cette prérogative, refusée aux Pairs de France. Une inconséquence venait se mêler aux prérogatives honorifiques des Magistrats. Le Chancelier de France, chef de la Magistrature, et regardé comme la première personne de l'État, siégeant au Conseil du Roi avant les Pairs, ne pouvait manger avec le Roi; l'homme de robe, déplacé en général dans les sociétés de la Cour, jouissait dans la capitale d'une grande considération. Il ne pouvait prétendre à exercer une charge qui lui aurait donné le droit de présenter un mouchoir au Roi; mais il s'élevait avec force dans le Parlement contre son autorité; et tandis que les plus grands personnages paraissaient, à la suite du Monarque, comme des serviteurs, il délibérait en sa présence sur les importantes affaires de l'État, défendait éloquemment la cause des Peuples, intimidait les Ministres par une courageuse liberté, et arrêtait les entreprises de l'autorité arbitraire. A u milieu de ces contradictions, il était, dans chaque état, des exceptions favorables, et des compensations pour l'amourpropre. Chaque classe de citoyens offrait une sphère dans laquelle ceux qui la composaient pouvaient se circonscrire, et trouver des objets de consolation pour ce qui leur était refusé ailleurs. L'homme d'une Noblesse récente, qu'une charge faisait admettre à la Cour, s'enorgueillissait de son accès auprès du Souverain; le Noble d'une race antique, dénué des le raillait de ce ridicule: «Il faut être bien bête pour n'être pas gentilhomme.» (Édit. de 1814.)

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biens de la fortune, se complaisait dans le récit des anciennes illustrations de sa race, et dans la considération des personnes du même ordre. L e Magistrat, dédaigné à la Cour, jouissait avec orgueil des honneurs rendus au Mortier dans le Marais. L e Maître des Requêtes, tout-puissant dans une province, recueillait avec un sentiment de vanité les hommages des peuples, qui le dédommageaient du déplaisir de se voir confondu dans la capitale. L e Financier, inconnu à Versailles, voyait avec satisfaction les plus grands Seigneurs de la Cour s'asseoir à sa table, s'associer à ses plaisirs, et par l'intimité de la société, s'efforcer de participer à son opulence. Les Grands, pour le flatter, cherchaient à faire oublier la distance de leur état, et l'ivresse de la fortune lui faisait oublier son néant. L'homme de Lettres, sans aïeux, recherché des grands, des hommes en place, des riches, soit par un effet de leur goût pour les Lettres, ou par prétention, était distingué, comblé d'éloges dans les plus brillantes sociétés, et des bienfaits de la Cour, joignaient l'utilité à ses agréments. L'Artiste célèbre, le Musicien, le Peintre, étaient aussi l'objet d'empressements flatteurs. Enfin le goût du plaisir faisait disparaître habituellement toutes les lignes de séparation; et la société ressemblait à un grand bal où chacun se presse, se coudoie, se place au hasard ou selon son goût, et ne cherche qu'à passer agréablement quelques heures. Les femmes de robe étaient exclues de la Cour; mais cette séparation n'est point ancienne, et n'a commencé qu'au règne de Louis X I V . Elles avaient été jusqu'alors présentées à la Cour, admises à la table du Roi; la preuve en est consignée dans les descriptions des fêtes que Louis X I V donna au commencement de son règne. On y lit que la femme du Lieutenant-Civil, et d'autres femmes de Magistrats, assistèrent à ces fêtes au rang des Dames de la Cour, et furent admises à la table de Louis X I V . Mais si elles jouissaient de ces avantages, il y avait cependant quelques différences dans la manière d'être présentées. Les femmes de Magistrats n'étaient point ce qu'on appelle saluées; c'est-à-dire que le Roi n'approchait pas sa joue comme pour les embrasser, lorsqu'elles lui étaient présentées; il leur faisait un simple salut. Cette différence parut humiliante aux familles distinguées de la Magistrature, surtout aux Présidents à mortier, qui s'efforcèrent, dans quelques occasions, d'obtenir le rang de Pair à la Cour. Les M a -

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Vers une élite de «notables»

gistrats aimèrent mieux que leurs femmes ne parussent plus à la Cour, que de les y voir traitées avec moins de considération que les autres. Dès lors celles de l'ancienne chevalerie restèrent seules en possession d'être admises dans la société du Roi et de la Reine; et comme tout s'oublie aisément, les Gens de la Cour regardèrent les Magistrats comme des bourgeois, exclus par leur état, depuis Pharamond, de tout accès à la Cour. Les premiers Magistrats, dans l'exercice des plus augustes fonctions, ne parurent à la plupart que des Marguilliers enorgueillis dans leur banc à la paroisse. Il n'en était pas ainsi dans les temps anciens. On lit dans l'histoire, que lorsque les Reines venaient dîner à l'Hôtel-deVille, on leur préparait un bain, et qu'il y en avait de destinés aux Dames de leur suite, et à une bourgeoise de Paris, admise à lui faire sa cour dans ces jours de représentation. Henri I V allait souper chez des Présidents du Parlement et chez Zamet; et c'est l'habitation constante des Rois hors de la capitale, qui a établi un immense intervalle entre eux et diverses classes de la société. (Extrait de: Le gouvernement, les mœurs et les conditions en France avant la Révolution, Paris, Ed. de Lescure, 1862.)

G. Lefebvre

Le clivage noblesse-bourgeoisie transcendé: les notables

L a bourgeoisie formait, non un ordre ou un corps, mais la partie la plus riche et la plus capable de ce que les Français appelaient le Tiers État. Prépondérante depuis longtemps dans les Provinces-Unies, l'essor économique la fortifiait singulièrement en France, beaucoup moins en Italie et en Espagne, fort peu dans l'Europe centrale et orientale. Elle se recrutait à la base parmi les paysans de métier et les artisans dont quelques-uns s'élevaient, grâce au travail et à l'épargne sans doute, mais principalement par les chances heureuses de la spéculation commerciale, si modeste fût-elle: l'intermédiaire accéda toujours à l'aisance et à la richesse plus fréquemment et plus rapidement que le producteur. L a composition de la classe n'était rien moins qu'homogène.

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Ceux qui se considéraient comme bourgeois, à proprement parler, se ramenaient au petit nombre de roturiers assez fortunés pour se dispenser du travail et pour vivre «noblement et de leur bien», essentiellement constitué par des terres, par des rentes foncières et, dans une faible proportion, par des valeurs mobilières. Ils condescendaient à s'adjoindre, non sans réticence, les membres de deux autres groupes, pourvu qu'ils fussent riches et que, sans aucune exception, exempts de travail manuel, ils remplissent seulement des fonctions d'autorité et de direction. De ces deux groupes, le plus cohérent et le plus stable, le plus cultivé aussi de toute la nation, appartenait aux administrations monarchiques. Il se trouvait particulièrement nombreux et influent en France, où les «officiers», propriétaires de leurs charges vénales et, par là même, indépendants du pouvoir royal, s'unissaient en outre, d'après leur emploi, en corps jaloux de leurs prérogatives, dans les tribunaux, les bureaux des finances, les élections. Comme une partie des «officiers» étaient anoblis, la bourgeoisie y frayait avec la noblesse de robe et d'administration. D'un autre côté, se rattachaient à ces institutions les nombreux hommes de loi notaires, procureurs, huissiers - qui achetaient pareillement leurs charges, et aussi les avocats qui, comme eux, formaient corps. Ainsi s'établissait une sorte de classe intermédiaire à travers laquelle l'ascension sociale, assurée par l'argent, avait toujours été possible. Des autres professions libérales, on ne retenait guère que quelques personnages, médecins ou savants, écrivains ou artistes, que leur renommée signalait, et toujours à condition que leurs revenus parussent dignes de considération; sinon, les salons pouvaient leur être ouverts, en France du moins, mais non pas comme à des égaux. L'autre groupe, moins honoré quoique de fortune souvent supérieure, comprenait les financiers et les directeurs de l'économie. Des premiers, ceux qui prêtaient leur concours à l'État - fermiers généraux en France, munitionnaires, «faiseurs de service» - tenaient grande place: plus d'un passait, tôt ou tard, dans la noblesse et Necker, bien qu'étranger et protestant, s'était élevé jusqu'au ministère. Les armateurs, les négociants, les manufacturiers comptaient davantage en nombre, non en influence; dans certaines villes, ils se rattachaient à des corps, comme les chambres de commerce ou

Vers une élite de «notables»

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les juridictions consulaires; des manufacturiers s'inscrivaient dans des corporations de métier. Cette bourgeoisie d'Ancien Régime, c'était donc ce que nous appelons la haute bourgeoisie; comme l'aristocratie, elle ne figurait qu'une petite minorité; l'organisation corporative y entretenait pourtant le même exclusivisme qu'elle reprochait à la noblesse: d'un groupe à l'autre, a écrit Cournot, «une cascade de mépris» contrariait la solidarité et, traditionnellement, ces bourgeois rêvaient de s'insinuer, un à un, dans les rangs de la classe supérieure. En France, néanmoins, leur ascendant s'imposait maintenant à tel point que le gouvernement commençait à les associer aux nobles restés riches parmi «les notables», catégorie sociale créée par l'argent et qui, transcendant le compartimentage légal des ordres et des corps, constituait déjà la bourgeoisie moderne. (Extrait de: La Révolution Française, Paris, P.U.F., 1963. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

M. Agulhon

Noblesse et bourgeoisie

L a tradition au x i x e siècle a recueilli, pour la Provence comme pour le reste du royaume, des traits marqués de dureté aristocratique contre les gens du petit peuple. Frédéric Mistral raconte dans ses Mémoires et Récits1, comme un fait observé peu avant 89 par son propre père, l'histoire d'un noble qui passait en voiture sur une route du pays d'Arles et qui cingla cruellement d'un coup de fouet un charretier qui ne lui laissait pas le passage assez vite. L'historien libéral Lourde a recueilli (mais à quelle source?) 2 une anecdote mille fois plus atroce: aux environs d'Aix de jeunes nobles en goguette voulurent s'amuser à parodier un procès, ils se distribuèrent les rôles de juges, d'avocats, de procureur, arrêtèrent au hasard un paysan sur la route pour lui faire jouer le rôle d'accusé, et poussèrent la comédie jusqu'au point de pendre à un arbre le prétendu condamné à mort. 1. P. 114. z. Histoire de la Révolution p. 1$.

à Marseille

et en Provence.

Introduction,

Vers une élite de «notables»

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Authentiques ou non, ces deux histoires attestent du moins la tradition d'une morgue nobiliaire poussée jusqu'à l'inhumanité, et vivement ressentie. Du reste, n'a-t-il pas suffi que le jeune comte de Mirabeau, point spécialement démocrate lui-même pourtant, rompe avec l'aristocratie aixoise et soit mis au ban de celle-ci pour devenir du coup l'idole du petit peuple d'Aix? 3 Il faut cependant remarquer que ces sentiments présumés de la noblesse provençale à l'égard du petit peuple ne lui étaient pas particuliers, même si leurs manifestations les plus outrancières ne pouvaient venir que de nobles. Nous verrons en étudiant l'ancienne bourgeoisie que dans les couches supérieures du Tiers-Etat l'on était aussi plein de hauteur, de méfiance et de sévérité préventive contre la classe des pauvres «travailleurs». Le sentiment des nobles à cet égard était-il si différent? En d'autres termes, la morgue nobiliaire visaitelle la roture en général ou seulement le prolétariat? L'ensemble du Tiers-Etat ou seulement le «Quatrième Etat»? Nous inclinons vers la seconde interprétation, car les rapports entre la noblesse et la bourgeoisie aisée en Provence n'étaient pas si mauvais; nous le verrons mieux encore en étudiant celle-ci. Nous verrons que le genre de vie «noble» (oisif) et la culture (classique) étaient communs à noblesse et à bourgeoisie. L a conscience leur était commune d'appartenir aux classes supérieures en butte à la turbulence populaire; la résidence commune si fréquente dans les moyennes et petites villes, avec partage des charges municipales et de la vie sociale en général, tout cela les rapprochait encore.4 U n dernier indice donne à réfléchir sur cette relative solidarité des deux classes, les mariages communs. Certes, les nobles se mariaient principalement entre eux. Certes, il arrivait que des mariages mixtes fussent mal vus, et P. Masson 5 cite le cas d'un Csastellane-Mazaugues dont la 3. Rupture à l'occasion de son grand procès avec sa femme. J'ai dit Mirabeau non démocrate par allusion aux démêlés du marquis son père avec les villageois de Mirabeau et Beaumont, conflit seigneurial classique, dans lequel le comte fut - pour une fois - du côté de sa famille . . . Voir le Mirabeau du duc de Castries (Paris, Fayard, 1966), p. 68. 4. Il faudrait évoquer encore le rapprochement de ces classes dans toute la vie de société (confréries religieuses de toute sorte, loges maçonniques, clubs) que nous avons étudiée dans un autre ouvrage. 5. Provence au XVIIIe siècle, 11, p. 403.

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Vers une élite de «notables»

sœur voulait, en 1767, épouser un sieur Bernard, fils d'un notaire du Puget, et qui essaya d'obtenir du roi qu'il empêche ce mariage. L e mariage eut lieu, d'ailleurs, et cette conclusion n'est-elle pas finalement significative du rapprochement social qui s'opérait entre les deux classes, et sans lequel ce mariage n'eût même pas été concevable? D'autant plus que cette union mise en vedette par P. Masson n'était pas si exceptionnelle: à Bargemon, les Villeneuve, qui résidaient, étaient alliés avec les Reverdit, famille de médecins du lieu parfaitement bourgeois 6 ; aux Arcs, le notaire Antoine Truc, pur bourgeois, et d'ailleurs futur jacobin, était le beau-frère de J. B. Leclerc de Juigné de Lassigny, noble angevin établi à Lorgues 7 ; et la reconstitution de généalogies, pour l'étude que nous consacrons plus loin aux notables du x i x e siècle, peut fournir bien d'autres exemples: à Lorgues, le 23 novembre 1769, naît Pierre Allamand ou Allemand, fils de M e Pierre Claude, lieutenant au siège royal et de dame Marianne de L a Tour; à Fayence, le 30 mai 1787, Joseph Guillaume A r noux, de Honoré Félix, avocat en la cour, et Marie-Françoise Leclerc de Lassigny; nobles et bourgeois des deux lignées se partagent les honneurs de parrain et marraine, etc. Etudiant la vie quotidienne à Biot sous l'Ancien Régime, J. A . Durbec constatait que la plupart des enfants naturels nés dans le village avaient pour mère une fille du peuple et pour père un séducteur noble ou bourgeois. Bien entendu, ce genre de paternité était le fait de jeunes garçons de toutes classes, mais pour ceux des classes populaires, il était vraisemblablement voilé par un prompt mariage, mariage que la distance sociale excluait pour les nobles et pour les bourgeois. Voici donc encore un type de rapports sociaux qui oppose en quelque sorte - non pas noblesse à Tiers-Etat, mais hautes classes à basses classes. (Extrait de: La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, Paris, Société des Etudes Robespierristes, 1970. Reproduit avec l'autorisation des éditeurs.)

6. Sauzcdé, Bargemon. 7. G. Gavoy, Antoine Truc, p. 13.

Vers une élite de «notables»

A.Chabaud

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L'exemple marseillais: une noblesse proche de la bourgeoisie

L'antique noblesse n'existe à Marseille qu'à l'état de cinq ou six grandes familles branchées sur celles d'Aix. L'autre noblesse n'est que de robe ou de fonctions. D'anoblissement récent, elle a perdu sa roture en passant par les parlements ou cours souveraines ou les charges. Elle est fondue dans le riche négoce, qui lui dore ses blasons. Certains négociants achètent des charges de trésorier de France ou de secrétaire du roi. Une déclaration royale du 27 juillet 1724 autorisa le Conseil de ville à les élire à l'échevinat, nonobstant leurs privilèges, lorsqu'ils continueraient leur commerce. «Le premier effet de cette déclaration fut de mettre dans l'échevinat les deux plus impertinents personnages qui fussent à Marseille: l'un était fils d'un apothicaire, l'autre d'un négociant, devenus tous les deux secrétaires du roi. Et comme il arrive presque toujours aux gens qui commencent à s'élever au-dessus du plus bas peuple, ils étaient d'une vanité outrée». 1 L a noblesse est à la tête de la municipalité, mais le vrai maître de Marseille, c'est le négociant qui fait vivre la majeure partie de la population. L e commerce qui tient les places de l'échevinat veut reconquérir la place de maire que la noblesse lui a prise en 1767. L a médiocrité de fortune s'accommode mal de la cherté de la vie à Marseille. Il est pénible à quelqu'un qui n'est pas dans les affaires, et «qui n'est pas fort riche», de tenir son rang. L e grand sénéchal de Marseille raconte: «Cette cherté est si nuisible qu'un gentilhomme de ma connaissance, ayant 10 000 livres de rentes et mourant d'envie d'avoir un carrosse et deux chevaux, se contenta. Peu après son acquisition, j e ne le voyais point qu'il ne me mît sur la matière tantôt de la cherté du foin, tantôt du haut prix de l'avoine. Enfin, n'osant s'en défaire encore sitôt par respect humain, on lui annonça un beau jour que son carrosse avait brûlé dans sa remise. Il s'en i. Archives nationales, H 13 septembre 1729.

1315, lettre de l'intendant Lebret,

Aix,

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félicita et prit de là l'occasion de revendre ses chevaux.» 2 L'ordre de la noblesse est peu nombreux à Marseille. Si l'on s'en rapporte à la liste des gentilshommes ayant assisté à l'assemblée de leur ordre, le 2 avril 1789, on compte 100 présents, ce qui fait environ 80 familles. 3 Mais il est probable qu'il y a eu des abstentions, et il est certain que des nobles ont délibéré dans les assemblées primaires du tiers état. Cependant, la composition sociale de cette noblesse marseillaise donne lieu à d'utiles réflexions. 4 Tout d'abord, alors qu'à Aix les dissensions entre les nobles possédants-fiefs et les autres nobles ont agité l'esprit public et donné occasion à Mirabeau de se poser en adversaire des privilèges, à Marseille il n'y a rien de tel. Les possédants-fiefs sont peu nombreux et peu disposés à entreprendre une lutte qui s'avère inutile. En effet, la noblesse marseillaise n'est pas organisée d'une manière permanente en ordre distinct du reste de la nation; en tant qu'ordre, elle ne joue aucun rôle; au point de vue fiscal, elle n'a pas d'exemptions à revendiquer, puisque tous les impôts à Marseille sont sous le régime de l'abonnement et que d'après le lieutenant général civil de la sénéchaussée, dans cette ville, l'égalité règne plus que dans aucune, car «les exemptions et les franchises sont communes à tous les citoyens».5 Il est certain que, dans la majorité de ses membres, cette noblesse est issue de la bourgeoisie des négociants et qu'elle trouve encore dans le négoce des ressources directes ou indirectes par administration personnelle ou prise d'intérêts. On peut devenir noble par l'achat d'une charge de secrétaire du roi près le parlement ou près la Cour des comptes6, par l'achat d'une charge de trésorier de France. Parfois, en alléguant des 2. Archives nationales, H 1358, le grand sénéchal à Mesnard, 19 juin 3. Voir [A. Chabaud, «Essai sur les classes bourgeoises dirigeantes à Marseille en 1789», op. «£.,] pièce annexe n° 3: «La liste de l'ordre de la noblesse de Marseille (avril 1789)». 4. Les gentilshommes de Marseille ne pouvaient, à ce seul titre, parvenir aux places de procureurs joints de la noblesse de Provence, car Marseille n'était pas intégrée à la Provence. Archives nationales, H 1239, Mémoire pour la ville de Marseille et terres adjacentes. j. Archives nationales, B a 50, liasse 4, p. 24. 6. Voir [A. Chabaud, op. cii.,] pièce annexe n° 4: «Nominations de secrétaires du roi, de trésoriers de France et lettres d'anoblissement».

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services extraordinaires rendus au commerce ou à l'industrie, en France, comme au bénéfice de notre pays dans les pays barbaresques ou les Echelles du Levant, un négociant obtient des lettres d'anoblissement. Enfin, nous trouvons dans cette noblesse des officiers de justice près la sénéchaussée de Marseille et quelques conseillers près les cours souveraines d'Aix. Il y a aussi beaucoup d'officiers des armées de terre ou de mer; sauf quelques exceptions — de Montgrand par exemple — leur carrière s'est révélée médiocre, car il leur manquait à la fois une haute naissance et une grande fortune. Si l'on veut établir un classement d'après la richesse, les nobles négociants arrivent en tête; ensuite viennent les officiers de justice et les titulaires de charge, et bien après eux les militaires. On comprend que dans ces conditions, loin de se prévaloir des prérogatives féodales, cette noblesse marseillaise se soit déclarée solidaire du reste de la nation. Dans son assemblée du 2 avril, elle fit une démarche pour que les trois ordres délibérassent en commun la rédaction du cahier des doléances, qui ainsi aurait représenté le vœu unanime de la noblesse, du clergé, du tiers état. L e marquis de Pontevès, prenant la parole au nom de la délégation de l'ordre de la noblesse, exprima ce désir et soutint que, les intérêts de son ordre étant les mêmes que ceux des autres ordres «relativement au droit sacré de la propriété, aux avantages de la municipalité et à ceux du commerce en général, qui sont la principale source de la richesse et de la splendeur de la cité, elle a considéré que nous ne devions représenter tous ensemble qu'une seule et même famille». 7 L'évêque s'associa, au nom du clergé, au vœu de la noblesse. L e tiers état refusa, dans des termes aimables, mais en prétextant qu'il y avait pour lui impossibilité matérielle de faire le moindre changement à ses cahiers arrêtés définitivement. Sous la poussée prolétarienne, la bourgeoisie, tout en rédigeant un cahier général conforme à ses propres intérêts, avait dû admettre l'adjonction de tous les cahiers primaires à son cahier général. 7. Archives nationales, B a 50, liasse j , p. 2. Procès-verbal pour la première assemblée générale des trois ordres de la sénéchaussée de Marseille, 2 avril 1789.

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Voyons maintenant dans quelles conditions la noblesse de Marseille s'est constituée en ordre. C'est par ordonnance du 18 mars 1789 que le lieutenant général civil en la sénéchaussée a autorisé: «les nobles possédants-fiefs et tous autres ayant la noblesse acquise et transmissible, âgés de vingt-cinq ans, nés Français ou naturalisés, domiciliés dans le ressort de cette sénéchaussée, à se réunir antérieurement à l'assemblée générale des trois ordres chez le plus avancé en âge d'entre eux ou dans tel autre lieu convenable qui leur sera désigné par lui, pour préparer le choix à faire parmi eux d'un président, des commissaires et d'un secrétaire de leur ordre, pour disposer toutes choses pour la dresse de leurs remontrances et doléances, et pour prévenir les difficultés qui pourraient subvenir sur la justification des titres et qualités de ceux qui se présenteront pour être admis dans leur ordre». 8 L a clause de la noblesse acquise et transmissible explique pourquoi certains nobles, n'ayant que la noblesse personnelle, ont été rejetés dans le tiers état. Par ses revendications, la noblesse de Marseille se place aux côtés de la bourgeoisie: vote par tête dans les trois ordres réunis; impôts consentis seulement par la nation; garantie de la liberté individuelle à tous les Français; publication du budget; responsabilité des ministres devant les Etats généraux; liberté de la presse; respect de la correspondance postale; réformation de la justice civile et criminelle; égalité de contribution entre le clergé, la noblesse et le tiers état sans aucune distinction; respect du droit de propriété; garanties à accorder aux créanciers de l'Etat. Certains articles manquent de clarté à cause de leur caractère trop général, ainsi le respect du droit de propriété est peu explicite pour les réformes à réaliser dans le régime féodal. Cette noblesse n'entend pas se priver des ressources auxquelles elle est habituée et veut continuer à toucher les censives, même sur les terrains utilisés par les travaux publics. Elle réclame le maintien de ses droits honorifiques et que les officiers conservent leur état sans être victimes de l'arbitraire. Une fois ces précautions prises quant à sa prééminence 8. A r c h i v e s nationales, B a 50, liasse 4, p. 24.

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sociale et à son goût pour les honneurs, la noblesse proclame qu'elle veut la prospérité du commerce marseillais, le respect des libertés marseillaises. Elle déclare que le commerce doit être regardé comme la source des richesses de l'Etat et «l'aliment journalier des capitaux de cette grande ville». A f i n d'obtenir le concours du roi et des Etats généraux pour la protection du commerce de Marseille, les députés de la noblesse 9 se concerteront avec ceux du tiers état «choisis dans la classe des négociants». Ensemble ils combattront tous les monopoles, tous les privilèges qui gênent l'expansion de la prospérité marseillaise, mais avec le même ensemble ils défendront les privilèges et les monopoles marseillais. Enfin, clause restrictive, «les subsides consentis par les Etats généraux ne pourront être levés à Marseille que par le consentement des trois ordres réunis de la cité, et ils seront payés dans la forme délibérée entre eux». Ainsi la souveraineté de l'Etat s'arrête aux frontières de la communauté de Marseille. Ce particularisme ne pouvait déplaire à toutes les autres classes sociales organisées. Mais que pensent de la noblesse ces autres classes? Les négociants se considèrent comme municipalement assimilés à la noblesse et revendiquent d'occuper avec elle la charge de maire; quant aux bourgeois et aux marchands, ils se contenteront du simple échevinat. Les négociants demandent l'admission de tous les citoyens nobles et non nobles aux dignités ecclésiastiques, places et emplois civils et militaires. Cette conception de l'égalité est aussi celle des cinq arts de la soie et des avocats; elle est reprise par le cahier général du tiers. Mais les courtiers se montrent plus sensibles, ils veulent la suppression de toutes «distinctions humiliantes qui peuvent avilir la dignité de l'homme». Les avocats admettent le maintien de la noblesse, mais désirent qu'elle ne puisse s'acquérir «que par un mérite per9. Elus le 4 avril 1789, au premier tour du premier scrutin: LouisAntoine, marquis de Cipières, ancien maire, chevalier de Saint-Louis, ancien commandant des gardes du p a v i l l o n de la marine à T o u l o n ; au premier tour du deuxième scrutin: Louis-Esprit, comte de Sinéty, chevalier de Saint-Louis, ancien page du roi, ancien m a j o r du régiment R o y a l Navarre-Cavalerie.

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sonnel et distingué et par des services rendus à l'Etat»; la formule est reprise, avec moins de rigueur, dans le cahier général du tiers: «laisser subsister les moyens actuels d'acquérir la noblesse, sans en introduire de nouveaux, pour que cette distinction ne puisse être accordée qu'au mérite personnel et en récompense des services rendus à l'Etat». Suppression des privilèges pour le clergé et la noblesse en ce qui concerne les impôts, abolition de la vénalité des charges, telles sont les demandes de l'artisanat et des marchands. En somme, même dans la petite bourgeoisie, il n'y a pas de mouvement contre la noblesse autre que de la soumettre à l'égalité pour les impôts et les emplois publics. L'abbé Raynal, qui était le doctrinaire de l'aristocratie commerçante réformiste comme des classes moyennes où la Révolution trouvera ses premiers cadres politiques, laissait écrire par un de ses diciples: «Naissance, rang, dignité et fortune, vous n'êtes que des fantômes si le cœur est perverti. «La noblesse est un effet du hasard et perd tout son lustre sans la vertu et une déférence entière à concourir aux besoins de l'Etat; la dignité des charges et des emplois honorables perd toute sa consistance si elle s'y refuse et la fortune doit s'y prêter volontairement, ou bien ses favoris seront suspectés d'infidélité pour l'acquérir». Des nobles vertueux parce que citoyens, est-ce que la faction révolutionnaire en reconnaît beaucoup à Marseille en 1789? L e comte de Mirabeau? oui, mais il n'est pas de la noblesse locale. L'abbé de Bausset, comte de Saint-Victor? oui, mais il est membre du clergé. (Extrait de: «Essai sur les classes bourgeoises dirigeantes à Marseille en 1789», in: Assemblée Générale de la Commission centrale des Comités départementaux, 1939, t. 1 (Commission de recherche et de publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution, 1942).)

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D. Roche

zoi

Brassage social dans les académies

De 1713 à 1793, le recrutement de l'académie de Bordeaux passe de la domination aristocratique à une prédominance relative de la bourgeoisie. Mais, d'un bout à l'autre du siècle, on a conscience de la manière complexe dont intervient le poids de l'environnement. L e milieu académique apparaît rigoureusement conforme à la pyramide sociale. Minorité éclairée dans une ville de 100 000 habitants à la fin du siècle, soit grossièrement près de 20 000 chefs de famille, elle correspond en grande partie à la vision de l'ordre social que pouvait avoir la société privilégiée. En tête étaient les grands noms du Parlement, qui comptait encore en 1789 plus de cent dix officiers titulaires; ensuite seulement entrent à l'académie les représentants d'une société urbaine solidement hiérarchisée, le clergé, les officiers des justices inférieures et les hommes de l'administration, les enseignants et les médecins. L a bourgeoisie bordelaise y pénètre dans la mesure où elle n'est qu'une société de talents et d'hommes de science, de savants et de fonctionnaires: c'est une première victoire des «capacités». Les trois agrégés pour les arts qui représentent la bourgeoisie des métiers ne sont nommés que pour tenir un rôle subalterne d'aide technique. L e milieu académique bordelais est celui des notables de la ville et de la province. [ . . . ] L'académie de Dijon a occupé dans la vie intellectuelle du siècle une place presqu'aussi importante que celle de Bordeaux, et à certains moments l'éclat de ses travaux et la qualité de ses membres lui ont conféré une position hors pair. Quels sont les rapports qui ont uni cette institution à la société de son temps? (cf. graphiques 2-3-4-5 Dijon*). A première vue, globalement, le recrutement présente des caractères assez voisins de ceux observés à Bordeaux (cf. graphique 2*). Sur un total de trois cent soixante-sept membres, la noblesse compte cent douze représentants, soit 2 9 , 3 % , le clergé quarante-six, soit i2,4°/o, et la bourgeoisie deux cents, soit 5 j °/o. Voilà qui paraît ratifier complètement l'opinion de M. Bouchard et de M. Tisserand: «Elle (l'académie) recélait XVIII 6

* Dans D. Roche, «Milieux académiques provinciaux et société Lumières», op. cit.

des

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de grandes forces inconnues, neuves, celles de la bourgoisie. Elle représentait l'avenir». «Par un simple coup d'œil sur l'époque 1760-89 on peut se rendre compte de la prépondérance croissante que prenait la bourgeoisie . ..». Ces deux auteurs sont cependant conscients de la complexité de la montée bourgeoise par suite de l'existence en Bourgogne de fortes traditions intellectuelles inspirées par le patriciat. L'histoire de l'académie dijonnaise n'est-elle donc que celle de cette montée progressive des représentants de la bourgeoisie en opposition avec la noblesse parlementaire? Peut-être faut-il préciser les modalités sociales et géographiques de cette analyse? Si l'on regarde l'évolution globale du recrutement académique de 1740 à 1793, trois traits principaux apparaissent. De 1740 à 1750 les pourcentages des trois ordres sont les suivants: 3 5 , 3 % (17) pour la noblesse, i8,6%> (9) pour le clergé, 46%) (21) pour le tiers état. L a fondation de Bernard Pouffer apparaît bien comme on l'a présentée, c'est à dire le lieu de rencontre des élites intellectuelles de la société dijonnaise avec une légère prédominance de la bourgeoisie. Dans la décennie suivante, les rapports sont de 3 1 % , 2 4 % , 37,5°/«. L'équilibre paraît se maintenir. Les années 1760-70 montrent une situation rigoureusement inversée. Il entre à l'académie 5 0 % de nobles (39), 8 % de clercs et 4 0 % de bourgeois. Cette évolution est due à l'entrée massive des grands parlementaires de la société de Ruffey à l'académie. Les années 1770-80 et 1780-90 montrent que ce changement ne dure pas, 22%) et 23,9% pour la noblesse, 1 5 % et 8 % pour le premier ordre et 6 1 % et 63%) pour la bourgeoisie. On retrouve la situation antérieure à 1750 avec un progrès du tiers état au dépens des gens d'église et de la noblesse. Les trois dernières années de l'académie voient entrer dix nouveaux membres dont neuf sont des bourgeois. Si les conquêtes de la bourgeoisie atteignent leur maximum avec la Révolution c'est que le tiers état s'est fortifié progressivement dans la citadelle académique et qu'il en est demeuré maître. [. . .] De la Bourgogne à la Champagne, l'analyse des assises sociologiques du recrutement académique apporte quelques nuances supplémentaires. Jeune académie, mais ancienne société littéraire, l'académie de Châlons-sur-Marne est peutêtre, plus que celles que nous venons d'analyser, soumise à

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l'influence de son milieu de formation. Globalement, le nombre total des académiciens y est moins important qu'à Bordeaux et qu'à Dijon avec cent cinquante huit membres en près de quinze ans, et soixante cinq pour la société littéraire, dont une partie est d'ailleurs passée dans l'académie (cf. graphiques 2-3-4-5 Châlons*). Si l'on regarde le tableau du recrutement général (cf. graphique 2 *) trois leçons s'imposent. En premier lieu, lors de la délivrance des lettres-patentes, la dominante de recrutement est bourgeoise, seize académiciens soit 5 3 % pour onze ecclésiastiques et neuf nobles, soit 2 5 % et 2 1 % . Ces chiffres répètent curieusement ceux de la société littéraire entre 1756 et 1770, 5 3 % pour la bourgoisie et 3 9 % pour les deux premiers ordres. Comme la société littéraire et les lettres-patentes ne nommaient pas d'honoraires, la situation est à peu près la même en 1750 et 1775. Par contre dès que les académiciens eurent procédé à la nomination d'honoraires, de 1776 à 1785, les proportions sont rigoureusement inversées: 4 5 % pour la noblesse, 2 5 % pour le clergé et seulement 2 7 % pour la bourgeoisie. Ces indications ne font que traduire imparfaitement les tendances réelles du choix académique, car elles assimilent entre elles les différentes catégories soigneusement distinguées dans les statuts et par la pratique. Mais elles ont cependant une valeur indicative sur le rôle du clergé et des nobles et sur une participation bourgeoise plus nuancé qu'au sein des autres académies, dans la mesure où elles sont en conformité avec l'image même de la hiérarchie sociale de l'ancien régime. Il faut cependant retrouver la réalité en analysant là aussi les modalités du recrutement en fonction des critères académiques. En 1775, sur dix-neuf titulaires, cinq sont des membres du clergé, au premier rang desquels trois chanoines de Châlons, le vicaire général du diocèse et un curé, cinq sont des bourgeois et quatre sont des nobles. D e 1775 à 1790, le pourcentage de la représentation bourgeoise s'accroît et atteint 4 7 % , celui de la noblesse s'accroît aussi et atteint 35 °/o, celui du clergé baisse et tombe à 1 2 % . En moyenne sur les dix-huit années d'existence de la société, le nombre total des privilégiés des deux premiers ordres l'a emporté. C e qui montre un change* Dans D. Roche, op. cil.

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ment par rapport à la société littéraire où au contraire la dominante sociale des ordinaires était bourgeoise, avec 5 0 % des sièges. Ce fait prend toute son importance si l'on se souvient que les académiciens titulaires sont tous originaires de Châlons (cf. graphique 3*). L a participation du clergé, 2 0 % de 1775 à 1793, est un peu plus élevée qu'à Bordeaux, 1 9 % , mais moins élevée qu'à Dijon, 2 2 % . Elle traduit la forte empreinte ecclésiastique de la capitale de la Champagne, treize paroisses pour douze mille habitants en 1785, et un chiffre de population ecclésiastique de l'ordre de trois cent cinquante personnes, d'après les dénombrements de 1765 et 1773. Il est intéressant de noter que la représentation ecclésiastique est exclusivement séculière: trois chanoines, deux vicaires généraux, deux curés paraissent être l'élite d'un groupe de quatre-vingt-sept curés et chanoines en 1765 qui atteint quatre-vingt-onze personnes en 1785; le recul entre ces deux dates du chiffre des communautés religieuses, s'il est lié à une crise de ces communautés (70 en 1765 et 44 en 1785), expliquerait leur absence à l'académie. Les ecclésiastiques qui participent aux travaux académiques sont issus des communautés séculières les plus riches. Cette activité s'inscrit là aussi dans un type de vie conforme à la hiérarchie ecclésiastique, favorisé par des revenus réguliers, mais à la différence de Bordeaux et de Dijon, ce sont des prêtres qui ne sont pas déchargés des soucis pastoraux, puisque plus de la moitié exercent un ministère dans une paroisse ou à l'évêché. L a place de la noblesse à l'académie est également conforme à son rôle local. Sur onze titulaires nobles, deux seulement n'ont pas d'activité au moment de leur inscription sur les listes académiques. Ce sont des officiers titulaires des charges judiciaires et administratives d'une ville moyenne. Quatre trésoriers de France, le président de l'élection, le lieutenant du baillage et siège présidial, le lieutenant criminel, un conseiller au présidial et un du bureau de finance sont les représentants d'une noblesse essentiellement urbaine d'un niveau beaucoup moins élevé que les patriciats bordelais et dijonnais. On notera qu'à la différence des académies de ces deux villes, une place importante est faite aux officiers de * Dans D. Roche, op. cit.

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finances. L a distinction entre les noblesses paraît ainsi s'atténuer en fonction inverse de la grandeur de la ville. Tous sont les représentants d'une réalité sociale qui donne le premier pas au rang et à l'activité. Privilégiés du mode de vie ils mènent une existence confortable entre leur résidence urbaine et leur châteaux des champs. L a bourgeoisie châlonnaise qui participe aux activités des ordinaires est très nettement dominée par des personnages liés à l'administration. Quatre employés et ingénieurs sur quinze composent 4 6 % de la catégorie. Parmi eux on trouve le secrétaire général de l'intendance, qui est aussi inspecteur de la librairie pour la province, un administrateur des hôpitaux, ancien fonctionnaire, un inspecteur général des bâtiments, l'ingénieur en chef des ponts-et-chaussées de la généralité, et l'ingénieur architecte des bâtiments de l'intendance Poterlet, qui est aussi un des animateurs de la loge maçonnique, enfin un sous-ingénieur. Le poids de la fonction administrative et le rôle éclairé que certains fonctionnaires des intendances ont pu jouer est ici clairement mis en lumière. L'académie suit ici la tradition de la société littéraire puisqu'on y trouvait déjà six administrateurs, dont l'ami de Diderot, Guillaume Vialet qui a quitté la Champagne avant la fondation de l'académie pour diriger les ponts-et-chaussées de la généralité de Caen. A v a n t 1760-70 l'activité intellectuelle de ce milieu champenois gravitant autour de l'administration est attestée également par le rôle important du beau-frère de Sophie Volland, Legendre, ingénieur de la généralité qui ne fut pas lui-même de l'académie mais dont plusieurs amis et subordonnés furent académiciens. Le second groupe par ordre d'importance est constitué par les professeurs: trois, un professeur de lettres du collège Sabathier qui fut aussi libraire et secrétaire perpétuel, un professeur de dessin et un de mathématiques. L a société littéraire ne comptait qu'un seul professeur. A v e c deux avocats, deux médecins, un graveur horloger, on atteint les bornes de ce recrutement. L'académie exclut la majorité bourgeoise de la ville. Elle ne recrute qu'au sommet de la hiérarchie; artisans, rentiers, négociants et marchands sont exclus comme à Dijon et à Bordeaux. Ce n'est pas une question de niveau de fortune, mais un problème de place occupée réellement dans la hiérarchie sociale urbaine.

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En exprimant de manière assez nette leur sentiment sur ce point, les académiciens châlonnais ont invoqué des raisons qui ne peuvent être retenues que pour cet exemple précis et que l'on ne saurait étendre à Bordeaux et à Dijon. L'abbé Beschefer chanoine de la cathédrale, issu d'une des meilleures familles de la Champagne, vicaire général du diocèse, a dans son mémoire historique sur la province, regretté vivement la décadence du commerce châlonnais et «l'indolence» des manufacturiers et de négociants de la ville. Il semble bien qu'à ses yeux la stagnation économique, le manque d'activité et de dynamisme d'un groupe social nuise à sa représentativité. A la différence de Bordeaux, où l'académie élimine pratiquement les représentants d'une bourgeoisie incontestablement en plein essor, par une sorte d'autocensure conforme à une conception aristocratique du rôle intellectuel des élites urbaines, à la différence de Dijon où la force du patriciat a joué dans le même sens qu'à Bordeaux, il s'agit à Châlons-sur-Marne d'une conscience claire de l'impossibilité de trouver dans le négoce ou dans l'industrie des gens d'un mérite tel qu'ils puissent entrer à l'académie. Faut-il tenir compte de la conjoncture différente, de la fondation plus tardive de la société châlonnaise? Il ne semble pas que ce fait soit déterminant car la société littéraire recrutait dans les années cinquante avec les mêmes exclusives, à quelques nuances près. Cette question a l'avantage de faire sentir toute la complexité d'une analyse sociologique de ce type. L e poids de traditions sociales anciennes nées dans des contextes très différents est en dernier recours le facteur principal de l'absence d'une attitude commune qui, paradoxalement d'ailleurs, aboutit aux mêmes résultats dans les trois exemples étudiés, c'est-à-dire l'exclusion d'une certaine bourgeoisie. Il faudrait pouvoir procéder à une contre-épreuve et analyser un type d'académie où l'on ne recontrerait pas les mêmes caractéristiques. M. Trénard a excellement abordé le problème quand il a analysé les relations de l'académie lyonnaise avec les pays étrangers. Les lettres-patentes de l'académie de L y o n en 1758 évoquent explicitement le rôle du commerce et des liens entre le négoce et la vie intellectuelle. Peut-être le fait qu'il n'y ait pas, dans le grand centre de la vallée du Rhône, d'élites patriciennes et parlementaires, que la noblesse de Lyon ne soit pas coupée du négoce, que les gains du commerce y aient

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multiplié les ennoblis, ont été des facteurs déterminants. L'attitude de l'administration a été également importante en Champagne; les intendants ont pendant tout le siècle dénoncé l'inertie de la ville et de sa bourgeoisie dans ce domaine. Il s'agit donc d'une attitude moyenne entre celle des Lyonnais et celle des Bordelais-Dijonnais. L'exclusion des représentants du négoce est en quelque sorte plus positive que négative. Elle exprime davantage la constatation d'un manque qu'un jugement social aristocratique. En 1773, quand Sabathier se lance dans une entreprise industrielle de papeterie qui lui rapportera cinq mille livres par an, le marché de fourniture de l'intendance lui est assuré et l'académie ne songe pas à l'exclure. L a conscience d'appartenir à une élite qui travaille pour le développement de la province parait être plus qu'ailleurs le facteur essentiel. (Extrait de: «Milieux académiques provinciaux et société des Lumières», in: F. Furet (éd.), Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1965. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur.)

D. Richet

L'amalgame des élites

[. . .] Alors finit par s'élargir, à partir de cette double exclusive 1 , la notion de noblesse, qui ne se confond plus avec sa définition juridique, et inclut de larges cercles de la société urbaine. Regardons le tableau de la société que nous propose, en 1685, le père Ménestrier, de la Compagnie de Jésus: «Disons donc que la première noblesse a esté celle qui faisoit la condition des libres, distinguez des serfs ou esclaves, et qu'enfin il s'est fait depuis deux autres ordres de Noblesse, l'une Militaire et l'autre Patricienne, que nous appelions encore ajourd'hui Noblesse d'Épée, et de Robe. On a estably ces deux ordres pour se distinguer du peuple, qui pour estre libre, n'est pas censé noble, faisant profession des Arts mechaniques et du trafic. Cependant, les Marchands et les Bourgeois ayant voulu se distinguer des Artisans et du Menu peuple qui de1. Des paysans et des arts mécaniques.

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meuroient avec eux dans les villes, ou qui habitoient à la campagne firent comme un nouvel ordre de Noblesse Civile2 donnant le nom de Roturiers et de Vilains à ceux qui faisoient des professions basses, et pour se distinguer d'eux, ils s'establirent seuls capables de tenir des Dignitez Populaires et municipale, se firent chefs des Mestiers, de la Milice bourgeoise, des Magistratures civiles, demandèrent mesme quelque fois la chevalerie à leurs Seigneurs, et comme d'ailleurs ils prenoient la qualité de Nobles et d'Escuyers par la tolérance des Princes, les Princes et les Seigneurs avoient aussi quelque fois la complaisance de prendre la qualité des Citoyens et de Bourgeois.» 3 Admirable description d'une élite en perpétuel élargissement! A u delà des querelles de préséances, des confrontations de mérites, des conflits réels, c'est une société ouverte qui s'esquisse en se distinguant toujours des bas étages. Osera-t-on avancer que la société censitaire du x i x e siècle ne procédera pas autrement, quel que soit le changement d'ambiance? Lorsque Guizot explique, dans ses Mémoires, ce qui l'a conduit à fixer le cens en 1817, il écrit: «Ce n'est pas en partant des fortunes les plus élevées que j e suis descendu à cette l i m i t e . . . C'est au contraire en m'élevant des petites fortunes jusqu'aux fortunes qui m'ont donné les garanties qu'exigeait le bien de l'État; dès que je les ai reconnues, j e n'ai pas eu besoin d'aller plus loin; au-dessus j e ne faisais plus aucune différence.» 4 [ . . . ] [. . .] Il reste que, même étendue par Boulainvillier à l'ensemble de la noblesse, la théorie germaniste semblait exclure des élites historiques cette partie du Tiers-État que l'opinion prenait en considération. Aussi bien, le débat s'élargit-il après 1750, en prenant les dimensions d'un véritable drame. Alors que la monarchie faisait de timides tentatives pour intégrer dans la noblesse juridique des militaires et des négociants, la lutte devint intense, on le sait, sur le plan idéologique. Nous voudrions montrer qu'il ne s'agit ni du passage de la société d'ordres à la société de classes, ni d'un combat triangulaire entre un courant aristocratique «historien», un courant «bourgeois» et rationaliste, et un courant «plébéien» 2. Souligné par moi. 3. Menestrier, Les diverses espèces de noblesse. Paris, 168$. 4. Guizot, Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. 1. Paris, 1858.

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et démocratique. Sans doute la prise de conscience bourgeoise - qui se manifeste clairement à travers les cahiers de doléance de 1789 — est-elle un fait d'importance majeure. Mais face à cette prise de conscience, le principal débat passe à l'intérieur de la noblesse. Doit-elle maintenir dans toute sa pureté sa composition idéale fondée sur le seul privilège (c'est-à-dire le privilège du sang)? Doit-elle au contraire s'ouvrir à la notabilité que propriété et talent confèrent à des bourgeois, bien décidés, quant à eux, à respecter les préséances de la noblesse? Ce qui était en question dans ce débat, et conforme à une évolution biséculaire, c'était Y élargissement de l'élite idéale. [...] [. . .] Existe-t-il des représentations communes à une société des Lumières dans laquelle la noblesse urbanisée ne joue pas un rôle moins important que les hautes sphères du Tiers-État? Dans le domaine du goût littéraire, artistique, musical, M. A . Dupront a révélé ces modèles communs et le jeu incitateur de l'aristocratie dans leur élaboration. 5 En serait-il autrement quant à l'idée que cette société s'est forgée d'ellemême? Pour y répondre, il faudrait, au delà des particularités biographiques (après tout, Mirabeau et Condorcet n'étaient pas moins nobles que Montesquieu), retrouver dans la masse des textes, la présence obsédante d'une coupure fondamentale entre idéologie nobiliaire et idéologie bourgeoise. Faute d'une étude quantitative 6 , et sans prétendre avoir pris contact même avec le centième de la production littéraire, on peut interroger les plus grands. A u cœur des débats «philosophiques» qui suivirent l'Esprit des Lois, au centre des polémiques ouvertes par l'annonce de la convocation des États généraux, ce n'est pas le concept de noblesse, c'est la notion de Privilège que l'on rencontre. L e mot prend une résonance particulière: il ne désigne plus que secondairement ces faisceaux de droits et de devoirs propres à chaque corps de l'ancienne société, il ne s'accorde pas, malgré les apparences, aux exemptions fiscales (on sait du reste que la noblesse les a abandonnées avant que se réunissent les États généraux) 7 , il ne s'étend naturellement pas à tous les avantages que la dé5. A. Dupront, Art, Littérature et Société au XVIIIe 1963-196$. 6. Cf. Livre et société, Mouton, 1966. 7. Égret, livre cité.

siècle, C.D.U.,

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mocratie du x x e siècle reprochera aux élites. L e privilège, c'est ce qui enferme l'élite dans les barrières étroites de la naissance noble. Quand ils combattent le privilège, ni les Physiocrates, ni Condorcet, ni les Patriotes de 1789 ne condamnent la noblesse. Tous - sauf Sieyès - lui reconnaissent des préséances, et distinguent, avec Roederer «la prérogative légale de la noblesse» — qu'ils refusent — et les «avantages qu'elle tient de l'opinion», qu'ils considèrent comme naturels et justes. 8 Encore revint-il à Sieyès lui-même, le mérite d'avoir, dans un raccourci historique saisissant, expliqué pourquoi la noblesse avait été pionnière dans le combat pour la liberté. «Je ne suis point étonné, écrit-il 9 , que les deux premiers ordres aient fourni les premiers défenseurs de la justice et de l'humanité. Les talents tiennent à l'emploi exclusif de l'intelligence et aux longues habitudes. Les Membres de l'ordre du TiersÉtat doivent, par mille raisons, y exceller; mais les lumières de la morale publique doivent paraître d'abord chez les hommes mieux placés pour saisir les grands rapports sociaux10 et chez qui le ressort originel est moins communément brisé: car il est des sciences qui tiennent autant à l'âme qu'à l'esprit». Ce texte illustre merveilleusement le mouvement continu que nous avons tenté d'esquisser. Ce que veulent philosophes et patriotes, c'est cette élite ouverte, acceptant les préséances de la noblesse, mais intégrant la propriété, la fortune et le talent qui était en gestation depuis le x v i e siècle. Comme l'écrivait Lacretelle en 1789: «Aujourd'hui les propriétaires et les rentiers, nobles ou non, ont un égal intérêt à la prospérité publique.» 11 Mais jamais chez ces novateurs ne disparaît la conscience de la barrière fondamentale qui sépare l'élite des classes inférieures. L e mot «égalité» ou bien est repoussé, ou bien - et c'est le cas le plus fréquent - est compris comme l'inverse du privilège, c'est-à-dire d'une égalité à l'intérieur du cercle des propriétaires. D'Holbach, qu'on nous présente parfois comme un démocrate, distinguait soigneusement les propriétaires d'une part, et «la populace imbécile qui privée de lumière et de bon sens peut à chaque instant devenir l'instrument et le 8. Ibid. 9. Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers-État?, 10. S o u l i g n é p a r moi. 11. C i t é p a r É g r e t .

1789.

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complice des démagogues turbulents qui voudraient troubler la société». «Ne réclamons jamais, poursuit-il, contre cette inégalité qui fut toujours nécessaire». 12 Condorcet exprima plus clairement ce que signifiait égalité pour les hommes des Lumières: «Le droit d'égalité n'est pas blessé si les propriétaires seuls jouissent du droit de cité, parce qu'eux seuls possèdent le territoire, parce que leur consentement seul donne le droit d'y habiter; mais il est blessé si le droit de cité est partagé inégalement entre différentes classes de propriétaires parce qu'une telle distinction ne naît pas de la nature des choses».13 A u bout de trois siècles, triomphe une image de la notabilité qui s'épanouira en 1791, plus explicitement dans la constitution de l'an 111, et dominera le premier x i x e siècle. L e drame, ce fut le grand refus qu'opposa à cet élargissement de l'élite une partie de la noblesse. Refus affirmé par l'obstination avec laquelle les «Aristocrates» exigèrent le vote par ordre, puis par l'émigration et la Contre-révolution. 14 Refus qui explique peut-être partiellement ce dérapage de la Révolution dont nous avons parlé ailleurs. 15 L a comparaison entre cette attitude et celle de la noblesse anglaise a inspiré à Tocqueville 1 6 et à Balzac 1 7 des pages bien connues. Mais personne ne pense plus, avec le premier, que le «franc-fief» ait été un obstacle décisif à l'osmose des élites, ni avec le second, que c'est pour s'être «cramponnée fatalement aux insignes» que l'aristocratie française fut emportée par la tourmente. Faut-il chercher les raisons de ce refus dans l'existence de cette pauvre et pléthorique noblesse de campagne, humiliée dans l'armée du x v m e siècle comme elle le sera demain dans l'émigration? 18 Ou bien dans la résistance de parlementaires fraîchement annoblis et d'autant mieux attachés à leurs privilèges? N'oublions pas non plus cette noblesse de cour qui, par le système des pensions, vivait de l'Ancien Régime. 12. D'Holbach, Politique naturelle ou Discours sur les vrais principes du gouvernement, 1773. 13. Condorcet, Idées sur le despotisme, 1789. 14. J. Godechot, La Contre-révolution, P.U.F., 1961. 15. Livre cité. 16. Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, t. II, n. IJO, Gallimard. 17. Balzac, La duchesse de Langeais. 18. Godechot, livre cité. Léonard, L'Armée et ses problèmes au XVIIIe siècle, Pion, 1958.

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Cette division des élites sur le terrain du privilège a en tous cas pesé sur le destin des monarchies censitaires. [ . . . ] (Extrait de l'article «Autour des origines idéologiques lointaines de la Révolution Française: élites et despotisme», Annales ESC, i, 1969. Reproduit avec l'autorisation des éditeurs.)

DEUXIEME PARTIE

la France post-révolutionnaire: la société des notables

Introduction L e passage de la société d'ordres de l'Ancien Régime à la société des notables du x i x e siècle, esquissé dans la France pré-révolutionnaire, se trouva réalisé à la suite d'une série de décisions qui, de la nuit du 4 août à la Constitution de l'an m, firent sauter les verrous juridiques constituant autant de blocages, puis redéfinirent les conditions de la reconnaissance d'une élite. Les arrêts des 4 et 1 1 août avaient, dans un premier temps, reconnu le droit pour tous les citoyens, sans condition de naissance, d'accéder à tous les emplois. Un second pas était franchi le 19 août 1790: la noblesse était supprimée. S'orientait-on vers une élite sélectionnée par les lumières et le talent selon le souhait de la moyenne bourgeoisie de 89? L'évolution de la Révolution, l'exaltation de la vertu «civique», puis les succès de l'égalitarisme devaient interrompre très vite cette tentative. Dès après Thermidor cependant, on revint à une définition plus conforme aux vœux des Constituants. D'une part l'armée, qui allait bientôt triompher avec Bonaparte, fut reconnue comme la voie privilégiée de l'ascension sociale. D'autre part les riches, et particulièrement les propriétaires fonciers où se confondaient bourgeois d'Ancien Régime, bénéficiaires de la Révolution et ci-devant nobles, affirmèrent leur droit à constituer l'élite de la France nouvelle. L a Constitution de l'an 111 puis le régime consulaire et impérial devaient leur donner ample satisfaction. L a société consolidée du Consulat et de l'Empire a certes fait une place au mérite et au talent. Mais le mérite n'a été récompensé que dans les limites étroites déjà largement empruntées par l'ancien Régime. L'armée, d'abord, avait ouvert à la bourgeoisie et, dans une plus faible mesure, aux classes populaires, la voie de la gloire. Il convient toutefois de ne pas exagérer l'importance d'une mobilité sociale qui n'eut rien de

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révolutionnaire: quelques exemples brillants, toujours cités, mais exceptionnels, ne peuvent faire illusion. Rares furent les soldats qui trouvèrent dans leur giberne un bâton de maréchal. L'administration fut, comme sous la monarchie, un moyen commode d'illustration et de promotion. Mais là encore, l'analyse de la composition sociale des administrations centrales et départementales comme des grands corps de l'Etat, révèle l'étroitesse d'un recrutement qui exclue les classes moyennes et, à fortiori, les classes populaires. L'Empire a défini et organisé les élites mieux que n'avait su le faire l'Ancien Régime. Mais en choisissant comme critère de sélection la fortune foncière, il faisait une place de choix, dans le nouveau corps des «notables», à l'ancienne aristocratie propriétaire du sol et à la bourgeoisie la plus proche d'elle: celle qui, dès l'Ancien Régime, avait investi en terre, et celle que la spéculation sur les biens nationaux avait le plus avantagée. Malgré les efforts, d'ailleurs couronnés de succès, pour rallier l'ancienne noblesse, malgré l'importance reconnue de la propriété foncière, la société post-révolutionnaire consolidait une élite, certes peu ouverte vers le bas, mais à laquelle pouvaient s'agréger tous les éléments riches de la bourgeoisie. Toutefois, Napoléon, désireux d'établir à son profit une monarchie héréditaire, entreprit d'organiser un nouveau «second ordre» qui traduit l'ambiguïté de ses intentions et son mépris souverain pour les acquisitions révolutionnaires: ce fut la noblesse d'Empire conçue d'abord comme récompense du mérite, une décoration en somme, mais que l'Empereur transforma très vite en dignité héréditaire. Bien que nul privilège ne fut attaché aux titres, cette initiative mettait fin à l'égalité théorique instituée par la Révolution. Cette noblesse fit peu de place au talent: rares furent les membres des professions liberales, les artistes, les négociants qui bénéficièrent de lettres de chevalerie. Ce fut, avant tout la récompense de la richesse et du service de l'Empereur. Les plus nombreux furent les militaires, puis les administrateurs. A chaque grade, à chaque fonction correspondit un titre. Sans doute quelques militaires et fonctionnaires venaient-ils des classes moyennes, voire populaires. Pourtant, le recrutement des échelons supérieurs est assuré par la riche bourgeoisie qui commence à mettre en place les mécanismes qui lui assureront le monopole des places: système qui trouvera son achèvement sous la «mo-

La société des notables

narchie bourgeoise» après la révolution de Juillet. La mise en place du pouvoir bourgeois fut, un temps, interrompue par la Restauration. Le principe de recrutement de l'élite ne connaît alors aucun bouleversement. Elle reste plus que jamais fondée sur la propriété foncière. Mais le retour des Bourbons met en évidence l'ancienne noblesse. Celle-ci a conservé ou récupéré une grande partie de son patrimoine. Plus que sous l'Empire elle est à même de faire valoir ses droits ou ses prétentions. Elle règne à la cour, s'empare des places. Plus nettement que l'Empire, la Restauration instaure le règne de l'aristocratie foncière dont les contours ont été profondément modifiés par la vente des biens nationaux. En dépit de la reconstitution d'une partie du patrimoine noble, les acquéreurs ne furent pas inquiétés. L'aristocratie foncière de la Restauration fit donc place, à côté de l'ancienne noblesse, aux bénéficiaires de la Révolution et de l'Empire. Cette élite qui règne dans les collèges électoraux, exerce seule le pouvoir politique. Tous les ministres sont nobles. La pairie est héréditaire. La chambre des députés ne fait qu'une part infime aux professions libérales et au négoce. C'est cette même aristocratie foncière qui s'empare des postes de l'administration et qui, comme sous l'Ancien Régime remet la main sur les évêchés. Ce qui frappe dans cette tentative de restauration de l'ancienne noblesse, c'est son exclusivisme. La grande bourgeoisie terrienne dont les intérêts et le genre de vie ne se distinguent pas de ceux de la noblesse, a certes trouvé dans la Restauration la consolidation de ses positions. Mais au moment où les débuts de la révolution industrielle ravivaient les ambitions de la bourgeoisie d'affaires, où la fortune foncière stagnait face au dynamique du négoce, de la banque et de l'industrie, l'élite foncière s'enfonçait dans l'irréalisme en refusant de reconnaître la nouvelle réalité de l'argent. La révolution de Juillet sanctionna cette erreur de diagnostic. Mais de quoi s'agit-il? L'Empire pas plus que la Restauration n'avaient su ou voulu organiser des mécanismes réguliers d'ascension sociale. Comme sous l'Ancien Régime, la propriété foncière et le service du souverain étaient restés les seules filières de la mobilité sociale. Il est vraisemblable — mais on ne dispose pas de statistiques précises - que le taux de mobilité n'a pas beaucoup varié en un siècle et, surtout, qu'il est resté

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fondamentalement limité aux marges supérieures de la bourgeoisie. Qu'allait faire la Monarchie de Juillet? Assouplir les mécanismes de filtrage, puiser dans les couches moyennes, constituer enfin une élite qui ferait aux capacités, au mérite et aux talents une place qu'il semblait difficile de leur refuser plus longtemps? Il n'en fut rien. Il n'y eut pas de rajeunissement révolutionnaire des élites. L'aristocratie foncière, partiellement discréditée, conserva sa puissance locale et une grande partie de son influence politique comme en témoigne sa place dans la chambre des députés. Mais, pour la première fois depuis la fin de l'Ancien Régime, un banquier prenait la direction du gouvernement. L'Ancien Régime avait tenté, sans y parvenir tout à fait, d'intégrer le monde des affaires dans le second ordre. L'Empire et la Restauration, sans lui menager maint encouragement, ne l'avaient pas porté au premier plan. L a révolution de Juillet l'installa. Il s'agit là d'un fait vraiment révolutionnaire. C'est la première fois dans l'histoire de la France qu'une classe autre que l'aristocratie foncière s'empare de l'Etat. L a mutation est d'importance. Bien qu'elle n'affecte qu'un groupe social étroit, limité dans ses effectifs, elle met fin à un monopole séculaire et rend compte d'une mutation intervenue dans l'ordre de la production et de la révolution industrielle. Pour le renouvellement des élites c'est un phénomène plus important que la Révolution de 89 qui, si elle a libéré certains mécanismes d'ascension sociale, n'a pas modifié les schémas classiques et les aires traditionnelles du recrutement. L a révolution de Juillet, de ce point de vue, est d'une autre conséquence. Certes, il ne s'agit pas d'une explosion démocratique qui ouvrirait à toutes les classes sociales les voies de la compétition et soumettrait l'élite aux lois de la concurrence. L a promotion sociale, au contraire, sous le contrôle de la bourgeoisie orléaniste, reste sévèrement contingentée. On a même l'impression que jamais l'exclusive n'a été si intransigeante. Mais, et c'est là le facteur décisif, le verrou a sauté qui préservait l'élite foncière de toute contamination. Le monopole a été entamé. Il suffira désormais d'élargir la brèche.

6. l'Empire: élites anciennes et nouvelles

Introduction L e 23 juin 1795, au cours du débat qui précéda l'adoption de la constitution, Boissy d'Anglas déclarait à la tribune de l'Assemblée: «Nous devons être gouvernés par les meilleurs: les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéréssés au maintien des lois; or, à bien peu d'exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l'aisance qu'elle donne l'éducation qui les a rendus propres à discuter avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de leur patrie.» Cette élite de propriétaires, c'est celle que reconnut la constitution de l'Empire. Qu'elle définît les collèges électoraux, ou les personnels des Assemblées, elle reconnut partout la première place à la propriété. Par là même elle définissait une société à la fois moderne et bloquée. Moderne, car elle sanctionnait les efforts de l'Ancien Régime pour rassembler tous ceux qu'une même fortune, un même genre de vie et une même culture unissaient déjà, mais que des distinctions juridiques et la persistance de tabous sociaux avaient maintenus arbitrairement divisés; bloquée, parce qu'en reconnaissant la propriété comme critère unique d'appartenance à l'élite, elle se condamnait à ne faire qu'une part modeste au mérite et aux talents. Bourgeoisie foncière, ancienne et nouvelle noblesses se retrouvaient sans complexe sur les bancs des nouveaux privilégiés. L'administration et l'armée favorisaient bien quelques réussites exceptionnelles; l'Empereur récompensait parfois le talent: de rares médecins, quelques artistes furent élevés au rang des chevaliers. Mais par rapport à l'Ancien Régime, on a plutôt l'impression d'un recul. L'Empire n'a pas organisé la promotion du mérite.

L'Empire

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La monarchie s'était vu confrontée au problème de l'insertion du monde des affaires dans l'élite sociale. Elle l'avait résolu à sa manière. L'Empire n'a pas tenté de résoudre la question dans son ensemble et s'est contenté de faire entrer, pour des raisons spécifiques, quelques personnalités de la banque et du négoce dans la noblesse impériale. Les notables, où l'on s'est plu parfois à reconnaître le grand rassemblement des fortunes et des capacités, ne constituèrent en fait qu'un club de rentiers du sol.

J . Tulard

Les notables

impériaux

[. . .] L a terre demeure sous l'Empire la base essentielle de la richesse sociale, même si d'autres formes font leur apparition. Au prestige qui reste attaché à sa possession s'est ajouté le sentiment de sécurité qu'elle procure depuis la désastreuse inflation des assignats. Après l'absentéisme de l'Ancien Régime, on assiste à un retour vers l'exploitation plus ou moins directe, que constate l'abbé de Pradt dans son État de la culture en France. L a féodalité a totalement disparu dans la France des cent trente départements. 1 L e Code civil en consacre l'abolition et ne limite plus le droit de propriété, inviolable et sacré, que par celui de l'État. Le Code est conçu pour l'individu possédant. De là, ces longs développements sur les successions et les régimes matrimoniaux. Mais l'intérêt s'y porte davantage sur la propriété immobilière que sur la propriété mobilière. Malgré l'essor du capitalisme, c'est bien la puissance immobilière qui doit encore asseoir la considération sociale. [ . . . ] [ . . . ] On assiste à une reconstitution de la fortune foncière de l'ancienne noblesse. Par arrêt du 28 vendémiaire an ix, fut levé le séquestre sur les biens des émigrés radiés. Disposition confirmée par le senatus-consulte du 6 floréal an x. En étaient exceptés toutefois les bois et les forêts utiles à la défense nationale, et déclarés inaliénables par la loi du 2 nivôse an iv, 1. Du moins en théorie, comme l'ont montré les recherches de P. Massé notamment: «Survivance des droits féodaux dans l'Ouest» (Annales historiques de la Révolution française, 196$).

Elites anciennes et nouvelles

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ainsi que les immeubles affectés à un service public. De plus, seuls les émigrés dont la fortune connue était inférieure à 100 000 F pouvaient prétendre à la restitution de leurs biens. Mais cette disposition ne fut pas appliquée. En revanche, l'arrêté du 29 messidor an v m avait déclarés irrévocables les ventes de biens nationaux faites au préjudice des prévenus d'émigration ayant obtenu leur radiation. Il s'ensuivit que dans les régions où les ventes de biens nationaux avaient été importantes, les restitutions furent faibles. Ailleurs, dans l'Ouest, le Centre et le Midi, la noblesse récupéra facilement son ancienne puissance foncière. Un exemple: Molé, fils de condamné, rentra dès 1802 en possession de sa terre de Champlâtreux, d'un revenu de 80 000 livres. Dans les Bouches-du-Rhône, les restitutions atteignirent plusieurs millions en biens immobiliers. Le principe, lié au hasard des ventes, n'allait pas sans injustice. Si certaines familles retrouvaient leur fortune à peu près intacte, d'autres restèrent ruinées. Rémusat a évoqué dans ses Mémoires les difficultés rencontrées par sa grand-mère: «Le séquestre, les mesures révolutionnaires, les mauvaises années, les difficultés de tous genres avaient dégradé les propriétés, supprimé les revenus, aggravé les dettes, et ce n'était qu'au prix de procès longs et difficiles dont elle ne vécut pas assez pour voir la fin, qu'elle pouvait récupérer sa part de la succession de son père, son frère étant mort insolvable». 2 Il y eut des protestations. De leur côté, les révolutionnaires s'inquiétaient de cette reconstitution de la force territoriale de la noblesse. «Je me repens tous les jours, confiait Napoléon à Roederer, d'une faute que j'ai faite dans mon gouvernement. Ç'a été de rendre aux émigrés la totalité de leurs biens; j'aurais dû les mettre en masse commune et ne donner à chacun que jusqu'à concurrence de 6 000 F de rente».3 A ces restitutions officielles s'ajoutèrent les initiatives privées. Elles concernent les terres déjà vendues. L à encore, il est difficile d'avancer des chiffres globaux, mais les modalités sont bien connues. Mettons à part le cas du prête-nom, qui a acheté le domaine pour le restituer au retour à l'ancien maître. Souvent les rétrocessions se firent à l'amiable. Certains acquéreurs bourgeois n'avaient eu 2. Charles de Rémusat, Mémoires, 1.1, p. 30. 3. Cité par M. Garaud. La Révolution et la propriété foncière, p. 349.

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d'autre but que de réaliser à un moment donné un bénéfice certain: ils se contentèrent de toucher les revenus de plusieurs années, sans opérer de réparations dans les bâtiments et sans améliorer les terres; puis ils revendirent aux anciens propriétaires en numéraire ce qu'ils avaient acheté en papier-monnaie. On relève de nombreux cas entre l'an v i n et l'an x n . Parfois la restitution fut gracieuse et les paysans en furent les victimes. Pourtant les persécutions n'ont pas été aussi nombreuses que l'on aurait pu le supposer, si l'on en croit les rapports de police. Quelquefois, les anciens propriétaires ont engagé des procès contre les acquéreurs (État ou particuliers) pour vice de forme dans les ventes; mais le gouvernement a découragé ces tentatives. On peut considérer que sous l'Empire la noblesse a déjà reconstitué plus du quart de son patrimoine entamé par les confiscations, les séquestres et les ventes. C'est le cas dans le Cher: Gassot-Lavienne, dont la plupart des biens avaient été vendus en 153 lots, en rachète 27 de l'an x i à 1808, à des prix généralement peu élevés. Bengy-Puyvallée, dont les terres avaient été dispersées en 28 articles à Vasselay, en rachète 7, les principaux, dont le château de Puyvallée. Dans les Côtesdu-Nord, L a Fayette reconstitue non moins rapidement son patrimoine. N'est-il pas significatif que dans l'enquête ordonnée sous le Consulat pour connaître les douze contribuables les plus imposés à l'impôt foncier vienne fréquemment en tête un noble: de Luynes en Seine-et-Oise, le duc de Luxembourg en Seine-et-Marne? 4 Inversement, il arrive que, pressés par des besoins d'argent, les nobles revendent les biens que le gouvernement consulaire leur a restitués ou des terres qu'ils avaient pu conserver. Il existe plusieurs cas dans le Nord. Souvent la préoccupation du noble est de concentrer toutes ses ressources pour récupérer un domaine particulier. Mais, fréquemment, il doit faire face à des difficultés financières, dont l'extrait des Mémoires de Charles de Rémusat, cité plus haut, permet de nous faire une idée. Georges Lefebvre a été l'un des premiers à attirer l'attention sur ce problème: «On peut se demander si c'est la vente des biens d'émigrés qui a porté le coup le plus rude à la richesse foncière de l'ancienne noblesse. L a perte des droits 4. Arch. nat., A F iv 1076.

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féodaux, le malheur des temps et particulièrement l'effondrement de l'assignat ont ruiné plus d'une famille noble et l'ont obligée à vendre ses biens». 5 De ces ventes ont souvent profité les paysans. [ . . . ] [ . . . ] Quels sont les représentants de la fortune mobilière? Les diverses enquêtes administratives, plus particulièrement celles ayant trait aux négociants et industriels jugés les plus dignes d'entrer soit dans le Conseil des fabriques et des manufactures, soit dans le Conseil de commerce, fournissent, comme l'a montré B. Gille, d'utiles indications. 6 D'après les rapports des préfets, les gros capitaux appartiennent plutôt au commerce qu'à l'industrie. Les fortunes des gros commerçants dépassent souvent le million. C'est le cas en Seine-Inférieure de Begouen, du Havre, de Mansury, armateur à Rouen, des frères Martin, qui font le commerce dans cette place. Dans le même département, Quesnel, négociant rouennais en laine et coton, atteint un million et demi. Dans l'ensemble, les fortunes des industriels normands sont bien moins importantes et arrivent difficilement au million. Dans l'Isère, les revenus des manufacturiers s'échelonnent entre 3 090 et 100 000 francs. A Lyon, malgré l'acroissement des débouchés, beaucoup stagnent autour de 250 000. 7 U n fait mérite de retenir l'attention: la Révolution paraît avoir surtout favorisé l'extension des fortunes anciennes; ainsi les Périer ont-ils acquis par la vente des biens d'émigrés une importante participation dans les mines d'Anzin. Ce sont les Dietrich, les Rambourg, les Wendel qui continuent à dominer dans les forges. Dans le textile, la proportion des entreprises fondées avant 1789 dépasse jo%>. A u total, comme l'a fait remarquer B. Gille, on retrouve dans les enquêtes de 1 8 1 0 presque toute la grande bourgeoisie d'affaires de l'Ancien Régime, à laquelle s'est agrégé un groupe moins important de nouveaux venus, à la faveur de ventes de biens nationaux ou de spéculations diverses. Il en va de même dans la banque où les Malet, Hottinguer, Lecouteulx, Perrégaux ont commencé à bâtir leur fortune avant 1789. Ces financiers, ces marchands, ces manufacturiers enrichis 5. G. Lefebvre, Études sur la Révolution française, p. 330. 6. B. Gille, Le Conseil général des manufactures, 1961. 7. Arch nat., F 1 2 937-939.

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par la spéculation sur les denrées coloniales ou l'essor donné à l'industrie par l'ouverture de débouchés continentaux, se tournent pourtant vers la terre, investissent leurs liquidités en biens immobiliers. Ainsi, dans les Ardennes, où sur les douze propriétaires les plus imposés, cinq sont des manufacturiers ou des maîtres de forges; ainsi, dans le département du Nord où cinq sont des hommes d'affaires, dont le fameux V a n lerberghe. L a fortune d'un Richard Lenoir, d'un Ternaux, d'un Récamier, est en partie immobilière, urbaine ou rurale. Sur les i 05 6 plus gros propriétaires fonciers, ne note-t-on pas 130 manufacturiers et commerçants? Fortune constituée surtout au cours de la Révolution par des biens nationaux. Souvent la propriété urbaine — une maison rapporte environ 5 % de sa valeur en loyer annuel - y occupe une place plus importante. Mais le grand mouvement de construction ne démarrera à Paris qu'en 1820. L a préférence va sous l'Empire à la terre qui «constitue la meilleure base du prestige social, beaucoup plus que les maisons de la ville dont les locataires ne sont pas soumis à leurs propriétaires», et qui ne permettent pas de vivre «noblement». Lorsque Bidermann fait faillite en janvier 1811, il dispose d'un actif supérieur au passif de 1 800 000 francs, mais il s'agit de biens immobiliers qu'il se trouve dans l'impossibilité de réaliser. Une note du ministère de l'Intérieur, le 17 janvier, lui attribue trois millions en biens fonds. 8 L a terre, valeur refuge pour les capitaux? Certes, mais aussi source de prestige social. Une élite, une noblesse ne se peut concevoir en ce début de siècle sans propriété foncière. C'est encore la possession de la terre qui fixe la hiérarchie sociale. [. . .] [. . .] C'est Georges Lefebvre qui a fait remarquer que le système napoléonien reposait sur trois groupes sociaux: les notables, maîtres d'une foule immense de fermiers et de métayers, d'ouvriers et de domestiques, de clients et de confidents; les fonctionnaires qui peuplaient les nouvelles administrations de la capitale et des départements; enfin les militaires, dont l'importance fut encore accrue sous l'Empire. A u x gentis homines, les gentilshommes, les hommes du passé, Fiévée oppose, dans sa Correspondance politique, les 8. Arch. nat., F u 502.

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notabiles, les notables, les hommes de l'avenir. Les notables font leur apparition dans la Constitution de l'an vin, mais c'est avec la révision de l'an x que l'on peut saisir le mieux leurs contours sociaux. Dans les premières listes établies à la suite de la loi du 13 ventôse an ix, prédominaient les fonctionnaires. En Ille-et-Vilaine, sur la liste des 1 052 notables, on note 26 membres du Conseil général, 17 membres des Conseils d'arrondissement, 207 maires ou adjoints, 177 juges, 84 propriétaires et rentiers, 50 cultivateurs, 67 avoués ou hommes de loi, 56 notaires, 48 militaires, 7 ministres du culte, quelques officiers de santé et quelques marchands.9 L a même proportion se retrouve dans la plupart des départements. Mais l'établissement de ces listes de notables avaient posé de nombreux problèmes théoriques et pratiques. Quels critères devaient dominer: la naissance, l'âge, le mérite, la fortune? Bonaparte s'opposait violemment à ce dernier critère: «On ne peut faire un titre de la richesse. Qui est-ce qui est riche? L'acquéreur de domaines nationaux, le fournisseur, le voleur. Comment fonder sur la richesse ainsi acquise une notabilité?» Pourtant ce fut l'argent qui devint le critère essentiel d'un régime de désignation censitaire, combiné avec le droit de nomination réservé au premier Consul et, pour les Assemblées, au Sénat. Avec la réforme de l'an x, les membres des collèges de département devaient être élus à vie parmi les 600 citoyens les plus imposés du département. Ces listes nous donnent le premier tableau des notables qui vont dominer la vie politique de la France au xix e siècle. Retenons le cas de Paris. 10 On y constate en 1 8 1 1 une nette prédominance des propriétaires et des rentiers (plus de 240), des commerçants (72) et des hauts fonctionnaires (54). Certaines professions sont largement représentées: les notaires (22), les banquiers (15); d'autres ne comptent qu'un effectif restreint: les médecins, par exemple. Les listes des 600 citoyens les plus imposés ne nous fournissent pas toujours l'indication des fortunes. Il faut en chercher la mention dans les travaux préparatoires des préfets. Or ces 9. L . Benaerts, Le Régime consulaire en Bretagne, chap. x. 10. Arch. nat., A F iv 1436. Pour la Haute-Garonne, cf. P. Bouyoux, «Les 600 plus imposés du département de la Haute-Garonne en l'an x» (.Annales du Midi, 1958). Une méthode d'étude générale a été présentée par M. Agulhon au Congrès des Sociétés Savantes de 1959.

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travaux nous révèlent que, bien que le règlement du 19 fructidor an x ait prévu que l'impôt foncier, l'impôt mobilier et la patente entreraient en ligne de compte, la patente fut écartée dans le calcul du total des impositions. C'est donc l'impôt foncier - l'impôt immobilier étant faible - qui permet le classement parmi les 600 plus imposés. De là des absences inattendues (Boyer-Fonfrède en Haute-Garonne). D e plus, les fortunes varient considérablement d'un département à l'autre, rendant plus ou moins facile l'accès à la liste. L a notion de notable semble avoir au demeurant un sens plus large que celui de citoyen le plus imposé du département. N'oublions pas que l'on peut avoir une grande autorité morale sans figurer parmi les habitants les plus riches. L a fonction, l'origine, la notoriété ont leur importance autant que le revenu. L'Empire ne s'y est pas trompé. L'enquête statistique et morale entreprise en 1809 englobe une masse plus importante de citoyens. Enquête précieuse notamment pour l'indication des situations et des revenus. A Paris, elle nous permet de dégager, malgré ses lacunes et la méfiance qu'inspirent les évaluations administratives de l'époque, une véritable géographie sociale des notables de la capitale. Y figurent en effet les indications suivantes: nom du chef de famille, adresse, qualité ancienne, état actuel, revenus annuels, moralité, opinion politique, nombre d'enfants. Dans un quartier comme celui du Roule où les revenus varient de 12 000 à 200 000 francs, la moyenne générale se situe à 35 000 francs. Elle est de 40 000 francs à la Fontainede-Grenelle, ou résident de nombreux dignitaires: Lacépède, Chaptal, Daru, Kellermann. En revanche, dans le quartier de la Réunion, où dominent les hommes de loi, rentiers et employés, les revenus s'étagent entre j 000 et 100 000 francs, la moyenne tombe à 12 000 francs. Dans le quartier d'Arcis, centre du moyen négoce, la moyenne se situe à 1 j 000 francs. Aucun revenu n'est dans l'ensemble inférieur à 5 000 francs. L a statistique, pour 8 arrondissements (le registre des 2 e , 3e, 4e et 5e arrondissements fait défaut), touche 1 478 familles. Cette moyenne de 5 000 francs de revenu annuel, soit 100000 francs de capital, c'est celle que retient également M. Vitte dans son étude des notables du Mâconnais. A Mâcon, il distingue ainsi 120 chefs de famille parmi lesquels 50 propriétaires, 40 négociants (la plupart en vins), 30 hommes de

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loi, dont 10 notaires. Ces familles fournissent en 1816, pour leurs revenus de 181 j , plus de 60 000 francs sur un total de 140 000 francs aux cotes des quatre contributions pour Mâcon, soit 45 % des impôts pour moins de 4 % des imposables. Dans d'autres régions, il suffit de 3 000 francs pour être sur la liste des 600 plus imposés. C'est d'ailleurs le revenu minimum nécessaire pour la transmission du titre de chevalier. Parfois la barrière est franchie avec 2 joo et même 1 600 francs. Qu'est-ce qu'un notable sous l'Empire? U n propriétaire (très fréquemment un ancien noble), un rentier, un gros négociant, un homme de loi très fréquemment notaire ou avoué, dont les revenus immobiliers sont généralement supérieurs à 3 000 francs. S'il figure parmi les 600 plus imposés de son département, il a des chances d'entrer au collège électoral du chef-lieu, peut-être d'en devenir président, d'être désigné pour les fonctions de sénateur ou de député au Corps législatif et d'être anobli par l'Empereur. Souvent le notable est un fonctionnaire. Balzac, l'un des premiers, a souligné l'importance croissante prise sous l'Empire par une population d'employés tenant du gouvernement leurs dignités et leurs moyens d'existence. Certes la monarchie n'avait pas ignoré la bureaucratie; mais la Révolution, comme le rappelait Mercier en 1798, a favorisé son essor. Napoléon n'a fait que remonter la machine administrative, fixant les règles de sa hiérarchie, y stimulant comme dans l'armée l'esprit d'émulation et lui donnant un poids social qu'elle n'avait pas. L e 21 avril 1809, Cretet, ministre de l'Intérieur, établit le premier statut des fonctionnaires. Considérant l'extrême disproportion qui existe entre les traitements des employés du ministère à grade égal et la nécessité de tenir d'une manière exacte le contrôle du personnel des bureaux, de constater l'époque de l'entrée de chacun des employés au ministère, son avancement, ses services au-dehors, il était procédé à un recensement général et un barême des traitements fut élaboré. U n chef de division touchait un traitement de 12 000 francs; un chef de bureau de i re classe: 6 000 francs; un sous-chef: 4 joo francs; un rédacteur: 3 400 francs; un commis d'ordre: de 2 000 à 3 000 francs; un expéditionnaire: 1 200 francs à ses débuts. L'ancienneté des services et leur utilité étaient prises

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en considération pour la classification dans le grade: l'avancement était à la discrétion du ministre.11 Replacée dans l'échelle des revenus, l'étude des traitements n'est pas sans intérêt. Un préfet touchait à Paris 30 000 francs, en province de 8 000 à 24 000 francs; un sous-préfet gagnait entre 3 000 et 4 000 francs; un conseiller de préfecture dans le département de la Seine, 9 000 francs; un inspecteur général des Ponts et Chaussées 12 000 francs, un ingénieur en chef 5 000 francs. (Rappelons qu'un archevêque reçoit 15 000 francs, un évêque 10000 francs, un curé de i re classe 1 500 francs. L'Église n'entre-t-elle pas sous l'Empire dans la catégorie des fonctionnaires?) Au sommet de la hiérarchie: le Conseil d'État. Un conseiller gagne 25 000 francs; un maître des requêtes j 000 francs. En fait, il ne s'agit là que des traitements. S'y ajoutent fréquemment des gratifications d'importance diverse. Un exemple: Corvetto, conseiller d'État, reçoit le 6 janvier 1810 4 actions de 5 000 francs sur le canal du Midi; puis, le 19 novembre 1810, un revenu de 10000 francs sur des biens situés en Poméranie suédoise; de nouveaux biens, rapportant 4 000 francs par an, lui sont attribués en Illyrie, le 8 janvier 1813. 1 2 Ces gratifications ne vont qu'aux fonctionnaires de grade élevé; mais d'autres avantages ont une portée générale: droit à la retraite après trente ans de service (une retenue de 3 % sur les appointements devant constituer les fonds nécessaires), assurance pour les veuves d'une pension, mais de faible importance. Dans le prestige de la fonction publique, à côté du traitement, enfin payé de manière régulière, sauf dans les dernières années de l'Empire, l'uniforme (préfet, ingénieurs . . .) joue également un rôle. «On ne se croyait rien, note un contemporain, si l'on ne portait un sabre ou un habit brodé». Il y a aussi l'espoir d'une ascension rapide. Citons Ysambert, auteur des Mœurs administratives: «Parmi les chefs de division se trouvaient des hommes distingués dont les bonnes études avaient préparé les esprits à tous les genres de succès. Jetés par les circonstances dans l'administration qui offre de fréquents moyens de faire ressortir les avantages d'un bon jugement, d'une rédaction prompte, lucide et concluante, d'une 1 1 . Guy Thuillier, Témoins de l'administration, p. 53. 12. Arch. nat., BB 30 994.

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discussion serrée et analytique, ceux-là ne tardaient pas à être remarqués par Napoléon. Ils étaient appelés près de lui toutes les fois que le ministre répondait de travers. Lorsque le chef de division satisfaisait couramment et sans hésitation aux vives interrogations de Napoléon, il revenait ordinairement avec le ruban de la Légion d'honneur et la dignité de conseiller d'État». Trait exagéré. Il y eut des promotions rapides, mais le plus souvent au profit de l'ancienne noblesse. L ' a vancement normal était lent. L e service de l'État n'en est pas moins particulièrement recherché. Lorsque fut connu en 1807 le projet de création d'une Cour des comptes, les candidatures affluèrent. François de Neufchâteau, alors sénateur, informait l'un de ses correspondants: «Pour les quatre-vingts places à donner, l'Empereur a déjà un petit registre de deux mille candidatures». De véritables dynasties se constituent, surtout dans les Ponts et Chaussées. L e cas de l'ingénieur Masson est significatif. Lorsqu'il prend sa retraite en 1813, son fils aîné est promu ingénieur et chacune de ses deux filles épouse également un ingénieur. 13 Ce genre de dynastie se retrouve dans l'administration, des Portalis au Conseil d'État aux Parisot à la préfecture de Police. Ainsi se crée une caste de fonctionnaires, à la fois critiquée et enviée, dont le recrutement s'opère essentiellement dans la bourgeoisie, en raison du degré d'instruction exigé. L'ascension sociale par le biais d'une carrière administrative est donc difficile. On cite souvent le cas des auditeurs au Conseil d'État; mais lorsque Stendhal entre dans ce corps, il est fils d'un adjoint au maire de Grenoble et écrit à sa sœur, le 14 octobre 1809: «Le principal obstacle vient de la fortune». On sait qu'il dut justifier d'un revenu de 7 000 livres de rente. Autre caste: l'armée. Elle occupe la première place en cette longue période de guerre où l'ascension sociale paraît liée avant tout à l'épée. Elle n'en est pas moins marginale, dans la mesure où les combats qui se déroulent au moins jusqu'en 1814 hors des frontières, la tiennent éloignée de l'Empire. Sous le Consulat encore, l'armée est un puissant moyen d'élévation sociale; mais avec l'avènement de l'Empire, les

13. J. Petot, Histoire de l'administration des Ponts et Chaussées,

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promotions de simples soldats au rang des officiers deviennent difficiles, malgré l'accroissement du nombre des bataillons et la formation de ceux-ci en six compagnies. Les sondages effectués dans les registres de contrôle 14 montrent qu'avant l'an x i i la proportion des officiers sortis d'une école militaire ne dépassait pas 2 % ; entre 1807 et 1809, elle s'éleva à 1 5 % ; elle tomba à 6 % en 1813. A l'apogée de l'Empire, on sort moins facilement du rang qu'au temps de la République; mais après le désastre de Russie, Napoléon ne peut se montrer exigeant dans le recrutement de ses officiers. Mais là encore l'avancement est lent, sauf pour les militaires recommandés et les nobles ralliés. Entré au service en 1799, le célèbre Coignet n'était que caporal en 1807 et sergent en 1809; il devient lieutenant en 1812 et capitaine l'année suivante. L e grognard s'est vite rendu compte que sa giberne ne renfermait aucun bâton de maréchal. Tout au plus, en dehors de la Légion d'honneur, à laquelle était attaché un traitement, a-t-il l'espoir de finir lieutenant et la solde qu'il touchera, non sans mal, lui fera-t-elle une situation supérieure à celle de ses camarades restés paysans. D é j à très fort dans les rangs (c'est l'époque où l'on forge le mot de péquin), le sentiment de caste domine au sommet de la hiérarchie. L à aussi de véritables dynasties se créent. Voici celle des Berthier. Deux frères du maréchal deviennent généraux; une sœur épouse un vieil officier, d'Haugeranville, dont le fils obtiendra un rapide avancement; le gendre de César Berthier, Bruyères, est nommé aide de camp du maréchal . . . On trouverait des cas semblables aves les Dejean, les Ney, les Leclerc liés aux Davout. Si l'on se serre les coudes, c'est que les gratifications sont énormes: 16 071 871 francs de rente auraient été versés aux généraux, selon les évaluations de G. Six, soit x 261 donations en faveur de 824 personnes. 15 On connaît les plus importantes: 800 000 francs de rente pour N e y ; 300 000 francs pour Berthier et Davout. Aucune donation n'est inférieure à 500 francs de rente. Voici, d'après le dossier BB 30 996 des Archives nationales, la liste des gratifications reçues par Clarke, minis14. J. Houdaille, «Analyse par sondage d'un régiment de la Grande Armée», Revue de l'Institut Napoléon, 1967. 1 j. G. Six, Les Généraux de la Révolution et de l'Empire, p. 250.

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tre de la Guerre: le 16 avril 1806, une rente de 60 000 francs sur le Grand Livre de la Dette publique du royaume d'Italie; le 28 août 1808, un revenu de 20000 francs sur des terres situées en Westphalie; en novembre, une rente de 5 882 francs sur le Grand Livre; le 16 janvier 1810, vingt actions de 500 francs sur les canaux d'Orléans et du Rhin; en août, un revenu de 20 000 francs sur de nouveaux biens en Westphalie; le 8 janvier 1813, un revenu de xo 000 francs sur des terres du département de Gênes. N'oublions pas que, par le pillage, les généraux eurent aussi l'occasion d'accroître encore leur fortune. En mourant, Lannes, l'un des moins favorisés, laissait 150 000 francs de revenu. L a société impériale est donc dominée par les notables des départements (hommes de loi, propriétaires, négociants), les hauts fonctionnaires et les militaires gradés. Entre ces groupes, Napoléon a su exciter l'émulation en créant une nouvelle noblesse qu'il leur a ouverte. Création prudente dont les étapes sont bien connues: Légion d'honneur en l'an x , établissement des sénatoreries, développement de la Cour, statut de la f a mille impériale. L a noblesse est enfin rétablie, le i e r mars 1808. Mais il convient de souligner que pour désarmer les préventions, Napoléon la soumit aux mêmes lois que les autres citoyens et ne l'exonéra pas d'impôt. Il eut soin de ne lui accorder aucun droit seigneurial en France: la féodalité ne fut pas rétablie. Les donations qui furent faites consistaient en revenus sur des terres situées hors du territoire national; c'était attacher cette noblesse à l'avenir du Grand Empire. Dans son étude sur les institutions, J. Godechot fait remarquer que nous sommes mal renseignés sur la composition et la fortune de cette noblesse. 16 L a noblesse d'Empire s'est recrutée dans les trois catégories évoquées plus haut: notables, fonctionnaires et militaires. Mais la répartition entre ces groupes est inégale. L a liste des membres de la noblesse d'Empire publiée d'après les lettres patentes par Campardon nous révèle une proportion de 5 9 % de militaires, contre 2 2 % de hauts fonctionnaires (conseillers d'État, préfets, évêques, magistrats) et 1 7 % de notables (sénateurs, membres des collèges électoraux, maires). Les talents (médecins comme Corvisart, Boyer ou Dubois; membres de l'Institut 16. J. Godechot, Les Institutions de la Révolution et de l'Empire, p. 696.

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comme Arnault) ne représentent que 1 , 5 % de l'effectif. L a part du commerce et de l'industrie est insignifiante. Celle des pays annexés, en revanche, n'est pas négligeable: 6 % . Les titres nobiliaires ont été réservés en majorité aux militaires. 8 7 % des membres de la Légion d'honneur, si l'on en croit l'état de 1814, étaient des soldats. L a paix revenue, leur part eût diminué au profit des fonctionnaires. L e monde des affaires toutefois serait encore resté à l'écart. «France des avocats, non pas des capitaines d'industrie», note M. Reinhard dans son article Élite et noblesse.17 Dans cette noblesse entrèrent beaucoup de grands noms de l'Ancien Régime (Noailles, Montmorency, Turenne, Montesquieu). L e problème du ralliement relève autant de l'histoire sociale que de l'histoire politique. Pasquier a justifié cette attitude: «Les hommes qui par leur fortune, leur nom, leur situation, seraient appelés à jouer un rôle utile dans la vie publique, se font trop souvent l'illusion de croire que l'abstention qu'ils ont adoptée attire sur eux l'attention, leur vaut une réelle importance. L'heure venue d'une réaction quelconque, ce n'est pas à eux que le gouvernement ferait jamais appel. C'est aux hommes d'action, à ceux qui, du geste ou de la parole, peuvent avoir la force et les moyens de rendre de vrais services, à ceux qui ont suivi le courant et ne se sont point attardés de quelque vingt ans en arrière». 18 En fait, l'attrait des places et des honneurs a joué un rôle aussi important que le calcul politique. A u total on compte dans cette nouvelle aristocratie 2 2 , 5 % de membres de l'ancienne noblesse; j8°/o des nouveaux nobles sont issus de la bourgeoisie; 1 9 , 5 % seulement viennent des classes populaires, généralement par le biais de l'armée. L a proportion serait naturellement plus forte si l'on envisageait seulement le premier degré de la hiérarchie, celui des chevaliers. L'étude de la fortune de la noblesse d'Empire est plus délicate. En dehors du long dépouillement des archives notariales, nous disposons d'une source précieuse, celle des papiers du Conseil du sceau des titres qui nous renseignent sur 17. M. Reinhard, «Élite et noblesse», Revue ). Charles X , sur 4 promotions, 14 chevaliers, nomme j artistes, soit le tiers, rejoignant ainsi, dans son amour des arts et son respect des artistes, Louis X V I I I . 1 1 Une enquête sur l'accession des artistes à la noblesse conduit aux mêmes conclusions. Les listes données par Campardon 12 et l'armoriai de Révérend 13 montrent qu'il y a eu trois chevaliers artistes: David, par lettres patentes du 10 septembre 1808, Regnault par lettres du IJ janvier 1809, Houdon par lettres du 28 janvier 1809. Vien est créé comte par lettre du 26 avril 1808. Il faut y ajouter Ennius Quirinus Visconti, directeur du musée des Antiques, chevalier le 2 juillet 1808; Vivant Denon, chevalier le 29 juin 1808; sans oublier la nomination de Forbin, baron par lettres du 31 janvier 1810, «capitaine de cavalerie, chambellan de la princesse Pauline» et futur directeur des Musées royaux; et celle de Turpin de Crissé, chambellan de l'impératrice Joséphine, baron le 2 mars 1811. Ces quatre nominations d'artistes stricto sensu frappent par leur nombre limité, mais correspondent à la situation faite aux artistes dans la Légion d'honneur. Ces artistes honorés sont le premier peintre de l'Empereur, et ces deux personnages vénérables qui régnent sur la peinture et la sculpture que sont Vien et Houdon. 14 Ainsi sont respectés dans cette triade la hiérarchie académique avec Houdon et Vien, et les préférences personnelles de l'Empereur avec David. Seul surprend la présence de Jean-Baptiste Regnault, dont la carrière ne diffère pas de celle d'un Vincent par 11. Ce sont Cartellier, Carie Vernet, Cassas (1825), Molinos (1827), Fontaine (1828). 12. Emile Campardon, Liste des membres de la noblesse impériale d'après les registres de lettres patentes conservés aux Achives nationales (Paris, 1889). 13. Vicomte A . Révérend, Armoriai du premier Empire... 4 tomes, 1894-1897. 14. Détail amusant, tous les quatre choisiront des armes parlantes. David porte «d'or à la palette de peintre»; Vien au 4 e «d'azur à un pinceau et un porte crayon d'or posés en s a u t o i r . . . » et au 3e «de gueule, à la lampe antique d ' o r . . . » , vraisemblable allusion au néo-atticisme du peintre: Regnault évoque sa célèbre Éducation d'Achille par Chiron, présentée à l'Académie en 1783, en portant «d'azur au centaure contourné d'argent, montrant à tirer de l'arc à un jeune homme de même» . . . Quant à Houdon, il surmonte son écusson en pointe «d'un vieillard assis dans un fauteuil», claire allusion à son fameux Voltaire assis.

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exemple. Elle traduit la réussite isolée d'un personnage aventureux, énergique, fort riche, dont l'atelier rival de David eut une grande influence et qui mériterait une biographie particulière. L à encore une comparaison avec la politique de l'Ancien Régime est parlante. 15 Sous le règne de Louis X V , il y eut 1 2 lettres de noblesses et 25 artistes nommés chevaliers de Saint-Michel, l'ordre entraînant la noblesse; sous le règne de Louis X V I 17 nominations. Non seulement les proportions sont plus grandes, mais les mérites honorés sont plus divers: architectes, ingénieurs, directeurs de manufactures. L a remise du marc d'or est accordée assez libéralement, alors qu'il semble bien que le nombre si limité des accessions des artistes à la noblesse impériale tienne pour beaucoup à la difficulté de constituer des majorats. Comme pour la Légion d'honneur, c'est sous la seconde Restauration avec les nominations, comme barons, de Bosio, I^T-OL, Gros et Gérard, que les artistes distingués par l'Empire même seront pleinement reconnus. (Extrait de l'article «L'artiste dans la société de l'Empire»,

Revue d'Histoire moderne et contemporaine, juil.-sept 1970. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur et des éditeurs.)

1 5 . J u l e s G u i f f r e y , «Lettres de noblesse accordées a u x artistes français ( x v n e et XVIII e siècles), s u i v i e s d e l a liste des artistes n o m m é s c h e v a l i e r s d e l'ordre de Saint-Michel», extrait de l a Revue historique, nobiliaire et biographique, Paris, 1 8 7 3 . - Louis de Grandmaison, Essai d'armoriai des artistes français (XVIe-XVIIIe siècles). Lettres de noblesse, preuves pour l'ordre de Saint-Michel, Paris, Champion, 1904.

7. la Restauration: triomphe de l'aristocratie foncière

Introduction L a Restauration n'a pas rétabli la société d'Ancien Régime. Dans la mesure où elle aurait tenté de le faire, elle n'aurait pu que ressusciter des structures mortes et dénaturer la société réelle de la monarchie finissante qui ouvrait en fait la voie à l'évolution ultérieure. L a Restauration resta, en réalité, fidèle à la définition des Thermidoriens, à celle que l'Empire avait consacrée. Ce fut, par excellence, le régime de l'aristocratie foncière. Majoritaire dans les chambres, monopolisant les places, seule présente dans les ministères, elle refoula la bourgeoisie capitaliste au moment même où celle-ci prenait conscience de sa jeune force et s'apprêtait à lancer une offensive victorieuse. L a Restauration se contentait de tirer les conséquences extrêmes des principes qui s'étaient peu à peu dégagés depuis 1795 et qui reconnaissaient la propriété foncière comme critère unique de distinction sociale: la Restauration ne fut pas une offensive contre trente ans d'interrègne; mais tirant les conséquences de l'évolution récente, elle en durcit la tendance la plus constante et figea la société sur des bases qui n'allaient pas tarder à être remises en cause. Car l'ironie voulut qu'au même moment, les principes sur lesquels s'était établie la société post-révolutionnaire aient cessé de correspondre à la dynamique nouvelle suscitée par d'importantes modifications économiques et la volonté de puissance de la classe bénéficiaire de ces transformations. L a bourgeoisie d'affaires parvenue, pour la première fois de son histoire, à maturité, fit une révolution pour substituer à la pesanteur de la terre la puissance du capital.

2(>4

J . Lhomme

La

Restauration

Le triomphe de l'aristocratie foncière

[. . .] A la veille de la Révolution de Juillet, les rapports entre les classes en présence s'offrent de la façon suivante: Il y a tout d'abord des classes dominées, qui n'aspirent aucunement à la suprématie parce que leurs forces sont encore insuffisantes et parce que d'ailleurs elles n'ont aucune conscience nette de leurs droits, de leurs intérêts. Ce sont d'une part le monde rural et d'autre part le «peuple» des ouvriers. A l'opposé, une classe dominante: l'aristocratie foncière. Dans l'intervalle, des bourgeoisies diverses, inégales en ambitions, inégales en possibilités. L a grande bourgeoisie aspire, dès maintenant, à remplacer l'aristocratie foncière. Les autres bourgeoisies - c'est-à-dire l'ensemble formé par les «classes moyennes» - n'ont encore que des aspirations assez vagues. Elles ne vont jouer, dans l'immédiat, qu'un rôle médiocre. Dans ces conditions, il faut examiner avec soin la situation de l'aristocratie foncière. C'est une classe formée de personnes disposant traditionnellement d'un grand prestige. Encore les événements de 1789 à 1815 ont-ils apporté, à cet égard, d'appréciables nouveautés. Plusieurs révisions se sont faites dont le détail est instructif. Dans le domaine économique tout d'abord. Si nous parlons d'aristocratie «foncière», c'est que la classe en question tire en effet de l'agriculture l'essentiel de ses ressources; ces revenus sont avant tout des revenus fonciers. Or la vente des biens nationaux, sous la Révolution, a bouleversé les données du problème. On peut bien admettre, avec G. Lefebvre et H. Sée 1 notamment, que le mouvement de déconcentration avait commencé dès avant la Révolution. Mais comme beaucoup de nobles avaient émigré, la vente de leurs biens a fortement accéléré la tendance. 1. H. Sée, Histoire économique de la France, t. 11, p. 11. - Sur les idées de Balzac relatives à la grande propriété, sur sa croyance à une petite propriété surgissant lors de la Révolution, v. Marc Blanchard, La campagne et ses habitants dans l'œuvre d'Honoré de Balzac; étude des idées de Balzac sur la grande propriété, thèse de lettres, Paris, 1931, pp. 344 et suiv., 394 et suiv.

Triomphe

de l'aristocratie

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A la fin de l'émigration, la Charte avait dû rassurer la masse des acquéreurs de biens nationaux et proclamer que leurs acquisitions seraient respectées. U n doute subsistait malgré tout, quant à la sincérité de cette promesse et les opposants au régime l'entretenaient avec soin 2 : pendant toute la durée de la Restauration (et même fort avant dans le cours du x i x e siècle), on retrouvera cette crainte latente: les biens nationaux ne vont-ils pas être rendus à leurs anciens propriétaires? Parmi ces derniers, beaucoup tenaient à la terre pour de multiples raisons tirées tour à tour de la tradition, du souci de disposer du prestige encore attaché à la situation de propriétaire foncier, du désir enfin de s'assurer à la fois un revenu et des droits électoraux, ainsi qu'on le verra tout à l'heure. Certains d'entre eux avaient donc, depuis 1815 ou depuis leur retour de l'émigration, racheté des terres qui quelquefois même étaient leurs terres: processus normal, dont les plus sourcilleux adversaires ne pouvaient pas s'inquiéter. L'inquiétude, en revanche, était née lorsqu'on avait vu se créer, en 1820, une «Association constitutionnelle pour la Défense légale des intérêts légitimes» (en réalité, groupement d'intérêts visant à obtenir du législateur qu'il empêche les biens fonciers de se dévaloriser par suite des menaces qui pèsent sur eux) et surtout lorsqu'avait été adopté, en 1825, le texte fameux sur «le milliard des émigrés». Des campagnes s'étaient déclenchées en des sens opposés. Les uns insistaient sur la nécessité d'apaiser définitivement les craintes éprouvées par les acquéreurs de biens nationaux; ils ajoutaient que l'indemnisation était une mesure de stricte justice. Mais les autres leur répondaient en évoquant l'impopularité certaine de l'emprunt qui allait assurer le paiement des indemnités; ils remarquaient qu'après le premier milliard, il se trouverait bien des gens pour en demander un second; ainsi était réduite à néant la portée pacificatrice du texte. En pratique, les effets de la loi furent les suivants: d'abord le «milliard» se réduisit à 625 millions. Puis il semble que la plupart des bénéficiaires ne cherchèrent pas à racheter leurs 2. Il faut dire que certains partisans du régime l'entretenaient parfois eux-mêmes avec une redoutable maladresse. C'est ainsi que les missionnaires ont souvent manifesté leur hostilité aux acquéreurs de biens nationaux. Cf. F. Sevrin, Les missions religieuses en France sous la Restauration, Paris, 1948.

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anciennes propriétés3; et au total, Clapham estime qu'en 1830 la moitié environ de la grande propriété nobiliaire s'était reconstituée. Si elle l'avait fait, ce n'était d'ailleurs pas seulement, de la part des propriétaires, souci de prestige, intérêt pécuniaire, ni sentiment. C'était aussi parce que le régime électoral de l'époque attachait une faveur spéciale et des droits particuliers à la propriété foncière: circonstances qui conduisent à envisager maintenant un autre domaine, le domaine politique. Précision indispensable: il s'agit de la politique postérieure aux Cent Jours et à Waterloo. Car, lors de la première Restauration, beaucoup de bonapartistes étaient restés en place. Les Cent Jours et surtout la Chambre «introuvable» (automne 1815) amenèrent naturellement des changements profonds. Il faut alors expliquer comment une classe aussi peu nombreuse que l'aristocratie foncière s'est maintenue au pouvoir pendant toute la durée de la Restauration, avec plus ou moins de vigueur, mais sans contestation possible.4 L'explication doit être recherchée d'abord dans le fait que cette classe très peu nombreuse a su trouver des clients dans des milieux assez divers: a) Parmi les hommes que leurs trahisons ou leurs défections à l'égard de l'Empire obligeaient presque fatalement à servir le nouveau régime. Ainsi Bourmont, nommé ministre de la Guerre dans le Cabinet Polignac, en août 1829. L'amiral de Rigny, pourvu du portefeuille de la Marine sans avoir été consulté, donna immédiatement sa démission, pour ne pas siéger à côté de Bourmont; b) Nombreux encore étaient les bourgeois obscurs qui figurent parmi les ultras de la Chambre introuvable; ce sont des médecins comme Brenet, des propriétaires ou politiciens locaux comme Billard, Brusset, bien d'autres encore, avocats, hommes d'affaires que leurs intérêts, leurs convictions at3. V. Gain, La Restauration et les biens des émigrés, thèse de lettres, Paris, 1929. 4. Seule restriction (sans grand intérêt pour nous): ce sont des royalistes libéraux comme Richelieu, Decazes, qui détiendront le pouvoir à plusieurs reprises, sous Louis X V I I I . Sous Charles X , les ultras l'emportèrent presque constamment, avec Villèle et Polignac. Le ministère Martignac, en 1828-1829, n e forme qu'une brève parenthèse. «Les ultras dominent l'histoire de la Restauration», dit avec raison Adrien Dansette, Histoire religieuse de la France contemporaine, 1.1, p. 247.

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tachent à l a monarchie comme à l'aristocratie foncière. A u surplus, cette clientèle était sans doute utile. Il n'est pas sûr qu'elle ait été indispensable, car le régime politique, aussi bien sous sa forme électorale que sous sa f o r m e parlementaire, fournissait d é j à d'importants avantages à l a classe dominante. L e régime électoral se trouvait essentiellement représenté par le s u f f r a g e censitaire, résultant de l'article 35 de l a Charte. Pour être électeur, il fallait p a y e r 300 F d'impôt direct, ce qui correspondait à un revenu foncier de 1 200 F et à un revenu mobilier compris entre 1 j o o et 2 000 F. P o u r être éligible, il fallait p a y e r 1 000 F d'impôt direct. L e système subit divers ajustements: loi de 1817, créant une assemblée unique des électeurs au chef-lieu du département; loi de 1820, dite du double vote, qui favorisait les électeurs les plus riches, appelés à voter deux fois (ils étaient exactement au nombre de 2 2 4 4 5 en 1830). L e détail de tous ces textes intéresse surtout le droit constitutionnel. N o u s n'avons ici qu'à en retenir certaines conséquences. L e nombre des électeurs resta voisin de 90 000 pendant l a durée de l a Restauration. L e c h i f f r e correspond à une moyenne d'un seul électeur sur 100 Français m a j e u r s ; mais l a dispersion était g r a n d e : le m a x i m u m se rencontrait dans le département de l a Seine, avec 10 à 12 000 électeurs; le minimum en Corse, où les électeurs étaient de 30 à 40. O n vit le général Sébastiani élu a v e c 28 v o i x ! L e N o r d , département très peuplé, comptait 2 103 électeurs. Et les abstentions venaient réduire ces chiffres, d é j à faibles. D a n s les Basses-Pyrenées, où il n'y avait que 321 électeurs, le nombre des votants n'était lui-même que de 83. Quant a u x éligibles, il y en a 16 000 en moyenne, durant l a Restauration. M a n i p u l é s avec adresse, les dégrèvements fiscaux réduisent le nombre des éligibles et le font tomber de 18 571 en 1820 à 14 548 en 1829. D a n s telle circonscription, il arrive qu'il n'y ait plus qu'un seul éligible! T o u t cela comporte des conséquences notables sur les mœurs électorales: aucun rapport avec les mouvements de masse qu'entraînent de nos jours les élections. L e s historiens 5 s'acj . De Bertier de Sauvigny, La Restauration (1955), pp. 400-404, et G. D. Weil, Les élections législatives depuis 1789 (1895), pp. 119-137. T a bleau particulièrement vivant et animé chez ce dernier auteur

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cordent pour souligner le caractère proprement intime des élections, qui n'intéressaient directement qu'un nombre très faible de personnes, une fraction insignificante du pays. D'autant que les opérations électorales pouvaient se prolonger jusqu'à un maximum de dix jours, chose inconcevable aujourd'hui. Tout se passait en conversations, en marchandages, avec appels à l'administration ou venant d'elle. Les réunions publiques, au sens actuel, n'existaient pas; le duc Victor de Broglie en signale une cependant, de 700 à 800 personnes, et n'en parle pas sans indignation. Toute la vie politique de l'époque est donc marquée par une extraordinaire étroitesse. Dans ce champ rétréci une place quasi exclusive est ainsi faite à l'aristocratie foncière: «Les affaires du pays sont aux mains . . . des nobles émigrés, ou des clients bourgeois qui acceptent leur domination, ce qui revient au même», dit Adrien Dansette et, de son côté, Duguit 6 déclare que le trait dominant de la Restauration, c'est «la collaboration d'un individu, le Roi, avec une classe sociale». L a classe en question est bien l'aristocratie foncière. Le régime parlementaire allait dans le même sens. En dehors du Roi, ses organes sont les ministres d'une part, le Parlement de l'autre. L a liste des ministres confirme d'éclatante façon l'idée que l'aristocratie foncière exerce, parmi d'autres pouvoirs, le pouvoir politique. Cette liste fait l'effet d'un armoriai; les plus grands noms de France y figurent: Richelieu, LatourMaubourg, Montmorency-Laval, Clermont-Tonnerre, Polignac, Marcellus, Chateaubriand, Damas, bien d'autres encore. A u point que Villèle, petit gentilhomme toulousain, jusqu'alors simple ministre des Finances dans un cabinet sans président, fait assez piètre figure lorsque, en pleine période ultra, le 4 septembre 1822, il devient président du Conseil. On évoque, dans bien des salons, le peu de lustre de ce hobereau, qui se trouve avoir autorité sur le «premier baron chrétien» (Montmorency, son ministre des A f f a i r e s étrangères) et au surplus «ignoblement compétent» en matière de finance. 7 6. A . Dansette, Histoire religieuse (op. cit.), 1.1, p. 237; Duguit, L'Etat, le droit objectif et la loi positive, t. 11, p. 277. 7. Cet état d'esprit - le dédain des gens bien nés pour les techniciens est analysé avec une ironie attendrie par Bertier de Sauvigny, op. cit., p. 253. Et nous ne parlons naturellement pas d'hommes tels qu'Elie Deca-

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Quant au Parlement, il se compose de deux chambres, la Chambre des Pairs et celle des Députés. L a pairie a été rendue héréditaire pas une ordonnance du 19 août 1815. Une autre ordonnance, en 1817, établira la nécessité d'un majorai, destiné à passer au fils aîné, en même temps que le titre. Il fallait 30 000 F de revenu annuel pour un duc, 20 000 pour un comte, 10 000 pour un vicomte ou baron. L a Chambre des Pairs était un organisme discret; ses séances n'étaient pas publiques. A u surplus, le Gouvernement utilisa de temps à autre la formule des «fournées»: ainsi Decazes fit créer 68 pairs, en 1819, et Villèle 76, en 1827. L ' e f fectif augmenta ainsi de 210 pairs en 181 y à 384 en 1830. Mais, paradoxalement, cette Assemblée faite pour assurer une droite parlementaire, se trouva comprendre des membres plus jeunes et moins fortunés en même temps que la Chambre des Députés: car ces derniers devaient avoir au moins 40 ans et payer le cens élevé qu'on a vu tout à l'heure. Les pairs, qui pouvaient siéger dès 25 ans, s'ils n'avaient voix délibérative qu'à 30, se montrèrent souvent plus modérés, plus à gauche ou, si l'on veut, moins à droite, que les députés: on les vit repousser des projets extrémistes sur le droit d'aînesse (1826) et sur la presse (1827) qui étaient dus à l'initiative de l'autre Chambre. L a Chambre des Députés a compris un nombre variable de membres: 402 en 1815, 262 en 1816, 430 en 1820. Sa composition, elle aussi, a varié. Bertier de Sauvigny 8 , étudiant la Chambre du début de 1816, y trouve 176 nobles d'Ancien Régime, dont 73 émigrés (Vitrolles, L a Bourdonnaye, Hyde de Neuville), 8 nobles d'Empire et 197 bourgeois, parmi lesquels 91 membres des professions judiciaires et seulement 25 commerçants ou industriels. L a faiblesse de ce dernier chiffre mérite d'être soulignée. L a prépondérance des propriétaires fonciers et de leurs clients issus de la bourgeoisie est significative. L a dernière Chambre du régime, élue en juin-juillet 1830, est ainsi composée: gros propriétaires fonciers: 4 2 % ; fonctionnaires: 3 8 % ; professions économiques: 1 y°/o; profes-

zes, fils d'un avoué de Libourne, fait comte puis duc par la grâce de Louis X V I I I , époux de Mlle de Saint-Aulaire et devenu président du Conseil en 1819-1820 . . . 8. Op. cit., pp. 176 et 393.

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sions libérales: j°/o. L e même auteur observe enfin que la noblesse n'a jamais représenté moins de 4 0 % dans les Chambres de la Restauration. Elle a même formé jusqu'à j8°/o dans la Chambre de 1821. Preuve nouvelle de la façon dont cette classe avait mis la main sur la machine politique. Mais son pouvoir ne s'exerçait pas avec moins de force dans le domaine social. «La noblesse ancienne reprend ses titres; la nouvelle conserve les siens.» Ainsi s'exprime l'article n de la Charte, reconnaissant la valeur du principe nobiliaire, sans aller pour autant jusqu'à en assurer le respect. L a seconde partie du texte était destinée à rassurer la noblesse d'Empire. Mais la première devait donner lieu à bien des difficultés, car l'ancienne aristocratie ne possédait que fort peu de titres réguliers et la plupart des nobles arrivés à l'âge d'homme en 181 j n'étaient que des enfants en 1789 et n'avaient jamais porté de titres. De là les efforts pour régulariser les situations douteuses; de là, le régime des titres dits «de courtoisie»; de là, enfin, l'importance attribuée à la particule de qui n'en avait aucune sous l'Ancien Régime. 9 Quelles que fussent l'authenticité ou l'ancienneté de ses titres, l'aristocratie foncière tirait d'eux un prestige certain. Depuis la création de la noblesse impériale il est vrai, de nouveaux titres étaient venus concurrencer les anciens. Concurrence même d'autant plus redoutable que leur acquisition s'était faite dans des conditions souvent glorieuses. Il faut

9. Les remarques qui précèdent sont empruntées à Bertier de Sauvigny, op. cit., p. 33$. On se rappellera que les parents de Balzac, mariant leur fille, faisaient imprimer deux catégories de faire-part: l'une avec leur vrai nom (qui aurait peut-être été Baissa, dit André Billy), l'autre avec une particule à laquelle ils n'avaient aucun droit. Le même Balzac, dont il faut considérer avec soin les témoignages psychologiques (si ses témoignages économiques sont contestables, ainsi qu'on le verra plus loin) observe que Nucingen se considère comme fort honoré d'être reçu chez Mme d'Espard, dont les revenus ne sont rien à l'égard des siens. Attitude semblable chez César Birotteau, recevant le comte de Fontaine, toujours à l'époque de la Restauration. Mais vingt ans plus tard, Popinot, gendre de César Birotteau, ne se soucie plus guère de recevoir comtes ou marquis, il aime mieux devenir comte lui-même. Quant à Mme Camusot, on l'a vue d'abord aux ordres de Mme de Maufrigneuse, puis devenir Mme Camusot de Marville (v. sur tous ces points Félicien Marceau, Balzac et son monde, 19JJ, p. 442).

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dire encore que les circonstances avaient fortement entamé le prestige militaire dont bénéficiait l'aristocratie sous l'Ancien Régime: souvenir d'un temps où l'homme de guerre avait pour fonction de défendre le groupe social contre l'ennemi, l'envahisseur, et tirait de là ses titres et ses honneurs. Bien que devenue de plus en plus théorique, cette fonction impressionnait encore beaucoup. Mais la formation des armées nationales, à l'époque révolutionnaire, avait apporté bien des nouveautés: le noble n'était plus seul à se battre, ni à commander des combattants. D'autres se battaient et commandaient autant ou mieux que lui: on sait que bien des généraux de la Révolution et de l'Empire étaient de mince extraction. A u point que l'on put se demander, dès la Restauration, si le prestige militaire n'avait pas déjà changé de camp. D'ailleurs beaucoup de nobles, ayant émigré, se trouvaient avoir porté les armes seulement contre la France, ce que tout le monde n'avait peut-être pas oublié. Les mesures prises par Louis X V I I I ne pouvaient faire beaucoup contre tous ces souvenirs et bien des Parisiens souriaient, à voir parader les cheveau-légers. Pour réagir contre cette dépréciation de valeurs hautement prisées, pour faire retrouver son lustre ancien à la noblesse royaliste, la Restauration avait accompli un gros effort dans le sens de ce que nous appellerions aujourd'hui la propagande: la guerre d'Espagne, entreprise en 1823, s'était terminée à Trocadéro par une victoire facile et brillante, que l'on exalta sans mesure. Les thuriféraires du régime portèrent aux nues le mérite du duc d'Angoulême, neveu du Roi, à qui avait été confié le commandement nominal du corps expéditionnaire. Mais ils avaient exagéré, en mettant les qualités militaires du prince au-dessus de celles de Napoléon: le public s'amusa de la comparaison; et d'ailleurs la guerre d'Espagne ne pouvait être populaire, puisque son objet était de rétablir la légitimité dans ce pays. Les efforts se révélaient donc sans grande portée. Décidément, et aussi longtemps que se maintiendrait le souvenir de l'épopée révolutionnaire et impériale, l'aristocratie foncière ne pouvait pas trop compter sur le prestige qu'elle recueillerait de l'uniforme, fût-il brillant. C'est dans d'autres directions qu'il lui fallait chercher et les circonstances allaient lui ouvrir en effet des voies nouvelles, du côté de l'Administration comme du côté de l'Église.

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Bien des nobles, même authentiques, avaient été appauvris par la Révolution. A u nombre de ceux que leur origine ou leur mode de vie autorise à ranger parmi l'aristocratie foncière, il y avait maint hobereau vivant de façon assez chiche et, à côté de l'opulent propriétaire foncier, d'autres nobles étaient sans grandes ressources. L a cassette du Roi permettait à quelques-uns de subsister moins malaisément, mais elle n'était pas inépuisable. Plusieurs songèrent à des emplois publics: leurs ancêtres l'avaient fait, sans doute; cependant l'Administration héritée de l'Empire n'avait plus guère de traits communs avec celle de l'Ancien Régime; et surtout on vit des gentilshommes se contenter d'emplois fort minces: officiers de gendarmerie, juges de paix, percepteurs, agents voyers et même maîtres de poste. Ainsi, «pour la première et la dernière fois dans l'histoire moderne de la France, le prestige venant de la naissance et du nom se trouva joint au pouvoir politique et administratif». 10 Situation qui comportait, pour l'État, un avantage certain: les fonctionnaires en question se sont montré des serviteurs intègres de la chose publique. Peu d'époques ont comporté moins de scandales politico-financiers: et la comparaison avec les règnes de LouisPhilippe comme de Napoléon III est tout à l'honneur de la Restauration et de son personnel. Quant à la qualité professionnelle de ces fonctionnaires, elle a été naturellement fort inégale 11 : elle se situe très haut pour les degrés supérieurs de la hiérarchie administrative, dont les traitements sont élevés; mais assez bas pour les degrés inférieurs, fort mal payés. Si l'expéditionnaire, dans un ministère, touche seulement i 500 F par an, ce qui peut correspondre à notre S.M.I.G. actuel, le directeur de ministère reçoit 40 000 F, soit 27 fois plus que lui. L'Église, de son côté, allait s'engager délibérément dans une des erreurs politiques qui ont parsemé son histoire au cours du x i x e siècle. L'application de la formule: «le Trône et l'Autel», fournissait à la classe régnante un appui majeur. Disposer du pouvoir spirituel en un temps où les croyances religieuses étaient encore largement répandues, où le régime mettait officiellement la religion très haut, c'était tenir en mains une notable partie du pouvoir social. L'aristocratie 10.

Bertier de Sauvigny, op. cit., p. 335.

11.

Bertier de Sauvigny, op. cit., p. 374.

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foncière le comprenait fort bien et c'est la raison pour laquelle on la vit se mettre au premier rang pour l'exercice des fonctions sacerdotales les plus élevées: en 15 ans, la Restauration a nommé 90 évêques; sur ce nombre, 70 étaient des nobles. 12 On voudra bien songer enfin que l'Université autrefois impériale voyait peser sur elle avec rigueur la tutelle de l'Église: M g r Frayssinous, évêque d'Hermopolis, après avoir été Grand Maître de l'Université depuis 1821, était devenu «ministre des A f f a i r e s ecclésiastiques et de l'Instruction publique» de 1824 à 1828. Ainsi, les diverses fonctions qui pouvaient créer et maintenir une opinion favorable à la suprématie d'une classe, se trouvaient exercées de façon quasi exclusive par des membres de cette classe.

Il est temps de porter un jugement sur cette aristocratie foncière, qui a exercé pendant quinze ans une domination difficile à contester. D'autant que les quinze années en question se placent en un moment décisif de notre histoire, au lendemain de la tourmente révolutionnaire et impériale. Dans la liquidation qui s'imposait, comment apprécier le rôle de l'aristocratie foncière? Ces pouvoirs éminents qu'elle s'était attribués, la classe régnante était-elle en mesure de les conserver? On évitera, bien entendu, les attitudes extrêmes; et aussi les jugements reposant sur des cas particuliers. Parmi les nobles de la Restauration figurent évidemment des exaltés, comme ce baron de Fremilly que Louis X V I I I appelait: le baron de frénésie 13 ; mais le régime a pu susciter aussi

12. Sur le rôle exact de l'Eglise dans l'ordre politique et social à cette époque, une erreur a longtemps régné. On a cru que la «Congrégation» avait été l'organe essentiel de l'aristocratie catholique. Bertier de Sauvigny (Un type d'ultra-royaliste: Le comte Ferdinand de Bertier et l'énigme de la Congrégation, thèse de lettres, Paris, 1948), a montré que la Congrégation n'a été qu'une association de piété. Mais aussi qu'une autre association, celle des «Chevaliers de la Foi», créée en 1807, avait eu un objectif nettement politique. D'ailleurs les dirigeants des deux organismes étaient à peu près les mêmes, ce qui explique que la confusion ait pu se faire. 13. J. Bertaut, Le faubourg Saint-Germain sous la Restauration (Paris, 193 j), pp. 262 et suiv.

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des hommes de valeur, de bons techniciens, en particulier dans le domaine des finances: le baron Louis, Corvetto, V i l lèle. Et il y avait quelque mérite à gérer correctement des finances qu'obérait la charge des indemnités dues aux Alliés. En somme, les affaires ont été conduites d'honnête façon, tout au moins dans ce qu'elles ont eu de matériel et d'immédiat. A u delà même, quelques succès ont pu être enregistrés et le prestige du pays a gagné à l'expédition d'Espagne (1823), comme à celle de Morée (1828), à celle enfin d'Alger. L a prise de cette ville, le j juillet 1830, encouragea sans doute Charles X à promulguer, trois semaines plus tard, les ordonnances qui devaient être fatales à son régime et à son règne. Dans tout cela, malgré tout, rien qui aille au delà de l'immédiat, rien qui évoque la durée. Peut-être Napoléon, en suscitant de grands administrateurs, avait-il étouffé la lignée des hommes d'État? Quoi qu'il en soit, il ne semble pas que les dirigeants aient compris quel danger couraient ensemble leur classe, le régime politique et la monarchie bourbonienne. Les historiens ont souligné maintes fois combien la chute de la Restauration a ressemblé à un suicide. On ne peut que répéter sans cesse les mêmes termes, pour marquer tour à tour l'aveuglement du Roi, celui de ses ministres, celui de la Cour, celui des militaires chargés de défendre le régime, et bien d'autres encore. Mais surtout, puisqu'il s'agit de juger ici une classe et d'apprécier les causes de son déclin, on observera que la plus grande erreur commise par l'aristocratie foncière fut de croire qu'il lui serait possible de garder indéfiniment et pour elle seule la totalité des pouvoirs. A y a n t recommencé à régner après des bouleversements sans précédent, elle a pensé que son héritage lui était légitimement restitué et qu'il lui suffirait de durer pour dominer. Égoïsme de classe? Évitons de prononcer d'inutiles condamnations: d'autant que l'égoïsme est peut-être naturel à toute classe, quelle qu'elle soit, régnante ou non, dominante ou dominée. L'aristocratie foncière a prétendu exclure les grands bourgeois, au lieu d'en faire des alliés. Elle les a laissés dans les rangs des «constitutionnels» ou des «indépendants», sinon même des «libéraux», c'est-àdire dans la troupe de ceux qui allaient emporter le régime. L a leçon était cruelle. Elle devait cependant être oubliée

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et, dix-huit ans plus tard, la grande bourgeoisie succombera pour avoir manifesté, à l'égard des classes moyennes, un exclusivisme semblable. Il est vrai que sa défaite restera temporaire, alors qu'en 1830 l'aristocratie foncière abandonne pour toujours la suprématie. O n étudiera bientôt en détail la composition organique de la grande bourgeoisie. Pour le moment il s'agit, sans plus, de situer cette classe par rapport à l'aristocratie foncière. L a grande bourgeoisie avait d é j à fourni à la royauté des serviteurs de haute qualité. Notamment à partir du x v i e siècle et presque sans aucune interruption sous Louis X I V , Louis X V et Louis X V I . Issus en général de milieux d'hommes de loi, praticiens des professions judiciaires, les grands bourgeois avaient tout de même, avec Colbert, montré que des origines commerçantes n'étaient pas incompatibles avec les plus hautes fonctions administratives. Naturellement, la Révolution et l'Empire avaient utilisé leurs compétences. Puis eux aussi aspirèrent, comme les maréchaux, au rétablissement de la paix. Quand la paix fut acquise, ils pensèrent que le nouveau régime politique allait lui aussi recourir à leurs services. U n e monarchie tempérée, pacifique, représentait pour eux une très grande espérance. O r la Restauration - et ce fut sa plus g r a v e erreur, son erreur fatale - trompa cette espérance. Elle fit un appel quasi exclusif, nous l'avons, vu, aux membres de l'aristocratie foncière, soucieux de compenser enfin un effacement qui venait de durer 26 longues années. Les grands bourgeois ont été pratiquement éliminés. D u moins ils l'ont été des postes les plus importants dans la politique, la diplomatie, l'armée, l'Église. Et ils l'ont été de façon à peu près constante. A u point que le ministère Decazes put apparaître comme un ministère relativement libéral - par contraste, bien entendu. Il souleva de furieuses colères, dont Chateubriand nous a transmis l'impérissable écho, et ne dura que trois mois (19 novembre 1819-2 février 1820). Écartée des fonctions politiques, la grande bourgeoisie a f f e r missait ailleurs ses positions: elle devenait riche, toujours plus riche, par l'industrie et la finance, domaines où l'aristocratie foncière ne cherchait pas à la concurrencer. Et, dans les «affaires» d'un style nouveau, les manufacturiers et les banquiers faisaient l'apprentissage des fonctions économiques.

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Bientôt ils cesseraient de s'en contenter et viseraient plus haut. En attendant, ils étaient déçus. L'amour-propre tenait peu de place dans leur déception. Les aristocrates avaient beau froisser les bourgeois, ceux-ci acceptaient assez volontiers la supériorité des titres, persuadés qu'ils pourraient accéder eux aussi à la noblesse. Unie à l'aristocratie, la grande bourgeoisie aurait pu soutenir le Roi, le régime. Ses offres ont été rejetées. L a dernière mesure de Charles X - mesure non appliquée d'ailleurs - devait mettre à son comble cette animosité: une des quatre ordonnances de juillet prévoyait la modification du régime électoral: seuls, les impôts fonciers et la cote personnelle et mobilière devaient entrer en ligne de compte pour le cens électoral et pour le cens d'éligibilité. L a patente, impôt commercial, devait désormais être exclue. D e sorte que, si la mesure avait été mise à exécution, le corps électoral n'aurait plus compris que des propriétaires fonciers, et même de grands propriétaires fonciers: peut-être 25 000 personnes, au lieu de 90 000. En somme, l'aristocratie foncière jugeait ses privilèges encore insuffisants et visait à les rendre tout à fait exclusifs. De là une réaction violente de la part des grands bourgeois ainsi menacés, et ce seront les Journées de Juillet. Évitons de faire intervenir ici de beaux sentiments qui ne seraient guère de mise: la grande bourgeoisie se montrera tout aussi avide. Elle agira souvent par vengeance et commettra des erreurs tout à fait parallèles à celles de l'aristocratie foncière. A u surplus, elle ne sera libérale que de nom. L e vocabulaire est bien dangereux, qui nous porte à confondre sans cesse libéralisme politique et libéralisme économique. Observons que dans l'ordre économique, les grands bourgeois de la Monarchie de Juillet se montreront aussi férocement protectionnistes que leurs prédécesseurs de la Restauration. Dans l'ordre politique, la liberté qu'ils désirent, c'est celle de gouverner seuls et de satisfaire leurs intérêts. Ils ont étouffé «de leurs propres mains, dit Beau de Loménie, les fameuses libertés constitutionnelles au nom desquelles ils avaient attaqué et abattu les Bourbons». S'ils se qualifient de libéraux, c'est en vue de lutter contre le monopole du pouvoir, que se sont attribué les aristocrates, et afin de se l'attribuer à eux-mêmes. Leur libéralisme est une caricature de la liberté:

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il n'est là que pour justifier leur opposition sur le plan politique et parlementaire. [ . . . ] (Extrait de: La grande bourgeoisie au pouvoir (1830-1880), Paris, P.U.F., i960. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

R. Girardet

L'armée: sélection sociale

[ . . . ] Le principe solidement établi, est-ce à dire cependant que toute distinction d'origine sociale ait complètement disparu de l'organisation militaire? Il est certain qu'à l'intérieur de chaque grade, les représentants des milieux sociaux les plus divers se côtoient sans aucune gêne et sans qu'aucune discrimination apparente puisse être établie entre eux. Mais la perspective change lorsque l'on considère l'ensemble de la pyramide militaire. On s'aperçoit alors que le pourcentage des éléments d'origine populaire diminue de façon constante d'échelon en échelon et à mesure que l'on approche du sommet de la hiérarchie, par rapport à celui des éléments d'origine bourgeoise ou aristocratique. En d'autres termes, on rencontrera fréquemment dans l'armée le fils d'un boutiquier ou d'un artisan à côté de l'héritier d'un nom illustre de notre histoire. A grade équivalent les deux hommes se trouveront placés en état de parfaite égalité; le second aura cependant devant lui des possibilités d'avenir, des chances de réussite considérablement plus étendues que celles dont bénéficiera le premier. Différenciation qui tient d'ailleurs au mode même de recrutement des cadres. Celui-ci, réglé par la loi GouvionSaint-Cyr de 1818 (qui ne fait que reprendre sur ce point les conceptions napoléoniennes), prévoit deux moyens de parvenir à l'épaulette: soit le passage par une école militaire, Saint-Cyr pour l'infanterie, Metz pour l'artillerie; soit le passage par le rang et le grade de sous-officier. Dans chaque promotion de sous-lieutenants, le tiers des nominations, au minimum, doit être obligatoirement réservé aux sous-officiers. Quant aux grandes écoles militaires, l'accès n'en est ouvert que par concours - principe éminemment égalitaire et qui semble devoir exclure tout favoritisme de rang et de classe. Or c'est cependant par là que s'opère une rigoureuse

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sélection sociale. Les frais très élevés des études secondaires en réservent en e f f e t le quasi-monopole aux seuls enfants des classes dirigeantes. E n 1851 on estime à un millier de francs en moyenne les frais d'une année d'études dans un collège, soit approximativement, près d'une fois et demie le montant du salaire d'un ouvrier de la grande industrie. E n outre l'enseignement des grandes écoles militaires n'est nullement gratuit: le prix d'une année de Saint-Cyr est également de 1 000 francs, auxquels il faut ajouter 500 à 600 francs de trousseau. Si l'on ajoute encore les dépenses d'équipement (qui varient selon les armes de 1 000 à 2 000 francs), si l'on tient compte d'un minimum de huit ans de collège et de deux ans d'école militaire, c'est donc, en négligeant même les inévitables f a u x frais, une mise de fonds globale de 12 000 à 13 000 francs qu'il faut prévoir pour assurer au futur officier la qualité d'ancien élève d'une école militaire; somme considérable pour l'époque et qui fait pratiquement de ce titre l'apanage des «fils de famille», c'est-à-dire des représentants des classes économiquement privilégiées. Les quelques bourses parcimonieusement accordées par le gouvernement ne changent rien à cet état de choses. Réservées en fait aux enfants de fonctionnaires, d'officiers ou de vieilles familles aristocratiques tombées dans la gêne, elles visent à maintenir d'anciennes positions sociales bien plus qu'à susciter des promotions nouvelles. O n comprend donc tout le sens de la distinction, courante dans l'armée entre 181 j et 1870, entre ceux que l'on continue à appeler comme sous l'ancien régime «les officiers de fortune», c'est-à-dire les officiers sortis du rang, et les anciens élèves des écoles. A quelques exceptions près, la distinction de recrutement coïncide avec la distinction d'origines sociales. M a l g r é l'égalitarisme des principes, la vieille armée de métier apparaît au point de vue de sa composition sociale, non comme un bloc homogène, monolithique, mais comme un assemblage de deux éléments nettement différenciés. L'assemblage est cohérent, sans fissure inquiétante, rien ne permet de douter de sa solidité. Mais la ligne de démarcation reste bien visible: les deux éléments se superposent, ils ne se confondent pas. L a grande différence entre l'armée de l'ancien régime et celle de la monarchie constitutionnelle vient de ce que cette ligne de démarcation n'est plus tracée par la naissance, mais par l'ar-

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gent. On connaît certes l'importance sans cesse grandissante prise par l'argent au cours du dernier siècle de la monarchie absolue. Dans l'armée même nous avons dit comment les colonels fils de traitants écrasaient parfois de leur faste les descendants ruinés de vieilles lignées de hobereaux, rejetés dans les grades subalternes. Mais, facteur déjà décisif d'élévation sociale, l'argent n'agissait pourtant qu'indirectement, de façon détournée et presque honteuse, par l'intermédiaire obligatoire de l'achat de fonctions, de titres et de terres nobiliaires. Dans l'armée de la monarchie constitutionnelle aucune équivoque ne persiste, le nom n'a même plus à faire illusion. Naissance et roture, les termes mêmes ont perdu toute valeur et toute signification. Entre les officiers de fortune et leurs camarades, aucun autre facteur de séparation ne subsiste que le degré d'aisance de leurs milieux d'origine. Ainsi peut-on suivre, à travers la structure de la communauté militaire, les lignes générales de l'évolution sociale qui entraîne toute la France bourgeoise du x i x e siècle. A u x fils de famille sortis des grandes écoles sont permises les plus hautes ambitions. Promus plus jeunes et dotés d'un solide niveau d'instruction, c'est à eux qu'il appartient d'accéder aux grades supérieurs: à la fin de notre période la presque totalité des grands commandements leur sera pratiquement réservée. [ . . . ] (Extrait de: La société militaire dans la France contemporaine, Paris, Pion, 1953. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

P. C h a l m i n

Le recrutement Restauration

de Saint-Cyr

sous

la

[. . .] U n point essentiel est à signaler, Saint-Cyr et Polytechnique étaient des écoles payantes. A Metz, les sous-lieutenants élèves percevaient une solde permettant de vivre, chichement il est vrai, pour ceux qui ne disposaient que d'elles, mais auparavant les familles ont payé la pension à Polytechnique. Il n'existait que peu de cas de gratuité ou de semi-gratuité; à Saint-Cyr, sous la Restauration, les élèves provenant du Pry-

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tanée étaient dispensés de pension; sur la Monarchie de Juillet furent créées des bourses ou des demi-bourses à raison d'une pour vingt-cinq élèves. En 1848, une décision du 19 juillet, émanant de l'Assemblée Nationale, déclara la gratuité, mais la réforme n'eut pas lieu: un décret de Cavaignac la rapporta le 24 octobre en créant 75 bourses en faveur des candidats dont les parents seraient sans fortune. Cette décision fut confirmée en 1850 par le Prince-Président en faveur des jeunes gens qui auraient fait constater l'insuffisance des ressources de leur famille. 1 Par la suite, le nombre des bourses fut considérablement augmenté, mais pour les autres, les parents devaient payer une pension de 1 500 francs par an, plus 7 j o francs de trousseau. L a gratuité générale n'exista donc jamais. D'ailleurs eût-elle joué, les concours exigeaient des études prolongées jusqu'à l'adolescence et nécessitaient un passage préalable dans des établissements d'enseignement eux-mêmes payants. Que pour payer cette instruction préliminaire et la pension de l'école, certaines familles modestes se soient imposé de lourds sacrifices et saignées aux quatre veines, c'est indéniable, plusieurs exemples le prouvent, mais encore fallait-il disposer quand même d'un minimum de ressources pécuniaires. Par conséquent, premier fait certain, l'accès aux écoles, même comme boursier, n'était possible qu'à la classe bourgeoise, le mot étant pris dans son sens le plus large. Mais de quelle bourgeoisie s'agit-il, terrienne, d'argent ou des capacités? Et, s'il y en eut plusieurs, quelle fut la part de chacune au fil des époques? D'abord Saint-Cyr. Sous la Restauration, les élèves provenaient surtout de la bourgeoisie terrienne, composée des familles de l'ancienne noblesse et de bourgeois enrichis, qui singent la vieille aristocratie. De ce fait, il existe plusieurs témoignages. D'abord la déposition de L a Motte Rouge (18191821) 2 : «A l'exception de quelques-uns, peut-être, nous étions animés d'un grand dévouement pour la famille royale» et la nouvelle de l'assassinat du duc de Berry causa à l'école une 1. Les boursiers nommés sous-lieutenants reçurent alors une indemnité de première mise d'équipement (Histoire de l'Ecole Spéciale militaire, par un ancien Saint-Cyrien). z. L a Motte Rouge, op. cit., t. i, p. 107. Cette émotion fait contraste avec les sentiments ressentis par les Polytechniciens à la même nouvelle.

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émotion profonde. U n autre élève, Foucault du Pavant (1828-1830) s'exprime de même. Certaines manifestations furent symptomatiques. En 1825, les Saint-Cyriens apportèrent leur cotisation à la souscription pour le monument élevé aux victimes de Quiberon. Sans doute il est de règle, pour les hésitants ou les indifférents, de se rallier aux puissants du jour, mais voici un fait plus précis. Après la Révolution de Juillet, au 22e de ligne, à Lille, quelques officiers ayant pris l'initiative d'une souscription en faveur des «héros de Juillet», douze officiers, anciens Saint-Cyriens, refusèrent d'y participer au risque de s'attirer des désagréments de carrière. Quelques camarades intervinrent pour leur éviter les conséquences d'un réfus. A titre de conciliation, l'un des Saint-Cyriens proposa d'étendre la souscription aux sousofficiers et soldats de la Garde Royale victimes de leur dévouement. L a clause n'ayant pas été accepté, les Saint-Cyriens restèrent sur leur refus. 3 Surtout l'attitude de l'école en 1830 fut probante. Dans la nuit du 27 au 28 juillet, les élèves furent rassemblés et emmenés à Saint-Cloud pour concourir à la défense du Roi et de la famille royale. L e bataillon rassemblé fit connaître ses sentiments par le cri de «Vive le Roi». A Saint-Cloud le Roi passa les élèves en revue et prononça quelques mots. Les SaintCyriens répondirent par le cri de «Vive le Roi». L e 29 juillet, une démonstration des insurgés, sur le pont de Sèvres, se retira devant l'attitude du demi-bataillon qui le gardait. Jusqu'au bout, les élèves entourèrent la famille royale d'égards, de prévenances et de politesses et désirèrent la défendre. 4 De retour à Saint-Cyr, où déjà flottaient les trois couleurs, l'anxiété et l'incertitude se mirent parmi les élèves; les uns voulaient s'attacher au Roi et le suivre jusqu'au lieu de son 3. L a Motte Rouge, op. cit., t. 1, p. 308 et p. 316. A un autre endroit encore, L a Motte Rouge parle d'un banquet de 74 Saint-Cyriens qui, en 1824, se trouvèrent rassemblés au camp du Helfaut à l'occasion des manœuvres. Il les représente comme ayant tous «en général, la même éducation et les mêmes principes» (p. 290), mais les termes éducation et principes sont vagues, il ne s'agit pas spécialement de milieux sociaux ni de tendances politiques. 4. «Le bataillon présenta ses derniers hommages à cette vieille royauté partant pour son troisième et dernier exil.» Saint-Cyr sous la Restauration par le N ° 1.710, p. 39.

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embarquement; d'autres, plus pessimistes, craignaient de voir les Parisiens venir s'emparer de leurs armes et de se trouver ainsi exposés sans défense aux vengeances populaires. Enfin, il fut décidé que les élèves quitteraient l'école afin d'éviter toute collusion avec les nouveaux venus en cachant la cocarde blanche sous l'enveloppe des shakos. Ils reçurent de petits rubans tricolores à fixer sur leur poitrine. Grâce à ce talisman, ils purent quitter Saint-Cyr sans encombre et circuler ensuite dans Paris. Il existait donc à ce moment un fort lot de royalistes bon teint. Pourtant il n'est pas douteux que la bourgeoisie des capacités, c'est-à-dire le plus souvent à tendances libérales, était représentée dans l'école dès la Restauration et que son pourcentage grossissait aux approches de 1830. L a Motte Rouge en convient puisqu'il emploie quelques expressions restrictives: «à l'exception de quelques-uns peut-être» et «en général». Ces quelques-uns existaient, c'est certain. L a première promotion entrée comptait, dans ses rangs, Armand Carrel qui, plus tard, joua un si grand rôle dans la presse et dans l'opposition à la fin de la Restauration et sous la Monarchie de Juillet. Carrel, au su de tout le monde, d'idées très avancées, exerçait déjà une grande influence sur plusieurs de ses camarades. U n opuscule saisi entre ses mains et intitulé Eloge du général Moreau, écrit par lui dans des principes républicains, lui valut une dure admonestation et une punition sévère. Carrel, du reste, n'était pas seul de son espèce. 5 Quelques propos défavorables à la famille royale furent tenus à l'occasion de la mort du duc de Berry, différents actes d'hostilité commis contre un élève dont le père commandait l'Ecole Polytechnique et qu'on savait très attaché aux Bourbons: ses effets d'habillement, ses livres, ses dessins avaient été lacérés dans les dortoirs ou les salles d'études aux heures d'absence des élèves. Les soupçons se portèrent sur deux élèves, dont le fils du général Petit qui avait reçu les derniers adieux de Napoléon à Fontainebleau. A la suite d'une enquête menée par les élèves eux-mêmes la charge de rapporteur avait été confiée à Carrel, dont les opinions étaient très connues — les deux suspects furent renvoyés de l'école, les conclusions du rapporteur leur ayant été

5. C'est d'ailleurs grâce à L a Motte Rouge que nous connaissons ces détails et son influence {op. cit., t. 1, p. 103).

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défavorables. D'autre part, quelques élèves étaient de fortune très modeste, par exemple, le futur maréchal Forey (18221824) dont la famille éprouva les plus grandes difficultés à payer la pension. Jouenne d'Esgrigny d'Herville (1827-1830) témoigne qu'à la veille de 1830 les opinions politiques surexcitées se portaient aux extrêmes et que le Constitutionnel et le Drapeau Blanc faisaient irruption dans l'école. Enfin le général Lenoir, qui prit très provisoirement le commandement de Saint-Cyr en août 1830, rendait compte au Ministre, le 27 août, que sur les 300 élèves de l'école, il ne fallait guère compter que sur une soixantaine pour faire leur soumission au gouvernement nouvellement établi, ce qui laisserait supposer une immense majorité de royalistes ou de jeunes gens issus de la bourgeoisie terrienne et un maigre noyau de «capacités». Que vaut ce témoignage? L e général Desmazes ne le trouve pas convaincant; Lenoir, dit-il, arrivant à l'improviste était dans de mauvaises conditions pour faire cette appréciation. Pour ma part, je ne souscris pas à cette opinion. Lenoir, en arrivant, avait dû se documenter; mais je crois volontiers qu'il a eu tendance à peindre la situation plus grave qu'elle ne l'était afin de pouvoir éventuellement s'attirer les mérites du redressement ou du moins ne pas se voir reprocher une situation catastrophique. En fait, beaucoup plus de 60 élèves se soumirent puisque 66 seulement (47 de première année et 19 de deuxième année) refusèrent de servir le nouveau régime, mais il est certain que parmi ceux qui persistèrent dans la carrière, beaucoup gardèrent, ancrés au fond du cœur, des sentiments légitimistes. L'école fut donc peuplée, durant la Restauration, par la bourgeoisie terrienne ou ex-noblesse, avec un appoint non négligeable de la bourgeoisie des capacités. [ . . . ] (Extrait de: L'officier français de 1815 à 1870, Paris, M. Rivière, 1957. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

8. la Monarchie de Juillet : le gouvernement des élites?

Introduction La monarchie de Juillet a renforcé la tutelle des notables sur l'Etat. Mais leur recrutement s'est modifié. Le fait nouveau, d'une grande conséquence, c'est qu'il suffit désormais d'être riche. L'ancienneté et la composition de la fortune (foncière ou mobilière) a moins d'importance que sa réalité même. Le monopole de la propriété foncière a été brisé: par le rejet dans l'opposition d'une partie de l'aristocratie foncière, et par le dynamisme croissant de la bourgeoisie d'affaires. Certes, l'ancienne noblesse conserve son influence locale et sa fraction la plus libérale se rallie sans arrière pensée au nouveau régime. Mais elle est désormais noyée dans la société bourgeoise. L'idéal aristocratique n'a plus cours. La mentalité bourgeoise l'emporte. Le fameux «enrichissez-vous» de Guizot rend compte de cette mutation. Le travail qui produit la richesse devient un facteur essentiel de promotion sociale. Et c'est bien là que l'on pourrait voir - si, par ailleurs l'exclusivisme de la haute bourgeoisie ne se révélait si intransigeant - le trait le plus original du régime: la voie des classes dirigeantes s'ouvrant au mérite et aux talents. Ceux-ci en effet reçoivent leur récompense: des universitaires accèdent à la pairie. Mais la culture n'est guère accessible qu'aux privilégiés de la fortune. En dépit des principes et de quelques réussites exceptionnelles, le régime reste, avant tout, celui de la grande bourgeoisie. Mais richesse, naissance et culture jouissent désormais des mêmes chances et sont prêtes à se fondre dans une société reconnaissant une place égale à toutes les élites. Ainsi s'achevait une évolution commencée sous l'Ancien Régime et qui amalgamait dans les classes dirigeantes toutes les positions acquises, de quelque principe qu'elles procèdent.

Le gouvernement des élites?

R. Rémond

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Une fusion des élites

[. . .] S'il est un lieu commun bien établi, c'est l'axiome qui identifie monarchie de Juillet et règne de la bourgeoisie. 1830 a consacré l'avènement politique de cette classe: déjà détentrice de la richesse, en possession du monopole de l'instruction, elle concentre désormais dans ses mains tous les signes et attributs de la puissance. L e mythe d'un roi bourgeois, symbole et garant de la domination d'une classe, couronne l'édifice et complète le tableau. Dans cette perspective, l'orléanisme n'est pas autre chose que le régime et la pensée politiques qui correspondent au règne de la bourgeoisie: régime d'intérêts par définition, et pensée asservie à la justification de ces intérêts. A l'opposé des régimes qui donnent le pas à la doctrine sur toute autre considération, il ne comprendrait et ne parlerait que le langage des intérêts. «Règne de vile bourgeoisie», diraient volontiers nos modernes Saint-Simon. Les esprits soucieux de logique prolongent le raisonnement jusqu'au schéma d'un orléanisme, expression triomphante des ambitions bourgeoises, victorieux de l'ultracisme, revendication amère d'une noblesse déclinante. L a justesse de cette interprétation est-elle à la mesure de sa simplicité? Il est clair qu'en toute hypothèse le régime ne pouvait se passer de l'appui de la bourgeoisie: s'il ne lui avait pas été accordé spontanément, il eût dû rechercher sa faveur. L a noblesse, en majorité, reste fidèle à la branche aînée, à l'ancien régime, et fait sécession. Le clergé, s'il accepte dans l'ensemble le changement de régime, renonce au rôle actif qu'il a joué pour son malheur; bientôt la question de l'enseignement et la reprise de la lutte contre le monopole universitaire gâteront ses relations avec le pouvoir. Les paysans? Peut-on faire fond sur cette masse à peine éveillée à la conscience politique, ignorante et qui suit ordinairement les indications, discrètes ou impérieuses, du clergé et des autorités sociales? Quant au prolétariat industriel, numériquement très faible encore, ses sympathies iraient plutôt à la République. Ainsi, en dehors de toute préférence, le régime n'avait pas le choix: la bourgeoisie, comme par soustraction, est bien alors le seul élément de la société française sur quoi puisse s'appuyer un

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régime qui vient de rejeter la noblesse dans l'opposition. Au reste, rejetons tout faux-fuyant: que la monarchie de Juillet ait servi les intérêts de la bourgeoisie, la démonstration en a été faite cent fois. Ni l'activité ministérielle ni les travaux parlementaires ne se permettent la moindre dérogation aux intérêts de la classe dominante: on a souvent fait observer la constante unanimité des Chambres à préserver l'intégrité du protectionnisme douanier; la coalition des propriétaires fonciers et des manufacturiers, des maîtres de forges et des cotonniers a coupé court à toute tentative pour assouplir la rigueur du système de prohibition. Ceci est un exemple entre dix: au cours de ces dix-huit années, tout affirme, proclame, vérifie l'accord étroit, la constante solidarité, la complicité, ajoutent les esprits malintentionnés, du régime et de la bourgeoisie. La justesse de l'équation régime de Juillet-bourgeoisie éclate de façon plus neuve peut-être, et plus saisissante encore, pour leurs idées politiques: la notion de l'Etat, la définition de sa compétence et de ses attributions sont l'expression typique de la société bourgeoise du temps. On s'est plus d'une fois étonné du spectacle répété de ces majorités, en définitive attachées au régime et n'en chicanant pas moins à LouisPhilippe les modestes augmentations qu'il réclamait pour la liste civile: on impute généralement la fréquence et l'âpreté de ces contestations à la ladrerie du souverain et à la mesquinerie des députés. Elles n'expliquent pas tout, elles ne rendent pas compte notamment de l'importance symbolique que la Chambre accorde à de tels débats. Par contraste avec le faste de la monarchie traditionnelle ou restaurée, en opposition avec l'Etat despotique de Napoléon, la bourgeoisie française, dont les députés reflètent avec fidélité les préjugés et les goûts, s'est forgé l'idéal d'un gouvernement à bon marché: l'expression se rencontre alors couramment dans les controverses. Précaution avisée pour prévenir les excès de pouvoir et l'arbitraire gouvernemental, mais plus encore transposition à la conduite des affaires publiques des procédés que les bourgeois pratiquent pour gérer leurs propres affaires: ils entendent faire prévaloir dans les finances publiques les maximes d'économie, de prudence et d'équilibre, qu'eux-mêmes appliquent avec succès dans leurs entreprises ou leur négoce, . . . à moins qu'il ne soit question d'émarger aux munificences du

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budget, ou de briguer pour quelqu'un de leurs proches une recette générale, une direction des postes ou un bureau de tabac. C'est qu'alors l'épargne, habitude paysanne, puis pratique bourgeoise, commence à devenir le ressort des Etats: l'honneur, principe des sociétés monarchiques ou aristocratiques, pâlit devant le prestige de l'argent épargné. C'est encore à cette forme de pensée bourgeoise et paysanne que nous devons, de nos jours, une conception budgétaire où l'Etat doit tenir le rôle d'un bon père de famille, et le gouvernement gérer la Maison France, comme une maison de commerce. Avec ses conceptions politiques, la bourgeoisie impose aussi ses usages, ses droits, sa façon de vivre. 1830, date politique, marque également une étape décisive dans l'histoire des mœurs: autre régime, autre société. Le changement se montre jusque dans le déplacement des foyers de la vie mondaine: le centre de gravité passe de la rive gauche à la rive droite, du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d'Antin. Thiers fait construire place Saint-Georges, les Leuwen habitent place de la Madeleine et l'hôtel des Dambreuse est sis rue d'Anjou. Au sortir des séances de la Chambre, les ministres vont désormais chez les banquiers: à la porte de leurs hôtels s'alignent les brillants équipages; leurs salons étalent un luxe dont le noble faubourg raille confidentiellement l'ostentation et le mauvais goût. Cette nouvelle société n'oublie pas les mépris dont elle fut longtemps humiliée: si vif est chez elle le ressentiment anti-nobiliaire que la sagesse politique de beaucoup d'orléanistes devra lui accorder l'abolition de l'hérédité de la pairie, dont le privilège semblait un affront aux bourgeois non nés. Sa disparition emporte le dernier vestige officiel d'une société aristocratique: en regard, la garde nationale, cette armée citoyenne, où les grades sont électifs, et qui flatte la vanité du bourgeois fier de l'épaulette, consacre et symbolise l'égalité du nouvel ordre. 1830 est bien la revanche définitive de la société bourgeoise sur la société hiérarchique, héréditaire, de la Restauration ultra-royaliste. Ainsi de très nombreuses affinités vérifient l'équation monarchie de Juillet-régime bourgeois. Gardons-nous néanmoins de conclure trop vite: la formule appelle quelques observations qui en nuanceront la rigueur trop simpliste. C'est d'abord la notion de bourgeoisie qui demande à être précisée: dans la société du xix e siècle, elle correspond à plusieurs

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réalités distinctes. La société française, produit d'une histoire fort ancienne, d'une longue évolution politique et d'une économie déjà complexe, est profondément différenciée: les étapes sont nombreuses dans la gamme qui va du petit boutiquier, épicier ou mercier, détaillant son étoffe ou vendant sa chandelle, aux grands bourgeois, habitant un hôtel particulier et traitant d'égal à égal avec les ministres: César Birotteau et M. Leuwen père n'ont à peu près rien de commun. L'un peine quotidiennement pour échapper à la pauvreté et gagner l'incertaine tranquillité de ses vieux jours, l'autre est des puissants du jour. Et cependant, ils ont également droit au titre de bourgeois. Entre ces diverses bourgeoisies, dont les épithètes petite, moyenne et haute n'épuisent pas les nuances, c'est très évidemment la couche la plus ancienne et, partant, la plus fortunée qui entretient avec le régime les rapports les plus suivis. C'est donc elle qui prêtera à l'orléanisme ses traits et ses attributs. Il suffit, pour s'en assurer, de dénombrer les personnages marquants du régime, ses notabilités politiques: la méthode, éminemment contestable en règle générale, est ici tout à fait légitime, parce que l'orléanisme est d'abord un parti de personnalités. La plupart appartiennent à des familles d'ancienne et riche bourgeoisie: Guizot, Casimir Périer et combien d'autres, membres de ces «dynasties bourgeoises» dont M. Beau de Loménie s'est institué l'accusateur public. Il faudrait pouvoir reprendre ici les éléments de l'inventaire que s'est attaché à dresser l'auteur de ce Gotha de l'orléanisme. La présence insolite d'un Adolphe Thiers, petit bourgeois sans fortune et sans nom, de naissance irrégulière, boursier du lycée de Marseille, symbole de l'homme nouveau, prend figure de la brillante exception dont la singularité souligne l'universalité de la règle. Le personnel orléaniste se recrute donc dans la haute bourgeoisie, mais ne soyons pas dupe de mots dont la permanence, appliquée à des réalités changeantes, est souvent trompeuse: n'allons pas imaginer quelque grand capitalisme d'industrie. D'abord, rien ne serait plus contraire à la réalité économique de l'époque que de prêter aux milieux dirigeants de la monarchie bourgeoise un idéal de prospérité à l'américaine. Les entreprises industrielles sont de caractère familial. Surtout, la principale richesse est encore la terre: c'est la rente foncière

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qui fournit les capitaux à l'industrie naissante. Quand Thiers veut «s'embourgeoiser», il ne souscrit pas des actions, il achète fictivement des immeubles. Le signe distinctif de la richesse ce n'est pas de disposer d'un portefeuille financier, c'est d'avoir du bien au soleil. Cette société bourgeoise reste très proche encore, par ses mœurs, ses goûts, ses idées, du monde de la terre. A u reste ceci est peut-être vrai aujourd'hui encore: certains traits de caractère, telles dispositions d'esprit que nous étiquetons bourgeois ne seraient-ils pas plutôt les tenaces survivances d'une psychologie paysanne? Cette bourgeoisie orléaniste n'est en fait que très partiellement une bourgeoisie d'affaires. Deux noms, toujours les mêmes, viennent à l'esprit, quand il est question de ce régime bourgeois: Laffitte et Casimir Périer. Or le premier est passé dans l'opposition au bout de huit mois et le second est mort dans la seconde année d'un régime qui devait lui survivre seize ans. A u 2 décembre, alors que les milieux d'affaires, la bourgeoisie d'argent n'auront rien de plus pressé que de se rallier au nouveau régime, les cadres de l'orléanisme observeront une réserve marquée à l'égard des auteurs du coup d'Etat. Si l'orléanisme n'est pas toute la bourgeoisie - et l'accaparement du pouvoir par la haute bourgeoisie explique le dissentiment croissant entre le régime et les couches plus modestes — la bourgeoisie n'est pas non plus tout l'orléanisme: il en déborde nettement les frontières. Il y a une aristocratie orléaniste où la noblesse d'Empire, tant militaire qu'administrative, figure en bonne place: Soult, Gérard, Mortier, Sébastiani, Maret. Il y a aussi une aristocratie de naissance, noblesse de robe - les Molé, les Pasquier - ou familles de la plus ancienne noblesse qui servent le régime, par tradition familiale: ce sont souvent les héritiers de cette fraction de la noblesse libérale qui, en 1789, prit position à l'encontre des intérêts de son ordre; leurs pères ayant refusé d'émigrer en 1792, ils refusent à leur tour de participer à la nouvelle émigration à l'intérieur. L'exemple le plus fameux, en raison de l'illustration de la famille, est celui des Broglie dont les deux générations vont s'identifier pour un demi-siècle avec les destinées de l'orléanisme: le duc Victor, le président du Conseil de la monarchie de Juillet, qui a débuté comme auditeur au Conseil d'Etat sous l'Empire, et le duc Albert, son fils. Enfin, un des traits les plus originaux de cette société, plus

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accueillante qu'il ne paraît aux hommes nouveaux, est la notable proportion de ceux qui ne doivent qu'à leur intelligence ou à leur talent d'être admis aux honneurs. Thiers n'avait pour lui ni naissance ni fortune: il arrive par son mérite et inaugure le type du publiciste à qui le journalisme ouvre l'accès au pouvoir. Les gouvernements de la Restauration, ultras ou non, n'auraient pas imaginé de confier à des universitaires des portefeuilles ministériels ou des directions administratives: la monarchie de Juillet le fait régulièrement; elle puise si largement dans la Sorbonne que Thibaudet a parlé d'une monarchie de professeurs; la trinité des suspendus de 1827, Guizot, Villemain, Cousin, prend sa revanche en 1830. Inutile de rappeler la carrière accomplie par Guizot: il finira par s'identifier au régime. Membre du conseil royal de l'Instruction publique, directeur de l'Ecole normale, ministre de l'Instruction publique dans le cabinet Thiers de 1840, Victor Cousin exerce sur l'Université un magistère intellectuel et administratif dont rien ne tempère l'autorité. Une sorte d'osmose s'établit entre la politique et l'Université, les ministères et les académies. L e régime prodigue ses honneurs au talent: le roi élève à la pairie nombre de professeurs, Villemain, Cousin, Sylvestre de Sacy, d'écrivains, d'artistes; on déroge en faveur des membres de l'Institut aux règles qui fixent le chiffre du cens. En retour, l'Institut accueille les notables du régime; les illustrations de la politique peuplent l'Académie française: Guizot, Thiers, Molé, Pasquier, Dupin, Rémusat, Salvandy. C'est le début d'une intimité entre le régime et l'Institut, comparable à celle de la fin du Directoire, et qui va faire pour un demi-siècle de l'Académie française, et plus encore de celle des Sciences morales et politiques, des salons orléanistes. De la composition de son personnel se dégage plus nettement la vraie nature de l'orléanisme: il ne se réduit pas à l'égoïste défense des intérêts d'une bourgeoisie d'affaires ou de finances. L a richesse n'est pas la seule définition de la légitimité, ni l'unique mesure des droits individuels. En droit, elle n'est même prise en considération que comme signe du mérite personnel, indice de qualités d'intelligence, ou sanction de vertus morales. Tel est le sens authentique de la formule si souvent imputée à crime à Guizot, parce que généralement travestie et mal interprétée: «Enrichissez-vous par le travail

Le gouvernement des élites?

et l'épargne». On a vu l'affirmation insolente d'un matérialisme de l'argent là où s'exprime une double conviction: que l'enrichissement est la récompense naturelle du travail, et que l'évolution spontanée des conditions de la vie politique est plus sûre que les transformations improvisées et les bouleversements révolutionnaires. A ce point on entrevoit sans doute mieux le caractère distinctif de l'orléanisme: c'est un gouvernement des élites. Tout régime, il est vrai, a ses élites: seul change le mode de recrutement. Ainsi l'ultra-royalisme a la sienne, naturellement constituée par l'aristocratie de naissance. Celle de la société orléaniste a une autre origine et un autre nom: les notables. L'orléanisme, s'il retire à la noblesse héréditaire son monopole traditionnel, ne conteste pas l'existence et l'utilité des puissances sociales: il leur remet le pouvoir, l'administration locale (les maires et adjoints ne sont pas élus, mais nommés), l'autorité sociale, les privilèges de la culture et le patronage des classes inférieures. Contre les ultras qui réservent à l'aristocratie de naissance pouvoir, prestige et préséances, contre les républicains dont le succès ferait table rase des situations acquises et des supériorités sociales (Tocqueville montre alors que la démocratie signifie le nivellement), plus tard contre le Second Empire, régime d'hommes nouveaux, de parvenus sans ancêtres et sans titres, l'orléanisme, doctrine du juste milieu, représente le gouvernement des notables, des classes dirigeantes, de toutes les aristocraties, celles de la naissance, de la fortune et de l'intelligence. [ . . . ] (Extrait de: La droite en France de la première Restauration à la Ve République, Paris, Aubier Montaigne, 1968. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

C. Pouthas

Le dédinjJe

l'aristocratie

L a révolution sociale n'a pas détruit la hiérarchie sociale des classes, mais elle l'a simplifiée, ne laissant en présence que deux groupes massifs: les «classes dirigeantes» et le peuple. Leur base est encore la naissance et la situation, plus que l'argent, qui ne va commencer vraiment à jouer son rôle dissolvant qu'avec la Monarchie de Juillet. [ . . . ]

292

La Monarchie

de Juillet

[ . . . ] Dans les classes dirigeantes, plus aucune distinction de droit, moins d'inégalités de fait que de différences de milieux; pourtant, entre les trois éléments - tout imbriqués qui les composent, nobles, bourgeois et fonctionnaires, une certaine transposition des rôles se marque entre 1815 et 1848. L'aristocratie tient sous la Restauration encore grande place: émigrés du dehors ou du dedans ont mis la main sur les autorités locales; on les trouve en grand nombre dans les ministères après 1821, dans la haute administration, dans le haut clergé; les ambassades sont leur monopole; le Faubourg SaintGermain est le guide de la vie mondaine, imité de loin par la Chaussée-d'Antin ou le Roule; il tient à l'écart les plébéiens, n'ouvrant les cercles de la cour ou des salons qu'à ses défenseurs éprouvés. Mais son rôle tombe après 1830; chassée du monde politique ou le boudant, la noblesse ancienne se renferme alors dans l'oisiveté et l'incertitude, perd toute aptitude aux affaires publiques, mais reprend un rôle économique en retournant à l'exploitation de ses domaines, en acquérant ainsi sur les paysans, par l'intermédiaire du curé qui fréquente au château, une influence que la bourgeoisie néglige. Celle-ci, formée, dans ses rangs élevés, d'administrateurs de l'Empire et de noblesse impériale, du monde de la finance et du Palais, et des professions libérales supérieures, commande aussi parce qu'elle détient les capitaux, le monde économique qui naît du machinisme et des banques. Favorisée par le régime censitaire et par sa haute culture, elle refoule peu à peu l'aristocratie. Elle est étayée par la bourgeoisie moyenne des patrons à Paris, par la bourgeoisie provinciale qui s'y range par droit d'état ou par imitation. Ses beaux jours s'ouvrent au soleil de Juillet. L'administration est un domaine où les deux éléments se retrouvent. Elle n'a plus, certes, la cohésion et l'indépendance du groupe corporatif d'autrefois: pourtant l'article 75 de la Constitution de l'an vin, resté en vigueur, lui donne le privilège d'être soustraite aux tribunaux ordinaires. Les traitements et retraites assurent sa sécurité; la centralisation, bien que discutée, se renforce encore par les lois et la pratique après 1815; l'élection des conseils locaux n'y changera rien. Ajoutant à cette emprise, le corps des fonctionnaires envahit la politique; dans les deux Chambres, même chez les pairs (mais surtout après 1830), ils vont croissant. L a magistrature,

Le gouvernement

des élites?

293

bien qu'inamovible, s'est liée aux partis et son influence est capitale dans les élections locales, comme celle des hauts fonctionnaires et des pairs dans les conseils d'administration. L e respect et la considération les suivent: les candidatures affluent pour renouveler leurs rangs; le clergé lui-même ne s'en distingue plus guère, qui est sorti du peuple pour les prêtres du second ordre, qui v a s'embourgeoisant sans sa hiérarchie sous Louis-Philippe. (Extrait de: Histoire de la France pour tous les Français, Paris, Hachette, 1950, tome II. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur et de l'éditeur.)

J. Becarud

Le déclin de l'aristocratie: l'assemblée

L a Chambre de 1830, bien qu'amputée d'une partie de ses membres qui furent invalidés ou refusèrent de prêter serment à Louis-Philippe, demeure en fonctions jusqu'en juillet 1831. A ce moment-là seulement des élections générales eurent lieu, après le vote d'une nouvelle loi électorale, celle du 18 avril 1831, qui restera en vigueur pendant toute la Monarchie de Juillet. On aurait pu croire que le changement de régime s'accompagnerait d'une large extension du droit de suffrage. En fait, on se contenta d'abaisser le cens à 500 francs pour les éligibles, à zoo francs pour les électeurs, et on rendit moins strictes les conditions d'âge requises. L e double vote fut supprimé, et les 4J9 députés furent élus uniformément par les collèges d'arrondissement. L e nombre des électeurs passe ainsi à 160 000 environ; par suite de la prospérité il ne cessera de s'élever, et, en 1846, 240000 personnes jouiront du droit de suffrage. L a place réduite des nobles à la Chambre de 1831 consacre leur diminution d'influence; on se rend compte qu'ils ont perdu, au profit de la bourgeoisie, le rôle de milieu dirigeant qui avait été le leur pendant une partie au moins de la Restauration. Il n'y a plus que IOJ à 110 députés nobles sur 459, soit 2 4 % à peu près, et, à la vérité, l'effectif de la noblesse traditionnelle est beaucoup plus faible encore, car mili-

294

La Monarchie

de Juillet

taires anoblis et nobles d'Empire sont entrés nombreux dans la nouvelle Chambre. L a composition de l'Assemblée consacre en fait le volontaire effacement des milieux légitimistes, qui s'est opéré avec un ensemble remarquable après l'avènement de Louis-Philippe. Beaucoup de nobles demeurent fidèles à Charles X , et la plupart répugnent à prêter au nouveau pouvoir le serment qu'il exige des députés, rares sont ceux qui s'y résignent. Il faut noter pourtant que certains éléments de la noblesse qui, sous la Restauration déjà, faisaient profession de libéralisme, se rallient sans arrière-pensée au régime de Juillet. A v e c les Haussonville, les Saint-Aulaire se forme ainsi une aristocratie orléaniste, il y a là un fait dont les conséquences politiques seront grandes, mais, numériquement, cette aristocratie orléaniste reste une minorité, et il semble bien qu'une grande partie de la noblesse ait conservé sa foi légitimiste pendant tout le règne de Louis-Philippe. En 1837, u n observateur aussi perspicace que Stendhal écrivait par exemple: «Ouvrez VAlmanach royal de 1829, vous verrez la noblesse occuper toutes les places, maintenant elle vit à la campagne, ne mange que les 2!z de son revenu et améliore ses terres . ..», et il ajoutait: «Par la position qu'ils se sont faite depuis 1830, les hommes les plus aimables de France voient passer la vie, mais ils ne vivent pas. Les jeunes gens ne donnent pas un coup de sabre à Constantine, les hommes de 50 ans n'administrent pas une préfecture, et la France y perd». 1 Aussi, à la différence de ce qui s'était passé sous la Restauration, d'un bout à l'autre de la Monarchie de Juillet, la proportion de nobles à la Chambre reste à peu près constante, tout au plus peut-on noter une légère progression, de 105 à 110 sièges occupés par des nobles en 1831, on passe à 120-125 en 1846. Cette augmentation semble due à des ralliements individuels au moins apparents, ainsi qu'à l'abandon par certains nobles légitimistes, vers 1840, de la politique d'abstention qui était jusqu'alors la leur. Enfin, il faut le noter encore une fois, nous comprenons dans les chiffres que nous venons de citer la noblesse impériale, qui possède dans certaines régions une réelle influence, mais dont le cas est très particulier. 1. Stendhal, Mémoires d'un touriste, 1.1, p. 5 6.

Le gouvernement des élites?

295

Par ailleurs, l'atmosphère générale de l'époque est peu favorable à la noblesse, la classe moyenne triomphe, elle est, suivant la parole de Tocqueville, «maîtresse de tout comme elle ne l'avait jamais été, comme ne le sera jamais aucune aristocratie».2 Aussi, est-elle fort peu disposée à se tourner vers la noblesse pour y choisir ses représentants, d'autant plus que les nobles, vivant repliés sur eux-mêmes, s'enferment dans leur orgueil de caste, et répugnent à se commettre avec ces fils de notaires et ces négociants qui forment la masse du pays légal. Ajoutons à cela que, si les opérations électorales se déroulent plus régulièrement que sous la Restauration, l'action administrative continue à jouer un rôle des plus important; les préoccupations fort prosaïques des électeurs, leurs effectifs souvent très restreints ( I J I dans la circonscription de Bourganeuf), la favorise à l'extrême. Aussi, ne faut-il pas s'étonner de voir les légitimistes faire plusieurs fois campagne avec la gauche, pour essayer d'obtenir l'abaissement du cens, tandis que certains d'entre eux, comme Berryer et le groupe de la Gazette de France, vont jusqu'à prôner l'établissement du suffrage universel. (Extrait de l'article «La noblesse dans les chambres, 1 8 1 5 1848», Revue internationale d'histoire politique et constitutionnelle, juil. 1953. Reproduit avec l'autorisation des éditeurs.)

P Chalmin

Le déclin de l'aristocratie:

l'armée

L'année 1830, marqua un tournant. A peine Charles X se futil éloigné que deux camps se formèrent. D'un côté, se groupèrent ceux qui avaient aimé le Premier Empire, à qui se joignirent quelques rares orléanistes plus les tièdes et les hésitants volant au secours de la victoire. Aucune retenue ne fut plus gardée, l'école tomba dans le désarroi: les fleurs de lys furent appelées punaises par les uns tandis que les autres sifflaient à la vue de fanions tricolores apportés pour l'exercice et que des inscriptions séditieuses apparaissaient sur les murs. 2. Tocqueville cité par Charlety, La Monarchie de juillet, p. 315.

296

La Monarchie de Juillet

Ces incidents témoignent donc de la présence persistante à Saint-Cyr de légitimistes ou membres de la bourgeoisie terrienne. Tous ne partirent pas. Mieux, certains continuèrent à se présenter et à entrer s'ils étaient reçus. L e général Picard (1831-1833), au soir de sa vie, déclarait à son petit-fils 1 que les polémiques existantes entre partisans et adversaires de la branche aînée parmi ses camarades de promotion, l'avaient dégoûté à jamais de la politique. Cette division, en deux clans politiques opposés, représentatifs de deux bourgeoisies différentes, est confirmée par du Casse (1832-1835) qui vit l'école partagée en deux blocs à peu près égaux numériquement: légitimistes et républicains; à sa connaissance un seul, le fils d'un intendant, osait se prononcer en faveur de la Monarchie de Juillet. 2 L e nombre des républicains était évidemment en hausse par rapport à ce qu'il avait été avant 1830 car la bourgeoisie des capacités héritait de tout ce que les légitimistes abandonnaient de leur plein gré. Si beaucoup de ces derniers persistaient à embrasser la carrière militaire, d'autres, appartenant aux familles intransigeantes sur la question du serment de fidélité, renonçaient à entrer dans l'armée. De ce phénomène, nous avons plusieurs indices. D'abord, le cas de Pimodan. Ce jeune homme, né en 1822, petitfils du fougueux baron de Frenilly, fut reçu au concours de 1840 avec le numéro 194 sur 290 admis, mais les parents et le grand-père mirent le holâ! L e fils ou petit-fils pouvait entrer dans l'armée, si tel était son désir, mais ce ne pouvait être que sous le Roi légitime. Il fallait donc attendre jusque-là; Dieu certainement ne tarderait pas à faire sonner l'heure favorable. Pour attendre et acquérir les connaissances militaires nécessaires à sa future carrière, Pimodan s'engagea dans l'armée autrichienne; il y restera 15 années et y deviendra colonel. 3 Combien eut-il d'émules, non pour aller servir en

1. J e tiens ce renseignement de la bouche du petit-fils en question, le général Amédée Thierry. 2. Baron du Casse, Souvenirs de Saint-Cyr et de Vécole d'Etat-Major, p. 61. Du Casse est de la promotion 1832-183$ et non 1832-1834. On verra plus loin pourquoi cette promotion ne fut nommée qu'en 183 $. 3. Gabriel de Pimodan, Vie du général de Pimodan. Dans le régiment des chevau-légers du prince de Windischgraetz où Pimodan entra comme cadet en 1841, se trouvaient déjà deux Français légitimistes comme lui, le comte de Busseil déjà officier, et le comte de la Roche encore cadet. Ce

Le gouvernement

des élites?

297

Autriche, ce qui reste assez exceptionnel, mais pour refuser d'entrer dans l'armée française? Emile Augier n'a pas inventé de toutes pièces le type du Gendre de Monsieur Poirier qui s'interdit tout service pour le compte du «Roi des Barricades». Jusqu'en février 1848, une partie de la bourgeoisie terrienne fit la grève des armes 4 : le marquis de la Tour du Pin L a Charce parle de «cette carrière dont la Révolution de Juillet avait fermé la poursuite à nos aînés mais que celle de Février semblait nous restituer». En fait, la bourgeoisie terrienne opéra un retour partiel vers l'armée à partir des années 1848 et suivantes. 5 Du reste, sous l'Empire, toutes les bourgeoisies se rapprochèrent dans un sentiment de défense commune contre le péril socialiste montant et opérèrent leur communion dans le catholicisme. Auparavant, leur opposition sur les questions religieuses aurait permis de les distinguer aussi sûrement que leur opposition sur les problèmes politiques. Renan, observateur clairvoyant, notait en 1871 qu'à la fin de l'Empire, l'ancienne noblesse et le parti catholique commencèrent à peupler Saint-Cyr, «changement dont les consé-

dernier était le fils du duc de Berry et de Mlle de la Roche (op. cit., p. 23 et 24). 4. U n auteur anonyme écrivant en 1847 estime qu'à ce moment les élèves ont «l'esprit moins militaire» et moins d'éducation qu'autrefois, (rSpectateur militaire, ire série, t. 43, p. 424). Serait-ce là un indice de la montée de la bourgeoisie des capacités? j. Retour partiel seulement puisque, en 1862, dans l'Angoumois on blâmait presque les familles où les traditions d'épée étaient demeurées assez vivaces pour qu'elles eussent fait entrer leurs fils à Saint-Cyr ou à l'Ecole Polytechnique. L a doctrine sur le droit de servir des légitimistes manquait de netteté. En 1836, le second fils du marquis de ClermontTonnerre sortait de l'Ecole d'Etat-Major. Son père, ancien ministre de la Restauration, se demanda s'il pouvait entrer dans l'armée. Il alla poser la question à Charles X en Autriche. Il arriva pour voir l'ex-Roi expirer. A son défaut, le marquis interrogea le duc d'Angoulême qui balbutia sans répondre, la duchesse fit de même; le duc de Bordeaux, après réflexion, déclara: «La position est difficile, mais il n'est jamais bon de se rouiller.» En 1844, Clermont-Tonnerre, de nouveau à Goritz, reposa la question au duc de Bordeaux; il ne put obtenir une réponse ferme sur ce point. L e second fils de Clermont-Tonnerre quitta l'armée après sa sortie de l'Ecole d'Etat-Major, mais le dernier fils, également sorti de l'Ecole l'Etat-Major, entra au service et mourut en 1884 général de brigade. (C. Rousset, Un ministre de la Restauration. Le marquis de Clermont-Tonnerre, p. 412, 421 et 423.)

La Monarchie de Juillet

2^8

quences n'ont pas encore eu le temps de se développer», ajouait-il. 6 Il y eut donc une forte baisse de la bourgeoisie terrienne dans l'alimentation de Saint-Cyr sous la Monarchie de Juillet et une reconquête partielle sous l'Empire. (Extrait de: L'officier français de 1815 à i8yo, Paris, M. Rivière, 1957. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

A. Daumard

Riches

et

notables

[. . .] A u lendemain de la révolution de Juillet, dans une lettre adressée aux maires des différents arrondissements de Paris, le préfet de la Seine envisageait la possibilité que le Roi donnât des fêtes au Palais, l'hiver suivant, et il ajoutait: «Vous trouverez sans doute à propos . . . dans cette supposition d'arrêter à l'avance la liste des personnes qui dans chaque arrondissement pourraient être admises à l'honneur de recevoir des invitations du Roi. U n mérite éminent, des richesses honorablement acquises, un nom justement célèbre, une grande industrie, telles s o n t . . . les conditions qui jointes à une existence honorable doivent vous diriger dans les choix à faire. Vous voudrez bien m'indiquer, parmi les Magistrats, les grands propriétaires, les banquiers, les agents de change, 6. Renan, Réforme intellectuelle et morale, p. 2$. Renan est bon prophète; vingt-cinq ans plus tard ces jeunes gens, devenus des hommes mûrs, détiendront les hautes places de l'armée. 1895-1900. L'affaire Dreyfus battra son plein. Chose curieuse, Taine examinateur d'entrée à Saint-Cyr, faisait la même constatation à la fin de l'Empire et la notait dans ses Carnets de voyage-. «A Paris les pensionnats religieux font entrer par an à Saint-Cyr 70 à 80 jeunes gens qui font bande à part.» Le chiffre représenterait donc presque le tiers des promotions. Ce doit être là une conséquence du développement de l'enseignement libre, à la suite de la loi Falloux. L'école Saint-Clément de Metz a été fondée en 1852. En 1866, tous ses candidats à Saint-Cyr, sauf 3, étaient reçus (Didierjean, Souvenirs de Metz. L'école Saint-Clément, p. 141). Combien étaient-ils? On ne sait, mais le succès est regardé comme très beau par les Jésuites qui dirigent l'établissement. L a célèbre Ecole de la Rue des Postes qui vient de célébrer son centenaire, date de 1854. Il est indubitable qu'au cours des «années 60» le recrutement de Saint-Cyr se transforme. Celui de l'Ecole Polytechnique semble ne s'être transformé que plus tardivement, après 1870.

Le gouvernement

des élites?

299

les notaires, les avocats, les manufacturiers, les militaires, les artistes, les gens de lettres domiciliés dans votre arrondissement, cinq ou six personnes des plus notables dans leur profession». 1 Il n'est plus question désormais des ascendances, de l'ancienneté de la famille, si ce n'est en passant et pour n'exclure personne, «un nom justement célèbre», encore celuici n'est-il pas forcément ancien. L e nouveau régime si semblable au précédent à bien des égards, rompt sur ce point avec le passé et consacre la victoire de la bourgeoisie. Les illustrations contemporaines prennent le pas sur les familles dont les aïeux étaient les plus beaux titres de gloire, le notable est un individu avant d'être l'héritier d'une lignée. T e l est du moins le principe: dans quelle mesure les faits concordent-ils avec lui? De nouveaux notables ont-ils été promus par la Monarchie de Juillet? Ont-ils une origine, des caractères nouveaux par rapport à ceux de la période précédente? Il semble en tout cas certain que la notion de notable évolue. Il est impossible de recenser les représentants les plus illustres de chaque profession, il faut donc s'attacher aux fortunes, mais il est préférable d'étudier les riches au lieu des plus imposés, car le chiffre du cens a perdu la signification politique, sociale et même économique qu'il avait antérieurement. [ . . . ] Sous la Monarchie de Juillet, le milieu des riches resta très ouvert. L a génération qui succéda aux notables promus par la Révolution et l'Empire connut encore beaucoup d'hommes qui constituèrent leur fortune sans avoir de patrimoine, d'immigrés, riches ou pauvres, qui s'intégrèrent dans les cercles supérieurs de la société parisienne. Rappelant une visite du comte de Paris et de la duchesse d'Orléans aux ateliers Cail et Derosne, Rambuteau qui accompagnait le prince royal et sa mère, raconte: «je conduisis le comte de Paris dans un angle obscur et j e lui dis: 'Monseigneur, c'est ici, il y a vingt trois ans que M. Cail, simple ajusteur, est parti pour parvenir à la tête de cette grande manufacture où il occupe 1 500 ouvriers'». 2 De fait Cail, entré comme simple ouvrier chez Derosne en 1824, devint contremaître, puis intéressé à l'établissement et, en 1836, associé en 1. A.S., V bis 78, lettre datée de novembre 1830. 2. Mémoires du comte de Rambuteau, p. 354.

300

La Monarchie de Juillet

nom. L a maison avait été créée en 1818 par le chimiste Charles Derosne, fils d'un pharmacien «célèbre» de Paris. Elle commença petitement par la fabrication d'appareils à distiller utilisés dans l'industrie du sucre. A partir de 1834, sous l'influence de Cail, semble-t-il, elle prit de l'extension, s'intéressa à la production du matériel de chemin de fer et un premier lot de huit locomotives fut exécuté en 1844. Cail, simple manuel, sans fortune, possédait au plus haut point un génie inventif et pratique. Il fut apprécié par son patron, ce fut la chance des deux associés.3 Il nous a été impossible de préciser davantage. Les sources notariales permettent de mieux caractériser les étapes de la réussite. Parmi les riches que nous avons recensés, certains étaient issus de milieux modestes, ils avaient constitué leur fortune sur des bases très étroites. L'électeur le plus imposé par exemple, un propriétaire dont le cens atteignait 7 119 francs 4 , était parti de rien. Lors de son mariage, en 1810, il possédait son fonds de fabricant de chocolat, dont la valeur nette fut estimée 40 000 francs et qui lui venait de ses «gains et épargnes». 5 Immigré d'Italie en France, il ne bénéficia pas de la succession de ses parents: sa mère restée veuve lui survécut et garda les quelques terres qui composaient tout l'actif. L'apport de sa femme, une dot de 18 000 francs et le montant de diverses successions, soit 36 000 francs au total, ne joua qu'un rôle minime dans la constitution d'une fortune considérable, qui en comprenant le montant de la dot donnée à sa fille unique dépassait trois millions, grevés il est vrai d'un passif de près de 600 000 francs. 6 Le petit Italien sans fortune était devenu un riche propriétaire parisien: en 1847, il possédait une maison boulevard des Italiens et quatre arcades au Palais Royal, immeubles évalués deux millions lors de la liquidation en mars 1848. Presque tous ceux qui avaient réussi ainsi, étaient des immigrés, mais la plupart venaient de province, tel, par exemple, le riche marchand charcutier, créateur d'un passage portant 3. Turgan, Les grandes usines, t. 11, p. 14 et sq. 4. Cf. [Daumard, La bourgeoisie parisienne de 181 $ à 1848, op. cit.,] i r e partie, chap. v, p. 164, n. 2. 5. A.N., étude XLIV, contrat de mariage du 13 septembre 1810. 6. A u moment du décès l'actif brut était de 2 700 000 francs le passif de 577 000 francs, la fille avait reçu une dot de 420 000 francs.

Le gouvernement des élites?

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son nom. 7 Benoit V . . ., marié en 1807, était le fils d'un charcutier de Lyon qui ne lui avait donné aucune dot et qui, jusqu'à son décès vécut d'une pension alimentaire versée par son fils. Sa femme, fille d'un traiteur parisien, reçut environ 40 000 francs de la succession de ses parents. L à encore, l'enrichissement est considérable comparé au patrimoine de départ, puisque la fortune nette du ménage en 1840 était d'environ 8jo 000 francs. 8 Le changement de condition était moins net. Ancien charcutier, V. . . était fier de ses antécédents. En 1822 il céda son fonds de commerce à son frère aîné; en 1830 ce dernier rétrocéda le fonds à son frère moyennant 90 000 francs et ce même jour Benoit V. . . vendit son établissement à son fils aîné 9 , mais M. et M me V . . . «désirant que le fonds continuât à porter leur nom aussi longtemps que possible ont imposé à leur fils obligation s'il veut vendre de donner la préférence à l'un de ses frères sur tout autre acquéreur.» Toutefois V. . . père était désormais un riche propriétaire parisien que son genre de vie apparentait aux négociants. 10 L'ascension sociale, moins achevée que celle de l'ancien fabricant de chocolat, était néanmoins très marquée. Réussir sans patrimoine n'était pas impossible pour les hommes de cette génération, toutefois ceux qui possédaient un patrimoine, fût-il modeste, étaient de beaucoup les plus nombreux. Levaillant, le riche négociant de la rue Vieille du Temple décédé en 1847, s'était marié en 1828: son apport ne montait alors qu'à 862 francs, mais il reçut ultérieurement 14 773 francs au titre de diverses successions.11 Il appartenait selon toute vraisemblance à un milieu plus aisé que l'ancien charcutier ou l'ancien fabricant de chocolat. L a recherche notariale, plus précise, confirme les données fournies par l'enregistrement. Les Parisiens riches étaient dans une large me7. Cf. [ D a u m a i d , op. cit.,] i r e partie, chap. iv, p. 188. 8. L ' a c t i f brut était supérieur à un million, non compris les dots des deux fils mariés, il était grevé de 22 5 000 francs de dettes. 9. Cf. [Daumard, op. cit.,] p. 344. 10. Cf. [ibid.,] p. 189. 11. Cf. [ibid.,] première partie, chap. m , p. 78. L e c h i f f r e de l a fortune de L e v a i l l a n t : 1 947 000 francs, ne comprend pas les 300 000 francs de dot donnés à sa f i l l e six ans avant le décès. Les biens propres de M m e L e v a i l lant devaient être modestes: ses reprises mobilières s'élevaient à 8 678 francs et la déclaration ne fait allusion à aucun immeuble dont elle aurait pu être propriétaire.

302

La Monarchie

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sure des parvenus qui avaient une position sociale très supérieure à celle de leurs parents, mais, sauf exeption, leurs familles appartenaient à la petite ou à la moyenne bourgeoisie provinciale. L ' a f f l u x des provinciaux riches contribuait également très largement au renouvellement de la haute bourgeoisie parisienne. D é j à sensible antérieurement, le mouvement semble s'être accentué sous la Monarchie de Juillet, peut-être à cause du développement des affaires dans la capitale. L'exemple de Beslay est à cet égard caractéristique. 12 «Il appartient, dit le syndic de sa faillite en 1850, à une famille qui occupe un rang élevé dans la finance et dans l'industrie». Petit-fils d'un notaire, il était en effet fils d'un négociant en cuir de Dinan qui étendit ses affaires à la banque et aux travaux publics. A partir de 1814, après des études faites à Paris, son père l'associa à ses entreprises en lui donnant une participation aux bénéfices, puis en 1820 il lui céda entièrement sa maison de commerce et de banque: à vingt cinq ans il était «à la tête d'une des premières maisons des Côtes-du-Nord». Trois ans plus tard, il soumissionna une partie du canal de Nantes à Brest et reçut l'adjudication: le travail était achevé en 1832. Élu député du Morbihan après la révolution de 1830, il se maria en décembre 1833 avec la fille d'un colonel d'artillerie, ancien aide de camp du maréchal Ney, petite-fille par sa mère de Delorme, propriétaire du passage de ce nom. Elle mourut en couches dix huit mois plus tard laissant pour toute succession les 10 000 francs qu'elle avait apportés au mariage. 13 Quelque temps auparavant, Beslay avait créé dans le faubourg SaintAntoine un atelier pour fabriquer des machines à vapeur destinées principalement au service de la marine, «entreprise à laquelle, explique Beslay dans ses Souvenirs, j e donnais un développement considérable quand la politique me laissa libre de mon temps» 14 , c'est à dire à partir de 1837. Il est impossible de calculer l'enrichissement de Beslay car nous ne connaissons pas le montant des libéralités faites par ses parents, mais il 12. Cf. [ibid.,] première partie, chap. v , p. i$8. 13. A.S., D Q 7 3446, n° 960. Il ne f a u t pas conclure de ce témoignage que les fortunes des époux était déséquilibrées, car il est très vraisemblable que M m e Beslay avait un héritage à attendre, ne fût-ce que celui de son grand-père. 14. Ch. Beslay, Mes souvenirs, p. 142.

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est évident que son installation à Paris ne représentait pas pour lui une ascension sociale. Peut-être seulement le désir de quitter la province pour la capitale était-il lié au souci d'affirmer sa position par rapport au monde des grandes affaires: il s'était intéressé aux entreprises de chemin de fer et de concert avec un ingénieur des Ponts et Chaussées avait soumissionné en 1835 le chemin de fer de Paris au Pecq, appelé généralement chemin de fer de Paris à Saint-Germain. Mais son concurrent Péreire l'emporta: «il était facile de voir dès les premières concessions que le siège du gouvernement était fait. Sous prétexte d'apporter à ces opérations les plus sérieuses garanties, les ministres ne voulaient pas se départir du système qui les entraînait à s'appuyer toujours sur la haute banque . . . Devant le parti pris qui faisait pour chaque concession, la partie inégale entre les hommes spéciaux et les banquiers, j e renonçais à refaire plus longtemps à mon préjudice la lutte du pot de terre et du pot de fer et je songeais à créer un établissement industriel». 15 Les archives notariales ne permettent guère de déceler les motifs des décisions prises, mais elles montrent que bien des négociants d'origine provinciale appartenaient à des familles fort aisées, sinon fort riches. L'enrichissement le plus souvent est marqué, mais la promotion sociale reste limitée: le père et le fils appartenaient au même milieu. Ainsi les Parisiens riches, sous la Monarchie de Juillet ne se recrutaient pas uniquement par droit de naissance, parmi les fils des notables de la capitale. Mais une évolution est sensible par rapport à la génération précédente. L a promotion des classes populaires d'origine rurale, était devenue exceptionnelle et les hommes qui avaient réussi à se créer une grosse fortune sans avoir de patrimoine, étaient moins nombreux. Pourtant un enrichissement considérable était encore possible. En retenant seulement les successions relatives à des époux mariés après le 18 brumaire, nous avons pu rassembler 164 exemples, relevés dans l'enregistrement et dans les archives notariales. Il s'agit d'un ensemble hétérogène, car l'enregistrement, le plus souvent, n'indique que l'apport du futur au mariage sans en préciser l'origine: cela ne peut que minimiser la place des moins favorisés puisque certains époux n'avaient apporté au 15. Ibid.

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contrat que leurs gains et épargnes. D'après ce décompte un cinquième environ ( 2 1 % exactement) des hommes dont la fortune dépassa 500 000 francs au moment du décès, possédaient un capital inférieur à 10 000 francs lors de leur mariage et un dixième (9,8%) n'avaient aucun patrimoine puisque leurs biens étaient inférieurs à 1 000 francs. Les proportions varient selon les niveaux de fortune et les milieux sociaux. Elles sont plus élévées parmi les négociants puisque les pourcentages atteignent respectivement les chiffres de 3 2 % et de 15 °/o, elles sont particulièrement faibles parmi les fonctionnaires qui presque tous appartenaient à des familles riches. Enfin, même dans le groupe du négoce, la proportion des pauvres est tout à fait minime, si l'on considère les plus grosses fortunes, celles qui dépassaient un million. [. . . ] [. . .] Désormais, la promotion sociale et l'enrichissement des hommes nouveaux étaient liés au profit de la grande entreprise. L a réussite du charcutier que nous citons plus haut n'infirme qu'en apparence cette affirmation. Il n'était qu'un boutiquier, mais il vendit son fonds 100 000 francs en 1830, ce qui était beaucoup alors pour une charcuterie. Surtout, sa fortune fut édifiée essentiellement sur des spéculations immobilières: la création d'un passage à Paris en 1826 dont la valeur était représentée en 1837 par deux cents actions de 10000 francs chacune, dont V. possédait la moitié; une affaire de terrain et de construction à la Chapelle Saint-Denis. Quand il eût vendu son fonds, V. n'était plus un commerçant, mais il restait un homme d'affaires à cause des initiatives qu'il devait prendre et des responsabilités qui lui incombaient. L e seul moyen pour forcer l'entrée des couches supérieures de la bourgeoisie parisienne, c'était de s'intégrer dans le circuit des grandes affaires, ce qui, à de rares exceptions près, écartait les hommes de modeste extraction qui n'avaient ni le capital ni les compétences nécessaires pour y trouver place. Le temps était révolu aussi où, comme à l'époque de la Révolution et de l'Empire, les talents assuraient une promotion rapide à quiconque savait affirmer ses qualités de chef ou d'administrateur dans l'armée ou dans le service public. C'est donc l'expansion économique de Paris et de la France qui est le principal facteur du renouvellement de la haute bourgeoisie parisienne. Le milieu des riches, ces notables de la Monarchie de Juil-

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let, pouvait s'ouvrir, dans une certaine mesure, à des hommes nouveaux, l'importance des positions acquises restait considérable, et c'est peut-être la différence la plus frappante avec la période précédente. L e riche Parisien sous le règne de Louis-Philippe apparaît très fréquemment comme le successeur de son père. Les deux générations, celle qui fut contemporaine des bouleversements de la Révolution et de l'Empire et celle qui a suivi, s'opposent. Progressivement une aristocratie nouvelle se constituait et s'affirmait face à l'aristocratie nobiliaire. L e prestige de la noblesse ne disparut pas brusquement ni complètement, il semble pourtant qu'il s'amenuisa, du moins dans ces milieux de la bourgeoisie riche et influente de Paris. Même parés d'un titre de baron, les banquiers, les riches industriels gardaient leur patronyme intact: il suffit de citer Seillière, Delessert, Davillier, pour ne rappeler que des noms que nous avons déjà évoqués.16 Cette attitude fait constraste avec celle des hommes qui, vivant à Paris, mais en marge de la cité, adoptaient le nom d'une terre en laissant tomber celui de leur père, tels les deux fils de l'ancien président à la Chambre des Comptes. 17 Autre signe, les filles richement dotées des négociants parisiens ne recherchaient plus systématiquement à s'unir avec des nobles: à en juger par les exemples que nous avons relevés, ces unions semblent être devenues beaucoup plus rares que sous la Restauration. Enfin l'attrait de la vie oisive diminuait: les fils des hauts fonctionnaires les plus riches, ceux des grands hommes d'affaires exerçaient presque tous une profession ou, même s'ils se qualifiaient de propriétaires, ils géraient en fait de façon active leurs capitaux et ceux des autres en participant à la direction de sociétés par actions. L a destinée des enfants des nouveaux notables s'oppose ainsi à celle que connaissent encore certains de leurs contemporains, issus de vieilles familles d'officiers de l'Ancien Régime: ceux-ci se rattachent au passé et, à Paris, ils n'apparaissent plus que comme des survivants. Désormais la haute bourgeoisie parisienne n'est plus tournée vers le passé, elle n'a plus le désir de s'intégrer dans un ordre social périmé, car elle a réussi à créer une nouvelle hiérarchie. 16. Cf. [Daumard, op. cit.,] première 17.

Cités

[ibid..],

p. 304;

partie, chap. v, p. 1 7 5 . p. 820.

cf. généalogie,

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Les grands notables parisiens ont acquis tous les caractères d'une aristocratie. Ils possèdent la fortune et une fortune solide, peu sensible aux aléas des fluctuations économiques, bien qu'elle participe très intimement au développement industriel et commercial du pays. Les fonctions qu'ils exercent, grâce à leur capacité et leur esprit de suite, leur permettent d'agir sur les destinées économiques du pays et d'intervenir directement dans la gestion des affaires de l'État. A la richesse, à la compétence, à l'influence, s'ajoute l'hérédité. De plus en plus, à la fin du régne de Louis-Philippe, les notables parisiens le sont par droit de naissance. Ces épigones ne sont pas seulement les héritiers de leurs pères, ce sont de véritables successeurs: loin de répudier les occupations paternelles, ils ooursuivent l'œuvre commencée ou la continuent dans des voits parallèles. Débarrassés du souci de faire carrière, les grands bourgeois parisiens ont gardé celui de réussir, préoccupation étrangère à la noblesse, suffisamment illustrée par un vieux nom. L a haute bourgeoisie parisienne est devenue une aristocratie d'argent, une aristocratie de naissance, une aristocratie de fonction et de responsabilité, elle a trouvé son autonomie qu'elle n'avait pas encore sous la Restauration, mais elle a conservé la croyance à la nécessité du travail et la mystique de la réussite, c'est par là qu'elle est spécifiquement bourgeoisie. [ . . . ] [ . . . ] Toutefois une évolution se produit assez vite d'une génération à l'autre: le milieu des plus riches tend à se fermer à mesure que les positions acquises se consolident, tant sur le plan économique que dans le domaine social. A la fin du règne de Louis-Philippe, il est plus difficile à un homme de condition modeste de se faire une place au premier rang de la société, car désormais les positions sont prises et solidement tenues. Les talents n'ont plus, pour se faire valoir, les possibilités que leur avaient offertes la guerre jusqu'en 1815 ou l'anarchie administrative avant le 18 brumaire. Restent les promotions dans le domaine économique: elles sont réelles, mais limitées. En effet la génération contemporaine de la Révolution et de l'Empire créa des dynasties, les pères furent des pionniers, les fils restèrent des créateurs. Ils forment une nouvelle aristocratie, mais une aristocratie qui travaille et étend sa puissance, ce qui limite d'autant les possibilités de réussite pour les hommes nouveaux.

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Affirmer, sous la Monarchie de Juillet, que les milieux supérieurs étaient largement ouverts aux hommes les plus doués et les plus persévérants dans chaque métier, pouvait rester un article de foi. Cette croyance pouvait même s'appuyer sur des faits concrets car de nombreux survivants des époques antérieures vivaient sous Louis-Philippe; bien plus, après 1830, des hommes promus par les régimes antérieurs et mis de côté par la Restauration, des officiers notamment revinrent au premier plan, ce qui accréditait mieux encore le mythe du renouvellement des notables. En fait, un homme parti de rien, s'il avait une valeur exceptionnelle et de la chance, pouvait toujours s'enrichir, même considérablement, mais l'aristocratie bourgeoise tendait à se fermer. L a haute bourgeoisie parisienne s'est formée essentiellement grâce aux possibilités offertes à toutes les ambitions par la Révolution et l'Empire, le gouvernement de la classe moyenne qui se glorifiait volontiers de favoriser la promotion des hommes modestes, n'eut qu'une faible part dans le renouvellement de cette élite. (Extrait de: La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Paris, SEVPEN, 1963. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur.)

J. Lhomme

L'ascension de ta grande bourgeoisie

L'ascension de la classe nouvelle se manifeste sans délai par un signe bien visible: c'est à un banquier, Jacques Laffitte, que Louis-Philippe confie le premier gouvernement de son règne. 1 Retenons cette date du 2 novembre 1830; c'est la première fois depuis 1 8 1 5 , en fait même depuis bien plus longtemps, qu'un ministère se trouve dirigé par un personnage dépourvu de titre nobiliaire 2 ; mieux encore, ce personnage est 1. Entre le i e r août et la fin d'octobre, il s'était formé deux ministères, sans présidence du Conseil, tous deux avec Dupont (de l'Eure) à la Justice. Jacques Laffitte ne faisait pas partie de la première formation, qui ne dura que dix jours. Il appartenait déjà à la seconde, le 1 1 août, comme ministre sans portefeuille, et présidait en même temps la Chambre des Députés. 2. Exceptions apparentes: Dessolle et Decazes. Mais le premier ( 1 8 1 8 1819) était général et marquis. L e second (1819-1820), d'origine fort plébéienne, avait été fait comte en attendant de devenir duc.

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un banquier. L e règne s'ouvre véritablement sous les auspices de Mammón, et un pareil choix révèle tout un programme politique et social, économique surtout, bien entendu. D'ailleurs Laffitte ne dura pas très longtemps: jusqu'en mars 1 8 3 1 . On lui reprocha, non sans injustice, de n'avoir pas su réprimer les émeutes qui, les 13 et 14 février 1 8 3 1 , conduisirent au sac de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, puis à celui de l'archevêché. A un banquier succéda sans délai un autre banquier: Casimir Périer. Et peu importent les distinctions que font à ce propos les historiens, en rangeant l'un dans le parti du «mouvement», l'autre dans le parti de la «résistance». Ce n'est pas de l'histoire politique que nous avons à faire ici et la seule chose à retenir pour nous est la suivante: Jasques Laffitte, comme Casimir Périer sont tous deux des représentants typiques de la grande bourgeoisie, de cette classe qui arrive au pouvoir et va tenter sans délai d'en retirer le maximum d'avantages. Elle possède de nombreux atouts, à ce moment: 1. Les hommes qui la composent sont «neufs»: ils étaient jusqu'alors écartés des postes importants par les membres de l'aristocratie foncière et, sous la Restauration, ils n'avaient pu jouer que des rôles secondaires. Les erreurs du régime précédant ne leur étaient pas imputables. Les ordonnances de juillet n'étaient en rien leur fait; 2. Puis c'est dans cette classe que Louis-Philippe a le plus d'amitiés et avec elle qu'il a le plus d'affinités: sous des apparences délibérément bourgeoises elles aussi, le nouveau Roi est fort conscient de ses droits et fort autoritaire. Il choisira sans cesse ses ministres dans la même classe, la grande bourgeoisie. Il finira par donner toute sa confiance à Guizot, qui exercera le pouvoir très longtemps, d'octobre 1840 à février 1848 3 : Guizot, sans être homme d'affaires, s'est fait le défenseur constant des intérêts de la grande bourgeoisie, et sans doute même le plus systématique; 3. Enfin la grande bourgeoisie a pour elle de s'être opposée aux Bourbons. On va lui tenir compte de cette opposition au 3. L e ministère f o r m é le 2 9 octobre 1 8 4 0 fonctionna plusieurs années sous la présidence nominale du maréchal Soult, fort âgé. G u i z o t a v a i t le portefeuille des A f f a i r e s étrangères, mais exerçait aussi la présidence e f fective. Cette situation de f a i t se transforma en situation de droit le 1 9 septembre 1 8 4 7 : Guizot remplaçait officiellement Soult à la présidence.

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régime disparu. L'aristocratie foncière étant éliminée, ses pouvoirs vont être transférés à d'autres: et tout naturellement à ceux qui en paraîtront en même temps dignes. Ici, les grands bourgeois peuvent faire valoir des titres sérieux: leur habitude des affaires privées semble les qualifier pour gérer les affaires publiques, dans la mesure précisément où le succès les a marqués. Inutile d'épiloguer sur cette assimilation des affaires publiques aux affaires privées; inutile aussi de souligner la tentation, ainsi offerte aux hommes nouveaux, de servir leurs propres intérêts sous le couvert des intérêts généraux. Car ce sont là des problèmes que nous retrouverons à plusieurs reprises. Mais ici s'offre une question préalable. Est-on vraiment en droit de parler de la grande bourgeoisie en tant que classe distincte? Vers 1830, la coupure s'effectue entre la grande bourgeoisie et d'autres classes: ségrégation qui a pour résultat de donner à cette classe des caractères distincts, spécifiques. Jusqu'alors — disons jusqu'au début du x i x e siècle - la grande bourgeoisie était restée mélangée à d'autres fractions de la bourgeoisie, petite et moyenne. On constatait simplement des différences entre des hommes plus ou moins riches et puissants. Sous l'Ancien Régime, le mélange était fort évident; d'ailleurs intervenait un facteur supplémentaire de confusion, d'ordre juridique: la division entre les trois ordres ou états groupait, sous une même rubrique, le Tiers, tout ce qui n'était ni le clergé, ni la noblesse. Pendant la Révolution, les ordres disparaissent, mais ce sont plusieurs bourgeoisies qui prennent ensemble le pouvoir. Tout au plus pourrait-on distinguer un flux et un reflux: un flux qui, du 14 juillet 1789 à thermidor, fait tout de même prédominer la petite bourgeoisie (de type Robespierre) sur les autres; le reflux va de thermidor à brumaire et, renversant l'ordre précédent, amène au premier plan ce qui sera bientôt, ce qui est en vérité déjà la grande bourgeoisie. 4 L'homme de brumaire v a ensuite, pendant quinze ou seize ans, superposer son autorité à toutes les autres. Tant qu'il demeurera, aucun pouvoir ne pourra s'exercer autrement que

4. C'est la thèse de Beau de Loménie. N o u s ayons dit ci-dessus en quoi elle nous paraissait exagérée pour la période postérieure à brumaire. M a i s nous avons dit aussi ce qu'elle semblait avoir de fondé, au point de départ.

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sous son contrôle ou par sa délégation: même pas le pouvoir religieux. Sous la Restauration enfin, nous le savons déjà, l'ancienne aristocratie foncière put reparaître et profiter de l'immense lassitude pesant sur le pays pour s'imposer pendant quinze ans, reconquérir - et au delà - ses pouvoirs antérieurs et s'attribuer le monopole des postes et des fonctions de quelque importance. L a grande bourgeoisie se trouvait refoulée, ramenée au niveau commun des diverses bourgeoisies auxquelles on refusait tous les pouvoirs: sauf un, à la vérité, le pouvoir économique. On lui permettait de s'enrichir, comme les rois le lui avaient permis sous l'Ancien Régime. Mais les transformations en cours allaient donner au pouvoir économique une place aussi nouvelle que prééminente. En effet, avec les années trente, la «révolution industrielle», ou ce qu'on appelle de ce nom, fait apparaître une série de faits, non point nouveaux sans doute, mais d'une ampleur nouvelle: machinisme, grande industrie, concentration. Ces traits, en se combinant, donneront son visage véritable au régime économico-social, et permettront de l'appeler: capitalisme. Et sans doute, la transformation n'en est qu'à ses débuts, sous le règne de Louis-Philippe. Elle se prépare plus qu'elle ne s'affirme encore et il faudra franchir le milieu du siècle pour que la dominante de l'économie française devienne véritablement capitaliste. 5 Malgré tout, dès la Monarchie de Juillet, il apparaît avec évidence que le développement économique en cours va profiter d'abord et surtout à la grande bourgeoisie, parce que les grands bourgeois vont retenir, parmi les sources de revenus, celles qui sont susceptibles des meilleurs résultats. L'agriculture, moins progressive, ne fournit pas de profits bien extensibles; devant l'industrie comme devant la finance s'ouvre au contraire la perspective de profits illimités. L a grande $. Voir, sur cette démonstration: T . S. Ashton, La révolution industrielle, 1760-1830 (trad. fr., 195 5), et surtout A. L. Dunham, La révolution industrielle en France (181 ¡-1848) (trad. fr., 1953). En sens opposé, cf. Henderson, «The genesis of the Industrial Révolution in France and Germany in the i8th. Century», article in: Kyklos (1956, pp. 190 et suiv.). Sur le concept même de «révolution industrielle», un bon article de E. Salin dans le même numéro de Kyklos, pp. 299 et suiv. Pour une attitude intermédiaire, P. Leuilliot, «Notes et remarques sur l'histoire économique et sociale de la France, sous la Restauration», article in: Revue de synthèse, juillet-décembre 1953, pp. I J I et suiv.

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bourgeoisie s'orientera vers l'industrie et vers la banque, elle laissera l'aristocratie foncière régner sur ses terres lentes et sur ses fermiers paresseux. Le premier effet du développement économique sera donc d'enrichir la grande bourgeoisie, plus exactement de l'enrichir plus que les autres classes; et de donner ses traits définitifs à une classe désormais distincte: certains bourgeois se sont fait manufacturiers et banquiers; ils ont recueilli, de ces activités, de grands profits et ont ainsi accédé au qualificatif de «grands» bourgeois, qui les sépare des autres bourgeoisies. 6 C'est une promotion économique, à la fois relative et absolue, qui fait contraste avec le déclin absolu et relatif des fortunes terriennes. L a promotion économique conduira bientôt à une promotion sociale. Du moins, la suite des événements nous l'apprend. Mais était-ce là une nécessité? En refaisant l'histoire - distraction innocente, où l'abus seul est critiquable - on peut imaginer qu'il en ait été autrement. On conçoit une grande bourgeoisie accédant à la richesse et ne se souciant pas d'aller plus loin; se contentant de l'argent et des avantages qu'il procure, laissant à telle autre classe - et pourquoi pas à l'aristocratie foncière? - le soin de la politique, de l'administration, la prééminence sociale, etc. Ou bien encore, n'aurait-il pas été possible de procéder à quelque partage? On voit assez bien les aristocrates reconnaissant la nécessité de donner quelques places à de grands bourgeois, pour apaiser au moins les plus violentes de leurs réclamations. Les intérêts en présence n'étaient pas, au fond, tellement différents; leur conciliation eût été assez facile. Et la Révolution de 1830 n'aurait pas eu lieu. De pareilles vues n'ont rien d'absurde en logique pure. Elles ont seulement le défaut de ne pas correspondre à la réalité. 6. Ph. Heriat commente ainsi l'ascension de son héros, Boussardel, sous la Monarchie de Juillet: «La force de Boussardel et le secret de son succès résidaient sans doute dans cet opportunisme social supérieur, qui consiste à s'adapter aux idées nouvelles au moment où elles vont donner leurs résultats. Il pensait que les hommes d'avenir sont non pas ceux qui créent des courants nouveaux, mais ceux qui, les premiers, se laissent porter par eux» [Famille Boussardel, p. 117), Et ailleurs: «Une vague de prospérité déferlait sur le monde bourgeois. Face à la rive gauche, où le noble Faubourg boudait la Cour citoyenne, la rive droite, p e u p l é e . . . surtout de gens de négoce, de Bourse et de banque, en un mot de bourgeois, et qui avaient porté au trône Louis-Philippe, cette rive droite sentait qu'était venue son heure, son temps, son âge d'or» (ibid., p. 124).

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En fait, la grande bourgeoisie ne s'est pas contentée de sa promotion économique. Elle a voulu l'accompagner d'une autre promotion et même de plusieurs autres: promotion politique, promotion sociale. Et ce sont justement ces ambitions nouvelles qui créent la ségrégation. Jusqu'alors confondue avec les autres bourgeoisies, la grande bourgeoisie voit apparaître très vite les traits distinctifs qui font d'elle une classe à part. Les différences une fois nées se consolideront sous la Monarchie de Juillet. C'est bien la spécificité qui s'affirme, la ségrégation qui s'accuse. Il convient d'en souligner les éléments principaux: A notre sens, la grande bourgeoisie est formée de personnes: i. Qui travaillent; 2. Qui sont engagées dans des activités particulièrement rémunératrices; 3. Qui disposent de gros revenus. Les deux premiers éléments séparent la grande bourgeoisie de l'ancienne aristocratie foncière; le troisième la sépare des autres bourgeoisies (la petite et la moyenne). Différence avec l'aristocratie foncière: les grands bourgeois travaillent. Non pas manuellement, sans doute. Mais ils accomplissent un travail de direction effective 7 , alors que le grand propriétaire foncier ne fait guère que surveiller l'encaissement de ses fermages par le régisseur. Encore sa surveillance reste-t-elle lointaine et forme-t-elle plutôt le prétexte de la promenade ou de la chasse. Au surplus, et sauf exception, le grand propriétaire foncier ne voudrait pas se donner l'apparence d'être «regardant», comme le veut une expression fort vulgaire, mais remarquablement vivante. De pareils scrupules sont inconnus de l'homme d'affaires, industriel ou banquier. Son objectif, hautement avoué, est de gagner de l'argent et d'en gagner toujours davantage. 8 Pour cela, le travail est 7. Cette différence est notée par d'Esterno (Des privilégiés de l'Ancien Régime en France et des privilégiés du nouveau, 2 vol., 1867), t. 1, p. 31. L'ouvrage est intéressant, malgré plusieurs vues contestables (sic, p. 31: que les nouveaux privilégiés tiennent leurs rangs toujours ouverts et ont des liens avec toutes les autres classes; p. 46: qu'ils ont établi leurs privilèges au détriment des agriculteurs, éternels sacrifiés ...). Sur le même sujet, quelques aperçus chez J . P. Palewski, Histoire des chefs d'entreprise (1928), en particulier pp. 187 et suiv., sans oublier W . Sombart (Le bourgeois, trad. fr., p. 429), déclarant que l'amour de l'argent et l'amour de l'entreprise, longtemps distincts, finissent par se fondre, dans la bourgeoisie, en un sentement unique. 8. Le mérite personnel n'a pas de meilleur critère que l'argent qu'on

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nécessaire et on ne l'épargnera pas: ce désir de gain, fort plat en soi, dira-t-on, finit pourtant par s'affiner, s'épurer en une sorte de religion, qui en remplace d'autres. Il devient «le souci de l'affaire», «le développement de l'entreprise» et ne manque pas d'une certaine grandeur, quand il a par exemple la continuité que lui ont donnée les patrons, dans le textile du Nord. On voudra bien observer que la généralisation serait ici fort dangereuse; que l'amour du travail constitue peut-être bien une qualité pour la morale commune. Mais c'est une qualité qui, à la différence de la richesse, ne se transmet pas nécessairement par hérédité. Il arrive que les «fils de famille» dilapident les héritages. La deuxième, la troisième génération voudront-elles la première? Ce n'est nullement certain: et le danger demeure, de voir les vertus économiques s'affadir chez ceux à qui elles seraient le plus nécessaires. Les grands bourgeois, d'autre part, se sont spécialisés. Non plus dans l'activité agricole, qu'ils laissent volontiers à d'autres, mais dans les activités en relation avec l'industrie comme avec la banque: les plus rémunératrices, nous le savons; et aussi celles qui suivent avec le plus de fidélité l'allure du développement économique. Tout cela fait un contraste absolu avec les attitudes de l'aristocratie foncière: c'est l'opposition entre deux sortes de propriétés, l'une rurale et immobilière, l'autre urbaine et mobilière; entre deux sortes de fortunes dont l'une est acquise et stable, l'autre en formation et tout instable; entre deux sortes d'activités, l'une agricole, l'autre financière et industrielle; entre deux conceptions de la vie économique, l'une inspirée de l'oisiveté, l'autre active ou même trépidante; entre deux destins enfin, dont l'un descend pendant que l'autre s'élève. Et le lien entre ces diverses attitudes est aisé à saisir: Montalembert l'avait bien vu, lorsque, représentant de la propriété foncière, il attaquait la «nouvelle» propriété, celle de l'industrie, et voyait, dans leur opposition, la marque d'un conflit entre deux formes de civilisation.9 gagne: «Un duc pauvre est toujours un duc, dit Balzac: alors qu'un bourgeois pauvre, il y a contradiction dans les termes.» La seule chose qui puisse sauver le bourgeois pauvre, c'est sa parenté (cf. Le cousin Pons, La cousine Bette). Cf. sur tous ces points Félicien Marceau, Balzac et son monde (i9jj), p. 443. 9. Cité par E. Fournière, Histoire socialiste. Le règne de Louis-Philippe, p. 356.

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L a différence, maintenant, avec la petite comme avec la moyenne bourgeoisie, résulte d'un critère extrêmement net: l'importance du revenu ou de la fortune; en un mot, la richesse. Ce sont uniquement des différences de richesse qui tracent la frontière entre la grande bourgeoisie d'une part, et d'autre part, la moyenne bourgeoisie (commerçants et fonctionnaires moyens) et la petite (boutiquiers et petits fonctionnaires).10 Pourquoi ce clivage? Comment une différence, purement économique, entre des revenus ou des fortunes, a-t-elle pu conduire à une différence entre des classes, c'est-à-dire à une différence sociale? L a chose s'explique uniquement à la lumière des circonstances historiques, car, au premier abord, aucune raison de situer dans des classes différentes le grand bourgeois et le petit. Tous deux se caractérisent par le fait qu'ils exercent une profession active: ils travaillent et leur fonction ne connaît pas d'oisifs (le rentier sera un produit assez tardif du milieu). Sans compter d'autres traits, moins précis: même esprit de modération, même souci d'éviter les extrêmes. Le tout est remarquablement coiffé par la personne même du Roi Louis-Philippe, incarnation de la bourgeoisie, c'est-à-dire de toutes les bourgeoisies ensemble, la grande comme la moyenne et la petite. D'autant que toutes ont combattu la Restauration et qu'elles ont triomphé ensemble, lors des Journées de Juillet. En dépit de tout cela, les circonstances historiques ont amené une rupture qui n'était pas en elle-même nécessaire et que sans doute un peu plus d'habileté, un peu moins de raideur auraient permis d'éviter. Pendant que les autres bourgeoisies se séparent du régime, la grande bourgeoisie y demeure attachée; elle avait, dès 1830, des intentions, mieux même des ambitions, qui faisaient d'elle une classe à part. Quelles ambitions? Ce n'était pas encore très net et nous Mlle A. Daumard pose fort bien la question: «Pendant une période de monnaie stable, la simple possession était-elle un facteur d'enrichissement?» V. ses articles: «Paris et les archives de l'Enregistrement», in: Annales, n° 2 de 19j8 (p. 296); et: «Une source d'histoire sociale: l'enregistrement des mutations par décès», in: Revue d'histoire économique et sociale, n° i de 1 9 J 7 . 10. «L'argent situe l'individu par rapport à la bourgeoisie et au sein de celle-ci. Il confère la position sociale», écrit R. Schnerb, Le XIXe siècle (t. vi de l'Histoire générale des civilisations), p. 50.

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aurons à faire, à ce sujet, un assez gros effort de systématisation. Pour le moment, observons seulement que la grande bourgeoisie a deviné le critère des hiérarchies nouvelles: non plus le sang, la race, la valeur militaire, mais l'argent. L e capitalisme ne veut connaître aucune fin qui lui soit extérieure 11 , et c'est pourquoi il classe les hommes d'après un critère purement, exclusivement économique. Il apporte une grande nouveauté, en attribuant ainsi à l'argent un rôle essentiel: jusqu'alors, la possession de l'argent donnait naturellement un pouvoir économique. Désormais, elle v a donner d'autres pouvoirs que celui-là, peut-être même la totalité des pouvoirs, du moins des pouvoirs matériels. Et la classe qui disposera de l'argent, de la richesse, deviendra automatiquement la classe dirigeante: sa fonction ne saurait être autre que la direction. A contempler ces éventualités, on comprend que certains aient éprouvé une sorte de vertige: des possibilités pratiquement indéfinies s'ouvraient devant eux. 12 L e rêve d'une domination sans limites, exercée grâce à des moyens nouveaux, devenait une réalité. Les Saint-Simoniens surent traduire mieux que quiconque de pareilles perspectives. L a conception première qui s'impose à la grande bourgeoisie, au lendemain de juillet, est, en conséquence, celle d'un gouvernement d'intérêts, d'une politique d'affaires, où la chose publique sera traitée strictement comme une affaire privée. 13 L'originalité de la grande bourgeoisie a consisté à comprendre cette nécessité avant les autres classes et mieux qu'elles toutes: mieux, en particulier, que la petite ou la 11. Cf. notre ouvrage Capitalisme et économie dirigée dans la France contemporaine (1942), p. 18. 12. Beau de Loménie, op. cit., p. 116, observe que sous l'Empire, déjà, les hommes politiques influents avaient commencé leurs manœuvres d'accaparement économique. Sous la Monarchie de Juillet, avec le développement des chemins de fer, de la métallurgie, des mines et avec toutes les applications de la vapeur, la tentation devenait bien plus forte encore. 13. Hipp. Castille, Les hommes et les mœurs en France sous le règne de Louis-Philippe (1853): «Les ministères devenaient de petits arrangements de famille . . . On tâchait de s'entendre comme des héritiers qui voudraient, à l'amiable, se partager un bien non déclaré à l'enregistrement... L e pays, les bras croisés, regardait faire» (p. 97.) Et Marx énonçait, dès le Manifeste communiste comme une vérité générale, applicable à tous les pays capitalistes, que: «Le gouvernement moderne n'est qu'une délégation, qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise» (trad. Molitor, p. j8).

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moyenne bourgeoisie, qui voyaient seulement, dans l'accession au pouvoir politique, des satisfactions d'amour-propre, ou, pis encore, le moyen de satisfaire telle ou telle aspiration idéologique. L a grande bourgeoisie sait à la fois s'élever audessus de l'amour-propre et rester sagement au-dessous de toute idéologie. Elle construit à son usage un système peutêtre contestable, mais en tout cas parfaitement cohérent, peutêtre tout matériel et même brutalement matérialiste, mais qui, sous une certaine optique, ne manque pas de grandeur, et Marx lui-même a su lui rendre hommage. L e tout, bien entendu, à condition que le système considéré soit mis en œuvre par des hommes de taille à le faire sortir du domaine des rêveries, à le transformer en réalité: ce qui a été précisément le cas sous la Monarchie de Juillet. On espère avoir démontré ci-dessus trois points essentiels: i. Les limites inférieure et supérieure de la grande bourgeoisie; 2. L'existence d'une fonction, à laquelle croit la grande bourgeoisie et qu'elle fera effort pour exercer; 3. Enfin, l'existence d'une conscience de classe distincte. Si ces points sont bien acquis, la grande bourgeoisie apparaît vers 1830 comme une classe à part; ses frontières se précisent, et, par exemple, elle exclut les personnes qui ne disposent pas d'un revenu ou d'un capital suffisants. Elle tend aussi à se fermer, aussitôt que formée, ce qui caractérise encore une classe. Comme il est naturel, plusieurs des traits qui se rencontrent à l'origine iront en se modifiant par la suite. Ainsi, vers 1830, la grande bourgeoisie croit à sa supériorité qui - dans certains domaines au moins - est réelle. Avec les générations ultérieures, viendra le moment où la supériorité aura pour attribut principal d'être admise, ce qui n'impliquera plus nécessairement qu'elle soit encore réelle. En attendant ces symptômes de dégénérescence, la grande bourgeoisie des années voisines de 1830 se situait d'elle-même et d'instinct au niveau le plus élevé de la hiérarchie sociale; elle se croyait capable d'évincer l'aristocratie foncière et l'événement vient de justifier sa prévision. L e consensus très général qui admettait la domination de la noblesse admet maintenant la domination bourgeoise. Auprès d'une partie très large de l'opinion, et là même où sa supériorité est la plus pesante, on reconnaît que la grande bourgeoisie est en effet

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devenue la classe supérieure. Son prestige - conséquence, notons-le, et non point cause de son pouvoir - se trouve être en même temps neuf, intact et largement justifié. L a classe en question n'est naturellement pas d'une homogénéité parfaite. Sa structure peut être représentée de la façon suivante: a) Au sommet, une double série d'industriels et de banquiers. 14 Parmi les premiers, Delessert, enrichi dans l'industrie sucrière, Cunin-Gridaine, drapier de Sedan, Casimir Périer, qui figure d'ailleurs dans les deux catégories en même temps, ainsi que les Seillière. Parmi les seconds, hommes de Bourse, de banque et de finance, Jacques Laffitte, Gouin, Hottinguer, Mallet et, après eux, la troupe des autres banquiers protestants, comme, après Rothschild et les frères Péreire, celle des banquiers israélites; b) A un rang encore éminent, mais malgré tout un peu en retrait par rapport aux groupes précédents, voici le grand commerce, représenté par Humann, de Strasbourg, qui sera plusieurs fois ministre des Finances, et aussi le peloton solide des officiers ministériels et hommes de loi, notaires, avoués, tous étroitement liés au monde des affaires. Encore faut-il, observons-le, pour qu'ils appartiennent à la grande bourgeoisie, que leurs charges ou études leur rapportent beaucoup; c) A un niveau encore un peu inférieur au précédent, tout un lot assez disparate comprenant des fonctionnaires, des avocats: à condition toujours qu'ils aient de la fortune et que, s'ils sont fonctionnaires, ils figurent suffisamment haut dans la hiérarchie. A ce groupe appartiennent le comte Molé, qui sera président du Conseil de 1836 à 1839, Odilon Barrot, qui le sera lui aussi en 1848-1849, et Guizot. Ce dernier, professeur à la Sorbonne après avoir été secrétaire général du ministère de l'Intérieur, aura la carrière que l'on sait. Peut-être n'est-il pas inutile de souligner que, grâce à lui, le lien s'établit entre la grande bourgeoisie et les milieux intellectuels qui pouvaient 14. Opinion divergente chez R. Rémond (La droite en France, op. cit., p. 78), qui considère que «la bourgeoisie orléaniste n'est en fait que très partiellement une bourgeoisie d'affaires» et que «la principale richesse est encore la terre». Mais pour le premier point, nous allons noter bientôt l'importance des clientèles; pour le second, s'il est bien exact que la source principale de la richesse demeure encore l'agriculture, il faudrait considérer que les nobles sont loin d'être les seuls propriétaires du sol.

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paraître, à l'origine, bien éloignés. C'est un fait cependant que Guizot, professeur et historien, sera le défenseur d'industriels et de financiers dont les intérêts ne semblent pas coïncider avec les siens.15 Remarque parallèle pour ce qui est de Thiers, dont les origines sont des plus modestes et qui fait, plus encore, figure de parvenu au double titre de journaliste et d'historien. Ses passages à la présidence du Conseil (en 1836, puis en 1840) ne révéleront pas complètement sa personnalité. 16 C'est seulement en 1871, après plus de vingt ans dans la retraite, l'étude et l'opposition, que Thiers apparaîtra comme l'interprète idéal de la grande bourgeoisie. Il aura, à ce moment, 74 ans, et tout le reste du personnel politique sera, pour un temps, éclipsé par lui. Mais, de ces trois catégories, c'est évidemment la première qui est la plus importante, qui donne sa tonalité à l'ensemble. On dira donc qu'il s'agit d'une bourgeoisie d'argent, même s'il s'y rencontre des professeurs ou des journalistes. Et ce trait va être essentiel pour déterminer la psychologie du groupe. On notera, en premier lieu, que c'est une bourgeoisie d'âge IJ. Hipp. Castelle, op. cit., chap 11 tout entier, pp. 27 et suiv., a tracé de Guizot un portrait naturellement très chargé: «Avec des talents médiocres, il a eu l'art de passer pour un homme supérieur» (p. 41). Tout le chapitre est à relire, malgré son injustice délibérée, en raison des réelles qualités de pamphlétaire qu'y déploie l'auteur. Beaucoup plus objectif et sérieux naturellement, Ch. Pouthas a retracé les débuts de Guizot dans sa thèse de lettres, 1923. 16. P. Schnerb (Le XIXe siècle, op. cit., p. JI) fait ainsi le compte de la réussite financière à laquelle est parvenu Thiers dès le règne de LouisPhilippe. Comme ministre, il touche de 100 à 120 000 F par an. Il figure au Conseil d'administration du Constitutionnel et recueille sa part de bénéfices. Quand il s'est marié, en 1833, il a apporté 10000 F en meubles, 60 000 F en argent liquide, un hôtel à Paris et une maison à A i x . Sa femme (Mlle Dosne) avait un trousseau de 20 000 F et 300 000 F liquides. On lira, dans Hipp. Castille, op. cit., le chap. m tout entier consacré à Thiers. Il est écrit de la même encre corrosive que le chapitre sur Guizot. Mais le livre ayant été publié en I8$3, toute une partie de l a carrière de Thiers a naturellement échappé à Hipp. Castille. D'où la légèreté du jugement final (p. 94): «M. Thiers sera considéré dans l'histoire comme un homme d'Etat fantaisiste . . . » . Plus objectif, R. Rémond (La droite en France, op. cit., p. 82) a pu observer de nos jours que: «Appuyée conjointement sur la Sorbonne et le Journal des Débats, la Monarchie de Juillet fait figure de régime éclairé, comparé à la Restauration qui mettait l'Université en tutelle et témoignait à la presse une sollicitude dont celle-ci se serait volontiers passée.»

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mûr: il lui a fallu accumuler la fortune qui la caractérise. A u point que les malveillants parleront de gérontocratie. Charles Dupin affirme: «J'ai relevé l'âge des électeurs (il s'agit des électeurs censitaires, donc bourgeois). L a moitié ont plus de 5 j ans. Les 54000 électeurs libéraux sont appuyés sur 28 300 000 personnes. Les 46 000 électeurs de droite sont appuyés sur 3 millions 63 000 vieillards.» Il n'est pas sûr que le calcul ait été fait par Ch. Dupin. Mais, au départ, son idée comporte quelque chose d'exact. Cette bourgeoisie d'âge mûr a fondé sa puissance actuelle sur l'argent. Elle se dispose à lui surajouter, durant le règne de Louis-Philippe, une puissance plus grande encore. Pour y parvenir, tous les moyens lui seront bons et elle se montrera féroce dans la recherche de ses intérêts. En particulier, il lui faudra des «instruments résignés»: euphémisme qui concerne la classe ouvrière et l'esprit de patience dont elle devrait se munir. Villermé rapporte ce que lui ont dit les fabricants: ils travaillent pour devenir riches et non pour faire de la philanthropie. Mimerel, grand industriel du Nord, écrit au Conseil des Manufactures: le sort des ouvriers n'est pas mauvais; leur travail n'est pas excessif puisqu'il ne dépasse pas 13 heures par jour. Celui qui est à plaindre, c'est le manufacturier, dont les profits sont faibles: «L'instrument de travail, si chèrement payé, ne donne plus de l o y e r . . . Le travailleur et le consommateur prennent la légitime part du patron.» De pareilles énonciations se passent de tout commentaire. Elles justifient la condamnation portée par Émile Levasseur: «Les classes supérieures [sous la Monarchie de Juillet] songeaient trop peu aux intérêts de la classe vivant au-dessous d'elles.» 17 Cet égoïsme se traduit par des signes dont beaucoup sont connus: lors du versement des salaires, tous les moyens semblent bons au patronat pour rogner encore sur le peu qu'il lui faut payer. Amendes pour malfaçons; retenues pour «frais de machines»; fausses mesures même; pratique d'un «agio» grâce à quoi les payements faits en argent permettent à l'employeur de retenir encore 1 à 2 % du salaire. Quant au règlement 17. E. Levasseur, Histoire des classes ouvrières en France (Paris, i r e éd., 1867), t. 11. p. IJO. V . aussi J. Aynard, Justice et charité... (op. cit.), qui analyse notamment pp. 129 et i j 7 les motifs de l'antagonisme prolétariat/bourgeoisie vers le milieu du xix e siècle. Du même auteur, sur le même sujet: Petite histoire de la bourgeoisie française (1941), p. $5.

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d'atelier, établi de façon tout à fait unilatérale par l'employeur, il est souvent d'une extrême sévérité. 18 Quelques honorables exceptions méritent d'être signalées: chez un L a Rochefoucauld-Liancourt, qui sait voir la gravité des problèmes ouvriers; chez Villeneuve-Bargemont, ancien préfet du Nord, à qui ses fonctions ont permis de constater la misère ouvrière; chez Daniel Legrand, industriel d'Alsace qui, dans ses intéressantes Lettres d'un industriel des montagnes des Vosges, parues en 1839, admet que les industriels ont, non seulement des droits, mais aussi des devoirs à l'égard de leur personnel. Sans oublier, bien entendu, le grand honnête homme que fut le D r Villermé. Ces exceptions, peu nombreuses, une fois mises à part, la dureté des grands bourgeois demeure bien établie. Faut-il l'attribuer à la méchanceté individuelle de chacun d'eux? Non, sans doute, mais bien plutôt à une attitude collective. Des documents comme le rapport Villermé fournissaient, sur la misère ouvrière, toutes les clartés désirables. Si la grande bourgeoisie a fermé les yeux, c'est qu'elle avait fini par croire de bonne foi que les intérêts de la nation tout entière s'identifiaient aux siens. Que des historiens 19 , pourtant estimables et bénéficiant d'un recul suffisant, aient pu affirmer à leur tour que le régime de Louis-Philippe a gouverné en vue de l'intérêt général, voilà qui devient très surprenant. Tocqueville 20 semblait infinement plus proche de la vérité, quand il disait: «L'aristocratie manufacturière que nous voyons s'élever est une des plus dures qui aient paru sur la terre.» Il était moins bien inspiré, quand il 18. Sur les amendes et retenues, v. A . Lasserre, op. cit., pp. 175 et suiv.; sur le faux pesage, v. J. Lambert, op. cit., pp. 179-181, et G. Duveau, La vie ouvrière en France sous le Second Empire (1946), pp. 2J3-254; sur ¡'«agio», J. Lambert, ibid., p. 180; sur le règlement d'atelier, bon exemple fourni par G. Duveau, op. cit., pp. 260-261. Le même G. Duveau observe d'ailleurs que les ouvriers cherchaient également à pratiquer la fraude: au point qu'à Lyon elle avait été en quelque sorte officialisée, sous le vocable de «piquage d'once». Quant à la pratique de l'agio, elle était fort répandue dans le Nord: J. Lambert, loc. cit., signale les plaintes de patrons roubaisiens qui, ne l'utilisant pas, se déclaraient en état d'infériorité par rapport à leurs concurrents et faisaient le compte du préjudice ainsi subi par eux! 19. P. de La Gorce, Louis-Philippe (1931). 20. Démocratie en Amérique.

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croyait pouvoir se rassurer en ajoutant: «Mais elle est en même temps une des plus restreintes et des moins dangereuses», ce qui est fort contestable. Peut-on parler alors avec Georges Weill 2 1 d'un idéalisme de la grande bourgeoisie? Cet auteur cite deux traits, à l'appui de son affirmation: l'amour de la paix, l'amour de la liberté. Effectivement, la grande bourgeoisie s'est montrée pacifique peut-être parce que l'on n'est pas encore entré dans l'ère des guerres de matériel et parce que la guerre n'apparaît pas comme une source de profits; et puis le souvenir de vingt années belliqueuses était encore trop proche. Mais au fond, si les bourgeois tiennent à la paix, c'est pour des raisons fort éloignées de tout idéalisme: la guerre leur semble paralyser l'activité économique. Elle arrête les affaires et fait tomber les cours de la Bourse. Quant à leur amour de la liberté, on pourrait le contester plus encore et nous avons déjà dit ci-dessus combien le libéralisme de la grande bourgeoisie a été un libéralisme «à sens unique». Sans aller jusqu'à parler de la «liberté d'opprimer les autres classes», il faut bien reconnaître que sous Louis-Philippe, l'intervention de l'État fut constamment repoussée quand elle devait se faire en faveur des ouvriers 22 et sans cesse réclamée pour permettre aux riches de s'enrichir plus encore: attitude illustrée, tant par la loi de 1842 sur les chemins de fer, que par le maintien de toutes les dispositions protectionnistes. zi. G. Weill, La France sous la Monarchie constitutionnelle, op. cit., pp. 318 et suiv. 22. Seule exception: la loi, si mal appliquée, de 1841 sur le travail des enfants, dont on reparlera. Point de vue semblable au nôtre chez Ch. Morazé (Les Bourgeois conquérants, op. cit., p. 154): «La bourgeoisie française de 1830 fait bloc pour réclamer l'aide de l'Etat à son profit, au nom de la nation, et pour refuser cette aide à l'ouvrier, au nom de la liberté.» L a profession de foi d'Eugène II Schneider, en vue des élections de 1898, est bien significative. Le candidat expose avec calme à la fois ses convictions libérales - il faut laisser aux entreprises la liberté d'agir - et ses tendances protectionnistes: il réclame des subventions et veut voir son industrie protégée contre la concurrence étrangère. Cf. J.-A. Roy, Histoire de la famille Schneider et du Creusot, de 1836 à 1942, thèse de droit, Paris, 1954 (dactylographiée). L'épisode est bien postérieur à la période qui nous occupe. Mais peu importe, car Eugène II Schneider déclare expressément qu'il se rattache aux idées de son père, Henri (1840-1898), qui était «libéral» dans le même sens.

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Inutile de pousser au noir, ni de dissimuler les incontestables qualités de la grande bourgeoisie. Dès Louis-Philippe, la race des capitaines d'industrie est née et la voici à pied d'œuvre, avec ses mérites, qu'on aurait tort d'oublier: ardeur au travail, assiduité, sens de la responsabilité, souci de la nouveauté et même de l'innovation. Ces entrepreneurs dynamiques, de style schumpeterien, permettront au capitalisme de franchir, en France, une étape décisive. (Extrait de: La grande bourgeoisie au pouvoir (1830-1880), Paris, P.U.F., i960. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

A.-J. Tudesq

Les pairs de France

Les études sur la Chambre des Pairs sous le règne de LouisPhilippe ont dénoncé la faiblesse de son rôle politique et les insuffisances de sa fonction constitutionnelle 1 ; les journaux, les écrivains contemporains, les Pairs eux-mêmes constataient cette situation et la déploraient. 2 Il s'agit, ici, d'analyser le milieu social de la Pairie, la place de ses membres dans la société de leur temps; c'est aussi un moyen d'étudier, dans un cas précis et limité, le rapport de l'aristocratie et de la grande bourgeoisie dans la direction de la nation: comment, dans la paix et l'ordre, se forme une nouvelle classe dirigeante. Indications biographiques 3 , Mémoires et souvenirs publiés par des Pairs ou leurs descendants 4 , comptes rendus des débats 1. Cf. Lucien Labes, Les Pairs de France sous la Monarchie de juillet, thèse de doctorat en droit, 1938, 182 pages; Paul Bastid, Les institutions politiques de la Monarchie Parlementaire française i8i;-i848, Sirey, 19J3; Maurice Deslandres, Histoire constitutionnelle de la France 1789-1870, Colin, 1932, t. 11. Ces auteurs analysent surtout le rôle constitutionnel de la Chambre des Pairs. 2. Cf. Baron de Morogues, Comment la Chambre des Députés et la Chambre des Pairs pourraient être constituées en France, Orléans, 1840; Comte D'Alton-Shée, Mes Mémoires et Souvenirs de 1847 et de 1848. 3. Indications fournies par les rapports personnels, Archives Nationales, série CC, par le Dictionnaire des Parlementaires de Robert Bourloton, Paris, 1889 et les ouvrages de Révérend, Armoriai du Ier Empire, les familles titrées et anoblies du XIXe siècle. 4. Parmi les Pairs de cette époque ayant laissé des Mémoires ou Souvenirs publiés, on peut citer: D'Alton-Shée, Barante, Castellane, D'Haus-

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de la Chambre Haute, forment les principales sources de renseignements. En utilisant ces divers documents, nous voudrions analyser l'origine des Pairs, leur place dans la société, leur idéologie.

i. Les origines des Pairs Les Pairs qui composaient la chambre haute, au temps du ministère Soult-Guizot, avaient été recrutés par les régimes qui se succédaient depuis 1814, dans des catégories variées. Sur les 406 Pairs qui siégèrent au Luxembourg entre 1840 et 1848 5 , 9 occupaient leurs sièges depuis la première Restauration, 90 avaient été nommés par Louis X V I I I après la deuxième Restauration; 307 étaient devenus Pairs sous LouisPhilippe (dont 1 1 5 sous le ministère Guizot). Les anciens Pairs de Louis X V I I I étaient tous des nobles (parfois, il est vrai, nobles d'Empire confirmés dans leurs titres) ; il se trouve que parmi eux étaient choisis les membres du bureau de la Chambre, Pasquier, Séguier, Broglie, Decazes. L a monarchie de juillet diminua le caractère aristocratique de la Pairie, surtout après 1840: des 1 1 5 pairs nommés par Louis-Philippe, pendant le ministère Guizot, 41 étaient des bourgeois non anoblis, parmi les autres une minorité seule pouvait se réclamer de titres de noblesse antérieurs à la Révolution de 1789. Malgré la loi de 1831 qui avait aboli l'hérédité de la Pairie, un certain nombre de pairs siégèrent à titre héréditaire: 29 avaient pris rang sous la Restauration, 32 au temps de LouisPhilippe, plusieurs de ces derniers eurent accès à la Chambre des Pairs, longtemps après la suppression de l'hérédité, il leur suffisait d'avoir hérité du titre avant la loi de 1831 pour entrer au Luxembourg à l'âge de 25 ans; ainsi, en 1847, trois nouveaux pairs eurent accès à la Chambre en vertu de ce principe, le vicomte d'Andigné, le comte Ruty, et le comte de

sonville, D'Hautpoul, Montalivet, Mounier, Pasquier, Pelleport, Pelet de la Lozère, Pontécoulant, Puységur, Roederer, Rambuteau, Rumigny, SainteAulaire, Sers, V i e n n e t . . . 5. Nous prenons comme point de départ la formation du ministère Soult-Guizot, le 29 octobre 1840.

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Talleyrand. 6 Dans cette catégorie se trouvaient non seulement les pairs les plus jeunes, mais aussi ceux qui manifestaient parfois une opposition aux volontés gouvernementales, tels D'Alton-Shée, Montalembert, Dreux-Brézé. A la veille de la révolution de 1848, la Chambre des Pairs comprenait 311 membres, j8 nommés sous la Restauration, 51 à titre héréditaire, 202 promus par Louis-Philippe; ce dernier avait essayé, dans quelques cas, de rétablir en fait sinon en droit l'hérédité en faveur de familles dévouées à sa dynastie; ainsi furent nommés une vingtaine de pairs, soit du vivant, soit après la mort d'un proche parent (oncle ou père), Bertin de Veaux, Castellane, Mathieu de la Redorte, Pelet de la Lozère, Duchatel rappellent les noms de grandes familles orléanistes. L a promotion à la Pairie était encore un titre recherché, souvent c'était une distinction accordée à une famille bien plus que la récompense d'un individu. L'origine sociale des pairs reproduit les différences constatées dans les nominations; les hommes de la Révolution ou de l'Empire voisinent avec les hommes de la Restauration et les émigrés: assemblée étrangement composée dans laquelle les fils de guillotinés de «93» siégeaient aux côtés des fils de Conventionnels, et les persécutés de la terreur blanche se retrouvaient voisins des juges du Maréchal Ney. 219 Pairs, plus de la moitié de la Chambre au temps de Guizot, avaient servi la France révolutionnaire ou le régime impérial: la plupart des généraux, et aussi de nombreux magistrats et administrateurs; et parmi les serviteurs de l'Empire, il s'était trouvé aussi de nombreux adversaires de l'époque révolutionnaire, émigrés rentrés en France, aptes à se maintenir aux honneurs, au travers des changements successifs de régime; le prétexte familial, le désir énoncé de servir l'État sous tous les régimes politiques servirent à expliquer la promotion de généraux de l'Empire en Pairs de la Restauration, puis le serment de fidélité à Louis-Philippe: «Ceux-même - écrivait le comte de Pontécoulant 7 - qui avaient défendu avec le plus d'énergie le gouvernement que la France s'était choisi, sen6. Ce dernier fit valoir ses droits à la succession de son père qui avait cependant refusé le serment après la révolution de 1830. 7. Souvenirs historiques et parlementaires du Comte de Pontécoulant, Paris, 1863, t. m, p. 228.

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taient qu'une plus longue persévérance serait désormais inutile et que de nouveaux devoirs leur étaient imposés pour la gloire et le bonheur de leur pays. M. de Pontécoulant était de ce nombre»: ancien préfet et sénateur de l'Empire, il devint pair de Louis X V I I I . Le général vicomte de Pelleport, noble d'Empire devenu un fidèle des Bourbons, s'exprime avec plus de naïveté; voici pourquoi il a accepté des fonctions de la monarchie de juillet 8 : «Refuser, c'était faire un acte d'opposition contraire à mes antécédents, c'était briser, peut-être, l'avenir de mon fils . . . » . D'autres anciens serviteurs de l'Empire avaient eu un comportement opposé; leur fidélité à Napoléon leur valut les persécutions de la deuxième Restauration: ce fut le cas de 25, certains emprisonnés, (Moncey duc de Conegliano, le colonel Fabvier), quelques-uns exilés ou bannis (9, parmi lesquels Brayer, Dejean, Exelmans, Gourgaud, Grouchy . . . ) , la plupart destitués ou retraités d'office en 181 j . Ceux-là devaient leur promotion à la pairie à Louis-Philippe. Mais ralliés ou persécutés de la Restauration, les pairs anciens serviteurs de l'Empire formaient une noblesse d'Empire; l'origine récente de leurs titres ne les empêchaient pas d'y être fortement attachés, bien au contraire, eux-mêmes ou leurs descendants avaient fait confirmer ou transformer leurs titres par les monarchies. 209 des 406 pairs de France étudiés, étaient des nobles d'Empire; 114 d'origine roturière avant la Révolution, 95 déjà nobles. Parmi ces nobles qui avaient reçu de nouveaux titres de l'Empereur, se trouvaient quelques descendants de grandes familles, Beauveau, Baumont, D'Aboville, Aubusson, Castellane, Sainte-Aulaire . . . ; c'était le plus souvent les descendants de famille récemment anoblies, ou de noblesse étrangère qui avaient accepté le plus aisément d'échanger leurs anciens titres contre ceux de l'Empire. Ainsi, par exemple, les Berthier devenus princes de Wagram, anoblis dès 1763, Davout, Villiers du Terrage, D'Abancourt, Fabvier, Bresson anoblis au x v m e siècle, D'Alton, Bourke, Caffarelli, Sparre . . . de noblesse étrangère; et une importante proportion de nobles de robe, parlementaires ou chargés de fonctions municipales sous l'ancien régime. Leur milieu d'origine fit parfois un re8. Souvenirs militaires Paris, I8$7, t. 11, p. 196.

et intimes

du général Vicomte de Pelleport,

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proche, plus tard, à ces nobles d'avoir accepté les titres de Napoléon; la comtesse de Sainte-Aulaire écrivait à ce propos: «Les événements politiques ont rompu presque toutes les intimités de mon enfance; ces jeunes filles qui me tutoyaient alors, sont devenues des femmes qui me saluent à peine». 9 Le reproche de défection était adressé aux nobles qui avaient accepté les titres impériaux, par les fidèles des Bourbons. Puis, les années s'écoulèrent et, sous la monarchie de juillet une certaine fusion commence à s'opérer entre les différentes noblesses, comme elle s'était réalisée définitivement entre les diverses noblesses d'ancien régime au cours de la période révolutionnaire et impériale. Dans la Chambre des Pairs, au temps de Guizot, il y avait au moins 36 anciens émigrés; mais l'émigration n'avait pas marqué de la même manière ceux qui n'étaient revenus qu'avec les Bourbons en 1814, comme le comte de Courtavel-Pezé ou le duc de Castries et les émigrés rentrés en France sous le Consulat. Plusieurs avaient connu les prisons de la Convention et l'exécution de pères ou de frères leur avait laissé une profonde horreur pour tout mouvement révolutionnaire. 10 A u x victimes de l'époque révolutionnaire s'ajoutaient les anciens Ultras, Aux-Lally, Harmand d'Abancourt, Bellune, Gontaut-Biron. Leur ralliement à la monarchie de juillet pouvait paraître aussi surprenant que celui des généraux de l'Empire à Louis X V I I I ; le deuxième avait été parfois précédé par le premier, ainsi le comte d'Haussonville, ancien émigré devenu chambellan de l'Empereur, fut aussi un des juges qui condamnèrent à mort le maréchal Ney, il devait finir ses jours pair de Louis-Philippe. L'un des points communs de ces deux groupes, les «nantis» de la Révolution et les «bénéficiaires» du milliard des émigrés, réunis dans la même chambre sous Louis-Philippe (et les rapports entre les deux catégories étaient plus étroits qu'on ne l'a souvent dit), était l'habitude parlementaire de leurs familles. Les pairs à titres héréditaires n'étaient pas les seuls à poursuivre une tradition familiale parlementaire. Il y avait aussi plus de 30 pairs, fils de députés des assemblées de la Révolution, de l'Empire ou de la Restauration; on peut davan9. Comtesse de Sainte-Aulaire, Souvenirs, Périgueux, 1875, p. 47. 10. Elle se manifestait dans les débats de la C h a m b r e dès qu'une allusion à la Convention était faite.

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tage se rendre compte de ce caractère parlementaire des familles représentées à la Pairie, quand on considère les liens de parenté entre les membres de la Chambre Haute, ou des alliances familiales entre pairs et députés; à la chambre des pairs se retrouvaient parfois le père et le fils, comme les deux Lemercier, des frères ainsi les Teste, les Jacqueminot, les D'Harcourt (le duc et le marquis), des beaux-pères et leurs gendres, comme Humblot-Conté et ses gendres Thénard et Laurens-Humblot, le comte Roy, beau-père du marquis de T a l houet et du comte de Lariboisière, Montesquiou-Fézensac et Flavigny. Les alliances familiales étaient multiples, aussi bien parmi les descendants des vieilles familles, qu'entre les descendants des dynasties bourgeoises: ainsi le prince de Beauveau était allié au duc de Mortemart lui-même apparenté aux Gramont, Chanaleilles, Crillon, Hédouville, au duc de Noailles et donc aux Mouchy et aux Talleyrand, aux Boissy et Aligre, il était aussi apparenté avec Choiseul-Praslin, allié des Sébastiani, Choiseul-Gouffier, Saulx-Tavannes et Sabran et si l'on ajoute que les Talleyrand étaient eux-mêmes alliés des SaintAignan, Preissac, Castellane, chacun d'entre eux apparenté avec d'autres pairs de France, on donnera un aperçu des relations entre les membres de la pairie. 11 On pourrait décomposer la pairie du temps de Louis-Philippe en un certain nombre de grandes alliances familiales: les nobles d'Empire s'alliaient entre eux, ainsi les Mathieu de la Redorte et d'Albuféra, les Gourgaud et les Roederer: les familles du grand commerce et de la banque aussi, les Davilliers étaient apparentés aux Passy et aux Montozon, et les Paturle aux Périer: ces quelques exemples pourraient être multipliés. Un cas plus rare est l'alliance entre noble et non-noble; quelques familles de noblesse impériale (déjà anoblies avant 1789) servaient de trait d'union, ainsi les Mornay alliés en même temps, sous la monarchie de juillet, aux Montesquiou-Fézensac et aux Soult. L a chambre des pairs, par ses alliances et les relations de ses membres présentait plus l'aspect d'un cercle que celui d'une assemblée parlementaire. Les titres de noblesse ne manquaient pas aux pairs: sur les 406 pairs qui siégèrent au temps de Guizot, 71 seulement n'avaient aucun titre (au moment de la révolution de février, ils 11. C. Révérend, op. cit., et L'Annuaire

de la Noblesse.

328

La Monarchie de

Juillet

étaient 5 6 sur 311, soit 1 8 % ) , parmi les autres, 14 ne devaient leurs titre qu'à la monarchie de juillet (ainsi Pèdre, Lacaze, Willaumez), ou à la Restauration (ainsi les Guestier, G r e f fulhe, Gravier, P i s c a t o r y . . . ) : à ceux-ci doivent s'ajouter les 97 anciens roturiers devenus nobles d'Empire, confirmés dans leur noblesse par le gouvernement de la Restauration. C'était donc 182 des 406 pairs de France qui descendaient de familles roturières en 1789; l'ancienne noblesse et la nouvelle aristocratie s'équilibraient donc numériquement. L'âge des pairs était un élément de ressemblance. Nous avons réuni les résultats obtenus dans deux tableaux, l'un indique les âges de tous les pairs du temps de Guizot, le deuxième de ceux qui étaient encore en vie au moment de la Révolution de Février: à la différence de notre temps, un homme de plus de 60 ans était considéré, dans la première moitié du x i x e siècle comme un homme déjà vieux. L'Annuaire de la pairie et de la noblesse de France, dans la revue nécrologique des pairs de France pour l'année 1847, écrivait: «La pairie perdit 17 membres et cette progression croissante doit infailliblement continuer puisque la dignité de pair est un brevet de vieillesse». Nés avant 1770

Entre 17701779

Entre 17801789

Entre 17901799

Entre 18001804

Entre 18051809

Entre 18101814

Après 1815

I

68

129

111

47

25

11

8

7

II»

31

92

93

46

24

10

8

7

a. I, valable pour les 406 pairs qui ont siégé entre 1840 et 1848. II, valable pour la Chambre des Pairs au moment de la Révolution de Février

En 1848, les 311 pairs avaient été nommés, 31 avant 30 ans, 29 entre 30 et 39 ans, 70 entre 40 et 49 ans, 98 entre 50 et 59 ans, 65 entre 60 et 69 ans, et 18 après 70 ans. Louis de Carné, ancien député de la monarchie de juillet, légitimiste rallié, parlant de la pairie française 12 , l'appelait «ce dernier port ouvert aux débris de tant de naufrages, ce sénat où tant de régimes ont jeté leurs illustrations». L'âge avancé d'un grand nombre de pairs n'était pas le seul trait commun; au service de régimes parfois différents, ils iz.

L. de Carné, Revue des Deux-Mondes,

i j octobre 1839.

Le gouvernement

des élites?

avaient le plus souvent rempli des fonctions semblables; le Baron de Morogues, pair de France lui-même, écrivait en 1840: «La Chambre des Pairs sera bientôt peuplée, ainsi que l'a remarqué le Journal des Débats, d'anciens députés fatigués et d'obscurs fonctionnaires en retraite». 13 A l'exception de la petite minorité de pairs à titre héréditaire, les membres de la Chambre haute avaient siégé à la Chambre des députés ou avaient rempli de hautes fonctions administratives, civiles ou militaires. Sur les 406 pairs je trouve 132 anciens députés élus; et sur les 311 en exercice en 1848, 104 avaient fait partie des assemblées élues sous la monarchie censitaire. Il y avait encore deux survivants de l'Assemblée de 1789 (Lemercier père et le duc de Castries), quelques députés de l'Assemblée législative, tel le marquis de Jaucourt, plus tard membre du Tribunat et du Sénat impérial, quatre ou cinq conventionnels (parmi lesquels Pontécoulant et Duchatel père). Plus que ces présences anecdotiques, il est important de noter le grand nombre d'anciens députés qui votèrent «l'adresse des 221» en 1830 contre le gouvernement de Polignac: plus de 30, récompensés sous Louis-Philippe de leur attachement à la cause libérale sous Charles X . Si nous considérons seulement la liste des 311 pairs existant en 1848, nous constatons que 110 d'entre eux furent officiers de carrière, 5 6 furent membres du Conseil d'État (et plus de la moitié occupèrent des fonctions préfectorales au cours de leur carrière), 64 enfin remplirent d'autres fonctions administratives (magistrature ou diplomatie): on obtient ainsi 230 anciens hauts fonctionnaires, civils ou militaires, sur 311, soit près des trois quarts (74%). Près d'un dixième de la Chambre des Pairs avait occupé des fonctions ministérielles: ainsi l'expérience parlementaire et l'expérience administrative ne faisaient point défaut à la Chambre Haute. L'âge et le passé des pairs les empêchaient parfois de suivre le mouvement présent: le baron Mounier note dans ses Souvenirs 14 intimes, à la date du 21 janvier 1839: «J'étais dans mon cabinet avec Labaume. M. de Sémonville est survenu. L a conversation s'est mise sur le Parlement en 1788 et 1789 et le 13. Baron de Morogues, op. cit. 14. Souvenirs intimes et notes du baron Mounier, publiés par le Comte d'Hérisson, Paris, 1896.

La Monarchie de Juillet

33°

parti d'Orléans»; plus tard, en novembre 1841, il écrit «J'ai dîné chez M. Pasquier: on a beaucoup parlé des temps passés» surtout de 1815, précise-t-il.15 Le Journal de Viennet16 est lui aussi rempli du souvenir des époques antérieures; chez le marquis de Jaucourt, la conversation rappelle l'époque du Consulat17, chez M lle de Rigny en 1843, c'est de Chateaubriand et de l'époque de la Restauration que Viennet s'entretient avec Barthe son collègue de la Chambre et les députés Le Pelletier et Hochet.18 Sans même avoir recours aux Mémoires des Pairs, il suffit de parcourir les comptes rendus des séances de la Chambre haute, de lire les éloges funèbres (en moyenne 15 par an) pour voir le nombre incessant de références à des époques anciennes; dans les débats, les orateurs prennent leurs arguments dans le rappel des faits de la Révolution, de l'Empire, de la Restauration."

2.

Fonctions sociales

Partisans et adversaires de la monarchie de juillet étaient d'accord pour reconnaître le faible rôle politique de la Chambre des Pairs. Le titre de pair était cependant recherché par plusieurs familles. Quelle place occupaient les pairs dans la société de leur temps? Telle est la question qu'il nous faut poser après avoir analysé leurs origines, c'est-à dire leur situation dans le passé. Saint-Marc-Girardin, député conservateur et rédacteur du Journal des Débats, publia dans la Revue des Deux-Mondes, en novembre 1845, u n article intitulé «De la pairie en France depuis la révolution de Juillet». 20 «Vous vouliez à l'aide de la pairie - écrivait-il - avoir une aristocratie constitutionnelle, vous avez, par le vice inhérent aux catégories une hiérarchie 15. Ibid., pp. 234 et 299. 16. Journal de Viennet, Pair de France, témoin de trois règnes. Préface du duc de la Force, Paris, 19JJ. 17. Ibid., p. 246. 18. Ibid., p. 268. 19. Comptes-rendus publiés dans le Moniteur Universel et dans plusieurs journaux; nous avons utilisé la collection du Journal des Débats. 20. Revue des Deux-Mondes, 15 novembre 1845, p. 550 et suiv. La Revue était encore dévouée à Molé.

Le gouvernement des élites?

331

de fonctionnaires retraités». L a loi du 29 décembre 1 8 3 1 , en énumérant les conditions d'accès à la Chambre des pairs, réservait une place de choix aux membres de l'administration. Nous avons déjà indiqué la forte majorité d'anciens serviteurs de l'État dans la Chambre au temps de Guizot. Un grand nombre d'entre eux étaient encore en activité. Le conseil d'État, entre 1840 et 1848, comprenait 49 membres cle la Chambre des Pairs, ils étaient encore 40 en fonction en 1848, soit conseillers ordinaires, soit détachés comme préfets (comme Duchatel, Aubernon, Sers . . .), comme ambassadeur même (Barante). L a magistrature était abondamment représentée, 19 membres de la Cour de Cassation (dont 14 siégeant encore en 1948), 9 conseillers delà Cour des Comptes (6 vivaient toujours en 1848), 7 premiers présidents ou procureurs généraux. On trouvait aussi 5 membres de l'Université; enfin la pairie avait une place d'honneur dans le ministère; jusqu'à l'automne de 1847, le président du Conseil en titre fut ie duc de Dalmatie, Soult, pair de France, les ministères de la guerre et de la marine étaient aussi occupés par deux pairs, et Guizot en mai 1847, au moment de la crise économique, avait fait entrer un nouveau pair dans le conseil, le préfet J a y r devint ministre des travaux publics.21 Un autre groupe traditionnellement représenté était celui des ambassadeurs: il y en avait 1 1 en fonction au moment de la révolution de février (4 pairs ambassadeurs étaient morts, les années précédentes). Le service direct du roi, sa Maison et celle des membres de sa famille royale occupaient 19 pairs de France, pour la plupart officiers généraux. Les représentants de l'armée furent toujours très nombreux à la Chambre des Pairs. En 1848, 4 des 6 Maréchaux de France étaient des pairs, et 59 des 143 lieutenants-généraux, ainsi que 7 maréchaux de camp et 8 amiraux ou vice-amiraux (parmi les pairs disparus pendant le ministère de Guizot, il y avait 5 maréchaux, 15 généraux, 2 maréchaux de camp). On obtient donc 78 officiers généraux dans la Chambre des Pairs en 1848 (soit 2 5 % ) , ou 100 sur les 406 qui siégèrent dans la période considérée. Plusieurs pairs appartenaient à des branches différentes du 21.

Cf. Almanach

Royal, 1 8 4 1 , 1842, 1846, 1847.

332

La Monarchie de Juillet

service de l'État, ainsi Barante, ambassadeur et aussi conseiller d'État, Halgan vice-amiral et conseiller d'État: d'autre part, certains pairs occupaient des fonctions spéciales, en dehors des catégories indiquées plus haut, tel le comte d'Argout, gouverneur de la Banque de France, délégué du gouvernement dans un conseil privé. On obtient ainsi près de 187 pairs hauts fonctionnaires sur 406 en exercice entre 1840-1848 (soit 4 6 % ) : dans la Chambre de 1848, ils étaient 163 environ 22 ce qui représentait 5 2 % . Cette importance d'administrateurs militaires ou civils montre que la pairie tendait à devenir le couronnement d'une carrière au service de l'État: «Ce qu'il y a d'illustrations, dans la science, dans la politique et dans la guerre, d'expériences consommées fournies par tous les régimes est groupé dans cette assemblée», écrivait Louis de Carné. 23 Le même fait était attesté par la présence à la pairie d'un nombre important de membres de la Légion d'honneur: en 1847, 64. des 77 grands-croix, 74 grands-officiers, 37 commandeurs, 47 officiers (soit 222, les deux-tiers d e l à Chambre). De nombreux hauts fonctionnaires étaient retenus hors de la Chambre des Pairs par leurs fonctions, soit des préfets, soit des diplomates, soit des commandants de garnison. L e mode de recrutement, joint à l'âge avancé d'un grand nombre de pairs, explique la présence au Luxembourg d'un tiers seulement des effectifs de la pairie, dans la plupart des séances. L a richesse était l'un des éléments essentiels de l'influence politique sous la monarchie de juillet: la loi de 1831 sur la pairie prévoyait l'accès à la Chambre Haute, des censitaires de plus de 3 000 francs, à la seule condition d'avoir été conseiller général ou membre d'une chambre de commerce. Les listes censitaires renseignent principalement sur la fortune foncière; nous avons pu retrouver le cens de 182 pairs, sous le règne de Louis-Philippe. 26 seulement, sur 182 payaient un cens inférieur à 1 000 francs. Si nous analysons la liste obtenue des 147 pairs (siégeant toujours en 1848)24, nous en trouvons 8 qui ne sont pas électeurs (comme Victor Cousin) ni éligibles (ainsi Exelmans, Rossi, le comte d'Alton-Shée. ..), et leur nombre devait être bien plus grand, surtout parmi les pairs 22. Cf. Almanach Royal 1847, modifié pour les débuts de 1848 par le Dictionnaire des Parlementaires. 23. L. de Carné, op. cit. 24. Dont nous avons retrouvé le cens.

Le gouvernement des élites?

333

généraux: 13 avaient un cens compris entre joo et 1 000 F: 40 entre 1 000 et 2 000, 23 entre 2 000 et 3 000, 30 entre 3 000 et 4 000, enfin 33 payaient plus de 4 000 francs d'impôt. Les vieilles familles arrivaient en tête: le duc de Valençay avec un cens de 24 141 F dans l'Indre en 1841, le duc de Broglie (12 789 F), le comte de Turenne (10 240), le duc de Noailles, L a Rochefoucauld, Pasquier (entre 9 et 10 000).25 L a richesse mobilière était aussi bien représentée à la Chambre des Pairs. L a Banque de France l'était très honorablement; à la Chambre des Pairs, on trouvait son gouverneur, le comte d'Argout, le sous-gouverneur Gautier, trois régents et un censeur, parmi lesquels Legentil, grand propriétaire aussi puisque son cens, en 1842, s'élevait à plus de 5 000 francs. L'assemblée des 200 plus gros actionnaires (possédant plus de 41 ou 4 j actions entre 1840-1848) comprenait 29 pairs de France: sans être membre de l'Assemblée des 200, i j autres pairs étaient inscrits sur les registres d'inscriptions de la Banque de France pour un chiffre supérieur à 10 actions. On retrouve aussi les noms de plusieurs pairs dans les listes d'actionnaires des compagnies de chemin de fer; dans la compagnie du Bordeaux-Cette 26 qui fut liquidée au cours de la crise 1846-1847, on peut compter 21 pairs parmi les souscripteurs (parmi lesquels Suchet d'Albuféra et Gramont d'Aster qui avaient souscrit pour plus de 2 000 actions). Soit par leurs fonctions officielles, soit par l'importance de leur fortune, les pairs de France jouaient un grand rôle et exerçaient une grande influence dans la société orléaniste. Ils occupent une place importante dans les grands conseils économiques de la monarchie de juillet: c'est un pair qui préside chacune des 4 sections de la commission générale des chemins de fer qui comprend 6 pairs parmi ses membres; plus de 10 siègent au conseil général de l'Agriculture, 2 à celui du Commerce, 4 à celui des Manufactures, 12 font partie du Conseil supérieur du Commerce qui jouait un rôle prépondérant dans la politique douanière: on retrouvait souvent les mêmes individus dans ces conseils, D'Argout, Decazes, Gau25.

Il s'agit, généralement, du cens des années 1840, 1841 ou 1842. Archives Nationales: F 1 2 - 6066. A quelques rares exceptions près (Alton-Shée, D'Argout), ces pairs qui participaient aux grandes affaires étaient aussi de grands propriétaires fonciers.

z6.

334

La Monarchie de Juillet

tier, Dupin, Legentil qui était aussi le président de la Chambre de Commerce de Paris. C'était bien souvent les mêmes noms qui figuraient dans les conseils d'administration des sociétés privées. Si l'on ne considère que les 311 pairs qui siégeaient encore en 1848, on retrouve 83 d'entre eux dans des conseils d'administration ou parmi les fondateurs de sociétés anonymes ou de grandes sociétés en commandite; les compagnies de chemin de fer les recherchaient, il en était de même des compagnies d'assurances, des sociétés minières et des banques; certains pairs pensaient ainsi s'ouvrir, par une carrière industrielle, les voies d'une fortune nouvelle susceptible de remplacer la fortune familiale, défaillante pour des causes diverses: c'était le cas du comte d'Alton-Shée, administrateur des chemins de fer de Rouen, du Havre, du Dieppe-Fécamp, du Paris-Lyon. Les grandes familles de l'aristocratie préféraient les conseils d'administration des compagnies d'assurances; «La Fraternelle» par exemple, était gérée, à la veille de la révolution de Février par plusieurs pairs, le comte d'Anthouard, le duc de Crillon, le comte de Chastellux, le marquis de Malleville.27 Ils représentaient une garantie pour l'épargnant français. Nombreux cependant étaient les pairs qui désapprouvaient cette participation de leurs collègues à la gestion des grandes affaires; le procès Teste-Cubières28 permit à plusieurs de manifester leur réprobation; la condamnation de Cubières et de Teste en juillet 1847 par 184 sur 190 pairs siégeant en haute cour montre aussi que la Chambre haute a voulu sévir d'autant plus qu'il s'agissait de punir des collègues occupant des fonctions analogues à celles de plusieurs de leurs juges et le prestige de la Chambre des pairs aussi bien que celui de l'état-major était en jeu; le maréchal comte de Castellane parle, dans son Journal, des «paroles fort sottes du général Gourgaud avançant qu'un lieutenant général ne peut pas être un escroc»29 au moment de l'ouverture des débats. Le baron de Barante, dans une lettre du 26 juillet 1847, écrivait, en le déplorant: «M. de Cubières a trouvé beaucoup de compassion dans les salons et dans la coterie politique à laquelle il appartenait» (centre 27. G. Bottin, Dictionnaire du Commerce, 1847. 28. E n 1847, les deux principaux accusés étaient ces deux pairs. 29. Journal du Maréchal de Castellane, t. ni, p. 396.

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gauche). 30 L e scandale et l'émotion soulevés par ce procès manifestent un renouveau d'intérêt (peu de leur goût certes) pour les pairs à la fin de la monarchie de juillet. Leur rôle culturel et leur réputation académique étaient moins dangereux pour le prestige de la Chambre du Luxembourg. L'Académie française à la fin de la monarchie de juillet comprenait 9 pairs de France: Victor Hugo représentait le romantisme dans les deux compagnies; cependant il était à l'époque aussi dévoué à la dynastie que son ennemi intime Viennet, académicien et pair lui aussi: Cousin et Villemain représentaient l'Université, Barante, Sainte-Aulaire et le compte Philippe de Ségur la diplomatie, le duc Pasquier et Molé représentaient la grande politique au Quai Conti qui avait reçu à la même époque 10 membres éminents de la Chambre des députés. D'autres pairs siégeaient dans les diverses académies de l'Institut: 20, parmi lesquels le baron Dupin, le duc de Broglie, D'Argout, H. Passy, Rossi. . . qui siégeaient à l'Académie des Sciences morales et politiques. De nombreuses sociétés savantes recherchaient la présence d'un pair de France dans leur comité. Par exemple à la Société d'encouragement pour l'industrie nationale le comte de Gasparin, le baron Dupin, Legentil, Gautier étaient membres du conseil; Gasparin, Séguier, Rambuteau siégeaient à la Société royale et centrale d'Agriculture; Cordier à la Société géologique. Les académies de province comptaient plusieurs pairs de France, principalement parmi leurs membres honoraires. C'est ainsi que l'académie royale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux comptait parmi ses membres résidants le pair de France Guestier, et parmi les membres honoraires, Breteuil, Lacoste, Preissac et le baron Sers, leur fonction préfectorale plus que leur titre de pair avait provoqué leur nomination, il est vrai. Ils avaient aussi une place éminente dans les sociétés de bienfaisance; des pairs occupaient des fonctions d'administrateurs des Hospices, de la Caisse d'Épargne, de la société de la Providence; sur les 8 administrateurs du Mont de Piété à Paris, il y avait 4 pairs à la fin de la monarchie de juillet, Tascher, Dubois, Mortemart et le duc de Liancourt. Le comte Molé 30. Souvenirs du baron de Barante, 1899, t. vu, p. 2 1 2 .

33*

La Monarchie de Juillet

patronnait une société en faveur des enfants trouvés, le comte Beugnot présidait une société des amis de l'enfance, le duc de Broglie était président honoraire de la Société de Morale Chrétienne. Le prestige de la pairie se faisait sentir aussi sur les assemblées locales de notables; leur participation aux conseils généraux des départements était même considérée par certains hommes politiques comme souhaitable; c'est ainsi que SaintMarc-Girardin, député de la Haute-Vienne et l'un des principaux rédacteurs du Journal des Débats, écrivit en 1845, dans la Revue des Deux-Mondes, un article dans lequel il souhaitait voir les futurs pairs nommés par le roi sur une liste de candidats présentés par les conseils généraux. Entre 1840 et 1848, il y eut 1 1 9 pairs qui furent en même temps conseillers généraux; au moment de la révolution de février, 60 pairs siégeaient encore dans les conseils des départements, pour la plupart depuis de longues années. L'appartenance à un conseil général, ou l'exercice de la présidence pendant plusieurs sessions étaient deux conditions susceptibles de donner une promotion à la pairie. Les pairs conseillers généraux étaient le plus souvent élus présidents des sessions quand ils y assistaient; or selon Saint-Marc-Girardin, qui traduit l'opinion de ses contemporains: «les élections des présidents et des secrétaires dans les conseils généraux, sont des élections politiques» 31 et les préfets suivaient avec attention les choix de ces assemblées. Le baron de Barante qui présida la plupart des sessions du Conseil Général du Puy de Dôme sous le ministère de Guizot, dans une lettre du 29 septembre 1846 écrivait: «Notre session du Conseil Général a été plus encore que de coutume, calme et sans nul symptôme d'opinions politiques. Les ardeurs électorales étaient oubliées. Dans les entretiens particuliers on parlait des mariages espagnols, on y applaudissait beaucoup.». Après la session de 1847, Barante écrivait à Guizot, le 8 septembre 1847: «On a reparlé de l'impôt du sel32, mais on a écouté très volontiers ce que j'ai dit contre cette déraisonnable suppression et presque tous convenaient que j'avais raison».33 Dans un très grand nombre de cas, un pair de 31. Revue des Deux-Mondes, 15 novembre 1845, p. 560. 32. Barante, op. cit., t. vu, pp. 227 et suiv. 33. Barante présidait le Conseil Général du Puy-de-Dôme.

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des élites?

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France siégeant à une session de conseil général était élu président à la quasi-unanimité, c'était le cas de Barante, du baron de Daunant dans le Gard, du duc Decazes en Gironde, de Ferrier dans le Nord, de Barbet en Seine-Inférieure (ces deux derniers devaient, inversement, leur promotion à la pairie aux nombreuses présidences de sessions de conseil général), et de bien d'autres. Or le président d'un conseil général, sous la monarchie de juillet, jouait un rôle important dans la formation des commissions et dans l'orientation des débats. Quelques pairs exerçaient des fonctions municipales; Barbet à Rouen, Curial à Alençon, Daunant et Girard à Nîmes, Reynard à Marseille avaient été ou étaient maires de leur ville sous la monarchie de juillet; mais on pourrait citer bien d'autres exemples, de nombreux pairs ne dédaignaient pas la direction de mairies de petites villes ou même de villages, ainsi Dubouchage à Brangues en Isère, Raguet-Lépine à Renay en Loir-et-Cher, Tilly-Blaru à Villers-Bocage. Ces contacts avec les intérêts locaux peuvent expliquer l'importance attribuée par la chambre des pairs à la discussion des lois dites «d'affaires», dans les dernières années de la monarchie. M. Lucien Labes, et plus récemment M. Paul Bastid ont insisté sur «le discrédit radical» 34 de la pairie sous la monarchie de juillet; sur le plan constitutionnel où se placent ces auteurs, c'est évident: la discussion tardive des projets de loi empêchait la Chambre de modifier ou d'amender le texte voté par les députés; ils pouvaient seulement approuver ou rejeter en renvoyant à la prochaine session de la chambre des députés: ce qu'ils faisaient dans de très rares cas. L e rôle constitutionnel des pairs était donc faible, leur place dans la société restait prépondérante: il suffirait de relire Balzac pour s'en convaincre. [.. .] (Extrait de l'article: «Les pairs de France au temps de Guizot», Revue d'Histoire moderne et contemporaine, oct.-déc. 1956. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur et des éditeurs.)

34.

P. Bastid, op. cit., p. 2 j i .

La Monarchie

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A.-J. Tudesq

de Juillet

Les députés

Les pairs de France apportaient le poids de leur influence sociale ou de leur puissance économique, mais ne représentaient politiquement qu'eux-mêmes. Les députés détiennent une part du pouvoir politique par représentation; toutefois, les conditions dans lesquelles s'exerce le suffrage 1 , la définition étroite de l'éligibilité, le caractère plus personnel qu'idéologique des élections donnent à la Chambre des députés sous la monarchie de Juillet un caractère et une puissance propres.

La composition sociale de la Chambre des députés en 1840 Nous avons retenu pour ce tableau les trois critères de l'âge, de la profession et de la fortune. Reprenons les indications déjà données sur l'âge des députés de la Chambre en 1840; 11 sont nés avant 1770: 58 entre 1770 et 1779, 121 entre 1780 et 1789, 193 entre 1790 et 1799, 76 entre 1800 et 1810. C'est donc une composition nettement plus jeune que la Chambre des pairs (58%, au lieu de 1 2 % , avait moins de 50 ans). Dans 19 départements, plus de la moitié des députés ont plus de 50 ans; c'est peut-être un fait accidentel, toutefois trois régions semblent élire des députés plus âgés: la Lorraine (dans les trois départements de la Meurthe, la Meuse et la Moselle, seulement j députés sur 16 ont moins de 50 ans), la Bourgogne (Yonne, Côte-d'Or, Saône-et-Loire), la Normandie (Calvados, Orne, Eure). A la différence de la Chambre des pairs, la majorité des députés n'a pas de souvenirs authentiques de l'époque révolutionnaire; ils se sont formés ou ils ont débuté à l'époque impériale, conservant le souvenir de la grandeur nationale de cette époque et une sensibilité surtout formelle aux problèmes de politique étrangère. En raison même de l'âge d'éligibilité de la Restauration, la majorité de la Chambre de 1840 n'avait pu débuter dans la carrière parlementaire qu'après la Révolution de 1. L e système censitaire, joint au scrutin d'arrondissement, fait du député l'élu d'une minorité réduite à deux ou trois centaines le plus souvent.

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18 3 o ; le cens élevé d'éligibilité avait contribué au même résultat. L a modification du régime électoral, l'épuration provoquée dans le recrutement des députés, soit par le nouvel électorat censitaire, soit par la formalité du serment politique, les promotions nouvelles à la pairie expliquent le rajeunissement et aussi une certaine homogénéité quant à l'âge des députés; il n'y a guère que deux générations en présence à la Chambre des députés, alors qu'il y en avait quatre à la Chambre des pairs. L a répartition des députés selon le cens électoral dans la Chambre de 1840 donne 105 députés payant moins de 800 francs de cens2, 60 entre 800 et 1 000 francs; 137 entre 1 000 et 2 000, 74 entre 2 000 et 3 000, 44 entre 3 000 et 5 000 francs, 34 plus de 5 000 francs; 63,6% paient un cens supérieur à 1 000 francs, 1 7 % un cens supérieur à 3 000 francs. Même pour ceux qui exercent une profession industrielle ou commerciale, il s'agit en majorité de contributions foncières; la propriété, et l'on peut dire la grande propriété foncière, est donc représentée par la grande majorité des députés. Il est délicat de chercher une appréciation régionale, car 1 000 francs de cens ne représentent pas le même niveau de fortune dans tous les départements; les députés en majorité paient moins de 1 000 francs de contributions directes, soit dans des départements pauvres, dans lesquels 500 francs de cens représentent déjà une fortune appréciable (l'Ain, les Hautes-Alpes, la Haute-Loire, les Basses-Pyrénées, le Doubs, la Lozère, le Lot, la Haute-Vienne), soit dans des départements où la grande propriété, souvent légitimiste, s'abstient ou est tenue à l'écart (Gard, Vienne, Vendée, Var, Tarn-et-Garonne, Loire-Inférieure, Loire); dans ce cas, c'est la moyenne bourgeoisie plus que les grands notables qui profite des élections; c'est aussi ce que l'on trouve dans la Meurthe et dans la Drôme. Un cas particulier est celui du département de la Gironde, 5 députés sur 9 payaient un cens inférieur à 1 000 francs, mais plusieurs étaient des mandataires des notables bordelais peu disposés à s'éloigner de leurs affaires pendant une partie de l'année. Ainsi 19 départements, pour des raisons différentes, envoyaient, à la Chambre, des députés que leur fortune classait, 2. N o u s n'avons pas retrouvé le cens électoral de 5 députés sur 4 5 9 ; pour les autres, nous avons trouvé l'indication de leur cens, soit dans les listes électorales, soit dans la série C des A r c h i v e s nationales.

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à Paris surtout, dans la moyenne bourgeoisie, 5 départements au contraire n'élisaient que des imposés de plus de 1 000 francs: quatre départements, dans lesques les grands propriétaires étaient nombreux (Dordogne, Eure, Orne, Seine-etMarne), et le cas toujours exceptionnel de la Corse, où les deux députés sont chefs de clan. Dans 25 autres départements, les trois quarts au moins des députés payaient plus de 1 000 francs de cens. Il faut remarquer enfin qu'un certain nombre de députés dont les pères vivaient encore n'avaient qu'une fortune personnelle modeste, tout en appartenant à de très riches familles: c'était le cas d'une dizaine au moins de députés (Bertin de Veaux en Seine-et-Oise, Girod de l'Ain à Nantua, le vicomte Dejean dans l'Aude . ..). L'étude de la composition professionnelle de la Chambre des députés aboutit à des résultats différents, selon les critères choisis pour la classification: en tenant compte des professions exercées nous pouvons mieux apprécier le comportement des députés; l'indépendance de caractère du comte d'Angeville, député conservateur de Belley, la vigueur de ses interpellations, sa susceptibilité dans les rapports avec l'Angleterre s'expliquent bien plus par son ancien métier d'officier de marine que par sa qualité de grand propriétaire. Toutefois, un classement qui ne tiendrait pas compte de la situation effective en 1840 donnerait des résultats confus; c'est la présence de fonctionnaires en service en 1840 qui explique la pression de l'exécutif sur la Chambre, et il serait paradoxal de compter dans la même catégorie le vicomte de Panat, député légitimiste de Lombez, qui a été préfet sous la Restauration, ou le député radical de Toulouse, Joly, qui fut procureur général au lendemain de la révolution de Juillet. Par contre, ceux qui sont indiqués comme anciens négociants conservent le plus souvent une part de la gestion d'entreprises commerciales familiales. On peut classer les députés de 1840 en quatre groupes professionnels; le plus important était celui des fonctionnaires (175 sur 459), que l'on peut diviser en trois catégories: 40 officiers généraux ou supérieurs, parmi lesquels 5 retraités, 1 maréchal (Clauzel), 9 lieutenants-généraux 3 ; 70 magistrats, dont 9 membres de la Cour de cassation; 32 membres de cours 3.

N o u s n'avons retenu ni les anciens officiers, ni les officiers supé-

rieurs de la g a r d e nationale.

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royales (5 premiers présidents, 5 procureurs généraux, 3 présidents de chambre, 3 avocats généraux, 16 conseillers), 18 présidents de tribunaux, 3 procureurs, 1 vice-président; il s'agit donc surtout des rangs élevés de la magistrature et de magistrats inamovibles, accessibles à un avancement qui récompenserait leur fidélité ministérielle, mais plus indépendants toutefois que le parquet. Parmi les 65 autres fonctionnaires, si l'on excepte 5 membres de la Cour des comptes et 5 membres de l'enseignement ou des grands instituts scientifiques 4 , tous les autres sont en rapport étroit avec le pouvoir exécutif: 1 1 conseillers d'Etat en service ordinaire, 4 maîtres des requêtes, 1 auditeur, 6 conseillers en service extraordinaire, 8 directeurs de ministères et 1 sous-secrétaire d'Etat sont d'abord des administrateurs, et la plupart sont élus à cause de leurs hautes fonctions susceptibles de procurer des avantages à leur arrondissement électoral ou à leurs électeurs; 4 autres sont des fonctionnaires de la couronne (mais déjà plusieurs députés parmi les officiers avaient des fonctions militaires à la cour); on trouve enfin 2 ambassadeurs; 3 conseillers de préfecture et enfin 4 députés occupant des fonctions de faveur; par exemple, Gravier, le député de Digne, ancien banquier, est le caissier général de la Caisse d'amortissement; Lavocat, député de Vouziers, est directeur de la Manufacture royale des Gobelins; Gauthier d'Hauteserve, député des Hautes-Pyrénées, est régisseur de l'Octroi de Paris. 1 3 7 députés en 1840 étaient des propriétaires sans autre occupation professionnelle; mais le plus grand nombre avait exercé une profession; on trouvait parmi eux de nombreux anciens officiers de l'époque des guerres impériales, des anciens fonctionnaires ou magistrats de l'époque de la Restauration ou des débuts de la monarchie de Juillet, une partie importante enfin des députés de familles nobles; catégorie fort mêlée, à laquelle ni l'âge, ni le niveau de fortune, ni l'opinion, n'apportent un élément commun; catégorie sans originalité, puisque les autres groupes étaient formés eux aussi de propriétaires qui dépassaient le minimum du cens d'éligibilité, grâce à leurs contributions foncières. Ces députés propriétaires sans 4. J o u f f r o y , professeur à la Sorbonne; Arago, membre du Bureau des Longitudes à l'Observatoire royal; Pouillet, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers et à la Faculté des Sciences de Paris; Dubois, directeur de l'Ecole Normale, et Mathieu, du Bureau des Longitudes.

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autre profession apportaient à la Chambre leurs loisirs, leurs études, les informations recueillies dans leurs voyages; ainsi Tocqueville, Lamartine, Rémusat, Duvergier de Hauranne, hommes politiques à la manière anglaise. Sur les 87 représentants des professions libérales, 73 étaient des hommes de loi mandataires de toutes les opinions: radicale comme Garnier-Pagès ou Joly; opposition dynastique comme Odilon Barrot ou Mauguin; centre gauche comme Berger; tiers parti comme Dufaure; conservateurs comme Chaix d'EstAnge; légitimistes comme Berryer ou Béchard, tous avocats; on trouve aussi 9 médecins, 4 hommes de lettres ou journalistes et 1 artiste, le statuaire Allier, député d'Embrun. Enfin la dernière catégorie est formée par les représentants des professions économiques patentées; c'est la moins nombreuse, elle comprend 60 députés: 10 banquiers, 19 manufacturiers (parmi lesquels 7 maîtres de forges ou chefs d'entreprises métallurgiques et 7 patrons du textile), 31 négociants, dont certains sont aussi des industriels. Ainsi, à la Chambre des députés comme à la Chambre des pairs, la bourgeoisie d'affaires n'est que faiblement représentée, et c'est à tort - croyons-nous - que le régime de Juillet a été trop souvent identifié au règne des banquiers et des grandes affaires. L e grand capitalisme industriel ou commercial n'est représenté que par une minorité de la Chambre; mais de nombreux députés des trois premières catégories s'intéressent à l'aspect financier des grandes affaires, soit comme actionnaires de grandes sociétés, soit comme leurs agents (avocats ou notaires) ; le capitalisme financier correspondant à une grande bourgeoisie rentière (et d'abord rentière de la terre) l'emporte en nombre et en puissance sur la bourgeoisie active des fabricants et négociants. (Extrait de: Les grands notables en France sous la Monarchie de Juillet, Paris, Presses Universitaire de France, 1964. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

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Les grands corps

L a distinction entre l'Etat et le régime ou même le gouvernement a été souvent confuse dans l'opinion française au x i x e siècle; les deux épurations consécutives à la révolution de Juillet et ensuite à la chute du ministère Laffitte, l'obligation pour les fonctionnaires de prêter serment de fidélité au roi, sans même compter les interventions politiques dans le recrutement ou l'avancement des fonctionnaires donnèrent un caractère politique aux postes importants des administrations publiques. Les conditions d'accès et de faible rémunération des grands corps de l'Etat réservaient en fait aux notables ces hautes fonctions. Nous avons écarté de notre analyse le corps diplomatique et les états-majors de l'armée et de la marine dans lesquels la prérogative royale est intervenue plus effectivement; les postes supérieurs des ambassades servaient d'attrait à l'aristocratie à laquelle ils étaient pratiquement réservés; sur 9 ambassadeurs en 1840, un seul n'est pas noble, Guizot, or il est «ambassadeur extraordinaire» et sa nomination est essentiellement politique et ses fonctions transitoires; sur 21 ministres plénipotentiaires, 2 seulement ne sont pas nobles, ce qui est le cas aussi de 4 secrétaires d'ambassade ou de légation sur 31 (parmi lesquels trois, Casimir et Eugène Perier, et Jules Humann appartiennent à des familles très dévouées au régime). 1 Quant aux états-majors de l'armée et de la marine l'influence du roi et de ses fils, notamment du duc d'Orléans pour l'armée de terre est prépondérante; la députation ou le passage à la cour et la désignation à des postes aux succès faciles en Algérie provoquent des carrières rapides, mais la plupart des lieutenants généraux sont d'anciens officiers de l'armée impériale; après une extrême jeunesse des cadres supérieurs de l'armée à l'époque napoléonienne, la Monarchie de Juillet (qui a réintégré d'anciens généraux de l'Empire cassés par la Restauration) connaît un état-major âgé divisé en clans personnels rivaux (Bugeaud et Castellane par exemple); la société militaire bien que pénétrée d'influences politiques qui la rattache au monde des notables, s'isole de plus en plus des classes i. Almanach royal et national, année 1840, p. 33-35.

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dirigeantes. 2 Diplomatie et état-major ont gardé tout leur prestige mais ce n'est pas d'eux que l'Etat reçoit une impulsion.

i. Le Conseil d'Etat Organisé selon les principes impériaux, le Conseil d'Etat sous la monarchie de Juillet (et déjà sous la Restauration) a vu son rôle politique s'atténuer en même temps que se développait le contrôle politique des Chambres sur le gouvernement. 3 Les attributions de législation et de contentieux donnent cependant au Conseil d'Etat un rôle essentiel dans la direction de l'Etat; en 1845, le garde des sceaux qui le présidait, en présentant le compte général des travaux du Conseil d'Etat pendant la période 1840-1844, définissait ainsi son action: «Prêtant au gouvernement, dans toutes les branches du service public, une assistance constante et éclairée, soumettant toutes les mesures importantes de l'administration à des discussions approfondies, non moins favorable aux intérêts privés dont il est le protecteur impartial qu'aux intérêts publics dont il est le sage défenseur». 4 Ce sont moins les assemblées générales du Conseil d'Etat que les séances des six comités qui effectuaient le principal travail, 17 520 affaires furent délibérées en l'année 1840, dont 2 076 au Conseil d'Etat et les autres dans les six comités attachés à six ministres qui les présidaient: le comité de l'Intérieur, le plus actif, prépara en 1840 5 419 projets d'ordonnances, 105 projets de lois et donna 26 avis; tous les problèmes posés par la gestion des départements, des communes, des hospices, des établissements universitaires, passaient par lui. L e Comité des Travaux publics de l'Agriculture et du Commerce prépara, toujours en 1840, 208 ordonnances sur les canaux, les chemins de fer, les mines, les installations d'usines ou de banques, les constitutions de sociétés anonymes, 2. Sur la société militaire, cf. R. Girardet, La société militaire dans la français de 1815 à 1870. France contemporaine, et P. Chalmin, L'officier 3. Cf. Paul Bastid, Les institutions politiques de la monarchie parlementaire française, et l'ouvrage publié en 1949, Le Conseil d'Etat. Livre jubilaire. Nos principales sources ont été, aux Archives Nationales, les dossiers personnels de la série BB 30 , cartons 738 à 742, les cartons 729 et 736 de la même série, le compte général des travaux du Conseil d'Etat, B.N., Lf 1 0 0 3, et l'Annuaire du Conseil d'Etat. 4. Compte général des travaux du Conseil d'Etat, année 1845.

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et se trouvait ainsi en contact avec les grands intérêts économiques privés. Par l'adjonction de conseillers ou de maîtres de requêtes en service extraordinaire autorisés à participer à ses travaux, le Conseil d'Etat était en rapport constant avec les autres services publics et les Chambres. Notre analyse sociale du Conseil d'Etat ne correspond toutefois qu'aux membres en service ordinaire; par sa constitution, le Conseil d'Etat était composé de trois générations différentes, correspondant aux trois fonctions de conseillers d'Etat, de maîtres des requêtes et d'auditeurs. L e tableau suivant, qui porte sur 25 des 29 conseillers d'Etat en fonction en 1840, 25 des 31 maîtres de requêtes (y compris le secrétaire général) et 40 des 78 auditeurs, permet de constater ces catégories d'âges. Nés avant entre 1770 1770 1779 Conseillers 3 Maîtres de requêtes Auditeurs

5 1

entre 1780 1789

entre 1790 1799

entre 1800 1804

entre 1805 1809

entre depuis 1810 1815 1814

5 3

8 5

3 6 1

1 8 13

2 18

8

L'auditoriat préparait la formation des futurs cadres supérieurs de l'Etat; les conditions d'accès - la nécessité de recommandations politiques - et l'absence de traitement contribuaient à la stabilité sociale en limitant le recrutement aux fils de grands notables; sur les 78 auditeurs de 1840, on compte 9 fils et 4 parents de pairs de France; 7 fils et 6 neveux ou alliés de députés, encore peut-on en présumer qu'un certain nombre d'alliances ont pu nous échapper; un auditeur, Sahune, était d é j à député. Parmi ceux dont nous connaissons l'origine familiale, 33 étaient des fils de hauts fonctionnaires, de familles d'officiers (c'était le cas de 16), de préfets ou de conseillers d'Etat [8], 3 venaient de familles de magistrats et 2 étaient fils de receveurs généraux ou payeurs de départements; les milieux d'affaires étaient représentés au moins par 9 auditeurs, fils de manufacturiers (Brame, issu du textile du Nord, ou Edouard Perier, de la grande famille dauphinoise) ou de grands négociants (par exemple D a i l l y , dont le père était le maître de postes de Paris), ou d'agents de change (Coupon et Leroux) ; les 7 autres, sur lesquels nous avons des

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La Monarchie de Juillet

renseignements familiaux, appartenaient à des familles de grands propriétaires ou étaient déjà eux-mêmes de grands censitaires, par exemple Dutillet en Eure-et-Loir (3 304 francs de cens) ou Salmon à Paris. Ainsi, les 49 auditeurs sur lesquels nous sommes le mieux renseignés sont tous issus de familles de grands notables, et c'est sans doute le cas des autres, parmi lesquels on compte, par exemple, le beau-frère de Moreau, député et maire du vn e arrondissement de Paris, celui du député Maleville, le fils d'une dame d'honneur de la reine. 5 Les études juridiques étaient nécessaires à l'entrée au Conseil d'Etat, mais l'on trouvait aussi un certain nombre de polytechniciens; par exemple, Ferdinand Dupleix de Mézy, qui entra comme auditeur de deuxième classe en juin 1837, avec l'appui du chancelier Pasquier, du duc Decazes et du conseiller d'Etat Maillard, écrivait le 16 mai 1837, dans sa demande au ministre: «Destiné d'abord à l'état militaire. J e suis sorti officier de génie de l'Ecole Polytechnique, mais, ayant eu le malheur de perdre mon frère, attaché au Conseil d'Etat, j'ai préféré suivre la carrière de l'administration, où mon père m'avait aussi précédé comme préfet, directeur général des postes et conseiller d'Etat». 6 On peut penser qu'il avait abandonné l'armée et préparé une licence en droit, avec la certitude d'entrer au Conseil d'Etat. A défaut de la licence en droit, les fonctions non rétribuées de surnuméraire ouvraient aussi l'accès du Conseil d'Etat; dans une lettre collective, le 3 mai 1837, les six députés de la Meurthe recommandent au ministre le neveu d'un député de la Meuse, Génin: «Son père, écrivent-ils, ancien payeur du département de la Meurthe, a, par de longs et loyaux services, mérité la retraite qu'il vient récemment d'obtenir. Il est un des citoyens les plus recommandables de la ville de Nancy, et sur le concours et le dévouement desquels le gouvernement peut le plus compter. M. Génin fils, par lui-même (3 ans surnuméraire à l'intérieur) et par sa famille, réunit donc les conditions que l'on doit rechercher dans les hommes qui se destinent à la carrière des fonctions publiques». 7 C'était une coutume encore fréquente sous 5. Tableau et analyse effectués avec les documents de la série BB 3 0 cités à la note 3, et avec les publications de généalogies, notamment avec celles de A . Révérend. 6. A.N., BB 3 0 740, dossier Dupleix de Mézy. 7. A.N., BB 3 0 740, dossier Génin.

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la monarchie de Juillet dans la fonction publique, surtout dans la magistrature: la mise à la retraite s'accompagnait de l'entrée au service de l'Etat d'un membre de la famille du retraité; c'était même souvent un moyen d'obtenir une retraite qui n'était encore déterminée par aucune règle précise. L a nomination de Courpon, à l'âge de 22 ans, traduit une influence d'un autre ordre: son père déclarait, dans une note appuyant la demande de son fils: «En sa qualité d'agent de change, M. Courpon est chargé, par l'intermédiaire des receveurs généraux des affaires de rente de dix départements, toutes les négociations relatives aux bureaux de bienfaisance et aux hôpitaux de ces départements sont faites gratuitement». Courpon père, qui avait été préfet avant d'être destitué par la Restauration en 1823 était lié à Martin du Nord, au pair de France Cordier, conseiller d'Etat en service extraordinaire, et à plusieurs députés. 8 Enfin, dernier exemple cité, l'entrée au Conseil peut être une opération électorale, Bergounioux, avocat de la Sarthe, entra au Conseil en janvier 1839 avec l'appui de Montalivet, poussé par son beau-frère Paillard-Ducléré, député du Mans, qui appuyait son protégé en écrivant: «con beau-père, M. Mauzé, riche de 1 joo 000, est l'électeur le plus influent du département de la Sarthe, il dispose de plus de 150 voix dans trois collèges et se trouve plus à même que qui que ce soit de pouvoir empêcher la nomination de M. Garnier Pagès, que tout gouvernement doit chercher à éloigner des affaires». Garnier Pagès fut élu député, mais Bergounioux entre au Conseil d'Etat. 9 Les influences extérieures déterminantes pour la nomination des auditeurs étaient ensuite de moindre importance, les capacités personnelles et le travail étaient notés par chaque président de comité, Reverchon, entré au conseil à 27 ans, était noté comme le meilleur auditeur du Comité de législation en 1840 et, bien qu'il fut parmi ceux qui disposaient le moins d'influences familiales, il devint chef de cabinet du ministre de la Justice Martin du Nord en 1842, maître des Requêtes en 184610 ; le fils du pair de Cessac était noté comme «peu capable», tandis que Castellane, fils de pair lui aussi, était accusé de ne paraître presque jamais au Conseil. 8. A.N., BB 30 739, dossier Courpon. 9. A.N., BB 30 738, dossier Bergougnioux. 10. A.N., BB 30 729, rapport des présidents des comités, 13 oct. 1840.

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Les conseillers d'Etat et les maîtres des requêtes en service ordinaire donnent au Conseil d'Etat son caractère. [. . .] la Révolution de 1830 a contribué au rajeunissement en Conseil d'Etat étroitement lié au régime; relations renforcées par la présence de 9 conseillers d'Etat à la Chambre des pairs et de 7 à la Chambre des députés; on compte de plus 1 ancien député (sans compter 5 pairs anciens députés); 4 futurs députés de la monarchie de Juillet, et, si la proportion est moins forte parmi les maîtres des requêtes (1 seul député, j futurs députés de la monarchie), on trouve dans les deux groupes des représentants de familles arrivées aux plus hautes dignités sous les régimes précédents associés à des hommes de Juillet nouvellement installés dans les postes de direction de l'Etat; parmi les premiers, on trouve le conseiller Kératry, fils d'un président des Etats de Bretagne; le maître des requêtes Lucas, petit-fils d'un député de 1 7 9 1 ; de nombreux fils de députés du Directoire (Girod de l'Ain, Jacqueminot. ..) ou de sénateurs de l'Empire; le conseiller d'Haubersaert, petit-fils d'un sénateur devenu pair de France, comme le fut ensuite son père, était aussi un petit-fils de Merlin de Douai, l'ancien président de la Convention. Portai était un maître des requêtes fils de l'ancien ministre de la Restauration, et Jouvencel était le fils d'un conseiller d'Etat de Villèle; ainsi fusionnent les représentants des couches qui se sont succédé au pouvoir depuis la fin de l'ancien régime, rapprochés aussi par des alliances matrimoniales; le vicomte Henri de Janzé, au Conseil d'Etat depuis le premier Empire, avait épousé la fille de Bigot de Préameneu, tandis qu'il était allié aux Boulay de la Meurthe et aux Lanjuinais. Les hommes nouveaux du Conseil d'Etat appartenaient eux aussi à plusieurs générations; le doyen, le vicomte Siméon (il était né en 1749, fils d'un avocat provençal), ancien membre du Conseil des Cinq-Cents «fructidorisé», minstre de l'Empire, député, puis pair de France sous la Restauration, donnait par sa longue existence un résumé de l'évolution politique de la France depuis un demi-siècle, le comte Bérenger, fils d'un pasteur du Dauphiné, membre du Conseil des Cinq-Cents, puis tribun, s'était élevé avec le Directoire et l'Empire; plus récente, la carrière de Fumeron d'Ardeuil s'était avancée au travers des trois régimes impérial (employé à la préfecture de Florence en 1807 à 24 ans, puis payeur de l'armée d'Espagne), de la

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Restauration (secrétaire du baron Louis, dès le voyage à Gand, il fut ensuite préfet, maître des requêtes) et enfin du régime de Juillet (directeur de l'administration départementale au lendemain de la Révolution, préfet ensuite); enfin Vitet, comme conseiller d'Etat; Amédée Thierry, comme maître des requêtes, représentent plus précisément les hommes de Juillet, journalistes libéraux sous la Restauration, installés au pouvoir après la Révolution; le premier, toutefois allié aux Périer, était déjà issu de la bonne bourgeoisie provinciale. L a variété des formations professionnelles de ses membres donne au Conseil d'Etat une valeur supplémentaire; outre l'expérience parlementaire, on trouve parmi eux l'expérience de l'administration active apportée par les anciens préfets (le baron de Fréville préfet de l'Empire, Kératry préfet de la Restauration, Dunoyer préfet de la Monarchie de Juillet) ; des anciens magistrats comme Girod de l'Ain, des jurisconsultes comme Gérando et Macarel, professeurs des Facultés de Droit, apportent leurs connaissances de la loi et de la jurisprudence; des anciens publicistes, des polytechniciens comme le maître des requêtes Zédé apportent leurs connaissances des problèmes contemporains. Plusieurs ministres de 1840 étaient passés par le Conseil d'Etat (Vivien Jaubert, Villemain, Guizot, Duchâtel), et ce n'est pas un simple fait du hasard si l'on trouve parmi les conseillers d'Etat le théoricien qui représente le mieux la doctrine «libérale» de l'économie officielle, Dunoyer. 1 1 Sur 29 conseillers d'Etat, nous avons retrouvé le cens de 22 1 2 , 1 1 payaient vers 1840 entre 1 000 et 3 000 francs de contributions directes, 3 entre 800 et 1 000, 4 entre 500 et 800, 4 entre 175 et 500 francs; on peut noter que le conseiller M a c a rel, dont le cens s'élève à 241 francs, est considéré comme étant «sans fortune personnelle». 1 3 Sur 15 cens de maîtres de requêtes, 3 sont supérieurs à 3 000 francs, 6 entre 1 000 et 3 000, 1 entre 800 et 1 000, 3 entre 500 et 800, 2 entre 200 et 500 francs; la plus grande richesse des maîtres de requêtes, comparativement à l'âge surtout, est un signe de plus grande 11. Cf. sur Dunoyer, son dossier de préfet aux A . N . , F l b i 158(36); et aussi Mignet, Nouveaux éloges historiques, pp. 239-284. 12. Listes électorales de la Seine et de divers départements. 13. A . N . , F l b i 2 7 3 ( 1 ) , dossier Macarel: celui-ci avait été directeur de l'Administration départementale.

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conservation sociale; l'époque impériale, sous laquelle la plupart des conseillers d'Etat avaient fait leur entrée dans le service de l'Etat, était plus accueillante aux seules capacités; mais un autre élément d'explication est fourni par l'abaissement des traitements; 5 000 francs par an pour un maître des requêtes, 12 000 francs pour un conseiller d'Etat depuis 1832, étaient des traitements médiocres comparés à des fonctions d'une importance équivalente ou seulement aux revenus d'un avocat en renom; l'avocat parisien Renouard avait hésité au lendemain de la révolution de Juillet à occuper un siège au Conseil d'Etat, qu'il échangea ensuite avec un siège à la Cour de cassation.14 [.. .] 2. La Cour de cassation L'importance de la magistrature sous la monarchie de Juillet a été mise en évidence par des études récentes.15 Le développement de la propriété mobilière en rapport avec la révolution industrielle, les transformations de crédit, l'interprétation nécessaire des dispositions du Code civil, conçu en fonction de la propriété foncière et de ses droits, donnaient à la Cour de cassation, garante de l'application uniforme de la loi, un rôle prépondérant dans la société. «La justice est chargée de protéger la propriété; elle participe aux intérêts de la propriété et de l'ordre par la composition du personnel», déclarait le ministre de la Justice à la Chambre des pairs le 4 avril 1838,16 et un niveau de fortune suffisamment élevé était indispensable au magistrat. Le premier président de la Cour de cassation, Portalis, déclarait en juillet 1840: «Nous croyons fermement que la maison paternelle est plus favorable aux études sérieu14. Archives Renouard. Charles Renouard écrivait à sa femme, le 13 août 1830: «Etre fonctionnaire sans être député, c'est dans les temps qui vont venir, risquer d'être en position trop dépendante.» i j . Cf. surtout la thèse de M. Rousselet, La magistrature sous la monarchie de Juillet, 1937. L'auteur avait peu utilisé la série BB 6 n des dossiers personnels encore difficilement communicables en 1937; nous avons au contraire utilisé très largement cette série; les dossiers les moins riches sont ceux des magistrats qui ont terminé leur carrière à Paris. 16. M. Rousselet, op. cit., p. 438, cite un autre passage de ce même discours dans sa conclusion.

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ses, plus propre à disposer aux habitudes d'ordre et de régularité le fils d'un magistrat ou d'un jurisconsulte que tout autre séjour.» Ainsi les deux plus hauts dignitaires de la magistrature considèrent que les magistrats par leurs fonctions, mais aussi par leurs origines, doivent être des notables: nulle part dans les fonctions civiles de l'Etat l'esprit de caste s'était maintenu à un tel point. Composée pour plus des trois quarts d'hommes nés avant 1789 17 , comptant même parmi les conseillers un cinquième d'anciens avocats ou magistrats des parlements de l'Ancien Régime, la Cour de cassation est le corps le plus conservateur de l'Etat, et la présence de plusieurs de ses membres dans les deux chambres renforça l'évolution conservatrice de la monarchie de Juillet. Sur les 56 membres de la Cour (y compris le Parquet) siégeant au début de 1840, on comptait 13 pairs, 3 futurs pairs, 10 anciens députés et 11 députés 18 ; ainsi les deux tiers de la Cour avaient une expérience parlementaire; c'était surtout très net pour le parquet: sur ses 7 membres, il y avait 1 pair, 4 députés (dont le procureur général Dupin, ancien président de la Chambre) et 1 ancien député. L'histoire de la magistrature depuis un demi-siècle s'y trouvait résumée: magistrats de l'Ancien Régime, comme Pinson de Ménerville, ancien conseiller à la Cour des Aides; Rupérou, président de sénéchaussée; Voysin de Gartempe, conseiller au parlement de Bordeaux en 1785; juge de l'époque révolutionnaire, comme le baron Zangiacomi, procureur syndic en 1792, quand il fut élu à la Convention; 29 étaient entrés ou s'étaient maintenus dans la magistrature sous l'Empire ( j siégeaient même à la Cour depuis le Consulat ou l'Empire); la plupart poursuivirent leur carrière sous la Restauration, 11 autres membres de la Cour étaient entrés dans la magistrature sous les règnes de Louis X V I I I ou de Charles X , 15 conseillers siégeaient à la Cour depuis ces règnes; ainsi que le premier 17. N o t r e principale source a été le livre de L . de Raynal, Le tribunal et la Cour de cassation. Notice sur le personnel, 1879. Nous avons confronté les noms et les résultats obtenus dans l'Almanach Royal et les listes électorales censitaires. Seuls ceux qui étaient encore magistrats après 1848 ont un dossier personnel dans la série BB 6 II. 18. Plusieurs auteurs, notamment P. Bastid et M . Rousselet, ont attribué à leur participation et à celle des conseillers d'Etat la qualité des grandes lois votées par les Chambres de la monarchie de Juillet.

352

La Monarchie de Juillet

avocat général; les 35 autres magistrats de la Cour avaient été nommés depuis la révolution de Juillet, mais 12 seulement n'étaient entrés dans la magistrature qu'après 1830. Certains conseillers, avocats éloquents ou savants jurisconsultes, étaient passés directement du barreau à la Cour de cassation; par exemple, sous la Restauration, Piet, ce député de la Sarthe, qui avait donné son nom à la réunion des députés ultras, ou encore Chauveau-Lagarde, l'ancien défenseur de la reine Marie-Antoinette; tous les deux avaient prêté serment de fidélité au nouveau roi en 1830; c'est à la présence en 1830 d'une très grande majorité de conseillers de l'époque impériale qu'il faut sans doute imputer le ralliement de presque toute la Cour de cassation à Louis-Philippe; il n'y eut que six sièges vacants parmi les conseillers. Le cas du parquet était différent: 4 de ses 7 membres étaient des avocats entrés dans les tribunaux après 1830. Dupin était passé du barreau de Paris au poste de procureur général. Quelques membres de la Cour joignaient aux études juridiques une autre formation: le premier président Portalis était passé par les ambassades et le Conseil d'Etat; 4 autres, par le Conseil d'Etat: on trouvait aussi 2 anciens élèves de l'Ecole normale (Isambert et Renouard), 1 polytechnicien de la première promotion Fréteau de Pény; 4 étaient passés par des préfectures, sans occuper le poste de préfet; 6 avaient occupé des fonctions dans l'administration centrale. On peut encore citer un ancien secrétaire de l'Amirauté (le président Boyer) et un ancien clerc du tribunal de la rote à Rome (Lasagni). Plusieurs enfin ont combattu au cours des Guerres de la Révolution, de l'Empire: Mestadier, soldat de 1794 à 1800, ce qui ne l'empêcha point d'être sous la Restauration l'un des députés les plus dévoués aux Bourbons19; Romiguières s'engagea en 1792 et devint capitaine des armées révolutionnaires avant de fonder un journal, l'Antiterroriste, qui lui valut d'être emprisonné comme royaliste en 1797, mais il resta libéral sous l'Empire et surtout pendant la Restauration, notamment par la défense d'Armand Carrel en 1823; Lebeau, engagé de «92», fut un combattant de Valmy, tandis que Gilbert des Voisins, émigré en 1792, servit dans l'armée de Condé; il représentait cependant l'une des notabilités libérales de la cour; en effet, 19.

Cf. Robert, Bourloton, Cougny, op. cit.

Le gouvernement

des élites?

3Í3

nommé pendant les Cent-Jours conseiller d'Etat, pair de France et commissaire extraordinaire dans le Sud-Ouest, il fut cassé de toutes ses fonctions par la deuxième Restauration, et c'est la révolution de Juillet qui le dédommagea par un siège à la Cour de cassation en 1830; ainsi les secousses de l'Etat avaient-elles engendré ces carrières étranges et contradictoires, qui aboutissaient à la Cour de cassation ou aux autres grands corps. Nous avons retrouvé le cens des deux tiers des membres de la Cour (36 sur 56); 4 payaient de 200 à 500 francs de contributions directes, 5 de 500 à 800, 4 de 800 à 1 000, 18 de 1 000 à 3 000, 5 plus de 3 000, et l'on peut ajouter à ces derniers Bastard d'Estang, dont les revenus annuels étaient estimés à 50 000 francs. On peut noter que sur les 13 imposés au-dessous de 1 000 francs se trouvent 3 pairs et 6 députés, tous très conservateurs. Ainsi que nous l'avons constaté pour le Conseil d'Etat, une minorité seulement était d'origine parisienne (6 sur 56); même un des rares conseillers originaires de la bourgeoisie parisienne, ayant fait toute sa carrière à Paris, Renouard, fils d'un libraire-éditeur, normalien, puis avocat avant d'entrer en 1830 au Conseil d'Etat, puis en 1837 à la Cour de cassation, avait acquis un domaine dans le département de la Somme, dont il était député. On trouve 5 Bretons, 6 Languedociens, 4 Provençaux, 7 du Sud-Ouest (dont 3 du Gers), 3 Normands, 4 Lorrains, 3 Dauphinois, 3 du Cantal et de la Creuse, 1 de la Nièvre, 1 d'Indre-et-Loire, 2 de Bourgogne, enfin 7 du Bassin parisien; aucun président ni aucun membre du parquet n'était originaire de la région parisienne. Plusieurs membres de la Cour avaient l'expérience administrative procurée par les fonctions de premier président d'une cour royale (c'était le cas de 6 d'entre eux), ou de procureur général (12 membres de la Cour ou du parquet de cassation avaient rempli cette fonction). Sous la monarchie de Juillet, il est davantage fait appel à des membres du parquet pour occuper les sièges de la Cour de cassation; le gouvernement pouvait attendre d'eux une plus grande soumission à son influence, mais c'était aussi un moyen de donner une demiretraite à des magistrats que les premières années troublées du nouveau régime avaient surmenés; par exemple, Hello, procureur général à Rennes de 1830 à 1837; Romiguières, occupant le même poste à Toulouse de 1833 à 1839; Madier de

354

La Monarchie de Juillet

Montjau à Lyon, au lendemain de la Révolution: lorsque Gillon, procureur général d'Amiens, fut nommé avocat général à la Cour de cassation, il était appuyé depuis deux ans par les députés Ganneron, Dupin et surtout Etienne: «Ce qu'il lui faut surtout - écrivait ce dernier au ministre le 16 septembre 1837 - c'est un poste fixe, c'est du repos».20 Plusieurs magistrats cependant ne faisaient que passer à la Cour de cassation et remplissaient ensuite des fonctions de premier président; c'est ainsi que le conseiller Viger fut nommé en 1837 à la tête de la Cour de Montpellier, Franck-Carré avait abandonné un poste d'avocat général pour devenir procureur général de la Cour de Paris, et, en 1841, premier président à Rouen. Par sa composition sociale, par son recrutement, la Cour de cassation contribue à la fusion des différentes couches de notables; bourgeoise et provinciale d'origine, elle continue une tradition antérieure à la Révolution; la caste des gens de robe a pu disparaître avec l'Ancien Régime, les carrières juridiques, dont la Cour de cassation marque le couronnement, restent, dans la France de la première moitié du x i x e siècle, l'un des plus sûrs moyens de promotion sociale et politique.

3. La Cour des comptes Sans avoir le prestige des deux précédents grands corps (elle reste même encore soumise à la juridiction du Conseil d'Etat), la Cour des comptes voit son rôle grandir sous la monarchie de Juillet avec l'augmentation constante et progressive du budget et l'extension de la centralisation administrative; la monarchie de Juillet organisa une collaboration entre le parlement, qui vota le budget, et la Cour des comptes, qui contrôla la comptabilité des recettes et des dépenses publiques. Les problèmes financiers demandent de plus en plus une compétence de spécialiste, l'un des plus éminents fut le marquis d'Audiffret, pair de France et président de chambre à la Cour des comptes; attaché à Mollien dès 1805 à la caisse d'amortissement, après un passage au Conseil d'Etat impérial comme auditeur, c'était lui qui avait établi en 1 8 1 9 le premier 20. A.N., BB« 23z.

Le gouvernement des élites?

355

compte général de l'administration des finances; puis, de la direction générale de la comptabilité publique, il était passé en 1829 à la présidence qu'il occupait en 1840. L a composition de la Cour des comptes rappelait celle du Conseil d'Etat; plusieurs générations la composaient, correspondant aux différentes fonctions de présidents ou conseillers maîtres, de conseillers référendaires de première ou de deuxième classe; il s'y ajoutait même une dernière catégorie que nous n'avons pas comprise dans le tableau suivant, celle des «aspirants», choisis après un examen aux conditions imprécises, plus formel qu'effectif. 21 Nés avant entre entre 1770 1770 1780 1779 1789 Présidents et conseillers maîtres 4 Conseillers référendaires de l r e classe 4 Conseillers référendaires de 1 2 e classe

Entrés à la cour

entre entre de1790 1800 puis 1799 1809 1810

avant entre depuis 1815 1815 1830 1830

7

6

5

6

11

7

3

4

10

8

4

10

27

18

2

29

5

32

L e principe des générations successives comporte toutefois de nombreuses anomalies; sur les 62 conseillers référendaires de i e classe, 17 terminèrent leur carrière à ce titre et 5 démissionèrent, 2 l'achevèrent président de Chambre et 1 seul (le dernier, nommé Petit-Jean, né en 1808) devint premier président. Bien plus que dans les autres corps, l'avancement ou la promotion aux charges de conseillers maîtres, semblaient liés à des influences extérieures; il y eut même sous la monarchie de Juillet toute une campagne d'opinion dénonçant les pratiques zi. Cf. La Cour des comptes. Livre du cent cinquantième anniversaire, qui donne la liste de tous les membres de la Cour avec la date de naissance, la date d'entrée et des grades à la Cour et les anciennes fonctions. Cf. aussi A.-P. de Mirimonde, La Cour des comptes, 1947.

La Monarchie

3J6

de

Juillet

occultes rappelant la vénalité des offices, campagne qui n'était pas seulement menée par des journaux d'opposition, mais surtout par la France Administrative, revue rédigée par des fonctionnaires de l'administration centrale, bien informés et jamais officiellement démentis. C'est ainsi que le beau-frère de Guizot, Guy de Meulan, démissionnaire en 1842, aurait en fait cédé sa place à Germigny, le gendre de Humann, contre 60 000 francs, une perception à son gendre et une pension de retraite. 22 Salet de Chastanet aurait été promu conseiller référendaire de deuxième classe après avoir obtenu la démission de Fossé d'Arcosse contre 40 000 francs, une pension et deux places pour un gendre et un fils. 23 Enfin, Fréteau de Pény, le fils d'un pair de France, conseiller à la Cour de cassation, aurait obtenu, contre 45 000 francs, le siège de Sivard de Beaulieu, le beau-frère du vice-président du Conseil d'Etat Girod de l'Ain.24 Ces affirmations semblent confirmées; d'abord par une lettre du chevalier Dupont, l'un des plus anciens conseillers référendaires de première classe, écrivant en mai 1842 aux rédacteurs de la revue: «Bien que vous ayez fait au public un assez grand nombre de révélations sur les abus de l'administration intérieure de la Cour des comptes, il en reste encore davantage à dévoiler» 25 , mais surtout, lors d'un débat à la Chambre des députés, le 30 mai 1842, deux députés firent état de survivances de la vénalité à la Cour des comptes: Taillandier, conseiller à la Cour de Paris, s'éleva contre la pratique des «traités», déclarant: «Un maître des comptes [il s'agissait du pair M a louet] a donné au secrétaire d'un ministre actuel [Génie, secrétaire de Guizot] sa démission, dont celui-ci doit faire usage en temps et lieu». Les explications du ministre des Finances, Lacave-Laplagne, apparaissent quelque peu embarrassées: «J'ai peine à croire . . . » , s'écrie-t-il. 26 C'est à ces pratiques qu'il faut attribuer un malaise certain manifesté par les récriminations de conseillers référendaires dont l'avancement était ainsi bouché. Maffioli, notamment, 22. La France Administrative,

t. ii, i j mars 1842, p. 253.

23. Ibid., i j avril 1842, p. 271. 24. 2j. 26. p. 343

La France Administrative, 15 avril 1842, p. 271 et s. La France Administrative, 13 mai 1842, p. 308. Compte rendu donné par la France Administrative, et s.

15 juin 1842,

Le gouvernement des élites?

357

publia maintes brochures sur ce sujet. 27 Lorsque le député Barada d'avocat fut promu conseiller-maître, deux des trois présidents, le procureur général de la Cour et de nombreux conseillers s'abstinrent d'assister à sa réception.28 L e recrutement familial était mieux accepté et tout aussi fréquent; Lebrun de Sessevalle, conseiller maître, se retire en 1842 lorsqu'un membre de sa famille, aspirant à la Cour, est nomné conseiller référendaire. Les d'Abancourt, et surtout les J a r d Panvillier se succédèrent ainsi à la Cour sur plusieurs générations, sans donner pour cela de plus mauvais conseillers. Les indications précédentes expliquent la séparation existant entre les différentes catégories: parmi les présidents ou conseillers maîtres, sur 22 il y a j pairs, 2 futurs pairs, 2 députés, 1 ancien député, tandis qu'il y a 1 référendaire de première classe député sur 18, et, parmi les 62 de deuxième classe, il y a 1 député et 1 futur député de la monarchie de Juillet. L a Cour des comptes se recrutait à la fois parmi des fils de notables et parmi des notabilités arrivées à de hautes fonctions administratives, trouvant dans la Cour des comptes le couronnement de leur carrière; c'est ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires du Ministère des Finances, par exemple le baron Delaire, un ancien préfet directeur du contentieux du Ministère des Finances; Ri elle, directeur du mouvement des fonds; Rodier, directeur général de la comptabilité publique, et plusieurs inspecteurs des Finances de 1840, allaient entrer à la Cour des comptes; dans la Cour de 1840, on trouve 3 anciens inspecteurs des finances, deux anciens magistrats, deux anciens chef de cabinet ministériel (Génie, qui retourna en 1840 dans le cabinet de Guizot, et Martin, qui avait été chef de cabinet de Thiers en 1836). 29 L'état des fortunes traduit par le cens électoral confirme les caractères de notabilité présentés déjà par le recrutement de la majorité des conseillers; nous n'avons que des renseignements partiels, et la proportion des plus forts imposés est cer27. Cf. M a f f i o l i , Essai d'un projet de loi de réorganisation de la Cour des comptes, 1836; Observations adressées aux membres de la Cour des comptes par un de leurs collègues, 1838; Observations critiques sur le traitement des conseillers référendaires, 1841. 28. La France Administrative, 15 sept. 1842. 29. D'après les tableaux publiés dans le livre du cent cinquantenaire de la Cour, op. cit., et divers documents biographiques.

La Monarchie de Juillet

35«

tainement plus grande dans le tableau suivant que pour l'ensemble de la Cour; mais il faut aussi tenir compte de la jeunesse d'une partie des conseillers référendaires ne disposant pas encore de la fortune patrimoniale. Imposés de

N o n

électeurs 200 à censitai500 res francs Presidents et conseillers maîtres Conseillers référendaires de l r e classe Conseillers référendaires de 2 e classe

500 à 1 000 francs

1 000 à 3 000 francs

2

2

7

1

2

2

3

3

3

6

10

plus de 3 000 francs

2

A la différence des autres grands corps déjà étudiés, la Cour des comptes connaît un recrutement plus parisien; certes, la bourgeoisie provinciale est abondamment représentée, surtout parmi les présidents et conseillers maîtres; bien qu'inscrits sur les listes électorales parisiennes, le permier président Barthe, ancien carbonaro devenu ministre, est un Languedocien, arrivé au pouvoir grâce à la révolution de Juillet (il ne paie que 645 francs de cens); le procureur général A . de Schonen, qui avait été député de Paris pendant dix ans, est grand propriétaire dans l'Allier et la Seine-et-Marne (1 689 frans de cens en tout). Sur 50 membres de la Cour dont nous connaissons, soit les origines, soit la localisation de la fortune, 12 sont parisiens, 12 viennent des départements du Bassin parisien (Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, Yonne, Oise); 6 viennent de la Normandie (Manche, Calvados, Eure), 3 de la Somme; 9 seulement viennent des départements au sud de la Loire. Quelques conseillers n'ont que leur fonction à la Cour comme source de revenus, ainsi le baron Delaistre, qui n'avait à sa mort, au début de 1846, que 6858 francs de valeurs mobilières, représentées surtout par son mobilier 30 ; il est vrai qu'il avait établi ses nombreux enfants; son exemple nous montre une stagnation familiale: son unique fils était un officier supé30. A.D. Seine, D Q 7 3880, Enregistrement: déclaration après décès de Delaistre, 10 févr. 1846.

Le gouvernement des élites?

359

rieur retraité; quant à ses filles, trois avaient épousé des médecins ou pharmacien, une un inspecteur de la navigation et une autre un inspecteur du domaine privé du roi. Sans vouloir généraliser à partir d'un cas particulier, nous pouvons constater que, sans fortune appréciable et sans relations ou alliances familiales, la famille Delaistre ne se maintient pas dans les cadres supérieurs de l'Etat. L'exemple du conseiller référendaire de première classe Pacquier est tout aussi instructif; entré à la cour dès sa fondation en 1807 comme Delaistre, il n'a pas atteint la maîtrise, mais son fils ainé, entré à l'Inspection des Finances, devint inspecteur général sous le second Empire; à sa mort (en 1849), il avait une fortune mobilière composée en partie de rente à 3%. 3 1 Plusieurs conseillers de la Cour des comptes avaient une fortune uniquement mobilière, constatation à rapprocher du caractère plus parisien de ce corps; le conseiller maître Briatte, auquel succéda son fils, avait à sa mort, en 1847, 324653 francs de valeurs mobilières (actions de chemins de fer, de hauts fourneaux, de canaux)32, l'épouse du président de Gasq, née Lerat de Magnitot et sœur d'un référendaire, possédait à sa mort, en septembre 1842, 1 1 2 joo francs de valeurs mobilières (dont 61 actions du Chemin de fer d'Orléans).33 Conseil d'Etat, Cour de cassation, Cour des comptes, ces trois têtes du pouvoir judiciaire avaient été conçues à l'époque impériale comme des auxiliaires du pouvoir; sous la monarchie de Juillet, par le nombre important de leurs membres qui siègent dans les deux chambres, ces assemblées délibérantes participent du pouvoir et contrôlent l'Etat autant qu'elles le servent. (Extrait de: Le grands notables en France sous la Monarchie de Juillet, Paris, P.U.F., 1964. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

3 1 . A . D . Seine, D Q 7 3502, Enregistrement: déclaration après décès de Pacquier, 10 sept. 1850. 32. A . D . Seine, D Q 7 3$ 14, Enregistrement: déclaration après décès de Briatte, 1 1 avril 1847. 33. A . D . Seine, D Q 7 3474, Enregistrement: déclaration après décès de Mme de Gasq, 3 sept. 1842.

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A.-J. Tudesq

La Monarchie de Juillet

Les hauts

fonctionnaires

L'instabilité ministérielle des dix premières années de la monarchie de Juillet, le développement du rôle administratif des ministres, davantage chefs d'un service public qu'hommes politiques (compte tenu du peu de différences qui séparent les options politiques des hommes parmi lesquels sont pris les ministres), favorisent les tendances à l'autonomie de chaque ministère. Chacun des neuf ministères a ses règles particulières d'organisation, de recrutement et d'avancement. L'influence de fait des employés supérieurs, leur pouvoir arbitraire sur l'ensemble des commis, rédacteurs ou surnuméraires font apparaître cette bureaucratie dénoncée par les contemporains ou durement traitée par les écrivains 1 ; la multiplication du nombre des chefs de bureau a dévalorisé la fonction, il en est de même des chefs de section. L e pouvoir administratif appartient dans chaque ministère à quelques directeurs, quelques-uns ont franchi les différents échelons de l'administration centrale, mais le plus souvent il s'agit de membres du Conseil d'Etat, de hauts fonctionnaires ayant eu des responsabilités importantes en province ou de députés de la majorité; l'absence de séparation entre le cabinet du ministre, peu développé et composé d'employés inférieurs, à l'exception du chef de cabinet, et les autres services d'un ministère a pour résultat de donner un caractère politique aux directeurs, surtout dans les deux ministères les plus développés, ceux de l'Intérieur et des Finances. 2 Si nous prenons l'exemple du ministère Thiers, formé le Ier mars 1840, dans trois ministères il y a un sous-secrétaire d'Etat: Maleville, à l'Intérieur, Billault à l'Agriculture et au Commerce, Legrand (de la Manche) aux Travaux publics, tous les trois députés, mais les deux premiers liés politiquement au cabinet, tandis que le troisième fait figure de tech1. C'est surtout le cas de Balzac, notamment dans Les Employés. Cf. J.-H. Donnard, Balzac, les réalités économiques et sociales dans «la Comédie humaine», p. 3y3-387. 2. Notre source essentielle a été la collection de VAlmanach Royal, complétée par les dossiers de la sous-série BB 30 729-742 et les dossiers personnels de la sous-série F l b i, Administration centrale, moins riche que les dossiers personnels préfectoraux.

Le gouvernement des élites?

361

nicien et reste au même poste sous le ministère du 29 octobre 1840; dans quatre autres ministères, il y a un secrétaire général, un seul est député, celui du Ministère de la Justice Boudet; tous les quatre sont membres du Conseil d'Etat, notamment Martineau Des Chesnez 3 au Ministère de la Guerre; issu d'une famille de robe, fils de magistrat, ce dernier était un ancien officier du génie qui n'avait pas voulu être député; ayant peu de fortune (277 francs de cens en 1842, 639 francs en 1846), il avait orienté ses fils vers le service de l'Etat; l'un dans la marine, un autre dans l'armée, le troisième au Conseil d'Etat; le secrétaire général du Ministère des Finances, le comte Adolphe de Boubers, avait même survécu à la révolution de Juillet, puisqu'il avait été nommé sous le ministère Martignac après avoir été auditeur au Conseil d'Etat et inspecteur général du Trésor sous l'Empire. A u Ministère de l'Instruction publique, Barthélémy Saint-Hilaire occupa, tant que Victor Cousin fut ministre, le poste de «chef du secrétariat et du cabinet faisant fonction de secrétaire général»; enfin, au Ministère des Affaires étrangères, il n'y avait ni sous-secrétaire d'Etat, ni secrétaire général. Les fonctions de directeur étaient partiellement remplies par les secrétaires généraux ou les sous-secrétaires d'Etat; pendant le cabinet du i e r mars 1840, il y avait en outre 12 directeurs aux Finances, j à la Justice, 4 aux Affaires étrangères, 5 à la Guerre, 6 à la Marine et aux Colonies, 2 à l'Agriculture et au Commerce, 1 à l'Instruction publique, aux Travaux publics et à l'Intérieur. 4 Sur ces 37 directeurs, qui survécurent au ministère, il y avait 9 députés, 1 ancien député, 3 pairs de France et 2 futurs députés; aucun n'était député de Paris et l'on peut noter une nouvelle fois que la très grande majorité de ces grands fonctionnaires n'était pas originaire de Paris. Sur les 41 directeurs ou secrétaires généraux, 32 étaient membres du Conseil d'Etat en service extraordinaire, mais 21 étaient autorisés à participer aux travaux des comités ( 1 1 conseillers d'Etat et 10 maîtres des requêtes), nous avons retrouvé l'âge de 34 d'entre eux, 17 étaient nés entre 1790 et 1802, 6 3. A.N., BB 30 741, dossier Martineau Des Chesnez, cf. aussi la Administrative, t. 1, 1841. 4. Almanach Royal, 1840, 4 e partie, chap. 1, p. 108 et s.

France

3 62

La Monarchie

de Juillet

entre 1780 et 1789, 11 entre 1771 et 1779; on trouve parmi eux des niveaux de fortune très différents, les plus riches sont des directeurs du Ministère des Finances, qui ont aussi les traitements les plus élevés (20 000 francs par an), le baron Rodier (2 540 francs de cens en Seine-Inférieure), directeur de la comptabilité générale, et Calmon (2 616 francs dans le Lot surtout), directeur général de l'Enregistrement, avaient les cens plus élevés parmi ceux que nous avons retrouvés; à côté de techniciens arrivés après l'inspection générale des finances à des postes de direction (Rielle au Mouvement des Fonds, Bailly à la direction de la Dette inscrite), on trouve des fils de notables comme Pasquier, le directeur des Tabacs, frère du chancelier de France, ou Bresson, directeur général de l'administration des Forêts et député des Vosges, fils d'un conventionnel girondin; d'autres enfin ont commencé une carrière commerciale ou financière avant d'entrer dans l'administration publique; c'est ainsi que le directeur des Contributions indirectes Boursy, qui avait 8 000 employés sous ses ordres, avait d'abord été fondé de pouvoir d'une maison de commerce 5 tandis que Conte, le directeur de l'administration des Postes, était un ancien fondé de pouvoir de receveur général; il faisait profiter de son influence toute sa famille, et l'on trouvait dans l'administration des Postes soit au siège central, soit en province, ses trois fils, son gendre et deux neveux. 6 Etroitement rattaché au ministère des Finances, le corps de l'Inspection des Finances formait, d'après la revue La France administrative, «une aristocratie toute-puissante». 7 C'est sous la monarchie de Juillet que l'inspection des Finances devient une institution stable; une ordonnance du 10 mars 1831 l'avait divisée en quatre groupes: trois classes et une classe supérieure d'inspecteurs généraux; l'ordonnance du 28 mars 1842 prévoit 10 inspecteurs généraux (c'était déjà le nombre existant en 1840), 10 de première et autant de deuxième classe (alors qu'il y en avait 12 en 1842), 12 de troisième classe (18 en 1840), auxquels on ajoutait des sous-inspecteurs et des adjoints à l'inspection; ces derniers devaient être pris «parmi les em5. La France Administrative, 1.1, 1840, notice sur Boursy. 6. La France Administrative, 7. La France Administrative,

t. 1, 1840, notice sur Conte. 1.1, 1840, p. 78.

Le gouvernement des élites?

363

ployés de l'administration des Finances âgés de 22 ans au moins et de 30 ans au plus, ayant plus de 3 ans de service et pourvus du diplôme de licencié en droit», ou parmi les polytechniciens ayant accompli un an dans l'administration des Finances; ils devaient disposer d'un revenu personnel de 3 000 francs, car ils ne touchaient aucun traitement pendant deux ans avant de devenir sous-inspecteur. Mais une partie des inspecteurs de troisième classe étaient pris parmi les employés des administrations financières; l'ordonnance de 1842 ne faisait que consacrer la pratique antérieure, et le principe d'un examen d'entrée établi en septembre 1847 n'apporta pas de modification sensible immédiatement. 8 L'inspection des Finances, telle qu'elle était composée en 1840, comprend 52 membres, qui formèrent pour la plupart la direction des Finances publiques à la fin de la monarchie de Juillet, mais aussi sous le second Empire, tandis que certains apportèrent au grand capitalisme bancaire leur compétence et leurs relations; l'Inspection des Finances de la monarchie de Juillet rénove les techniques financières, accentue la centralisation et la rationalisation de l'Etat, mais contribue en même temps à la conservation des structures sociales dirigeantes, les éléments nouveaux adoptant sans hésitation la défense du système dans lequel ils se sont intégrés. Nous avons rassemblé dans le tableau suivant les indications sur l'âge et sur le carrière des inspecteurs des Finances en fonction en 1840 (p. 364). Nous pouvons constater la présence d'un nombre croissant de fils de notables successivement surnuméraires ou élèves-inspecteurs, puis adjoints, sous-inspecteurs et inspecteurs, par rapport aux inspecteurs recrutés parmi les employés; les plus jeunes sont aussi ceux qui ont le plus d'appuis: le plus jeune inspecteur de deuxième classe est un fils du ministre Humann (né en 1811); il devait démissionner du corps où il était entré très jeune et devenir ensuite receveur général; parmi les in8. Sur l'Inspection des Finances, cf. Barbier, L'Inspection générale des Finances, 1, 1831-1931 (Notices individuelles). Notre principale source a été aux Archives Nationales les dossiers F30 2400 à F 30 2430 consacrés à l'Inspection des Finances. Nous avons utilisé dans la sous-série F 30 les dossiers des receveurs généraux ou particuliers, passés par l'Inspection des Finances. On peut comparer avec la période présente d'après P. Lalumière, L'Inspection des Finances, 1959.

La Monarchie

364

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specteurs de troisième classe qui n'avaient pas 30 ans se trouvaient le fils du pair de France Malouet, qui entra à la Cour des comptes quand son père s'en retira en 1841; F. de Roussy, fils d'un receveur particulier et beau-frère d'un officier de marine; L e Ray, fils du député de Paimbeuf, Hallez-Claparède, fils d'un député et petit-fils de pair de France, ancien polytechnicien aussi, servi par ses capacités personnelles autant que par ses relations; le plus jeune, Paul B a i l l y (né en 1816), était le parent d'un ancien inspecteur général. Si l'on trouve d é j à un ancien inspecteur général des Finances (Benoist d ' A z y ) à la tète de grandes compagnies privées, c'est à cause des circonstances politiques qui l'ont écarté des fonctions publiques en 1830; vers 1840, ce sont les directions du ministère, ou les recettes générales, ou la Cour des comptes, qui attirent les membres de l'Inspections; plusieurs, par contre, qui sont en fonction en 1840 dans la deuxième ou la troisième classe, terminèrent leur carrière à la tête de grandes sociétés: Andouillé devint sous-gouverneur de l a Banque de France et V a n d a l président de la Compagnie générale transatlantique. [ . . . ] U n e statistique du Ministère de l'Intérieur publiée dans la France Administrative indiquait le nombre de mutations dans chaque département de 1830 au i e r janvier 1842: 2 départements (Aude et Loire) avaient eu 9 préfets; 3 (Ain, Somme, Vaucluse) en avaient eu 8; j en avaient eu 7; 10 départements

Le gouvernement des élites?

365

avaient eu 6 préfets; 34 en eurent 4 ou 5; dans 18 autres, 3 préfets se succédèrent; 2 seulement dans 5 autres; enfin, 8 préfets étaient restés au même poste (Calvados, Côtes-duNord, Indre-et-Loire, Loir-et-Cher, Meuse, Morbihan, Seineet-Oise et Corse).' U n premier caractère de ces préfets de 1840 c'est leur relative jeunesse: 28 ont moins de 40 ans; 34 sont nés entre 1790 et 1799; 19 entre 1780 et 1789, et 4 avant 1780 (dont le comte d'Arros et Lezay-Marnésia, préfets de la Meuse et du Loir-etCher depuis 1828); près des trois quarts ont donc moins de j o ans. 1 0 Onze sont en place depuis 1 8 3 0 ; 15 ont de six à dix ans de résidence; 16, de deux à six ans de résidence au même cheflieu; 40 enfin occupent la même préfecture depuis moins de deux ans, les mutations ayant été rendues fréquentes par la pression du ministère Molé au moment des élections de 1839 et l'épuration qui a suivi le succès de la Coalition. Nous avons dressé ce tableau après le mouvement préfectoral effectué par le ministère Thiers au début de juin 1840, mais l'avènement du ministère Soult-Guizot en entraîna un autre au début de 1 8 4 1 . Sur 83 préfets pour lesquels nous avons les renseignements suffisants, 54 avaient été sous-préfets, parfois pendant les Cent-Jours seulement, ainsi Renauldon, le préfet de Limoges; 4 étaient d'anciens secrétaires généraux de préfecture; 23 enfin avaient été nommés directement préfets en entrant dans l'administration départementale, qu'il s'agisse d'avocats ou d'hommes d'affaires libéraux promus après la révolution de Juillet, comme Langlois d'Amilly, un ancien agent de change; T o u rangin, ou Target, un ancien avocat, ou d'anciens auditeurs ou maîtres de requêtes venus du Conseil d'Etat. Sur les 85 préfets (nous avons laissé volontairement de côté celui de la Seine), 1 1 étaient d'anciens hommes d'affaires, 15 d'anciens avocats, 1 ancien notaire, 1 ancien chirurgien, 8 anciens journalistes ou hommes de lettres (parfois aussi avo9. La France Administrative, 30 nov. 1845, p. 185. 10. Notre principale source a été l'analyse des dossiers personnels, A.N., F l b i 155(1) à 180; sur 372 cartons, nous en avons dépouillé 348, en retenant tous les dossiers (pour la période 1840-1849) des préfets, sous-préfets, commissaires de la République et ceux des principaux conseillers de préfecture. Cf. aussi P. Henry, Histoire des préfets, 1800-1850, le chapitre iv: «Les préfets bourgeois», est consacré à la monarchie de Juillet.

366

La Monarchie de Juillet

cats), 16 anciens employés ou fonctionnaires et 15 anciens auditeurs du Conseil d'Etat, 7 anciens officiers (et 3 autres déjà compris dans des rubriques précédentes), 3 anciens députés, r maire adjoint de Paris, 2 propriétaires, 5 enfin sur lesquels nous n'avons aucun autre renseignement, si ce n'est que l'un d'eux, Saint-Aignan, préfet du Nord, était un ancien polytechnicien; il y avait par ailleurs 7 anciens polytechniciens et 1 ancien élève de l'Ecole normale parmi les préfets de 1840. Ces préfets étaient issus de familles de notables: sur 40 dont nous connaissons la profession du père, un seul était fils d'un artisan, c'était Morisot, qui venait d'être nommé préfet à Bourges à 34 ans, encore était-il fils d'un maître menuisier, neveu d'un général, et son mariage à la fille de Thomas, maître des requêtes et l'un des directeurs du Ministère des Finances, l'avait-il fait entrer dans les classes dirigeantes. 11 On trouvait 12 fils d'administrateurs (dont 8 de préfets), 7 fils ou neveux de députés, sénateurs ou pairs de France, 5 fils d'officiers généraux, 2 fils de magistrats, 3 fils d'avocats ou notaires, 2 fils de banquiers, 3 fils de maires de grandes villes, 1 fils de fermier général et 1 fils de trésorier de la ville de Paris. On compte parmi les autres au moins 4 fils de l'aristocratie d'Ancien Régime. Une autre indication sur leur situation sociale, indépendamment de leur fonction, est fournie par l'estimation de leurs revenus en dehors de leur traitement ou par le chiffre de leurs cens électoral; sur 56 qui indiquaient le chiffre de leurs revenus, 1 j déclaraient moins de 10 000 francs, 23 entre 10 000 et 20 000, 13 entre 20 000 et 30 000, et j plus de 30 000. 12 Les indications de cens portent sur 38 préfets: 8 payaient un cens inférieur à 500 francs, 1 1 entre 500 et 1 000, 16 entre 1 000 et 3 000, 3 un cens supérieur à 3 000 francs; mais il faut tenir compte de la jeunesse de plusieurs d'entre eux: le préfet du Gers, Bocher, payait un cens de 204 francs à 29 ans, c'était le plus jeune préfet, fils d'un agent de change, gendre du banquier député A. de Laborde 13 , le préfet des Ardennes, Choppin d'Arnouville, ne payait que 261 francs de cens, mais son père payait plus 5 000 francs de cens, ce qui permettait au fils de mener une 1 1 . A . N . , F l b i 1 6 7 ( 3 1 ) , dossier Morisot. 1 1 . Les estimations de revenus sont indiquées dans les dossiers de la série F l b i 1 5 5 ( 1 ) à 180 des Archives Nationales. 13. A . N . , F l b i 156(28), dossier Bocher.

Le gouvernement des élites?

3 67

vie légère, sans se soucier de ses dettes, ce qui lui vaudra plusieurs mutations. 14 L a plupart appartiennent à des familles de hauts fonctionnaires ou de membres des deux Chambres; à défaut de relations familiales, le patronage d'une personnalité orléaniste peut entraîner une promotion, ainsi le préfet Curel avait dû sa nomination à l'appui des Montalivet, chez qui il avait été précepteur. 1 5 [. . . ] E n 1840, sur 64 receveurs généraux dont nous connaissons l'âge, 1 2 avaient plus de 60 ans 16 , 26 de j o à 60 ans, 14 de 40 à 50 ans, 1 2 moins de 40 ans. L e plus âgé était le receveur général de la Meuse, B u f f a u l t , régent de la Banque de France, résidant à Paris, où il était né en 1 7 5 9 ; le plus jeune, qui avait 30 ans, était celui de la Haute-Saône, Portalis, le fils du premier président de la Cour de cassation, inspecteur des Finances avant sa nomination en avril 1840. Nos renseignements sur les origines familiales concernant 23 d'entre eux nous donnent 8 fils de receveurs généraux, 1 fils de trésorier de France, 7 fils ou neveux de négociants ou banquiers, 4 de hauts fonctionnaires, 3 de députés; quant aux alliances matrimoniales, nous trouvons les gendres de 2 anciens ministres des Finances, de 3 hauts fonctionnaires des Finances, de 2 banquiers, de 2 receveurs généraux, 2 négociants, 3 généraux, 1 conseiller à la Cour de cassation: ces deux indications portent sur 34 receveurs généraux (soit 3 9 % ) , les autres sont souvent des fils de grands propriétaires, ainsi qu'en témoigne leur cens foncier élevé, ou appartiennent à des familles ayant déjà joué un rôle important dans les finances ou dans l'administration. 1 7 [. . .] L a monarchie de Juillet, dans un souci qui n'était pas exempt de démagogie, avait réduit sensiblement les traitements des fonctionnaires; le caractère ambigu des receveurs généraux apparaît dans cette constatation que le traitement ne représente que le cinquième des revenus officiels de leur charge. L a faiblesse des traitements des hauts fonctionnaires avait pour résultat de limiter à un milieu social déjà riche l'accès aux hautes charges de l'Etat; la Révolution de 1830 a 14. A . N . , F l b i 157(24), dossier Choppin d'Arnouville. 15. A . N . , F l b i 157(38), dossier Curel. 16. Analyse systématique des dossiers personnels, A . N . , F 3 0 2 5 2 6 à 2610. 17. Par exemple, Gaultier de Rigny, receveur général du Calvados, parent du baron Louis.

368

La Monarchie de Juillet

modifié la composition sociale de l'administration supérieure par un effacement de l'aristocratie, moindre qu'on ne l'a souvent répété, et par une suprématie de la grande bourgeoisie, qui était déjà préparée depuis le début du siècle; les nouveaux éléments ont renforcé la tradition représentée par les survivants de l'époque impériale encore nombreux dans l'administration ou la magistrature. Dans les grands corps, à la tête des administrations, une minorité est issue des milieux d'affaires, c'est un fait nouveau par rapport à la Restauration; cependant, la majorité des hauts fonctionnaires et magistrats sont des propriétaires fonciers, et ils partagent les sentiments et les idées de leur groupe d'origine. Ce sont les relations étroites nouées entre le pouvoir politique et la haute administration sous la monarchie de Juillet qui donnent au régime son caractère de domination si absolue des classes dirigeantes. C'est le niveau de fortune, plus que la forme de la fortune (foncière ou mobilière), qui différencie ces classes dirigeantes pendant le règne de Louis-Philippe. Maîtres du pouvoir politique, disposant du pouvoir de l'Etat, auquel ils procurent ses principaux cadres, s'assimilant les éléments nouveaux, les notables puisent la source de leur pouvoir dans leur puissance économique. (Extrait de: Les grands notables en France sous la Monarchie de Juillet, Paris, P.U.F., 1964. Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur.)

A. Daumard

Les élèves de l'Ecole

Polytechnique

Création de la Révolution, l'École Polytechnique fut réorganisée plusieurs fois sous la Monarchie constitutionnelle, mais, malgré de nombreuses attaques, elle garda son prestige intact. Destinée à fournir des officiers aux armes savantes et des ingénieurs aux services techniques de l'État, elle avait très vite débordé ce cadre: «L'utilité de l'École Polytechnique s'étend bien au delà du cercle dans lequel sa destination spéciale semble la renfermer.. . parmi ses élèves qui ne sont pas entrés dans les services qu'elle alimente, ou qui les ont quittés, il en est un grand nombre qui se sont voués à l'enseignement,

Le gouvernement des élites?

3 69

au commerce, aux arts industriels; d'autres à l'administration publique, à la magistrature, à l'église, etc.» 1 Faute de renseignements précis en nombre suffisant, il est impossible de faire une statistique, mais des indications données sur les élèves démissionnaires, en 1852, montrent la participation des polytechniciens à toute la vie du pays: hauts fonctionnaires tel Cournon, préfet de la Loire, magistrats, notables parisiens comme Beudin, banquier, député et adjoint au maire du v m e arrondissement de Paris, économistes comme Michel Chevalier, industriels comme Frèrejean, manufacturier à Lyon, et bien d'autres. 2 Mais les portes de l'école s'ouvraient-elles pour tous? D'aucuns prétendaient que les Parisiens étaient favorisés par rapport aux provinciaux. Surtout, alors que certains accusaient l'école d'être devenue une institution aristocratique, accessible aux riches seulement, ses défenseurs affirmaient que son recrutement était par essence démocratique, puisqu'il était fondé sur un concours, ouvert à tous, et que des jeunes gens issus de tous les milieux y étaient reçus tous les ans. De là les protestations nombreuses soulevées contre les projets de réforme de 1842: «L'exigence du diplôme de bachelier ès lettres [dont les candidats devraient désormais être titulaires] . . . ferme . . . à l'élite de la jeunesse des classes inférieures l'entrée d'une institution qui lui a été ouverte jusqu'ici à l'avantage et à l'honneur du pays». 3 C'était évoquer le problème de l'ascension sociale, une des préoccupations majeures des contemporains, point crucial pour comprendre l'histoire sociale de la Monarchie constitutionnelle. Connaître les origines des élèves de l'École Polytechnique, c'est un élément qui, associé à de nombreux autres documents, permettra de décrire la société du temps. Nous pouvons, dans ce domaine apporter quelques précisions, grâce à la bienveillance de M. le Général Commandant l'École Polytechnique qui a bien voulu nous autoriser à consulter les registres d'inscription des élèves. De 1815 à 1847, dernière promotion avant la Révolution de 1. A . Fourcy, Histoire de l'École Polytechnique (1828), p. 383. 2. C.-P. Marielle, Répertoire de l'École Polytechnique (I8JJ), p. 231. 3. A . Bobin, Aux pères de famille et aux chefs d'institution. Questions importantes concernant les jeunes gens que l'on destine à VÉcole Polytechnique (1842), p. 13.

La Monarchie de Juillet

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1848, 4058 élèves entrèrent à l'École Polytechnique, 1 5 8 1 pendant la Restauration, 2 477 sous le règne de Louis-Philippe. A leur arrivée, les élèves étaient inscrits sur un registre matricule qui mentionnait la date et le lieu de leur naissance, la profession et l'adresse de leur père ou tuteur, éléments d'une étude sociale. 4 Certains étaient boursiers. Comme le prix de la pension était assez élevé, 1 000 francs par an, cette indication aurait été significative, si, à côté des secours officiels, les élèves n'avaient bénéficié d'autres avantages dont on ne peut mesurer l'importance: «Vingt-quatre bourses sont accordées par l ' É t a t . . . [de plus] les élèves ont eux-mêmes créé un fonds commun destiné à payer la pension de ceux d'entre eux dont la capacité est reconnue, mais dont les parents peu fortunés n'auraient pu obtenir de secours du gouvernement. E n f i n on a vu des professeurs de l'École faire abandon de leurs appointements pour le même sujet». 5 Profession des parents des élèves

Propriétaires Officiers, services civils® Professions libérales Professions économiques Classe populaire Inconnue Total a. Fonctionnaires, officiers supérieurs et généraux Employés et officiers subalternes b. N é g o c i a n t s et industriels Boutiquiers

1815- 1830

1831- 1847

Total

Nom _ bre %»

Nom bre

»/o

Nombre

°/o

774 736 326 371 8 262

31,1 29,8 13,1 14,9 0,3 10,5

1 194 1 389 495 560 14 406

29,4 34,2 12,1 13,7 0,3 10

420 653 169 189 6 144

26,5 41,2 10,6 11,9 0,3 9,1

1 581

4 058

2 477

287

18

376

15,1

663

16,2

366 144 45

23,2 9,1 1,8

360 277 94

14,7 10,1 3,8

726 421 139

18,2 10,3 3,4

4. L a taille était également précisée; nous ne l'avons pas relevée. , car d'autres travaux, poursuivis en m ê m e temps que les nôtres, s'attachaient spécialement à ces recherches de biologie sociale. 5. Y . D . E. Bugnot, De l'École Polytechnique, dans ses rapports avec les services publics quelle alimente (1837), p. 48.

Le gouvernement des élites?

371

Le milieu social des élèves ne peut s'établir qu'en fonction de la profession de leur père. Cela implique bien des incertitudes: un «propriétaire» peut cultiver la terre ou vivre de ses rentes, un «mécanicien» peut être un artisan ou un riche manufacturier. Aussi avons-nous regroupé ces indications dans des rubriques très générales, résumées dans le tableau ci-dessus. Un groupe domine les autres: pour plus d'un tiers, les élèves étaient fils d'officiers ou de fonctionnaires et employés, le terme de fonctionnaire étant ici utilisé, conformément à l'usage du temps, qui réservait ce titre à ceux qui exerçaient des fonctions de responsabilité, nous disons aujourd'hui «hauts fonctionnaires». Le métier des armes et les fonctions publiques auxquelles l'école préparait directement, quelle que fût plus tard la destinée des anciens élèves, attiraient spécialement ceux dont le père était au service de l'État et qui, par tradition familiale, jugeaient cette carrière enviable, au lieu d'y voir, comme d'autres «l'en-cas de toutes les vocations interrompues».6 Les fils de hauts fonctionnaires, d'officiers supérieurs et généraux étaient nombreux: 2 0 % des élèves sous la Restauration, 1 4 % sous la Monarchie de Juillet. Pourtant ils auraient pu souvent entrer dans l'administration ou dans l'armée, en utilisant les relations de leur père, tel le fils du général Bro qui, engagé à 18 ans, après la Révolution de 1830, fut promu sous-lieutenant le 7 avril 1833, sans avoir participé à la moindre campagne, grâce aux amitiés que son père avait en haut lieu: «Je me suis occupé de l'affaire de ton fils . . .[il] est proposé et je puis t'assurer que le prince [d'Orléans] y prend beaucoup d'intérêt. ..», écrivait le général Marbot à son vieux camarade, le 28 février 1833. 7 Les élèves de l'École Polytechnique avaient préféré passer un concours difficile, devant des examinateurs qui ne devaient guère être influencés par la position sociale des candidats: jamais les pamphlets dirigés, à l'époque, contre l'école, ne firent état de ce grief. 8 On commençait donc à penser, dans les cadres supérieurs de l'État, que les relations ne pouvaient entièrement suppléer au mérite 6. Journal des Débats, 28 octobre 1834. 7. Mémoires du général Bro, p. 218. 8. Bibl. Nat. Catalogue de l'Histoire de France, séries Lf/141, Lf/194, Lf/210.

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La Monarchie de Juillet

et que le succès devait être fondé, d'abord, sur la valeur personnelle. Mais le pourcentage des élèves issus de familles plus modestes, fils d'officiers subalternes et d'employés, était aussi élevé. Des recherches poursuivies par ailleurs, dans les minutes notariales et dans les archives de l'enregistrement de Paris9, nous permettent de penser que la plupart de ces familles n'avaient guère de fortune; aidées parfois par des bourses, elles faisaient les sacrifices nécessaires pour payer les études de leurs enfants et étaient satisfaites de les voir entrer dans un «établissement où tout Français peut arriver s'il se livre à des études laborieuses, c'est-à-dire une institution toute démocratique . . . [spécialement utile aux] intérêts des classes inférieures que le népotisme et la faveur tendent sans cesse à exclure des emplois du gouvernement».10 Pour une part importante des élèves, entrer à l'École Polytechnique permettait donc de combler le handicap dû à des origines modestes. L'examen chronologique apporte quelques nuances: le nombre des fils d'officiers, de fonctionnaires et d'employés augmenta, en valeur absolue, sous la Monarchie de Juillet, mais il diminua en valeur relative: il passa de 4 1 % à 30%. Peut-être l'importance du personnel civil et militaire avaitelle diminué par rapport à l'ensemble de la population française; peut-être les carrières civiles et militaires avaient-elles perdu une partie de leur prestige, chez ceux qui en connaissaient le mieux les servitudes, aggravées par la Révolution. Les jeunes gens dont les parents exerçaient une profession libérale, semblent avoir obéi à deux mobiles, en entrant à l'école. Pour les uns, le titre était essentiellement honorifique: dans la promotion de 1821, par exemple, nous avons relevé le nom du fils d'un riche agent de change de Paris. Pour d'autres, passer le concours était une façon d'assurer son avenir, sans grever trop lourdement et trop longuement, un budget familial parfois obéré; c'était le cas de la famille de Jullien de Paris, directeur de la Revue encyclopédique, sous la Mo9. A d e l i n e D a u m a r d , « U n e source d'histoire sociale: l'enregistrement des mutations p a r décès», Revue d'histoire économique et sociale, 1 9 5 7 , n° 1. 1 0 . Doré, De la nécessité et des moyens d'ouvrir de nouvelles carrières pour le placement des élèves de l'École Polytechnique et de l'utilité de créer de nouvelles chaires dans cet établissement (1830), p. 20.

Le gouvernement

des élites?

373

narchie constitutionnelle, et dont deux fils entrèrent à l'École Polytechnique, en 1821 et en 1841. 11 Mais le simple énoncé de la profession, quand le niveau de fortune ne peut être évalué, donne une idée trop peu précise du milieu social, dans ce groupe, pour que l'on puisse, même approximativement, évaluer le pourcentage des élèves qui trouvaient dans l'exploitation de leur titre les possibilités d'une ascension sociale. Malgré une légère augmentation après la Révolution de 1830, les milieux du commerce et de l'industrie ne fournissaient qu'un faible contingent dans le recrutement des élèves, part d'autant plus médiocre que ce groupe était plus largement représenté dans le pays. Ce n'est pas le coût des études qui pouvait écarter les jeunes gens du concours: les patentés, même parmi les marchands de détail et les artisans, à Paris au moins, jouissaient d'une aisance plus grande que les employés, par exemple. Cette carence traduit un état d'esprit. Certains riches négociants craignaient de voir leurs enfants se détourner de la tradition familiale et abandonner les affaires:«Frédéric Engel Dollfus [né en 1818] . . . [fut] envoyé à l'âge de douze ans à Paris, il y suivit les cours du Collège Henri-IV et songea à préparer l'École Polytechnique; mais ses parents qui redoutaient de le voir embrasser la carrière militaire, l'en dissuadèrent et l'orientèrent vers les affaires.» 1 2 Pourtant, autant que la mention de la profession permet de déceler ces nuances, les trois quarts au moins des élèves issus des milieux économiques, appartenaient à des familles d'industriels, de négociants et de banquiers. Venaient-ils des maisons les plus importantes? Il faudrait, pour répondre à cette question, faire une étude nominative qui dépasserait le cadre statistique que nous nous sommes tracé et qui impliquerait une connaissance précise de toute la société économique de la France. Mais un point est certain: les boutiquiers et les artisans, à de très rares exceptions près, n'envoyaient pas leurs enfants à l'École Polytechnique. L a raison n'est pas d'ordre financier: le commerce de détail permettait de constituer des fortunes souvent très considérables, spécialement dans les grandes villes, à Paris notamment. Cette absence mérite donc d'être soulignée. Il est probable que les boutiquiers auraient redouté pour leurs fils n . Archives Nationales; Papiers Jullien de Paris et correspondance, cote: 39 A . P . 12. M a x Dollfus, Histoire de la famille Dollfus, p. $10.

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La Monarchie de Juillet

une carrière d'officier ou de fonctionnaire, mal rémunérée. C'est à un niveau supérieur de la hiérarchie sociale que les titres, les fonctions et les grades pouvaient apparaître comme désirables. Aussi toute étude de l'ascension sociale est-elle complexe: la réussite est une notion subjective et l'analyse des faits bruts n'en rend pas entièrement compte. A ne considérer que la qualité du père, on pourrait supposer en voyant que 2 9 % des élèves étaient fils de «propriétaires», qu'une bonne part des polytechniciens était recrutée dans des familles de notables. L e terme est vague; pour 24 noms, sur 1 194, les registres précisent: «propriétaires et cultivateurs», proportion infime; les autres étaient-ils des châtelains ou de modestes rentiers du sol, d'anciens marchands retirés des affaires ou de riches capitalistes? Toutefois on peut admettre que, si le père d'un fils de 16 à 20 ans vivait de ses rentes, c'est qu'il jouissait d'une certaine aisance, bénéficiait par là d'une certaine considération, qui pouvait le classer parmi les notabilités locales. Certains d'ailleurs, nous en avons dénombrés 67, assumaient des fonctions honorifiques qui ne laissaient aucun doute sur cette appartenance: ils étaient pairs, députés, conseillers généraux ou maires et rien ne prouve que tous les intéressés aient précisé, à cet égard, leur qualité. Mais les élèves dont les pères portaient des titres de noblesse, appartenaient certainement aux catégories supérieures de la société. Ils étaient en nombre relativement important: 70 à l'époque de la Restauration, 47 pendant le règne de LouisPhilippe. Cette diminution s'explique, sans doute, par le refus des légitimistes de servir la France après la Révolution de 1830. En effet, si nous avons relevé les noms de plusieurs fils de maréchaux d'Empire, Lannes, duc de Montebello, Soult, duc de Dalmatie, plus nombreux étaient les représentants de la noblesse d'Ancien Régime; certains portaient de grands noms, tels les fils du comte de Ségur, du duc de Feltre, du marquis de L a Rochefoucauld-Liancourt. Goût de la noblesse pour la carrière des armes? Mais d'autres voies en permettaient l'accès. On peut penser que certains nobles, sous la Restauration surtout, cherchèrent à «acquérir les mêmes moyens de succès [que la bourgeoisie et à] . . . reprendre par l'intelligence et le travail leur place dans l'État». 13 Si d'autres documents concordent avec celui-ci, on pourra admettre que pro13. Guizot, Mémoires, t. m, p. 101.

Le gouvernement des élites?

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gressivement la noblesse s'intégrait dans l'ordre nouveau. Enfin, le pourcentage des élèves issus des classes populaires était pratiquement nul. Nous n'en avons recensés que 14: des enfants de sous-officiers, de concierges de ministère ou de prison, seulement un fils d'ouvrier. Même à considérer le coût des études, ce n'était pas a priori une vérité d'évidence; certains témoignages auraient pu induire en erreur: «L'instruction, également dispensée sans mesure aux masses, n'amène-telle pas aujourd'hui le fils d'un concierge de ministère à prononcer sur le sort d'un homme de mérite ou d'un grand propriétaire chez qui son père à tiré le cordon de la porte».14 Les registres de l'École Polytechnique s'inscrivent en faux contre cette affirmation. Le point le plus saillant de cette étude est le peu d'attrait qu'avait l'École Polytechnique, pour les représentants par excellence de la classe moyenne, pour le commerce de détail. Un contemporain a serré d'assez près la réalité en disant: «Les jeunes gens qui se destinent à l'école sont placés en général dans des positions extrêmes: ceux-là sont fort riches, les autres ne possèdent presque rien; car il est rare que des familles, jouissant d'une aisance honnête, se trouvent assez riches pour faire les sacrifices qu'exige l'admission, quand le résultat est si peu de chose. Il y a donc deux classes de fortune extrême, les uns veulent arriver pour satisfaire leur vanité, les autres par besoin, presque tous ont une perspective généreuse, celle de se distinguer».15 Mais il faudrait préciser les proportions. Notre recensement laisse un grande marge d'incertitude. Toutefois on peut avancer quelques chiffres: 55,9% des élèves étaient des fils de fonctionnaires, d'officiers supérieurs, de négociants ou d'industriels et de propriétaires; admettre que la moitié des professions libérales représentait également une élite, est certainement une évaluation inférieure à la réalité; 6 2 % des élèves, au minimum, appartenaient donc à des familles privilégiées par leurs fonctions, leur profession ou leur fortune. Mais le pourcentage des catégories inférieures n'était pas négligeable, puisqu'aux fils d'employés et d'officiers subalternes, 1 8 , 2 % du total, il faudrait ajouter une portion indéterminée de jeunes gens dont les pères exerçaient une profes14. Balzac, Les employés. 15. Philipon de L a Madelaine, De l'admission à l'École et des abus qu'il convient de signaler (1833), p. 9.

Polytechnique

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La Monarchie de Juillet

sion libérale. Ainsi les élèves de l'École Polytechnique étaient recrutés, pour près des deux tiers, parmi les fils de notabilités locales ou nationales et, dans une proportion d'un sixième au moins, parmi la petite bourgeoisie à formation intellectuelle. [.. .] [...] Nous n'avons guère insisté sur l'évolution chronologique. En effet, sauf en ce qui concerne la noblesse, et nous nous sommes expliqué sur ce point, les origines des élèves furent à peu près les mêmes, avant et après 1830: les nombres absolus croissent; les proportions restent comparables. Augmentation du chiffre global, mais permanence des structures, dans un groupe qui comprend toutes les catégories sociales autres que les classes populaires: traits caractéristiques dont toute histoire de la bourgeoisie de cette époque devra tenir compte. Mais l'étude des élèves de l'École Polytechnique apporte surtout des éléments à la solution du problème de l'ascension sociale que nous avons évoqué en commençant. L'école n'était pas, dans la première moitié du xix e siècle cette «institution toute démocratique» que ses admirateurs prônaient, car ses élèves ne se recrutaient pas dans les classes populaires. Mais elle favorisait la promotion d'hommes nouveaux: provinciaux qui, au lieu d'être confinés dans le cadre de leur pays d'origine, pouvaient plus facilement être amenés à assumer des fonctions dirigeantes, sans que celles-ci fussent réservées à des Parisiens, même émigrés de fraîche date. Hommes nouveaux surtout sur le plan social. Certains venaient de familles aisées, mais qui n'avaient qu'une notoriété locale; leur entourage n'aurait pas suffi à leur ouvrir des carrières de responsabilité, auxquelles ils pouvaient prétendre grâce à leur titre d'ancien élève d'école. Enfin, l'École Polytechnique permettait à des jeunes gens sans fortune et sans relation, d'avoir accès de plain-pied à une position où, malgré leurs origines modestes, ils avaient les mêmes droits et les mêmes espoirs que leurs camarades plus favorisés par leurs origines familiales. Un renouvellement des classes dirigeantes était donc possible grâce au concours qui ouvrait les portes de l'École Polytechnique, mais dans d'étroites limites; en étaient exclus ceux pour lesquels le problème n'était pas de faire carrière, mais seulement de vivre. (Extrait de l'article «L'Ecole Polytechnique de 1858 à 1848», Revue d'Histoire moderne et contemporaine, juil.-sept. 1958. Reproduit avec l'autorisation de l'auteur et des éditeurs.)

textes de sciences sociales 1. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et JeanClaude Passeron, Le métier de sociologue. Edition revue et augmentée. 2. Gérard et Jean-Marie Lemaire, Psychologie sociale et expérimentation. 3. Denise Jodelet, Jean Viet et Philippe Besnard, La psychologie sociale. Préface de Serge Moscovici. 4. Claudine Herzlich, Médecine, maladie et société. 5. Maurice Godelier, Un domaine contesté: l'anthropologie économique. 6. Louis Dumont, Introduction à deux théories d'anthropologie sociale. 7. Jacques Perriault, Eléments pour un dialogue avec l'informaticien. 8. Claude Faucheux et Serge Moscovici, Psychologie sociale, théorique et experimentale. 9. Georges Davy, L'Homme, le fait social et le fait politique. 10. Jacques Mehler et Georges Noizet, Textes pour une psycholinguistique. 11. Andrée Michel, La sociologie de la famille. 12. Paul-Henri Stahl, Ethnologie de l'Europe du Sud-Est.

l'œuvre sociologique 1. Ralf Dahrendorf, Classes et conflits de classes dans la société industrielle. Introduction par Raymond Aron. 2. Kurt Samuelsson, Economie et religion. Une critique de Max Weber. 3. Morton Deutsch et Robert M. Krauss, Les théories en psychologie sociale. 4. Travis Hirschi et Hanan C. Selvin, Recherches en délinquance. Principes de l'analyse quantitative. Préface de Raymond Boudon. MOUTON ÉDITEUR . PARIS • LA HAYE

le savoir historique 1. Georges Duby, Hommes et structures du Moyen Age. 2. Maurice Lombard, Espaces et réseaux du haut Moyen Age. 3. Michel Salines, Pédagogie et éducation. 4. L'historien entre l'ethnologue et le futurologue. 5. Robert Schnerb, Deux siècles de fiscalité française, XIXe-XXe siècle: histoire, économie, politique. 6. Guy Chaussinand-Nogaret, Une histoire des élites, iyoo1848. 7. Alain Besançon, L'histoire psychanalytique: une anthologie. 8. Nicolau Eymerich et Francisco Peña, Le manuel des inquisiteurs. Introduction, traduction et notes de Louis Sala-Molins. 9. Paul Bairoch, Révolution industrielle et sous-développement. 4e édition revue et aumentée. 10. Jean Bouvier et René Girault, L'Impérialisme français d'avant 1914. 11. Léon Poliakov, Hommes et bêtes. Entretiens sur le racisme.

le savoir géographique 1. Pierre G. Gourou, Leçons de géographie tropicale.

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