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French Pages [210] Year 2019
La pratique de la bicyclette révèle-t-elle quelque chose de notre monde ? C’est un peu sous cet angle que ce livre souhaite aborder cette thématique originale à travers des notes et des écrits, dont certains trouvent leur origine à partir de 2005, avec l’arrivée des vélos de location à Lyon. L’ethnologue nous livre ici un recueil de ses réflexions qu’il accompagne de récits autobiographiques et de textes inédits, dont un traduit en anglais afin d’ouvrir le dialogue à l’international. Si le vélo se distingue de la bicyclette, c’est qu’à travers son éloge, ou l’histoire de la bicyclette pliante comme machine de stratégie militaire, l’engin est porteur de valeurs tout comme de messages.
Noël Jouenne est ethnologue, maître de conférences en sciences de l’homme et de la société pour l’architecture à l’ENSA de Toulouse, membre du LRA -EA7413. À côté de ses recherches sur la pauvreté dans les sociétés post-modernes, sur les logements collectifs et les cités Castors, ou encore sur les instruments de calcul, l’ethnologue nous livre ici un regard aiguisé du côté d’un objet du quotidien porteur d’un message pour l’humanité.
Noël JOUENNE
Regard ethnologique sur une pratique culturelle
Notes sur le vélo et la bicyclette
Notes sur le vélo et la bicyclette
Noël JOUENNE
Notes sur le vélo et la bicyclette Regard ethnologique sur une pratique culturelle
Illustration de couverture : © conneldesign - 123rf.com
ISBN : 978-2-343-18582-8
21,50 €
LOGIQUES
SO C I A LES Série Études culturelles
Version finale – octobre 2019
Notes sur le vélo et la bicyclette
Version finale – octobre 2019
Logiques sociales Série : Études Culturelles Dirigée par Bruno Péquignot Le champ des pratiques culturelles est devenu un enjeu essentiel de la vie sociale. Depuis de nombreuses années se sont développées des recherches importantes sur les agents sociaux et les institutions, comme sur les politiques qui définissent ce champ. Le monde anglo-saxon utilise pour les désigner l’expression cultural studies. Cette série publie des recherches et des études réalisées par des praticiens comme par des chercheurs dans l’esprit général de la collection. Dernières parutions Stève PUIG, Littérature urbaine et mémoire postcoloniale, 2019. Gabriel SEGRÉ, Frédéric CHARLES, Sociologie des pratiques musicales des collégiens et lycéens à l’ère numérique, 2016. Kheira BELHADJ-ZIANE, Le rap underground, un mythe actuel de la culture populaire, 2014. Louis BASCO (dir.), Construire son identité culturelle, 2014. Jean-Louis FAVRE, Une histoire populaire du 13e arrondissement de Paris. « Mieux vivre ensemble », 2013. Marisol FACUSE, Le monde de la compagnie Jolie Môme. Pour une sociologie du théâtre militant, 2013. Ji Eun Min, La réception de la comédie musicale de langue française en Corée. Echanges culturels dans une économie mondialisée, 2013. Nadine BOUDOU, Les imaginaires cinématographiques de la menace. Émergence du héros postmoderne, 2013. Laetitia SIBAUD, Les musiciens de variété à l’épreuve de l’intermittence. Des précarités maitrisées ?, 2013. Christian APPRILL, Aurélien DJAKOUANE et Maud NICOLAS-DANIEL, L’enseignement des danses non réglementées en France. Le cas des danses du monde et des danses traditionnelles, 2013.
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Noël JOUENNE
Notes sur le vélo et la bicyclette Regard ethnologique sur une pratique culturelle
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Du même auteur Et la dentelle ? L’industrie d’une ville : Calais, photographies de Micheal Kenna, Paris, Marval, 2002 Dans l’atelier. Guide des savoirs et des techniques de la dentelle, photographies de Florian Kleinefenn, Calais, Musée des Beaux-Arts et de la Dentelle, 2003 Calais Lace, photographs by Michael Kenna, Tucson, AZ, Nazraeli Press, 2003 La vie collective des habitants du Corbusier, Paris, L’Harmattan, 2005 Dans l’ombre du Corbusier. Ethnologie d’un habitat collectif ordinaire, Paris, L’Harmattan, 2007 L’expérience corbuséenne d’un habitat collectif sous contrôle, postface de Noël Jouenne et Mohammed Zendjebil, Paris, L’Harmattan, 2017
© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-18582-8 EAN : 9782343185828
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Avec toute mon amitié à Hélène et Daniel Terrolle
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I. En guise d’introduction « Le lien qui unit le cycliste à sa bicyclette est un lien d’amour » écrit Marc Augé (Augé, 2008, p. 68). C’est peutêtre ce lien qui m’a incité à vouloir travailler sur cet objet si courant que personne, à l’époque, n’y prêtait attention. Ce sujet hors des sentiers nobles de la recherche n’était, en 2005, pas perçu comme un sujet sérieux. Contraint d’exister dans le champ des transports et de la mobilité, il s’est peu à peu affranchi, et comme jadis les SDF ou les romans policiers et la science-fiction, la bicyclette appartient désormais à la recherche. Merci à Marc Augé d’y avoir contribué1.
1. Problème d’épistémologie et de méthode Emile Durkheim prône la recherche des prénotions comme étape élémentaire de la construction de l’objet en sciences sociales. Toute la sociologie va suivre cette indispensable démarche afin de trouver un recul nécessaire à l’objectivation des éléments de l’enquête. Concernant notre objet je me suis donc demandé comment aborder la question du vélo lorsque l’on part avec un a priori positif comme : le vélo c’est bien. « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions » nous dit Emile Durkheim, dans Les règles de la méthode sociologique. « Il faut donc que le sociologue, soit au moment où il détermine l'objet de ses recherches, soit dans le cours de ses démonstrations, s'interdise résolument 1
Merci également à Clémence et Zélie pour la relecture.
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l'emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n'ont rien de scientifique. Il faut qu'il s'affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l'esprit du vulgaire, qu'il secoue, une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu'une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques. Tout au moins, si, parfois, la nécessité l'oblige à y recourir, qu'il le fasse en ayant conscience de leur peu de valeur, afin de ne pas les appeler à jouer dans la doctrine un rôle dont elles ne sont pas dignes. » (Durkheim, 1983, p. 60). Concernant l’objet bicyclette, c’est deux cents ans d’idées reçues qui nous accompagnent. Comme l’écrivent Didier Tronchet et bien d’autres, le vélo est porteur « d’un fort capital de sympathie » (Tronchet, 2014, p. 131). Son changement de statut social au cours du temps, l’évolution des pratiques auxquelles il est lié, la question du genre et de l’âge auxquels il est associé. L’objet ne renvoie pas à une seule catégorie, à un seul contexte, à un seul temps, mais à une multitude de catégories, de lieux et de temps qui chacun évoquent une pratique et un discours différents. Pour être proche, l’objet n’en est pas moins singulier. Qu’y a-t-il de commun entre deux utilisateurs de bicyclette ? Tout et rien : l’un des utilisateurs peut être d’une classe sociale très différente de l’autre. L’un peut être propriétaire, l’autre locataire. Tous deux peuvent avoir des raisons très différentes dans leur usage et leur pratique du cycle, du loisir au travail, du sport à la détente, de la nécessité au luxe. L’âge et le sexe peuvent aussi entrer en ligne de compte. Toutes ces raisons vont concourir au choix du modèle qui de loin aura des ressemblances, mais de près indiquera par toutes sortes de détails qu’il n’est pas le même objet. S’agit-il d’une idéologie, et comment être neutre, seul face au monde, qui voit dans la bicyclette le développement d’un marché économique florissant, l’accroissement des 10
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ventes, l’anéantissement de la pollution. Le marketing urbain gangrène notre perception du véritable usage et des pratiques (Reigner, 2013). Dorénavant, la bicyclette est l’objet qui contribuera à assainir la planète. Elle « devient ainsi le symbole d’un avenir écologique pour la ville de demain et d’une utopie urbaine qui réconcilierait la société avec elle-même » (Augé, 2008, p. 41). Penser à la douceur de son mode de déplacement, par exemple, c’est oublier le phénomène de la transpiration et la sueur qui résultent d’un effort constant bien plus pénible que n’en produit le conducteur d’une voiture. C’est oublier également les différences sociologiques qui pourtant montrent le cycliste comme jeune, vieux et pauvre (Reigner, 2013). « C’est toute la fonction du marketing urbain que de gommer [les différences sociologiques] au profit d’une image positive, d’une bonne image des modes doux, et plus largement d’une bonne image de la ville » (Reigner, 2013, p. 75). A Toulouse, j’ai remonté la rue de la Gloire dans les deux sens, pour voir si j’en étais capable. Cette pente d’une déclivité de trente mètres sur 1,2 km fait transpirer. Elle est la hantise des livreurs à vélo. Le « mode doux » ne s’applique pas à cette pratique cycliste2, et le terme est plutôt mal choisi, convenons-en. Dans un magasin de vêtements de sport, alors que je cherchais un sous-vêtement capable d’absorber la sueur, le vendeur me dit qu’on doit parler aujourd’hui de « vélo musculaire », pour le distinguer des vélos électriques. Pourquoi cette distinction et pourquoi serait-ce à la bicyclette de devoir s’accommoder d’un terme qui renvoie au corps alors qu’à son origine, le vélocipède fait déjà référence au principe de la marche. Eric Fottorino 2
S’agissant d’une nouvelle idéologie urbaine, ce mode englobe d’après le marketing urbain la marche à pied et le vélo. « Ces modes de déplacement de citadins vertueux et responsables », ne cadrent pas avec les données statistiques qui renvoient ces pratiques du côté des jeunes, des vieux et des plus démunis (Reigner, 2013, p. 73).
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va même plus loin, pour lui « le vélo est un mode d’écriture de l’existence » (Fottorino, 2007, p. 17). Pour cet auteur, le cycliste a un sens, des valeurs, une histoire. Alors, pourquoi vouloir absolument faire passer le vélo électrique pour un vélo ? Réfléchissons cinq minutes autour de ces notions et établissons une règle : et si le terme de vélo ne devait s’appliquer qu’à la machine mécanique mue par la force motrice de son conducteur. Le vélo à assistance électrique se verrait contraint de rejoindre la horde des machines mues par des moteurs autres que ceux des muscles. Ou bien doiton parler de vélo à musculature électromécanique (VME). Bien sûr, il s’agit d’une assistance, car le mécanisme ne se met en route que lorsqu’il est sollicité par un mouvement du pédalier. C’est du reste grâce à cette subtilité que le VAE (vélo à assistance électrique) reste dans la famille des vélos et non des cyclomoteurs. Mais la limite est ténue, et il existe sur le marché des cartes électroniques dont la fonction est de tromper la machine pour la faire avancer sans assistance musculaire, et plus vite. Ce qui fait basculer le VAE dans la famille des cyclomoteurs, sans en avoir les inconvénients (casque, assurance). Du reste, monter la rue de la Gloire à 12% sans effort, sans être le rêve de tout cycliste, reste un vœu cher à ceux qui investissent dans l’électrique. A ceux qui pensent que l’électricité n’est pas polluante, il suffit de penser au coût carbone de la fabrication d’une batterie au lithium, de son acheminement depuis la Chine et de son recyclage. A minima, il faut pour produire une batterie au lithium environ 150 kg par kWh, ce qui représente pour une batterie de 500 Wh une émission de 75 kg de CO2, soit 3 400 km de plus qu’un vélo sans assistance électrique le jour de sa mise en service3. Cet écart ne sera jamais rattrapé, et si l’on 3
Source : www.cyclowatt.com/blog/?p=969 et www.econologie.com /forums/nouveaux-transports/batteries-lithium-co2-et-cycle-de-vieune-etude-de-l-eco-bilan-t15314.html
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considère qu’à l’échéance de cinq ans, il faudra changer la batterie, c’est autant d’équivalent carbone qui sera produit. Afin de minimiser l’empreinte carbone du vélo électrique, la communication évite cet aspect des choses et montre le bénéfice apporté par l’assistance dont la différence, par rapport à un vélo classique, est de l’ordre d’1 g par kilomètre. Selon moi, le problème n’est pas d’ordre technique, mais d’ordre philosophique. L’ajout d’un moteur (autre que le moteur humain) renvoie la machine à une autre catégorie. On le voit très bien lorsqu’il s’agit de démasquer les tricheries dans le domaine de la compétition sportive. Les moteurs dissimulés dans les cadres ou les moyeux de pédalier font passer le cycliste pour un fraudeur, et le vélo n’est plus qualifié de bicyclette. Le cas de « dopage mécanique » rehausse la machine d’une nouvelle capacité4 et se voit attribuer le nom de « vélo truqué5 ». La force physique est directement convoquée dans la pratique de la bicyclette. Le plaisir de pédaler, de donner de soi par un effort parfois intense, notamment au démarrage ou dans une côte. Le plaisir ressenti à voir se mouvoir la machine par le simple fait de notre présence : j’avance, donc je suis. Ce n’est pas du tout la même sensation qu’à vélomoteur ou à motocyclette. J’ai pratiqué la moto plusieurs années de suite lorsque j’étais plus jeune. J’avais une Moto Guzzi 650, petite cylindrée pour la marque, et j’ai parcouru plus de soixante mille kilomètres. J’ai même adhéré un temps au Moto Guzzi Club de France qui proposait des concentrations plusieurs fois par an aux quatre coins de la France. Eh bien, le plaisir de conduire une moto n’est pas tout à fait le même que de conduire un 4
« Cyclisme en Dordogne. Un moteur découvert dans un vélo lors d’une course amateur », Sud Ouest du 1er octobre 2017. 5 « Fraude au moteur en Dordogne : le cycliste risque des poursuites pour escroquerie », Sud Ouest du 2 octobre 2017.
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vélo, mais il y a des ressemblances. D’abord dans la position : être à cheval sur un cycle. Mais à moto on est plus proche du cheval que du manche à balai. La position du corps, des bras et des jambes, le dos aussi. Bien sûr la moto avance toute seule, sans effort. Du moins, le moteur est là pour effectuer ce travail. Et l’on sent la puissance à travers le battement des pistons et le rythme du moteur. A vélo, le pédalage offre la possibilité de compter le nombre de tours par minute. C’est d’ailleurs ce calcul qui permet de mesurer la vitesse, compte tenu du développement offert par le rapport des pignons, du plateau et des roues. On sait qu’à 80 tours par minute, on va atteindre 15 ou 20 kilomètres à l’heure, cela dépend du développement6. Tout est dans la force musculaire, et le plaisir est directement proportionnel à cette force. A vélo, on est pleinement responsable de son allure. Ce sentiment de maîtrise est au centre du plaisir dans le rapport à la machine. S’agit-il d’un sentiment partagé, commun aux cyclistes ? Seuls, ceux qui subissent la bicyclette ne se rangent pas dans cette catégorie. Ceux qui vivent la contrainte et le déplaisir du pédalage n’en retirent pas bénéfice. Mais qui sont-ils ? On peut conduire une voiture sans forcément en apprécier l’usage, mais peut-on rouler à vélo sans éprouver un certain plaisir ? Un informateur, plus loin, nous répondra par l’affirmative. Au cœur de la pratique cycliste, il y a l’amour du vélo, parfois même la passion. En témoigne ce cycliste travaillant dans un service de livraison à domicile. Il est arrivé à ce métier précaire parce qu’il aimait et pratiquait le vélo. C’est une condition, semble-t-il, sine qua non du métier de livreur. L’origine de cette passion renvoie à la jeunesse et à 6
Le développement est le rapport entre le nombre de dents du plateau et celui du pignon arrière (braquet) multiplié par la circonférence de la roue lorsque le cycliste effectue un tour de pédale. Il s’exprime en mètre.
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la prime enfance, au moment où pour la première fois naissait cette sensation de maîtrise et de liberté. Etre capable de voler de ses propres ailes, savoir tenir en équilibre et foncer vers son destin. « L’expérience de la pratique cycliste est une épreuve existentielle fondamentale qui réassure ceux qui s’y livrent dans leur conscience identitaire : je pédale, donc je suis » (Augé, 2008, p. 86). Parce qu’il est proche de la réalité, la pratique du vélo permet ce retour au réel, et par là, assouvit un besoin fondamental. Concernant l’approche des agents sociaux pratiquant la bicyclette, je suis dans la même posture que le relate Daniel Terrolle à propos des voyageurs prenant le train. Etant confronté lui-même à la difficulté d’aborder des inconnus en situation de voyage ferroviaire, il en vint à lister les moments opportuns, comme après un petit somme, qui place l’informateur en situation de force vis-à-vis de la fragilité du dormeur (baissant sa garde). Une entrée est alors possible, car la confiance s’est instaurée. Tout comme lui, cette enquête s’inscrit « en marge des convenances ethnographiques classiques » (Terrolle, 1993). Comment engager une discussion avec des individus dont l’anonymat est un prérequis essentiel à leur pratique ? A vélo, sur la route ou la piste cyclable, il est pratiquement impossible d’engager une conversation. Le cycliste est replié dans une bulle sécurisante qui correspond au cercle formé par son engin. A l’arrêt, le temps d’un feu tricolore ou bien du passage d’un train à la barrière, nous pouvons esquisser un semblant d’ouverture. Peut-être parlerons-nous du temps, de la température ou bien d’un événement fortuit lié à la circulation. Mais impossible d’avancer à découvert de manière plus sensible. Un peu plus loquaces sont les cyclistes chez les vélocistes. Surtout lorsqu’ils viennent acheter un accessoire ou carrément un vélo. L’excitation du moment les convie à délier leur langue. Mais ne poussons 15
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pas trop loin l’investigation, car les questions trop personnelles ou hors du contexte cycliste n’ont pas lieu d’être. Il y a par conséquent plusieurs dimensions à cette recherche. D’une part, mes observations quotidiennes m’invitent à approfondir ma réflexion, qui est confrontée aux entretiens effectués sur la base d’un réseau social professionnel. Mes lectures et les nombreuses discussions autour du vaste sujet qu’est le vélo en ville forment un tout complexe qui s’articule avec une expérience de la pratique cycliste.
2. La construction du terrain d’enquête De quoi est constitué ce terrain d’enquête ? La pratique cycliste s’entend sur l’ensemble du territoire, mais plus particulièrement en ville, et la concentration des usagers va du centre-ville vers les périphéries. Entre chaque zone urbaine, il existe des frontières parfois infranchissables. Certaines communes tentent timidement de construire des autoroutes cyclables pour permettre aux usagers de parcourir de grandes distances, mais la pratique du vélo en ce début de siècle reste circonscrite à de petits trajets. Choisir son terrain d’enquête sur un territoire aussi vaste revient à travailler sur des comportements sociaux à travers les quelques exemples qui me seront donnés à voir, ce qui est peu au regard de la multitude des interactions quotidiennes. Vouloir parler d’ethnologie7 à partir d’une somme qualitativement très discutable c’est oublier, comme le souligne Patrick Gaboriau, qu’ « il ne vient guère à l’esprit d’aucuns que la science sociale ou l’anthropologie 7
Nous considérons ethnologie et anthropologie comme synonyme.
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n’en soit qu’aux balbutiements et reste une science à constituer plutôt qu’à évoquer » (Gaboriau, 2018, p. 63). Ce qui donne à cette science ce sentiment d’être une science renvoie à la constitution d’un corps universitaire, jusqu’au « style banal et attendu » réclamé dans les revues, dans « ces cadres sociaux qui encapsulent les disciplines » (Gaboriau, 2018, p. 70). Mais qu’en est-il du terrain lorsque celui-ci n’est pas circonscrit à un lieu précis, à une ethnie, à un groupe particulier. Car les cyclistes effectuant leur trajettravail à vélo ne forment pas un groupe cohérent, ni à travers les cadres sociaux dont ils sont issus ni d’un point de vue politique, religieux, etc. Parfois, je me rattache à l’objet bicyclette, comme dans le chapitre sur l’évolution de la bicyclette pliante. Mais dans ce cas, je ne parle que très peu de l’utilisateur, sauf à partir du fantassin pour aller au yachtman. C’est la bicyclette qui informe des fonctions et du statut de l’utilisateur. C’est ce que l’on peut voir lorsqu’il est question de gentrification de l’espace urbain, par exemple, ou d’embourgeoisement autour des pratiques cyclistes. A sa manière, ce livre est un essai sur la constitution d’un terrain. Comme le souligne Patrick Gaboriau, « dans la construction de l’objet de recherche par le chercheur, une part d’inconscient social persiste » (Gaboriau, 2018, p. 97). J’en ai pleinement conscience. Et le dialogue que j’instaure parfois entre une position réflexive et des faits comparatifs m’invite à poursuivre cette tâche qui ne peut ici qu’être évoquée. Ces notes forment un ensemble qui trouvera sa cohérence. Puis il y a le rapport politique. « La politique est déjà-là dans le choix de l’objet de recherche » nous dit Patrick Gaboriau (Gaboriau, 2018, p. 105). Ces rapports sont présents dans cette recherche, et nous les verrons à l’œuvre assez rapidement. Et s’il fallait encore citer l’anthropologue à propos de l’engagement, nous dirions à sa suite que 17
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« faire de l’anthropologie, c’est s’engager sur un terrain tout en menant de front une réflexion théorique, par définition, jamais aboutie » (Gaboriau, 2018, p. 111). Disons que « l’écriture moderne étant justement de décrire le processus de construction lui-même qui, au sens fort, sera l’objet de la recherche » (Gaboriau, 2018, p. 122). Et comme l’anthropologue le fait remarquer à propos de la ville, la bicyclette existe déjà depuis longtemps. Qu’elle soit aujourd’hui classée dans les « mobilités » et les « moyens de transport » la positionne dans un espace social particulier, évitant du même coup d’aborder la question de sa place dans notre siècle. Le vélo ne sert pas qu’à se déplacer, il informe l’humanité sur un état de la planète, sur un sentiment d’impuissance face aux hégémonies capitalistes.
3. Du mot à mot Aujourd’hui le terme de bicyclette est un terme plus soutenu, distingué que l’on emploie de manière littéraire, par opposition au terme de vélo, plus familier, cependant que le Plan Vélo est annoncé par le Premier ministre en septembre 2018. D’un point de vue sémantique, il y a un sens et un intérêt à utiliser l’un plutôt que l’autre. Dans un texte consacré au vélocipède, utiliser l’un et l’autre comme synonyme permet d’assouplir l’écriture et de diminuer leur fréquence d’apparition. Cependant, pour être synonymes ces termes n’en sont pas moins différents. Comme le rappelle Odon Vallet, à l’origine de la bicyclette il y a le cycle qui « vient du grec kuklos, luimême issu de l’indo-européen kwel, exprimant l’idée de tourner autour. De cette racine sont dérivés, notamment, l’anglais Wheel (roue), le français « pôle » (axe du monde) 18
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et, surtout, deux grandes familles de mots, celles du latin colere (cultiver) et du sanskrit chakra (roue de char) » (Vallet, 1998, p. 18). Nous entrevoyons les prolongements anthropologiques que la roue suggère (Wilson, 2004). La bicyclette tient son nom de l’évolution du bicycle, lorsque celui-ci a vu ses roues diminuer et son poids s’alléger. Il est attesté à partir de 1880, d’après le dictionnaire historique de la langue française. Des synonymes familiers sont apparus comme le biclo, en 1907, qui deviendra le biclou en 1951, s’associant à la bécane, en 1890. Du côté du vélo, ce mot est attesté dès 1879, et vient remplacer le terme de véloce après 1885. « Vélo fonctionne comme synonyme familier très courant de bicyclette », nous dit encore le dictionnaire historique. Parmi les synonymes, l’argot nous transmet le clou. Le véloce est encore employé à la fin du XIXe siècle, terme établi de ses rapprochements avec l’Angleterre, notamment à travers les courses, pour désigner les pilotes de la machine, les vélocemen. Autour de ces termes, nous trouvons vélocipède, vélocifère et le plus ancien et célèbre mot draisienne, issue du brevet d’invention du baron Drais en 1818. Dans son dépôt de brevet, le baron Drais ne parle pas de draisienne, c’est un mot qui a été inventé plus tard, peut-être pour ridiculiser cette machine peu pratique. Dans la séance du 5 février 1818 du Comité consultatif des Arts et des Manufactures du ministère de l’Intérieur, le propos porte sur l’étude de la demande d’un brevet pour une machine appelée vélocipède. Le document date du 19 janvier 1818, et le demandeur n’est autre que le baron KarlFriedrich Drais Von Sauerbronn à Mannheim. Philippe Gaboriau donne la description du contenu de cette demande qui tient en deux pages dans laquelle le mot vélocipède est inscrit six fois (Gaboriau, 1995). Ce terme sera repris pour désigner d’une manière générique toutes les améliorations produites par la suite. 19
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Sur la base de données de l’INPI, l’introduction du terme Vélocipède nous donne 273 résultats entre 1818 et 1871, alors que le terme de bicycle renvoie à dix fiches sur la période allant de 1868 à 1871, et toujours associé à vélocipède. Nous trouvons encore douze fiches pour vélocifère sur la période allant de 1803 à 1869. Ce sont des voitures à quatre roues tirées par un ou plusieurs chevaux. Cependant, la vue de profil ne laisse voir que deux roues, une plus petite que l’autre, d’où une certaine ressemblance avec les vélocipèdes de type Grand-bi ou bicycle. Peu à peu le bicycle va se démarquer du vélocipède et trouver son autonomie. Le terme de bicyclette apparaît dans les dépôts de demande de brevet à partir de 1902. Quoi qu’il en soit et puisqu’il faut bien nommer l’objet ou la machine, j’emploierai indifféremment les termes de bicyclette ou de vélo, laissant celui de petite reine au domaine de la compétition cycliste, et celui de bécane ou de biclou seulement lorsque ces termes seront utilisés dans des entretiens. Ces mots seront alors propriété de leurs auteurs. Un dernier point sur les entretiens a été ma difficulté à penser que les entretiens pouvaient servir à quelque chose. L’anthropologue Yves Delaporte lui-même s’était déjà posé cette question à propos de sa recherche autour de la surdimutité et parlait de l’entretien comme d’un « discours dans un contexte artificiel » (Delaporte, 2002, p. 17). Cette appréhension relevait d’une idée – ou d’une intuition – que j’ai retrouvée dans l’ouvrage de Bernard Lahire. Lorsqu’il évoque Alfred Adler à propos du rêve et qu’il écrit que « les individus ne comprennent guère plus ce qu’ils font dans nombre de situations de la vie sociale éveillée que lorsqu’ils rêvent » (Lahire, 2018, p. 194), cela confirme cette idée, a priori, que les gens ne savent pas pourquoi ils font du vélo. Partant de là, pourquoi essayer de faire dire ce que l’on ne comprend pas à quelqu’un qui ne sait pas pourquoi il agit de la sorte ? L’étude sociologique des rêves nous a été d’un 20
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grand secours d’un point de vue épistémologique et est arrivée au bon moment. « Penser que les individus sont les mieux placés pour savoir ce qu’ils font quand ils agissent, pensent ou sentent, c’est penser que les êtres humains sont transparents à eux-mêmes » écrit-il encore (Lahire, 2018, p. 190). Tout comme la vie psychique apparaît opaque à l’individu, les pratiques résultant d’un fait social total, comme peut l’être la bicyclette, sont opaques à l’individu tout comme à l’ensemble des individus, praticiens ou nonpraticiens d’ailleurs. Aussi, je n’ai pas eu pour ambition de multiplier à outrance le nombre d’entretiens, comme si la quantité était un gage de qualité, mais de réduire mes entretiens à des personnes qualifiées et pouvant apporter un point de vue réflexif. Par exemple, en cours d’entretiens, il était important que les informateurs puissent réagir à ce qu’ils me disaient et réfléchir à leurs paroles. Ainsi, lorsqu’une informatrice parle de ses vieilles sacoches et qu’elle finit par faire le lien entre l’image des vieilles sacoches du vélo de son père et des siennes, comme un kairos, ce moment permet de tisser un lien étroit entre sa pratique du vélo et son enfance. Le fait d’équiper son vélo de vieux objets ne se justifie pas simplement dans l’idée d’une volontaire dégradation du bien pour limiter les risques de vol, mais surtout dans l’envie de se rapprocher d’une image paternelle, d’un souvenir enfoui. A partir de cet exemple, nous voyons bien que l’enquête par questionnaires ne permet de comprendre le sens de la pratique cycliste que d’une façon superficielle, et pour reprendre la phrase de Bernard Lahire, « naïve ». Il est encore une source conceptuelle importante que nous pourrions mettre à profit dans ce travail, avec la lecture des travaux du groupe de l’anthropologue JeanPierre Warnier. Initié à l’ethnologie des techniques depuis ma formation universitaire, j’ai suivi les postures des 21
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ethnologues depuis André Leroi-Gourhan jusqu’à Gilbert Simondon, notamment autour d’une recherche que j’avais initiée sur la calculatrice de poche (Jouenne, 2004, 2005, 2007). Dans cette continuité, nous pourrions nous interroger sur la « valeur praxique » de la bicyclette, étant donné « le fait que toute culture est étayée sur une culture matérielle qui lui correspond » (Julien, 2009, p. 189). Tenant compte également des formes de détournement, l’objet de ce travail consistera à cerner dans ces dimensions historiques, sociales, politiques, culturelles, idéologiques, la bicyclette sous la forme d’une « culture motrice ».
4. Nous ne sommes pas tout seuls La bicyclette a ceci de commun qu’elle a traversé une période historique assez longue au regard de l’échelle humaine, et spatiale. Je l’ai déjà dit et je le redirai, car il faut à tout prix éviter une forme d’ethnocentrisme ou même d’égocentrisme sur de prétendues connaissances acquises à force de lecture et d’expérience. Je ne suis pas plus savant qu’un autre, et j’en donne la preuve. En 1998, les Cahiers de la médiologie publient un numéro consacré entièrement à la bicyclette. Ce numéro 5, coordonné par l’historienne Catherine Bertho-Lavenir, propose à vingt-cinq contributeurs, dont elle-même, de parler du vélo suivant trois thématiques : un drôle d’objet technique, la roue et le territoire, et autour du Tour. Le Tour de France reste un élément essentiel dans l’histoire et la culture de la bicyclette. Et comme cet axe est pour nous secondaire, nous le laisserons de côté. Par contre les deux premières thématiques abordent la bicyclette sous l’angle de l’objet technique et de la pratique en ville comme à la 22
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campagne. Certains de ces articles seront convoqués à différents endroits de ce texte en temps voulu. Cependant, il faut remarquer que de toute époque, des gens ont écrit sur la bicyclette, et pas des moindres. La raison en est que la bicyclette a touché toutes les catégories sociales, et qu’à ce titre, les gens les plus instruits et lettrés ont à un moment de leur vie, enfourché la trépidante machine et ont vécu une expérience que l’on pourrait qualifier d’humaine. Ils la retracent à leur tour et prolongent cette expérience en tentant de déjouer les pièges de l’objet trop commun. Je ne suis pas persuadé qu’un singe de cirque puisse s’émouvoir en prenant conscience qu’il vient de tenir en équilibre et que cette faculté qui lui est donnée par le dressage le fasse gravir les échelons de l’humanité. En a-t-il conscience et transmettra-t-il son savoir-faire à ses compatriotes ? Alors qu’une très grande partie des êtres humains détiennent, à travers cette expérience, un savoir qu’ils peuvent partager, notamment par l’écriture. Beaucoup sont par conséquent des experts parce qu’ils sont des hommes. Des réflexions me viennent à la lecture d’un texte de John Berger. Il est inévitable que les chimpanzés soient doués d’intelligence, qu’ils communiquent entre eux et qu’ils sachent fabriquer des outils (Berger, 2011). Cependant, il faut reconnaître qu’aucun autre animal à part l’homme n’a inventé le vélo. Cela signifie peut-être que le vélo appartient à l’essence de l’homme moderne. Conservé comme un fossile dans un terrain de glaise, un archéologue du futur trouvera dans le vélo la trace du passage de l’homme. Parmi les contributeurs de ce numéro 5 des Cahiers de la médiologie, dirigés par Regis Debray, il faut compter six femmes, ce qui est exemplaire et remarquable. La plupart sont issues de l’école nationale normale supérieure, entre les promotions 1982 et 1988. Après la disparition de la revue, en 2004, renaît une autre revue intitulée Médium, qui 23
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comptera quatre de ces femmes parmi les membres du comité de lecture. Proche de la philosophie debrayenne, leur trajectoire les positionne plutôt en haut de l’échiquier social. Isabelle Lesens apparaît comme un personnage incontournable, elle qui a consacré sa carrière au vélo, si ce n’est sa vie. Née en 1952, licenciée de Lettres modernes à Rouen, elle débute sa carrière comme enseignante du second degré de 1980 à 1982, puis après un séjour en Inde intégrera le service de documentation de la DATAR8. Par ce biais, elle deviendra responsable de la Lettre de la DATAR de 1986 à 1989, puis effectuera un tour de France à vélo afin de mener une enquête qu’elle publiera en juin 1990 dans la revue 50 millions de consommateurs. L’article « Ville et vélo, le hit-parade de la casse » contribuera à sa notoriété. Elle sera recrutée en 1994 au ministère de l’Environnement comme chargée de mission pour la Politique nationale du vélo. Son nom figure encore parmi les acteurs de premier plan, notamment au congrès Velocity de 2003 à Paris, puisqu’elle en est la directrice. En 1998, Isabelle Lesens est incontournable dans le paysage cycliste français, certainement à l’origine d’une idéologie favorisant l’émergence et la pratique du vélo dans les villes françaises, à l’image de l’écologiste Claire Morissette à Montréal. Sa contribution relève du domaine du politique et de l’écologie. « Le vélo s’avère un faire-valoir idéal » nous donne la tonalité de ce qui devient plus bas « l’affichage politique du vélo comme emblème de bonne conscience écologiste ne nous surprend plus » (Lesens, 1998, p. 171). Avec un certain engagement, l’auteure revient sur une de ses actions, à savoir l’ouverture des voies sur berges parisiennes le dimanche, qui débuta le 10 juillet 1994 et fut 8
J’utilise différentes sources et recoupe mes informations, notamment à partir de http://velo-conseil.monsite-orange.fr, et http://www.isabelle etlevelo.fr, sites consultés le 29 janvier 2019.
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un succès. « Le cycliste n’est ni plus écologiste ni plus pauvre que la moyenne » (Ibid., p. 173), exprime cette idée longtemps véhiculée du rapport complexe de la pratique du vélo comme moyen de transport utilitaire face à la voiture. L’enjeu était important à Paris, car depuis la capitale, les citoyens français ont pu apercevoir en eux un cycliste qui sommeillait. Mais nous sommes juste au lendemain de la Loi sur l’air de 1996, et du fameux article 20 qui oblige les aménageurs à penser les déplacements des cyclistes9. Contactée via son blog « Isabelle et le vélo », l’auteure, après quelques hésitations, me retourne mon message et nous engageons un clavardage. Je lui demande comment s’est faite cette rencontre avec la revue de médiologie et Régis Debray, voici sa réponse remaniée10 : « Cela s’est fait comme souvent. Je ne crois pas du tout que Debray était fana de vélo, il s’interrogeait sur les objets et leurs interactions sur la société. Contrairement à ce que je pensais, je n’ai pas été contactée, alors que je jouissais déjà d’une notoriété qui aurait dû y conduire. Il se trouve que, je ne sais plus où, j’ai surpris un bout de conversation. J’ai tout de suite su que je devais en être. Je me suis fait introduire par une personne plus respectée que moi (ou déjà dans le sommaire, je ne m’en souviens pas) qui m’a rendu ce service, mais je considérais que c’était un service au vélo que j’en sois, que sinon cet ouvrage aurait été une coquille creuse. Je percevais aussi que si je n’en étais pas cela revenait à me déconsidérer moi-même : un 9
« A compter du 1er janvier 1998, à l'occasion des réalisations ou des rénovations des voies urbaines, à l'exception des autoroutes et voies rapides, doivent être mis au point des itinéraires cyclables pourvus d'aménagements sous forme de pistes, marquages au sol ou couloirs indépendants, en fonction des besoins et contraintes de la circulation. » Abrogée par l’ordonnance 2000-914 du 18 septembre 2000 et remplacée par l’article L-228-2 du Code de l’Environnement. 10 Echanges du 11 février 2019.
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ouvrage important sur le vélo ne pouvait pas m’ignorer. La personne qui m’a introduit était probablement un architecte connu dans le milieu de l’urbanisme et plus. Et la décision a été prise presque immédiatement (au vu de mes références d’articles parus, sûrement, mais je ne m’en souviens plus) par Régis Debray lui-même, qui me l’a écrit. Dans les auteurs, il n’y en a que deux qui aient été des spécialistes de la question, Jean-René Carré et moi-même. J’ai plus tard offert à Jean-René Carré la présidence du comité scientifique du congrès Velo-city (Paris 2003), peu avant qu’il prenne sa retraite. Pour autant, je n’ai pas fait partie de leur réseau ! » Né en 1940, Jean-René Carré est sociologue et statisticien, et travaille à l’Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité à Bron. N’ayant pas trouvé de thèse à son nom, je pense qu’il fait partie des sociologues de cette génération ayant fait carrière après une licence de sociologie, ce qui est assez fréquent même dans le milieu universitaire de cette époque. Son article dans la revue de médiologie est particulièrement intéressant. Intitulé « le vélo dans la ville : un révélateur social », l’article traite de la dimension sociale au regard de sa difficile intégration dans les politiques de transports. L’auteur précise d’entrée que « l’usage de la bicyclette comme moyen de transport doit tenir compte de l’histoire ainsi que du contexte économique et politique dans lequel s’expriment les besoins de déplacement des citadins » (Carré, 1998, p. 154). A partir d’un état des lieux éclairé de la situation, il considère que les choix politiques sont pleinement responsables de la situation française, au regard des autres pays. « En France, nous dit-il, la désaffection visà-vis du vélo et de son usage utilitaire est le résultat d’un choix politique délibéré en faveur de la motorisation individuelle » (Ibid., p. 156). Effectivement, la voiture et le vélomoteur ont largement été intronisés et représentent des 26
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objectifs à atteindre, montrant par là une ascension sociale et économique. Spécialiste de la question urbaine, il édicte également des préconisations en matière de voirie et d’aménagement. « La circulation et la sécurité des cyclistes se développent quand le réseau viaire cesse d’être pensé et organisé dans la seule perspective de faciliter l’écoulement rapide des voitures » (Ibid., p. 163). Selon l’auteur, le vélo ne franchira pas le cap du blocage structurel – nous pourrions dire culturel – sans une « valorisation sociale et culturelle de l’usage et des usagers » (Ibid., p. 164). Parmi les nombreux freins autour de la pratique de la bicyclette nous trouvons la peur. Jean-René Carré sait de quoi il parle, car il a déjà produit plusieurs rapports sur la sécurité routière et l’accidentologie des jeunes. C’est peut-être ce qui le pousse à écrire que « les craintes des parents automobilistes et leurs pratiques illusoires de protection se traduisent en fait par une réduction de l’autonomie de leurs enfants, préjudiciable à leur équilibre psychologique et à leur développement » (ibid., p. 165). Voilà un objet total qui permet de refléter la société. Pour autant, aucune personne ne peut prétendre vivre le vélo en totalité. Les autres auteurs (autrices) sont diplômées de Normal Sup., de l’école des Chartes ou sont ingénieures. Quatre d’entre elles feront plus tard partie du comité de rédaction de la revue Medium. Nous entrons dans le premier cercle des médiologues du prolixe Régis Debray. Seule, AnneMarie Clais, diplômée de Normal Sup., promotion 1988, se consacrera à l’étude de l’identité des marques de luxe au sein de son entreprise. La question sera alors de se demander pourquoi avoir choisi une telle thématique à l’orée des années 2000 ? Catherine Bertho-Lavenir, qui coordonne le numéro avec Odon Vallet, précise qu’« il y a, dans les usages du vélo, à la fois de l’imaginaire et de la stratégie militaire, des 27
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hiérarchies et des luttes sociales, du plaisir et sa représentation, de la politique, de l’art et de la technique. Tout ce qu’il faut pour un médiologue. » (Bertho-Lavenir, 1998, p. 8). Son parcours est assez ascensionnel. Née en 1953 à Rennes, elle passe une licence d’histoire à Paris 1 à vingt ans, puis entre à l’école des Chartes où elle sera diplômée à vingt-trois ans. Elle poursuit ses études par une thèse à l’EHESS qu’elle soutient sous la direction de Maurice Agulhon à vingt-six ans. Elle débute sa carrière professionnelle à 25 ans, aux Archives nationales, et devient conservateur responsable auprès du ministère des PTT. C’est vraisemblablement par ce biais qu’elle s’intéressera à la médiologie. En 1987, elle sera maîtresse de conférences au CNAM, puis en 1997, sera nommée professeure d’histoire à l’Université Blaise Pascale de Clermont-Ferrand, un tremplin qui la fera revenir en 2003 à Paris 3 Sorbonne nouvelle, dans le département de médiation culturelle. Dix ans plus tard, nous la retrouvons rectrice à l’Académie de la Martinique, puis en 2016, inspectrice générale de l’Education nationale, un poste que certains journalistes qualifient de « placard doré11 ». Entre temps, elle reçoit la décoration de chevalier de l’ordre national du Mérite et la Légion d’honneur dans un parcours quasi sans faute, dirions-nous, et visiblement emprunt d’une certaine stratégie. Elle est également professeur invitée à l’université de Neuchâtel, et investie dans différentes missions administratives universitaires. En février 2017, elle sera radiée du corps des professeurs des universités12 suite à son intégration dans celui des inspecteurs généraux de l’Education nationale13. L’ascension, sociale et 11
Thierry Fabre, « Ces fonctionnaires qui végètent dans les placards dorés de la République », Challenges, 25 avril 2013. 12 JORF n°0040 du 16 février 2017. 13 JORF n°0210 du 9 septembre 2016.
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universitaire, nécessite une grande mobilité que l’auteure a su combiner pour arriver en fin de carrière à un sommet qui n’est certainement pas le fruit du hasard, ou bien est-ce l’art d’être au bon endroit au bon moment. L’année qui suit la parution des Cahiers n°5, l’auteure publie aux éditions Odile Jacob un ouvrage dans la collection dirigée par Régis Debray portant sur l’histoire du tourisme14. Un chapitre est consacré entièrement à « l’âge d’or de la bicyclette ». L’auteure dresse un panorama des usages de la bicyclette à la fin des années 1880 qu’elle nomme « fin de siècle ». En effet, longtemps réservée à la bourgeoisie et encore techniquement peu sûre d’elle, la bicyclette doit attendre cette période pour consolider son assise socio-technique. D’un côté, le vélo reste un loisir pour la bourgeoisie qui va bientôt s’ouvrir aux sports automobiles et nautiques, à travers le Touring-Club de France, et de l’autre, le monde ouvrier va peu à peu s’emparer de cette machine pour son plus grand plaisir. « Le vélocipède, c’était le cheval du pauvre » (BerthoLavenir, 1999, p. 91). C’est peut-être oublier un peu vite l’accident de bicyclette dont fut victime le compositeur Ernest Chausson, le 10 juin 1899. Par une belle fin d’après-midi de juin, alors qu’il résidait en villégiature au château des Moussets à Limay, près de Mantes, Ernest Chausson s’exerçait à monter à bicyclette dans la propriété du baron Gaston Laurent-Atthalin lorsqu’il dévala une pente sans pouvoir s’arrêter. Sa tête heurta de plein fouet un mur de clôture qui le tua net15. Il avait quarante ans. Ce compositeur romantique, élève de Jules Massenet et de César Franck s’acheminait vers une 14
Deux autres contributeurs ont publié l’année précédente dans cette collection. 15 Cf. Le Petit Journal du 12 juin 1899, Le Journal du 13 juin 1899, La Croix du 13 juin 1899, L’intransigeant du 14 juin 1899, événement rapporté plus tard dans Le Figaro du 8 mars 1920.
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carrière illustre lorsqu’il succomba suite à son accident. Sur la même page, L’intransigeant publie dans la rubrique Vélocipédie une annonce selon laquelle « les touristes, les coureurs, amateurs comme les professionnels sont unanimes à déclarer que les bicyclettes La Française sont des machines absolument parfaites sous tous les rapports ». Nous ne connaîtrons pas la marque de la bicyclette qui fut à l’origine de l’accident mortel d’Ernest Chausson, cependant qu’une imprudence semble en être la cause. Essayait-il le nouveau modèle 1899 Lagère & Cie à pneumatiques, à partir de 99 francs ? On pourrait penser que si ce genre de détail est évacué c’est qu’il porte préjudice à une marque connue et à la mode du moment. Quoi qu’il en soit, la bourgeoisie et les classes dominantes sont encore éprises des joies que procure la bicyclette en cette fin de siècle. En 2011, Catherine Bertho-Lavenir signe le catalogue d’une exposition sur la bicyclette qui eut lieu à la Galerie des bibliothèques à Paris16. Il s’agit d’un parcours iconographique assez large reprenant l’histoire de la bicyclette depuis la draisienne jusqu’au Vélib’. La mise à jour d’archives inédites de la collection du Touring-Club de France justifie sans doute le choix de l’auteur qui, du reste, écarte les trois commissaires de l’exposition. Parmi eux, Jacques Seray est historien du vélo et a déjà publié huit livres sur la bicyclette. Dans l’exposition, il rédige les cartels. Faut-il comprendre qu’il a aussi participé à la rédaction du catalogue, sans avoir été crédité, ou que ces deux étapes ont été réalisées sans concertation ? Pour avoir moi-même travaillé au musée de Calais, je peux confirmer que certains catalogues sont écrits par des petites mains, en partie ou en totalité ainsi que les avant-propos et les préfaces. L’enjeu politique des catalogues d’exposition nécessite une grande vigilance de la part des services de la 16
Du 13 mai au 14 août 2011, 22 rue Malher Paris 4°.
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communication et de la conservation. Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, signe l’avant-propos. Une iconographie assez riche permet de retracer l’histoire, avec quelques sauts temporels, et l’absence d’éléments à connotation négative, comme les accidents, la mort d’Ernest Chausson ou bien encore la bicyclette pliante à usage militaire. L’axe touristique évacue de fait d’autres usages de la bicyclette que nous essayons de cerner dans le présent ouvrage. Là où je veux en venir, c’est qu’à l’origine de ce numéro des Cahiers de la médiologie, une idée a dû être implantée dans l’esprit de Régis Debray qui commanda ce numéro autour de son premier cercle composé de normaliens et d’agrégés rompus à l’exercice de rédaction sur un thème choisi, ici la bicyclette. Puis s’adjoindre quelques notoriétés pour rendre la publication plus crédible. C’est la « coquille creuse » dont parle Isabelle Lesens. Il y a donc, à mon sens, une action politique derrière ce projet réalisé. Nous pouvons réfléchir par analogie, comme le souligne Bernard Lahire. « Avec le cerveau et le système nerveux qui les caractérisent, les êtres humains sont donc naturellement contraints à opérer des rapprochements analogiques entre les expériences passées et les nouvelles situations qu’ils sont amenés à affronter » (Lahire, 2018, p. 298). Cela me rappelle que dans les années 1975, à la demande des grands groupes électroniques américains, des personnalités du monde des mathématiques étaient sollicitées pour rédiger des ouvrages de promotion des calculatrices électroniques de poche. Par exemple, le normalien André Warusfel, qui fut nommé inspecteur général de l’éducation nationale en 2001, rédigea plusieurs ouvrages pour la société HewlettPackard, notamment Le calculateur de poche et ses jeux, en 197617. Il en sera de même pour Georges Ifrah approché par 17
Co-écrit avec Didier Guérin et Pierre Vaschalde, aux éditions Hachette.
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la société Texas Instruments18. Les spécialistes étant recrutés, l’ouvrage est assuré d’une légitimité. Pour ce qui nous occupe, la promotion de la bicyclette est à rapprocher des plans vélos et des dispositions en matière de cycle. Relancer la pratique de la bicyclette va devenir un atout pour les écologistes et les politiques de tout poil. Le regain d’intérêt pour la bicyclette naît à Paris sous l’impulsion du maire RPR de Paris Jean Tibéri qui, à la date du 16 janvier 1996, annonce le plan vélo. « Evoquant les sondages réalisés à la demande de la ville et de la région Île-de-France sur l'utilisation du vélo à la suite des grèves de décembre (Le Monde du 16 janvier) et affirmant sa « volonté de lutter contre la pollution atmosphérique », M. Tiberi a annoncé que les premières dessertes seront réalisées dans les douzième, treizième et quatorzième arrondissements, dans lesquels 15 kilomètres de voies pourraient être aménagés19. » Plus bas dans l’article, il est rapporté que « Bertrand Delanoë, sénateur et président du groupe socialiste du Conseil de Paris, estime que « la lutte contre la pollution exige (...) notamment une réduction de l'espace accordé à la voiture » ». Proche de Bertrand Delannoë, Régis Debray s’est-il servi des Cahiers de médiologie comme d’un organe politique ? En 2011, Bertrand Delannoë sera maire de Paris et continuera cette politique. D’abord, la revue s’adresse à un public d’intellectuels, d’universitaires, de gens cultivés, dont Paris regorge. Ensuite parce que la lutte contre la pollution doit passer par plusieurs facteurs, dont celui de l’écologie et de l’incitation à la pratique des « modes doux ». Du reste, cet ouvrage à lui seul ne peut prétendre avoir développé une conscience 18
Noël Jouenne, « Lorsque les ingénieurs voulaient diffuser les calculatrices de poche », document de travail, halshs-02015489. 19 Françoise Chirot, « Paris, ville entrouverte à la bicyclette », Le Monde du 21 janvier 1996.
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collective suffisante pour passer de la voiture au vélo. C’est le maillon d’une chaine peut-être pensée dans un club d’idées ou un think tank20. Nous ne sommes pas seuls autour de la question du vélo, et nous apercevons sous un voile de mousseline que l’objet et le sujet sont au centre d’actions politiques de grande ampleur. On ne discute pas du vélo au détour d’un comptoir de zinc, mais dans les assemblées et des clubs d’idées, face aux enjeux de territoires, d’urbanisation et du lobby de la voiture (et par conséquent du pétrole et des autoroutes). En juin 2017, le think tank Terra Nova rend public un rapport sur la question des transports en ville (Dablanc, 2017). Le vélo y est beaucoup discuté, et notamment autour des livreurs et des coursiers qui l’utilisent comme moyen de travail. Une demande spécifique concerne les accidents des coursiers à vélo et la prise en compte d’un enregistrement au registre des transporteurs légers, car du fait de la nonmotorisation (y compris pour les vélos à assistance électrique) de ces derniers, ils ne bénéficient pas de l’inscription au registre des transports. Cette facilité soustrait donc les entreprises d’obligations et de taxes21.
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Bertand Delannoë aurait participé au think tank Terra Nova, aux côtés de Daniel Cohn-Bendit et bien d’autres d’après la source Wikipédia, non démentie. 21 La licence est de 600 € pour les véhicules en dessous de 3,5 tonnes et par véhicule. On perçoit ici l’intérêt des entreprises à faire appel à des coursiers à vélo, c’est-à-dire non motorisés.
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II. Contrepoint à l’éloge de la bicyclette La problématique des transports multimodaux, de la crise énergétique à venir, du débordement humain de la planète, de la saturation croissante des réseaux routiers, du regard écologique et de la prise de conscience d’une dimension planétaire de notre existence nous conduit à repenser le trajet dans nos modes de vie citadins. Dans ce contexte, la pratique de la bicyclette est depuis quelques années en vogue dans la plupart des grandes villes en France. Elle est favorisée par l'apparition d’entreprises de locations. Lyon, Paris, Montpellier, Saint-Etienne et Toulouse, pour ce que j’en sais, sont des villes qui, grâce au concours d’entreprises privées, ont vu naître cet essor. Lyon a connu cet engouement à partir de 2005, et les autres villes ont suivi. J’étais justement sur place à cette époque, et j’ai pu observer de manière informelle l’émergence d’une pratique nouvelle qui allait se développer à grande échelle. Vélo’V à Lyon, Vélib’ à Paris, Vélô à Toulouse, Vélo STAR à Rennes, « le vélo » à Marseille, Vélomagg’ à Montpellier, les entreprises JC Decaux ou Clear Channel rivalisent de créativité en matière de marque déposée22 (Borgnat, 2009 ; Ravalet, 2008). Pourquoi d’ailleurs chaque ville essaie-t-elle d’accrocher une identification locale à la pratique du vélo ? Saisissant l’opportunité, Marc Augé en profitera, en 2008, pour amorcer une réflexion sur ce que lui inspire la bicyclette (Augé, 2008). Ce texte assez court (87 pages) pose la bicyclette au centre d’une anthropologie du réel au sens où, selon l’auteur, le vélo permet ce retour au réel 22
A noter que l’enseigne Vélomagg’ à Montpellier est gérée par la communauté urbaine.
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comme un besoin fondamental23. Je souhaite écrire ici un autre texte, comme faisant contrepoint à celui de Marc Augé, en toute modestie et sans nuire le moins du monde à ses propos. Selon le dictionnaire, une des acceptions du contrepoint renvoie au « motif secondaire qui se superpose à quelque chose24 ».
1. Retour sur les trois âges du vélo en France Au début des années 1990, Philippe Gaboriau publie un article important sur l’histoire sociale et culturelle du vélo en France (Gaboriau, 1991). Selon lui, cette histoire qui débute au tout début du XIXe siècle peut être décomposée en trois âges selon les usages et les représentations mentales qui y sont liés. Avec le temps, l’objet va se transformer et répondre à des besoins nouveaux. Ainsi, au premier âge « bourgeois » qui correspond à une période où la culture dominante cherche à se distinguer, s’ensuit un second, presque sous forme d’un renversement « populaire » où le monde ouvrier s’empare de l’objet devenu abordable. Un troisième âge « écologique » surviendra lorsqu’au tournant des années 1970 l’écologie prend un pas décisif sur les représentations du monde. Le vélo qui fut symbole de puissance, puis de vitesse, devient alors symbole de lenteur. Même si Philippe Gaboriau situe ces trois périodes sur un axe historique, il précise bien que les différentes pratiques qui sont liées à ces modalités de possession sont juxtaposables. Et c’est bien ce qui anime mes propos et qui 23
Dans l’intervalle, la société JC Decaux accuse une perte de 12% en 2010 par rapport à l’année précédente Cf. Caroline Morisseau décrypte les perspectives des vélos en libre-service Vélib de JC Decaux, le 2 avril 2010 sur BFM Radio. 24 Le Nouveau Petit Robert, 2010
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rend cet exposé délicat. Car nous pouvons supposer qu’à l’heure actuelle, les trois âges se confondent pour former un aggloméra social qu’il est important de percevoir afin d’établir des liens judicieux avec l’état actuel de la société.
2. Un vélo, des vélos : vers la gentrification d’une pratique sociale Cette tentative de transformation des valeurs est pour le moins riche d’enseignement. Il est par conséquent intéressant de se questionner sur l’émergence d’un nouveau fait social que constitue la nouvelle pratique du vélo en ville. Car conjointement à l’arrivée du réseau privé de location, l’observation montre un retour à la pratique du vélo dans une partie de la population qu’il est difficile d’évaluer. Compte tenu de ce qui a été dit plus haut, la pratique du vélo n’est pas une pratique d’ensemble. Les observations le montrent, elle reste attachée à certaines couches de la population, et circonscrite à certaines zones urbaines, principalement proches du centre-ville. Par exemple, les vélos de locations sont davantage utilisés par des personnes « aisées ». En effet, la location nécessite un dépôt de garantie25 qui limite de fait l’usage aux plus riches, bien que cette notion reste relative. Ceux qui ne possèdent pas de carte bleue en sont exclus. Ce qui paraît évident pour les classes aisées ne l’est pas pour d’autres. La location ne peut s’effectuer que par le biais d’une carte bancaire, et sur un compte positif. Par conséquent, et dans une certaine mesure, tous les jeunes sans-emploi, sans carte bleue, les chômeurs et les personnes 25
Généralement autour de 150 euros. Nous sommes loin de l’opération gratuite de La Rochelle (1976-1978) (Granger, 1978).
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modestes ne peuvent utiliser ces modes de transport urbain. Dire que le recours à la location s’articule à une forme de gentrification n’est pas complètement évident, bien qu’à ma connaissance, il n’existe aucune politique de gratuité totale. Par exemple, le coût de la caution sur Toulouse est de 150 euros,26 quel que soit l’abonnement choisi. Même si les trente premières minutes sont gratuites, l’abonnement mensuel est de 10 euros27. Le droit d’accès pour 24 heures est de 1 euro. Reste que beaucoup de personnes se servent quotidiennement d’un vélo, loué ou pas. Parmi elles, nous trouvons les jeunes étudiants qui ont recours à la bicyclette pour effectuer leurs déplacements quotidiens sur de petits trajets. De leur chambre d’étudiant à leur école, ou pour se rendre chez un ami ou bien encore lors d’une déambulation dans la ville. Certains préfèrent, en effet, parcourir la ville le soir à vélo pour plus de sécurité. Ils ont, le plus souvent, un vieux vélo, une monture âgée qui ne représente pas un bien convoitable, car l’objet restera dans la rue, accroché par une chaîne cadenassée ou un U au montant d’une de ces innombrables clôtures de sécurité qui poussent sur le rebord des trottoirs de nos villes. Autre particularité culturelle, l’utilisation d’un vélo doit se rapprocher de certaines formes sociales d’acceptation. Pascal Pochet a montré comment en Afrique, le vélo était négativement perçu, car signe de pauvreté (Pochet, 2002). Un frein culturel en quelque sorte. Voilà une piste importante à creuser et qui concerne les disparités culturelles dans la pratique cycliste. Les moins jeunes ont des vélos plus sophistiqués. J’en reparle plus bas. Quant aux enfants, ils sillonnent parfois les routes matinales pour se rendre à l’école, suivis de près par 26
En 2017. Le coût est identique à l’achat d’un abonnement mensuel sur le réseau de transport en commun de la ville pour les moins de 25 ans en 2016.
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une mère ou un père attentif tels une « maman-canard » et ses petits. Aux côtés des vélos de location, sortes d’étendards modernes du progrès ou d’une croyance en une écologie nouvelle, on observe l’arrivée de vélos ostentatoires aux marques anglaises, hollandaises ou allemandes, qui côtoient dans un même espace les bicyclettes « modestes » d’importation chinoise vendues sous une grande enseigne. Alors qu’une bicyclette « obsolète » se trouve pour quelques euros en vide-grenier, certains modèles de ville atteignent mille à deux mille cinq cents euros, et des vélos électriques dépassent parfois les sept à neuf mille euros28. De sorte que le vélo peut devenir une source d’ostentation et de distinction. Bien évidemment, ces objets ne sont pas laissés en journée sur les bornes ou les arceaux, tout comme les bicyclettes haut de gamme. Certes, les bicyclettes onéreuses ne stationnent pas souvent dans l’espace public au quotidien. Il serait alors dédaigneux pour ma part de décrire l’état du parc de cycles comme un vaste réservoir d’ustensiles laissés à l’abandon. Mais qu’en est-il de ceux qui restent dans l’espace urbain ? A première vue, les vélos sont souvent mal entretenus, voire abîmés. On y perçoit des traces de rouille ou bien un accessoire cassé. Parfois la chaîne est rouillée. Mais il faut reconnaître que par souci d’économie, les marchands peu scrupuleux, surtout de seconde main, fournissent des vélos sans éclairage et sans garde-boue. Cela ajoute à l’impression première et conduit à ce double effet pervers que l’on rencontre. D’une part, les déprédations sont fréquentes : vols de selles et de roues. Ces vélos sont abandonnés le temps de la réparation et parfois laissés sur place à jamais. Cela n’incite pas le propriétaire à entretenir l’état cosmétique de son cycle. Par conséquent, la peur de la 28
La gamme Stromer 2019 propose des vélos valant jusqu’à 9.490 euros, source : Altermove.com
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dégradation aboutit à minimiser l’entretien aux parties fonctionnelles. D’autre part, ce laisser-aller volontaire induit en retour des comportements d’indifférence vis-à-vis de la machine mécanique qui aboutissent à une détérioration précoce par négligence et par manque d’entretien. Parcourir ainsi la ville permet d’apercevoir un paysage d’objets délabrés, sorte de cimetière urbain ou de pollution visuelle qui ne peut qu’évoquer un état poétique propre aux grandes villes. Comment, dans ces conditions, la gentrification peut-elle trouver sa place ? Du reste, ces éléments visuels ne doivent pas nous faire conclure trop rapidement que tous les vélos sont en mauvais état. Nous ne voyons pas les vélos des amoureux de la bicyclette, celle qui est jugée de bonne qualité, et qui fait l’objet d’attention et d’entretien. La tendance des séries télévisées en donne de très bons exemples, où les vélos s’affichent dans les décors des ambiances urbaines. Deux exemples parmi d’autres : dans la série Les voyageurs du temps (Travelers) de Brad Wright (2016-2018), l’un des acteurs qui est travailleur social qui vit à New York possède un vélo type fixie qu’il accroche dans son salon en évidence sur un meuble. Dans la série Sense 8 de Lilly et Lana Wachovski (2015-2018), un des acteurs, qui joue un policier à Chicago possède un vélo que l’on voit rangé à hauteur d’homme sur un meuble. Le vélo devient un accessoire de décoration lorsqu’il n’est pas utilisé, comme le montre Clémence Leleu dans un article consacré au rangement de la bicyclette lorsque l’on vit en ville29. Le vélo est alors accroché au mur du salon, suspendu à un support mural ou à une poulie. Dans ce cas, les bicyclettes sont nettoyées et bien entretenues. Tout comme les guitares accrochées au mur, les vélos deviennent des prolongements 29
https://www.18h39.fr/articles/urbain-que-faire-de-son-velo-chezsoi.html, consulté le 22 mai 2019.
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d’une identité affichée et non plus réduite à un moyen de transport pour pauvres.
3. L’émergence des vélos pliants Aux côtés des traditionnels vélos hollandais Batavus ou Gazelle à la solidité légendaire, munis d’un frein à rétropédalage ou de vitesses incluses dans le moyeu arrière, d’une dynamo incluse dans le moyeu avant, et pourvu de tout le confort requis, le cycle urbain doit s’adapter à une demande nomade, et aux trajets mixtes. La plupart des déplacements sont de courtes durées et pour un trajet de quelques kilomètres. Une équipe de chercheurs a montré dans une étude sur les déplacements en vélo de location à Lyon que 41% concernaient des distances de moins d’un kilomètre (Ravalet, 2008). Ces derniers sont parfois sectionnés en plusieurs tronçons. Ils sont alors interrompus par des périodes de transport en commun comme le train, le métro et le bus. Or, les modèles « traditionnels » pèsent aux alentours de 20 kg. Si, pour ce qui est du train, le modèle de bicyclette ne pose pas de problèmes, hormis celui de devoir être suffisamment léger pour pouvoir être porté (dans la mesure où le cycliste emporte également une musette, un sac ou un cartable), il n’en est pas de même pour l’autobus où ils sont interdits. Seuls les modèles pliants sont acceptés ou tolérés. Pour ces raisons, des marques réputées comme Brompton ou Strida30 en Angleterre, ou encore Beixo, Dahon, Diana, ou Stella offrent une réponse aux besoins de déplacements nomades et mixtes. 30
Le modèle Strida a été développé par Mark Sanders en 1987 (Henshaw, 2017).
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Figure du vélo Brompton déposé en mai 1976 par Andrew William Ritchie, brevet GB 1 580 048.
Les premiers modèles apparaissent aux tournants de la Seconde Guerre mondiale. Mais la progression des dépôts de demande de brevet ces dernières années en matière de « folding bicycle » permet de penser à un accroissement de l’offre dans les années à venir. Ces objets techniques ont été pensés pour répondre aux problèmes des mégapoles et savent se faire discrets dans les transports en commun comme au bureau. Leur poids est compris entre 8 et 13 kg. La différence réside dans l’utilisation d’alliage ultraléger comme le titane. Lorsque les usagers ont besoin de leur cycle de manière intermittente, ils ne peuvent les laisser la journée à un endroit et doivent les emporter partout avec eux. Car un des nombreux problèmes en France, au contraire des Pays-Bas, par exemple, est qu’il n’est pas prévu de place ni de dispositifs pour ranger son vélo dans l’espace public (hormis les points de location). A proximité des gares ces dispositifs soulignent le besoin d’une déculpabilisation des responsables politiques plutôt que la prise en compte réelle du problème. Disons-le autrement, 42
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les politiques urbaines restent encore très timides en la matière. Les difficultés d’accès et de proximité immédiate ont pour conséquence qu’une grande partie des vélos sont attachés ailleurs, le long des barrières ou dans des endroits jugés plus sûrs. Gare de Saint Agne, un local est mis à la disposition des usagers, mais la clé se trouve au guichet.
Le vélo Brompton une fois replié sur lui-même. Brevet de 1976. Brevet GB1580048A
Ces difficultés d’usage sont palliées par l’inventivité des utilisateurs. Cela est d’autant plus réalisable qu’il n’y a pas saturation. Après avoir fait le tour du parc des bicyclettes, voyons à présent quelques exemples observés au quotidien.
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4. Le vélo pliant dans la pratique quotidienne Plusieurs observations lors de matinées de fin d’hiver devant la gare de Saint Agne, à Toulouse, laissent entrevoir quelques aspects de cette pratique. D’une part, les utilisateurs des transports mixtes arrivent en vélo et attachent ces derniers sur une barrière de sécurité, sur un poteau publicitaire ou une grille. Le bon sens veut qu’il ne s’agisse jamais d’un vélo « haut de gamme » de grande valeur, mais plus simplement d’un « vieux coucou » qui ne risque plus rien. La crainte de revenir le soir pour constater la disparition du cycle est toujours présente. Celle-ci peut être renforcée par l’absence de zones ou de dispositifs adaptés au stationnement durant la journée. Les vols sont assez fréquents et il n’est pas rare de rencontrer une personne à qui cet événement est arrivé. Mais la plupart du temps, certains cyclistes débouchent du train à toute allure vers leur prochaine étape, alors que d’autres prennent le temps d’ajuster leur casque avant de reprendre la route. L’utilisateur roulant sur un vélo pliant haut de gamme l’emporte avec lui, en prenant soin de plier l’objet en un tour de main. La pratique porte une préférence au modèle Strida qui se replie plus simplement que le modèle Brompton de manière que le vélo n’est jamais totalement porté et qu’une roue repose toujours sur le sol. Il paraît donc moins lourd. Mais là encore, c’est aussi une affaire de mode et de chapelle, car il existe de véritables défenseurs d’une marque au détriment d’une autre. Nous trouvons même des forums Internet dédiés à telle ou telle marque. Chaque nouvel utilisateur peut ainsi présenter sa bicyclette et devenir membre de la communauté, comme on a pu le voir pour les motocyclettes ou les automobiles de sport. L’objet de déplacement devient alors un signe identitaire.
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Figure du vélo Strida du fabricant MING CYCLE INDUSTRIAL Co LTD, breveté en 2007 par Taishan Zhang, CN 201099324Y.
5. L’art du pliage : un état d’esprit avant tout Qui possède l’art du pliage possède l’attrait pour l’objet bien fait. Une nécessité pour certains, mais un atout ostentatoire pour d’autres, le vélo pliable véhicule des enjeux sociaux au même titre qu’une voiture de luxe. Bien que certaines marques anglaises prennent le pas sur ce petit secteur marchand, la bicyclette repliable apparaît déjà au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On doit à Pierre-Jean Baptiste Astier un brevet déposé en mai 1949 concernant cet objet. Le but est alors d’avoir à portée de main une bicyclette qui, repliée, permet d’offrir un petit 45
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volume et un encombrement réduit. Nous retrouvons des roues de petite taille, un cadre réduit pour une utilisation ponctuelle. Ce vélo étant destiné à être plié et emporté avec soi, il s’agit davantage d’une bicyclette de dépannage ou d’usage occasionnel. En novembre 1962, Alexander Moulton déposera un brevet pour un vélo à deux petites roues. Bien que ce modèle ne soit pas pliant, il illustre la possibilité de réaliser un vélo adulte de petite taille. Aujourd’hui ces modèles sont des vélos de compétition haut de gamme. D’autres inventeurs se sont bien évidemment penchés sur la question et ont apporté d’autres réponses. Parmi la liste, notons l’invention récente du russe Mihelic Miko qui propose une bicyclette repliable grâce à une fourche escamotable, ou encore celle d’un coréen (dont le nom reste un mystère) qui propose un vélo entièrement pliable et qui rappelle le Brompton. A voir l’évolution ces dernières années des propositions, ne peut-on pas s’attendre à un développement de cette forme de compromis entre vélo de ville et transportabilité ? Ce fait est marquant, car non seulement la bicyclette n’est pas reléguée au rang des antiquités, mais elle fait l’objet d’une évolution constante et de propositions nouvelles qui la place dans l’axe de l’idéologie du développement durable. Du reste, la marque anglaise Brompton résiste aux assauts des véhicules à moteur depuis près de 30 ans, et a su conquérir des adeptes qui se reconnaissent à travers la marque, mais aussi l’idée d’utiliser sa propre force pour générer de l’énergie. Un véritable état d’esprit anime cette « communauté ».
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Figure du vélo replié selon Pierre-Jean Astier, 1949. Brevet FR 1.011.990A
La complexité avec laquelle certains modèles de vélos se replient montre davantage une maîtrise de la mécanique, sorte de chef-d'œuvre technique, qu’un réel atout commercial. A la difficulté de pouvoir reconstruire la bicyclette une fois celle-ci dépliée, s’ajoute un coût de fabrication plus élevé, étant donné que les articulations sont forcément plus chères et plus fragiles, notamment au niveau du système de pliage de la transmission, qu’un tube cintré. Ne résisteront donc que les marques alliant solidité, légèreté et un certain snobisme.
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Une fois replié, ce vélo coréen consomme une place très réduite. Brevet déposé en 2001, KR100792059B1.
Pour ces raisons, les prouesses techniques n’obtiennent pas toujours les faveurs de l’innovation sociale. Pour autant, la persévérance dans ce domaine atteste d’un intérêt toujours vif pour le degré mécanique, ce qui est rassurant dans un monde globalisé grâce à l’électronique, à travers une entité non palpable et incompréhensible au plus grand nombre. Dans un vélo il n’y a pas de boîte de Pandore. Cet aspect fait sans doute partie de l’attrait pour l’objet. La part « mécanique de la chose » n’est certainement pas pour rien dans l'attirance que la bicyclette suscite et entretient.
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Ici, le pliage de la partie arrière est rendu possible grâce à l’utilisation d’un double jeu de chaînes. Brevet déposé en 2003 par Mihelic Miko pour STUDIO MODERNA SA, EA 008234B1.
A l’échelle mondiale, tel que l’appréhendent les enseignes des grands magasins, le marché du vélo pliable (donc toujours disponible) offre des perspectives non négligeables. Il n’est pas surprenant que des inventeurs asiatiques sachent se saisir de ces opportunités. L’effet de mode jouant, c’est par dizaine de milliers que ces objets techniques pourraient trouver preneurs. L’art du pliage est donc un enjeu pour demain.
6. De l’objet physique à l’objet social Cet objet social renvoie effectivement à la question de savoir comment créer de la distinction lorsque chacun pratique en apparence la même activité ? Cette distinction par l’objet est nécessaire afin d’affirmer que l’usager ne pratique ni pour les mêmes raisons ni pour les mêmes buts. En l’occurrence, comment légitimer la pratique du vélo quand on a les moyens de s’offrir une voiture, qui plus est, 49
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polluante, « non-écologique » et destructrice de l’environnement ? Parmi les modèles les plus en vogue aujourd’hui, les vélos pliants confèrent davantage de signes distinctifs. Leur design les place d’emblée aux côtes des objets pensés pour être chers. Réalisés en matériaux ultralégers, parfois munis de freins à disque et d’une courroie crantée de transmission en kevlar, ils matérialisent le bon goût en matière de cycle pour un usage essentiellement urbain. L’argument du pliage est à mes yeux fallacieux, car les usagers ne replient pas forcément leur vélo une fois celui-ci monté. Par contre, ces vélos sont parfois repliés au moment du stationnement et bien sûr avant d’entrer dans le coffre de la voiture. Ne l’oublions pas, le vélo est un des moyens complémentaires utilisés pour le trajet « domicile-travail » et non le seul. Il faut encore noter que les petites roues de 14 pouces (35 cm) de diamètre renvoient aux vélos d’enfants et à la mode de la trottinette des années 1990. L’aspect ludique entre certainement en jeu dans le choix du modèle de cycle.
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Brevet déposé en juin 2007, CN 201065165Y
Ainsi en est-il de ce modèle commercialisé sous des variantes en Angleterre et que l’on trouve grâce aux sites de vente par correspondance pour 120 euros. Son poids est de 6 kg et il se replie entièrement sur lui-même. La question de la maniabilité devient intéressante lorsque l’on touche à des objets ridiculement proches du jouet et de l’amusement. L’idée essentielle sera alors de se faire remarquer. L’objet devient un signe ostentatoire ou distinctif, car j’imagine qu’il ne s’adresse pas à tout le monde. L’autre idée véhiculée par l’objet est qu’il ne sera utilisé qu’en mode multimodal, c’est-à-dire, conjointement à un ou plusieurs systèmes de transports, comme le train, l’autobus ou le métro. Cela signifie que le transport en commun est le mode principal de transport, et que la bicyclette est 51
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considérée comme un palliatif aux distances non desservies entre deux modes. Voilà des vélos qui ne sont conçus que pour des trajets n’excédant pas deux kilomètres, une distance prise en compte par les aménageurs. N’est-on pas en droit de poser la question du rapport de contrainte face à un objet qui sera plutôt porté qu’utilisé ? D’autre part, le rapport « écologique » reste à mesurer. Dans la diversité des pratiques du cyclisme urbain se profile un tout autre état d’esprit basé sur le dépouillement et la froideur des grandes villes. Nous savons qu’à plus ou moins brève échéance le vélo sera dépouillé de ses atours : selle, roue avant, guidon, tout semble pouvoir s’enlever. Il est curieux de constater le nombre grandissant de vélos incomplets balisant les trottoirs, sortes de squelettes urbains qui jalonnent les étendues de l’espace public comme s’il s’agissait d’un grand cimetière. Cela pose également la question du rapport à l’objet qu’entretiennent les citoyens de nos villes. Pourquoi s’en prendre à ces objets ? En réponse à ces violences déprédatrices, certains ont vu la possibilité d’ouvrir à un nouveau concept. Venu des Etats-Unis, le concept de vélo à pignon fixe semble revenir en ville. Il s’oppose en tout point aux vélos à vitesses et autres dispositifs à assistance électrique dont le paradoxe repose sur l’utilisation de l’argument « durable » comme s’il s’agissait d’un principe écologique31. Non, le vélo à pignon fixe apparaît dépouillé des ustensiles et accessoires, comme les freins, les garde-boues, le système de vitesses, etc. Rien de tout cela dans la mesure où le freinage est assuré par la force des jambes. C’est en soi le vélo écologique par excellence puisque tout le superflu est 31
Sur ce point la ville de Toulouse se vante de la création d’une entreprise de montage de vélos électriques conçus en Finlande. D’ici 2011, ces vélos seront assemblés et commercialisés en France pour un prix supérieur à 2000 euros. De quelle écologie s’agit-il ? Cf. La Dépêche du Midi du 20 mai 2010.
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enlevé. Ce type de pratique s’oppose aux pratiques assistées par une boîte de vitesse ou un moteur annexe électrique. Ici au contraire, le braquet est calculé une fois pour toutes à partir du potentiel du cycliste et de l’utilisation à venir. Voilà bien qui distingue des utilisateurs en donnant un aperçu du style de conduite vis-à-vis d’un comportement éthique face à l’environnement.
7. Se distinguer par l’incivilité Une autre facette de la distinction peut être observée à travers les comportements vis-à-vis des autres utilisateurs, mais aussi de l’ensemble des usagers de l’espace public. Car la pratique du vélo qui est une pratique dans l’espace public nécessite vis-à-vis de ce dernier un maintien de l’image, de l’anonymat, et des distances sociales. Comme l’a montré Colette Pétonnet pour le piéton, l’usage de la bicyclette renvoie aux mêmes nécessités d’une anonymisation dans l’espace public (Pétonnet, 1987). Pour communiquer avec les piétons, les cyclistes n’utilisent pas leur voix, mais la sonnette pour signifier leur arrivée. Drelin ! Drelin ! dirait Monsieur Jourdain. Mais ici, la parole est réservée aux conflits. J’ai même pu voir un cycliste armé d’une sirène stridente et de deux gyrophares. Faites place ! signifiait ce pédant. Car le rythme du cycliste ne côtoie pas celui du piéton. Son passage est bref, sans retenue ni mémoire. A peine nous a-t-il dépassés qu’il est déjà au loin. L’espace public est accaparé par le cycliste qui ne connaît pas le sens du partage. Ou bien retrouve-t-il le sens d’une liberté individuelle incompatible avec les réalités sociales de l’espace public ? D'abord, il y règne en maître du haut de sa stature droite. Lorsqu’il tient fermement son guidon, il se 53
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place à 20 ou 30 centimètres plus haut qu’un piéton, et bien plus haut qu’un automobiliste. Son regard porte plus loin, car il a un temps d’avance sur les autres. De sorte qu’il est à la fois ici et déjà là-bas. Ce don d’ubiquité impose de sa part un certain dédain vis-à-vis du piéton qui lui n’est qu’ici, et le reste plus longtemps. Si le cycliste ne sait plus parler, il sait haranguer les passants trop proches, ou sur sa route. Car il ne connaît que la ligne droite, ignore les panneaux de circulation, les sens interdits, les feux tricolores et les espaces réservés aux piétons. Les parcours à vélo sont très différents des parcours automobiles, du fait d’une diversification des propositions. Sur son chemin, qu’il trace d’un air hautain, face au vent, avec empressement et bravant la foule, le cycliste se dissimule derrière sa sonnette. Cette sorte de hors-jeu social est acquise au prix d’une mise à distance. Rendons-nous compte que si le cycliste parlait aux gens de la rue, il se placerait à leur côté et verrait tomber ce statut léonin. Car nous ne doutons pas que le cycliste soit le véritable roi de l’espace public. Les collectivités lui ont donné leur aval, l’impunité règne sur les diverses incivilités qu’il commet. Prenons un exemple parlant : celui de la balade dominicale le long du canal du midi. Lorsque les jours sont au beau fixe, ce qui arrive souvent en Haute-Garonne, les partisans de la « petite reine » décident de rouler le long de ce canal jusqu’à Castelnaudary pour plus de 60 kilomètres le long du chemin de halage. Les plus téméraires iront jusqu’à la mer sur un parcours de près de 300 kilomètres agrémenté d’étapes. Mais la plupart ne font que quelques kilomètres en famille. C’est alors que le chemin de halage se transforme en un flot de sonneries, de cris et d’invectives lorsque le piéton ne s’écarte pas suffisamment vite. Ce joli sentier au bord du canal prend des allures d’autoroute pour vélo. Les « petits rois » circulent sur leur « petite reine ». 54
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8. Le vélo, soi-même et les autres Bien entendu je ne suis pas complètement sincère en disant cela, et il arrive de voir des cyclistes s’arrêter au feu rouge. Il arrive que certains cyclistes soient courtois vis-àvis d’autres membres de cette catégorie ou des piétons. Mais la fréquence non mesurée porte à croire que les indisciplines et les incivilités règnent à plus grande échelle. D’une part, l’utilisation de la bicyclette comme moyen de transport léger et rapide impose un rythme peu compatible avec la flânerie. L’utilisation du cycle paraît agir comme une suspension dans l’agenda de son utilisateur. Il n’en profite pas pour observer l’architecture urbaine ni pour profiter des scènes sociales de la rue. Non, ils circulent au plus rapide, au plus près de leur trajectoire et invectivent les passants trop lents. Car comme l’a montré Max Weber, la rationalité en finalité répond à l’argument préalable que chaque cycliste a conscience des autres (notamment ceux qui lui font face), et agit en finalité comme son sens rationnel lui dicte (Weber, 1913). Aussi, je ne partage pas l’engouement de Marc Augé lorsqu’il prétend que le vélo serait un moyen de socialiser les rues. Bien au contraire, la rapidité des trajets, des dépassements et des croisements en fait un objet socialement distanciateur. Au contraire des motards et d’une identité relativement conservée, les cyclistes ne parlent pas entre eux, n’évaluent pas les qualités d’un cycle, les défauts d’un autre, hormis ceux appartenant à une toute petite frange. Ils ne forment pas un groupe. La marque Brompton laisse des traces sur la toile informatique, mais il n’est pas sûr que deux possesseurs de la marque en viennent à échanger des propos s’ils se croisent. L’observation montre que l’on se trouve ici au même niveau que pour les automobilistes. Chacun reste dans sa sphère intime puisque
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l’objet ne porte pas en lui d’éléments identitaires ou socialisants. Marcel Mauss a laissé, à travers ses notes de cours, un apport considérable dans le domaine des techniques du corps (Mauss, 1967). On y apprend que le corps recèle un ensemble d’habitus et qu’il donne à voir et à comprendre que faire de la bicyclette c’est montrer en retour son appartenance à une classe sociale, à un groupe humain, à des valeurs communes. Par exemple, dans la circulation urbaine, il arrive de voir certaines personnes se mettre debout sur les pédales de manière à gagner en hauteur pour voir au loin. Tous n’ont pas recours à cette technique qui est davantage le fait des jeunes adultes mâles, vêtus de jeans et d’un sportwear. A l’opposé, les jeunes femmes habillées d’un manteau et d’une jupe se tiennent droites et n’utilisent guère que le pouce de leur main droite pour actionner la sonnette au hasard des rencontres fortuites. Nous pouvons ranger dans cette catégorie les hommes bien vêtus, en tenue de ville, ne cherchant pas dans la pratique cycliste à en tirer des vertus sportives. L’habitus qui nous fait nous mettre en scène est ici remarquable. Comme le souligne Marcel Mauss, l’étude des techniques du corps se fait à l’aide de la photographie ou bien du cinéma. Ce domaine correspond à lui seul à une enquête détaillée qui dépasse de loin l’exercice de cet article. Au fil de mes observations, j’ai pourtant pu noter quelques détails qui insidieusement révèlent des particularités sociales. Ainsi, l’arrêt ou le démarrage offrent des temps d’observation particulièrement importants et signifiants d’un degré social d’appartenance. Comme il peut en être de l’équipement. La plupart du temps les tenues vestimentaires diffèrent peu que l’on soit un piéton ou bien un cycliste urbain. Si l’on retire la pince à vélo ou aujourd’hui la bande velcro fluorescente, certains endossent un gilet de sécurité que d’autres complètent avec un casque. 56
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Le port du casque comme du gilet est loin d’être une généralité. Sans doute parce que ces accessoires compliquent leur stockage, ce qui est différent dans le cas des utilisateurs dominicaux. Mais là encore, il peut apparaître de grandes variations qui empêchent toute tentative de généralisation. Du reste, le port du casque ne serait-il pas signifiant d’un sentiment mortifère ?
9. Soi-même et son vélo De même que la personnalisation de l’objet technique n’est pas une évidence. Les observations que j’ai pu mener indiquent que la grande diversité des bicyclettes en présence dans l’espace public supprime l’idée même d’une personnalisation au moyen d’une décoration ou bien d’accessoires ajoutant une note personnelle à l’objet. Au contraire, le vélo est un outil de transport qui semble se suffire à lui-même sans que l’utilisateur soit obligé d’avoir recours à un système d’identification. L’étude de près d’une série de vélos montre que les plaques d’identification sont rares, alors que dans mes souvenirs d’enfants, chaque vélo était équipé d’une plaque, parfois même enrichit d’un saint Christophe, qui comportait noms et adresses des propriétaires. Nous fixions cette plaque sur le guidon, sous la selle, à un endroit visible qui constituait un signe de propriété et d’identité. Ces plaques renvoient aux taxes sur les vélocipèdes en vigueur de la fin du XIXe siècle jusque dans les années 1950. Cela soulève par conséquent la question de savoir comment les gens attestent-ils de la propriété, sinon par l’usage de l’antivol, de la chaîne ou du cadenas indispensable lorsque l’on dépose, même pour un instant, son vélo le long d’un piquet ou d’une barrière.
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J’ai attendu un peu avant d’aborder la question du rapport personnel que j’entretiens avec le vélo, bien que Marc Augé commence son livre par cette phrase : « on ne peut faire l’éloge de la bicyclette sans parler de soi ». Du reste, il fait appel à ses souvenirs pour aborder cet objet comme a pu le faire Patrick Gaboriau dans La civilisation du trottoir (Gaboriau, 1995). « J’ai abandonné les trottoirs de longues années. Ne marchais plus, roulais. Allais chercher le pain, le journal et le mou pour le chat, à vélo. Le vélo : j’en astiquais un à un les rayons qui cillaient au soleil, pinçais un morceau de boîte à fromage sur la fourche et le bois fragile butait sur les rayons, imitant le son d’une mobylette… Quand je m’aventurais sur le trottoir, les passants me servaient de quilles, je slalomais entre eux à toute berzingue ! Leurs quolibets m’encourageaient ! La grêle, la neige, le verglas, le crachin ne m’empêchaient pas de rouler. « Ça fouine », disait-on, je sortais… Les gants, le bonnet, et ça y allait, et ça y allait. » Pas étonnant qu’après cela, le frère de Patrick Gaboriau ait mené ses recherches sur le Tour de France (Gaboriau, 2000). Pour moi, l’apprentissage du vélo a effectivement été un grand moment, celui où l’on prend conscience d’être seul et d’avoir fait un pas de géant dans sa vie. Il me semble que la mémoire conserve chez chacun d’entre nous ce moment précis où l’on prend conscience d’être seul, où le bras protecteur du père, de la mère ou d’un oncle ou d’un ami vous a délibérément affranchi d’une confiance que vous sous-estimiez jusqu’à présent. C’est l’apprentissage de l’autonomie et des aptitudes à grande vitesse. C’est un moment inoubliable, mais c’est à un tout autre événement que ma mémoire se réfère lorsque j’aborde la bicyclette. Je devais avoir six ans, et pour Noël 1969, mes parents m’offrirent un petit vélo blanc aux pneus demi-ballon blancs. Il n’était pas neuf, et sans doute que mon père avait 58
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passé quelques heures à le nettoyer, le repeindre et à changer les pneus. On aurait pu croire à un vélo neuf. Le seul détail était que le chrome du guidon était piqué. Pour moi, cela n’avait aucune importance et j’étais le plus heureux des gamins de la cité jusqu’au moment où deux grands vinrent regarder de près ce cadeau fabuleux et d’affirmer haut et fort que ce vélo n’était pas neuf, car le guidon était rouillé. Je me rendis compte à ce moment de l’importance des détails et qu’à leurs yeux, l’objet du cadeau ne devait pas être un objet d’occasion, mais un objet neuf. Cela m’attrista au point que cette anecdote me revient chaque fois qu’il s’agit de souvenirs liés au vélo. « La connaissance progressive de soi à laquelle correspond l’apprentissage du vélo laisse des traces à la fois inoubliables et inconscientes » écrit Marc Augé (Augé, 2008, p. 30). Concernant mon anecdote, je puis dire que les différentes formes d’apprentissages liées au vélo dépassent les apprentissages techniques, fonctionnels ou psychomoteurs. Les relations sociales qui y sont liées s’intercalent également dans les méandres de ma conscience et forgent des motivations, des goûts, des manières de penser et d’agir. Voilà peut-être pourquoi j’ai du mal à rouler sur un vélo d’occasion. De plus, je considère que l’entretien d’une bicyclette fait partie intégrante du lien que l’on peut établir avec cet objet. D’où ce questionnement récurrent devant un parc aussi délabré.
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III. Quelques notes prises à la volée
1. Retour sur un petit périple en Bretagne Ma première colonie de vacances remonte à mon adolescence. C’était en 1977, et nous étions partis avec mon frère et deux frères, Sean et Kean, qui vivaient dans la même cité. Nous nous étions retrouvés à Roscoff dans une colonie pour adolescents. C’est là que j’ai découvert le Kouign-Amann, cette pâte à pain recouverte de beurre et de sucre. Vers le milieu du séjour, notre animateur avait organisé un périple à travers la Bretagne, et pour cela nous avions à notre disposition des vélos de randonnée. Quelques jours avant notre départ, nous avions pris soin de vérifier nos montures. Pour ma part j’avais choisi un vélo bleu, sensiblement le même que je possédais à l’époque. Notre animateur avait prévu l’itinéraire et assuré l’organisation. Nous étions sept ou huit à partir pour quatre jours. Le premier jour, nous sommes allés à Brest et avons dormi dans un pensionnat situé dans le centre. Mes souvenirs sont assez vagues, mais je me souviens que nous avions des boxes à demi séparés et que nous avions dormi comme des loirs. Chaque jour, l’infirmier passait avec sa Quatre L pour nous apporter le ravitaillement et les sacs de couchage. Nous roulions très légers, car la soixantaine de kilomètres quotidiens n’aurait pas pu se faire avec un équipement lourd. Le matin du deuxième jour, l’un de nos camarades avait cassé sa pédale, et nous avons dû trouver un garagiste qui l’a soudé à la manivelle. Cette opération a permis de tenir jusqu’à l’arrivée. A cette époque il était encore facile de pouvoir se dépanner. 61
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Je me souviens des faux plats, de la route assez longue et des moments où certains partaient devant pendant que d’autres restaient à la traîne. Globalement, nous avions une bonne allure. Le deuxième soir, nous sommes arrivés dans une ferme et nous avons dormi dans une grange, sur la paille. C’était assez plaisant. Je me rappelle de l’odeur de la paille et de la sensation. Un petit chien de ferme aboyait sans cesse et se plaisait à tourner en rond devant la roue avant du tracteur. Pour l’avant-dernière journée, nous sommes arrivés en milieu de journée dans une colonie de vacances pour jeunes, peut-être à Morlaix. C’était une petite ville grise, et les bâtiments de la colonie faisaient tristes. Nous avons tous dîné ensemble, et le soir, les enfants avaient organisé un spectacle. Mais il me semble que certains d’entre nous avaient participé également. Ces trois jours d’épreuves avaient soudé le petit groupe que nous formions. Le genre d’expérience qui marque à cause des moments d’incertitude, de fatigue et d’imprévu. Le lendemain nous sommes rentrés. Le corps était habitué au rythme du pédalage, nous avions moins mal aux fesses et l’idée d’arriver dans notre centre nous propulsait. En quatre jours, nous avions parcouru moins de deux cents kilomètres, peut-être cent soixante, ce qui était déjà, vu notre niveau, un exploit pour ce petit périple. Nous n’avions ni casque ni équipement particulier. Une chose impossible à envisager aujourd’hui.
2. Le vélo vient-il au secours de la planète ? La pratique du vélo se prête bien au discours ambiant. Nous retrouvons, par exemple, cette idéologie à peine masquée d’utiliser le vélo comme « outil d’agitation qui 62
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vise à promouvoir la pratique du vélo comme alternative aux modes de transports polluants32 » (Garde, 2009). Le vélo renvoie à un tel imaginaire qu’il est difficile de s’opposer à de telles ambitions. Et si comme le prétend Michel Serres, « le vélo émergera de fait des centaines de millions d’années après l’automobile » (Garde, 2009), c’est que l’objet technique n’a pas besoin d’une énergie autre que celle de son utilisateur33. Le débat concernant les énergies renouvelables est donc au centre de l’émergence, ou de ce retour, de la pratique de la bicyclette (Héran, 2014). Une des raisons de son utilisation est de servir de moyen de transport pour aller plus vite – et plus propre – d’un point à un autre. Ce n’est pas seulement de loisir qu’il s’agit. Cela peut se faire dans des conditions sociales liées au travail, ou à la vie quotidienne. On peut avoir besoin de se rendre rapidement à un endroit, comme sur son lieu de travail, dans l’entreprise qui vous emploie, mais aussi, avoir affaire avec un emploi du temps serré, de manière que le vélo offre la possibilité fallacieuse de se croire supérieur en regard du temps qui passe. Ainsi, chacun pourra dire que le vélo est un moyen de faire des économies puisque son utilisation permet de faire plus de choses dans un même temps. C’est aussi un moyen de préserver la planète, car on n’utilise pas, en apparence, d’énergie fossile dans son fonctionnement, sauf lors de sa fabrication et du transport au lieu de vente. En cela, la pratique du vélo révèle bien les angoisses de nos temps modernes où l’homme refuse cette mort inévitable du pétrole, tout en maintenant un degré d’activité permanent. Peut-on dire pour autant que le vélo vient au secours de la planète ? 32
L’ouvrage de Patrick Garde est préfacé par Michel Serres. Le paradoxe nous sera donné avec l’apparition des vélos à assistance électriques (VAE). 33
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3. Le vélo en mémoire : un objet contrarié de la culture populaire Marc Augé, qui n’est pas de la même génération que moi, appuie son argumentation en se remémorant les grands moments passés autour de la bicyclette, et notamment des épreuves sportives du Tour de France. Un élément aussi populaire doit s’être inscrit de manière durable dans la conscience collective au point qu’aucun cadre en préretraite ne laisse de côté la question vestimentaire lorsqu’il chevauche son destrier métallique aux moments de la journée où une autre partie du monde s’active dans des tenues vestimentaires codées, elles aussi, mais très différentes. Du complet-veston et de la cravate sobre, nous passons à la tenue en goretex et lycra aux couleurs chatoyantes, des mocassins vernis nous passons aux chaussures techniques, etc. Le registre a changé, mais le système de codification reste le même. En nous rapprochant des réflexions de Marc Augé, ne faut-il pas remarquer comme lui qu’ « ils se donnent consciemment l’illusion de rester jeunes et par là même le restent un peu » (Augé, 2008, p. 33). Il s’agit maintenant de loisir, et cette frange de la population cycliste va se mêler à d’autres dont nous dresserons brièvement le portrait. Le vélo est d’abord une affaire de pauvres. C’est du moins ce qui ressort à la vision d’un film comme Beijing bicycle de Wang Xiaoshuai, sortie en 2004, ou bien plus lointainement Le voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, datant de 1948. Dans le film chinois, nous sommes confrontés à l’ascension sociale d’un jeune chinois originaire du monde rural qui vient chercher du travail à Pékin. Il va être employé comme coursier à vélo. Mais ce dernier lui sera vendu et remboursé sur ses premières paies. Le moment dramatique intervient lorsqu’il se fait voler son outil de travail. Notons que le nombre de bicyclettes en 64
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Chine est estimé à environ 500 millions (Allaire, 2007). « Indispensable aux plus modestes » écrit Marc Augé avant de souligner qu’il « incarne une certaine forme de solitude et de pauvreté » (Augé, 2008, p. 16-17). Car le vélo depuis la Seconde Guerre mondiale est le témoin d’une aspiration sociale, d’une ascension professionnelle limitée, face à l’essor de l’automobile ou des engins motorisés. S’équiper d’une bicyclette dans les années 1950 c’était entrevoir à court ou moyen termes la possibilité d’acquérir une voiture (Gaboriau, 1991). Il me semble que dans les années 1970, la moto est davantage l’objet d’une utopie réalisée et source d’une évasion à laquelle la bicyclette ne peut prétendre34. Car les trajets à vélo restent limités dans l’espace et dans le temps. De plus, il faut posséder une certaine forme physique que les démultiplications de dérailleurs ne peuvent pallier. Et si Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir sillonnaient à vélo la France durant la Seconde Guerre (Beauvoir, 1963), leurs cycles ont été remisés au garage avec l’amorce des Trente Glorieuses où chacun aspire à l’automobile. De sorte que la bicyclette est un objet contrarié de la culture populaire. Elle porte en elle l’image de la pauvreté, du renoncement à l’ascension sociale une fois celle-ci passée, image de la petitesse des vies ouvrières. Avant l’arrivée spectaculaire des vélos de location à grand renfort de publicité, qui faisait encore de la bicyclette ? Les cyclistes du dimanche et ceux qui ont recours à cette forme de loisir pour masquer le temps hebdomadaire, les jeunes adolescents avant l’âge de la mobylette et des scooters, enfin, les utilisateurs dans le besoin et aujourd’hui, dans une certaine mesure, les petits bourgeois écolos.
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C’est d’ailleurs le sujet central du film Mammuth de Gustave Kervern et Benoît Delépine, 2010.
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4. Où sont les beaux vélos et les gens heureux qui vont avec ? Aussi suis-je surpris de voir aujourd’hui des vélos en si mauvais état. La bicyclette ne serait-elle qu’un moyen de transport parmi d’autres ? Il y a sans doute une raison à cela, comme celle d’anticiper le vol en camouflant l’objet derrière une usure apparente. Mais l’entretien participe de l’ordre des choses et du respect envers l’objet. Et de me demander où sont les beaux vélos, les vélos chers et rutilants ? Une attention particulière aux cycles circulant permet de noter que les vélos — s’il fallait prendre le vélo comme sujet — ne circulent que dans des aires sociales particulières. Une de mes connaissances me disait posséder trois vélos : deux qu’elle utilisait pour son trajet du domicile au travail, en plaçant un premier vélo entre chez elle et la gare, et un second entre l’autre gare et son lieu de travail. Puis un beau vélo pour le dimanche. Effectivement, le plaisir de la pratique de la bicyclette peut s’accompagner de l’idée de chevaucher une belle monture en dehors des jours de travail, lorsque rouler devient un plaisir. Soit les beaux vélos ne circulent que les dimanches, soit leurs trajets ne répondent pas aux mêmes critères que les vélos servant aux trajets quotidiens du travail. Dans les beaux quartiers, nous pouvons observer des dames bien habillées effectuer un tour du quartier sur leur monture d’aluminium. D’un rythme nonchalant, les bicyclettes arpentent la route ou les trottoirs, marquent de leur empreinte silencieuse le rythme lent et sûr d’un monde où tout est beau et merveilleux. A Barcelone, en mai 2014, je m’arrête devant une vitrine où il est écrit « Beautiful Bikes for Beautiful People ». Comment ne pas être interpelé ? Dans ces quartiers où les boutiques de luxe se succèdent et dépeignent une société harmonieuse, la bicyclette est l’ambassadrice du bonheur. Nous sommes 66
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très loin des quartiers populaires, du labeur et de l’exultation de la force de travail, dans un monde où la force physique n’est plus qu’utile au déplacement. J’aimerais, comme le prétend Marc Augé, que la bicyclette soit le vecteur d’une utopie des villes et que l’objet soit socialisateur au cœur d’une citoyenneté assumée. Il est cependant vrai que la pratique du vélo suggère un degré de liberté fragile. Michel Serres ne dit pas autre chose et tous deux ont raison. Mais passé l’effet de mode, à voir aujourd’hui comment s’entretiennent les rapports à l’objet, à voir comment l’entreprise (le commerce) prend le pas sur le libre arbitre, il est difficile de croire à un positionnement radical vers un avenir radieux. Pour le moment, la bicyclette reste un objet technique au centre d’enjeux politiques, économiques et citoyens. Qui des trois tirera la couverture ? Je pense que le vélo n’a pas encore trouvé sa place ni dans l’espace public ni dans le rapport au monde. Sera-t-il un objet passager, un objet transitoire ou bien un objet du futur ?
5. Le vélotaf35 ou comment se cacher derrière son vélo Le mot « vélotaf » est dans l’air du temps au début des années 2000. Il est employé pour désigner le fait d’utiliser un vélo pour se rendre au travail. Le terme de trajet-travail à vélo est ainsi remplacé par celui de vélotaf, qui résulte d’une contraction avec l’apocope vélocipède et du non moins curieux taf qui désigne le travail. Le mot taf existe depuis le milieu du XIXe siècle pour signifier la peur, la frousse. Mais il existe aussi une autre acception qui désigne 35
Cette note a fait l’objet d’échanges avec Isabelle Lesens qui en a posté une version sur son blog.
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le butin, c’est-à-dire le gain provenant d’une opération illicite. Au féminin avec deux ff, il désigne la bouffée de fumée tirée d’une cigarette. L’utilisation de taf comme synonyme de travail découle d’un glissement sémantique où règne une connotation plutôt négative. Selon le dictionnaire Petit Robert, le substantif « taf » désigne dans son troisième sens le métier, le job, le travail, Aller au taf. Question taf, c’est un peu galère. C’est donc plus dans le sens de petit travail mal rémunéré que devrait s’employer ce mot. Le job est un travail rémunéré que l’on ne considère pas comme un vrai travail, toujours selon le dictionnaire. Avec le boulot, qui donne boulotter, vivoter, qui donne à son tour l’expression populaire métro, boulot, dodo, nous retrouvons la même idée de précarité ou d’ennui. En outre, le vélotaf ne désigne pas celui qui travaille à vélo, mais celui qui se sert d’un vélo pour se rendre à son travail. Le site Internet Velotaf.com regroupe une chaine commerciale consacrée à la bicyclette, ainsi qu’un forum destiné aux amateurs de cycles et aux praticiens qui se reconnaissent à travers les échanges. Bien qu’il soit mentionné que le vocable lui-même est une marque déposée, la base de l’INPI ne recense pas ce terme qui est donc libre de droits36. Le forum du site velotaf.com est ouvert début août 2006. La diffusion du substantif va progresser à mesure des inscriptions, de l’activité et de la visibilité du forum. Au 31 décembre 2006, ils sont 183 membres et atteignent aujourd’hui plusieurs milliers. De sorte que le forum a contribué largement à faire passer ce mot dans le langage courant et dans les expressions que l’on peut parfois lire sur d’autre forum.
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En mai 2019.
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Le 13 juillet 2010, Gaël Manson soutient sa thèse d’informatique37 dans laquelle il remercie l’un de ses camarades « pour avoir partagé avec [lui] ses réflexions, sa vision experte du sujet, un bureau et le vélotaf. » Compte tenu des délais de livraison de la thèse, du temps de rédaction et de la soumission aux rapporteurs, il y a antériorité de quelques mois sur l’ouverture de la page Facebook du site éponyme. Il s’agit à notre connaissance du premier texte scientifique qui utilise le substantif vélotaf38. D’autres sites Internet utilisent régulièrement ce mot, par exemple les sites mastovelo.fr, cycloblog.fr et BromptonForum.net qui l’utilisent dès 2008. La progression devient plus effective à partir de 2010 et dans les années qui suivent. Ce qui est intéressant dans le mot « vélotaf » c’est son association à deux mots du XIXe siècle et ce renversement de valeurs ; d’une part celle du vélo qui se pare d’atours positifs et d’autre part, celui du taf qui pourrait à lui seul supporter les arguments négatifs pour justifier de l’utilisation du vélo. C’est le travail, le taf, qui m’oblige à prendre un vélo. Sauf que dans ce cas, le vélo n’est pas le mauvais moyen de transport. Le terme agit comme un élément qui vient justifier son emploi. Alors si l’on se retourne vers les utilisateurs d’e-bike et que ceux-ci s’approprient le terme de vélotaf, c’est qu’ils auront inconsciemment l’idée d’un côté néfaste de l’e-bike et qu’ils s’en défendront en prétendant faire du vélo pour aller travailler. Mais qu’est-ce qui est en jeu : faire du vélo ou aller travailler ? Le côté « taf » est aussi à discuter puisque ce terme vient des milieux petits-bourgeois parisiens plutôt bien dotés d’un point de vue économique. Je n’utilise pas le terme de 37 38
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00512675v2 Mais pas pour des raisons scientifiques.
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« bobo » qui est trop flou (ou trop mou), mais les premiers à refaire du vélo à Paris sont plutôt des petits bourgeois39. N’oublions pas qu’il y aura toujours des gens pour rouler en Porsche et autres Lamborghini. Utiliser le terme de taf pour dénigrer son travail revient à déprécier la valeur du travail, ce qui est paradoxal, car les « vélotafeurs » sont des gens diplômés. Un article de l’Insee relate qu’il y a quatre fois plus de cadres chez les cyclistes allant au travail que chez les artisans40. Rapidement ce mot est devenu un verbe du premier groupe, vélotafer, accompagné de ses adjectifs dérivés, vélotafeur et vélotafeuse. Sur le blog de Benoit Hopquin du Monde du 7 février 2012, ce dernier dresse le portrait de Carine, « vélotafeuse ». « Carine Pilosoff, 39 ans, est une "vélotafeuse" », lire une personne qui se rend à son travail à bicyclette. Le terme n’apparaît que dans le titre de l’article, et plus tard dans les commentaires : « Je vélotafe (quelle horrible expression !) » écrit l’un des commentateurs. Beaucoup de commentaires reprennent ce terme et le conjuguent avec une certaine aisance41. Ce mot peu flatteur pour les amateurs de cycle est revenu sur le devant de la scène avec la parution, en mars 2019, du livre de Jérôme Sorrel. Intitulé Vélotaf : mode d’emploi du vélo au quotidien, cet ouvrage rédigé par un « courtier en fret maritime » n’a rien de scientifique et rejoint les ouvrages de la fin du XIXe siècle, dont le but avoué est clairement de défendre le retour à la pratique de la 39
Du reste les élections européennes de 2019 montrent une prééminence des électeurs du parti dominant. 40 « Strasbourg, maillot jaune de la petite reine », Flash Insee, n°5, janvier 2017. Voir aussi « Aller au travail à vélo », Flash Insee, n°35, janvier 2017. 41 http://sucyenbrie.blog.lemonde.fr/2012/02/07/carinevelotafeuse/
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bicyclette contre la voiture. C’est d’ailleurs de cette manière que sont présentés les auteurs : « Barbu, parisien et quarantenaire, Jérôme Sorrel a eu le déclic il y a six ans, lors d’un passage de sa voiture de fonction au garage. Ce courtier en fret maritime décide alors de ressortir son vieux VTT pour rentrer chez lui. Depuis, il n’a plus jamais lâché le guidon. L’objet de son ouvrage illustré par Éve Coston, elle aussi « vélotafeuse », est de « lever l’ensemble des barrières » pour franchir le pas et monter en selle », écrit la journaliste Emmanuelle Maliakas42. Ce qui est surprenant, c’est que ce terme désigne des individus qui n’utilisent pas le vélo pour travailler, mais pour aller travailler. Le « taf », le labeur étant plutôt une vision de l’esprit qu’une réalité tangible. Les coursiers à vélo qui font jusqu’à 200 kilomètres par jour auraient toute légitimité à utiliser ce terme, mais ne le font pas. Peut-être, car ce terme est trop connoté péjorativement et annihile la part de noblesse que les coursiers éprouvent.
6. A bicyclette : d’un monde à l’autre Dans son recueil de nouvelles, Su Tong dévoile à travers ce qu’il appelle « la ballade des bicyclettes » un des aspects de ce qui était la pratique cycliste dans les années 1970 en Chine (Su Tong, 2015). En faisant part de son expérience personnelle, il donne à voir au monde ses représentations et les valeurs que l’on pouvait accorder à cet objet. Au milieu des années 1970, plus exactement en 1975, mes parents m’ont offert ma première bicyclette neuve. J’en rêvais depuis plusieurs mois, et je me souviens avoir forcé 42
La Croix, du 20 mars 2019.
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la main de mes parents en m’enfermant dans les toilettes, un peu en signe de protestation, car mon anniversaire étant en septembre, je me voyais privé de pouvoir utiliser ma bicyclette durant les grandes vacances. C’est donc par anticipation que mes parents m’offrirent un vélo rutilant en juin ou juillet de cette même année. A l’époque, il y avait un marchand de vélos à l’angle de la rue Traversière et de la rue de l’Église, dans le quartier de la Libération à Livry-Gargan. C’était un concessionnaire Motobécane-Motoconfort qui vendait des vélos ainsi que des cyclomoteurs et des motocyclettes. Aujourd’hui, c’est un magasin de jeux vidéo. Mon vélo était un demi-course bleu, un modèle pour les adolescents qui reprenait la ligne des vélos de course, mais avec des pneus 650 x 35B. Il était équipé d’un dérailleur à quatre vitesses, ainsi que d’un système de freinage à double prise. Sous la selle, une sacoche en plastique contenait le nécessaire à la réparation des crevaisons. Il était pourvu, comme tous les vélos à l’époque, d’une sonnette, d’une pompe à vélo et d’un système d’éclairage qui tirait son énergie d’une dynamo. Plus tard, j’ai équipé cette bicyclette d’un compteur kilométrique et d’une gourde pour ressembler aux vélos que l’on pouvait voir dans les courses cyclistes et notamment lors du Tour de France. J’en ai fait des kilomètres ! Il existait d’autres marques comme Peugeot ou Gitane, sans oublier les vélos fabriqués par Manufrance. Sans doute aussi des marques d’artisans pour les vélos sur mesure, mais inabordables. Nous étions allés au plus proche, en bas de chez nous. On ne trouvait pas de vélos dans les supermarchés comme aujourd’hui, il fallait se rendre chez un détaillant franchisé. De par sa taille, ce vélo n’était pas destiné à me suivre très longtemps. Mais durant les quelques années qui ont suivi, il m’a accompagné sur toute ma période de collège. D’ailleurs j’ai souvent fait ce rêve d’aller au collège à vélo 72
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et au moment de sortir, ne plus le trouver dans le garage à vélos. A l’entrée du collège, il y avait un endroit où l’on pouvait parquer son vélo sous abri. Personnellement, j’allais au collège à pied, et je me demande toujours pourquoi je faisais ce genre de rêve, et ce qu’il pouvait signifier : la peur d’oublier cette fabuleuse machine, l’angoisse de le perdre. Quand on est enfant de milieu ouvrier, la bicyclette est l’objet le plus onéreux que l’on possède. Il faut par conséquent y faire attention, plutôt en l’entretenant soigneusement que par crainte du vol. A cette époque, les vols de bicyclette étaient fréquents. Surtout dans les lycées techniques, où la plupart des élèves s’y rendaient à vélo, les cyclomoteurs étant plutôt réservés aux enfants des classes moyennes, qui eux fréquentaient les lycées. Et mon frère, qui était en passe de sortir du système scolaire, avait échoué dans un lycée professionnel, et s’était fait dérober mon vélo, car le sien avait déjà été volé. Le vol est quelque chose de récurent dans les sondages d’opinion et un frein au développement du marché de la bicyclette. Depuis les années 1980, beaucoup d’entre elles ont été remisées dans les caves et les greniers, ou sous les appentis. Dans son ouvrage datant de 2009, Nicolas Pressicaud dresse un panorama assez triste de la question vélo au tournant des années 2000. « Les enquêtes de déplacement menées dans les années 2000-2005 par les villes les plus engagées en faveur de la bicyclette témoignent pour la plupart d’un fait : la pratique du vélo s’est peu développée, demeurant le plus souvent à des niveaux marginaux » (Pressicaud, 2009, p. 16). Si l’on considère la part modale pour Toulouse, le nombre de cyclistes n’a cessé de diminuer depuis l’année 1978, où il atteignait 6,5 %. Au cours de la décennie suivante, il est passé à 3,9 % pour poursuivre sa descente à 3 % au début des années 2000. Alors que l’objectif affiché était d’atteindre la barre des 7 % 73
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à l’horizon 2008, le constat reste décevant. « Toulouse peine à trouver une réelle volonté politique d’agir en faveur du vélo » écrit ce géographe consultant (Pressicaud, 2009, p. 109). Ce constat est réitéré en 2014 dans l’ouvrage de l’économiste Frédéric Héran. Sous un titre quelque peu trompeur annonçant Le retour de la bicyclette, l’économiste constate que « le vélo utilitaire a quasiment disparu du paysage urbain (Héran, 2014, p. 7). Dans une comparaison européenne, il montre que la France se situe après la plupart des autres pays, et notamment derrière l’Italie, l’Autriche et les pays scandinaves. L’auteur met le doigt sur l’impact culturel et les comportements sociaux qui jouent en faveur de la pratique cycliste dans des pays où le climat n’est pourtant pas favorable. Mais il y a aussi les prises de position politiques et l’engagement en faveur de plans de développement des pratiques cyclistes. Comme l’avait fait précédemment Nicolas Pressicaud, mais aussi d’autres auteurs avant lui, Frédéric Héran dresse un cahier des charges destiné aux acteurs de la ville en faveur du retour de la bicyclette. Confondant sa posture de chercheur avec celle de militant, il s’inscrit dans une certaine idéologie de la promotion du vélo à travers de nombreuses publications43. Par exemple, en 2011, il publie un article intitulé « Comment relancer la pratique du vélo en ville », dans la revue écologiste Silence (Héran, 2011). Je ne critique pas la qualité du travail de Frédéric Héran, simplement le mélange des genres. S’il est important d’attirer l’attention des politiques sur la question des alternatives aux ressources énergétiques, nous laisserons à ces auteurs le soin d’accomplir leur mission qui ne doit pas 43
C’est tout à son honneur, comme a pu le faire Isabelle Lesens au début des années 1990 et encore aujourd’hui à travers son site Internet.
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cacher les autres formes d’intérêt pour la bicyclette, ou les autres formes de questionnements. Pour ma part, je ne suis pas engagé dans un combat des modes de déplacement, ni de la voiture contre la bicyclette, et je ne pense pas qu’une alternative, aussi noble soit-elle, puisse régler les problèmes identifiés comme ceux produits par un ultralibéralisme sans repenser la question des modes de production, de consommation, et plus généralement des modes de vie. Si le retour au vélo doit passer impérativement par l’aménagement de pistes ou de voies cyclables, tout comme des zones de stationnement sécurisées, s’incluant dans un fait total social, la chaîne cycliste passe également par tout un ensemble de services qu’il faut peu à peu percevoir. Depuis moins d’une dizaine d’années maintenant, apparaît dans l’espace urbain une nouvelle forme d’artisanat : les réparateurs de vélos. Après que les grandes surfaces d’article de sport aient amorcé cette activité, on voit fleurir des micro-entreprises d’artisans montés sur des triporteurs arpentant les rues pour aller réparer à domicile les cycles. Sur rendez-vous ou à l’improviste, ces triporteurs s’activent pour entretenir le parc de machines. La fidélisation et le bouche-à-oreille font le reste. Camille est l’un d’eux. Son entreprise débute en 2013 et prospère depuis. En 2018, ils sont trois salariés dans l’association qui va bientôt se transformer en Scoop. Quelque chose a changé depuis les années 1970-1980. « Les gens ne savent plus réparer leur vélo » est une affirmation péremptoire qui dresse le bilan des trente dernières années. Que s’est-il passé ? D’une part, la transmission du savoir-faire a disparu. C’était le père ou le grand-père, qui autrefois, transmettait les rudiments ou les expertises de la maintenance mécanique. Ce lien a été rompu alors que l’adolescent n’utilisait plus de vélo, mais une mobylette, un scooter ou une planche à roulettes. La 75
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remise en selle récente montre une rupture dans l’histoire de la pratique cycliste. Si beaucoup d’enfants ont appris à faire du vélo entre 6 et 8 ans, la plupart ont abandonné cette pratique pour d’autres formes de déplacement (skate, scooter) sur la décennie suivante. Les gens ont oublié ou n’ont pas appris à réparer une roue crevée, à entretenir une chaîne, à régler leur machine. Une autre donnée peut aussi intervenir dans ce constat : celui de l’augmentation du pouvoir d’achat. Qui sont les nouveaux cyclistes urbains ? En dehors du vélo utilitaire et seul objet de transport, disons par nécessité, la remise au vélo d’une catégorie de population autrefois véhiculée est le fait d’un nouvel engouement ou d’une mode du vélo écolo, vélo bobo, mais non d’une forme de vélo passion ou de vélo héritage. Cela se voit dans la pratique du vélo motorisé, mais aussi dans celle du retour à la bicyclette. Si l’on peut dépenser 3.000 euros, voire plus, dans un vélo, on peut se permettre de dépenser un pourcentage de ce budget pour l’entretien, tout comme s’il s’agissait d’une voiture automobile. C’est peut-être pour cette raison que beaucoup de bicyclettes sont aussi mal réglées (hauteur de selle, adéquation du cadre et de la personne, position du braquet…).
7. Détournement de cycle Parce que le vélo s’inscrit dans un imaginaire positif, son image est copiée, réutilisée, transformée de manière plus ou moins heureuse pour accompagner des messages dont le lien n’est pas toujours évident. Dans la ville, l’image de la bicyclette peut être utilisée comme symbole d’autonomie, de santé, d’écologie, etc. Ainsi, ce fixie vert pomme trônant fièrement dans une 76
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vitrine d’une auberge de jeunesse à Barcelone. Purement décoratif, cet objet est aussi emblématique d’une jeunesse « musculaire », de pureté d’âme que l’on peut comprendre dans la simplicité et le dépouillement. A Essen, en août 2016, je remarque plusieurs vélos placés à des endroits stratégiques dans les rues de la ville, attachés à des piliers ou à des poteaux, ou reposant simplement sur leur béquille. Ils sont peints de couleur vive, et comportent un petit panneau publicitaire. Celui-ci est par exemple tout violet, des pneus à la selle, et une simple feuille rouge plastifiée est fixée sur le cadre. Dessus, il est écrit en blanc : « Gönn Dir orientalisches Essen, Bro ! Wir liefern zu Dir nach Hause », ce qui signifie « Fais-toi plaisir avec un repas oriental Bro. On te livre chez toi44. » Un peu plus loin, un vélo-dame fonctionnel repose sur sa béquille. Le cadre est noir, mais des cœurs noirs sur fond rose sont placés entre les rayons des roues avant et arrière. Un panier en osier sur lequel sont fixés sept grosses fleurs roses décorent l’ensemble surmonté d’un panneau sur lequel est écrit : « Traum in Tüten », (rêve en sacs), sans doute une publicité pour un maroquinier, même si Tüten correspond plutôt à des sacs plastiques. J’ai également vu sur Toulouse cette pratique, par exemple, en octobre 2017, un vélo homme rose foncé accroché à une barrière qui comportait deux affiches circulaires placées au niveau des rayons sur lesquelles on pouvait lire « Caméléon, articles de fête et déguisement, centre-ville, chapeau, maquillage, lunette, disco, guirlandes, enterrement de vie de célibataires, etc. » A la différence du premier objet, les deux suivants semblaient fonctionnels, et par conséquent, sujet à déplacer le message publicitaire dans la ville. Ici, même quand le vélo n’est pas utilisé, il reste support d’un message. 44
Merci à Zélie pour la traduction.
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En décembre 2018, je remarque ce vélo homme, ancien, sans la roue avant, de couleur grise et avec une roue arrière jaune, peinte à la bombe. Une affichette format A3 est fixée sur le tube du cadre avec cette inscription : « Cyclix Réparateur vélo itinérant, sur RDV Express », ainsi que le numéro de téléphone. Encore à ce jour, je me questionne sur l’efficacité d’une telle publicité étant donné l’état du vélo ! En février 2019, je revois la même affichette, cette fois apposée sur un vélo homme, sorte de fixie au cadre bleu et blanc, toujours sans la roue avant, et sans les pédales ni la chaine. Cette fois je me dis que le concept du vélo dépecé est sûrement travaillé. Je décide de téléphoner à Cyclix. Un jeune homme au fort accent italien me répond qu’il possède trois vélos dans Toulouse qu’il utilise à des fins publicitaires. Il manque une roue à celui des Carmes, mais il compte en remettre une. Il ne sait pas vraiment ce qu’il encoure et a peur que la ville lui dresse une amende. Un autre est placé du côté du port Saint-Sauveur. Une seule fois, une personne lui a téléphoné pour lui dire de déplacer son vélo qui faisait concurrence à son atelier de réparation de cycles, 200 mètres plus bas. Les roues avant disparaissent, comme sur beaucoup de vélos laissés à l’abandon. Cet exemple est pourtant le seul directement lié à la bicyclette. Il illustre bien le rapport à l’espace urbain et à son lien avec les usages de la bicyclette. Dans le registre des véhicules publicitaires, la ville de Bayonne utilise ses vélos Arcade comme support publicitaire, pour les Galeries Lafayette, par exemple, en novembre 2018. Ce principe a permis de financer une partie de l’entretien des vélos gratuits jusqu’en mars 2019. L’arrivée des VAE payants se fera conjointement avec un nouveau service de vélos en location. Reste que les deux
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côtés offrent un excellent support publicitaire au niveau du porte-bagage45. Mais le vélo en lui-même peut être support de mémoire, comme en témoigne ce vélo entièrement peint en blanc stationné face au tribunal non loin d’un accident mortel, parfois fleuri, mais toujours en place au moment de la rédaction de ces lignes, en juin 201946. Je reviendrai sur cet accident, mais disons qu’il a donné lieu à une expression émanent de la communauté des cyclistes dont ceux de l’association 2P2R47. Symbole de pureté de par sa couleur blanche, il commémore le décès d’une jeune avocate, écrasée par un camion en novembre 2018. Mêlant l’insolite à l’incongruité, un ancien chaudronnier-soudeur de la ville de Saint-Jean-du-Doigt, au lieu-dit Traon-Venec, a eu l’idée de concevoir un gardecorps entre son terrain et une route entièrement réalisé à partir de dix-huit vélos d’hommes. L’anecdote est rapportée dans le journal local48. Cette « barrière atypique » a été réalisée au moyen de dons et fait l’objet d’une curiosité touristique locale. Dans les formes de détournement, les artistes ne sont pas en reste face à la bicyclette. La céramiste Laure Gaudebert réalise ainsi des figurines en céramique représentant un ou une cycliste pédalant sur son vélo, le vélo étant quant à lui réalisé en métal. Objet de notre temps, les vélos fabriqués en fil de fer et vendus à la sauvette sur les trottoirs des grandes villes sont aussi des témoignages de ces objets et de notre rapport affectif à eux.
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L’entreprise Ecovélo propose l’installation de flasques publicitaires au niveau des roues. « Le vélo n’est pas un coût, il est une source de revenus et de bénéfices sociétaux. » est-il précisé, www.ecovelo.com 46 Il a disparu durant l’été 2019. 47 Deux pieds deux roues. 48 Ouest-France du 27 novembre 2017.
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Certains artistes les aiment au point de leur tricoter un ensemble sur mesure, comme l’artiste polonaise Agata Oleksiak qui recouvre de crochet de fils multicolores de nombreux vélos à New York. L’idée a traversé les frontières et l’on croise parfois ce même genre d’objet. A Toulouse, comme dans d’autres villes françaises, Mr BMX accroche des moitiés de vélo aux murs des voies rapides. Seule, la partie basse du vélo reste visible, faisant songer à une bicyclette sortant du mur et jouant avec l’espace. C’est aussi l’artiste français Richard Fauguet qui sculpte l’espace à partir de vélos et de centaines d’antivols. Y voit-on la société de consommation, la peur du vol de son vélo, ou bien les liens étroits entre le vélo et l’homme ? Bref, de Marcel Duchamp et sa fourche avant à Pablo Picasso et sa tête de taureau réalisée à partir d’une selle et d’un guidon, beaucoup d’artistes ont été inspirés par la bicyclette. En sculpture comme en peinture, d’Edouard Manet à Fernand Léger, en passant par Jean Metzinger, la liste des artistes et des œuvres est longue et mériterait une attention capable d’heuristique. Comment percevoir cet objet et le sens que l’artiste prétend lui donner ?
8. De l’extérieur à l’intérieur Dans les grandes villes, le vélo change de statut. De simple objet de locomotion, il devient symbole d’autre chose. En passant de la rue à l’intérieur de l’appartement, il faut que quelque chose modifie la perception de la souillure accumulée sous les pneus. Faire face au vol (Héran, 2003) est un argument de taille, mais pas le seul. Regardons le vélo de plus près : il s’agit plutôt d’un fixie, single speed, d’un vélo à pignon fixe, épuré, sans frein, le plus léger possible, de couleur parfois vive, de matériaux high-tech et 80
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de marques (mais pas toujours). Faites monter votre vélo à votre convenance pour 500 euros. Tout est en option : choix de la selle, du cintre, des poignées, du pédalier, des roues, etc. Nous y reviendrons. Sur le site Internet Pinterest.fr, on trouve des dizaines d’images montrant comment aménager son appartement et y entreposer son vélo. Ce dernier peut être accroché au mur, suspendu au plafond par un système de poulies, placé dans le couloir à l’horizontale ou bien accroché à la verticale, ou encore fixé à l’envers au plafond. Dans la quasi-totalité des exemples, le vélo est suspendu, c’est-à-dire qu’il ne touche pas le sol. Cela renvoie par analogie aux travaux de l’anthropologue Mary Douglas dans les années 1960. Selon elle, « la saleté est une offense contre l’ordre » (Douglas, 1992, p. 24). Comment justifier la place de cet objet singulier à l’intérieur de l’espace domestique, sinon en lui attribuant un statut surélevé tout en évitant qu’il repose sur le sol. « Je crois que certaines pollutions servent d’analogies pour exprimer une idée générale de l’ordre social » écrit-elle (Douglas, 1992, p. 25). Ce qui est en jeu renvoie à la fois à une catégorie sociale de la population des villes, peut-être même à une communauté particulière, dont l’anticonformisme suit un mode de vie proche des mouvements anti-voiture, écologiste, conscientisé de la finitude de notre planète. Toutefois, une recherche plus en profondeur à venir nous donnerait de sérieux détails. « Notre idée de ce qui est sale est le fruit de notre souci de l’hygiène et de notre respect pour les conventions » écrit-elle encore (Douglas, 1992, p. 29). La bicyclette serait-elle sale qu’elle ne risquerait pas de souiller le parquet puisqu’elle ne le touche pas. Mais dans un même temps, afficher un objet généralement destiné à être souillé, dans son salon sert à exprimer un certain rapport aux conventions sociales et aussi à faire entrer la ville dans son intérieur. 81
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Le profil type correspond à un homme d’une vingtaine à une trentaine d’années, étudiant ou fraichement diplômé, vivant parfois en colocation, qui a consacré du temps et quelques moyens à la réalisation d’un vélo monté par ses soins. Ou bien, il a pu l’acheter chez un vélociste. Les bicyclettes à pignon fixe, ou parfois à roue libre49 sont la plupart du temps des engins fabriqués à partir de la récupération d’un cadre, et assemblés au moyen de pièces récupérées ou achetées dans le temps. Il s’agit de « projets » qui sont vécus par certains comme une passion. J’ai rencontré des étudiants qui assemblaient ces types de vélo pour les revendre à des amis ou sur des sites d’occasion. Ces vélos sont personnalisés, de par la couleur du cadre, mais aussi grâce aux pièces complémentaires, comme le cintre, la selle, les roues, le pédalier, les manivelles et les pédales. Chaque pièce peut être d’une marque particulière, d’une couleur et d’une qualité précise. Par exemple, j’ai eu l’occasion d’acquérir un vélo à roue libre constitué d’un cadre Cavallo Marino 7 repeint en noir (avec un passage de gaine dans le tube du cadre), les chromes étant laissés apparents, et d’accessoires de la marque américaine Origin 8. Le vendeur m’avait expliqué qu’il refaisait des vélos par plaisir à partir de cadres. Forme de hobby ou expression d’une passion pour la mécanique, ces vélos font également l’objet d’assemblage chez certains vélocistes, que l’on trouve également sur des sites Internet. Des configurateurs, comme celui qui nous occupe, permettent de concevoir son vélo à partir d’un catalogue d’éléments proposés50. En partant du cadre (seize modèles sont proposés, avec des choix de coloris établis par 49
La bicyclette doit comporter deux dispositifs de freinage. Le pignon fixe étant l’un d’eux, les vélos commercialisés possèdent en général au moins un frein avant. (Code de la Route, art. R. 315-3). 50 Site https://www.beastybike.com/fixie-personnalise, consulté le 4 juin 2019.
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type), les pédales (onze modèles différents dans sept coloris), le pédalier (douze possibilités), la chaine (dix possibilités, ce type de vélo accueillant des chaines en couleur), le guidon (vingt-deux modèles), la potence (déclinée en huit modèles), la selle (vingt-et-un modèles) et enfin les roues avant et arrière ainsi que leurs pneus. Pour le modèle de base, nous arrivons au prix de 895 euros (livraison comprise). A l’autre extrémité, la configuration du même type de vélo constitué de composants haut de gamme porte le prix à 3.870 euros. Entre ces deux extrêmes, toute une gamme de prix permet de singulariser sa bicyclette au point de la personnaliser selon ses moyens ou ses envies51. Certains mécaniciens se confectionnent ainsi des bicyclettes à partir d’éléments récupérés çà et là avec le temps. Il en ressort une certaine fierté d’où l’idée d’entreposer l’objet dans la chambre ou le salon. Reposant sur un support mural, le vélo devient un objet de décoration, mais aussi un élément exposé du savoir-faire ou du savoirêtre. D’autre part, comme le souligne Mary Douglas, « le corps est un symbole de la société » (Douglas, 1992, p. 131), et elle ajoute plus loin « s’il est vrai que tout symbolise le corps, il est tout aussi vrai (sinon davantage, et pour la même raison) que le corps symbolise tout » (Ibidem, p. 137). Par prolongement, nous pouvons donc considérer que le vélo est un prolongement du corps, parfois même une sorte de prothèse, et qu’en exposant son vélo, notre hôte expose son corps, et par extension, son être.
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Je rappelle que ces vélos n’ont qu’un seul développement compris entre 6 et 8 mètres, en général (selon le plateau et le pignon).
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9. L’usage de la bicyclette pliante comme machine de stratégie militaire L’étude des archives en lignes de la Bibliothèque Nationale de France, associée à celle des brevets52 nous permet d’entrevoir les logiques de l’époque en matière de stratégie et d’innovation. Comme pour beaucoup d’objets, le monde militaire a participé à l’évolution des techniques et s’est d’abord approprié les matières et les matériaux, les machines et les objets, avant d’en diffuser les avantages auprès de la population civile. Le domaine de la bicyclette n’en est pas exclu, comme il en sera question dans les lignes qui suivent, toutes choses égales par ailleurs. Plutôt par un concours de circonstances, les multiples inventions qui accompagnent l’usage de la bicyclette jusqu’à la fin du XIXe siècle vont donner lieu à un modèle spécifique pour l’armée. Dans le domaine de la portabilité, la bicyclette pliante va être, un temps, réservée à l’usage militaire. Des troupes de fantassins se déplaceront au moyen de cette machine inventée par le Capitaine Gérard et Charles Morel qui, en 1896, déposent dans plusieurs pays le brevet pour un véhicule léger, pratique et pliant. En Angleterre, ils déposent cette demande en janvier 189653. Cette bicyclette pliante fera l’objet d’améliorations et la même année, ils réuniront deux bicyclettes pour former une automobile, qu’ils équiperont quelques mois plus tard d’un moteur : la voiture légère est née. Peu de temps avant lui, Nicolas Noël, beau-père de Henri Gérard, avait déposé un brevet pour un principe d’articulation au niveau du cadre qui rendait celui-ci pliant. Ce brevet a permis de préparer le terrain, alors qu’il n’existe encore aucun prototype. Du reste, le brevet de Nicolas Noël 52 53
https://worldwide.espacenet.com/advancedSearch?locale=fr_EP Brevet GB 189601334.
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n’est pas fonctionnel, mais l’idée du pliage va être développée durant toute la carrière de son gendre le Capitaine Gérard54. En 1899, une bicyclette militaire Rochet coûte 260 francs. Le convertisseur d’euros constants de l’Insee convertit la somme à 1.021,54 euros de nos jours. Cela donne une idée du prix d’une bicyclette de bonne facture. Les avantages d’un moyen de déplacement léger et portatif sont nombreux pour l’éclaireur en temps de guerre. Il peut se déplacer rapidement, avec une autonomie et une agilité qui lui permettent de transmettre des ordres, sur des distances relativement importantes. Le dispositif de pliage lui offre la possibilité de transporter sa machine lorsque le terrain n’autorise pas la circulation, à travers les champs, et aussi dans les montagnes escarpées. De plus, la bicyclette n’a besoin ni d’un entretien quotidien ni nécessité de fourrage. Son utilisation comparée au cheval possède des avantages non négligeables dans les périodes toujours austères des économies. Aussi, le Capitaine Gérard va-t-il réussir à convaincre l’armée de l’utilisation de bicyclettes. Durant vingt ans, la bicyclette pliante sera d’usage exclusivement militaire, et si son développement civil finit par avoir lieu, c’est sans doute par souci de développement économique de l’industrie du cycle. En 1906, Léopold Besson, résidant à Toulouse dépose la demande de brevet d’une bicyclette pliante perfectionnée55. Cette bicyclette est munie de deux grandes roues libres actionnées par un système de crémaillères en quart de cercle placées à l’avant, et actionnées en poussoir par des pédales (sans chaîne). Nous ne savons pas s’il y a eu un prototype, mais ce dispositif passera ensuite à la roue arrière, en addition au brevet précédent. Le vélocipédiste 54
Correspondance généalogiste. 55 Brevet FR 373590.
personnelle
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avec
Christophe
Lagrange,
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actionne les pédales dans un mouvement de montée et de descente comme s’il alimentait un soufflet. Ce type de brevet apparaît régulièrement dans les dépôts, ce qui montre la ténacité et l’ardeur à perfectionner une machine promise à un long avenir. Cependant, les brevets vont s’orienter vers l’invention de vélos de petite taille, c’est-à-dire utilisant des roues de petit diamètre. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’une innovation n’arrive pas si la société n’y est pas préparée. L’usage d’un vélo pliant n’apporte rien de plus, sinon une fragilité, et le pliage n’apparaît pas comme un avantage. Les arguments civils seront peu à peu évoqués, et très différents des arguments militaires. En temps de guerre, le vélo sert pour des déplacements rapides, à condition qu’il puisse franchir les champs et les routes boueuses. Cela est rendu possible grâce au pliage qui permet au soldat de transporter son engin sur son dos, comme le note Georges Paramé56. La bicyclette pliante Gérard représente une avancée dans le domaine militaire. L’Union Vélocipédique de France en diffuse la promotion à travers l’organisation d’un brevet d’estafette qui consiste à effectuer un parcours de 100 km récompensé par l’attribution au premier prix d’une « bicyclette pliante du modèle de l’armée ». Cette distance doit être parcourue en moins de cinq heures. Une épreuve eut lieu en septembre 1910, ainsi qu’en juillet 1911. L’invention du capitaine Gérard, décédé le 3 juin 1908, se retrouve au cœur du brevet déposé par la Société Anonyme des Automobiles et Cycles Peugeot, en décembre 191357. Le dessin montre clairement la bicyclette militaire, destinée maintenant à une production industrielle tant militaire que civile. Cependant qu’une émulation avait été provoquée par la mise au concours d’une bicyclette pliante 56 57
Union Vélocipédique de France, décembre 1913, pp. 195-197. Brevet FR 466.901.
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par le ministre de la Guerre, en 1911. De nombreux militaires purent montrer les prouesses de leur machine, parmi lesquels le capitaine Sauvin, qui déposa deux brevets pour sa bicyclette pliante. Il s’agissait de réduire le poids de la machine, de lui donner plus d’assise sur la route et une meilleure prise en main. La bicyclette du capitaine Gérard devenait obsolète, et l’État-major avait besoin d’un modèle plus moderne. Jean Sauvain dépose un premier brevet en février 1911, pour une « bicyclette pliante portative Sauvain-Suchet » d’usage militaire qu’il compare à la bicyclette Gérard. Par rapport à cette dernière, elle possède de nombreux avantages, dont le poids, qui passe de 16 kg à 10,980 kg, une solidité accrue, un pliage plus simple et plus rapide. Son développement de 4,84 m est plus court de 40 centimètres que l’ancienne machine, qui est justifiée par la nécessité d’offrir un confort au pédalage dans les endroits escarpés et les pentes. C’est la remarque qui fait Georges Paramé dans la Revue de l’Union Vélocipédique de France. Ce dernier avait livré de longues études sur la bicyclette militaire en disant que le modèle Sauvain possédait des avantages certains58. Cependant, ce prototype fut écarté, en décembre 1913, au profit du modèle Peugeot, assez ressemblant. Dans la revue de l’Union vélocipédique de France59 d’octobre 1913, il est précisé que « la Société Française de la Bicyclette Pliante (fabrication Peugeot-Michelin), fournisseur habituel de l’armée, vient de recevoir une nouvelle commande de 3.950 bicyclettes pliantes
58
Union Vélocipédique de France, n° 3, mars 1913. Appartenant à la fédération mutuelle d’encouragement au sport et de préparation au cyclisme militaire, sous le haut patronage de M. Raymond Poincaré, président de la République, agréée par le ministère de la Guerre, fondée en 1881. 59
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militaires60. » Ce modèle fut breveté par Peugeot en 1912 et sera commercialisé dans le domaine civil61. Un autre brevet sera déposé par Jean Sauvin, en 1923, pour un vélo ultra compact. Malheureusement pour lui, l’armée abandonne l’idée d’une infanterie cycliste, notamment en raison du développement des télécommunications. Dans le domaine de la miniaturisation, les inventeurs n’ont pas attendu les années 1980 pour proposer des modèles aux dimensions très réduites. Ainsi, le brevet déposé par Victor Robert, en mars 1920, concerne une bicyclette pouvant, une fois pliée, se transporter dans un sac ou une valise. Une petite roue avant d’un diamètre de 14 à 18 cm et une roue de 35 cm à l’arrière donnent une idée de la taille de l’engin, dont la selle est dite « optionnelle ». « La bicyclette réduite convient très bien aux voyageurs de commerce, touristes, etc. pour faire rapidement des petites courses ; elle est légère peu encombrantes et peut se porter avec soi ou être placée dans les filets à bagages ou sous les banquettes des wagons, tramways, omnibus, etc. en outre son prix est très réduit62 ».
60
Union vélocipédique de France, n°10, 1913, p. 159 Brevet FR 441.883. 62 Brevet FR 512.496. 61
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Dessin issu du brevet de Victor Robert, FR 512.496
Nous ne savons pas si ce brevet a donné lieu à la réalisation d’un prototype ni même quel aurait été le prix de vente de l’engin. Quoi qu’il en soit, l’accent est mis sur le transport multimodal, et ce vélo est vraisemblablement destiné à des petits trajets. Les petites roues vont donner lieu à d’autres brevets. En décembre 1924, Edouardo de Wolf dépose le brevet d’une bicyclette pliante à petites roues, munie d’amortisseurs sur la fourche avant. Le cadre bas se replie sur lui-même, ce qui constitue une avancée dans le pliage sans toutefois offrir la compacité du modèle de Andrew Ritchie, qui sera déposé cinquante ans plus tard. A partir de 1925, la presse spécialisée se prendra au jeu des avantages civils liés à l’usage de la bicyclette pliante. Celle-ci tombe dans le domaine civil et l’industrie du cycle s’en empare. Il ne s’agit pourtant pas d’un secret militaire, et les brevets appartenant au domaine civil, d’autres 89
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inventeurs, notamment outre-Atlantique, eurent cette idée commune. Cependant, le marché de la bicyclette pliante n’était peut-être pas encore suffisamment prêt, et l’argument militaire (robustesse, flexibilité) ne sera pas repris dans le domaine civil. Ce qui est mis en avant est la possibilité d’un « canot de sauvetage » lorsque l’automobile tombe en panne, comme le proposent les marques Gladiator ou Peugeot. La plupart du temps, les avantages du cycle pliant se résument à pouvoir être remisé dans la grange durant la période hivernale. Les nombreux chemins à travers la France sont encore en terre battue et deviennent impraticables lorsqu’il pleut. La bicyclette pliante n’est pas perçue comme un vélo utilitaire au quotidien, mais comme un objet utile en cas d’imprévu. Stockée dans le coffre de l’automobile, son usage occasionnel fait davantage penser à une sorte de grigri conjureur de sorts. Déposé en 192763, le brevet de Joseph L. Schwartz, de Philadelphie, correspond à un véritable vélo pliant que construira Peugeot dans les années 1960. Cependant, l’information n’étant pas mondialisée, il est peu probable que les inventeurs français y aient eu accès avant les années 1950. Du reste, il s’agit d’un vélo pour enfant. Parmi les dépôts de brevets, certains pourraient être qualifiés de surprenants de par leur inventivité parfois déroutante. C’est le cas du brevet déposé par Léonard Kedzierski en février 1930, qui concerne l’invention d’un vélo entièrement pliable, y compris les roues, constituées d’éléments télescopiques64 ! En 1939, Louis Bogrand et Justin Le Couey, résidents en Bretagne, proposent une « bicyclette réductible » dont la particularité est d’apporter une amélioration de la bicyclette 63 64
Brevet US 1,710,194. Brevet FR 689.439.
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Gérard65. « Utilisant une bicyclette pliante du capitaine Gérard, les demandeurs ont eu l’idée de construire un appareil encore plus complet et plus agréable dont l’usage pourrait se généraliser en raison de son très petit encombrement et de sa légèreté. » Doit-on comprendre dans cette volonté à généraliser l’usage qu’elle passe d’un usage militaire à un usage civil ? Les raisons ne sont pas encore liées à un besoin, mais l’accès des modèles pliables au grand public se poursuit. Pas encore dans l’air du temps, l’idée de l’utilisation multimodale revient à Paul Poulain qui, en 1942, propose une bicyclette pliante adaptée à l’intermodalité66. « On constate que 90% des bicyclettes n’ont pas besoin d’avoir un rendement parfait, car elles sont utilisées, le plus souvent pour des petits parcours. Pour les grandes distances, le chemin de fer, l’autobus ou le métro qui permettent un déplacement plus rapide et moins fatigant gardent la préférence. Très souvent le voyage devrait combiner bicyclette et métro, bicyclette et train ou autocar, mais le transport de celle-ci étant suivant le cas, difficile ou pas autorisé, j’ai été entrainé à réaliser une bicyclette très rapidement démontable et transformable en un colis à main, qui soit d’un prix de revient inférieur au prix de revient actuel. La bicyclette est le moyen de déplacement d’époque, doit être d’un prix accessible à tous, pour être entre les mains de tous. » Les idées sont en place, mais il faudra attendre encore quelques décennies pour voir un modèle répondant aux caractéristiques de facilités de pliage et de transport. Quant au prix de revient, c’est une autre histoire.
65 66
Brevet FR 853.079. Brevet FR 888.150.
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D’après le brevet de Camille Hautier, juin 1945
En 1945, Camille Hautier dépose le brevet pour une bicyclette ou une trottinette pliante permettant un encombrement réduit pour la remiser, mais aussi facilitant son transport en chemin de fer67. La dimension des roues n’est pas précisée, mais l’objet est conçu à partir de roues de petits diamètres. Les détails donnés dans les planches laissent penser qu’il a pu exister un prototype de l’engin. En 1949, Pierre Astier dépose une demande de brevet68 pour une bicyclette pliable dont la particularité est d’être construite à partir d’un cadre démontable. Nous ne savons pas si ce modèle a été suivi d’une réalisation et d’une commercialisation. Cependant, l’originalité revient à la forte réduction du volume une fois pliée, due en raison de l’utilisation de petites roues. Bien qu’il ne soit pas précisé la taille de ces roues, les dessins permettent de penser à une
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Brevet FR 916833. Brevet FR 1011990.
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taille proche des 16 pouces que l’on trouve aujourd’hui sur les modèles Brompton, notamment. Peu commercialisée jusqu’au début des années 1960, la bicyclette pliante conçue avec des petites roues va trouver peu à peu des débouchés dans le domaine de l’objet à fort potentiel utilitaire. Mais ils vont se chercher encore quelques années. A partir de 1964, l’entreprise Stella, alors basée à Nantes et connue pour être l’équipe de Louison Bobet jusqu’en 1954, commercialise un vélo pliant équipé de roues de très petite taille (14 pouces). Le modèle Poketby décliné en plusieurs développements, d’une à trois vitesses dans le moyeu pour un développement de 3,4 m, 4,5 m, 6 m. Il existe également un modèle « montagne » qui permet de grimper les côtes grâce à un développement de 2,3 m, 3,1 m et 4,1 m. Monté sur des pneus de 350 x 42 A (14 pouces), cette bicyclette est convertible en un hometrainer de salon grâce à une paire de rouleaux. Pierre Fonteneau, ingénieur et patron de la petite entreprise artisanale, dépose le brevet de son invention en juillet 1965. « On connaît déjà des bicyclettes pliantes à roues de faible diamètre dans lesquels l’axe du guidon se plie vers la selle tandis que la tige de selle coulisse de manière à réduire sa hauteur », écrit-il dans la demande de brevet. Pour résumer les améliorations proposées dans ce brevet, la bicyclette est munie d’un moyeu à trois vitesses (Sturmey-Archer), d’un guidon pliable sur lequel peut s’accrocher une sacoche, d’un porte-bagage et d’une tige de selle coulissante. C’est à peu de choses près l’image d’un Moulton de 1961 ou d’un Ritchie de 1977. Les emprunts sont une quasi-obligation puisque l’invention n’opère que par sauts successifs et micro-améliorations. Pierre Fonteneau fait implicitement référence aux brevets antérieurs lorsqu’il écrit que les vélos pliants sont connus. Effectivement, André-Jules Marcellin dépose en
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septembre 1941, puis en août 1944 la demande de brevets69 pour un vélo pliant et des perfectionnements relatifs à l’objet, comme l’ajout d’une sacoche. Ce modèle propose un cadre pliant ainsi qu’un guidon pliable en deux parties. La forme générale rappelle à l’évidence le modèle Stella, et aussi le modèle Brompton à ses débuts. Sans être directe, la filiation n’échappe pas au regard, ce qui montre, une fois de plus, que les inventions procèdent par juxtaposition et ne sont que la continuité d’une idée de départ. Cependant, de l’invention à l’innovation il y a parfois un écart important. Seulement lorsque la société est prête à recevoir l’invention, alors elle l’accueille et s’en empare. Concernant le vélo pliant, on ne sait pas vraiment quoi en faire. Les usages sont donc pensés dans la polyvalence et non pour un usage précis, car l’objet reste ouvert à toutes formes d’utilisation. Rapidement convertible en objet transportable et stockable, grâce au pliage du guidon, il peut suivre partout son propriétaire, contenu dans un sac, et être utilisé au moment opportun. C’est donc un vélo qui, pourrait-on dire, sait attendre le moment propice de son utilisation. La commercialisation de cette bicyclette résulte d’un changement de cap alors que l’entreprise vit des difficultés. Il s’agit alors de proposer une innovation pour un marché qui n’existe pas encore. En juin 1970, Pierre Fonteneau, ingénieur et patron de Stella, dépose un brevet pour une « selle pliable à multiples usages pour véhicule à deux roues »70. S’agit-il d’une ultime invention ? Quoi qu’il en soit, la maison Stella fera faillite au début des années 1970. A la même époque, la plupart des grandes marques vont commercialiser des vélos pliants. Le catalogue Manufrance de 1966 présente un modèle de bicyclette de précision pliante de la marque 69 70
Brevet FR 992681. Brevet FR 2.094.533.
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« Hirondelle ». Le texte qui accompagne l’image précise qu’il s’agit d’une réelle bicyclette et non d’un jouet. L’argument commercial est centré sur le pliage de la machine qui permet de la stocker dans un coffre de voiture ou bien de pouvoir la monter plus facilement dans les étages d’un immeuble. Ses roues de taille réduite (500 A ½ Ballon, soit 20 pouces) lui confèrent une maniabilité plus grande qu’un vélo standard. Le modèle à une vitesse coûte 325 francs de l’époque (soit 417 euros 2017), et s’élève à 340 francs (soit 436 euros 2017) pour un modèle à trois vitesses. De nombreuses marques vont concevoir ou commercialiser sous leur marque des vélos pliants à partir des années 1970. Motoconfort, Peugeot, Lejeune, Bertin, plus tard Gitane, et d’autres marques déposées. Peugeot, par exemple, propose un modèle pliant de la gamme « Week-end » qu’il met à l’honneur en couverture de son catalogue de 1969. Mais le modèle D 22 conçu autour de roues de 550 est déjà présent dans une brochure de 1966. Pour monsieur, « le modèle week-end inaugure la fin des problèmes de parking et des milliers de kilomètres de plaisir », est-il précisé dans la brochure. Madame pourra faire son shopping, quant aux enfants, ils pourront se rendre en sécurité à l’école. Ce vélo s’adresse à toute la famille, faute d’un usage plus précis. Bien souvent les arguments en faveur de la bicyclette pliante concernent des moments où le vélo ne roule pas. Par exemple, le modèle Brompton est d’abord commercialisé dans le but de servir de vélo d’appoint pour le caravaning ou le bateau. David Henshaw, l’auteur d’un ouvrage spécifique sur l’histoire de cette marque écrit : « The marine market has always been a valuable one for folding bike manufacturers » (Henshaw, 2017, p. 44). Le vélo pliant n’est pas perçu tout de suite comme un moyen de transport à part entière.
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Les bonnes idées ne suffisent pas. L’innovation ne fonctionne qu’à partir du moment où la société est prête à accepter l’invention. Le vélo pliant existe depuis une centaine d’années, pour ce qui est des bicyclettes munies de petites roues. D’abord utilisé par l’armée pour des questions de poids et de facilité d’usage, le vélo pliant a toujours côtoyé le monde civil, mais est longtemps resté un objet fantaisiste ou original. L’amorce des années 1970 a permis de nouveaux développements, mais il faut attendre la fin des années 1990 pour que le vélo pliant trouve enfin une place dans la société urbaine. Il est intéressant de noter que la Garde républicaine à cheval existe depuis Napoléon Bonaparte et qu’elle assure une mission de protection comme de prestige, alors que le vélo est réservé à certaines brigades de la police municipale qui circulent en VTT à travers la ville.
10. Le vélo motorisé est-il encore un vélo ? « Jusqu’ici on n’avait guère inventé, pour remplacer les jarrets dans la locomotion vélocipédique, que deux moteurs : le moteur à vapeur, qui exige de celui qui l’utilise des connaissances mécaniques étendues, voire un brevet de mécanicien, et qui, en tout cas, ne manque jamais de le transformer au bout de quelques kilomètres en un noir charbonnier ; et le moteur électrique à accumulateurs, le meilleur expédient encore imaginé pour rester en panne à plusieurs lieues de toute gare de chemin de fer ! » écrit Henry de Graffigny dans cette édition de 1892 du Traité pratique et manuel de poche du cycliste (Graffigny, 1892, p. 308). Ce genre de guide est régulièrement mis à jour et leur étude sur plus d’un siècle permet de mesurer l’étendue des progrès réalisés en matière cyclable tout en pointant les idéologies 96
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véhiculées par ces autoproclamés experts du cycle. Sur le même modèle, Vincent Mougenot, dans une édition récente fera l’apologie du VAE71. Avec ces ouvrages, nous devons constater que la motorisation a de tout temps fait partie des voies possibles, des essais et des aspirations. Les prolongements de la fin du XIXe siècle ont simplement donné lieu à la voiture. Ce qui nous fait penser que les innovations tournent de manière circulaire et que la prochaine étape fera que le vélo rejoindra la voiture électrique. Cette idée selon laquelle le cycliste ne devrait pas utiliser sa force musculaire trouve son origine dans l’éternel combat entre la nature et la culture, entre l’animalité et l’urbanité. Comme le souligne Paul Fournel, « il y a dans le vélo une relation animale au monde » (Fournel, 2001, p. 97). D’ailleurs, le vélo électrique a été conçu pour l’homme urbain et non le campagnard. « Par sa marche sans cesse croissante, le progrès a démontré que si la voiture a son moteur, la bicyclette dont l’utilisation se vulgarise chaque jour, peut également avoir le sien. Désormais plus de fatigue puisqu’il est possible d’adapter en une heure sur toute machine, un moteur pesant 10 kilos qui permet de faire 30 kilomètres à l’heure, de monter les côtes les plus abruptes, et de ne consommer qu’un litre et demi d’essence au 100 kilomètres ». Voilà ce qu’en dit L. Le Génissel dans la revue La Pédale du 2 octobre 192372. La bicyclette fut motorisée à partir des années 1920. Les inventions dans ce domaine ont permis d’ouvrir à une population plus fragile, « à celui qui n’a plus les jambes de vingt ans » et qui « s’essouffle dans les rampes » est-il encore écrit dans l’article. Au demeurant, l’auteur trouve 71
Du point de vue de la réglementation des transports, le VAE n’est pas considéré comme un vélo motorisé. 72 Les sources historiques ont été consultées sur le site Gallica de la BNF.
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légitime de parler de cette motorisation bien que la revue soit exclusivement axée sur la bicyclette. « Bien que La Pédale soit un organe strictement réservé aux bicyclettes et à leurs accessoires et aux évolutions de ceux qui pratiquent ce beau sport cycliste, il ne semble cependant pas déplacé d’y traiter quelque peu le sujet si intéressant de la bicyclette à moteur ». Et l’auteur de se questionner sur la définition d’une bicyclette à moteur. Un saut dans le temps nous renvoie à notre actualité et aux tentatives idéologiques d’associer le vélo motorisé ou vélo à assistance électrique (VAE) à la bicyclette. Se demander si le vélo à assistance électrique ou vélo motorisé est encore un vélo revient à se demander ce qu’est un vélo ou ce qui fait vélo ? La même question fut déjà posée voilà près de cent ans. Le vélo fut inventé pour permettre le déplacement plus rapidement, moyennant l’utilisation d’une force motrice produite par la force musculaire du cycliste. C’est de cette utilisation de la force musculaire que repose tout l’intérêt de la compétition cycliste. Ces dernières années, l’utilisation d’une assistance motrice a grandement été relayée dans la presse sportive, car elle constitue une transgression aux principes mêmes de l’action mécanique. Apparue durant l’hiver 2016, une nouvelle forme de tricherie consistant à dissimuler un moteur dans le moyeu de la roue ou l’axe du pédalier relance la question de l’honnêteté sportive et des parades. Un article paru en février 2016 confirme cette nouvelle pratique et forge la notion de « triche technologique »73. Depuis, d’autres articles ont confirmé cette tendance nouvelle qui s’apparente à une nouvelle forme de dopage74. Pour faire face à ce phénomène et tenter de 73
Clément Guillou, « Moteur dans le vélo : l’incroyable tricherie qui « va au-delà du dopage » » Le Monde du 2 février 2016, confirmation d’une nouvelle forme de triche dans le monde du vélo. 74 Clément Guillou, « Vélo à moteur », Le Monde du 4 septembre 2017, parle de « dopage technologique », et Clément Guillou, « Tour
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remédier à cette fraude, le CEA met au point la même année une caméra infrarouge permettant de détecter d’éventuels « points chauds » dans le vélo pouvant prétendre à l’emploi de moteurs électriques75. Car ce qui fait le vélo, c’est bien la force musculaire, l’objet étant un prolongement du corps. En compétition, cela a même été ajouté dans les textes officiels. Du reste, il serait stupide d’ouvrir la compétition à des bicyclettes motorisées, car l’enjeu se placerait ailleurs. Les courses de motocyclettes reposent sur la rapidité ou l’endurance que le coureur cycliste ne peut qu’effleurer. Si donc dans le domaine de la compétition l’idée d’une assistance motorisée est non seulement bannie, mais encore traquée, pourquoi vouloir faire passer le vélo motorisé pour un vélo ? Dans l’arrêté du 2 mai 2003, relatif aux directives de la CEE, l’utilisation du terme de « cycles à pédalage assisté » renvoie à des catégories de véhicules à deux ou trois roues munis d’un moteur électrique. L’assistance doit s’arrêter lorsque le vélo atteint la vitesse de 25 km/h. Seulement, l’on trouve sur les réseaux du commerce en ligne des kits électroniques capables de tromper l’ordinateur de contrôle, pour lui faire croire que le vélo ne roule qu’à la moitié de sa vitesse mesurée. Ce « débridage électronique » constitue une fraude, mais qui ira contrôler un tel système ? Déjà en 1923, le Moteurcycle de L. Rosengart naviguait entre deux eaux, celle de la bicyclette et celle de la motocyclette. Et si l’objet fut primé par le Touring-Club de France, c’est avant tout pour permettre son développement de France : la traque aux moteurs est déclarée », Le Monde du 2 juillet 2016. 75 Le 3 octobre 2017 est le premier cas de dopage technologique en France lors d’une course amateur en Dordogne, alors qu’un moteur Vivax est disposé dans le tube de selle.
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industriel et commercial. De trente kilomètres à l’heure, nous sommes descendus à vingt-cinq, mais le principe reste le même, et les débats du début du vingtième siècle restent d’actualité. Comme nous pouvons le voir, le vélo, selon qu’il est utilisé en ville ou en course, n’est pas soumis aux mêmes critères. Du côté de la course cycliste, tout est fait pour éviter la fraude, pour la repérer et la traquer, dans cette absence de transgression qui fait du cyclisme un art sportif. De l’autre, le cycliste ne triche qu’avec lui-même, et sachant qu’un accident à 30 km/h peut s’avérer fatal, nous pouvons dire que l’usager prend un risque auquel il n’est pas forcément attentif ni conscient. J’entends par là que le rythme et l’allure au pédalage dépendent de la forme physique du moment, et un cycliste qui traverse une phase de fatigue roulera moins vite pour adapter sa vigilance. La propulsion motorisée évacue cette donnée essentielle. Mais s’il ne s’agit pas d’un vélo, comment appeler cet objet ? En 1923, on l’appelait un vélomoteur. « La directive européenne 2002/24/EC stipule que, pour être autorisé sur la voie publique en tant que vélo, le vélo à assistance électrique doit être homologué. Trois critères principaux régissent cette homologation : - l'assistance ne doit se faire que si le cycliste pédale, et se couper dès l'arrêt du pédalage ; - l'assistance ne peut fonctionner au-delà de 25 km/h ; - le moteur de 50 volts maximum ne doit pas développer une puissance supérieure à 250 watts. Le VAE ne doit disposer d'aucune commande de démarrage du moteur par poignée ou bouton ; l'assistance électrique ne doit pas pouvoir être mise en marche autrement que par pression sur le pédalier. »
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Anecdote Ce lundi soir d’hiver, vers 18h15, une femme blonde, la quarantaine arrive au magasin spécialisé, au guidon d’un vélo motorisé monstrueux jaune aux pneus énormes. Ce vélo ressemble d’ailleurs davantage à la mobylette de ma jeunesse qu’au vélo de Bernard Hinault. Elle a un problème de freinage. « Ça vient des plaquettes » lui dit l’employé, mais dans le magasin on ne peut rien faire. Le vendeur la renvoie vers d’autres boutiques. Juste avant, un homme d’une trentaine d’années est venu faire regonfler ses pneus. Le vendeur lui a regonflé avec une pompe à main. J’ai bien vu ça, I swear I saw this dirait Michael Taussig (Taussig, 2011). C’était dans les deux cas un VAE de marque française. D’ailleurs ce vélociste se spécialise peu à peu dans la vente de ce type de vélo motorisé, qu’une marge bénéficiaire incite à vendre. Jaune puis blanc, type Lundi 26 dont le poids atteint 25 kg. Je me dis que l’utilisation d’un tel objet est assortie d’un assistanat et nous pourrions facilement et sémantiquement glisser du vélo assisté au vélo d’assisté. L’assistance électrique permet de faire illusion, de donner à penser que la force motrice délivrée par l’appareil musculaire des jambes est surhumaine. L’utilisateur se sent pousser des ailes. Grâce à ce dispositif, l’homme accède enfin à l’ère de l’homo volatilis. L’homme volant fait illusion. Ne plus forcer après 40 ans (ou même avant), faire illusion dans la société urbaine, les VAE à plus de 2000 euros (mais parfois 4000 euros) s’adressent à une population aisée, angoissée par la peur de la perte de performances physiques et sociales. On prend du Viagra comme on prend son vélo électrique. Les « tricheries » débordent dans tous les domaines. Mais peut-être se cachet-il une peur du dépassement, de l’impuissance ou plus simplement de la finitude de l’être.
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Pauvreté Encore dans l’après-guerre, et jusque dans le milieu des années 1970, la pratique du vélo était réservée aux classes laborieuses, et même l’instrument « indispensable aux plus modestes » (Augé, 2008, p. 16). L’accession à la voiture marquait alors un niveau social plus élevé, que chacun espérait atteindre un jour. J’ai vu dans mon enfance ce genre de logique se déployer, et parfois, dans la petite cité où j’habitais, un couple d’ouvriers finissait par s’offrir le luxe d’une voiture neuve, sans doute à force de sacrifice. Ce dernier pouvait s’exprimer dans l’attention accordée à l’objet. Je revois encore cette Fiat 124 bleue, presque turquoise. La semaine, les trajets étaient effectués en mobylette ou en transports en commun, car la famille réservait la voiture pour les week-ends et les vacances. Le reste du temps, l’objet était soigneusement entretenu, choyé et briqué régulièrement. L’homme n’a pas eu de chance puisqu’il est mort d’un accident de la route renversé par un camion alors qu’il circulait sur sa mobylette. En dehors des adeptes du cyclotourisme ou du cyclisme de compétition, le vélo était utilisé par une faible couche de la population. Un de mes camarades marocains avait un père qui se rendait à son travail à vélo ; il faisait les marchés, c’est-à-dire qu’il aidait à déballer puis remballer les stands. Mes parents ne possédaient pas de vélo, ni mes oncles et tantes. Seuls les plus pauvres et les enfants s’en servaient. Une fois, mon père qui était contremaître dans une usine de retraitement d’ordures ménagères nous a rapporté un vieux vélo muni de roues en bois, assez fines. Le système de freinage était assuré par des tiges métalliques et une sorte de crémaillère permettait de bloquer le frein. Nous avons joué avec autour de notre immeuble, et vraisemblablement un brocanteur nous en a offert cinq francs. Il figure peut-être encore aujourd’hui dans une
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collection particulière. Nous n’avions, quant à nous, aucun sens, ni des affaires ni de la valeur de l’objet. C’était moins par souci écologique que par souci économique que les gens utilisaient un vélo. Un autre de mes camarades avait un père qui lui aussi se rendait à son travail à vélo. La logique du bon sens faisait qu’il était incongru de prendre sa voiture pour aller seul au travail. La voiture était encore parfois un objet collectif que l’on utilisait en famille ou à plusieurs. J’ai entendu les mêmes anecdotes à Toulouse où dans les années 1950 les habitants des premières cités Castors se rendaient au travail à vélo, parcourant les routes encore boueuses pour aller de Bagatelle et Blagnac (Jouenne, 2015). On peut aussi voir ces images des « sorties d’usine » qui témoignent d’un état difficile à croire. Aussi, cette image plutôt négative du vélo comme objet lié à la pauvreté ne peut-être écartée de la vision que nous avons du vélo. Il n’est donc pas surprenant de voir le marché se développer en direction d’objets haut de gamme, et il en est de même pour les accessoires comme pour les vêtements. A la différence des praticiens des années 1950, beaucoup de ceux qui possèdent aujourd’hui un vélo pourraient se servir d’une voiture. Pour rejoindre la mode du moment, ils ont opté pour un vélo motorisé, donnant ainsi le change visuel sans toutefois participer réellement à l’effort physique nécessaire pour une pratique cycliste. Pour changer cette image, il faut nécessairement passer par la case ostentation. L’objet n’est plus un moyen utilisé par défaut, mais une conscience affichée qu’il peut être un ambassadeur dans la transition énergétique. De ce fait, il doit être sans ambiguïté onéreux, lorsque l’utilisateur peut se le permettre. On le voit dans le cas des VAE avec des marques comme Moustache (marque française) dont les produits s’adressent à la classe moyenne haute, ou encore avec la marque anglaise Brompton de vélos pliants, même 103
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si dans ce cas, l’objet technique recouvre d’autres aspects puisqu’il n’est pour l’heure pas encore motorisé76. Gaboriau, les trois temps du vélo Historique, le vélo comme tout objet nouveau a commencé son histoire parmi les classes aisées. Objet d’ostentation, il a traversé la société pour gagner les classes les plus pauvres. Aujourd’hui, il revient paré de nouveaux atours dans l’espoir de regagner ses lettres de noblesse. En traversant le temps, il a traversé l’histoire sociale et politique, mais aussi industrielle et technologique. A le comparer à la bicyclette du début du siècle, si l’apparence reste la même, à savoir deux roues fixées à un cadre, une chaine renvoyant au pédalier et à l’entraînement arrière, une selle et un guidon, nous observons de grandes différences dans les matériaux employés, les dimensions et le poids des pièces utilisées, voire l’évolution des dispositifs techniques. Des dizaines de brevets ont été déposés, parfois simplement pour la transmission. Alors que nous pensons voir l’aboutissement technique de l’objet, de nouveaux concepteurs et designers proposent sur le marché des vélos à l’allure post-moderne. Anecdote Un soir, vers 18 heures, je roule sur le pont de la Croix de Pierre et je rattrape une cycliste qui roule sur un Brompton. Il fait nuit, et la lumière de mon phare avant 76
La marque anglaise commercialise un modèle électrique au printemps 2019 au prix de 2.995 euros pour un poids de 16,6 kg. En comparaison, un vélo Moustache Lundi 26 Alfine coûte 3.699 euros pour un poids de 24,9 kg. Il est encore trop tôt pour en penser quelque chose. Cependant, il semble que ces nouveaux acquéreurs n’auraient pas acquis un vélo sans assistance.
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clignote tel un flash. A plusieurs reprises, la cycliste s’est retournée pour voir si je voulais doubler, un peu inquiète. Le fait de rouler dans sa roue ne semblait pas la rassurer ou plutôt semblait l’inquiéter. La motorisation permet au cycliste (comment l’appeler autrement ?) de limiter la force musculaire que l’on doit dépenser normalement. Elle permet d’évacuer toute trace de sueur et de limiter les odeurs corporelles. Cependant, elle ne permet pas une dépense en kilocalories suffisante pour amorcer le cycle de transformation des graisses en énergie (Piednoir, 2007 ; Wilson, 2004). On dépense plus d’énergie en marchant qu’en faisant du vélo démontre le médecin François Piednoir. Alors qu’en est-il lorsque le cycle est muni d’un moteur ? Et cela pose problème d’un point de vue ontologique. Le vélo est par essence un instrument contrôlable et contrôlé. La dépense énergétique répond au besoin ou non d’aller vite, de doser sa force et en retour, de recevoir cet équilibre énergie-vitesse qui donne la sensation d’une maîtrise totale de l’engin. L’assistance électrique nous fait perdre une partie de notre capacité à choisir librement le rapport que nous entretenons avec notre corps et nos muscles. Bien sûr chacun peut décider de supprimer ou de réduire l’assistance. Mais qui le fait ? Dans le registre des vélos tout terrain assistés, il n’est pas surprenant que les « séniors » s’approprient ces engins de loisir au coût parfois important,77 car ces prothèses permettent de contrecarrer les défaillances humaines. « La performance sportive diminue avec l’âge, à cause d’une détérioration des fonctions physiologiques majorée par une diminution de l’activité » précise François Piednoir (Piednoir, 2007, p. 178). Rester jeune ou le faire croire devient un leitmotiv pour certaines classes sociales. Comme 77
Entre 900 et 2.000 euros, selon la vitesse et l’autonomie, sur le site https://adopte-un-velo.fr/vtt-electrique/ consulté le 4 juin 2019. Certains modèles dépassent les 4.000 euros.
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le dit la publicité, « vous aimeriez profiter de tous les avantages offerts par le VTT et par le vélo électrique à la fois ? Dans ce cas, il est certain que le VTT électrique va vous intéresser. En effet, grâce à lui, vous bénéficierez d’un confort optimal tout en n’ayant que très peu d’efforts physiques à fournir ». En effet, le cycliste ne passe jamais en cycle anaérobie et de ce fait, n’exploite pas ses capacités d’endurance78.
11. Conserver cette idée de voiture Huit fois sur dix, le cyclomotoriste – entendons le conducteur de vélo motorisé – roule avec un casque sur la tête. Cette forte proportion dénote une propension à l’inquiétude, un manque d’assurance, une conduite à risque ou bien le besoin de se sentir protégé79. Si l’on considère que le passage à ce mode de transport découle d’un choix idéalement conduit entre la voiture et la bicyclette, on peut envisager que le port du casque revient à conserver et à entretenir cette idée de carapace. Le cyclomotoriste est ainsi constamment au contact d’une carapace, comme s’il était à l’intérieur de l’habitacle de sa voiture. Il se protège symboliquement et peut-être même qu’il n’a pas encore totalement rompu avec la voiture. Au plus fort de l’analogie, nous trouvons les lunettes de soleil qui forment le pare-brise, 78
Ce n’est pas forcément ce qui est recherché par le cycliste « électrique », plutôt « partisan du moindre effort » (cf. L’Est Républicain du 9 juin 2016) ou encore « Partisans du moindre effort ? Pensez au vélo à assistance électrique, la Métropole de Lyon donne un coup de pouce pour l'achat en 2018 ! » (https://www.ville-feyzin.fr/enpratique/mes-deplacements/a-pied-et-a-velo consulté le 5 juin 2019). 79 « Il faut noter que l’efficacité de la protection de la tête par un casque ne sera jamais totale à cause de nombreux facteurs » (Serre, 2009).
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ajouté au dispositif audio qui crée une barrière sonore rendant le conducteur insensible aux sons de la ville. Il est ainsi plongé artificiellement dans son for intérieur que l’on pourrait facilement comparer à l’intérieur d’un habitacle. Ce qui caractérise aussi le cyclomotoriste est ce besoin de rouler à tout pris, de ne pas s’arrêter, de poursuivre sa route à vive allure. Dans mes observations, je constate que les vélos électriques sont souvent rapides ou plus rapides que les vélos classiques, que les conducteurs « tracent » comme on dit si bien. Le vélo motorisé n’est pas fait pour le dilettante, il est conçu pour celui ou celle qui veut arriver vite, voire le plus vite. C’est un objet de gagnant en quelque sorte, il est précisément conçu pour avancer, et la puissance de son moteur de 300 ou de 500 watts est largement suffisante pour permettre de grimper une pente à 12% sans le recours du pédalage80. Dans un avenir proche, je pense que les casques seront dotés d’une électronique intelligente capable de mesurer le stress et d’adapter la vitesse du cyclomotoriste tout en lui fredonnant une musique apaisante.
12. Le hiatus urbain : vers une définition utile Travaillant sur le vélo en ville depuis près d’une dizaine d’années, j’ai eu le temps de réfléchir aux pratiques des cyclistes d’un côté et aux pratiques urbaines de l’autre. Je prends énormément de photographies, ce qui m’amène à faire des comparaisons d’une année sur l’autre. Dans ce domaine, les voies cyclables et autres pistes cyclables donnent à voir de nombreux « sauts qualitatifs » que je définis sous le terme de hiatus urbains. 80
François Piednoir montre par ses calculs qu’une puissance de 148 watts est suffisante pour monter le Ventoux en trois heures (Piednoir, 2007, p. 146).
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Les hiatus urbains sont des ruptures dans l’espace, des sauts négatifs, des obstacles impromptus ou simplement des liaisons impensées dans la continuité pourtant nécessaire.
Hiatus urbain 1 : poubelles et encombrants sur la voie publique, Toulouse, octobre 2011, photographie de l’auteur
Lors de mon installation sur Toulouse, en septembre 2008, j’ai rapidement été confronté à des tentatives d’aménagements cyclables. Concrètement, cela se traduisait par des essais de peinture, de dessins des voies et des bandes, etc. Deux mois plus tard, l’aménagement était transformé, ce qui confère à la ville cette absence d’unité en matière d’aménagement cyclable. Il m’est apparu important d’en pointer les principales occurrences. Dans le domaine des ponts, le hiatus est un vide entre deux structures, que l’on peut rapprocher par analogie d’un manque entre deux choses différentes ou non. Cette absence de quelque chose, que l’on pourrait appeler un lien, on la retrouve encore dans le domaine médical, c’est le moment où l’on passe d’un organe à un autre. Bref, il m’est apparu 108
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intéressant d’utiliser cette notion de hiatus urbain pour définir ces espaces entre-deux que l’on rencontre sur les voies cyclables, car ils sont suffisamment fréquents pour être nommés, repérés et questionnés. Les hiatus urbains sont donc ces espaces de rupture en cours de voie cyclable, lorsque le marquage s’arrête brusquement, que la route reprend ses droits, et que rien n’avait préparé à cela. J’en ai des dizaines d’exemples sur Toulouse, particulièrement marqués par ce phénomène de rupture. Ces hiatus urbains ne se trouvent pas seulement dans les nœuds urbains, comme le sont les carrefours ou les rondspoints, mais parfois simplement sur une route, lorsque la continuité s’arrête nette, pour reprendre quelques dizaines de mètres plus loin… ou pas. Sur un trajet prédéfini comme un trajet-travail, la discontinuité apparaît comme un moment de crise, particulièrement dangereuse, puisqu’aléatoire, surgissant, agressive… Parfois ces ruptures sont connues et prévisibles, mais il arrive fréquemment qu’elles apparaissent un beau matin, alors que le cycliste ne s’y attend pas. « C’était à la fin de l’hiver, en 2011, je prenais le vélo pour aller au travail. Il y avait des travaux au niveau du lycée Gallieni sur le trottoir et la bande cyclable. Je n’y allais qu’une fois par semaine, je ne pouvais pas voir où en étaient les travaux. Il y avait des barrières. Un matin, elles avaient disparu et j’ai pu emprunter la piste cyclable, et tout d’un coup, je n’ai pas le temps de freiner, je me rends compte qu’il y a un trou, mais je n’ai pas le temps de freiner, une partie du trottoir sans bitume et il n’y avait plus de protection. Tout le reste du trottoir était fait sauf ce trou. J’ai failli tomber. C’est resté un moment comme ça81. »
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Entretien du 1er juin 2018, Florence, 50 ans, professeur des écoles.
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On rencontre différentes formes de hiatus urbains : la forme pensée dans l’im-pensée et la forme spontanée de l’imprévue, comme peuvent être des rails. « La même année, c’était le vendredi, j’allais à Billière, je devais dépasser le passage à niveau boulevard Déodat de Séverac, il n’y avait pas encore le tram. Les barrières sont descendues très tôt avant que le train arrive, et j’ai voulu passer entre les deux barrières, mais je n’ai pas pris le bon angle et ma roue avant s’est prise dans les rails et je suis tombée. Ça a dû voiler ma roue. Après ça, j’ai toujours eu un peu peur au moment de passer les rails82 ». La forme « pensée dans l’impensée » correspond à un moment où apparaît ou disparaît la continuité d’une voie ou d’une piste cyclable, soit parce que la chaussée rétrécit, soit parce qu’un obstacle surgit au détriment de la partie cyclable. Celle-ci s’efface alors laissant un grand vide et mettant à l’épreuve l’intelligence du cycliste.
Hiatus urbain 2 : île du Ramier, apparition d’une bande cyclable, Toulouse, octobre 2011, photographie de l’auteur 82
Entretien du 1er juin 2018, Florence, 50 ans, professeur des écoles.
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A un moment donné, on voit apparaître une voie cyclable de manière un peu spontanée. Faut-il venir du trottoir, ou bien arriver de la chaussée ? Aucun aménagement ne permet de le savoir, même si le bon sens et la loi interdisent de circuler sur les trottoirs. … à la forme spontanée de l’imprévue
Hiatus urbain 3 : voie cyclable contre les stationnements, Toulouse, octobre 2011, photographie de l’auteur
S’agit-il aussi d’une forme d’im-pensée ? Ici, la portière ouverte offre un bon exemple de hiatus, sorte de rupture dans la continuité. Les hollandais sont habitués à ouvrir leur portière avec le bras opposé, de manière à tourner la tête et prévenir de l’accident. En France, cela n’est pas, et ces moments nécessitent une très grande vigilance de la part du cycliste, car souvent source d’accidents graves. Mais il en existe bien d’autres :
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Hiatus urbain 4 : emplacement des poubelles non pensé, Toulouse, octobre 2011, photographie de l’auteur
Le mobilier urbain fixe ou les poubelles en sont d’autres exemples. Ces objets sont-ils manipulés par des individus non conscients de la gêne, ou bien est-ce en toute conscience qu’ils sont placés sur les trajectoires des cyclistes ? Du provisoire improvisé, de l’éphémère durable, autant d’obstacles créant des discontinuités que le cycliste est amené à contourner. Surpris par ces objets, le risque est important de chuter. Parce que la voie cyclable à un point donné n’est empruntée qu’une fraction de seconde pour un cycliste, elle est la plupart du temps un espace vide qu’il faut remplir.
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Hiatus urbain 5 : deux stationnements sur la bande cyclable, Toulouse, mars 2011, photographie de l’auteur
Parce que l’automobiliste perçoit cet espace comme un espace vide, les véhicules sont les plus fréquemment présents à ces endroits : de la livraison au retrait d’argent dans un distributeur ou à l’achat d’une baguette de pain, il faut aller vite. Le stationnement pour un bref instant se révèle être un obstacle pour le cycliste qui passe. Il n’y a donc pas de place pour l’attente ou le stationnement à distance, et le plus simple est de stationner dans ces vides urbains que sont les voies cyclables. Le conducteur va au plus pressé, au plus immédiat, au plus individualiste, car il n’imagine pas qu’un cycliste puisse passer par là le temps de sa course. Ou bien il ne souhaite pas partager, et fait une sorte de pari avec lui-même. Le partage de l’espace est une notion très floue qui n’appartient pas encore au vocabulaire de l’urbanité, celui-ci étant plus en phase avec la notion d’appropriation par communauté d’appartenance.
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Hiatus urbain 6 : livraison et arrêt sur la bande cyclable, Toulouse, mars 2011, photographie de l’auteur
Le stationnement en double file concerne évidemment le cycliste dans la mesure où les voies aménagées offrent un espace de stationnement pour les gens pressés. Le hiatus urbain est par conséquent éphémère ou durable, spontané ou permanent, toujours impromptu pour le cycliste qui doit réagir au péril de sa vie. Sans une certaine expérience, c’est l’accident assuré. Penser dans l’im-pensée nous conduit à des hiatus urbains de ce genre : un potelet placé au milieu de la piste. Impossible de se croiser à vélo, impossible de poursuivre une ligne droite. Il faut contourner et ne pas s’accrocher. Le hiatus urbain pourrait se définir comme l’impossibilité de continuer sa route en ligne droite, ou comme l’obligation du contournement, du détour, du franchissement d’obstacle. Surgissant de manière abrupte, leur appréhension fait état d’une vigilance que l’on imagine accrue la nuit, en cas de mauvaise visibilité, comme les jours de brouillard. Pourquoi notre société se met-elle en tête de rendre les choses difficiles, désagréables, et dangereuses ?
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Hiatus urbain 7 : potelets coupant la voie cyclable, Toulouse, octobre 2011, photographie de l’auteur
Les hiatus urbains sont des éléments appartenant en propre à la ville ; ils font partie d’elle, car une ville n’est pas figée. Au contraire, elle se transforme et évolue chaque jour. Les travaux instaurent une échelle de temps différente et créent des hiatus urbains sans commune mesure. A l’occasion de la réfection d’une partie de la chaussée, de l’installation d’un nouvel équipement collectif ou de la transformation d’un aménagement, les travaux sont l’occasion d’une perturbation sur plusieurs semaines, voire sur plusieurs mois. Après la surprise des premiers jours, il s’ensuit l’élaboration d’une stratégie d’évitement qui peut conduire au changement d’itinéraire. Il en reste d’autres que nous n’avons pas pris le temps d’évoquer, comme la transition entre deux villes, la discontinuité des voies cyclables, etc., qui sont contrebalancés par la pratique du vélo à contresens.
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13. « Sauf vélo » : la pratique du vélo en ville à contresens autorisée Circuler à vélo dans une ville de grande importance demande une vigilance de tout instant. Certaines voitures frôlent les cyclistes alors que la chaussée recèle son comptant de cahots, de plaques d’égout bosselées, de racines excavatrices qui sortent du sol et poussent le bitume, de déchets gisants entre le caniveau et la voie cyclable. Paul Fournel, dans son livre Besoin de vélo, dit que chaque cycliste s’attend à avoir un accident un jour. Il n’a pas tort, et à la fois, c’est comme les bras cassés quand on est enfant. On aimerait en avoir un à son tour, et c’est toujours les mêmes qui en profitent. D’un point de vue rationnel, à l’âge adulte on aimerait ne pas en avoir. Si la fréquence des accidents était si grande, personne ne roulerait à vélo. Malgré tout, ce risque est permanent. En juin, deux cyclistes se rencontrent de manière brutale sur le PontNeuf. Sur l’un d’eux, un couple, assez jeune, la fille reposait sur le porte-bagage. L’autre, un vélo de location. Je n’ai pas vu l’impact, mais juste après, lorsque les vélos étaient encastrés l’un dans l’autre. La jeune femme du vélo de location a d’abord redressé son vélo, puis l’a laissé pour tourner sur elle-même en se penchant du côté de sa jambe droite. L’autre vélo avait frappé son pied ou son mollet. Elle boitait à présent, et affichait un rictus de douleur. Mais sans doute passager et sans gravité, car elle discutait en même temps avec les deux chauffards. Je suppose que c’est eux qui sont entrés en collision, ou bien la responsabilité n’était pas claire. Quoi qu’il en soit, la roue avant de leur vélo était voilée, et ils n’ont pas échangé d’adresse ni de téléphone. Ils ont par conséquent dû penser que leur responsabilité était engagée, pleine et entière. La jeune 116
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femme a eu tort, car la douleur se réveille plus tard. Son pied était peut-être cassé et alors il sera trop tard pour engager une action. Je précise que je ne porte pas de casque, et cela pour une question de liberté individuelle. Le vélo représente pour moi une forme de liberté que l’on éprouve durant l’enfance. Beaucoup d’auteurs, dont Marc Augé, en ont parlé : « du jour où l’autonomie vélocipédique m’a été accordée, mon territoire s’est merveilleusement agrandi » (Augé, 2008, p. 29). Ce sentiment d’autonomie lié à la possibilité d’aller quelque part quatre fois plus vite est une réelle avancée de l’homme moderne. La sensation du vent ou des intempéries sur le visage et sur la tête participent au moment magique où l’on pédale assis sur la selle. La contrainte d’un harnachement est incompatible avec ces sensations. Je ne voudrais pas faire l’éloge du non-port du casque. Il a certainement ses raisons d’être. S’agit-il pour autant de sécurité ? Le casque ne protège pas du coup du lapin. Ce qui me fait le plus peur à vélo, c’est l’idée d’être propulsé par une voiture sur un de ces potelets qui jonchent les trottoirs. Casque ou pas casque, ma tête serait projetée en arrière et subirait le choc fatal. De plus, le port du casque modifie l’audition, ce qui n’arrange rien. En outre, les études d’accidentologie montrent que le port du casque donne une assurance dans sa conduite et sa prise de risques qui aboutit souvent aux accidents les plus graves83. Je suis vigilant et je ne prends pas de risques inconsidérés. 83
« Les cyclistes casqués sont significativement moins souvent blessés à la tête, moins souvent blessés gravement à la tête, moins souvent blessés à la face et moins souvent blessés gravement à la face que les cyclistes non-casqués. En revanche ils sont plus souvent blessés au thorax, plus souvent gravement blessés au thorax, plus souvent blessés à la colonne et plus souvent blessés aux membres supérieurs, ce qui suggère qu’ils ont subi des chocs plus graves » (Chiron, 2009).
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La pratique du vélo à contresens est une forme de transgression consentie par les pouvoirs publics et par le cycliste lui-même, mais pas par tous les automobilistes. On le voit à leur regard, à leur rictus et parfois même on devine ce qu’ils disent parce que leur vitre est fermée. Bien à l’abri dans leur capsule, confortablement installés sous l’air conditionné, aucune parcelle de leur parole ne s’aventure dans l’espace urbain du cycliste. Les conducteurs ont peur et se sentent menacés lorsqu’en face d’eux, un vélo arrive et potentiellement peut rayer la carrosserie. Je crois que la menace vient de là, de la peur d’érafler la peinture. J’ai déjà vu des accidents où le conducteur commence par regarder sa voiture, puis s’attaque au cycliste avant de se soucier d’une possible fracture ou contusion. Accident ou incident ? (Jeudi 7 juin 2018) Alors que je roulais sur l’allée Charles de Fitte au niveau des Abattoirs, un feu rouge se profile devant moi et déjà quelques voitures sont arrêtées. Un type à pied tenant un vélo sur son côté droit, tire en même temps une laisse ellemême attachée à un chien docile. Il tire la laisse pour diriger le chien et s’apprête à traverser la rue. De mon point de vue, je pense ou j’imagine qu’il va partir le long de l’allée et non qu’il va traverser. Il longe le trottoir. Erreur ! Au moment d’arriver à sa hauteur, il bifurque brusquement sur sa gauche et s’apprête à traverser le passage protégé avec son embardée. Je pile, les deux mains sur mes poignées de frein. Les pneus sont bloqués, les roues frottent sur le sol. Je m’arrête à dix centimètres de lui. Il semble surpris, ne m’avait pas vu. Je dévie la situation et repars dans ma direction.
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14. La pratique du vélo comme nouvelle forme d’autisme social Entendons-nous bien sur le terme d’autisme social, car je ne voudrais pas créer de confusion ni être perçu comme impertinent vis-à-vis des autistes. J’utilise ici l’acception du sens commun selon laquelle nous devons comprendre l’autisme social comme une forme de repli sur soi, comme l’absence manifeste à vouloir – ou pouvoir – communiquer avec le monde extérieur et comme le fait de se mettre à distance vis-à-vis du monde extérieur. En aucun cas, le terme d’autisme social ne renvoie à une pathologie psychiatrique ni à un tableau clinique psychique. Il s’agit d’utiliser ici une métaphore qui est basée sur l’observation des comportements de certains cyclistes et par analogie avec une des formes que peut prendre l’autisme, mais qui n’a a priori rien à voir avec l’autisme ni dans son étiologie ni dans son « traitement ». Quel plaisir de se promener en famille le dimanche sur les berges du canal du midi. Nous retrouvons le rythme de la marche qui coïncide à celui de l’homme. Trop lent dans cette société où la rapidité est rehaussée au rang des valeurs en vogue depuis plus d’un siècle. La bicyclette dès son origine sert à aller plus vite. Aujourd’hui, elle sert à aller beaucoup plus vite. Depuis 2008, la ville de Toulouse a conclu un marché avec l’entreprise de panneaux J.C. Decaux qui prône par la découverte du vélo le retour à un vivre ensemble, à une harmonie urbaine. Mais bientôt la marche à pied et la circulation à bicyclette vont se télescoper dans un partage inégal des voies d’accès. Le piéton n’a plus de place sur les sentiers et les allées partagées, car le vélo va plus vite. La piste cyclable se confond avec la voie piétonne. Aussi, lorsqu’un vélo arrive 119
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derrière vous, c’est une sonnerie qui vous avertit de vous déplacer, ou bien c’est la harangue d’un cycliste qui vous somme de serrer à droite. Le piéton n’a plus sa place et le cycliste use de sa posture pour en faire un droit. Lorsqu’il arrive devant vous, il ne ralentit pas et s’assure en vous toisant qu’il s’est bien fait comprendre. Le piéton s’écarte. J’ai vu dans plusieurs villes d’Allemagne, notamment à Berlin, Essen ou Hambourg, que les cyclistes contournaient les piétons sans forcément faire retentir leur sonnette. J’ai vu aussi que les pistes cyclables sont respectées et très peu utilisées par les piétons. A Toulouse, c’est toute autre chose. Comme la bicyclette redevient reine dans la ville, parce qu’elle bénéficie de divers petits avantages, comme la circulation à sens contraire et le passage aux feux rouges, le cycliste s’empare de ces prérogatives comme d’une loi immuable et adapte son comportement en conséquence. Le cycliste, tel que l’on peut le rencontrer sur ces pistes, a troqué sa voiture pour un deux-roues, mais n’a pas laissé sa conduite au vestiaire. Il se conduit comme un automobiliste enfermé dans sa bulle intime comme s’il était au volant de sa voiture. Du reste, le casque sur la tête lui donne l’impression d’être dans un habitacle. Les interactions se font par l’intermédiaire de la sonnette : dring ! dring ! Pas un mot, pas une parole afin de maintenir un entre-soi, une distance sociale et physique. D’ailleurs le cycliste est en général légèrement plus haut que le piéton de dix centimètres. Il le toise de sa puissance symbolique tel le cavalier sur son destrier, à la différence près qu’il doit partager le même espace. Mais il ne le souhaite pas. Les piétons entre eux se disent parfois bonjour. En montagne lorsqu’ils sont marcheurs ou randonneurs, ou dans les campagnes, c’est chose courante. La courtoisie prend le pas sur l’anonymat. Et encore, cela n’empêche nullement le respect de chaque individualité. Lorsqu’ils se 120
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croisent, les motards se font un signe de la main ou émettent un appel de phare. Lorsqu’un automobiliste sert à droite pour leur laisser le passage, ils les remercient par une flexion de la jambe droite. Le corps parle. On le voit, dans l’impossibilité même de communiquer oralement, les gestes refont surface. Max Weber définit ce phénomène social par la notion d’activité communautaire. A ce propos, il écrit que « nous ne désignerons pas par exemple comme une “activité communautaire“ la collision involontaire entre deux cyclistes. Par contre nous considérons comme telle l'éventuelle tentative qu'ils font pour s'éviter l'un l'autre ou, après la collision, l'éventuel “échange d'horions“ ou la « discussion » en vue d'un arrangement à l’“amiable“ » (Weber, 1913). Or, en vélo ces règles de courtoisie n’existent parfois plus. Faut-il penser que l’activité communautaire, dans ce cas, a disparu ? Entre eux, les cyclistes s’ignorent tout au plus de cette « cordiale ignorance » qui caractérise l’habitant des lotissements comme le définit Eric Charmes (Charmes, 2005, p. 58). Pour autant, l'« activité rationnelle par finalité» reste présente, puisqu’elle préside au fondement des relations humaines, et ici préside aux évitements. Mais faut-il voir alors une forme de supériorité qui place le cycliste sur un piédestal d’où il perçoit les piétons comme des insectes ou des obstacles insignifiants et mobiles. Pour le piéton, cette catégorie de cycliste se rapproche d’un type nouveau de pollution urbaine. Voilà ce que je définis par autisme social, cette sorte de cycliste qui évite la parole et les gestes pour se retrancher derrière la sonnette, les invectives et le passage à toute allure. Colette Pétonnet écrit que la promenade reste l’apanage des classes populaires, car elle ne requiert aucun sacrifice financier. De plus, le rythme de la marche appelle au calme et à la sérénité. Le promeneur peut se réfugier dans ses pensées les plus intimes ou évoquer quelques souvenirs en 121
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partage. Ici le promeneur est sans cesse dérangé par les appels parfois tonitruants des cyclistes. J’ai pu voir un vélo équipé de deux gyrophares et d’une sirène tonitruante. Du reste, ce comportement est observable dans toute la ville et même généralisable à beaucoup de cyclistes. Ce qui nous fait penser que pour certains cyclistes, l’usage de la bicyclette serait un moyen d’éviter le contact humain et les échanges sociaux. L’alibi du moyen de locomotion rapide masquerait une volonté plus profonde d’éviter à tout pris le contact, celle-ci favorisée par une technologie qui permet aujourd’hui de proposer des cyclomoteurs allant jusqu’à 45 km/h, nommées « speedelecs ». Si notre hypothèse se vérifie, nos villes verront un nombre toujours plus grand de vélos assistés par des moteurs auxiliaires, puisque ceux-ci démarrent plus vite, et que dans la plupart des cas, les pilotes sont équipés de casques et parfois d’écouteurs reconstituant l’habitacle de leur ancienne voiture. Mais sont-ce encore des cyclistes ?
15. De la sueur Une de mes grosses difficultés, alors que je m’apprête à utiliser ma bicyclette quotidiennement, est l’inconfort qui résulte après quinze à vingt minutes d’efforts : la sueur. Cet état qui résulte de la transpiration est certainement à la source de beaucoup d’abandons du cycle ou même un argument en sa défaveur84. Combien d’utilisateurs sont passés de la bicyclette au vélo motorisé par simple dégoût de la sueur ?
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Et un argument en faveur de la bicyclette électrique comme il en sera question plus bas.
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Eh oui, l’électrification ne fait plus transpirer. C’est un argument de poids dans notre société où la sueur est vécue comme quelque chose à repousser. Le travail de Gilles Raveneau (Raveneau, 2008 et 2011) est convoqué ici pour nous aider à mieux comprendre ce phénomène social et culturel. Ici, nous n’évoluons pas dans un cadre sportif, c’est toute l’ambiguïté de la pratique cycliste lorsqu’elle se fait en ville. Il n’est plus question de sport, mais de transport. Aussi l’effort doit-il être mesuré afin d’éviter toute manifestation comme peut l’être la sueur. Ce que je ressens comme désagréable est le résultat de mon effort, mais ce résultat devient incommodant lorsqu’il se transforme en sueur, c’est-à-dire lorsque mon front, ma tête et mon corps, à force de transpirer, en viennent à mouiller mes vêtements. Un de mes premiers réflexes est de maîtriser cette sueur. D’abord en essayant de moins forcer, mais mes aptitudes et mon plaisir à vélo s’en trouve amenuisés, car j’aime pédaler et forcer dans les côtes. Ensuite, j’ai pu un instant penser à me badigeonner de poudre ou de chimie anti-sueur. Mais j’ai davantage peur des conséquences à long terme de ces produits que de ma production sudorale. Je n’ai pas forcément en dégoût mon odeur corporelle, même si parfois, la transpiration peut avoir une odeur d’urine. J’ai lu sur Doctissimo que cela pouvait avoir un rapport avec le stress. Par conséquent la pratique du vélo peut améliorer les choses, car elle participe à l’évacuation du stress. Peut-on faire confiance à Doctissimo ? Je n’écris pas un livre de médecine, mais je constate que sur ce site ou d’autres, l’odeur devient une barrière sociale et une source de complexe chez certains individus. La souillure entre en jeu. « La sueur et toutes les sécrétions posent la question des limites du corps » écrit Gilles Ravenau dans un article consacré à ces excrétions socialement réprimées, contrôlées, socialisées (Raveneau, 2001, p. 50). 123
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Il faut faire avec, c’est ce que je me suis finalement dit. Car on ne peut pas régler la question de l’effort sans sa contrepartie qui, physiologiquement, est évidente. L’effort fait transpirer, et les produits anti-transpiration n’ont pas encore livré tous leurs secrets, notamment vis-à-vis de la question des effets secondaires ou à long terme. D’où vient alors cette injonction paradoxale qui consiste à inciter à la pratique de la bicyclette tout en condamnant la production de sueur ? Des travaux récents prennent pour objet le vélo électrique et pour étude le phénomène de passage de la voiture à la bicyclette (Joost de Kruijf, 2018). Dans un programme d’incitation à l’utilisation du vélo électrique aux Pays-Bas, l’étude montre que le passage de la voiture au vélo électrique est plus évident si la distance est plus grande et si les conditions de circulation sont mauvaises. Même sur un territoire comme les Pays-Bas, où le taux de circulation à vélo est d’environ 26%, l’incitation pécuniaire devient un élément prégnant dans les politiques d’utilisation des modes de transport. « Compared to traditional bike users, e-bike users are older, have a higher income, and have a higher educational level. Given the higher speed and lower effort associated with e-bike use compared to conventional cycling, e-bike trips are longer and tend to be made for a greater variety of purposes » (De Kruijf, 2018, p. 75). Plus vieux et plus riche, le ciblage publicitaire sait s’emparer des cibles potentielles. Ce que nous relevons, c’est que l’importance de la transpiration est toujours présente lorsque la personne renâcle à faire du vélo. « The unattractiveness of utilitarian cycling for longer distances is related to physical effort (sweating) and the limited speed and range. » (De Kruijf, 2018, p. 75).
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Les arguments de vente des vélos motorisés se servent de cette injonction en la contournant d’une façon définitive puisque de l’absence d’effort découle l’absence de production du fluide corporel incriminé. Mais si le vélo motorisé ne fait pas transpirer, c’est qu’il ne participe pas physiquement à un travail du corps et des muscles. Mon étiopathe me racontait qu’une de ses patientes était heureuse et en forme depuis qu’elle avait repris une activité physique : elle s’était mise au vélo électrique.
16. Ce que nous dit la pratique cycliste sur nous-mêmes Un soir d’hiver je regardais passer ces petits flux cyclistes. Les réverbères éclairaient à peine et certains vélos n’étaient équipés que d’une petite lumière, à l’arrière, parfois à l’avant. Une petite ampoule rouge qui vacillait dans la pénombre, voilà ce vers quoi j’étais attiré. Cela m’a donné une impression curieuse et anachronique. Je me suis demandé pourquoi, à l’heure du téléphone portable et d’autres gadgets électroniques, les gens continuent-ils ou reviennent-ils vers cet objet désuet ? A l’heure où il est plus simple de se caler dans l’habitacle de son véhicule hyperconnecté, certains agents sociaux font l’effort de circuler au milieu des voitures, dans une insécurité relative, éprouvée par le climat et les éléments. Si certains cyclistes entretiennent leur monture et sont au fait de la technologie, la plupart n’ont qu’un véhicule utilitaire moyennement entretenu, et qui présente peu d’intérêt pour l’éventuel voleur. La machine est au contact de la mécanique la plus simple, et quand bien même elle serait le nec plus ultra du vélo, sa simplicité en fait un objet du passé.
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Cette sensation de voir de mes yeux une scène qui aurait pu se dérouler cent ans auparavant (si l’on met de côté la voiture) m’a donné l’idée que les cyclistes d’aujourd’hui pourraient éprouver le désir inconscient d’un retour vers un passé, nostalgique ou non d’ailleurs. Vouloir revenir en arrière, à l’époque des premières inventions techniques, dont la bicyclette en est une digne représentante, voilà ce que veulent les gens. Cela coïncide avec la vision d’une modernité trop rapide que décrit Harmunt Rosa, ou celle du présent liquide de Zigmunt Bauman. Par exemple, lorsque Zigmunt Bauman explique que dans notre modernité « liquide » les structures empêchent la formation d’une identité partout cohérente, nous pouvons nous demander si la pratique du vélo n’est pas une tentative de retrouver une identité à travers un réassemblage qui se voudrait producteur de sens. « Dans notre société liquide, le monde se découpe en tranches dépareillées, nos vies individuelles s’émiettent en une succession de moments incohérents » (Bauman, 2010, p. 22). C’est peut-être également ce que l’on retrouve dans la notion de « communauté-patère » qui désigne le fait de se retrouver dans un sentiment d’appartenance sur un temps court. « Les communautés-patères se forment le temps d’un spectacle et se dissolvent sitôt que les spectateurs ont récupéré leur manteau au vestiaire » (Bauman, 2010, p. 46). Le monde du cyclisme urbain fait-il communauté au point d’évoquer un sentiment identitaire capable de créer l’illusion d’un apaisement ? Voilà une hypothèse à creuser. Cette forme de communauté n’est qu’une enveloppe puisque dans les interactions, très peu de cyclistes envoient un message. Cependant, il peut y avoir complicité et sentiment d’appartenance que l’on pourrait observer dans les moments de crise (accident, crevaison, problème mécanique). Ainsi, la pratique du vélo pourrait être perçue comme une forme de réaction à la mondialisation et à une 126
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forme de réajustement au monde, face aux transformations que la terre impose (Bauman, 2010). Faire du vélo redonnerait du sens. Il n’est bien sûr pas question de rejouer le passé, mais de signifier que notre société va trop vite et qu’elle perd du même coup tout sens. D’une part, la pratique de la bicyclette permet de doser l’effort, et par la même, de maîtriser sa vitesse et la durée de ses trajets dans un rapport au concret dont on a vu plus haut qu’il était producteur de sueur. D’autre part, elle entretient avec le monde un rapport de réalité, de concrétude, qui nous rapproche avec un état de « nature naturée » que l’on retrouve également dans la pratique culinaire, le slow food, et toutes les activités manuelles qui vont de la couture à la pratique musicale. Ce rapport au concret des choses place notre humanité loin de la technologie et du virtuel, ce que, inconsciemment, nous refuserions par rébellion ou par résistance. Nous pouvons également entrevoir une ébauche de réponse à partir des travaux du sociologue allemand Hartmut Rosa. Dans sa théorie de l’accélération du temps, et de l’aliénation qui en découle, Rosa souligne à de nombreuses reprises ce rapport entre temps et sentiment de ne plus être soi. En convoquant Alain Ehrenberg, par exemple, il indique que la distorsion provoquée par la rapidité conduit à l’épuisement et à la perte de sens, tout comme de l’identité (Rosa, 2012). Lorsqu’il énonce que « l’accélération sociale mène à des formes d’aliénation sociale » (Rosa, 2012, p. 9), et qu’il consacre son ouvrage à mettre en exemple ses idées, nous ne pouvons que voir des analogies entre l’accélération matérielle d’une part et le rapport à la vitesse dans la pratique de la bicyclette. Nous pouvons dès lors nous questionner sur l’intérêt d’aller plus vite à vélo. « Le pouvoir de l’accélération n’est plus perçu comme une force libératrice, mais plutôt comme une pression asservissante » explique Rosa (Rosa, 2012, p. 127
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109). Si l’accélération est perçue comme une forme d’aliénation, mais que déformée en argumentaire publicitaire prônant l’usage de la rapidité comme valeur, s’efface d’une aliénation en cours, c’est que le public auquel elle se destine est un public aliéné. C’est justement l’argumentaire employé dans les publicités pour la bicyclette électrique (VAE) dans lequel l’accélération du temps est livrée comme un avantage et non comme un facteur d’aliénation. Par exemple, cette phrase parmi tant d’autres : « Ne plus être en retard dans vos trajets quotidiens, arriver frais au bureau, ou simplement flâner sans effort dans la ville ; avec ces vélos pratiques, vous pourrez assouvir toutes vos envies avec les VAE Urbains pratiques !85 » Cependant, qui a intérêt à aller plus vite sinon celui qui n’a pas pris la mesure de cette forme d’aliénation ? Ceux qui sont dans la compétition c’est-à-dire essentiellement les cadres, les ingénieurs et les classes supérieures en général. « Cette forme étrange et tout à fait nouvelle d’aliénation par rapport à nos propres actions résulte selon moi elle aussi des logiques autopropulsées de la compétition et de l’accélération » (Rosa, 2012, p. 126). Dans la pratique, nous retrouvons également cette logique de compétition à l’œuvre entre « cyclistes électrifiés » et cyclistes conventionnels, toujours combatifs et prêts à dépasser les autres sur la voie cyclable. Au contraire, toute chose égale par ailleurs, la bicyclette est un moyen de contourner cette logique concurrentielle et d’aller à son rythme, de pédaler en pleine conscience et de retrouver un équilibre perdu dans cette accélération aliénante.
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C’est nous qui soulignons. Source : http://www.lecycle.fr/article/ 19028-vae-decouvrez-la-categorie-urbain-pratique, consulté le 19 juillet 2019.
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De ce point de vue, et pour reprendre les idées des sociologues précédemment convoqués, la pratique de la bicyclette conventionnelle s’oppose à celle du vélo électrique, en cela qu’elle offre la possibilité d’une forme de résistance à la modernité tardive. De par son rapport concret aux éléments et à la ville, elle procure une forme de désaliénation salvatrice.
17. La mort d’une cycliste est-elle toujours contre nature ? Le 13 novembre 2018, une cycliste de 35 ans fut happée par un camion en tout début d’après-midi, juste en face du Tribunal de grande instance. La gendarmerie était présente, puisqu’elle se rendait à une audience et a pu procéder aux mesures d’urgence, sans toutefois pouvoir intervenir auprès de la victime qui gisait sous les essieux. Ce fait divers s’est rapidement transformé en plaidoyer pour les cyclistes victimes d’accident de la circulation. Le 15, puis le 19 novembre, deux articles furent publiés dans la presse locale, dans lesquels nous apprenions le nom et la profession de la victime. Cette jeune femme était avocate et se rendait au Tribunal. Dans l’édition du 19 novembre, le journaliste hôte un voile pudique sur la vie de la jeune femme pour divulguer ses penchants et ses habitudes. « Elle partageait sa vie avec un ami, mais n'avait pas d'enfant. Elle devait fêter ses 35 ans jeudi, deux jours après son accident. C'était aussi une passionnée « de toutes les cultures. Elle allait au théâtre, à l'opéra, elle pratiquait de la danse… Elle lisait beaucoup et adorait voyager », soulignent des amies avocates. » Plus loin, l’article précise : « « Elle avait cette noblesse de cœur qui vous pousse à vous dévouer pour autrui », complète une autre amie avocate. » La peine causée par un tel événement et l’événement lui-même sont 129
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extra-ordinaires. La mort de cette jeune femme est vraisemblablement contre-nature. A l’initiative de l’association cycliste toulousaine Deux pieds deux roues, un vélo de femme peint en blanc fut accroché à un poteau sur le périmètre de l’accident. Durant plusieurs semaines il fut le réceptacle de fleurs blanches, des lys, qui symbolisait la pureté et l’injustice face à cette mort. Le 20 novembre, un ouvrier du bâtiment mourrait écrasé par la chute fortuite d’une palette de parpaing. Nous apprenons qu’il a une cinquantaine d’années, mais aucune information n’est donnée sur sa famille ni son passé. Cinq lignes pour toute oraison. Ces deux morts dramatiques sont traitées différemment parce que dans le premier cas, l’injustice de la mort d’une jeune avocate est un événement incompréhensible pour la société, c’est un événement contre-nature, alors que dans l’autre cas, la mort de l’ouvrier de chantier, cinquantenaire, fait partie des causes de mortalité que la société accepte. Aucun groupement n’a déposé de fleur et aucune indignation ne s’est levée contre les accidents de chantier86. Ces deux morts sont injustes (nous dirions comme toutes les morts par accident), nous pouvons simplement constater qu’une hiérarchie s’est établie. Aussi, « personne ne fait de vélo dans la ville française [Paris] en toute sérénité » nous dit Vincent Mougenot (Mougenot, 2011, p. 7). Au cours d’un entretien, une informatrice répond qu’elle pense qu’il y a environ 5.000
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En 2017, il a été recensé 87 décès dans le champ « travaux et constructions spécialisés » auprès de la direction des risques professionnels. Source : CNAM-DRP-LM, Etude 2019-040, janvier 2019.
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décès par an de cyclistes en France87. Cette affirmation est importante, car elle révèle l’étendue de la méconnaissance du nombre réel de cyclistes tués chaque année. Par exemple, l’Observatoire national Interministériel de la sécurité routière indique qu’en 2018, 167 personnes sont décédées au 28 janvier 2019. Ce chiffre provisoire est nettement plus faible que ce que notre informatrice imagine, presque 30 fois moins. De plus, il est précisé que « La mortalité cycliste poursuit en légère baisse (-3 % par rapport à 2017 et +14 % par rapport à 2010). Elle reste en hausse en agglomération88. » Toutes proportions gardées, le nombre de décès est inférieur à celui des piétons (475), des motocyclistes (620) et des automobilistes (1647)89. En valeur absolue, ces chiffres témoignent peu de la réalité, car ils renvoient à un sentiment mitigé entre insécurité et sentiment d’être épargné. Le faible nombre de décès efface l’anonymat et renvoie à une personnification des accidents qui laisse entrevoir une identification possible. Chacun peut se sentir touché et concerné par la mort d’un « proche ». L’accidentologie cycliste nous apporte plus de précision quant au genre, à l’âge et à plusieurs critères sociologiques qui nous permettent de penser l’accident de vélo d’une façon plus raisonnée. Mais avant cela, voyons ce qu’il ressort d’une petite enquête. Lorsque nous abordions la question des accidents de vélo et du décès des cyclistes, plusieurs informateurs apportaient des réponses assez floues, voire inquiétantes quant au nombre supposé de décès annuels de cyclistes. Alors qu’une informatrice prétendait qu’il y avait plus de quatre mille décès par an, un 87
Entretien du 4 février 2019. Un autre informateur nous dira « plusieurs milliers ». 88 Observatoire national interministériel de la sécurité routière, janvier 2019. 89 Ces chiffres sont provisoires, car la mortalité est calculée sur la base du décès à 30 jours.
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informateur renchérissait en parlant de plusieurs milliers. Cette absence de certitude et cet à-peu-près renvoyaient à un imaginaire mortifère et peut-être à un ensemble de représentations découlant d’un vent sécuritaire en prise avec la pratique cycliste. Pourquoi ces personnes pensaientelles que plusieurs milliers de cyclistes mourraient chaque année en France, alors que les chiffres de 2017 nous indiquent 173 décès, dont 51% en milieu rural90. J’ai donc proposé un questionnaire diffusé à partir de mes adresses courriel et d’une plate-forme Facebook de l’ENSA de Toulouse91. Le formulaire fut édité via la plate-forme Google. Nous retrouverons les questions posées en titre de chaque tableau. Pour asseoir le protocole, un petit texte faisait référence au cadre de cette enquête et aux finalités attendues. Cependant, le questionnaire a été envoyé principalement à partir des adresses mail que j’ai pu collecter via mon carnet d’adresses. Il s’agit, comme nous le verrons, dans la plupart des cas des étudiants et des collègues de l’école d’architecture, mais aussi de collègues et d’amis d’autres établissements. A la question de la recherche d’une représentativité, nous répondons qu’il s’agit essentiellement d’une cohorte de personnes ayant un diplôme de l’enseignement supérieur et exerçant une activité de cadre, outre les étudiants que l’on retrouve avec les « sansemploi », en accord avec la nomenclature à sept niveaux que l’Insee utilise. Par exemple, le niveau scolaire n’est pas représentatif de l’ensemble des Français, mais représente bien mon réseau de collègues et amis, ainsi que quelques étudiants.
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Source : ONISR, 2019 Je remercie Stéphanie Millot pour cette action de partenariat. Enquête arrêtée au 29 mars 2019.
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En effet, mes deux tiers des réponses sont le fait d’individus appartenant à la catégorie des études supérieures, et un quart supplémentaire ont un doctorat. 95,2% de ma cohorte appartiennent à cette catégorie d’universitaires et d’étudiants du supérieur. Associé à la catégorie socioprofessionnelle, le niveau scolaire confirme la répartition selon la catégorie des cadres et catégories du supérieur, avec 55%, et 19% qui correspond d’assez prêt aux étudiants ; seules deux personnes sont sans emploi. Quant à la répartition par genre, nous avons 61,9% de femmes contre 38,1% d’hommes. Un croisement des données nous permettra d’affiner cette répartition et de voir, par exemple, dans quelle classe d’âge nous trouvons le plus d’homme et/ou de femmes92. Concernant la répartition selon l’année de naissance, nous avons une assez bonne ventilation qui nous permet de regrouper la cohorte en six groupes.
Lecture : 55% des réponses pour « Cadres et professions intellectuelles supérieures», 16% pour « Employés »
92
En première analyse, le site ne propose que du tri à plat.
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En matière d’accidentologie, « selon une étude, les femmes ont un risque environ deux fois supérieur d’accidents en ville que les hommes » nous rapporte Alice Billot-Grasset, même si historiquement les hommes représentent la part la plus importante des tués, avec 63% en 1973 (et 55% des blessés graves) (Billot-Grasset, 2015, p. 131). Les hommes représentent 64% des tués en 2006. Comme nous le verrons plus bas, cette proportion est encore plus grande selon les classes d’âge, notamment chez les adolescents et les jeunes adultes. Pour l’année 2019, le nombre de cyclistes tués cumulé depuis 2010 est passé de 147 à 174, soit une progression de 18,3 % sur neuf ans. Cette cohorte n’est pas représentative des Français, mais plutôt du monde universitaire et étudiant. A priori, s’il s’agissait de former une classe particulière, celle des fortement diplômés, on pourrait s’attendre à ce que les réponses soient plus « éclairées », mieux maîtrisées, voire plus critiques. La première question concerne d’emblée la question du nombre de décès par an en France. Cette estimation, comme le montre le tableau ci-après, n’est pas partagée, et même si près d’un tiers des réponses le sont dans la bonne fourchette, de cent à deux-cents, plus de la moitié des réponses surévalue le nombre de décès alors qu’un bon tiers le sous-évalue. Cette absence de « concertation » est représentative d’une méconnaissance largement issue de l’absence d’informations diffusées sur les réseaux nationaux.
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Lecture : 15,4% des réponses pour « moins de cent », 30,8% pour « de cent à deux-cents »
En l’absence d’informations précises diffusées par les médias, il est difficile de se rendre compte du nombre de victimes d’accidents à vélo. Si les accidents font peur, c’est qu’une communication a été faite dans ce sens depuis les années 1960 comme le rappelle Pierre Vinant de l’IFSTTAR93 : « Cette peur est d'ailleurs peut-être due à la publication pendant longtemps de l'accidentologie des deux roues sans distinction qu'il s'agisse de vélos ou de deuxroues motorisés, dont l'accidentologie n'a pourtant rien à voir ». Concernant la mortalité cycliste, l’année 2018 a vu le nombre de victimes passer à 167, contre 173 l’année précédente. Cependant, l’ONISR94 pointe une progression du nombre d’accidents mortels de 14% entre 2013 et 2017, et de 18% de 2010 à 2019. Cet accroissement du nombre de 93
Institut français des sciences et technologies des transports, des aménagements et des réseaux, où Pierre Vinant est ingénieur. Source : communication par courriel sur le réseau Geri-vélo du 23 mars 2019. 94 http://www.securite-routiere.gouv.fr/medias/documentation/etudeset-bilans/documents-de-travail-des-annees-2008-a-2010-donneesdetaillees-de-l-accidentalite-routiere-france-metropolitaine, consulté le 8 avril 2019.
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tués dépend-il d’un accroissement du nombre de cyclistes ou bien d’autres facteurs ? Une question qui ne trouvera peut-être pas de réponse ici. A l’avenir, les statistiques devraient isoler les vélos à assistance électrique, selon les limites de vitesse, puisqu’il est admis que la vitesse est un facteur d’accident supplémentaire. Toutes proportions gardées, et malgré l’extrême tristesse engendrée par ces données, ce nombre est à rapprocher des 653 cyclistes morts en 1973 (à 6 jours95), soit 3,9 fois plus et laisse penser qu’il pourrait y avoir un nombre incompressible de décès en deçà duquel il n’est pas possible d’aller. Dans un autre ordre d’idées, que dire de la comparaison avec les accidents domestiques, responsables de plus de 20.000 décès, et toujours en progression. Par exemple, les accidents de la vie courante concernent 500 décès par noyade chaque année, et sont responsables de 70% des chutes d’escalier. Si l’on revient dans le domaine de la circulation routière, le nombre de décès de piétons concerne 475 personnes en 2018, soit 2,8 fois plus que les cyclistes. Et comparé aux 1.647 victimes automobiles, cela représente 9,8 fois moins. Dans le domaine de la santé, le nombre de décès prématurés dus à la pollution pour la seule région Occitanie est estimé à 2.800 individus en 201896. Cependant, l’évolution du nombre de cyclistes depuis les années 1980, et plus tard, à partir des années 2000, ne permet pas de comparer ces valeurs absolues entre elles et les données à notre disposition restent lacunaires. Ces chiffres sont très difficiles à extraire puisqu’ils sont construits à partir du nombre de vélos neufs vendus et de la part modale selon les villes, notamment pour le trajettravail. Or, ces dernières données sont loin d’être équivalentes, et mises à jour. er
95
Ce délai passe à 30 jours à partir du 1 janvier 2005. Programme d’action qualité de l’air, DEL-19-0071 du 14 février 2019, Toulouse métropole. 96
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Il faut toutefois apporter une précision sur les chiffres des décès des cyclistes qui impliquent la totalité des décès en agglomération et hors agglomération. En 1973, sur les 665 décès enregistrés, 55% avaient eu lieu en agglomération, alors que cette proportion est passée à 43% en 2006. Cette inversion est concomitante avec le changement des pratiques et avec l’équipement des ménages en termes d’automobile. Cependant, nous constatons également que la dangerosité urbaine est moindre. Cette différence est-elle le fruit de politiques en faveur de la bicyclette, d’un changement de comportement des agents sociaux ou bien d’une prise de conscience en termes de sécurité routière ? L’augmentation du nombre de cyclistes en France depuis les années 2000 coïncide avec l’accroissement du nombre de décès. Il est très difficile d’évaluer le nombre de cyclistes en circulation, même sur le trajet-travail, car les seuls éléments concrets sont le nombre de vélos vendus chaque année. Or, les observations montrent qu’un grand nombre de vélos autrefois remisés reprennent du service, via les réseaux de vente d’occasion, les dons et autres. Ainsi, le nombre de vélos en circulation est bien supérieur à celui du nombre de bicyclettes vendues. En 2017, il s’est vendu 2,782 millions de bicyclettes, selon l’observatoire du cycle97, avec une progression de 0,2% par rapport à l’année précédente. Le marché des accessoires (dont les casques) et des VAE est en pleine expansion avec une croissance de 90% des VAE par rapport à l’année précédente. Avec 254.870 vélos électriques vendus, pour un prix moyen de 1.564 euros98, le marché du vélo électrique devient une source d’investissement et de revenus non négligeable. A tel point qu’une conférence de presse est organisée le lundi 8 avril 2019 au MEDEF pour afficher l’état du marché du cycle en France. 97 98
https://www.unionsportcycle.com Contre 339 euros pour un vélo de ville.
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Selon 9 personnes sur 10, la voiture est la principale cause des conflits avec les cyclistes. En effet, d’après les réponses à notre questionnaire, 90,5% concernent un « conflit avec une voiture ». Nous pouvons comparer cette donnée avec les études en notre possession. Selon l’ONISR la confrontation du cycliste avec une voiture concerne 46% des tués en 2016, 6% avec un véhicule utilitaire (livraison) et 15% avec un camion. Notons également 7% des confrontations multiples mettant en cause plusieurs véhicules (et types de véhicules). Nous sommes loin des 90,5%, mais l’image de la voiture agressive est bien ancrée. Un grand nombre d’accidents représente en fait les chutes seules (47%). Les trottoirs, les trous dans la chaussée, les poteaux ou les voitures stationnées, et aussi les animaux, représentent près de la moitié des causes d’accidents, toutes gravités confondues.
Lecture : 12,4% pour « le matin », 38,1% des réponses pour « le jour »
Quand se produisent les accidents de cyclistes ? Alice Billot-Grasset rapporte que 14% des accidents ont lieu la nuit ou entre le jour et la nuit (Billot-Grasset, 2015). Cela est un indicateur à prendre en compte, mais de nombreux facteurs s’ajoutent aux risques d’accident, comme le mauvais temps ou une mauvaise vision (port de lunettes). 138
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Dans les représentations de notre cohorte, c’est plutôt la fin de journée qui est perçue comme facteur d’accident. Nous sommes bien dans des représentations qui pourraient être préjudiciables aux cyclistes si ce type d’a priori générait un sentiment de sécurité. En 1973, les études de la prévention routière englobent sous la rubrique « 2 roues » l’ensemble des cyclistes, des cyclomotoristes et des conducteurs qui représente les 665 cyclistes tués, mais aussi les 2.526 cyclomotoristes et les 739 conducteurs de vélomoteurs et de motocyclettes. Cependant, les chiffres précis existent et peuvent être commentés. Ainsi, les 665 décès de cyclistes sont répartis en 653 conducteurs et 12 passagers. Une répartition par âge et par sexe montre que les accidents mortels touchent beaucoup plus les hommes que les femmes, avec 520 hommes pour 145 femmes, ce qui représente 78,2% d’hommes. Cette question du genre est toujours d’actualité et l’IFSTTAR enquête sur ces différences de comportements. « Au niveau mondial, trois fois plus d’hommes que de femmes meurent dans des accidents de la route. Cela représente la plus forte différence entre les deux sexes dans les taux de mortalité attribuables à des blessures non intentionnelles. » (Granié, 2018). Et l’auteur d’ajouter : « Par ailleurs, ces travaux ont pu montrer que les femmes sont d’autant moins attirées par les comportements à risque sur la route, qu’elles se conforment aux attentes sociales liées à la féminité. Leur préoccupation, plus importante, pour le bien-être d’autrui agit alors comme un inhibiteur des infractions routières. » (Granié, 2018). Le tableau ci-dessous illustre la répartition par âge et par sexe de la mortalité cycliste en 1973.
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Répartition de la mortalité cycliste par âge et par sexe en 1973, reconstitution d’après la source SETRA, 1974
Ce que nous montre ce tableau est que la mortalité cycliste en 1973 est plutôt liée au genre masculin et se découpe en deux grandes phases qui correspondent à la période de l’enfance d’une part, avec une forte mortalité entre 10 et 15 ans, et une augmentation progressive de la mortalité à partir de 40 ans. Comme nous pouvons le voir, la forte mortalité après 65 ans nécessiterait une division par classe d’âge plus poussée, comme c’est le cas aujourd’hui. A l’époque, cela correspond à la perte d’intérêt social des plus de 65 ans. Hormis pour la classe d’âge de 5 à 9 ans, les femmes restent sous représentées quel que soit l’âge, ce qui tend à dire que l’usage de la bicyclette est avant tout un objet masculin. Cependant, à la même date, la prévention routière enregistre 2.914 piétons tués avec une proportion de 63,1% d’hommes. Quel que soit l’âge, les hommes sont également les plus impliqués dans ces accidents mortels 140
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lorsqu’ils sont piétons. Pour reprendre une conclusion partagée, les hommes font moins attention et prennent plus de risques (Granié, 2018).
Lecture : 17,1% pour « Ne sait pas », 64,8 % des réponses pour « oui »
« Une étude avance que la mesure du risque de blessure grave ne serait que peu influencée par le port du casque (OR=0.9), car ce risque s’expliquerait principalement par les facteurs impliqués dans les collisions avec un véhicule motorisé (OR=4.6) » est-il écrit dans la thèse de médecine qu’Alice Billot-Grasset a soutenue en 2015. Mais cela n’exclut pas l’intérêt du port du casque surtout si le cycliste chute seul. Cependant, le nombre croissant de cyclistes casqués n’empêche ni les accidents ni les décès. Le bénéfice est sans doute à chercher du côté des blessés, données statistiques manquantes pour le moment. Beaucoup d’autres paramètres doivent être pris en compte pour mesurer le réel bénéfice du port du casque (et surtout du bon casque). Dans notre cohorte, le casque est perçu
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comme quelque chose de rassurant99. Comme il s’agit là aussi d’une représentation, la juxtaposition du port du casque et la croyance d’un faible nombre d’accidents le jour (par rapport à la nuit ou à la tombée de la nuit) se combinent pour former un profil comportemental paradoxal d’un individu plutôt peu rassuré lorsqu’il fait du vélo en ville.
Lecture : 11,7% pour « Ne sait pas », 30,1% des réponses pour « oui »
L’enquête de la FUB réalisée en 2017 sur le plan national100 donne un bon aperçu en termes de pratiques et de comportement, tant des cyclistes que des autres usagers de la route et des trottoirs. Pour la ville de Toulouse, à la question : « Je peux circuler à vélo en sécurité dans les rues résidentielles », le score est de 3,6/6 ce qui place la ville en huitième position derrière Strasbourg, Nantes, Bordeaux, 99
Le chiffre d’affaires pour 2017 des accessoires, dont les casques, est de 749 millions d’euros, et note une progression de 6% par rapport à l’année précédente. Un chiffre qui devrait s’élever davantage dans les années à venir. Source : Observatoire du Cycle. 100 https://public.tableau.com/profile/fub4080#!/vizhome/Barometredes VillesCyclablesresultatfinal/Accueil
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Rennes, Paris, Lyon et Montpellier, regroupées dans les villes de plus de 200.000 habitants. Seules les villes de Lille, Nice et de Marseille sont derrières. Cette information rejoint notre cohorte où les deux tiers des répondants ont déclaré ne pas se sentir en sécurité à vélo en ville. Du reste, lorsque la question posée concerne la traversée d’un carrefour ou d’un rond-point, le score est encore plus faible et descend d’un point, pour atteindre 2,4/6. Cependant, Toulouse progresse d’une place et se retrouve en septième position. Globalement, la ville n’est pas perçue comme une ville sûre, ce qui est à croiser avec les nombreuses observations qui ont montré que sur une même période, les cyclistes portaient davantage de gilets fluo que dans d’autres villes, comme Montpellier ou Tours101. Cette expression physique portait en elle la marque de l’insécurité. Cependant, à la faveur du mouvement des Gilets jaunes depuis décembre 2018, nos observations nous ont permis de constater que le port du gilet fluo a considérablement baissé dans la population cycliste depuis février 2019. En avril, 2 à 3 cyclistes sur 10 portaient un gilet fluo, alors qu’ils étaient près de 5 à 6 sur 10 en novembre. Le gilet devient le support d’une expression et ici d’une désapprobation, les usagers de la bicyclette ne souhaitant pas être amalgamés avec les frondeurs. Comme nous pouvons le voir, l’équipement est aussi un moyen de communication. L’ensemble de la tenue faisant système, son interrogation devrait nous permettre d’ouvrir un dialogue avec la ville et la société. Ceci ouvre un champ d’études que nous ne développerons pas ici102. Le dernier élément de cette enquête concerne la qualité des répondants en termes de pratique cycliste. La moitié des réponses est produite par des agents sociaux ne pratiquant 101
Par observation directe. Différents conseils sont prodigués concernant cet aspect cf. Mougenot, 2011.
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jamais ou occasionnellement le vélo. C’est à notre avis un point important, car la plupart des enquêtes portant sur le vélo sont proposées à des pratiquants, ce qui réduit le champ des réponses aux seuls pratiquants, et non à l’ensemble de la population. Or, le croisement des réponses pourrait nous permettre de comprendre la motivation des non-usagers, par exemple, en croisant les sentiments d’insécurité avec le fait de faire ou non du vélo.
Lecture : 23,8% des réponses pour « jamais », 15,2% pour « une à trois fois par semaine »
En effet, parmi la moitié des répondants qui affirment ne jamais faire de vélo ou de manière occasionnelle, on pourrait s’interroger sur leur rapport à la sécurité en ville ? Le sentiment d’insécurité est présent chez la plupart des cyclistes, et c’est d’ailleurs grâce à ce sentiment que les cyclistes développent des stratégies, ou une intelligence de la conduite. La prise de risque est limitée lorsque sa perception n’est pas faussée par un optimisme déplacé. La perception des risques est, tout comme pour le fumeur, une donnée étrangère que le cycliste ne prend pas pour lui-même. Il semble être animé d’un « optimisme comparatif » comme le prétendent Gaymard, Caton et Blin, 144
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dans une étude récente. Leur conclusion montre que les cyclistes « sous-estiment leur risque d’avoir un accident par rapport aux autres cyclistes. Si cet optimisme permet de réduire l’anxiété, il joue un rôle négatif dans l’exposition au risque des cyclistes. A faible degré cet optimisme est nécessaire à l’individu, car il lui permet d’une part de ne pas être soumis à une angoisse permanente, et d’autre part de mettre en place des efforts pour faire face à des situations difficiles. En revanche, à un degré élevé il peut engendrer des comportements dangereux dus à la minimisation des risques » (Gaymard et alii, 2014, p. 108). Par exemple, nous avons vu que ce genre de comportement était plus souvent présent chez les porteurs de casque.
18. Points de vue comparés des trajets-travail à partir de cinq entretiens Toutes les questions et toutes les réponses ne sont pas exploitées ici. D’une part, car le faible nombre d’entretiens ne permet pas une comparaison efficace sur des thèmes pointus, d’autre part, car je réserve ce travail à d’autres fins103. Et puis au départ, je ne voulais pas faire d’entretiens. J’ai mis des années à en accepter le principe, et ce n’est qu’à la lecture de l’ouvrage de Bernard Lahire que j’ai enfin trouvé les raisons de mes appréhensions, même si depuis Yves Delaporte, l’entretien n’est pas forcément un outil adéquat (Delaporte, 2002). Comme cité plus bas, il ne suffisait pas de questionner pour obtenir des réponses, encore fallait-il questionner la question, pour reprendre cette formule que je dois à Patrick Gaboriau (et Pierre 103
Notamment la poursuite de cette recherche qui est inaugurée ici par cet ouvrage destiné au départ à constituer l’inédit du dossier de demande de l’habilitation à diriger des recherches.
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Bourdieu avant lui) et que je discute dans un précédent livre (Jouenne, 2017). Je pensais que les informateurs allaient me fournir des réponses toutes faites, comme une sorte de prêtà-penser, du fait que la bicyclette est tellement collée à notre monde, qu’elle a elle-même incorporé des éléments de notre société104. Comme je suis moi-même issu de cette société, en principe, je possède les éléments qui doivent me permettre de comprendre cet objet. Pour reprendre les propos de l’anthropologue Leonardo Piasere, j’ai incorporé dans mes structures sociales les principes qui font que la bicyclette est un objet sympa, propre, écologique, bienveillant, etc. Cette perduction (Piasere, 2010) étant en moi, était-il utile d’aller recueillir les discours empreints d’a priori ou de prêt-à-penser ? Cependant, j’avais besoin d’éléments clés pour me faire prendre conscience de cette perduction. Dans ma démarche de recherche, j’effectue des entretiens semi-directifs auprès de cyclistes que l’on peut qualifier « d’experts ». Le choix a été fait grâce à un réseau d’interconnaissances, et je dois, par exemple à mes étudiants de m’avoir communiqué l’adresse d’un cycliste travaillant pour une entreprise de livraison à domicile. A côté de ces entretiens conventionnels, établis à partir d’un protocole d’enquête basé sur une quarantaine de questions sériées par thématiques, j’ai pu à de très nombreuses occasions, échanger avec des cyclistes dans la vie courante. Je précise que je considère tout vélocemen, comme on disait en 1892, comme un cycliste, et non comme Paul Fournel semble le souligner, en appliquant cette sorte de titre accordée avec noblesse aux seuls pratiquants ayant traversé plusieurs fois la France (Fournel, 2001). La rencontre peut être fortuite ou bien préparée et organisée
104
Et c’est tout l’intérêt de l’objet vélo.
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avec plus ou moins de stratégie. Aussi, je me contenterai de cinq entretiens pour ce chapitre. Cette démarche se situe à l’opposée de celle décrite par Patrick Rérat dans son ouvrage Au travail à vélo…car, écritil, son travail repose sur l’analyse d’une enquête ayant reçu le concours de 54.000 participants de l’enquête Bike to work. Ces données quantitatives sont agrémentées de tableaux, de cartes et des commentaires des participants, le tout visant à une représentativité. A cela vient s’ajouter une série d’entretiens auprès de 30 participants. L’ouvrage de 180 pages doit donc être pensé comme une synthèse des matériaux collectés. Du reste la visée de l’ouvrage s’inscrit dans une forme de promotion de la bicyclette105. « Promouvoir le vélo auprès d’un public plus large passe par une meilleure connaissance de cette pratique » (Rérat, 2019, p. 17). Toutefois, cette étude arrive à point nommé. Cependant, je garde mes distances par rapport à ce type de recherche en proposant un travail plus qualitatif, une sorte de slow-research. Nos cinq informateurs ont entre 33 et 61 ans. Titulaire du bac pour le plus âgé, et diplômés d’études supérieures pour les autres, sans rechercher une quelconque forme de représentativité, ces cyclistes appartiennent pourtant à la population mobile, et sont mus par de réelles motivations. Le plus jeune exerce son activité cycliste dans le domaine de la livraison de repas, et y est venu grâce à son amour du vélo. Le plus âgé pratique la bicyclette par nécessité plus que pour des questions écologiques. Entre les deux, les cyclistes sont « experts » à leur manière, puisque leur pratique régulière du vélo les place en bonne posture pour répondre à mes questions. D’autre part, me considérant moi-même comme cycliste, j’exerce des allers-retours entre 105
L’ouvrage, édité par les Presses universitaires suisses, est diffusé gratuitement en format PDF.
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leur discours et mes observations (personnelles et générales). La première série de questions renvoie au trajettravail. Le traitement des entretiens sera un peu différent pour l’un d’eux puisque notre cycliste utilise ce moyen de locomotion dans son travail. A la question de savoir comment est venue la décision d’utiliser un vélo pour se rendre au travail interviennent plusieurs raisons, mais il faut d’abord remarquer que nos cyclistes savent circuler à vélo, et pour certains, pratiquent la bicyclette depuis l’enfance. « J’y suis venu très tôt au vélo, c’est une pratique qui remonte à l’enfance et qui ne s’est quasiment jamais interrompue » dit Pierre-Antoine106. Bruno lui a pris cette décision il y a une dizaine d’années suite à un problème de santé, combiné avec un problème de transport. « C’est essentiellement pour des raisons pratiques. En partant d’ici (son domicile) pour aller à mon lieu de travail, il me faudrait cinquante minutes, alors que je mets vingt minutes à vélo. Et comme j’ai eu il y a une dizaine d’années quelques soucis sur le plan cardiaque, ça me permet aussi d’entretenir un peu la machine (rire) ». Si l’entretien de la santé n’est pas la raison principale énoncée à cette première question, elle intervient toujours à un moment ou à un autre dans la conversation. « J’ai pris la décision d’utiliser le vélo pour me rendre à mon travail lorsque j’ai emménagé à Toulouse, dit Nadine. Auparavant, je faisais quotidiennement 45 minutes de voiture le matin et le soir, c’était extrêmement épuisant. C’était l’occasion de dire adieu à cette routine épuisante qui m’avait beaucoup pesée. » Et plus loin, dans la conversation elle dit en parlant des avantages du vélo : « C’est une heure de sport tous les jours sans que ça 106
Les prénoms ont été changés, conformément à la tradition ethnologique.
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nécessite de ma part de l’autoflagellation. Là, je le fais puisque ça rentre dans une espèce de routine. Cette pratique quotidienne entre dans une politique de prévention ». Nous le verrons plus loin, les avantages liés à la pratique du vélo dépassent les raisons pratiques. La maitrise du temps de transport reste un élément clé dans la pratique de nos informateurs. Mais il y a aussi des logiques d’acculturation, comme le montre Audrey qui a passé quinze ans en Angleterre. « Je ramène cette pratique avec moi, un petit peu. Avant, j’étais au Royaume-Uni où le vélo est quand même très utilisé, très démocratisé, notamment pour aller au travail ». Elle ajoute également que cela permet de « faire ma partie d’exercice physique de la semaine ». Ce rapport à l’exercice physique intervient comme un leitmotiv, ou une forme de pression sociale qui veut que chacun ait une pratique physique, à la manière des « cinq fruits et légumes par jour » que l’on entend comme une autre rengaine. Le rapport entre la pratique sportive et la santé est implicite chez Corentin qui faisait déjà du vélo, et c’est même sa pratique sportive qui lui a permis d’obtenir ce job. A Toulouse, il existe plusieurs sociétés de livraison à vélo, comme Deliveroo, Foodora ou Uber Eats107. J’ai pu rencontrer deux cyclistes semi-professionnels qui travaillaient pour l’une d’elles ce qui leur permettait de s’entrainer en même temps. « Je fais cent kilomètres par jour en livraison, cela me fait de l’entraînement » me dit l’un d’eux équipé d’un vélo de course de bonne facture108. On sait que la plupart des déplacements ont lieu dans un périmètre n’excédant par trois kilomètres et que la plupart 107
Voir également l’article d’Arthur Jan à ce sujet (Jan, 2018). La thématique du travail à vélo a fait l’objet d’un article signé de Fabien Lemozy (Lemozy, 2019). Ecouter également le morceau Le Shift du groupe Astaffort Mods qui aborde la question de la livraison à vélo en milieu rural.
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des trajets en ville sont courts (Rérat, 2019). La distance du domicile au travail est évidemment à prendre en compte lorsqu’il est question d’opter pour un mode de déplacement qui va mettre à l’épreuve le corps. Si l’exercice physique est un argument a posteriori, l’évaluation de la distance ou du temps consacré au trajet sont des éléments clés. Mais ces éléments varient en fonction de la forme physique des cyclistes, de leur expérience dans la pratique cycliste et des trajets eux-mêmes. Ainsi, Nadine, Audrey et Bruno n’ont aucune idée précise de la distance effectuée qu’ils évaluent entre 5 et 7 kilomètres. Alors que pour une distance plus grande, PierreAntoine sait qu’il fait douze kilomètres aller et retour. Ce qui importe le plus reste le temps de pédalage. Le mode de déplacement à bicyclette permet une maîtrise du temps de trajet, plus rapide que les transports en commun. Cependant, le calcul de la meilleure trajectoire intervient. La détermination des trajets nécessite de grandes aptitudes, car ils doivent être les plus courts et permettre de se rendre sur le lieu de travail rapidement, mais doivent aussi assurer une certaine sécurité. C’est par exemple ce que Nadine nomme les « nœuds » que sont les traversées des ronds-points et les franchissements routiers. « A une époque, me montrant sur une carte, je passais ici le carrefour entre le boulevard des Récollets et l’avenue de l’URSS, maintenant j’ai établi un shunt parce que c’est trop compliqué. » Bruno a choisi le trajet le plus court, d’après lui. « J’ai tendance à privilégier les lignes droites. Ce n’est peut-être pas aussi réfléchi que ça parce que je suis un vrai Toulousain, donc je connais bien Toulouse. C’est quasiment instinctif le trajet que j’ai pris et qui n’a quasiment jamais changé. Je crois que je pourrais le raccourcir un petit peu en passant par la coulée verte à partir du pont des Catalans, mais ça change tellement peu de 150
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choses que du coup je continue à passer par la rue des Amidonniers. » Lorsque l’expérience fait défaut, il faut apprivoiser le meilleur trajet comme l’indique Audrey. « Le trajet que tu fais tous les jours, qui fait que statistiquement tu passes sur telle ou telle artère, donc tu t’exposes plus ou moins à tels risques, il faut vraiment le penser en fait. Et donc le penser en expérimentant plein de trajets différents, mais aussi en parlant aux gens. Moi j’ai beaucoup parlé avec mes collègues, des gens qui ont de l’expérience et qui vont te dire le meilleur trajet. En testant moi-même, j’ai fini par trouver un trajet qui m’allait bien ou je me sentais confortable et en sécurité. C’est tout un travail, toute une technique, une stratégie pour sélectionner le meilleur itinéraire. » Durant les premières semaines, les trajets varient et des stratégies se mettent en place pour calculer la meilleure trajectoire sur des critères mettant en jeu la difficulté de circuler, la pénibilité des traversées, la prise de risque, la durée, mais aussi une forme esthétique d’appréciation du trajet. Si pour Bruno la notion de paysage n’entre pas en ligne de compte lorsqu’il s’agit de faire du vélo à des fins utilitaires, en revanche, Nadine et Audrey sont plus réceptives à cet aspect. « Et puis des fois, des fois, c’est beau, dit Nadine. Des fois, il y a une belle lumière, je traverse la Garonne, c’est pas mal. » « Quand je traverse le pont Saint-Pierre, dit Audrey, quand il fait très beau, je vois les Pyrénées. Enfin, moi je vois du paysage partout où je vais, la traversée de SaintPierre peut être aussi belle que la traversée de Bagatelle la nuit. Donc au final, je suis comblée par tout paysage. » Pour Audrey, la pratique cycliste s’accommode d’une forme de contemplation. « C’est un moment que je cherche 151
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dans la journée, c’est un moment pour moi, pour la contemplation ou ressentir ma ville. Voir les gens dans les différents quartiers, traverser un tissu historique bourgeois jusqu’à un quartier plus populaire et voir les gens, les architectures, tout ça j’y suis hyper attentive. » Cette attention semble absente chez Bruno qui se concentre davantage sur son travail : « comme c’est le trajet pour aller bosser, je suis plus à réfléchir au cours que je vais donner qu’à contempler le paysage ». Cependant que Pierre-Antoine utilise ce temps pour réfléchir. « J’arrive à être relativement libre dans ma tête quand je pédale, détaché de tout ce qui est attaché au point de départ et au point d’arrivée, et c’est là que les idées viennent, c’est là que je m’entraine à des jonglages de langue, c’est là que je chante, que je trouve des choses, que j’en élabore d’autres. » Quoi qu’il en soit, le pédalage et la vigilance du cycliste laissent une part plus ou moins importante de liberté de penser, de réfléchir ou de contempler que chacun utilise et qui participe pour une part au choix du trajet. En est-il différemment du conducteur automobile, ou d’un autre moyen de déplacement ? Sans doute que non, mais ici l’effort conjugué du pédalage entre en ligne de compte. Le vélo est un instrument de mesure des capacités et de la forme physique de son propriétaire. Lorsque je quitte mon domicile, une des premières étapes consiste à gravir la pente qui mène au pont Pierre de Coubertin. Selon mon braquet et mon souffle, arrivé à l’intersection, j’ai une idée assez précise de mon état de santé général. Tous les cyclistes un peu expérimentés possèdent cette connaissance intime de leur corps dans le premier kilomètre. Corentin, par exemple, en tire des données personnelles : « Ça apprend à se connaître, quelqu’un qui a une activité régulière et qui va dire : “bon aujourd’hui j’ai mis 5 minutes de plus pour aller au travail“, cette personne va se poser des questions. Bon, moi je suis quand même danseur, je 152
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questionne mon corps en permanence, et un déséquilibre, des microdouleurs, un poignet douloureux… Parce qu’à l’usage et toujours prendre des trottoirs, ce genre de choses… » Il en est de même pour Pierre-Antoine pour qui la pratique du vélo est « tellement intégrée à son mode de vie » qu’il n’hésite pas à parcourir 60 kilomètres après s’être rendu par le train vers son point d’arrivée. « Beaucoup de gens sont surpris parce qu’ils ont l’impression que dès qu’on est fatigué, dès qu’il fait froid, tout s’arrête. Alors qu’en fait, je suis adapté à tout ça, par rapport au froid, par rapport à la pluie, j’ai mes différentes protections. Par rapport à la fatigue, je pense que mon allure s’adapte à mon état de fatigue. Et du coup, je sais assez précisément combien de temps il me faut pour me rendre à un endroit. » Les Hollandais disent qu’il n’y a pas de mauvais temps, juste de mauvais équipements. Cette forme de sagesse populaire permet de dédramatiser les situations d’intempéries et les mauvaises justifications. Aussi, chacun s’équipe selon la météo, la durée du trajet, son rapport à la sueur et aux possibilités de se changer. Bruno n’a pas d’équipement particulier, alors que Corentin utilise des vêtements techniques qui absorbent la sueur et maintiennent au chaud. De plus, son activité professionnelle lui impose le port du casque. Je reviendrais plus tard sur le point de vue des uns et des autres, face notamment au sentiment de liberté. Si nous résumons la logique qui sous-entend le calcule de la trajectoire, comme le précise Audrey, ce serait « éviter les endroits dangereux, et aller vers des zones de surface partagée piétons-cyclistes ». Tout en cherchant à limiter la distance, puisque le trajet le plus court sera préféré, il faut toutefois faire remarquer que les détours peuvent être appréciés lorsqu’il s’agit de rester « à vol d’oiseau au plus 153
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proche, pour aller le plus vite possible », tout en préférant « les petites rues résidentielles, afin d’éviter les boulevards, éviter la circulation et éviter les voitures ». En l’absence d’un réseau d’experts, il existe des calculateurs d’itinéraires, comme Géovélo ou Mappy, qui proposent plusieurs trajets. Nadine a utilisé une application qui lui a proposé deux itinéraires, « que j’ai essayés, et après j’ai fait plein de petites adaptations » (elle trace son trajet sur une carte à l’aide d’un feutre). « C’est plus facile de rester à gauche quand j’arrive au rond-point pour voir les intersections. Parce que les voitures débouchent et c’est mieux de les avoir en face ». Comme elle le souligne ellemême, « ce qui rend le truc efficace c’est son automatisme », cette routine qui s’installe et qui permet, tout en restant vigilant, d’éviter la surprise ou la découverte de nouveaux passages. Parfois le soir, lorsqu’elle est moins pressée, elle fait un détour, choisi un itinéraire de retour différent et plus confortable, la durée n’étant plus un critère premier. Parfois, le cycliste préférera un trajet plus long, mais sans arrêt, c’est-à-dire, sans redémarrage, car ce dernier nécessite toujours un effort supplémentaire. C’est ce que Patrick Rérat nomme les « compétences », qu’il fait ressortir dans son ouvrage. « Se déplacer requiert des compétences souvent négligées dans l’étude des mobilités et des transports » (Rérat, 2019, p. 81). Il ajoute plus loin : « un niveau bas impliquera des détours vers des itinéraires plus adaptés, un sentiment d’inconfort, voire le renoncement à l’utilisation du vélo en fonction des contextes (Ibid.). Un bon exemple nous est donné par Audrey lorsqu’elle aborde une rue en contresens. « Moi, je le prenais à contresens et là c’était un cauchemar, c’était un cauchemar tous les jours ». Cet aspect de la connaissance du trajet nécessite de nombreux allers-retours et une régularité qui finit par former une routine assez précise, sans toutefois 154
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permettre d’éviter des surprises. C’est ce que j’ai appelé les hiatus urbains (voir supra). La plupart du temps, les gens possèdent un vélo pour leur trajet-travail, qu’ils utilisent également au quotidien. Mais parfois, certains possèdent un « beau » vélo pour les loisirs. Cela renvoie à cette notion abordée par Philippe Gaboriau, entre le beau vélo et le bon vélo (Gaboriau, 2000). Certains possèdent trois vélos dont deux pour leur trajet-travail : un premier qu’ils utilisent entre leur domicile et la gare de départ, un second qu’ils utilisent entre la gare d’arrivée et leur lieu de travail, et un troisième qu’ils utilisent pour leurs loisirs. Ces vélos sont attachés à un garde-corps à proximité de la gare, mais depuis quelques années, des dispositifs de garages sécurisés se mettent en place. Moyennant un abonnement mensuel ou annuel,109 il est possible de remiser sa bicyclette dans un local fermé et surveillé. Les seuls freins à ce système résident dans le trajet entre le local et le train, et le temps « perdu » à l’utilisation de ce service. On trouve en Hollande des dispositifs plus inventifs du fait notamment du grand nombre de bicyclettes à gérer. Audrey songe à posséder un vélo pour l’hiver et un vélo pour l’été, plus léger. Bruno n’en possède qu’un pour tout faire, Corentin en possède plusieurs : un single speed, très léger, qu’il utilise au quotidien, et un vélo de randonnée qu’il utilise pour son travail. « J’ai un autre vélo que j’avais fabriqué plutôt pour la randonnée, que j’utilise maintenant pour les courses (livraisons à domicile), où j’ai un système de vitesses intégrées au moyeu. J’ai trois vitesses, c’est un peu comme un Vélib, c’est un vélo hybride à partir d’un vélo de course qui a été le plus simplifié possible, et ce sont 109
Généralement 5 euros par mois dégressif sur l’année. Le coût peut être pris en charge dans l’abonnement transport. Cf. https://france3regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/puy-de-dome/clermontferrand/gare-clermont-ferrand-local-securise-150-velos-1649820.html
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des vélos avec un rétropédalage, donc sans poignée de frein ni câble. » Nadine, elle aussi, ne possède qu’un vélo. Cependant, son fils qui a hérité d’une passion pour le vélo entrepose « des roues, des cadres, des guidons de toutes tailles et de toutes formes dont nous ne faisons rien. » Plus le vélo devient passion, plus il s’immisce dans l’espace domestique. Lorsque les vélos ne circulent pas, nous voyons dans l’espace urbain des cohortes de bicyclettes attachées à des rambardes ou des arceaux, mais nous ne voyons pas ceux qui sont entreposés dans les caves, les garages, et de nos jours, dans les salons et les chambres. Ce rapport parfois étroit entre la personne et sa bicyclette m’a conduit à poser la question de savoir si le vélo se prêtait. Pour Nadine, par exemple, il se prête difficilement. « Moi, il m’arrive de dépanner mon mari, je déteste prêter mon vélo à mon mari parce que, je ne sais pas comment il se débrouille, mais quand je pédale dessus, il me dérègle des trucs. Il est plus grand et plus lourd que moi, je ne sais pas si ça a à voir. Enfin, je sais si quelqu’un d’autre l’a utilisé. Comme je l’utilise au quotidien, j’estime que c’est un truc personnel. » A l’opposé, Bruno pense qu’il est plus facile de prêter un vélo qu’une voiture. Le vélo reste tout de même un objet personnel et familier que l’on peut reconnaître entre mille (tout comme une voiture sur un parking de supermarché). Pour Audrey, le vélo peut se prêter sous conditions. « Je sais qu’il y a des gens qui considèrent que le vélo a une âme selon la personne qui le conduit, un truc un peu bizarre. Je sais qu’il y a des gens qui n’aiment pas trop ça, qui ne sont pas très confortables avec cette idée. Moi, je peux le prêter, mais peut-être pas tous les jours, parce qu’il y a des réglages de hauteur, de choses qu’on n’a pas envie de dérégler en fait. » Comme l’a fait remarquer Marc Augé, et bien d’autres avant lui, le vélo renvoie à l’enfance. Et cette familiarité 156
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trouve peut-être son origine dans l’apprentissage de la bicyclette. Audrey vient « d’une famille de vélo ». « Mon père nous a poussés assez tôt à pratiquer le vélo, et j’allais à l’école à vélo. […] Dans mes souvenirs d’enfance, mon père avait plusieurs vélos lui-même tout comme mon grand-père : un de course, un de ville et un autre pour faire joli. Il y a quand même une petite culture vélo dans la famille. » Bruno se souvient vaguement d’un vélo blanc et rouge muni de roulettes, mais il se souvient aussi des nombreuses chutes qu’il a faites. « J’ai un vague souvenir d’un jardin avec mes grands-parents » dit-il, alors qu’il fait le lien entre sa pratique actuelle et son enfance. Faire du vélo, « c’est vraiment un truc qu’il faut avoir dans les pattes. » Pierre renvoie cette idée à son enfance et à l’expression d’un vélo idéal dont il puise les éléments dans la succession de ces bicyclettes. « Le vélo idéal c’est peut-être celui qui donnerait l’impression d’être à la fois sur tous ceux sur lesquels j’ai pédalé, qui me permettrait d’être à la fois en contact avec mes premiers efforts, pour rester debout sur deux roues dans la petite cour de l’école où on habitait avec mes parents, quand j’avais onze ans. Celui que j’ai eu à treize ans m’a donné cette liberté d’aller sur les petites routes de campagne, pour découvrir des arbres, celui qui ensuite m’a fait que parfois je l’ai tenu à la main pour pouvoir tenir compagnie à des demoiselles en rentrant du lycée, celui qui m’a accompagné sur les pistes de brousse en Afrique jusqu’à rencontrer des panthères la nuit… Celui qui franchissait des cols dans les Pyrénées quand j’habitais dans le département de l’Ariège, et puis celui qui est à la fois dans cette découverte permanente des berges du canal du midi, et puis de temps en temps, des fermes d’ici et là. Voilà, un vélo qui serait mon vélo idéal, une sorte d’archévélo qui représenterait tout ça et qui continuerait à me faire pédaler vers mon avenir. » 157
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On entrevoit chez ce cycliste abouti et réalisé une connaissance de la pratique cycliste dans son intimité même. Tous mes informateurs, y compris ceux rencontrés « entre deux portes » et avec qui je n’ai pris le temps de faire un entretien semi-directif d’une heure et demie, considèrent que l’apprentissage durant l’enfance est un moment fondamental dans leur pratique d’adulte. Nadine, par exemple, commence par dire qu’il n’y a pas de rapport, mais l’entretien permet d’ouvrir les frontières de la mémoire pour faire surgir de nouvelles données. « Si je n’avais pas appris à faire du vélo, je n’en ferais pas, c’est un préalable. Mais je suis plutôt dans une pratique utilitariste que sentimentale. […] Je n’ai pas de mauvais souvenirs liés à l’apprentissage, donc ça ne m’a pas freiné à l’utiliser après, mais pas non plus… Encore que je dis ça, mais par exemple, quand j’étais petite, mon papa allait travailler en vélo. Et des fois, il allait me chercher à l’école, et il rentrait en poussant sa bicyclette… Peut-être que pour moi ça fait partie du possible parce que je l’ai vécu comme étant de l’ordre des choses normales. Et peut-être que quelqu’un qui n’a jamais vu dans sa famille quelqu’un se déplacer à vélo au quotidien… Peut-être que ça ne lui vient pas aussi spontanément. Je n’y avais jamais pensé. » Corentin est plus spontané. Pour lui ses souvenirs d’enfance sont liés à sa pratique du vélo. « Comme je dis, c’est beaucoup lié à l’affect. J’ai eu un frère qui a fait du vélo de course, qui partait les week-ends pour s’entrainer puisqu’il était dans une équipe. Mon père l’accompagnait. Je pense que le vélo a toujours été là. Mon grand-père était passionné par le vélo, et je l’ai perdu récemment. Du coup, j’aime l’idée de continuer quelque chose, d’avoir en héritage ça comme passion. Compter les kilomètres en fait, c’est compter les kilomètres qu’il aurait pu faire. C’est con, j’ai sa selle de vélo et je roule avec sa selle qui, je pense, a
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eut fait deux ou trois tours du monde en quarante ans. Ses vélos, je les entretiens toujours, même s’il n’est plus là. » Soulevons la question de la politique d’entreprise en matière d’accompagnement. En dehors des aides à l’acquisition, dont personne ne parle, mais qui existent dans certaines grandes entreprises, ou même à l’échelle de l’intercommunalité, le premier point important est de savoir où stationner sa bicyclette de manière sécurisée. En effet, ne pas savoir si l’on retrouvera son bien après sa journée de travail place les individus en position d’inconfort. Ainsi, Audrey précise que le garage à vélo couvert permet de protéger son vélo, et nous fait remarquer qu’il existe un garage aménagé pour les « profs », encore plus sécurisé. Nadine, quant à elle, ne perçoit pas ce garage comme une incitation. Bruno est plus laconique dans la mesure où il n’existe aucune aide ni aucun système particulier. Le fait est qu’il existe un endroit pour stationner son vélo, mais qu’il ne l’utilise pas, car il préfère ne pas perdre de temps et l’accroche directement contre un arbre. De plus, le local n’est pas sécurisé, et il s’est déjà fait voler une selle. « Je l’attache toujours, dit-il. Alors j’ai un antivol vraiment costaud, bon en même temps on n’est jamais à l’abri de quoi que ce soit, et puis comme je disais tout à l’heure, je fais gaffe d’accrocher le cadre systématiquement. J’ai aussi un antivol de selle, parce qu’avec mon ancien vélo, on m’avait piqué la selle, ce qui est très désagréable. Je suis revenu une fois du travail jusqu’ici sans la selle, je peux te dire que mes cuisses s’en rappellent encore (rire). » Aucun cycliste ne laisse son vélo sans l’attacher, sauf dans le cas des vélos pliants qui ne quittent jamais leur propriétaire. Ce thème n’est pas abordé dans l’ouvrage de Patrick Rérat pourtant consacré au travail à vélo (Rérat, 2019). Cependant, savoir s’organiser au quotidien, stationner son vélo à un endroit sûr et fiable, sur son trajet et sans détour, n’entrent-ils pas dans un champ de 159
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compétences dont l’analyse offrirait un regard original et pertinent ? Rappelons-le, « les compétences sont cruciales, car elles déterminent le niveau d’aisance d’un individu à vélo, et elles influencent le choix d’utiliser ou non ce moyen de transport » (Rérat, 2019, p. 26). Soulignons par conséquent qu’aucune politique publique ne peut être complète sans le soutien du monde de l’entreprise. Le secteur associatif apparaît pâtir le plus de ces absences de soutien, que ce soit au niveau de l’acquisition d’un bien, de son stationnement et des commodités sanitaires associées (douche, placard, etc.). Des associations comme La Maison du vélo ont-elles de meilleures dispositions, nous n’en savons rien pour le moment, et cela fera peut-être l’objet d’investigations ultérieures. Cependant, l’amélioration des pistes et des voies cyclables restera incomplète tant que la chaîne ne sera pas bouclée.
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IV. Conclusion ouverte Cette conclusion est ouverte, d’une part parce que les textes rassemblés ici sous la forme d’un livre marquent le début d’un travail de plus longue haleine sur la bicyclette. D’autre part, car l’étude de la bicyclette dans sa forme de fait social total demeure incomplète. L’objet comme le terrain se construisent peu à peu. Au sein du Laboratoire de Recherche en l’Architecture110 auquel j’appartiens désormais, cette recherche contribue à l’observation des villes et des comportements des groupes sociaux. Une petite équipe se mobilise sur les questions des transports, de la mobilité, de la ville durable et du partage des territoires. D’ici quelques années, gageons que cette équipe mobilisera davantage de moyens tant humains que financiers. J’ai montré que la recherche sur un objet quotidien nécessitait une mise à distance d’autant plus grande que l’objet est proche. Comme le rappellent Marie-Pierre Julien, Céline Rosselin et Jean-Pierre Warnier, « dire que des faits sociaux importants se cachent derrière les choses matérielles n’a rien de nouveau » (Julien, 2009, p. 87). Nous avons pu voir à travers ces notes ce que recouvre la « valeur praxique » de la bicyclette. Option que je n’ai d’ailleurs pas reprise dans cet ouvrage, car j’ai essayé de balayer l’objet de recherche soit en partant de la bicyclette, soit en partant de l’agent social, soit en croisant les deux. Pour moi, il est tout autant important qu’une bicyclette puisse servir de barrière ou de support de publicité, sans rapport avec sa valeur praxique. Cependant, un rapprochement avec les réflexions développées par le
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LRA EA 7413 visitable sur http://lra.toulouse.archi.fr:8080/lra
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groupe Matière à penser permettrait d’entrevoir cet objet sous un nouvel angle. Ce travail a débuté en 2005 à l’occasion du réinvestissement de l’espace urbain par des entreprises de communication soudainement éprises par la bicyclette. Que se passe-t-il depuis ? Cela fera vingt ans l’année prochaine et il était temps de poser quelques jalons d’une recherche à poursuivre. Aujourd’hui de nombreux thèmes peuvent découler des rapports entre le vélo et la ville, soit à travers sa présence, soit à travers son absence, car l’une comme l’autre est révélatrice d’enjeux et de réalités sociales. Tout cela a commencé avec l’écriture du contrepoint à l’éloge de la bicyclette, et il faut reconnaître à Marc Augé ce travail précurseur qui pose enfin l’objet comme objet ethnologique. Puis il y a cette mise à distance nécessaire qui a été d’autant plus difficile à construire que l’objet a investi tous les recoins de notre société, des vêtements aux jouets, de l’espace urbain à l’intérieur des espaces domestiques, du monde des loisirs ou de la compétition à celui du travail, du trajet au travail lui-même. Le vélo est partout jusque dans les débats politiques, écologiques, et même lié à la transition énergétique. J’avais suggéré dans les premières pages qu’il pouvait être une sorte de support aux angoisses profondes de l’humanité. Pourquoi ce retour au vélo aujourd’hui sinon pour essayer de convaincre le monde qu’une économie différente est possible. Cette étape aura permis de montrer qu’il n’existe pas un vélo ou une bicyclette, mais des vélos et des bicyclettes, que l’unité empêche de penser dans ses formes sociales et culturelles. Il en est de même pour les cyclistes puisque finalement ceux-ci ne sont que les prolongements de ceuxlà. A vouloir ne distinguer cette flotte que sous l’apparence d’une unité, nous perdons de vue des éléments incontournables de compréhension et d’analyse.
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Notre humanité est-elle si fragile que l’emballement planétaire irréversible qui pointe son nez à travers la montée du réchauffement de la planète et de ses conséquences provoque une prise de conscience qui se traduit par ce langage du corps ?
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V. Grille d’entretien La grille d’entretien présentée ici correspond à la version générale d’une grille à dix thématiques centrée autour de la relation au trajet-travail. En cours d’entretien, certaines questions sont éludées et d’autres peuvent intervenir. Les questions sont souvent accompagnées de « pouvez-vous développer » ou « donnez-moi un exemple », la technique consiste à encourager l’informateur dans ses développements. Une thématique spécifique a été développée pour les personnes travaillant avec leur vélo. Elle se substitue au point 2. « Bonjour, je vous remercie de m’accorder cet entretien qui est enregistré pour les besoins de mon enquête. Le contenu de cet entretien restera confidentiel et anonyme. Votre prénom sera changé par un équivalent socioculturel. »
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1/ Talon sociologique Année de naissance, Sexe, Profession, Diplôme le plus élevé, 2/Trajet-travail Comment avez-vous pris la décision d’utiliser un vélo pour vous rendre à votre travail ? Quelle est la distance (estimée) de votre domicile à votre lieu de travail ?
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Quels ont été les moyens de transport utilisez avant la bicyclette ? Comment et sur quels critères avez-vous choisi le parcours trajet-travail ? (repérage, préparation) Y a-t-il un endroit sécurisé pour le stationnement de votre vélo ? (chez vous, au travail) Pouvez-vous décrire les moments qui nécessitent le plus de vigilance de votre part sur ce trajet ? Possédez-vous un ou plusieurs vélos spécifiques pour le trajet-travail ? Quel est votre plan B en cas de crevaison, d’avarie ou de panne ? Est-ce que les vélos se prêtent ou s’échangent ? Vos vêtements sont-ils adaptés à la pratique du vélo ? (change) 3/ Politique d’entreprise L’entreprise a-t-elle mis en place une politique d’incitation pour favoriser la pratique du vélo ? L’entreprise met-elle à votre disposition des douches, des vestiaires ? L’entreprise propose-t-elle une aide à l’achat, à l’entretien ? Touchez-vous une prime pour favoriser la pratique du vélo (forfait mobilité) ? 4/Entretien du vélo - anticipation Qui fait l’entretien courant, graissage, vérification du serrage des écrous, tension de la chaine, pression des pneumatiques ? Anticipation des crevaisons ? 166
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Sur quels critères choisissez-vous vos pneus ? Quelle est l’alternative au vélo les jours de pluie, de neige, de fatigue ? Avez-vous une idée du coût de l’entretien ? Quels sont les avantages et les inconvénients de votre vélo ? 5/Le vélo et les risques Avez-vous par le passé eu un accident de vélo, un accrochage, subi une chute ? Avez-vous été témoin d’un accident de vélo ? Percevez-vous le vélo comme un moyen de transport dangereux ? (par exemple, par rapport à la voiture) Avez-vous une idée du nombre d’accidents mortels par an en France impliquant un vélo ? Selon vous, quels sont les principaux risques dans la pratique du vélo ? Votre vélo est-il équipé pour rouler la nuit ? Utilisez-vous d’autres accessoires pour votre sécurité (gilet fluo, bandes réfléchissantes) ? Quelle est votre opinion au sujet du port du casque ? Le vol constitue-t-il un risque auquel vous êtes attentif ? Pensez-vous êtes assuré pour la pratique du vélo ? 6/Technique du vélo (maîtrise) Selon vous, votre vélo est-il bien réglé (hauteur, bonne taille) ? Comment et sur quels critères avez-vous choisi votre bicyclette ? (marque, modèle, coût) ? 167
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Avez-vous spécifiquement équipé votre vélo (jour/nuit, rétroviseur, compteur kilométrique, autre) ? Comment avez-vous choisi votre antivol ? Avez-vous personnalisé votre vélo ? 7/Réglementation - transgression Possédez-vous le permis de conduire automobile ? Respectez-vous de la réglementation, les feux tricolores, les panneaux, les obligations ? Vous arrive-t-il de rouler sur le trottoir ? Que pensez-vous des pistes cyclables ? La notion de liberté est-elle compatible avec la pratique du vélo ? 8/Pratique du vélo en ville Quelle logique suivez-vous pour effectuer votre trajet (distance, paysage, éviter les côtes) ? Roulez-vous à contre-sens dans les rues, sur les trottoirs ? Quelle est la première raison pour vous de pratiquer la bicyclette ? Avez-vous une estimation du nombre de kilomètres parcourus chaque année ? 9/Expérience et enfance A quel âge avez-vous appris à faire du vélo ? Avez-vous un souvenir précis de cet apprentissage, de ce moment ? Avez-vous gardé un bon souvenir de votre enfance à vélo ? 168
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Vous souvenez-vous de votre premier vélo, du modèle, de la couleur, d’un détail signifiant ? Selon vous, ces souvenirs ont-ils un lien avec votre pratique actuelle ? 10/ Réseau social et vélo Avez-vous déjà eu l’occasion de visiter un forum spécialisé sur le vélo ? Avez-vous une activité associative ou militante autour de la bicyclette ? Vous arrive-t-il d’échanger des conseils sur des forums ou entre amis ? Vous arrive-t-il de rechercher des informations sur Internet à propos du vélo ?
11/ Vélo motorisé et autonomie (à voir selon l’entretien) • Quel est votre point de vue sur le vélo motorisé ? • Envisageriez-vous d’utiliser un vélo motorisé ? • Pensez-vous que les batteries au lithium sont une bonne alternative à la transition écologique ?
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VI. Conterpoint to the « Eloge de la bicyclette » The question of multiple modes of transport, the future energy crisis, planetary overpopulation, growing saturation of road networks, ecological considerations and increasing awareness of our existence is leading us to rethink our modes of transport in urban life. In this context, cycling as a mode of transport has, in the last number of years become something of a vogue in most large French cities. This trend is encouraged by the emergence of rental companies. Lyon, Paris, Montpellier, Saint-Etienne and Toulouse are insofar as I am aware, cities which has seen this expansion thanks to competition between private companies. The trend started in Lyon in 2005 and the other cities soon followed. I was, in fact there at the time and was able to observe, in an informal way, the emergence of a new activity which was to develop on a large scale Vélo’V in Lyon, Vélib’ in Paris, Vélô in Toulouse, Vélo STAR in Rennes, « le vélo » in Marseille, Vélomagg’ in Montpellier, the companies JC Decaux or Clear Channel are two major contenders in terms of brand name creativity.111 (Borgnat, 2009 ; Ravalet, 2008). Furthermore, why does each city endeavour to apply a local identity to the practice of cycling, Marc Augé seized the opportunity in 2008 and launched a debate on what the bicycle inspires in him (Augé, 2008). His short text (87 pages) places the bicycle at the centre of an anthropology of the authentic in the sense that, according to him, the bike enables a return to the fundamental need of the authentic. I would modestly wish to present another argument as a counter-point to that of Marc Augé, without in any way 111
Vélomagg’ in Montpellier is managed by the urban council
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diminishing his thesis. According to the dictionary, one of the definitions of counterpoint is “a secondary motif which overlays something112” Will the bike come to the rescue of the planet ? The practice of cycling lends itself well to current debate. We find, for example, this barely concealed ideology of using the bike as a “weapon of agitation which aims to promote cycling as an alternative to polluting modes of transport113 ” (Garde, 2009). The bike appeals so much to the imagination that it is difficult to oppose such ambitions. And, if as Michel Serres claims, “the bike will last millions of years longer than the car” (Garde, 2009)114, it is because technically a bike doesn’t require any source of energy other than its user115. The debate regarding renewable energy sources is therefore at the centre of the emergence of, or return to the cycling. One of the reasons for its use is to serve as mode of transport to travel quicker – and cleaner - from one point to another. And its not just about leisure. The bike may be used in social conditions linked to work or to daily life. One may need to go somewhere quickly, such as the workplace, the company which employs you, but it may also be linked to a tight schedule, in a manner the bike gives the false impression that one is superior to others in terms of time availability. Thus anyone can say that the bike is a means to be time-economical because cycling enables one to do more in the same time frame. Its also a means of preserving the planet because, on the face of it, no fossil 112
The company JC Decaux reports a loss of 12% in 2010 by comparison with the previous year. Cf. Caroline Morisseau deciphers the prospects for JC Decaux’s Vélib self-service rental bikes on April 2nd 2010 on BFM Radio, France. 113 Ibidem. 114 Ibidem. 115 The paradox will arise with the advent of electric bikes.
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fuel is consumed except in the manufacture of the bike and its transport to the sales outlet. In this respect, cycling reveals the anxieties of our modern times where man refuses the inevitable of end of the petrol age, while at the same time maintaining a degree of permanent activity. But all the same can one say that the bicycle will come to the planet’s rescue? Reflections on the bicycle: a popular object inverted Marc Augé, who is of a different generation from me, illustrates his arguments with great moments in cycling, particularly the sporting challenges of the Tour de France. So permanently etched in the collective conscientious is such a popular event, that no executive in pre-retirement leaves aside the question of clothing while he rides his bike at times of the day when another part of the world is going about its business in a very different dress code. From dark suit and sober tie we move on to Gore-Tex clothing in bright colours, we go from shiny moccasins to technical cycling shoes, etc. The theme has changed but the fact of a dress code remains unchanged. According to the reflections of Marc Augé, should we not, like him, remark that these older cyclists consciously give themselves the illusion of staying young, and in this way they stay a little young. Cycling is now a leisure activity and this cycling fringe of the population will mix with others whose portrait I will now briefly illustrate. The bike is first of all an affair of the poor. At least that’s what emerges from a film such as the 2004 Beijing bicycle by Wang Xiaoshuai, or the even earlier Le voleur de bicyclette by Vittorio de Sica, which dates back to 1948. In the Chinese film we are confronted with the social ascent of a young Chinese man from a rural background who comes seeking work in Beijing. He gains employment as a bicycle 173
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courier, however, he has to buy the bicycle with his first pay-check. A dramatic moment arrives when his bicycle, the tool of his trade, is stolen. We should note that there are an estimated 500 million bicycles in China (Allaire 2007). “Essential for those on the most modest incomes”, writes Marc Augé, before highlighting the fact that it represents a certain form of solitude and poverty. This is because since the second world war, the bike is a symbol of social aspiration and limited professional advancement in comparison with the growth in popularity of the car or other motorised vehicles. Buying a bike in the 1950’s was to entertain the possibility of acquiring a car in the short or medium term. It seems to me that in the 1970’s the motorbike was more a source of evasion and of a dream realised that the bicycle could ever hope to be.116 because bicycle journeys remain limited in space and in time. Furthermore, a certain level of fitness is required that any number of gears cannot compensate for. And if Jean-Paul Sartre and Simone de Beauvoir cycled around during the second world war (Beauvoir, 1963), their bikes were parked in the garage at the beginning of the “Trente Glorieuses” where everyone aspired to owing a car, to the extent that the bicycle is an annoying object of popular culture. It conveys an image of poverty, or if poverty has been overcome, an abandonment of social ascent – an image of the pettiness of the workers’ lives. But where was the bike before the spectacular arrival of rental bikes reinforced with heavy advertising? The answer is Sunday cyclists, adolescents too young for scooters, those who were in need and to a certain extent today, bourgeois bohemian types.
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Furthermore, this is the central theme of the film Mammuth by Gustave Kervern and Benoît Delépine, 2010.
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Return to the three ages of the bike in France At the beginning of the 1990’s Philippe Gaboriau published an important article on the social and cultural history of the bike in France (Gaboriau, 1991). According to him, the bike’s history, which dates back to the very beginning of the 19th century, may be divided into three segments based on how the bike was used and the associated cerebral representations. With time, the bike evolved to respond to new demands. Thus the first “bourgeois” age which corresponds to a period where the dominant culture was to seek to distinguish oneself, secondly there was a “second age”, popular reversal when the working classes started to acquire an item that had finally become affordable. The third “ecological” age arrived at the turn of the 1970’s when the environment started to become a world-wide concern. The bike which had been a symbol of power, then of speed, now became a symbol of slowness. Even if Philippe Gaboriau places these three periods on an historical axis, he specifies that the practical differences linked to these types of ownership may be juxtaposed. And this is the tenet of my argument and which renders the subject-matter of this article somewhat delicate. This is because we can suppose that today, the three ages may be combined to form a social agglomerate which is important in order to establish appropriate associations with the state of society today. A bike, bicycles: towards the gentrification of a social practice The attempt at transforming values is, to say the least, rich in information. Consequently it is interesting to ask questions regarding the emergence of the social phenomenon that is urban cycling. Because in parallel with the arrival of private rental networks, it has been observed 175
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that there is a return to cycling among a sector of the population that is difficult to evaluate. Given what has been said above, cycling is not a sport indulged in by all – it has been observed that it is restricted to certain social strata. For example, rental bikes are likely to be used by the more affluent members of society, in fact renting a bicycle requires a substantial deposit which limits its use to the better off, even though the latter notion remains relative. Nonetheless, a bike can only be rented with a credit card, and with a debit card only if the account is in credit. Consequently, to a certain extent, the young jobless without credit cards, the unemployed and those on low incomes cannot avail of this mode of urban transport. To say that bicycle renting represents a sort of gentrification is not quite accurate, although to the best of my knowledge, there are no policies of providing totally free bicycle rental service. As an example, the deposit costs 150 euros, regardless of the subscription chosen. Even if the first 30 minutes are free, the monthly subscription is 10 euros117, and 24 hours’ access costs one euro. The fact remains that many people use bikes, rented or otherwise, on a daily basis. Amongst these, we find young students who use the bike journeys over short distances, from their student room to college, to visit friends or simply to cycle around town. More often they own an old bike with an aged frame, hardly a covetable item because the bike stays in the street, chained with a lock to one of those innumerable security enclosures which are appearing on the pavements of our towns. Another cultural particularity is that the use of a bike is related to certain forms of social acceptation. Pascal Poched showed that in Africa, the bike was perceived negatively because it was seen as a sign of 117
The cost is identical to the purchase of a public transport monthly subscription in the town for the under-25’s
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poverty (Poched, 2002) – a kind of cultural obstacle. This is a lead worth exploring and it concerns cultural disparities in the practice of bike riding. The less young usually have more sophisticated bikes, and I’ll turn to this later on. Children sometimes cycle to school, closely followed by an attentive mother or father, much like a mother duck and her ducklings. Apart from rental bikes, which are modern banners of progress or from a belief in a new environmentalism, one remarks the arrival of ostentatious bicycles with English or Dutch brand names alongside more modest imported Chinese bicycles sold by large chains. Whereas an “obsolete” bicycle may be found for a few euros in a car boot sale, some city bikes can fetch between 1000 and 1500 euros, with the result that a bike can become a source of ostentation or distinction. Clearly such objects aren’t left chained outside all day, no more than top-of-the-range racing bikes. Certainly expensive bicycles aren’t left in public places on a daily basis; it would therefore be disdainful on my part to describe the state of all available bikes as a kind of vast reservoir of abandoned tools. At first sight the bikes are often poorly maintained, or even wrecked. Traces of rust may be seen or some accessories may be broken. However, it must be recognised that in the interests of cost-savings, unscrupulous bicycle merchants supply bikes without lights or mud-guards. This gives a poor first impression and leads to a double perverse effect: On the one hand, acts of vandalism are frequent, such as robbing of saddles or wheels. Such bikes are abandoned there until they can be repaired, or sometimes even forever. This doesn’t encourage that owner to maintain the cosmetic aspect of his bike, and consequently the fear of damage finishes by minimising maintenance to the functional parts. The other perverse effect is that this voluntary laissez-faire attitude in return leads to a certain indifference which 177
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results in early deterioration through negligence and lack of maintenance. Therefore a stroll around the town reveals a landscape of dilapidation, a sort of visual pollution which can somehow evoke a poeticism particular to large cities. So, how cans the process of gentrification, find its place under these conditions? The emergence of folding bicycles Apart from the traditional Dutch Batavus bicycle or the Gazelle of legendary solidity, equipped with a backpedalling braking system, or gears included in the rear hub, a dynamo in the front hub and all comforts supplied, the urban bicycle should be capable of adapting to different requirements and to mixed journeys. Most bike journeys are short, covering a distance of a few kilometres. A team of researchers showed in a study on bike journeys in Lyon, that most involved distances of less than one Km (Ravalet, 2008) and even this short distance may be broken up into different segments if they are interrupted by periods on public transport such as the train, metro or bus. “Traditional” folding models weigh about 20 Kg and pose no particular problem for train journeys, other than being sufficiently light to be carried (given that the cyclist may also be carrying a case or a bag). This is not the case for busses where only the folding versions are accepted or tolerated. For these reasons, reputable brands such as Brompton or Strida in England, or even Beixo, Dahon, Diana and Stella are now proposing a response to the demand for nomadic and mixed journeys. [Figure 1] The Brompton bike patented in May 1976 by Andrew William Ritchie, GB 1 580 048, see picture p. 38
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The earliest models appeared around the time of the second world war. However, the recent increase in patents for folding bicycles would lead one to believe that in future years there will be a greater number of these items available. The folding bike is a solution for urban cyclists in that it is discreet both on public transport and in the office. They weigh between 8 and 13 Kg, the difference arising from the use of ultra-light alloys such as titanium. Those who only use the bike in an intermittent fashion cannot leave them in any particular place and must bring them wherever they go. For one of the many problems in France, contrary to the Netherlands, for example, is that there are few secure public places where bicycles may be left other than rental stations. The latter are often close to train stations and represent more lip service on the part of the politicians rather than a serious tackling of the problem. Put another way, urban politicians are still rather reticent in this area. Difficulty in accessing these bicycle parks in addition to immediate proximity means that a large number of bikes are attached elsewhere, along railings or in places considered more safe. For example, the Saint Agne train station has a secure premises but the key must be obtained at a booth. These difficulties are partially overcome by the inventiveness of the users, solutions that are realistic only if there aren’t saturation levels of cyclists in the area. Having covered the bicycles let us now turn out attention to some everyday examples. The folding bike in daily use My observations on several mornings at the end of winter at the Saint Agne train station in Toulouse have provided information on some aspects of this practice. On the one hand, users of mixed modes of transport arrive on 179
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bicycles and chain them to a security barrier, to an advertising pillar or to a railing. Good sense would hope that expensive, top of the range bikes would not be left in this way – only old “bangers” that are no longer in danger of being stolen. The fear of returning in the evening to find the bicycle gone is always present, and this fear is enhanced by the lack of areas suited to parking bicycles during the day. Bicycle theft is not a rarity and it is not unusual to meet someone to whom this has happened. However, some cyclists leave the train in a major hurry, rushing onto the next stage of their journey, whilst others take the time to adjust their helmet before taking to the road. Cyclists using top-end folding bikes which they take with them, taking care to fold the bike in one movement. The Strida model, which folds more readily, would appear to be preferred over the Brompton model in the sense that the latter cannot be completely folded, and one wheel remains on the ground. It therefore appears lighter, but once again it’s a question of fashion and point of view because both sides have their defenders to the detriment of the other. There are even internet forums dedicated to one or the other brand. Each new user can therefore present his bike and become a member of a community, as has been the case for motorbikes or sports cars. The tool of transport therefore become a sign of identity. [Figure 2] The Strida bike produced by the MING CYCLE INDUSTRIAL Co LTD, patented in 2007 by Taishan Zhang, CN 201099324Y, see picture p. 42 The art of folding: above all a state of mind Whomever has the art of folding has a well defined attraction for the folding bike. A necessity for some, but an object of ostentation for others, the folding bike 180
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incorporates the same social stakes in the same way as a luxury car. Even though some English brands are cornering this small market sector, folding bikes dates much further back than the 1970’s. Pierre-Jean Baptiste Astier patented a folding bicycle as early as may 1949, the idea being a portable bike which once folded was of small volume and reduced bulkiness. Hence the small wheels, and a reduced frame for periodic use. As the folding bike is intended to be folded and to be carried, it is intended more for periodic than regular use. Alexander Moulton patented a bike with two small wheels in November 1962. Even though this wasn’t a folding model, it illustrated the possibility of small bikes for adults. Today these models are competitive, top of the range bicycles. Other inventors of course turned their attention to the question and the list includes a recent invention by the Russian Mihelic Miko who proposed a bike that folds thanks to a retractable fork, or a model proposed by a Korean inventor (whose name remains a mystery) which is entirely foldable and is reminiscent of the Brompton bicycle. Given the evolution in recent years, can one not expect further developments in terms of a compromise between the city bike and portability? This fact is remarkable not only because the bicycle has not been relegated to the ranks of antiques, but it is in constant evolution and new developments which have their roots in the ideology of sustainable development. The British brand Brompton has resisted the assaults of motorised vehicles for almost 30 years, and has managed to conquer enthusiasts who recognise one another via the brand but also via the common thread of using one’s own energy to generate power. A veritable state of mind unites this community. The complexity with which certain models fold further illustrate a certain mechanical mastery, a sort of technical 181
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masterpiece which has a real commercial advantage. Added to the difficulty of assembling the bike once it is unfolded is the increased cost of manufacture, given that given that the joints are more expensive and fragile, than a cambered tube, notably as regards the folding mechanism of the transmission. Therefore the only brands that last are those that combine sturdiness, lightness and a certain snobbery. For these reasons technical achievement don’t always meet with the approval of social innovation. In as much as the amount of effort invested in this area demonstrates a continuing lively interest for mechanics, and this is reassuring in a world globalised by electronics which are impalpable and incomprehensible to the majority of people. There is no Pandora’s box in a bike, which is without doubt part of its attraction. The “mechanical” aspect of the bike is certainly a component of the attraction which the bicycle instigates and maintains. [Figure 3] Here, it is possible to fold the rear part thanks to a double set of chains. Patented in 2003 by Mihelic Miko for STUDIO MODERNA SA, EA 008234B1, see picture p. 46 At a global level, from the point of view of the large outlets, the market for folding bikes (which are therefore still available) provides considerable perspectives. It is not surprising that Asian inventors are well aware how to seize there opportunities. Given the effect of fashion trends, folding bikes have potentially tens of thousands of takers. The art of the folding bike is therefore a stake for tomorrow.
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From a physical to a social object If the bike is considered a social object, then it begs the question as to how to create distinctions, given that everyone appears to be engaging in the same activity. This distinction by object is necessary in order to confirm that different people don’t all cycle for the same reasons and objectives. Furthermore, how can one justify cycling when one has the means to buy a car, even though it is not ecological and destructive of the environment? Among the most fashionable models today, folding bikes have more distinctive marks. Their design places them in the category of objects designed to be expensive. Manufactured from ultra-light materials, sometime equipped with disk brakes and a notched transmission belt made from kelvar, they incarnate good taste in bicycles for an essentially urban usage. The argument in favour of foldability is, in my eyes, false because users do not necessarily re-fold their bikes once they have been assembled. On the other hand they are folded of course before being loaded in the boot of the car. Let us not forget that the bike is only one of a number of complementary methods for the “home-to-work” journey. It should be further noted that the small wheels - 14 inches (35 cm) are reminiscent of children’s bikes and of the fashion for scooters in the 1990’s. The fun aspect certainly is a criterion in choosing this type of bike. [Figure 4] Patented in June 2007, CN 201065165Y, see picture p. 48
Different variants of this model are sold in England and is available through mail order catalogues for about 120 euros. It weighs 6 Kg and it folds entirely on itself. The 183
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question of handiness becomes interesting in relation to an object ridiculously close to a toy and amusement. The essential idea would be to attract attention – the bike becomes a distinctive or ostentations symbol, because I imagine that it is not aimed at everyone. The other message which folding bikes conveys is that it will only be used in conjunction with other systems of transport such as the train, bus or metro. This in turn suggests that the cyclist is principally a user of public transport and that the bike is only used to access areas not served by public transport. Hence, there are bikes that are designed for journeys not exceeding 500 m! This raises the question of the constrains of an item which will be carried more than used? On the other hand the ecological benefits remain to be measured In the divers methods in which urban cycling is practised, there exists an other state of mind based on the dilapidation of large cities. We know that in a more or less short period of time, the bike will be divested of its components – saddle, front wheel, handlebars… it seems in fact that all components can be removed. It is curious to observe the increasing number of incomplete bikes on the paths, sorts of urban skeletons marking public space as though it were a large cemetery. This also poses the question of the relationship between the bike and the citizens of our cities. Why vandalise these items? In response to these acts of depredation certain people have seen the possibility of developing a new concept. Originating in the US, the concept of the bike with a fixed sprocket seems to be coming back into town. It is contrary in all ways to the concept of the racing bike and other devices of electrical assistance, the paradox of which resides in the use of the “sustainable” argument, as though it represented an ecological principal118i. No, the fixed118
On this point, Toulouse boasts of the creation of an entreprise for assembling electric bikes created in Finland. By 2011, these bikes
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sprocket bicycle seems devoid of utensils and accessories, such as brakes, mud-guards, gear systems etc. Which is no big deal given that braking is obtained by the power of legs. In itself it is the environmentally friendly bike par excellence because there are no superfluous elements. This type of bike is the diametric opposite of bikes with gear systems or an electrically assisted motor. Here, on the contrary, the bracket is calculated once and for all according to the cyclist and its intended use. And this is what distinguishes the users in providing a preview of ethical behaviour vis à vis the environment. Conspicuous by rudeness Another facet of difference may be identified in terms of behaviour towards other cyclists and to all users of public space. Because cycling is practised in the public space, it requires the maintaining of an image, anonymity and social distance. As Colette Pétonnet observed in relation to pedestrians, cycling demands the same need for anonymity in the public space (Pétonnet, 1987). To communicate with pedestrians, cyclists don’t use their voices, but their bells to signal their arrival. Drrring, drring said Mr Jourdain. But in the case of cycling, speaking is reserved for conflicts. I even once saw a cyclist armed with a strident siren and two beacons. “Move over!” shouted that prig. Cyclists and pedestrians move at different paces, the passage of the cyclist is brief, without being retained or committed to memory. He has barely passed us and he is already in the distance. Cyclists hoard the public space with no regard for the concept of sharing. Or has he the sense of will be assembled and sold in France for a price exceeding 2000 euros. What kind of ecology is this ? Cf. La Dépêche du Midi 20 May 2010.
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an individual liberty that is incompatible with the social realities of the public space? Firstly, he reigns master on high thanks to his erect posture; while holding onto the handlebars he places himself 20-30 cm higher than then pedestrian an a lot higher than a motorist. His vision extends further because he is ahead of pedestrians, and to some extent he is both here and already there. His sense of being ubiquitous makes him to some extent disdainful of pedestrians who are only here and will remain here longer. If the cyclist no longer knows how to speak, he knows how to harangue pedestrians who impeded his progress or who walk on the road. This is because he only respects the straight line, he ignores signposts, one-way streets, traffic lights and space reserved for pedestrians. Bike journeys are very different from car journeys. The cyclist, high on his bike, haughty against the wind, in haste and braving the crowds, he hides behind his bell. This sort of social off-side is acquired at the cost of distance. We should realise that if the cyclist interacted with people he would forfeit his superior position, because there is no doubt but that the cyclist is the king of the public space. The institutions have given him their endorsement, and he commits various acts of incivility with impunity. Let us take un example: the Sunday stroll along the Canal du Midi. When the good weather as it often is in the Haute Garonne region in France, biking enthusiasts decide to cycle along the canal as far as Castelnaudary more than 60 Km along the tow path. The bravest will go as far as the sea, a distance of some 300 Km of divided stages. However, most people only do a few kilometres as a family outing and as a result the tow path resounds with bell ringing and strings of invective if a pedestrian doesn’t move aside quickly enough and consequently, this lovely track along the canal resembles a motorway for bicycles.
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The bike, oneself and others Of course I am not entirely serious in what I have said above, and it does happen on occasion that cyclists stop at red lights. It is not unknown for cyclists to be courteous to other cyclists or even to pedestrians. However, it would appear that undisciplined and uncivil behaviour predominate. On the one hand, the use of the use of a bike as a means of light and rapid transport implies a rhythm that is incompatible with meandering, and using the bike could appear like an interruption in one’s daily routine. The cyclist doesn’t take in the urban architecture nor the social plays of the street. Rather, they cycle as quickly as possible, sticking to their trajectory shouting insults at by passers who they regard as being too slow. For, as Max Weber showed, in the end, rationality responds to the argument that each cyclist is conscious of others (notably those who stand up to him) and thus he acts as his sense of the rational dictates (Weber, 1913). Nor do I share the enthusiasm of Marc Augé when he claims that the bike is potentially a method for socialising the streets. On the contrary, the speed of the bikes, the overtaking and the crossings contribute to social distancing. Contrary to motor-cyclists who form a community, cyclists rarely speak among themselves; they don’t evaluate and compare the quality of one bike, the defects of another, except in the case of those belonging to a small fringe of people. They don’t form groups. There are traces of the Brompton brand all over the internet, but it is unlikely that two owners of Bromton bikes will exchange views should they ever meet. Observation has shown that we find ourselves here at the same level as for car drivers – everyone remains in their private sphere because the bicycle is not associated with identity or socialising properties. 187
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Marcel Mauss in his lecture notes, left considerable information on body techniques Mauss, 1967)119 We learn that our body language conveys much information on our way of thinking and being. Mauss helps us to understand that our way of cycling also conveys this information, for the posture adopted and the gestures are rich in social and cultural information. For example, in urban settings one might see some cyclists standing on the pedals in order to see further. Not everyone does this, its mainly its young adult males in jeans and sportswear. On the other hand one can imagine a young women wearing a coat and skirt sitting up straight, her only movement apart from pedalling is flexing her thumb to ring the bell We might include in this category, well-dressed men in city clothes who aren’t using the bike for its sporting virtues. As Marcel Mauss emphasises, the study of body language is carried out using photography or even cinema. This alone is a vast area beyond the scope of this article. However, during my observations, I was able to note some details which insidiously reveal certain social particularities. When stopping or stetting off one has the time to make observations of social membership. Sartorial attitude has the same objectives. Most of the time the clothes of urban cyclists don’t differ from pedestrians. If we remove the bicycle clip, or today the fluorescent band of Velcro, some wear a security vest which others complete with a safety helmet, though the wearing of either is far from the norm. This is probably because these accessories complicate their storage, which is not the case of the Sunday cyclists. But here again, there may be large variations which prevent any sort of generalisation. Besides, would wearing a helmet not be indicative of a deadly sentiment? 119
Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie. Paris : Payot, 1967
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Oneself and one’s bike It is not necessarily an easy thing to personalise a technical object. According to my observations it would seem that the great diversity of bicycles in the public space negates even the idea of personalisation by using decorations or accessories that give a personal note to the object. On the contrary, the bike a possession that seems to suffice in and of itself in this respect without the user being obliged to add a system of personal identification. Identity plates are rare on bicycles today, whereas in my childhood memories, every bike was equipped with a plate, sometime even embellished with a St Christopher medal, which gave the names and addresses of their owners. These plates were attached to the handlebars, under the saddle or in another visible place, and thus they constituted a sign of ownership and identity. They are a reminder of the taxes which were applicable on velocipedes from the end of the 19th century until the 1950’s. This then begs the question as to how do people attest their ownership if not by using a lock and chain, which are essential if the bike is to be left unattended for even an instant. I waited some time before addressing the question of the personal relationship I have with the bike, even though Marc Augé starts his book with the sentence: “one cannot write a eulogy to the bicycle without including one’s own personal experience” Besides, he delves into his own memories to write to the bicycle as did Patrick Gaboriau in the “Civilisation of the footpath” (Gaboriau, 1995). « J’ai abandonné les trottoirs de longues années. Ne marchais plus, roulais. Allais chercher le pain, le journal et le mou pour le chat, à vélo. Le vélo : j’en astiquais un à un les rayons qui cillaient au soleil, pinçais un morceau de boîte à fromage sur la fourche et le bois fragile butait sur les rayons, imitant le son d’une mobylette… Quand je m’aventurais sur le trottoir, les passants me servaient de 189
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quilles, je slalomais entre eux à toute berzingue ! Leurs quolibets m’encourageaient ! La grêle, la neige, le verglas, le crachin ne m’empêchaient pas de rouler. « Ça fouine », disait-on, je sortais… Les gants, le bonnet, et ça y allait, et ça y allait. » Hardly surprising then that after that Patrick Gaboriau’s brother started researching the Tour de France (Gaboriau, 2000). For me, learning how to ride a bike was a great moment, a moment where I became aware of being alone and of having made a big step in life. It seems to me that we all preserve this specific moment in our memories, the moment of awareness of being alone when the protective arm of father or mother or an uncle is removed, attributing to you a level of confidence that you heretofore underestimated. This is about learning to be autonomous and capacities at high speed. Its an unforgettable moment, but my memory refers to quite a different event once I address my first experience of a bicycle. I was ten years old and for Christmas 1969 my parents gave me a small white bicycle with white tyres. It was second-hand and my father had no doubt spent quite a few hours cleaning and repainting it and changing the tyres, so that it looked liked new, except that the handlebars were a little spotted. This for me was of absolutely no importance, and I was the happiest boy in the neighbourhood until some of the bigger children came to see this fabulous present and loudly announced that the bike wasn’t new because the handlebars were rusted. I realised at that point the importance of detail and that in their eyes, a present should be new and not second-hand. That episode saddened me so much that this event comes to me anytime I remember stories related to the bike. “The growing understanding of oneself which corresponds to learning to ride a bike leaves both unforgettable and unconscious traces” writes Marc Augé. As regards my anecdote, I can say the different forms 190
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of learning linked to the bike go above and beyond the different forms of technical, functional or psychomotor learning. The associated social relationships also meander in my consciousness and shape motivations, tastes as well as manners of thinking and acting. That is maybe why I have a problem with second-hand bikes. Furthermore, I believe that the maintenance of a bicycle is an integral part of the link that one can establish with it. Hence the recurrent questioning in front of a such a dilapidated park. Where are the beautiful bikes and the happy people who own them? Am I surprised to see bikes today in such a bad state? Is the bicycle not simply just another mode of transport? There is without doubt a reason for this, such as the idea camouflaging the quality of the bike behind visible wear and tear. But maintenance is part of respecting one’s bike. So, where are the beautiful bikes, the expensive and sparkling bikes? If particular attention is paid the bikes around, it is possible to observe that the bikes– if one should take the bike as a subject - reflect the socio-economic area in which they circulate. One of my acquaintances told me he has three bikes – two for travelling between home and work. One of these she uses for the journey between her house and the train station and the other for the journey between the destination train station and her place of work. And then she has an expensive bike for Sunday. Indeed the pleasure of cycling could accompany the idea of a quality bike outside of work days, when cycling for pleasure. Either the quality bikes are only used on Sunday or else they are not adapted to the daily journeys to work. In up-market suburbs we can see well-dressed ladies doing a tour of the neighbourhood on aluminium bicycles. Travelling at a stately pace, the bicycles glide along the roads or the pathways marking with their silent imprint the 191
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slow, sure rhythm of a world where everything is beautiful and marvellous. In these neighbourhoods, where one luxury boutique follows another and depict a harmonious society, the bicycle is the ambassador of happiness. We are very far from poor neighbourhoods, from the world of physical labour, in a universe where physical exertion is only used for moving around. I would like, as is claimed by Marc Augé if the bicycle were a vector of urban utopia, that represented a socialising tool at the heart of responsible citizenship. However, it its true that using the bike as a means of transport suggests a low level of freedom. Michele Serres doesn’t disagree and in some ways there they are both right. But beyond fashions, it remains to be seen how relationships to the bike will be maintained, how business will outstrip free will, it is difficult to believe in a radical shift towards a radiant future. For the moment the bicycle remains a technical item at the centre of political, economic and civic states. Which of the three will steal the glory? I believe that the bike has not yet found its place in the public space nor in its relationship to the world. Is it a momentary or transitory item or indeed an object of the future?
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Bibliographie ABRAM, Joseph (sous la direction). Claude Genzling. Corps/Matière/géométrie : le dessin de la performance, Metz : Ecole des Beaux-Arts de Metz, 1997 ALLAIRE, Julien. « Histoire moderne de la petite reine dans l’empire du Milieu », Transports, 2007, 52, 442, pp. 7786 AUGÉ, Marc. Eloge de la bicyclette, Paris : Payot, 2008 AUGÉ, Marc. Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Paris : Seuil, 2014 BAUMAN, Zygmunt. Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris : Seuil, 2007 BAUMAN, Zygmunt. Identité, Paris : L’Herne, 2010 BAUMAN, Zygmunt. Le coût humain de la mondialisation, Paris : Arthème Fayard/Pluriel, 2010 BEAUVOIR (de), Simone. La force des choses, Paris : Gallimard, 1963 BERGER, John. Pourquoi regarder les animaux ?, Paris : Editions Héros-Limite, 2011 BERTHO-LAVENIR, Catherine. « Le vélo, entre culture et technique », in Cahier de médiologie, n°5, 1998, pp. 915 BERTHO-LAVENIR, Catherine. La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris : Odile Jacob, 1999 BERTHO-LAVENIR, Catherine. Voyages à Vélo : Du vélocipède au Vélib, Paris bibliothèques/Actes Sud, 2011.
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BILLOT-GRASSET, Alice. Typologie des accidents corporels de cyclistes âgés de 10 ans et plus : un outil pour la prévention. Thèse de Santé publique et épidémiologie. Université Claude Bernard – Lyon I, 2015. BORGNAT, Pierre et alii. « Modélisation statistique cyclique des locations de Vélo’v à Lyon », XXIIe colloque GRETSI, 8-11 septembre 2009, téléchargeable sur http://hal.handle.net/2042/29029 CARRÉ, Jean-René. « Le vélo dans la ville : un révélateur social », in Cahier de médiologie, n°5, 1998, pp. 153167 CHARMES, Eric. La vie périurbaine face à la menace des gated communities, Paris : L’Harmattan, 2005 CHIRON, Mireille et AMOROS, Emmanuelle. « Description des blessés à vélo à partir des registres du Rhône », Actes des Journée spécialisée vélo et casque, INRETSBron, 2009, pp. 17-24 DABLANC, Laetitia et alii. Des marchandises dans la ville. Un enjeu social, environnemental et économique majeur, Terra Nova, 2017 DE KRUIJF, Jost et alii, « Evaluation of an incentive program to stimulate the shift from car commuting to ecycling in the Netherlands », Journal of Transport & Health, 2018, 10, pp. 74–83 DOUGLAS, Mary. De la souillure. Etudes sur al notion de pollution et de tabou, (1967), Paris : Editions de la Découverte, 1992 DUPREY, Ludovic. Le code du cycliste, Paris : Dalloz, 2019 DURKHEIM, Emile. Les règles de la méthode sociologique (1937), Paris : Quadrige/Puf, 1983 FOTTORINO, Eric. Petit éloge de la bicyclette, Paris, Folio/Gallimard, 2007 194
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FOURNEL, Paul. Besoin de vélo, Paris : Points Seuil, 2001 GABORIAU, Patrick. La civilisation du trottoir, Paris : Austral, 1995 GABORIAU, Patrick. Le terrain anthropologique. Archéologie d’une pratique, Paris : L’Harmattan, 2018 GABORIAU, Philippe. « Les trois âges du vélo en France » in Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 29, janvier-mars, 1991, pp. 17-34 GABORIAU, Philippe. Le Tour de France et le vélo. Histoire sociale d’une épopée contemporaine, Paris : L’Harmattan, 2000 GARDE, Patrick. A vélo citoyens !, préface de Michel Serres, Toulouse : Plume de carotte, 2009 GAYMARD, Sandrine ; CATON, L ; BLIN, M. « Cyclistes et autres usagers : deux études exploratoires pour comprendre les enjeux sécuritaires », in Mobilités et transports durables : des enjeux sécuritaires et de santé, sous la dir. de Sandrine Gaymard et Angel Egido, Paris : L’Harmattan, 2014 GIRAUD, Hélène. Le goût du vélo, Paris : Mercure de France, 2012 GRAFFIGNY de, Henri. Traité pratique et manuel de poche du cycliste, Paris : Maurice Dreyfous éditeur, 1892 GRANGER, Véronique. Les vélos à La Rochelle, conception d’une expérience et suivi de l’opération – juillet 1976 à juillet 1978, CETUR. GRANIÉ, Marie-Axelle. Transport, sécurité, mobilité, une question de genre ?, dossier thématique n° 9, IFSTTAR, 2018 HENSHAW, David. Brompton bicycle, 2nd edition, Excellent Books, 2017.
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HÉRAN, Frédéric. Le vol des bicyclettes : analyse du phénomène et méthodes de prévention, rapport final sous la dir., Ifrési, 2003. HÉRAN, Frédéric. « Comment relancer la pratique du vélo en ville », Silence, n° 391, juin, 2011, pp. 5-8 HÉRAN, Frédéric. Le retour de la bicyclette. Une histoire des déplacements urbains en Europe de 1817 à 2050, Paris : La Découverte, 2014 INGOLD, Tim. L’anthropologie comme éducation. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2018 JAN, Arthur. « Livrer à vélo… en attendant mieux », La nouvelle revue du travail [En ligne], 13 | 2018, mis en ligne le 29 octobre 2018, consulté le 08 mai 2019 DOI : 10.4000/nrt.3803 JOUENNE, Noël. "Un triomphe japonais : la calculatrice de poche", Pour la science, coll. Les génies de la science, n°21, 2004, pp. 10-13 JOUENNE, Noël. "La règle à calcul : extinction programmée ?", Pour la science, coll. Les génies de la science, n°25, 2005, pp. 20-23 JOUENNE, Noël. "La déroutante histoire du module Paname", Pour la science, coll. Les génies de la science, n°32, 2007, pp.18-19 JOUENNE, Noël. "L'attachement comme forme de résistance face à l'effacement de la mémoire. Retour d'expérience sur les enjeux de patrimonialisation d'une cité Castors à Toulouse", Parcours anthropologique, 10/2015, pp. 134157 JOUENNE, Noël. L’expérience corbuséenne d’un habitat collectif sous contrôle, Paris : L’Harmattan, 2017 JULIEN, Marie-Pierre ; ROSSELIN, Céline. Le sujet contre les objets… tout contre. Ethnographies de cultures matérielles, Paris : CTHS, 2009 196
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LAHIRE, Bernard. L’interprétation sociologique des rêves, Paris : La Découverte, 2018 LEMOSY, Fabien. « La tête dans le guidon », La nouvelle revue du travail [En ligne], 14 | 2019, mis en ligne le 07 mai 2019, consulté le 08 mai 2019 DOI : 10.4000/nrt.4673 LESENS, Isabelle. « C’est sérieux, votre histoire de vélo ? », in Cahier de médiologie, n°5, 1998, pp. 169-175 MAUSS, Marcel. Manuel d’ethnographie. Paris : Payot, 1967 MICHAUD, Véronique. A vélo, vite !, Paris : Fyp éditions, 2014 MORISSETTE, Claire. Deux roues, un avenir : le vélo en ville, Montréal, Editions Ecososiété, 2009 MOUGENOT, Vincent. Passion : vélo ou Vae en ville, Paris : L’Harmattan, 2011 PAPON, Francis. Le retour du vélo comme mode de déplacement, habilitation à diriger des recherches, tome 1, IFSTTAR, Université de Paris-Est, 2012 PIASERE, Leonardo. L’ethnographe imparfait. Expérience et cognition en anthropologie, Paris : EHESS, 2010 PÉTONNET, Colette. « L’anonymat ou la pellicule protectrice », Le temps de la réflexion VIII (La ville inquiète), VIII, 1987, pp. 247-261 PIEDNOIR, François. Pédaler intelligent. La biomécanique du cycliste, Ivry-sur-Seine : FFCT, 2007 POCHET, Pascal. « V comme vélo ou le grand absent des capitales africaines », in Les transports et la ville en Afrique au sud du Sahara. Le temps de la débrouille et du désordre inventif, Godard X. Ed., 2002, pp. 343-355
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PRÉSSICAUD, Nicolas. Le vélo à la reconquête des villes. Bréviaire de vélorution tranquille (etc.), Paris : L’Harmattan, 2009 RAVALET, Emmanuel. « Potentiel du vélo en ville : Une comparaison France-Mexique (Lyon et Puebla), XLVe colloque ASDRLF 2008, 25-27 août : Territoires et actions publique territoriale : nouvelles ressources pour le développement régional, UQAR, Rimouski (Québec, Canada), téléchargeable sur http://halshs.archivesouvertes.fr/halshs-00329469/fr/ RAVENEAU, Gilles. « Traitement de la sueur et discipline du corps », Journal des anthropologues [En ligne],112-113 | 2008, mis en ligne le 28 juin 2010, consulté le 23 avril 2018 RAVENEAU, Gilles. « Suer. Traitements matériels et symboliques de la transpiration », Ethnologie française, Vol. 41, 2011/1, pp. 49-57 RAZEMON, Oliver. Le pouvoir de la pédale. Comment le vélo transforme nos sociétés cabossées, édition revue et enrichie, Paris : L’écopoche, 2018 REIGNER, Hélène ; BRENAC Thierry et HERNANDEZ Frédérique. Nouvelles idéologies urbaines. Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre, Paris : PUR, 2013 RERA Patrick, Au travail à vélo… La pratique utilitaire de la bicyclette en Suisse, Neuchâtel : Editions AlphilPresses universitaires suisses, 2019 ROSA Harmut, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris : La Découverte, 2012 SERRE, Thierry. « Analyse d’une base de données de 800 casques endommagés », Actes des Journée spécialisée vélo et casque, INRETS-Bron, 2009, pp. 36-39 198
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SORREL, Jérôme. Vélotaf : mode d’emploi du vélo au quotidien, éditions Alternatives, 2019 SU TONG. A bicyclette, Paris : Piquier, 2015 TAUSSIG, Michael. I swear I saw This, Drawings in Fieldwork notebooks, namely my own, University of Chicago Press, 2011 TRONCHET, Didier. Petit traité de vélosophie. Réinventer la ville à vélo, (2000), Paris : Plon, 2014 VALLET, Odon. « Vélo, bicyclette : histoire des mots », in Cahier de médiologie, n°5, 1998, pp. 17-20 WALKER, Daves. The Cyclong Cartoonist. An illustrated guide to life on two wheels, London : Bloomsbury, 2017 WEBER, Max. Essais sur quelques catégories de la sociologie compréhensive, 1913 WILSON, David Gordon, Bicycling science, 3rd edition, Cambridge : MIT Press, 2004
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Table des matières I. En guise d’introduction ..................................................... 9 1. Problème d’épistémologie et de méthode ................... 9 2. La construction du terrain d’enquête ......................... 16 3. Du mot à mot .............................................................. 18 4. Nous ne sommes pas tout seuls ................................. 22 II. Contrepoint à l’éloge de la bicyclette ............................ 35 1. Retour sur les trois âges du vélo en France ............... 36 2. Un vélo, des vélos : vers la gentrification d’une pratique sociale ............................................................... 37 3. L’émergence des vélos pliants ................................... 41 4. Le vélo pliant dans la pratique quotidienne............... 44 5. L’art du pliage : un état d’esprit avant tout ............... 45 6. De l’objet physique à l’objet social ........................... 49 7. Se distinguer par l’incivilité ....................................... 53 8. Le vélo, soi-même et les autres.................................. 55 9. Soi-même et son vélo ................................................. 57 III. Quelques notes prises à la volée ................................... 61 1. Retour sur un petit périple en Bretagne ..................... 61 2. Le vélo vient-il au secours de la planète ? ................. 62 3. Le vélo en mémoire : un objet contrarié de la culture populaire ......................................................................... 64 4. Où sont les beaux vélos et les gens heureux qui vont avec ? .............................................................................. 66 5. Le vélotaf ou comment se cacher derrière son vélo .. 67 6. A bicyclette : d’un monde à l’autre ........................... 71 7. Détournement de cycle .............................................. 76 8. De l’extérieur à l’intérieur.......................................... 80
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9. L’usage de la bicyclette pliante comme machine de stratégie militaire ............................................................ 84 10. Le vélo motorisé est-il encore un vélo ? .................. 96 11. Conserver cette idée de voiture.............................. 106 12. Le hiatus urbain : vers une définition utile ............ 107 13. « Sauf vélo » : la pratique du vélo en ville à contresens autorisée ..................................................... 116 14. La pratique du vélo comme nouvelle forme d’autisme social ............................................................ 119 15. De la sueur .............................................................. 122 16. Ce que nous dit la pratique cycliste sur nous-mêmes ...................................................................................... 125 17. La mort d’une cycliste est-elle toujours contre nature ? ......................................................................... 129 18. Points de vue comparés des trajets-travail à partir de cinq entretiens............................................................... 145 IV. Conclusion ouverte ..................................................... 161 V. Grille d’entretien .......................................................... 165 VI. Conterpoint to the « Eloge de la bicyclette » ............. 171 Return to the three ages of the bike in France .............175 A bike, bicycles : towards the gentrification of a social practice..........................................................................175 The emergence of folding bicycles ..............................178 The folding bike in daily use .......................................179 The art of folding: above all a state of mind ...............180 From a physical to a social object................................183 Conspicuous by rudeness .............................................185 The bike, oneself and others ........................................187 Oneself and one’s bike .................................................189 Bibliographie ..................................................................... 193 202
SOCIOLOGIE AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions L'AUTOROUTE À PÉAGE DAKAR - DIAMNIADIO - AIBD ElHadji Baba Sakho Préface de Aminata Niane - Postface de Diéne Farba Sarr Cet ouvrage est un véritable bréviaire pour ceux qui veulent connaitre les différentes péripéties qui ont conduit à la réalisation de l'un des plus importants projets routiers depuis l'indépendance du Sénégal : l'autoroute à péage. L'auteur présente l'évolution du réseau routier du Sénégal (1900-2000), les différentes solutions préconisées pour désengorger Dakar, l'option PPP, les études réalisées, la problématique et le processus de la libération des emprises, les différentes phases de conception et de mise en oeuvre du projet autoroute à péage. (Coll. Harmattan Sénégal, 252 p., 26 euros) ISBN : 978-2-343-14946-2, EAN EBOOK : 9782140130557
LE TYROL DU SUD ET LA SIGNIFICATION DE HEIMAT Un laboratoire européen de coopération interculturelle Ingrid Kofler Un "modèle" de cohabitation interculturelle peut-il entretenir une situation conflictuelle historique ? Le Tyrol du Sud, département du Nord de l'Italie, illustre ce paradoxe à partir de ces deux groupes linguistiques principaux : les germanophones et les italophones. Ce territoire, historiquement autrichien avant son annexion en 1918 par l'Italie et constitué de deux tiers de germanophones, a réussi à maintenir ses spécificités grâce à une large autonomie administrative et juridique. Cependant, une forme de malaise accompagne la prise de conscience, dichotomique, d'un vécu commun. (Coll. Penser le temps présent, 238 p., 25,5 euros) ISBN : 978-2-343-17816-5, EAN EBOOK : 9782140131516
L'INDIVIDUALISME MODERNE CHEZ GEORG SIMMEL Sous la direction d'Olivier Agard et Françoise Lartillot Afin d'établir l'oeuvre de Simmel comme oeuvre sociologique de référence, le sociologue Otthein Rammstedt, éditeur des oeuvres complètes de Simmel, a proposé un choix de textes : il semblait suggérer que l'oeuvre pourrait être lue rétrospectivement depuis cette ultime étude et qu'il serait possible de reconstituer toute la portée philosophique de cette sociologie. Cet ouvrage relève le défi et montre que cette « sociologie pure » ou « formelle » est inséparable d'une vision relationnelle de la valeur et d'une ontologie dynamique forgées dans le débat avec les néo-kantiens et avec les penseurs contemporains de la question de la masse, de la matérialité ou de la culture. (Coll. De L'Allemand, 298 p., 30 euros) ISBN : 978-2-343-18457-9, EAN EBOOK : 9782140131400
ET SI ON MODIFIAIT VRAIMENT LES RÈGLES DU FOOTBALL ? 99 propositions Ludovic Ténèze Pour anticiper et réfléchir au football de demain, cet ouvrage reprend les propositions étudiées et les expérimentations testées par le Board depuis 1886. Il s'inspire également du règlement des autres sports collectifs ainsi que des suggestions des acteurs du football. Parmi les propositions : jouer un coup-franc sans mur, utiliser cinq remplaçants, faire adopter la règle du "10 m" du rugby ou encore diviser le temps de jeu d'un quart... (Coll. Mouvements des Savoirs, 240 p., 23,5 euros) ISBN : 978-2-343-18040-3, EAN EBOOK : 9782140131042
DÉTERMINANTS PSYCHOSOCIOLOGIQUES DE LA PAUVRETÉ EN RD CONGO Baudouin Kakura, Rémy Mbaya Préface de Florentin Mokonda Bonza La population de la R. D. Congo vit dans l'extrême pauvreté malgré les potentialités naturelles. Cet ouvrage explore la dimension humaine et sociale du développement à travers l'étude qualitative des « déterminants psychosociologiques de la pauvreté en République démocratique du Congo » : paresse, oisiveté et passivité ; manque d'informations et de capacités ; traditions, us et coutumes ; conflits sociaux ; sorcellerie, jalousie et fétichisme ; faible esprit d'initiative, de créativité et d'entreprise ; croyances magico-religieuses ; taille des ménages ; culture de la cueillette ; gouvernance... Quelques pistes de solutions sont proposées. (Coll. Harmattan RDC, 316 p., 32 euros) ISBN : 978-2-343-16376-5, EAN EBOOK : 9782140130250
RÉINVENTER L'OLYMPISME Que faisons-nous de notre sport ? Béchir Jabbès Le sport, de par sa richesse éducative, son apport identitaire et les valeurs qu'il porte, est central dans le développement de l'homme-citoyen. Béchir Jabbès, conscient de ces enjeux, propose une vision humaniste et solidaire du sport et s'engage pour un environnement où gagner compte autant que partager. (254 p., 25,5 euros) ISBN : 978-2-343-17899-8, EAN EBOOK : 9782140129179
L'INDIVIDU, SUJET DE LUI-MÊME Guy Bajoit Cet ouvrage comporte deux parties, selon le double point de vue historique et sociologique. La première consiste à retrouver la trace de l'individu sujet de lui-même dans la longue histoire de la culture européenne depuis la Grèce archaïque : d'où vient cette conviction si impérative aujourd'hui ? La seconde, sociologique, consiste à analyser en profondeur l'histoire personnelle de neuf individus de notre société, pour tenter de comprendre ce qu'ils font pour échapper à la destinée sociale et essayer d'être davantage sujets et acteurs de leur existence personnelle. EME éditions (Coll. Proximités Sociologie, 328 p., 32,5 euros) ISBN : 978-2-8066-3687-4, EAN EBOOK : 9782806651716
PUZZLE DE SORTIES DE VIOLENCE URBAINE À KINSHASA (RD CONGO) Sara Liwerant, Raoul Kienge-Kienge Intudi À Kinshasa, la violence urbaine des jeunes dits Kuluna est présentée par ces derniers comme une profession : celle des kulunaires qui créent et développent leurs propres opportunités économiques. L'exercice de ce « boulot » fait apparaître la construction d'un véritable réseau professionnel. L'ouvrage propose de considérer les sociabilités des jeunes, tel un puzzle dont les acteurs visibles et invisibles peuvent constituer de véritables leviers pour une sortie de violence. Academia (Coll. Publications du Centre de criminologie de l'Université de Kinshasa, 256 p., 25 euros) ISBN : 978-2-8061-0475-5, EAN EBOOK : 9782806110299
DIALOGUES INTERCULTURELS ET NOUVELLES RELIGIOSITÉS EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE Quand la culture et la religion conditionnent le vivre-ensemble... André Tassou, Moussa II Préface de Gilbert L. Taguem Fah La culture et la religion sont un gage de cohésion sociale et du vivre-ensemble dans différents groupes sociaux d'Afrique subsaharienne. De façon générale, l'interculturalité et l'inter-religiosité permettent aux personnes de se développer et de se transformer, de promouvoir la tolérance et le respect d'autrui. Toutefois, elles peuvent aussi devenir des vecteurs de désunion, de division et de conflits interculturels et/ou interreligieux. Les attaques perpétuelles de la secte islamique Boko Haram dans de nombreux pays africains sont autant d'exemples de ce risque. (Coll. Études africaines, 304 p., 31 euros) ISBN : 978-2-343-18278-0, EAN EBOOK : 9782140128929
REVENIR D'INDE Echanges autour de la sociobiologie Patrick Bellegarde Préface de Claude Combes La rencontre entre la sociologie et la biologie n'est pas toujours une chose facile. Pourtant, à l'occasion de voyages professionnels et d'une solide amitié, un sociologue a ramené des interrogations qu'un biologiste a écoutées attentivement. De ces échanges, sur l'importance de la contrainte biologique dans les comportements sociaux, sont nées des remarques que l'auteur expose dans cette publication. Excluant, dans la mesure du possible, la pensée exclusive, l'observation de la circulation routière dans plusieurs pays a amené le sociologue à constater que la préservation des gènes, comme les contraintes économiques ou culturelles, construisent pour les individus des rapports sociaux nouveaux. (Coll. Rue des écoles, 142 p., 15,5 euros) ISBN : 978-2-343-16160-0, EAN EBOOK : 9782140128554
MES INTERROGATIONS Intégration, Identité, Laïcité, Genre, Islam... Akila Benaïche L'actualité entre en résonance avec les préoccupations politiques du système d'intégration. Depuis 2015, la question de l'intégration est de fait l'un des principaux sujets de préoccupation de la classe politique et de l'opinion publique. Il apparaît que les dialectiques qui sont à l'oeuvre, qui se jouent dans la société française ainsi que la problématique de la population magrébine et des jeunes « issus de l'immigration » en France, sont celles du fait religieux et de la question sociale, voire de la place donnée à la question sociale remplacée par le fait religieux dans la construction des identités, individuelles et collectives. (116 p., 13,5 euros) ISBN : 978-2-343-18221-6, EAN EBOOK : 9782140127823
TOURISME : OBJET D'UNE RARE COMPLEXITÉ Interfaces aux territorialités multidimensionnelles Yannick Brun-Picard L'objectif de cet ouvrage est de rendre plus accessibles les interfaces aux territorialités multidimensionnelles du tourisme conçu comme un objet d'une rare complexité. La conceptualisation de l'appropriation du tourisme et de la mise en forme avec des influences méthodologiques corrélées aux méthodes collaboratives ancrent l'entreprise. Les mouvements des différentes formes de tourisme, les interfaces touristiques complexes, les mouvances en présence et un regard projectif sur ce qu'exposent les faits touristiques permettent la mise en relief des impacts et des orientations envisageables pour s'inscrire dans la durabilité touristique. (Coll. Tourismes et sociétés, 170 p., 18 euros) ISBN : 978-2-343-18255-1, EAN EBOOK : 9782140128318
CORPS, RELIGION ET DIVERSITÉ Anne-Laure Zwilling Circoncision, voile, alimentation, le religieux suscite régulièrement le débat, notamment sur la façon dont les différentes religions s'inscrivent dans le rapport au corps de leurs fidèles. Dans une société à la pluralité religieuse grandissante, de multiples usages différents se font voir. Pourquoi une telle présence du religieux dans nos sociétés occidentales sécularisées?? Il est temps d'explorer les liens riches et complexes qui existent entre corps, religion, et diversité. Academia (Coll. Investigations d'anthropologie prospective, 276 p., 29 euros) ISBN : 978-2-8061-0473-1, EAN EBOOK : 9782806110275
THE MAKING OF WILLIAM I. THOMAS: WOMEN, WORK AND URBAN INCLUSION A social history of rights and freedom in the United States at the beginning of the 20th century Giuseppina Cersosimo Le parcours du célèbre sociologue W.I. Thomas dans les Etats-Unis du début du XXe siècle, entre émancipation féminine et développement socio-économique (ouvrage en langue anglaise). Harmattan Italia (Coll. Harmattan Italia, 140 p., 23 euros) ISBN : 978-2-336-31860-8, EAN EBOOK : 9782140126635
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La pratique de la bicyclette révèle-t-elle quelque chose de notre monde ? C’est un peu sous cet angle que ce livre souhaite aborder cette thématique originale à travers des notes et des écrits, dont certains trouvent leur origine à partir de 2005, avec l’arrivée des vélos de location à Lyon. L’ethnologue nous livre ici un recueil de ses réflexions qu’il accompagne de récits autobiographiques et de textes inédits, dont un traduit en anglais afin d’ouvrir le dialogue à l’international. Si le vélo se distingue de la bicyclette, c’est qu’à travers son éloge, ou l’histoire de la bicyclette pliante comme machine de stratégie militaire, l’engin est porteur de valeurs tout comme de messages.
Noël Jouenne est ethnologue, maître de conférences en sciences de l’homme et de la société pour l’architecture à l’ENSA de Toulouse, membre du LRA -EA7413. À côté de ses recherches sur la pauvreté dans les sociétés post-modernes, sur les logements collectifs et les cités Castors, ou encore sur les instruments de calcul, l’ethnologue nous livre ici un regard aiguisé du côté d’un objet du quotidien porteur d’un message pour l’humanité.
Noël JOUENNE
Regard ethnologique sur une pratique culturelle
Notes sur le vélo et la bicyclette
Notes sur le vélo et la bicyclette
Noël JOUENNE
Notes sur le vélo et la bicyclette Regard ethnologique sur une pratique culturelle
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ISBN : 978-2-343-18582-8
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