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French Pages [70] Year 1950
ANALECTA
MEDIAEVALIA
NAMURCENSIA
PH. DELHAYE PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE THEOLOGIE DE LILLE
.
[ 1]
Une controverse
sur l'âme universelle au IXe siècle
DULCISSIMA E MEMORIAE MATRIS ·S
Sene
B 738 M6 D4
Préface
Par un jour d'août 1945, je travaillais au Département
des manuscrits de la Bibliothèque Nationale , non loin du R. P. Dom Lambot, lorsque celui-ci trouva dans le codex lat. 11687 une copie du De anima ad Odonen Bellouacensem , de Ratramne de Corbie (1 ) . Par amitié, par une étonnante
confiance en une compétence es-monopsychisme que m'au raient value d'anciennes et vaines études sur Siger de
Brabant, le savant bénédictin me fit part de sa découverte et me permit d'examiner cet opuscule. Sots que nous fûmes ! Au lieu de nous laisser aller aux joies des premières vacances de paix et de goûter les char mes de Paris renaissant à la vie et à la liberté , nous nous acharnâmes sur ce texte. Le P. Lambot transcrivait et
supputait la valeur des leçons ; je m'attachais à percer le sens de cet écrit obscur et à l'éclairer par ses sources. Les
scolastiques médiévaux, que je laissais dormir dans leurs in -folios, auraient doctement expliqué au nom d'Aristote que la conjonction des astres était pour lors favorable à la naissance de jumeaux. De fait, deux travaux naquirent ainsi, une édition de texte, une étude doctrinale. Elles ont
dormi toutes deux de longs mois. Et aujourd'hui que l'édi tion critique va paraître, la glose, fidèle à l'amitié, est ( 1) Ce texte, considéré comme perdu, avait été signalé par Mabillon dans la préface du tome VI des Acta Sanctorum Ordinis Sancti Benedicti ( Paris, 1680, p. XXVI, nº 156 ss ). Le grand mau riste, comme nous le dirons tout à l'heure, ne citait malheureuse
ment que quelques phrases de cet écrit dans lequel l'écolâtre de Corbie, à la demande de l'évêque Odon de Beauvais, polémique contre un moine de ses contemporains qui enseignait l'existence d'une âme universelle. On ne connaît pas le nom de ce moine, on sait seulement qu'il se présentait comme le disciple de Macarius
Scotus et qu'il appartenait à un monastère du Beauvaisis.
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UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IXe siècle
publiée elle aussi. Elle servira peut-être à quelques lecteurs pressés... Jacob et Esaü ne se disputeront donc pas pour cette fois. Ils n'y auront pas d'ailleurs grand mérite car dans le monde scientifique d'aujourd'hui il n'y a même plus de plat de lentilles à convoiter.
Lille, 2 février 1950.
:
I
L'occasion de la controverse La controverse que le De anima de Ratramme nous apprend à connaître est née d'un texte énigmatique du De quantitate animae de saint Augustin et se trouve être
ainsi l'écho indirect des doctrines de la philosophie ancien ne sur l'âme universelle.
On sait que, sous des formes diverses, les écoles plato nicienne, stoïcienne et aristotélicienne ont enseigné l'exis tence d'une âme supérieure chargée de régir les êtres vivants ou, tout au moins, les hommes ( 1 ) . Platon décrit d'une manière imagée dans le Timée et dans les Lois comment le démiurge fabrique l'âme du monde pour intro
duire l'ordre dans le cosmos . Après avoir façonné cette âme de trois principes, c'est-à-dire d'unité, de pluralité et d'une
réalité intermédiaire, il la coupe selon sa longueur de façon à former deux cercles qui se meuvent d'eux-mêmes. Pour le monde inférieur, l'âme cosmique va organiser les quatre
éléments dans le réceptable universel d'après les idées qui sont en elle, et imprimer aux choses terrestres la similitude des réalités intelligibles. Dans le monde supérieur, elle s'individualisera, semble-t-il, pour former l'âme de chacun des astres (Timée, 38 c, 40 a, 41 a ; Lois, XII, 967 a, b ) . A un
degré intermédiaire entre le monde matériel et le monde astral, le démiurge fabriquera la semence des âmes humai nes avec ce qui lui reste des principes employés pour former ( 1 ) Bibliographie sommaire : J. MOREAU, L'âme du monde de Platon aux Stoïciens, Paris , 1939 ; P. THEVENAZ, L'âme du monde, le devenir et la matière chez Plutarque, Paris, 1938 ; G. VERBEKE, L'évolution de la doctrine du Pneuma du Stoïcisme à Saint Augus
tin, Louvain, 1945.
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SIÈCLE
l'âme du monde. Il distribuera ce mélange aux astres en leur confiant le soin de loger dans des corps individuels une parcelle de cette substance psychique, après y avoir joint deux âmes mortelles, l'une volitive, l'autre appétitive
( Timée, 41 a ss ) . Ainsi par l'intermédiaire de l'âme du monde, l'âme supérieure qui est en chaque homme partici pe à l'idée de vie-en-soi et se trouve dotée d'immortalité.
(Phédon, 103 b- 107 b ) . L'union est donc intime entre l'âme cosmique et les âmes humaines : elles sont d'une même substance et participent à une même idée. Cette métaphysique de la participation est encore bien plus poussée dans le néoplatonisme. L'âme du monde est, dans le système de Plotin , la troisième hyposthase, subor donnée à l'Un et à l’Intelligence . Son unité n'est pas par
faite et doit composer avec une certaine multiplicité : l'âme contient en elle les principes vitaux de tous les êtres matériels et spécialement des hommes. Sans doute les âmes
sont multiples : les sensations, les sentiments, les qualités sont personnels. Mais foncièrement les âmes se rejoignent
en un principe unique ; c'est ce qui explique des faits constants et communs comme la sympathie, la concordan ce des sentiments humains, l'attrait de l'amour et la com
munication des pensées (2) . Une même chose, peut être en mouvement dans celui- ci et immobile dans celui-là. Que l'âme soit unique, cela ne signifie pas qu'elle ne participe aucunement à la pluralité : on ne doit accorder cela qu'aux êtres supérieurs. Cela veut dire qu'elle est une et multiple et qu'elle participe à la fois à la nature qui se divise dans le corps et aussi à la nature indivisible (3) . On peut com parer l'âme à une idée . « C'est comme l'homme ; il se meut
en moi si je suis en mouvement, il est immobile en vous si
vous êtes all repos » (4) . Mais comment une âme unique peut-elle se trouver en plusieurs âmes ? « C'est le même
être qui est en plusieurs » . C'est une substance « capable ( 2 ) Plotin , Ennéades, IV, c8, texte établi et traduit par E. BRE HIEG , Paris, 1927 , p . 233 , 1. 3 - 9 . ( 3 ) Ibidem , p . 232 , 1 , 21 - 28 .
( 4 ) Ibidem , p . 232 , 1. 4 - 6.
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de s'offrir à toutes choses tout en restant où elle est et en
l'estant une » . Deux comparaisons aident à comprendre cette thèse que Plotin reconnait « incroyable » : la raison
séminale possède en elle toute la diversité des organes du corps ; une science, les mathématiques par exemple, con tient en elle tous les théorèmes et chaque théorème con tient en puissance tous les autres (5) . Ces vues philosophiques avaient passé dans le domai
ne religieux lorsque le paganisme essayait de se ressaisir et de se défendre devant la désaffection des masses et la croissance du christianisme. Saturne était alors considéré
comme le dieu suprême d'où émanaient l'âme du monde, identifiée avec le Jupiter de la mythologie classique, et ultérieurement les âmes particulières (6 ) .
En exposant sa thèse, Plotin écarte une autre théorie
tendant à concilier l'unité et la multiplicité de l'âme : la division d'une substance matérielle en ses parties ( c 4) . Ce n'est pas à une hypothèse purement gratuite mais bien l'opinion d'une puissante école philosophique, celle du stoïcisme, qui avait adapté la théorie de l'âme universelle au matérialisme radical du système. La clef de voûte du système stoïcien, on le sait, est la théorie du pneuma, réali té matérielle et unique qui est à la fois la divinité, l'âme du monde et le principe vital de tous les êtres. Le pneuma, c'est le divin immanent à chaque chose, l'âme du monde pénétrant et régissant le cosmos et chacune de ses parties,
le principe de vie des plantes, des animaux et des hommes, la source de toutes les manifestations de la vie comme de toutes les activités . L'âme humaine est un fragment du
pneuma, elle est née par segmentation du pneuma pater nel dont une partie est transmise dans la semence de vie : le stoïcisme, on le voit, enseigne le traducianisme matéria ( 5 ) Ibidem, p. 235, 1. 5 - 28 . ( 6 ) SAINT AUGUSTIN, De consensu Evangelistarum , lib. I, c. 23, riº 35, P. L. , t. 34, col. 1058. PLUTARQUE, De Iside et Osiride, 36. A 9
ce stade populaire, la conception de l'âme du monde, était un compromis entre les idées néoplatoniciennes et stoïciennes .
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liste dans toute sa rigueur. L'âme se trouve être ainsi une partie du divin . « L'âme, écrit Sénèque, n'est pas autre cho se qu'une parcelle de la divinité plongée dans le corps de l'homme > (7) . Aussi est-elle divine et confère-t-elle aux
valeurs qu'elle accepte un caractère divin . Comment dou ter de la dignité et de la destinée de l'âme ? Nous faisons
partie d'un tout divin, nous sommes « les compagnons , mieux les membres du divin » (8) .
L'union des âmes particulières à l'âme du monde peut se comparer à celle du soleil et de ses rayons : de même que les rayons du soleil viennent toucher la terre tout en
restant dans l'astre lui-même, l'âme est en nous tout en res tant attachée à l'être dont elle émane (9) .
Saint Augustin nous est témoin de la diffusion de ces idées. Il avoue dans ses Confessions qu'avant sa conver sion, il croyait que Dieu était un souffle subtil traversant
le cosmos, un pneuma entendu à la manière stoïcienne. Il ne concevait d'être que matériel et, encore qu'il sentît le besoin d'épurer la notion de Dieu, il ne parvenait pas à se
représenter un être vraiment spirituel. Dieu, pour lui, était une matière épurée remplissant chaque espace et pénétrant toute chose ( 10) . Evidemment
l'âme
humaine
était considérée
tout
autant comme une réalité matérielle ( 11 ) dont la substance était celle même de Dieu ( 12) .
Il semble, à première vue, que la doctrine de l'âme du monde n'ait aucune place dans l'aristotélisme, tout au
moins sous sa forme classique, et que par conséquent nous n'ayons pas à en parler ici. Ce système n'explique pas l'unité du comos par l'action d'une âme universelle mais ( 7 ) SÉNÈQUE, Epistolae ad Lucilium , 66, n° 12. ( 8 ) Ibidem , 93 , n ° 20. ( 9 ) Ibidem , 41 , nº 5 .
( 10 ) Saint AUGUSTIN , Confessiones, lib. 7, c. I. P. L., t. 32, col . 733-734, Ed. P. Knoll , Vindobonae , 1896, p. 141 , 1. 24. ( 11 ) Ibidem , lib . 4 , c . 15, P. L. t . 32 , col. 703-704 , Ed . P. Knoll , p . 83 , 1. 3 .
( 12 ) Ibidem , lib . 8, c . 10. P. L. t. 32, col. 759-760, Ed. P. Knoll, p . 188 , 1. 25 .
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par la tendance de toutes choses orientées dans une finalité
intrinsèque vers le premier moteur immobile. Nous ne pouvons cependant écarter a priori la possibilité d'une influence aristotélicienne sur les thèses discutées dans
l'opuscule de Ratramne, Renan, qui ne connaissait de l'ou vrage que les quelques phrases citées par Mabillon, avait fait sienne cette hypothèse et voyait dans les thèses com battues par Ratramne un maillon de l'histoire de l'« aver roïsme » ( 13) . Dans l'abstrait, la chose est possible car, de textes obscurs et ambigus d'Aristote, certains commenta teurs ont tiré la doctrine du monopsychisme aux termes de laquelle il n'y aurait pour tous les hommes qu'une seule âme, qu'une seule intelligence qui opérerait en tous. Au troisième livre de son traité Sur l'âme, Aristote
distingue l'intellect passif de l'intellect agent et affirme que celui-ci est éternel, toujours en acte, immortel. D'autre part le Stagirite affirme que l'intellect est séparé et divin,
extrinsèque aussi à l'homme. Il semblerait donc que pour lui, l'esprit, dont il parle toujours au singulier, est unique,
et qu'il plane au-dessus de la multiplicité des individus dans lesquels il exerce son activité . D'où cette théorie
d'Alexandre d'Aphrodise : l'intellect passif est propre à chaque individu mais il est matériel et donc mortel. Son rôle consiste seulement à préparer les conditions favora bles à l'action de l'intellect agent. Celui-ci est séparé et
divin, unique pour l'espèce humaine dont il constitue une sorte d'âme supérieure (14) . Averroès, lui, devait aller beaucoup plus loin et enseignerait que non seulement l'intellect agent mais encore l'intellect possible est séparé
et unique ( 15 ) .
13 ) E. RENAN, Averroès et l'avérroïsme, Paris, 1852, p. 132. P. Duhem, Le système du monde, t. 3 , Paris, 1915, p. 81 , parle lui aussi du « pré-Avérroïsme de Macarius » . ( 14 ) G. THERY, Alexandre d’Aphrodise, Paris, 1926, p. 27-33, 46 ss .
( 15 ) Sur tout ceci, on verra F. VAN STEENBERGHEN, Siger de
Brabant d'après ses cuvres inédites, t. 2. Siger dans l'histoire de l'aristotélisme, Louvain, 1943, p. 493, 629 ss.
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Les auteurs chrétiens ne pouvaient accepter de pareil les doctrines sans les modifier profondément. Le sens aigu de la transcendance divine, la conviction d'une destinée personnelle qu'ils puisaient dans les livres saints ies empê
chaient d'accepter telles quelles les thèses de la psychologie platonicienne, aristotélicienne ou stoïcienne . Il ne fait pas de doute cependant que l'enseignement des philosophes n'ait eu sur eux une influence profonde. On le voit claire
ment par le bilan sommaire mais combien précieux de la psychologie chrétienne qu’un familier de saint Gaudiose traçait quelques années après la mort de saint Augus tin ( 16) . Certains auteurs occidentaux comme Tertullien,
Arnobe et Lactance ont accepté des éléments de la psycho logie stoïcienne : pour eux l'âme est matérielle, elle est transmise dans la génération avec l'organisme. Tous les corps sont issus du corps d’Adam ; et par les corps, toutes les âmes dérivent de celle du premier homme. Ainsi le traducianisme corporel rend-il raison de l'uni té de l'âme dans l'espèce humaine et de la faute qui la marque. Certains transposent cette théorie dans un mode
spiritualiste : ils estiment que la semence corporelle n'a aucun rôle dans la production de l'âme de l'enfant à partir de celles des parents et en définitive de celle d'Adam. D'aucuns vont encore plus loin dans ce processus de spiri tualisation : ils tiennent que cette âme ainsi transmise et diversifiée doit être identifiée avec l'esprit, le pneuma,
que, au dire de la Genèse, Dieu insuffla au corps d’Adam. D'autres penseurs chrétiens, orientaux pour la plu ( 16 ) Cet écrit, intitulé parfois Dialogus sub nomine Hieronymi et Augustini de origine animarum a été longtemps rangé parmi les lettres de saint Jérôme ( ep. 37, P. L. t. 30, col. 261 ss.) L'auteur
se présente pourtant explicitement comme un familier de saint Gaudiose ( n° 8, col. 263) . Ce saint, africain de la Proconsulaire, fut titulaire du siège d'Abitine. Victime de la persécution vandale,
il se réfugia à Naples en 439 et y mena la vie monastique avec quelques-uns de ses clercs jusqu'à sa mort qui survint le 28 octo bre 453. Certaines Eglises de l'Italie méridionale célébrant sa fête quelques jours plus tard, soit le 26 octobre, soit le 3 novembre, d'aucuns en ont conclu à tort, à l'existence de trois saints de ce
nom. Par contre, on ne peut l'identifier à saint Gaudiose, évêque
de Brescia , honoré le 7 mars. Cf. Acta Sanctorum , Propyleum Decembris, à ces dates.
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part, comme Origène, Eusébe de Césarée, le martyr Pam phile, saint Basile, saint Grégoire de Nysse, Didyme ensei gnent une psychologie teintée de platonisme : les âmes, disent ces auteurs, sont spirituelles et immortelles ; elles ressortissent à une substance unique ( unius substantiae
omnes esse animas) soit qu'elles aient été créées en une fois à l'aurore des temps, soit que Dieu les crée successive ment en relation directe avec les corps qui se forment ( 17 ) . En quoi consiste cette « substance unique de l'âme » dont parlent ces auteurs ? Serait-ce l'âme du monde ? Il ne le semble pas car la plupart d'entre eux attribuent le rôle de
l'âme du monde au Saint-Esprit ( 18) . Il s'agit plutôt d'une idée conçue à la manière platonicienne, d'une réalité d'or
dre supérieur qui reste une, bien qu'elle se multiplie dans les êtres de la même espèce. Grégoire de Nysse déclare : « Lorsque la parole sacrée dit que Dieu créa l'homme, la forme indéterminée de l'expression manifeste qu'il s'agit de l'humain universel ; on ne parle pas, en effet, d’Adain comme dans la suite du récit, l'homme créé est appelé non pas tel homme mais l'homme en général ... De même que tel homme en particulier est délimité par la grandeur de son corps et que son existence est mesurée par la gran deur répondant exactement à la surface de son corps, de même, je pense, l'ensemble de l'humanité est tenue comme dans un seul corps, grâce à la puissance presciente que Dieu a sur toutes choses » . Il est frappant de rapprocher un argument proposé par Grégoire du texte de Plotin que
nous avons cité plus haut ; les deux auteurs entendent démontrer l'unicité de l'âme par la similitude des actes psychologiques observés dans les différentes personnes. « C'est le même esprit qui habite en tous, écrit Grégoire,
et tous ont la faculté de réfléchir, de délibérer et de poser ( 17 ) Dialogus , col . 262 .
( 18 ) Par exemple, EUSÈBE DE CÉSARÉE, Praeparatio Evangelica, 1. 11 , c . 20, P. G., t . 21 , col . 901 ; SAINT BASILE, Homélie sur le
Saint-Esprit, Traité du Saint-Esprit, cfr. N. BOUILLET, Les Ennéa des de Plotin, t. 3, 1861, p. 638. Pour saint Cyrille d'Alexandrie , Théodoret, saint Augustin, ibidem, p . 622. Voir aussi R. ARNOU ,
Platonisme des Pères, Dictionnaire de Théologie Catholique de Vacant, t . 12 , col . 2328 ss .
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les autres actions » ( 19) . Même affirmation dans le traité .
Quod non sint tres dii : « Une multitude participe à la nature, il y a des disciples, des apôtres, des martyrs et néanmoins il n'existe en eux tous qu'un seul homme ». Sans doute l'usage a prévalu de parler de plusieurs hommes mais c'est là un abus de langage, le terme homme
ne désigne pas l'individu mais la nature, or « la nature est
unique, ... même dans la pluralité phénoménale, elle garde son unité, son indivision, sa continuité ; elle est le tout des
sujets multiples auxquels elle se donne et elle ne pâtit pas
en elle-même de la multitude de ceux qui participent d'elle dans leur individualité » ( 20 ).
Saint Augustin, lui aussi, est resté attaché, après sa conversion, à certains enseignements de l'anthropologie platonicienne, voire stoïcienne, sans songer toutefois à leur donner une valeur absolue. Les explications philoso phiques lui tiennent manifestement moins à cæur que les affirmations de la foi. Ainsi il admettra , au moins comme
possible, l'existence d'une âme du monde qui fasse du cosmos un grand animal doué d'une vie rationnelle (21 ) . Il
est si convaincu que l'ordre des choses visibles peut pleine ment s'expliquer par l'action de cette âme cosmique finie et changeante qu'il lui répugne de prouver l'existence de Dieu se basant sur le monde extérieur et qu'il croit seu
lement pouvoir atteindre cette conclusion en faisant appel à la réalité des vérités éternelles. Saint Augustin ne pense ( 19 ) SAINT GRÉGOIRE DE Nysse, De hominis opificio , c. 16, P. G. , t . 44, col . 185 , traduction sous le titre La création de l'homme par
LAPLACE -DANIELOU, Lyon, 1943, p . 159-161 . Sur ces textes, on verra L. MALEVEZ, L'Eglise dans le Christ, I. L'unité de l'espèce
humaine au service de la christologie chez quelques Pères grecs, dans Recherches de Science Religieuse, t . 25, 1935, p . 260. ( 20 ) Saint GRÉGOIRE DE Nysse, Quod non sint tres dii, P. G., t . 45, col . 120. 0
( 21 ) De consensu evangelistarum , lib. I , c. 23, n° 35, P. L., t. 34 , col. 1058, éd. F. WEIHRICH , Vindobonae, 1904 , p. 28, 1. 8 ; Die Civi tate Dei, lib. 13 , c. 16 , 17 , P. L., t. 41 , col . 387, éd . E. HOFFMAN , Vindobonae, 1899, p . 634, 1. 6 ; De musica, lib . 6, c. 14 , n° 43, P. L., t. 32, col . 1186 ; De immortalitate animae, lib . 15, c. 24 et lib. I, c. 11 , nº 4 , P. L. , t . 32 , col . 608 .
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point pour autant que les âmes humaines participent à la substance de cette âme cosmique dont la juridiction, dans l'échelle des êtres, ne dépasse pas le règne animal . Est-ce à dire que les hommes et notamment leurs âmes soient une
poussière d'êtres juxtaposés sans unité foncière ? En aucune façon. Tout d'abord, la sagesse qui est en elles n'est pas individualisée (22) : « il existe une sagesse souveraine qui rend sages toutes les âmes, elle est en Dieu et toutes les âmes participent d'elle (23 ). D'autre part, les âmes forment un tout qui, réalisé en une fois dans le premier
homme, se déploie au cours des temps : cette unité est réelle, elle n'est pas seulement une vue de l'esprit et c'est elle qui explique la participation de chacun au péché ori ginel. « Tous ont péché par la mauvaise volonté d'un seul, car à ce moment tous étaient cet homme » (omnes ille
unus fuerunt (24 ) . L'humanité est une masse, massa perdi tionis (25 ). On songe, évidemment à la participation de tous les hommes à une même idée qui assure leur subsis tance dans l'être (26) mais à cette théorie platonicienne s'en ajoute une autre, inspirée du stoïcisme. Car saint
Augustin conserve toujours quelque préférence au tradu cianisme quand il s'agit d'expliquer l'origine des âmes. On comprend mieux la transmission du péché et l'unité de la nature si l'âme de l'enfant vient de celle des parents que si Dieu intervient directement pour la créer de rien . Dans le premier cas la souillure est intrinsèque, dans le second,
elle garde quelque chose d'extrinsèque puisque alors, selon
( 22 ) De libero arbitrio , lib. 2, c . 9 , n ° 27 , P. L. , t. 32, p. 1255 .
( 23 ) De consensu evangelistarum , lib. I, c . 23, n° 35, P. L., t. 34 , col . 1058.
(24 ) De nuptiis et concupiscentia, lib. 2 , c. 5, P. L., t. 44, col. 444-445 ; De Civitate Dei, lib. 13 , c . 14 , P. L. , t. 41 , col. 376, éd. E. HOFFMANN, p . 632 , 1. 10. On rencontre aussi chez S. Augustin 2
l'expression équivalente : in illo omnes fuerunt, par ex. Contra duas epistolas Pelagianorum , lib. 4 , c. 4 , n . 7, P. L. , t. 44 , col. 614.
(25) Contra Iulianum , lib. 3, c. 18, n ° 35, lib. 5, c. 4 , n° 14 , 9
P. L., t. 44, col . 721 , 792.
( 26 ) De diversis quaestionibus 83, q. 46, De ideis, P. L., t. 40, col . 30.
16
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l'exemple même du saint docteur, c'est le vase qui cor rompt le liquide qu'on y verse (27) . Faut-il aller plus loin et dire que les âmes humaines sont les parties d'une âme supérieure ? Saint Augustin semble l'avoir pensé quelquefois (28) . Son ami Evode, évêque d’Uzale, l'avait un jour consulté sur diverses ques tions théologiques et notamment sur le sort de l'âme après la mort. Raisonnant dans des perspectives platoniciennes, le bon évêque hésitait entre deux hypothèses. L'âme reste
ra-t-elle individualisée par quelque chose du corps qui lui demeurerait uni par delà la mort ? Ou bien perdra-t-elle de son individualité pour s'unir à toutes les autres en une âme unique, comme les diverses facultés se résolvent dans l'uni té supérieure de l'esprit ? La réponse de saint Augustin, visiblement embarrassé, est digne d'un rhéteur consommé qui peut être à court d'idées mais auquel les mots ne man
quent jamais. L'évêque d'Hippone s'excuse sur ses nom breuses occupations de ne pouvoir entreprendre une réponse qui demanderait beaucoup de soin et de travail. « Mais si, en deux mots, ajoute-t-il, vous voulez savoir ce qu'il me semble, je vous dirai que je ne crois pas que l'âme sorte du corps avec quelque chose de corporel » . C'est tout
pour cette question. Saint Augustin admet-il l'autre solu tion, la fusion des âmes ? Il ne le dit pas, mais il est assez curieux qu'il ne l'écarte pas non plus et que cette hypothè se soulève moins d'objections chez lui que la première. A l'heure actuelle, nous adopterions l'attitude opposée ; nous préfèrerions parler d'une relation au corps ou de quelque chose de semblable. Nous n'envisagerions même pas l'éventualité de la résorption des âmes en une âme col lective ( 29 ). ( 27 ) De peccatorum meritis et remissione, lib. 3, c. 7, nº 14, P. L., t. 44, col. 194 ; Contra Iulianum , lib. 5, c. 4 , n° 17, P. L., t . 44 , col . 794.
(28 ) Cf. A. PORTALIE, Augustin ( Saint) article du Dictionnaire
de Théologie Catholique de Vacant etc., t. I, col. 2331. « Théories platoniciennes d'abord adoptées puis rétractées par Augustin ... il admit aussi des doutes sur une question non moins grave : y a-t-il une âme pour tous, une distincte pour chacun ? » ( 29 ) La lettre d'Evode est classée sous le n° 158 dans la Corres
UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX SIÈCLE
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Un doute semblable , et même plus large encore, puis
qu'il ne porte plus seulement sur l'état de l'âme après la mort, se faisait jour déjà au chapitre 32 du de Quantitate animae, un dialogue philosophique qui date des premiers mois de 388 .
« Quant au nombre des âmes..., disait-il à son interlo cuteur Evodius, je ne sais que te répondre ... Si je te dis que l'âme est unique, tu seras troublé par ce fait que chez l'un elle est heureuse, chez l'autre, malheureuse ; or une même chose ne peut être à la fois heureuse et malheureu
se. Si je te dis qu'il y en a simultanément une seule et beau coup, tu riras ; et je ne vois pas trop comment j'arrêterais ton rire. Dirai-je seulement qu'il y en a beaucoup ? C'est de moi-même que je rirai alors ; et j'aurai plus de peine à supporter mon propre mépris que le tien » ( 30) . Ainsi donc saint Augustin n'a aucune hésitation à éliminer le mono psychisme radical ; mais lorsqu'il s'agit de savoir si les âmes sont multiplicité pure ( multac tantummodo ) ou multi plicité ramenée à l'unité dans une âme supérieure ( una simul et multae ) il hésite. Qui plus est, il trouve la premiè
re opinion plus ridicule que la seconde. En disant que les
pondance de saint Augustin . Le passage qui nous intéresse est au nº 5. La réponse de saint Augustin fait suite ( Ep . 159 ) ; voir sur tout la fin du n ° I. P. L. , t. 33, col. 695 et 699 .
(30 ) Traduction d'après P. DE LABRIOLLE, Bibliothèque Augus tinienne, Euvres de saint Agustin , 1re série, Opuscules, V, Dia
logues philosophiques, II, Dieu et l'âme, Paris, 1939, p. 371. Voici le texte latin d'après l'édition mauriste ( ibidem et P. L., p . 33, col. 1075 ) . De quantitatee animae, c. 32, nº 69. « De numero vero animarum , nescio quid tibi respondeam , cum hoc ad istam quaes tionem pertinere putaveris : citius enim dixerim non esse omnino
quaerendum , aut certe tibi nunc differendum , quam vel tam invo lutam quaestionem modo a me tibi posse expedire. Si enim dixero unam
esse animam, conturbaberis, quod in altero beata est, in altero misera ; nec una res simul et beata et misera potest esse. Si unam simul et multas dicam esse , ridebis ; nec mihi facile , unde
tuum
risum
comprimam , suppetit . Sin multas tantummodo esse
dixero, ipse me ridebo, minusque me mihi displicentem, quam tibi perferam . Audi ergo quod ex me bene tibi audire posse polli ceor ; quod vero aut ambolus, aut alteri nostrum ita onerosum est,
ut fortasse opprimat, ne subire aut imponere velis », P. L. , t. 33, col . 1073.
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UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX° SIÈCLE
âmes sont multiples, le philosophe aurait conscience de se déshonorer, et ce serait autrement pénible pour lui que de défendre la thèse de l'âme une et multiple.
Texte troublant et dont nous ne trouvons le sens qu'à la lumière de toute une évolution historique. Combien plus étrange devait-il paraître, lorsque, dans des perspectives historiques limitées, il tombait sous les yeux des curieux de l'époque carolingienne ?
II
La doctrine de l'adversaire de Ratramne Les laïcs de l'époque carolingienne semblent avoir montré un grand intérêt pour les questions psychologi ques. Une personne pieuse qui vit à la Cour de Charlema gne interroge Alcuin sur la nature de l'âme ; celui -ci
répond par son De animae ratione liber ad Eulaliam virgi nem (31 ) . C'est à la demande de Lothaire I" que Rhaban Maur écrit son De anima ( 32 ) dont il emprunte d'ailleurs le plus clair à Cassiodore (33 ). Vers 850, Charles le Chau
ve consulte encore les hommes d'église sur ces problèmes. Il leur demande notamment si l'âme est matérielle, si elle
est dans le lieu et dans le temps tout au moins en raison du corps auquel elle est unie. Le Pseudo -Hincmar répond à cette enquête en recueillant un dossier patristique et en présentant un ouvrage plus personnel, encore que basé sur une vaste documentation positive (34) . Ratramne de Cor bie, lui aussi, constitue un florilège dont les éléments sont repris à diverses autorités théologiques comme saint Ambroise, saint Augustin, saint Grégoire le Grand, saint Isidore de Séville et à ces classiques des questions psycho logiques que sont Claudien Mamert et Cassiodore (35 ) . ( 31 ) P. L. , t. 101 , col. 639-647. ( 32 ) P. L. , t. 110 , col. 1110-1120 . ( 33 ) De Anima, P. L., t . 60, col . 1279-1308 .
( 34 ) PSEUDO -HINCMAR, De diversa animae ratione, suivi du flori
lège. P. L., t . 125, col. 929-952. Chacun des chapitres de l'ouvrage répond à une question de l'enquête. ( 35 ) Cet ouvrage a été édité par D. A. WILMART, L'opuscule inédit de Ratramne sur la nature de l'âme, Revue Bénédictine,
1931 , t. 43, p. 207-223. Ratramne ne détaille pas les questions comme le Pseudo -Hincmar, il semble même ne pas avoir sous les
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UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IXe siècle
Sans sortir des bornes légitimes de l'hypothèse , peut-on supposer que l'écho de ces disputes ne s'était pas encore éteint tout- à - fait lorsque l'adversaire de Ratramne, ce moine de Beauvais dont nous ignorons le nom , composa
l'ouvrage incriminé ? Sans doute cet écrit semble être posté rieur de quelques années à la consultation royale puisque l'instigateur de Ratramne, Odon de Beauvais, ne prit pos session du siège épiscopal de cette ville qu'en 861. Il est vrai que l'ouvrage réfuté pourrait être quelque peu anté rieur à l'élection d'Odon et que son auteur prétend défen
dre l'opinion qu'il a reçue de son maître Macaire. Il ne fallait d'ailleurs pas être consulté officiellement pour por ter de l'intérêt à ces matières. Il est peu probable que
Godescalc d'Orbais, suspect, puis condamné à Quierzy en 849, ait été prié à donner son avis. Et cependant il traite de ces questions en même temps que de nombreuses autres dans ses Responsa (36) . Peu importe après tout, il nous suffit de remarquer qu'à l'occasion de ces débats, on a lu et relu le De Quantitate animae que nous trouvons cité dans le florilège du Pseudo -Hincmar (37) et dans les Responsa de Godescalc ( 38 ) .
Quoi qu'il en soit de ces suggestions sur l'origine de la controverse, voici comment, d'après la préface de Ratram ne (fol. 93 r-v) , on peut récapituler le développement de la polémique dont notre traité est la seule pièce connue jus qu'ici. Un moine du diocèse de Beauvais compose un écrit dans lequel, reprenant les idées de son maître Maccarius
Scotus, il interprète le texte du De quantitate animae com yeux leur teneur précise. ( Duo, quantum memini, proposuistis... , p. 210 ) . Il entend surtout montrer que l'âme n'est ni matérielle, ni localisée.
( 36 ) Responsa Gottescalci de diversis dans C. LAMBOT, @uvres théologiques et grammaticales de Godescalc d'Orbais, Louvain , 1945,
p . 131 .
( 37 ) Loco citato, col . 950. Lorsque Alcuin écrivait son De ani
mae ratione, une cinquantaine d'années auparavant, il avouait ne pas avoir vu le De quantitate animae, il ne le connaissait que par les Retractationes . Il demandait à sa correspondante de
rechercher si la bibliothèque du palais ne possédait pas l'ouvrage. Loco citato , p . 645 .
( 38 ) Loc. citato, p. 179, de même Quaestiones de anima, p. 289.
UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IXe siècle
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me favorable à l'existence d'une âme universelle (Disputa tio monachi bellouacensis ). Odon , ancien abbé de Corbie, promu évêque de Beauvais, s'émeut de cette thèse et deman de à Ratramne de réfuter l'écrit. L'écolâtre de Corbie eût volontiers traité l'affaire par le mépris : pour lui cet opus
cule est un essai (disputatio ) dû à la suffisance d'un jeune présomptueux ( juuenili tumore sublatus) qui a mal com pris les auteurs et qui est bien novice dans l'art de raison ner. De telles inepties ne méritent pas tant des réfutations que des sanctions. Aussi Ratramne s'est-il contenté d'écrire une brève réponse adressée à l'évêque ( breuis responsio) .
Sans doute le texte de la lettre a-t-il été communiqué au moine car celui-ci a écrit à Ratramne et lui a demandé des
éclaircissements (petitio) que Ratramne a fournis en un court écrit (paruus libellus non quidem praesomptione nostre sed sua petitione (scriptus) . Ce deuxième ouvrage n'a pas eu plus de succès que le premier et le moine doit avoir répondu au paruus libellus : Ratramne lui reproche en effet de persister dans son erreur malgré la seconde monition qu'il lui a adressée et par ailleurs de ne pas avoir fidèlement reproduit son texte en cherchant à le réfuter. Aussi Ratramne voudrait-il considérer son adversaire
comme un hérétique obstiné, passible des censures ecclé siastiques après deux avertissements. Mais Odon estime que la lettre et l'opuscule, tous deux également brefs, ne constituent pas une réponse suffisante et il presse son ami de s'appliquer à cette tâche. D'où ce nouvel opuscule de Ratramne.
Ainsi donc chacun des adversaires a trois écrits à son
actif : le moine anonyme a proposé sa thèse ( disputatio ), demandé des éclaircissements (petitio ) et finalement a maintenu sa position en réfutant Ratramne. Celui-ci a répondu ) à l'évêque (breuis responsio) puis au moine (paruus libellus) et enfin rédigé ce travail plus considéra ble ( tractatus de anima ad Odonem Bellouacensem) .
Il nous a paru intéressant de grouper séparément les
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Une CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX® SIÈCLE
quelques citations du moine de Beauvais que l'on peut retrouver dans le texte du tractatus de Ratramne. C'est la
seule manière certaine que nous ayons de nous faire une idée de sa doctrine. Ainsi nous sera-t-il possible de recons
tituer de quelque manière le troisième écrit du moine auquel Ratramne veut répondre d'une manière définitive. Remarquons tout d'abord ce texte que le moine avait emprunté à son maître, Macaire le Scot, et dans lequel se trouve résumée l'exégèse du passage du De quantitate qui va être mise en question : « Et Macharius quidem ex hoc loco sic ait scribens ad illum qui sibi quaestionem hanc proposuerat : « Haec autem
ideo proposui, frater, ut sapias quod voluit Augustinus. Unam noluit, multas animas noluit ; quod in medio posuit, hoc
uoluit, hoc est ut sit una anima et multa, quamuis ille dixit : « Ridebis, nec michi facile unde tuum risum comprimam suppetit ». Non est mirum quia istam quaestionem difficilli mam suadere uix potuit, quanto magis neque nos possu mus. » ( fol. 98 r ) ( 39 ) .
Ainsi donc pour Macaire, saint Augustin a écarté le
monopsychisme et le pluralisme des âmes pour se rallier à la théorie qu'il avait énumérée en deuxième lieu : les âmes seraient donc à la fois une et multiples. Le moine beauvaisien a fait sienne cette opinion : « Qua in re coniiciendum est si unam tantummodo
noluit, illud quod in medio posuit, omnimodis uoluit et si,
ratione consequente , ualet concludi id Augustinum quod in medio est uelle intelligere, Macharii uerba non esse uana nec risui apta debemus aduerte . » ( fol. 141 r-v ) ( 40 ) .
Cette affirmation globale sera maintenant exposée en détail. L'auteur montre que saint Augustin a écarté la troi
sième hypothèse (plures tantummodo ) comme indigne d'un philosophe : « Praeterea nec multas solummodo dicere uoluit . Idcirco cum intulit : sin multas tantummodo essse dixero , addendo
( 39 ) Ratramne souligne encore cette affirmation , fol . 98 r . ( 40 ) Repris 142 r, voir aussi l'affirmation de Ratramne 97 r.
Une CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX SIÈCLE
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subiunxit : « ipse me ridebo minusque me michi displicen tem quam tibi perferam. > (fol. 137 r) . Tout autant le saint docteur a-t-il refusé d'admet
tre la première théorie aux termes de laquelle il n'y aurait qu'une âme : « Unde quia nec natura sinit nec ulla ratio adstruit ut
una anima in unitatem tot personis quot homines sunt unia
tur, non dubitando, potius immo asserendo intulit Augus tinus : « Si unam tantummodo esse dixero, conturbaberis. » ( fol. 136 r ) .
La raison qu'il en donne est irrefutable : la même âme serait à la fois heureuse en l'un et malheureuse en l'autre : « Posset ingens siquidem uehementer et ualida contur batio homini ratione praedito oboriri si ei persuadere quis quam uel leviter conaretur quod uni tantummodo omnibus humanis corporibus foret ad regendum attributa anima, cum ipsam unam eandemque necessario oporteret in uno
esse
beatam, in altero denique miseram. » ( fol . 135 r et 135 v ) . Ce texte est à noter car il nous montre combien l'ano
nyme de Beauvais songeait peu à défendre le monopsychis me, notamment sous la forme stricte de la tradition aristo telico-avérroïste. Il écarte sans ambages l'idée qu'il n'existe qu’une âme pour tous les hommes et au contraire recon naît à chacun d'eux le caractère d'une personne. Ratramne l'a bien vu et, en commentant ce dernier texte, il demande
précisément comment on peut à la fois tenir l'individualité des hommes et leur union en une âme universelle . Le fait
est que notre moine va tenter une voie moyenne entre le
monopsychisme et le polypsychisme absolu en proposant, selon une théorie qu'il croit augustinienne et qui en réalité est néoplatonicienne, de voir dans les âmes individuelles une émanation de l'âme première.
Mais précisément, au sujet de l'attribution de cette opinion à saint Augustin , une objection vient naturelle ment à l'esprit. Comment saint Augustin a-t-il pu faire sienne une opinion qu'il estime ridicule ? C'est qu'il sait son interlocuteur peu intelligent et peu instruit, répond le moine. Cette thèse nuancée fera rire quiconque n'est pas
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initié aux études philosophiques, et on sait combien il est difficile en pareil cas de trouver des arguments qui ne
dépassent pas le degré de formation de celui que l'on veut convaincre . Mais autre chose est de savoir qu'une thèse est peu aisée à exposer, autre chose est de ne pas l'admettre. « Videamus ergo quid sit in medio collocatum et prout dominus dederit intima eius penetremus. Est itaque in medio positum : « Si unam simul et multas dicam esse, ridebis, nec michi facile unde tuum risum comprimam suppetit . » Quare
ergo dixit : « Ridebis, nec michi facile unde tuum risum
comprimam suppetit » ? Fortasse ideo quia se sic totus iste sermo habet tanquam ad minus prudentem fateretur ( vel : fatetur ) et cum aliquo modo non satis erudito in talibus persuaderi ab aliquo argutae mentis uel unam tantummodo, uel multas solummodo, nequaquam tamen unam et multas credere oportere, quoniam eius cordis crassitudo simul sub sistentem speciem et substantificata ( dub. ) nequiret per lustrare, congrue signanterque locutus est : « Ridebis. » Quod enim
subsecutus intulit
:
« Nec michi facile unde tuum
risum comprimam suppetit », sic datur intelligi : quia aut
numquam aut uix continentem speciem et manantia particu laria simul esse penetrare non poteris. » ( fol . 142 r et 142 v, 143 r, texte légèrement différent ) .
Les hésitations de saint Augustin ne porteraient donc
pas sur la doctrine mais sur l'opportunité de la répandre. Comment s'en étonner ? Saint Paul n'a pas procédé autre ment lorsqu'il parlait aux Corinthiens encore novices dans la vie chrétienne. L'apôtre dit expressément qu'il a voulu ménager ses auditeurs . Au lieu de leur enseigner des mys tères profonds, il s'est contenté de prêcher du Christ selon la chair :
« Huiusmodi etenim sensu traditur apostolus locutus
fuisse cum inter imperfectos nec norat aliud loqui nisi Dominum Iesum Christum et hunc crucifixum : inter per
fectos autem loqui nouerat sapientiam . Quemadmodum autem apostolus dicitur non nosse sapientiam quia cum quibus
loquebatur per eum nosse non poterant, sic Augustinus hic dicit se non posse risum admirantium comprimere propterea quod illi, unde comprimendus esset, nequirent percipere. » ( fol . 143 v ) .
UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX SIÈCLE
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Notre moine n'ignore pas l'interprétation toute diffé rente que Ratramne a proposée dans le paruus libellus : pour celui- ci, saint Augustin n'envisage pas la question du nombre des âmes, il étudie une nature dans l'abstrait. Lors qu'il parle de l'âme, c'est dans une acceptation logique comme lorsque nous parlons de l'homme au singulier, con sidéré comme une essence, tout en sachant très bien qu'il existe beaucoup d'hommes. L'anonyme de Beauvais a très bien vu que c'était là se méprendre totalement sur le sens du texte augustinien. Il déclare qu'il n'est pas question d'universaux dans ce passage : on ne peut l'entendre de l'âme prise comme un concept, d'une species au sens que Ratramne donne à ce mot. Dans ce cas, en effet, pourquoi saint Augustin aurait-il refusé d'admettre que l'âme est unique en disant qu'elle ne pouvait en même temps être heureuse dans l'un et malheureuse dans l'autre ? Une même
chose, dit-il, ne peut en même temps avoir des prédicats si divers ; mais cette attribution et cette incompabilité n'ont de sens que par référence à l'individu concret. « Cum superius de intelligentia generis et speciei aliquid explicatum sit, restat edicere quid et quomodo etiam secun dum speciem de huius sentiamus subtilitate quaestionis ... Durum nobis omnino et absonum ualde Augustinum hic et
ubi ait : « Si multas tantummodo esse dixeroi... » speciem uelle significare, quoniam si de specie sermo ei esset, id est, de tota anima humana, non opus esset ut diceret cum de una tantummodo loquebatur : « Conturbaberis quod in altero beata est et in altero misera et nec una res simul et beata et
misera potest esse. » ( fol . 132 v et 133 r ) .
De même lorsque le saint docteur hésite à admettre une pluralité d'âmes, il pose un problème de psychologie et non une question de logique. Il ne parle pas de concepts mais d'êtres réels .
Quelle hésitation serait possible, quel reproche risque rait-on à rechercher si le concept d'âme est applicable à plu sieurs ? C'est là un fait obvie. Par contre le rapport des âmes particulières à une âme universelle, à une « idée », est une question épineuse.
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une CONTROVERSE sur L'ame UNIVERSELLE AU IX SIÈCLE
« Et cum de multis tantummodo ( loquitur ), non adde
ret : « Ipse me ridebo, minusque me michi displicentem quam tibi perferam . » ( fol . 132 v et 133 r ) .
Ratramne rapporte encore d'autres textes de son adver saire dans le même sens. « Subiungit ad haec causam dicere uolens cur Augustinus
se dixerat displiciturum magis quam alliis si multas tantum modo diceret in eo quod quaerit de anima sintne una an
multae. Quae talis est : « Quare ergo sibi magis se displicitu rum quam aliis testatur si multas tantummodo esse dixero, haec, ut remur, est causa. Nam humana anima, quod est spe
cies, si sic per quasque particulares diuidatur ut ipsa in se non subsistat, nulla existente subsistentia, substare poterunt quae sub ipsa sunt ac si nulla erit multarum animarum spe cies qua contineri dicantur. » ( fol. 137 v ) .
Et celui-ci : « Post haec autem subiugens uelut exponendo causam cur humana anima, quod est species, per quasque particu
lares sic diuidatur ut in ipsa in se subsistat et particulares quae sub ipsa sunt animae ex illa subsistentiam capiant, sic ait : «Quaere si et de hoc quaesieris cur sicut non unam, sic nec multos tantummodo uelit, denuo respondet : quoniam si multas tantummodo dixero, ipse me ridebo. Et si persequaris cur hoc, manifeste uidere potes multa indiuidua substare non posse, specie non substistente » ( fol . 141 r ) .
Ces dernières paroles nous montrent en quelle direction
nous devons chercher l'interprétation exacte de la thèse
débattue. Les questions d'exégèse réglées — et somme toute à l'avantage du sens historique de Maccarius Scotus et de son correspondant nous pouvons examiner maintenant
le débat doctrinal . Comment faut-il entendre cette opinion sur l'âme une et multiple ?
Ratramne résume souvent l'opinion de son adversaire, en disant que pour lui, les hommes sont « substantiellement un homme » et les âmes « substantiellement une âme » . « Dicit namque quod omnis homo unus homo sit per
UNE CONTROVERSE SUR L'Ame UNIVERSELLE AU IX® SIÈCLE
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substantiam et omnis anima rationalis una sit anima per substantiam » ( fol. 94 r ) ( 41 ) .
... « Utrum uerum sit quod ait : « Omnis homo per subs tantiam unus homo sit et omnis anima per substantiam una sit anima » ( fol . 95 r ) .
... « Unde non mirum si dicat omnes homines unum esse
hominem per substantiam et omnes animas unam esse ani mam substantialiter » ( fol . 121 r ) . ... « Desinat dicere homines unum esse hominem substan
tialiter » ... ( fol. 136 v ) .
La formule ressemble singulièrement à celle que le
disciple de saint Gaudiose attribuait aux chrétiens néopla tonisants (unius substantiae omnes esse animas ), si bien
qu'une interprétation dans le sens du platonisme semble immédiatement suggérée par ces textes. Mais nous n'en sommes pas réduits ici aux hypothèses car d'autres passages sont beaucoup plus nets. Le moine du Beauvaisis parle bel et bien d'une âme universelle qui n'est pas seulement une idée générale dans notre esprit mais une réalité substantiel le dont découlent et dépendent les âmes particulières. Ratramne écrit en effet : « Male igitur dixit particulares animas non posse subsis
tere non existente specie, id est, anima uniuersali. Quid autem appelet animam uniuersalem quam uocitat speciem, requirendum est : quoniam error non contemnendus in hac opinione latere cognoscitur, et haec est tota causa cur putent omnes animas unam esse animam » ( fol. 139 r ) .
Pour Macaire et son disciple, l'âme universelle n'est pas
un concept logique par lequel notre esprit synthétiserait plusieurs réalités individuelles, c'est une réalité substantiel le dont les âmes individuelles ne sont que la participation, ( 41 ) C'est à ce texte qui était déjà connu par Mabillon (Acta Sanctorum Ordinis S. Benedicti, Paris, 1680, t. 6, Praefatio c. 3 ,
p . LXXVI, nº 157 ) que M. Gilson se réfère lorsqu'il écrit (La phi losophie au moyen âge, Paris, 1944, p. 199 ) : « Ratramne discute l'opinion d'un moine de Beauvais, qui soutenait, en parfait réaliste des espèces, que tout homme est, quant à sa substance, un seul et
même homme... Ne crions pas trop fort à l'averroïsme, car ce beauvaisien n'est plus là pour s'expliquer, et lorsque Ratramne ajoute : « s'il en est ainsi, il en résulte qu'il n'y a qu'un seul homme et qu'une seule ame » , c'est lui qui semble bien déduire la conséquence. »
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UNE CONTROVERSE SUR L’AME UNIVERSELLE AU IX® SIÈCLE
une « espèce » réellement existante. Ratramne dit encore : « Introducit humanam animam sic speciem esse ut sit quoque substantia quae possit per quasque particulares ani
mas desecari : quam non iam cogitatio quadam simulitudine per intelligentiam informet sed quae suis qualitatibus spatiis que informata consistat » ( fol . 139 v ) .
Les « platoniciens » médiévaux ne parlent pas autre ment. Scot Erigène transcrit dans son De divisione natu rae les passages de Grégoire de Nysse concernant l'« hom me universel » (generalis et universalis homo) et le texte augustinien ille unus omnes fuit, dont nous avons parlé (42 ). Il assimile la nature humaine à celle de l'ange qui, .
tout en restant une, se mutiplie en une myriade d'êtres (43) . Même les corps humains ne subsistent que par l'appartenance à une forme commune qui transcende la succession temporelle (44) . Godescalc d'Orbais, reprend une phrase de saint Jérôme pour lequel l'homme parfait peut être appelé l'humanité : perfectus homo non est homo, est ipsa humanitas (45) . Voulant justifier l'expression tria deitas d'une hymne qui avait paru suspecte à certains, il recourt à l'analogie de la triplex humanitas. Au début de l'Ancien Testament, on trouve une triple humanité : Adam humanité masculine créée par Dieu de rien, Eve humanité féminine créée par Dieu d'Adam, Abel humanité
créée selon les voies normales de la génération. Ces trois hommes parfaits ne sont pas trois humanités mais l'huma nité, une et triple (46 ). Remi d'Auxerre, qui lui aussi est un contemporain de notre auteur, reconnaît un caractère réel à l'homme « universel » , unité substantielle faite de la somme des individus ( homo est multorum hominem
substantialis unitas) qui n'ont de consistance que par
( 42 ) JEAN Scot, De divisione naturae, lib. 4 , c. 12 , lib. 2, c. 24,
P. Is., t. 123, col. 799, 582 ; De praedestinatione, c. 16, col. 419. >
( 43 ) De divisione naturae, lib. 4, c . 12, col . 799. ( 44 ) Ibidem , col . 801 .
( 45 ) Saint JÉRÔME, In Isaiam , lib. 1 , c. 2, v. 20, P. L., t. 24, col . 57 .
( 46 ) De trina deitate, ed. LAMBOT, p . 82.
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participation à la forme première (partitio substantia lis (47) .
Parmi les auteurs postérieurs qui ont employé des for mules semblables à celles que nous rencontrons ici, citons tout spécialement Odon de Cambrai. Appliquant les mêmes idées platoniciennes à l'âme humaine cet auteur distingue l'âme commune ( anima communis ) de celle des individus. Elle existe en elle -même et se divise cependant en cha cun ; au début de la création, il y avait non seulement l'âme d'Adam et celle d'Eve mais encore « l'âme humai ne » , soit en tout trois âmes. L ' « âme humaine » était des
lors une réalité séparée, non individuelle, qui surpassait les deux autres et les assumait dans une réalité supérieure et commune (48) . On le voit, la théorie logique est ici étroitement mêlée
à la métophysique et le « réalisme » des universaux n'est qu’un aspect d'une philosophie de la participation . Ce n'est pas l'universel qui dépend du particulier mais celui
ci qui est basé sur celui-là . Sans cette species, sans cette âme universelle, les âmes humaines n'ont plus de principe ni de consistance . « Humana anima, quod est species, si sic per quasque
particulares diuidatur ut ipsa in se non subsistat nulla exis tente subsistentia, substare poterunt quae sub ipsa sunt : ac sic nulla erit multarum animarum species qua contineri dicantur » ( fol . 138 r et 139r ) .
Ou encore :
« Dicit itaque quod bumana anima species sit, et de hac particulares animae descendant, quae etiam contineantur ab illa ut subsistere possint, quoniam non existente specie, nec illa in qua partitio fit subsistere possunt » ( fol . 138 v ) . Ainsi formulée, la thèse du moine beauvaisien
s'oppose directement à celle de Ratramne pour qui saint ( 47 ) Cf. HAUREAU, Notices et extraits des manuscrits de la
Bibliothèque Nationale, t. 20, 2me partie, p. 20 ; M. CAPPUYNS, Le plus ancien commentaire des Opuscula sacra, dans Recherches de Théologie ancienne et médiévale, t. 3, 1931 , p . 237 ss. ( 48 ) ODON DE CAMBRAI, De peccato originali, lib. 2, P. L. , t. 160, col. 1079. Voir plus loin l'opinion de saint Anselme dans ce même sens .
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UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX® SIÈCLE
Augustin parle de l'âme comme concept et non comme exis tence et pour qui le concept, la species, n'est somme toute qu'un mot. Ratramne va donc tendre à faire admettre par son adversaire que saint Augustin envisage l'âme comme species. Son interlocuteur y consentira volontiers :: il affirmera
que l'âme est une species mais il prendra le mot dans un sens tout différent, celui d'une réalité subsistante. Ratram
ne, qui avait triomphé un instant, criera à l'inconséquence sinon à la mauvaise foi :
« Subiungit : « Sed ideo sic dixisse eum arbitramur ut ad hanc speciem nec unius tantum nec multorum tantummodo
significationem pertinere declararet... » Cernitis itaque homi nem loqui nescientem nichilque sibi uel constantie vel peri tie uindicantem > ( fol . 134 r ) .
Et encore :
« Ait ergo : « Quippe cum genera et species nec ex uno tantum nec ex multis sed ex ambobus pendeant ut in antela tis praemissum est ... » Hoc de proprio locutus est et ideo sultitie plenum est, siquidem species et genera... ( fol. 134 v) . En vérité les deux interlocuteurs ont des principes trop
différents pour s'entendre. Ils ne parlent pas la même lan gue. Ils le sentent d'ailleurs et c'est pourquoi le débat ne reste pas exclusivement sur le plan métaphysique mais s'étend aussi au domaine de la logique en évoquant la ques tion des universaux.
Lc moine du Beauvaisis avait reproduit dans son
ouvrage un passage du paruus libellus dans lequel Ratram
ne exposait ses opinions conceptualistes. Il objectait aussi tôt : mais alors l'universel n'a plus de sens puisqu'il ne cor respond ni à l'idée, ni aux individus, ni aux deux ensemble. Il ne représente plus rien , il n'est rien . « Hoc , Pater egregie, nos ualde conturbando mouet quod
genera et species nec unius tantummodo intelligentie, nec unius et multorum , nec multorum esse uultis. Ad quod cogi tare non possmus cuius ca significationis fore pronunciemus,
UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX SIÈCLE
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si ab intelligentia unius rei, unius et multarum et multarum solummodo excludantur, nisi forte nullius esse dicamus ( fol. 99 r - 99 v et 101 v, 102 v , 104 r ) ... Sed si hoc asseritur, pari ter nichil esse necesse est asserantur ( fol . 104 r ) .
Ratramne, évidemment, proteste contre une telle inter prétation de sa pensée . Il a bien dit que l'universel ne dési gnait pas le concept et les choses sous le même aspect mais il n'a pas nié qu'on pût l'attribuer tantôt à l'un, tantôt à l'autre .
Mais voici qu'un argument mis en avant par le moine
beauvaisin va soulever une nouvelle question. L'universel, a-t-il dit, doit avoir un sens puisque le terme nichil, néant, en a bien un. A défaut d'une essence, il désigne une priva tion . Ratramne écrit en effet :
« Cui sententie subiungit, tanquam probare uolens quod dixerit : « Nihil enim, inquit, aliquid significat ... Sed non substantiam : priuationem quippe existentium uerum de monstrat » ( fol . 104 v ) .
Il paraît qu'à l'« académie de palais » on avait agité, aux beaux jours de la renaissance carolingienne, la question du nichil. Son sens était clair, certes, mais pouvait -on , en bonne philosophie, c'est-à-dire selon les principes du plato
nisme, pouvait-on admettre qu'un mot ne désignât pas une essence ? Les esprits n'avaient pu se mettre d'accord sur cette grave question. Un personnage de quelque importance, tout au moins à ses yeux, Frédégise abbé de Saint-Martin de Tours et de Saint-Bertin à Saint-Omer, chancelier de
Louis le Pieux, avait alors écrit sur le sujet un opuscule qui manifestait à la fois son incompétence et sa prétention . Pour lui le néant était non seulement une réalité mais la
réalité première des choses : la preuve en était que Dieu avait tout fait ... ex nichilo depuis la terre jusqu'à l'âme humaine. L'abbé ne s'était pas arrêté en si bon chemin et,
bien décidé à hyposthasier les concepts, fussent-ils privatifs, il avait prétendu montrer que les ténèbres n'étaient pas seulement l'absence de lumière mais une réalité positive et même une réalité matérielle . Les livres saints ne disent
ils pas que Dieu a créé les ténèbres et les a séparées de la
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UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX° SIÈCLE
lumière ? Au moment de l'Exode, les ténèbres étaient si
épaisses sur l’Egypte qu'on pouvait les toucher. L'Evan gile, enfin, décrivant les circonstances de la mort du Christ, dit : tenebrae factae sunt. Si les ténèbres ont été « faites » , c'est qu'elles sont quelque chose (49 ). Sans tomber dans un ridicule aussi épais, Odon de Cambrai défendra lui aussi le caractère réel du néant
(50) . Peut-être ces auteurs, tout comme le moine beau
vaisin, puisaient-ils cette idée non seulement dans la logi que de leur système mais encore dans un texte de Boèce allégué ici ? « Sumpsit autem materiam huius intelligentiae qua dicit quod nichil aliquid significet ex Boethii libro quem scripsit adversus Nestorium haereticum de Incarnatione Christi male sentientem » ( fol . 105 r ) .
Et, oui, c'est bien l'avis de Boèce ; quoiqu'en pense
Ratramne, notre moine n'a pas mal compris le texte de cet opuscule qu'il reproduit, encore qu'il commette l'erreur, vénielle ici, de confondre substantia avec natura ( 51 ) . D'une façon générale d'ailleurs, Ratramne, comme bien des médiévaux, s'est fait illusion sur l'opinion de Boèce en ces questions. Celui-ci « platonise » quand il expose son
opinion personnelle ; on le voit assez au cinquième livre du De consolatione philosophiae. Mais on peut se mépren dre sur sa pensée et ne pas remarquer telle déclaration un peu courte à côté les longues pages des Commentaires où ,
par fidélité au texte, l'auteur explique le système aristoté licien (52 ). On le devine, le débat dont nous nous
OCCII
pons, ne s'en trouvera pas éclairé car si Ratramne s'appuie (49 ) Epistola de nihilo et tenebris ad proceres palatii, P. L.,
t. 105, col. 751 , discussion de la question, col. 652, l'opinion sur le néant, col . 752-753 , les ténèbres. Voir aussi Scor ERIGENE , De divisione naturae, lib . 3 , c . 9 , P. L. , t. 122 , col . 680-682. Ici nichil cst identifié à Dieu !
( 50 ) De peccato originali, lib. 1 , P. L., t. 160 , col. 1073-1075. ( 51 ) Liber de incarnatione Christi adversus Nestorium haere
ticum, c . 1 , P. L. , t. 64, col. 1341. Etiam ipsum nihil aliquid signi ficat sed non naturam.
( 52 ) Sur ceci, on verra par exemple E. Gilson, La philosophie au moyen âgc, 2me édit., Paris, 1944, p . 141-146.
UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX
SIÈCLE
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sur les textes favorables à l'aristotélisme, son antagoniste soulignera, pour sa part, les déclarations qui défendent la théorie des idées . Notre moine tiendra donc fermement
que genres et espèces désignent des essences réelles et non des êtres de raison .
« Itaque genera et species non rerum priuationem immo subsistentiam declarant » ( fol . 106 r ) .
Les êtres particuliers ne sont pas seuls êtres réels, les universaux subsistent eux aussi et même plus que les pre miers puisque ceux-ci en dépendent dans leur être. Les individus, en effet, sont constitués par l'adjonc tion d'accidents à l'idée universelle. Ratramne rapporte ces
propos de son adversaire paraphrasant Boèce : « Dicit itaque quod genera ct species subsistentiam decla
rent, et uolens exponere quid dixerit, subiungit : « Igitur subsistunt tantum. De quibus uero praedicantur, no solum subsistunt, uerum etiam substant. Haec autem indigent acci
dentibus ut sint : illa uero nequaquam » ( fol. 107 r-v ) .
Ici encore, le rapprochement avec Odon de Cambrai s'impose. Pour cet auteur aussi , ce sont les accidents qui,
s'ajoutant aux idées générales, constituent des individus. Les espèces comme le phénix c'est un de ses exemples --- sont distinctes par elles -mêmes. Pour peu que des « acci dents » viennent s'ajouter à l'espèce, un individu est consti tué. La substance d'un homme ne lui est pas propre : elle est celle de l'espèce répandue dans les différents indivi dus. Lorsqu’un homme naît, ce n'est pas la substance d'une âme nouvelle qui est créée mais bien des accidents consti tuant une propriété nouvelle de la substance unique déjà existante (53). Au reste cette doctrine remonte plus haut
et le moine beauvaisin ne se trompe pas en la retrouvant dans le même opuscule de Boèce. Ratramne qui lui repro
che de ne rien comprendre à ce qu'il lit, n'est vraiment pas bien inspiré sur le terrain de l'exégèse et de l'histoire. « Hoc quod dicere molitur ex libris sumpsit Boethii sed
ab illo bene dicta, ab isto uel ignorantia uel calliditate cor ( 53 ) De peccato originali, lib. 2 , P. L., t. 160, col. 1079.
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UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU Ix® SIÈCLE
rupta fere monstrantur... Ait autem Boethius in libello contra
Nestorium scribens : « Itaque genera uel species subsistunt tantum, neque enim accidentia generibus speciebusue con tingunt. Indiuidua uero non modo subsistunt, uerum etiam
substant. Nam neque ipsa indigent accidentia ut sint ; infor mata sunt iam propriis et specificis differentis, et acci dentibus ut esse possint ministrant dum sint scilicet subiec ta » ( fol. 107 v ) ( 54 ) .
Ratramne va relever la phrase où Boèce dit que les accidents s'ajoutent aux universaux sans remarquer que, pour l'auteur qu'il cite, cette seule adjonction transforme
l'universel en particulier. C'est ce que l'élève de Macaire voit très bien et c'est la thèse qu'il défend, ainsi qu'il appert des paroles que Ratramne lui attribue : « Iste uero dicit : « Haec enim indigent accidentibus, uolens intelligi singularia, ut sint : illa uero nequaquam ,
loquens de generibus et speciebus » ( fol. 119 v ) .
Pour défendre son interprétation, le moine du Beau vaisis entreprend de montrer, d'après différentes autorités, la différence entre l'universel et le particulier. Il reprend , en le paraphrasant, l'exposé de Boèce dans ce même opus cule (55) . C'est ainsi qu'il rappelle tout d'abord la division des êtres depuis le genre suprême jusqu'aux individus d'une même espèce d'après l'arbre de Porphyre : « Quicquid in rebus uisibilibus vel inuisibilibus constat aut corporale aut incorporale ; aut sensibile aut insensibile ; aut rationale aut irrationale » ( fol . 120 r ) .
Dans chaque genre et espèce, on trouve l'universel et le particulier. L'universel peut être attribué à un sujet, le par ticulier ne peut être affirmé d'autre chose, il ne peut être ( 54 ) Boece, cap. 3, P. L., t. 64 , col . 344 C. Remi d'Auxerre commente ce texte en ces termes : « Dicitur autem subsistentia
quasi subessentia ab hoc quod quasi quaedam species sub illa generalissima essentia habet esse ut sit, et accidentibus non indi
get ut sit. Substantia dicitur quasi subtus stans. Subest enim pro priis accidentiis et ut esse possint eis sumministrat quod est iam
individuum et particulare ut est Cicero » . E. K. RAND, Johannes Scottus , Quellen und Untersuchungen ... 1 , 2, Munich, 1906, p . 64 , ( 55 ) Ibidem, c. 2, col. 343. 1 , 29-33.
UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX° siècle
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que sujet dans la proposition. Il a un nom propre comme Platon ou Ciceron. C'est là, d'après Ratramne, confondre tout :
« Confundit omnia sub eodem genere ponens substantias et accidentia ... Subiungit itidem : « Et in his omnibus
queedam dicuntur uniuersalia, quaedam uero particularia. Dicit itaque uolens exponere quid sint uniuersalia, quid particularia : « Uniuersalia dicuntur quae de singulis enun ciantur, particularia quae de nulla alio habent praedica tionem, uerum a se orta habent uocabula ut Cicero et Plato » ( fol . 121 r ) .
L'anonyme allègue aussi comme argument l'autorité des Catégories que le moyen âge attribuait à saint Augus
tin et qui semble bien être, en réalité, l'ouvre du néoplato nicien Vettius Agorius Praetextatus (56) . S'inspirant de ce texte (57) le moine écrit au sujet des individus : « Alia nec in subiecto sunt, nec de subiecto significan tur, ut est Cicero .Nec in subiecto est quia usia est, nec de
subiecto significatur, siquidem a se ortum uocabulum quia teneat neque intelligi possit aliunde » ( fol. 122 r) .
Les êtres particuliers sont fermés sur eux-mêmes, ils
ne peuvent se diviser et se communiquer à d'autres indivi dus. Par contre les universaux sont immanents aux diffé
rents sujets dans lesquels ils se retrouvent : leur caracté ristique est de ne pas être individués puisqu'ils ne peuvent recevoir des accidents :
« Sed in uniuersalibus nusquam alicuius priuata persona
substantiaue ex accidentibus, quippe cum his non contin gant, designatur, quamuis de his singulis dicantur quibus accidentia, hoc est potioribus usiis, contingant ( fol. 122 v, 123 r, 123 v ) . »
En conséquence, le même terme peut être appliqué à la fois à l'espèce et aux individus, selon la même accep tion. Dans l'une comme dans les autres il désigne la même ( 56 ) Cf. P. COURCELLE, Les lettres grecques en Occident de Ma crobe à Cassiodore, Paris, 1943, p . 4 ; PRANTL, Geschichte der
Logio im Abendlande, t. 1 , Leipzig , 1927, p. 670. ( 57 ) PSEUDO - Augustin, Categoriae decem, cap. 6, P. L., t. 32, col . 1423.
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UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX® SIÈCLE
réalité. Le terme d'homme, par exemple, signifie à la fois et dans le même sens l'espèce humaine et un particulier
comme Cicéron ou Platon puisque la réalité foncière de celui-ci c'est l'essence universelle . Espèce et individus ne sont qu'une seule et même chose que l'on peut désigner par un terme unique puisqu'elle se retrouve chez tous. L'espèce subsiste en elle-même et en tous. Ratramne le constate avec raison, une telle théorie
unit indissolublement universel et particulier sur un même plan réel. Le moine écrit : « Quod cum ita sit, in eo quod genera et species multo rum indiuiduorum praedicamenta esse censentur, uidentur nobis in uniuersalitatis collectione, qua etiam subsistunt, unius manere significationis ; in eo autem quod de singulis
omnibus quae eo genere uel ea specie continentur, unde forte fit disputatio, multarum esse intelligentiarum (fol. 124 r) .
.
Verbi gratia, homo quod est species, de solo Cicerone prae dicari potest. Sic tamen de eo praedicatur ut pariter de primo homine uel de omnibus ab illo iam natis uel adhuc nascendis, aut operatione faciendi aut ui et naturali poten
tia praedicetur. Intellectus enim generalis hominis ex parti cularibus sumptus est ( fol . 125 r ) . Et ideo, ut diximus, cum homo de Cicerone uel de uno quolibet enunciatur, simul de omnibus indiuiduis , tametsi non lingua prosequente, intellectus tamen enunciatur ( fol. 126 r ) . Quis ergo tantum
sub obtentu unius qualitercumque latere speciem
dixerit ?
( fol. 126 v ) . Nonne quilibet indiuisibilis homo quod est sin gularis, abyssus non est ? ( fol . 126 v. ) . Qua de re, si aliquis
profert Ciceronem homini esse subiectum, non in hac uoce sic haerebit ut cogitatia profundi cordis cunctos longe late que sparsos non colligat homines ( fol . 126 v ) . Nam si omnes
non colliguntur, species multorum indiuiduorum non
erit
homo, quae uno vocabulo omnes comprehendat ( fol. 127 r. ) ES igitur species que in se subsistit et de multis in suo genere singulariter praedicatur ( fol. 127 r ) . Ac ideo unius
intelligentie pariter et multorum nobis haberi uidetur. Uno namque eodem tempore a genere et specie sic cuncta manant
quae his concludantur quamuis nullum alteri per substan tiam aliquid praestet esse ualeat ut simul quoquo modo orta 128 r) . Et si simul quae specie pro ducuntur nosci possunt orta esse, et id quod subsistit et id quod substat absque morula uel intercarpedine aliqua sub
nascuntur ( fol . 127 v
Une CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX° siècle
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uno tempore simul adsunt, quis contradicit talia unius pari terque multorum esse intelligentiam ? » ( fol. 129 r ) .
Tels sont les textes du disciple de Macaire que nous
pouvons extraire de l'opuscule de Ratramne . Pour fragmentaires et incomplets qu'ils soient, ils nous permet tent de saisir l'objet précis du litige. Il s'agit bel et bien d'une thèse néoplatonicienne. Sur le plan métaphysique, elle affirme l'unité réelle de toutes les âmes en une âme universelle, de tous les hommes en un homme spécifique. Sur le plan dialectique, elle s'exprime par ce qu'au moyen âge on appelait le « réalisme », selon lequel le terme uni versel désigne non pas une abstraction mais une idée, une essence à la fois existante en elle -même et immanente aux
particuliers.
Ratramne nous fournit encore quelques renseigne ments sur l'écrit de son antagoniste mais de pure forme. Il nous dit que celui-ci reproduisait quelques passages de son paruus libellus (fol. 130-131 v) . Quant au plan suivi par le moine de Beauvais, il serait évidemment vain de vouloir le reconstituer. Notons cependant le reproche qui lui est fait de ne pas avoir suivi l'ordre des trois hypo thèses augustiniennes tel qu'il était observé dans le paruus libellus et d'avoir discuté la troisième immédiatement
après avoir donné un exposé sommaire de la première (fol. 132 v) .
3
La Doctrine de Ratramne Il n'est guère plus aisé de présenter la pensée de Ratramne que celle de son adversaire mais pour des raisons bien différentes. Jusqu'ici la difficulté était de
reconstituer une pensée cohérente à partir de quelques phrases éparses. Maintenant il faut schématiser une doctri ne très dense présentée, sans beaucoup d'ordre, en des textes compacts. Ce n'est pas faire injure à Ratramne, pensons-nous, de constater ce fait évident : son ouvrage est mal rédigé. Non seulement tout souci de composi tion en semble banni mais on a parfois l'impression que la pensée se cherche. Moins qu'un exposé ordonné, c'est une série de dissertations que le moine de Corbie envoie à Odon de Beauvais ; il multiplie les digressions, il se répète à l'infini.
Somme toute, le meilleur moyen d'exposer la pensée de Ratramne semble être de recourir à la fois à la synthè
se et à l'analyse. Nous proposerons tout d'abord une vue d'ensemble qui mettra en valeur les idées maîtresses de
l'ouvrage et fera apparaître clairement la thèse et les arguments. S'en tenir là serait sans doute trahir la pensée de Ratramne et la mutiler : on lui restituera toute sa com
plexité, toute sa densité par une analyse étendue. Quant au
danger trop obvie de se répéter, on y palliera en donnant une ampleur différente aux exposés selon que l'un ou l'autre procédé est plus ou moins apte à faire rendre tout leur sens aux textes de l'opuscule . L'opposition de Ratramne aux idées exprimées par son confrère en religion est nette et brutale. Il dénie toute
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UNE CONTROVERSE SUR L’AME UNIVERSELLE AU IX
SIÈCLE
valeur à l'exégèse du texte augustinien proposée par son adversaire et rejette ses conceptions métaphysiques et logi ques. Son ton est âpre, l'invective fréquente sous sa plume. Alors que le moine use de formules respectueuses comme Pater egregie (fol. 99 r) , Ratramne recourt volontiers à
des termes dénués d'élégance . Le nom de Macharius se
trouve ainsi changé en Bacharius parce que seul un homme fou et ivre peut enseigner de pareilles sottises (fol. 142 v) . Le disciple n'est pas mieux traité : il a l'esprit
confus et plein de folie, il est profondément ignorant (v. g . fol. 129 r) , malgré ses prétentions il ne connaît rien aux disciplines libérales ( v. g. fol. 106 r , 107 r) , ne comprend pas ce qu'il lit ( v. g. fol. 122 r) , ne cesse de se contredire >
( v. g. fol. 107 v) et enfin parle une langue barbare et rusti que ( v . g. 124 v, 133 r, 143 v ) . Ratramne ne semble avoir
aucune idée de l'arrière plan historique de l'opinion à laquelle il s'oppose ; sans doute a-t-il l'impression de se battre contre un énergumène dont la pensée serait quelque peu déréglée. Pour lui, en effet, il est certain que saint Augustin n'a connu aucune hésitation au sujet de l'âme universelle. Ce
doute que Macaire avait transformé en une doctrine ferme encore qu'ésotérique, Ratramne se refuse de le voir dans
le texte du De quantitate animae : celui-ci vise non pas l'unicité de l'âme mais sa nature et même plus précisément son concept. Pour défendre cette opinion, Ratramne pro pose différents arguments. Tout d'abord, on ne peut rien
tirer d'un texte dans lequel l'auteur refuse de s'engager. (Mais une réticence ne peut-elle être significative ?) Or saint Augustin a écarté chacune des trois hypothèses envi
sagées. Il suffit de lire le texte pour s'en convaincre, le saint docteur refuse de dire que l'âme soit une, une et mul tiple en même temps, ou multiple. Après avoir rapporté le texte de saint Augustin , Ratramne écrit en s'adressant à Odon de Beauvais : « Aduertit sanctitas uestra quod tres ponat Augustinus quaestiones de numero animarum et nullam earum soluit ...
UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX SIÈCLE
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( fol. 96 r ) . Quibus uerbis clarissime demonstrat de numero
animarum nullam a se in praesenti loco datam esse défini tionem sed, cum tres opiniones posuerit, omnes in dubio praeterierit, nec a se quid tenendum esset, quidue uitandum ullo modo manifeste comprehensum fore monstrauerit, cum ita fore prudentia uestra cognoscit, uidete » ... ( fol . 97 v ) .
La deuxième hypothèse ne fait pas exception. Comme les autres, elle est proprement rejetée puisque saint Augus tin avoue qu'elle provoquerait le rire de qui l'entendrait poser. On ne peut évidemment attribuer à un auteur une
opinion qu'il déclare ridicule : s'il veut l'imposer, il doit en parler en d'autres termes et notamment exposer ses
preuves et en vanter la prudence ( fol . 98 r-98 v) : « Si enim uoluisset hoc affirmare, quod Macharius falso
suspicatur, nequaquam dixisset : « Ridebis » , quoniam sen tentia prudenter dicta non ridenda sed est suscipienda » ( fol . 98 r ) .
Il est vrai qu'on veut expliquer cette réserve. Saint
Augustin aurait cru son interlocuteur trop peu formé à la philosophie pour comprendre le sens de cette opinion apparemment contradictoire. Il se serait rendu compte que son ami rirait en l'entendant exprimer et qu'il ne serait
pas facile de lui fournir les explications nécessaires. En confirmatur, on cite l'exemple de saint Paul se pliant aux
lois de l'arcane. Ce n'est là qu'une échappatoire, dit Ratramne : cet interlocuteur peu formé n'existe pas et le dialogue n'est qu'un procédé littéraire. Quant à l'exemple de saint Paul, il porte à faux (fol. 143 r - 145 r, voir l'ana lyse, comme en général pour toutes les polémiques) . Deuxièmement, il faut le remarquer, la problémati que augustienne ne comporte pas la question sur laquelle le moine veut à tout prix lui faire prendre position. Dans le De quantitate animae, saint Augustin se demande en quel sens on peut parler de la grandeur d'âme. Il s'attache à montrer qu'il ne faut pas l'entendre au sens spatial ou temporel mais moral. Lorsque le texte cité intervient, la démonstration n'est pas terminée. Pourquoi supposer à un tel auteur cette grossière faute de composition qui consis O
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terait à abandonner un exposé en cours pour abor der un autre sujet ? Saint Augustin, en cet endroit, n'avait pas fini de parler de la grandeur de l'âme. C'eût été de sa part une faute d'en venir à une autre question ; on doit donc admettre qu'il continue à parler de la nature de l'âme (fol. 98 v) . « Etenim uenerabilis doctor Augustinus, cum de numero
quereret animarum, de uniuersali anima rationali disputa bat sicut et in toto opere noscitur egisse » ... ( fol . 98 v ) .
D'autre part, dans toute son oeuvre psychologique, le saint docteur adopte un même point de vue : il traite de l'âme comme d'un universel, une nature, une idée, un concept ; il ne songe nullement à l'unicité ou à la multi
plicité des êtres qui justifient cette définition. Dans son De natura et origine animae, dédié à Vincentius Victor, il parle de l'âme comme d'une essence abstraite et non de
sa multiplicité dans les Manichéens dans son De de pas s'il n'existe que qu'elle est réalisée dans
individus. Discutant contre les duabus animabus, il ne se deman deux âmes mais si l'âme, telle les différents individus, est com
posée de deux parties, l'une, bonne, venant de Dieu, l'autre,
mauvaise, créée par le démon . On peut donc dire, en géné ral, que là où saint Augustin parle du nombre de l'âme, il songe à l'idée, à la définition de l'âme : « Sic igitur et in hoc loco Augustinus de numero quaerens animarum , de specie loquitur qua comprehenditur omnis ani ma rationalis » ( fol . 99 r ) .
Un exemple que Ratramne a proposé dans le paruus libellus doit illustrer cette doctrine en même temps qu'elle
justifiera cette exégèse. Au lieu de l'âme, supposons que le texte porte animal au sens générique. Le sens s'éclaire par faitement. Ce concept est-il un ? Non, puisqu'il désigne plusieurs espèces comme bipède, quadrupède, reptile, etc. Est-il un et multiple en même temps, peut-il être utilisé en
un même sens pour signifier un animal et un groupe d'animaux ? Evidemment non, ce qui est singulier n'est pas multiple et un groupe n'est pas identique à un indivi
UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX® SIÈCLE
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du. Pourrait- on dire que ce genre s'entend uniquement de la collectivité des animaux ? Mais alors comment pourra - t
on l'utiliser en parlant de ce cheval ou de ce bæuf ? Il faut donc reconnaître au concept générique un sens poly valent qui empêche de le circonscrire aux trois hypothèses proposées (fol . 99 r) . Le genre et l'espèce, qu'il s'agisse de l'animal ou de l'âme, ont de multiples acceptions ; ils dési gnent tantôt un individu, tantôt un aspect général. Mais tous ces sens ne sont pas interchangeables, et on ne peut,
sans équivoque, les employer en même temps. On utilisera le terme d'âme dans des expressions comme une âme indi viduelle, beaucoup d'âmes, la nature de l'âme. Il est clair que dans tous ces cas on en use selon des acceptions différentes (fol. 101 v - 102 r) . « Etenim genera et species, quamuis nunc unius, nunc
multiplicis sint significationis, non tamen simul : id est,, quando de uno singulariter dicuntur, non tunc de multis intelligi uolunt ; et quando de multis, non tunc singulariter de uno > ( fol . 102 r ) .
Saint Augustin enseigne cette doctrine dans son De Trinitate et en fait précisément application à l'homme. Le terme d'homme, écrit- il, peut s'entendre au sens géné rique et alors il désigne la nature qui est réalisée dans Abraham , Isaac, Jacob, etc. Par contre, si on parle d'un homme, on utilise le sens particulier et on pense à tel ou tel individu (fol. 95 v) . Il s'agit donc bien d'une quatrième
hypothèse, non envisagée dans le De quantitate : la species est une et multiple non pas en même temps comme on le disait mais selon des acceptions différentes. Dans cet ouvrage, toutes les solutions envisagées étaient fausses : on comprend donc que le saint les ait écartées. Et ce fait même confirme l'exégèse proposée (fol. 131 v - 132 r) : « Non igitur est ei sermo de una singulari et insecabili ani. ma quod est proprium sed de specie quae de multi indiui duis praedicatur » (fol. 131 v ) .
Relisons le texte dans cet esprit. Tout s'éclaire . Le sens du concept d'âme ne peut être circonscrit à une seule per sonne ( nec unius) puisqu'on peut l'appliquer à beaucoup
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UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX
SIÈCLE
d'individus. On ne peut l'entendre non plus d'un et de beaucoup en même temps ( nec unius et multorum) car ce serait identifier un individu et l'espèce. Encore moins de beaucoup (nec multorum tantummodo ) car alors elle signifierait l'espèce sans pouvoir atteindre les individus dans leur singularité. « Sic igitur anima de qua loquitur Augustinus, quia de spe
cie loquitur et non de indiuiduo, alioquin de una singulariter anima loqueretur, nec una est quoniam species de singulis non fit sed de multis singulariter, nec una et multae quoniam
continentur in ea specie, quae est anima, etiam singularum animarum indiuidua » ( fol . 132 r ) .
En résumé, dans le texte du De quantitate, saint Augustin , comme ailleurs, pensait au concept de l'âme par lequel s'exprime sa nature. Il niait que ce concept pût s'en tendre dans aucun des trois sens proposés. Sa doctrine constante est qu'on doit l'utiliser avec plus de souplesse selon des acceptions différentes.
Non seulement la thèse de l'âme universelle, ne trouve
aucun fondement dans la doctrine augustinienne mais, affirme Ratramne, elle est encore contraire à la foi et à
l'enseignement des philosophes païens . ( Quod non est uerum etiam nec philosophorum genti
christianum ,
lium fol. 140 v ) . Si le caractère hérétique de la doc trine est quelque peu expliqué, Ratramne ne cite aucun texte de philosophe païen contre l'âme universelle et il semble ignorer absolument que son affirmation est loin d'être fondée, tout au moins dans son ensemble. Mais
l'appel aux compétences même dans l'indéterminé, fait toujours quelque impression . Peut- être d'ailleurs attri bue-t-il aux philosophes en général les doctrines tant
logiques que métaphysiques au nom desquelles il combat Macaire et son disciple. Si peu informé qu'il fût en histoire de la philosophie, il n'était pas sans savoir que ses maîtres, Augustin et Boèce, lui transmettaient quelque chose de l'héritage antique.
UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX® SIÈCLE
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En quoi la doctrine de l'âme universelle est-elle con traire à la foi ? Saint Paul a écrit : « Et integer spiritus vester et anima (et corpus) sine querela in adventu Domi ni nostri Iesu Christi servetur. Que tout ce qui est en
vous, l'esprit, l'âme, le corps, soit gardé sans tache pour la parousie de Notre Seigneur Jésus Christ » (58 ). C'est donc, écrit Ratramne, que dans chaque corps humain il y a une âme individuelle. Celle-ci forme un tout, encore qu'elle soit divisée en deux parties, l'une supérieure appelée spiri tus, l'autre inférieur ou anima (fol. 142 v ) .
Mais il y a plus . De quelque manière que l'on conçoive l'irradiation de l'âme universelle dans les âmes particuliè res, on arrive à des conclusions contraires à la foi . On peut imaginer, et sans s'en douter Ratramne va raisonner dans
l'hypothèse stoïcienne, on peut imaginer que l'âme univer selle soit une substance matérielle divisible en de multiples tronçons qui seront les âmes des différents individus. C'est peut-être cohérent mais c'est faux. En effet, le pré
supposé d'une telle théorie est que l'âme est matérielle. Mais la foi nous enseigne que les âmes humaines sont incorporelles. La Genèse ( 1 , 26) dit que Dieu a fait l'hom me à son image et à sa ressemblance. Or Dieu est immaté riel : Dieu est esprit, dit le Sauveur dans l'Evangile (Jean, V, 26) et ceux qui l'adorent doivent le faire en esprit et >
dans la vérité ( fol. 139 r) . Mais si l'âme de chaque homme
est spirituelle, est - il concevable qu'elle émane d'une âme universelle ? Non, car la foi nous fait admettre que chaque jour Dieu crée de nouvelles âmes et les infuse dans les
corps qui se forment. Comment ces créatures nouvelles pourraient-elles être une partie intégrante d'un être qui leur est antérieur et qui serait leur source ou tout au moins ( 58 ) I. THESSAL., V 23. Le texte du manuscrit omet et corpus. Nous penserions volontiers qu'il s'agit là d'une erreur de copiste plutôt que d'une omission de Ratramne lui-même car ces mots
favorisent son argumentation en mettant en parallèle l'individua tion des âmes avec celle des corps. Sur le sens de cette tricho
tomie spiritus, anima, corpus, on verra A.-J. FESTUGIÈRE, L'idéal religieux des Grecs et l'Evangile, Excursus B, La division corps
âme- esprit de I. THESSAL, V 23 et la philosophie grecque, Paris, 1932, p. 196-220.
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leur principe ? (fol. 140 r) . Même si on admettait le tradu
cianisme, qui est d'ailleurs étranger à la foi de l'Eglise (59) on ne pourrait donner une explication orthodoxe de la pensée de l'adversaire. Si l'on suppose que l'âme des enfants vient de celle des parents, on arrivera finalement à faire de l'âme du premier homme la source de toutes les
autres. Rejoindra-t-on pour autant la thèse de l'âme uni verselle ? Non, car l'âme d’Adam est particulière, elle n'est
pas une âme spécifique ou générique. Peut-être pourrait-on donner ce nom d'âme spécifique à la conjonction de l'âme des parents ? Certes il y a ici pluralité et d'une certaine manière, une espèce. Mais cela est vraiment trop recherché et, si l'on y regarde de plus près, peu conforme à la vraie doctrine de l'espèce ( fol. 140 r) . Venons-en aux arguments « philosophiques » . Tout d'abord, la thèse de l'âme universelle ruine la personnalité humaine. Ratramne ne prouve pas que l'homme soit une personne, il suppose le fait acquis et se base sur la doctri ne de Boèce et notamment sur la fameuse définition qu'il rapporte en ces termes : persona est naturae rationalis indi uidua substentia (fol . r, 111 v et 136 r) . La personne est une chose incommunicable, inaliénable. C'est Platon,
Cicéron ou quelque autre homme : tous portent un nom propre , tiré d'eux-mêmes ; tout ce qu'on pourrait en dire en accumulant genres et espèces n'épuiserait jamais cette
originalité foncière. De même on ne pourra jamais l'équi valoir à autre chose, s'en servir pour définir autre chose, en faire une notion passe -partout, vraie de ceci ou cela ( 59 ) Le contexte montre nettement qu'il s'agit ici du tradu
cianisme spirituel. Dès lors se pose une question . : sur quoi Ratramne se base-t-il pour dire cette opinion hérétique ? Saint GRÉGOIRE LE GRAND, Epistola 52 ad Secundinum , lib. 9, P. L., t. 77,
col. 989 range cette doctrine parmi les opinions libres. Sans doute Ratramne est-il ici le témoin de la diffusion et l'interprétation radicale d'une décrétale d’Anastase II portant condamnation de tout traducianisme. On sait que la lumière est loin d'être faite sur
le sens de ce document et c'est pourquoi nous avons signalé la chose . Cf. C. BOYER, De Deo Creante et Elevante, 2a ed., Romae, 1933, p. 149 et 152.
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(fol. 122 r) . La personne est l'antithèse de la notion géné .
rale, la substance première distincte de la substance secon
de (fol. 110 v) . Les notions générales, tout autant que les êtres inférieurs, ne peuvent porter de nom . Faire une per sonne de « l'homme universel » comme d'un peuple, d'une famille, d'une classe est un non -sens (fol. 111 r) . A sa manière, l'étymologie confirme cette doctrine : le nom désignait d'abord le masque utilisé au théâtre pour trans former n'importe quel histrion en une personnalité célè bre, si typique, si caractéristique qu'on ne pouvait songer à l'imiter qu'en prenant les traits que la réalité ou la fiction lui avait donnés une fois pour toutes ( fol. 112 r - 113 r) . C'est en vain qu'on essaie de tourner la difficulté en disant que les hommes ont une personnalité propre mais une substance commune. La personne s'identifie à la substance spirituelle . Si les hommes sont individualisés, ils ont néces O
.
sairement une substance propre, et s'ils sont de nature spiri tuelle ils doivent avoir une âme à eux (fol. 136 r - 136 ) . .
Deuxièmement la thèse de l'âme universelle fait fi des
doctrines les mieux établies sur l'unité. La formule omnis
homo per substantiam unus homo est et omnis anima per substantiam una est anima est un tissu d'erreurs et de con
tradictions. Omnis, tout, ne peut se dire que d'une pluralité,
unus, un, ne s'entend que d'une absence de multiciplité ; affirmer l'un de l'autre est une pure contradiction . Une même chose ne peut être à la fois une et plusieurs ; l'hom me, l'âme sont l'un ou l'autre mais pas les deux à la fois . Si l'on parle « d'une âme », on désigne nécessairement une
âme individuelle, particulière, qui n'a rien de commun ni de collectif. A plus forte raison faut- il raisonner ainsi lors qu'on parle d'unité substantielle comme le moine de Beau
vais car ce qui est substantiellement un jouit de l'individua lité. L'homme substantiellement un ne peut être qu'une per
sonne et non plusieurs personnes. L'âme substantiellement une est particulière et non multiple, encore moins spécifi que (fol. 95 r et 96 r) . Entre des hommes, entre des âmes, on ne peut concevoir qu'une union spirituelle, qu'une unité
morale comme c'est le cas dans les Actes des Apôtres (V1,32 )
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où l'on nous dit que les premiers chrétiens n'avaient qu'un ceur et qu'une âme. Aucun de ces hommes ne perdait par
là son unité substantielle ou sa personnalité métaphysique. Leur communauté venait de ce que tous pratiquaient un même culte, servaient un même Dieu , professaient une même foi et avaient le souci d'écarter tout ce qui, dans la
pensée ou la vie, aurait pu les séparer. Il n'y a là rien qui
implique une unité substantielle ( fol. 96 v ) . Enfin , la conception de l'âme universelle que l'on veut introduire repose sur une fausse conception de la spe cies. Dire que cette âme est une species dont découlent les âmes particulières, c'est parler en ignorant. L'âme commune est un universel , or les universaux, loin de
donner la subsistance aux êtres particuliers en reçoi vent la leur, qui ne dépasse d'ailleurs pas le domaine
de l'esprit. Ces genres et espèces, selon le vocabulaire de Boèce, sont des substances secondes qui naissent des
substances premières, êtres particuliers et individuels. Com ment voudrait -on baser l'existence réelle des âmes sur un concept logique ? ( fol. 138 v ) . L'erreur du moine de Beau
vais est de confondre une image et une réalité, un homme vivant et un homme peint ! Le concept d'âme né de la ressemblance entre plusieurs âmes est doté par lui de la substantialité alors que selon la doctrine des auteurs, à l'état logique, elle n'a ni forme, ni qualité, ni limite, ni caractère réel et n'existe que dans l'esprit (fol. 139 r) . « Apparet quod humanam animam , quod est species, subsis tere sic dicat, non quia cogitatione quadam similitudine substantiali colligatur. Sed nescio quam subsistentiam appel
lat quae suis formis, suis qualitatibus, suisque finibus deter minetur, cum dicant auctores humanam animam , quando species est , nec formis, nec qualitatibus, nec finibus corpo rum subiacere sed intellectu ( fol. 139 r ) .
nentis tantummodo consistere »
La vérité, c'est que chaque âme jouit de sa personnali té propre et est déterminée par des particularités inaliéna bles. Il n'y a pas de nature universelle, substance séparée, âme commune, procréatrice des âmes particulières (fol. 140 v) .
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La raison dernière de la thèse beauvaisienne, avons nous dit, était à chercher dans cette métaphysique de la participation qu'est le réalisme platonicien . Les critiques de Ratramne par contre se basent sur la conception aristo télicienne d'un cosmos dont la réalité est faite non plus d'idées séparées mais de formes immanentes aux êtres. Le fait que ces théories soient ici présentées sous leur aspect logique et notamment comme une dispute sur les univer saux n'y change rien (60) . Dans la connaissance, écrit
Ratramne, on peut considérer trois aspects. Il y a tout d'abord l'objet, l'essence des choses existantes qui subsiste dans les êtres individuels ( rerum existentium essentia ), ensuite vient le concept par lequel nous nous représentons ,
la quiddité des choses, genre ou espèce, image des réalités existant seulement dans l'esprit (conceptiones, imagines rerum) ; enfin le mot exprime le concept mental et le rend communicable ( nomina, uerba) ( fol. 139 r) . « Ita trifariam diuiditur oratio, id est, duni aut reruin exis tentium essentiam , aut conceptiones earum perceptarum , aut uerborum explicat naturas. Igitur illa quae sunt singularia, et
in rebus sunt per subsistentiam, et in mente per imagina tionem, et in voce per pronunciationem » ( fol. 139 r ) .
Dans cet ouvrage, Ratramne ne s'occupe guère du pre mier ni du troisième aspect de la connaissance. C'est le deuxième qu'il étudie avec une attention particulière dans le but de montrer que le concept est un être de raison et non pas une substance réelle comme le voudrait son adver saire. Si Ratramne s'oppose ainsi au « réalisme », il faut remarquer qu'il évite tout autant l'excès opposé du nomi nalisme. Roscelin niera que l'universel soit autre chose ( 60 ) E. Gilson, La Philosophie au moyen âge, 2me édit., Paris ,
1944 , p. 141. « On a longtemps parlé de la philosophie médiévale comme si elle n'avait porté presqu'entière que sur le problème des universaux ... En fait, le problème des universaux est un champ de bataille sur lequel les adversaires n'engagaient le combat que
munis déjà de toutes leurs armes. Des métaphysiques adversaires ont mesuré leurs forces en concourant à qui saurait le mieux le
résoudre mais elles ne sont pas nées des solutions qu'elles en pro posaient ».
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qu'un mot, un peu de souffle. Il n'admettra pas que plu
sieurs hommes puissent être un dans le concept qui expri me leur nature (61 ) . Entre ces deux thèses extrêmes,
Ratramne ' va défendre une opinion moyenne qui fait songer au conceptualisme d'Abélard : la similitude des
thèses doit sans doute s'expliquer par la dépendance vis-à vis d'une source commune, le commentaire de Boèce sur l'Isagoge de Porphyre (62 ). C'est là, en effet, que ces deux auteurs ont trouvé une explication psychologique de l'origine des universaux qui, sans aller jusqu'au bout de la théorie aristotélicienne et notamment sans faire intervenir l'intellect agent, n'en livre pas moins les grandes lignes du mouvement de pensée qui va des choses aux concepts. Les sens, explique Ratramne en paraphrasant Boèce, perçoivent, dans les êtres, certains traits communs et d'autres qui leur sont particuliers. L'in telligence, qui connaît les êtres d'une manière plus appro fondie, est capable de discerner ce qu'il y a d'essentiel ou 9
d'accidentel dans ces ressemblances ou ces dissemblances :
elle peut découvrir une similitude réelle par delà des
divergences apparentes. Aussitôt elle exprimera la simili tude qu'elle a découvert en groupant les êtres qui la pos
sèdent dans une espèce. Elle appellera espèce humaine, par exemple, l'ensemble des êtres doués à la fois d'ani malité et de rationalité. La species est donc une ressem
blance entre des êtres qui est perçue par l'âme. Sous son aspect universel, la quiddité n'existe pas dans les choses mais cependant la connaissance est objective : elle saisit une réalité qui est dans les choses. Tout ce qu'on peut dire
c'est que les êtres sont plus riches, plus complexes que ( 61 ) SAINT ANSELME, De fide Trinitatis, ch. 2, P. L., t. 158, col. 265 « qui non nisi flatum vocis putant esse universales substantias.... Qui enim nondum intelligit quomodo plures homines in specie
sint unus homo ... » F. PICAVET, Roscelin philosophe et théolgien, Paris , 1896 , p . 8-9.
(62 ) P. ABÉLARD, Glossulae Porphyrii, éd . Geyer, Munster, 1911 , p. 126 ss. Jusqu'ici on considérait qu'Abélard avait été « le premier à remarquer l'aspect psychologique du problème ». Cfr. E. BREHIER, La philosophie au moyen âge, Paris, 1937, p. 152, Ratramne se réfère explicitement au Commentaire de Boèce sur Porphyre ( fol. 114 v ) .
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l'idée qu'on s'en fait puisqu'ils possèdent de plus les notes individuantes que le concept ne rend pas. Plusieurs espèces peuvent aussi avoir des traits communs : l'homme ressem ble, sous certains aspects, aux animaux dénués de raison. Aussi l'intelligence appliquant une nouvelle fois son procé.
dé de généralisation groupe- t-elle les espèces dans un genre qui est l'expression mentale d'une similitude de natures (fol. 115 r - 116 r) . En un mot : les images recueillies par les sens sont transformées par l'esprit en concepts aptes à exprimer la quiddité des choses ( fol. 138 v) . « Harum rerum imagines dum per sensus corporis percep te in mente formantur, fiunt quaedam conceptiones anima rum quae dicuntur imagines rerum perceptarum » ( fol. 138 v 139 ) .
On comprend donc pourquoi l'universel est moins qu'une substance et plus qu'un mot. Moins qu'une substan ce : à vrai dire, sur ce premier point, Ratramne éprouve quelque difficulté à expliquer des textes du Boèce platoni sant dans lesquels l'adversaire voit avec plaisir s'exprimer la thèse de la subsistance des universaux ( fol. 107 v) . Mais
une distinction du même Boèce permet à Ratramne de trouver une réponse à la difficulté : les universaux ne sont pas des substances ( substantie ) mais des essences (subsis tentie) (63) . Boèce sous -entendait ( essences) « réelles » ;
Ratramne, de très bonne foi, comprend : « logiques », et raisonne dans cette perspective. La substance, dit-il, c'est l'individu, la personne, l'hyposthase qui supporte les acci dents. La subsistentia, c'est l'essence qui est réalisée dans les individus et connue dans l'universel (fo . 117 r - 117 v) , et comme telle n'a rien à voir avec les accidents ( fol. 117 v ) .
Les deux termes ne sont pas synonymes : on peut dire qu'une substance est une essence mais la réciproque n'est pas vraie ( fol. 117 v) .
Plus qu'un mot sans réalité. Le concept universel n'est ( 63 ) Le sens et plus encore la portée de cette distinction
substantia -subsistentia semble avoir intrigué les contemporains de Ratramne. Godescalc fut aussi interrogé sur cette question. Voir sa réponse dans C. LAMBOT, (Euvres... de Godescalc d'Orbais, p. 132.
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pas un signe vide, sans correspondant réel. Il signifie au contraire bien des choses et couvre aussi bien l'espèce que
l'individu : diuersam habet intelligentiam ; perplexam , multiplicem habet intelligentiam (fol. 101 r et 101 v) . Tant pour les besoins de son exégèse que par fidélité à son con ceptualisme, Ratramne est appelé à insister sur la théorie
de la suppléance logique. Non seulement il revient sans cesse sur le sujet mais encore il invoque différentes autori
tés en sa faveur. Le même terme, homme, par exemple, a bien la même signification foncière dans des phrases com me : « Cet homme, Ciceron , est un animal raisonnable »
et « l'homme est une espèce animale et raisonnable ». Cependant il supplée à deux choses différentes et Cicéron n'est pas une espèce animale et raisonnable. L'acception des termes est différente : dans le premier cas elle est par ticulière ; dans le second, spécifique (fol. 102 r - 103 v ) .
Certains dialecticiens distinguent trois suppléances : universelle comme dans la phrase « tout homme est un
animal raisonnable », particulière, par exemple, « cet hom me est juste » ; indéfinie, ainsi : « quelque homme est juste » . Dans le premier cas, l'affirmation est vraie de tous ceux qui rentrent dans la classe dont on parle . Si l'on dit
que tout homme peut rire, on entend bien que si tous les hommes ne rient pas, tous au moins en sont capables du fait de leur nature. Utilisant la suppléance particulière, on déclarera que cet homme-ci est juste. Cela est vrai non pas de nombreux sujets mais d'un seul, de celui-ci qui possède cette vertu. Enfin , par l'usage indéfini du terme, on ne désigne ni la totalité des individus ni l'un d'entre eux d'une façon précise mais l'un ou l'autre au hasard. Même si cet homme-ci n'est pas juste et si tous les hommes ne sont pas justes, il en est tout de même bien l'un qui possède cette vertu (fol. 110 r) .
La division des acceptions proposée par Boèce n'a que deux termes au lieu des trois que l'on vient d'énumérer. Elle distingue essentiellement l'acception multiple qui est générique ou spécifique de la suppléance particulière qui vise un individu déterminé ou non. Ainsi se trouve signa
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lée la différence primordiale entre l'universel et l'indivi duel : la pierre en général n'est pas la pierre particulière et concrète dont on a fait cette statue de dieu (fol. 110 v ) . Dans les Catégories du Pseudo -Augustin on trouve une classification encore différente qui marque, elle aussi, l'essentielle distinction du singulier et de l'universel. L'essence « que l'usage identifie à la substance » peut être
générique, spécifique ou particulière. Dans les deux pre miers cas, le terme désigne une collectivité, tous les ani maux ou tous les hommes par exemple (fol. 95 v) . Dans le troisième, le concept désigne une réalité individuelle qu'on
ne peut identifier à l'espèce mais qui cependant en possè de la nature. L'essence propre d'Abraham ne peut être divisée en plusieurs individus comme l'essence spécifique de l'homme (fol. 96 r) .
Analyse du Liber de Anima ad Odonem Bellouacensem Nº 1. Préface (fol. 93 r - 94 r) .
Ratramne dédie à Odon de Beauvais l'opuscule qu'il écrit sur son ordre. Il rappelle les rétroactes de l'affaire et notamment ses deux interventions antérieures. Puisque l'adversaire refuse de se laisser convaincre et réédite ses
erreurs, Ratramne va reprendre la plume lui aussi. Du point de vue de la foi, la réponse est aisée : l'adversaire s'oppose
à un enseignement authentique et évident ; son opiniâtreté autoriserait à le traiter comme hérétique. Sur le plan des arguments de raison et des discussions dialectiques, la tâche est plus lourde et réclame une préparation techni que. L'auteur la possède dans une mesure moindre que la bienveillance de son correspondant veut bien le dire ; en tout cas il essayera de le satisfaire. N° 2. Les deux thèses en présence (fol. 94 r - 97 r) . .
Le moine de Beauvais enseigne que la nature humai ne et l'âme sont substantiellement unes. L'âme humaine
est à la fois une et multiple (fol. 94 r) . Ratramne examine cette affirmation à la lumière de la doctrine qu'il professe sur les universaux. Le concept d'âme peut être pris en divers sens qui lui confèrent différentes extensions. Quand il désigne l'essence commune aux diverses âmes humaines, il est multiple et a une extension universelle. Par contre s'il est affirmé d'un individu, il est un et possède une accep
tion singulière. Le concept, en effet, a plusieurs significa tions : universelle, particulière ou singulière. La substance,
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c'est tout d'abord l'individu ; dans un sens second, on use
de ce terme pour désigner le genre et l'espèce (fol. 94 v) . Ceci dit, on comprend l'erreur de la thèse proposée. On ne peut dire que l'âme est à la fois une et multiple : elle est l'un et l'autre mais selon des acceptions différentes. L'âme est multiple quand elle est réalisée en de nombreux individus. Elle est une si on utilise le terme dans un sens
dérivé, celui du concept abstrait, doué seulement d'une réalité logique (fol. 95 r) . Un texte de saint Augustin sur les diverses acceptions d'essence et de substance, emprunté au livre 6 du De Trinitate, est ensuite allégué. Commentai re de ce texte et application au cas présent (fol. 95 v ) . Entre les substances individuelles, entre les personnes,
l'union n'est pas physique mais morale ; c'est en ce sens que le livre des Actes écrit : « les croyants n'étaient qu'un coeur et qu'une âme » ( fol. 96 v) .
N° 3. Erreur de l'adversaire de Ratramne dans son exégèse du De quantitate animae (fol. 97 r - 99 r) . La con troverse présente est née d'un texte du De quantitate ani mae que Ratramne cite et analyse (fol. 97 r) . Saint Augus
tin y envisage trois hypothèses qu'il écarte successivement : on ne peut pas dire que l'âme soit une, une et multiple, simplement multiple ( fol. 97 v ) . Mais Macaire et son disciple se rallient à la seconde opinion selon laquelle l'âme est une et multiple en même temps. Ils ne craignent pas de dire que saint Augustin a réellement pensé ainsi, alors que le texte montre clairement que c'était là, à ses yeux , une opinion ridicule ( fol. 98 r) . Ratramne nie cette
interprétation en s'appuyant sur le contexte et sur d'autres œuvres augustiniennes (fol. 98 r - 99 r) . Il propose sa propre O
interprétation en rappelant les termes dans lesquels il l'ex posait en son paruus libellus. Pour lui, saint Augustin parle du concept d'âme et il se demande si ce même concept peut, à la fois, exprimer la nature considérée universelle
ment et chacun des individus. Oui, mais en des acceptions différentes : l'âme est ainsi une et multiple mais pas en même temps. Elle est tantôt l'un, tantôt l'autre : c'est là
une quatrième hypothèse (fol . 99 r) .
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N° 4. Réfutation de la réponse faite par l'anonyme beauvaisin à la thèse du paruus libellus (fol. 99 v - 103 v) . Le moine de Beauvais a répondu au paruus libellus :
si le concept d'âme ne signifie ni une chose, ni plusieurs, ni les deux à la fois, le texte augustinien ne veut plus rien dire et le concept est un mot vide de sens (fol. 99 r) . Ratramne crie à la calomnie ; son adversaire lui
attribue des inepties qu'il n'a jamais dites. Dans son esprit, le concept désigne l'universel et les êtres particu liers, mais pas en même temps, c'est- à -dire en des accep
tions différentes. L'universel a un sens particulier quand il désigne un individu, et un sens général quand il désigne
l'espèce ou le genre (fol. 99 v) . Ratramne explique les termes dont il s'est servi et insiste à nouveau sur les diffé
rentes acceptions logiques d'un terme. Poser qu'un terme a des acceptions différentes n'est évidemment pas faire de lui un mot vide de sens, c'est au contraire lui en reconnai
tre plusieurs (fol. 100 r - 101 r) . Application de ces princi pes au texte en litige (fol. 101 v) . Après avoir défendu son opinion, Ratramne critique
vivement les termes dans lesquels son adversaire lui avait répondu. Son procédé restera le même au cours de tout le traité : il décompose le texte de son antagoniste en courtes propositions qu'il critique et entre lesquelles il cherche à trouver une contradiction . Le moine a reproché à Ratram ne cette thèse : « le concept n'a pas un sens » ; en effet, il n'en a pas qu'un mais plusieurs. Il accuse Ratramne d'avoir dit : « le concept n'a pas un sens et plusieurs » . Oui, « ensemble » mais le concept a des acceptions différentes. Nouveau développement sur ce thème (fol . 102 r - 102 v ) .
Le moine se contredit et se montre insensé en critiquant ces paroles : « le concept a plusieurs sens ». Il est cepen dant obligé de reconnaitre la vérité de cette proposition quand il arrive à comprendre ce qu'il dit (fol . 103 r) . Enco re quelques phrases sur les différentes acceptions du terme ( fol. 103 v - 104 r) .
N° 5. Discussion d'un texte de Boèce sur le sens de r . nichil, allégué par le moine beauvaisin (fol . 104 r - 105 r)
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Une CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX® SIÈCLE
Le moine combat la conclusion qui, selon lui, découle des principes de Ratramne et selon laquelle les universaux ne sont que des mots et même ne sont rien. Pour lui, cette thèse ne peut être soutenue car le mot rien, nichil, lui même a encore un sens, celui d'une privation (fol. 104 r) .
Ratramne : si nichil a un sens, il est inconséquent de me reprocher de n'en donner aucun aux universaux. Au fait, nichil ne désigne pas une privation mais une négation
(fol. 104 v) . Explication de ce qu'est la privation avec l'exemple classique de la cécité ( fol. 105 r) . L'adversaire de Ratramne a cité un texte de Boèce
contre Nestorius favorable à son opinion sur le sens de
nichil. Comme toujours en pareil cas, Ratramne reproche
à son antagoniste de reproduire inexactement les textes allégués et de se méprendre sur leur sens (fol. 105 r) . En .
effet, en reproduisant le texte de Boèce, il a substitué substantia à natura. Certes le sens n'en est pas changé mais le procédé est révélateur. Explication du terme substantia (fol. 105 v ) .
De même, tout versé qu'il se dise en dialectique, le moine se trompe sur le sens de nichil parce qu'il ignore la doctrine des quatre sortes d'oppositions. Ratramne entre prend de la lui rappeler en se basant sur les Categories du
Pseudo-Augustin ( fol. 106 r - 106 v) . La privation est du troisième type d'opposition, la négation du quatrième : on ne peut donc les confondre ( fol. 107 r) . N° 6. Discussion d'un deuxième texte de Boèce, invo
qué par l'adversaire, et aux termes duquel les universaux sont des réalités subsistantes. A. Comment Ratramne com prend ce texte ( fol. 107 r - 118 v) .
Le moine de Beauvais allègue encore en faveur de sa thèse sur la « réalité » des universaux un texte de Boèce
ainsi conçu : « genera et species subsistunt tantum neque
enim accidentia generibus speciebusue contingunt. Indiui. dua uero non modo subsistunt, uerum etiam substant.
Neque enim indigent accidentibus ut sint, informata sunt iam propiis et specificis differentiis et accidentibus ut esse
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possint ministrant, dum sint scilicet subiecta » ( fol. 107 r 107 v) .
Ratramne cherche à expliquer ce texte en un sens favorable à ses idées et prétend le replacer dans l'ensem ble de la doctrine de Boèce. Il rappelle que ces phrases sont extraites d'un écrit de controverse christologique dans lequel Boèce entreprend de montrer que toute nature n'est
pas une personne (fol. 108 r) . Il fait état de l'enseignement de Boèce sur la nature, la personne, l'accident (fol. 108 v) , les degrés d'être (fol. 109 r) . Parmi les substances, Boèce distingue celles qui sont universelles, comme les genres et les espèces, et celles qui sont particulières, comme Cicéron et Platon : seules ces dernières méritent le nom des per sonnes ( fol . 109 v ) . Commentaire de ces doctrines :: théorie des genres (fol. 110 r) , de la suppositio qui est à trois termes chez les dialecticiens, à deux seulement chez Boèce
(fol. 110 v) , de la personnalité qui est réservée aux indi vidus à l'exclusion de tout concept universel (fol. 111 r) . A ce sujet, on peut remarquer la distinction entre la substantia qui est individuelle et peut être une personne
si elle est appliquée à un être raisonnable, et la subsisten tia qui est l'universel non personnifié ( fol. 112 r - 112 v ) . Le sens de ces termes s'éclaire si on se réfère à l'étymolo gie des termes grecs qu'ils traduisent . Malheureusement le
latin donne peu d'attention à cette distinction et n'emploie guère que le terme substantia ( fol. 113 r) .
Dans ces conditions, l'interprétation du texte litigieux s'impose : les essences ( subsistentiae ), c'est-à-dire les universaux, ne peuvent recevoir des accidents comme les êtres particuliers (fol. 113 v ) . La qualité, la quantité, etc., n'entrent pas dans le concept, dans l'essence d'un être, alors qu'un être particulier, matériel, une substantia, doit avoir une quantité, une couleur, être situé à tel endroit de l'espace, etc. ( fol. 114 r) . Les universaux tirent toute leur consistance des êtres particuliers : l'intelligence les y per çoit en les séparant fictivement des accidents (fol. 114 v) . Rappel de la théorie enseignée à ce sujet par Boèce dans le Commentaire sur l'Isagoge de Porphyre (fol. 115r) . Part .
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respective du sens et de l'intelligence dans le travail de généralisation ( fol . 115 v) . Il appert de cette théorie que l'universel existe uniquement dans l'esprit (fol. 116 r) . Le genre, par exemple, est une idée qui exprime le caractère commun des espèces ( fol. 116 v) . Les universaux ne subsistent que pour autant qu'ils sont particularisés dans les individus : d'où leur qualification de subsistentia par opposition à substantia (fol . 117 r) . Seule la substan
tia peut recevoir des accidents. Il n'y aurait aucun sens à dire que ceux-ci affectent les genres et les espèces dont la réalité n'est que logique (fol. 117 v) . Il est donc ridicule de supposer que l'âme soit une réalité unique : c'est un concept commun qui n'existe que dans l'esprit. Si l'on passe du logique au réel, on doit constater que les âmes .
sont distinctes les unes des autres (fol . 118 v ) . N° 7. Suite de la discussion sur le texte de Boèce.
B. Exposé et réfutation de l'exégèse qu'en propose le moi ne de Beauvais (fol. 118 v - 131 r) . Le moine de Beauvais entend tout autrement le texte
de Boèce et y trouve l'affirmation subsistent réellement ( fol. 118 v ) . Ratramne, est erronée ; son auteur se de mauvaise foi. Il dit encore que les
que les universaux Cette exégèse, écrit trompe, de bonne ou universaux différent
des êtres particuliers en ce que ces derniers sont individuali sés par les accidents. Ratramne répond en exprimant une fois de plus sa manière de voir : subsistance purement logique des universaux (fol. 119 r) , aucune influence des accidents dans l'individuation ( fol. 119 v ) . >
Le duel va se poursuivre tout au long de l'exposé qu'a fait l'adversaire de Ratramne. Celui-ci a repris en effet le texte de Boèce en une sorte de commentaire cursif et
c'est ainsi qu'il parle assez longuement de la hiérarchie des êtres depuis le genre suprême jusqu'aux individus ( fol. 120 v ) . Dans chaque genre, on trouve des universaux et des êtres particuliers ( définition de ces termes )
( fol.
121 r) . Ratramne : ces textes sont mal interprétés (fol. 121 v) , ce que Boèce dit des êtres individuels doit évidem
ment s'entendre des espèces plus restreintes (fol. 121 v) .
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Le moine a tout aussi mal compris un texte du Pseudo Augustin sur les rapports de l'individu et des accidents (fol. 122 r) . Il feint aussi d'ignorer le passage dans lequel Boèce enseigne que la personnalité ne se trouve que chez les individus. Il y aurait pourtant trouvé équivalem ment l'affirmation que les hommes sont des personnes distinctes et non pas les émanations d'une substance unique (fol. 122 v ) . L'adversaire de Ratramne enseigne que pour les universaux, l'individuation n'est pas acquise par les accidents. Proposition absurde autant en ce qu'elle affir me qu'en ce qu'elle nie : individuel et universel sont des
notions contradictoires ( fol. 123 r) . De plus les accidents ne peuvent affecter les universaux . Comment un accident
pourrait-il individuer une substance ? (fol 123 v ) . En conclusion de son exposé, l'anonyme beauvaisin déclarait que les espèces avaient une signification une et
multiple (fol. 124 r ) . Certes cela est vrai mais en des accep .
tions différentes ( fol. 125 r) . L'idée d'homme ne désigne pas la même réalité sous le même aspect dans l'espèce et .
l'individu (fol . 125 v) . Penser le contraire, c'est confondre un être réel et un être de raison , une substance et son
« image » mentale (fol. 126 r ). Il faut nier l'unité du concept au sens proposé par l'adversaire ( fol . 12 v ) et se
rappeler qu'il peut être pris en différentes acceptions (fol. 127 r) . L'universel ne peut subsister séparé (fol. 127 v) : le croire c'est prendre la subsistence réelle pour la subsisten ce mentale (fol. 128 r) : genre et espèce ne peuvent exister en dehors de l'esprit. Par conséquent, l'universel homme est un être purement mental ( fol. 128 v ) . Comment peut .
on penser que les individus sont causés par l'universel comme l'animal par le semen et l'arbre par la racine ? Une abstraction pourrait- elle engendrer le réel ? Ce sont les idées qui viennent des choses et non l'inverse ( 129 r 129 v ) . Une fois de plus, Ratramne reprend son interpré tation du texte de Boece (fol.. 130 r - 130 v)) et son exposé
favori sur les différentes acceptions des termes ( fol. 131 r) . N° 8. Nouvelle discussion sur le sens du texte augus tinien du De Quantitate (fol. 131 r - 138 r) .
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Après cette longue digression, Ratramne revient à la discussion sur le sens du texte du De quantitate.. Il
reproche à son adversaire de n'avoir reproduit qu'un extrait tronqué du paruus libellus. Il complète la citation , réaffirmant sa thèse : saint Augustin parle ici de l'âme comme concept ou essence et non comme réalité existante (fol. 131 r - 132 r) .
L'exposé dans lequel le moine a critiqué cette inter prétation est confus et désordonné (fol. 132 v) , écrit en une langue barbare (fol. 133 r) . Le fond ne vaut pas mieux car l'auteur affirme que le texte augustinien perd tout son sens si on l'entend de l'idée et non de l'âme réelle : quand il dit que l'âme unique serait heureuse en l'un, malheureu
se en l'autre, pense-t-il à un concept ou à une réalité ? ( fol. 133 r ) .
Il faut maintenir que ce texte parle de l'espèce, du con cept. C'est la seule interprétation soutenable. Sinon , il fau
dra admettre que saint Augustin a envisagé une hypothèse hérétique comme celle du monopsychisme ou a cru contre
toute expérience, qu'il n'y avait qu'un homme ( fol. 133 v 134 r) . Le contradicteur sait-il vraiment ce qu'il veut ? Parfois il nie que saint Augustin parle ici de l'âme comme
species, parfois il l'accepte. Il est vrai, à peine a-t-il recon nu ce fait, il s'égare en comprenant mal le sens de la species (fol . 134 v ) . Nouvelles critiques sur ce sujet : l'espè ce dépend des individus et non ceux-ci de celle-là ( fol. 135 r) . Nouvelles plaintes sur les contradictions de l'adversaire (fol. 135 v) . Comment peut-il enseigner le
monopsychisme ; ignore-t-il donc ce que c'est qu'une personne ? (fol. 136 r. ) . S'il le sait, qu'il cesse de dire que les hommes sont substantiellement uns et par conséquent les âmes substantiellement unes (fol. 136 v) . Retour au texte pour confirmer l'interprétation proposée : si saint Augustin avait répondu affirmativement à la pre mière question et s'il avait admis l'existence d'une seule .
âme, il n'aurait eu aucune raison de poser les autres ques
tions (fol. 137 r) . Il n'aurait pas dit qu'il se sentirait ridi cule à déclarer que l'âme est une et multiple (fol. 137 v 138 r ) .
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N° 9. Attaque directe contre la doctrine de l'âme univer selle (fol. 138 v - 141 r) . O
Ratramne aborde enfin la question de fond : peut-on admettre qu'il y a une âme universelle ? Selon le disciple de Macaire, l'âme commune est une species de laquelle découlent les âmes particulières, les soutenant dans l'exis tence, au point que sans elle, les âmes particulières n'exis
teraient pas. Evidemment, Ratramne s'insurge là-contre.
Pour lui, l'espèce ne fonde pas les individus mais les indi vidus, l'espèce (fol. 138 r-v ) . Nouvel exposé de l'origine du concept (fol. 139 r) . L'âme individuelle est donc une pure abstraction (fol. 139 v) . L'hypothèse d'ailleurs est absurde . Comment une âme pourrait-elle se diviser ? Evidemment on pourrait supposer qu'elle est de nature matérielle. Mais cela est contraire à la foi qui nous enseigne que l'âme de .
chaque homme est spirituelle et créée dans la succession des temps (fol. 140 r) . Les philosophes païens eux -mêmes ont reconnu que seules existent des réalités individuelles
( fol. 140 v) . Voir p. 44. N° 10. Nouvelle discussion sur le sens du texte de
saint Augustin (fol. 141 r - 145 v ) . Peut-on dite : Saint Augustin a admis que l'âme soit une et multiple à la manière d'une espèce réelle ? Suppo sons-le, par pure concession à l'adversaire, saint Augus tin a envisagé cette hypothèse ; il ne l'en a pas moins écartée comme tout juste bonne à faire rire son interlo cuteur (fol. 141 r) . Macaire et son disciple se sont lourde ment trompés en l'acceptant : saint Augustin a écarté les
trois hypothèses qu'il avait distinguées et ne s'est pas montré plus favorable à l'une qu'à l'autre (folio 141 v) .
Qu'elles sont vaines et stupides, les paroles par lesquel les le moine exprime son opinion. Ces propos puérils ne mériteraient pas de réponse (fol. 142 r) si l'on ne crai gnait que leur auteur ne s'en rende encore plus orgueil leux. Qu'il le sache, son opinion va contre le bon sens et contre la foi, car celle-ci proclame que chaque homme a une âme particulière. Macaire et celui qu'il a entraîné dans l'erreur, auraient été certes mieux inspirés en se ralliant
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UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX
SIÈCLE
à l'opinion que Ratramne expose une fois de plus (fol. 142 v) .
Au reste, ces auteurs doivent encore expliquer pourquoi
si saint Augustin accepte l'opinion qu'ils lui attribuent, il
la taxe de ridicule. Ils s'y sont essayés : saint Augustin, di sent-ils, parlait devant une personne peu versée en philoso phie qui n'aurait rien compris à une réponse un peu subtile et se serait récriée en entendant affirmer que l'âme est à la fois une et multiple (fol. 143 r) . Après des critiques aussi acerbes que de coutume sur les imperfections grammatica les et stylistiques du texte de cette réponse, Ratramne récuse cette explication. Comment saint Augustin devrait-il tenir compte d'un interlocuteur alors qu'il n'en a pas et que
le dialogue est ici simplement un procédé littéraire ? (fol. 143 r) . Le moine cherche un argument dans l'exemple de saint Paul qui, parlant à des néophytes, s'abstient de livrer tout l'enseignement révélé ; il réserve les mystères de la
divinité du Sauveur à la prédication qui s'adresse aux fidèles plus avancés dans la foi ( fol. 143 v) . Ratramne : cet exemple ne prouve rien . Saint Paul sériait des difficul tés et il est clair que l'on comprend plus facilement le récit de la vie du Christ que les arcanes de la nature du Verbe.
Mais dans le cas présent il n'en va pas ainsi : le problème du nombre de l'âme n'est pas plus difficile que celui de sa nature (fol. 145 r) . D'ailleurs, encore une fois, l'interlo cuteur est fictif : on n'a donc pas à tenir compte de son
degré intellectuel. Augustin disputant avec lui-même ne
risquait tout de même pas de ne pas comprendre ! (fol. 145 r) . Qu'il est triste de voir tant de ténacité au service d'une si mauvaise cause alors qu'il serait si simple de se rallier à l'exégèse proposée ! (fol. 145 v) . .
Conclusion En donnant une conclusion à cette étude strictement
historique, ne craindra - t - on pas de prendre parti en un débat épineux et de paraître ridicule en jugeant et compa
rant des auteurs qui n'ont que faire de notre avis ? Tout au moins peut-on résumer en de courtes propositions l'impression que nous laisse l'étude de ces textes à la lumiè re de la doctrine et de l'histoire .
A. Macaire et son disciple. 1. Macaire et son disciple semblent ne pas manquer de
sens historique. Ils ont bien vu le doute qui perce dans le texte du De quantitate animae et ils ont bien compris la position de Boèce sur les universaux. 2. Leur tort est d'avoir forcé le sens de l'hésitation de
saint Augustin et d'avoir échafaudé une thèse systématique sur cette base fragile. Cette construction, qu'ils ont essayé d'étayer grâce au réalisme » boéthien, aurait été singuliè rement renforcée s'ils avaient pu connaître les doctrines
anciennes qu'ils tentaient de reconstituer d'après un mince débris. A défaut d'ouvres originales que personne ne possé dait alors en Occident, ils auraient pu trouver des docu
ments de seconde main dans quelques passages du
De consolatione philosophiae, du Commentaire de Macrobe sur le Songe de Scipion , dans la cité de Dieu dont la diffu sion était dès lors relativement grande, et plus près d'eux
encore, auprès de Scot Erigène (64) . Peut-être d'ailleurs ( 64 ) Faut-il ajouter à cette liste le De mundi constitutione du Pseudo-Bede (P. L., t. 90, p. 81-910 ) ? On ne pourrait être trop
prudent en marquant les rapports en cet ouvrage et nos textes. En effet, il est impossible de préciser l'époque à laquelle il a été composé. On sait que l'ouvrage est postérieur à Charlemagne parce qu'il fait état de deux phénomènes astrologiques , que,
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UNE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX° SIÈCLE
ont-ils puisé à ces sources sans que nous le sachions.
Ratramne n'était nullement obligé de donner l'analyse complète d'une cuvre que son correspondant avait en main.
3. Quant au « réalisme platonicien », nous
avons
montré que ces auteurs n'étaient pas les seuls à la défen dre. Le haut moyen âge a été plus favorable à cette thèse qu'au conceptualisme qui a triomphé ensuite . 4. Enfin, au point de vue littéraire, les quelques fragments qui nous sont parvenus montrent que les repro ches de Ratramne sur l'incorrection de la langue écrite par le moine de Beauvais ne sont pas totalement injustes. B. Ratramne.
1. Dans le domaine strictement historique, Ratramne semble peu heureux. Son information en histoire de la
philosophie est nulle. Son exégèse du De Quantitate animae est un bel exemple des erreurs auquel peut aboutir un esprit systématique lorsqu'il raisonne sur un texte selon ses propres conceptions sans se douter le moins du monde
que les doctrines et le sens des mots peuvent avoir évolué. Ratramne raisonne fort bien mais dans l'abstrait (65 ) . De d'accord avec plusieurs chroniques, il rattache au règne de l'empe
reur. Mais un autre apocryphe de Bède est de Manegold de Lau tenbach ( Dom G. MORIN , Le pseudo-Bède. Sur les psaumes et l'Opus super psalterium de Manegold de Lautenbach, Revue Béné dictine, t. 28, 1911 , p . 331 ss. ) . Celui-ci pourrait aussi bien être du xije que du ixe siècle ... M. DUHEIM (Le système du monde, t . 3, Paris, 1915, p. 81 ) estime « bien vraisemblable qu'il écrit après les tentatives héré tiques de Macarius Scotus et de l'abbaye de Corbie et que son
intention est de les combattre ». Les textes ici publiés ne nous paraissent pas confirmer cette hypothèse. Le Pseudo -Bède réprouve l'idée d'une âme commune aux astres, aux animaux et aux hommes. Il proteste contre une âme unique qui fait perdre aux hommes toute
personnalité et toute responsabilité morale. Or, on l'a vu, il ne s'agit pas de cela ici : le disciple de Macaire parle d'une âme commune pour les hommes seulement, et encore, dans son esprit,
cette âme soutient dans l'existence les âmes particulières. De plus on comprendrait mal que le Pseudo-Bėde ne fasse aucune allu
sion au texte augustinien du De quantitate, base de toute l'argu mentation .
( 65 ) Ratramne fait montre de la même tournure d'esprit dans son Epistola de cynocephalis ( P. L. t. 121 , col. 1153-1156) . Il y disserte en effet avec aisance sur les hommes à tête de chien sans songer à vérifier si de tels monstres existent vraiment.
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même, quand il s'agit d'invoquer l'autorité du Boèce, fait pas la synthèse de l'opinion propre de l'auteur celle que celui-ci défend en commentateur. Disons sa défense, qu'il est loin d'être le seul à commettre
il ne avec pour cette
erreur.
2. Sur le terrain doctrinal, Ratramne se révèle bien supérieur. Il défend mieux que ses adversaires la valeur
de la personne humaine et son autonomie. Ici il est servi pour son manque d'esprit historique : les affirmations de la foi chrétienne ne se trouvent pas balancées chez lui par le respect de positions philosophiques antérieurement enseignées. Dans la question des universaux, Ratramne se montre original et fait figure de précurseur. A travers le commentaire de Boèce, il rejoint les positions aristotéli ciennes, et prélude ainsi au conceptualisme et à l'abstrac tionisme qui, après les luttes du XI et du XIIe siècles, triompheront au XIIIe siècle. Enfin , comme théologien, le moine de Corbie se montre informé des documents ecclé
siastiques sur la question difficile de l'origine de l'âme et il sait les mettre en valeur.
3. Son style est d'une valeur moyenne si on veut bien
le comparer , non pas au canon de la langue classique telle que la Renaissance du XVIe siècle l'a stylisée mais à
l'authentique latin médiéval dont on s'accorde de plus en plus aujourd'hui à reconnaître la légitime autonomie. Sans doute la composition de l'opuscule est lâche. Mais peut être peut-on l'excuser en pensant aux circonstances de la composition. Le De Anima ad Odonem n'est pas un ouvra
ge né spontanément d'une pensée personnelle, c'est un écrit imposé, entrepris de mauvais gré parce qu'on ne croit pas à son utilité. L'auteur sait qu'il ne convaincra pas son adversaire qu'il juge non seulement obstiné mais quelque peu fou . Il veut en avoir vite fini et plusieurs fois semble prêt à déposer la plume mais, en homme consciencieux, il doit bien se rendre compte que sa réponse demande à être complétée.
Quoi qu'il en soit, le texte de cet opuscule apporte à
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l'histoire des doctrines des renseignements nouveaux et importants. Il lui livre une connaissance plus approfondie d'une controverse que l'on ne pouvait atteindre jusqu'ici que par quelques phrases éparses. L'ouvrage nous donne des lumières nouvelles sur les doctrines psychologiques enseignées à l'époque carolingienne et permet d'écrire une
page nouvelle de l'histoire de la querelle des universaux. Enfin on trouve ici une preuve de plus du platonisme du haut moyen âge et un témoignage nouveau de l'influence de Boèce et notamment des opuscula sacra au IXe siècle.
Table bibliographique I. Textes
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EUSEBE DE CESARÉE, Praeparatio evangelica, P. P., t. 21 .
S. GRÉGOIRE DE NYSSE, De hominis opificio, P. L., t. 44. La création de l'homme, trad . Laplace · Danielou, Lyon, 1943.
S. GRÉGOIRE LE GRAND, Epistolae, P. L., t. 67. S. JEROME, Dialogus sub nomine Hieronymi et Augustini de 9
origine animarum , P. L., t. 30. C. MEDIEVAUX .
ABELARD, Glossulae Porphyrii, éd. Geyer, Munster, 1911 . ALCUIN, De animae ratione liber ad Eulaliam Virginem , P. L. t . 101 .
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haereticum , P. L., t. 64. CASSIODORE, De anima, P. L., t. 70.
70
U'NE CONTROVERSE SUR L'AME UNIVERSELLE AU IX® SIÈCLE
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JEAN Scot, De. divisione naturae, P. L., t. 123. De praedestinatione, P. L., t. 123. ODON DE CAMBRAI, De peccato originali, P. L., t. 160.
RATRAMNE DE CORBIE, L'opuscule inédit de Ratramne sur la nature de l'âme, édité par A. Wilmart, dans Revue Béné dictine, t. 43, 1931 , p. 207 ss. RHABAN MAUR, De anima, P. L., t. 110.
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P. DUHEM, Le système du monde de Platon à Copernic, 4 vol., Paris., 1912 ss.
A.-J. FESTUGIERE, L'idéal religieux des Grecs et l'Evangile, Paris, 1932.
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ne au service de la christologie chez quelques Pères
grecs, dans Recherches de Sciences religieuses, t. 25, 1935, p. 260 ss. J. MOREAU, L'âme du monde de Platon aux Stoïciens, Paris, 1939.
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Table des matières
Pages Préface
5
1. L'occasion de la controverse
.
2. La doctrine de l'adversaire de Ratramne .
3. La doctrine de Ratramne
.
.
7
.
19
39
.
4. Analyse du Liber de Anima ad Odonem Bellouacensem Conclusion
.
.
.
55 65
.
Table bibliographique .
69
Nihil obstat
Namurci, die 10 aprilis 1950 G. KOERPERICH , I. c.
Imprimatur Namurci, 11-4-50
P. BLAIMONT, vic. gén.