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LE VIRUS DE L’ERREUR LA CONTROVERSE CAROLINGIENNE SUR LA DOUBLE PRÉDESTINATION : ESSAI D’HISTOIRE SOCIALE
Collection Haut Moyen Âge Dirigée par Régine Le Jan
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LE VIRUS DE L’ERREUR LA CONTROVERSE CAROLINGIENNE SUR LA DOUBLE PRÉDESTINATION : ESSAI D’HISTOIRE SOCIALE Warren Pezé
F
© 2017, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.
D/2017/0095/43 ISBN 978-2-503-57015-0 e-ISBN 978-2-503-57016-7 DOI 10.1484/M.HAMA-EB.5.111907 Printed on acid-free paper
TABLE DES MATIÈRES
Remerciements Avertissement au lecteur Introduction
13 15 17
Avant-propos17 Autour d’un récit d’Hincmar de Reims 17 La controverse en contexte 19 Les impasses de l’augustinisme 23 Historiographie28 Le legs de l’érudition moderne 28 Nouveaux modèles interprétatifs 32 Problématique37 Chapitre 1. Une histoire de la controverse
43
I. Gottschalk avant sa condamnation A. Les années saxonnes (806/8 ? – 829) 1. Gottschalk oblat : Fulda et Reichenau 2. La protestation : le concile de Mayence de 829 B. D’un concile à l’autre (829‑848) 1. Les années franques (années 830) 2. À Vérone (années 840) 3. Le Frioul et l’Évangélisation des Balkans (années 840) II. La controverse dans le royaume de Charles le Chauve (849‑852) A. Les condamnations (848‑849) 1. Le concile de Mayence (848) 2. Le concile de Quierzy (février-mars 849) B. L’activisme de Gottschalk (849‑850) 1. Le débat sur la vision béatifique 2. La controverse sur la trina deitas 3. Gottschalk mobilise ses réseaux (849‑850) C. Consultations en Francie occidentale 1. Hincmar et Pardoul 2. Charles le Chauve 3. L’action pastorale d’Hincmar (fin 849) 4. Le traité sur la prédestination de Jean Scot Erigène (850)
43 43 43 46 48 48 51 55 56 56 56 58 60 60 63 65 69 69 70 71 74
6
Table des matières
III. L’élargissement du conflit (852‑860) A. L’entrée en lice de l’Église de Lyon 1. La querelle érigénienne 2. L’Église de Lyon consultée et le Liber de tribus epistolis (852) 3. Les écrits de controverse lyonnais B. Concile contre concile (853‑860) 1. Le concile de Quierzy (853) et ses suites 2. Le concile de Valence (855) et le premier traité d’Hincmar 3. Le concile de Savonnières (859) 4. Le dernier traité d’Hincmar sur la prédestination (859‑860) 5. La controverse fait long feu : le concile de Tusey (860) C. La controverse après la controverse (860‑880) 1. Le procès de Rothade (863‑864) 2. L’évasion de Guntbert (866)
76 76 76 78 82 83 83 85 88 89 93 93 93 95
PREMIÈRE PARTIE : LES ENJEUX SOCIAUX ET POLITIQUES DE LA CONTROVERSE
99
Chapitre 2. La fabrique de l’exclusion : trajectoire et réseaux de Gottschalk d’Orbais
101
I. La parenté de Gottschalk dans l’espace germanique 102 Introduction102 A. Enquête anthroponymique 104 1. La Saxe : le comte Bern et les Ricdagides 104 2. Le nom « Bern » hors de Saxe 109 3. Le nom « Bern » en Franconie 112 B. Une famille franco-saxonne 114 1. Liba, épouse de Bern 114 2. L’oblation de Gottschalk : un conflit familial 116 3. Les liens entre Saxe et Franconie 120 4. Gottschalk et Hatto 126 C. Les acteurs du procès de 829 128 1. Ricdagides et Liudgerides 128 2. Les enjeux de la décision de Worms (août 829) 132 Conclusion137 II. Dans le Bassin parisien 138 A. Entre la Saxe et la Neustrie 138 B. Dans l’entourage des grands 143
Table des matières
7
1. La lettre à un évêque (Ebbon) 145 2. Velox Calliope 148 Conclusion152 C. Gottschalk et la crise de l’empire 153 1. Autorité et désobéissance dans les écrits de Gottschalk 153 2. Gottschalk, Corbie et la question de l’obéissance 155 3. Rupture avec la parenté saxonne 157 4. La cour d’Évrard et la mission dans les Balkans 159 Conclusion163 III. Les clivages du concile de Quierzy en 849 163 A. Unanimité et rivalité en concile 164 B. Le rapport de force à Quierzy 166 1. Le nombre de souscriptions 166 2. Les évêques de Quierzy 168 3. Les abbés et les clercs 173 Conclusion174 Conclusion du chapitre 175 Chapitre 3. Le roi et la cour
179
I. La théologie à la cour A. L’arbitrage de 853 B. Les dessous de l’intervention de Jean Scot Erigène 1. Une intervention liée à Charles le Chauve 2. Une consultation sous contrainte 3. Jean Scot protégé par Charles (850‑860) C. La culture de cour : la dialectique et le grec 1. L’enseignement palatin de Jean Scot et la prédestination 2. Le grec et la prédestination D. Une stratégie de distinction 1. La compétition culturelle entre souverains 2. La poésie de cour de Jean Scot et l’hellénisation du pouvoir II. Les milieux de cour dans la controverse A. Le rôle doctrinal des familiares B. Les clercs de la cour et la controverse 1. Le notaire Jonas 2. Le notaire Énée 3. Wulfade 4. Liudo, Isaac, Mannon et Martin de Laon Conclusion du chapitre
180 180 183 183 184 188 189 189 191 194 194 197 200 201 203 203 205 207 209 213
8
Table des matières
Chapitre 4. Le contexte social et politique
215
I. Le temps court : la controverse et la révolte de 858 217 A. Vers la révolte : le tournant de 853‑856 219 1. Les clercs de Charles et les Robertiens-Adalhardides (années 840‑850) 219 2. L’opposition des clercs de Sens (853‑856) 224 3. Les réseaux alamans 230 4. La faveur d’Hincmar (853‑858) 235 Conclusion240 B. Le De praedestinatione de 859‑860 : une campagne de désinformation241 1. 856‑866 : le débat confisqué 242 2. Le remaniement du c. 5 du concile de Valence 244 3. Le contexte de 859 : préserver la concorde avec le clergé méridional245 4. Les boucs-émissaires 248 5. Les absents 251 6. Des « oublis » opportuns 254 Conclusion257 II. Le temps moyen : prédestination et société (années 840‑850) 257 A. La question des églises familiales 257 1. Les revendications de biens d’église 257 2. Le conflit entre Hincmar contre Prudence 260 3. Les liens entre provinces de Sens et de Lyon 264 4. Les fausses décrétales 269 5. Augustinisme doctrinal et augustinisme politique 271 B. La crise de la peur 274 1. La peur de l’Enfer dans la prédication carolingienne 276 2. La peur de l’Enfer et la question des biens d’église (années 840‑850)282 3. Libre-arbitre, matérialité du châtiment et crise de la peur (années 850) 284 Conclusion288 C. Contestations laïques 289 1. Questionnements sur le libre-arbitre (849‑850) 290 2. Objections sur les biens d’église (années 830‑850) 293 3. Une audience laïque contrastée 296 Conclusion du chapitre 297
Table des matières
9
SECONDE PARTIE : LA CONSTRUCTION SOCIALE DES SOURCES
301
Chapitre 5. Doctes et simples : le champ du débat
303
I. Le public des simplices 306 A. Les clercs, une opinion publique 306 1. Le milieu socioculturel des clercs 306 2. L’opinion des clercs dans les controverses antérieures 309 3. L’opinion des clercs pendant la controverse sur la prédestination311 B. Simplicitas et simplices 314 1. Grégoire le Grand et Exode 21, 33‑34 315 2. Le problème de la qualification 318 Conclusion319 II. La discipline ecclésiastique dans les débats des années 850 320 A. Les hommes de Gottschalk 321 1. Le groupe de Gottschalk en Italie 321 2. Gottschalk et les simplices après 849 325 3. Charisme et subversion 326 4. La correspondance de Gottschalk avec les moines 327 B. Discipline et contrôle de l’opinion 330 1. Circonscrire le débat 330 2. Discerner le bon « zèle » 333 3. La reconnaissance d’une opinion publique 335 4. Le disciplinement de la province de Reims 337 III. Le discours et son public 341 A. Le « double impératif » littéraire d’Hincmar 343 B. L’énonciation à double fond 350 C. L’énonciation ouverte : Loup et Florus 358 D. La rhétorique de l’exclusion et de l’inclusion 361 Conclusion364 Conclusion du chapitre 365 Chapitre 6. Déformations et falsifications
369
I. Déformer, falsifier, accuser A. Les « critiques à éclipses » d’Hincmar B. Les falsifications, un topos hérésiologique C. Les accusations de falsification d’Hincmar
372 372 380 387
10
Table des matières
1. L’invention d’une généalogie hérésiologique 387 2. Les falsificateurs contemporains 391 D. Enquête codicologique 394 1. Le De Trinitate d’Hilaire et l’Adversus quinque haereses de Quodvultdeus394 2. Hincmar, interpolateur des Annales de Saint-Bertin ? 399 Conclusion402 II. Les réécritures dans leur contexte culturel 403 A. Réécrire Augustin et Isidore 405 1. Enchiridion, §100 : introduction au texte 405 2. Changements de temps et de préfixe 407 3. La suppression du préfixe dans Sententiae II, 6, 1 411 4. Réécriture par amputation dans Enchiridion, §100 414 5. De la faute de copie à la réécriture 416 Conclusion418 B. L’horizon théologique des simples clercs 418 1. La nécessité de pécher 418 2. Temporalités humaine et divine 420 3. La temporalité augustinienne dans la tourmente 422 Conclusion425 Conclusion du chapitre 426 Chapitre 7. Enquête archivistique
429
I. Les notes marginales 431 A. Le débat dans les marges 431 1. Tableau d’ensemble 431 2. Annotations liées aux controverses des années 850 436 Conclusion443 II. Dans les marges géographiques 443 A. Pacifico de Vérone 443 B. Würzburg 447 C. Les glossae hibernicae 456 Conclusion464 III. Les textes courts et leurs supports 465 IV. La genèse du De praedestinatione d’Hincmar 475 Conclusion479 Conclusion du chapitre 480 Conclusion
485
Table des matières
Annexes
11
494
Annexe 1 : Traduction des fragments de Gottschalk 494 1. La Confession de Mayence (Cartula professionis, 848) 494 2. Le libellus de Mayence (liber virosae conscriptionis, 848) 494 3. Le tomulus ad Gislemarum (849) 496 4. L’Ad quemdam complicem (853‑856) 496 Annexe 2 : La confession du pontifical de Poitiers 497 Annexe 3 : Bifeuillet de la Confessio brevior 499 Annexe 4 : Homélie sur Ps 26, 4 501 Annexe 5 : Fragment inédit du florilège du ms. Londres, BL, Arundel 213 502 Annexe 6 : Remaniement carolingien d’un sermon de Quodvultdeus de Carthage503 Annexe 7 : Les annotations de Würzburg 505 a. Les trois mains de Würzburg 505 b. Détail des notes 505 Annexe 8 : Les Glossae hibernicae 507 Annexe 9 : Plan du De praedestinatione d’Hincmar (859‑860) 508 Annexe 10 : Les annotations du ms. Reims, BM, 393 509 Annexe 11 : Les notes numériques du ms. Reims, BM, 393 510 Planches
513
Bibliographie
521
Indices Index raisonné des lieux Index des manuscrits cités Index des noms propres (à l’exception des auteurs postérieurs à 1850)
547 549 552 557
REMERCIEMENTS
C
e livre doit son existence à l’aide et au conseil de beaucoup. Les membres fondateurs de la rencontre Texts & Identities : Rosamond McKitterick, Walter Pohl et Ian Wood m’ont accompagné depuis mes premiers pas : parmi eux, Mayke de Jong a été comme une seconde directrice de thèse. L’été 2011, j’ai réorienté mes travaux dans une perspective philologique : cela n’aurait pas été possible sans l’aide de Franck Cinato, François Bougard et Anne-Marie TurcanVerkerk. J’ai souvent rencontré dans les bibliothèques des conservateurs attentifs aux besoins des chercheurs : je remercie en particulier Charlotte Denoël (BNF), Pierre Gandil et François Berquet (Troyes), Bruce Barker-Benfield (Bodléienne) et Everardus Overgaauw (SBPK). Sillonner les bibliothèques européennes n’aurait pas été possible sans l’aide financière de l’Institut Français d’Histoire en Allemagne, de l’École Française de Rome et du LAMOP. J’aimerais remercier aussi Michael I. Allen, Jean-Robert Armogathe, Geneviève Bührer-Thierry, Pierre Chambert-Protat, Paul-Irénée Fransen, David Ganz, Stéphane Gioanni, Michael Gorman, Monique Goullet, Dominique Iogna-Prat, Laurent Jégou, Adam Kosto, Steffen Patzold, Michel-Yves Perrin, Pierre Petitmengin, Irene van Renswoude, Mariken Teeuwen et Jeremy C. Thompson. Une gratitude toute particulière va à Evina Steinovà : nous nous sommes rendus, bibliothèque après bibliothèque, bien des services paléographiques, et le lecteur croisera son nom plus d’une fois en note. J’ai une pensée pour mes camarades médiévistes de Paris I : Adrien Bayard, Gaëlle Calvet-Marcadé, Claire de Cazanove, Arnaud Lestremau, Lucie Malbos, Claire Tignolet. Enfin, je remercie très affectueusement mes amis, en particulier Caroline, et ma famille pour leur soutien. Elle-même disciple de Jean Devisse, Régine Le Jan a été mon professeur d’histoire médiévale, puis ma directrice de master et de thèse, tous rôles qu’elle aura remplis en me faisant atteindre, au prix de justes efforts, le but recherché. Je lui dédicace ce livre, malgré ses imperfections, en gage de sincère reconnaissance et de filiation intellectuelle.
AVERTISSEMENT AU LECTEUR
C
e livre est la version réduite et mise à jour d’une thèse soutenue en 2014, dont le lecteur trouvera la version complète à la bibliothèque de l’université Paris I Panthéon Sorbonne. Par souci d’économie, nous avons adopté un système d’abréviation « à l’allemande » dans les notes de bas de page. Toutes les références à des articles et ouvrages figurant dans la bibliographie mentionnent le nom et les éléments essentiels du titre, grâce auxquels il sera aisé de retrouver la référence complète. Les références d’articles et ouvrages ne figurant pas dans la bibliographie sont en revanche données en intégralité dans la première note de bas de page où ils sont cités, puis abrégées avec la mention op. cit. Les collections de sources éditées sont systématiquement abrégées (CCCM, CCSL, CSEL, MGH, PL, SC) : le lecteur trouvera la résolution de ces abréviations dans la rubrique « sources » de la bibliographie, dans l’ordre alphabétique.
INTRODUCTION
Avant-propos Autour d’un récit d’Hincmar de Reims
C
’est un 30 octobre (868 ou 869) que disparut à l’abbaye champenoise d’Hautvillers le moine Gottschalk d’Orbais. Né en 806‑808, fils d’un comte saxon, oblat de l’abbaye royale de Fulda puis moine d’Orbais dans le diocèse de Soissons, hôte de la cour du marquis Évrard de Frioul dans les années 840, Gottschalk s’était avéré un intellectuel brillant mais incontrôlable. Il prêchait sans permission une doctrine alarmante, la double prédestination des élus à la vie éternelle, des réprouvés à la damnation. Poursuivi en Italie par la vindicte de son ancien abbé, Raban Maur, il fut condamné, fouetté et finalement excommunié au concile de Quierzy (849), sous la présidence de Charles le Chauve. « Pour qu’il ne nuise pas aux autres »1, il fut placé en prison monastique à Hautvillers, sous l’étroite surveillance de l’archevêque de Reims Hincmar, tandis que le clergé carolingien se déchirait à grand renfort de traités et de conciles sur le sort de la double prédestination et sur le sien. En lui mourut le dernier grand hérétique de l’époque carolingienne et le seul qui ne se fût jamais rétracté. Le sort de Gottschalk permet de saisir d’emblée que les discussions théologiques, au IXe siècle, n’ont rien de débats feutrés. La théologie est la langue commune des élites de la Chrétienté naissante. Elle est la source de l’autorité des rois, qui se pensent comme des chefs d’Églises, et leur dicte les moyens de parvenir à leur but ultime : le salut de leur peuple. Dans ce contexte, une querelle doctrinale ne peut se limiter à un débat savant. Tantôt considéré comme un fanatique déséquilibré, tantôt honoré comme un martyr de la liberté de conscience, le moine saxon incarne l’énigme posée par cette controverse dont les sources, malgré leurs silences, permettent de deviner l’obscure imbrication dans un contexte social et politique mouvementé. Notre but, dans les pages qui suivent, sera, autant que possible, de dissiper cette énigme. Cela ne peut se faire qu’en appuyant notre démarche sur un principe de méthode : les sources, à savoir les manuscrits et les textes qu’ils contiennent, ne sont pas un reflet de la controverse, c’est-à-dire l’enregistrement écrit de faits de nature sociale. Ils la façonnent, la constituent. Ils ont de la valeur comme contenus, 1 MGH Ep. 8, p. 23.
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LE VIRUS DE L’ERREUR
mais aussi comme contenants. Un exemple liminaire permettra de saisir les modalités de ce principe. Il s’agit d’un texte d’Hincmar de Reims. Le vainqueur de Gottschalk a laissé un récit de sa disparition. Celui-ci va nous confronter aux difficultés méthodologiques que posent nos sources et, en même temps, à l’enjeu historiographique qu’elles représentent. L’archevêque2 avait délégué plusieurs frères à la surveillance du Saxon : il était l’abbé d’Hautvillers et contrôlait les lieux3. Sentant sa fin approcher, les moines avertirent Hincmar qui adressa aussitôt au mourant une profession de foi rejetant la double prédestination. S’il y souscrivait, il serait sauvé et recevrait l’Eucharistie. Mais le malade s’indigna de cette énième grâce et redoubla de blasphèmes. Hincmar, en retour, redoubla d’efforts, « touché par la dureté de son cœur impénitent », et rédigea pour les moines d’Hautvillers une longue lettre d’instructions sur la future sépulture du mourant. S’il ne se repentait pas, on lui refuserait les vigiles, les hymnes et les psaumes, ainsi que le cimetière communautaire ; cela étant, on ne lui refuserait pas l’humanité d’une sépulture personnelle. Mais, alors que les frères d’Hautvillers, agglutinés autour de son lit de douleur, le pressaient de se rétracter pour échapper à l’anathème éternel, le condamné répondit qu’il ne pouvait ni renier ses idées, ni communier par autorité. Ainsi, conclut l’archevêque, finit-il sa vie indigne par une digne mort et, comme Judas, « se retira-t-il à sa place » (Ac 1, 25). La narration d’Hincmar nous confronte à des problèmes très concrets. Que retenir d’un récit partial, dépourvu de tout contrepoint ? Il se dérobe aux catégories du vrai et du faux. L’historien est embarrassé, comme devant toute source unique. Mais il faut observer, au-delà de cet embarras, sa cause. Le vainqueur reste maître du champ de bataille. Ce champ de bataille, c’est le discours. Au stade de la controverse où est rédigé le récit, l’information est entièrement contrôlée par Hincmar. Son texte n’est pas fortuit mais a une fonction justificative. Il a été transmis par une apostille ajoutée à un exemplaire du traité de l’archevêque sur la Trinité, rédigé contre Gottschalk vers 856. Il s’agit d’une copie de conservation rémoise, émanant de l’atelier de l’archevêque (Ms. Bruxelles, Bibliothèque royale, 1831‑1833). À l’intérieur du récit, celui-ci a enchâssé le texte de la profession de foi destinée à Gottschalk et de la lettre d’instructions aux moines d’Hautvillers. L’ensemble est comme un plaidoyer assorti de pièces justificatives : il faut légitimer la sanction, incessamment contestée, du condamné exclu jusqu’à la tombe. Pour cela, on donne l’image d’un solitaire endurci, inaccessible à la raison, harcelé par des frères attentifs à son salut.
2 Je paraphrase ici les dernières pages du De una et non trina Deitate, PL 125, col. 615‑618. 3 Cf. Stratmann, Hinkmar als Verwalter, p. 57.
Introduction
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Dès lors, s’il est extrêmement difficile de juger de la véracité de la narration d’Hincmar, décrire son intention et reconstituer le contexte du document l’est beaucoup moins. À l’évidence, Gottschalk n’a rien d’un maniaque isolé : on le défend jusqu’à sa mort, puisqu’Hincmar doit encore se justifier. Une telle opiniâtreté, à une date (868‑869) où l’on pouvait croire la controverse dissipée depuis longtemps, laisse songeur. Vus sous cet angle, que vont nous apprendre les textes de la controverse sur la prédestination ? Nous voyons déjà qu’ils ne se contentent pas de décrire la réalité historique, mais la façonnent et sont en eux-mêmes des faits sociaux. Il sont les reliques d’une guerre de l’information opposant des experts de la communication, de la publicité, voire de la falsification. La controverse est à proprement parler une affaire, un conflit religieux, social, politique, qui se joue dans les médias de l’époque. La controverse en contexte La controverse dépasse largement la personne de Gottschalk, contrairement à ce qu’un Hincmar triomphant aimerait faire croire. En 849, la condamnation de l’ « endurci solitaire » déclenche, dans les rangs du clergé du royaume de Francie occidentale, un vrai séisme. Une à une, les voix des plus grands érudits du temps : Loup de Ferrières, Ratramne de Corbie, Prudence de Troyes, Florus de Lyon s’élèvent pour confirmer que la doctrine condamnée est conforme à la pensée de saint Augustin. Ne permettez pas que l’enseignement d’Augustin soit attaqué sous votre pontificat, écrit Prudence à Hincmar4. L’opinion cléricale se divise, le désordre se répand dans les monastères où les partisans de Gottschalk diffusent ses scedulae5 et ses appels à la désobéissance. L’Église de Dieu se déchire et le scandale de la désunion éclate au grand jour. Pour rétablir l’unité, Charles le Chauve force ses évêques à signer une formule de concorde hostile à la double prédestination au synode de Quierzy, en 853. Le clergé lyonnais, hors d’atteinte, la condamne au synode de Valence, en 855. Charles charge Hincmar de le réfuter. Les évêques des deux royaumes se retrouvent face-à-face à Savonnières, en 859. Ils relisent les canons des deux conciles, s’échauffent et reportent la discussion au prochain synode. Mais l’année suivante, au concile de Tusey, si l’on omet quelques pages sur la grâce et le libre-arbitre en tête d’une lettre synodale adressée aux accaparateurs de biens d’église, on n’en fait rien. La question était mystérieusement tombée dans l’oubli. En 864‑866, les tentatives du pape Nicolas Ier, alerté par cette affaire absconse, pour faire la lumière sur le sort de Gottschalk n’aboutirent à rien non plus.
4 PL 115, col. 973. 5 Il sera souvent question dans cet essai des scedulae, qui sont des textes brefs d’un ou quelques feuillets. « Cédule » ayant pris en français une acception juridique, je citerai le terme latin.
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LE VIRUS DE L’ERREUR
Ce fut donc un conflit long et violent : pour la première fois, on assiste à une bataille rangée de conciles carolingiens. Pourtant, les contemporains ont déjà entendu des voix discordantes au sujet de la prédestination. En 745, d’après Boniface, l’évêque irlandais Clemens affirme en Neustrie « des choses horribles » sur la prédestination de Dieu6. Le pape Hadrien, dans une lettre préservée par le Codex carolinus, rapporte que l’Église espagnole est agitée par la question de la prédestination à la vie et à la mort : il lui recommande l’enseignement augustinien de Fulgence de Ruspe7. On retrouve la même question dans des notes marginales wisigothiques, contemporaines de la controverse adoptianiste (années 790‑800), défendant la prédestination et la prescience divines8. De même, les évêques espagnols nomment en 793‑794 les sectateurs de Migetius Casiani, référence à l’un des opposants à la doctrine augustinienne de la grâce, Jean Cassien9 ; encore en 839, ces Casiani sont dénoncés par le concile de Cordoue10. Dans l’espace franc, Humbert de Würzburg consulte Raban Maur vers 840 au sujet de la prédestination, inquiet de savoir si l’heure de la mort est prévue par Dieu11. Bien plus : la thèse augustinienne de la prédestination au châtiment, bientôt défendue Gottschalk, est déjà prêchée dans le Liber exhortationis de Paulin d’Aquilée à Eric de Frioul, monument de la pastorale laïque carolingienne12. Comme nous le verrons, Gottschalk, surnommé « Fulgence », était sûrement réputé pour son zèle augustinien dans sa jeunesse, deux décennies avant la controverse (cf. chap. 2). Pour quelle raison celle-ci a-t-elle donc éclaté ? Les débats sur la prédestination prennent place au terme du cycle de la renaissance carolingienne, marquée en tous points par le problème de l’hérésie. Sa première étape, sous Pépin le Bref, se caractérise par la réforme bonifacienne, les débuts de l’unification liturgique et l’élimination de chefs charismatiques comme les évêques Aldebert et Clemens13. La deuxième étape est celle des hérésies extérieures : l’iconoclasme byzantin et l’adoptianisme espagnol, qui permettent à
6 Correspondance de Boniface et Lull, lettre n° 59 ; MGH Ep. 3, p. 318. 7 Codex carolinus, lettre n° 95 : ibid., p. 642. 8 D. de Bruyne, « Un document de la controverse adoptianiste en Espagne vers l’an 800 », dans Revue d’histoire ecclésiastique, 27, 1931, p. 307‑312. 9 MGH Conc. II, 1, p. 118 : Migetio, Casianorum et Sabellianorum magistro… 10 CSM 1, p. 135‑136. Cf. J. F. Rivera Recio, « Doctrina trinitaria en el ambiente heterodoxo del primer siglo mozarabe », dans Revista española de teologia, 4, 1944, p. 193‑210, p. 197‑200 ; Gumerlock, « Predestination before Gottschalk », p. 319‑337. 11 MGH Ep. 5, p. 517‑533. 12 PL 99, col. 262 (c. 56) : Si enim tardaverimus, timeamus ne inferat nobis iram suam, quia quosdam quidem praedestinavit ad supplicium… 13 Cf. M. Innes, « Immunes from heresy : defining the boundaries of Carolingian Christianity », dans Frankland. The Franks and the World of the Early Middle Ages, essays in honour of Dame Jinty Nelson, p. Fouracre et D. Ganz éd., Manchester, 2008, p. 101‑125.
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Charlemagne d’imposer la cour franque comme pôle de référence de l’orthodoxie occidentale14. L’adoptianisme prend, dans la Septimanie récemment conquise, les dimensions d’une hérésie populaire, réduite par une vaste campagne de prédication en 799. Avec le règne de Louis le Pieux apparaissent des polémiques internes au monde franc. Ces crises ont un caractère local, avec, à Turin dans les années 820, l’iconoclasme de Claude et, à Lyon en 835‑838, la réforme liturgique d’Amalaire, finalement victime d’une longue campagne d’accusations menée par le diacre Florus15. Ces questionnements se poursuivent dans la décennie 840, sans procès ni condamnation, au sujet de l’Eucharistie, de la conception virginale, de la prescience divine16. Dans ce contexte éclot la controverse sur la double prédestination, contemporaine de débats sur la nature de l’âme, la Trinité et la vision béatifique. Cette vague de débats s’interrompt dans les années 860, avec les derniers feux de la renaissance carolingienne. La controverse sur la prédestination s’inscrit donc dans une phase d’accélération du questionnement doctrinal, contemporaine de la troisième génération carolingienne, celle de la pleine maturité de la renaissance des lettres. Elle se distingue par une vie intellectuelle moins centralisée, moins contrôlée, disséminée dans plusieurs centres réputés (Corbie, Auxerre, Lyon, Laon…), auprès d’érudits de renom (Prudence de Troyes, Loup de Ferrières, Sedulius Scottus…)17 ; une génération de grande qualité, couronnée par le génie de Jean Scot Erigène, et qui n’est dépassée qu’à la toute fin du XIe siècle. Des débats qui l’environnent, la controverse se démarque pourtant. D’abord, par sa durée : de 840 à 866, voire 880 si l’on tient compte de la Vita Remigi d’Hincmar (cf. chap. 1). Ensuite, par son ampleur géographique : la prédestination est débattue dans la Francie occidentale, le Frioul, la région de Mayence et la Lotharingie, c’est-à-dire la quasi-totalité du monde franc. Elle se démarque aussi par son intensité. La longueur des traités (plus d’une vingtaine) et le nombre des conciles (neuf ) qui la concernent sont sans équivalent18. Le pape intervient deux, peut-être trois fois, en 859, 864 et 866. La violence de la querelle est inédite : Gottschalk 14 Pour l’adoptianisme, se référer dorénavant à F. Close, Uniformiser la foi pour unifier l’empire. Contribution à l’histoire de la pensée politico-théologique de Charlemagne, Bruxelles, 2011 (Mémoire de la Classe des Lettres de l’Académie Royale de Belgique, 59) ; et pour l’iconoclasme, à T. Noble, Images, Iconoclasm and the Carolingians, Philadelphie, 2009. 15 Sur Claude de Turin, voir P. Boulhol, Claude de Turin, un évêque iconoclaste dans l’occident carolingien, Paris 2002 (Collection des études augustiniennes, série moyen âge et temps modernes 38) ; sur Amalaire, Zechiel-Eckes, Florus, p. 21‑76. 16 Cf. Bouhot, Ratramne. 17 Au sujet de ces générations intellectuelles, voir Flasch, Introduction, p. 33‑34. 18 Mayence en 848, Quierzy et Paris en 849, encore Quierzy en 853, Valence en 855, Langres et Savonnières en 859, peut-être Tusey en 860, Metz en 863.
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est fouetté publiquement à deux reprises avant d’être excommunié ; le concile de Quierzy de 853 est condamné par ceux de Valence et Langres, avec le traité de Jean Scot. On s’invective entre confrères. La crise est grave et dépasse ce que le monde franc avait connu. Elle devrait représenter la controverse carolingienne par excellence. Or, ce n’est pas le cas, à l’observer par la lorgnette des synthèses transversales et des histoires générales. Il ne se trouve que des spécialistes de la vie intellectuelle pour lui rendre justice19. On lui préfère, bien souvent, l’adoptianisme ou l’iconoclasme pour leur impact politique, ou bien l’élimination d’Aldebert pour ses aspects folkloriques. Comment en est-on arrivé à ce résultat ? Comment les enjeux de la controverse sont-ils devenus illisibles pour une historiographie non archispécialisée ? On invoquera deux causes évidentes : la segmentation et la technicité. Contrairement à Aldebert et Clemens, qui évoquent les hérésies populaires ultérieures ; à l’iconoclasme, qui se situe d’emblée sur le terrain des pratiques ; à l’adoptianisme, qui a une dimension politique et culturelle, la controverse sur la prédestination semble coupée de tout contexte. Point d’intrigues byzantines, point d’icônes à renverser, point de chefs charismatiques vendant leurs pelures d’ongles comme reliques20. La prédestination semble sans intérêt historique. À cela s’ajoute la technicité du sujet. Les rapports réciproques entre grâce et librearbitre ne sont pas chose facile à définir. Les mieux à même de le comprendre devraient être les théologiens : une historiographie foisonnante montre qu’ils sont en total désaccord sur ce qu’ont vraiment enseigné Gottschalk ou Hincmar. Comment trancher ce nœud gordien, en décrivant les enjeux politiques et sociaux de l’affaire ? Avant de se lancer cette gageure, il faut prendre deux saines précautions. Premièrement, savoir de quoi l’on parle, en resituant le problème de la double prédestination dans son contexte culturel, c’est-à-dire la réception de l’augustinisme du Ve au IXe siècle et les apories que ce système avait laissées derrière lui. Deuxièmement, remonter aux sources de la tendance historiographique qui semble avoir banni la controverse du champ historique, en observant comment théologie et histoire ont dialogué, de l’apparition de la controverse comme champ historiographique au XVIIe siècle jusqu’à nos jours. 19 P. Riché, « Le christianisme dans l’Occident carolingien », dans Évêques, moines et empereurs (610‑1054), G. Dagron, P. Riché et A. Vauchez (dir.), Paris, 1983 (Histoire du christianisme, J.-M. Mayeur, C. et L. Pietri, A. Vauchez et M. Vénard dir., t. 4), p. 683‑766 (752‑753). 20 Ce dernier trait se rapporte à Aldebert : MGH Ep. 3, p. 318.
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Les impasses de l’augustinisme Sans nul doute, l’Occident contemporain, sécularisé, partage en majorité le scepticisme d’un Diderot vis-à-vis de la notion d’une volonté toute-puissante gouvernant le monde, « un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis deux mille ans, sans en être d’un pas plus avancé »21. La révolution scientifique semble avoir dépouillé l’univers de la mystérieuse volonté qui le faisait fonctionner, suivant le « désenchantement du monde » de Max Weber. La notion d’Intelligent design, défendue avec pertes et fracas par le cardinal Schönborn en 2005, apparaît comme l’ultime tentative d’articuler la théorie de l’évolution avec le dessein préalable de Dieu, c’est-à-dire la prédestination, et d’animer le réel avec du surnaturel22. Cette perspective aujourd’hui repoussée dominait la société du haut Moyen Âge. Pour Loup de Ferrières, l’intelligence la plus simple discerne, à la vue d’un monde organisé, la main du Créateur23. Lorsque le jeune Augustin cherche à se représenter l’immanence de Dieu, il imagine le monde comme « une éponge imbibée, en toutes ses parties, de l’immense mer »24. La question de la prédestination, pour les Carolingiens, met en jeu l’omniprésence divine, immédiatement perceptible, et exige une définition précise. Ils la cherchent dans la controverse qui oppose Augustin et ses partisans aux Pélagiens, en 411‑418, et aux « Semi-pélagiens », de la fin de sa vie au concile d’Orange de 529 : les traités, lettres et actes conciliaires de la controverse antique fournissent à sa réplique carolingienne autorités, arguments et citations25. 21 Jacques le fataliste et son maître, Paris, 1972, p. 9. 22 « Finding Design in Nature », dans New York Times, 7 juillet 2005. 23 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 53. 24 Augustin, Confessions, VII, 5, 7 ; P. de Labriolle trad., Paris, 1950, p. 152. 25 Au sujet de la doctrine augustinienne de la prédestination, voir d’abord l’Augustinus-Lexikon III (2010), col. 182‑242 (V. H. Drecoll, article « Gratia ») et 605‑610 (T. G. Ring, article « Initium fidei ») : le volume IV, qui devra contenir l’article « Praedestinatio », n’est pas encore paru ; voir aussi Augustine through the Ages. An Encyclopedia, A. D. Fitzgerald (éd.), Grand Rapids, 1999, p. 391‑398 ( J. Patout Burns, article « Grace ») et p. 677‑679 (M. Lamberigts, article « Predestination »). Voir ensuite les introductions suivantes à l’augustinisme : Augustin Handbuch, V. H. Drecoll (éd.), Tübingen, 2007 ; A Companion to Augustine, M. Vessey (éd.), Oxford, 2012 ; on peut encore consulter A Companion to the Study of Augustine, R. Battenhouse (éd.), New York, 1955. Pour un recueil bibliographique, cf. W. Geerlings, Augustinus. Leben und Werk. Eine bibliographische Einführung, Paderborn, 2002 (pour les écrits anti-pélagiens, p. 99‑122). Au sujet l’abondante prodution bibliographique sur la grâce et la prédestination, voir G. Nygren, Das Prädestinationsproblem in der Theologie Augustins, Göttingen, 1956 ; J. Chéné, La théologie de saint Augustin. Grâce et prédestination, Lyon, 1962 ; G. Bonner, « Augustine and Modern Research on Pelagianism », dans The Saint Augustine Lecture 1970, Villanova, Pa., 1972, p. 1‑82 (repr. in God’s Decree and Man’s Destiny, Studies on the Thought of Augustine of Hippo, Variorum, Londres, 1987 (qui est un utile commentaire historiographique sur le pélagianisme) ; J. Patout Burns, The Development of Augustine’s Doctrine of Operative Grace, Paris, 1980 (Collection des Études Augustiniennes, série Antiquité, 82) ; G. Madec, « Du libre-arbitre à la grâce de Dieu », dans Lectures augustiniennes, Paris, 2001 (Collection des Études Augustiniennes, série Antiquité, 168), p. 241‑255 ; P. Brown, La vie de saint Augustin, trad. J.-H. Marrou, Paris, 2001 (1e éd : Augustine of Hippo. A Biography, Londres,
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La doctrine augustinienne de la prédestination a pu être qualifiée de « dynamite théologique »26. Le terme même de prédestination, qui fait résonner dans l’imaginaire ceux de fatalité, de déterminisme et de destin, n’est, dans la pensée augustinienne, que la transcription de main d’homme d’une temporalité divine – qu’Augustin a en grande partie forgée – dans une temporalité terrestre : Dieu, expose Augustin dans plusieurs textes fondamentaux, ne se situe pas dans le temps mondain, fait d’un mouvement constituant un avant et un après, mais dans un éternel présent, sans mouvement, car il est immuable27. Dans une logique de participation néo-platonicienne, les événements tirent leur existence de la volonté de Dieu : ils ne font que se manifester dans le temps28. Comme l’écrit Augustin : voluntas Dei est necessitas rerum, ce qui inspira à Ronald Firbank le mot suivant : « The world is so dreadfully managed, one hardly knows to whom to complain »29. La doctrine de la double prédestination ne pose donc pas d’abord aux anciens un problème temporel, celui que les philosophes appellent la nécessité accidentelle du passé30 : Augustin lui-même, dans les Quaestiones ad Simplicianum, explique qu’on ne devrait pas parler de prescience mais de science divine, car Dieu n’est pas situé dans le temps31. Le véritable problème réside dans les rapports qu’entre-
1967), p. 443‑536 ; A.-I. Bouton-Touloubic, L’ordre caché : le concept d’ordre chez saint Augustin, Paris, 2004 (Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité, 174), p. 373‑429 ; G. Bonner, Freedom and Necessity. St. Augustine’s Teaching on Divine Power and Human Freedom, Washington, 2007. Au sujet de la controverse « semi-pélagienne », voir en dernier lieu R. H. Weaver, Divine Grace and Human Agency, A Study of the Semi-Pelagian Controversy, Macon, Ga., 1996 (North American Patristic Society Patristic Monograph Series, 15) et D. Ogliari, Gratia et Certamen : The Relationship between Grace and Free Will in the Discussion of Augustine with the So-called Semipelagians, Louvain, 2003 (Bibliotheca ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 169). 26 J. Wetzel, « Snares of truth : Augustine on free will and predestination », dans Augustine and his critics, R. Odaro et G. Lawless (éd.), Londres, 2000, p. 124‑141, p. 124. 27 Au sujet de la temporalité augustinienne, voir l’ouvrage fondamental de K. Flasch, Was ist Zeit ? Augustinus von Hippo, das XI. Buch der Confessiones : historisch-philosophische Studie, Francfort/Main, 1993, ainsi que Böhm, Temporalité et Marenbon, Le temps (qui parle exclusivement de la « solution boécienne », mais cette dernière ne peut être comprise que dans le cadre de la temporalité augustinienne). Les textes augustiniens qui exposent sa conception du temps sont les livres XI-XIII des Confessions, le De Genesi ad litteram, livres I-V, et le De civitate Dei, livres XI-XIV. 28 Flasch, ibid., p. 210‑211. Au sujet de la notion de participation chez Augustin, voir Bonner, Freedom and necessity, op. cit., p. 29‑33. 29 Augustin, De Genesi ad Litteram, VI, 15, 26 (cité par Flasch, ibid., p. 102) ; Firbank est cité par Bonner, ibid., p. 22. 30 Cf. pour un exposé récent de ces enjeux, Marenbon, Le temps, p. 20‑22. La nécessité accidentelle du passé désigne le fait qu’un événement passé est nécessaire (en d’autres termes, on ne peut le défaire). Or, si Dieu a su hier ce que je ferai demain, sa connaissance du futur étant passée et nécessaire, ce que je ferai demain arrivera nécessairement. Il sera question de ce problème de temporalité au chapitre 6. 31 De diversis quaestionibus ad Simplicianum, II, 2, 2 : Quid est enim praescientia nisi scientia futurorum ? Quid autem futurum est Deo, qui omnia tempora supergreditur ? Si enim scientia Dei res ipsas habet, non sunt ei futurae sed praesentes ; ac per hoc non iam praescientia sed tantum scientia dici potest.
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tiennent les volontés divine et humaine, et les rôles respectifs qu’il faut attribuer au libre-arbitre et à la grâce dans la perspective du salut. La prédestination n’est jamais, écrit Augustin, que « la préparation de la grâce, alors que la grâce est la donation elle-même »32. La question porte techniquement sur l’économie de la grâce et non sur un problème temporel. Les Pélagiens prêchent un libre-arbitre capable, à chaque instant, de se tourner vers le bien ou le mal. Pour Pélage, la justice divine n’est pas différente de celle des hommes : un péché ne peut être jugé répréhensible que si l’on a pu ne pas le commettre33. La grâce consiste donc dans le don de ce libre-arbitre et le pardon des péchés passés. L’anthropologie pélagienne qui, comme l’a montré Jean-Marie Salamito, penche pour une virtuosité morale appropriée aux milieux aristocratiques, s’est d’abord manifestée comme un anti-augustinisme, en réaction à une phrase des Confessions entendue par Pélage en lecture publique à Rome, en 404‑405, où Augustin manifestait la toute-puissance de la grâce et la « spiritualité de la dépendance » humaine : da quod iubes et iube quod vis (X, 29, 40)34. Augustin, dont la pensée domine l’Occident chrétien jusqu’à l’âge scolastique, est le penseur de la toute-puissance divine. Sa doctrine de la grâce se développe dans le sillage de sa conversion et de la rédaction des Confessions où il avait fait l’expérience de sa propre passivité et de l’irrésistible action divine35. Au cœur de cette pensée, il y a plusieurs principes : l’homme, après la chute, est incapable du moindre bien, et donc du salut, sans la grâce ; la grâce n’est pas donnée par Dieu en fonction de la prévision des mérites, mais gratuitement et de sa propre initiative (ce que l’on appelle plus tard la prédestination ante praevisa merita) ; ceux à qui cette grâce n’est pas donnée sont néanmoins responsables de leur propre damnation, en vertu de l’action de leur libre-arbitre d’une part, de la culpabilité du genre humain héritée d’Adam d’autre part36.
32 De praedestinatione sanctorum 10, 19 : Inter gratiam porro et praedestinationem hoc tantum interest, quod praedestinatio est gratiae praeparatio, gratia vero iam ipsa donatio. 33 G. de Plinval, Pélage, ses écrits, sa vie, sa réforme, Lausanne, 1943 : cf. De perfectione iustitiae hominis, II, 2. 34 De dono perseverantiae, 20, 53. 35 Bouton-Touloubic, Ordre caché, op. cit., p. 407‑408 ; Bonner, Freedom and necessity, op. cit., p. 17 ; Pezé, « Les émotions et le moi… ». 36 La notion de culpabilité universelle ne se comprend qu’à l’aune de l’hyperréalisme augustinien. Pour Augustin, Adam est, comme un universel, une essence de laquelle participent tous les hommes : seule cette participation ontologique de toute l’humanité à Adam explique que la faute d’Adam se répercute sur tous les hommes (cf. Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 67‑87 ; Bonner, ibid., p. 72‑73).
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Cette théologie, dont la dureté choque aujourd’hui comme elle a choqué un Julien d’Éclane37, s’explique par plusieurs priorités d’Augustin. D’une part, ne pas faire de Dieu l’origine du mal (d’où la formalisation de la doctrine du péché originel)38 ; d’autre part, préserver le rôle décisif du Christ dans le salut, de crainte, si l’homme restait libre de se sauver, que la Croix ne soit vaine et que l’homme ne s’enorgueillisse ; enfin, faire de Dieu le maître immuable de l’histoire, auteur du bien et ordonnateur du mal39. La double prédestination, qui est une doctrine toute augustinienne40, prend alors sens : il s’agit de l’organisation, de toute éternité, du salut de ceux à qui Dieu accorde sa grâce, et de la damnation de ceux à qui il la refuse. Mais il faut garder à l’esprit que cette prédestination, consécutive, n’est pas le cœur de la doctrine augustinienne, dont la prédestination finale des élus à la grâce et au salut occupe la place centrale. Augustin, qui avait tenu, dans sa jeunesse, des thèses plus libérales en faveur du libre-arbitre, est conscient que son enseignement, à partir du tournant des Questiones ad Simplicianum en 397, l’affaiblit au bénéfice de la grâce. Il écrit luimême, dans les Retractationes de l’Ad Simplicianum, « j’ai fait des efforts pour résoudre cette question en faveur du libre-arbitre de la volonté humaine, mais c’est la grâce de Dieu qui a vaincu » : vicit Dei gratia41. Comme l’a commenté Odilon Rottmanner, « toutes les tentatives de concilier le concept de liberté avec la théorie de la grâce d’Augustin ont échoué et échoueront »42. Dès lors, l’immense difficulté de l’augustinisme est d’offrir une cohésion de façade. Les réprouvés ne sont eux-mêmes responsables de leur damnation qu’au prix d’un artifice consistant à les rendre coupables ipso facto, en Adam. Mais le libre-arbitre 37 Bonner, ibid., p. 20, parle de « terrifying theology ». En Orient, ces controverses ont été quasiment ignorées ; le péché originel n’a pas pris racine dans la patristique grecque, résolument plus optimiste que la tradition latine (ibid., p. 9 et 63). 38 Madec, « Du libre-arbitre à la grâce de Dieu », op. cit., p. 241‑242 (qui rappelle que pour Augustin, ancien manichéen, l’origine du mal est une question fondamentale ; ironiquement, Julien d’Éclane l’accuse de manichéisme, en raison sa doctrine de la double prédestination) ; Bonner, ibid., p. 22. 39 Flasch, Was ist Zeit, op. cit., p. 107‑108 ; Bouton-Touloubic, L’ordre caché, op. cit., p. 394 ; Bonner, Freedom and necessity, op. cit., p. 5 et 35‑38 (cf. De ordine 1, 1, 2). Le tout premier traité d’Augustin, perdu, avait été le De pulchro et apto, consacré à l’ordonnancement harmonieux du monde (Confessions, IV, 15, 27). Gerald Bonner insiste à juste titre sur le caractère esthétique de la cosmologie augustinienne. 40 Contrairement, entre autre, à Devisse, Hincmar, p. 256 et 358. 41 Retractationes, II, 1, 1 : In cuius quaestionis solutione laboratum est quidem pro libero arbitrio voluntatis humanae, sed vicit Dei gratia. Cf. Flasch, « Freiheit des Willens », p. 25 ; Bonner, Freedom and necessity, p. 43. Dans une thèse célèbre, Peter Brown estime que ce tournant « sombre » d’Augustin s’explique par son accession à l’épiscopat et sa confrontation à une pastorale de masse (La vie de saint Augustin, op. cit., p. 290). 42 Cité par Flasch, ibid., p. 26 (Geistesfrüchte aus der Klosterzelle, Munich, 1908, en particulier p. 11‑32). C’est aussi ce qu’écrit J. B. Mozley, A Treatise on the Augustinian Doctrine of Predestination, Londres, 1883, p. 27 : « The two ideas of the Divine Power and freewill are, in short, two great tendencies of thought inherent in our minds, which contradict each other, and can never be united or brought to a common goal ».
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comme faculté de choisir le bien, garant d’une justice divine analogue à la justice terrestre, est sacrifié43. En définitive, la doctrine augustinienne de la prédestination repose sur des contradictions bien observées44. Augustin y parait en citant saint Paul : tu qui es qui respondeas Deo (Rm 9, 20) ?45 Pour lui, le primat de la grâce et l’existence du librearbitre sont des réalités révélées et il faut les accepter, purement et simplement. Comme il l’écrit à Valentin dans la lettre 214, la seule chose à faire est de prier Dieu de nous faire comprendre ce mystère46. Voilà donc le premier écueil du sujet : sa technicité. Encore aujourd’hui, l’augustinisme est un champ de recherche foisonnant et riche en discussions. Il en allait de même au IXe siècle, qui considérait de surcroît Augustin comme l’autorité suprême. La combinaison d’une autorité indépassable et d’une question non résolue ouvre grand la voie à la controverse. Nous devons être pleinement conscients que les experts francs sont en quête d’une impossible synthèse. Or, tout l’intérêt du sujet est là. L’insolubilité théologique de la question de la grâce et du librearbitre permet au questionnement de s’élargir à des enjeux sociaux et politiques. Puisqu’il existe une marge d’interprétation, en fonction de quels déterminismes, de quels intérêts plus ou moins avoués se forgent les opinions ? Qu’est-ce qui pousse les théologiens du côté de la double prédestination ou du côté de la prédestination simple ? Ainsi devrait se dissiper le second écueil du sujet : la segmentation. Auparavant il faut se demander, d’une part, comment cette segmentation s’est imposée, et d’autre part, comment l’historiographie a interprété le débat carolingien sur la doctrine augustinienne de la grâce. Alors, nous pourrons orienter nos réflexions sur des bases solides.
43 Cf. Flasch, ibid., p. 19, où l’opposition entre prohairesis (liberté comme choix entre deux contraires) et eleutheria (liberté comme absence de mal) est mise en valeur ; Bonner, Freedom and necessity, p. 66‑80 et 90. Augustin répond sur ce point à Julien d’Éclane que la justice divine n’a pas les mêmes standards que la justice terrestre (Opus imperfectum 3, 7). 44 J. Lebourlier, « Grâce et liberté » (voir, en écho, Chéné-Thonnard, « Notes complémentaires, op. cit., p. 781‑783 et 787‑799) ; K. Flasch, « Le conflit d’Augustin », dans Saint Augustin, P. Ranson (éd.), Lausanne, 1988 (Les dossiers H), p. 40‑51 ; Bonner, Freedom and necessity, op. cit., p. 14 ; p. 79 : l’auteur montre que saint Augustin n’applique pas ses principes théoriques à sa pastorale, notamment lorsqu’il prêche les bonnes oeuvres à des catéchumènes, que leur statut de non-baptisés rend a priori incapables de tout bien (cf. De fide et operibus, 6, 8). 45 Quaestiones ad Simplicianum I, 2, 16‑18 ; De correptione et gratia, 8, 17 ; De dono perseverantiae 8, 17 ; 12, 30 ; 14, 37 ; De praedestinatione sanctorum, 8, 14 ; 8, 16 ; 15, 30 ; Enchiridion, § 99 ; Opus imperfectum, I, 48… 46 Ep. 214, 7.
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Historiographie Le legs de l’érudition moderne L’historiographie de la controverse naît véritablement au XVIIe siècle. Elle est le produit d’une érudition engagée dans des luttes confessionnelles : catholicisme et protestantisme, molinisme et jansénisme… Le rappel de ces débats pourrait être laissé aux modernistes si ceux-ci ne montraient pas que les schémas interprétatifs de l’historiographie contemporaine sont les héritiers de ceux de l’historiographie moderne. Celle-ci, quoiqu’érudite et minutieuse, est profondément polémique. On se surprend à découvrir qu’un propos biaisé s’est transmis jusqu’à nos jours par une longue généalogie scientifique. Par ailleurs, s’il est vrai que la controverse, objet d’un formidable intérêt au XVIIe siècle, est devenue illisible, il faut en retrouver la cause, là encore, dans des malentendus historiographiques. En suivant les jalons posés par les travaux de Jean-Louis Quantin pour ce qui concerne le XVIIe siècle, j’ai entrepris ailleurs la description exhaustive de cette historiographie : on se contentera ici d’en rappeler l’essentiel, en détaillant seulement les travaux récents47. Tout au long du Moyen Âge, la controverse, mentionnée par quelques chroniques, est dominée par la condamnation de Gottschalk à Mayence en 848 : c’est encore le cas dans la Chronique de Hirsau de Johannes Trithemius (1462‑1516)48. L’effort de documentation, encore balbutiant dans la seconde moitié du XVIe siècle, ne se concrétise qu’à la faveur des débuts de la querelle janséniste dans la première moitié du XVIIe siècle. Alors sont publiés les principaux textes de la controverse par des érudits tantôt jésuites ( Jacques Sirmond, Louis Cellot), tantôt aux sympathies jansénistes ou protestantes ( James Ussher, Gilbert Mauguin) ; pendant plusieurs décennies, Gottschalk et ses émules sont l’objet d’un débat qui captive un monde savant fortement confessionnalisé. Bien des grands noms de l’érudition moderne : Jean Mabillon, Noël Alexandre, Jacques Basnage, Claude Fleury ou l’abbé de Choisy ont consacré essais ou chapitres d’histoire de l’Église à la controverse. Le legs de l’érudition moderne est considérable. Ces travaux ont porté les connaissances factuelles à un point qui n’a que peu évolué par la suite : on est encore tributaire des éditions d’Hincmar par Sirmond ou de Prudence par Mauguin. 47 Voir les actes du colloque La controverse carolingienne sur la double prédestination : histoire, textes, manuscrits (Paris, 11‑12 octobre 2013) organisé par Pierre Chambert-Protat, Jérémy Delmulle, Warren Pezé et Jeremy C. Thompson, à paraître dans la collection HAMA ; du reste, voir surtout Quantin, « Histoires de la grâce ». 48 Trithemius, Annales de Hirsau, ed. Saint-Gall, 1690, p. 20 et 21.
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Mais l’érudition moderne est encastrée dans un contexte polémique qui biaise ses résultats. Il importait aux Mauguin et aux Cellot de voir dans Gottschalk, Prudence et Hincmar les précurseurs et les antagonistes de Jansénius : pour ces érudits catholiques, qu’ils soient strictement augustiniens ou non, le magistère (évêques, conciles, papes) avait déjà tranché le conflit janséniste et il incombait à l’enquête historique de le prouver ; il fallait, comme le résume Quantin, « transformer des questions de droit en des questions de fait »49. On identifie alors plusieurs schémas interprétatifs qui se sont perpétués, par inertie historiographique, jusqu’à nos jours. Les deux pôles magnétiques des érudits modernes sont, d’une part, les conciles carolingiens relatifs à la controverse – et ils ne tardent pas à s’apercevoir qu’ils se contredisent –, d’autre part l’autorité d’Augustin à l’aune de laquelle l’orthodoxie doit toujours être jugée – ce qui impose quelques acrobaties aux tenants du molinisme. On voit émerger d’abord la « ligne Mauguin », du nom du sympathisant de Port-Royal dont la somme sur la controverse représente les loci communes du sujet jusqu’au XIXe siècle50. Mauguin distingue d’un côté des augustiniens (Gottschalk, Loup, Prudence, Ratramne…), de l’autre des semi-pélagiens (Hincmar, Raban) : Gottschalk est blanchi de toute accusation d’hérésie. Les conciles qui le condamnent (Mayence en 848, Quierzy en 849 et 853) sont révoqués au motif de prétendues irrégularités51. Voilà réglés les problèmes de l’augustinisme d’une part, du magistère de l’autre. La « ligne Cellot », en référence au contre-feu publié par le jésuite Louis Cellot en 1655 en réponse à Mauguin, est embarrassée d’un côté par le fait que les adversaires de leurs champions Hincmar et Raban (Prudence, Ratramne, etc.) sont d’un augustinisme irréprochable, d’un autre côté, par le fait que le concile de Valence de 855, qui condamne le concile de Quierzy de 853, ne prête aucune prise aux soupçons d’irrégularité. La seule position de repli possible est celle du « grand malentendu », de la « querelle de mots », du « dialogue de sourds » : les évêques de Valence ont formulé des définitions parfaitement justes mais n’ont pas bien compris le concile de 853, d’où la condamnation ; fondamentalement, Hincmar et ses adversaires sont profondément d’accord ; seul Gottschalk, en professant une prétendue prédestination au péché, est hérétique dans cette affaire ; on retrouve
49 Quantin, « Histoires de la grâce », p. 327. 50 G. Mauguin, Veterum auctorum qui IX saeculo de praedestinatione et gratia scripserunt opera et fragmenta plurima nunc primum in lucem edita, et Vindiciarum Praedestinationis et Gratiae tomus posterior, Paris 1650 (t. I, 1 ; I, 2 ; II). 51 On retrouve la même thèse dans Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 6‑7.
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cette thèse chez les biographes d’Hincmar, Schrörs et Devisse52. Pour Cellot, la lettre synodale de Tusey de 860 consacre la victoire d’Hincmar. Ce dernier point est capital ; aux érudits catholiques des deux bords, il fallait un « point final » signalant la victoire du magistère ; ce fut le concile de Tusey, dans lequel aussi bien Mauguin que Cellot ont vu une victoire de leur camp… Tusey, avec ses quelques pages d’histoire du salut où trop d’historiens ont cru reconnaître une formule de concorde, devient ainsi le concile d’Orange carolingien, voire un tournant semipélagien de l’Église catholique aux conséquences incalculables53. Enfin, on rencontre, du côté de ceux (notamment les mauristes) dont les sympathies jansénistes sont tempérées par la répression royale, la « ligne Mabillon » - du nom de son plus illustre représentant54. Autant la « ligne Cellot » poussait le dénigrement de Gottschalk jusqu’à l’insulte (il était en effet le bouc-émissaire unique de l’affaire), autant la « ligne Mauguin » en faisait un martyr, autant la « ligne Mabillon » dissocie la doctrine du moine, augustinienne et justifiable, de son indiscipline et de son orgueil injustifiables. Quand bien même il avait raison en tout point, le moine saxon aurait dû se retenir de prêcher sa sulfureuse doctrine, de crainte de faire scandale parmi les ouailles, comme Augustin l’avait déjà prescrit. Il y a là une parenté nette avec une autre ligne interprétative qui émerge explicitement au XIXe siècle, notamment sous la plume d’Adolf von Harnack : celle des « conséquences cachées ». Gottschalk, en vrai précurseur de la Réforme, aurait été condamné car il tirait de la double prédestination toutes ses conséquences éthiques, ce dont se gardaient bien les Ratramne et autre Florus55. 52 Schrörs, Hinkmar, p. 148 ; Devisse, Hincmar, p. 271 et 275. 53 Amann, L’Église carolingienne, p. 342 ; Devisse, Hincmar, p. 273 ; Ganz, « Theology », p. 772‑773. Sur le « tournant semi-pélagien » de l’Église, voir G. F. Wiggers, « Schicksale der augustinischen Anthropologie von der Verdammung des Semipelagionismus auf dem Synoden zu Orange und Valence 529 biz zur Reaction des Mönchs Gottschalk für den Augustinismus. V : Der Mönch Gottschalk », dans Zeitschrift für die historische Theologie 29, 1859, p. 471‑594 ; C. von Noorden, Hinkmar, Erzbischof von Rheims. Ein beitrag zur Staats- und Kirchengeschichte des westfränkischen Reiches in der zweiten Hälfte des neunten Jahrhunderts, Bonn, 1863, p. 97 ; A. von Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, III, Tübingen, 1894 (1e éd. : 1886), p. 277 ; H. Hanko, « Rabanus and the Victory of Semi-Pelagianism », dans Contending for the faith : the rise of heresy and the development of truth, Jenison, MI, 2010 (http://standardbearer.rfpa.org/articles/rabanus-and-victory-semi-pelagianism-2). Mais d’autres pages de Devisse sont plus lucides sur le statu quo de Tusey (op. cit., p. 277) ; voir aussi Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 125 ou Schrörs, Hinkmar, p. 149. 54 Voir d’une part J. Mabillon, Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, 1680, p. lxxii-lxxiii ; d’autre part id., Annales Ordinis sancti Benedicti, vol. 2 (701‑849), Lucques, 1739 (1e ed. 1704), p. 487‑488. 55 Harnack, Lehrbuch, op. cit., p. 274 ; Noorden, Hinkmar, op. cit., p. 96‑97 ; Gaudard, Gottschalk, p. 58. On verra plus loin que cette démarche inspirait récemment Gangolf Schrimpf. On retrouve les mots mêmes de Mabillon dans H. Norisius, « Historiae Gothescalcanae synopsis », dans Historia rei literariae ordinis s. Benedicti in IV. partes distributa, M. Ziegelbauer et O. Legipont (éd.), t. 3, Würzburg, 1754, p. 105‑126 (p. 126) et V. Borrasch, Der Mönch Gottschalk von Orbais. Sein Leben und seine Lehre. Eine historisch-dogmatische Abhandlung, Thorn, 1868, p. 112‑113.
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Au XIXe siècle se produisent les deux derniers événements historiographiques qui ont pour notre sujet un impact interprétatif. Le premier est la controverse opposant August Friedrich Gfrörer (1803‑1861) à Woldemar Wenck (1819‑1905) en 1848‑1851. Dans notre perspective, rappelons seulement que dans son Histoire des Carolingiens orientaux et occidentaux, Gfrörer part du principe que la théologie carolingienne est ancrée dans le social et le politique56 : Gottschalk devient la figure de proue d’un mouvement contestataire de la « plèbe » monastique contestant le magistère de l’aristocratie épiscopale incarnée par Hincmar. Dans cette mesure, la controverse prédestinatienne est aussi liée aux fausses décrétales, au problème des prérogatives des chorévêques, à la question des biens d’églises… Ce paradigme de l’interconnexion des champs sociaux et du primat du socio-politique sur le spéculatif, mal défendu par un non-spécialiste, est vite réfuté par Wenck dans son Das fränkische Reich : il impose le paradigme inverse, à savoir que le champ théologique est strictement distinct des problématiques sociales et politiques57. Ce débat, vite oublié par les historiens postérieurs, semble avoir imposé un silence durable à la thèse que la controverse est solidaire des autres problématiques carolingiennes, comme les biens d’églises. Le second événement historiographique qu’il importe de citer est un article de Julius Weizsäcker (1828‑1889), lui aussi vite oublié, qui offrait pourtant une solution séduisante à l’impasse dans laquelle était restée la querelle savante au XVIIe siècle58 : si le concile de Tusey n’était pas un « point final », comment la controverse avait-elle pu s’achever ? Weizsäcker estime que du conflit a émergé un « augustinisme mitigé », à savoir que le parti augustinien a substitué à la prédestination des élus la prédestination des fidèles, donc de l’Église ; à ce prix, la doctrine de la double prédestination n’avait plus aucune conséquence sur l’institution ecclésiale, vidant de tout intérêt la vive polémique qui aura au moins permis de faire émerger ce point de convergence. On le voit, la seconde phase de développement de l’historiographie est marquée par la science allemande au XIXe siècle. Ernst Dümmler, Heinrich Schrörs, Ludwig Traube en sont les principaux jalons qui fixent un cadre événementiel consensuel59. Puis vient, avec l’essor de la paléographie, une série de découvertes qui injectent de nouvelles sources dans la discipline. Germain Morin découvre à 56 A. F. Gfrörer, Geschichte der ost- und westfränkischen Carolinger vom Tode Ludwigs des Frommen bis zum Ende Conrads I (840‑918), vol. 1, Fribourg, 1848, p. 210‑264. 57 W. B. Wenck, Das fränkische Reich nach dem Vertrage von Verdun (853‑861), Leipzig, 1851. 58 Weizsäcker, « Das Dogma von der göttlichen Vorherbesthimmung ». 59 Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reiches ; Ludwig Traube, dans MGH Poetae III, p. 707‑724 ; Schrörs, Der Streit et Hinkmar. Les points litigieux, hérités de l’érudition moderne, sont la datation du concile de Sens en 853 au lieu de 856, la confusion entre les conciles de Quierzy de 849 et 853, la datation de la consultation de Gottschalk sur la vision béatifique (généralement datée précocément à cause de la
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Bern un volume entier d’inédits de Gottschalk, s’ajoutant aux maigres confessiones et fragments édités au XVIIe siècle : on a maintenant la possibilité de confronter l’accusation et la défense. Cette découverte est complétée par d’autres inédits publiés par Wilhelm Gundlach, André Wilmart, Cyrille Lambot et Norbert Fickermann. Dans le même temps s’opère la révolution florienne qui reconnaît en Florus l’auteur de textes jadis attribués à Rémi de Lyon ou Ebbon de Grenoble60. Les manuscrits personnels de Florus, Loup, Ratramne, Hincmar et Prudence sont identifiés et étudiés61. On peut donc dire que le sujet a été renouvelé. Cela s’est accompagné d’un rafraîchissement d’une historiographie dominée jusque là par l’érudition confessionnelle de l’époque moderne. Nouveaux modèles interprétatifs L’historiographie récente, marquée par la sécularisation européenne, voit le sujet échapper aux théologiens et être, de plus en plus, un champ d’histoire sociale. Elle se caractérise par des modèles généraux, attentifs au temps long et aux données structurelles : l’entreprise de contextualisation politique de Gfrörer ne fait guère d’émules. L’historiographie se caractérise aussi par la diversité des modèles interprétatifs, dont on présente ici l’éventail pour en discuter les résultats. À une extrémité du spectre, la controverse est due à des causes socio-politiques. Pour Siegfried Epperlein, les clivages s’inscrivent entièrement dans le temps long de l’histoire carolingienne. La condamnation de Gottschalk aurait été la réaction de l’Église « féodale » à une doctrine individualiste ruinant le principe des bonnes œuvres sur lequel elle repose ; dans un second temps, deux partis se seraient opposés, au sein de cette église « féodale », entre partisans et adversaires politiques d’Hincmar62. Cette lecture inspirée du marxisme ramène, comme celle de Gfrörer, la controverse doctrinale au modèle de la « théologie-paravent » : le débat doctrinal cache des conflits d’autres natures. Mais la recherche récente, pour laquelle la littérature théologique représente la pensée politique d’une sociétéÉglise à part entière, va à contre-courant de ce modèle63. mention de Jonas, pris pour Jonas d’Orléans, mort en 844, dans le poème de Gottschalk Age quaeso perge Clio), l’interprétation du poème Velox Calliope (Gottschalk a-t-il fait un ou deux voyages en Italie ?). 60 Charlier, « Les manuscrits personnels ». 61 Pour Ratramne, Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance et Folliet, « Le plus ancien témoin » ; pour Hincmar, Devisse, Hincmar ; pour Florus, Zechiel-Eckes, Florus ; pour Prudence, Pezé, « Prudence » ; pour Loup, on attend l’édition imminente de sa correspondance par Michael I. Allen qui fera le point sur la question. 62 Epperlein, Herrschaft und Volk, p. 239‑240. 63 M. de Jong, « The Empire as Ecclesia », mais aussi ead., « Sacrum palatium » et « Ecclesia and the early medieval polity » ; un travail précurseur avait été réalisé par Marta Cristiani (« La notion de loi » et Dall’unanimitas all’universitas) au sujet de la valeur politique de la pensée de Jean Scot Erigène.
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La thèse d’Epperlein, reprise dans une optique moins matérialiste, a été défendue par Marta Cristiani ou Gangolf Schrimpf64. Eux aussi sont, d’une part, rétifs à la « ligne Cellot » de la « querelle de sourds » et, d’autre part, conscients que la violence des débats ne peut s’expliquer seulement par une prédestination abstraite. Aussi rejoignent-ils la ligne des « conséquences cachées », vue plus haut. Pour Cristiani, la doctrine de Gottschalk remet en cause la médiation ecclésiale, les sacrements et les bonnes œuvres. Ses adversaires l’ont perçu et ont rapidement éliminé Gottschalk65. Pour Schrimpf, l’intérêt essentiel de l’élite ecclésiastique est de stimuler la vie morale des ouailles ; mais sur quels fondements assurer cette vie morale ? La controverse sur la prédestination apparaît alors comme l’indispensable débat qui devait assurer à l’empire une théorie solide de la moralité66. La doctrine de Gottschalk fait de l’individu un simple objet moral, soumis à la puissance divine, mais encourage sa moralité, indispensable à la certitudo salutis de l’élu. La doctrine de Raban fait de l’individu un sujet moral autonome mais, de ce fait, stimule moins sa moralité. La thèse de Gottschalk, plus complète, remporte le suffrage de Ratramne, Loup, Prudence… Ainsi, la prédestination n’est que le prétexte à l’affrontement entre deux conceptions de la moralité. Les essais de Cristiani et Schrimpf ont la vertu de rechercher l’enjeu concret de la prédestination. L’intuition que Gottschalk menace l’édifice ecclésial et les bonnes œuvres est juste. Mais dans les deux cas, on a le sentiment d’un manque d’historicité. L’analyse de Schrimpf, fondée en grande partie sur la psychanalyse et la sociologie wébérienne, met en jeu des concepts particulièrement anachroniques. Schématiques, les doctrines « de Gottschalk » et « de Raban » ne sont pas articulées à l’augustinisme, ni différenciées de celles de Ratramne, Loup, etc. Le problème des « conséquences cachées » est qu’elles ne peuvent pas le rester : il faut prouver que les contemporains en avaient conscience ou non. À l’autre bout du spectre se situe l’interprétation culturaliste, déjà bien présente du temps des mauristes67. La doctrine chrétienne est, pour faire simple, un vaste corpus de textes plus ou moins bien maîtrisé. Selon leur accès audit corpus et leur compréhension en particulier de saint Augustin, les clercs s’opposent ou se
64 Cristiani, Dall’unanimitas all’universitas ; Schrimpf, « Die ethischen Implikationen » et « Hraban und der Prädestinationsstreit ». 65 C’est aussi ce qu’écrit Devisse : Gottschalk est « socialement dangereux » (Hincmar, p. 124). 66 Schrimpf, « Hraban und der Prädestinationsstreit », p. 147. 67 Voir par exemple du C. E. du Boulay, Historia universitatis Parisiensis…, vol. 1, Paris, 1665, p. 179 (Raban n’a pas compris le libellus de Gottschalk) ; J. Basnage, Histoire de l’Église depuis Jesus-Christ jusqu’à present…, Rotterdam, 1699, p. 757 (Raban et Hincmar comprennent mal Augustin) ; Harnack, Lehrbuch, op. cit., p. 272 (Raban et Hincmar n’ont pas compris l’enjeu de la question)…
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rallient à la double prédestination68. Dès lors, la cause alléguée de la controverse est la disparité culturelle, en particulier les contrastes de la tradition manuscrite des grands auteurs. Les textes d’Augustin ne sont pas disponibles en tout lieu ; la circulation d’apocryphes comme l’Hypomnesticon rend le débat encore plus confus69. L’historien récent qui a le plus fait pour assurer la fortune de cette thèse est Jean Devisse, qui oppose une Francie septentrionale influencée par Grégoire le Grand à une Francie méridionale augustinienne70. On trouverait à Lyon, contrairement à Reims, une bibliothèque riche en ouvrages d’Augustin, mais privée de l’influence de Grégoire le Grand, Bède ou Prosper d’Aquitaine qui prolifèrent au Nord. Devisse cartographie les témoins manuscrits. Il semble montrer qu’un Raban Maur n’a pu travailler sur aucun traité complet d’Augustin. Le fonds augustinien de Corbie, exception septentrionnale, expliquerait le positionnement de Ratramne en faveur de la double prédestination. En effet, à Corbie, les acquisitions ou copies d’opuscules augustiniens sur la prédestination courent du début du VIIIe au milieu du IXe siècle71. En définitive, les clercs du royaume de Charles « ont, au départ, par la force des choses et à de rares exceptions près [n.b. : Corbie], des positions très étrangères à Augustin »72. Cette thèse a été critiquée. K. Zechiel-Eckes dénonce la tendance de l’historien français à tirer des conclusions de la conservation actuelle des manuscrits73. Ajoutons le problème des lacunes documentaires. On ne peut pas préjuger de leur ampleur et de leur homogénéité. À Troyes, fonds aujourd’hui sinistré, on trouvait, avec Prudence, un exceptionnel connaisseur de l’augustinisme74. Devisse notait
68 Argument déjà avancé par du Bout, Histoire de l’abbaye d’Orbais, p. 205 ; Gaudard, Gottschalk, p. 47 ; Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 10 ; Amann, L’Église carolingienne, p. 321 ; Devisse, Hincmar, p. 136‑140 ; Flasch, « Freiheit des Willens », p. 29 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 77… 69 Flasch, ibid., p. 22 et 27‑28. 70 Devisse, Hincmar, p. 136‑138 ; p. 206‑214 ; p. 269. 71 Le plus ancien de ces manuscrits est le ms. Paris, BNF, latin 12205 (Italie, VIe siècle), ramené d’Italie par l’abbé Grimo (723‑747) en 739‑741 ; cf. D. Ganz, « Corbie and Neustrian monastic Culture, 661‑849 », dans La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, H. Astma (éd.), vol. 2, Sigmaringen, 1989, p. 339‑348 et Folliet, « Le plus ancien témoin ». Au IXe siècle est copié le latin 12210 qui était déjà à Corbie quand Ratramne l’annota en 849 (Ganz, Corbie, p. 76). 72 Devisse, Hincmar, p. 214. 73 Zechiel-Eckes, Florus, p. 106 (à propos du manuscrit Troyes, BM, 1406, parvenu à Troyes via le fonds Bouhier et non à cause d’un lien entre son auteur, Florus, et Prudence). Le reproche n’est qu’en partie fondé, car Devisse fait des efforts réels de recontextualisation des manuscrits (Devisse, Hincmar, p. 1561 sqq). Mais tout le raisonnement avancé par Devisse sur l’Hypomnesticon en particulier repose sur l’état actuel de conservation (ibid., p. 136‑138). 74 Le traité de Prudence cite 24 traités, quatre lettres et six sermons d’Augustin (Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes », p. 232). Devisse, Hincmar, p. 269, n. 401, a compté 35 oeuvres.
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qu’aucun témoin manuscrit de Prosper ne vient de Troyes ; pourtant, Prudence en cite plusieurs extraits75. Autre contre-argument, formulé par K. Flasch : la tradition manuscrite n’est pas un déterminisme. « Quand ils sont disponibles, [les textes] peuvent être laissés à l’écart »76. Avoir un manuscrit d’Augustin dans sa bibliothèque relève aussi bien de l’héritage que du choix. La réaction d’Hincmar, faisant copier Augustin dans l’urgence, le montre77. Enfin, Devisse pointe l’ignorance d’Hincmar en 849 pour expliquer son anti-augustinisme. Dans l’Ad simplices, l’archevêque critique un passage de Gottschalk sans se rendre compte que ce dernier cite Augustin78. Mais comment expliquer qu’une fois Augustin lu, le différend perdure79 ? Qu’Hincmar, ayant scrupuleusement lu et annoté les opuscules d’Augustin sur la prédestination (ms. Reims, BM, 393), persiste à affirmer qu’ils confirment la volonté de salut universel80 (cf. chap. 6, p. 376-380 et 7, p. 475-478) ? La thèse culturaliste de la tradition manuscrite, utile dans le détail, n’a donc pas de valeur systématique. Augustin est largement copié et lu dans les espaces hostiles à la double prédestination. Devisse met l’hostilité de Raban Maur à l’augustinisme strict sur le compte de la pénurie de manuscrits d’Augustin en Germanie81. Pourtant, Raban est plus augustinien qu’on ne le pense82. Toute la seconde partie de son traité à Noting est un avertissement contre le pélagianisme83. Il utilise deux fois le De gratia et libero arbitrio, qu’il cite à nouveau à Evrard de Frioul en 846‑84784. Son hostilité à Gottschalk ne s’explique pas par un manque de sources. On trouvait à Mayence une copie de deux traités d’Augustin sur la prédestination (Munich, BSB, clm 8107). La cour de Charles le Chauve, foyer anti-augustinien, est un autre exemple : on y trouvait un manuscrit contenant les opuscules d’Augustin sur la prédestination, peut-être annoté par un assistant de Jean Scot (cf. p. 439440). On trouve aussi deux opuscules augustiniens dans un armorium proche de 75 PL 115, col. 1075 (Contra Collatorem) et 1167‑1168 (Responsiones ad capitula Gallorum). 76 Flasch, « Freiheit des Willens », p. 22 : « Ce ne sont pas les problèmes qui forment la condition des controverses, et ce ne sont pas les textes non plus. […] Les textes sont souvent indisponibles et quand ils sont disponibles, ils peuvent être laissés à l’écart. […] Il faut une foule de réalités contingentes pour que des dirigeants ecclésiastiques puissants comme Raban ou Hincmar s’impliquent dans des débats d’une dizaine d’années ». 77 Devisse, Hincmar, p. 1467‑514. 78 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 271 : il s’agit du seul fragment connu du Tomulus ad Gislemarum (Lambot, Œuvres théologiques, p. 9, fragment 1) = Augustin, De correptione et gratia, 7, 14. 79 Devisse, Hincmar, p. 214, élude cette question : il la reprend p. 270‑272 pour affirmer qu’un accord se noue à Tusey autour des lectures communes. Or, il n’y eut pas d’accord à Tusey (cf. chap. 1, p. 93). 80 PL 125, col. 250. 81 Devisse, Hincmar, p. 213, note 109. 82 Flasch, « Freiheit des Willens », p. 31. 83 Cf. Pezé, « Primum in Italiam… ». 84 PL 112, col. 1546 ; MGH Ep. 5, p. 482.
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Reims : Saint-Amand85. On lit la gamme complète des traités sur la grâce dans un manuscrit ayant appartenu au chanoine de Reims Sichelm, dont les notes, aujourd’hui grattées, attestent qu’il fut entièrement lu86. Ce manuscrit est étroitement apparenté au latin 9544 de même contenu, de même origine géographique et de même époque87. À Tours même, qui ne prit aucune part à la controverse, on trouve au milieu du IXe siècle toute la série des traités d’Augustin88. Le Nord de la France n’est donc pas sinistré : on pouvait trouver les traités d’Augustin sur la prédestination. Mais même lus et relus, Raban, Hincmar et Pardoul en refusaient les conclusions. La tradition manuscrite, si elle apporte localement des éléments d’explication, est une causalité trop simple pour expliquer le clivage Nord/Sud. L’historiographie a proposé d’autres corrélations, souvent liées à la notion d’ethnicité, nuancée ou fondue dans celle de groupe. Anna Pohlen forge en 1974 le « groupe d’Europe méridionale hispano-gothique » (Hélisachar, Benoît d’Aniane, Smaragde de Saint-Mihiel, Claude de Turin, Agobard de Lyon, Théodulf d’Orléans) qui fait date dans l’historiographie89. Elle fait de ce groupe, auquel se rattacheraient Prudence de Troyes et l’Église de Lyon, une cause des clivages de la controverse prédestinatienne90, à travers l’influence culturelle wisigothique sur l’Occident carolingien. Mais cette influence est problématique. Prudence a été entièrement éduqué comme nutritus de la cour carolingienne : son origine espagnole semble n’avoir joué aucun rôle dans ses engagements postérieurs91. La même remarque vaut pour Lyon. Les Wisigoths ne jouent plus un rôle de poids dans la troisième génération carolingienne. Ce n’est pas le cas des Irlandais qui, pour leur part, constituent encore un groupe à forte cohésion. C’est dans la mesure où elle détermine la cohésion d’un groupe social et l’inculturation de ses membres que l’origine ethnique mérite d’être 85 BNF, latin 974 (ff. 8‑71, De gratia et libero arbitrio et De correptione et gratia) – ce manuscrit, qui porte l’ex-libris de Saint-Amand du XVe siècle, contient un membrum disjectum des Tractatus in Johannem dont on trouve des fragments dans une série de manuscrits de Saint-Amand, aujourd’hui à Valenciennes (BM 60, 65, 66, 95, 100, 498, 545), mais aussi dans le seul manuscrit du De una et non trina deitate d’Hincmar, aujourd’hui à Bruxelles (bibliothèque royale, 1831‑1833) ; cf. D. Wright, « The Manuscripts of the Tractatus in Iohannem : a supplementary list », dans Recherches augustiniennes, 16, 1981, p. 59‑100. 86 Ms. BNF, latin 2095 (De perfectione iustitiae hominis, De natura et gratia, De gratia et libero arbitrio, De correptione et gratia, De praedestinatione sanctorum, De dono perseverantiae). Il sera question des annotations de ce manuscrit au chapitre 7, p. 433, n. 18. Le manuscrit a été copié à Reims (B. Bischoff, « Panorama der Handschriften Ueberlieferung », dans Karl der Grosse. Lebenswerk und Nachleben 2. Das Geistige Leben, id. dir., Düsseldorf, 1965, p. 233‑254, p. 239, note 4). Sichelm est un chanoine de Reims qui semble intéressé par la controverse : il a hérité du manuscrit du De praedestinatione de Prudence de Troyes (ms. BNF latin 2445) : cf. Pezé, « Prudence », p. 121. 87 CSEL 42 (Opera sancti Aureli Augustini 8.2, p. iv). 88 Ms. Leyde, Voss. Lat. 4° 98 (f. 74r sqq : De perfectione iustitiae hominis ; De natura et gratia ; De gratia et libero arbitrio ; De correptione et gratia). 89 Pohlen, Die südeuropäisch-spanisch-gotische Gruppe. 90 Ibid., p. 146‑178. 91 MGH Poetae 2, p. 679, v. 9.
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évoquée comme critère clivant. Cela peut être le cas des Irlandais, dont nous verrons l’implication, à travers les glossae hibernicae, au chap. 7 (p. 456-463). Il existe un autre modèle culturaliste. La controverse aurait été le manifeste de la « troisième génération carolingienne », celle de clercs formés non au palais, mais dans des écoles locales. On ne saurait certes réduire la controverse à un conflit générationnel : Hincmar est de la même génération que Gottschalk. Mais l’argument s’étoffe lorsqu’on relie ces trois générations à un milieu social92. Les deux premières, dominées par la personnalité d’Alcuin, avaient été centrées sur la cour, avec un enseignement destiné aux laïcs comme aux clercs : la troisième génération est dominée par un enseignement local et un clivage grandissant entre clercs et laïcs93. On verrait donc s’opposer, à travers ces générations, la cour et les écoles monastiques et cathédrales. Mais cette interprétation rebascule parfois dans le travers de la théologie-paravent ; la controverse aurait opposé des moines radicaux à des évêques de cour, écartelés entre leurs intérêts courtisans et pastoraux94. Cette représentation est une construction moderne qui suppose un champ politique détaché du religieux. Un clerc comme Prudence est un pur produit de la cour : il est pourtant fermement augustinien95. Les dernières décennies n’ont pas vu l’intérêt pour la controverse décroître, bien au contraire. De nombreuses publications ont vu le jour, particulièrement dans le domaine de la philologie96. Mais, tiraillée entre les diverses interprétations structurelles que l’on vient de voir, la controverse reste peu lisible, même pour les spécialistes, légitimement perplexes devant le « dialogue de sourds », les « conséquences cachées » et autres. C’est le résultat d’un corpus abondant, d’une question insoluble (grâce et libre-arbitre) et d’une historiographie souvent contradictoire. Problématique Ainsi, beaucoup a été fait. Des explications pertinentes ont été fournies : les milieux culturels, la tradition manuscrite de l’œuvre d’Augustin, les implications éthiques et ecclésiologiques de la doctrine de la double prédestination… De 92 Flasch, Introduction, p. 34. 93 Amann, L’Église carolingienne, p. 322 ; Devisse, Hincmar, p. 133 et 587 (à propos de l’âge d’Hincmar). 94 Par exemple, Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 6‑7 ; Flasch, « Freiheit des Willens », p. 31. 95 Cf. Pezé, « Prudence », p. 116‑122. 96 On pense à l’édition de Loup de Ferrières par Michael I. Allen et Jeremy C. Thompson (à paraître), aux nombreux travaux de Klaus Zechiel-Eckes sur Florus, à ceux d’Ernesto Mainoldi et Gian Luca Potestà sur Jean Scot, à ceux de David Ganz sur Ratramne. Citons enfin les travaux d’histoire intellectuelle d’A. Bisogno, Il metodo carolingio. Identità culturale e dibattito teologico nel secolo nono, Turnhout, 2008 (Nutrix. Studi sul pensiero tardoantico, medievale e umanistico, 3) et S. Steckel, Kulturen des Lehrens.
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même, une frange minoritaire de l’historiographie a vu que la controverse n’avait pas eu d’issue définitive et Weizsäcker a montré pourquoi : parce que l’augustinisme d’un Florus ou d’un Prudence professe une prédestination d’Église, si conforme à l’idée carolingienne du novus Israel, et qui ne remet pas en cause la médiation ecclésiale. Hincmar de Reims et Remi de Lyon pouvaient bien professer le « semi-pélagianisme » et l’augustinisme, chacun chez soi, puisque c’était sans conséquences concrètes. Dix ans de débats ont permis aux clercs inquiets de mettre en évidence leurs désaccords doctrinaux sur la question de la grâce et du libre-arbitre, de s’apercevoir que cela ne menaçait pas leur pratique commune et de mettre un terme à une lutte qui n’en valait plus la peine. Tout cela semble plausible et c’est, sans doute, l’interprétation la plus raisonnable à laquelle on puisse aboutir en quelques mots. Mais on n’a pas encore répondu aux questions posées au commencement de cette introduction. Décrite comme elle l’est depuis la réfutation de Gfrörer en 1851, la controverse ne concerne qu’une poignée d’évêques et de moines remarquablement cultivés et se déroule dans un autre espace-temps que l’histoire politique carolingienne. Trouver une interprétation technique de ses enjeux, comme on vient de le faire, ne résout pas le problème d’une controverse ancrée dans le politique et le social : cela en ouvre seulement la possibilité. Il faut maintenant décloisonner le champ théologique. La recherche récente, en dépassant une dichotomie entre ordres laïc et clérical héritée en grande partie de l’ère grégorienne, insiste sur le caractère ecclésial de la société carolingienne, sur le fait que le roi est chef de l’Église et que le discours des clercs est un discours politique97. La thèse de Weizsäcker apporte à ces thèses un élément majeur, avec la « prédestination d’Église », conciliant la sotériologie augustinienne et la théologie politique carolingienne98. Ces dernières années ont donc vu le renversement complet du paradigme du cloisonnement de Wenck. Pour comprendre la controverse, il faut étudier le comportement non seulement des évêques et des experts, mais des rois, des laïcs et des simples clercs, chercher des interactions avec les autres problèmes des années
97 Voir en particulier les travaux de Mayke De Jong sur le palais carolingien, sur l’exégèse, sur le rôle politique de la pénitence. Elle montre que l’alternative entre théocratie ou hiérocratie (le clergé a la prééminence sur le pouvoir séculier) et césaro-papisme (l’inverse) est héritée d’une conception grégorienne de l’Église, avec une distinction très nette entre les ordres. Dans le monde carolingien, le roi, désormais oint, est détenteur d’un ministère et pleinement chef de l’Église, qui se confond avec le royaume, et les deux ordres contribuent à son bon fonctionnement. Les débats sur la primauté, mettant en jeu la plenitudo potestatis, les deux glaives, etc. se rapportent au Moyen Âge central. 98 J’aimerais ajouter aux arguments de Weizsäcker le fait que Florus écrit que les prédestinés à la damnation sont les païens, les juifs, les hérétiques et les persécuteurs (CCCM 260, p. 322‑324), soit le monde extérieur à la Chrétienté.
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840‑850 et, espérons-le, montrer que la controverse a eu sa place dans l’engrenage politique carolingien. On sera alors mieux renseigné sur ce qu’est une controverse théologique au haut Moyen Âge. Les sources à notre disposition pour cette enquête relèvent en immense majorité de la théologie. Ce sont les traités composés par Ratramne, Loup, Hincmar… S’y ajoutent plusieurs lettres, la documentation des conciles de Quierzy (849 et 853), Valence (856) et Savonnières (859) et quelques entrées des annales de Saint-Bertin, Fulda et Xanten. Nous ajouterons, à certains moments de l’enquête, des sources diplomatiques. Le tout, avec plusieurs milliers de pages, constitue un corpus confortable pour une période de rareté des sources. Des documents ont certes été perdus, mais la lacune n’est pas irréparable : on peut estimer être en possession d’un corpus représentatif99. Représentatif, mais reste à savoir de quoi. De la littérature érudite composée sur la commande des rois et des archevêques ? Sans aucun doute. De la multitude de lettres et scedulae échangées par les prêtres, les moines, les laïcs ? Certainement pas. Nos sources émanent de l’élite. Leurs auteurs se connaissent et se reconnaissent les uns les autres. Le dernier traité de la controverse, rédigé par Hincmar, cite un grand nombre de textes de Ratramne, Florus, Gottschalk, Prudence… Mais l’apparente homogénéité du corpus cache la disparition de la majorité des sources soit circonstancielles (lettres, florilèges, Flugschriften), soit émanant d’un autre milieu (simples clercs ou laïcs). On aurait pu craindre que la situation de la plupart des hérésies antiques et médiévales se répète et que l’on ne dispose plus des textes de Gottschalk. Mais, comme nous l’avons vu, nous avons la chance exceptionnelle qu’un recueil de ses scedulae ait été exhumé par Germain Morin en 1930. Nous disposons maintenant de près de cinq cents pages de la plume du moine saxon, composées pour l’essentiel de textes courts et de lettres – précisément le genre de documents qui ont massivement disparu100. Cette trouvaille offre au dossier sa principale opportunité :
99 Cette documentation sera décrite chronologiquement dans le chapitre 1. Pour les pertes, nous savons avoir perdu la quasi-totalité des réponses à la consultation de Gottschalk sur la vision béatifique (849), l’essentiel de sa lettre à Gislemar, la réponse de celui-ci sur l’Ad simplices d’Hincmar, les papiers saisis par ce dernier chez le reclus vers 853‑854 et décrits dans les deux derniers De praedestinatione, la consultation par Pardoul d’Amalaire de Metz (849), le premier traité d’Hincmar contre le concile de Valence (856), son traité à Charles le Chauve sur la Trinité, le traité de Ratramne à Hildegaire de Meaux sur la Trinité… En somme, si l’on ne considère que les traités les plus volumineux, il semble que l’essentiel ait survécu. 100 Sur ces textes, je me permets de renvoyer à mon article « Débat doctrinal et genre littéraire à l’époque carolingienne : les opuscules théologiques de Gottschalk d’Orbais », Revue de l’histoire des religions, 2017, à paraître, qui faisait partie de la version d’origine de ma thèse et se trouve résumé dans le chapitre 5, p. 327-330.
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comparer non seulement les discours, mais les genres littéraires du « persécuté » et des « persécuteurs ». Au centre de notre étude, il faudra donc placer la déconstruction des sources101. C’est en cela que réside l’enjeu social de notre sujet. Rappelons-nous à présent le propos de la « ligne Mabillon » : condamner Gottschalk sur la discipline pour mieux sauver la doctrine. L’attitude du mauriste est, à huit siècles de distance, la même que celle de Florus de Lyon, approuvant à demi-mots sa doctrine, mais condamnant le rebelle102. Cela soulève le problème du contrôle social du savoir. On constate une dichotomie entre l’élite lettrée et un vulgus décrit comme moins capable. À défaut de le rendre plus savant, on doit éviter de le rendre négligent en diffusant dans ses rangs des questions périlleuses. L’abîme entre les élites et le commun est, à l’époque carolingienne, quasiment infranchissable. La quasitotalité des sources émane des premiers. Or, pour reconstituer l’impact social et politique de la controverse, pour évaluer la dimension populaire de l’hérésie carolingienne, il faudrait mesurer son audience à travers elles. Ne sera-t-on pas victime d’un biais majeur ? Songeons, en comparaison, à notre propre époque et au matérialisme méthodologique dominant le champ scientifique. Empêche-t-il tous les journaux à grande diffusion d’avoir une page horoscope ? Le scepticisme de Diderot à l’égard du destin est-il aussi partagé que nous l’avons dit plus haut ? Dès lors, les lignes de force de notre étude s’imposent d’elles-mêmes. D’une part, il s’agit de mettre en valeur l’impact social et politique de la controverse en la situant minutieusement dans son contexte. D’autre part, il s’agit de déconstruire le discours dominant de l’élite, de décrire la bataille de l’information et le contrôle hiérarchique du savoir dont sont victimes les simples clercs. Ces deux thèmes formeront les deux parties de ce livre. Un chapitre liminaire nous donnera l’occasion d’une indispensable mise à plat événementielle. Si les grandes dates ne posent, depuis le XVIIe siècle, guère problème, bien des détails ont fait l’objet de conjectures depuis le XIXe siècle et il importe, pour la suite, de décrire ce qui relève de la connaissance sûre ou de l’hypothèse. Ce sera aussi l’occasion de situer dans ce récit les nouvelles sources exhumées par les historiens depuis le début du XXe siècle. Nous entrerons, avec les trois chapitres suivants, dans la partie consacrée à une enquête politique et sociale. Le but en est de remettre en cause la segmentation qui 101 Le seul à avoir entrepris une analyse hérésiologique de la controverse semble être Potestà, « Ordine ed eresia ». 102 Voir en particulier le De tenenda, CCCM 260, p. 463‑464.
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fait finalement passer la controverse pour un sujet de peu d’importance pour l’historien. Nous commencerons par reconstituer la trajectoire de Gottschalk depuis sa naissance. La controverse plonge ses racines dans ce long parcours individuel. Nous verrons qu’elle n’est pas d’abord le résultat d’une discussion théologique mais d’un processus d’exclusion dont les faits de doctrine sont loin d’être la seule explication. Nous prendrons alors pour cible, dans le chapitre trois, le foyer des affaires politiques du royaume : la cour. S’il y a impact social et politique, le roi est concerné, et avec lui son entourage, la reine, les notaires, les fidèles… Charles le Chauve n’est ni le jouet d’Hincmar, ni l’interrogateur curieux qu’a cherché en lui une partie de l’historiographie, mais le chef de l’Église et l’arbitre des débats, responsable de l’unanimité du clergé et de la paix du royaume. Ce sera l’occasion de décrire le milieu de la cour et de voir s’il a, dans la controverse, son originalité et son rôle propre. Nous pourrons alors en venir, dans un quatrième chapitre, à la question de l’impact social et politique en tant que tel, en situant la controverse dans l’engrenage politique des années 840‑850 et dans la problématique des biens d’église et des relations entre clercs et laïcs. Cette partie aura donc pour principe une lecture sociale et politique des sources et pour objet la controverse vécue par l’élite carolingienne. La seconde partie nous permettra de nous interroger sur le statut des sources, conformément au principe que nous nous sommes fixé au début de cette introduction. Nous pouvons attendre de cette enquête des résultats qui intéressent à la fois l’histoire de l’hérésie médiévale, mais celle de l’espace public et de l’opinion publique. Dans un premier temps, nous explorerons la construction du discours des controversistes. Nous nous demanderons si la controverse n’a pas été socialement structurée par la domination d’une mince élite sur les masses du simple clergé et si cette domination n’a pas été, à travers l’objet même des débats, son principal enjeu. Nous en viendrons ensuite à la guerre de l’information que se livrent les différents acteurs en déformant et falsifiant les textes, ou bien en s’accusant de l’avoir fait : avec ce sixième chapitre, nous entrons dans la dimension proprement philologique de cet essai. Les sources, nous l’avons dit, ne sont pas seulement des textes mais sont aussi leurs supports matériels : les manuscrits. Nous y chercherons les falsifications dénoncées par les auteurs, et d’autres encore. Enfin, dans un dernier chapitre, nous entreprendrons une enquête systématique dans les fonds manuscrits carolingiens pour y rechercher notes marginales, florilèges, scedulae et autres manuscrits personnels. Nous espérons y apercevoir la partie immergée de l’iceberg : la participation des simples clercs, dont nous avons vu qu’elle devrait s’incarner dans des textes courts ou des notes. Nous chercherons ainsi à cartographier le champ social du conflit, à surprendre des clercs anonymes sur leur écritoire, à prendre le pouls de cette controverse dont on pourra alors se demander, en fonction de nos résultats, si la domination des simples par l’élite n’a pas été l’élément structurant et l’enjeu principal.
CHAPITRE 1 UNE HISTOIRE DE LA CONTROVERSE
É
tabli au XVII e siècle, le cadre événementiel de la controverse fait l’objet d’études toujours plus précises. Bien des détails, du fait de la pénurie des sources, restent dans l’incertitude : quand Gottschalk est-il né ? A-t-il obtenu la dissolution de ses vœux en 829 ? A-t-il fait un ou deux voyages en Italie ? Il importe de jeter les bases des chapitres à suivre en dressant un état des lieux de nos connaissances 1. I. Gottschalk avant sa condamnation A. Les années saxonnes (806/8 ? – 829) 1. Gottschalk oblat : Fulda et Reichenau
Gottschalk naît au début du IXe siècle dans une Saxe récemment pacifiée et convertie au christianisme. Son père, le comte Bern, est peut-être un converti précoce. À une date imprécise, que l’on a parfois, semble-t-il par erreur, située du vivant de Charlemagne2, il est offert comme oblat à Fulda, principale abbaye de Germanie, comptant environ 500 moines. À la tête de son école se trouve Raban Maur, disciple d’Alcuin.
1 Par souci d’économie, les références ne seront indiquées que pour les points litigieux de la biographie. Pour ce qui relève du consensus historique sur Gottschalk, je renvoie le lecteur à Vielhaber, Gottschalk der Sachse ; Devisse, Hincmar ; Ganz, « The debate on predestination… » ; Genke et Gumerlock, Translated texts ; et à ma thèse, conservée à Paris I Panthéon-Sorbonne, où il trouvera des notes exhaustives. M.B. Gillis, Heresy and Dissent, m’est parvenu quelques semaines avant la publication de ce livre. Il s’agit d’une adaptation de sa thèse : il a suffi de compléter les références en note sur les épreuves. Le lecteur verra que nos démarches sont opposées. M. Gillis a fait le choix de se concentrer sur l’individu Gottschalk en faisant globalement abstraction du contexte social, politique et codicologique. Nos désaccords concernent des points souvent centraux et factuels. Malgré cela, il y a lieu de se réjouir que nous nous rejoignions sur l’interprétation de la répression de l’hérésie au haut Moyen Âge comme un phénomène inclusif et non persécutoire. 2 Ludwig Traube semble être le premier à avoir lié un passage des Lettres de Fulda au procès de Gottschalk (MGH Poetae 3, p. 709, note 3), MGH Ep. 5, p. 519‑520 : praeterea sunt ut nostris possessiones istius monasterii et ecclesiae ad eam pertinentes proprietas dominicalis quae domino imperatori et paterna successione haereditario iure provenit, ideo timemus inde aliquid perdere. Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1025 et de Jong, In Samuel’s Image, p. 77‑78, l’ont suivi. Pourtant, ce passage, replacé dans son contexte, se réfère au conflit des dîmes qui oppose, vers 829, Otgar de Mayence à Raban Maur.
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La date de naissance approximative de Gottschalk ne peut être estimée que par l’intermédiaire de certains documents. Eckhard Freise, le premier, a rapproché l’oblation du Saxon de la donation à Fulda d’un certain Helmtag en mémoire d’un comte Bern, préservée dans la version abrégée du cartulaire de Fulda, le Codex Eberhardi (XIIe siècle)3 : Bern offre dix colonges et huit esclaves à Fulda sous l’abbatiat de Ratger (802‑817). Cette donation par l’intermédiaire de Helmtag pourrait être celle qui accompagne l’oblation de Gottschalk. Pour Freise, l’oblation elle-même n’a pas pu avoir lieu lors de la donation, postérieure à la mort de Bern. Celui-ci, en offrant Gottschalk à Fulda, a dû retenir jusqu’à sa mort l’usufruit du bien donné : l’oblation serait donc antérieure à la charte transmise par le codex Eberhardi. L’argument n’a pas convaincu Mayke De Jong pour deux raisons. D’une part, si l’on suivait le scénario de Freise, la charte aurait été antérieure à la mort de Bern. D’autre part, le procès de 829 semble montrer que c’est la mère de Gottschalk qui l’a offert à Fulda, à la mort de Bern4. En termes de datation, la charte d’Helmtag pointe donc l’abbatiat de Ratger : on n’en peut tirer d’autres conséquences. Un second indice chronologique, plus précis, réside dans les listes de moines de Fulda. Les deux listes datant de l’abbatiat de Raban (F2 : 822 et F3 : 825/6) contiennent le nom d’un Gottschalk (F2 : 116e place et F3 : 477e place)5. Il est situé dans la catégorie des moines qui n’ont pas fait profession : il devait donc avoir moins de 20 ans. Après son apparition sur ces deux listes, Gottschalk est envoyé pour études à Reichenau, monastère lié à Fulda par des liens de confraternité. Il figure en effet sur une liste de moines envoyés dans le monastère insulaire6 et parle dans ses propres opuscules d’un « réfectoire en Alémanie » où il a entendu lire la Cité de Dieu7. Cette liste date des années 826‑828. Auparavant, Gottschalk avait déjà été envoyé à Reichenau : il parle dans les Responsa de diversis de son « maître Wettin », écolâtre du monastère du Bodensee mort en 8248. Le jeune Saxon a donc fait deux voyages à Reichenau, avant 824 et après 827. Dans ces trois listes, il apparaît deux fois comme postulant (listes de Raban) et une fois comme moine profès (liste de Reichenau), ce qui indique que c’est entre la liste F3 et la liste de Reichenau, en 826‑828, qu’il a été tonsuré, à l’âge d’environ 20 ans. Cela situe sa naissance probable en 806‑8089. 3 Cf. Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1024‑1029. 4 De Jong, In Samuel’s Image, p. 78. Raban défend le droit d’une femme à offrir son enfant à Dieu (De oblatione puerorum, PL 107, col. 428). 5 Kommentiertes Parallelregister, p. 59 (PR1) et 245‑246 (MF 112). La position de Gottschalk est un indice de son âge : il est, dans les deux listes, placé aux côtés d’un clerc de même nom, Engilbraht. 6 Cf. Klostergemeinschaft Fulda II, 2, p. 537‑539 (XC, 11). 7 Lambot, Œuvres théologiques, p. 163. 8 Ibid., p. 170. 9 Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1026. Le martyrologe d’Hautvillers transcrit par Martin Rethelois (Chroniques générales de l’ordre de s. Benoist, composées en Espagnol par le R. Pere dom Antoine de Yepes et traduites en françois par le R. p. Dom Martin Rethelois, II, Toul, 1684, p. 387) et donnant lui
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On peut ainsi reconstituer les premières années du moine Saxon. Destiné à la prêtrise, il est offert au monastère royal de Fulda peu après la mort du comte Bern, par sa mère. Il peut profiter des cours de Raban Maur, le praeceptor Germaniae, pour acquérir une solide culture grammaticale. Il fait aussi la connaissance de l’élite intellectuelle venue s’instruire à l’abbaye. Loup de Ferrières, qui correspond avec Gottschalk en 849, a passé quelque temps à Fulda vers 829‑836. Peut-être at-il aussi rencontré à Fulda Ermenrich d’Ellwangen, dont certains passages de la Lettre à Grimald concordent avec ses opuscules grammaticaux10. À Reichenau, Gottschalk étudie sous l’écolâtre Wettin et se lie d’amitié avec Walahfrid Strabon, lui-même passé par Fulda vers 827‑828. Ut quid jubes, son poème le plus célèbre, pourrait avoir été rédigé pendant ces longs mois d’exil et adressé à Walahfrid11. Ce dernier lui rappelle, quelques années plus tard, « la pauvreté dans laquelle s’est passée [leur] jeunesse »12. Loup de Ferrières et Walahfrid Strabon sont, comme aussi 806 pour année de naissance, est parfois cité comme source – récemment par Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 354‑355. Mais il s’agit d’une confection du XVIIe siècle. Mabillon, qui l’a vu, l’attribue à un « auteur contemporain » (Annales Ordinis sancti Benedicti, III, 1703, xxxvi, 42 (p. 125). Ensuite, les mots illorum temporum montre que la notice a été rédigée à grande distance des faits. On trouve des parallèles textuels entre la notice et Mauguin, qui en est certainement la source (voir sa dissertatio V, p. 65‑66). Qui a rédigé la notice ? Martin Rethelois traduit et augmente ici la Chronique bénédictine d’Antonio de Yepes ; tout le chapitre (cent. II, an de S. Benoist 181, an de J. Christ. 661) a été consolidé par des emprunts à Flodoard, Almanne d’Hautvillers, l’Évangéliaire d’Ebbon… Notre notice se trouve dans la rubrique « addition du traducteur », p. 381. On ne la trouve pas dans une traduction antérieure de Yepes (Paris, 1624, p. 568‑569). L’auteur de la notice est-il Rethelois ? De fait, la notice se trouvait bien dans le martyrologe, puisque Mabillon l’a vu : or, Rethelois est d’une autre abbaye. Gottschalk ne manquait pas de défenseurs au XVIIe siècle : c’est plutôt à Hautvillers qu’il faut chercher la main zélée qui a complété le martyrologe. Gillis, Heresy and Dissent, p. 226, note 92, a finalement corrigé cette erreur. 10 Cf. Lambot, Œuvres théologiques, p. 393 et MGH Ep. 6, p. 555‑556. 11 MGH Poetae 3, p. 731‑732 ; Weber, Die Gedichte, p. 147‑150 ; Corpus rhythmorum musicum saec. IV-IX I. Songs in non-liturgical sources, Francesco Stella dir., Florence, 2007 (Millennio Medievale 72, Testi 18, corpus dei ritmi latini [secoli IV-IX], 3), p. 429‑446. Au sujet de ce poème, les interprétations divergent. Voir l’historiographie complète dans Weber, op. cit., p. 240‑245. Certains (Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 161‑182 ; L. Traube, MGH Poetae 3, p. 720 ; I. Schröbler, « Glossen eines Germanisten », p. 93) pensent que le poème fait référence à la période dalmate de Gottschalk ; il est vrai que l’expression intra mare (v. 5) est utilisée par Gottschalk pour parler des îles de l’Adriatique (Lambot, Œuvres théologiques, p. 208) et que la mention de l’exil est évocatrice. Beaucoup estiment, à l’inverse, que ce poème adressé à un enfant – à Walahfrid – fait référence au « stage » de Gottschalk à Reichenau (Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 85‑87 ; Bischoff, « Gottschalks Lied » ; Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 620) : Bernhard Bischoff a souligné, à l’appui de cette thèse, la présence de notes évoquant les paroles du poème dans des manuscrits de Reichenau. Pour Samuel Singer en revanche (Germanisch-romanisches Mittelalter, Leipzig-Zurich, 1935, p. 122), il s’agit d’un poème à tendance pédophile. La thèse qu’il s’agit d’un poème de Noël adressé à l’enfant Jésus est battue en brèche par la familiarité du lexique de Gottschalk. Herding, « Über die Dicthungen Gottschalks », p. 46‑54 et J. Szövérffy, Weltliche Dichtungen des lateinischen Mittelalters, ein Handbuch, I, Berlin, 1970, p. 589‑605, ne prennent pas parti ; Genke et Gumerlock, Texts translated, p. 15 observent la même prudence. Il est en tout cas impossible que Gottschalk ait composé le poème à Reichenau si l’on pense, comme Traube, que le Saxon a appris la poésie à Reims dans les années 830 (cf. infra). Des termes comme exul patriae ou naufragus se retrouvent dans le poème Age quaeso : Gottschalk y exprime le péché ou l’épreuve et pas un contexte géographique. 12 Velox Calliope, MGH Poetae 2, p. 363, v. 23.
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Gottschalk, parmi les plus brillants représentants de la renaissance carolingienne : ils semblent s’être liés dès leur jeunesse13. De retour à Fulda vers 828, Gottschalk est tonsuré de force malgré son désir de ne pas respecter le vœu de son père. L’institution de l’oblation, fort répandue au IXe siècle, n’a pas encore connu de contestation forte. Raban Maur lui-même est un ancien oblat. C’est en protestant contre elle que Gottschalk connaît sa première notoriété. 2. La protestation : le concile de Mayence de 829
Gottschalk profite de la vague pénitentielle qui accompagne les conciles réformateurs de 829 pour porter plainte contre son oblation. Les actes de Mayence étant perdus, l’affaire Gottschalk est la seule source dont nous disposions sur ce concile. Elle est documentée par les fragments de lettres de Fulda transmis par les Centuriateurs de Magdebourg et par le traité De oblatione puerorum de Raban Maur. Ces fragments laissent transparaître au moins deux documents perdus, plus précisément deux lettres : l’une du moine Hatto, l’autre de Raban Maur, toutes deux adressées à Otgar de Mayence14 entre le concile de juin et l’assemblée de Worms d’août 82915. Le traité De oblatione puerorum, de la même époque, est adressé à Louis le Pieux. Cinq provinces sont représentées au concile : Mayence, Trèves, Cologne, Besançon et Salzburg. Gottschalk porte plainte (interpellavit) contre Raban et l’accuse (accusavit) de l’avoir tonsuré de force. Il emploie deux types d’arguments. D’une part, il se fonde sur le droit canon, arguant que son oblation a été forcée. D’autre part, il se revendique de la loi saxonne, qui stipule qu’on ne peut priver un Saxon de sa liberté sans le témoignage d’autres Saxons16. Appuyé par de nobles parents17, Gottschalk obtient gain de cause devant Otgar de Mayence.
13 Contre V. von Büren, « Une édition critique de Solin au IXe siècle », dans Scriptorium, 50, 1996, p. 22‑87), voir D. Ganz, « Does the Copenhagen Solinus contain the autograph of Walahfrid Strabo ? », dans Medieval Autograph Manuscripts, Turnhout, 2013, p. 79‑86. 14 Les fragments relatifs au concile de Mayence se trouvent dans MGH Conc. 2, 2, p. 601‑605 ; ils recoupent en grande partie les lettres de Fulda rapiécées par Dümmler et rééditées en MGH Ep. 5, p. 529‑530. 15 D’une part, la lettre d’Hatto mentionne les résultats du concile de Mayence (in synodo moguntina absolutus est) ; d’autre part, elle plaide pour qu’on rende à Gottschalk son héritage et qu’on donne une fin de non-recevoir à l’appel de Raban Maur. Il semble ainsi qu’il n’y a qu’une seule lettre d’Hatton et non deux (contre Gillis, Gottschalk, p. 37 et Heresy and Dissent, p. 30). 16 Cf. De Jong, In Samuel’s Image, p. 80‑81 ; Patzold, « Konflikte », p. 144‑152. 17 MGH Ep. 5, p. 530 : istius ac propinquorum suorum… PL 107, col. 431 : libertatem ac nobilitatem generis sui perdant… et 432 : a quibusdam primatibus de ipsa gente…
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À la lumière de la lettre d’Hatto, Gottschalk n’a pas recouvré son héritage à Mayence, mais seulement sa liberté. La dissolution des vœux semble cependant avoir été associée à un serment dont la transcription absconse par les Centuriateurs a fait l’objet de nombreuses interprétations18. Pour certains, Gottschalk devait renoncer à son héritage pour obtenir une compensation financière, sans quoi il partirait les mains vides mais en gardant un droit hypothétique sur ledit héritage19. Pour d’autres, la condition du serment est l’abolition d’un engagement antérieur de la famille de Gottschalk20 – ce que l’on peut aisément rapprocher de la théorie précédente, si l’engagement en question est la cession de l’héritage de Gottschalk à Fulda. Mayke De Jong, qui prudemment ne tranche pas la question, montre en tout cas que la priorité du synode est de ménager Raban, à qui est laissée la possibilité d’exiger le serment21. De nouveaux éléments ont été récemment apportés par Matthew Gillis à la lumière de la loi saxonne22. Cette dernière permet de déshériter un fils si l’héritage est destiné à l’Église ou au roi : Gottschalk n’a donc rien à espérer de ce côté. La compensation constitue donc une réparation de la violence faite à Gottschalk lors de la tonsure forcée. La loi saxonne condamne les violences faites à un noble. L’héritage et le serment sont donc deux questions différentes. On ne connaît la réponse définitive d’aucune de ces dernières. On demeure en effet sans information sur le jugement définitif de Worms à l’été 829, qui fut certainement influencé par le Liber de oblatione puerorum de Raban. Gottschalk ne récupéra pas son héritage23, mais qu’en est-il de sa liberté ? Mayke De Jong semble 18 MGH Ep. 5, p. 530 : ea tamen ratione, ut, si abbati ita placeret, controversiae eorum finis inter eos istius ac propinquorum suorum esset iuramentum ; quod quidem si abbas suscipere vellet, omnem ei iniuriam, quam perpessus est, secundum legem componeret ; si autem ille iuramentum nollet exigere, nec iste compositionem suae quaereret iniuriae, sed tantum legitima frueretur libertate. 19 Traube, MGH Poetae 3, p. 709, note 1 ; Schröbler, « Glossen eines Germanisten », p. 91 ; Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 15. Epperlein, Herrschaft und Volk, p. 187‑188, affirme que le serment porte sur le conflit en général. 20 De Clercq, Législation religieuse, p. 69 ; F. Staab, « Wann wurde Hrabanus Maurus Mönch in Fulda ? Beobachtungen zur Anteilnahme seiner Familie an den Anfängen seiner Laufbahn », dans Hrabanus Maurus : Lehrer, Abt und Bischoff, Wiesbaden, 1982, p. 75‑101, p. 78 sqq. 21 De Jong, In Samuel’s Image, p. 82. 22 Gillis, Gottschalk, p. 38, Gillis, « Noble and Saxon » et Gillis, Heresy and Dissent, p. 38-39. 23 Contrairement à ce qu’écrit M. Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 38 et 87 et Heresy and Dissent, p. 59, en se fondant sur la lettre de Gottschalk à Ebbon de Reims (Lambot, « lettre inédite », p. 44 : Igitur pro vestri damnatione clientis pluribus iam dantur mei bona parentis, et non solum alienis verum etiam meis). Si Gottschalk dit qu’on puise dans les biens « de [son] parent », rien ne prouve, bien au contraire, qu’il s’agisse de ses biens à lui, puisqu’il s’écrie juste après : Ego autem quid alicui dem non habeo ! De plus, le mot parens peut désigner un simple parent : Régine Le Jan, Famille et pouvoir, p. 165, qualifie le terme de « vague et classificatoire ». Dom Lambot avait interprété qu’il s’agissait d’Ebbon et que Gottschalk voulait dire que l’on puisait dans le trésor archiépiscopal. En somme, il peut s’agir là d’un bien familial ou même des terres données par Bern à Fulda.
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donner l’avis le plus raisonnable en estimant que Gottschalk a dû rester moine24. Il n’est en effet jamais cité que comme moine et l’on conçoit mal, dans l’hypothèse qu’il ait obtenu la dissolution de ses vœux, qu’après les longs mois passés à la réclamer, Gottschalk l’ait abandonnée, dans les mois qui suivent, pour se faire moine d’Orbais. Cela obligerait aux reconstitutions les plus alambiquées25. B. D’un concile à l’autre (829‑848) 1. Les années franques (années 830)
Le conflit avec Raban a rendu le départ de Fulda inévitable. Il apparaît ensuite en Francie occidentale : on pourra se repérer à l’aide de la carte n° 1. Gottschalk est d’abord connu comme moine d’Orbais, dans le diocèse de Soissons26. Mais il a dû, avant Orbais, fréquenter Corbie. Il s’y lie d’amitié avec les moines Ratramne et Gislemar27. Il séjourne également au cloître de Rebais, en Brie28, et à Hautvillers, s’il est vrai que la préface de l’Évangéliaire d’Ebbon, aujourd’hui à Épernay, est son œuvre29. Il se lie à des personnages de l’élite ecclésiastique : l’évêque Rothade de Soissons, le chorévêque de Reims Rigbold et l’évêque Loup de Châlons-en-Champagne.
24 De Jong, In Samuel’s Image, p. 86. L’opinion n’est pas neuve : c’était déjà l’avis de J. M. Schröckh, Christliche Kirchengeschichte, t. 24, Francfort-Leipzig, 1797, p. 6. 25 Comme celle de Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 76‑78 et Heresy and Dissent, p. 52-77, expliquant que Gottschalk a été tonsuré de force en 830 avec les révoltés, puis amnistié, puis a formulé des voeux volontaires après 833 pour « changer d’identité ». D’un point de vue sociologique, cela correspond à la théorie, non citée par Gillis, du changement stratégique d’identité développée par Anthony Oberschall et Kim Hyojoung, « Identity and Action », dans Mobilization : an International Journal, 1, 1996 ; cette conception de l’identité comme ressource est critiquée par Christian Lazzeri, « Conflits de reconnaissance et mobilisation collective », dans Politique et société, 28/3, 2009, p. 146‑147. 26 Gottschalk dit avoir fréquenté la bibliothèque d’Orbais, Lambot, Œuvres théologiques, p. 175. Une liste de moines, sans doute confectionnée à la demande d’Hincmar dans les années 850 pour lui fournir l’état du monastère avant 845, place Gottschalk en 51e position derrière l’abbé Bavon : F. Dolbeau, M. Heinzelmann, « Listes de noms champenois et anglais provenant de Saint-Rémi de Reims (IXe-début XIIe siècle) », dans Francia, 39, 2012, p. 393‑438, p. 402 (liste 11, folio 47, colonne 7 du manuscrit BNF latin 9903, n° 257 de l’édition). Le manuscrit original était le n° 303 de l’archimonastère de Saint-Rémy. Les auteurs n’ont pas vu que la liste avait été déjà transcrite par Nicolas Du Bout vers 1701‑1702 et éditée avec son histoire de l’abbaye en 1890 (p. 201). 27 Gislemar, parti pour la Scandinavie avec Anschaire (Vita Anskarii, 10, 40), semble encore à Corbie en 830 car il figure dans une liste du Livre de Confraternité de Reichenau (Das Verbrüderungsbuch der Abtei Reichenau, J. Autenrieth, D. Geuenich et K. Schmid (éd.), Hannovre, 1979 (MGH Libri memoriales et necrologia Nova Series t. 1) f. 112 ; Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 26, note 98, date cette liste de 830). La chronologie de Genke et Gumerlock, translated texts, p. 21, semble erronée. Cf. aussi Lambot, Œuvres théologiques, p. 379. 28 Lambot, Œuvres théologiques, p. 170. 29 Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 88‑90 ; cf. Weber, Gedichte, p. 11 et 186.
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Carte n°1 : Gottschalk et la controverse en Francie occidentale
L’édition d’une nouvelle lettre de Gottschalk par dom Lambot en 1958 apporte une source supplémentaire sur ces années précoces. Lambot suggère que le destinataire anonyme de cette lettre est l’archevêque Ebbon30, ce que semble corroborer la présence de Gottschalk dans des monastères liés à Reims (cf. chap. 2, p. 138-143). Il s’agit d’une supplique. Gottschalk est accusé d’avoir calomnié son protecteur31. Gottschalk est également accusé d’un crimen contra nomen imperatorum qui laisse supposer qu’il s’est impliqué, d’une façon ou d’une autre, dans la crise politique des années 830-833. On ne saurait tirer de cette lettre beaucoup de conclusions biographiques32. On peut au moins en déduire que Gottschalk a bénéficié, avant la crise de l’empire, de la protection d’Ebbon de Reims – ce qui expliquerait qu’il ait composé les vers de dédicace de l’Évangéliaire d’Épernay – et que cette protection lui a permis de circuler de monastère en monastère33.
30 Les arguments de Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 48-50, sont : le manuscrit est rémois ; Gottschalk est sans doute l’auteur de la dédicace de l’évangéliaire d’Ebbon ; Gottschalk semble avoir, comme l’avait écrit Traube (MGH Poetae 3, p. 710-711), appris la versification à Reims ; Ebbon est d’origine saxonne. Les deux derniers arguments sont faibles (cf. MGH Poetae 6, p. 88 et Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 18 ; de même, on n’a aucune preuve qu’Ebbon soit saxon). 31 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 90-109 et Heresy and Dissent, p. 52-75. 32 Contrairement à Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 76-78 et Heresy and Dissent, ibidem. 33 Comme s’en plaint Hincmar dans son dernier De praedestinatione, PL 125, col. 84.
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Un autre texte atteste du passage de Gottschalk dans la région rémoise. Il fait allusion dans son opuscule De diversis à un discours public tenu à Reims « il y a seize ans ». Lambot suggérait que l’auteur du discours, appelé « Faustus Manicheus », soit Hincmar, ce qui repousse cette « réunion synodale » aux années 849‑85334. Cela pose d’abord un problème de datation : Gottschalk aurait rédigé ces lignes en 865‑869. Or, la plupart des textes du codex de Bern sont des textes polémiques qui remontent aux années fortes de la controverse, c’est-à-dire la décennie 850. Cela pose ensuite un problème de contexte. Si ce débat était postérieur à 849, que ferait Gottschalk, excommunié et reclus, à un synode à Reims ? Mais il serait possible, à bien le lire, que Gottschalk ne cite la réunion que par ouï-dire, que le mystérieux « Faustus manicheus » l’ait ensuite rejoint à Hautvillers pour en discuter. Par ailleurs, on peine à reconnaître Hincmar dans ce « Faustus manicheus ». La doctrine bizarre du sang de l’Esprit Saint est une incongruité qu’Hincmar, qui a en horreur les nouveautés, ne se serait pas permise35. Enfin, l’imagine-t-on s’adresser à Gottschalk, excommunié, en l’appelant Esculape ? Reste la mention d’un « roi » et non d’un « empereur », qui inclinerait à identifier ici Charles le Chauve. Mais les fils de Louis le Pieux sont rois dès les années 830. En septembre 838, à Quierzy, Charles le Chauve est couronné roi de la partie occidentale de la Francie ; au même moment, la doctrine eucharistique d’Amalaire est condamnée en concile – un contexte qui correspond fort bien à l’atmosphère que décrit Gottschalk. Par ailleurs, à seize ans d’intervalle, il pouvait fort bien écrire coram rege pour signifier que Charles le Chauve, roi actuel, était présent. Il semblerait alors raisonnable de ramener ce débat aux années suivant immédiatement 833 (c’est-à-dire 849 moins 16). En se fondant sur les années de pleine activité littéraire de Gottschalk (vers 850‑855), on tombe sur ses années franques (vers 835‑840). Nous aurions là une preuve supplémentaire de la présence de Gottschalk à Reims36. Ces quelques années en Francie sont indispensables pour comprendre la controverse des années à venir. L’élève de Raban Maur est déjà maître itinérant37 et se fait repérer, dit Hincmar, pour sa « dangereuse mobilité ». Il apprend la poésie en moins d’un an, on ignore où et quand38. Il se tisse un réseau d’élèves et de dis34 Lambot, Œuvres théologiques, p. 298 (en note) ; suivi par Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 59 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 356 et Heresy and Dissent, p. 227-230. Il est discrètement fait allusion à ce débat dans Lambot, Œuvres théologiques, p. 197 : non habet hic sanguinem quod absit ullo modo sed filius tantummodo… 35 Comme le fait remarquer Lambot, Œuvres théologiques, p. 298, en note. 36 C’est l’avis de Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 17 et de Genke et Gumerlock, translated texts, p. 20. 37 La sentence de condamnation de 849 lui retire un officium doctrinale qui ne saurait correspondre qu’à une charge d’enseignement (MGH Ep. 8, p. 23), cf. Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 623. Il n’est donc pas nécessaire de faire de la mobilité de Gottschalk un argument en faveur de la dissolution de ses voeux en 829 ou d’une quelconque « mission » comme le font Genke et Gumerlock, ibid., p. 25. 38 MGH Poetae 3, p. 735, v. 84‑86. C’est Traube qui a restitué la leçon metri au lieu de ueteri (Ibid., p. 710, note 2). Pour lui, Gottschalk a suivi les cours de l’Irlandais Dunchad à Reims ; la publication de la lettre à
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ciples qu’Hincmar, en 849, a le plus grand mal à défaire. Sans doute enseigne-t-il déjà des éléments de doctrine qui seront condamnés plus tard : nous verrons que Gottschalk est déjà réputé pour sa connaissance d’Augustin39. Gottschalk est encore en Champagne au début de la vacance du siège rémois (835‑840 et 841‑845). En effet, il est ordonné prêtre par le chorévêque Rigbold à une date inconnue et à l’insu de Rothade. Peut-être faut-il mettre en lien cette ordination avec son projet d’évangéliser les païens et rattacher à cette période la lettre qu’il expédie à Loup de Châlons-en-Champagne (835‑857), qui est en charge de la vie sacramentelle de Reims pendant la vacance40. La lettre à Loup, dont seul un fragment est préservé, donne les signes d’une excellente relation41. La lettre, qui ne souffle mot des difficultés de Gottschalk, plaide pour une datation précoce ; la mention d’une « ancienne conversation » fait de toute manière remonter leur amitié aux années 830. Mais le Saxon quitte bientôt sa région d’accueil. 2. À Vérone (années 840)
Gottschalk apparaît ensuite en Italie, dans trois sources contemporaines de son séjour : la lettre en vers de Walahfrid Strabon Velox Calliope, le traité épistolaire de Raban Maur à Noting de Vérone De praedestinatione, et une lettre de Raban à Évrard de Frioul, ces deux derniers documents étant situés avec une assez grande certitude en 840 et 846‑847. Gottschalk a apparemment quitté la Champagne sans la permission de son abbé42. Il a d’abord semblé que le Saxon avait fait deux voyages successifs en Italie : on tend maintenant à les fondre en un seul43. La cause de cette incertitude, qui a fait couler beaucoup d’encre, est la datation de Velox Calliope
Ebbon par Lambot en 1958 irait dans ce sens. Cf. aussi Weber, Gedichte, p. 54‑55. Mais cette thèse a été battue en brèche par Fickermann de manière convainquante : MGH Poetae 6, p. 88. Le Dunchad en question n’est pas l’auteur d’une glose sur Capella, comme on l’a longtemps pensé : cf. A. Van de Vyver, « Hucbald de Saint-Amand, écolâtre, et l’invention du Nombre d’or », dans Mélanges Auguste Pelzer, Louvain, 1947, p. 61‑80, p. 64‑65, note 16 et Contreni, « Irish in the Empire », p. 758‑759. Si Gottschalk a appris la poésie à Reims dans les années 830, il est impossible qu’il ait écrit Ut quid iubes à Reichenau (cf. supra, p. 44-46). 39 Traube avait déjà rassemblé les passages qui le suggèrent (MGH Poetae 3, p. 710, note 2). Voir MGH Ep. 8, p. 13‑14 ; De una deitate, PL 125, col. 485 ; De praedestinatione, PL 125, coL. 84. 40 MGH Conc. 3, p. 275. Gottlob, Chorespikopat, p. 96. 41 Lambot, Œuvres théologiques, p. 50. Gillis, Heresy and Dissent, p. 95-99, estime qu’il doit s’agir de l’évêque Loup de Chieti, dans les Abruzzes. 42 PL. 125, col. 84. 43 Cf. Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 167. La thèse des deux voyages date de Mabillon, Annales O.S.B., op. cit., t. 2, p. 640‑641. L. Traube (MGH Poetae 3, p. 711) pense qu’il n’y a eu qu’un seul voyage, faute de sources montrant le contraire. Freystedt, en revanche, situe un premier voyage, documenté par le poème de Walahfrid Velox Calliope, avant 838 et un second voyage au plus tard en 840, correspondant aux lettres de Raban à Noting et à Évrard de Frioul. Comme nous allons le voir, le débat dépend étroitement de la datation de Velox Calliope.
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soit avant 838, soit en 84844. Jugeons-en à son contenu. La rumeur a rapporté à Walahfrid que Gottschalk, depuis Rome, songeait à s’exiler – allusion qui recoupe son séjour en Dalmatie dans les années 840. Walahfrid dit écrire à Gottschalk « rentré chez lui »45. Cette expression ne peut désigner, semble-t-il, qu’Orbais ou Fulda. Les partisans de la datation en 848 y voient Fulda46 ; mais il semble impossible que le contenu de Velox Calliope soit contemporain de la condamnation de Gottschalk47. Si, au contraire, la lettre est antérieure à 838, le passage par Fulda n’est plus vraisemblable et il faut retenir Orbais, d’où la théorie des deux voyages en Italie, dont le premier, simple pèlerinage à Rome, aurait eu lieu entre 835 et 83848. Il semble plus raisonnable de compter, comme K. Zechiel-Eckes, sur deux voyages en Italie49. Le premier, avant 838, est un pèlerinage à Rome où Gottschalk aurait formulé le vœu de prêcher en Dalmatie. Le second est la réalisation de ce vœu, au plus tard 840. En effet, après un pèlerinage à Rome50, le Saxon apparaît à Vérone en 840. Cette année là, l’évêque élu, Noting, se plaint à Raban, à l’occasion de la campagne de Louis le Pieux dans le Lahngau, que des moines prêchent la double prédestination. La période où se déroule cet épisode est particulièrement troublée. Noting semble avoir été d’abord évêque de Verceil51 avant d’être nommé remplaçant de Ratold de
44 Pour Freystedt, Walahfrid ayant quitté la cour en 838 en devenant abbé de Reichenau, les nebula palatina dont parle le poème ne se justifieraient plus ensuite. Pour Traube, en revanche (ibid., p. 712, note 4), la date de Noël 848 est possible car Walahfrid assure cette année une mission auprès de Charles le Chauve pour le compte de Louis le Germanique. 45 MGH Poetae 2, p. 362 : devoto extera cogitare corde / gratis exiliis adire rura./ Tandem quaere suo loco reductum… 46 C’est le cas de Mabillon, Annales O.S.B., op. cit., t. 2, p. 640‑641 ; Traube, MGH Poetae 3, p. 712, et encore récemment de M. Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 174 (ce dernier négligeant le fait que la lettre n’a pu être écrite qu’après Noël, note 105) et Heresy and Dissent, p. 108. Genke et Gumerlock, translated texts, p. 28, tout en se prononçant fermement pour 848, ignorent cette question. 47 Gottschalk ayant déjà été condamné, pourquoi Walahfrid n’en parle-t-il pas et garde-t-il un ton si léger ? Pourquoi l’accuse-t-il de garder son talent pour lui ? C’est tout l’inverse qu’il devrait lui recommander. Il est difficile de penser que Walahfrid ignore la condamnation de Gottschalk, puisque celui-ci a été transféré en Francie occidentale (où se trouve aussi Walahfrid) après sa condamnation de Mayence. La datation en 848 a seulement pour elle un élément stylistique : Velox Calliope entretient une ressemblance criante avec la lettre de Gottschalk Age quaeso perge Clio (849‑850) et avec le tardif Liber de cultura hortorum de Walahfrid (cf. Weber, Gedichte, p. 253). 48 Tout ce qui fait obstacle à cette hypothèse est la notice des Annales de Saint-Bertin de 849 qui ne laisse transparaître qu’un seul voyage. Mais Prudence, qui qualifie Gottschalk de « Gaulois », n’est pas bien informé. Sur le caractère relatif de ces dénominations ethniques, voir Eduard Hlawitschka, Lotharingien und das Reich an der Schwelle der deutschen Geschichte, Stuttgart, 1968, p. 55. 49 Zechiel-Eckes, Florus, p. 124. 50 MGH Poetae 2, p. 362 ; Annales de Saint-Bertin, p. 56‑57 ; Lambot, Œuvres théologiques, p. 376, 446, 452, 453, 468 et 489. 51 Storia di Brescia, 1. Dalle origini alla caduta della signoria viscontea, Brescia, G. Treccani degli Alfieri dir., 1961, p. 470‑474 (G. p. Bognetti, « Brescia Carolingia ») et 999 sqq. (C. Violante, « La chiesa bresciana nel medioevo ») ; La Rocca, Pacifico, p. 173‑183.
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Vérone, chassé de son siège par les partisans de Lothaire pour avoir, en 834, libéré Judith de Tortone. Vérone est alors sujette à des dissensions internes, au point que Noting, seulement élu, ne peut s’installer dans la ville et doit être transféré à Brescia vers 843. Malgré cela, il a dû préserver localement assez de liens pour être mis au courant de la prédication d’un « groupe de moines » sur la prédestination. Raban, à sa demande, lui fait parvenir un traité de réfutation de la prédestination au châtiment ainsi qu’une admonition personnelle contre les tendances pélagiennes qu’il semblait cultiver52. Gottschalk a eu accès à ce traité pendant son séjour en Italie53. Le moine d’Orbais commence donc à se faire remarquer pour sa prédication. Pourquoi à Vérone ? La ville est liée à l’Alémanie, où Gottschalk avait des attaches. La cité se trouve au bout d’un corridor qui passe par Brescia, ville où Noting est finalement nommé vers 843‑844. les relations entre Francie, Alémanie (en particulier Saint-Gall et Reichenau) et Italie du Nord, en particulier Vérone et Brescia, sont intenses54. Noting, sans doute originaire de la Forêt Noire, en est un exemple55. Des moines francs, comme Hildemar de Corbie, sont appelés pour réformer la vie religieuse locale56. Gottschalk est loin de se trouver déraciné. Il y a aussi des raisons d’ordre intellectuel à sa présence sur place. La ville fait partie des centres scolaires créés par le capitulaire d’Olonna57. On y trouve l’archidiacre Pacifico dont le testament affirme qu’il fit copier 218 manuscrits58 : la bibliothèque 52 Cf. sur ce point assez discret, Pezé, « Primum in Italiam… ». 53 Lambot, Œuvres théologiques, p. 39. Gottschalk accuse Raban de s’appuyer, au lieu d’Augustin, sur Gennade de Marseille. Raban cite en effet un apocryphe augustinien, le liber de ecclesiasticis dogmatibus, attribué en réalité à Gennade (PL 112, col. 1546). Cf. aussi De Jong, In Samuel’s Image, p. 89. 54 San Salvatore de Brescia fait partie de la confraternité de Reichenau (MGH Libri mem. et nec. N. S. 4, op. cit.), f. 26r). Avant 845, lorsqu’Angilbert rappelle Hildemar et Leodegar pour les installer à Civate, il done à Brescia, en échange, un moine de Reichenau, Maginard (Storia di Brescia, p. 469). Vérone aussi est liée à l’Alémanie (ibid., p. 449‑452 ; R. Avesani, « La cultura veronese del secolo IX al secolo XII », dans Storia della cultura veneta, I. Dalle origini al trecento, G. Folena (dir.), Vicenza, 1976, p. 240‑270). Ratold, prédécesseur de Noting, est d’origine alémanique et ancien moine de Reichenau, tout comme son propre prédécesseur Eginon (780‑799), qui en avait été l’abbé. 55 Noting serait originaire de la Sippe alémanique des protecteurs du monastère de Hirsau (Hlawitschka, Franken in Oberitalien, p. 54). La famille de Noting est liée aux milieux monastiques alémaniques ; on retrouve Noting dans le nécrologe de Reichenau, au 2 août. Il est aussi mentionné dans le liber anniversarium de la cathédrale de Chur, diocèse qui contrôle les cols alpins (ibid. p. 636). C’est à lui qu’est dédicacé le Psalterium glossatum de Grimald de Saint-Gall, codex qui passe plus tard à la femme de Louis II, Angelberge. 56 Hildemar, auteur d’un commentaire de la Règle, est appelé avec le moine Leodegar en Italie du Nord et séjourne à Brescia en 841 : Storia di Brescia, op. cit., p. 468‑469. Hildemar fut appelé par Angilbert de Milan, mais « prêté » à Rampert de Brescia pour la fondation de San Faustino e Giovita. 57 MGH cap. I, p. 327. 58 Voir désormais La Rocca, Pacifico pour une biographie de Pacifico qui démontre le caractère apocryphe de la quasi-totalité des sources documentant sa vie. Sans doute Pacifico copie-t-il lui-même une vingtaine de ces manuscrits : ibid., p. 2.
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capitulaire regorge, encore aujourd’hui, de raretés éminentes59. Il y a enfin une raison politique à sa présence sur place. Il semble que le clergé diocésain de Vérone, d’extraction plus lombarde que franque60, n’ait pas partagé les vues de son évêque Ratold. Selon la thèse de Cristina La Rocca, on perd trace, entre la révolte de Bernard d’Italie et les années 840, de la plupart des membres du chapitre cathédral, y compris Pacifico61. Cela pourrait indiquer que Ratold les a punis de leur soutien à Bernard. Pacifico apparaît dans le Livre de confraternité de Reichenau en 826, mais avec le monastère de Nonantola, non à Vérone62. Cela dit, les notes de Pacifico sur la prédestination dont il sera question au chapitre 7 (p. 443-446) semblent montrer que l’archidiacre a gardé des liens étroits avec la ville – voire qu’il ne l’a pas quittée : c’est un point actuellement en débat63. En tout cas, en 840, l’évêque élu Noting n’est pas à Vérone et on n’a pas mention de comte non plus. Autrement dit, la ville connaît un certain vide politique. Ce n’est donc pas un hasard si Gottschalk y émerge. Récemment ordonné prêtre, il prêchait et devait chercher ce genre de liberté. Le concile de Pavie de 850 condamne la présence de clercs et moines « étrangers » et « errants », qui répandent « des erreurs nombreuses » et des « questions inutiles » ; il décrète que ces clercs devront être jugés64. Il est possible d’y voir une trace du passage de Gottschalk, qui a soulevé, à Vérone, bien des débats, comme celui dont fait état l’échange entre Pacifico et Vitale sur la faute d’Adam et Judas (cf. chapitre 7, p. 443-446)65. En 861, l’archevêque Jean de Ravenne est condamné par un synode romain, pour des questions disciplinaires mais aussi doctrinales. L’hérésie dont il est accusé consiste à prêcher que le Christ a souffert sa passion dans sa nature divine d’une part, mais aussi que tous les baptisés ne sont pas rachetés du péché originel d’autre part, une thèse particulièrement
59 Cf. G. Turrini, « La biblioteca capitolare di Verona », dans Italia Medioevale e Umanistica 5, 1962, p. 401‑424, et Biblioteca capitolare di Verona. Veronensis capitularis thesaurus, Vérone, 1990. 60 C’est le cas de Pacifico (La Rocca, Pacifico, p. 2), dont la sœur Ansa porte le même nom que la reine fondatrice de San Salvatore de Brescia. 61 Ibid., p. 173‑183. 62 MGH Libri mem. N. S. 1, op. cit., p. 136 (21D3)= Zurich, Zentralbibliothek, ms. Rh. hist. 27, folio 24r (21r), quatrième colonne. 63 G. P. Marchi, « Ancora sull’arcidiacono Pacifico di Verona », dans Studi medievali e umanistici, 7, 2009, p. 355‑380, réhabilite quelque peu la figure carolingienne de Pacifico sur laquelle Cristina La Rocca avait jeté le doute méthodologique. Cela est de quelque impact sur l’échange entre Pacifico et l’écolâtre Vitale. Le fait que Vitale, chanoine de Vérone, doive écrire une lettre à Pacifico s’explique pour La Rocca, Pacifico, p. 181 par le fait que l’un des deux ne se trouvait pas à Vérone. Si Pacifico se trouvait en revanche à Vérone, cela impose une interprétation par la stratégie de communication – comme l’hypothèse de Campana, Carteggio, que j’ai moi-même reprise dans Pezé « Primum in Italiam… ». 64 MGH Conc. 3, c. 21, p. 228‑229. 65 Mabillon, Annales O.S.B., op. cit. l’a déjà suggéré (III, 2). Cf. Devisse, Hincmar, p. 121, note 25. Au sujet de la controverse sur Adam et Judas, voir Campana, Carteggio et Pezé, « Primum in Italiam… ».
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proche des enseignements de Gottschalk concernant les baptisés réprouvés66. Il est raisonnable de lier sa prédication dans le Frioul à cette « hérésie » locale. 3. Le Frioul et l’Évangélisation des Balkans (années 840)
En 846‑847, la lettre de Raban Maur à Évrard montre que Gottschalk séjourne à la cour de Frioul. Le Saxon prêche ouvertement la prédestination au châtiment, ce que deux moines de Fulda ont rapporté à l’ancien abbé67. Ce dernier l’appelle doctor vester, ce qui en fait un quasi chapelain, un prédicateur de cour. Il évoque la licentia in praedicando, la permission de prêcher. L’ancien abbé fait pression pour qu’Évrard chasse Gottschalk. Le marquis de Frioul est un mécène et un intellectuel laïc de grande importance. Son testament montre qu’il possède une bibliothèque complète, à l’orientation parfois très concrète68. Il correspond avec d’immenses érudits comme Sedulius Scottus ou Loup de Ferrières. Comme à Vérone, Gottschalk recherche un centre culturel. De plus, le Frioul, marche de l’empire, est une terre de prédilection pour ceux qui fuient les autorités. Il accueille Gottschalk, mais aussi Anastase le Bibliothécaire. Ce dernier fuit Rome en 84869. Le 19 juin 853, un synode romain renouvelle l’excommunication qui venait d’être formulée à Ravenne, ce qui est un signe qu’Anastase fuyait vers la province d’Aquilée et le Frioul70. À lire les annales de Saint-Bertin, le séjour du moine saxon la cour de Frioul est suivi par une traversée des Balkans, et plusieurs passages de son œuvre font référence aux Slaves, à la Dalmatie et à la Bulgarie71. Les sources montrent qu’il pensait à une entreprise d’évangélisation72. Dans un récit de banquet, un Bulgare trinque au nom du Christ qui change le vin en sang73. Dans quel contexte situer cette « mission » ? Officiellement, la conversion de la Bulgarie date de celle du roi
66 Cf. J. B. Russel, Dissent and Reform in the Early Middle Ages, Berkeley-Los Angeles, 1965, p. 161. MGH Conc. 4, p. 51, c. 3 : De his qui dicunt quia in baptismate originale piaculum non omnibus dimittatur. Omnibus enim qui dicunt quod hi qui sacrosancti fonte baptismatis credentes in patrem et filium sanctumque spiritum renascuntur non equaliter originali abluantur delicto, anathema sint. Cette thèse est en particulier présente dans l’Ad quemdam complicem de Gottschalk (cf. annexe 1). 67 MGH Ep. 5, p. 481 (n° 42). 68 Riché, « Les bibliothèques de trois aristocrates », p. 96‑101. On trouve dans ce testament un glossaire, un calendrier, un bestiaire, la Cosmographie d’Aethicus Ister, un Végèce (manuel militaire), un Loxus (manuel médical)… 69 MGH Conc. 3, p. 230‑231. 70 Ibid., p. 298‑299. 71 Lambot, Œuvres théologiques, p. 169 (cf. infra), p. 208 (un passage sur la langue des Dalmates), p. 325. 72 Cf. MGH Ep. 8, p. 15 et CCCM 260, p. 320. 73 Lambot, Œuvres théologiques, p. 325.
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Boris en 864 ; mais les Bulgares étaient en contact étroit avec des chrétiens depuis le VIIe siècle74 : on trouvait en Bulgarie des chrétiens de langues grecque, arménienne, et certainement latine. Les chrétiens bulgares étaient ainsi en nombre croissant et Boris, avant sa conversion sous les auspices grecques, s’était tourné du côté de la Francie orientale dont il espérait l’alliance. C’est, semble-t-il, une fresque chrétienne au palais du Khan qui l’a poussé à franchir le pas, signe qu’une trame chrétienne maillait déjà son royaume. Au siècle suivant, Constantin Porphyrogénète raconte qu’un moine franc nommé Martin évangélisait l’actuelle Croatie à peu près quand Gottschalk se trouvait en Dalmatie75. On dispose d’un témoignage encore plus direct. Dans les Responsa de diversis, le Saxon livre le récit d’une bataille entre le duc des Slaves Trpimir et les Byzantins, où il se trouve du côté des premiers76. Gottschalk y parle d’un filleul qui porte son propre nom. D’où Gottschalk tient-il un filleul ? En âge de monter à cheval, il est trop vieux pour que le moine d’Orbais ait été son parrain dès sa naissance. C’est néanmoins encore un jeune homme. Il s’agit donc d’un baptisé « sur le tard », le fils, par exemple, d’un noble converti. C’est donc dans un contexte d’évangélisation qu’il faut situer le passage de Gottschalk dans les Balkans. Nous en préciserons les contours au chapitre 2 (p. 159-163). II. La controverse dans le royaume de Charles le Chauve (849‑852) A. Les condamnations (848‑849) 1. Le concile de Mayence (848)
On retrouve trace de Gottschalk au synode qui se tient lors de l’assemblée de Mayence réunie le 1er octobre 848 sous la présidence de Louis le Germanique. Il 74 Au sujet des lignes qui suivent et de la conversion de la Bulgarie, cf. R. E. Sullivan, « Khan Boris and the Conversion of Bulgaria : A Case Study of the Impact of Christianity on a Barbarian Society », dans Studies in Medieval and Renaissance History, 3, 1966, p. 55‑139. 75 Constantinus Porphyrogenitus, De administrando Imperio, G. Moravcsik éd. et R. J. H. Jenkins trad., Washington D.C., 1967 (Corpus fontium historiae byzantinae 1), c. 31, p. 148‑151 : « in the days of prince Terpimer, father of prince Krasimer, there came from Francia that lies between Croatia and Venice a man called Martin, of the utmost piety… ». 76 Lambot, Œuvres théologiques, p. 169. Voir la documentation réunie par Genke et Gumerlock, translated texts, p. 33‑34. L’auteur, qui a pu lire les articles en croate consacrés à Gottschalk, avance plusieurs hypothèses quant à l’identité des personnages cités. Le patricius graecorum serait ainsi le gouverneur résident à Zadar, sur la côte dalmate, et plus particulièrement Bryenius, en poste dans les années 840. En revanche, l’hypothèse que Gottschalk est le fondateur d’une chapelle à Nin repose sur la recomposition du nom slave Godesav en Godescalc par Boller, Gottschalk d’Orbais, p. 44 ; rien n’autorise cette hypothèse fantaisiste. De même, on n’a aucune raison d’identifier le Martin cité par Constantin VII Porphyrogénète avec Gottschalk (cf. Genke et Gumerlock, ibid., p. 35‑36).
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semble que son principal motif ait été le statut du diocèse de Hambourg. L’affaire Gottschalk a dû y être traitée de manière adventice. Trois chroniques font référence à sa condamnation : les Annales de Fulda, Xanten et Saint-Bertin. On en tire un scénario minimal. Il y eut à Mayence une discussion à laquelle Gottschalk s’était préparé mais qui vit triompher les positions de Raban77. Obligé de jurer de ne jamais retourner en Germanie, Gottschalk est fouetté et transféré dans sa métropole d’origine, conformément à la législation la plus récente78. Raban accompagne cet envoi d’une lettre synodale dont Hincmar a annexé le texte à son dernier De praedestinatione et qui semble montrer que Gottschalk était venu volontairement à Mayence79. Pourquoi Gottschalk est-il retourné en Germanie en 848 ? Certains ont envisagé que le moine soit retourné à Fulda, profitant du fait que son ancien allié Hatton en était désormais l’abbé80. Les sources ne permettent hélas pas d’en juger : on ignore même si le Hatton qui a aidé Gottschalk en 829 est l’abbé ultérieur de Fulda. On considère généralement que le Saxon voulait démontrer son orthodoxie et confondre Raban d’hérésie. À bien regarder les sources, en effet, Gottschalk a prêché en Germanie81. Hincmar et Jean Scot ont préservé des fragments de deux textes précoces de Gottschalk : une chartula confessionis82 et un document qu’Hincmar appelle le Liber virosae conscriptionis, rédigé contre l’enseignement de Raban83. Ce dernier libelle semble destiné à réfuter le traité à Noting de Vérone. La chartula confessionis, pour sa part, semble être un document de nature juridique, une profession de foi destinée à la procédure synodale de Mayence, comparable à celle que les évêques doivent lire à leur ordination.
77 Annales de Xanten, MGH SS rer. germ. 12, p. 16 : convicti ; Annales de Fulda, MGH SS rer. germ. 7, p. 38 : a Hrabano archiepiscopo multisque aliis episcopis rationabiliter, ut plurimis visum fuit, convictus est ; Annales de Saint-Bertin, p. 56‑57 : detectus atque convictus. 78 Concile de Ver de 844, c. 4 (MGH Conc. 3, p. 41). Le serment qui le bannit du royaume est semblable à celui prêté par les Normands en Frise en 873 : MGH SS rer. germ. 7, p. 81. 79 PL 125, col. 84. 80 Traube, dans MGH Poetae 3, p. 712, note 4 ; Amann, L’Église carolingienne, p. 323 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 175 et Heresy and Dissent, p. 108. De Jong, In Samuel’s Image, p. 88, note 119, fait référence à un godescalc prb qui figure dans le nécrologe de Fulda en 869. Mais malheureusement, nombreux sont les moines de Fulda nommés Gottschalk au IXe siècle : le nécrologe en mentionne en 824, 832, 836, 859, 869. Les éditeurs du Fuldawerk ont jugé que l’identification de Gottschalk dans cette série n’était pas possible (Klostergemeinschaft Fulda II.1, Kommentiertes Parallelregister, 1978, p. 59). 81 Lettre synodale de Raban, PL 125, col. 84 : populos in errorem mittens. Résumé de Flodoard de la lettre d’Hincmar à Raban sur la réception de Gottschalk, MGH Ep. 8, p. 8 (n° 21) : ob heresum semina quae spargebat… 82 Hincmar dit que ce document était destiné à Raban (PL 125, col. 89). 83 Cf. Hincmar, dès 849 (MGH Ep. 8, p. 14).
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2. Le concile de Quierzy ( février-mars 849)
Après cette première condamnation, Gottschalk est expédié en Francie occidentale pour être condamné dans sa métropole d’origine. La correspondance d’Hincmar permet de suivre la trajectoire du moine saxon. L’archevêque de Reims confirme avoir reçu le détenu (n° 21)84. Peu après, décontenancé par le Saxon, il demande conseil à Raban (n° 22). Gottschalk est confié à son ancien ordinaire, Rothade de Soissons, et placé à Orbais dans l’attente du procès (n° 23). Puis, à la demande de Charles le Chauve, Hincmar mande au chorévêque Rigbold et à l’archiprêtre Rodoald de convoquer un concile provincial au palais de Quierzy, en parallèle d’un plaid royal (n° 25). C’est là que Gottschalk est jugé, entre février et avril 84985. Une liste de participants est donnée par Hincmar en 859‑86086. Il existe de nombreux récits du concile de Quierzy. Celui des Annales de SaintBertin (cf. à ce sujet chap. 6) ; celui d’Hincmar dans une lettre à Amolon de Lyon, sans doute de 851‑852 ; celui de Florus lui-même, se fondant sur le témoignage de clercs lyonnais, en 852‑853 ; celui d’Hincmar dans son dernier De praedestinatione, en 859‑860 et un dernier récit d’Hincmar dans sa lettre à Nicolas Ier de 86487. Hincmar et une collection canonique rémoise ont préservé la sentence de condamnation du moine saxon88. Gottschalk lui-même y fait parfois référence89. Quel fut le motif de la condamnation de Gottschalk ? Elle présente d’abord un aspect doctrinal. Gottschalk a été entendu et trouvé hérétique90. Il a apporté avec lui un volume d’extraits scripturaires et patristiques pour se défendre : il fut contraint de brûler ce volume – et nul autre – en signe de conversion91. De rares 84 MGH Ep. 8, p. 8 (n° 21). 85 Tessier I, p. 293‑303 (n° 110‑113). Gottschalk a dû être condamné avant Pâques (14 avril), à lire la lettre de Hincmar à Prudence de Troyes (cf. ci-dessous). 86 PL 125, col. 85. 87 MGH Conc. 3, p. 195‑197. 88 Hincmar, Ad simplices, MGH Ep. 8, p. 23 et ms. Berlin, Staatsbibl., Phillipps 1765, f. 96v (Collectio dacheriana, Reims, Xe siècle). 89 Lambot, Œuvres théologiques, p. 156‑157. 90 Flodoard, résumé de la lettre à Raban (MGH Ep. 8, p. 24, n° 39 : in sinodo haereticus comprobatus fuerat. Hincmar, De praedestinatione, PL 125, col. 85 : inventus haereticus atque incorrigibilis… Hincmar, lettre à Nicolas Ier, MGH Ep. 8, p. 160‑161 : auditus et inventus haereticus. 91 T. Werner, Den Irrtum liquidieren. Bücherverbrennungen im Mittelalter, Göttingen, 2007 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 225), p. 127‑130, montre qu’il ne s’agit pas de censurer le contenu du livre mais de donner un signe extérieur de conversion. Nombreux sont les auteurs qui ont cherché à identifier le volume brûlé à Quierzy. Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 534 estime qu’il a dû brûler le liber contra Rabanum et sa chartula professionis ; mais comment ferait alors Hincmar pour les citer ? Traube, dans MGH Poetae 3, p. 716, n° 27, note 1, estime, suivant Cellot,
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témoignages montrent qu’il y a réellement eu une discussion théologique92. Cela dit, la condamnation est disciplinaire plus que théologique : la sentence ne fait référence à aucune doctrine mais insiste sur le « trouble des affaires civiles et ecclésiastiques », une formule figée qu’il ne faut pas surinterpréter93. Le fils de Bern fut d’abord condamné pour le désordre causé par sa prédication ambulante, son obstination à ne pas se rétracter et, à n’en pas douter, son « arrogance » devant un parterre d’évêques qui maîtrisaient moins bien la pensée des Pères que lui. Hincmar relate à Amolon qu’il s’est mis à insulter les évêques un par un94. En quoi consiste la sanction de Gottschalk ? Premièrement, insolence et trouble à l’ordre public furent châtiés par les verges, châtiment monastique, peut-être inspiré par les abbés présents, imitant la sanction de Mayence de six mois antérieure. Deuxièmement, l’assemblée retire à Gottschalk la prêtrise reçue pendant la vacance épiscopale de Reims, aussi bien parce qu’elle lui permettait de répandre ses idées que parce qu’un chorévêque, écrit Hincmar, ne peut pas délivrer le sacrement de l’ordre95. Troisièmement, l’enseignement (officium doctrinale) lui est interdit. Quatrièmement, il est reclus en ergastule pour ne pas qu’il contamine ses frères d’habit, châtiment préconisé par le concile de Ver cinq années plus tôt pour les moines gyrovagues96 : les clercs vagants étaient, de toute évidence, un phénomène endémique97. Enfin – et cette sentence-là n’apparaît clairement nulle part – il est excommunié98.
qu’il s’agit de la confessio brevior. Hartmann, dans MGH Conc. 3, p. 194, affirme à juste titre qu’il n’y a pas de preuve et K. Zechiel Eckes, Florus, p. 80 parle simplement de Werk. Comme après lui Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 623, Bouhot, Ratramne, p. 40 a bien vu qu’il s’agissait de son dossier patristique – mais on ne saurait le suivre (« Le sermo Flori », p. 380‑381) quand il affirme qu’il s’agit du texte cité par Amolon (MGH Ep. 5, p. 370). Nous verrons plus bas (p. 67-68) qu’il est possible que la Confessio brevior, sans se confondre avec le libellus dont il est question ici, ait un rapport avec le concile de Quierzy. 92 C’est le cas du témoignage de Gottschalk lui-même sur Énée (Lambot, Œuvres théologiques, p. 156‑157, cf. supra) ; Hincmar relate pour sa part que Gottschalk a critiqué Jean Chrysostome in synodo, ce qui ne saurait faire référence qu’à Quierzy (PL 125, col. 139). 93 L’expression ecclesiastica et civilia negotia se trouve dans le canon 57 de Meaux-Paris (MGH conc. 3, p. 111) pour condamner les moines employés comme courriers par leurs abbés ; on la trouve aussi sous la plume d’Hincmar dans une traduction des actes de Chalcédoine (De una deitate, PL 125, col. 499). 94 CCCM 260, p. 366 : ut arreptitius cum quid rationabiliter responderet non habuit in contumelias singulorum prorupit. 95 MGH Ep. 8, p. 23 et PL 125, col. 85. 96 Canon 4 ; MGH Conc. 3, p. 40‑41. 97 On trouve dans le ms. BNF, latin 1452, semble-t-il originaire de Vienne (France), une petite collection canonique consacrée aux peines frappant les clercs vagants et les prêtres irrégulièrement ordonnés (f. 151r). 98 Dans aucun des documents cités ci-dessus on ne trouve trace de l’excommunication – mis à part l’allusif profusus, « mis dehors », de la lettre à Amolon (CCCM 260, p. 367). Hincmar consulte Prudence et Raban en 849 et 850 sur l’opportunité de laisser communier Gottschalk malade (MGH Ep. 8, p. 24, n° 38 et MGH Ep. 5, p. 489) et on sait que Gottschalk, avant sa mort, a refusé de se rétracter en échange de la communion (PL 125, col. 618).
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Gottschalk est reclus dans le monastère de Hautvillers, sous la férule de l’abbé Halduin qu’il n’épargne guère dans ses écrits99. Ses conditions de détention sont difficiles à décrire dans la mesure où elles ont pu évoluer, en vingt ans. Hincmar décrit une réclusion relativement confortable ; l’excommunié, dans une cellule individuelle, partage la même nourriture que ses confrères et on lui offre vêtements, chauffage et toilette100. Le « silence éternel » imposé à Quierzy fait long feu : Gottschalk peut écrire et communiquer non seulement avec les moines de Hautvillers, mais avec l’extérieur, ce que Raban reproche amèrement à Hincmar l’année suivante. Jusqu’à sa disparition, Hincmar veut amener Gottschalk à résipiscence non seulement en lui écrivant, mais en le visitant, sans aucun succès101. Halduin d’Hautvillers s’y essaie sans plus de résultat102. Gottschalk demeure intraitable : la controverse peut commencer. B. L’activisme de Gottschalk (849‑850) 1. Le débat sur la vision béatifique
Tout reclus qu’il soit, le Saxon parvient, en quelques mois, à provoquer deux débats supplémentaires, l’un sur la vision béatifique, l’autre sur la Trinité. Sans doute le but de cette activité était-il de rompre son isolement et de sauvegarder ses liens avec les autres érudits103. Gottschalk provoque d’abord le débat sur la vision béatifique. À une date inconnue, il consulte une série d’érudits sur cette question déjà agitée un quart de siècle plus tôt dans son premier monastère, Fulda104. La consultation est un moyen de montrer sa maîtrise de la pensée augustinienne en exhumant, vingt-cinq ans après Candidus Brun à qui il avait échappé, le passage le plus explicite d’Augustin sur la question (Cité de Dieu, XXII, 29, 6). Il dresse un premier bilan de cette requête après le 16 juillet 849, dans la lettre en vers Age quaeso adressée à Ratramne de
99 Lambot, Œuvres théologiques, p. 142 (à propos d’un répons de la férie) et 156‑157 (à propos de la dialectique). 100 MGH Ep. 8, p. 196. 101 PL 125, col. 615. Hincmar visite Gottschalk dès son arrivée en Francie occidentale (MGH Ep. 8, p. 8, n° 22). En 849, il lui écrit pour le convaincre de l’inanité de la prédestination au châtiment, à partir surtout de Prosper d’Aquitaine (ibid., p. 9‑10, n° 28). Après Quierzy, il raconte à Prudence de Troyes avoir essayé par tous les moyens de le convertir (ibid., p. 24, n° 38) et à Raban « ce qu’il a fait contre lui après qu’il a été convaincu d’hérésie, sans qu’il puisse se corriger » (ibid., p. 24, n° 39). 102 Lambot, Œuvres théologiques, p. 156‑157. 103 De l’aveu de Gottschalk lui-même. MGH Poetae 3, p. 736, v. 131‑132. 104 Cf. Cappuyns, « Note sur le problème… », et Ricciardi, Epistolario, p. 163‑171.
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Corbie105. La forme de la lettre (invocation à une muse personnifiant la lettre et corps de la lettre dans deux mètres différents) est étrangement proche de la lettre Velox Calliope de Walahfrid106. Gottschalk affirme avoir consulté plusieurs érudits, au palais et ailleurs, en particulier Loup, Matcaud et Jonas, au sujet du passage d’Augustin ; un seul lui a répondu quand il écrit à Ratramne pour lui transmettre un premier bilan. Traube, comme Freystedt, estimait que la consultation ne concernait pas la vision béatifique mais la prédestination107. Gottschalk parle en effet d’une « question » qui oppose deux partis (v. 119‑120, v. 124). Il mentionne la « triple réponse » de l’un des individus consultés : Traube, suivant Sirmond, y reconnaît le liber de tribus quaestionibus de Loup. Cette interprétation pose problème, comme l’a vu le premier Cappuyns108. Le Liber de tribus quaestionibus, d’abord, n’est pas la réponse à une consultation et revendique, dans sa préface, l’initiative d’écrire pour ceux qui cherchent à se faire une opinion sur la controverse récemment éclose109. Ensuite, il n’est pas question d’y expliquer une sentence d’Augustin mais de considérer, tour à tour, trois questions : libre-arbitre, prédestination et rédemption. Enfin, loin de « refuser de décider pleinement », comme le déplore Gottschalk, Loup se prononce clairement en faveur de la double prédestination et de la volonté de salut restreinte110. En somme, ce livre ne saurait être considéré comme la réponse à la consultation de Gottschalk : c’est un arbitrage personnel de la controverse conforme à l’augustinisme et contraire aux positions hincmariennes. Cappuyns a suggéré à l’inverse que la consultation porte sur la vision béatifique111. Il relie la consultation de Gottschalk à un passage de l’Ad simplices où Hincmar 105 MGH Poetae 3, p. 733‑737. La date d’Age quaeso fait actuellement débat. J’avance, comme Ricciardi, Epistolario, de 850 à 849 la datation de Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 44, note 1 et Bouhot, Ratramne, p. 15. Hincmar dit avoir pris connaissance de la consultation sur la vision béatifique en rédigeant l’Ad simplices, soit dès le second semestre 849 (MGH Ep. 8, p. 15). Or Gottschalk met Ratramne au courant de sa consultation, et dit l’avoir lancée « ces derniers jours » (MGH Poetae 3, p. 736, vers 111 : cernua his avidus porrexi scripta diebus…). Il a prié ses correspondants de répondre rapidement (ibid., v. 112‑113 : …dignentur ut ocius inde/ Respondere mihi). Un seul a répondu ; Gottschalk précise qu’il a répondu vite (ibid., v. 122‑125). 106 Weber, Gedichte, p. 253 envisage que Velox Calliope ait servi de modèle à Age quaeso ; pourquoi ne pas envisager plutôt que ce soit la première lettre de Gottschalk à Walahfrid, perdue, qui ait servi de modèle à Velox Calliope ? 107 MGH Poetae 3, p. 717, n° 34 ; Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 530. Ce dernier, date le poème des années 830, estimant, comme d’autres avant lui, que le Jonas mentionné dans l’extrait est Jonas d’Orléans et que le Matcaud est Marcward de Prüm – et encore comme Genke et Gumerlock, Translated texts, p. 44. 108 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 97, note 2. 109 PL 119, col. 621‑623. 110 Ibid., col. 637‑638 et 643‑645. 111 Cappuyns, « Note sur le problème… », p. 102‑103 et 1933, p. 96.
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parle d’une enquête du Saxon sur la vision béatifique. Dès lors, la réponse reçue par Gottschalk pourrait fort bien être la lettre de Loup de Ferrières qui porte sur cette question112. Cette lettre requiert un examen attentif. Le texte de Loup est une réponse à une consultation adressée à plusieurs intellectuels. Il s’agit de commenter le texte de la Cité de Dieu exhumé par Gottschalk, en expliquant ce qu’a voulu dire l’auteur, soit exactement la requête du Saxon (v. 115). Loup segmente son propos en deux quaestiones qui sont en réalité les deux pans de l’alternative d’Augustin : ou bien les yeux des élus acquerront une propriété spirituelle permettant de voir Dieu (qui est un être spirituel), ou bien les élus verront Dieu de manière indirecte, c’est-à-dire intérieurement et dans la création renouvelée qui est son œuvre. Ces deux quaestiones correspondent aux deux « partis » décrits par Gottschalk. Celui-ci reproche à son correspondant de renoncer à trancher : c’est ce que fait Loup, qui ajoute à son texte un paragraphe entier d’admonition à Gottschalk sur le fait qu’il ne doit pas rechercher des connaissances trop hautes. Par ailleurs, Loup s’excuse de ne pas pouvoir définir une liste de mots grecs, ajoutant avec malice qu’il faudrait la demander à de vrais Grecs113. Or, John Contreni a exhumé du ms. Laon, BM 444 une lettre d’un certain M. (sans nul doute Martin l’Irlandais) à un abbé S. qui, affligé par « les affaires temporelles », lui a posé des questions sur des notions de grec. Contreni a ingénieusement rapproché la lettre de Martin de la requête de Gottschalk : le S. pourrait éventuellement être le nom de Loup, Servatus114. Ce serait donc à Martin de Laon que Loup aurait demandé l’explication des mots grecs que sa masse de travail, comme il s’en plaint à la fois à Martin et à Gottschalk, l’empêche de chercher. En somme, la consultation sur la vision béatifique est bien le thème d’Age quaeso. Cela signifie-t-il pour autant que la lettre de Loup est, de source sûre, la réponse dont parle Gottschalk ? Hélas non115. Loup écrit à Gottschalk qu’il n’a pas répondu, « autrefois », à sa consultation, par égard, allègue-t-il, pour les autres personnes consultés116. Il n’a répondu qu’à un deuxième courrier de Gottschalk, qui le relance après avoir reçu la réponse des autres personnes consultées. Or, Age quaeso insiste sur la rapidité de la première réponse reçue (his diebus, adhuc, iam). Il n’est alors pas possible que Loup soit concerné par les vers 122‑125 d’Age quaeso. Il semble que la première réponse, qui dut avoir la forme « triple » qui a créé la 112 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 43‑55, n° 80. 113 Ibid., p. 55. 114 Contreni, Cathedral School, p. 103‑108. Cela dit, l’attribution pose problème dans la mesure où, à ma connaissance, aucune lettre ne nomme jamais Loup Servatus, mais toujours Lupus. Seuls les lemmes de quelques traités mentionnent son nom complet (cf MGH Ep. 6, p. 1, note 1). 115 Pour certains de ces arguments, cf. Ricciardi, Epistolario, p. 188‑192. 116 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 43.
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confusion avec le Liber de tribus quaestionibus de Loup, soit due à Jonas, Matcaud ou quelqu’un d’autre – on n’en a de toute façon conservé aucune. Ainsi, la comparaison entre la lettre de Loup et Age quaeso semble montrer que la consultation porte bien sur la vision béatifique et que la première réponse n’est pas celle de Loup, et pourrait bien être un document perdu. Quoi qu’il en soit, Gottschalk a souhaité transférer les pièces du dossier à Ratramne117. La réponse de Loup, glaciale et seulement mue, d’après son auteur, par la charité, lui est parvenue plus tard : l’excommunication a rompu cette forme de lien social qu’incarne la correspondance118. Une consultation adressée à la cour ne passe pas inaperçue. Hincmar met en garde les clercs de son diocèse au second semestre 849 dans l’Ad simplices : il accuse Gottschalk de s’inquiéter de comment les yeux des élus verront Dieu au lieu de s’inquiéter d’être élu. Sans surprise, cette priorité morale était aussi celle de Raban dans son propre De videndo Deum119 ; dans ce dernier, une allusion rapide fait peut-être référence au débat soulevé par Gottschalk120. 2. La controverse sur la trina deitas
En 849, Gottschalk est à l’origine d’une nouvelle controverse au sujet de la formule trina deitas, « déité trine »121. Cette dernière provient de la dernière strophe de l’hymne Sanctorum meritis inclita gaudia : Te trina deitas unaque poscimus122. Elle fait partie du nouvel hymnaire qui, au début du IXe siècle, introduit, dans les régions les plus touchées par la renaissance carolingienne, en particulier autour de la cour impériale, plusieurs dizaines de nouvelles pièces123. Leur origine 117 Vers 125‑128 – comme l’a bien vu Weber, Gedichte, p. 282. 118 Ricciardi, Epistolario, p. 213‑217. 119 Cf. Ibid., p. 168. 120 PL 112, col. 1279. Gottschalk n’a jamais prêché que les impies verront Dieu, mais peut-être est-ce sa consultation qui a provoqué ces débats. 121 Au sujet de ce débat, voir Jolivet, Godescalc et la Trinité ; Devisse, Hincmar, p. 154‑184 ; J. Pelikan, La tradition chrétienne. Histoire du développement de la doctrine, III. Croissance de la théologie médiévale, 600‑1300, Paris, 1994 (1e éd. Chicago, 1974), p. 63‑70 ; Boynton, « The Theological Role ». La dernière synthèse remonte à Tavard, Trina Deitas. 122 Texte de l’hymne en PL 86, col. 999. 123 J. Szövérffy, Latin Hymns, Turnhout, 1989 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 55), p. 81 ; D. Bullough et A. L. H. Corrêa, « Texts, Chant and the Chapel of Louis the Pious », dans Charlemagne’s Heir, p. 489‑508, p. 495‑497. L’oeuvre fondamentale sur le nouvel hymnaire est celle du professeur Gneuss, Hymnar und Hymnen im englischen Mittelalter, Tübingen, 1968 (résumé par Bullough-Corrêa, op. cit., p. 496). Si la date exacte de sa composition reste un mystère, on peut rappeler que le titre de l’hymne a été annoté au f. 141v du latin 7530 de la BNF. Ce dernier est une compilation grammaticale fort célèbre du Mont Cassin datant de la fin du VIIIe siècle. Louis Holtz date la note du IXe siècle, mais la distance entre la Francie du Nord et le Mont Cassin et la proximité entre la plume de la note et celle de la copie montrent que l’hymne Sanctorum meritis doit être assez précoce et dater d’avant
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est souvent inconnue ; c’est le cas de Sanctorum meritis124. Suspectant l’hérésie, Hincmar, comme cela arrivait fréquemment lors de corrections locales des textes liturgiques, fait interdire la formule et sans doute corriger des manuscrits125, provoquant la réaction de Gottschalk126. Celui-ci argumente que puisque toutes les qualités divines sont à la fois substantiellement unes et personnellement triples, il en est de même de la divinité elle-même. Hincmar rétorque que la divinité est justement la seule qualité qui, fondant l’unité de la Trinité, ne saurait être détriplée127. Le terminus a quo de la controverse est l’Ad simplices d’Hincmar, qui ne mentionne pas cette controverse naissante ; son terminus ad quem est l’alerte donnée par Hincmar à Raban Maur pendant l’hiver 850128. Hincmar a donc été mis au courant pendant le second semestre 849. La querelle s’envenime au fil du temps. D’après Hincmar, Ratramne a, comme Gottschalk, défendu la trina deitas dans un traité offert à Hildegaire de Meaux129, celui-ci – correspondant de Loup de Ferrières, comme Ratramne130 – accédant au siège épiscopal en 855 au plus tard131. Gottschalk pour sa part, rédige trois pièces les années 820 (L. Holtz, « Le Parisinus Latinus 7530, synthèse cassinienne des arts libéraux », dans Studi medievali, 3e série, 16, 1975, p. 97‑152, p. 105). 124 On l’a pourtant parfois attribuée… à Raban Maur : G. M. Dreves, Lateinische Hymnendichter des Mittelalters 2, Leipzig, 1907 (Analecta hymnica 50), p. 181. J. Szövérffy, Die Annalen der lateinischen Hymnendichtung, Berlin, 1964, p. 222, suivant Dreves, ibid., p. 204, remarque que le début de l’hymne est emprunté à une lettre d’Eugène de Tolède et ajoute que c’est Raban Maur qui l’a composée. Ce dernier n’en connaît pourtant pas l’auteur : MGH Ep. 5, p. 488. Hincmar non plus : PL 125, col. 473. 125 L’édition de Dreves, op. cit., p. 204‑205, note la variante te summa deitas dans les manuscrits Douai, BM 170 (10‑11e siècle) et Paris, BNF, NAL 1235 (12e siècle). 126 Gottschalk avait une prédilection pour l’adjectif trinus qui est sensible dans ses oeuvres poétiques, par exemple dans Age quaeso, vers 35 et Ut quid jubes, strophe 8. On a parfois cherché à rapprocher ces vers de la controverse trinitaire : dans la mesure où il s’agit de trinus deus, formule licite, et non de trina deitas, c’est une conjecture infondée. La même prudence vaut pour le poème corbéien édité par Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 158. Devisse, Hincmar, p. 160, a bien remarqué que c’est Gottschalk qui a le premier accusé Hincmar d’hérésie en interdisant la formule. 127 Pour Jolivet, l’expression est orthodoxe (Gottschalk et la Trinité, p. 50‑51) ; pour Tavard également, l’argumentation de Gottschalk est traditionnelle (Trina deitas, p. 79‑80) ; Pelikan montre qu’Augustin comme Gottschalk se sont appuyés sur des autorités patristiques (Croissance de la théologie médiévale, op. cit., p. 68‑69) même si Gottschalk penche dans une direction sabellienne (p. 64). 128 La lettre est perdue mais le résumé de Flodoard mentionne la Trinité (MGH Ep. 8, p. 24, n° 39). Raban mentionne la question dans sa première réponse, en mars 850 (MGH Ep. 5, p. 488) et dans une lettre plus longue, consacrée exclusivement à cette question mais amputée de sa fin (ibid., p. 499). 129 PL 125, col. 475. 130 Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 74 et cf. infra. 131 Duchesne II, p. 479, date son accession au siège de 856 ; Bouhot, Ratramne, p. 18, la ramène à 853‑854 ; Devisse, Hincmar, p. 164, note 258, fait remarquer qu’il apparaît dans les sources à Bonneuil le 24 août 855. Hildegaire est ancien moine de Saint-Denis, cf. Passiones vitaeque sanctorum aevi merovingici, t. 3, B. Krusch et W. Levison (éd.), Hannovre et Leipzig, 1910 (MGH Scriptores rerum merovingicarum t. 5), p. 174. Il a fréquenté Loup de Ferrières, dont il tient un miracle de la vita Faronis (c. 118) survenu en 839. Il est l’auteur (869‑876) d’une Vie de saint Faron, ibid. p. 184‑203.
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qu’on a conservées et que Lambot a intitulées excerpta de Trinitate132. Le Saxon y interpelle violemment un adversaire qui ne peut être qu’Hincmar ; ce dernier, à en croire Gottschalk, aurait correspondu avec lui pour obtenir sa résipiscence133. Hincmar est contraint, vers 856134, de rédiger un traité De una deitate pour les clercs de son diocèse séduits par Gottschalk et en particulier par une schedula qu’on lui a transmise135. La question de la Trina deitas fut abordée en présence du roi ainsi qu’au concile de Soissons de 853, où Hincmar prétendit avoir découvert des manuscrits falsifiés par les partisans de la trina deitas136 (cf. chap. 6). L’archevêque compose même un traité sur la question, aujourd’hui perdu, pour Charles le Chauve137. 3. Gottschalk mobilise ses réseaux (849‑850)
Dès 849, Gottschalk a donc renoué le contact avec son réseau du bassin parisien et pris part à – pour ne pas dire provoqué – deux nouvelles enquêtes doctrinales. C’est sans conteste avec Corbie qu’il entretient alors les relations les plus étroites. Le poème Age quaeso perge Clio, rédigé en toute vraisemblance fin juillet 849, atteste que Ratramne a envoyé une lettre en vers à Gottschalk138. La correspondance ultérieure d’Hincmar et Raban Maur montre que le même Ratramne a envoyé une lettre en prose dans le second semestre 849, où il critique la manière dont Hincmar interprète Fulgence de Ruspe et utilise l’apocryphe hiéronymien De induratione cordis Pharaonis, certainement dans l’Ad simplices. Hincmar a aussi préservé un extrait d’une lettre de Gottschalk à Gislemar de Corbie, le compagnon d’Anschaire dont il a été question dans les années 830 (cf. annexe 1)139. C’est aussi de Corbie que
132 Lambot, Œuvres théologiques, p. 81‑130 et 259‑279. 133 Ibid., p. 90‑95, correspondant bien à ce qu’écrit Hincmar en PL 125, col. 615. 134 La datation du traité De una et non trina deitate est complexe. Comme l’a montré Devisse, Hincmar, p. 163, Hincmar a commencé à écrire sur le sujet en 850 ; le traité est, à cause de l’allusion au concile de Soissons, postérieur à 853 ; Hincmar cite le De fide d’Ambroise obtenu de Pardoul en 856 et dit avoir écrit après son De praedestinatione, allusion au traité perdu de 856 (PL 125, col. 615) ; tout cela dénonce les années 856‑857. 135 PL 125, col. 473‑615 ; sur la scedula, voir col. 475, puis, dans le texte d’Hincmar, passim ; rééditée par Lambot, Œuvres théologiques, p. 20‑26. 136 PL 125, col. 513. Cf. Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 185, Schrörs, Hinkmar, p. 151 et surtout, pour un point très complet sur les fantasmes de falsification d’Hincmar, Devisse, Hincmar, p. 170‑178. Devisse affirme que le traité de Ratramne a été transmis au roi (Hincmar, p. 175) ; Hincmar ne dit pas cela et Bouhot, Ratramne, p. 17‑18, n’en souffle mot. 137 Flodoard, MGH SS 36, p. 241 (III, 15). Schrörs note que Raoul de Bourges introduit une clause sur la déité simple dans son capitulaire épiscopal (840‑866), en réminiscence probable de la controverse trinitaire : le passage provient en réalité du capitulaire d’Anségise, antérieur à la querelle (Schrörs, Hinkmar, p. 151, note 5 ; MGH Capit. episc. 1, p. 234 ; Anségise I, 76 = MGH Cap. 1, p. 404). 138 MGH Poetae 3, p. 733, vers 1 et 15‑16. 139 Il cite la lettre dès l’Ad simplices, MGH Ep. 8, p. 14.
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provient le seul manuscrit de la Confessio brevior de Gottschalk – et la plume n’est pas de Corbie – et que provenait un des deux manuscrits de la Confessio prolixior140. Loin de se limiter à Corbie, Gottschalk entre dans une phase de communication « tous azimuts ». Les textes rédigés au sujet de la Trinité dont il a été question remontent pour certains à ces années d’intense polémique (849‑854). La plupart des opuscules de Gottschalk, qui ne sont pas des traités en bonne et due forme mais des scedulae, sont décrites plus en détail dans une publication séparée, résumée ci-dessous (chapitre 5, p. 327-330)141. Gottschalk communique continuellement avec des moines d’autres monastères. Une lettre d’Hincmar transmise par Flodoard avertit Rothade de Soissons que des moines d’Hautvillers se sont enfuis142. Pourquoi avertir l’ordinaire de Soissons d’un événement concernant le diocèse de Reims ? Sans doute ces moines avaient-ils des liens avec Gottschalk et portaient-ils ses lettres dans d’autres monastères comme Orbais, dans le diocèse de Rothade ; on ne peut que le supposer. Hincmar se fait plusieurs fois l’écho des échanges de documents entre le Saxon et ses partisans143. Gottschalk reçoit aussi, peut-être par Ratramne, un exemplaire du De corpore et sanguine Domini de Paschase Radbert. Le texte longtemps connu sous le titre de Dicta cuiusdam sapientis de corpore et sanguine Domini est sa réponse (vers 851‑855). Cette querelle a une cause accidentelle. Le manuscrit communiqué à Gottschalk était de copie négligente : les notes marginales identifiant les citations d’Ambroise étaient disposées au mauvais endroit, ce qui fit craindre à Gottschalk une falsification144. Le Saxon est aussi l’auteur de plusieurs opuscules grammaticaux qui montrent qu’il a été consulté par d’autres personnes, en particulier pour corriger un responsorial contenant une version préliminaire de l’office de saint-Rémi d’Hincmar de Reims145. Il est enfin l’auteur de poèmes dont au moins
140 Cf. Lambot, Œuvres théologiques, p. xx (préface). 141 « Débat doctrinal et genre littéraire à l’époque carolingienne : les opuscules théologiques de Gottschalk d’Orbais », dans Revue de l’histoire des religions, 2017, à paraître. 142 MGH Ep. 8, n° 82, p. 40. 143 Ibid., p. 49 et 195. 144 A ce sujet, voir Morin, « Gottschalk retrouvé ». Ce traité, tiré à l’origine d’un manuscrit de Gembloux (Bruxelles, Bibliothèque Royale, 5576‑5604), avait été attribué par Mabillon à Raban Maur et est édité en PL 112, 1511‑1518 (Lambot, Œuvres théologiques, p. 324‑335). Son attribution définitive à Gottschalk par Germain Morin est due, mis à part les critères stylistiques et théologiques, à sa présence dans le manuscrit de Berne (f. 130 sqq). Cf. Bouhot, Ratramne, p. 77‑130 (p. 125 au sujet des notes) et Monteil, Le rôle de Godescalc d’Orbais. 145 Lambot, Œuvres théologiques, p. 353‑496 ; cf. Jolivet, « L’enjeu de la grammaire » et Isaia, Rémi de Reims, p. 381‑385. Le traité De in praepositione est adressé à un évêque, cf. Lambot, Œuvres théologiques, p. 361. Les opuscules grammaticaux de Gottschalk se trouvent dans le ms. Bern, BB 83.
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un, l’horarium, copié dans le manuscrit de Berne (ff. 142 sqq), est par son genre même destiné à une pratique collective. Gottschalk multiplie dans le même temps les démarches envers sa hiérarchie. Amolon de Lyon écrit que le reclus d’Hautvillers lui a fait parvenir à dessein, par l’intermédiaire d’un clerc lyonnais, des écrits adressés aux évêques de Quierzy dans lesquels il ne parle que de prédestination ; et que, déjà auparavant, les bons offices de certains clercs lui avaient procuré un document public, détaillé et assorti de témoignages scripturaires et patristiques146. Gottschalk a donc multiplié les démarches auprès des évêques de Quierzy et a voulu que l’archevêque de Lyon se saisisse de son affaire. Les deux (au moins) écrits en question ne sont identifiables à aucun texte de Gottschalk subsistant147. Gottschalk adresse enfin à un évêque, dont on a dit à tort qu’il s’agissait de Prudence, une admonestation en vers, le poème Quo ne tu missus148. Gottschalk prie cet évêque, dont les thèses « hérétiques » sur la prédestination font scandale et blessent les fidèles, de s’amender tant qu’il lui est donné le temps de la pénitence. Peut-être, enfin, la lettre à Loup de Châlonsen-Champagne date-t-elle de la période 849‑850. Il faut enfin citer les deux Confessiones, brevior et prolixior, qui furent les premiers textes publiés de Gottschalk. Nous avons déjà vu (p. 58-59) qu’aucune des deux ne saurait être le livre brûlé à Quierzy. Si toutes deux portent le titre de confessio, il n’est fermement attesté que pour la plus courte. On n’a pas conservé de manuscrit de la Confessio prolixior. Tout au plus peut-on affirmer que c’est un texte, malgré quelques affinités, bien différent du premier, qui est à proprement parler une profession de foi, comme la cartula confessionis de Mayence. Ces deux professions
146 MGH Ep. 5, p. 369‑370. Amolon décrit ici les documents (scripta) dans l’ordre chronologique et mentionne en dernier le document qu’il vient de recevoir, où il n’est question que de prédestination. Quant aux clercs dont parle Amolon, Bouhot, Sermo Flori, p. 380‑384 y voit l’oeuvre de Teutbold de Langres, Heribald d’Auxerre et Prudence de Troyes ; pour le premier, c’est très séduisant. 147 La description du plus ancien, la scriptura, ressemblerait assez à la Confessio prolixior (c’est ce que pense Devisse, Hincmar, p. 132) mais cette dernière ne parle que de prédestination et la suite de la lettre d’Amolon montre que la scriptura devait parler de rédemption et de sacrements. Quant à l’ad episcopos, s’il ne parle que de prédestination comme la Confessio prolixior, cette dernière n’est pas adressée à des évêques. 148 MGH Ep. 6, p. 180‑182 (Dümmler) et MGH Poetae 4.3, p. 934‑936 (Strecher). Cf. Rädle, « Gottschalks Gedicht » et Weber, Gedichte, p. 95. Rädle se fonde sur deux choses. D’abord, Prudence ne défendrait que la prédestination du châtiment, et non la prédestination au châtiment – comme Hincmar (vers 52‑53). Ensuite, les jeux de mots autour du mot « sagesse », vers 62‑66, semblent désigner « Prudence » comme le destinataire. Malheureusement, Prudence affirmait une thèse parfaitement semblable à la gemina praedestinatio défendue dans Quo ne tu missus, ce qui en fait un impossible candidat (voir seulement, pour s’en convaincre, PL 115, col. 976 ; comparer à MGH Poetae 4, 2‑3, p. 934‑936, v. 39‑41 et 52‑56). Les compliments sur la sagesse sont un tel lieu commun qu’on ne saurait en tirer aucune conclusion. Cette thèse a été reprise sans réexamen, encore récemment dans Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 321‑332 et Heresy and Dissent, p. 203-209, où elle provoque de nombreux contresens.
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de foi, en effet, sont des textes courts (on n’a hélas préservé qu’un fragment de la cartula de Mayence, mais le titre donné par Hincmar et la forme de l’extrait préservé le laissent supposer), rédigés à la première personne, donnant d’emblée le nom du professant et la formule credo et confiteor. Ils s’assimilent en cela aux professions lues par les évêques lors de leur ordination. La Confessio prolixior est d’un genre différent, malgré des emprunts149. L’importance de l’écrit dans les procédures conciliaires semble de nature à expliquer ces confessions rédigées par Gottschalk en 848‑849, années de ses deux condamnations ; Hincmar lui-même, en 859‑860, affirme qu’il réconciliera Gottschalk si celui-ci lui soumet une profession de foi orthodoxe et signée150. La Confessio brevior a circulé comme « confession d’un condamné » et devait être considérée comme la profession de foi officielle de Gottschalk. La Confessio prolixior est bien différente (cf. chap. 6, p. 372, n. 10). Dans ce libelle, Gottschalk réunit une vaste collection scripturaire et patristique pour défendre sa doctrine de la prédestination au châtiment. Il jette l’anathème sur ses adversaires et demande la convocation d’une assemblée royale devant laquelle il pourrait se disculper de son hérésie par une ordalie, en franchissant quatre chaudrons pleins d’huile, de poix, d’eau et de graisse bouillantes151. Cet appel devant une assemblée royale est, comme l’Ad episcopos, un recours à l’une des institutions qui permettraient de casser la condamnation de Quierzy. Gottschalk a recours, quinze ans plus tard, au pape. On comprend alors pourquoi Raban s’émeut que Gottschalk puisse écrire : « à cette tâche, il a réussi à nuire encore davantage qu’en parlant directement aux gens »152. Gottschalk a, dès sa condamnation, multiplié les contacts et propagé dans ses réseaux des libelles qui, d’une part, mobilisent une partie du clergé en sa faveur – Raban écrit en 850 qu’à ce qu’il a entendu, « dans de nombreux endroits, il a enivré bien des gens à la coupe de son poison et les a rendus fous de son erreur »153 – d’autre part, forcent ses adversaires à la réaction, en particulier Hincmar de Reims.
149 La Confessio prolixior est un véritable libelle qui débute par une invocation à Dieu et s’adresse à un lecteur. Elle emprunte au genre de la confession la formule credo et confiteor (p. 55 et 76) qui, comme dans la confessio brevior, commence et termine le texte. 150 PL 125, col. 408 et 410. On comprend ainsi pourquoi les confessions de Gottschalk contiennent systématiquement son nom. 151 Lambot, Œuvres théologiques, p. 74‑75. Voir F. Bougard, « Le feu de la justice et le feu de l’épreuve, IVe-XIIe siècle », dans Il fuoco nell’alto medioevo, Spolète, 2013 (Settimane di Studio del CISAM, 60), p. 389‑433, p. 420. 152 MGH Ep. 5, p. 497. 153 Ibidem.
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C. Consultations en Francie occidentale 1. Hincmar et Pardoul
On ignore beaucoup du concile de Quierzy (cf. chap. 2, p. 163-174). Dès son issue, Hincmar commence à consulter ses contemporains les plus lettrés au sujet de la prédestination. Dans la querelle qui s’ouvre, il peut compter sur le soutien constant de l’évêque Pardoul de Laon, pour bien des raisons154. Des années plus tard, dans le Liber de tribus epistolis, Florus de Lyon, se fondant sur les lettres des deux évêques, dit que ceux-ci ont consulté six personnalités155. Parmi ces personnages, certains pensent comme Hincmar et Pardoul, d’autres comme Gottschalk. On peut reconstituer une partie de la liste. Hincmar écrit dès avant Pâques à Prudence de Troyes pour se plaindre de ne pas parvenir à le voir, l’informer du résultat du concile et lui demander conseil au sujet de Gottschalk (lettre n° 38). Hincmar s’enquiert en particulier de l’interprétation correcte d’une phrase du prophète Ezechiel relative à la justice divine (33, 12‑16), ce que l’on reliera aisément à l’Ad Simplices où Hincmar commente longuement cette sentence156. Pour Hincmar, le temps d’un travail intense sur la prédestination a commencé ; il ne s’achèvera que dix années plus tard. Prudence répond à ses confrères qu’il ne peut les rencontrer et leur signifie son augustinisme. Hincmar et Pardoul écrivent à Loup de Ferrières157. La réponse de Loup a été conservée ; c’est une confirmation atténuée de la double prédestination158. Le raisonnement suivi par Loup rappelle à certains égards celui du Liber de tribus
154 Cf. Martinet, « Pardule » ; Pardoul est alors le seul suffragant consacré par Hincmar. C’est à tout point de vue un proche de l’archevêque, qui lui fait lire le Ferculum Salomonis en avant-première (MGH Ep. 8, p. 41, n° 87) et à qui il expédie des conseils diététiques (Martinet, ibid., p. 165 ; première édition dans Hincmari opera, opuscula et epistolae, J. Sirmond ed., Paris, 1645, t. 2, p. 838‑839 ; la lettre ne figure malheureusement pas dans la PL). La ville de Laon possédait une colonie irlandaise qui contribue à expliquer l’indéfectible positionnement de Pardoul en faveur du libre-arbitre. 155 CCCM 260, p. 319. Zechiel-Eckes, Florus, p. 128, propose d’identifier Amalaire, Prudence, Loup, Ratramne et Hincmar. Mais Hincmar n’a accès au traité de Ratramne que plus tard (PL 125, col. 90). 156 Comme l’a bien vu Devisse, Hincmar, p. 134 ; cf. MGH Ep. 8, p. 16. 157 Hincmar n’a pas envoyé la réponse à Raban pendant l’hiver 850 (cf. la liste des documents reçus par Raban, MGH Ep. 5, p. 488). Mais peut-être s’agit-il toujours de la même stratégie de protection de Loup de Ferrières dont nous reparlerons (p. 251-252). Von Severus, Lupus von Ferrières, p. 135‑136, estime que la lettre est antérieure à celle adressée à Charles le Chauve. 158 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 36‑42 (n° 79). Loup martèle que la prédestination des méchants est le « retrait de la grâce » (gratiae subtractio, p. 38). Nulle part Loup ne parle de « prédestination au châtiment » ; il s’agit en réalité de ne pas sauver un prédestiné du châtiment qu’il mérite, du fait du péché originel (p. 38).
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quaestionibus rédigé en 849159. La différence principale réside dans l’insistance de la lettre sur la notion de nécessité ; sans doute est-ce là-dessus qu’Hincmar avait insisté, craignant que la prédestination au châtiment n’induise la nécessité de pécher, du moins dans l’esprit des fidèles, comme le redoutait la lettre synodale de Raban. D’après Florus, ils ont également consulté Amalaire de Metz. Aucun autre témoignage de cet échange n’a malheureusement été préservé. Une fois mise à part la consultation de Jean Scot Erigène, qui intervient seulement l’année suivante, en 850, nous n’avons donc pas préservé le nom des deux dernières personnes consultées par l’archevêque et son suffragant au sujet de la prédestination. On peut supposer que Raban Maur, encore interrogé par Hincmar au tout début de l’année 850, fait partie de cette liste. Comme l’a précisé Hincmar, ceux qui lui ont répondu sont en bonne partie favorables à la double prédestination augustinienne. 2. Charles le Chauve
Hincmar et Pardoul ne sont pas seuls à multiplier les requêtes. Charles le Chauve assume son rôle de garant de l’orthodoxie en consultant deux érudits de poids. Le premier est Ratramne, écolâtre de Corbie. Malheureusement, Ratramne ne donne pas d’indice permettant de dater son traité. On suppose qu’il fut consulté en même temps que Loup, fin 849-début 850. Il est en effet plus facile de dater la consultation de Loup de Ferrières. Le roi, après Quierzy, s’est engagé dans une expédition en Aquitaine. En juillet-août, il passe la Loire, capture Toulouse et pousse jusqu’à Narbonne, en octobre. Son retour se fait par le Berry : il est à Bourges en décembre et y célèbre Noël160. « Au milieu des préoccupations et des ambitions politiques », il y trouve le temps d’interroger Loup de Ferrières. Après lui avoir répondu oralement, Loup lui adresse une lettre161. La formulation du problème en trois questions (prédestination, librearbitre et rédemption), qu’on retrouve dans le Liber et le Collectaneum de tribus quaestionibus, est difficile à interpréter. Puisque Ratramne n’a pas été interrogé 159 Les deux documents reviennent longuement sur le péché originel et ses conséquences, la mort et la concupiscence (ibid., p. 38 ; PL 119, col. 623‑628). On retrouve la même citation de Rm 5, 12 ; la même conclusion que Dieu sauve certains et abandonne les autres ; la même insistance sur l’utilité providentielle des damnés. Bien sûr, les différences abondent aussi, en particulier dans la construction du liber en trois questions. Von Severus, Lupus von Ferrières, p. 135, suivant Schrörs, Hinkmar, p. 112, estimait le traité rédigé après la lettre à Charles le Chauve ; les travaux récents de Jeremy C. Thompson vont en sens contraire. 160 Lot-Halphen, Charles le Chauve, p. 205‑207 – et contrairement à Bouhot, Ratramne, p. 39. Cf. Tessier I, n° 123‑124, p. 325‑331. 161 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 23.
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dans les mêmes termes et que le Liber de tribus quaestionibus est antérieur à la lettre à Charles, on peut supposer que cette subdivision n’est pas du roi, mais de Loup. Celui-ci a, en effet, rédigé en 849 le Liber qu’il destine à un public large et indéterminé162. L’œuvre est allégée en citations et construite comme un long discours. Elle se rattache à un stade précoce de la controverse où les auteurs ne cumulent pas les autorités les uns contre les autres. Loup a donc entrepris de rallier une partie de l’opinion aux thèses condamnées ; puis il est interrogé par le roi à la fin de l’année. Pendant ce second semestre 849, d’autres clercs que Loup prennent l’initiative contre Hincmar. Quelques années plus tard, Prudence de Troyes accuse Jean Scot Erigène d’avoir utilisé les textes d’une compilation patristique qu’il avait préparée pour une discussion entre évêques163. En disant « il y a deux ans », Prudence désigne 849, ce que plusieurs auteurs ont ramené au concile de Paris qui réunit la province de Sens au mois de novembre164. À une date inconnue, Loup de Ferrières écrit également à son métropolitain, Wenilon, pour lui proposer de consulter ensemble son Collectaneum de tribus quaestionibus165. On voit ainsi se constituer un front augustinien qui regroupe, dans la province de Sens, l’archevêque Wenilon, l’évêque Prudence et Loup de Ferrières – celui-ci est à la fois la « plume » du premier et l’ancien compagnon de Prudence lors d’un missaticum en 845166. Nous décrirons les réseaux de ce groupe au chapitre 4 (p. 224-230). 3. L’action pastorale d’Hincmar ( fin 849)
En somme, le bilan de l’année 849 est mauvais pour Hincmar. D’une part, les auteurs consultés sont le plus souvent fidèles à la position augustinienne : le châtiment est prédestiné, le Christ n’est mort que pour les élus. D’autre part, tant Gottschalk que, semble-t-il, Loup et sans doute d’autres mobilisent le clergé en leur faveur. Devant l’agitation qui gagne sa province, l’archevêque rédige un traité pastoral, l’Ad simplices167. Ce premier traité d’Hincmar sur la prédestination est rédigé pendant le second semestre 849. Il consiste en une vaste histoire du salut 162 PL 119, col. 623. 163 PL 115, col. 1156. 164 MGH Conc. 3, p. 200‑201 ; citons Lot-Halphen, Charles le Chauve, p. 208. 165 Voici la fin de la lettre reconstituée par Michael I. Allen, que je remercie (=n° 104 de l’édition Levillain, Paris, 1935) : « [Collectan]eum quod elaboravi de libero ar[bitrio, praedestinatione ac] veritate pretii quo redempti sumus, ipse vobis elegi ostendere quam per quemlibet dirigere, ut otio nobis divinitus collato tantarum rerum subtilitatem facilius mecum possitis advertere. » 166 Voir la lettre 41 de Loup de Ferrières (Levillain éd., Correspondance de Loup vol. 1, p. 172‑175). 167 Devisse, Hincmar, p. 134‑136, donne le détail des textes utilisés ; le découpage que je propose ici s’accorde au dessein d’Hincmar et non à ses citations. Amann, L’Église carolingienne, p. 326, estime que ce traité est une réaction à la Confessio prolixior ; on retient plutôt la thèse, inverse, de Cappuyns.
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inspirée de Grégoire le Grand et articulée autour des notions de libre-arbitre et de grâce, suivie d’un catalogue de citations assez confus autour des questions de la prescience et de la prédestination. En s’appuyant sur le traité pseudo-hiéronymien De induratione cordis pharaonis et sur le traité pseudo-augustinien intitulé Hypomnesticon168, Hincmar reproche d’abord à ses adversaires de confondre prescience et prédestination169 ; de nier le libre-arbitre170 ; de nier la volonté de salut universel de Dieu171. L’archevêque poursuit avec une longue paraphrase de Prosper d’Aquitaine au sujet de la prédestination172, avant de revenir sur les questions de la grâce et du libre-arbitre, puis de la vision béatifique en s’aidant de Grégoire le Grand173. Cet exposé central est encadré par deux grandes admonitions fortement teintées d’hérésiologie, destinées à détourner les clercs rémois des thèses de Gottschalk en argumentant ad hominem. L’archevêque met toute son autorité dans la balance174. À cette occasion, Hincmar énumère les écrits de Gottschalk tombés en sa possession pour prévenir ses « fils » contre eux : le tomus ad Gislemarum, déjà cité (p. 65), un « écrit contre Raban » qu’on identifie aisément au liber virosae conscriptionis, et enfin un troisième opuscule, « petit par sa taille mais immense par son impiété, qu’il [lui] a offert lui-même ». L’identification de ce dernier opus a fait couler beaucoup d’encre175. On se rallie généralement à l’hypothèse de Cappuyns : il s’agirait de la confessio brevior. De quels textes disposait Hincmar avec certitude ? Outre ceux que l’on vient de citer, il expédie à Raban Maur, début 850, des nugae Gotescalci176 qui peuvent faire référence à plusieurs textes, mais il est sûr qu’y figurait la Confessio prolixior dont Raban cite un extrait à la fin de sa lettre. La Confessio prolixior n’est pas 168 Le premier est de Pélage (cf. De Plinval, Essai sur le style et la langue de Pélage), le second est un traité de l’entourage de Prosper, à lire J. E. Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon. 169 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 269‑277. 170 Ibid., p. 277‑282. 171 Ibid., p. 282‑285. 172 Ibid., p. 285‑292. 173 Ibid., p. 292‑297. 174 La grande introduction est placée sous l’invocation de saint Pierre protégeant le troupeau du Seigneur contre le diable ; les lettres à Tite et Timothée, considérées comme des miroirs des évêques, sont fortement mobilisées (p. 260). Les clercs se voient rappelés à leur rôle qui est la prière et non la spéculation (p. 262‑263). Nous en reparlerons au chapitre 5 (p. 330-335). 175 Op. cit., p. 261‑262. Pour Traube, MGH Poetae 3, p. 715, n° 27, le texte dont il est ici question est la confessio prolixior, et la confessio brevior a été brûlée à Quierzy. Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 107, considère qu’il s’agit bien de la confessio brevior dans l’Ad simplices. Devisse, Hincmar, p. 135, note 99, ne reconnaît pas les morceaux du tomulus ad Gislemarum pourtant facilement identifiables dans le dernier De praedestinatione et se rallie à l’avis de Cappuyns. 176 MGH Ep. 5, p. 488.
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pour autant le troisième opuscule cité par l’Ad simplices ; certainement rédigée, comme l’a vu Dom Cappuyns, après celui-ci, elle était un document public qui a dû parvenir à Hincmar à la fin de 849. Mais en 859‑860, l’archevêque revient sur les textes de Gottschalk et en cite trois : le tomulus ad Gislemarum, le liber ad Rabanum et la cartula confessionis de Mayence177. On retrouve trois textes, dont les deux premiers sont ceux de l’Ad simplices : ne serait-ce pas le cas du troisième aussi ? Il s’agit du reste d’un document tellement semblable à la confessio brevior que la différence est de peu d’importance. L’Ad simplices fait partie, avec l’intervention de Jean Scot, des plus puissants détonateurs de la controverse sur la prédestination. Rédigé avec une grande maladresse178, il n’effleure pas le cœur du problème et n’apporte, comme pièce à conviction, que des pseudépigraphes, cités près de quarante fois et qui, comme l’écrit Pardoul, provoquent « une énorme crise chez nous »179. Hincmar peut toujours invoquer l’autorité de Raban Maur qui a cité l’Hypomnesticon avant lui180 et approuve l’Ad simplices l’année suivante181 ; le débat est lancé. Avant 850, Ratramne écrit à Gottschalk pour critiquer le traité, comme nous l’avons vu (p. 65). Le moine saxon lui-même réplique avec la Confessio prolixior. Les contradictions d’Hincmar, présentes dans l’Ad simplices, sont réfutées182. Pour clore sa profession de foi, Gottschalk en appelle à une assemblée royale, mêlant les grands et le clergé, où il subirait une ordalie, comme nous l’avons vu (cf. p. 68). La demande exaspère Hincmar, Raban et Jean Scot Erigène183. C’est dans ces conditions que l’archevêque de Reims consulte à nouveau Raban, pendant l’hiver 850. Si la lettre originale est perdue, Flodoard en a préservé un
177 PL 125, col. 89. 178 Ce que reconnaît Devisse, Hincmar, p. 134 sqq. Hincmar attaque les augustinistes sur leur terrain en citant un apocryphe et confond prédestination au châtiment avec prédestination au péché. Il ne parvient même pas à trouver la source d’une citation d’Augustin, comme le lui fait remarquer Raban, MGH Ep. 5, p. 489. 179 Cité par Florus de Lyon, CCCM 260, p. 398‑399. 180 PL 112, col. 1532‑1533, 1547‑1553 (ces citations ne sont pas identifiées par la PL ; cf. Zechiel-Eckes, Florus, p. 126, note 326). 181 MGH Ep. 5, p. 498. 182 C’est le cas par exemple de la thèse de la prédestination du châtiment aux réprouvés et non des réprouvés au châtiment (Gundlach, « Zwei Schriften », p. 301), réfutée dans Lambot, Œuvres théologiques, p. 56 ; c’est aussi le cas de la thèse de la prédestination du diable et non des réprouvés (Gundlach, ibid., p. 273), réfutée ibid., p. 58. 183 MGH Ep. 5, p. 498 (Raban) ; CCCM 50, p. 26 ( Jean Scot Erigène) ; PL 125, col. 495 (Hincmar). Raban se demande où Gottschalk a pu dénicher une telle idée : […] quod neminem preter eum ita optasse legi. Il avance une hypothèse (les trois enfants dans la fournaise de Dn 3 ?) sans grande conviction. Il n’est donc pas sûr que cet auteur de martyrologe avait compris l’intention de Gottschalk (cf. Bougard, « Le feu de la justice », op. cit., p. 420).
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résumé qui révèle un Hincmar dérouté, demandant au « dernier disciple d’Alcuin », en plus de conseils d’exégèse, de soutenir la condamnation de Gottschalk et l’Ad simplices184. Raban, accaparé par les fêtes de Pâques et fatigué par l’âge, compose une réponse brève pour le porteur pressé185. Peu après Pâques, l’archevêque de Mayence prend le temps de rédiger une réponse plus longue. S’excusant encore des infirmités de son âge, il lui envoie, en guise de renfort, ses lettres à Noting de Vérone et Évrard de Frioul, en y ajoutant seulement quelques extraits supplémentaires suivant la méthode qui lui est chère dans ses chaînes exégétiques (les extraits se succèdent avec le nom de l’auteur dans la marge). Il recopie certains de ses anciens commentaires186. Il conclut la lettre par des conseils pastoraux ; Hincmar ne devrait pas laisser Gottschalk écrire mais le confiner, et faire prier pour lui. Il lui déconseille enfin d’accéder à la demande d’ordalie et assure l’archevêque de son soutien en toutes choses. Hincmar ne peut maintenant plus espérer grand-chose de Raban Maur. En 851, Louis, Charles et Lothaire se mettent d’accord à l’entrevue de Meersen pour s’allier contre les « ennemis de Dieu », ce que d’aucuns ont interprété comme un accord contre Gottschalk187. C’est peu probable. La controverse ne concernait plus guère, à ce stade, que la Francie occidentale. Quatre ans plus tard, Lothaire accepte que les thèses d’Hincmar soient vivement condamnées à Valence… Peut-être serait-il plus sage de voir dans ces « ennemis de Dieu » les Normands ou des aristocrates turbulents. 4. Le traité sur la prédestination de Jean Scot Erigène (850)
Devant la crise provoquée par les événements de l’année 849, Hincmar et Pardoul sollicitent l’intervention de Jean Scot Erigène contre Gottschalk, mettant à sa disposition la Confessio prolixior188. Jean Scot est alors maître de l’école du palais de Charles le Chauve où son enseignement porte essentiellement sur Martianus
184 MGH Ep. 8, n° 39, p. 24. 185 MGH Ep. 5, n° 43, p. 487‑489 : Raban y affirme que la prédestination au châtiment ne se trouve pas dans la Bible, pas plus que la trina deitas au sujet de laquelle il expédie à Hincmar un exemplaire du concile d’Aix de 799 et du De trinitate d’Alcuin, qu’Hincmar réutilise longuement dans son traité de una deitate. Il identifie une de ses citations d’Augustin et répond à la question urgente de la communion de Gottschalk malade. 186 C’est le cas, comme l’a identifié Dümmler, de la série de citations p. 495‑496. 187 Ganz, « The debate on predestination… », p. 297‑298 ; Nelson, Charles le Chauve, p. 169 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 273 et Heresy and Dissent, p. 171. 188 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 54 ; Amann, L’Église carolingienne, p. 328 ; Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 25 ; Devisse, Hincmar, p. 147‑148.
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Capella189. Jean Scot s’acquitte d’un long traité190. Son intervention a un retentissement considérable et provoque, comme le disaient Devisse, « l’explosion » ; Amann, « une véritable levée de boucliers » ; Cappuyns, « un beau scandale »191. Seule la lecture du traité de l’Érigène, véritable OVNI dans le ciel de la théologie carolingienne, permet de comprendre les réactions passionnées qu’il a suscitées. Jean Scot a découpé le De praedestinatione en dix-neuf chapitres auxquels il a luimême donné leurs titres192. Selon le plan d’Ernesto Mainoldi193, il consacre une première partie (I-III) à réfuter la double prédestination par la dialectique ; dans une deuxième partie, il montre comment s’articulent la prescience divine et le librearbitre (IV-VIII) ; dans sa troisième partie, la plus polémique (IX-X), il affirme que l’Écriture ne parle de prescience et prédestination du mal que par antiphrase – on est ici fort proche des thèses néoplatoniciennes du Periphyseon ; dans une quatrième partie (XI-XIV), il réfute pied à pied, par des moyens logiques et littéraires souvent retors, les citations bibliques et patristiques de Gottschalk ; sa cinquième partie (XVI-XIX) soutient que le péché est sa propre punition : péché, mort et châtiment sont une seule et même chose. Le dernier chapitre, en forme de post-scriptum, laisse l’Erigène réfléchir en physicien à la nature du feu pour savoir, en avançant le cas de la salamandre, s’il pourra faire souffrir le corps des damnés (§4). Cette vaste fresque théologique, philosophique et mystique, justifie la faveur dont jouissait l’Irlandais : Guillaume de Malmesbury décrit plusieurs siècles plus tard Charles le Chauve « captivé » par sa merveilleuse intelligence194. Comparé aux austères collections de ses contradicteurs, le traité de Jean Scot foisonne de citations, de démonstrations logiques, d’artifices rhétoriques et de termes grecs. La somme érigénienne est « la recherche d’une synthèse complète des divers champs du savoir » (E. Mainoldi)195. Pour y parvenir, il a privilégié les sources logiques
189 La bibliographie sur l’Erigène est immense. On consultera avec profit l’index des sources de M. Brennan, « Materials for the Biography of Johannes Scottus Eriugena », dans Studi Medievali, 27, 1986, p. 413‑460, la biographie de Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, les actes des colloques Jean Scot Erigène et l’histoire de la philosophie, Paris, 1977 et Jean Scot Écrivain, Montréal-Paris, 1986, le volume consacré à ses autographes (Dutton-Jeauneau, Autograph of Eriugena), le recueil d’articles d’Édouard Jeauneau (Études érigéniennes) et le Guide des études érigéniennes, Bibliographie commentée des publications, 1930‑1987, Vestigia 5, Fribourg-Paris, 1989. 190 Éditions récentes : CCCM 50 et E. Mainoldi, De praedestinatione liber. 191 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 114 ; Amann, L’Église carolingienne, p. 329 ; Devisse, Hincmar, p. 151. 192 Madec, CCCM 50, p. XIV-XV. 193 Mainoldi, De praedestinatione liber, p. XLI-LXV. Le découpage de Zechiel-Eckes, Florus, p. 94‑97, est quasi identique. 194 De gestis pontificum Anglorum, V, 4, § 240 : miraculo scientiae ipsius captus adversus magistrum nec dicto insurgere vellet… (cité par Zechiel-Eckes, Florus, p. 91, note 94). 195 Mainoldi, De praedestinatione liber, p. XVIII-XIX.
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aux dépens des sources patristiques196, traité ses adversaires avec triomphalisme197, totalement sacrifié la cohérence interne de ses sources et s’est dangereusement écarté, à mainte reprise, des bornes de l’orthodoxie, notamment avec sa thèse de l’identité du péché, de la mort et du châtiment, dont le bruit s’est répandu jusqu’à la Rome de Nicolas Ier198. III. L’élargissement du conflit (852‑860) A. L’entrée en lice de l’Église de Lyon 1. La querelle érigénienne
Le traité de l’Erigène provoque donc « l’explosion » (s’attirant même une remarque désobligeante de Paschase dans le De Benedictionibus patriarcharum199), ce qui s’incarne en particulier dans l’entrée en scène des clercs de Lyon. Ceux-ci ont la particularité de publier des réponses collectives et anonymes. Depuis les travaux de Dom Wilmart, Dom Charlier et Klaus Zechiel-Eckes, on attribue massivement ces opuscules à l’écolâtre Florus de Lyon, la plume du chapitre cathédral200. On peut, grâce aux travaux récents, distinguer plusieurs phases de l’intervention des méridionaux dans les débats201. D’une part, l’intervention lyonnaise est provoquée par le traité de Jean Scot. Ils en prennent connaissance grâce à de mystérieux intermédiaires qui sont sans doute (cf. chap. 4, p. 264-269) des clercs de la province de Sens. En effet, l’archevêque Wenilon de Sens, dès qu’il consulte un exemplaire du traité, en tire une série de
196 Comme l’a noté Zechiel-Eckes, Florus, p. 94, c’est le principal grief de ses adversaires. 197 Cela devait rendre Prudence et Florus furieux ; voir son chapitre 18 et la réplique fort réussie de Florus, CCCM 260, p. 281‑284. 198 Cf. sa lettre à Charles le Chauve au sujet de la traduction de Jean Scot du pseudo-Denys (MGH Ep. 6, p. 651, n° 130 = Jaffé 2833). 199 Pascasii Radberti De Benedictionibus patriarcharum Iacob et Moysi, B. Paulus ed., Turnhout, 1993 (CCCM 96), p. 67 ; cité par J. Contreni, « Carolingian Biblical Culture », dans Iohannes Scottus Eriugena : The Bible and Hermeneutics, G. Van Riel, C. Steel et J. McEvoy ed., Louvain, 1996 (Ancient and Medieval Philosophy, De Wulf-Mansion Centre, I.20), p. 1‑23 (22, note 56). Sans doute est-ce aussi Jean Scot, plus que d’autres, qui est visé par ses réflexions contre rhétorique, dialectique et arts libéraux dans le commentaire inédit sur Ezechiel du ms. Paris, BNF, latin 12302 : voir J. Contreni, « “By lions, bishops are meant : by wolves, priests” : History, Exegesis, and the Carolingian Church in Haimo of Auxerre’s Commentary on Ezechiel », dans Francia, 29, 2002, p. 29‑56 (42, note 45, relativement aux feuillets 118v et 120r). 200 Les attributions anciennes à Florus existent : déjà Mauguin lui attribuait le traité contre Jean Scot, en 1650 (bibliographie dans Amann, L’Église carolingienne, p. 331, note 2 et p. 332, note 3). Seuls les philologues du XXe siècle, que nous citerons ici pièce après pièce, apportent des preuves matérielles. 201 Zechiel-Eckes, Florus et Bouhot, Sermo Flori.
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dix-neuf extraits qu’il expédie à Prudence de Troyes pour avis. Ce dernier, scandalisé par ce qu’il lit, parvient à mettre la main sur un exemplaire complet et rédige son propre traité contre Jean Scot Erigène, en 851202. Le long traité de Prudence est conservé par son unique manuscrit d’auteur ; il consiste en une réfutation, morceau par morceau, du traité de l’Erigène dont il cite près du quart du texte203. Si le traité de Prudence, semble-t-il, n’a pas circulé, son annexe, la Recapitulatio totius operis qui épingle une à une 77 propositions de Jean Scot et leur donne une brève réponse, est transmise par un autre manuscrit que celui de l’auteur et semble avoir circulé anonymement204. La compilation de dix-neuf extraits (les excerpta) de Wenilon parvient à Lyon par un truchement inconnu205. Florus, peu soucieux de se procurer un exemplaire complet pour éviter les inévitables contresens que charrie sa collection d’extraits206, entreprend de rédiger son Adversus Johannis Scoti Erigenae erroneas definitiones liber. Florus a donc dû se mettre au travail contre Jean Scot à peu près en même temps que Prudence207. Son traité, diffusé anonymement, est le mieux
202 Ces renseignements sont déductibles de la préface de Prudence, PL 115, col. 1009‑1012. On a parfois négligé le fait que Prudence a eu accès à la totalité du traité (cf. Devisse, Hincmar, p. 152 ; cf. au contraire Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes », p. 237). Les références aux dates sont données col. 1043B (référence à la lettre de Léon IV aux évêques de Bretagne, 848‑849) et 1156 (référence au synode de Paris, 849). Zechiel-Eckes, Florus date le traité de début 851 (p. 85), Devisse, Hincmar de l’automne (p. 152). 203 Devisse, Hincmar, p. 152 ; le calcul est fait par Zechiel-Eckes, Florus, p. 105. Il s’agit du ms. BNF, latin, 2445 (cf. Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes »). 204 Ms. BAV, reg. lat. 91, ff. 84v-7. Le copiste avait manifestement un modèle lacunaire car il s’interrompt cinq capitula avant la fin, bien qu’il lui reste de la place. La Recapitulatio, attribuée à Florus par ce manuscrit (que suit Charlier, Floriana, rubrique « Paris BN 2445 »), est tombée entre les mains d’Hincmar de façon anonyme en 859 (PL 125, col. 296‑297). Sur le contenu du traité de Prudence, voir Amann, L’Église carolingienne, p. 330, Devisse, Hincmar, p. 151‑152, Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes » et Pezé, « Prudence ». 205 Faute de mieux, on considère que c’est Prudence, lui-même espagnol d’origine et représentant du très hypothétique « groupe méridional-wisigothique », qui a transmis le texte à Florus (Pohlen, Die südeuropäisch-spanisch-gotische Gruppe, p. 34‑35 et 162‑163 ; Devisse, Hincmar, p. 187‑188 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 85). Mais quel texte ? D’abord, Zechiel-Eckes exclut, contrairement à ce qu’affirme Devisse, que Florus ait eu entre les mains le traité de Prudence (Devisse, Hincmar, p. 189 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 85). Ensuite, Goulven Madec a montré que Florus n’avait eu accès qu’aux excerpta et pas à la totalité de l’oeuvre de Jean Scot en comparant ses citations à la Recapitulatio totius operis de Prudence de Troyes (PL 115, col. 1352‑1366) ; CCCM 50, p. VIII et Zechiel-Eckes, Florus, p. 104‑107. 206 Zechiel-Eckes, Florus, p. 115‑116, donne deux exemples de manipulation de la pensée érigénienne. 207 Ibid., p. 107‑108, a bien vu que Florus n’avait pas encore pris connaissance des lettres de Pardoul et Hincmar à Amolon lorsqu’il prit la plume contre Jean Scot – en conséquence de quoi il connaît bien mal la doctrine de Gottschalk. Cf. CCCM 260, p. 124‑127. Or, il prend connaissance de ces lettres en rédigeant le Liber de tribus epistolis, au plus tôt en hiver 852 ; il s’agit du terminus ad quem de son traité contre l’Erigène. Charlier (Floriana, rubrique « Notes sur les écrits floriens touchant à la dispute sur la Prédestination ») estimait que le traité contre l’Erigène était postérieur au De tribus epistolis car dans ce
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documenté de la controverse, avec trois manuscrits subsistants208, ce qui en dit long sur l’importance de la querelle érigénienne au sein de la controverse sur la prédestination, notamment pour l’intervention lyonnaise. 2. L’Église de Lyon consultée et le Liber de tribus epistolis (852)
D’autre part, l’Église de Lyon est sollicitée comme arbitre des débats qui agitent la Francie occidentale. Nous avons déjà vu les appels que lui lance Gottschalk ; Amolon209 y répond, avant sa disparition le 31 mars 852, par une lettre qu’il destine, bien conscient de l’excommunication du Saxon, à Hincmar210. Il s’agit d’un catalogue en sept titres des points de doctrine et de discipline qu’Amolon juge répréhensibles chez son destinataire211. Amolon s’y révèle fidèle à l’augustinisme – il prêche la prédestination au châtiment – tout en reprochant à Gottschalk son manque d’humanité. Oro, quid tibi peccavit humanum genus ? lui demande-t-il. La lettre reflète une authentique sollicitude pastorale. Florus, quant à lui, rédige, à un stade précoce (hiver 851‑852), le texte connu sous le titre de Sermo Flori de praedestinatione, que Klaus Zechiel-Eckes appelle plus justement Rescriptum en raison de sa nature de réponse à une consultation – c’est seulement pour des raisons de clarté historiographique qu’on gardera ici son ancien titre212. Consulté au sujet des thèses prêchées par Gottschalk213, Florus consacre le Sermo à une démonstration de la prédestination au châtiment et à une histoire de la déchéance du libre-arbitre qui n’a pas laissé de nom de destinataire. Plusieurs sources laissent penser que Florus a été consulté par Ebbon de Grenoble ou Heribald d’Auxerre : ce dernier cas de figure confirmerait le rôle
dernier (CCCM 260, p. 401), Florus fait mine d’apprendre que Jean Scot a écrit sur cette question ; la démonstration de Zechiel-Eckes, ibidem, est plus convainquante. 208 Tous trois carolingiens par ailleurs ; Paris, BNF latin 2859 et 12292 et Vatican, BAV, reg. lat. 240. Zechiel-Eckes, après les intuitions de ses prédécesseurs (notamment Wilmart, « Une lettre sans adresse… » et Charlier, « Les manuscrits personnels »), a prouvé définitivement, en s’appuyant sur les manuscrits personnels de Florus, l’authenticité du traité (Florus, p. 97‑104). 209 Et non Florus, comme l’écrit Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 116 ; voir la réfutation convaincante de Devisse, Hincmar, p. 192, note 24. 210 MGH Ep. 5, Amulonis archiepiscopi lugdunensis epistolae n° 2, p. 368‑378. 211 Gottschalk affirme que personne ne peut périr s’il a été racheté par le sang du Christ (1) ; que les sacrements sont inutiles aux réprouvés (2) ; que les réprouvés ne font pas partie du corps du Christ (3) ; que les prédestinés au châtiment ne peuvent se sauver (4) ; qu’il leur est inutile d’implorer de Dieu leur conversion (5) ; que Dieu et les saints se réjouissent de leur damnation (6). Enfin, les moeurs de Gottschalk déplaisent à Amolon, son mépris de la hiérarchie et son orgueil (7). 212 PL 119, col. 95‑102 (imprimé sous le nom d’Amolon, PL 116, col. 97‑100). Le texte est attribué à Florus par Hincmar, PL 125, col. 57‑59. Cf. Zechiel-Eckes, Florus, p. 119‑123 et Bouhot, Sermo Flori (curieusement, celui-ci ne cite pas celui-là). 213 PL 119, col. 99‑102.
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de passeur entre Nord et Sud joué par la province de Sens214. Mais il semble, à lire son texte, que le Sermo ait été composé pour un auditoire plus modeste – peut-être un couvent – et que Florus n’ait fait ensuite qu’en disséminer le texte ailleurs215. Les Lyonnais sont enfin consultés par Hincmar et Pardoul, empêtrés, de leur aveu même, dans les contradictions des intellectuels du Nord au sujet de la prédestination et de l’authenticité de l’Hypomnesticon. Les lettres des évêques occidentaux étaient destinées à Amolon de Lyon : elles ont donc été expédiées avant la nouvelle de sa disparition le 31 mars 852216. Hincmar, d’abord, écrit à Amolon après avoir consulté Raban : nous avons vu que cette consultation a été en-deçà de ses espérances (p. 74)217. Il expédie à son confrère lyonnais le traité Ad Notingum que Raban vient de lui transmettre et y joint un récit de la condamnation de Gottschalk avec un résumé de la doctrine du Saxon en cinq points : 1. Dieu a prédestiné les élus au royaume et les réprouvés à la mort avant la Création 2. Ceux qui sont prédestinés à la mort ne peuvent se sauver ni les prédestinés au royaume périr 3. Dieu ne veut le salut que de ceux qu’il sauve 4. Le Christ n’a pas souffert pour tous 5. Le libre-arbitre, après la chute, ne peut-être utilisé qu’en vue du mal.218 Il joint à ce résumé une réfutation point par point. Pardoul219, quant à lui, rapporte aux Lyonnais la confrontation infructueuse de six intellectuels de Francie
214 Le Sermo Flori est transmis par deux sources ; d’une part, le traité sur la prédestination d’Hincmar, PL 125, col. 57‑59, d’autre part, le codex Gand 249 (cf. Bouhot, Sermo Flori pour une description codicologique). Hincmar a reçu le sermo Flori d’Heribald d’Auxerre, qui le tenait de Florus (PL 125, col. 56) à Bonneuil en 855, puis en reçoit un autre exemplaire provenant de la bibliothèque d’Ebbon de Grenoble en novembre 858. C’est ce qui fait des deux évêques les principaux candidats ; mais ce texte semble, comme le dit Bouhot, Sermo Flori, p. 375, être devenu « une sorte de lettre circulaire pour répondre non pas à des demandes écrites, mais à un besoin d’information que chacun pour leur part, Ebo et Heriboldus avaient fait connaître à Florus ». La version du manuscrit de Gand est amputée de sa fin et des marques d’énonciation qui en font un rescrit ; c’est sous cette forme qu’elle est imprimée sous le nom d’Amolon, PL 116, col. 97‑100. Devisse, Hincmar, p. 247, plaide pour Heribald. Wilmart, « Une lettre sans adresse… », p. 158, note 3, suggérait pour sa part Amolon comme destinataire. 215 PL 125, col. 59 : […] exhortor ut in simplicitate et sinceritate verae fidei fundati claudatis aures vestras… 216 Flodoard a conservé la notice de la lettre d’Hincmar à Amolon : MGH Ep. 8, n° 48. 217 Florus avoue lui-même, à sa lecture, qu’il n’a rien à voir avec la controverse actuelle (CCC 260, p. 402). 218 Ibid., p. 320‑321. 219 Le nom de Pardoul n’apparaît pas plus que celui d’Hincmar dans la réponse de Florus mais son identification ne fait pas de doute : voir Schrörs, Hinkmar, p. 121 et l’historiographie réunie par Zechiel-Eckes, Florus, p. 127, note 341.
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occidentale – nous l’avons vu plus haut – et la querelle provoquée par la remise en cause de l’authenticité de l’Hypomnesticon et le De induratione cordis pharaonis220. La réponse de Florus aux trois lettres est anonyme et tait le nom des évêques occidentaux. Le Liber de tribus epistolis est destiné en grande majorité à réfuter la doctrine hincmarienne de la prédestination – souvent sur le registre dépréciatif : « qui pourrait expliquer à quel point c’est absurde, et même à quel point c’est d’une présomption impie ? »221. Il fournit surtout une démonstration du caractère apocryphe de l’Hypomnesticon qui force l’admiration et n’est véritablement dépassée qu’au XVIIe siècle222. Le De induratione cordis pharaonis fait l’objet d’une démonstration comparable mais Florus avoue n’avoir jamais eu le livre entre les mains et ne pas pouvoir trancher ; encore aujourd’hui, la bibliothèque municipale de Lyon renferme un exemplaire de l’Hypomnesticon mais pas du traité pseudo-hiéronymien223. La datation du traité, qui dépend étroitement de la mort d’Amolon de Lyon, est complexe : on ne peut, sur ce point, suivre totalement Klaus Zechiel-Eckes qui semble avoir, comme Jean Devisse, mal compris la position d’Amolon de Lyon, lorsqu’il affirme que ce dernier est sur la même ligne doctrinale que Raban, Pardoul et Hincmar224. Amolon refuse, disent-ils, la volonté de salut restreinte de Gottschalk et sa doctrine de la double prédestination. Mais c’est sans doute mal le comprendre. Amolon interprète les formulations très dures de Gottschalk sur l’inéluctabilité de la prédestination au châtiment comme une prédestination finale – une prédestination au péché225. Mais l’archevêque de Lyon n’en approuve pas moins (avec Florus et contre Hincmar) la prédestination des réprouvés au
220 CCCM 260, p. 398‑399. 221 Ibid. p. 387. 222 Ibid., p. 388‑392. Cf. Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon ; A. Grafton, Forgers and Critics, Creativity and Duplicity in Western Scholarship, Princeton, 1990, p. 22‑23 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 144, 181‑187. 223 Ibid., p. 399‑400. Zechiel-Eckes, Florus, p. 187‑189. Cf. de Plinval, Essai sur la langue de Pélage. Il s’agit du ms. Lyon, BM 611 (qui contient seulement le livre VI du traité). 224 Zechiel-Eckes, Florus, p. 136 – suivant Pohlen, Die südeuropäisch-spanisch-gotische Gruppe, p. 165. Voir aussi Devisse, Hincmar, p. 191 : « une réponse … qui dut satisfaire profondément Hincmar ». 225 MGH Ep. 5, p. 372 : Quod sentire et dicere quid est aliud quam in Deum graviter et horribiliter blasphemare si illis eius predestinatio hanc necessitatem irrevocabiliter imposuit ut omnino quod ad salutem suam proficeret operari non possent. Amolon critique notamment l’expression praedestinatio in malam partem qu’a dû employer Gottschalk dans l’un des opuscules tombés entre ses mains : sin autem hoc quaeritur ubi un scripturis praedesitnatio in malam partem dicatur… (p. 373) ; sciendum tamen quod praedestinationis verbum in malam partem sicut in scripturis minus est usitatum ita et a doctoribus rarius usurpatum et ob hoc nequaquam magnopere de eo certandum (p. 374).
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châtiment226. Il n’aurait certainement renié aucune des sept règles de foi édictées par Florus dans sa réfutation d’Hincmar : 1. Prescience et prédestination sont éternelles, immuables et géminées 2. Tout est prévu et prédéterminé par Dieu 3. Dans l’œuvre de Dieu, il n’y a pas de différence entre prédestination et prescience 4. Dieu prévoit et prédestine le bien mais prévoit seulement le mal 5. La prédestination au châtiment n’entraîne pas de nécessité de pécher 6. L’Écriture ne parle pas de prédestination qu’avec les mots praedestinatio et praescientia 7. Aucun élu ne peut périr, ni aucun réprouvé se sauver227 Sur la question de la volonté de salut restreinte, Amolon et Florus ne sont pas en phase avec Gottschalk puisque Florus dit lui-même qu’il s’agit d’une question complexe et que, « d’une certaine manière », Dieu veut le salut de tous228. En somme, Florus, comme Amolon, défend la double prédestination mais ne suit pas Gottschalk sur le terrain de la volonté de salut restreinte. Hincmar a dû lire dans la lettre de l’archevêque un désaveu de sa propre doctrine de la prédestination : c’est sans doute pourquoi il n’en parle jamais – on peut même douter qu’il ait fait parvenir ce demi-désaveu à Gottschalk229. Par conséquent, on n’a pas de raison de penser que Florus ait écrit le Liber de tribus epistolis après la mort d’Amolon. Cela étant, il reste probable que la datation proposée par Zechiel-Eckes (852) soit la bonne – Florus affirme bien que Gottschalk est reclus depuis « tant d’années », ce qu’affirme aussi Amolon230.
226 MGH Ep. 5, p. 374 : Iuxta hunc igitur divinae auctoritatis sensum omnipotens Deus iusto iudicio suo predestinat poenas malis, predestinat malos poenis, nullum tamen praedestinat ut sit malus… 227 CCCM 260, p. 323‑332 ; cf. Zechiel-Eckes, Florus, p. 139‑140. 228 Ibidem : quae omnia cum tam obscura et tam profunda atque perplexa, nollemus inter fratres et charissimos nostros aliquid de his contentiose ventilari vel temere definiri… Florus affirme que le Christ est mort pour les élus, pour les fidèles non persévérants et pour les infidèles qui se convertiront un jour (p. 349) : comme Amolon, il affirme donc que les sacrements sont pourvus de l’efficacité du sacrifice du Christ (MGH Ep. 5, p. 371). 229 Aussi ne peut-on pas être d’accord avec Devisse, Hincmar, p. 194‑195, lorsqu’il estime que la lettre a donné « approbation » à Hincmar. Ce dernier n’aurait pas manqué de s’en servir et le contenu est, en matière de prédestination, trop évidemment contre ses propres thèses. Charlier (Floriana, rubrique « notes sur les écrits floriens touchant à la dispute sur la Prédestination ») affirme sensiblement la même chose : la lettre est plus favorable à Gottschalk qu’on ne le pense généralement. 230 CCCM 260, p. 370 ; MGH Ep. 5, p. 377. Cf. Zechiel-Eckes, Florus, p. 136, note 402 : la datation de Schrörs, Freystedt et Cappuyns est 851.
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3. Les écrits de controverse lyonnais
Une fois l’Église de Lyon rentrée dans le débat, les textes d’ampleur moindre se multiplient. Tous ceux qu’on vient d’énumérer sont transmis principalement par deux manuscrits, dont il sera question au chapitre 7 (p. 466-468)231. Ils contiennent également des opuscules de moindre renom produits à Lyon pendant la controverse. Le recueil de sentences d’Augustin sur la prédestination, tout entier tiré du manuscrit très annoté Lyon, BM 608, est destiné aux simples clercs de Lyon pour donner à leurs pratiques pieuses un soubassement augustinien232. L’opuscule Gratiam itaque, pour sa part, est un assemblage de paragraphes portant sur la grâce, la prescience, la prédestination, le libre-arbitre, avec une dimension éthique tout aussi importante que dans les Sententiae Augustini233. On trouve également l’Absolutio cuiusdam quaestionis234. Cet anonyme, peut-être de Florus235, se propose pour seule question de savoir si les élus font partie de la massa damnata et en sont arrachés par le sacrifice du Christ. C’est un avatar de la controverse prédestinatienne : puisque la massa damnata est prédestinée à la damnation, les élus, qui sont prédestinés au salut, peuvent-ils en avoir fait partie236 ? La méthode suivie est celle d’une simple compilation de citations patristiques, comme les Sententiae Augustini et la fin du De tenenda immobiliter scripturae veritate, ce qui semble plaider en faveur de l’attribution à Florus. Par ailleurs, Dom Wilmart a exhumé d’un des exemplaires du traité de Florus contre Jean Scot une lettre non datée de l’écolâtre lyonnais237. S’adressant à un correspondant respecté, qui lui sert d’intermédiaire avec son évêque, Florus évoque l’affaire Gottschalk. Il envoie audit évêque, dit-il, un libelle composé de deux, trois ou quatre opuscules traitant, point par point, tous les points abordés par Gottschalk. Peut-on identifier ce libelle composé de quatre opuscules au manuscrit de Paris ou au manuscrit de Trèves, et le « petit opuscule » à leur
231 Les manuscrits Gand, Universiteitsbibl., 249 (ancien ms. de Saint-Maximin de Trèves 76) et Paris, BNF, latin 2859, tous deux du IXe siècle ; le manuscrit de Paris est en partie une copie autographe de Florus de Lyon (Charlier, Floriana, rubrique « Paris, B.N. lat. 2859 »). 232 D’où le leitmotiv du mot actio ; PL 116, col. 107 (actionem salubriter informet…) et 108 (informetur studium actionis nostrae…). 233 L’opuscule est adressé au fidèle à l’impératif, PL 116, col. 103. 234 On regrette que Klaus Zechiel-Eckes ne l’ait pas inclu dans sa monographie. Cette compilation est reliée à la controverse par Schrörs, Hinkmar, p. 122 puis par Wilmart, « Une lettre sans adresse… », p. 159. 235 Cet opuscule n’a pas suscité beaucoup d’intérêt. D’après Charlier, Floriana, rubrique « Paris B.N. Lat. 2859 », il a été copié de la main même de Florus. 236 PL 121, col. 1067. 237 Wilmart, « Une lettre sans adresse… ».
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contenu ? Wilmart se refuse à trancher, ce qui semble prudent238. L’expression ecce iam tot annis ne doit pas laisser penser que la lettre est tardive : nous avons croisé cette expression dans la lettre à Gottschalk d’Amolon. La lettre confirme en tout cas que la plupart des opuscules publiés sur la prédestination sont de Florus et qu’ils étaient « publiés » avec l’accord de l’archevêque de Lyon. La réprobation de l’écolâtre devant l’inextinguible querelle est manifeste ; les fautes pastorales des évêques occidentaux le laissent perplexe. Ainsi, en 851‑852, l’Église de Lyon met les prodiges de son écolâtre et de sa bibliothèque au service de la double prédestination. On n’a pas de preuve que cette activité ait rencontré le moindre écho en Francie occidentale avant 855239. Cela étant, l’élargissement de la controverse à la province de Lyon contribue à l’agravation d’un conflit dans lequel non seulement des groupes, mais aussi des territoires – des royaumes – se confrontent. B. Concile contre concile (853‑860) 1. Le concile de Quierzy (853) et ses suites
Les dissensions internes évoquées par la lettre de Pardoul à l’Église de Lyon amènent Charles le Chauve, après le tumultueux concile de Soissons de 853 qui dépose les clercs d’Ebbon240, à réunir dans le palais royal de Quierzy une assemblée d’évêques soigneusement choisis pour mettre un terme à la controverse241. On peut supposer que le récent concile avait permis à Charles de constater les désaccords qui minaient son clergé ; il a vu de lui-même les clercs d’Ebbon choisir Prudence, adversaire d’Hincmar et de Jean Scot, comme juge élu. Le théologique semble déborder sur le politique. Dès lors, Hincmar doit rédiger quatre capitula de définition de la foi : 1. Personne n’est prédestiné au châtiment par Dieu ; il n’y a qu’une seule prédestination de Dieu, qui concerne ou le don de la grâce, ou la rétribution de la justice ; 2. Le libre-arbitre perdu dans un premier temps, nous est rendu par la grâce prévenante et aidante du Christ ; 3. Dieu veut le salut de tous les hommes en général, même si tous ne sont pas sauvés ;
238 Ibid., p. 162 : « Florus a publié tant d’ouvrages qu’il serait plus aisé cette fois d’en proposer dix qu’un seul ». La raison pour laquelle Florus énumère « deux, trois ou quatre opuscules » reste énigmatique. 239 Comme l’a bien remarqué Devisse, Hincmar, p. 198. 240 MGH Conc. 3, p. 253‑293. 241 Annales de Saint-Bertin, 853, p. 67. Cf. aussi PL 125, col. 68. Hincmar parle, dans la préface du De praedestinatione perdu, d’une véritable « urgence » (necessitas) : PL 125, col. 49.
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4. Le sang du Christ est répandu pour tous, même si tous ne sont pas sauvés par le mystère de sa passion242. Hincmar dut rédiger ces canons dans la hâte en s’inspirant de ses souvenirs de Prosper d’Aquitaine, dont il fallut aller chercher un manuscrit précipitamment243. Charles impose à tous les évêques présents de signer ces canons, notamment au farouche opposant à la prédestination hincmarienne qu’est Prudence244. Alors que quelques années plus tôt, Charles le Chauve consultait Ratramne ou Loup de Ferrières, il forme dorénavant avec Hincmar un tandem obstinément fermé à la double prédestination jusqu’à la fin de la controverse. Loin de mater l’opposition, cette façon de faire l’exacerbe245. En 855, Prudence reproche à Charles, sur un ton sibyllin, de laisser l’hérésie se propager dans son royaume246. En 856, à la mort de l’évêque Erchanrad de Paris, Prudence absent rédige une epistola tractoria pour imposer au candidat royal, le notaire Énée – qui avait officié à Quierzy en 849 et se rangeait dans le camp d’Hincmar et Jean Scot – une profession de foi en faveur de la double prédestination247 ; cette profession de foi est une réplique cinglante aux canons de Quierzy, comme le montre ce résumé : 1. Que le libre-arbitre perdu par la désobéissance d’Adam est rendu et libéré par le Christ, ce qui permet d’accomplir de bonnes œuvres avec l’aide de la grâce ; 2. Que certains sont miséricordieusement prédestinés à la vie et d’autres justement prédestinés au châtiment ; 3. Que le sang du Christ a été répandu pour tous les croyants ; 4. Que Dieu ne sauve que ceux qu’il veut sauver248. Les quatre canons de Prudence sont une réponse, pièce à pièce, aux canons de Quierzy – à ceci près que, comme Hincmar l’a remarqué avec mauvaise humeur,
242 Les canons sont transmis d’abord par les Annales de Saint-Bertin, ibidem et par Hincmar dans son dernier De praedestinatione, PL 125, col. 63‑64. 243 Ibid., col. 295. Cf. aussi col. 368. 244 Hincmar lui reproche de s’être parjuré en signant ces canons avant de redevenir hostile à sa position « semi-pélagienne », dans son De praedestinatione : ibid., col. 184‑185 et 268‑269. Prudence est alors un adversaire notoire d’Hincmar : c’est lui que choisissent les clercs d’Ebbon comme juge élu, MGH Conc. 3, p. 269. Cf. Pezé, « Prudence », p. 119. 245 C’est ce qu’affirme Hincmar, ibid., col. 68. 246 Annales de Saint-Bertin, p. 70. 247 Sur le fait qu’Énée était de tendance semi-pélagienne, voir Lambot, Œuvres théologiques, p. 156 ; l’Epistola tractoria (c’est-à-dire une lettre d’invitation ou d’excuse à un synode, contrairement à ce que dit Gumerlock, “Tractoria”) est éditée dans MGH Conc. 3, p. 380. Sur le concile de Sens de 859, ibid., p. 379‑383. 248 Ibid., p. 380.
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premier et deuxième, puis troisième et quatrième canons sont inversés249. Prudence sollicite aussi l’avis de Nicolas Ier, avant 859250. Il est probable que la requête de Prudence à Sens ne se soit pas imposée251 : elle montre en tout cas que l’opposition à la double prédestination reste vivace en Francie occidentale. Comme en 851‑852, la province de Lyon est prise à témoin. Un clerc inconnu252 lui fait parvenir les canons du concile de Quierzy de 853 pour que les Lyonnais y répondent253. Florus s’attèle à la tâche et rédige le libelle De tenenda immobiliter scripturae veritate254 pour l’édification et l’admonition des fidèles – contre les « doctrines étrangères » (référence aux enseignements de l’Erigène) et les canons hérétiques de Quierzy que le libelle réfute un à un. Le ton est encore monté : le polémiste qui a provoqué la chute d’Amalaire en 838 demande à ses adversaires de se taire plutôt que d’agiter des querelles creuses255. Florus rouvre le dossier de l’Hypomnesticon et du De induratione cordis Pharaonis et renouvelle sa démonstration. Une fois de plus, il ne cite le nom de personne mais avertit son lectorat que si les auteurs des canons de Quierzy ne se corrigent pas, ils seront jugés comme hérétiques256. L’avertissement étant resté sans réponse, les provinces méridionales réunissent, à leur tour, un concile. 2. Le concile de Valence (855) et le premier traité d’Hincmar
En janvier 855, l’empereur Lothaire, sans y participer lui-même, convoque à Valence un concile des provinces de Lyon, Vienne et Arles pour y juger l’évêque local. Les prélats saisissent l’occasion (Florus se plaignait deux ans plus tôt qu’on ne réunisse plus de conciles257) pour condamner solennellement les canons du concile de Quierzy de 853 et les dix-neuf excerpta de Jean Scot Erigène258. Prédestination, libre-arbitre, rédemption et sacrements, quoique dans un ordre plus flou, font 249 PL 125, col. 268 : « il n’a rien trouvé d’autre à faire pour les critiquer : changer les mots, contrarier le sens, déranger l’ordre pour faire du deuxième le premier et du troisième le quatrième. S’il trouvait encore une quatrième manière d’y toucher, il le ferait volontiers ! ». 250 Annales de Saint-Bertin, p. 82 (sur quoi repose Jaffé n° 2680). Cette notice de Prudence a fait couler beaucoup d’encre, cf. chap. 6, p. 399-402. 251 Amann, L’Église carolingienne, p. 338‑339 comme Schrörs, Hinkmar, p. 139, note 35, pense qu’Énée dut souscrire aux canons ; mais Hincmar n’aurait-il pas retransmis cette information ? 252 Devisse, Hincmar, p. 205 suggère Teutbold de Langres, Hincmar, Lothaire, Prudence de Troyes… 253 CCCM 260, p. 422. 254 Il en a été question plus haut. Dom Wilmart, « Une lettre sans adresse », est le premier à lui avoir attribué ce libelle contenu dans le ms. Paris, BNF, latin 2859. Démonstration complète, là encore à partir des notes marginales, dans Zechiel-Eckes, Florus, p. 152‑154. 255 CCCM 260, p. 449, 461, 464… 256 Ibid., p. 449. 257 Cf. l’incipit du De tenenda, ibid. p. 421‑422. 258 MGH Conc. 3, p. 351‑358.
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l’objet d’un traitement parfaitement augustinien. Comme l’indique le préambule, l’évêque Ebbon de Grenoble, que nous avons vu être un correspondant probable de Florus, a activement participé au concile. Cela a parfois conduit à faire de lui l’auteur des canons259. Hartmann a cependant montré que c’était plutôt Florus de Lyon260 et Klaus Zechiel-Eckes y a apporté son expertise philologique261. Une fois de plus, aucun nom propre n’est cité, malgré la violence de l’attaque ; les évêques méridionaux suivent à la lettre la méthode de Florus dont l’autorité intellectuelle semble incontestée262. Contrairement à ce qu’un « effet de sources » laisse penser, la période postérieure à 855 est loin d’être une accalmie (cf. chap. 4, p. 235-240)263. Les actes de Valence sont remis, avec les excerpta de Jean Scot et le De tenenda immobiliter scripturae veritate (cf. p. 245-246), à Charles le Chauve, au nom de Lothaire, par l’intermédiaire d’Ebbon de Grenoble, au palais de Verberie, en juillet 855264. Peu de temps après, l’archevêque de Reims reçoit d’Heribald d’Auxerre le Sermo Flori, à Bonneuil, en août 855265. Peut-être ce concile s’est-il préoccupé de prédestination, comme le conjecture Hartmann ? Cela serait, après réception des canons de Valence, bien naturel, et expliquerait que la même année, Prudence de Troyes parle d’hérésie dans les Annales de Saint-Bertin. En septembre 856, Charles remet les actes de Valence à Hincmar dans une villa de l’archevêque de Rouen, Neaufles, pour le prier de les examiner (sur les circonstances de cette mission, cf. chap. 4, p. 237-239)266. Il semble bien que le roi lui ait livré le De tenenda immobiliter scripturae veritate qui était joint aux canons de Valence267, mais aussi le De praedestinatione de Ratramne de Corbie 259 Cf. Schrörs, Hinkmar, p. 135, note 24, pour l’historiographie de cette thèse ; voir à ce sujet le scepticisme de Wilmart, « Un passage sauté ». 260 Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 263 ; cf. aussi l’édition, MGH Conc. 3, p. 351‑358. Hartmann a mis en évidence les remplois des oeuvres précédentes de Florus dans les canons de Valence. 261 Zechiel-Eckes, Florus, p. 167‑169 : il s’agit des signes d’extraction de Florus dans son exemplaire des Constitutions sirmondiennes, le ms. Berlin, SBPK, Phillipps 1745. 262 Il semble improbable que la prédestination ait été évoquée de nouveau à Mâcon, plus tard en 855, comme le dit McKeon, « Savonnières and Tusey », p. 110‑111. En effet, si on a repris à Mâcon la législation de Valence, c’est uniquement pour ce qui concerne les biens d’Église (MGH Conc. 3, p. 375). 263 Comme l’a bien vu Ganz, « The debate on predestination… ». 264 MGH Ep. 8, p. 45. Charles réside à Verberie en juillet 855 (Tessier I, n° 173, p. 455‑459). Il est probable qu’Ebbon apporta les actes de Valence à Lothaire au printemps 855, à l’occasion de l’assemblée qui prépara le partage de la Lotharingie. 265 PL 125, col. 91‑92 ; MGH Conc. 3, p. 366. Devisse, Hincmar, p. 222, note 156, affirme que le sermo est transmis par un « manuscrit bruxellois » ; il vise ici plutôt le ms. transmettant le De una deitate d’Hincmar (Bibliothèque Royale 1831‑1833). Charles réside à Bonneuil en août : Tessier I, n° 174‑176, p. 459‑465. 266 PL 125, col. 295. 267 C’est ce qu’on déduit d’un passage de la préface d’Hincmar au De praedestinatione perdu, ibid., col. 55 : libellum de scrinio bonae memoriae fratris vestri Lotharii sine nomine auctoris suscepimus, in quo
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et l’epistola tractoria de Prudence, que lui a procurée la diligence de son ancien notaire, Énée268. Ce fut l’occasion, en 856, du premier grand traité d’Hincmar sur la prédestination en trois livres, « volume énorme », à en croire Flodoard, qui dépassait largement ce que fut le dernier De praedestinatione, pourtant lui-même d’une longueur déraisonnable269. Le traité est perdu mais pas sa préface. Hincmar proteste contre la façon de faire des Lyonnais ; tout en condamnant ses canons, ils n’apportent aucune démonstration au sujet de la volonté de salut universel (Quierzy, canon 3) et lui imputent des vues sur les sacrements qu’il n’a jamais eues (Quierzy, canon 4)270. Assez finement, l’archevêque fait le lien entre ce canon et la doctrine gottschalkienne de la rédemption : il peut alors, grâce à des textes retrouvés chez le Saxon, souvent confondus avec l’Ad Gislemarum, s’efforcer de montrer que c’est Gottschalk qui est visé, pour se disculper au moins aux yeux des lecteurs du royaume de Charles271.
singillatim per loca singula capitula a nobis excerpta sunt posita, et assensu illius, quiscunque ille fuerit, reprehensa sunt et damnata… Cette description épouse parfaitement le De tenenda qui est une critique, canon après canon, le texte en étant reproduit chaque fois, de Quierzy 853. Martina Stratmann, MGH SS 36, p. 245, note 43 et Devisse, Hincmar, p. 215 et 220 l’ont bien vu. Comme nous le verrons, Hincmar affirme en 859 qu’un clerc ami a tenté de lui remettre un texte mais l’a perdu dans le tumulte de Brienne : PL 125, col. 209 (cf. infra). Il s’agit certainement du De tenenda, à lire la description ; Hincmar, faute de manuscrit, n’a pas pu reconnaître ce texte dont il avait déjà un exemplaire. Il est encore fait allusion au De tenenda en PL 125, col. 195. 268 Ibid., col. 90. 269 Ibidem : et in praefatis tribus libris… Cf. aussi col. 418. Cf. enfin Flodoard, MGH SS 36 (III, 15), p. 241. Devisse, Hincmar, p. 216, suppose que ce De praedestinatione n’avait pas pour propos de répondre aux canons de Valence et que la lettre préface à Charles (MGH Ep. 8, p. 44‑49) y a été ajoutée précisément pour cela. Je ne vois pas la nécessité de cette théorie (qui semble inspirée à Devisse par le résumé que donne Hincmar de ses sources en PL 125, col. 90). La préface d’Hincmar affirme que l’ouvrage a pour but de défendre les capitula de Quierzy contre la condamnation émanée d’un libelle provenant du scrinium de Lothaire. Comment ne pas reconnaître ici les actes de Valence précisément réfutés dans la suite de l’ouvrage, PL 125, col. 55 : Tunc demum ponemus de capitulo confratrum nostrorum quinto… ? 270 Ibidem = MGH Ep. 8, p. 45 : de quodam autem capitulo, id est quod omnes homines vult Deus salvos fieri […] funditus tacuerunt … De quodam etiam capitulo [NB : Valence, c. 5] quasi ludificatio aliqua in sacris mysteriis esse possit, ita scripserunt ut legentes hoc a nobis est memoratum… 271 Ainsi s’éclaire MGH Ep. 8, p. 49 : Tunc demum ponemus de capitulo confratrum nostrorum quinto, unde notam quasi tacite et e latere impegerunt, quod in Gothescalci scriptis invenimus postquam quatuor capitula saepe memorata excerpsimus et quid inde sentiamus Domino inspirante dicemus. Gottschalk, en effet, affirme que la rédemption de la Croix ne fonde pas le baptême : voir PL 125, col. 371‑372. Hincmar cite ce texte dans son dernier De praedestinatione, c. 35, au moment précis où il réfute le canon 5 de Valence et se disculpe de ses accusations (PL 125, col. 369) : nous devons donc considérer les fragments 22‑26 de l’édition Lambot, tous tirés de ces pages du De praedestinatione d’Hincmar, comme les reliques de l’Ad complicem suum (tardif, vers 853‑854) et non comme ceux de l’Ad Gislemarum (849) comme le répète l’historiographie depuis Mauguin (Veterum auctorum…, I, 2, p. 5‑6) jusqu’à Gumerlock-Genke, translated texts, p. 69. Une démonstration plus complète se trouve dans mon article des actes du colloque La controverse carolingienne sur la prédestination : histoire, textes, manuscrits, à paraître.
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Hincmar est particulièrement choqué qu’on lui impute une série de capitula dans lesquels on reconnaît les dix-neuf excerpta de Jean Scot Erigène272. Il fait mine de n’en pas connaître l’auteur, alors qu’il a commandité le traité. L’archevêque, qui se sait attaqué personnellement, accuse ses adversaires de falsification, critique l’agressivité peu charitable des Lyonnais et accuse en particulier Ebbon de Grenoble, le neveu de son prédécesseur sur le siège rémois, d’avoir confectionné seul les canons de Valence273. Son traité s’appuie, affirme-t-il, sur les auteurs reçus par le décret gélasien et ceux qui ont été reçus par la suite : Bède, Paulin, Alcuin (addendum qui exclut opportunément Isidore, auteur de l’expression gemina praedestinatio, et Fulgence de Ruspe)274. La controverse semble n’en pas finir. 3. Le concile de Savonnières (859)
C’est dans ce contexte qu’a lieu le « tumulte de Brienne », en 858. Nous le verrons en détail au chapitre 4 (p. 217-219). 859 est le temps de l’alliance de Charles et ses deux neveux, Lothaire II et Charles de Provence, contre Louis le Germanique. Au concile de Savonnières, le 14 juin, un « concile universel » s’ouvre avec les métropolitains de Lyon, Bourges, Cologne, Reims, Besançon, Trèves, Rouen et Tours et des évêques provenant également des provinces de Sens, Vienne et Mayence275 ; Charles y porte plainte contre Wenilon. Le concile met enfin face-à-face les clergés de Lyon et de Reims, ce qui promet un choc frontal276. On s’y est préparé : deux semaines avant l’ouverture du concile, le 1er juin, Charles de Provence réunit à Langres – dans le royaume de Charles le Chauve mais toujours dans la province de Lyon – un concile regroupant les provinces de Lyon et Vienne pour préparer l’assemblée générale277. Les évêques méridionaux adoptent seize canons, y compris les canons de Valence relatifs à la prédestination et à l’élection d’évêques illettrés et simoniaques : les évêques lyonnais semblent résolus à défendre la doctrine augustinienne de la prédestination. À Savonnières, concile qui s’occupe principalement de condamner Wenilon de Sens, coupable de trahison, et des biens d’Église, ces canons sont relus278. Le lendemain, les évêques occidentaux font relire les canons de Quierzy ; les esprits 272 PL 125, col. 51 et 56, a transcrit par erreur, d’après l’édition princeps de Sirmond, XVI au lieu de XIX. 273 Ce long passage consacré à Ebbon de Grenoble est la principale source biographique du neveu d’Ebbon de Reims : MGH Ep. 8, p. 45‑47. 274 Ibid., p. 48‑49. 275 MGH Conc. 3, p. 447‑490. Cf. McKeon, « Savonnières and Tusey » ; cf. aussi Devisse, Hincmar, p. 346. 276 Devisse, Hincmar, p. 223 ; Amann, L’Église carolingienne, p. 340. 277 MGH Conc. 3, p. 445‑447. 278 PL 125, col. 66.
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s’échauffent et l’on propose, semble-t-il, que le concile tranche le différend. Rémi de Lyon propose alors de reparler de cette question lors du prochain synode – celui de Tusey, l’année suivante : les clercs occidentaux s’empressent d’accepter, « par considération pour l’archevêque de Lyon », et le compromis est acté dans les canons279. Le conflit annoncé a donc eu lieu mais fut reporté, paix oblige, à de meilleurs jours, qui ne vinrent pas. Deux jours plus tard, Rémi donne ces canons à Charles le Chauve qui s’empresse de les confier à Hincmar pour réfutation280. 4. Le dernier traité d’Hincmar sur la prédestination (859‑860)
Ce fut l’objet du dernier De praedestinatione de l’archevêque, qui n’est pas un ouvrage personnel mais collectif281. Ce dernier utilise les mêmes sources que pour 279 C’est un point litigieux qu’il faut trancher (cf. Quantin, « Histoires de la grâce », p. 356). PL 125, col. 66 : Quae siquidem capitula in conventu episcoporum habito in territorio Tullensi, in villa quae dicitur Saponarias, ante biduum quam vobis porrecta fuerint, sunt recitata, proferente et deponente ea synodo domno Remigio Lugdunensium archiepiscopo : quae sicut dixit, et in epigrammate eorumdum capitulorum continetur, in hoc ipso anno, in Kalendis nihilominus ibidem descriptis, et in suburbio Lingonicae urbis, ad instructionem Dominici populi ipse et sibi comprovinciales Episcopi ediderunt. Et in crastina alia quaedam capitula, de quibus post locuturi sumus, relecta fuere : super quibus, sicut quibusdam ex fratribus visum est, quorumdam sensus est motus. Nam ut vere, et nos fateamur, nostrae conscientiae super pridem capitulis, quae ut diximus Remigius archiepiscopus synodo praesentaverat, recitatis, catholicorum ad memoriam reducentes doctorum traditiones, non modice se concusserunt. Unde nostrorum quidam fidei Christianae zelo succensi aliqua synodo voluere suggerere : sed motus nostri ab eodem venerabili archiepiscopo Remigio Lugdunensium sunt modeste compositi : eo venerabiliter perorante, ut si quorumcunque nostrorum sensus ab eisdem prolatis capitulis in aliquo dissentiendo se commoveret, ad proxime futuram synodum catholicorum libros doctorum quique deferre curemus, et sicut melius secundum catholicam et apostolicam doctrinam in commune invenerimus, de caetero omnes unanimiter teneamus. Ce récit laisse transparaître un Hincmar gêné. Dans un premier compte-rendu, il affirme que les canons de Langres ont été relus puis que « d’autres canons » (alia capitula), lus le lendemain, ont ébranlé certains évêques. Ce n’est qu’alors qu’il admet que les canons lus la veille (pridem) l’avaient (on note le plus-que-parfait) aussi, il « l’avoue », ébranlé ; il ne peut s’agir que de ceux de Langres, et par conséquent, les précédents (alia capitula) ne sauraient être que ceux de Quierzy, dont on sait par ailleurs qu’ils ont été relus à Savonnières (ibid., col. 63, en tête des canons de Quierzy : […] post lectionem praecedentium in praefata synodo relecta). C’est donc la lecture des canons de Langres, continue-t-il, qui a poussé les évêques occidentaux à faire relire aussi les canons de Quierzy. Le mot aliqua est jeté avec pudeur sur ces discussions : on n’en devine que mieux qu’elle fut animée et qu’on n’en saura pas le détail. On ne dira jamais assez combien ces ambiguïtés servent à rendre les textes inintelligibles à ceux qui ne furent pas impliqués assez directement pour lire entre les lignes. L’astucieuse solution de Basnage, qui ne s’explique pas que les évêques occidentaux s’émeuvent de leurs propres canons (Quierzy 853), et propose que les canons lus le lendemain soient les sept règles de foi du De tenenda, effectivement copiées en tête du traité d’Hincmar (PL 125, col. 60‑63), devient donc inutile (Histoire de l’Église, Rotterdam, 1699, p. 773). Voir le c. 11 de Savonnières, MGH Conc. 3, p. 461 : Relecta sunt denique in eadem synodo quaedam capitula super quibus quorundam fratrum sensus dissentire probatur. Unde convenit inter episcopos ut deo favente pace ac tranquillitate recuperata simul conveniant et prolatis sanctarum scripturarum atque catholicorum doctorum sententiis, quae saniora sunt cocordi unanimitate sequantur. 280 PL 125, col. 66 (cf. supra) : […] ante biduum quam vobis porrecta fuerint… 281 Ibid. : una cum collegis dominis et fratribus meis venerandis episcopis. Le manuscrit de Saint-Rémi qui a servi de base à l’édition de Sirmond a péri dans l’incendie de 1774 : il s’agissait du cod. 304 K 9. Voir F. Dolbeau, « Ex dono Hincmari. Livres donnés par Hincmar (845-882) à Saint-Remi de Reims », in Rerum gestarum scriptor. Histoire et historiographie au Moyen Âge. Mélanges Michel Sot, M. Coumert, M.-C.
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son précédent traité, à peu de choses près282. On sait par une lettre de Loup que c’est peut-être celui-ci qui lui a procuré la compilation de Bède des commentaires d’Augustin sur saint Paul283. Un canal inconnu a procuré à Hincmar, à son retour du tumulte de Brienne semble-t-il, un nouveau manuscrit originaire du scrinium d’Ebbon, contenant le Sermo Flori ; un clerc a tenté de lui transmettre le De tenenda immobiliter scripturae veritate mais en a perdu le manuscrit lors du tumulte de Brienne284 ; il a pu aussi mettre la main, à Savonnières, sur le Liber de tribus epistolis285. Le traité d’Hincmar est structuré par les canons de ValenceLangres, qui ont fait tant de bruit à Savonnières : ils sont l’objet d’une réfutation systématique. Les canons de Valence-Langres sont reproduits en tête de l’ouvrage
Isaïa, K. Krönert et S. Shimahara dir., Paris, 2012, p. 601-614 (p. 609). Il est possible, apprend-on ici, que le De praedestinatione perdu de 856 corresponde à la cote in 4° ordine XVI du catalogue de Saint-Rémi du XIIIe siècle, sous le titre : Hincmarus adversus predestinatianos. 282 Voir Devisse, Hincmar, p. 224‑244. 283 Wilmart, « La collection de Bède le Vénérable sur l’Apôtre », dans Revue Bénédictine, 38, 1926, p. 16‑52 (p. 18) ; Devisse, Hincmar, p. 231. Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 108, p. 147. Mais Hincmar, qui l’évoque sans le citer, ne l’a peut-être pas reçu. Loup expédie également à Hincmar dix pommes de pain… L’ingénieuse hypothèse de Wilmart est que le Collectaneum de Bède est parvenu à Ferrières depuis Tours où Alcuin, abbé des deux monastères, l’avait fait venir d’Angleterre (p. 36). 284 Cf. p. 87. La transmission du Sermo Flori au retour du tumulte de Brienne ne fait pas de doute : PL 125, col. 56 (post reversionem de tumultu Brionensi quodam offerente clerico ex scrinio Ebonis … accepimus). L’explicit qui suit, dans l’édition de Sirmond, la transcription du Sermo Flori est une erreur de copiste : c’est un explicit général qui date sans doute de la fin du IXe s. (PL 125, col. 59 ; cf. Schrörs, Hinkmar, p. 141, n. 47 ; peut-être y a-t-il eu des confusions de libraire au début du De praedestinatione ; Hincmar parle d’un indiculus, d’un sommaire, qu’on ne voit nulle part, col. 56). Au sujet du De tenenda, cf. PL 125, col. 209 : sicut nobis retulit qui eumdem nobis transcriptum perferre satagens, in turbine tumultuoso qui nuper huic regno accidit, cum aliis suis perdidit. Devisse, Hincmar, p. 228, note 193, considère que ce texte est le Liber de tribus epistolis. Cela n’est pas satisfaisant : Hincmar lui-même affirme que le Liber de tribus epistolis (dont l’exemplaire était joint, dans un manuscrit, aux canons de Valence) lui a été prêté pendant le concile de Savonnières (PL 125, col. 297). De plus, Hincmar se plaint que le libellus anonyme qu’on a tenté de lui faire parvenir, d’après le témoignage du messager qui l’a transcrit puis perdu, l’accuse de prêcher que le libre-arbitre est irrémédiablement corrompu depuis la chute (ibid.) ; cela correspond parfaitement au contenu du De tenenda, CCCM 260, p. 455 mais pas à celui du Liber de tribus epistolis où la thèse de la corruption radicale du libre-arbitre est attaquée, mais chez Gottschalk (CCCM 260, p. 361). Il semble du même coup falloir renoncer à la thèse de Devisse (ibid.) que le passage primus namque homo … saecula saeculorum amen (PL 125, col. 209‑210) est un texte indépendant qu’Hincmar fit circuler en 858‑859 : ce n’est pas la seule fois qu’Hincmar introduit une doxologie à la fin d’un chapitre (cf. col. 382, chap. 35). Les tria libelli antérieurs qu’il évoque col. 418 sont logiquement son De praedestinatione perdu, composé de trois livres (col. 90 : in praefatis tribus libris). 285 Cf. note précédente. Le ms. Vatican, BAV, vat. lat. 4982 est une copie humanistique (après 1572) du Liber de tribus epistolis (ff. 251r-299r). Le contenu du manuscrit laisse penser qu’il s’agit d’une copie d’une collection canonique originaire de Beauvais utilisée par Baluze (MGH Conc. 3, p. 12). Le manuscrit moderne a fait partie de la bibliothèque de Charles Maurice Le Tellier, archevêque de Reims (cf. CCCM 260, p. xxxv). Il est tout à fait possible que le manuscrit du Vatican soit une copie faite sur l’exemplaire d’Hincmar (perdu) du traité de Florus.
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tels qu’ils ont été donnés à Charles par Rémi de Lyon, à l’exclusion de ce qui semblait à Hincmar ne pas concerner le sujet286. L’ouvrage a déjà été décrit en détail par Jean Devisse287. Hincmar reconstruit de toutes pièces une ancienne hérésie « prédestinatienne », ce qui lui permet de condamner d’emblée les auteurs favorables à la double prédestination288. La démonstration doctrinale qui suit est une interminable compilation de citations (la plupart utilisées plusieurs fois289). Dans le détail, Hincmar utilise toujours l’Hypomnesticon malgré les soupçons qui reposent sur lui de longue date 286 D’abord, la version reproduite en tête du De praedestinatione ne correspond pas exactement aux canons de Langres tels qu’ils ont été reproduits dans les actes de Savonnières et donc, certainement, lus lors de ce dernier concile : voir les variantes données par l’édition d’Hartmann, MGH Conc. 3, p. 475 (bb) et 476 (k-k). Ces variantes ont été dûment remarquées par Hincmar, comme nous le verrons (p. 244245). Pour autant, le texte reproduit par Hincmar en PL 125, col. 60‑63 ne représente pas exactement les canons de Langres. Il y manque l’epigramma, c’est-à-dire le titre (que mentionne même Hincmar, ibid., col. 66 : […] sicut dixit et in epigrammate eorumdu capitulorum continetur…) et le premier canon. C’est Hincmar qui semble les avoir retranchés de sa copie, puisqu’il affirme en commentant le c. 2 : […] praemissis commendationum suarum fabulis (ibid., col. 90). Aux six premiers canons de Valence-Langres (dont Hincmar ne reproduit que les cinq derniers), Rémi avait adjoint, dans le document qu’il a transmis à Charles, les neuf sentences patristiques du De tenenda, qui ne figurent pas dans les canons transmis par Savonnières (CCCM 260, p. 455). A cela, Rémi a ajouté le canon VII de Valence (qui ne figure pas dans les canons de Savonnières) ainsi que trois excerpta sur les élections épiscopales dont deux figurent dans les canons de Savonnières (MGH Conc. 3, p. 477, c. viii). Ainsi, Rémi n’a pas transmis à Charles exactement les canons de Langres mais un dossier portant d’une part sur la prédestination, d’autre part sur les élections épiscopales, chacune des deux parties étant étayée par une courte collection patristique. On remarque enfin que la numérotation donnée en PL 125, col. 60‑63, est erronée par rapport à Langres, puisque le c. 2 est numéroté 1, le c. 3 est numéroté 2, etc. Ce n’est pas une erreur d’Hincmar, qui suit pendant tout le traité la bonne numérotation. Ce n’est pas non plus une erreur de Rémi. Hincmar nous informe que dans le dossier de celui-ci, le c. 7, consacré aux élections épiscopales, est numéroté 10, parce qu’il succède aux 9 sentences patristiques (ibid., col. 382) : tel que l’édition le présente, ce canon est numéroté 6 (col. 62). Concluons : le dossier envoyé par Rémi diffère des canons de Langres ; mais les canons reproduits col. 60‑63 ne reflètent qu’imparfaitement, dans le détail, ce dossier ; l’erreur de numérotation peut être due à Sirmond. Voir la communication de Pierre Chambert-Protat dans les actes du colloque La controverse carolingienne sur la prédestination : histoire, textes, manuscrits. 287 Devisse, Hincmar, p. 244‑268. 288 Ibid., p. 250 : il s’agit de la première entreprise historiographique de construction d’une hérésie prédestinatienne, fondée sur un important effort de documentation qui repose en partie sur des textes apocryphes comme le pseudo-Hygin, en réalité le Praedestinatus d’Arnobe le Jeune (ms. Reims, BM 70) ; ce dernier inclut l’indiculus de haeresibus du Pseudo-Jérôme avec l’appendice de Gennade de Marseille dans lequel se trouve la mention de l’hérésie « prédestinatienne » et édité en 1617 (Sancti Hieronymi Stridoniensis indiculus de haeresibus Iudaeorum. Nunc primum in lucem editus cura Cl. Menardi, Iuliomagi Andium Propraetoris, Paris, 1617, p. 26‑27 ; cité par J.-L. Quantin, « Combat doctrinal et chasse à l’inédit au XVIIe siècle. Vignier, Quesnel et les sept livres contre Fauste de Fulgence de Ruspe », dans Revue des Études Augustiniennes, 44, 1998, p. 269‑297, p. 281, note 61). Le document-phare de cette démonstration est la lettre de Fauste de Riez à Lucidus, « l’hérétique prédestinatien » condamné au concile d’Arles de 472‑474 (ed. A. Engelbrecht, Vienne, 1891, CSEL 21, p. 161‑165) ; cité par Quantin, ibid., p. 282). Sur Arnobe, voir F. Gori, Il Praedestinatus di Arnobio il Giovane. L’eresiologia contro l’Agostinismo, Rome, 1999 (Studia Ephemeridis Augustinianum, 65). 289 Par exemple, PL 125, col. 145‑147 = col. 101‑103.
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et malgré la démonstration du De tenenda immobiliter scripturae veritate, qu’il avait pourtant lu. Il prêche toujours la prédestination du châtiment, mais pas au châtiment290. Il continue de considérer la prédestination au châtiment comme une prédestination au péché291. Sa position n’a pas évolué sur ces points essentiels depuis 849. Hincmar joint à la longue démonstration une série de capitula juridiques sur le traitement des hérétiques (XXXVII) et un épilogue (XXXVIII) qui récapitule, pour les lecteurs pressés, tout ce qui précède292. Pour autant, son traité n’est pas un calque des écrits passés. L’objectif visé est la réconciliation. Tout est fait pour ménager la susceptibilité lyonnaise. Ebbon, si rudement écharpé dans le premier De praedestinatione, n’est plus cité directement : ce « compilateur » anonyme, que les lecteurs avertis sauront reconnaître, est rudement invectivé, mais les apparences sont sauves293. Les Lyonnais avaient d’ailleurs pris soin d’éliminer de la version des canons de Valence remise à Charles le Chauve la condamnation du concile de Quierzy de 853294 et de préciser que les XIX capitula qu’Hincmar avait pris pour lui avaient été rédigés a quodam Scoto295. Gottschalk reclus à Hautvillers, Ratramne dans la lointaine Corbie et Prudence cloué à Troyes par l’infirmité fournissent des boucs-émissaires idéaux et ne sont pas épargnés, alors que Florus, pourtant l’âme de la résistance à Hincmar (qui l’ignorait peut-être ?), est loué pour son sermo296. 290 Ibid., col. 118 ; 160 ; etc. 291 Ibid., col. 430. 292 Ibid., col. 417‑418. 293 Cf. Devisse, Hincmar, p. 248. Ebbon n’est plus cité qu’à propos du Sermo Flori dont un exemplaire provient du scriptorium de l’évêque de Grenoble, comme nous l’avons vu. Tout est pourtant fait pour que le lecteur averti puisse le reconnaître (voir une véritable petite biographie, col. 384). L’orthodoxie des clercs méridionaux est louée (PL 125, col. 67), les canons de Valence ne sont qu’une falsification indigne d’aussi illustres collègues (col. 68) qui sont les amis d’Hincmar depuis l’enfance (col. 385) : seul leur compilateur doit être accusé. 294 Hincmar interprète faussement cela comme un repentir du compilateur des canons (c’est-à-dire, pour lui, Ebbon ; PL 125, col. 295). Mais la réalité est que, comme on l’a vu plus haut (p. 91), le dossier reçu par Charles le Chauve (et transmis par Hincmar col. 60‑63) est différent de la version des canons de Langres transmise par Savonnières (voir cette variante en MGH Conc. 3, p. 475, note b-b). Amann, L’Église carolingienne, p. 340 et Devisse, Hincmar, p. 252 l’avaient correctement interprété comme un geste d’apaisement de Rémi, mais pour eux la modification date de Langres, alors que la tradition manuscrite autonome de Savonnières montre que la modification a été introduite après Langres, dans le dossier de Rémi. Aucun des deux ne disposait de l’édition d’Hartmann (contrairement à Genke-Gumerlock, Translated texts, p. 52). 295 C’est ce qui apparaît dans la version d’Hincmar des canons : PL 125, col. 62. En revanche, on ne peut suivre Devisse, Hincmar, p. 223, lorsqu’il affirme que le canon sur les évêques indignes (Valence 855, c. 7) « a disparu » pour devenir « une allusion plus anodine » : le dossier de Rémi le montre assez. Hincmar ne s’y est pas trompé en lui consacrant un long chapitre rappelant les circonstances de son élection ! 296 Prudence est égratigné à de nombreuses reprises pour son rôle dans l’ordination d’Énée (PL 125, col. 64‑66, 90) et son « parjure » après Quierzy 853 (ibid., col. 184‑185 et 268‑269). Ratramne est écharpé
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5. La controverse fait long feu : le concile de Tusey (860)
La controverse prédestinatienne s’achève sans formule de concorde297. En octobre 860 se réunit le synode de Tusey en vue d’établir une doctrine cohérente de lutte contre les spoliateurs de biens d’Église298. Il subsiste de ce concile une lettre synodale en deux parties, dont la première est consacrée à la prédestination299 ; elle est attribuée à Hincmar et développe sa doctrine de toujours300. Cela signifie-t-il que, pour ainsi dire, « Hincmar a gagné » ? Le statut de ce document est en réalité problématique, comme l’a montré P. McKeon : la première partie, consacrée à la prédestination, pourrait n’avoir pas été adoptée par le concile mais résulter d’une tradition locale, hincmarienne301. Nous sommes donc sans certitude quant à la résolution de la controverse prédestinatienne à l’échelle des royaumes concernés : certainement, chaque clergé n’a pas renoncé à sa doctrine, ce qui a conduit à simplement cesser de parler de prédestination. Les événements ultérieurs prouvent néanmoins que la querelle n’était pas réglée. C. La controverse après la controverse (860‑880) 1. Le procès de Rothade (863‑864)
Une fois l’affaire enterrée à Tusey, il faut quelque temps pour que l’on n’entende plus parler de prédestination. Fin 860, dans sa longue lettre à Raoul de Bourges aussi pour son De praedestinatione (col. 90 et, de façon voilée, col. 167). Gottschalk est considéré partout comme le principal responsable de « l’école prédestinatienne » (col. 65‑66, 84, 89, etc.). Florus, pour sa part, est considéré comme orthodoxe (un comble !), col. 92, 105, 108, 112… bien que le De tenenda, son oeuvre, soit égratigné (col. 195 et 209). 297 On pense traditionnellement que Tusey a mis fin à la controverse. McKeon, « Savonnières and Tusey », « vieillit » jusqu’à Savonnières la fin de la querelle, éclipsée par les querelles politiques (p. 105) : mais Hincmar aurait-il entrepris un traité aussi massif que le dernier De praedestinatione sans raison ? 298 Cf. McKeon, « Savonnières and Tusey » ; le concile traite du mariage d’Etienne d’Auvergne, des biens d’Église et de la prédestination. L’auteur montre que la liste des participants est bricolée à partir d’une des deux listes de participants de Savonnières, l’année précédente (p. 87), ce qui fait des conciles de Savonnières-Tusey des conciles jumeaux comme Meaux-Paris quinze ans plus tôt. Cf. Devisse, Hincmar, p. 348‑354. 299 MGH Conc. 4, p. 23‑34. 300 Comme l’ont bien remarqué Amann, L’Église carolingienne, p. 342 et Devisse, Hincmar, p. 273 (paraphrase de la lettre), il n’est pas question de praedestinatio ad interitum ; l’homme reste libre de faire le bien ; Dieu ne veut la damnation de personne. 301 McKeon, « Savonnières and Tusey » : en effet, dix ans plus tard, Hincmar de Laon citant Tusey ne cite pas cette partie-là de la lettre mais uniquement celle qui est adressée aux voleurs de biens ecclésiastiques. Pire, Hincmar de Laon accuse la lettre de n’avoir pas été acceptée par le synode, ce qu’Hincmar ne nie pas (p. 83). Cette « lettre synodale » est donc une tradition locale. En effet, le ms. Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Conventi soppressi B.3. 1122, du XIIe siècle, contient bien la lettre mais sans la partie initiale, alors que le plus ancien témoin, le ms. Paris, BNF, lat. 1568 contient l’intégralité du texte (cf. MGH Conc. 4, p. 14 et p. 27, note n).
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et Frothaire de Bordeaux, Hincmar glisse une allusion aux « prédestinatiens »302. Fin 860 ou début 861 meurt le grand opposant à Hincmar, Prudence de Troyes. Le notaire royal Folcric est aussitôt installé sur son siège épiscopal : le point de ralliement des rebelles de 858 est désormais sous contrôle royal. Les manuscrits de Prudence sont expédiés à Reims303. Hincmar, qui prend en charge la rédaction des Annales de Saint-Bertin, y rédige une épitaphe vengeresse contre l’évêque, principalement à cause de ses positions dans la controverse. L’affaire Gottschalk connaît plusieurs résurgences dans les années 860, le plus souvent pour des motifs politiques. En juin 863, les évêques des provinces de Trèves, Cologne et Besançon convoquent Hincmar à Metz, au concile réuni au sujet du divorce de Lothaire II avec Theutberge. Hincmar est convoqué « quatre jours avant le début du concile » : les évêques lorrains, pour qui tout prétexte d’écharper Hincmar est bon, entendent y traiter le cas de Gottschalk en préambule304. Six mois plus tard, l’archevêque de Reims allègue auprès de Nicolas Ier les délais et la procédure pour expliquer son refus305. L’affaire en reste là. A-t-on suffisamment remarqué que les évêques qui convoquent Hincmar pour exhumer l’affaire sont les mêmes qui ont participé à Savonnières et Tusey306 ? Ces conciles n’avaient évidemment pas permis de parvenir à une résolution définitive : l’affaire Gottschalk a été escamotée. Elle ressurgit encore à l’occasion des démêlés d’Hincmar avec le pape Nicolas Ier. Rothade de Soissons, qui avait été proche du moine Saxon dont il était l’ordinaire à Orbais, est déposé de son siège au concile de Soissons pendant l’été 862 et fait appel à Rome307. L’incessante circulation de courriers entre Reims et Rome fait émerger le cas du reclus d’Hautvillers308. Hincmar prend les devants et, profitant de l’ambassade d’Odon de Beauvais de février-mars 863, expédie un « rouleau » 302 MGH Ep. 8, p. 104. 303 Le manuscrit personnel du De praedestinatione de Prudence a été donné à Hautvillers par un chanoine de Reims, Sichelm, à la fin du IXe siècle (cf. Pezé, « Prudence », p. 121) : cf. chap. 6, p. 399. 304 MGH Ep. 8, p. 285. Sans doute ne s’agit-il pas du synode de mars (MGH Conc. 4, p. 132‑133), qui ne concernait pas Nicolas Ier mais l’ordination d’Hilduin comme évêque de Cambrai, mais du synode de juin concernant Theuberge (ibid., p. 134‑138) : c’est en effet celui-ci que Nicolas Ier casse en octobre 863 (MGH Ep. 6, p. 285). 305 MGH Ep. 8, p. 160. 306 La liste des participants à Tusey a fait l’objet de l’examen détaillé de McKeon, « Savonnières and Tusey », qui a montré qu’elle est un remaniement. En revanche, celle de Savonnières (MGH Conc. 3, p. 462‑463) fait apparaître Gunthar de Cologne, Hartwic de Besançon et Teutgaud de Trèves, à savoir les trois métropolitains du royaume de Lothaire II. 307 Sur cette affaire, voir Devisse, Hincmar, p. 583‑600. 308 Hincmar, dans le courrier dont il va être question, dit qu’il sait que plusieurs personnes ont parlé de Gottschalk au pape : MGH Ep. 8, p. 160, Unde quoniam per alios iam audieram ad sanctitatem vestram verba venisse…
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contenant une réfutation des thèses du Saxon – en pure perte309. Le 30 novembre 863, à Auxerre, l’archidiacre de Laon Liudo rapporte à Hincmar des lettres pontificales réclamant la restitution de Rothade310. Le clerc dit que Nicolas l’a interrogé sur la condamnation et la détention de Gottschalk311. Hincmar doit répondre (début 864) par une longue missive récapitulant, entre autres affaires, celle du Saxon312. Une fois de plus, l’archevêque noie le problème dans la procédure et temporise. Il se justifie en rappelant l’histoire de Gottschalk et sa condamnation ; il ressuscite une fois de plus « l’hérésie prédestinatienne » dont il composait l’histoire dans le dernier De praedestinatione et récapitule les accusations d’hérésie portées contre Gottschalk313 ; il met en garde le pontife contre le danger que représente l’hérésie et se déclare prêt à lui obéir en tout. On ne sait comment Nicolas reçut le document. Parti pour Rome en 864, Rothade retrouve son siège l’année suivante. Mais en 865, le légat pontifical Arsène enquête en Gaule sur les clercs d’Ebbon et interroge Hincmar par écrit sur Gottschalk : l’infatigable archevêque doit encore se justifier, sans rien concéder314. L’affaire occupe donc toujours le siège apostolique mais Hincmar se dérobe. 2. L’évasion de Guntbert (866)
Gottschalk émerge une dernière fois dans les sources en 866. Le contexte est celui des efforts de Charles le Chauve pour installer l’ancien clerc rémois Wulfade sur le siège de Bourges315. Le 18 août 866 s’ouvre le synode de Soissons où sept archevêques et vingt-huit évêques voient Hincmar opposer des obstacles canoniques à l’ordination épiscopale de l’ancien clerc d’Ebbon316. L’archevêque de Sens Egilon est chargé de porter les actes à Nicolas Ier en septembre de la même année. C’est alors que s’échappe d’Hautvillers le moine Guntbert, avec des vivres et des chevaux, pour porter au pape un appel en faveur du Saxon317. Hincmar expédie sur-lechamp deux missives dans le sillage d’Egilon pour mettre au courant l’archevêque et anticiper la réaction du pontife.
309 Ibidem. Cf. aussi la notice de Flodoard (III, 15), ibid., p. 121, n° 158. 310 Lettre citée par Flodoard, MGH SS 36, p. 222 (III, 13). 311 MGH Ep. 8, p. 160. 312 Ibid., p. 160‑163 (n° 169). 313 Les cinq titres d’accusation expédiés à l’Église de Lyon (cf. supra) deviennent 1. Dieu a prédestiné les élus aussi bien que les réprouvés ; 2. Dieu ne veut pas le salut de tous ; 3. Le Christ n’est mort que pour le salut des élus ; 4. Les sacrements ne sont valides que pour les élus ; 5. que la déité est trine. 314 MGH Ep. 8, p. 195. Cf. Lot, « Une année du règne de Charles le Chauve », p. 423. 315 Cf. Devisse, Hincmar, p. 600‑628. 316 MGH Conc. 4, p. 201‑228. 317 MGH Ep. 8, p. 195 et 201.
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Les deux missives sont précipitamment dictées mais savamment calculées. L’une est une série d’instructions destinées au seul archevêque et ne doit tomber en aucune autre main, « de peur qu’un scandale n’éclate » : il y explique comment négocier avec le pontife si l’affaire de Gottschalk est évoquée318. La seconde est une lettre officielle, destinée aussi à Egilon, mais qu’il pourra, en revanche, montrer au pontife. Il pense plus habile de ne pas écrire directement à ce dernier, qui le poursuit de son animosité319. L’épître récapitule en cinq points l’hérésie de Gottschalk, puis la réfute brièvement. Une brève conclusion donne l’illusion que la lettre a été dictée seule. Il est peu probable, en définitive, que Guntbert ait atteint Rome : la réponse de Nicolas Ier à à l’ambassade d’Egilon n’évoque pas Gottschalk320. Le Saxon finit sa vie excommunié à Hautvillers. Hincmar a glissé un récit de sa disparition en épilogue d’un manuscrit de son De una et non trina deitate : nous l’avons vu en introduction. Il le mentionne encore en 870 (ce qui permet de situer la mort de Gottschalk vers 868‑869) dans l’Opusculum LV capitulorum rédigé contre son neveu Hincmar de Laon. Ce dernier l’ayant accusé de tronquer les Écritures, son oncle rétorque que c’est plutôt le fait des hérétiques, en particulier de Gottschalk ; un lecteur contemporain du manuscrit rémois Paris, BNF, lat. 2865 a remarqué et annoté son nom en marge321. Le Saxon est inscrit dans le nécrologe d’Hautvillers à la date du 30 octobre. Comme un dernier témoignage du sillon contestataire creusé par le Saxon, Hincmar inclut dans la Vita Remigii (c. 8) un long passage contre la double prédestination adressé aux clercs de son diocèse322. On peut enfin signaler la présence d’un énigmatique scriptum de Gotescalco monacho dans un manuscrit de SaintLambert de Liège, aujourd’hui perdu, qui réunissait une série d’écrits tardifs de l’archevêque : peut-être témoigne-t-il, comme la Vita Remigii, de la persistance des idées de Gottschalk323. Là-dessus, les sources cessent de faire référence aux troubles soulevés par la question de la prédestination. 318 Ibid., n° 187, p. 194‑196. Hincmar craint d’être accusé d’incurie à l’égard du Saxon ; il rappelle que Gottschalk a été condamné par deux conciles et dicte les réponses si Nicolas voulait entendre le Saxon. Hincmar s’inquiète aussi d’avoir trouvé dans les Annales de Saint-Bertin la mention que Prudence a obtenu un avis du Saint-Siège favorable à la double prédestination. 319 C’est ce qu’Hincmar explique dans la première lettre, ibid., p. 195 : … in altera scedula vobis mitto ut si fuerit vobis visum domno apostolico eam monstretis a me vobis directam, non ad illi ex mea parte ostendendam sed ad vobis habendam. Ibid., n° 188, p. 196‑198. Cf. Lot, « Une année du règne de Charles le Chauve », p. 422‑426. 320 MGH Ep. 6, p. 422‑431 (Nicolai I. papae epistolae n° 80). 321 Die Streitschriften Hinkmars von Reims und Hinkmars von Laon 869‑871, R. Schieffer éd., Hannovre, 2003 (MGH Concilia t. 4, suppl. 2), p. 306. En marge du manuscrit de Paris : Nota de Gotescalco. 322 MGH SS rer. merov. 3, p. 280‑285 ; cf. Isaia, Rémi de Reims, p. 516‑520. 323 De ce manuscrit auquel Sirmond a emprunté plusieurs textes (cf. PL 125, col. 1119, 1197 ; PL 126, col. 186, 253, 254, 255), André Duchesne a donné une description complète (cf. Devisse, Hincmar, p. 19 ; il est certain qu’en note 64, Devisse a voulu dire « MS 64, f. 46 » et non « MS 46 », qui ne contient
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Ce récit aux allures d’inventaire l’a montré : notre information est fragmentaire. Le recours à une analyse structurelle, inspirée quand c’est nécessaire de la sociologie et de l’anthropologie, permet en partie de combler ces silences. La nature même des sources, venues de l’élite ecclésiastique, invite à se pencher d’abord sur le milieu qui les a produites : ce sera l’objet d’une première partie.
que de la correspondance), préservée dans ses papiers (Paris, BNF, Duchesne 64, f. 46‑52). On trouve, f. 46r, la notice Scriptum Hincmari archiepiscopi de Gotescalco Monacho. Il est difficile de deviner de quel texte il s’agit. La plupart des autres notices de Duchesne sont précises et donnent genre littéraire, titre ou incipit. Il ne semble donc pas s’agir d’une des lettres d’Hincmar concernant Gottschalk (à Prudence, Loup, Amolon, Raban, Nicolas…). Le titre de Scriptum au lieu d’Epistola pourrait désigner un véritable traité : mais on voit mal quel traité connu d’Hincmar serait intitulé de Gotescalco. L’Ad simplices ? Il peut s’agir d’un texte perdu.
PREMIÈRE PARTIE
LES ENJEUX SOCIAUX ET POLITIQUES DE LA CONTROVERSE
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La question de l’impact social et politique de la controverse nous impose d’adopter le prisme de l’élite cléricale et laïque. Ses membres sont les acteurs de la controverse telle qu’elle nous a été transmise : ce sont eux qui ont perçu, formulé et mis en question ses enjeux. Le thème des élites a été l’objet d’un programme de recherche récent du Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris 1, associé à l’École Française de Rome et à l’Institut Français d’Histoire en Allemagne1. Les résultats de ce programme rendent compte de l’effet circulaire de sources produites par et pour l’élite. On met en avant la reconnaissance mutuelle comme facteur de cohésion du groupe, davantage que les marqueurs quantitatifs que sont la fortune, le pouvoir et le savoir, aux frontières floues (à partir de quand une fortune ou un savoir peuvent-ils être jugés considérables ?). Les sources ne nomment que ceux qu’elles reconnaissent comme leurs, ce qui n’épargne pas les textes de la controverse : en 860, Hincmar laisse échapper que lui et ses adversaires lyonnais se connaissent depuis leur plus tendre enfance et ont toujours vécu dans la plus grande familiarité2. Les rivaux de la double prédestination sont des hommes du même milieu, qui se fréquentent ou entretiennent des liens d’amitié. Avant la seconde partie qui entreprendra une déconstruction de ce discours circulaire, celle-ci décrira donc l’histoire de rois, d’aristocrates et d’évêques, en montrant comment la controverse s’inscrit dans le contexte politique des années 840‑850 et est structurée par les réseaux de l’élite.
1 Les résultats sont publiés dans la Collection Haut Moyen Âge (HAMA), volumes 1 à 13. 2 PL 125, col. 385.
CHAPITRE 2 LA FABRIQUE DE L’EXCLUSION : TRAJECTOIRE ET RÉSEAUX DE GOTTSCHALK D’ORBAIS
Nomen infamia sua celebre Gotteschalcus : flabellum discordiae, cymbalum nouitatis, Conciliorum materies, Episcoporum labor, Rabani Mauri gloria, exercitatio Hincmari, praedestinatianorum resurrectio, simulacrum peruicaciae, aeui sui fabula, nostri negotium, è putri sarcophago, & asini sepultura sepultis cineribus tumultuatur. Louis Cellot, Historia Gotteschalci, Paris, 1655, p. 25.
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amais, pendant la controverse sur la prédestination, il n’est fait mention des origines saxonnes de Gottschalk. Cela a pu laisser penser que le fils du comte Bern était à tout point de vue un marginal. Pourtant, loin du stéréotype du fanatique extramondain, Gottschalk est un homme de son monde : l’aristocratie. À toutes les étapes de son parcours, il fréquente des personnalités en vue : Ebbon de Reims, Évrard de Frioul, Loup de Châlons, Rothade de Soissons, Walahfrid Strabon… La reconnaissance mutuelle, marque de l’élite, ne lui est pas refusée. La controverse sur la prédestination est d’abord le fait d’un individu. Gottschalk, comme Luther à Worms, refuse d’abjurer la double prédestination et meurt dans l’excommunication. Mais, pas plus que la résistance de Luther ne se comprend sans le soutien de Frédéric le Sage, celle de Gottschalk ne s’explique par des motifs psychologiques trop faciles (son fanatisme, son « équilibre mental »1…). Felix d’Urgel en 792 et 799, Amalaire en 838 se sont pliés à leur condamnation parce que son coût non seulement spirituel, mais social était trop élevé2. La dissidence de Gottschalk doit être étudiée comme un fait social : sa généalogie demande à être retracée. Si les sources relatives à l’histoire précoce du Saxon sont trop disparates pour fournir une chronologie sûre, elles suffisent à donner une sorte d’itinéraire sociologique. Ce chapitre dressera ainsi le portrait d’un aristocrate bien né et d’un intellectuel surdoué, qui vit dans l’entourage et la faveur des grands de son monde. Ses ambitions cèdent sous la pression de plusieurs facteurs. Dès les années 1 Amann, L’Église carolingienne, p. 321. 2 Pezé, « Hérésie, exclusion et anathème ».
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830, Gottschalk est écartelé entre son groupe d’origine, en Saxe, et son réseau d’accueil, dans la province de Reims ; il souffre déjà d’une mauvaise réputation. Il compense la défaillance de ses soutiens dans l’aristocratie en se forgeant auprès du clergé subalterne – le public naturel de ses années d’enseignement, avec lequel il a tissé des liens de familiarité – une aura particulière, que ses adversaires ont tôt fait de dénoncer comme anormale et dangereuse. Cette capacité à jouer sur plusieurs tableaux, à la fois auprès de l’élite et auprès du simple clergé, explique la résistance du Saxon aux sanctions de 848‑849. Gottschalk, « transfuge » de l’élite, est un des seuls cas d’étude qui permette d’esquisser une réponse à la question ouverte par le programme de recherche sur l’élite : « comment ces élites étaient-elles perçues par le reste de la société ? »3. Ce chapitre esquisse le profil d’un individu à mi-chemin entre l’aristocrate ambitieux, conscient de sa valeur, et l’agitateur jouant le charisme contre l’institution. I. La parenté de Gottschalk dans l’espace germanique Introduction En juin 829, au concile de Mayence, Gottschalk proteste contre son oblation forcée. Le concile l’absout de ses vœux. Sur qui a-t-il pu s’appuyer pour obtenir ce succès ? Il importe de reconstituer son milieu d’origine. Nous avons vu, au chapitre 1 (p. 43), qu’il est le fils d’un comte saxon, Bern. Pour en savoir davantage, il faut se plonger dans les sources diplomatiques et suivre une méthodologie dictée par le renouvellement historiographique qui caractérise, depuis la seconde guerre mondiale, le champ de l’aristocratie carolingienne. En 1939, Gerd Tellenbach, dans une œuvre fondatrice, forge le terme de Reichsaristokratie et énumère les caractéristiques de la noblesse carolingienne, qui concentre prestige, noblesse et puissance : haute extraction, propriétés foncières dispersées, échanges matrimoniaux, hautes dignités4… Dans le sillage de Gerd Tellenbach, l’approche de l’aristocratie carolingienne est entièrement refondée sur de nouvelles bases méthodologiques5. Plus récemment sont venues de grandes 3 G. Bührer-Thierry, « Connaître les élites du haut Moyen Âge », dans Théorie et pratiques des élites au haut Moyen Âge. Conception, perception et réalisation sociale, F. Bougard, H.-W. Goetz et R. Le Jan (dir.), Turnhout, 2011 (Haut Moyen Âge, 13), p. 373‑383, p. 381. 4 G. Tellenbach, Königtum und Stämme in der Werdezeit des Deutschen Reiches, Weimar, 1939 (Quellen und Studien, VII/4), p. 41‑69. 5 H. Schulz, Die Sogenannte Reichsaristokratie im 9. Jahrhundert, Dissertation der Friedrich SchillerUniversität Jena, 1956 ; K. Schmid, « Zur Problematik von Familie, Sippe, Geschlecht. Haus und Dynastie beim mittelalterlichen Adel : Vorfragen zum Thema « Adel und Herrschaft im Mittelalter » »,
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synthèses, mettant en évidence les relations entre la structure familiale et le pouvoir politique6. Comme l’a montré Régine Le Jan, qui synthétise cette vaste historiographie allemande en la nourrissant des apports de la Nouvelle Histoire et de l’anthropologie, l’aristocratie carolingienne est structurée en groupements cognatiques. Ceux-ci sont encadrés par l’échange matrimonial généralisé, les relations de voisinage et d’amitié, la maîtrise de la terre et du sacré, la circulation des biens et des honores et la réciprocité du don7. Son identité repose en grande partie sur la mémoire du groupe et l’anthroponymie. Le système altimédiéval du nom unique, d’abord par variation des éléments (Variationssystem), ensuite par répétition du nom (Nachbenennungssystem) permet de situer l’individu dans sa parenté et de l’identifier ; il permet aussi de reconstituer le stock anthroponymique d’une famille (Namengut) et, parfois, d’identifier ses membres. Le bouleversement méthodologique inauguré par Tellenbach consiste à renoncer, pour partie, à un travail purement généalogique en lui substituant une recherche plus systémique : le croisement des données géographiques et anthroponymiques par répétition des mêmes noms et éléments de noms aux mêmes endroits, pour identifier l’étendue et les réseaux d’un groupement de parenté8. Abstraire la controverse carolingienne de son contexte anthropologique précis, pour la traiter comme un avatar des nombreux débats sur la prédestination de l’histoire occidentale (V-VIe s., IXe s., XVIe s., XVIIe s…), serait faire fausse route9. On entreprendra ici d’abord de reconstituer le groupement d’origine de Gottschalk10. L’espace concerné par cette enquête est l’espace germanique,
dans Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, 105, 1957, p. 1‑62 ; id., « Über die Struktur des Adels im früheren Mittelalter », dans Jahrbuch für fränkische Landesforschung, 19, 1959, p. 1‑24 ; Bosl, Franken, p. 44 et 71‑73 ; Werner, « Bedeutende Adelsfamilien » (en particulier p. 95‑96) ; Störmer, Früher Adel ; K.-F. Werner, « Liens de parenté et noms de personne. Un problème historique et méthodologique », dans Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Paris, 1977, p. 13‑18 ; Le Jan, « Structures familiales et politiques » ; H.-W. Goetz, « Nobilis. Der Adel im Selbstverständnis der Karolingerzeit », dans Vierteljahrisches Jahrbuch für Sozial- und Wirtschafsgeschichte, 70, 1983, p. 153‑191. Les séries éditoriales fondatrices sont les Studien und Vorarbeiten zur Geschichte des grossfränkischen und frühdeutschen Adels et les Voträge und Forschungen. 6 G. Althoff, Verwandte, Freunde und Getreue. Zum politischen Stellenwert der Gruppenbindungen im früheren Mittelalter, Darmstadt, 1990 ; Le Jan, Famille et pouvoir ; K.-F. Werner, Naissance de la noblesse. L’essor des élites politiques en Europe, Paris, 1998. 7 Le Jan, Famille et pouvoir, p. 71, 81‑85, 287‑327, 329‑356 et 381‑413. 8 Sur le nom dans l’aristocratie alti-médiévale, voir Störmer, Früher Adel, p. 29‑69 et Le Jan, Famille et pouvoir, p. 179‑223. 9 On en reviendrait toujours à « l’historicisme fumeux » dénoncé par Flasch, Introduction, p. 32. 10 La nécessité de cette enquête sur Gottschalk a été soulignée par K.-F. Werner, « Hludovicus Augustus : Gouverner l’empire chrétien – Idées et réalités », dans Charlemagne’s Heir, p. 3‑124 (71, note 256).
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en particulier la Saxe récemment conquise. Les sources sont les cartulaires, répertoires où sont copiées les chartes de donation aux monastères, notamment ceux de Corvey (Saxe), Fulda (Franconie) et Lorsch (Rhénanie) – mais nous nous permettrons des passages par d’autres cartulaires, en Bavière et en Alémanie. Les années de la conversion de la Saxe et de l’oblation de Gottschalk (780‑810) sont celles qui voient culminer les donations à Lorsch et Fulda à l’est du Rhin11. Ces donations aux aspects sociaux, juridiques et spirituels font figures « d’événements totaux »12, qui, en quelques décennies, ont mis les églises à la tête du tiers ou de la moitié du patrimoine foncier rhénan et hessois : elles sont, pour reprendre l’expression de M. Innes, les « multinationales » de l’époque carolingienne. Les grands monastères comme Fulda se sont inscrits dans les réseaux des élites aristocratiques, nouant à tous les échelons des relations de voisinage, de patronage ou de dépendance. La famille de Gottschalk est de rang comtal, ce qui la situe, à première vue, dans l’élite de l’aristocratie impériale. Elle est aux premières loges de ce « tremblement de terre social »13 : dans les quelques décennies de la conversion de la Saxe et de sa soumission au pouvoir franc, elle a dû recevoir de Charlemagne des terres en territoire franc ou en acheter, puis multiplier les donations, à la fois en gage d’allégeance au pouvoir franc et par souci de se ménager protecteurs et intercesseurs. Cela impose de mener notre enquête non seulement en Saxe, mais dans tout l’espace germanique. A. Enquête anthroponymique 1. La Saxe : le comte Bern et les Ricdagides
L’enquête sur le milieu d’origine du moine saxon repose sur des bases très étroites. On s’aidera, pour se repérer dans la Saxe carolingienne, de la carte n° 2. Gottschalk porte un nom de dévotion – qui n’implique pas, notons-le, une vocation cléricale14 – qui, faute de variation des éléments, ne présume en rien de sa famille d’origine15. Son père Bern porte un nom à élément unique (BÄR, haut allemand
11 Innes, State and Society, p. 13‑50. 12 Cf. B. Rosenwein, To be neighbor to saint Peter : the social meaning of Cluny’s property, 909‑1049, Ithaca, 1989. 13 Innes, State and Society, p. 42 (« multinationales » p. 47). 14 Certains « Gottschalk » n’étaient pas religieux : par exemple, le comte saxon Gottschalk, mort en 798. Cf. MGH Ep. 5, p. 301. 15 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 20‑21, situe Gottschalk dans le stock des noms de la famille des seigneurs de Plesse, au Moyen-Âge central ; on ne saurait cependant, vu le nombre de Gottschalks de l’occident carolingien, tirer comme conclusion que Gottschalk d’Orbais était un Immeding.
Gottschalk est de rang comtal, ce qui la situe, à première vue, dans l’élite de l’aristocratie impériale. Elle est aux premières loges de ce « tremblement de terre social »850 : dans les LA FABRIQUE DE L’EXCLUSION :
quelques décennies de la conversion de la Saxe et de sa soumission au pouvoir franc, elle TRAJECTOIRE ET RÉSEAUX DE GOTTSCHALK D'ORBAIS
a dû recevoir de Charlemagne des terres en territoire franc ou en acheter, puis multiplier
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les donations, à la fois en gage d’allégeance au pouvoir franc et par souci de se ménager
BERO, « l’ours », mais851aussi « enquête le hérosnon »16seulement ). Il s’agitenpeut-être protecteurs et intercesseurs . Celanordique impose de BJÖRN, mener notre du diminutif de Bernhard, plus probablement le nom d’un ancêtre mythique Saxe, mais dans tout l’espace germanique. (Spitzahn)17. Bernhard étant un des noms les plus fréquents de l’époque carolingienne, on ne serait, de toute manière, guère avancé. Carte n°2 : LesCarte réseaux de Gottschalk Saxe n°2possibles : les réseaux saxonsende Gottschalk
K.-F. Werner a mis le nom du père de Gottschalk en relation avec l’évêque Bernold de Strasbourg (vers 823-833), fils d’un comte saxon, passé par les écoles de Fulda et Reichenau, correspondant de Walahfrid et ancien chapelain de Charlemagne et Louis le Pieux : pour lui, Bernold est « sinon le frère, le cousin de l’hérétique »18. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! R. Wenskus, de son côté, a montré que Bernold vient d’une famille mixte, à la fois 850 Ibid., p. 42. 851 Ibid., p. 34-40 ; M. Innes montre comment les monastères ont pris–olt, en charge culte pas des défunts et laLa partie saxonne et franque, comme le montre l’élément qui len’est saxon. perpétuation de leur mémoire, en remplacement des tombes à mobilier et des banquets funéraires. saxonne de la famille est possessionnée dans le Harz, en Ostphalie, mais aussi sur !
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16 M. Gottschald, Deutsche Namenkunde. Unsere Familiennamen (R. Schützeichel éd.), Berlin, 1982, p. 100. 17 Krah, Entstehung, p. 143-147 ; un propinquus de Charles le Chauve, Bern, manque d’emporter l’évêché d’Autun en 842 ; Aurélien de Réomé, en 850, l’appelle Bernard (PL 106, col. 1521). Pour Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1024, n. 129, Bern n’est pas l’hypocoristique de Bernhard/Bernward. 18 Werner « Hludovicus Augustus », dans Charlemagne’s Heir, op. cit., p. 71, note 256 ; Depreux, Prosopographie, p. 140-141. Cf. Dronke, Traditiones, c. 41, 78 et 81.
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des biens fiscaux, à Nordheim19. La récurrence de l’élément Bern- et la familiarité de Walahfrid Strabon sont loin d’être suffisantes pour déterminer un lien de parenté aussi étroit entre Gottschalk et Bernold ; nous y reviendrons donc plus loin, après avoir glané de nouveaux éléments. Notre enquête empruntera alors deux directions. Il s’agira d’abord de nous concentrer sur l’espace saxon, à l’aide des chartes de Corvey, en prenant pour point de départ la charte de Fulda qui nomme le père de Gottschalk. Il s’agira ensuite d’élargir le champ de recherche à l’espace germanique entier pour tenter d’y repérer le groupe du comte saxon, à l’aide, cette fois, de son seul nom. La donation de Helmtag en mémoire de Bern n’est conservée que par une notice du Codex Eberhardi, copie du XIIe siècle du cartulaire de Fulda créé sous l’abbatiat de Raban Maur20. Le cartulaire de Raban, compilé à la fois géographiquement (par Gaue) et sous une chronologie sommaire (par abbatiats), a été copié linéairement par Eberhard21. Le texte de trois des cartulaires d’origine a été préservé : un en original, les deux autres dans l’édition de Pistorius de 160722. Le maniement de ces documents, bouleversés par l’édition de Dronke qui les a organisés chronologiquement au lieu de respecter l’ordre du cartulaire, appelle, pour les séries postérieures à 802, qui n’ont pas été retravaillées par Stengel, des précautions particulières, sans lesquelles les fautes de datation sont aisées23. Comme l’a montré Eckhard Freise, le cartulaire saxon, de dimensions modestes et de confection tardive, n’a pas été compilé par abbatiats mais en deux longues phases (l’une avant, l’autre après la compilation du cartulaire dans les années 820)24. La donation de Helmtag en mémoire de Bern (c. 41, 35) doit être ramenée à la première phase, avant la césure des donations n° 72‑74. On considère qu’elle accompagne l’oblation de Gottschalk à Fulda, conformément aux recommandations de la Règle bénédictine25.
19 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 203 et p. 448 ; Depreux, Prosopographie, p. 140‑141. Cf. Ermold, Poème sur Louis le Pieux et épîtres au roi Pépin, E. Faral éd., Paris, 1932, vers 149 : Saxona hic equidem veniens de gente sagaci… 20 Dronke, Traditiones, p. 97, c. 41, 35 et Ermgassen, op. cit., p. 187 : Ego Helmtag in memoriam Berni comitis trado ad scm. Bon. sicut ipse mihi tradidit X. hubas et VIII mancipia. 21 Sur ces cartulaires, voir Stengel, Abhandlungen, p. 147‑193 et 203‑265. 22 Cf. Stengel, Abhandlungen ; Rerum germanicarum veteres iam primum publicati scriptores VI, J. Pistorius ed., Francfort, 1607. 23 Un exemple : Bosl, Franken, p. 54, cite la donation Dronke, Codex, n. 331 en la datant de 817‑818 ; en effet, Dronke a regroupé les donations 327‑376, qui ne sont pas datées, dans l’intervalle séparant la fin de l’abbatiat de Ratger de celui d’Eigil – c’est-à-dire cinquante donations en six mois, un rythme impossible. L’édition induit ici en erreur. 24 Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1164‑1176. 25 Ibid., p. 1017‑1029 (Règle de saint Benoît, c. 59) et De Jong, In Samuel’s Image, p. 68‑73.
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Le père de Gottschalk, quasi absent de l’étude de Sabine Krüger sur les comtes saxons, a fait l’objet de plusieurs conjectures de R. Wenskus26. La thèse de S. Krüger, qui reconstitue plusieurs groupes saxons, est que l’aristocratie de rang comtal est restée un milieu relativement fermé aux influences franques jusqu’au règne de Louis le Germanique. R. Wenskus, à l’inverse, s’efforce de mettre en évidence des liens entre les aristocraties franque et saxonne. Poussant à l’extrême sa méthodologie, il propose des rapprochements parfois insuffisamment étayés27. La moindre erreur d’identification peut provoquer des cascades de conclusions erronées28. Il convient donc de manier ces résultats avec prudence. La thèse de R. Wenskus est que Bern est apparenté au groupe des descendants de Widukind, les Immeding29. Il identifie pour cela le comte saxon avec le Bern d’une donation du Wormsgau de 826 – rapprochement impossible, car le père de Gottschalk était déjà mort30. Il avance également pour preuve le toponyme de Bernshausen (17km au N-E de Göttingen) qui, aux siècles suivants, fait partie des domaines-clés des Immeding dans le Liesgau31. Mais le cartulaire de Corvey révèle que Bernshausen s’appellait encore, au Moyen Âge central, Bernhardshusun, ce qui empêche d’en tirer la moindre conclusion32. Rien ne vient donc soutenir l’idée que sa famille ait un lien de parenté avec les Immeding. Le légataire de Bern, Helmtag, offre une meilleure piste. Ces légataires (Salmannen) sont mobilisés lorsqu’une donation est prévue mais que le donateur, malade, voire mourant, ne peut risquer le chemin. L’intermédiaire est toujours un proche du donateur, souvent un membre de sa famille33. Helmtag est un nom lié au groupe du comte Ricdag, fondateur de la collégiale de Lamspringe et proche de Louis le Pieux (cf. p. 158-159)34. Comme l’a d’abord montré Sabine Krüger, Ricdag est possessionné en Ostphalie, dans le Gau de Flenithi, le Rittigau et le Rehmegau35. Lamspringe, au cœur de son domaine, est à 7 km de Gandersheim, 26 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 52 : Bern, correctement interprété comme le père de Gottschalk, est par erreur catalogué parmi les comtes du règne de Louis le Pieux. 27 Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1176, note 925 ; Schmid « Die Liudgeriden… », p. 99, note 75. 28 Werner, « Bedeutende Adelsfamilien », p. 96. 29 Cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 7‑22 et 115‑155. 30 Ibid., p. 129. 31 Ibid., p. 12, 118, 130, 144, 327. 32 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 130 et p. 496. 33 R. Hübner, Die donationes post obitum und die Schenkungen mit Vorbehalt des Niessbrauchs im älteren deutschen Recht, Breslau, 1888 (Untersuchungen zur deutschen Staats- und Rechtsgeschichte, 26), p. 43‑46 et 105‑108. 34 Wenner, Die Rechtsbeziehungen, p. 65‑69 ; Honselmann, « Die Annahme des Christentums » ; Goetting, Die Hildesheimer Bischöfe, p. 156‑163 ; Glansdorff, Comites, p. 220‑221. 35 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 27.
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noyau du domaine liudolfingien : Ricdag est aussi possessionné à Billerbeck, à moins d’une heure de marche au Sud de Gandersheim36. Les deux groupes sont voisins, sans doute alliés. Ricdag a un frère, Bunico, qui apparaît aussi à Billerbeck, en 84437. Bunico témoigne plusieurs fois pour Osdag, aussi donateur de Fulda, à l’évidence membre du même groupe38. Or, un Bunico fait l’objet d’une donation mémorielle à Corvey, en 863, de la part de son frère Helmtag ; pour Wenskus, ce Bunico est toujours le frère de Ricdag, ce qui ferait d’Helmtag un membre de la même fratrie39 ; en revanche, l’hypothèse qu’il s’agit toujours du légataire de Bern n’est pas crédible, pour des raisons chronologiques40. Le frère de Ricdag et le légataire de Bern sont ainsi deux Helmtags différents mais, sans nul doute, apparentés41. Pour renforcer la probabilité d’une relation de parenté entre le comte Bern et les Ricdagides, il faut maintenant trouver l’élément bern- dans ce groupement. En cas d’échange matrimonial, il a dû s’y transmettre par variation. Or, en 835, le comte Ricdag est, à son tour, légataire d’un certain Bernric42. Wenskus estime que ce dernier est le père de Gottschalk, dont le nom Bern serait un hypocoristique ; mais comme on l’a dit, ce dernier est mort depuis déjà une vingtaine d’années43. Nous sommes donc en présence d’un individu de la génération suivant celle du père de Gottschalk et dont le nom combine les éléments de ceux de Ricdag et Bern. Parmi les témoins de la donation de 835, on trouve un Bernheri et un Fridubern – seul du nom dans le cartulaire de Corvey. Le nom de Bern lui-même apparaît à plusieurs reprises comme témoin d’une série de donations dans le Nithegau, auprès d’autres ricdagides (Ricdag, Erdag) et dans l’entourage du comte Theodger, dont S. Krüger a supputé qu’il était apparenté à Ricdag44. Ce Bern, simple témoin, est un parent de rang inférieur. On trouve également un Berndag dans la Saxe de Louis le Pieux : il est frère de Wendildag et fils de Haddo, dans une donation à Stahle dans l’Augau, en 82645. Les deux frères réapparaissent en 840, à Offleben, avec une vaste communauté de cohéritiers
36 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 303 ; Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 127a, b et c. 37 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 71‑75. 38 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 305 ; Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 159 et 232 ; Dronke, Traditiones, c. 41, 44. 39 L. Schütte, Die alten Mönchslisten und die Traditionen von Corvey, 2. Paderborn, 1992 (Abhandlungen zur Corveyer Geschichtsschreibung, 6), p. 403, ne fait pas le lien entre le nom Biniki de la donation A§ 211 et Bunico, le frère de Ricdag (p. 400). 40 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 310. 41 Helmtag témoigne, par ailleurs, dans trois donations : Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 48b (à Schefferde), 59 (à Fresenhausen) et 133 (comme témoin du comte Esic, dans le pagus ribuariense). 42 Ibid., A§ 76. 43 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 310. 44 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 52, 55 et 76 ; Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 54‑56. 45 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 311 ; Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 21.
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– dans laquelle on retrouve Bernheri46. Berndag seul fait une donation à Dorslo, en Hesse, en 83147. Un autre Wendildag (†846), fils de Baddo, s’il n’est pas le frère de Berndag (fils de Haddo), n’en est pas moins ricdagide et mérite d’être cité ; on retrouve, parmi ses témoins, un Bern48. On est, cette fois, dans l’entourage du comte Bardo, proche des Ekbertides, des Liudolfingiens et des Billing49. Parmi les individus cités ici, on retrouve en particulier Ricdag, Bernher et Theodger à Kayerde, dans le Flenithigau, véritable lieu de pouvoir où se déroulent pas moins de onze donations entre 835 et 839, mêlant la plupart de grands groupements saxons50. Le comte Bardo est justement le témoin d’une donation d’un Reddag (Ricdag) à Erwitte, sur le Hellweg : il s’agit donc d’un proche des Ricdagides51. Les liens entre le comte Bern et la parenté de Ricdag semblent assurés par la diffusion du nom de Bern dans le stock anthroponymique du puissant groupe saxon, dans les deux générations qui suivent la mort du père de Gottschalk. 2. Le nom « Bern » hors de Saxe
La Saxe n’est pas le seul territoire en jeu. De nombreuses études ont mis en évidence les ramifications qui unissent les groupes aristocratiques des différents espaces à l’est du Rhin (Alémanie, Bavière, Rhin moyen, Saxe). Elles remettent en cause l’image, dans les duchés périphériques de l’espace franc, d’une aristocratie passive, simple spectatrice de la prise de pouvoir des élites franques, originaires d’Austrasie. Cette image est en grande partie héritée des travaux fondateurs de Wolfgang Metz sur l’installation des élites franques en Rhénanie et en Franconie dans la deuxième moitié du VIIIe siècle52. On dépeint dorénavant une mise en réseau généralisée des périphéries franques, antérieure à la conquête carolingienne et, pour Wilhelm Störmer, destinée à contrer directement la montée en puissance des Pippinides53. Comme l’avait déjà noté Tellenbach, la conquête franque accentue ce processus en déplaçant les fidèles, issus de l’aristocratie locale, d’un espace
46 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 104. 47 Ibid., A§ 57a. 48 Ibid., A§ 134. 49 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 57 ; Glansdorff, Comites, p. 85. 50 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 78a-c (835), 80 (835), 81 (836), 82 (836), 83a-b (836), 90 (837), 96a (838), 100 (839). 51 Honselmann, « Die Annahme des Christentums », p. 121, n° 226. 52 Cf. Metz, « Austrasische Adelsherrschaft ». 53 Störmer, Früher Adel et « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen » (voir en particulier p. 247, pour une mise en perspective précise des thèses de W. Metz) ; Wenskus, Sächsischer Stammesadel ; Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte. Störmer, « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen », démontre que dès le VIIe s., les élites bavaroises consolident leurs positions par une politique matrimoniale active dans le duché hédénide de Franconie. Friese montre que les relations entre Lombards, Bavarois et Thuringiens remontent au VIe s. (p. 163‑167) ; Störmer nuance ses résultats (p. 252).
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à un autre avec une grande mobilité – on pense par exemple au comte Gerold, beau-frère de Charlemagne (par son épouse Hildegarde), comte du Nagoldgau Alémanie, préfet depréfet Bavière après 788 et proche de l’abbé Baugulf en Alémanie, de Bavière après 788 deetFulda proche de(780-802) l’abbé: de Fulda Baugulf issu d’une branche des d’une Agilulfingiens, il est largement possessionné dansille est Rhinlargement moyen (780-802) : issu branche des Agilulfi ngiens, possessionné et apparaît (lui ou un parent homonyme), dans les chartes de Lorsch, dans l’entourage dans le Rhin moyen et apparaît (lui ou un parent homonyme), dans les chartes des Lorsch, Grands de Mayence . de dans l’entourage des Grands de Mayence54. 893
Carte n°3 : Les réseaux possibles de Gottschalk hors de Saxe Carte n°3 : les réseaux de Gottschalk hors de Saxe
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Le nom de Bern, sans être courant, apparaît plusieurs fois dans l’espace germanique Werner e1965, p. 112 ; Friese 1979, p. 93 (cf. Stengel 1958, n. 248) ; Borgolte 1983 ; Störmer 1985, au VIII siècle. Si on lesCf.occurrences suret une p. 239 ; Dienemann-Dietrich 1955,situe p. 183-92. Lorscher Codex 229, 602 1970. carte (cf. carte n° 3), on s’aperçoit qu’elles ne sont pas réparties de façon homogène sur le territoire. Des concentrations ! (#(! localisées, dont il faut comprendre la logique, apparaissent. Un certain Bern témoigne 893
54 Werner, « Bedeutende Adelsfamilien », p. 112 ; Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 93 ; Borgolte, « Grafengewalt im Elsass » ; Störmer, « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen », p. 239 ; Dienemann-Dietrich, « Der fränkische Adel in Alemannien », p. 183-192. Cf. Lorscher Codex 229, 602 et 1970.
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dans une donation de Prüm le 6 septembre 771, à Hersdorf et Oos (dans l’Eifel, à une trentaine de kilomètres de l’actuelle frontière luxembourgeoise)55. Fort loin de là, à Preuschdorf et Merkweiler, en Alsace, une certaine Ratswinde fait, le 19 mars 742, une donation de 27 jugères à Wissembourg pour le salut de son fils, Berno56. Ce sont les seules occurrences de ces deux cartulaires aux dates qui nous intéressent. En Bavière, si aucun Bern n’apparaît dans les chartes de Salzburg, plusieurs sont inscrits dans son livre de confraternité dès le VIIIe siècle. L’origine de l’un est inconnue ; l’autre est prêtre du monastère de Moosburg, près de Freising, sous son premier abbé, Reginbert (présent à Dingolfing en 77257) ; un troisième est prêtre à Salzburg sous l’abbatiat de Fergil (†784)58. Au chapitre de Freising, plusieurs Bern apparaissent : l’un comme prêtre, en 767 ; l’autre comme copiste, en 764‑767, puis comme diacre et enfin, en 772, comme prêtre – il est là en compagnie d’Arn, futur archevêque de Salzbourg, qui n’est ordonné prêtre qu’en 776 ; un troisième Bern, laïc, apparaît en 765‑76959. Au IXe siècle, un laïc Bern apparaît encore dans le Livre de confraternité de Reichenau, auprès de l’évêque Erchambert (835‑854)60. Mais le nom de Bern, en cette fin de VIIIe siècle, apparaît surtout dans le Rhin moyen. Entre 764 et 796, un groupe au sein duquel on trouve au moins deux personnages du nom de Bern est possessionné à Dalsheim (Wormsgau) et sur la Bergstrasse (Alsbach, Heppenheim et Handschuhsheim) : il s’agit d’une très ancienne voie de communication qui court sur 50 km, le long de la rive orientale de la vallée du Rhin, de la confluence avec le Neckar (à Heidelberg) jusqu’à Darmstadt61. Un autre groupe de Bern apparaît en 780‑800 à une quarantaine de kilomètres de là, dans le Neckargau, autour de Mosbach : l’un est marié à une Balthild, l’autre à une Thiotbirc62. Un der55 Beyer, Urkundenbuch, p. 27‑28. 56 Traditiones Wizenburgenses. Die Urkunden des Klosters Weissenburg, 661‑864, A. Doll et K. Glöckner éd, Darmstadt, 1979, n° 7, p. 179. On retrouve un Bern comme moine de Wissembourg dans une entrée du IXe siècle du Livre de confraternité de Reichenau, ms. Zürich, Zentralbibliothek, Rheinau hist. 27 : MGH Antiquitates, necr. suppl., II (Reichenau), col. 184, n° 33 (f. 47r). 57 MGH Conc. 1, p. 97. On trouve un autre Bern, dans une autre liste carolingienne, à Sénone-en-Vosge (col. 253, n° 23, f. 45v). 58 Necrologia Germaniae tomus II. Dioecesis Salisburgensis, Sigismund Herzberg-Fränkel, Berlin, 1904 (MGH Necrologia Germaniae t. II), p. 21, col. 50, 3 ; p. 42, col. 103, 23 ; p. 19, col. 44, 27. 59 Bitterauf, Traditionen, n° 13B (p. 40‑41), 21 (p. 49), 23 (p. 51‑52), 31 (p. 59‑60), 33 (p. 61), 34 (p. 62), 39 (p. 67), 43 (p. 71), 47 (p. 75‑76), 49 (p. 78), 55 (p. 83). 60 Libri confraternitatum sancti Galli, augiensis et fabariensis, P. Piper ed., Berlin, 1884, II (Reichenau), col. 545, n° 8 (f. 78v). Un autre Bern apparaît, à Chiemsee, dans une liste de la fin du IXe s. (col. 126, n° 3 ; f. 29v). 61 Lorscher Codex, n° 221 (t. 2, p. 38 : 27 juin 779) ; 238 (t. 2, p. 71 ; le 25 juin 766) ; 885 (t. 3, p. 34 : le 9 juin 796) ; 1137 (t. 3, p. 127‑128 : le 10 juin 766) ; 1121 (t. 3, p. 122‑123 : le 10 juillet 766) ; 1131 (t. 3, p. 126 : le 21 mai 766) ; 1459 (t. 3, p. 231 : le 27 novembre 764‑765). 62 Ibid., n° 2458 (t. 4, p. 142 : 798‑799) ; 2797 (t. 4, p. 233 : le 24 mai, vers 780) ; 3496 (t. 5, p. 198‑199 : le 30 mars 805).
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nier Bern apparaît en 826, avec son frère Eric, à Dienheim (Wormsgau) et dans les environs63. Dienheim est un fisc royal offert à Fulda en 782 : c’est un important lieu de pouvoir, où, avant 850, 43 donations sont faites à Fulda et 90 à Lorsch, et encore d’autres à Hersfeld, Prüm, Wissembourg64… En Alémanie, le nom Bern n’apparaît jamais dans les donations de Saint-Gall. Nous avons ainsi, pour notre période, une concentration importante à deux endroits surtout : le Rhin moyen et Freising. 3. Le nom « Bern » en Franconie
En Franconie, le nom de Bern n’apparaît qu’à deux reprises (cf. carte n° 3)65 : à Usingen, près de Francfort (Wetterau), et à Langendorf, près d’Hammelburg (Saalegau)66. R. Wenskus estime que le Bern d’Usingen est, tout comme le Bern du Wormsgau (donateur de Lorsch en 826), le père de Gottschalk67. Nous avons déjà vu qu’il était impossible que le donateur de 826 soit le comte Bern. Que penser, en revanche, du Bern d’Usingen ? La Franconie est plus proche de la Saxe qu’aucune des autres régions étudiées… Dans cette donation, Bern a pour épouse une certaine Liba. Le nom n’est pas étranger au Wetteraugau (Francfort). Entre 760 et 790, on trouve dans le Rhin moyen trois Liba, mais toutes sont l’épouse d’un autre : Racher (790), Maginher (768) et Cholens (780)68. Une quatrième Liba, peut-être l’une des trois précédentes, fait une donation à Eschborn, à 20 km au Sud d’Usingen, avec sa sœur Irmengart, le 12 juin 796 ; en outre, une Irmengart fait plusieurs donations dans les environs de Francfort69. L’épouse de Bern est-elle la sœur d’Irmengart ?
63 Ibid., n° 1672 (t. 3, p. 282). 64 Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 149 ; M. Gockel, Karolingische Königshöfe am Mittelrhein, Göttingen, 1970, p. 190 sqq. ; Weidinger, Wirtschaftsstruktur, p. 120‑140 ; W. Rösener, « Die Grundherrschaft des Klosters Fulda in karolingischer und ottonischer Zeit », Kloster Fulda in der Welt der Karolinger und Ottonen, Gangolf Schrimpf ed., Francfort/Main, 1996 (Fuldaer Studien, 7), p. 209‑224 (215). 65 Sur la Franconie et la Thuringe pré-carolingiennes, voir Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 17‑50 ; Störmer, « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen », p. 247‑252. 66 Codex Eberhardi II, folio 110 ; Dronke, Traditiones, 42, 84 et Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, p. 448, n° 371 : Bern et uxor eius Liba tradiderunt bona sua in eadem villa [sc. Usingen, près de Francfort : Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, p. 613]. Le diplôme est dans une série de donations du Wetteraukreis, au nord de Francfort (Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, donations n° 331‑397 ; analyse d’ensemble p. 435). La plupart des donations datent de Baugulf (780‑802). 67 Cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 129, note 1110 : les autres noms qui apparaissent à Usingen sont Herewart (Dronke, Traditiones, 52 et 162) et Fulcrat (ibid., 42 et 142). Fulcrat est pour Wenskus un nom Immeding (p. 119). Malheureusement cette donation du chapitre 42 figurait dans les cartulaires de Fulda qui sont perdus : cf. Stengel 1921, p. 15. Wenskus (p. 129) identifie ce Bern au frère d’Eric qui fait des donations à Lorsch en 826. 68 Lorscher Codex, n° 1526 (t. 3, p. 247 : le 2 avril 768, à Saulheim en Wormsgau) ; 1993 (t. 3, p. 361 : le 11 septembre 780, à Mayence) ; 2004 (t. 4, p. 16 : le 12 juin 790 : à Hüffelsheim, dans le Nahegau). 69 Ibid., n° 3381 (t. 4, p. 167 : le 12 juin 796) ; 3329 (t. 5, p. 153 : le 12 juin 799) ; 3432 (t. 5, p. 181 : le 20 juin 793).
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À bien regarder la donation de Bern dans le Saalegau, il ne semble pas (bien que leur parenté soit possible). Cette donation va maintenant retenir notre attention. Sous l’abbatiat de Ratger (802‑817), un certain Bern offre à Fulda tout ce qu’il possède, sans en conserver l’usufruit, à deux endroits : la villa de Schondra (Scuntra) et le territoire (marcu) de Langendorf (Wintgraben)70. Le texte de la donation est préservé en intégralité grâce à Pistorius71. Quels sont les espaces concernés ? La « villa de Schondra » doit border la rivière Schondra, affluent de la Saale franconienne ; Langendorf se situe à moins d’une heure de marche de Hammelburg (cf. carte n° 4). Ces domaines sont exactement mitoyens de l’immense fisc d’Hammelburg (plus de 5000 hectares), l’un des lieux de pouvoir les plus importants de Franconie ; offert à Willibrord par le duc Héden II en 716 pour une fondation qui ne vit jamais le jour (une partie, au Sud de la Saale, est ensuite passée dans le domaine d’Echternach), récupéré par les Carolingiens à la disparition du duché et offert à Fulda en 777, Hammelburg polarise toute l’aristocratie franconienne72. Comme l’a montré O. Bruand, le territoire offert par Charlemagne est une seigneurie insérant Fulda dans les réseaux aristocratiques franconiens et créant autour du cloître un entrelac de droits, de dépendances et de solidarités. Dans les décennies qui suivent la donation royale, un vaste mouvement mimétique de mise en circulation de biens augmente encore le fisc : la donation de Bern en fait partie. La description minutieuse du fisc, le 8 octobre 777, sous l’autorité des comtes Nithard et Heimo, des vassaux royaux Finnold et Gunthram et le témoignage de 21 magnats locaux, permet de connaître avec une relative exactitude ses frontières et d’y situer Langendorf et la Schondra73. Langendorf est une villa importante, fortement mise
70 Dronke, Traditiones, c. 5, 61 ; id., Codex, n° 331, p. 161. 71 In Christi nomine, ego Bern, dono atque trado in elimosinam meam ad monasterium sancti Salvatoris quod dicitur Fulda ubi Sanctus Bonifacius corpore requiscit et vir venerabilis Ratgerius abbas turbae monachorum pius pastor videtur in villa Scuntra et in marcu Wintgrabono quidquid proprietatis habeo et in ea vero ratione ut a die praesente vos successoresque vestri liberam ac firmissimam in omnibus habeatis potestatem, †signum Bernes, qui hanc traditionis chartam fieri rogavit, †Svuitbot, †Hruodperaht, †Amalbraht, †Gerberaht, †Eggiolt, †Rohing, †Liutheri, †Wenilo, †Walahfrid, †Reginfrid, †Sandrat, †Theotperat, †Egilolf. 72 K. Lübeck, « Die Fuldaer Mark Hammelburg », dans Fuldaer Studien, II/12, 1949, p. 42 sqq. ; Metz, « Austrasische Adelsherrschaft », p. 282 ; Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 26‑27 ; M. Werner, Adelsfamilien im Umkreis der frühen Karolinger. Die Verwandtschaft Irminas von Oeren und Adelas von Pfalzel, Sigmaringen, 1982 (Vorträge und Forschungen, 28), p. 148‑164 ; Störmer, « Bayerischostfränkische Beziehungen », p. 228 ; Weidinger, Wirtschaftsstruktur ; Rösener, « Die Grundherrschaft des Klosters Fulda », op. cit. ; R. Schieffer, « Fulda, Abtei der Könige und Kaiser », dans Kloster Fulda in der Welt der Karolinger und Ottonen, Gangolf Schrimpf dir., Francfort, 1996, p. 39‑58 ; Bruand, « La villa carolingienne ». Cf. Wampach, Urkunden- und Quellenbuch, I, 2, n° 26 (donation d’Heden II) ; MGH D. Kar. 1, n° 117 et Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 77 (donation d’Hammelburg). 73 Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 83. Pour une carte du fisc d’Hammelburg, voir Bruand, « La villa carolingienne », p. 370.
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en valeur, où Fulda possède, vers 830, une centaine d’hectares74. La Schondra, en revanche, est la frontière du domaine et correspond à une zone de défrichement de la vaste forêt de Bochonia. Bern était donc le voisin direct du fisc d’Hammelburg, ce qui devrait suffire à en faire l’un des magnats franconiens, dont la noblesse remonte au duché hédénide. Mais Bern n’apparaît qu’une fois dans ce cartulaire ; il ne fait pas d’autres donations, ne témoigne pas. La terre donnée à Fulda est donc une terre acquise : le cœur des domaines de ce grand absent est ailleurs. Carte n°4 : le fisc d’Hammelburg
B. Une famille franco-saxonne 1. Liba, épouse de Bern
Deux questions se posent. S’il n’est pas originaire du Saalegau, d’où vient le Bern de Franconie ? Ensuite, comment a-t-il acquis une terre chargée de prestige ? 74 Dronke, Traditiones, n° 44 (29) ; Weidinger, Wirtschaftsstruktur, p. 288 et 301. Sur l’inventaire TAF n° 44, ibid., p. 8‑16.
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Commençons par constater que l’on retrouve dans le Saalegau, sous l’abbatiat de Ratger, une Liba : elle fait deux donations à Fulda, en décembre 812 et le 1er avril 81575. Dans la première de ces deux donations, Liba offre à Fulda un champ et un pré à Langendorf. La coïncidence est improbable : il doit s’agir de l’épouse du Bern d’Usingen. La liste de ses témoins retient l’attention : en détail, il s’agit de la même liste que celle de la donation d’une certaine Hruadun, en 80776. Le nom de cette dernière apparaît plusieurs fois ; en 791, une Hruadun fait une donation à Schweinfurt avec son époux Hiltrih (Childéric) ; en 823‑827, une nouvelle Hruadun est l’épouse d’un certain Fruochanger, dans le Grabfeld77. La première donation citée de Hruadun fait partie d’une série ayant eu lieu le 23 novembre 807 à Schweben, sur la Fliede (dans le Grabfeld, à 15km au Sud de Fulda)78. Ces donations mettent en jeu, de toute évidence, un groupe de parents : Ratperaht, Sindperaht, Reginperaht, Rihperaht, et leurs épouses respectives Willicoma, Wasahilt, Perahthilt et la mère de Rihperaht et Reginperaht, Abarhilt. Chez les membres masculins, l’élément –peraht est répété : chez les membres féminins, l’élément final –hilt. Cette série de donations communes au même endroit fait penser à une communauté de cohéritiers, installée sur un lieu défriché par leurs ancêtres (Schweben se nomme alors Suabareod, où l’on retrouve le suffixe des défrichements, Rodung)79. Hruadun s’inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans cette communauté ; Reginperaht est même son légateur testamentaire en 81580. Liba, que le cartulaire appelle également Libun (même élément final), et pour qui témoignent à nouveau tous ces individus, doit être leur parente. Liba s’inscrit ainsi dans un vaste groupement du Saalegau, caractérisé par l’élément peraht81. Or, ce groupement est aussi très présent à Langendorf et sur la Schondra. Là, parmi les témoins de Bern, citons Hruodperaht, Amalperaht, Gerberaht. Au même endroit, en 811, Gerberaht, Amalperaht et Irminperaht témoignent pour Reginperaht et son frère Mettiho (sans doute tous deux fils d’Abarhilt82). Hruodperaht, pour sa part, disparaît vers 81283 : il apparaît à de 75 Dronke, Codex, p. 139, n° 278 ; Dronke, Traditiones, c. 5, 77 et Dronke, Codex, p. 151, n° 309. 76 Dronke, Codex, p. 125, n° 241. 77 Ibid., n° 100, 418 et 503. 78 Ibid., n° 236‑241. 79 Bosl, Franken, p. 54‑55. 80 Dronke, Codex, n° 349. 81 Bosl, Franken, p. 54‑55. 82 Dronke, Codex, n° 262. 83 Une donation pour le salut de son âme est faite le 3 novembre 812 par son épouse Hruadmunt sur la Schondra (Dronke, Codex, p. 137, n° 273). Or, Hruodperaht avait fait une donation pro anima en 811 (Dronke, Codex, p. 132, n° 259). C’est dans cette donation qu’on retrouve une partie du groupe de puissants témoins itinérants décrits par Eckhard Freise (« Studien zum Einzugsbereich », p. 1199‑1200). La localisation et la liste de témoins des deux chartes laissent penser qu’il s’agit de la même personne.
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nombreuses reprises à Langendorf et sur la Schondra84. Nous sommes en présence d’une riche communauté d’héritiers, dont les propriétés sont dispersées aussi bien à Langendorf et sur la Schondra qu’à Schweben. Nous retrouvons l’origine de ces biens une génération plus tôt. Le 4 juin 796, Suolista offre, pour le salut de son défunt frère Perahtleib, par l’intermédiaire de son oncle Engilperaht, toutes ses possessions à deux endroits : Langendorf et la Schondra – et là, plus précisément, une villa appelée Perahtleibeshuson85. Il s’agit là d’un défrichement de la forêt de Bochonia (comme le montre le toponyme inspiré du propriétaire), en périphérie directe du fisc d’Hammelburg86. Premièrement, on retrouve dans le nom (rarissime) du défunt l’élement –Leib de Liba. Deuxièmement, la liste des témoins nous plonge dans la famille caractérisée par le suffixe –peraht que l’on vient de décrire ; et un grand nombre des témoins de 796 se retrouvent dans la donation de Bern sous Ratger : Swidbot, Hruadperaht, Gerbraht, Eggiolt, Amalperaht, Liutheri, Sandarat. On peut tenir pour un résultat acquis, à ce stade, que le Bern d’Usingen a acquis ses biens de Langendorf et de la Schondra par l’intermédiaire de son épouse Liba/Libun, apparentée au groupement franconien de Perahtleib, caractérisée par l’élément –peraht. Cela ne prouve pas qu’il s’agit là du comte Bern, père de Gottschalk. Au contraire, la naissance saxonne de ce dernier semblerait plaider contre notre hypothèse ; mais il n’en est rien, car le fait que Gottschalk soit issu d’un couple mixte est assuré. 2. L’oblation de Gottschalk : un conflit familial
Revenons au procès de 829. Le jeune oblat appuie sa protestation sur le fait que la tonsure lui a été imposée et qu’aucun témoin saxon n’a assisté à son oblation87. Il bénéficie, pour appuyer sa requête, du soutien d’aristocrates saxons qui lui sont apparentés (cf. p. 46). On sait dorénavant lesquels : le groupe de Ricdag. C’est là une énigme. D’abord, on imagine mal les proches du défunt comte protester contre une oblation qu’il aurait décidée. L’oblation irrigue à ce point le monachisme carolingien et, à travers lui, toutes les relations entre le pouvoir et le 84 Dronke, Codex, n° 115, 136, 259, 273 et 331 ; voir aussi Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 238 et 269. 85 Ibid., n° 115 et Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 238. 86 Bosl, Franken, p. 54 ; H. W. Goetz, « La circulation des biens à l’intérieur de la famille, rapport introductif », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, VIIIe-Xe siècle, Actes de la table ronde de Rome, 6, 7 et 8 mai 1999, Rome, 1999 (MEFRMA 111/2), p. 861‑879, (875, note 61) ; Bruand, « La villa carolingienne », p. 356 et 363. 87 Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1017‑1029 (1024) ; De Jong, In Samuel’s Image, p. 79.
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sacré, que la plainte des aristocrates saxons ne serait pas concevable s’il n’y avait en jeu que les ambitions contrariées du jeune adulte88. Ensuite et surtout, aucun Saxon n’était présent. Il est inimaginable que Gottschalk ait été envoyé à Fulda comme un paquet pour y être offert aux reliques de Boniface, sans aucun parent89 ; l’oblation, on le savait alors fort bien (Règle bénédictine, c. 59), exige la rédaction d’une charte de petitio devant témoins, qui, écrit Smaragde dans son commentaire de la Règle, doit engager le jeune oblat à garder la clôture, quels que soient ses propres désirs ; une charte qui, dans le cas de Gottschalk, fut exhumée comme pièce à charge en 82990. Pourquoi n’y avait-il aucun Saxon ? À bien y regarder, Bern a pris en charge sa propre memoria autrement que par l’oblation de son fils : par la donation dont Helmtag est le légataire, et qui sera décrite plus loin. Si Gottschalk avait été offert à cette occasion, il aurait eu des témoins saxons, ne serait-ce qu’Helmtag. Ce n’est pas le cas. Gottschalk a donc été offert non par son père, mais par sa mère. Raban consacre en effet un long passage du De oblatione puerorum à Anne, mère du prophète Samuel : « Quoiqu’avec le consentement de son mari, c’est bien elle qui l’a offert avec confiance au Seigneur et a exposé au grand-prêtre Hélie les motifs de son dessein »91. Comme l’a montré Mayke De Jong, si Raban s’acharne ainsi à défendre la capacité d’une mère à offrir son enfant, indépendamment de l’avis du père de surcroît (« quoique », licet !), c’est que Gottschalk a été offert par sa mère et que cette décision féminine a été contestée92. Le fait que cette dernière ne soit pas saxonne dénoue l’énigme. L’oblation de Gottschalk, telle, en tout cas, qu’elle a été menée, était sa décision. La nature exacte du conflit nous échappe, faute de sources. On pouvait avoir prévu pour Gottschalk une carrière de clerc séculier, qui correspond à ses ambitions manifestes, quelques décennies plus tard. On n’en saura pas plus, mais la réalité du conflit familial est indéniable. L’oblation a été menée sans l’accord de la parenté saxonne de Bern, d’où l’absence de témoins saxons puis, en conséquence, leur soutien envers la plainte de Gottschalk en 829. Dès lors, l’hypothèse que le comte Bern ait épousé une aristocrate franque, Liba, et ait pris pied grâce à elle dans les lieux de pouvoir de Franconie, devient plus crédible… 88 De Jong, In Samuel’s Image, p. 192‑227. 89 Ibid., p. 120. Dans les rares cas décrits, il est vrai, après la réforme de Benoît d’Aniane, l’enfant est offert sur l’autel, à Corvey, en présence de son père et de sa parenté. 90 Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1027 ; De Jong, In Samuel’s Image, p. 27 ; Smaragde, PL 102, col. 904. 91 PL 107, col. 428 : licet cum viri sui consensu, tamen ipsa eum Domino fiducialiter obtulit, atque Heli sacerdoti ibidem totum ordinem sui voti diligenter exposuit. 92 De Jong, In Samuel’s Image, p. 82.
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Reste l’épineux problème de l’héritage réclamé par Gottschalk à Mayence, longtemps assimilé à la légation de Helmtag en mémoire de Bern. Celui-ci aurait-il offert son enfant dans le cadre d’une donation mémorielle (in memoriam Berni comitis) ? Eckhardt Freise et Mayke De Jong, comme nous l’avons vu (p. 44), ont tenté de démêler cet écheveau. D’après M. De Jong, l’oblation de Gottschalk est bien le corrolaire de la donation par l’intermédiaire de Helmtag mais, Bern étant mort, c’est son épouse qui s’est chargée d’offrir Gottschalk à Fulda. On est alors gêné par la discordance entre, d’un côté, la donation mémorielle par l’intermédiaire d’un Salmann et, de l’autre, l’oblation par la mère. Pourquoi n’est-ce pas l’épouse de Bern qui donne aussi à Fulda les biens du défunt comte ? Et pourquoi aucun Saxon, pas même Helmtag, n’est-il présent à l’oblation ? Les deux actes auraient dû être concomitants. Si c’est sa mère (peut-être, pour nous, Liba) qui a offert Gottschalk, il faut essayer de chercher l’héritage de Gottschalk parmi les donations de celle-ci. Plutôt que la donation de 815, limitée à des biens mobiliers, la donation de 812 serait concernée, mais elle est moins imposante que celle de Bern. Cette dernière embrassait dix tenures, avec leurs familles, auxquels s’ajoutaient huit esclaves ; compte tenu de la taille moyenne du manse à l’époque carolingienne, on peut estimer la donation à une centaine d’hectares et à une soixantaine d’individus93. C’est, en somme, un petit hameau de dépendants, en faire-valoir indirect. La donation est consistante, mais dans la moyenne. R. Le Jan a montré que celle-ci, dans la Fulda carolingienne, est de 16,4 esclaves par donation, contre 6,65 à Lorsch – le calcul n’incluant pas le nombre de dépendants chasés sur les tenures94. On serait donc enclin à voir en Bern, dont le nom n’apparaît dans les sources, à l’exception de la donation, qu’à cause de son fils, un membre, assez heureux pour être devenu comte, de cette « partie immergée de l’iceberg aristocratique » que constitue l’aristocratie moyenne, dont la nébuleuse gravite autour des figures de proue de la Reichsaristokratie. En comparaison de cette donation, celle de Liba de 812 n’embrasse qu’un terrain (arialis) et un pré (pratum). Le mot arealis peut désigner une terre soit cultivée, soit inculte. La charte n’en donne pas les dimensions, mais il est probable qu’elle se limite à une ou deux tenures : la donation de Rihperaht et Reginperaht à Schweben, en 807, englobe unam hobam et ad eam pertinentem arialem95. Il 93 Sur les termes techniques de huba et mansus, et la vaste bibliographie qui leur est consacrée, voir Weidinger, Wirtschaftsstruktur, p. 23‑87. La huba (Hufe, en allemand), c’est-à-dire la tenure ou la colonge, est mise en valeur par une famille de paysans-subordonnés (servi, homines). 94 Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 295. 95 Dronke, Codex, n° 240.
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s’agit donc d’une unité de production. Cela conviendrait pour une oblation. En 861, le ricdagide Reddag offre à Corvey un manse (à Erwitte, sur le Hellweg) pour l’oblation de son fils homonyme, que l’on retrouve dans les listes contemporaines de l’abbatiat d’Adalger (856‑877)96. Mais dans un cas comme dans l’autre, la médiocrité de la donation interdit de penser qu’il s’agit de son héritage : Hildemar et Smaragde recommandent bien de donner tout l’héritage du jeune oblat97. Reddag est, en effet, loin de cette pauvreté : à l’oblation de son fils, on trouve, comme témoins, deux comtes98. Gottschalk se serait-il battu, à Mayence, pour recouvrer une ou deux tenures ? La question est, hélas, insoluble, et en revenir à la donation d’Helmtag pour Bern ne règle rien. Celle-ci, en effet, pose des problèmes comparables : quoique plus vaste, elle est bien inférieure à ce que devrait être l’héritage entier d’un fils de comte, de l’aveu d’E. Freise99. Il faut compter sur le fait que les donations pour oblation devaient être consignées avec la charte de petitio, ailleurs que dans le cartulaire, faute de quoi la grande majorité des chartes de Fulda subsistantes devraient être considérées comme liées aux centaines d’oblats carolingiens de l’abbaye. La femme qui offre son fils à Fulda a pour le cloître de saint Boniface une grande dévotion. On peut peut-être expliquer par là son nom : d’où vient cet élément Leib ? Il se peut que la famille de Liba ait eu une dévotion particulière pour la sainte anglo-saxonne Leoba, accompagnatrice de Boniface, enterrée à Fulda, dont Rodolphe a rédigé la biographie100. C’est ainsi que sa dernière donation va à Fulda. Le 1er avril 815, une Liba vieillissante offre à Fulda un petit pactole mobilier : 5 moutons, 20 porcs, 38 bœufs, deux chevaux et ses vêtements précieux101 ; ces derniers mis à part, on peut estimer, par comparaison, la valeur du bétail à environ 370 sous – l’équivalent de quasiment cent tonnes de blé102. Le scribe ajoute la formule in elaboratu meo, qui semble signifier que la donation se limite à 96 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 301, note 2703 ; voir Honselmann, « Die Annahme des Christentums », p. 28, n° 104 et p. 121, n° 226. 97 De Jong, In Samuel’s Image, p. 29. 98 Les comtes Bardo et Hermann ; cf. H. D. Tönsmeyer, « Graf Ricdag und die älteren Liudolfinger an Hellweg und Lippe », dans Lippstädter Heimatblätter, 66/1986, p. 127‑144. 99 Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1024. 100 MGH SS 15/1, p. 121‑131. 101 Dronke, Codex, n° 309, p. 151 : In Dei nomine ego Liba, trado in elimosinam meam ad Sanctum Bonifacium quicquid proprietatis in elaboratu meo visa sum habere, praeter duos boves, totum et integrum. Id sunt oves quinque, porci xx, boves et vaccae xxxviii, duo caballi omniaque vestimenta mea ea ratione ut quamdiu vivam illa per beneficium habeam postque obitum meum absque ulla contradictione redeant ad sanctum Bonifacium. Facta traditionis charta in monasterio Fulda calendis aprilis, anno iio regnante domino Hludouuico glorioso rege francorum, et isti sunt testes huius traditionis : Eggiot, Reginfrid, Adalhelm, Geilo, Meginperaht, Folco, Ascrich, Betto, Nuoring, Nidhart, Bernhart. Ego inguis rogatus scripsi. 102 J. Durliat, « Le polyptyque d’Irminon et l’impôt pour l’armée », dans Bibliothèque de l’école des chartes, 141, 1983, p. 183‑208 (186‑187).
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des acquêts, donc à une infime partie du patrimoine réel de cette dame103. Mais la nature des biens mis en circulation pourrait aussi faire penser à la Morgengabe (ou dotation indirecte) ou bien, comme le pense Franz Staab, à la dotation paternelle de Liba (dotation directe)104. Des donations comparables ont été conservées dans le cartulaire de Fulda105. En tant que veuve, Liba disposait d’une certaine marge de manœuvre lui permettant, sans entamer à l’excès le patrimoine de son mari, de donner des terres ou, plus facilement, les biens mobiliers destinés à son propre entretien106. Liba prend soin d’exclure de la donation le noyau de l’héritage de ses enfants : la terre. Elle offre des moyens de production (le bétail), des marqueurs de statut (les chevaux) et des vêtements précieux, essentiels au prestige du ménage chargés de sens : ils ont touché son corps107. Liba voulait signifier ainsi l’intimité de sa relation avec Boniface et Leoba. La donation de 812, citée p. 115, ne mentionne pas non plus Bern, mais seulement la famille de Liba – peut-être les témoins francs conspués en 829. Sans doute, en 812, le comte était-il déjà mort. La donation de 815, pour sa part, a pour témoins certains des témoins de Bern à Langendorf : Eggiolt (qui témoigne déjà pour la donation en mémoire de Perahtleib en 796 et, s’il s’agit du même individu, pour la description du fisc d’Hammelburg en 777) et Reginfrid. 3. Les liens entre Saxe et Franconie
La présence du comte Bern aux côtés de Liba en Franconie ne relèverait pas du hasard. Les liens entre Saxe, Thuringe et Franconie sont, à la charnière du IXe siècle, 103 Cette conclusion n’est pas assurée ; dans les chartes de Fulda, la formule semble spécifier qu’il s’agit d’acquêts ; mais la lettre saxonne anonyme à Louis le Pieux relate que tous les biens des saxons Richard et Richolf leur ont été dérobés in domibus propriae elaborationis ; il n’y a pas ici de discrimination entre ce qui ressort de l’héritage et les acquêts. 104 Staab, « La dos », p. 279. 105 Dronke, Codex, n° 539 et 508. 106 J. Nelson, « The wary widow », dans Property and Power in the Early Middle Ages, Wendy Davies and Paul Fouracre (ed.), Cambridge, 1995, p. 82‑113 ; B. Pohl-Resl, « Vorsorge, Memoria und soziales Ereignis : Frauen als Schenkerinnen in den bayerischen und alemannischen Urkunden des 8. und 9. Jahrhunderts », dans Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, 103, 1995, p. 265‑287 (sur la Morgengabe, historiographie p. 273) ; Le Jan, Famille et pouvoir (en particulier p. 263‑285 et 349) ; D. Hellmuth, Frau und Besitz. Zum Handlungsspielraum von Frauen in Alamannien (700‑940), Sigmaringen, 1998 (Vorträge und Forschungen, 42). (conclusion p. 234‑237) ; Le Jan, « Introduction », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, VIIIe-Xe siècle, Actes de la table ronde de Rome, 6, 7 et 8 mai 1999, Rome, 1999 (MEFRMA 111/2), p. 489‑497 ; Goetz, « La circulation des biens à l’intérieur de la famille », op. cit. ; Le Jan, Femmes, pouvoir et société (« Introduction » et « Aux origines du douaire médiéval ») ; L. Feller, « Morgengabe, dot, tertia : rapport introductif », Dots et douaires dans le haut Moyen Âge, F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan dir., Rome, 2002 (Collection de l’EFR 295), p. 1‑25 ; Staab, « La dos ». 107 Je remercie Laurent Feller pour nos discussions au sujet de cette donation.
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bien attestés108 ; la thèse de Sabine Krüger, selon laquelle les comtes saxons sont exclusivement autochtones jusqu’au règne de Louis le Germanique, a été battue en brèche par les travaux de R. Wenskus109. Dans la décennie 786‑795, le comte du Saalegau est un certain Unwan ; c’est également le nom du mari de Gisèle, fille du duc d’Ostphalie Hessi110. Ce dernier fait partie des premiers ralliés à Charlemagne, en 775, à l’occasion de la campagne militaire qui vit la destruction du duché ostphalien ; il entre à Fulda ad succurendum pour y mourir moine en 804111. Le nom d’Unwan nous intéresse pour l’élément un-, qu’on retrouve dans Hruadun et Libun/Liba. L’époux de Gisèle est le fondateur de deux cloîtres : Thale, dans le Harz, et Karsbach, dans le Saalegau – à 10km au Sud-Ouest de Hammelburg, dont les premières abbesses sont les deux filles d’Unwan, Bilihilde (à Thale) et Hruothilde (à Karsbach)112. L’identité des deux Unwan, saxonne ou franconienne, est sujette à controverse. Pour Sabine Krüger, l’époux de Gisèle n’est pas le comte du Saalegau mais un Unwan saxon, fils du Richard et petit-fils de l’Unwan cités dans l’index des otages de Mayence de 802‑805113 ; ce Richard saxon serait le frère de Richolf, cité dans une lettre de requête à Louis le Pieux114. Mais R. Wenskus a montré que l’otage de Mayence était trop jeune pour être aussi le noble Richard, envoyé en ambassade sur l’Elbe115. Il est donc possible que le comte du Saalegau et l’époux de Gisèle, s’ils ne sont pas une même personne, soient apparentés. La fondation de deux cloîtres par Unwan et Gisèle, dans le Harz et le Saalegau, le montre : leur famille se trouve d’un côté et de l’autre de la forêt de Bochonia, en Saxe et en Franconie. Ces relations entre Franconie et Saxe ne sont pas une exception : en 809, l’église d’Herzfeld est fondée en Westphalie par le Saxon Ekbert et son épouse Ida, descendante probable de Charles Martel et Chrothais116. De l’aveu d’E. Freise, ces 108 Wenner, Die Rechtsbeziehungen, p. 55 (sur les diocèses francs missionnaires en Saxe) ; Bosl, Franken, p. 9‑11, p. 55 ; Metz, « Mainzer, Fuldaer und Würzburger Einflüsse », p. 17‑18 ; E. Schwarz, Germanische Stammeskunde zwischen den Wissenschaften, Constance, 1967 (Vorträge und Forschungen, Sonderband, 5), p. 81 ; Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 94‑95 ; C. Ehlers, « Sachsen als sächsische Bischöfe. Die Kirchenpolitik der karolingischen und ottonischen Könige in einem neuen Licht », dans Streit am Hof im frühen Mittelalter, M. Becher et A. Plassman ed., Bonn, 2011 (Super alta perennis. Studien zur Wirkung der Klassischen Antike, 11), p. 95‑120. 109 Krüger, Grafschaftsverfassung ; Wenskus, Sächsischer Stammesadel. 110 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 54 ; Bosl, Franken, p. 94 ; Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1017‑1018. La donation de Hessi à l’entrée au monastère a été préservée dans le Codex Eberhardi : Dronke, Traditiones, c. 41, 15. 111 Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 292‑301 ; voir Scriptorum tomus IV, G. H. Pertz ed., Hannovre, 1841 (MGH Scriptores in folio t. IV), c. 1 (p. 158‑159) ; MGH SS rer. germ. 6, p. 41‑42. 112 MGH SS 4, op. cit., p. 158‑164, c. 2 (p. 159). 113 MGH Cap. 1, n° 115, p. 233 : Ricohardum filium Unvani habuit Bertaldus comis. 114 MGH Ep. 5, p. 301. 115 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 178‑180. 116 C. Settipani, La préhistoire des Capétiens, 2. L’aristocratie mérovingienne et carolingienne, mémoire inédit, 2011, p. 547‑548. Je remercie vivement Régine Le Jan de m’avoir transmis ce mémoire.
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relations sont, à l’exception de l’étude de Wenskus, insuffisamment étudiées117. Comment, alors, lier Unwan à Libun et Hruadun ? Pour R. Wenskus, le nom Richard, en Rhénanie et en Franconie, apparaît souvent en combinaison avec le nom Unwan118. Il attire l’attention sur une donation de Werinhart et son oncle Rihwart à Karsbach (la fondation d’Unwan), le 18 juin 824, pour le salut de leur père et frère Richard119. Or, une génération plus tôt, un Richard est, dans une donation à Lorsch (à Wanendorf, près de Wetzlar, à 25km au Nord d’Usingen), l’époux d’une certaine Abarhilt120, dont nous avons vu qu’il s’agit de la mère de Reginperaht et Rihperaht, à Schweben, sur la Fliede, en 807121. Nous avions alors constaté que le groupe de cohéritiers qui donne ses biens sur la Fliede se caractérise, pour ses membres féminins, par la finale –hilt, comme les filles d’Unwan Hruothilde et Bilihilde ; nous voyons maintenant une autre correspondance, l’élément un-, commun à Unwan, Libun et Hruadun. Une ou deux générations plus tard, Retun est encore le nom d’une parente des Billung et, à travers eux, d’Unwan (cf. p. 123)122. La relation entre la famille de donateurs de 807 et celle d’Unwan est d’autant plus sûre qu’Unwan et Reginperaht se trouvent tous deux à Wanendorf, ainsi que Richard ; par ailleurs, un autre Reginbraht fait en 800 une donation à Karsbach, lieu de la fondation d’Unwan et Gisèle, avec son épouse Irmingart, nom, on l’a vu, de la sœur d’une Liba, près de Francfort123. Cela permettrait d’expliquer que l’on trouve, comme premiers témoins de Liba le 1er avril 815, un Reginfrid – nom d’un très proche parent du duc Hessi d’Ostphalie – et un Adalhelm – nom de l’intermédiaire de la donation de sainte Liutbirga à Fulda, dans le Grabfeld, en 800‑801, et à l’évidence proche d’Unwan124. Ces éléments jettent un pont solide entre la Saxe et la Franconie voisine, aisé à franchir pour Bern. La parenté de Liba est liée à Unwan et, à travers lui, aux 117 Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1176. 118 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 180. 119 Dronke, Codex, n° 446. 120 Lorscher Codex, n° 3774 (t. 5). 121 Dronke, Codex, n° 240. 122 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 241 ; Glansdorff, Comites, p. 89 ; voir Urkundenbuch der Reichsabtei Hersfeld, I, 1 = H. Weirich ed., Urkundenbuch der Reichsabtei Hersfeld, I, Marburg, 1936, n° 35 (835‑863). 123 Lorscher Codex, n° 3048 (788), 3076 (805) et 3381 (796) (t. 4) ; Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 289. 124 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 182‑183. Une Liutbirga offre 8 esclaves à Fulda dans le Grabfeld en 800‑801 (Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 282) ; une Liutbirga deo sacrata offre à Lorsch des biens près de Darmstadt en 801, en compagnie d’un Unwan et d’une Williburg – nom de l’épouse d’un Adalhelm à Heidelberg, 70 ans plus tard (Lorscher codex, t. 2, n° 208, 209 et 372). Quant à Reginfrid, il s’agit du père d’un certain Liutbraht, à Bittenbach – or Liutbraht est le frère du comte Hessi du Saalegau (vers 838), petit-fils ou neveu d’Hessi d’Ostphalie (cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 181 ; Dronke, Traditiones, c. 38, 179 et 237).
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Ostphaliens qui, autour de Hessi, se sont soumis dès 775. S. Krüger, en 1950, montrait que le groupe du duc d’Ostphalie d’Hessi offrait l’exemple le plus précoce et le plus complet de Versippung franco-saxonne ; E. Freise pense de même125. On comprendrait ainsi que dans les listes F2 et F3 de Fulda, Gottschalk soit chaque fois enregistré aux côtés d’un moine Engilpert, sans nul doute le prêtre oblat mort en 849 ; il s’agit du nom de l’oncle de Perahtleib, un nom qui, par Nachbennenung, devait émerger à la génération de son petit-fils, c’est-à-dire celle de Gottschalk126. Ce dernier peut avoir été offert à Fulda en même temps qu’un proche parent. Les relations matrimoniales entre Franconie et Saxe sont, sans aucun doute, antérieures à la conquête franque. R. Wenskus montre que le groupe des Billung, auquel se rattache Unwan, se divise originellement en deux branches : l’une franconienne, qui perd le nom « Billung » dès le début du IXe siècle, l’autre saxonne et thuringienne. Elles se caractérisent toutes deux par des suffixes en -hard127. La fréquence du nom Bernhard dans le groupe des Billung nous intéresse particulièrement128. C’est le nom du fils d’Unwan et Gisèle, époux de Reginhild, fille du comte Liuthar129. On trouve justement un Liuthar parmi les témoins de la donation de Bern ; il est omniprésent à Langendorf et sur la Schondra, au même endroit que la famille de Liba130. Bernhard est aussi le nom d’un comte, époux de Christina, fondateur de la celle fuldéenne de Hameln, en Saxe, et lié au groupement de Hessi et Unwan ; il participe à la campagne de 811 contre les Danois et lègue la moitié de son patrimoine à Fulda131. Bien que Saxon, sans doute lié aussi aux Liudolfingiens, chez lesquels on retrouve le nom Christina (fille d’Oda, abbesse de Gandersheim), Bernhard provient d’une famille liée à l’espace franc. Son frère Ediram est comte dans le Wormsgau132. Il est aussi l’auteur d’une donation à Bernhartdeshusen (Dossenheim, dans le Lobdengau), sur un lieu ayant appartenu à l’église de Soissons – où l’on retrouve Théodrade, sœur de Wala133. Pour R. Wenskus, l’époux de Christina doit être un parent du comte Bernhard sur les
125 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 84 ; Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1176. 126 Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1176 et liste I, p. 1229 sqq, n° 9 : F2/117 et F3/476. 127 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 178‑247. 128 Voir, à ce sujet, Glansdorff, Comites, p. 89. 129 Ibid., p. 89. Pour S. Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 85‑86, le nom Bernhard provenait de la famille de Hessi ; Bernhard aurait été le père du comte Hessi du Saalegau (vers 838). Pour R. Wenskus, en revanche, le nom Bernhard ne vient pas de la Sippe saxonne de Hessi, mais de celle d’Unwan, c’est-à-dire des Billung, chez lesquels le nom Bernhard est très courant (Sächsischer Stammesadel, p. 181) ; ce qui me semble convainquant. 130 Dronke, Codex, n° 262, 265, 331, 332, 333. 131 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 84‑85 ; Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 195‑196 ; Glansdorff, Comites, p. 89. Dronke, Traditiones, c. 41, 61‑62 ; MGH ep. 5, p. 530. 132 Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 231 ; cf. Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 84‑85. 133 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 199 ; Lorscher Codex, n° 413.
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terres duquel a été fondé Corvey, à Höxter – là encore en lien avec Adalhard et Wala134. En somme, les liens entre les Billung et la descendance de Bernhard, fils de Charles Martel, dans laquelle on retrouve le même complexe de noms (Bernhard, Adalhard, Gisèle), sont probables. En quoi cela nous concerne-t-il ? En Franconie se trouve, dans ces années, un autre Bernhard, marié à une Emhilt, à Rannungen, dans l’entourage des puissants Mattonides, près du fisc de Geldersheim135. On a déjà rencontré l’élément –hilt plusieurs fois ; ajoutons que la sœur de Christina, femme de Bernhard, se nomme Hilt136. Ce Bernhard, sans doute, témoigne pour la dernière donation de Liba, le 1er avril 815, aux côtés d’un Nithard. Ce dernier nom aussi est fréquent, mais en particulier chez les Billung ; on le retrouve en Saxe137. Un comte Nithard avait présidé à la description du fisc d’Hammelburg, en 777, nous l’avons vu (p. 113). On rencontre un autre Nithard, vers 800, en Thuringe. Il est doté à Nordheim en Saxe méridionale, sans doute sur des biens fiscaux138, et est l’époux d’une Eggihilde/Hilt, lui aussi139. En Saxe, un Nithard (peut-être le même, peut-être un parent) témoigne dans l’Ittergau avec un certain Mainhard, en 846 – il s’agit précisément des deux donations où l’on retrouve un Bern (cf. p. 109)140. Il s’agit encore d’un milieu franco-saxon, proche de Bern et Liba. L’époux d’Emhilt, Bernhard, est possessionné dans le Nord du Grabfeld, à Rossdorf, en Thuringe, dans la vallée de la Werra141. Le 4 juin 829, un Bern, un Nithard et un Frumolt font une donation conjointe à Rossdorf142. On est là aux confins du Harz et du Grabfeld, entre Saxe et Franconie, dans une zone de défrichement de la forêt de Bochonia. À 2 km au Nord-Ouest de Rossdorf se trouve un lieu-dit au nom suggestif : Bernshausen. Impossible, malheureusement, de dire s’il s’agit là encore d’un ancien Bernhardeshusun. Tout cela tend à montrer que les groupes d’origine de Bern et Liba, l’un saxon, l’autre franconien, sont liés l’un à l’autre par leurs alliances avec les branches 134 Cf. K. H. Krüger, Studien zur Corveyer Gründungsüberlieferung, Münster, 2001 (Abhandlungen zur Corveyer Geschichtsschreibung, 9), p. 204. Le nom de Bernhard est cité dans le texte de la Fundatio de Corvey originaire d’un manuscrit de Herford du XIIIe s. (Münster, Staatsarchiv, msc. VIII, 5208) : emit itaque possessionem a quodam Bernhardo comite. 135 Dronke, Codex, n° 306 (donation du 22 février 815 à Rannungen). Cf. Bosl, Franken, p. 44 et 47. 136 Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 365 ; Lorscher Codex n° 2976 ; Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 201. 137 Sur le nom « Nithard », voir Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 200‑204. 138 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 203. 139 Dronke, Traditiones, c. 38, 24 ; Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 308. 140 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 134‑135. 141 Bosl, Franken, p. 50‑51. 142 Dronke, Traditiones, n° 479.
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saxonne et franconienne des Billung, et notamment par Unwan, époux de Gisèle et Bernhard, époux d’Emhilt. Deux faits viennent en renfort de cette hypothèse. D’une part, comme l’a montré R. Wenskus, les premiers Billung attestés sont en Bavière ; un Pillunc apparaît dans les traditions de Freising dès 769, à Innichen, au Tyrol, sous le duc Tassilon143. C’est précisément à Freising et ses environs que l’on a situé (cf. p. 111) l’un des deux viviers du nom Bern, avec au moins quatre individus, clercs et laïcs, dès 767. Il ne s’agit pas du seul lien entre Bern et la Bavière. À la donation de Langendorf témoignent un David (nom vétéro-testamentaire fréquemment employé en Bavière) et un Egilolf (Agilulf ). Ce dernier nom est extrêmement fréquent dans les cartulaires de Fulda, jusqu’en 824 ; il disparaît alors jusqu’en 867144. Les individus du nom d’Egilolf témoignent des relations étroites nouées, avant la conquête franque, entre la Bavière et la Franconie : pour W. Störmer, ils sont apparentés à la généalogie bavaroise des Huosier145. Ainsi, le gestionnaire du diocèse de Würzburg, haut lieu du pouvoir mattonide, s’appelle, en 832, Egilolf et est lié à Eginhard146. Dans une traditio de Freising, le 17 mai 765, on retrouve comme témoins les laïcs Egilolf, Angilperht et Bern147. On trouve même un Egilolf parmi les cohéritiers de Saint-Lambert de Mayence148. Si, comme l’a montré Störmer, les Agilolfingiens se sont liés à l’aristocratie alémanique, rhénane et franconienne, il est naturel que le nom Bern, comme celui de Billung, ait circulé dans ces espaces et qu’on retrouve ces noms, pour finir, en Saxe, auprès des groupes les mieux intégrés aux duchés périphériques francs, avant la conquête. D’autre part, on a rencontré à plusieurs reprises la finale –hilt, en particulier dans le nom d’Emhilt, épouse de Bernhard ; c’est également le nom de la célèbre Emhilt de Milz, franconienne elle aussi149. Or, l’épouse du comte Ricdag, fondatrice de la collégiale de Lamspringe, se nomme aussi Emhilt150 ; sans doute Emhilt de Meschede, à la fin du siècle, est-elle sa fille151. D’où vient à Ricdag une épouse
143 Bitterauf, Traditionen, n° 34, p. 62. Cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 193. 144 Klostergemeinschaft Fulda, t. 3, Vergleichendes Gesamtverzeichnis der Fuldischen Personennamen, A 65. 145 Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 68‑69 et 163‑167 ; Störmer, « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen », p. 238‑239 ; Geuenich, Personennamen, p. 119‑122. 146 MGH Ep. 5, p. 121‑122. Cf. Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 68‑69. Voir aussi Eginhard témoignant pour Elpfolf, son père Egilolf et son frère Huntolf dans le Grabfeld : Dronke, Codex, n° 123. Voir aussi Brunner, Oppositionelle Gruppen, p. 83‑88. 147 Bitterauf, Traditionen, n° 23, p. 51‑52. 148 Lorscher Codex, n° 1970 ; cf. Werner, « Bedeutende Adelsfamilien », p. 111‑112. 149 Gockel, « Zur Verwandschaft » ; Le Jan, « Emhilt de Milz ». 150 MGH DD LD n° 150 (873). Cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 302. 151 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 302 ; voir surtout Glansdorff, Comites, p. 220‑221. Meschede se trouve en effet à proximité de Soest, là où Louis le Pieux confère un bénéfice à Ricdag en 833.
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au nom franc ? Pour R. Wenskus, il s’agirait peut-être d’une fille de Bernhard et Emhilt de Franconie152. Cette alliance matrimoniale entre Ricdagides et Billing ferait ainsi un écho, certes plus retentissant, à celle qui lie Bern à Liba. En 833, le comte Enno, frère du comte Eric, fait une donation à Corvey en mémoire d’un Ricbern (l’inverse du « Bernric » pour lequel Ricdag fait une donation en 835 : cf. p. 108) à Ossendorf, en Hesse saxonne – terre frontalière, une fois de plus153. Le comte Enno est fils d’Amalung : il s’agit d’un Billing à part entière154. On se souvient que deux frères, Eric (nom du frère d’Enno) et Bern (qui, contrairement à la conjecture de Wenskus, n’est pas le père de Gottschalk), font une donation à Lorsch dans le Wormsgau, en 826 (cf. p. 107). On retrouve l’élément –ric dans Ricdag, Bernric, Ricbern et Eric. Le lien de ce groupe avec le père de Gottschalk est, compte tenu de ce qui précède, très probable. Sans doute pourrions-nous situer enfin dans ces réseaux franco-saxons Bernold de Strasbourg, dont il a été question plus haut (p. 105) et qui pourrait fort bien être apparenté au comte Bern. Il est possessionné, comme Unwan et Gisèle, dans le Harz (cf. p. 121) et, comme Nithard et Eggihilt, du groupe des Billing, sur des fisc royaux à Nordheim155. Comme Gottschalk, il est éduqué à Reichenau et devient proche de Walahfrid ; il est cependant plus âgé qu’eux156. 4. Gottschalk et Hatto
Situer Gottschalk dans une famille mixte, en Saxe et en Franconie, permet de mieux comprendre ses liens avec le moine Hatto, qui intercède auprès d’Otgar de Mayence en 829 pour qu’on lui restitue son héritage157. Hatto est au courant de l’appel de Raban à Louis le Pieux158 ; il écrit à l’archevêque pour contrer cet appel, s’opposant à son propre abbé. Hatto est donc un personnage important. L’historiographie considère ce Hatto comme l’oblat de Fulda qui devient abbé
152 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 303‑304. 153 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 63. Berndag, lui aussi (cf. ci-dessus), fait en 831 une donation à Dorslo, en Hesse franconienne : Eckhardt, Traditiones corbeienses, A57a. 154 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 128. Enno est absent de l’arbre généalogique de Settipani, Préhistoire des Capétiens 2, op. cit., p. 549. La donation A§ 20 de Corvey dit pourtant Enno comes Amalungi filius. 155 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 203. 156 Borgolte, « Grafengewalt im Elsass », p. 25‑26. Cf. MGH Poetae 2, p. 84, v. 141‑152 et 420. Il semble avoir été otage à Reichenau ; cf. la liste des otages de Mayence de 802‑805, MGH Cap. 1, p. 233 (Hernaldus). 157 MGH Ep. 5, p. 530. 158 La formule sed Rabanus contra eam sententiam protestatus… montre que Hatto était au courant de l’appel de Raban. MGH Ep. 5, p. 529.
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entre 842 et 856159. Il est malaisé de le prouver : Fulda compte au IXe siècle un certain nombre de moines de ce nom160. Mais étant donné la carrure du personnage, c’est fort probable ; la plupart de ces Hatto sont, de toute manière, des parents probables. Élève d’Alcuin à Tours, d’après les Gesta abbatum rédigés vers 916161, bibliothécaire162 et dédicataire du De laudibus sanctae crucis de Raban163, Hatto est certainement un membre du groupe des Hattonides164. Le comte Hatto du Kunigesundragau figure parmi les signataires laïques du testament de Charlemagne ; Thégan lui dédicace le De Trinitate d’Alcuin165. Alfred Friese retrace la généalogie des Hattonides jusqu’au commencement du VIIe siècle, lorsqu’un certain Rocco est dux en Austrasie ; on retrouve également un Hatto comme nutricius du duc Heden II, à Hammelburg même166. Les Hattonides sont solidement implantés en Franconie, comme la famille de Liba ; on en retrouve plusieurs membres autour d’Emhilt de Milz167. Sous Louis le Pieux et ses fils, les trois Hattonides les plus connus, cités dans le nécrologe de Würzburg, sont les frères Adalbert, Hatto et Banzleib – nom dans lequel on retrouve l’élément Leib de Perahtleib et Liba168. Plusieurs Hatto figurent sur la liste de Recheo de 822, où se trouve Gottschalk ; l’un d’eux est responsable d’une décanie169. Il fait ainsi figure d’intermédiaire naturel entre le rejeton de Liba, venant de Franconie, et l’archevêque Otgar, issu d’une des familles des « Grands de Mayence », les Odacher/Otakar170. Mais des raisons plus précises le poussent à intercéder pour Gottschalk. Il y a deux argumentaires différents dans la querelle de l’oblation : d’une part, le fait que l’oblation ait été forcée, ce qui est contraire aux textes canoniques ; d’autre part, le fait qu’aucun témoin saxon n’était présent, ce qui est contraire à la loi saxonne171. Dans sa lettre à Otgar, Hatto ne fait référence qu’au premier argumentaire. Cette 159 De Jong, In Samuel’s Image, p. 243 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 35. Au sujet d’Hatton, voir les données biographiques réunies dans Klostergemeinschaft Fulda 1, p. 186 (Folge der Äbte, n° 6). 160 Klostergemeinschaft Fulda 2/1, Kommentiertes Parallelregister, PR 1, a 159 (p. 45) : on compte huit Hatto morts après 829. 161 Klostergemeinschaft Fulda 1, p. 212. 162 MGH Ep. 5, p. 530 : fuit custos librorum. 163 Ibid., p. 381. 164 Tellenbach, Königtum und Stämme, op. cit., p. 47 ; Schulz, Reichsaristokratie, op. cit., p. 50‑52 ; Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 73‑76. 165 Eginhard, Vita Karoli, c. 33 ; MGH Ep. 5, p. 337. 166 Wampach, Urkunden- und Quellenbuch, n° 26. 167 Gockel, « Zur Verwandschaft », ; Innes, State and Society, p. 124‑126 ; Le Jan, « Emhilt de Milz », p. 530. 168 E. Dümmler, « Karolingische Miszellen », dans Forschungen zur deutschen Geschichte, 6, 1866, p. 113‑130, p. 116 : III Idus Mai. obitus Adalberti comitis fratris Banzleibi et Hattonis comitis. 169 Klostergemeinschaft Fulda II, 3, p. 1026 sqq. (listes de moines : liste F2, position n° 99). 170 Gerlich, « Reichspolitik » 1954 ; Metz, « Austrasische Adelsherrschaft », p. 260 ; cf. Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 90 (sur les possessions d’Odacher). Sur les liens entre la famille de Raban Maur et les Odacher, voir Innes, State and Society, p. 65‑68. 171 Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1027.
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sensibilité s’explique par le contexte de Fulda. La question de l’oblation pose de nombreux problèmes à l’abbaye sous l’abbatiat de Ratger, accusé par plusieurs de ses moines, dans le Supplex libellus, de pousser de riches héritiers à faire profession en leur laissant croire qu’ils disposeront encore de leurs biens172. Cet abbatiat est précisément celui où Gottschalk, né vers 806, est offert à l’abbaye. Comme l’a souligné Steffen Patzold, on peut parier que le « cas Gottschalk » a réveillé les querelles partisanes dans cette abbaye très ouverte sur le monde extérieur et fut l’objet d’intenses discussions173. Nous voyons donc que le soutien de Hatto à Gottschalk s’inscrit dans un contexte local où les enjeux disciplinaires et familiaux sont étroitement imbriqués. Nous pouvons ajouter que l’ancrage de Gottschalk non seulement en Saxe, mais en Franconie, permettrait d’expliquer pourquoi seul le clergé de Würzburg, à l’est du Rhin, s’est aussi intensément intéressé à la question de la double prédestination (cf. p. 447-456) : il s’agit du diocèse dans lequel se trouve le Saalegau et Gottschalk, à son retour en 848, a dû tenter d’y réactiver ses réseaux. C. Les acteurs du procès de 829 1. Ricdagides et Liudgerides
Dans le De oblatione puerorum, Raban écrit : « […] comme si ceux qui professent le service du Christ allaient perdre la liberté et la noblesse de leur race »174. La perte de noblesse de Gottschalk, consacrée par son oblation sans témoins saxons, est l’un des griefs mis en avant par sa parenté. En plus de mobiliser son propre réseau de parenté, ce grief a sans doute permis, comme l’a suggéré M. Gillis, de mobiliser en sa faveur les évêques saxons présents à Mayence. En transférant son argumentaire du côté de la loi saxonne, Gottschalk change la nature du débat. Raban s’agace des réticences des Saxons, peuple vaincu et converti au christianisme après les Francs, à accepter le témoignage de ces derniers quand il en va de leur liberté175. L’abbé se fait le héraut de l’unification légale de l’empire sous la loi de Dieu, qui surpasse en autorité les lois des peuples : le parallèle avec l’argumentaire de l’Adversus legem Gundobadi d’Agobard de Lyon a été fait par Steffen Patzold176. Ce détail aura son importance plus loin.
172 Ibid., p. 1017‑1020 ; Patzold, « Konflikte » et « Hraban, Gottschalk » ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 40‑46 et Heresy and Dissent, p. 30-33. 173 Patzold, « Konflikte », p. 153‑155 et 2010, p. 109. 174 PL 107, col. 431 : quasi illi libertatem ac nobilitatem generis sui perdant qui servitium Christi profitentur. 175 Ibid., col. 431‑432. 176 Patzold, « Konflikte », p. 151‑152.
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La perte de liberté d’un noble saxon était, pour ses compatriotes, une grave offense : ce genre d’épisodes déshonorants se retrouve dans le Heliand où il sert de clé de lecture à l’arrestation du Christ177. Or, sur les cinq archevêques et vingt-quatre évêques présents à Mayence, six tiennent des sièges saxons : Badurad de Paderborn, Harud de Verden, Williric de Brême, Gerfrid de Münster, Thiadgrim d’Halberstadt et Geboin d’Osnabrück, auxquels nous devons ajouter Bernold de Strasbourg, qui circule dans les mêmes réseaux, nous l’avons vu, que le comte Bern178. Badurad (vers 815‑862) fait sans doute partie du groupement des Immeding, ce qui a parfois conduit à en faire l’allié de Gottschalk, suivant l’hypothèse de R. Wenskus, pour qui l’oblat est issu du même groupement – nous l’avons vu (p. 107), il n’y a de cela aucune preuve179. Badurad, otage saxon élevé à Würzburg180, est resté fidèle à Louis le Pieux en 833 et jouit de sa familiaritas181. L’évêque Harud de Verden est originaire de Saxe : « Harud » est le nom du massif du Harz182. Un Harud est apparenté à un Abbi/Alfrid dans les Traditiones de Corvey, en 870 ; nous avons vu qu’un Bern témoigne pour un Abbi en 846, en compagnie du comte Bardo, de Nithard et Mainhard (cf. p. 124)183. Harud apparaît dans le nécrologe de Fulda : il est mort le 15 juillet 829, bien peu de temps après Mayence184. Geboin ou Gefwin d’Osnabrück a peut-être été, quant à lui, profès de Fulda : il apparaît dans le nécrologe185. Ces liens entre les évêques saxons et Fulda s’expliquent par le rôle joué par le monastère bonifacien dans la christianisation de la Saxe186. Le premier évêque saxon, Erchambert (episcopus de Saxonia), qui exerçait à Hameln, sur la Weser, était le frère de Baugulf187. La donation du fisc d’Hammelburg en 777 n’est pas gratuite et doit être mise en lien avec le rôle que Charlemagne entendait faire jouer aux centaines de moines de Fulda dans la christianisation de la Saxe ; c’est précisément en 777 que Charlemagne fonde des parrochiae episcopales, à charge 177 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 67 et Heresy and Dissent, p. 44-47 : Le Heliand dépeint le Christ au jardin des oliviers effrayé devant les chaines que les gardes du Temple veulent lui passer. 178 Ibid., respectivement p. 39 et p. 33-39. M. Gillis compte Wolfgar de Würzburg parmi les évêques qui tiennent un « siège saxon ». Il est vrai qu’une petite partie du territoire de Würzburg relève de la Saxe (cf. Ehlers, Integration Sachsens, p. 57‑58) mais cela ne me semble pas suffisant pour l’inclure dans la liste. 179 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 130 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 39 et Heresy and Dissent, p. 34. 180 Bischoff-Hofmann, Libri Kyliani, p. 163. 181 Depreux, Prosopographie, p. 116‑118. 182 Dronke, Traditiones, 41 (cf Ermgassen, op. cit., p. 184‑197), n° 24, 33, 37, 49, 51… Cf. Geuenich, Personennamen, p. 92‑95. 183 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 60 et 152 : Haruth apparaît en 870 comme parent d’un Abbi/ Alfric dans les traditiones de Corbie. Comparer alors à Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 134‑135. 184 Klostergemeinschaft Fulda 2.1 (Kommentiertes Parallelregister), p. 64 (PR1) et p. 323‑324 (B19). 185 Ibid., p. 322‑323 (B15). 186 Goetting, « Anfänge », p. 11‑27. 187 Bosl, Franken, p. 56 ; Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 304‑306.
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pour Sturm de les gérer188. Cela signifie que Gottschalk ne devait pas attendre de complaisance particulière de la part d’une élite épiscopale solidement liée à Fulda et à laquelle la christianisation de leur patrie d’origine importait particulièrement. Plus qu’à l’argument réformateur de l’illégitimité des vœux forcés, ils devaient être sensibles non seulement à la menace d’une jurisprudence fragilisant l’institution, mais au conflit familial qui déchire la parenté de Gottschalk au moment de son oblation. C’est l’atteinte non à la liberté de l’oblat, mais à celle de la parenté saxonne qui pose problème. Cette parenté saxonne de Gottschalk pouvait sans doute compter sur ses alliés dans l’épiscopat. Ainsi, Gerfrid de Münster (†839) est le neveu du fondateur de Werden/Ruhr, Liudger. C’est également le cas de Thiadgrim, évêque d’Halberstadt, proche du comte Poppo Ier vers 820189. Le geistliches Geschlecht (écrit Schmid190) des Liudgerides mérite qu’on s’y attarde. Ces missionnaires frisons, venus d’Utrecht, ont en effet noué des relations de parenté avec l’aristocratie saxonne191. Liudger sillonnait la Saxe en glanant les donations avec un autel portatif (préservé) et en multipliant les fondations d’églises : Deventer, Dokkum, Visbek, Münster, puis finalement Werden192. Son frère Hildigrim et son neveu Gerfrid, puis leurs successeurs, règnent conjointement sur Werden et sur les évêchés liudgerides, Halberstadt et Münster, jusqu’à la seconde moitié du IXe siècle193. Les Liudgerides, c’est chose sûre, sont liés aux Liudolfingiens. Le père de l’évêque liudgeride Altfrid d’Hildesheim (851‑874), qui témoigne dès 820 pour le diacre Thiadgrim (évêque liudgeride d’Halberstadt), est Liudolf/Uffo, époux de Richeit, grand-père du duc Liudolf, fondateur de Gandersheim (852)194. Sont-ils liés aussi aux Ricdagides ? Comme nous l’avons vu (p. 107), Liudolfingiens et Ricdagides sont géographiquement proches ; Gandersheim et Lamspringe, les deux fondations familiales, sont voisines. R. Wenskus a montré que les deux groupes sont fort
188 Lübeck, « Die Fuldaer Mark Hammelburg, op. cit., p. 44‑45. 189 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 282 et 303. 190 Schmid, « Die Liudgeriden… », p. 85. 191 Ibidem ; J. Gerschow, « Liudger, Werden und die Angelsachsen », dans Das Jahrtausend der Mönche, Kloster Welt Werden 799‑1803, J. Gerschow ed., Cologne, 1999, p. 49‑58 ; E. Freise, « Liuger und das Kloster Werden. Über Gründervater, Gründerjahre und Gründungstradition », ibid., p. 59‑64 ; H. Röckelein, « Halberstadt, Helmstedt und die Liudgeriden », ibid., p. 65‑73 ; Angenendt, Liudger. 192 Angenendt, Liudger, p. 107‑120. 193 Schmid, « Die Liudgeriden… », dans la première étude fouillée sur les Liudgerides, montre que la famille de Liudger se partage la direction de Werden, qui est leur cloître familial (ainsi Hildigrim et Gerfrid apparaissent-ils comme rectores de façon concomitante). 194 Lacomblet, Urkundenbuch, n° 40 : voir maintenant Dirk Peter Blok, Een diplomatisch onderzoek von de oudste particuliere oorkonden van Werden, Amsterdam, 1960, n° 42, p. 198‑199. Voir Goetting, Die Hildesheimer Bischöfe, p. 84‑115.
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liés et témoignent les uns pour les autres195. Nous avons vu aussi (p. 109) que le comte Bardo, dans l’entourage duquel on trouve un Bern et plusieurs Ricdagides, était lié aux Ekbertides, aux Liudolfingiens et aux Billing196. Plusieurs historiens ont cherché à pousser les relations plus loin, de façon à expliquer, notamment, l’origine du nom de l’épouse de Ricdag, Emhilt, par les liens entre Ricdagides et Liudgerides. Ainsi, pour H. Goetting, la mère d’Altfrid et épouse d’Uffo/Liudolf, Richeit, est ricdagide (du fait de l’élément ric-, qu’on trouve aussi dans le nom de la fille de Ricdag, Ricburg)197. Pour R. Wenskus, ce n’est pas le cas : Richeit serait la fille d’un Ricfrid, dont le nom en –Frid évoque une parenté avec les Liudgerides ; il est membre d’une parenté dans laquelle le nom Emhilt est attesté, en Rhénanie, entre 781 et 804198. Cette hypothèse s’est attirée le scepticisme de Karl Schmid199. D’un autre côté, les relations des Liudgerides et des Liudolfingiens avec les Billing sont certaines : l’épouse du duc Liudolf, Oda, fondatrice de Gandersheim (852), est la fille du franconien Billung200. Là encore, nous avons une famille dans laquelle le nom de l’épouse de Ricdag, Emhilt, apparaît souvent ; d’où notre propre hypothèse, où le comte Bern jette un lien entre les Billing de Franconie et les Ricdagides. Cela étant, l’alliance matrimoniale d’Oda et Liudolf est sans doute postérieure au concile de 829 puisque leur fille Hathumod nait en 840201. Plus tardivement, comme plusieurs historiens l’ont remarqué, les liens de Ricdag et Emhilt avec Altfrid d’Hildesheim sont bien attestés. D’une part, Altfrid joue un rôle actif dans la fondation de Lamspringe, pour laquelle il obtient les reliques d’Hadrien – à une date inconnue, sans doute après 851202. D’autre part, les noms de Ricdag et Emhilt sont inscrits dans le sacramentaire de l’abbaye d’Essen, fondée par Altfrid203. Enfin, en 889 on trouve un Ratech (Ricdag) comme avoué de la cathédrale de Münster, fondation liudgeride ; dans la charte qui le nomme, un Helmtag témoigne204.
195 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 302‑303 ; voir Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 208 (témoins : Ludolfus comes, Rycdag, Osdag) et A§ 210 (donateur : Ludolf ; témoins : Osdag, Ricdag). 196 Glansdorff, Comites, p. 95. Le comte Bardo est proche de Liudolf, Cobbo et Amalung. 197 On trouve le nom de l’épouse d’Uffo dans le nécrologe de Essen : Ribbeck, Beiträge zur Geschichte von Stadt und Stift Essen, 20, 1900, p. 78. 198 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 303 ; cf. Lorscher Codex, n° 403, 215 et 216. 199 Schmid, « Die Liudgeriden… », p. 99, note 75. 200 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 74‑76 ; Goetting, « Anfänge », p. 30‑34. 201 Goetting, « Anfänge », p. 27. 202 Id., Die Hildesheimer Bischöfe, p. 84‑115. Voir le diplôme interpolé de Louis le Germanique MGH DD LdD 150 (873). 203 Glansdorff, Comites, p. 220‑221 : cf. V. Huth, « Die Düsseldorfer Sakramentarhandschrift D1 als Memorialzeugnis », dans Frühmittelalterliche Studien, 20, 1986, p. 213‑298 (p. 244 et 249). 204 Wilmans, Kaiserurkunden, p. 529‑530 (« Privaturkunden aus dem karolingischen Zeitalter », « f »). Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 301, note 2703, le cite par erreur au n° 40.
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Il existe donc des liens fort solides entre les Liudgerides et les Ricdagides, dans les années qui suivent 829. Mais, à vrai dire, ces liens existent bien avant : un Raeddeg (Ricdag) et un Helmtag témoignent dans les toutes premières donations de Werden/Ruhr, entre 793 et 800205. En 798, Liudger prêchait, en effet, entre la Weser et l’Elbe (à l’occasion de l’expédition de Charlemagne en Ostphalie), c’est-à-dire sur les terres des Liudolfingiens et des Ricdagides206. Bern était alors en pleine force de l’âge. C’est lors de cette campagne que sont envoyés en ambassade sur l’Elbe les parents de l’anonyme saxon, auteur d’une lettre de plainte à Louis le Pieux, sous la direction du comte Gottschalk, tué dans l’affaire207. Il y a peut-être une chance pour que ce dernier soit apparenté à Bern et ait inspiré le nom de Gottschalk d’Orbais. Par conséquent, il est probable que les propinqui de Gottschalk à Mayence, c’està-dire les Ricdagides et la branche saxonne des Billung, aient pu compter sur le Bischofsgeschlecht208, sur le genus nepotum209 des Liudgerides, avec Thiadgrim d’Halberstadt et Gerfrid de Münster, pour être leur porte-voix au sein de l’épiscopat. Leur influence ne saurait en aucun cas être sous-estimée. Avec Fulda, les Liudgerides, proches de Charlemagne, ont été les premiers artisans de la christianisation de la Saxe et leur renommée y est immense210. Parmi les évêques, ils sont sans doute les plus proches des Ricdagides. 2. Les enjeux de la décision de Worms (août 829)
La position d’Otgar de Mayence (826 – 847211), ancien chapelain de Louis le Pieux, est impossible à démêler, dans la mesure où il est le correspondant à la fois de Hatto et de Raban. L’archevêque permet en définitive à Raban et « aux abbés » d’en appeler à un prochain concile présidé par l’empereur ; il est dans son rôle d’arbitre212. Il avait échangé avec l’abbé de nombreuses lettres dès son entrée en fonction et Raban continue de lui dédicacer ses commentaires tout au long de sa carrière213. Otgar appartient à la famille rhénane des Otakar, comme on
205 Lacomblet, Urkundenbuch, n° 2 (22 mars 793) et 18 (6 décembre 800) ; Blok, Een diplomatisch onderzoek, op. cit., n° 1 p. 156 et n° 20 p. 178‑179. 206 En effet, un diplôme de Werden est rédigé à Minden, sur la Weser, le 19 juillet 798 : Lacomblet, Urkundenbuch, n° 10 et Blok, Een diplomatisch onderzoek, op. cit., n° 11, p. 168. Charlemagne y réunit son armée pour pénétrer en Ostphalie. Cf. Annales regni francorum, MGH SS rer. germ. 6, p. 102. 207 MGH Ep. 5, p. 301. 208 Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 308. 209 Schmid, « Die Liudgeriden… », p. 86. 210 Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 308. 211 Depreux, Prosopographie, p. 339‑340. 212 Contrairement à de Jong, In Samuel’s Image, p. 79 ; MGH Epistolae 5, p. 530 : (…) cum Otgari licentia. 213 MGH Ep. 5, p. 425‑428 (n° 20‑21), p. 462‑465 (n° 32) et p. 518‑520 (Lettres de Fulda).
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l’a vu : un Otgar, qui disparaît des sources en 779, est vassal de Charlemagne214. Hatto comme Raban, originaires de deux familles proches des Otakar, pouvaient se réclamer de son intercession. Otgar lui-même est un intercesseur fréquent : il soutient la fondation de Seligenstadt par Eginhard, sur une terre du diocèse de Mayence d’origine fiscale215. On ne connaît pas le déroulement de l’assemblée de Worms d’août 829, mais Louis le Pieux en personne a dû se pencher sur le cas. Fulda était un monastère royal et tous les conflits des décennies précédentes entre l’abbé et les moines se sont réglés par un appel à Charlemagne ou à Louis le Pieux216. L’affaire concerne, de plus, le fils d’un comte. Dans cette mesure, une autre lettre de Fulda attire l’attention : Raban a consulté Hilduin au sujet « de son affaire avec Gottschalk »217. Hilduin est l’archichapelain de Louis le Pieux dès 814 ; il est très proche de l’empereur et joue fréquemment le rôle d’intermédiaire entre des pétitionnaires et le souverain218. Or, on trouve à cette époque, dans l’entourage d’Hilduin, le tout jeune Hincmar, futur archevêque de Reims et encore moine de Saint-Denis, qui arrive sans doute à la cour vers 822 avant de la quitter, en 830, pour Paderborn, où il accompagne Hilduin exilé219. Hincmar sait donc, dès sa jeunesse, qui est Gottschalk. On comprend mieux, à cette aune, sa remarque sur le moine d’Orbais dans l’Ad simplices en 849 : « vous le connaissez de nom, de visage, de fréquentation », qui se poursuit ainsi (je souligne) : « mais moi, je le connais déjà depuis longtemps pour son infecte réputation de mauvaise fréquentation et l’abomination de sa prédication déviante »220. L’expression « depuis déjà longtemps » ne saurait se limiter aux quelques mois qui précèdent, comme on l’a pensé221. D’ailleurs, c’est
214 Gerlich, « Reichspolitik » 1954. Otgar est cité dans le diplôme MGH D Karol. I, n° 127. 215 MGH Ep. 5, p. 131‑132. 216 S. Lebecq, « Fulda au temps de Raban, une esquisse », dans Raban Maur et son temps, P. Depreux, S. Lebecq, Michel J.-L. Perrin et O. Szerwiniack dir., Turnhout, 2010 (Collection Haut Moyen Âge 9), p. 19‑29, p. 22 ; pour le détail de ces conflits, voir Patzold, « Konflikte ». 217 MGH Ep. 5, p. 528 : Noticiam habuit Hildvini, quem consulit in negocio suo cum Godeschalco. Il est très vraisemblable que ce negotium renvoie à 829 et non à 848. 218 Depreux, Prosopographie, p. 250‑256. Par exemple, Agobard s’adresse à Hilduin et Wala dans son Contra praeceptum impium de baptismo iudaicorum mancipiorum (CCCM 52, n° 10). 219 Ibid., p. 257 (il s’agit d’une partie de la vie d’Hincmar qui n’est pas traitée dans Devisse, Hincmar) ; dans ses remarques sur le juramentum prononcé à Ponthion en 876, Hincmar se défend avec humeur de devoir protester de sa fidélité en disant qu’il a servi Louis le Pieux huit ans : quod nec pater vester qui mihi per octo circiter annos secreta sua indubitanter credidit… PL 125, col. 1128C. Ces huit années ne sauraient correspondre qu’à cet intervalle. 220 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 260 : nobis autem iam olim fama putida miserae conversationis et abhominatione perversae praedicationis… 221 Contrairement à ce que pensait Devisse, Hincmar, p. 120, note 21.
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en 829 qu’Hilduin introduit Walahfrid, l’ami de Gottschalk, à la cour, où il reste jusqu’en 838222. Dès 829, à la cour, on sait très bien qui est Gottschalk. Tout l’enjeu, pour les deux partis, fut de mobiliser leurs réseaux pour le plaid de Worms en août 829. Raban a mis en œuvre une stratégie experte, en dédicaçant directement à Louis le Pieux le De oblatione puerorum pour appuyer sa plainte et en mobilisant deux intercesseurs : non seulement l’archevêque Otgar, ancien chapelain de l’empereur, mais l’archichapelain Hilduin lui-même. Gottschalk, de son côté, dut avoir recours à un système d’intercession à deux étages. Les ramifications franques de sa famille d’origine ont des limites certaines : sans nul doute, il ne peut se targuer de réseaux aussi solides que Raban à Mayence. En revanche, Hatto, dont le groupement est solidement implanté à la fois en Rhénanie et en Franconie, fait un intercesseur de choix auprès des Otakar, qui ne sont pas implantés dans le Saalegau. Hatto écrit donc pour son compte à Otgar de Mayence ; mais rien n’indique que ce dernier penche en sa faveur. Nous avons vu également (p. 128132) que les évêques saxons n’avaient pas de raison de se rallier systématiquement à la position de Gottschalk. Un Bernold de Strasbourg incarne bien ce dilemme. D’une part, bien intégré à l’élite impériale, il est donateur zélé de Fulda et évêque dans une région éloignée de la Saxe. Il pouvait être sensible à l’argumentaire de Raban sur l’affaiblissement du bien-fonds du monastère royal. D’autre part, il est peut-être un lointain parent de Gottschalk. Le jugement d’un concile est différent du jugement d’un prince. L’intercession d’un courtisan est indispensable ; les intercesseurs les mieux placés sont ceux qui occupent une charge curiale ; parmi eux, le comte du palais et l’archichancelier sont les plus écoutés223. En ciblant Hilduin en plus d’Otgar, tout en faisant vibrer, dans son traité, la corde de l’intérêt économique du souverain, Raban était sûr de son fait. On n’a jamais fait le lien entre l’affaire de l’héritage de Gottschalk et le conflit plus vaste autour des biens de Fulda qui s’est, sans doute, résolu au plaid de Worms. La question des dîmes a été, tout au long du IXe siècle, une source de conflit entre 222 MGH Poetae 2, p. 260 ; Depreux, Prosopographie, p. 394. Comme le remarque Philippe Depreux, la question de savoir si Walahfrid a vraiment été précepteur du jeune Charles le Chauve n’est pas tranchée ; il est en tout cas certain que ce n’était pas sa première qualification : voir Fees, « Walahfrid Strabo ». 223 P. Depreux, « Hiérarchie et ordre au sein du palais : l’accès au prince », dans Hiérarchie et stratification sociale dans l’occident médiéval (400‑1100), F. Bougard, D. Iogna-Prat et R. Le Jan dir., Turnhout, 2008 (Haut Moyen Âge 6), p. 305‑323, en particulier p. 317‑323. On peut dorénavant consulter, sur l’intercession, S. Gilsdorf, The Favor of Friends. Intercession and Aristocratic Politics in Carolingian and Ottonian Europe, Leyde, 2014 (Brill’s Series on the Early Middle Ages, continuation of The Transformation of the Roman World, 23), p. 43‑124.
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Fulda et les diocèses sur le territoire desquels se situaient les églises données à l’abbaye : dès 815, un compromis est signé entre Ratger et Wolfgar de Würzburg. Ces conflits amènent l’abbaye à falsifier le privilège du pape Zacharie pour y inclure les dîmes, sous la plume de Rodolphe de Fulda, entre 816 et 823, puis à confectionner un faux diplôme de Pépin le Bref, comme l’a montré E. Stengel224. Nous sommes dans les années qui précèdent le concile de 829. Plusieurs des « Lettres de Fulda », résumées par les Centuriateurs de Magdebourg, montrent qu’un conflit a opposé les prêtres de Mayence et les desservants de Fulda autour des dîmes : à qui devaient-elles revenir, à Fulda ou à l’ordinaire, c’est-àdire Otgar225 ? D’après le contenu de ces lettres, le moine fuldéen Snaring, sans doute desservant d’une paroisse rurale, a été excommunié par le clergé diocésain de Mayence ; il est renvoyé à Raban pour être jeté dans l’ergastule. L’archevêque, en effet, interdit aux prêtres de Mayence de donner la moindre part des dîmes aux églises desservies par les Fuldéens : ces derniers sont empêchés de les prélever. Raban réplique par une lettre de plainte, consistant en un long rappel sur les critères d’excommunication et une admonition sur la bienveillance à observer à l’égard des pénitents. En fait, il accuse à mots couverts l’archevêque de mettre le monastère sur la paille en le privant des revenus de ses églises. L’argument clé dont se réclame Raban est que les biens et les églises de Fulda sont, depuis que le monastère est passé sous tuitio royale en 765, des biens royaux, hérités de Charlemagne ; « alors, nous craignons d’en perdre une partie… »226. Naturellement, le même argument était parfaitement valable pour l’héritage de Gottschalk. Comme on l’a vu au chapitre 1 (p. 43), on a d’ailleurs pensé que ce passage des « Lettres de Fulda » concernait le moine saxon. Les deux affaires se recoupent largement, les églises de Fulda étant considérés comme des biens propres : « les possessions de ce monastère et les églises qui en relèvent sont propriété seigneuriale ». Il est d’ailleurs sûr que certains passages de la
224 U. Hussong, « Studien zur Geschichte der Reichsabtei Fulda bis zur Jahrtausendwende », dans Archiv für Diplomatik. Schriftgeschichte, Siegel- und Wappenkunde, 31, 1985, p. 1‑226, p. 167 ; cf. Stengel, Abhandlungen, p. 27‑146. 225 Gerlich, « Reichspolitik » 1954 ; Hussong, ibid., p. 167‑175. MGH Ep. 5, p. 518‑519 : Rabanus et monachi Fuldenses graviter cum eo (sc. Otgario) expostulant, quod Snaringum monachum excommunicasset et sibi remisisset in carcere detinendum, nec decimas promissas dedisset […] 226 MGH Ep. 5, p. 519‑520 : Et Rabanus in epistola ad Otgarium probat monasterii sui bona esse imperatoris […] Praeterea sunt, ut nostis, possessiones istius monasterii et eclesiae ad eam pertinentes proprietas dominicalis, quae domino imperatori ex paterna successione haereditario jure provenit, ideo timemus inde aliquid perdere.
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correspondance entretenue entre Raban et Otgar tout au long de cette affaire concernaient également Gottschalk227. Raban use alors de la tuitio royale pour en appeler directement à l’empereur. Sturm, déjà, avait reçu l’ordre de ne réclamer la protection de personne d’autre que le roi228. En 774, cette tuitio est complétée par le droit d’appel au roi en cas de litige229. On comprend, devant ce bloc abbé-roi, que Gottschalk ait choisi de protester devant le concile de 829, où il savait pouvoir compter sur le meilleur contrepoids au pouvoir de Raban : le concile, et en particulier Otgar. Mais celui-ci est malgré tout impuissant devant le droit d’appel concédé en 774 et laisse Raban en appeler au tribunal impérial. Là, l’argumentaire de Raban et les intercesseurs mis en jeu réduisent à néant les chances du Saxon, dont l’affaire est inopportunément corrélée à celle des dîmes de Fulda. Il est probable, en effet, que ce conflit se soit dénoué à l’assemblée de Worms de 829, dont le capitulaire porte largement sur les églises familiales et le choix de leurs desservants230. L’archichapelain Hilduin – l’intercesseur de Raban – promulgue, pour finir, un « décret de Louis et des évêques », d’après lequel les propriétaires d’églises, c’est-à-dire les familles aristocratiques et les monastères, peuvent les confier à leurs propres prêtres, avec le consentement de l’évêque231. Il semblerait que les deux parties se satisfassent de ce compromis : Raban obtenant d’un côté le choix du desservant, Otgar, de l’autre, la confirmation du choix232. Fulda est confortée dans sa position de propriétaire d’églises de plein droit. La requête de Gottschalk tombe donc au mauvais moment, Raban faisant campagne, avec succès, pour faire valoir le statut de bien royal des terres et des églises de Fulda, dans le cadre de la querelle des dîmes. Si l’assemblée devait conforter ce statut, au nom de la sauvegarde du patrimoine royal, l’héritage de Gottschalk, par souci de cohérence, n’avait guère de chance d’échapper à Fulda. On ignore la décision finale de Worms concernant Gottschalk mais il semble, au vu de ces éléments, que la victoire de Raban soit l’hypothèse la plus probable. 227 Ibid., p. 520 : Rabanus : Differentia non debet esse in diversitate nationum, quia una est ecclesia catholica per totum orbem diffusa et quique fidelium filii sunt lucis, cum sint filii Dei. Cet argument d’universalité, qui semble n’avoir aucun sens dans la querelle des dîmes, est en tout point semblable à ceux que Raban met en branle dans le De oblatione puerorum pour contrer l’argument de la loi saxonne mis en avant par les défenseurs de Gottschalk : PL 107, col. 431‑432. 228 MGH SS 2, p. 375 (Vita Sturmi, c. 20). Cf. J. Raaijmakers, The Making of the Monastic Community of Fulda, c. 744-c.900, Cambridge, 2012, p. 51. 229 Pippini, Carlomanni, Caroli Magni diplomata, Hannovre, 1906 (MGH Dipl. Kar. t. 1), n° 63. 230 MGH Cap. 2, p. 12‑14. 231 MGH Ep. 5, p. 520. 232 Gerlich, « Reichspolitik » 1954, p. 290.
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Conclusion
À l’heure des conclusions, des précautions s’imposent. Nous avons dû adopter, pour cette enquête jamais rigoureusement entreprise sur les origines de Gottschalk, une méthodologie qui a fait faire de nombreux progrès à la connaissance de l’aristocratie franque, mais qui repose bien souvent sur des probabilités et des rapprochements intuitifs entre noms. Après un essoufflement dans les années 1990, elle n’est plus guère utilisée dans sa patrie d’origine, l’Allemagne. S’il était indispensable de mener cette enquête tant attendue, il ne l’est pas moins d’en clarifier les acquis plus ou moins sûrs : ils sont ci-dessous organisés par certitude décroissante. Gottschalk est, par son père, allié ou apparenté au groupe saxon des Ricdagides. En 829, il bénéficie de l’appui de ce groupe et, sans doute, du genus sacerdotale des Liudgerides. Ce soutien ne suffit pas à lui assurer la bienveillance impériale à Worms, en août 829. Le conflit de Mayence montre que sa mère était d’origine franque : c’est une conséquence sûre du De oblatione de Raban, qui garantit qu’une partie de la famille nucléaire de Gottschalk n’était pas saxonne et suggère fortement qu’il a été offert par sa mère sans l’accord de la parenté saxonne. Seul un conflit familial de cette ampleur peut expliquer le retentissement de la protestation de 829. Nous avons essayé de trouver un couple répondant à ces critères et, en quelque sorte, de mettre en regard les sources narratives et diplomatiques. Il est alors possible que la mère de Gottschalk soit Liba, aristocrate originaire du Saalegau, et que Bern ait circulé, à cheval sur la Franconie et la Saxe, dans les réseaux des Billing. Son nom même évoque le nom billung de Bernhard. Situer Gottschalk dans une famille mixte, saxonne et franconienne, permet d’expliquer les liens qu’il noue avec Hatto, de la famille comtale des Hattonides, possessionnée en Rhénanie et en Franconie ; mais aussi avec Evrard de Frioul, dont la parenté, les Unruochides, est implantée aux mêmes endroits. Ces résultats sont cohérents avec la trajectoire ultérieure de Gottschalk : ils constituent un faisceau d’éléments qui conforte l’hypothèse que Liba du Saalegau est la mère de Gottschalk. Mais il faut garder à l’esprit que cette identification de Liba n’est, en toute rigueur, qu’une hypothèse. Par la suite, nous retrouvons Gottschalk en Francie occidentale, ce qui a toutes les apparences d’un véritable déracinement. Il n’en est rien : cette mobilité est, au contraire, le trait distinctif de la Reichsaristokratie. Nous verrons bientôt que la trajectoire de Gottschalk à l’ouest s’explique en partie par ses origines saxonnes.
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II. Dans le Bassin parisien Les sociologues attribuent deux fonctions au lien social : le bonding, fondé sur la confiance, caractéristique du lien fort ; et le bridging, capacité de mettre en contact différents réseaux, caractéristique du lien faible233. Au concile de Mayence, nous avons vu à l’œuvre les liens forts de Gottschalk, ceux de sa parenté et de ses alliances familiales ; le De oblatione puerorum de Raban, qui parle des puissants alliés du Saxon, montre que c’est la solidarité aristocratique qui a joué en sa faveur. Mais après l’échec de sa démarche, ce sont les liens faibles qui jouent un rôle prédominant et assurent la « greffe » de Gottschalk dans le Bassin Parisien, en l’intégrant dans un vaste réseau franco-saxon, dont nous allons voir le détail. A. Entre la Saxe et la Neustrie La présence de Gottschalk à Corbie s’explique par son réseau saxon. Le monastère neustrien fonde des antennes, prémisses de Corvey, dans le diocèse de Paderborn, dès 815. La « nouvelle Corbie » s’épanouit à partir du retour d’Adalhard, disgrâcié en 814, en 821. Un nouveau site est trouvé, la villa de Höxter, où les moines emménagent en 822234. Plusieurs moines de Corbie font la navette entre la Neustrie et la Saxe, comme le montre un bref passage de l’Epitaphium Arsenii de Paschase Radbert235. Des aristocrates saxons commencent immédiatement à faire des donations au nouveau monastère. L’abbé Adalhard meurt en 826 : son demi-frère Wala lui succède à Corbie comme à Corvey jusqu’à son troisième exil, en 832‑833236. Wala avait sans doute mené campagne en Saxe avec Charlemagne lorsqu’il était comte237 : il connaît bien le territoire. Warin, qui le remplace, était déjà le magister monasticae disciplinae – sans doute le prévôt – et avait été élu, en 826, abbé par les moines, d’après la Translatio sancti Viti238. C’est dans cette configuration que 233 Cf. S. Ponthieux, Le capital social, Paris, 2006, p. 43‑74. 234 Weinrich, Wala, p. 39‑41 ; Honselmann, « Die Annahme des Christentums » (pour les plus anciennes listes de moines de Corvey) ; Krüger, « Zur Nachfolgeregelung » (sur la succession d’Adalhard en 826) ; Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 28 ; Krüger, Studien zur Corveyer Gründungsüberlieferung, op. cit., p. 201‑213 (sur la fondation de Corvey à Höxter d’après le récit de Fundatio de Herford) ; Röckelein, Reliquientranslationen, p. 60‑71 (sur Warin). Cf Vita Adalhardi, PL 120, col. 1540‑1541. 235 PL 120, col. 1584‑1586. 236 Krüger, « Zur Nachfolgeregelung ». 237 Weinrich, Wala, p. 22‑24. 238 PL 120, col. 1263. La question de la date d’entrée en fonction de Warin comme abbé de Corvey est controversée ; Cf. Krüger, « Zur Nachfolgeregelung » (qui est l’étude la plus complète), Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 29 et Depreux, Prosopographie, p. 392 et 395. Pour résumer, les sources du XIIe siècle et la Translatio sancti Viti affirment que l’abbatiat de Warin a commencé dès 826 ; or, les documents des années 826‑829 ne nomment pas Warin mais Wala ; de même, les lettres de Radbert à Warin sont fort ambiguës mais laissent supposer qu’en 831, Warin n’était pas encore abbé. En revanche, une série de diplômes, en 833, atteste que Louis le Pieux l’avait alors nommé abbé.
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Gottschalk a fait le déplacement de Saxe en Neustrie. Le monastère de Corvey est encore une fondation récente quand l’affaire de 829 éclate, mais les Ricdagides et les Billing sont des donateurs réguliers à Corvey, nous l’avons déjà vu (p. 126). Le réseau de Gottschalk est donc relié à la fois à Fulda et à la jeune filiale de Corbie. Il est naturel que ce soit par Corvey que Gottschalk ait été « exfiltré » vers la Francie occidentale et la maison-mère de Corvey, Corbie. Le personnage de Warin représente un autre lien avec Corvey et la Saxe. Dans les Responsa de diversis, en effet, Gottschalk relate une anecdote dont le fond, quoique plaisant, importe peu. En cherchant à démontrer que les démons peuvent avoir une certaine prescience du futur, il cite une petite série de personnalités qu’il a connues personnellement : le duc de Croatie Trpimir, l’écolâtre de Reichenau Wettin… Puis il confie à son correspondant l’histoire d’un médecin de Spolète nommé Hadoin qui a fait le déplacement jusqu’à Rebais, dans le bassin parisien239. Les détails topographiques sont précis et centrés sur l’abbé, son domaine, ses villae. Le récit est suffisamment circonstancié pour qu’on ait le sentiment que Gottschalk a séjourné sur place. Que fait Gottschalk à Rebais dans l’entourage de Warin ? Si l’on suit le réseau saxo-neustrien, cela s’explique facilement. Rebais est un monastère très proche d’Orbais et comptant environ 80 moines240. Warin, abbé de Corvey en 833 au plus tard, mort en 856, est un personnage de premier plan241. On ignore malheureusement quand il devint abbé de Rebais, tout en supputant que c’est en 833, comme pour Corvey242. Comme Gottschalk, Warin est un Franco-Saxon. La Translatio Viti qui relate le transfert des reliques de saint Guy le décrit comme un personnage de très haute extraction franque et saxonne243, fils d’Ida de Herzfeld (de parenté liudolfingienne, d’après Wenskus244) et du duc Ekbert de Westphalie qui était lié au groupement des Popponides, ce qui explique que le nom Warin soit resté un nom fréquent chez les Billing, apparentés aux Popponides/Ekbertides. À ces derniers étaient apparentés Adalhard et Wala, d’où la présence de Warin à Corbie et Corvey245. On trouve en effet à Corvey cinq moines du nom de Wala apparen-
239 Lambot, Œuvres théologiques, p. 170. 240 Sur les liens entre Orbais et Rebais, voir du Bout, Histoire de l’abbaye d’Orbais, p. 23 et passim. 241 Depreux, Prosopographie, p. 394‑396. 242 La première attestation sûre est la Translatio Viti qui se déroule en 836. cf. Röckelein, Reliquientranslationen, p. 174‑184. 243 Translatio s. viti, MGH SS 2, p. 580. Cf. Ehlers, Integration Sachsens, p. 174. 244 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 253. Ida et Ekbert ont en effet pour autre enfant un comte Liudolf. 245 Ibid., p. 254 ; pour le schéma de parenté complet, voir p. 272. Warin est cité comme enfant d’Eckbert et Ida dans la Translatio sanctae Pusinnae, c. 2.
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tés aux Ekbertides ou aux Billing au IXe siècle. Le neveu ou petit-fils de Warin, Poppo/Bovo, est lui-même abbé de Corvey de 879 à 890246. Il n’y avait aucune chance qu’un homme comme Warin ignore qui était le fils du comte Bern. Cela signifie-t-il qu’il était un protecteur attitré de Gottschalk ? Pas forcément, mais ce dernier peut avoir utilisé ses réseaux. L’innocente histoire du médecin-voyant de Spolète semble montrer que Gottschalk se déplaçait toujours, vers 835, dans le réseau corbéien. Comme nous l’avons vu (p. 48), la présence de Gottschalk est attestée à trois autres endroits : Orbais (diocèse de Soissons), Hautvillers (diocèse de Reims) et Châlons-en-Champagne (avec la lettre à Loup) ; mentionnons enfin la lettre à Ebbon de Reims. Ces lieux ont-ils un lien avec la Saxe ? Les monastères cités sont à environ trente-cinq kilomètres les uns des autres. Rebais et Hautvillers étaient chacun à une grosse journée de marche d’Orbais. Quelle est l’origine des liens qu’entretiennent Orbais, Hautvillers, Rebais et Reims ? Orbais est fondé vers 680 par Réole, 27e archevêque de Reims247. Hautvillers est fondé sous le prédécesseur de Réole, Nivard248, qui lui fait une grande donation avant sa mort249. Réole, alors encore laïc et comte, donne à l’abbaye son premier abbé : son propre fils Gédéon250. Les liens entre Hautvillers et Orbais sont très étroits dès l’origine, ainsi que leurs relations avec Reims. Après la déposition d’Halduin de Hautvillers à Soissons en 853251, Hincmar a assumé l’abbatiat personnellement252. Orbais et Hautvillers sont les deux seules abbayes pour lesquelles il ordonne directement un inventaire253. Elles sont liées aussi à Rebais. Orbais a été fondée par Réole avec six moines pris à Rebais et eut pour premier abbé un moine de cette abbaye, Leudemar254. Les relations entre les deux abbayes, géographiquement si proches, sont restées, dit le mauriste dom du Bout, très intimes jusqu’au XVIIe siècle où elles échangeaient des moines lors des fêtes de la Pentecôte et de la Trinité. Gottschalk, à Rebais, Orbais et Hautvillers, se trouve donc dans le réseau du siège métropolitain de Reims, ce qui, semble-t-il, apporte une justification supplémentaire au fait qu’Ebbon puisse être le destinataire de la lettre éditée par
246 Ibid., p. 284‑285. Cf. Widukind, Sachsengeschichte III, 2. 247 Pour tout ce qui suit, voir Du Bout, Histoire de l’abbaye d’Orbais, p. 29‑45. 248 Flodoard, MGH SS 36, p. 149. 249 Ibid., p. 154. 250 Sur la fondation, ibid., p. 150 et 155. 251 MGH Conc. 3, p. 275. 252 Stratmann, Hinkmar als Verwalter, p. 57. 253 MGH Ep. 8, n° 65 et 66 (p. 35‑36). 254 MGH SS 36, p. 155.
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dom Lambot. Dans ses opuscules, Gottschalk cite la villa d’Épernay : or, cette dernière a été donnée à Ebbon par Louis255. La présence de Gottschalk dans des monastères sous influence rémoise et à Épernay ; la préface de l’Évangéliaire d’Ebbon, qu’il rédige ; la lettre, enfin, qu’il semble adresser à l’archevêque vers 830‑833 montrent qu’il s’est déplacé dans le réseau d’Ebbon. Comment Gottschalk est-il passé du réseau « saxon » de Corbie au réseau rémois d’Ebbon ? Ce dernier, archevêque de Reims jusqu’en 835, puis brièvement de retour sur son siège en 840, est un des plus grands personnages du règne de Louis le Pieux, dont il avait été, non-libre, le frère de lait256. Selon Flodoard, sa mère Himiltrude est de la région rhénane257. Pour expliquer le lien entre Gottschalk et Ebbon, l’élément décisif est que ce dernier soit étroitement lié aux missions d’évangélisation en pays scandinave258. Pascal Ier, en 822, le nomme légat pour la mission259. En 823, l’année de la consécration de Corvey, Ebbon est en mission avec Williric de Brême auprès des Scandinaves260. Il fonde à l’embouchure de l’Elbe la collégiale de Münsterdorf, près d’Itzehœ261. Puis en 831, Ebbon expédie à Hambourg des reliques de saints rémois : Sixte, Sinnicius, Maternianus262. Il participe à l’ordination d’Anschaire, le 10 novembre 831, à Thionville ; tous deux obtiennent, l’hiver suivant, la légation du Nord. Cette fois, un propinquus d’Ebbon, Gauzbert, participe à l’entreprise263. Il n’est pas surprenant, à cette aune, qu’Ebbon ait été accusé, dans la vision de Raduin, de négliger son diocèse au profit des affaires du palais264. S’il n’y avait pas eu Anschaire, on considérerait aujourd’hui Ebbon comme le père de la chrétienté nordique265. Un des partisans de Gottschalk en 849 est justement Gislemar, moine de Corbie et compagnon d’Anschaire dans la mission de 831 (cf. chap. 1, p. 48). La mission scandinave semble ainsi avoir joué un rôle majeur dans l’intégration de Gottschalk en occident.
255 Ibid., p. 182. 256 Depreux, Prosopographie, p. 169‑174. 257 Flodoard, MGH SS 36, p. 175‑176 : patria Transrhenensis ac Germanicus […] Renus primos lavit mores alveus Germanicus […] ego mater Himiltrudis humilis… Cf. McKeon, « Archbishop Ebbo of Reims (816845) », dans Church History, 43, 1974, p. 437. 258 Voir en particulier Goetting, Die Hildesheimer Bischöfe, p. 56‑84. 259 MGH Ep. 5, p. 68‑70. 260 Cf. J. T. Palmer, « Rimbert’s Vita Anskarii and Scandinavian Mission in the Ninth Century », dans Journal of Ecclesiastical History, 55, 2004, p. 235‑256. 261 Vita Anskarii auctore Rimberto, G. Waitz, Hannovre, 1884 (MGH Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum LV), 13, 14 : p. 35‑36. C. Ehlers, Integration Sachsens, p. 185 ; Palmer, ibid., p. 252. 262 Depreux, Prosopographie, p. 101‑104. 263 MGH SS rer. germ. 55, op. cit., p. 36. 264 Flodoard II, 19 : MGH SS 36, p. 182‑183. 265 Goetting, Die Hildesheimer Bischöfe, p. 63.
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Nous pouvons aller plus loin. La mission scandinave d’Ebbon s’est appuyée sur la Saxe. Anschaire lui-même fut un temps l’écolâtre de Corvey, dans les années 820, selon la Vita Anskarii. L’envoi de l’archevêque de Reims en Scandinavie s’explique par le fait que l’église de Reims avait en Ostphalie des intérêts. Les domaines missionnaires de la Saxe récemment conquise avaient été partagés entre plusieurs diocèses francs266. Or, le domaine qui échoit à Reims est précisément Hildesheim, le pagus d’origine des Ricdagides et des Liudolfing267 ! Le nécrologe d’Hildesheim cite l’église de Reims comme sa mère : remensis ecclesia, quae mater fuit Hildenesheimensis ecclesiae268. Ebbon de Reims, à sa seconde déposition, est d’ailleurs fait évêque d’Hildesheim par Louis le Germanique, entre 844 et 845269. L’église de Reims est possessionnée, depuis Charlemagne, à la frontière saxonne de la Thuringe, dans l’axe Langensalza-Gotha-Arnstadt ; sous Louis le Germanique et Charles le Gros, Hincmar obtient la restitution de ces biens rémois, en particulier Schönstedt, à l’ouest de Langensalza270. Ces biens avaient vocation à servir de support matériel à la mission, à proximité immédiate du domaine saxon. Le défrichement de Rossdorf, avec Bernshausen (cf. p. 124), est à seulement 60 km au Sud de ces terres rémoises, dans la forêt de Bochonia. Ces diocèses missionnaires expliquent sans doute aussi la présence de Gottschalk à Châlons-en-Champagne ; elle aussi avait pour charge le territoire du Harz. L’évêque de Châlons est, à partir de 802, le frère de Liudger, Hildigrim, peut-être également évêque d’Halberstadt, en Ostphalie271. Hildigrim, abbé de Werden, fonde l’église de Helmstedt. Or, à 8 km au Sud d’Helmstedt se trouve Offleben, où sont possessionnés en 840‑841, avec une communauté d’aristocrates saxons de renom qui lui sont liés (notamment Cobbo et Waltbert), les noms de Bernold (qui n’est pas l’évêque de Strasbourg mais un homonyme) et des Ricdagides Berndag et Wendildag272. Cela conforte l’idée que ces derniers étaient liés aux Liudgerides et que Gottschalk s’est déplacé dans leurs réseaux lors de son départ pour l’Ouest.
266 Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 304‑310. 267 Wenner, Die Rechtsbeziehungen, p. 55. 268 Goetting, Die Hildesheimer Bischöfe, p. 46‑52 ; ms. Wolfenbüttel, 83.30 aug. 2°, f. 129r. 269 Ibid., p. 72. 270 MGH DD LdD, n° 120, p. 170 ; Die Ukrunden Karls III, P. Kehr ed., Berlin, 1937 (MGH Diplomata regum Germaniae ex stirpe Karolinorum, t. II), n° 106, p. 170‑171. 271 Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 304‑310 ; Angenendt, Liudger, p. 129‑130. 272 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 104 et 111. On trouve, parmi les témoins le nom du fils du duc de Westphalie Ekbert Ier et parent de Warin, le comte Cobbo du Trecwithi (Röckelein, Reliquientranslationen, p. 62) ; on trouve aussi l’Immeding Waltbert, qui est le nom du fondateur de Wildeshausen et l’époux d’Altburg, peut-être soeur d’Altfrid d’Hildesheim (Goetting, « Anfänge », p. 33‑34). Cobbo et Waltbert sont les deux premiers personnages cités. On trouve aussi, dans cette liste, un Billing…
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En définitive, Gottschalk circule, au commencement des années 830, dans un réseau qui reste fortement lié à la Saxe ; c’est le cas, bien sûr, de Corbie, mais également de Reims et Châlons-en-Champagne, sièges épiscopaux fortement impliqués dans la christianisation de la Saxe et richement possessionnés sur place. Le jeune oblat semble s’être lié, plus précisément, à l’archevêque Ebbon et se déplace dans un réseau de monastères liés à Reims : Hautvillers, Rebais, Orbais, ainsi que dans la villa de l’archevêque, Épernay. L’ancien oblat de Fulda, émigré en Neustrie, n’a pas coupé avec son passé, ce qui lui permet de s’intégrer progressivement à l’élite régionale. C’est le résultat de l’émergence d’une aristocratie d’empire capable de nouer des alliances par-dessus les frontières ethniques et linguistiques, en particulier grâce à la puissance d’intégration du clergé s’exprimant en latin. Grâce aux « liens faibles » de son réseau d’origine, Gottschalk pouvait s’intégrer en Francie occidentale en préservant son statut social et ses ambitions. Cela étant, un réseau composé de « liens faibles » reste, au vu de ces mêmes ambitions, vulnérable. Il faut, en Francie occidentale, reconstruire un réseau d’amitiés et de protections, un « capital social » digne de son rang. Seuls ces « liens forts » au sein de la hiérarchie peuvent lui procurer les positions sociales, en particulier l’épiscopat, auxquelles il peut aspirer273. Mais à cette étape, nous allons le voir, son ascension se brise sous la pression de plusieurs facteurs. B. Dans l’entourage des grands L’aristocratie carolingienne redoute les nouveaux-venus et les parvenus, quand bien même ils seraient aristocrates274. Gottschalk semble s’être trouvé dans cette position. L’intégration à un nouveau milieu n’est certes pas chose aisée, ce dont il témoigne lui-même en parlant de ses années d’apprentissage : Nemo fuit mihi dux, ideo minime patuit lux275. Comme son ami Walahfrid, comme aussi Ebbon, Gottschalk compte sur son talent pour assurer son ascension sociale dans l’entourage des grands, grâce au cursus honorum clérical276. Dans un premier temps, tout réussit au fils de Bern. Il noue des relations étroites avec au moins trois évêques : Rothade de Soissons, Loup de Châlons-en-Champagne et 273 N. Lin, « Social Networks and Status Attainment », dans Annual Review of Sociology, 25, 1999, p. 467‑487 (cf. sa bibliographie p. 470) montre que dans une structure pyramidale, la stratégie d’un outsider est de créer des liens avec des supérieurs afin de profiter des ressources dont ils maîtrisent l’accès. 274 F. Bougard, G. Bührer-Thierry et R. Le Jan, « Les élites du haut Moyen Âge. Identité, stratégies, mobilité », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2013/4, n. 68, p. 1079‑1112, p. 1079‑1080. 275 Age quaeso, dans MGH Poetae III, p. 3, v. 89. 276 S. Airlie, « Bonds of Power and Bonds of Association in the Court Circle of Louis the Pious », dans Charlemagne’s Heir, op. cit., p. 200.
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le chorévêque Rigbold de Reims qui l’ordonne prêtre pendant la vacance. Rothade, premièrement, était l’ordinaire de Gottschalk à Orbais. À la fin de la controverse, en 864, Hincmar, embarrassé par l’appel de Rothade au pape contre sa déposition à Soissons en 862, écrit à Nicolas Ier que Gottschalk a été jugé par le synode de Quierzy parce que son ordinaire « ne savait pas lui résister et qu’on le craignait pour son goût des nouveautés »277. L’accusation « d’aimer les nouveautés », inspirée de saint Paul (I Tim 6, 20), est un topos de la lutte contre l’hérésie particulièrement prisé pendant la controverse prédestinatienne278. Gottschalk avait ainsi noué avec Rothade une véritable intimité intellectuelle. Deuxièmement, le moine saxon expédie à Loup de Châlons-en-Champagne (vers 835‑857), une lettre (sur la datation, cf. chap. 1, p. 51). On déduit de sa lecture qu’ils entretenaient d’excellentes relations dès avant le départ de Gottschalk pour l’Italie279. La lettre de Gottschalk est une réponse, Loup ayant déjà écrit au Saxon (un 22 juillet), signe supplémentaire d’amitié. Loup de Châlons, proche d’Ebbon, joue le rôle d’évêque intérimaire pendant la vacance et supervise le chorévêque de Reims Rigbold. Il fut d’ailleurs réordonné évêque lors du retour éphémère d’Ebbon en décembre 840280. Troisièmement, le compte-rendu du concile de Quierzy de 849 donné par Hincmar dans son De praedestinatione (859) mentionne que Gottschalk se fait ordonner prêtre par le chorévêque Rigbold pendant la vacance épiscopale281. Pour se frayer un chemin parmi les élites de la province de Reims, Gottschalk s’appuie à la fois sur ses réseaux et sur son capital culturel. La dédicace à Ebbon de l’Évangéliaire d’Epernay, attribuée à Gottschalk sur des critères stylistiques, le prouve282. La dédicace du traité De IN praepositione à un évêque entrant en charge, peut-être Loup de Châlons, à une date inconnue, le montre également. Cette dédicace de courtisan exalte la fonction sociale du savoir : il écrit à l’évêque que s’il étudie bien son traité, il pourra, dans son nouveau diocèse, poser des questions distinguées (non ignobiles) aux grammairiens qui l’entourent283. Gottschalk joue son rôle dans la chorégraphie qui associe hommes de pouvoir et de savoir.
277 MGH Ep. 8, p. 160 : Rothadus, de cuius parrochia erat, illi nesciebat resistere et novitates amans timebatur a nobis… 278 Ibid., p. 13 et 160 ; PL 125, col. 296 et 473 (Hincmar) ; Lambot, Œuvres théologiques, p. 381 et 447 (Gottschalk) ; CCCM 260, p. 416‑417 (Florus) ; MGH ep. 5, p. 370 (Amolon) etc. 279 Lambot, Œuvres théologiques, p. 50 : … vestri notitiam reducendo ad memoriam et locum et tempus mutuae conlocutionis nostrae fluore suavi piissima paternitas vestra profudit. 280 Il est juste à côté de Rothade et d’Ebbon pendant la procession d’entrée de la messe en 840 : MGH Conc. 2.2, p. 810. 281 Hincmar, De praedestinatione (859), PL 125, col. 85. 282 Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 88‑90. 283 Lambot, Œuvres théologiques, p. 361.
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Les hommes autour desquels gravite Gottschalk ont un dénominateur commun : Reims, et sans doute Ebbon lui-même. Quelles étaient les relations de Gottschalk avec Ebbon ? Quels facteurs ont fait échouer son intégration à l’élite ecclésiastique de l’empire ? Pour y répondre, on dispose de deux sources qui, faute d’étoffer la trame événementielle, donnent une image concordante de la situation dans laquelle se trouvait le Saxon : la lettre à un évêque, sans doute adressée à Ebbon, et le poème de Walahfrid Velox Calliope. 1. La lettre à un évêque (Ebbon)
La lettre, impossible à dater, apporte nombre d’informations sur l’évolution du réseau de Gottschalk. D’abord, le moine a été personnellement attaché à Ebbon : « après que j’ai été (…) arraché au flanc de mon pilote284… » L’emploi du terme gubernator s’inscrit dans une métaphore filée (classique) de la mer comme épreuve et du pouvoir comme « gouvernail ». L’image du « flanc » montre que le Saxon faisait partie de l’entourage d’un puissant : il profite de ses faveurs et participe à son conseil. « L’épreuve » est d’en avoir été éloigné. Il apprend que l’on mène une cabale contre lui auprès de l’archevêque. Il vaut la peine de traduire le passage suivant avec attention : On vous a assuré que je m’étais élevé jusqu’à vous impudemment pour calomnier votre nom (…) et même que j’étais, non seulement l’inspirateur, mais l’auteur et le chef du complot tout entier contre vous285.
Le terme transiluisse est particulièrement obscur. Il signifie concrètement « sauter par-dessus »286. Or, transilire est employé dans le vocabulaire ecclésiastique pour désigner les clercs qui sautent un grade, par exemple un sous-diacre se faisant ordonner prêtre directement, ce qui est canoniquement proscrit287. Ici, il faut lire transiluisse in vobis. S’il y avait écrit in vos, cela signifierait : « contre vous ». Mais l’ablatif a une valeur difficile à restituer en français. On peut prendre pour comparaison Augustin, dans l’Enarratio in ps. XXXVIII ; Patitur enim difficultatem iste transiliens in quodam gradu quo iam transilivit, ce qu’on traduira au mieux 284 Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43. 285 Ibidem : Quarum quidem maximam fateor esse quod me pater contigit audisse […] vobis assertum fuisse in vestri me calumniam nominis […] in vobis impudenter transiluisse meque ne dico fautorem verum etiam auctorem et caput totius in vos moliminis extitisse. 286 La traduction de Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 92, a éludé le problème : I […] have been accused by you of shameless opprobrium against your name… Dans Heresy and Dissent, p. 62-63, le passage est tout simplement sauté dans la traduction. Il va de soi que vobis ne peut être traduit par by you. 287 Comme l’apprend à ses dépens Halduin, lors du concile de Soissons de 853 : MGH Conc. 3, p. 275. Voir aussi le concile de Meaux-Paris, c. 10, MGH Conc. 3, p. 90 : … qui noluerunt fieri discipuli veritatis, ut saltu inordinato magistri fiant erroris. Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, 8, col. 154b.
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par : « il rencontre un obstacle, celui qui atteint un stade qu’il avait déjà atteint auparavant »288. Dès lors, l’ablatif désigne le point d’arrivée du mouvement. Gottschalk est accusé de s’être hissé sans vergogne (impudenter) jusqu’au niveau de son protecteur. Gottschalk n’est pas considéré comme un membre indirect de la conspiration (fautor, indiquant une responsabilité atténuée) mais comme son chef (caput). Le fait que la calomnie porte, si on lit bien, sur le nomen d’Ebbon, c’est-à-dire à la fois son renom et son titre, s’éclaire : Gottschalk commet un crime contre la hiérarchie en faisant jeu égal avec son archevêque. On comprend alors ses interminables protestations d’humilité : « moi, le dernier de vos serviteurs… moi, indigne d’une telle majesté… »289. Il en rajoute sur sa petitesse. C’est ainsi qu’il faut lire ces palinodies : le Saxon est de haute extraction et devait déjà, du fait de son talent, jouir d’une haute réputation. Gottschalk n’est pas accusé d’une médisance mais de se comporter en intriguant. En creux, on discerne le problème d’un homme qui avait les moyens d’une haute ambition – notamment la noblesse qui faisait défaut à l’archevêque de Reims – mais souffrait de l’éloignement de son réseau de parenté et avait besoin de la protection d’hommes comme Warin ou Ebbon. Sans la faveur de l’archevêque, tout s’effondre. Il appelle ce dernier « mon seigneur unique et particulier »290, outrance révélatrice de sa situation réelle. Ce n’est pas un hasard si les amitiés nouées dans ces années de faiblesse, en 829‑830, celles de Ratramne et Gislemar, resurgissent en 849 : sur elles, Gottschalk a reconstruit sa sociabilité. Sitôt privé de protection par l’éloignement, Gottschalk devient vulnérable. Pourquoi a-t-il été pris pour cible ? Difficile de le savoir. Bien des années plus tard, Gottschalk a prouvé qu’il avait réellement l’ambition d’être archevêque de Reims291. Il se fait ordonner prêtre pendant la vacance rémoise, après 835. Il maîtrise parfaitement les moyens de communication de l’élite et s’avère un flagorneur inégalé : Loup de Ferrières lui reproche en 849 ses compliments sirupeux292. Ses relations avec des puissants comme Loup de Châlons ou Évrard de Frioul relèvent du même phénomène. En somme, l’ambition de Gottschalk est bien là et, en pleine greffe d’un réseau sur un autre, a dû poser problème.
288 PL 36, col. 415. 289 Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43. On peut en faire un petit florilège : ego indignus tantae maiestatis […] humillimis votis et precibus […] gentis miserrimus christianae […] vestrorum famulorum extremus […] undique indigno clienti… 290 Ibid., p. 42 : unico ac speciali domino meo. 291 Anecdote vraisemblable rapportée par Hincmar, dans De una et non trina deitate, PL 125, col. 613 : Gottschalk prophétise qu’Hincmar va mourir et qu’il le remplacera comme archevêque de Reims. 292 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 55.
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Une lecture minutieuse nous renseigne davantage sur la nature des difficultés rencontrées par Gottschalk en Champagne. Le moine récapitule tout ce qu’a fait Ebbon pour lui. L’archevêque l’arrache « encore et encore » à un vorago luti, un « tourbillon de boue »293. Dans les Etymologies, Isidore donne pour synonyme de cette expression caenum, à savoir la fange, l’ordure294. Dans la lettre d’Hadrien Ier adressée aux évêques espagnols suite au concile de Francfort (794), caenum signifie l’hérésie295… Il faut comprendre ce torrent de boue comme une situation infamante. Gottschalk ajoute bientôt : « vous m’avez souvent arraché aux dents de mes adversaires »296. Ebbon agit ici comme l’arbitre de conflits inconnus. Les mots employés par Gottschalk peuvent nous rendre sûrs d’une chose : il était l’objet de diffamations et Ebbon l’en protégeait297. Pour expliquer ce besoin de protection et cette infamie, on doit admettre que Gottschalk est connu et ambitieux. Ebbon l’a encouragé dans cette voie en lui donnant des passe-droits pour qu’il puisse étudier et enseigner plus facilement (je souligne) : « en vous comportant avec plus de clémence qu’avec aucun des vôtres, vous vous êtes consacré à me faire apprendre la lumière de la connaissance »298. Cela concorde parfaitement avec le témoignage tardif d’Hincmar, déplorant que Gottschalk, malgré le vœu de stabilité, ait pu aller de monastère en monastère pour écumer les bibliothèques299. Ebbon, malgré son extraction modeste, a été instruit à la cour et est un homme remarquablement lettré, qui doit voir en Gottschalk un jeune aristocrate au parcours original et prometteur300. Le Saxon apparaît ainsi comme un favori d’Ebbon. Son ascension est fulgurante et provoque des tensions dans l’entourage de l’archevêque, mais aussi la parenté de Gottschalk : la cabale est la conséquence de sa greffe d’un réseau sur un autre. Quelques lignes de la lettre laissent transparaître ce phénomène : « je suis diffamé par les miens devant les autres (…) on distribue les biens de mon parent, non seulement aux autres, mais aux miens »301. Le sens de mei et alieni n’est pas évident. Alienus ne signifie pas « étranger » au sens ethnique mais représente ici la 293 Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43. 294 Etymologies 16, 1, 2 : coenum est vorago luti. 295 MGH Conc. 2.1, p. 128. 296 Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43 : (…) Deque dentibus obtrectatorum avellistis frequenter. 297 Gottschalk l’appelle lui-même arbiter (ibid., p. 44). 298 Ibidem : Vos etiam mecum multo amplius quam cum ullo vestrorum agentes clementer, dedistis operam ut lumen scientiae addiscerem verenter. 299 PL 125, col. 84 : et inter suos mobilitate noxia singularis. 300 McKeon, « Ebbo of Reims », op. cit. (chap. 1), p. 437‑438 : Ebbon était bibliothécaire de Louis le Pieux en Aquitaine. 301 Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 44 : Iam a meis ad alienos pro nefas infamor […] pluribus iam dantur mei bona parentis et non solum alienis verum etiam meis.
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négativité de meus : tout ce qui n’est pas à moi. Gottschalk oppose ses proches à ceux des autres. Ceux qui le menacent sont précisément ceux, dit-il, dont il attendait une protection – c’est là l’essentiel pour nous302. Il n’espère d’aucun d’eux qu’il intercède en sa faveur, au contraire. Précisément, Gottschalk affirme que l’on distribue, pour obtenir sa condamnation auprès d’un mystérieux juge, « les biens de [son] parent », non seulement aux « autres », mais à « ses proches »303. Le mot parens doit être commenté. Pour dom Lambot, il désigne Ebbon, comme une sorte de parenté spirituelle ; cela étant, le terme, proche de consanguineus et propinquus, implique une relation de parenté304. S’il est, dans le lexique technique, écarté de la famille nucléaire au profit de termes plus précis (pater, frater, germanus), il n’est pas exclu, dans cette lettre poétique, qu’il désigne les biens du propre père de Gottschalk, le comte Bern305. On donne, en tout cas, les biens d’un membre de sa parenté pour lui nuire. La cabale touche son milieu d’origine. Les premiers impliqués sont des laïcs306. Les énigmatiques individus qui ont la capacité d’utiliser les biens du défunt comte Bern, et dont Gottschalk pensait qu’ils le soutiendraient, ont certainement un lien avec la Saxe. Nous y reviendrons. On ne se risquera pas à reconstituer un scénario plus précis, faute de sources. Le spectrogramme social du conflit nous suffit. Gottschalk, discrédité aussi bien en Neustrie qu’en Saxe, échoue à passer d’un réseau à un autre. Peut-être cela contribue-t-il à expliquer qu’on ne trouve, dans les œuvres de Gottschalk, aucune référence à la Saxe et que Prudence le décrive en 849 comme un « Gaulois »307. 2. Velox Calliope
Le poème de Walahfrid, nous l’avons vu (cf. p. 52), doit être daté d’avant 838 et salue le retour de Gottschalk en Neustrie. Il mérite, lui aussi, un commentaire serré308. 302 Ibid., p. 44 : quos mihi speraveram futuros esse munimen. 303 Ibidem : […] alterius ego praestoler iudicium iudicis, et non crudelis ut illis sed clementis expectem sententima vindicis, qui nullis ab iure ad iniuriam flectitur nummulis […] Igitur pro vestri damnatione clientis pluribus iam dantur mei bona parentis, et non solum alienis verum etiam meis. 304 Le Jan, Famille et pouvoir, p. 166. 305 Virgile, Énéide, VI, 687‑688 (Anchise à Énée) : Venisti tandem, tuaque exspectata parenti/ vicit iter durum pietas ? 306 Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43 : (…) iam mihi contra imperatorum nomen apud saeculi homines impingitur crimen… 307 Annales de Saint-Bertin, p. 56‑57 : gallus quidam. On a pu penser que la phrase nos gentiles qui ligna lapidesque colebamus (Lambot, Œuvres théologiques, p. 406) faisait référence à son passé saxon ; mais il s’agit simplement de l’héritage « gentil » de tous les non-juifs, Saxons comme Francs. Cf. Kadner, « Aus den neuentdeckten Traktaten », p. 358 et Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 47, note 166. 308 MGH Poetae 2, p. 362‑364 ; je ferai dorénavant référence aux vers. J’ai déjà proposé un commentaire de ce poème, très insuffisant, dans « Primum in Italiam… », p. 137‑138.
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Gottschalk revient d’un pèlerinage à Rome et prévient Walahfrid, en écrivant directement à la cour309. Celui-ci reçoit la lettre pendant le temps de Noël310. Walahfrid, sans doute à Aix-la-Chapelle, se plaint du froid311. De la cour, il avait déjà reçu des nouvelles, la rumeur (fama) rapportant que le Saxon pensait sortir de l’empire « à des fins de dévotion » – sans nul doute, pour évangéliser la Dalmatie, comme il le fait lors de son second voyage312. De nombreux vers entretiennent le topos de la praesentia in absentia et cultivent le goût des lettres commun aux deux amis. Tout cela occupe une trentaine de vers sur les 63 du poème. Le reste n’est rien d’autre qu’une admonition : Il y a autre chose, que je dois déplorer avec davantage de tristesse ; Que, préférant la vie à la loi de Lycurgue, Tu te délasses seul, sans prodiguer l’or que tu as reçu, Et que les bourses fermées retiennent le talent qui t’est confié. Dans la pauvreté que notre jeunesse a soufferte, Je ne t’ai pas connu ainsi, mon cher, et n’ai pas eu l’impression que tu étais Moins bienveillant que ne le réclamait la charge de ceux qui te sollicitaient313.
Gottschalk n’est pas prodigue de l’or reçu, comme le mauvais serviteur de la parabole des talents (Mt 25, 14‑30). Bien évidemment, il ne s’agit pas d’une question d’argent. Walahfrid reproche à Gottschalk de ne pas dispenser d’enseignement – contrairement à lui, à la cour314. La référence à la pauvreté de leur jeunesse doit être entendue à cette aune : même jeunes et encore peu instruits, les deux oblats surdoués aidaient leurs camarades, comme son ami d’enfance le lui rappelle315. Walahfrid peut alors gloser sur ce thème jusqu’à la fin du poème : les dons du Seigneur doivent profiter à tous comme le soleil et la pluie qui tombe sur les bons comme les méchants (Mt 5, 45).
309 Ibid., p. 362, 6 : Romana positum ferens in urbe. p. 363, 4 : quod tua suspensis ingessit epistola nobis ; et 8‑9 : sic optata palatinas mihi metra tuapte/ Scripta manu nebulas vero pepulere nitore. 310 Ibidem, v. 1‑2 : Dulcia cum nostros sancti natalis amores/ Iam propius tractis complerent gaudia votis. 311 Ibidem, v. 10 : non aliter turbant mea gaudia Chauri. Pour Dümmler, il s’agit d’une référence aux Chauques, peuple de Germanie situé en Frise et sur les rives de la mer du Nord. Cela pourrait correspondre à Aix-la-Chapelle… Mais non, car Walahfrid a seulement palatalisé le mot Cauri, c’est-à-dire les vents du Nord. 312 Ibidem, v. 7‑8 : Devoto extera cogitare corde/ Gratis exiliis adire rura. 313 Ibidem, v. 19‑25 : Est aliud maiore mihi maerore gemendum/ Quod cum vita tibi potior sit lege Lygurgi,/ Solus in accepto recubes non prodigus auro,/ Commissumque premant sudaria nexa talentum./ Atqui in pauperie, passa est quam nostra iuventus,/ Non talem te, care, habui minus atque benignum/ Expertus non sum, fuerat quam cura petentum. 314 Fees, « Walahfrid Strabo » montre que Walahfrid n’est sans doute pas le précepteur attitré de Charles le Chauve mais l’un des intellectuels qui entourent la famille royale. 315 Ibid., p. 45‑46.
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Deux éléments nous intéressent. D’abord, Walahfrid justifie ses reproches par la « rumeur mordante » qui lui rapporte, à la cour, l’égoïsme du Saxon316. C’est la deuxième fois, dans le poème, que des rumeurs sur Gottschalk parviennent à la cour et, là, elle est franchement négative. Mais à bien y regarder, la première rumeur, rapportant que Gottschalk, depuis Rome, songeait à s’exiler, était aussi de bien mauvais augure. Dans les vers cités ci-dessus, que signifie, en effet, « préférant la vie à la loi de Lycurgue » ? Ce dernier, roi de Sparte, est connu de tous les compilateurs et historiographes comme le législateur par excellence317. Le reproche est cinglant : au lieu de se conformer à la loi, c’està-dire à la règle monastique, Gottschalk vit en prince, c’est-à-dire en courtisan. C’est l’exact reflet de la situation décrite dans la lettre à Ebbon ! Entre celui-ci et Evrard de Frioul, Gottschalk aura sans cesse recherché la proximité des puissants. Le reproche de Walahfrid cible en particulier le non-respect des obligations monastiques. Il faut, écrit-il, paraphrasant saint Paul (Gal 6, 10), pratiquer le bien envers tous, mais « davantage envers les saints nourris par la vie domestique »318. Ces saints sont les confrères de Gottschalk, les parfaits du monde carolingien : les moines. Le bilan de ces lectures de la lettre à Ebbon et de Velox Calliope fait directement écho au portrait de Gottschalk brossé par Hincmar en 849. Ce dernier dit connaître Gottschalk depuis « déjà bien longtemps » à cause de sa « réputation pourrie [sic] de mauvaise fréquentation », sans alors l’avoir jamais rencontré personnellement319. En 860, il écrit que le Saxon se distinguait des autres moines par sa « mobilité nuisible »320. Gottschalk menait une vie de peregrinatio studii très libre ; sous l’habit monastique (habitu et sermone, ut videbatur, religioso), il allait de monastère en monastère et était connu dans tout le diocèse321. Ces passe-droits lui étaient acquis par la proximité d’Ebbon et d’autres puissants. Mais ils ont leurs inconvénients : Gottschalk traîne derrière lui des rumeurs. La
316 MGH Poetae 2, p. 363, v. 26‑27 : Cur modo divitiis mordax testetur in amplis/ Fama tuam, miror, celare peculia dextram ? 317 Isidore, Etymologies, V, 1, 1 : Lycurgus primus Lacedaemoniis jura ex Apollinis auctoritate confinxit. Chronique, PL 83, col. 1031 (an du monde 4307) : Lycurgus legislator apud Graeciam insignis habetur. Chronique de Cassiodore, PL 69, col. 1216 : Huius temporibus [sc. sous Aremulus Sivlius] Lycurgus apud Lacedaemonas jura composuit. Adon de Vienne, Chronicon, PL 123, col. 44 : Lycurgus legislator Apollonis oraculo insignis habetur. Cf. aussi Augustin, Cité de Dieu, II, 16. 318 MGH Poetae 2, p. 363, v. 40 : Sed magis in sanctos, quos vita domestica nutrit. 319 MGH Ep. 5, p. 13 : nobis autem iam olim fama putida miserae conversationis. 320 PL 125, col. 84 : inter suos mobilitate noxia singularis. 321 Ibid. : in diocesi nostra vobis notus et nomine et facie et conversatione Gotescalcus.
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lettre d’admonition de Walahfrid est la lettre d’un ami inquiet, qui tire le signal d’alarme : Voilà, mon père et mon frère, unique objet de mes pensées ; Je ne souhaiterais pas que tu penses que mes paroles veulent te déchirer ; Elles ne veulent pas taire le danger dans lequel tu te trouves Si moi, je sais quelque chose et peux faire preuve de ma loyauté. Je ne serai pas pour toi ce Philippe, tu t’en souviens, Dans les anciens volumes d’annales, pour sa trahison de l’amitié322.
Walahfrid met en garde Gottschalk contre le danger de ces rumeurs. Son admonition est un geste d’amitié envers un proche déjà compromis à la cour, bien avant la controverse. Mais il y a plus. La lettre de Walahfrid est adressée à Gottschalk, qui et Fulgentius (formule par laquelle les chartes introduisent les surnoms323). Cela a été remarqué depuis longtemps. Pour l’historiographie, ce n’est pas Fulgence de Ruspe, disciple d’Augustin, mais Fulgence Planciade, dit « le Mythographe », auteur d’un commentaire sur Virgile324. La thèse, séduisante, ne tient pas, car, pour les carolingiens, les deux homonymes ne font qu’un : ils sont confondus par Prudence de Troyes lui-même325. Par conséquent, dès les années 830, Gottschalk portait le surnom d’un disciple d’Augustin, particulièrement connu pour son zèle à défendre la double prédestination. Aurait-il été, si précocément, connu pour avoir imité Fulgence ? Oui, à l’évidence. Complétons maintenant la citation d’Hincmar ci-dessus : « [Gottschalk] que je connais depuis déjà bien longtemps, pour sa réputation pourrie de mauvaise fréquentation et pour l’abomination de sa prédication perverse, et que je rencontre enfin maintenant en personne… »326 Le balancement entre « jadis » et « enfin maintenant » est formel : Gottschalk est connu pour sa prédication sur la prédestination depuis « déjà longtemps ». La lettre à Loup de Châlons, dont le discours est imprégné de sotériologie augustinienne, en témoigne (cf. p. 170). Les rumeurs traînées par Gottschalk ont donc à voir non seulement avec l’ambition et les jalousies charriées par la protection dont Ebbon l’entoure, mais avec l’enseignement de la double prédestination qui, dans ces années 830, fait déjà sa réputation. 322 MGH Poetae 2, p. 364 : Ergo, pater fraterque, meae pars unica mentis,/ Noluerim, mea dicta putes lacerare volentis,/ Sed tua nolentis reticere pericula, si quid/ Mens mea scit, poteritque fidem servare fideli./ Non tibi talis ero, qualem meminere Philippum/ Fraude in amicitiae per prisca volumina fasti. 323 Geuenich, Personennamen, p. 90. 324 Traube, dans MGH Poetae 3, p. 708, note 2. Kagerah, Gottschalk der Sachse, p. 12 ; Weber, Gedichte, p. 246. 325 PL 115, col. 1310. 326 MGH Ep. 8, p. 13 : nobis autem iam olim fama putida miserae conversationis et abhominatione perversae praedicationis et nunc tandem facie…
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Conclusion
Pour la trajectoire précoce de Gottschalk, les sources que l’on vient de décrire, quoique pauvres en points de repère chronologiques, sont capitales. Il est déjà connu comme un défenseur zélé d’Augustin, dans la lignée de Fulgence. Pourtant, son exclusion définitive n’intervient qu’en 848. Autrement dit, la genèse de la controverse prédestinatienne n’est pas tant marquée par l’émergence soudaine d’un augustinisme tombé en désuétude que par le long processus d’exclusion de son principal héraut, qui discrédite sa doctrine avec lui. On ne comprendrait pas, sinon, la violence immédiate des débats, la posture braquée des protagonistes, l’empressement d’Hincmar à faire de Gottschalk le chef de file de ses adversaires, et celui de ses adversaires à oublier jusqu’au nom de Gottschalk ; bref, une « querelle de sourds », pour reprendre l’expression de J. Devisse. C’est un processus dans lequel se mêlent, bien sûr, des considérations doctrinales (ni Raban, ni Hincmar n’étant enclins à accepter la notion de prédestination à la damnation, trop coûteuse dans leur économie du salut), mais aussi sociales. Trop en vue, trop ambitieux, le jeune Gottschalk, en gravitant dans l’orbite des premiers personnages de l’empire, se brûle les ailes. Il profite des passedroits que légitiment de hauts desseins, mais qui, en cas d’échec, redoublent la disgrâce. Si l’on en doutait, le jeune et brillant aristocrate saxon est bel et bien une étoile montante du clergé franc des années 830, dont on parle beaucoup, et même beaucoup trop. À la cour impériale, où Judith, proche à la fois de Warin et de Walahfrid327, devait le connaître, et à celle, sans doute, d’Ebbon, il est l’objet de rumeurs diffamantes, accentuant l’irrégularité de sa situation et son ambition, qui menace même l’archevêque. Par ailleurs, si le destinataire de la lettre est bien Ebbon, il a dû pâtir considérablement de la déposition de celui-ci en 835. Cela expliquerait son tropisme italien (où se trouve Lothaire) et son besoin de gagner les marges de l’empire. Ainsi, l’homme condamné en 848‑849 est pleinement du monde de ses juges, mais il a subi, depuis 20 ans, une lente marginalisation. Mais, sans doute, à cela s’ajoutent des considérations d’ordre politique. Pourquoi Gottschalk a-t-il perdu le soutien des « siens » ? Est-ce seulement pour son ascension trop rapide aux côtés d’Ebbon ? Bien plutôt, la lettre renvoie au contexte politique 327 Judith est fille du comte Welf et de la saxonne Ekbertide Heilwig, abbesse de Chelles vers 820. Lors de la translation de saint Vit, Warin, lui aussi ekbertide, transmet des reliques à Jouarre et Chelles. Cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 253 et Röckelein, Reliquientranslationen, p. 60‑71 et 174‑184. Walahfrid, pour sa part, est considéré par l’historiographie, depuis Ebert et Dümmler au XIXe siècle, comme un chapelain de Judith, ce qu’Irmgard Fees, qui estime qu’il n’a pas été précepteur de Charles le Chauve, n’a pas contesté.
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des années 830‑833 et à la « révolte loyaliste » qui a vu le renversement de Louis le Pieux. On rendra ainsi compte de la trahison dont Gottschalk se dit victime. C. Gottschalk et la crise de l’empire 1. Autorité et désobéissance dans les écrits de Gottschalk
Y aurait-il des raisons politiques, remontant aux années 830, à la condamnation du moine saxon en 849328 ? Dans sa lettre à Ebbon, Gottschalk est accusé par des laïques d’un crime « contre le nom des empereurs ». Il s’agit là d’un concept désignant l’adéquation entre la fonction royale et la dignité de celui qui la porte329. C’est au nom de cette Nomen-theorie que les Carolingiens ont renversé les Mérovingiens. Le « crime » dont est accusé Gottschalk, dans le contexte des années 830, ne peut être que le suivant : avoir critiqué l’aptitude de Louis et Lothaire à exercer le pouvoir. On retrouve ainsi l’accusation, extrêmement grave, de lèse-majesté (crimen maiestatis)330. Le crimen maiestatis est exhumé de la législation romaine à la refondation de l’empire afin de protéger le souverain et les officiers impériaux331. Cette mise en accusation suprême met Gottschalk en danger de mort, il le dit lui-même dans la lettre à Ebbon332. Le voilà impliqué, d’une manière ou d’une autre, dans la révolte qui mène à la pénitence de Saint-Médard. Sans doute est-il possible de reconstituer, grâce à son réseau, la position de Gottschalk dans cette crise. Il fréquente, en Italie, le marquis Évrard de Frioul qui est un fidèle de Lothaire. Nous avons vu qu’il fréquente également Ebbon de Reims, qui finit par se rallier à Lothaire333 en juin 833. Nous avons également vu 328 Cf. Ganz, « The debate on predestination… », p. 287. 329 L’analyse complète est dans H. Beumann, « Nomen imperatoris. Studien zur Kaiseridee Karls des Grossen », dans Historische Zeitschrift, 185, 1958, p. 515‑549. On cite beaucoup ce dernier mais il faut aussi prêter attention à l’analyse très complète d’Anton, Fürstenspiegel und Herrscherethos, Bonn, 1968, p. 384‑404. 330 M. Lemosse, « La lèse-majesté dans la monarchie franque », dans Revue du Moyen Âge latin 2, 1946, p. 5‑24, soutient qu’au crime romain de haute trahison se substitue au haut Moyen Âge le crime d’infidelitas, qui relève du contrat individuel entre le fidèle et son seigneur. Hincmar, dans le De regis persona adressé à Charles le Chauve, recommande la peine capitale pour les crimes politiques (PL 125, col. 249‑250). 331 O. Hageneder, « Das Crimen maiestatis, der Prozess gegen die Attentäter Papst Leos III. und die Kaiserkrönung Karls des Grossen », dans Aus Kirche und Reich. Studien zu Theologie, Politik und Recht im Mittelalter (Festschrift Friedrich Kempf), H. Morderk ed., Sigmaringen, 1983, p. 55‑80. 332 Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43 : nullius pro servulo vestro aures domini mei pulsabit obsecratio, nisi tantum ideo ut delear de saeculo. 333 Lothaire lui-même convoque le concile de Valence de janvier 855 où la thèse de la double prédestination est confirmée ; l’empereur, en revanche, n’assiste pas au concile et ne l’avait pas convoqué pour cela, mais pour juger l’évêque de Valence. Il ne faut pas voir en Lothaire un protecteur de Gottschalk.
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les liens entre Gottschalk et Corbie ; M. Gillis a montré que l’interprétation du psaume 43 dans la lettre à Ebbon correspond à celle de Paschase Radbert, proche de l’abbé Wala, dans son commentaire In Matthaeum et à celle du Breviarium in psalmos dont Corbie possédait une copie334. Corbie, Ebbon, Évrard ; le moine semble lié aux cercles de la « révolte loyaliste ». Pour le vérifier, il faut en chercher des indices dans ses textes. Les écrits tirés du manuscrit de Bern donnent des preuves du rattachement de Gottschalk à l’école qui a pensé la révolte loyaliste. Certains textes de Gottschalk ont une portée politique bien plus directe. Jean Devisse, David Ganz et Matthiew Gillis l’ont montré : on trouve chez le Saxon des démonstrations de la subordination des autorités terrestres à l’autorité divine335. Il prêche la désobéissance aux puissances qui se montrent infidèles au principe divin de leur autorité. La cheville ouvrière de la démonstration est la liberté de conscience : il ne dépend plus d’une institution médiatrice de savoir si le pouvoir est fidèle à Dieu ou non. Ajoutons peut-être un passage à ceux qu’ont dénichés Devisse, Ganz et Gillis. Le moine d’Orbais, dans un fragment des opuscules grammaticaux, commente l’épisode platonicien de l’anneau de Gigès336. Ce pâtre, on s’en souvient, découvre un anneau qui rend invisible quand on en tourne le chat vers l’intérieur. La morale de Platon est que le juste, s’il pouvait s’en cacher, ne commettrait pas le mal. Gottschalk est admiratif : Platon ne péchait pas alors que personne ne le voyait, tandis que le « Platon chrétien » pèche alors que tout le monde le voit. Commence alors une véritable hymne à l’autonomie morale : Gottschalk inspire la crainte du jugement à son lecteur en dépeignant un Dieu vengeur qu’on ne saurait fuir337. Mais pourquoi ? On l’apprend à la fin du morceau, quelques lignes plus bas : « prends bien soin d’agir selon le jugement de ton arbitre intérieur »338.
334 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 100 et Heresy and Dissent, p. 68-73. Le Breviarium in psalmos (PL 26, col. 821‑1270), est une compilation antérieure au IXe siècle dont Corbie possédait un manuscrit : le BNF latin 12150. 335 Voir Devisse, Hincmar, p. 158‑159 ; Ganz, « The debate on predestination… », p. 297 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 308‑320 et Heresy and Dissent, p. 194-197. Les passages concernés se trouvent dans Lambot, Oeuvres théologiques, p. 96‑99, 251, 412. 336 République, II, 359b-360b ; Lambot, Œuvres théologiques, p. 311 (morceau incomplet) et 476‑478 (morceau complet). Ganz, « The debate on predestination… », p. 296‑297. 337 Ibidem : « Que Dieu tout-puissant te retire ton cœur de pierre, te donne un cœur de chair, et ne permette pas que tu meures bientôt ; qu’il te fasse miséricorde maintenant et au jour du jugement. Même si tu ne redoutes pas le glaive qui est ceint sur le jarret du roi très-puissant et tout-puissant notre Seigneur, pourquoi ne redoutes-tu pas que cet autre glaive, qui sort de sa bouche, te pourfende brutalement pour prix de tes mérites ? Pourquoi ne crains-tu pas qu’il te tue en te tranchant les jambes avec la faux qu’il a à la main ? ». 338 Ibid., p. 478 : Stude te interni arbitris iudicio placere.
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L’épisode de Gigès est une apologie de la liberté de conscience, articulée sur la relation avec Dieu et la crainte du jugement. La demande d’ordalie, fort connue, qu’il formule dans la Confessio prolixior en 849 transcrit en termes concrets cette conception de l’ordre politique. Ce texte n’est qu’en apparence un appel adressé aux médiateurs du sacré, roi et évêques. Gottschalk entend les confondre grâce à une preuve immédiate de son orthodoxie, le miracle : il joue Dieu contre les médiateurs, le « pouvoir » contre les « puissants ». 2. Gottschalk, Corbie et la question de l’obéissance
Les idées de Gottschalk sur la légitimité de la désobéissance civile et l’autonomie de la conscience rendent un écho inattendu aux thèses des partisans de la révolte de 833. Plusieurs textes ont, dans ce contexte, revendiqué une certaine liberté visà-vis du pouvoir339, notamment l’Epitaphium Arsenii de Paschase Radbert, abbé de Corbie (843‑851)340, monastère où Gottschalk a passé quelque temps et a gardé des réseaux influents : il vaut la peine de s’y attarder. Radbert défend l’idée que la véritable fides à l’égard du souverain est une double loyauté qui relie l’empereur à Dieu : se révolter contre l’empereur au nom de Dieu, c’est faire preuve de loyauté341. Paschase Radbert, dans l’Epitaphium Arsenii, rédigé entre 836 et 856, après la mort de Wala, fait l’apologie du parti-pris de celuici avec les insurgés de 833. Pour David Ganz, l’Epitaphium est destiné au public des moines de Corbie ; pour Mayke De Jong, il peut avoir été prévu aussi pour un lectorat de cour342. Dans notre perspective, seule l’origine corbéienne compte. La « rébellion loyaliste » contre l’empereur est présentée comme un décret de la providence : les rebelles se lèvent, poussés par Dieu, pour le salut de l’empire. Adeodatus, un des protagonistes du dialogue, le résume ainsi : « un tel événement 339 Utilement rappelés dans Savigni, « Les laïcs », p. 57‑58. 340 Pour une mise au point historiographique, cf. Ganz, « The Epitaphium Arsenii ». Cet article s’inspire de l’analyse littéraire des deux œuvres réalisée dans Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 103‑120. Je me référerai à l’édition de la PL pour des raisons de commodité : l’Epitaphium Arsenii a cependant été réédité par Ernst Dümmler dans Abhandlungen der kaiserlichen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, philosophische-historische Klasse, Berlin, 1900, et l’on attend la traduction de M. de Jong. Voir aussi, sur la narration de Paschase assumant à la mort de Wala le rôle du prophète, « Becoming Jeremiah : Paschasius Radbertus on Wala, himself and others », dans Ego Trouble. Authors and Their Identities in the Early Middle Ages, R. Corradini, M. Gillis, R. McKitterick et I. van Renswoude dir., Vienne, 2010 (Forschungen zur geschichte des Mittelalters, 15), p. 185‑196, ainsi que l’utile résumé de Weinrich, Wala, p. 7‑10. 341 Weinrich, Wala, p. 84. De Jong, Penitential State, p. 108‑109. 342 Ganz, « The Epitaphium Arsenii », p. 540 ; De Jong, Penitential State, p. 104 et « Becoming Jeremiah », op. cit., p. 194.
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ne se retrouve pas dans l’histoire du monde : je ne sache pas qu’un peuple se soit jamais levé à la fois pour et contre son prince ». Wala, en admonestant publiquement Louis, a agi « pour César et l’empire, pour sa patrie et tous ses aînés, pour la foi et le zèle de Dieu, pour la religion chrétienne et le salut des citoyens »343. On retrouve le même court-circuit que chez Gottschalk : obéir à Dieu plutôt qu’à l’empereur car celui-là est la source de la légitimité de celui-ci. Plus loin, Paschase rend visite à Wala disgrâcié : ils profitent, malgré la tristesse de l’exil, de la joie de se revoir et d’avoir la « conscience pure »344. On retrouve l’autonomie morale de Gottschalk, qui refuse sur son lit de mort de recevoir la communion « par autorité ». À Paschase qui l’exhorte à consentir à tout ce que l’empereur exige, Wala répond qu’il est surpris de le voir douter de sa conscience. Il oppose alors les puissants qui entourent Louis, qu’il s’agissait de circonvenir pour rentrer en grâce, et le jugement de Dieu qu’il faut craindre par-dessus tout. N’est-ce pas la même objection de conscience, inspirée par la relation immédiate avec Dieu, qui anime Gottschalk à Quierzy et, bien plus tard, Luther à Worms ? Cette « objection de conscience » découle d’une conception de la fidélité qui plonge ses racines dans l’antiquité et la pensée augustinienne : l’originalité de Wala et Paschase est de l’avoir appliquée à une situation politique concrète et d’en avoir tiré toute une théorie du refus de l’obéissance345. En effet, Paschase insiste sur la complexité de la notion de loi et sur le problème des obédiences multiples, bien plus que ne le font les miroirs des princes, assez simplificateurs346. D’emblée, Paschase pose le principe que la fides du vassal ne peut pas justifier son obéissance à un prince qui s’oppose à la loi de Dieu, car cette fides au souverain dérive de la fides à Dieu347. Il en découle un droit individuel à la désobéissance civile, au nom d’une fidélité au souverain qui dépasse sa personne. L’abbé de Corbie a, dans son commentaire de Matthieu, un passage qui rappelle de façon surprenante les arguments que l’on a lus chez Gottschalk en réfutant l’idée que le roi n’est soumis à aucun pouvoir : Il faut maintenant réfuter ceux de nos contemporains qui disent qu’il ne faut pas contester les rois ou les puissants de ce monde ni les admonester rudement, pour ne
343 PL 120, col. 1619‑1622. 344 Ibid., col. 1623‑1624. 345 Weinrich, Wala, p. 84 ; cf. Augustin, Enchiridion, § 117 (sur le fait que la loi ne peut se dispenser de la foi et de la charité). 346 Ganz, « The Epitaphium Arsenii », p. 543, citant l’Epitaphium II, 17 : iustitiae partes constat quia plurimae sunt. Alia siquidem est iustitia regni Dei, alia regni terreni, alia inter parentes et propinquos, alia inter externos et alienos in tantum quot sunt leges et consuetudines gentium tot dicantur ex usu iustitiae partes… 347 Epitaphium Arsenii, I, 3.
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pas les pousser à une colère plus noire, comme je l’ai entendu d’un évêque qui disait que le roi n’est soumis à aucun pouvoir et à aucun régime348…
On retrouve ici la même reconstitution de la pyramide des autorités que chez Gottschalk, avec l’idée que le roi n’en est pas le sommet et qu’on peut, au nom de Dieu, lui résister. La théorie de la résistance légitime dépassait, même si les sources écrites sont muettes, le cercle corbéien349. Régine Le Jan a montré que Dhuoda, dont le Manuel, rédigé pour Guillaume de Septimanie entre le 30 novembre 841 et le 2 février 843, est « un véritable traité politique de l’élite laïque », professe une théorie de la fidélité centrée non sur le roi, mais sur le père de famille. À Bernard, à qui il doit tout, Guillaume doit être « fidèle en tout » ; cette fidélité passe avant celle qu’il doit au roi350. Dans le contexte des luttes fratricides entre Carolingiens, l’aristocratie a recomposé une conception de la loyauté centrée sur elle-même, méfiante à l’égard du roi-tyran qui bouleverse l’ordre divin : par là, cette conception rejoint celle de Gottschalk. Le moine saxon a donc retenu la leçon de ses premières années en Francie. Il professe un relativisme politique qui s’articule autour de la subordination des pouvoirs terrestres à l’autorité divine, dont l’appréciation, en fin de compte, peut être abandonnée aussi bien à la hiérarchie ecclésiastique (on tombe là dans l’augustinisme politique dont on a dit qu’il avait permis la déposition de Louis le Pieux) qu’à une conscience individuelle autonome : Wala et sa « conscience pure » en sont un exemple. 3. Rupture avec la parenté saxonne
La crise de l’empire a eu des conséquences certaines sur les réseaux de Gottschalk. Ce dernier, d’origine ricdagide, est passé par Corbie et a fréquenté Ebbon. Il est évident qu’il fut écartelé entre les choix politiques de ses divers protecteurs. Ebbon est resté loyal à Louis le Pieux en 830, contrairement à Wala, abbé de Corbie, et a même collaboré à la condamnation des insurgés, notamment l’ordinaire de
348 PL 120, col. 513 (livre VII). Cité par Weinrich, Wala, p. 84. 349 F. Kern, Gottesgnadentum und Widerstandsrecht im früheren Mitelalter. Zur Entwicklungsgeschichte der Monarchie, Leipzig, 1914 (Mittelalterliche Studien, I/2). L’auteur montre que les Carolingiens, dans la lignée des conciles de Tolède, ont combattu le droit de révolte légitime de l’aristocratie (annexe 29, p. 417‑422). 350 Le Jan, « Dhuoda ou l’opportunité du discours féminin », (citation p. 111) et « The multiple identities of Dhuoda », dans Ego Trouble, op. cit., p. 211‑229. Manuel, III, 2 ; SC 225, p. 141.
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Corbie, son suffragant Jessé d’Amiens351. Au moment où Gottschalk se défend énergiquement contre l’accusation de lèse-majesté, l’archevêque est encore du côté de Louis le Pieux. C’est finalement sur le Champ du mensonge qu’Ebbon trahit Louis le Pieux en échange de l’abbaye de Saint-Vaast352. Les accusations portées contre Gottschalk avant cette date, ainsi que sa propre pensée politique, pointent vers Corbie. Les soupçons qui l’accablent pèsent lourd en faveur de l’hypothèse qu’il n’a pas obtenu sa liberté après Mayence. Libéré par Louis le Pieux à Worms en août 829, le retrouverait-on dans l’opposition à l’empereur à peine un an plus tard ? À l’inverse, si, comme on le pense ici, le jugement de Mayence a été cassé par un Louis le Pieux convaincu par l’argumentaire de Raban et par la nécessité de préserver le patrimoine du monastère royal de Fulda, les idées politiques de Gottschalk sur la prééminence de la loi de Dieu et la nécessaire désobéissance aux autorités iniques trouvent une explication évidente. On comprendrait alors mieux la « trahison » dont Gottschalk se plaint. Il affirme que « les siens », ses proches, réclament son jugement pour calomnie contre le nom des empereurs et celui d’Ebbon. On a interprété plus haut ce mei comme le réseau de Gottschalk lié à la Saxe, avec sa propre parenté. Or, en 832, l’armée de Louis le Pieux est composée essentiellement de Francs du Nord-Est et de Saxons353. Badurad de Paderborn semble faire partie des évêques restés fidèles à Louis le Pieux en 833 : Thégan rapporte que Louis le Pieux le charge de négocier la soumission de Lothaire dans la région d’Orléans en 834 : il est le premier à exhorter Lothaire à déposer les armes354. Il était un fidèle indéfectible dès la « révolte loyaliste » de 830 puisqu’Hilduin fut envoyé en captivité dans son diocèse. On sait aussi que Warin est resté fidèle à Louis, ce qui est sans doute la raison pour laquelle il obtint l’abbaye de Corvey, et peut-être à ce moment-là aussi celle de Rebais355. C’est enfin, et surtout, le cas du comte Ricdag lui-même, qui touche une donation de dix manses de Louis le Pieux en avril 833356. Cette donation concerne trois localités (Ampen, Alten-Geseke et Schmerleke) autour de Soest, dans le 351 Thégan, Vita Hludowici imperatoris, MGH SS rer. germ. 64, E. Tremp ed., Hannovre, 1995, p. 598. Plus loin, Thégan invective Ebbon en lui reprochant de s’être récusé en rappelant sur son siège Jessé. Voir aussi le témoignage de Flodoard, MGH SS 36, p. 183. Cf. McKeon, « Ebbo of Reims », op. cit. (p. 141), p. 441. 352 Flodoard, MGH SS 36, p. 184. 353 Annales de Saint-Bertin, p. 6. 354 Thégan, op. cit., p. 248 (c. 54). 355 Cf. Krüger, « Zur Nachfolgeregelung », Depreux, Prosopographie, p. 394‑396 (mais il ignore Rebais) et Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 115 (qui fait cette hypothèse pour Rebais). 356 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 301. En note 2702, il cite la notice 891, ce qui est une erreur corrigée par Ehlers, Integration Sachsens, p. 171, note 304, puisqu’il s’agit de la notice 920 des Regesta
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Brukteregau, en plein sur le Hellweg, très à l’ouest du cœur du domaine ricdagide (ostphalien, cf. p. 107). La dimension politique de cette donation a été soulignée : la guerre était imminente et le Hellweg est une position stratégique que Louis voulait savoir en mains sûres357. En somme, le chef du réseau de Gottschalk en 829 se tient fermement du côté de Louis le Pieux dans sa querelle avec ses fils358. Les « proches » de Gottschalk qui l’accusent de trahison quand il est dans l’entourage, à Corbie, des piliers de la « révolte loyaliste » et dont, on l’a vu, il partage les idées encore des années plus tard, sont à chercher en Saxe, dans son premier réseau. 4. La cour d’Évrard et la mission dans les Balkans
On pourrait juger que Gottschalk mène, à partir de 840, la vie d’un fugitif chassé successivement de Vérone puis du Frioul. En réalité, tous ces lieux forment un réseau dépendant d’Évrard, sans lequel Gottschalk n’aurait pas pu tenter sa dernière « greffe », en marge de l’empire, avant le procès de 848. Le comte Évrard a des liens étroits avec Vérone. Il est possible qu’il en ait été comte, en plus de sa charge de marquis de Frioul359. Il était lié à Brescia, où l’on trouve les noms de toute sa famille dans le codice necrologico-liturgico de San Salvatore360. Sa femme Gisèle, une Carolingienne, y a été éduquée, comme bien d’autres membres de la famille royale361. Pendant sa carrière, il multiplie les interventions en faveur des Vénètes et d’Aquilée362 : or, Vérone se situe dans la province de cette dernière. Évrard entretenait des relations de collaboration étroites avec Noting. Ils apparaissent tous deux sur un diplôme en faveur de l’Église d’Aquilée en 843363, et leur collaboration se poursuit dans les années 850364. On ne peut affirmer que Gottschalk s’est déplacé dans un réseau Noting-Évrard, faute de preuves dès les années 830 ; toutefois, ce réseau se superpose aux liens naturels qui unissent le Frioul et Vérone.
Imperii I, 1. Cf. le texte dans Wilmans, Kaiserurkunden, p. 36‑39. Wilmans dit que le texte du diplôme est inhabituellement politique. Il dit aussi qu’il est possible que Wala ait signé les notes tironiennes. 357 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 52‑53. 358 Le cas de Geboin d’Osnabrück, accusé par la lettre de l’évêque Egilmar à Etienne V (Querimonia Egilmari) d’avoir participé à la révolte, est très controversé : cf. MGH Ep. 7, p. 360, note 4. 359 Storia di Brescia, op. cit. (chap. 1), p. 464. 360 MGH Libri memoriales et necrologia Nova Series t. 4, op. cit., p. 261. 361 Cf. Storia di Brescia, op. cit., p. 450‑460. Il ne faut pas confondre cette Gisèle avec la fille de Lothaire qui fut aussi abbesse de San Salvatore, de 851 à 860. 362 Die Urkunden Lothars I. und Lothars II., T. Schieffer ed., Berlin, 1966 (MGH Diplomatum Karolinorum t. III), n° 62 et 76. 363 Ibid., p. 192. 364 Cf. Translatio S. Calixti Cisonium, MGH SS 15.1, p. 419 ; Chronica Albrici, Scriptorum tomus XXIII, Hannovre, 1874 (MGH Scriptores in folio t. XXIII), p. 734 ; Annales de Fulda, MGH SS rer. germ. 7, p. 48.
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Une seconde raison possible à la présence de Gottschalk à Vérone serait qu’il dispose de réseaux sur place. En effet, le testament d’Engelbert d’Erbè (28 mai 846), puissant aristocrate de la région de Vérone, cite parmi ses exécuteurs testamentaires (rogatores) un certain « prêtre Godescalc, fils de Gudalibo » ; celui-ci reçoit également une donation pour prier pour le salut de l’âme d’Engelbert365. Ce prêtre Gottschalk n’est pas le moine saxon : il réapparaît comme souscripteur d’une charte de 862, où trois chanoines de Vérone font un échange avec l’échevin Grauso366. Il ne s’agit pas non plus de son filleul et homonyme, trop jeune. Il n’en demeure pas moins que les trois personnages portent le même nom. Autres coïncidences troublantes : l’élément Lib- dans le nom de son père, qui peut faire penser à Liba du Saalegau, et la présence, parmi les rogatores, d’un certain abbé Ebbon, qui évoque le protecteur de Gottschalk. Dans la mesure où Vérone avait des liens avérés avec à la fois l’Alémanie et Fulda, et où bien des partisans de Lothaire l’ont suivi en Italie en 834‑835, il peut s’agir de membres d’un même réseau. Il est hélas impossible de le vérifier : on se trouvera dans la même incertitude au sujet de l’évasion de Guntbert (p. 234). Tout du moins fallait-il signaler la coïncidence. En définitive, la raison la plus vraisemblable du séjour de Gottschalk dans le Frioul est, non seulement la cour d’Évrard et les réseaux du saxon, mais la frontière balkanique. Nous l’avons vu, le séjour de Gottschalk s’inscrit dans une entreprise d’évangélisation annoncée par Velox Calliope et explicitée par les sources postérieures367. Celle-ci aurait été impossible sans les réseaux d’Évrard. La mission, au haut Moyen Âge, s’appuie sur « une infrastructure de routes, de relais, de monastères, sur un réseau de protections qui montrent que c’est l’ensemble de la société, en tous cas l’ensemble des puissants de la région, qui participe à l’action missionnaire, de part et d’autre de la frontière »368. Le Frioul est la marche de conquête et de protection du monde franc ; elle correspond idéalement à cette interface dans laquelle Francs et Slaves, chrétiens et païens se fréquentent369. 365 Chartae latinae antiquiores, Part 60, Italy 32, Verona 2, F. Santoni ed., Zürich, 2002, n° 25, p. 109‑117. Cf. E. Bolisani, « Un interessante testamento veronese del IX secolo », dans Miscellanea in onore di Robert Cessi, vol. 1, Rome, 1958, p. 43‑49 ; A. Castagnetti, « La distribuzione geografica dei possessi di un grande proprietario veronese del secolo IX : Engelberto del fu Grimoaldo di Erbé », dans Rivista di storia dell’agricoltura, 9, 1969, p. 15‑26. Sur la présence de non-francs à Vérone, voir de ce dernier auteur Minoranze etniche dominanti e rapporti vassallatico-beneficiari : Alamanni e Franchi a Verona e nel Veneto in età carolingia e post-carolingia, Vérone, 1990. Je remercie vivement Marco Stoffella pour son aide au sujet de cette charte. 366 V. Fainelli, Codice diplomatico veronese, vol. 1, Venise, 1940, n° 227. 367 Cela a été bien vu par Genke et Gumerlock, translated Texts, p. 30. 368 G. Bührer-Thierry et T. Lienhard, « Les élites aux frontières, mobilité et hiérarchie dans le cadre de la mission », dans Les élites dans le haut Moyen Âge, VIe-XIIe siècle, colloque des 27‑28/11/2003 des universités de Marne-la-Vallée et Paris 1, mis sur internet en octobre 2004 (http://lamop.univ-paris1.fr/spip. php ?article438). Sans pagination. 369 Cf. P. Paschini, Storia del Friuli, Udine, 1990, p. 155‑172, Khrawinkler, Friaul, p. 245‑307, A. Schwarcz, « Pannonien im 9. Jahrhundert und die Anfänge der direkten Beziehungen zwischen dem ostfränkischen
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Le contexte récent renforce ce rôle d’interface. Après une poussée dans les Balkans sous Charlemagne, l’emprise franque subit un coup d’arrêt lors de la révolte du Slave Liudevit en 819. Les principautés slaves qui entourent le Frioul restent alors sous influence franque, mais sont indépendantes. C’est notamment vrai du duc Trpimir, qui passe dans le folklore pour le premier « roi de Croatie ». Il noue des liens avec Évrard : la plus vieille charte croate (852) est datée d’après les dates de règne de Lothaire et on sait, grâce à l’Évangéliaire de Cividale, que Trpimir a fait avec son fils un pèlerinage dans un couvent frioulan non identifié370. Il y avait donc des liens diplomatiques riches entre la cour de Frioul et les chefs des principautés slaves environnantes, en particulier Trpimir : leurs élites circulaient de part et d’autre de la « frontière ». C’est la protection d’Évrard qui permet à Gottschalk de circuler dans le réseau des élites balkaniques371. Gottschalk cite, à l’occasion d’une anecdote, le nom de Trpimir, qu’il appelle « roi des Slaves » ; le Saxon prend l’initiative de le ravitailler lors d’une campagne militaire contre Byzance372. Le moine d’Orbais, qui a fréquenté la cour d’Évrard, semble avoir personnellement connu le chef des Croates. En Bulgarie même, il fréquente les élites, comme le montre ce passage du De corpore et sanguine Domini : Alors qu’il en est ainsi et qu’aucun chrétien ne pourrait le nier – même les païens le savent, car jadis, chez les Bulgares, un païen noble et puissant m’a prié de boire pour l’amour de ce Dieu qui change le vin en son sang – etc.373
Reich und den Bulgaren », dans Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 1. Grenze und Differenz im frühen Mittelalter, W. Pohl et H. Reimitz éd., Vienne, 2000 (österreichsche Akademie der Wissenschaften, philosophisch-historische Klasse, Denkschriften, 287), p. 99‑104, T. Lienhard, « Les combattants francs et slaves face à la paix : crise et nouvelle définition d’une élite dans l’espace oriental carolingien au début du IXe siècle », dans Les élites au Haut Moyen Âge, Crises et renouvellements, F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan dir., Paris (Brepols), 2005 (Collection Haut Moyen Âge, 1), p. 253‑266, et F. Borri, « Fracia e Chroatia nel IX secolo : storia di un rapporto difficile », dans MEFR 2008, 120/1, p. 87‑103. 370 Sur la charte, cf. Diplomaticki zbornik kraljevine Hrvatske, I. Listine godina 743‑1100, Zagreb, 1967, p. 3 ; sur le pèlerinage, voir les signatures de l’Évangéliaire de Cividale éditées dans Bethmann, « Evangelienhandschrift » (dans ce dernier, f. 5v : domno tripimiro). On ignore toujours d’où provenait l’Évangéliaire de Cividale, copié au Ve siècle et conservé longtemps à Aquilée, au plus tôt depuis Louis le Pieux. Sa renommée vient du fait qu’on prétend que l’Évangile de Marc est autographe ; il a été retiré de l’Évangéliaire au XIVe siècle et est conservée à Venise. Au sujet de l’histoire de l’Évangéliaire et de la distinction entre les entrées authentiques et apocryphes (en particulier les noms de rois lombards), voir K. Schmid, « Nameneinträge im Codex Foroiuliensis. Bemerkungen zum Fälschungsproblem in der Gedenküberlieferung », dans Fälschungen im Mittelalter, I. Kongressdaten und Festvorträge. Literatur und Fälschungen. Internationaler Kongress der MGH, München, 16‑19. September 1986, Hannovre, 1988 (MGH Schriften, 33.1), p. 551‑586. 371 L’hypothèse de B. Boller (Gottschalk, p. 43, note 90) reprise par Genke (translated Texts, p. 31) d’après laquelle le duc slave Borna (810‑821) serait le père de Gottschalk est bien trop fragile pour être retenue. 372 Lambot, Œuvres théologiques, p. 169. 373 Ibid., p. 325.
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À en croire ce passage, Gottschalk s’est trouvé attablé avec un noble Bulgare et a échangé avec lui des amabilités. Le « chapelain » d’Évrard fréquente ainsi les élites slaves et bulgares. Depuis le début du IXe siècle, les Bulgares font en effet peser une grosse pression sur les principautés slaves des Balkans, et Évrard doit mener contre eux plusieurs campagnes374. Ce serait donc un contresens de penser que Gottschalk est parti pour les Balkans après avoir été chassé de chez Évrard ; au contraire, seuls ses réseaux et sa protection le lui ont permis. Le récit de la bataille entre Trpimir et les Byzantins montre aussi que les apparences jouent en faveur d’un séjour prolongé de Gottschalk dans les Balkans, et non des pérégrinations d’un réfugié : imagine-t-on le Saxon en fuite, chassé de la cour de Frioul, un vagabond en somme, accueilli par le « duc » des Slaves, chasé sur ses terres et accompagné d’un filleul ? Cela permet également de comprendre le fait qu’il fréquente les élites. L’évangélisation commence par l’adoption de comportements collectifs, souvent dictée par l’élite375. La culture de mission n’était pas étrangère à Gottschalk : il a grandi en Saxe, pays récemment converti, et a fréquenté Ebbon et Gislemar. La conversion des Danois fait partie des priorités de la politique de Louis le Pieux dans les années 820. James Palmer a pu supposer que la tension eschatologique qui baigne la Vita Anskarii de Rimbert (c. 869‑876) ait été liée à la doctrine de la prédestination de Gottschalk : les missionnaires partagent une éthique de la grâce, du jugement et de la rétribution qui évoque la controverse376. À de nombreux égards, le milieu d’origine de Gottschalk et la fréquentation de Corbie et d’Ebbon expliquent son départ en mission. Le Frioul est la base arrière des missions en direction des Slaves. L’Évangéliaire de Cividale regorge de noms d’origine slave : les convertis faisaient leurs premières dévotions dans le Frioul377. Au siècle suivant, Constantin Porphyrogénète raconte qu’un moine franc nommé Martin évangélisait l’actuelle Croatie à peu près quand Gottschalk se trouvait en Dalmatie378 ; on en trouve en effet dans l’Évangéliaire de Cividale de nombreux clercs nommés Martin, d’après le saint patron de la
374 MGH Poetae 3, p. 212 (n° 53, vers 23). 375 W. Van Egmont, « Converting Monks : missionary activity in early medieval Frisia and Saxony », dans Christianizing peoples and converting individuals, International medieval research 7, I. Wood dir., Brepols, 2000, p. 37‑47. 376 Palmer, « Rimbert’s Vita Anskarii », op. cit., p. 243 ; cf. Genke, translated Texts, p. 22. 377 Bethmann, « Evangelienhandschrift ». On trouve des noms originaires de Bulgarie (par ex., 3v : hic sunt nomina de Bolgaria, inprimis rex illorum Michahel), parmi lesquels le prince Michel qui se fit baptiser en 861, mais aussi des Slaves : on a déjà mentionné Trpimir (f. 5v). 378 Constantinus Porphyrogenitus, De administrando Imperio, G. Moravcsik éd. et R. J. H. Jenkins trad., Washington D.C., 1967 (Corpus fontium historiae byzantinae I), c. 31, p. 148‑151.
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monarchie franque379. Dans ce contexte de compétition missionnaire entre Francs et Grecs, le récit de Gottschalk doit être lié à la politique active d’Évrard dans les Balkans : la conversion des peuples voisins est un enjeu de poids. La mission de Gottschalk s’inscrit dans un vaste mouvement d’acculturation des Slaves à la culture chrétienne : un prodige intellectuel et de haute extraction est pour Evrard un atout inestimable. Conclusion
Après l’échec de son ascension sociale dans le bassin parisien, la cour d’Évrard offre à Gottschalk le double avantage d’être un espace périphérique, relativement autonome, et un terrain d’évangélisation. Les espaces frontaliers sont un ascenseur social idéal ; le missionnaire couronné de succès y gagne un prestige considérable. Mais cette opportunité est à double tranchant : la périphérie est soumise à la centralité, c’est-à-dire à la cour. D’une certaine manière, on peut interpréter ainsi l’expulsion finale de Gottschalk. Averti par Raban, Évrard n’a pas pris le risque de se compromettre auprès des proches du pouvoir. Il reçoit en effet un courrier de Raban Maur au ton menaçant380 et correspond par deux fois avec Hincmar qui le félicite de son zèle pour la « paix de l’Église », ce qui pourrait être une allusion à l’expulsion de Gottschalk381. Réduit à choisir entre les élites ecclésiastiques de l’empire et Gottschalk, Évrard a délogé celui-ci de son dernier champ d’ascension sociale, ce qui l’a poussé à la confrontation doctrinale avec Raban, avec les résultats qu’on sait. La dernière tentative d’intégration à une élite locale a échoué. III. Les clivages du concile de Quierzy en 849 Le concile de 849, qui se déroule de façon excessivement violente, est le lieu où les tensions des deux décennies précédentes se dénouent. Ceux dans l’entourage de qui Gottschalk a gravité sont soit impuissants, soit réticents à le soutenir. Mais pour certains des participants au moins, rien n’était joué. Les sources décrivent habituellement un concile comme un lieu d’unanimité. Déconstruire celle-ci, mettre en exergue le rapport de force qui a abouti à la condamnation du Saxon est l’enjeu des pages qui suivent. David Ganz a pointé les clivages qui divisaient les premiers conciles du règne de Charles le Chauve : 379 Bethmann, « Evangelienhandschrift » : f. 8r (martinus pbr), 42v (domine miserere servo tuo martino presbitero), 196r (martino diacono). 380 MGh Ep. 5, p. 487 : Confido enim te, vir venerande, bene esse christianum nec aliquid te habere velle in tua communione quod evangelio Christi adversetur, sed magis hoc quod placeat Deo et ad salutem pertinet animarum. 381 MGH Ep. 8, p. 26, n° 46 et p. 36‑37, n° 69.
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il reste à donner à cette intuition une dimension prosopographique en traitant les évêques au cas par cas382. Les listes de souscription le permettent : on peut reconstituer la dynamique du concile. La reconstitution du réseau de Gottschalk à Quierzy nous impose un ex-cursus sur les rivalités conciliaires, rivalités qui peuvent seules expliquer l’échec de ce réseau tout en rendant quelque couleur à ces rituels mal documentés et perçus comme de froides procédures. A. Unanimité et rivalité en concile Les sources offrent un aperçu surprenant des rouages de réunions où le lieu commun de « l’unanimité » cache des rapports de force parfois tendus383. L’unanimité est signe de la présence de Dieu384. Le règne de Charles le Chauve n’échappe pas à cette règle. Dès le capitulaire de Coulaines de 843, l’unanimité de la décision est un facteur essentiel de sa validité : c’est par elle que les intérêts particuliers sont transcendés et s’effacent devant le « salut commun » prononcé par tous, « sous un seul chef, le Christ, comme un seul homme dans le corps d’une seule Église, chacun membre de l’autre… »385. L’unanimité de la décision manifeste l’incorporation de la société dans l’Église. Le roi en est garant. Mais cette unanimité n’est pas qu’un lieu commun relevant de la rhétorique. L’unanimitas des conciles et des capitulaires est un concept politique386. Cette unanimité est le corollaire de la notion de vérité : celle-ci se manifeste dans l’unité cléricale. Alcuin écrit à Charlemagne : « il y a une concorde profonde entre l’unité dans la vérité et la vérité dans la paix »387. Seule cette « vérité unanime » constitutive de l’Église permet la condamnations d’hérétiques qui sont forcément des individus isolés : erreur et solitude vont de pair388. L’unanimité est alors une fiction nécessaire à la légitimation du pouvoir. Pour la déconstruire et lui donner son véritable sens de miroir, bien fragile, de la vérité, il faut d’abord évoquer la réalité du déroulement d’un concile, puis reconstituer les rapports de force du concile de 849.
382 Ganz, « The debate on predestination… », p. 286, note 20 (nb : 849 et non 853). 383 R. MacMullen, Voting About God in Early Church Councils, New Haven, 2006. 384 Les actes rappellent souvent Mt 28, 20 ou Ac 4, 32. 385 MGH Cap. reg. franc. 2, p. 254. 386 Cristiani, Dall’unanimitas all’universitas, p. 18. 387 MGH Ep. 4, p. 199 (lettre à Charlemagne en réponse à des interrogationes, vers 798) : Multum sibi denique concinunt verax unitas et pacifica veritas (cité par Cristiani, ibidem). 388 Alain Boureau a suggéré que l’hérétique représente, dans son individualité, l’inverse d’une Égliseréceptacle de la « vérité unanime » : un puits insondable de secrets forgés par le diable dans l’opacité de sa conscience (« l’individu, sujet de la vérité ou suppôt de l’erreur », dans L’individu au Moyen-âge, p. 289‑307).
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Comment se déroulait concrètement un concile carolingien ? S’agissait-il d’une machinerie rituelle parfaite, ou bien les rivalités personnelles y transparaissaient-elles ? Le discours normatif peut nous fournir, en négatif, quelques indices précieux, en particulier les ordines qui enrichissent l’ordo de celebrando concilio wisigothique389. Dans l’ordo 7, le métropolitain récitant l’ordre du jour invite ses confrères à exprimer leur éventuel désaccord sans esprit de « rivalité » (contentio)390. Le troisième jour du concile, le même métropolitain répète son invitation à débattre « avec bienveillance et mesure »391. L’ordo s’achève par une prière pénitentielle. L’ordo 2 invite également à s’exprimer sans trace de rivalité (contentio)392. L’ordo évoque deux fois la possibilité que le concile soit agité par des mouvements de foule (tumultus)393. Ces clauses ont certainement été ajoutées à cause du concile de Tolède XI, marqué par des débats houleux394. « Rivalité », « contradiction », « agitation » : ces précautions sont discrètes, mais pas inutiles. L’idée d’un « concile agité » ne relève pas du fantasme. Les sources narratives laissent percevoir la même réalité. À Soissons, en 866, on ne put achever la lecture du quatrième memorandum d’Hincmar, « car certains faisaient un scandale »395. À Savonnières, le 14 juin 859, à la lecture publique des canons prédestinatiens de Langres, les esprits des évêques de Charles s’échauffent : il faut toute l’habileté de Rémi de Lyon pour calmer le jeu396. En 862, au concile de Soissons, Hincmar fait du chantage à Rothade qu’il entend déposer : s’il signe son acte de déposition, il obtiendra une abbaye397. L’archevêque se plaint que son suffragant, « plus dur qu’une pierre », ait tenu bon, avant de le décrire comme un « fou » (maniaticum) qui refuse les exhortations des évêques et du roi « en larmes »398. Il fallait que Rothade ait le cœur bien dur… Il est significatif qu’à ce dernier synode, d’après l’appel de Rothade à Rome, Charles ait siégé quasi omnium dominus et cherché à imposer sa sentence399. La présence du souverain fausse la liberté de parole. 389 La recherche sur les ordines, dont la quasi totalité des manuscrits est postérieure au IXe siècle, ne permet pas toujours de les dater avec exactitude : voir l’introduction à l’édition de MGH, ordines de celebrando concilio, p. 4‑11. C’est pourquoi ici on ne se servira que des ordines n° 2 et 7. 390 MGH ordines de celebrando concilio, p. 309. 391 Ibid., p. 60. 392 Description des manuscrits dans MGH Ordines de celebrando concilio, p. 143‑173 ; voir ici p. 179‑180. 393 Ibid., p. 182, c. 12. 394 C. Munier, « L’Ordo de celebrando concilio wisigothique. Ses remaniements jusqu’au Xe siècle », dans Revue des sciences religieuses, 37, 1963, p. 250‑271 (255‑256). 395 MGH Ep. 8, p. 185 : post haec ista quae sequitur scedula synodo est porrecta, sed quibusdam scandalizantibus non est perlecta (note marginale du manuscrit Laon, BM, 407). 396 PL 125, col. 66 (cf. chap. 1). 397 Devisse, Hincmar, p. 593. 398 MGH Ep. 8, p. 150. 399 D’après le liber proclamationis de Rothade cité par Hartmann, « Laien auf Synoden », p. 264. MGH Conc. 4, p. 182.
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L’affaire de la destitution a posteriori du pape Formose livre le même enseignement. Un an après le procès cadavérique de 896‑897, le pape Théodore tient un concile de réhabilitation à Ravenne en 898. Six évêques y avouent l’un après l’autre avoir condamné Formose coacte, « sous la contrainte », ou invitus, « à mauvais gré »400. En matière de décision jouée d’avance, les conciles portant sur l’hérésie sont particulièrement instructifs. Le concile de Quierzy de 838, qui sanctionne les accusations d’hérésie portées à Lyon contre Amalaire de Metz pendant trois ans, mérite un commentaire. Les actes n’ont pas été conservés ; les annales de Saint-Bertin n’en font aucune mention ; seul Florus victorieux – excepté un écho lointain dans les Annales de Xanten – narre sa propre geste401. Il insiste sur le rôle du roi, notamment dans la convocation du concile. La condamnation n’a pas affecté la fortune des écrits amalariens qui se sont propagés malgré l’opprobre dont cette « condamnation » devait les maculer402. K. Zechiel-Eckes insiste sur l’aspect politique de la polémique amalarienne. Quelle liberté de parole a pu exister dans un tel concile ? En somme, de multiples précautions sont prises contre ce qui est fatalement le lot de telles réunions : rivalités personnelles et parole bridée. Le tout, sous le regard du roi, qui n’est pas étranger à l’ambiance. Au concile de Soissons, en 853 - concile controversé entre tous – Charles le Chauve siège au milieu des évêques et son notaire souscrit aux actes, chose inhabituelle403. Il ordonne qu’on lise les témoignages sur la déposition d’Ebbon en deuxième session. Il obtient, à la fin du synode, que la peine d’excommunication des clercs d’Ebbon soit commuée. Rien ne défend d’imaginer une situation comparable à Quierzy, en 849404. B. Le rapport de force à Quierzy 1. Le nombre de souscriptions
Hincmar affiche, dans le De praedestinatione de 860, la belle unanimité des évêques qui ont condamné Gottschalk405. Ce qui compte pour lui n’est pas la manière dont 400 Cf. protocole du concile de Ravenne de 898, MGH Conc. 5, p. 434‑435. Au total, six évêques disent avoir participé ou signé sous la contrainte. Voir maintenant L. Jégou, « Compétition autour d’un cadavre. Le procès du pape Formose et ses enjeux (896‑904) », dans Revue historique, 615, 2015, p. 499‑523. 401 MGH Conc. 2, 2, p. 768‑782. Le récit de Florus met en scène des évêques particulièrement naïfs. Mise au point sur l’ordre exact des textes dans Zechiel-Eckes, Florus, p. 54‑59 et récit p. 62‑70. 402 La tradition manuscrite d’Amalaire est étonnamment riche pour un écrivain condamné (cf. A. Cabaniss, Amalarius of Metz, Amsterdam, 1954). Florus se plaint vers 852 que malgré son infamie, Amalaire soit encensé et ses livres, qu’il faudrait brûler, lus (CCCM 260, p. 401). 403 MGH Conc. 3, p. 279. Cela apporte une certaine nuance à Hartmann, « Laien auf Synoden », p. 263. 404 Cf. Lot-Halphen, Charles le Chauve, p. 200. 405 PL 125, col. 85.
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le concile s’est déroulé mais le résultat, c’est-à-dire la souscription « unanime » de tous les participants. Traditionnellement, le nombre de ces souscriptions donne autorité au concile. Cela est valable aussi pour en 849. Amolon de Lyon a des scrupules à correspondre avec Gottschalk, condamné par un concile de ses confrères406. Mais il y a un problème. Voici la liste des participants donnée par Hincmar de Reims dans le De praedestinatione, en 860407 (j’ajoute les chiffres) : 1. Wenilon de Sens, 2. Hincmar de Reims, 3. Folcoin de Thérouanne, 4. Thierry de Cambrai, 5. Rhotade de Soissons, 6. Ragenar d’Amiens, 7. Immo de Noyon, 8. Erpoin de Senlis, 9. Loup de Châlons-en-Champagne, 10. Ermenfrid de Beauvais, 11. Pardoul de Laon, 12. Teutbold de Langres, 13. Gernobrius de Tours, 14. Rigbold chorévêque de Reims, 15. Witao chorévêque de Cambrai.
On compte ici quinze archevêques, évêques et chorévêques. Or, la sentence d’excommunication de Gottschalk mentionne douze évêques. Alors que retenir : douze ou quinze408 ? On compte quinze évêques, rangs et provinces confondus. On en compte treize si l’on exclut les chorévêques ou les archevêques ; dix, si l’on ne compte que les évêques de la province de Reims ; mais douze, si l’on y ajoute ses deux chorévêques présents. Les évêques non rémois auraient donc été écartés du jugement409. On doit mettre cette restriction sur le compte du légalisme d’Hincmar. Le concile de Quierzy, présidé par celui-ci et Wenilon, n’est pas à strictement un concile provincial. Sa réunion se justifie par plusieurs affaires judiciaires, liées à une assemblée royale, d’où la présence d’autres évêques que ceux de la province d’Hincmar ; mais Gottschalk n’a été jugé que par les évêques de sa province410. En 849, l’intitulé de la sentence laisse entendre qu’elle n’émane que des évêques placés sous l’autorité d’Hincmar. En 860, ce dernier mentionne la participation des évêques d’autres provinces que la sienne pour une raison précise : donner l’impression d’une unanimité plus large. Il ajoute, comme témoins, ceux des participants qui sont devenus évêques par la suite (Wenilon de Rouen, Énée de Paris, Isaac de Langres), les abbés Paschase, Bavo et Halduin, et même l’archidiacre de Reims Rodoald et son économe Wulfade. En 864, l’archevêque écrit à Nicolas Ier 406 MGH Ep. 5, p. 369. 407 PL 125, col. 85. 408 Cf. sur ce problème Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 205 et Heresy and Dissent, p. 141. 409 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 104‑105, note 3, suggérait que trois des quinze évêques se fussent abstenus : il faut le comprendre comme une marque de légalisme et non comme un refus de participer au jugement. 410 Contrairement à ce que dit Devisse, Hincmar, p. 127, note 62.
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que Gottschalk a été condamné « par des évêques des Gaules »411 pour la même raison. Hincmar avait des raisons de vouloir muscler le consensus : il y a tout lieu de penser que la décision n’a pas vraiment été unanime. En 849‑850, Gottschalk fait circuler, entre autres documents, un appel « aux évêques qui ont assisté à sa condamnation ». Il ne pouvait compter, pour obtenir sa réhabilitation, que sur ses anciens juges. S’il y avait unanimité contre lui, une telle tentative aurait été vaine. Gottschalk connaissait ces évêques : d’après Hincmar, le Saxon, voyant sa cause perdue, se mit à invectiver les évêques un par un, personnellement412. C’est un signe qu’il se sentait trahi : on voit resurgir le proche d’Ebbon accusé de faire jeu égal avec son archevêque, dans les années 830. 2. Les évêques de Quierzy
A. Freystedt, dès 1898, faisait remarquer que plusieurs des évêques de Quierzy sont du côté de la double prédestination les années suivantes413. Il s’agit maintenant de montrer que ceux qui sont, pour des raisons doctrinales et personnelles, à classer parmi les partisans de Gottschalk finissent, au terme du concile, par le laisser condamner. Concentrons nous d’abord sur ceux qui ne font pas partie des « douze ». On peut assurer que la position de deux d’entre eux était plutôt du côté de Gottschalk que de celui d’Hincmar : Teutbold et Wenilon. Wenilon de Sens, archevêque qui oint Charles à Orléans en 848, est aussi le moteur de la rébellion contre le souverain dix ans plus tard. Ce revirement, nous le verrons plus loin, eut notamment pour cause la controverse. Pour l’heure, rappelons que le métropolitain de Sens demande à Prudence de réfuter Jean Scot en 850 ; on le surprend aussi à disserter sur le Collectaneum de tribus quaestionibus de Loup. C’est dans sa province qu’on exige du candidat royal Énée au siège épiscopal de Paris une profession de foi prédestinatienne. Dès les semaines qui suivent Quierzy, la province de Sens s’interrogeait sur la condamnation et, peut-être, se mobilisait pour l’augustinisme. En novembre a lieu un synode de la province de Sens à Paris. On y traite des affaires courantes. Mais pas seulement : deux ans plus tard, Prudence accuse l’Irlandais d’avoir reproduit frauduleusement, dans son traité, des extraits patristiques. « Tu aurais bien pu être informé par les extraits que j’ai pris soin de prélever dans les livres [des Pères] et de présenter à des frères, 411 MGH Ep. 8, p. 160 : Postea autem a Belgicae Remorum ac Galliarum provinciarum episcopis auditus… 412 MGH ep. 8, p. 27 : ut arrepticius cum quod rationabiliter responderet non habuit, in contumelias singulorum prorupit. 413 Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 15.
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avec l’accord du synode, il y a deux ans »414. Un florilège patristique en faveur de la double prédestination a donc été mis à disposition des évêques de la province de Sens : cela rend l’aval de Wenilon, lors de la condamnation de la double prédestination, difficilement concevable415. Teutbold de Langres416, conformément au partage de Verdun, est un membre à la fois du royaume de Charles et de la province de Lyon. S’il ne fait peut-être pas partie des signataires de Quierzy, il assiste à l’exécution de la sentence. C’est ce qu’on peut déduire d’un passage du Liber de tribus epistolis : « c’est ce que nous ont raconté ceux qui y ont assisté »417. Qui mieux que Teutbold, qui comptait pourtant parmi les soutiens précoces de Charles le Chauve418, pourrait être ce témoin ? Il avait, dans les années 840, correspondu avec son métropolitain au sujet de fausses reliques qui troublaient Saint-Bénigne de Dijon419. Cela rejoint un autre problème d’arithmétique : les souscriptions du concile prédestinatien de Valence, en janvier 855. Si Teutbold y avait souscrit, on aurait un indice ferme de son hostilité à la position hincmarienne. Or, alors que la notice mentionne la présence de quatorze évêques, la liste de souscriptions n’en cite que neuf – et pas Teutbold420. Peut-être, tout en participant aux débats, n’a-t-il pas pu souscrire à des capitula qui condamnaient un concile réuni par son souverain ? À la fois en 849 et en 855, Teutbold est dans l’ambiguïté, résultat de la situation frontalière de son diocèse. Si l’on se concentre à présent sur les évêques de la province de Reims, le bilan n’est pas plus favorable à Hincmar. Voyons d’abord le chorévêque de Reims Rigbold. Son rôle est d’aider l’évêque à diriger le diocèse ; on dispose à ce sujet d’un indice fiable avec le De ministris remensium ecclesiae qui remonte au temps d’Ebbon421. Il doit surveiller les mœurs du clergé, la fiabilité des sacrements, prêcher aux clercs comme aux laïcs et garder les couvents de toute négligence. Mais surtout, prescrit le document, qu’il se garde d’outrepasser ces droits et de consacrer quiconque422 ! On met déjà le doigt sur le problème qui mène à l’éviction des chorévêques423. Or, la vague anti-chorévêques, à 414 PL 115, col. 1156. Au sujet de ce florilège, voir Zechiel-Eckes, Florus, p. 85, et mes réserves dans Pezé, « Deux manuscrits personnels de Prudence », p. 146, note 122. Jérémy Delmulle a maintenant montré qu’il ne pouvait s’agir de la lettre de Prudence à Hincmar et Pardoul : voir sa contribution au volume La controverse carolingienne sur la double prédestination. Histoire, textes, manuscrits, à paraître. 415 Contrairement à Bouhot, « Le de divina praedestinatione de Jean Scot », p. 258. 416 Duchesne I, p. 183. 417 CCCM 260, p. 370. 418 Nelson, Charles le Chauve, p. 133. 419 MGH Ep. 5, p. 363‑368. 420 MGH Conc. 3, p. 351 et 365. 421 Stratmann, « De ministris », p. 131‑135. 422 Ibid., p. 135. 423 Pour une synthèse sur les chorévêques et les causes de leur disparition, voir Gottlob, Chorespikopat.
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Reims, date de l’arrivée au pouvoir d’Hincmar424. On sort alors de la vacance du siège rémois : pendant dix ans, les sacrements ont été délivrés par des évêques extérieurs et, inévitablement, par les chorévêques. En 846, le concile de Meaux-Paris promulgue un canon qui les avertit de ne délivrer aucun sacrement réservé aux évêques425. La plainte se fait plus pressante dans une lettre d’Hincmar à Léon IV de 849 conservée par Flodoard : « il le consulte au sujet de ceux que la témérité des chorévêques a osé ordonner ou à qui ils ont osé transmettre le Saint-Esprit »426. Difficile de ne pas lier la requête avec l’affaire Gottschalk427. Ce dernier fut ordonné pendant la vacance épiscopale par Rigbold, à l’insu de son ordinaire Rothade, entre 835 et 840 : le concile de Quierzy a soin d’invalider cette ordination. Comme le fait remarquer Gottlob, l’argument d’Hincmar est autant l’irrégularité de l’ordination, à l’insu de l’évêque, que l’incapacité du chorévêque à la célébrer428. L’information est d’autant plus importante pour nous : quel pouvait être le degré d’amitié entre Gottschalk et Rigbold pour que celui-ci ordonne celui-là sans la permission de son ordinaire, Rothade ? On peut alors douter de la motivation de Rigbold à souscrire à une condamnation qui frappe son ancien protégé, alors même qu’Hincmar poursuit une politique de restriction des prérogatives des chorévêques en général. Nous avons déjà eu l’occasion de parler de l’amitié entre Gottschalk et Loup de Châlons, chargé d’administrer le diocèse de Reims pendant la vacance. La lettre de Gottschalk suggère qu’ils partageaient les mêmes vues sur la question de la grâce : Mais si la divine piété daigne me montrer sa clémence grâce à vos mérites, cette piété sans laquelle jamais aucun saint, et surtout aucun de nous qui sommes iniques n’a pu, ne peut ni ne pourra une seule fois, comme votre excellence le sait mieux que moi [je souligne], tendre son esprit au commencement ou à l’accomplissement d’aucun bien429.
C’est la doctrine augustinienne de la grâce qu’expose Gottschalk, à travers la question de l’initium bonae voluntatis débattue jusqu’au concile d’Orange en 529430. Les
424 Ibid., p. 96‑101. Au sujet de l’anti-chorépiscopat lyonnais à la même époque, on peut consulter le traité décrit par R. E. Reynolds, « A ninth century treatise on the origins, office and ordination of the bishop », dans Revue Bénédictine 85, 1975, p. 321‑332. Ce problème s’inscrit dans le cadre, qui nous mènerait trop loin, des Fausses décrétales ; Zechiel-Eckes, « Der ‘unbeugsame’ Exterminator ? », démontre que le pseudo-Isidore ne s’attaque aux chorévêques qu’après les capitulaires de Benedictus Levita, soit avril 847 et les recensions A1, A/B et Cluny. La recension A2, la plus ancienne, est neutre. 425 MGH Conc. 3, p. 105‑106. 426 MGH Ep. 8, p. 11. 427 Thèse qui est déjà celle de Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 22. 428 Gottlob, Chorespikopat, p. 96‑97. 429 Lambot, Œuvres théologiques, p. 50. 430 Voir entre autres Augustin, De dono perseverantiae 13, 33 : unde satis dilucide ostenditur et inchoandi et usque in finem perseverandi gratiam Dei non secundum merita nostra dari.
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mêmes traces de scepticisme à l’égard du charisme propre des saints se retrouvent, outre ce morceau, en au moins deux endroits des opuscules grammaticaux de Gottschalk, notamment à propos de saint Rémi431. Gottschalk est cohérent et professe, dans sa lettre à Loup, sa doctrine habituelle. On est davantage frappé par la formule : « comme votre excellence le sait mieux que moi ». L’évêque correspond avec le moine et la réponse de celui-ci donne tous les signes d’une certaine connivence. Le dernier évêque dont on peut mettre en évidence les liens avec Gottschalk est l’ordinaire d’Orbais, Rothade (832‑869). Flodoard nous a conservé une lettre montrant qu’Hincmar, en attente du synode, a laissé le moine à la garde de son ancien ordinaire, à charge pour lui de l’envoyer à Quierzy, dans le diocèse de Soissons432. Hincmar est-il responsable de cette situation, qui prive Rothade du jugement de son clerc ? À Mayence en octobre 848, Gottschalk est présenté comme moine de la métropole de Reims, davantage que comme moine du diocèse de Soissons : il a dit avoir été ordonné à Reims433. Les Annales de Fulda rapportent que, convaincu d’hérésie, il fut renvoyé « à son évêque Hincmar de Reims » - Hincmar rapporte d’ailleurs la même chose434. Il est naturel, dans ces circonstances, que Raban ait pris Hincmar comme interlocuteur et remette le jugement définitif – et Gottschalk – entre ses mains. Si Hincmar avait donc des raisons procédurales de garder la main sur l’affaire Gottschalk en tant qu’archevêque de Reims, il y en a d’autres. Dans le De una deitate, Hincmar affirme que la condamnation du moine saxon par l’évêque de Soissons, si elle avait eu lieu, aurait été valide435 : ce n’est donc pas pour des raisons d’abord procédurales que Gottschalk a échappé à Rothade436. Rothade avait toutes les chances de partager la doctrine de Gottschalk, avec qui il était lié d’amitié. On en est d’autant plus sûr que pendant la décennie 850, Rothade essuie réprimande sur réprimande437 ; le conflit perdure jusqu’à la déposition de l’évêque en 862438. 431 Lambot, Œuvres théologiques, p. 455. 432 MGH Ep. 8, p. 8 (n° 23). 433 Voir la lettre de Raban à Hincmar de Reims, reproduite dans le De praedestinatione de celui-ci, PL 125, col. 84 : qui se asserit sacerdotem in vestra parrochia ordinatum. 434 PL 125, col. 84. 435 Ibid., col. 498. 436 Contrairement à Devisse, Hincmar, p. 126. Il affirme avec raison que le jugement par le synode provincial, fondé sur la Collectio dionysio-hadriana, est canonique. Mais il affirme qu’Hincmar, dans sa lettre à Nicolas Ier, se justifie d’avoir soustrait Gottschalk à la garde de Rothade, pas à son jugement. Or, on voit qu’Hincmar aurait considéré le jugement par le seul Rothade comme canonique : il doit s’en expliquer. 437 MGH Ep. 8, p. 7, 40, 41, 55, 56. 438 Bouhot, Ratramne, p. 55‑56, affirme que le traité De pactu sanctae Mariae, de date inconnue, a été suscité par la prédication d’adversaires qui seraient Rothade et Gottschalk : on n’a de cela aucune preuve.
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Ajoutons maintenant à cette liste celle des évêques proches de Gottschalk, mais dont le nom s’est perdu. Hincmar relate dans le De una deitate qu’un évêque partageait les thèses de Gottschalk sur la trina deitas et les a publiquement défendues, devant le roi, au concile de Soissons de 853 (cf. p. 391-393)439. L’accusation d’Hincmar se rattache à un événement public : elle est d’autant plus crédible qu’Hincmar est gêné et tait le nom du coupable. Peut-être s’agit-il de Rothade, peut-être d’un autre évêque : cela montre, en tout cas, que même après sa condamnation, il se trouvait des prélats pour défendre la même doctrine que Gottschalk. Quelques années plus tard, on l’a vu (p. 64), Ratramne dédicace un traité sur la Trina deitas Hildegaire de Meaux. De même, le poème Quo ne tu missus témoigne du fait qu’un autre évêque, inconnu, était proche de Gottschalk mais hostile à la double prédestination. Le destinataire du poème est donc une connaissance de Gottschalk dont les choix théologiques ont été en faveur d’Hincmar (cf. p. 67). Gottschalk correspond, on l’a vu (cf. p. 61), avec le notaire Jonas, devenu évêque d’Autun en 850. Il dédicace, à une date inconnue (certainement avant sa condamnation), le traité De IN praepositione à un évêque, pour que celui, après sa consécration, puisse poser des questions savantes aux maîtres de son diocèse440. En somme, les réseaux de Gottschalk n’ont rien à envier à ceux d’un Loup de Ferrières ; son insertion dans le milieu épiscopal est excellente. On dénombre, dans ce réseau, Ebbon, Rothade, Rigbold, Loup, auxquels s’ajoutent les quatre cas cités ci-dessus. On comprend ainsi qu’il écrive une lettre collective aux évêques après sa condamnation et réclame à cors et à cris qu’on fasse parvenir une lettre à Amolon de Lyon441. Peut-on deviner la position des autres évêques présents à Quierzy ? Comme partisan connu d’Hincmar, on ne saurait citer que Pardoul de Laon, abbé du Der et partisan de la première heure de Charles le Chauve442, le seul évêque, avec Ermenfrid de Beauvais, que le jeune métropolitain entouré de suffragants ebbonistes avait alors ordonné lui-même, en 848. Leur proximité a été bien décrite par Devisse443. Mis à part Pardoul, le concile se compose d’anciens ebbonistes susceptibles d’avoir connu et apprécié Gottschalk, comme Ragenar d’Amiens, l’ordinaire du monastère de Corbie. Le concile de 849 a été marqué, en somme, par des clivages nombreux, où se combinaient les options théologiques et les
439 PL 125, col. 512‑527. Cf. chap. 6. 440 Lambot, Oeuvres théologiques, p. 361. 441 MGH Ep. 5, p. 369. 442 Martinet, « Pardule », p. 160 ; son propre neveu Odelhaire II semble avoir péri à Fontenoy. Comme nous le verrons, Pardoul était aussi un proche de la reine Ermentrude. 443 Devisse, Hincmar, p. 67‑68.
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fidélités personnelles. Tout un groupe d’évêques – le tiers des quinze évêques du concile – ont des raisons doctrinales ou personnelles de faire preuve de clémence avec Gottschalk. 3. Les abbés et les clercs
Si l’on extrapole aux participants qui ne sont pas évêques, on trouve davantage d’anti-prédestinatiens : les abbés Bavon d’Orbais et Halduin de Hautvillers et le notaire Enée de Paris444. Ajoutons Paschase Radbert, abbé de Corbie, dont le Commentaire sur Matthieu, à peu près contemporain, ne révèle aucune affinité avec la prédestination au châtiment445. Ce sont « les abbés et les moines », comme le raconte Hincmar à Amolon en 850‑851, qui ont proposé de faire fouetter Gottschalk pour châtier son orgueil impénitent – procédure originale que Florus n’a pas manqué de dénoncer446, bien qu’il soit d’usage, dans les conciles carolingiens, de faire délibérer séparément abbés et évêques447. Ces abbés et ce notaire sont, comme Pardoul, à classer dans le camp d’Hincmar. Ce dernier mentionne encore la présence d’Isaac, diacre de Pardoul de Laon nommé évêque à Langres en 857 et accepté définitivement à Savonnières en 859448. Il fait partie des personnalités nommées lors du concile de Soissons de 853 : il y apparaît comme témoin aux côtés de Pardoul, signe de confiance de la part d’Hincmar449. Il avait toutes les chances d’être de son côté et nous le reverrons. Nous reparlerons aussi de Wulfade, économe du diocèse de Reims et proche de l’Érigène : pour l’heure, disons qu’il est un ami proche de Jean Scot, donc un adversaire de la double prédestination.
444 Bavon, Halduin et Énée (encore notaire du palais) sont mentionnés dans la liste d’Hincmar de 860, PL 125, col. 85. Cf. aussi Lambot, Œuvres théologiques, p. 156‑157. 445 PL 120, col. 114 : alia fit prophetia ex praedestinatione Dei quam necesse est modis omnibus evenire (…) alia vero ex praescientia Dei, quo nostrum admiscetur libertatis arbitrium et, cooperante gratia Dei, aut consequimur praemium, aut justo judicio nos illo relinquente trahimur ad supplicium. Quorum unum ex praedestinatione fit, alterum tantum in praescientia panet. Ce dernier passage montre que Paschase considérait l’élection de la grâce comme prédestinée mais le châtiment comme uniquement présu. Voir par ailleurs, sur la distance de Paschase vis-à-vis de la controverse, Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 127, note 2. 446 CCCM 260, p. 366‑367 : les abbés sont d’un rang inférieur, ab inferioris loci hominibus. 447 De Clercq, Législation religieuse, p. 197 ; Hartmann, « Laien auf Synoden », p. 260. Le processus apparaît, semble-t-il, à Aix en 802 ; il n’y a donc rien d’absurde à ce que les abbés se soient réunis pour donner une pénitence à Gottschalk en tant que moine. 448 MGH Conc. 3, p. 459. Cf. aussi Contreni, Cathedral School, p. 8‑12 (sur les clercs de Laon). 449 Ibid., p. 268.
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Tableau n° 1 : les clivages du concile de Quierzy (849) soutiens de Gottschalk ou de la double prédestination
neutres ou non renseignés
archevêque Wenilon de Sens
soutiens d’Hincmar ou adversaires de la double prédestination archevêque Hincmar
évêques Teutbold de Langres Rothade de Soissons Loup de Châlons
évêques Genobrius de SaintBrieuc ou Tréguier877 dont les ebbonistes : Erpuin de Senlis Thierry de Cambrai Folcuin de Thérouanne Immo de Noyon Ragenar d’Amiens
évêques consacrés par Hincmar : Pardoul de Laon Ermenfrid de Beauvais
chorévêque Rigbold de Reims
chorévêque Witaus de Cambrai
abbés, notaires, clercs Bavon d’Orbais Halduin d’Hautvillers Paschase Radbert Énée Isaac Wulfade
Conclusion
Les réseaux analysés ci-dessus produisent le tableau n° 1451. Ce schéma, qui est une reconstitution à partir de sources fragmentaires, a des limites, en particulier dans sa colonne centrale : rien ne permet, malheureusement, de deviner l’orientation des anciens ebbonistes. L’exemple de Wulfade, « clerc d’Ebbon » mais partisan inconditionnel de Jean Scot, l’illustre bien. Il en ressort néanmoins que l’opinion était clivée. Comment alors, expliquer l’extrême sévérité du concile envers Gottschalk ? Un distique de Caton, best-seller de l’enseignement médiéval, suggère une réponse : « l’occasion est chevelue à l’avant, chauve à l’arrière », ce qu’un glossateur 450 Cf. MGH Conc. 3, p. 480, note 275 (sur les incertitudes au sujet de son siège). 451 Une ébauche en est fournie par le classement ebbonistes/hincmaristes dans Ganz, « The debate on predestination… », p. 286, note 20.
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carolingien a commenté ainsi ; « ce proverbe s’inspire des amis ; aussi longtemps que tu auras la tête chevelue, c’est-à-dire tant que tu seras prospère, tu garderas tes amis ; mais à l’arrière, c’est-à-dire quand viendra un retournement, tu seras chauve et tes amis partiront »452. Gottschalk paie, en 849, deux décennies d’exclusion lente. Un prévenu sans soutien se serait simplement soumis. Gottschalk n’a pas résisté à ses juges par fanatisme ou par orgueil, mais parce qu’il avait devant lui certains de ses anciens protecteurs et de ses anciennes fréquentations. Mais il n’en a pas reçu le soutien qu’il escomptait. Ces tensions larvées expliquent le mauvais tour pris par le concile, la colère (« l’orgueil ») de Gottschalk, devenu le spectateur impuissant de son propre déclassement. Du fait de sa marginalisation progressive, Gottschalk s’est bâti un réseau auprès de clercs de rang inférieur. Nous le verrons au chapitre 5 : il s’entoure d’un groupe de clercs auprès desquels il jouit d’une autorité immense, fruit du charisme de ses années d’enseignement et de son origine noble. Cette endurance à l’exclusion depuis vingt ans et cette position entre deux milieux (entre l’élite qui le rejette de plus en plus et le simple clergé) explique l’extraordinaire résistance de Gottschalk à son excommunication. Ainsi, à partir de 849, deux controverses se chevauchent, l’une autour de l’augustinisme, l’autre autour de Gottschalk – et les partisans de la première prennent le plus souvent soin de ne pas rendre leur cause solidaire de celle du Saxon, qui était pourtant proche de certains d’entre eux, comme Loup ou Ratramne. Conclusion du chapitre En 829, Gottschalk est parfaitement intégré à l’aristocratie. Il peut compter à Mayence sur le soutien d’aristocrates alliés au groupement de Ricdag et, peutêtre, des Billing, avec en particulier les évêques liudgerides. Raban, grâce à un argumentaire approprié, à un bon réseau d’intercesseurs et, probablement, à la concomitance de la querelle des dîmes de Fulda, semble avoir obtenu gain de cause à Worms, en août 829. Le déplacement de Gottschalk vers le Bassin parisien se fait grâce aux connexions de ses réseaux saxons avec l’abbaye-mère de Corvey, Corbie ; avec Warin, abbé de Corvey et Rebais ; avec les diocèses missionnaires de Reims et Châlons-en-Champagne et l’archevêque Ebbon. Une fois sur le sol de l’actuelle France, il doit reconstruire un réseau de liens forts. Il s’agrège à l’entourage d’Ebbon et, sans doute voué à une grande carrière, il bénéficie de passe-droits 452 Caton Disticha de moribus 2, 26 : fronte capillata post haec occasio calva. Le commentaire, anonyme, se trouve dans le ms. BNF latin 2773, f. 85r : proverbium est ab amicis, id est quamdiu frontem capillatam habueris, id est quamdiu divicias in prosperitate habueris, tunc amicos habebis ; post h. occ. (id est occasio adversitatis) calva erit, id est amici recedent.
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qui lui permettent de circuler de monastère en monastère. Il fréquente l’élite ecclésiastique : Ebbon, Rothade, Loup de Châlons, Warin, Rigbold, et plusieurs évêques dont le nom s’est perdu. Mais Gottschalk reste un outsider qui dépend de la protection de puissants : il le dit lui-même, il n’a « rien à donner ». Ses espoirs reposent sur son capital social, c’est-à-dire les ressources de ses relations. La position de Gottschalk est ébranlée pour plusieurs raisons. Il est écartelé entre les positionnements politiques de ses différents réseaux, d’origine et d’adoption, ce qui le rend, dans ces années de crise, très vulnérable. D’une part, sa parenté saxonne reste attachée au vieil empereur, alors que Corbie, avec Wala, est l’un des foyers des révoltes de 830‑833. Gottschalk, vraisemblablement échaudé par la cassation de la sanction de Mayence, semble avoir adopté une conception du pouvoir qui le rapproche des idées corbéiennes. D’autre part, sa position d’outsider propulsé dans l’intimité des puissants (Ebbon, la cour impériale) et dispensé de l’observation de ses vœux lui crée des ennemis et des envieux. Les licences dont il bénéficie, en particulier sa mobilité, sont dénoncées comme impropres à l’état monastique dont il cherche à s’émanciper, en contestant son oblation d’abord, en se faisant ordonner prêtre ensuite. À cela s’ajoute qu’il est déjà un augustinien connu, au point d’être surnommé Fulgence : le grief d’hérésie est aisément mobilisé pour briser une carrière, ainsi celle du chancelier de Charles le Gros, Liutward de Verceil, en 887. La combinaison de ces éléments brise l’ascension du Saxon. Critiqué dans les lieux de pouvoir, il perd le soutien de son réseau saxon et est déconsidéré par une cabale. Sa mauvaise réputation le poursuit jusqu’aux années de sa condamnation. Gottschalk apparaît comme le type même du personnage clivant, évité, voire diffamé par les uns, apprécié, voire encensé par les autres. Ce clivage se renforce d’année en année. Sans capital de confiance, il échoue à se reconstituer un réseau solide dans l’élite. Il y perd progressivement ses soutiens. Il est, en revanche, de plus en plus intimement lié à ses pairs, les moines ; d’abord Walahfrid, Gislemar et Ratramne, dont il partage le talent, ensuite le groupe de disciples auquel, nous le verrons au chapitre 5, il offre la perspective héroïque d’une vie de mission et de prédication. Quittant le Bassin parisien, où ses espérances sont compromises, il se lie à Évrard de Frioul, fidèle de Lothaire dont il exploite les réseaux pour prêcher parmi les élites slaves et bulgares. Retrouvé par Raban, il est finalement condamné à Mayence et à Quierzy. Il se rendait volontairement à Mayence, semble-t-il, espérant sans doute y trouver les mêmes soutiens qu’en 829. Nous sommes loin du geste fou d’un fanatique. Mais tout a changé. Sa réputation est minée par vingt ans
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de discrédit. Ce qui reste de ses anciennes relations se révèle inefficace. Et la doctrine qui ne suffisait pas à le faire condamner dans les années 830 y suffit en 848. Nous pouvons donc dire, en conclusion de ce chapitre, que c’est autant la controverse qui est cause de l’exclusion, que l’exclusion qui est cause de la controverse. Gottschalk entre dans la décennie 850 en ayant perdu la majorité de ses amis dans l’élite, ce dont témoigne le débat avorté qu’il provoque au sujet de la vision béatifique : on ne lui répond guère. Il ne jouit plus que de son aura auprès du clergé subalterne de la province de Reims où, jeune talent, Ebbon le laissait circuler à sa guise ; une aura dont il use tout au long de la controverse et qui, comme nous le verrons au chapitre 5, confère à celle-ci toute sa dimension sociale.
CHAPITRE 3 LE ROI ET LA COUR
Si l’Allemagne eut suivi l’exemple du roy Louis & de Raban, en se saisissant de Luther lorsqu’il commença à dogmatiser, & la France celui du Roy Charles & d’Hincmar en arrêtant Calvin ; ces deux puissans Etats se seroient épargné bien des guerres funestes qui les ont ébranlez, & n’auroient pas vû leurs plus belles Provinces en proye au fer & au feu qui les ont ravagées si long-temps. L’indulgence envers les chefs des nouveautez a toujours été fatale à l’Église & à l’Etat. Jean-Baptiste Duchesne, Le predestinatianisme ou les heresies sur la predestination et la reprobation…, Paris, 1724, p. 177‑178.
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a défense de l’orthodoxie est un devoir royal dont les bases sont jetées par la législation tardo-antique1 et dont le principe se manifeste le plus clairement dans la seconde moitié du VIIIe siècle, après l’onction des premiers carolingiens. Le roi est alors rituellement légitimé par la hiérarchie ecclésiastique et son peuple défini comme le nouvel Israël, puis comme une société-Église. Dès le prologue de la Loi Salique de 763‑764, la nation franque est définie comme le peuple élu, « exempt de toute hérésie »2. Le règne de Charlemagne voit la responsabilité doctrinale du souverain atteindre son paroxysme, avec les crises iconoclaste et adoptianiste3.
1 Cf. Zeddies, Religio et sacrilegium. L’historiographie, en particulier sur le Code théodosien, L. XVI, est pléthorique, mais voir Le code théodosien, livre XVI et sa réception au Moyen Âge, E. Magnou-Nortier éd., Paris, 2002 (Sources canoniques, 2). 2 Leges nationum Germanicarum, IV, 2. Lex salica, Hannovre, 1969 (MGH Legum nationum germanicarum t. IV, pars II), p. 2. Cf. Innes, « Immunes from heresy », p. 101‑103. 3 Cf. Pezé, « Autorité royale », p. 229‑232. On s’étonne de lire Janneke Raaijmakers et Irene van Renswoude (« The ruler as referee in theological debates : Reccared and Charlemagne », dans Religious Franks. Religion and Power in the Frankish Kingdoms : Studies in Honour of Mayke de Jong, Rob Meens et alii ed., Manchester, p. 50‑71) écrire : « few have zoomed in on the role of the kings as guardians of orthodoxy » (p. 53), malgré une riche historiographie, en particulier sur l’adoptianisme (Helmut Nagel, Florence Close) : voir notamment T. F. X. Noble, « Kings, Clergy and Dogma : the Settlement of Doctrinal Disputes in the Carolingian World », dans Early Medieval Studies in Memory of Patrick Wormald, S. Baxter, C. Karkov, J. Nelson et D. Pelteret ed., Farnham, 2009, p.237-252. Par ailleurs, les lettres d’Alcuin ont été redatées par Wilhelm Heil, Alkuinstudien I. Zur Chronologie und Bedeutung des Adoptianismusstreites, Düsseldorf, 1966 : les dates avancées d’après les MGH sont fausses. Eutychès se voit affublé du nom d’« Eutychius » (p. 60).
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L’historiographie sous-estime la participation de Charles le Chauve à la controverse sur la prédestination, débat d’ecclésiastiques que Charles aurait parasité4. Or, le dernier rejeton de Louis le Pieux a été le plus sensible de sa fratrie à l’héritage de son grand-père. Nicolas Staubach a bien décrit le Herrscherethos d’un roi pour lequel la sagesse était un principe de légitimation5. C’est là qu’il faut chercher les origines de son implication dans une controverse dont la responsabilité retombe généralement sur Hincmar de Reims, chargé de toute une légende noire. Le renversement de tendance en faveur de Charles est récent. Il doit beaucoup à Jean Devisse, par le simple effet des vases communicants : une fois Hincmar dédouané des compromissions qu’on lui prête, celles-ci retombent sur Charles6. Janet Nelson, sa biographe, a énoncé la thèse que l’on suit ici. Charles, en intervenant dans la controverse, a repris « un rôle traditionnellement dévolu aux empereurs chrétiens, [et son] but principal était de trouver une formule d’accord […] : il ne pouvait se permettre d’avoir des différends avec ses évêques »7. Il faut maintenant montrer que la controverse prédestinatienne a été une crise politique ; ce chapitre mettra en lumière le rôle de la cour, puis, dans le chapitre suivant, on se concentrera sur les problématiques politiques qui dominent les années 840‑850. I. La théologie à la cour A. L’arbitrage de 853 La principale étape de l’intervention royale est l’arbitrage de Quierzy de 853, où quatre capitula anti-prédestinatiens sont adoptés. La thèse traditionnelle, remontant à Gilbert Mauguin, est que ce concile a été l’œuvre d’Hincmar8. Mais depuis Jean Devisse, on réestime à la hausse le rôle joué là par le roi. Entre les crises aquitaine, normande et bretonne, et l’affaire des clercs d’Ebbon, le souverain devait impérativement rétablir l’ordre dans son clergé9. Cela dit, pour Devisse, l’arbitrage fut finalement représentatif de l’opinion générale et accepté 4 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 109 ; Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 25‑26 ; Devisse, Hincmar, p. 129‑130 ; Riché, « Charles le Chauve », p. 43 ; Hartmann, « Laien auf Synoden », p. 269 ; Staubach, Rex Christianus, p. 27 ; Nelson, Charles le Chauve, p. 192. Pour M. Gillis, le concile de Quierzy de 853 serait l’œuvre d’Hincmar (Gottschalk of Orbais, p. 279‑283 et, plus nuancé, Heresy and Dissent, p. 179). 5 Staubach, Rex christianus ; cf. Pezé, « Autorité royale ». 6 Devisse, Hincmar, p. 199‑203, fait reposer sur Charles, et non plus sur Hincmar, la signature contrainte de Prudence au concile de Quierzy de 853. 7 Nelson, Charles le Chauve, p. 191‑192. 8 Mauguin, Veterum Auctorum, (I, 2), p. 174. Voir aussi Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 121, note 2 ; Amann, L’Église carolingienne, p. 334 ; Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 26. 9 Devisse, Hincmar, p. 199‑201. Ganz, « The debate on predestination… », p. 297 ; Nelson, Charles le Chauve, p. 168‑169 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 87.
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des signataires ; c’est, semble-t-il, encore en-deçà de la réalité10. On montrera ici que Charles ne s’est pas contenté de demander une ligne commune mais a forcé les évêques à signer immédiatement des canons rédigés dans l’urgence, et a imposé leur respect dans son royaume jusqu’à l’étouffement définitif de l’affaire. Le concile de Quierzy réunit des personnalités à la fois pro- et anti-prédestination11. Peu après le concile réuni à Soissons en 853 – qui cautérise douloureusement l’affaire des clercs d’Ebbon – Charles regroupe une partie de ses évêques dans le huis clos de son palais, pour ce nouveau concile dont on n’a gardé ni actes, ni souscriptions12. Les Annales de Saint-Bertin en donnent une notice : « Charles, se rendant à Quierzy avec certains évêques et abbés, publia quatre chapitres qu’il renforça de sa propre signature »13. Suivent les quatre capitula anti-prédestinatiens de 853. Prudence – s’il est bien l’auteur de cette notice – insiste sur le rôle du souverain : il publie et confirme ce document doctrinal. Lui-même fut forcé de souscrire à ces capitula, comme l’écrit Hincmar dans son De praedestinatione en 860, où il accuse Prudence de s’être parjuré. Prudence, dit-il, a souscrit à ces canons à l’assemblée des évêques ; pourquoi s’est-il rétracté aussi légèrement en 856, à l’occasion de l’élection d’Énée à Paris ? Hincmar a beau jeu de condamner la volte-face de son adversaire, qui n’a guère eu le choix. Charles ne se doutait pas que cette tentative n’allait qu’exacerber l’opposition d’un homme comme Prudence. Hincmar de Reims le confirme a posteriori : le désaccord avait atteint un point critique et Charles, à Quierzy, pensait l’étouffer en tranchant dans le vif ; au contraire, la « folie » des partisans de la double prédestination n’a fait que croître14. Charles a donc forcé tout le monde à signer, « par amour de l’unanimité », dit Hincmar. Au bout de quatre ans de conflit, il lui importait de régler cette affaire. Il était pressé d’en finir. Hincmar, pour s’excuser des approximations de ses capitula, dit en avoir rédigé un de mémoire, pressé par Charles, car il lui manquait un livre de Prosper qu’il voulait paraphraser15. Alors que l’archevêque s’en émeuvait, Charles, roi lettré, aurait cité Jérôme en disant qu’il avait besoin d’un document 10 Devisse, Hincmar, p. 203. 11 Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 261‑262. 12 Certains confondent encore ce concile avec celui de 849 ou lui appliquent la liste du concile de Soissons de 853, par exemple p. Grierson, « Eudes Ier, évêque de Beauvais », dans Le Moyen Âge, 45, 1935, p. 163‑165 ou même Devisse, Hincmar, p. 200. 13 Annales de Saint-Bertin, p. 67 : Carolus inde ad Carisiacum veniens, cum quibusdam episcopis et abbatibus monasticis quatuor capitula edidit et propria subscriptione roboravit. 14 PL 125, col. 68. 15 Ibid., col. 295 et 368.
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épiscopal valide, pas d’une compilation patristique16. Hincmar parle même de subitanea compulsio : l’initiative revient entièrement à Charles, qui a demandé au prélat de rédiger dans des délais extrêmement brefs les canons pour en imposer ensuite l’adoption à tous les évêques qu’il avait, grâce au récent concile de Soissons, sous la main. Il serait impensable que Charles escomptât par là rétablir une unanimité de cœur. Il s’est appliqué, les années suivantes, à faire respecter autoritairement son arbitrage. L’unanimité recherchée est politique : il s’agit de restaurer la communauté de conseil et de décision des évêques et des abbés, forgée dans les premières années du règne, en 840‑843 : les notions de consensus et d’unanimité y ont une importance primordiale17. Il revient dans un deuxième temps au roi d’imposer ce consensus dans son royaume. L’implication du roi dans la défense de l’orthodoxie explique plusieurs allusions ultérieures aux « hérétiques clandestins ». Nous avons vu plus haut Prudence signer, bien malgré lui, une charte anti-prédestinatienne. Il maugrée, dans les Annales de Saint-Bertin, en 855, que « beaucoup de choses hostiles à la foi catholique s’agitent dans le royaume de Charles » et que le roi est bien placé pour le savoir… Hincmar, dans son second De praedestinatione (859‑860) a quelques mots révélateurs sur ceux qui n’osent pas s’avouer prédestinatiens : S’il y a plus de prédestinatiens contemporains que nous l’avons dit, nous n’avons pu le savoir, car même si leurs cœurs bouillissent de la folie de leur intelligence perverse, ils n’osent pas dire ouvertement les erreurs auxquelles ils pensent, au point que nous semblons accomplir l’Écriture : l’eau de mer s’accumule comme dans une outre (Ps. 32, 7). L’eau de mer s’est accumulée comme dans une outre quand la science amère des hérétiques réprime ce qu’elle pense dans son cœur et n’ose pas le dire18.
Ce passage met en lumière, en 860, une doxa anti-prédestinatienne dont nous verrons bientôt qu’elle a pour foyer la cour. On sait l’archevêque de Reims féru de remplois. Il réutilise tout ce passage dans une lettre à Nicolas Ier en 864, où il est question entre autres de Gottschalk. Mais deux syntagmes sont ajoutés (je
16 Ibid., col. 295. 17 Krah, Entstehung, p. 297 sqq. 18 PL 125, col. 354 : nam si plures quam diximus numero moderni existant praedestinatiani, necdum cognoscere possumus : quia etsi eorum corda in insaniam perversi sensus ebulliunt, prava tamen quae sentiunt apertius eloqui non praesumunt, ita ut aperte videamus impleri quod scriptum est : congregans sicut in utre aquas maris (Ps. 32, 7). Aqua enim maris sicut in utre congregata est quando amara haereticorum scientia quod prave sentit in pectore comprimit et aperte dicere non praesumit. On trouve un passage comparable sur les partisans cachés de Gottschalk dans la Vita Remigii, MGH SS rer. mer. 3, p. 284.
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souligne) : l’un précisant que « notre roi est tout à fait orthodoxe », l’autre, que les hérétiques se taisent « sous le règne de votre fils, le roi Charles »19. En écrivant à Nicolas Ier, Hincmar met donc en valeur le rôle de Charles. N’est-ce pas là la stratégie d’un communicant du monarque, pourrait-on objecter ? Il ne semble pas. Le traité de 859‑860 est adressé à Charles, ce qui rend la précision inutile. Le pape, en revanche, a besoin du décryptage pour comprendre pourquoi les hérétiques gardent le silence. Hincmar nous offre ici un beau témoignage du rôle joué par le souverain, qui aura non seulement suivi, mais mené la controverse d’un bout à l’autre et imposé son arbitrage. B. Les dessous de l’intervention de Jean Scot Erigène 1. Une intervention liée à Charles le Chauve
Le traité de Jean Scot Erigène, en 850, est le fruit d’une consultation d’Hincmar et Pardoul. Cela dit, Jean Scot, maître du palais, a agi, sinon sur commande, du moins avec la permission de Charles20. La bénédiction du roi accompagnait, à l’en croire, l’Erigène : (…) et surtout avec l’accord du prince très orthodoxe, notre vénérable seigneur Charles, qui met la plus grande application à avoir une idée pieuse et juste de Dieu, à repousser et à éradiquer jusqu’au dernier, par de vraies raisonnements et l’autorité des saints Pères, les dogmes pervers des hérétiques21.
Jean Scot met l’accent sur la responsabilité royale d’éradiquer l’hérésie. Il loue sa volonté de se faire une opinion orthodoxe de la question de la prédestination et, en bon maître du palais, dit jouir de son soutien. La préface est, avant tout, le texte d’un courtisan : « nous, qui sommes agités de tous côtés, comme des navires dans les courants contraires, par les vagues et les vents de la mer de l’empire de notre souverain, le seigneur très glorieux Charles, mais qui pouvons pourtant par moments nous fixer dans le port de sa Sérénité… »22. La métaphore filée joue 19 MGH Ep. 8, p. 162 ortodoxi tamen regis nostri tempore… quicquid hodie in isto regno filii vestri domni Karoli… Voir aussi l’Opusculum LV cap. d’Hincmar de Reims en 870 (cité chap. 1, note 321). 20 Bouhot, « Le de divina praedestinatione de Jean Scot », p. 260, propose que les deux seuls exemplaires (jusqu’au XIXe siècle seulement, car l’exemplaire de Cluny est perdu depuis lors : cf. É. Jeauneau, « La bibliothèque de Cluny ») soient l’un, celui de la cour, l’autre, celui d’Hincmar. Malheureusement, le BNF latin 13386, dernier exemplaire subsistant, ne saurait être l’exemplaire ni de l’une, ni de l’autre : il porte des notes contemporaines violemment hostiles aux thèses de l’auteur. D’autres exemplaires ont circulé puisque Prudence s’en est procuré un (PL 115, col. 1011). Voir Martinet, « Pardule » ; CCCM 50 p. V ; Zechiel Eckes, Florus, p. 91 ; Mainoldi, De praedestinatione liber, p. XVII. 21 I, 2 (CCCM 50, p. 7). 22 CCCM 50, p. 3.
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habilement du double sens de serenitas, titulature impériale et « ciel sans nuage ». Le quatrain suivant file la métaphore maritime en concluant la préface : Sous le césar Charles, la gloire des Francs domine La mer, la terre, les poissons et le sel ; La secte au dogme diabolique est condamnée et Par le soin des pasteurs la beauté de la foi resplendit23.
La métaphore marine est un lieu commun de la littérature chrétienne24. Milieu inquiétant et dangereux, la mer représente l’ici-bas semé de dangers : un milieu que l’on souhaite quitter pour rentrer au port, c’est-à-dire le paradis. Il est remarquable qu’ici, la « mer » représente le royaume et le « port », la cour du souverain en guise de paradis. Dans la préface de sa traduction des Hiérarchies célestes, vers 860, Jean Scot compare Charles à un roc battu par les flots, inébranlable25. Les « pasteurs » sont Pardoul et Hincmar : mais le beau rôle revient aussi à Charles. La pratique d’accoler un quatrain à une préface n’est certes pas neuve. La comparaison avec Raban montre toutefois que ces dédicaces en vers ne sont pas systématiques et représentent un hommage appuyé au destinataire26. On ne saurait voir dans les vers de Jean Scot qu’une dédicace indirecte au souverain qui est son protecteur attitré27. Hincmar et Pardoul l’ont sollicité parce qu’ils le savaient particulièrement écouté du roi. Celui-ci, en 850, vient de consulter Ratramne et Loup, deux clercs dont il a été très proche pendant la décennie 840 (cf. chap. 4, p. 219-224). Il se livre une véritable bataille pour la Königsnähe entre défenseurs et adversaires de la double prédestination et Jean Scot en est un élément décisif ; malgré les mémoires augustiniens de Ratramne et Loup, Charles le Chauve reste hostile à la double prédestination. 2. Une consultation sous contrainte
La sollicitation des deux évêques alla plus loin, semble-t-il, qu’une simple demande. Les deux évêques ont forcé la main à celui qui semblait le mieux à même de défendre leur thèse. En 849, Hincmar multiplie les consultations, mais il n’en 23 Ibid., p. 5 : Caesare sub Carolo Francorum gloria pollet/ Littore seu Pelagi, piscibus atque salo / Secta diabolici damnatur dogmatis atque/ Pastorum cura splendet amoena fides. 24 Jeauneau, Études érigéniennes, p. 289‑286. 25 MGH Ep. 6, p. 158. 26 Cf. Raban Maur, dédicaces à l’archevêque Haistulf de Mayence (MGH Ep. 5, p. 386‑387), à Louis le Pieux (ibid., p. 404, p. 420), à Judith (p. 421, note 5), à Louis le Germanique (p. 469), à Ermengarde (p. 500‑501), Ratleich de Seligenstadt (p. 503) et à Lothaire (p. 505). 27 Nous aurons l’occasion de voir cela plus loin ; rappelons seulement que l’helléniste qu’était Jean Scot faisait bénéficier la cour de ses compétences médicales et avait certainement reçu de Charles un domaine à Cormicy (diocèse de Reims) dès 845.
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ressort aucune unanimité. Pardoul expose les choses à Amolon : « mais puisqu’ils se contredisaient les uns les autres, nous avons forcé à écrire l’Irlandais qui est au palais du roi, Jean »28. Il emploie le verbe cogere. C’est bien ce qu’a compris Florus : « … et ce qui est encore plus malhonnête et honteux, qu’ils contraignent cet Irlandais à écrire (compellerent) »29. Cogere, compellere… Qu’en dit Jean Scot lui-même ? Il faut relire sa préface : Je ne puis dire combien de remerciements je [vous] dois pour n’avoir pas dédaigné de me choisir, comme si j’étais d’une quelconque valeur, pour coopérer à la défense de notre salut à tous […] très religieux Pères, vous n’avez pas négligé de renforcer votre parfaite définition de la foi en la prédestination par les arguments de mon raisonnement, pour que tous constatent la très grande force de votre piété et ne méprisent pas l’humilité de notre obéissance. C’est pourquoi, dans cet opuscule que nous avons pris soin d’écrire pour témoigner de l’orthodoxie de votre profession, sur votre requête, etc.30
Sous les compliments, on lit d’abord qu’Hincmar et Pardoul n’ont pas simplement consulté Jean Scot mais lui ont demandé de défendre leur doctrine. Il s’agit d’une requête qui ne se repousse pas : Jean Scot vante son « obéissance ». Comme l’a montré Giulio d’Onofrio, ce que veulent les prélats, c’est que Jean défende leur doctrine à l’aide de la dialectique31. Eux-mêmes, l’Ad simplices l’a montré, en sont incapables. Cette apologie de la prédestination hincmarienne doit être rendue publique : « pour que tous constatent… ». Nous sommes bien loin d’une « lettre de réponse à une consultation » : le document devait être largement publié32. Et cette publication n’aurait su se faire qu’à la cour de Charles où circulaient déjà bien des textes et où Jean Scot officiait. Jean Scot a donc été contraint de prendre la plume et son thème lui a été imposé : défendre les thèses hincmariennes même lorsqu’elles ne correspondaient pas à ce que lui, le logicien, pensait. Nous allons voir que les contradictions internes du De praedestinatione trahissent les circonstances dans lesquelles Jean Scot a pris la plume.
28 CCCM 260, p. 398‑399 : …sed quia haec inter se valde dissentiebant, Scotum illum qui est in palatio regis, Ioannem nomine, scribere coegimus. Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 54, a bien traduit par « contraint ». 29 Ibid. col. 1055. 30 CCCM 50, p. 3‑5 : Fari non possum quantas qualesque gratiarum actiones vobis rependere debeam in eo quod […] me tanquam aliquid valentem in defendenda omnium nostrum salute […] non est dedignata cooperatorem eligere […] sic vos, religiosissimi Patres […] nostrae tamen rationcinationis astipulationibus vestram perfectissimam de fide praedestinationis definitionem roborare non sprevistis, ita ut et vestrae pietatis pulcherrima virtus omnibus pateat, et nostrae obedientiae non spernenda humilitas clarescat. In hoc itaque opusculo quo ad testimonium vestrae orthodoxae professionis vobis jubentibus scribere curavimus… 31 D’Onofrio, « disputandi disciplina ». 32 Contre Bouhot, « Le de divina praedestinatione de Jean Scot », p. 258.
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Goulven Madec ne citait qu’une seule fois l’Ad simplices dans son édition de Jean Scot, tout en affirmant ici qu’Hincmar le lui avait bien remis, et là que non33. Qu’en est-il ? Hincmar avait mis à la disposition de Jean Scot la Confessio prolixior de Gottschalk34 : mais il lui a aussi remis l’Ad simplices. Gian Luca Potestà a mis en évidence les correspondances entre le traité de l’Erigène et l’Ad simplices35. Jean Scot a repris plusieurs citations augustiniennes à Hincmar36 : « l’hommage à la hiérarchie (remarque Potestà) semble indéniable, d’autant plus que la réflexion propre d’Erigène va dans une toute autre direction », conclut-il37. Quel est en effet le propos de Jean Scot ? Affirmer l’identité de la prescience et de la prédestination au nom 1. de la simplicité de l’essence divine, 2. du non-être du mal38. Ce n’est pas ce que montrait Hincmar dans l’Ad simplices : sa thèse, augustinienne, était que Dieu prévoit le mal39. Jean Scot s’est plié à cette thèse et a poussé « l’hommage » jusqu’à se contredire. Dans le chapitre XIV, le maître du palais cite l’Hypomnesticon à trois reprises. Ces citations correspondent exactement aux citations d’Hincmar40, avec un petit extrait supplémentaire montrant qu’Hincmar lui a aussi fourni directement l’apocryphe augustinien. La thèse défendue en XIV, 4 par Jean Scot est que Dieu ne prédestine pas les damnés au châtiment mais prédestine le châtiment aux damnés. C’est là une thèse logiquement fragile : si Dieu est omniscient, la détermination de l’agent implique celle du patient. Le fait a été remarqué par Gottschalk qui l’a raillé dans la Confessio prolixior41. Jean Scot, qui a ce texte sous la main et n’est pas en reste de railleries, garde là-dessus un silence éloquent. Lui, certainement le plus grand logicien entre Boèce et Anselme, est ici gêné. L’amorce de son argument est très brève alors qu’à l’ordinaire, il explique, approfondit, commente ses nouveaux arguments avec pédagogie42. Il finit sa petite collection par une analogie : il compare la prédestination aux lois terrestres. Ces dernières déterminent des châtiments pour dissuader les transgresseurs de commettre des 33 CCCM 50, p. 8 et p. v. Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 112, note 3 parle de « réminiscences ». 34 Citée plusieurs fois par Jean Scot : CCCM 50, p. 21‑22 (III, 4) et p. 70‑71 (XI, 5) 35 Potestà, « Ordine ed eresia », p. 397. 36 Par exemple, le De praedestinatione sanctorum, 10, 19 cité par Hincmar en Gundlach, « Zwei Schriften », p. 299 et par Jean Scot en XI, 6 et en XV, 4. 37 Potestà, « Ordine ed eresia », p. 397, note 50. 38 CCCM 50, p. 4. 39 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 298‑299. 40 CCCM 50, p. 85 (XIV, 4) : Hypomnesticon 6, 2, 2 (Gundlach, « Zwei Schriften », p. 270) ; 6, 5, 7 (=Gundlach, ibid., p. 270) ; 6, 6, 8 (=Gundlach, ibid., p. 272‑273). 41 Lambot, Œuvres théologiques, p. 56. 42 Jean Scot se borne à introduire saint Augustin, CCCM 50, p. 85 : Quod autem Deus neminem praedestinavit ad poenam poenam vero praeparasse hoc est praedestinasse merito damnandis talibus eius dictis lucidissime declaratur.
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crimes, mais elles ne déterminent pas un homme à en commettre. Cette analogie, sans doute efficace sur un lectorat laïque, est invalidée par la prescience divine qui sait qui va transgresser les lois terrestres : elle ne saurait, dans le même temps, les en dissuader. Jean Scot, dans ce même traité, critique la notion de prédestination du châtiment à plusieurs reprises : le chapitre XVII s’intitule même « pourquoi on dit que Dieu prédestine les châtiments alors qu’il ne les produit ni ne les prédestine »43 ! Au chapitre XII, l’Erigène démontre aussi que le châtiment n’est pas un bien et ne peut pas être prédestiné : non est igitur praedestinatio poenae. Prudence de Troyes, dans sa réfutation de l’Erigène, n’a pas manqué de remarquer cette contradiction, qu’il signalait à Wenilon dès sa préface44. Jean Scot, écrit-il, ne craint pas le ridicule puisqu’il contredit ses affirmations précédentes – que les châtiments ne sont ni présus, ni prédestinés, ni préparés par Dieu45. Après une petite démonstration, il s’interroge : pour quelles raisons Jean Scot peut-il se contredire à si peu de pages d’intervalle ? Il est particulièrement étonnant que tu dises que les textes d’Augustin disent que « Dieu n’a pas prédestiné les pécheurs au châtiment mais qu’il leur a prédestiné les châtiments en fonction de leurs mérites ». Alors que tu l’as dit plusieurs fois, mais que tu veux quand même détruire la vérité de la prédestination, tu retournes ta veste et tu divagues en pensant tantôt ceci, tantôt cela ; ce que tu avais d’abord montré, tu fais ton possible pour le réfuter ensuite46.
Prudence peut ensuite se consacrer à réfuter l’analogie des lois terrestres vue plus haut. De son côté, Florus, qui n’a pas remarqué – il n’avait à sa disposition que les capitula – l’ampleur de la contradiction interne, épingle malgré tout l’aberration logique47. De surcroît, Jean Scot savait que sa thèse – l’identité entre prescience et prédestination – ne serait pas du goût de ses commanditaires : il les en avertit dès la préface48. Contraint à la fois de développer une pensée qui devait heurter même ses commanditaires et de soutenir leurs thèses les plus branlantes, Jean Scot était condamné à faire scandale.
43 Ibid., p. 104. 44 PL 115, col. 1012 : … illud etiam necessario credidi praemonendum, ut tuae beatitudinis perspicacia subtiliter solliciteque attendat, quantis se idem Joannes contrarietatibus impugnet, qui ea quae nunc adfirmat, post denegat, quae modo loquaci vanitate diffitetur, postmodum loquacitate confitetur. 45 Ibid., col. 1199. 46 Ibid., col. 1201. 47 CCCM 260, p. 211. 48 CCCM 50, p. 4.
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L’utilisation des citations hincmariennes de l’Hypomnesticon, traité controversé entre tous49, et cette contradiction interne sur le point le plus fragile de la doctrine des prélats, point qu’Hincmar ne lâcha jamais50, montrent que ces pièces étaient nuisibles au traité de Jean Scot. Il n’a pas eu le choix car il devait défendre toutes les thèses de l’archevêque de Reims, comme il s’en explique dans sa préface. On comprend mieux la réaction éberluée de Prudence devant cette contradiction interne : elle révèle le caractère politique de l’intervention de l’Irlandais. 3. Jean Scot protégé par Charles (850‑860)
La préférence royale pour l’Erigène ne cesse ensuite de se révéler. C’est Jean Scot, bien plus que Gottschalk, qui suscite l’indignation des augustiniens. Le scandale suscité par Jean Scot est parvenu aux oreilles du souverain : on dispose pour cela d’une série de preuves. D’abord, la Recapitulatio totius operis de Prudence, qui épingle, une à une, 77 propositions de Jean Scot, a circulé indépendamment du traité de Prudence et est parvenue jusqu’aux mains d’Hincmar qui en parle dans le De praedestinatione, même s’il fait toujours mine de ne pas connaître Jean Scot51. Le souverain, comme Hincmar, ne pouvait pas ne pas reconnaître le traité du maître du palais. Ensuite, le traité de Florus contre Jean Scot est le mieux documenté de toute la controverse puisqu’on en a gardé trois manuscrits du IXe siècle : l’un d’entre eux, rempli d’annotations hostiles, a abouti à Corbie52. Il a donc circulé en Francie occidentale. L’Erigène est également mentionné – et sévèrement condamné – dans le Liber de tribus epistolis dont Hincmar a eu un exemplaire entre les mains à Savonnières53. Enfin, les canons de Valence qui condamnent les capitula de Jean Scot sont passés entre les mains de Charles à deux reprises : en juillet 855, à Verberie, ils lui sont remis par Ebbon de Grenoble au nom du frère de Lothaire ; puis, en juin 859, ces canons confirmés par le concile de Langres et légèrement remaniés lui sont à nouveau offerts par l’archevêque Rémi de Lyon, à la fin du concile de Savonnières. Autrement dit, le roi n’ignorait pas que le maître 49 Même dans le royaume de Charles le Chauve, comme l’écrit Hincmar à Amolon (CCCM 260, p. 398‑399) : quae inter nostros inde sit maxima contentio vobis significo. 50 En 860, Hincmar défend que le châtiment est prédestiné mais pas les réprouvés : PL 125, col. 118. 51 PL 115, col. 1351‑1366. Elle subsiste dans un autre manuscrit que le manuscrit d’auteur de Prudence : Vatican BAV, reg. lat. 91, ff. 74‑77. Réaction d’Hincmar PL 125, col. 296 : Alia nihilominus capitula 77 quodam offerente suscepimus, quorum superscriptio talis est : recapitulatio totius operis […] quorum auctores, vel potius sibi compugnatores et in quibusdam veritatis impugnatores jactitantur a multis Prudentius episcopus et Joannes Scottigena. 52 Le BNF latin 12292. Le latin 2859 est une compilation d’écrits florusiens d’origine lyonnaise ; le BAV, reg. lat. 240, est copié sur un modèle lyonnais mais a circulé jusqu’à Fulda en Hesse : pour André Wilmart, il peut même avoir été copié dans les environs du monastère. Cf. Wilmart, Codices reginenses latini I, p. 568‑569. 53 PL 125, col. 297. Cf. Devisse, Hincmar, p. 246‑247.
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de logique du palais faisait scandale. Cette rumeur persistante a atteint Rome, et le pape Nicolas Ier l’a rapportée à Charles le Chauve54. Malgré cela, Jean Scot a toujours bénéficié des faveurs du souverain. Le Liber de tribus epistolis, rédigé par un Florus qui s’était frotté à la théologie érigénienne, s’en montre amer. Il déplore d’abord qu’on ait eu la fantaisie d’interroger Amalaire, le condamné de 838 – mieux aurait valu brûler ses livres que lui en commander d’autres55. Mais, « ce qui est encore plus malhonnête et honteux », ils ont fait écrire Jean Scot Erigène, cet homme qu’il faudrait soit anathémiser, soit prendre en pitié comme un fou56. Voilà Jean Scot parvenu au pinacle de l’abomination : il surpasse l’hérésiarque de 838. Et ce « fou », déplore Florus, est protégé, respecté, honoré. Dans son premier traité contre l’Érigène, vers 851, il se lamente : S’il y en a, sur le territoire de ce royaume – où cet ennemi de la vérité reste sans réfutation, où personne ne lui impose silence, et même où on le tient en haute louange et en haute estime – s’il y en a pour l’encourager dans de telles entreprises, surtout des ecclésiastiques, qui se lamentera assez, qui s’horrifiera assez de cette pestilence, de la contagion de ce mal qui, depuis ce royaume, se dresse sans freins et sans limites ?57
Comment l’expliquer la protection obstinée de l’Erigène par Charles ? Pour Édouard Jeauneau, « [le roi] pouvait admirer, s’il était perspicace, la virtuosité avec laquelle, sur un terrain semé d’embûches, l’Erigène avait su manier les armes de la dialectique »58. Ce qu’offrait Jean au roi était en effet unique. C. La culture de cour : la dialectique et le grec 1. L’enseignement palatin de Jean Scot et la prédestination
La cour est depuis Charlemagne le foyer, dans le monde franc, de la diffusion de la dialectique, comme John Marenbon l’a particulièrement montré, ce qui ne va pas sans réactions négatives59. Dès 802, alors qu’Alcuin dédicace le De fide sanctae Trinitate à Charlemagne, le mélange entre théologie et dialectique en met (déjà !) certains de mauvaise humeur. Alcuin lui-même a dénoncé à plusieurs 54 Lettre de Nicolas Ier à Charles transmise par Yves de Chartres, MGH Ep. 4, p. 651 (lettre n° 130= Jaffé 2833). 55 CCCM 260, p. 401‑402. 56 Ibid., col. 1054‑1055 : vel sicut demens sit miserandus, vel sicut haereticus anathematizandus. 57 Ibid., col. 126. 58 Jeauneau, Études érigéniennes, p. 19 (réédition de l’introduction à Jean Scot Erigène, Homélie sur le Prologue de Jean, Paris, 1969 [Sources Chrétiennes 151], p. 9‑50). 59 Sur la dialectique à la cour carolingienne, voir surtout Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 30‑66. Riché, « Divina pagina » (voir p. 731) ; Marenbon, « Carolingian thought ».
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reprises l’emploi abusif des « raisonnements » humains en théologie60. Mais le double discours est clair : en débat doctrinal, Alcuin s’appuie sur les auctoritates alors qu’en contexte scolaire, il utilise la logique sans se réfréner61. D’autres personnages se distinguent, sous Charlemagne, par l’emploi de la dialectique, tous liés à la cour et à Alcuin : Candidus Wizo, Frédégise, Gundrade62. Cet mouvement rencontre sous Charlemagne les mêmes réticences qu’il rencontre ensuite sous Charles le Chauve : Benoît d’Aniane met un de ses disciples en garde contre « les syllogismes illusoires des écolâtres modernes, et particulièrement des Irlandais »63. Dans le match qui oppose partisans et détracteurs de la dialectique tout au long de l’époque carolingienne, les premiers savent qu’ils trouveront au palais une oreille attentive. Si l’on a sans doute surestimé le déclin des lettres qui se produit à la cour de Louis le Pieux64, l’enseignement des arts libéraux, quoique de plus en plus répandu, ne s’est incarné dans l’œuvre d’aucun auteur de renom, après Alcuin et ses disciples Frédégise et Candidus Wizo, avant Jean Scot, comme s’il avait importé à Charles d’imiter son grand-père en rendant à la dialectique son prestige d’antan65. Au palais, l’enseignement de Jean Scot était fondé sur les arts libéraux ; les Annotationes in Martianum datent de ces mêmes années 850, ainsi qu’un florilège de Macrobe sur le vocabulaire gréco-latin66. On a préservé une lettre qu’il expédie à l’abbé Winibert de Schüttern, sans doute dans les années 840, pour se procurer un 60 Alcuin, In Johannem, PL 100, col. 743. Voir les autres références données par D’Onofrio, « Dialectic and Theology : Boethius’ ‘opuscula sacra’ and Their Early medieval Readers », dans Studi Medievali, 3e ser., 27/1, 1986, p. 45‑68, (45‑50) : PL 100, col. 608 et 648‑649. 61 Voir la discussion finale entre Marie-Thérèse d’Alverny et Gérard Mathon lors du colloque « Arts libéraux et philosophie au Moyen Âge » : Mathon, « L’enseignement palatin de Jean Scot », p. 66‑67. La conclusion de Mathon est que pour Alcuin, les arts libéraux constituent la propédeutique de ce que l’on pourrait appeler la théologie alors que pour Jean Scot Erigène, les deux voies sont également valables. 62 Sur les Dicta Candidi de Candidus Wizo, voir C. Ineichen-Eder, « Theologisches und philosophisches Lehrmaterial aus dem Alkuin-Kreise », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 34, 1978/1, p. 192‑201 ; Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 144‑172. L’édition des Dicta Candidi comprend tous les textes compris dans le manuscrit de Munich clm 6407, originaire de Vérone puis conservé à Freising : il s’agit du manuscrit de Pacifico, élève d’Alcuin (cf. Ineichen-Eder, op. cit., p. 197). 63 Benoît d’Aniane, lettre à Warner (PL 103, col. 1411‑1413), col. 1413. Cf. Riché, « Les Irlandais », p. 737. 64 Voir notamment la mise au point de Riché, « Les Irlandais », p. 740, qui énumère les maîtres Irlandais (Thomas, Clément, Dicuil) qui entourent l’empereur. 65 L. Holtz, « L’enseignement de la grammaire au temps de Charles le Chauve », dans Giovanni Scotto nel suo tempo. L’organizzazione del sapere in età carolingia, Spolète, 1989 (Settimane di studio del centro italiano di studio sull’alto medioevo 36), p. 153‑171. 66 Mathon, « L’enseignement palatin de Jean Scot », montre que Jean Scot a eu beaucoup plus d’impact avec son enseignement palatin fondé sur Capella qu’avec le Periphyseon. Sur la réception de Capella à l’époque carolingienne, voir Carolingian Scholarship and Martianus Capella. Ninth-Century Commentary Traditions on ‘De nuptiis’ in Context, M. Teeuwen & S. O’Sullivan ed., Turnhout, 2011 (CELAMA 12). Sur le florilège (ms. Paris, BNF, latin 7186, f. 42‑56), Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 69, rejette l’autorité de Jean Scot Erigène, mais M. Herren, « The study of greek » l’accepte.
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exemplaire des Noces de Philologie et de Mercure67. C’est pour son enseignement palatin que Jean Scot était connu68. Dès lors, si le maître du palais fut sollicité pendant la controverse, c’est au titre exprès de ses compétences en logique69. On attendait de lui qu’il étaye les thèses d’Hincmar par « ses raisonnements »70. Autrement dit, l’intervention de Jean Scot est directement inspirée par les cours qu’il dispensait au palais, sous les yeux de Charles le Chauve, auquel il garantissait le prestige passé de son grand-père et fournissait une doctrine du châtiment plus accommodante. 2. Le grec et la prédestination
Jean Scot est connu, plus que pour sa virtuosité dialectique, pour sa maîtrise du grec, qui se concrétise dans les derniers temps de notre controverse, avec la traduction des hiérarchies célestes du pseudo-Denys en 858‑86071. Une ambassade de Michel le Bègue avait apporté à Louis le Pieux un manuscrit du pseudo-Denys en 827 ; il avait été aussitôt transporté à Saint-Denis ; son abbé, l’archichancelier Hilduin, avait échoué à en donner une traduction satisfaisante72. Grâce à Jean Scot, Charles dépasse son père. Saint Denis est un monastère qui fait l’objet des préoccupations constantes de Charles. Il était son abbé laïc. C’est là qu’il restaure la pratique des Natales Caesarum, c’est-à-dire de la commémoration de l’anniversaire du roi, mais aussi de son onction royale, de son retour au pouvoir en janvier 859, de son mariage avec Ermentrude et de son anniversaire73. Au fil des ans, Jean Scot traduit pour Charles, tout bien pesé, les Hiérarchies célestes, les Quaestiones ad Thalassium (appelées aussi Scoliae) et les Ambigua (traduction encore inédite) de Maxime le Confesseur74, et, peut-être pour son propre compte, le De imagine de Grégoire de Nysse75 et sans doute les Solutiones ad Chosroem de Priscien de 67 Contreni, « Laon’s Cathedral Library », p. 8‑14 ; Cathedral School, p. 85 ; « John Scottus, Martin Hiberniensis… », p. 25. La lettre provient du ms. Laon, BM, 24. 68 Mathon, « L’enseignement palatin de Jean Scot », p. 48. 69 Ibidem ; Contreni, « John Scottus, Martin Hiberniensis », p. 24 ; D’Onofrio, « Disputandi disciplina », p. 275‑320. 70 CCCM 50, p. 3‑4 : Nostrae tamen ratiocinationis aestipulationibus vetram perfectissimam de fide praedestinationis diffinitionem roborare non sprevistis. 71 Sur les traductions du pseudo-Denys, voir P. Chevalier, Dionysiaca, Paris-Bruges, 1937‑1950 ; D. Iogna-Prat, « Penser l’Église, penser la société après le Pseudo-Denys l’Aréopagite », dans Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval, 400‑1100, id., F. Bougard et R. Le Jan ed., Turnhout, 2008 (Collection Haut Moyen Âge, 6), p. 55‑82 ; Herren, « The study of greek ». 72 Ms Paris, BNF, grec 437 : contient la Hiérarchie céleste (ff. 1‑40v), la Hiérarchie ecclésiastique (ff. 41‑103r) les Noms divins (ff. 103‑192v) et les Lettres (ff. 193‑216v). 73 Chartes de Charles le Chauve à Saint-Denis du 19 septembre 862 : Tessier II, n° 246‑247, p. 53‑67. 74 Maximi Confessoris Quaestiones ad Thalassium. I. Quaestiones I-LV una cum latina interpretatione Ioannis Scotti Eriugenae iuxta posita, C. Laga et C. Steel éd.,Turnhout, 1980 (CC Series Graeca 7). 75 Ces traductions ont fait l’objet de nombreux travaux de dom Cappuyns.
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Lydie76. Jean Scot cite aussi Épiphane de Salamine et Basile de Césarée dans des traductions non attribuées, qui peuvent être les siennes77. Jean Scot donnait ainsi à Charles un accès inégalé à la prestigieuse patristique grecque. L’intérêt du roi de Francie occidentale pour la langue de l’Évangile est resté constant jusqu’à la fin de son règne et a cherché des débouchés là où on trouvait le plus de traducteurs, en Italie, auprès d’Anastase le Bibliothécaire (qui révise les traductions de l’Erigène et y ajoute les commentaires liturgiques de Maxime le Confesseur et Germanos Ier de Constantinople, la Passion de Demetrius de Thessalonique et la Passion de Denis78) et de Paul Diacre de Naples (Vies de Marie l’Egyptienne et de Théophile le Pénitent)79. Charles s’est fait une réputation de commander des traductions du grec en latin. Dans les années 850‑860, celles-ci sont de Jean Scot. Ces traductions sont-elles déconnectées de tout projet politique ? On peut en douter : l’évêque Jean d’Arezzo, traducteur probable d’un texte byzantin sur l’Assomption, est le légat pontifical qui préside le concile de Ponthion de l’été 876 où Charles apparaît en habit impérial grec80. Le vif intérêt pour les traductions, dont Jean Scot est le plus grand représentant, n’est qu’une facette de la fascination du roi pour la culture et le modèle grecs. Jean Scot, maître au palais, n’apprend pas le grec subitement à la fin des années 850. Dès les années 840, il est connu pour ses connaissances grecques en tant que médecin, d’après plusieurs documents – dont une curieuse recette de crème épilatoire81. Si ces connaissances sont encore incomplètes, elles suffisent à le mettre au-dessus de la plupart de ses contemporains82. Or, la controverse prédestinatienne permet à l’Erigène de manifester publiquement sa maîtrise du grec – et c’est certainement aussi pour cela qu’il fut consulté. 76 M.-T. d’Alverny, « Les Solutiones ad Chosroem de Priscianus Lydus et Jean Scot », dans Jean Scot Erigène et l’histoire de la philosophie, p. 145‑170. 77 Jeauneau, Études érigéniennes, p. 38‑39. 78 Cf. M. McCormick, « Werstern Approaches (700‑900) », dans The Cambridge History of the Byzantine Empire, c. 500‑1492, J. Shepard dir., Cambridge, 2008, p. 395‑432. 79 MGH Ep. 6, p. 193‑194. 80 McCormick, « Western Approaches », op. cit., p. 427. 81 Dès les années 840, l’Erigène est un fidèle chasé par Charles à Cormicy : Tessier I, p. 210‑213, n° 75. Il est connu comme chirurgien : cf. Leonardi, « Nuove voci poetiche », p. 141‑151 ; Contreni, Cathedral School, p. 89 ; Contreni, « Masters and Medicine… », p. 334‑335. Jeauneau, Études érigéniennes, p. 26‑27, pense que Jean a appris le grec en traduisant le pseudo-Denys. Mais il me semble que la traduction du pseudo-Denys, avec l’apprentissage du grec, est une œuvre de longue haleine à laquelle on ne peut donner comme seuil 858‑860. 82 Cf. Herren, « The study of greek » : dès les années 830‑850, les Glossae divinae historiae de Jean Scot contiennent une cinquantaine de mots grecs. L’auteur montre que Jean Scot disposait certainement d’un lexique latin-grec, et non grec-latin, destiné au thème (comme par exemple le manuscrit Paris lat. 7651). En contrepoint, voir Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 133.
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Au chapitre XVIII de son De praedestinatione, il invective ses adversaires, censés ignorer le grec, avec une cuistrerie qui les a particulièrement exaspérés : La terrifiante erreur de ceux qui tordent les sentences des vénérables Pères (et surtout de saint Augustin) dans leur sens dévoyé, de manière confuse et mortifère, trouve son origine dans l’ignorance des disciplines utiles que la sagesse s’est données pour accompagnatrices et investrigatrices : et également dans l’ignorance des lettres grecques, dans lesquelles la traduction de « prédestination » ne souffre aucune ambiguïté83.
Jean Scot attribue la faute doctrinale à l’incompréhension du grec. Il consacre le chapitre qui suit à montrer que le verbe proorao, dont dérive le latin de la Vulgate praedestino, se traduit tout aussi bien par praevideo et praedefinio, traductions qui étouffent la controverse en la reportant sur la question de la prescience84. En somme, l’Irlandais prétend anéantir les preuves scripturaires de ses adversaires. La dialectique dont Jean Scot se réclame peut aussi lui avoir été transmise par les commentateurs grecs d’Aristote85. Il intervient, comme on le voit, en fanfare, dans le domaine qu’il sait le plus plaire à Charles le Chauve ; sa supériorité rejaillit sur son maître. Ce qu’explique l’Irlandais, à la lettre, c’est que seuls les hommes qui sont, avec lui, liés à l’enseignement de la dialectique et du grec à la cour, peuvent apporter au problème de la prédestination sa solution. Les détracteurs de Jean Scot répondirent. Prudence, dont il est évident qu’il ne maîtrisait pas le grec, invoque en désespoir de cause les Pères de l’Église et leur maîtrise supposée de la langue des Évangiles : « Toi qui nous marques le front au fer rouge de cette ignorance, est-ce que tu accuses les saints Pères du même crime que nous, eux qui connaissaient le grec non moins que le latin ? »86. Florus, en revanche, est suffisamment bon philologue pour réfuter patiemment les arguties de Jean Scot87. La cuistrerie de l’Irlandais l’irrite tout autant que Prudence, à ceci près que lui a pu lui tenir tête sur ce point : « Maintenant, nous devons en venir à ce que cet individu ajoute, pour se donner l’air de maîtriser la langue grecque. […] Qu’il ne se moque donc pas de notre ignorance en changeant quelque chose aux mots grecs par une nouvelle traduction pour les vider de leur sens ». Florus n’était pas facilement impressionnable.
83 CCCM 50, p. 110‑111 (XVIII, 1). 84 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 134, note 4 : il est probable, dit l’auteur, que Jean Scot contrôlait son texte dans un Évangéliaire bilingue, comme il le fit par la suite. 85 Madec, « Jean Scot au travail », p. 158. 86 PL 115, col. 1305. 87 CCCM 260, p. 280‑284.
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D. Une stratégie de distinction 1. La compétition culturelle entre souverains
Le mécénat culturel de Charles le Chauve relève d’une stratégie de distinction88. À plusieurs occasions, Charles est en contact, voire aux prises avec les autres Carolingiens au sujet de la prédestination : Louis (848), Lothaire (855), Lothaire II et Charles de Provence (859). De fait, la rivalité entre les Carolingiens ne se joue pas que sur le terrain politique : elle a aussi un caractère intellectuel, en particulier chez Charles le Chauve pour qui la présence à sa cour de Jean Scot représentait un atout maître. Les exploits des intellectuels Irlandais, en matière de traduction du grec, demeureraient inexplicables sans l’appui matériel des souverains carolingiens qui se livraient, dans cette perspective, une concurrence acharnée. L’ensemble des traductions du grec réalisées sous Charles le Chauve en fait le plus grand mécène des lettres grecques qu’ait connu l’Occident carolingien. Son royaume concentre les meilleurs savants de ce temps : Loup de Ferrières, Jean Scot, Hincmar, Ratramne, l’école d’Auxerre, Martin de Laon, Milon et Hucbald de Saint-Amand… Il réussit à attirer dans sa chapelle plusieurs clercs du royaume de Lothaire II (Hilduin, Radbod89, Rodingus), qui avait moins à leur offrir en termes de carrière, et sans doute aussi de prestige intellectuel90. Charles hisse le brain drain au rang de priorité politique. Lorsque l’Erigène est consulté, il fait cours sur Martianus Capella, que les premières générations carolingiennes avaient moins commenté. C’est à l’Irlandais qu’il doit surtout son essor91. Jean Scot est, dans les années 850, au sommet de sa gloire, de l’aveu, on l’a vu, de son propre adversaire Florus. De nombreuses notes manuscrites carolingiennes font référence, ici ou là, à Jean Scot Erigène92. Comme déjà sous Charlemagne, le grec et la dialectique sont liés : l’Irlandais offre à Charles une incontestable suprématie dans les deux champs. Avec Jean Scot Erigène, ses traductions et ses cours sur Capella, il tient, semble-t-il, une
88 La compétition entre souverains n’est pas l’aspect le plus mis en valeur par Nelson, « utilisations du savoir », qui insiste davantage sur l’importance de la notion de sagesse et sur la valeur idéologique du mécénat de cour. 89 Voir sa Vita, MGH SS 15.1, p. 569 : il est attiré par les sept arts libéraux. 90 Fleckenstein, Hofkapelle, p. 151. 91 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 79 ; Carolingian Scholarship and Martianus Capella, 2011 (op. cit.). 92 Rassemblées utilement dans Contreni, « John Scottus, Martin Hiberniensis… », p. 32‑33.
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perle rare, capable, comme l’a noté Gérard Mathon, d’innover93. La dialectique et le grec, qui sont les deux piliers sur lesquels repose l’arbitrage théologique de Jean Scot en 850, sont aussi les pièces maîtresses d’un dispositif de distinction qui, en se frayant un chemin à travers les résistances d’un modèle plus patristique, acquièrent à Charles la renommée qu’il n’a pas su construire par les armes, et qui finit par lui valoir le trône impérial. Le renouveau des arts libéraux et du grec est à ce point une nouveauté qu’il fait grincer des dents les clercs habitués au cursus scolaire traditionnel. Dans un poème satirique contemporain du règne de Charles le Chauve, un vieux grincheux se plaint de la vogue de Capella94. L’auteur, sans doute un Irlandais, décrit son enseignement comme un phénomène de mode dont souffrent les « vieux », habitués au cursus éducatif de la génération de Raban. Ce petit poème satirique montre que Capella incarnait, dans les années 850, une certaine idée de progrès : notre vieil intellectuel est en plein désarroi. On trouve ici un écho à la hargne anti-Capella de Prudence. L’origine de cette vogue de la dialectique se trouve dans le milieu formé par la colonie irlandaise de Laon et la cour. Ces deux milieux interconnectés ont connu un éclat concomitant et déclinent ensemble à la mort de Charles95. Mais pendant cet apogée, son royaume offre aux yeux de l’Occident carolingien une vie culturelle plus innovatrice et plus prestigieuse que celle des autres royaumes, où le mécénat se borne au champ traditionnel de l’exégèse, regrettée par notre satiriste. La renommée que le roi acquiert par les traductions du grec se comprend tout aussi bien. Les résultats en sont particulièrement éclatants dans la préface de la nouvelle traduction de Denis par Anastase le bibliothécaire, qui loue en termes hyperboliques (« stupéfiant », « admirable ») le mécénat de Charles96. Toute la gloire de ces traductions, alors inédites, retombe sur le roi. Le prologue de la 93 Mathon, « L’utilisation des textes », p. 528 ; voir aussi G. L. Potestà, « Cultura di corte e cultura ecclesiastica : le controversie teologiche in età carolingia », dans Insula Sirmie, Società e cultura della « Cisalpina » verso l’anno Mille, N. Criniti (dir.), Brescia, 1997, p. 35‑52, p. 49, sur le rôle de « théologien officiel » de Jean Scot. 94 Leonardi, « Nuove voci poetiche », p. 150 : Sollers artis eram prima florente iuventa/ qua colitur summus unus et ipse deus […] nunc nimium fallor me mala causa tenet. / Ille Capella strio translato nomine felix / Nos fallit vetulos : nam vetus ipse fuit. La traduction de strio (qui ne veut rien dire) pose problème : on peut penser à une réduction d’histrio en strio. Leonardi n’en parle pas. L’interprétation de Contreni, « John Scottus, Martin Hiberniensis… », p. 30, affirmant contre Leonardi que l’auteur du poème cultivait Capella dès sa jeunesse et s’est rendu compte de son erreur sur le tard, diverge pour la forme mais, dans le fond, fait état du même scepticisme à l’égard d’un phénomène de mode. 95 Jeauneau, Études érigéniennes, p. 508. Cf. aussi Contreni, Cathedral School, p. 19 ou encore p. 84. 96 MGH Ep. 7, p. 431 : illud quoque non mediocri est admiratione stupendum quo non solum latinos patres sed et grecos rimari non cessas et Romana lingua pollentes Pelasgarum facis rerum expertos. Tu quippe facis qui ad faciendum suscitas et hortaris, quia et nos saepe magnam domum fecisse dicimur non tamen manibus sed
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Vita Germani d’Heiric d’Auxerre, vers 873, dépeint aussi Charles comme le grand vainqueur de la compétition pour le savoir, grâce au grec dont il a attiré tous les professeurs, notamment les Irlandais, à la cour : le passage est fort connu et développe le thème de la translatio studii, la Grèce et l’Irlande étant désertées au profit du royaume de Charles97. Si Heiric parle de Grecs qui désertent eux-mêmes leur patrie, c’est surtout pour évoquer la maîtrise de cette langue par les Irlandais dont on rénove les hospitalia sous le règne de Charles98. Heiric poursuit donc : C’est pourquoi, invincible César […], alors que tu t’efforces de t’illustrer, avec les tiens, par les ornements de la sagesse, tu as reçu les écoles et les études de quasiment tous les peuples ; une fois reçus tous leurs professeurs, il leur est inévitable et facile que leurs esprits se congèlent dans l’oisiveté. Ainsi, au mépris de tous les autres, c’est vers la partie du monde qui est sous votre pouvoir que l’ensemble des études des meilleurs arts a afflué99.
C’est la compétition intellectuelle entre rois francs que décrit Heiric : Charles a dépeuplé leurs écoles et débauché leurs professeurs. Le mécénat intellectuel amasse un précieux capital politique. Salomon, rappelons-le, n’a pas seulement mérité par sa sagesse de devenir riche, mais de dépasser tous les autres rois – et il a racheté le monde par sa « doctrine », disent les tituli de la deuxième Bible de Charles100. Pour finir, il investit ce capital culturel dans le titre impérial, déclinant sous Louis II101. Dans une lettre de 872, et dans la perspective du remplacement de ce dernier, Hadrien II ne tarit pas d’éloges sur le roi de Francie occidentale : « on répète partout à ton sujet que tu es sage et craignant Dieu »102. Hadrien place au premier rang de ses compliments de circonstance (il ne cache pas, en effet, que sa démarche est intéressée) la sagesse ; avant, donc, la justice et la protection des églises. Le même capital culturel est mis en avant par le Libellus de imperatoria
affatibus. On retrouve l’allusion aux pelasgi dans le colophon du manuscrit bilingue Saint-Gall, Stiftsb., 48 ; cf. Herren, « The study of greek », p. 511‑512. 97 PL 124, col. 1133. 98 MGH Conc. 3, p. 103 (concile de Meaux-Paris, 845) et 418 (concile de Quierzy, 858). Cf. Contreni, Cathedral School, p. 81‑83. 99 PL 124, col. 1134. 100 Cf. ibid., p. 255, v. 41‑45 (BNF latin 2, Saint-Amand, 871‑877) : Rex Salomon, quoniam potius tua dona petivit / Ut sapiens posset fieri, praecelsior ullis / Regibus existens opibus pollebat opimis / Iudicioque rato tecum bona plurima sanxit / Doctrinaque tua mundum redimivit abunde… Les vers s’achèvent, sans surprise, par un vers grec (ibid., p. 257, v. 98) ! 101 Staubach, « Graecae Gloriae », p. 348. 102 MGH Ep. 6, p. 743‑744.
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potestate in urbe Roma, après que Charles a été placé à la tête de l’empire en 875103. Charles est appelé à Rome car « il était presque un philosophe dans les lettres »104. Cette réputation joue comme un moyen de distinction qui le place au-dessus de son dernier frère en vie, Louis. Charles, si malheureux sur le champ de bataille, faisait en grande partie reposer son prestige sur sa renommée de mécène. On retrouve des accents similiaires dans le discours de Jean VIII à l’élection impériale de 875 : Charles honore ses prêtres et « les éduque dans les deux philosophies »105. Lui aussi relève, dans un sermon où chaque mot est pesé, le mécénat intellectuel de Charles ; lui aussi, il met en exergue la « philosophie » tant prisée du souverain (la mention des « deux philosophies » ne laisse pas de doute sur le fait que l’une, profane, est la dialectique). 2. La poésie de cour de Jean Scot et l’hellénisation du pouvoir
C’est seulement, on en convient aisément, dans les décennies qui suivent la controverse que cette pente hellénisante atteint son but, l’obtention du titre impérial. Mais la fascination pour le modèle politique grec existe déjà dans les années de la querelle. Les « sorties » hellénisantes de Charles ne surgissent pas subitement vers 858‑860, à la première traduction du pseudo-Denys. Dès 854, Charles commence à employer le Legimus, pratique de chancellerie imitée de la cour byzantine, dont le modèle a été fourni aux occidentaux par la lettre de Michel II de 827, conservée à Saint-Denis avec le reste du Corpus dionysiacum106. Revenons donc à la question : Charles « hébergea-t-il Jean Scot trente ans seulement à cause de ses blagues ou de son savoir-faire médical »107 ? L’Erigène est le pilier de la stratégie de distinction culturelle de Charles. Or, l’Irlandais n’est pas seulement le traducteur du corpus areopagiticum, il est également versificateur. La plupart de ses poèmes, remontant aux années 850, sont dédicacés à Charles. Dom Cappuyns fait remonter la composition de son principal recueil (ms. Laon, BM,
103 G. Arnaldi, Natale 875. Politica, ecclesiologia, cultura del papato altomedievale, Rome, 1990 (Nuovi studi storici, 1). 104 PL 139, col. 55. Cité par Riché, « Charles le Chauve », p. 45. 105 Bouquet, Recueil, 7, p. 695 : Ecclesias videlicet Domini diversis opibus ditans, sacerdotes eius honorans, hos ad utramque philosophiam informans, illos ad virtutes sectandas adhortans, viros peritos amplectens, religiosos venerans… 106 W. Ohnsorge, « Orthodoxus imperator. Vom religiösen Motiv für das Kaisertum Karls des Grossen », dans Jahrbuch der Gesellschaft für niedersächsische Kirchengeschichte, 48, 1950, p. 17‑28 ; Staubach, « Graecae Gloriae », p. 348, note 38 ; F. Bougard, « Charles le Chauve, Bérenger, Hugues de Provence : Action politique et production documentaire dans les diplômes à destination de l’Italie », dans Zwischen Pragmatik und Performanz : Dimensionen mittelalterlicher Schriftkultur, C. Dartmann, T. Scharff et C. F. Weber ed., Turnhout, 2011 (Utrecht studies in medieval literacy, 18), p. 57‑84. 107 Nelson, « Utilisations du savoir », p. 46.
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444) à avant 862, ce qui nous situerait pendant la controverse prédestinatienne108. Cette poésie de cour relève à la fois du panégyrique et de la catéchèse109. Si on les prend dans leur globalité, les cinq premiers poèmes à Charles et Ermentrude110 sont marqués par plusieurs thèmes. D’abord, il s’agit de poèmes politiques, ne serait-ce qu’en raison des implications politiques des vertus royales. Ensuite, ils s’inscrivent dans une tradition hellénisante. La maîtrise du grec de Jean Scot s’y avère saisissante111. Plusieurs sont rédigés partiellement, voire entièrement en grec, toujours avec une invocation au basileus ou au kyrrios Charles (II.7, II.8, III.1, V.1, V.4). Certains sont de véritables acclamations, dans le genre des laudes bilingues qu’affectait Charles le Chauve112. Mais ces louanges-là s’apparentent moins à la tradition occidentale des laudes regiae qu’aux acclamations byzantines pour les couronnements et les fêtes de Pâques et Noël113. On retrouve aussi les mêmes épithètes royales qu’à la cour byzantine : orthodoxos (orthodoxe), sebastos (couronné), eusebes (pieux), dunatos (puissant)… Si l’on se fie à quelques mots d’Anastase, il est probable que Charles, comme tant de clercs, ait connu un peu de grec et ait compris ces textes114. Dans le poème bilingue III.6, Charles est loué comme « élu devant les autres rois », évocation certaine du thème impérial115. Certaines invocations sont au vocatif, et non au datif comme il est de coutume dans les adresses de correspondance, ce qui évoque une récitation publique116. Mais le plus spectaculaire de ces textes est le poème V.4, totalement en grec : Au seigneur Charles, Jean, salut ! À Charles, l’admirable roi, la vie et la lumière ; chef orthodoxe des Francs à qui [reviennent] gloire et honneur ! Incomparable et bon, pieux et très haut monarque, espoir de la patrie, digne de l’immortalité, portant la couronne d’or, le diadème de ses pères, et de sa main, le sceptre, c’est à dire le bâton
108 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 78. P. Godman, Poets and emperors. Frankish Politics and Carolingian Poetry, Oxford, 1987, p. 149‑181, tend à minimiser le caractère exceptionnel du mécénat culturel de Charles, arguant que les historiens sont victimes des stéréotypes de ses panégyristes ; mais voir Nelson, « Utilisations du savoir », p. 40. 109 Staubach, Rex Christianus, p. 67‑91. 110 MGH Poetae 3, p. 518‑535. 111 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 78. 112 E. Kantorowicz, Laudes regiae. Une étude des accalamations liturgiques et du cute du souverain au Moyen Âge, Alain Wijffels trad., Paris, 2004, p. 129‑137 ; A. Prost, Caractère et signification de quatre pièces composées à Metz en latin et en grec au IXe siècle, Paris, 1877. 113 Staubach, Rex Christianus, p. 68. 114 Lettre à Charles le Chauve, PL 122, col. 1027 : parlant de la traduction du pseudo-Denys, Anastase écrit « comme ton expérience avisée ne l’ignore pas ». 115 MGH Poetae 3, p. 541 : Pax fido populo, regi sit gloria summo, / Quem deus electum prae regibus unus habet nunc… 116 Ibid., p. 545 (V.1) : Kyrrie Karole.
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de la royauté. Christ, sauve ton serviteur, que je le proclame mon maître, Charles, le vénérable chef de notre multitude, lui qui est ô combien sage, lui qui est ô combien puissant, tout tempérant et plein de force. Il est noble et beau, et se montrant tel, c’est un illustre gouvernant ; comme Mercure [la Brillante] parmi les lumières du ciel est l’astre de son diadème ; comme le soleil, le brillant, comme l’Étoile du matin, comme la divine pâleur [de la lune]. Accorde à Charles la vie pour tous les siècles ; faites cette prière, peuples ; et toi prie, Francie entière !117
On appelle ce texte un « poème » mais tout y est liturgico-politique118. Staubach a affirmé qu’il exprimait, plus qu’aucun autre, une conception byzantine du pouvoir, dont les intonations liturgiques évoquent les Polychronia, ces incantations pour un long règne, du domaine grec119 : malheureusement, une étude détaillée fait défaut. On s’y essaiera ici en se fondant sur les quelques descriptions d’acclamations ou de couronnements byzantins reconstituées par Gilbert Dagron120. Si le poème V.4 provient du codex personnel de Martin de Laon, il est bien de la plume de Jean Scot, qui l’a signé : d’ailleurs, Martin ne maîtrisait sans doute pas suffisamment le grec pour l’écrire121. Jean Scot appelle Charles basileus (qui a en Grèce le sens d’imperator122), monarchos, kyrrios, anax : tout le lexique byzantin du pouvoir est mobilisé, à l’exception notable du terme autocrator qui en est le sommet. Orthodoxos est un des premiers épithètes dont le roi est paré : il permet à Charles de se placer dans le sillage de Charlemagne et dans la tradition romaine dont Byzance est l’héritère. L’Erigène appelle sur lui une « gloire et honneur » ; il le pare des couronnes de ses pères, de la force et de la sagesse. Il reprend le terme « digne », qui fait partie des acclamations impériales byzantines123. Il le compare aux astres, thème aussi byzantin que franc, et lui souhaite la vie éternelle, en invoquant la prière des peuples soumis à sa domination. Le peuple franc est mentionné deux fois. Le mot laoi, « peuples », évoque le rituel byzantin : dans ce dernier, il ne désigne pas le peuple tout entier 117 Voici la traduction de l’archikhûbe Paul-Victor Desarbres, que je remercie de son aide précieuse. 118 Bezzola, cité ibid., p. 68, considère qu’il s’agit de « dédicaces de livres ou d’inscriptions pour des monuments » : ces vers grecs mériteraient une étude plus approfondie. 119 Staubach, Rex Christianus, p. 69. On regrette que l’auteur se borne à évoquer ce texte qui était si pleinement dans son sujet. Dagron, Empereur et prêtre, p. 75, décrit ces invocations du couronnement impérial byzantin : « que nombreuses soient les années du grand empereur (…) pour de nombreuses et bonnes années ! ». 120 L’auteur rappelle que chaque couronnement byzantin fut un cas particulier : mais on trouve des traits communs à chacun, notamment dans les acclamations (Dagron, Empereur et prêtre, p. 99). 121 Cf. D. Muzerelle, « Martin d’Irlande et ses acolytes : genèse codicologique du ‘Pseudo-Cyrille’ de Laon (ms 444) », dans La collaboration dans la production de l’écrit médiéval. Actes du 13e colloque du Comité international de paléographie latine, H. Spilling ed., Paris, 2003 (Matériaux pour l’histoire publiés par l’École des Chartes, 4), p. 325‑346), p. 343‑346. 122 McCormick, « Western Approaches », op. cit., p. 409. 123 Dagron, Empereur et prêtre, p. 75.
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mais « une poignée de dignitaires » qui le représentent. On peut penser à la cour franque où populus a subi un glissement sémantique analogue. L’emploi de l’impératif rend probable la lecture de tels textes à la cour. Imagine-t-on le bénéfice politique de disposer d’un panégyriste grec à sa cour ? L’appellation de rex atque theologus124, dont Jean Scot pare Charles ailleurs, est tout un programme, tant est rare le mot theologia dans le monde latin. Le mot theologus apparaît dans l’Occident carolingien avec Jean Scot : auparavant, il sert seulement d’épithète à Grégoire de Nazianze125. Charles pouvait prétendre, grâce à Jean Scot, aux précieux éloges grecs que son père et son grand-père n’ont jamais reçus qu’aux rares occasions des ambassades byzantines. Jean Scot offre à Charles la synthèse dionysienne qui lui assurait un prestige intellectuel inégalé et qui inspirait sa pensée politique ; il lui offre aussi l’accès à une pratique politique spécifiquement grecque qui en fait l’émule des empereurs byzantins. II. Les milieux de cour dans la controverse La cour est le lieu central où le roi carolingien transforme les ecclésiastiques en collaborateurs du gouvernement. À l’école du palais, les maîtres choisis par le roi façonnent les esprits et débattent en sa présence ; la chapelle royale irrigue le royaume en évêques et entoure le roi d’une brigade de clercs solidement instruits. Le roi n’est ni un lecteur ni un acteur solitaire. Ses conseillers inspirent son action : parents et grands laïcs, comme le sénéchal Adalhard sous Charles le Chauve, mais aussi les clercs dont l’académie palatine sous Charlemagne offre le meilleur exemple. Cet entourage oriente la décision du roi, pondère sa lecture, interprète les textes126 : on se souvient certainement encore, en 849, des récriminations d’Agobard vingt ans plus tôt contre le mur qu’avait dressé le comte Matfrid entre Louis le Pieux et ses sujets127 ; dans les années 840, Florus fustige l’aula surda où il est inutile d’aller chercher secours128. En matière théologique, ce mur est moins perméable qu’ailleurs : le roi est entouré de clercs qui lisent pour lui et l’aident à forger la décision d’agréer ou non le contenu. Les auteurs qui demandent à Charles d’éprouver la qualité de leurs écrits, comme Ratramne, n’escomptent pas qu’il s’en charge seul. Comme l’a suggéré
124 MGH Poetae 3, p. 545, v. 11. 125 Voir les martyrologes d’Adon (PL 123, col. 262) et certains exemplaires du martyrologe d’Usuard (voir les notes en PL 123, col. 745 et 124, col. 37). 126 De Jong, « The empire as ecclesia ». 127 CCCM 52, p. 225‑227, p. 226. 128 MGH Poetae II, Querela de divisione imperii, p. 562.
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Sita Steckel, le pouvoir réel des experts est peut-être plus grand que celui de ceux qu’ils conseillent, car ils ont le pouvoir de leur dicter ce qui est vrai ou faux129. Stuart Airlie a montré que les chapelains de la cour sont vus de l’extérieur comme un groupe à part et soudé130. A. Le rôle doctrinal des familiares Il en est ainsi dès les premiers Carolingiens. D’après Alcuin, en 799, Charlemagne a fait réciter en public l’Adversus Felicem librum à la cour et a fait noter les errata en marge avant de le renvoyer pour correction131. L’abbé de Saint-Martin se plaint que Charlemagne n’ait pas fait annoter ses erreurs doctrinales ; il remarque que l’empereur a confié l’émendation à des defensores au lieu de s’en charger luimême. Charlemagne est entouré par tout un atelier de clercs. Cela explique les célèbres notes marginales de l’Opus Caroli contra synodum (BAV, vat. lat. 7207) : Charlemagne avait, au cours d’une lecture publique, commenté et fait annoter « sur le vif » ce long traité certainement composé par Théodulfe d’Orléans, pour s’en approprier l’autorité132. Alcuin se plaint que ses Adversus Felicem libri septem n’aient pas encore subi le même sort et demande à l’empereur de ne pas le publier avant de l’avoir fait circuler et examiner par ses familiares133. En 798, il lui demandait au sujet d’un traité sur le comput sensiblement la même chose : qu’on le fasse lire par les familiares et qu’on décide de quoi en faire134. Impossible de discerner, dans de tels cas, quelle est la frontière entre le jugement du roi et celui de ses proches conseillers. Ces derniers sont un milieu d’intellectuels à part entière, dans lesquels on chercherait à tort à ne reconnaître qu’une ou deux figures éminentes, comme l’a montré Philippe Bernard à propos de la préface Hucusque de l’Hadrianum supplémenté135. C’est à eux que Frédégise dédicace la lettre De nihilo et tenebris dans la dernière partie du règne de Charlemagne ; la lettre fait état d’intenses discussions entre les érudits de la cour136. L’influence de ces derniers devait être grande. Le 23 octobre 799, Elipand en donne une preuve : il conseille à Felix d’écrire à Charlemagne avant qu’Alcuin ne se rende à la cour137. Ailleurs, il
129 Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 607. 130 Airlie, « Bonds of Power », dans Charlemagne’s Heir, op. cit., p. 193‑197. 131 MGH Ep. 4, p. 284 (lettre 172). Cf. Close, Uniformiser la foi, p. 192‑193. 132 A. Freeman, « Furthuer studies in the Libri carolini III. The marginal notes in Vaticanus latinus 7207 », dans Speculum. A journal of mediaeval studies, 46, 1971, p. 597‑613. 133 MGH Ep. 4, p. 335. 134 Ibid., p. 234. 135 P. Bernard, « Benoît d’Aniane est-il l’auteur de l’avertissement hucusque et du supplément au sacramentaire Hadrianus ? », dans Studi medievali, 3e série, 39/1, Spolète, 1998, p. 1‑121. 136 MGH Ep. 4, p. 552. 137 Ibid., p. 308.
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accuse Alcuin d’être un nouvel Arius qui convertit Constantin à l’hérésie138. Ces avertissements ont les mêmes échos que ceux d’Agobard à Matfrid : en théologie comme en politique les conseillers dressent autour du roi, disent les mécontents, un mur insonorisé. On peut en dire autant du règne de Louis le Pieux. Jonas d’Orléans, dans la préface du De cultu imaginum vers 840‑844, rapporte que l’Apologeticum de Claude de Turin fut examiné « par les hommes les plus sages du palais » de Louis le Pieux139. Claude de Turin donne des renseignements concordants : Theutmir a envoyé le traité de Claude sur les épîtres aux Corinthiens à la cour pour le faire « condamner par le jugement des évêques et des aristocrates »140. Le traité a été envoyé à la cour, mais nulle mention du souverain, seulement de l’entourage. La théorie du « mur » semble jouer à plein. Claude se vante que ses « amis » ne l’aient pas condamné, au contraire : ils ont fait copier son livre en plusieurs exemplaires. Sans doute Claude se fait-il ici quelques illusions… La génération des petits-fils de Charlemagne suit les mêmes pratiques que ses aïeux. Louis le Germanique pouvait compter sur des peritissimi lectores ou des sagacissimi lectores pour émender l’exégèse que lui envoyait Raban Maur141. On ne sera donc pas surpris de trouver chez son frère cadet les mêmes censeurs. En l’occurrence, un fait retient l’attention : l’entourage savant du roi passe pour hostile à la double prédestination, alors même que le souverain a consulté d’abord deux de ses ténors, Ratramne et Loup. Ce dernier est peut-être le premier à s’inquiéter de son isolement. Il rappelle avoir exposé oralement son opinion devant la cour, à Bourges (décembre 849). Suit aussitôt une précaution : Puisque certains sont d’un autre avis et pensent que je n’ai pas sur Dieu une doctrine pieuse et conforme à la foi, Dieu lui-même dirigera ma pensée […] ces questions, dont beaucoup parlent avec une audacieuse légèreté mais que peu comprennent à fond…142
Il est probable que ces remarques ne s’adressent pas aux seuls Hincmar et Pardoul. D’emblée, Loup se méfie de l’entourage de Charles. Sa conclusion est particulièrement humble : « à ceux qui refusent [cette vérité], conscient de ma médiocrité, je ne l’impose pas ». Dans d’autres circonstances, Loup est nettement moins amène, par exemple lorsqu’il écrit à Hincmar : « mais alors qui, à moins d’être un triple
138 Ibid., p. 303. 139 MGH Ep. 5, p. 354. 140 MGH Ep. 4, p. 609. 141 De Jong, « The empire as ecclesia », p. 195. 142 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 23‑25.
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lourdaud (tardissimus), pour rester poli, pourrait affirmer qu’il y a nécessité là où il peut voir régner la volonté ? »143. Ces précautions semblent dictées par l’expérience de l’anti-prédestinatianisme de la cour : Loup ne devait en aucune façon froisser le souverain. Ratramne vise aussi à plusieurs reprises ceux qui estiment que la prédestination au châtiment implique la nécessité de pécher144, avec une insistance qui montre que le traité leur était indirectement destiné. Il prend, comme Loup, des précautions contre les relecteurs de la cour lorsqu’il s’adresse à Charles : Si apparaissait un détracteur de ce texte, qu’il me soit donné de me défendre pour que j’acquiesce à ses justes reproches ou confirme ce que j’aurai dit de vrai, méritant ainsi par mon humilité de trouver toujours chez vous une piété propice145.
On sait, grâce à Jean Devisse, qu’Hincmar n’a pas été l’éminence grise de Charles : pendant de longues périodes, les deux hommes étaient en froid146. Il faut trouver d’autres personnages susceptibles d’influencer Charles le Chauve. B. Les clercs de la cour et la controverse 1. Le notaire Jonas
Gottschalk, qui avait fréquenté l’élite ecclésiastique du bassin parisien, est resté en contact avec des clercs de cour. La consultation sur la vision béatifique leur a été adressée. Ces clercs, de résidence ou de passage, fournissaient à Charles le Chauve un entourage d’intellectuels compétents en cas de litige théologique. Est-ce à dire que Gottschalk avait gardé avec eux de bonnes relations ? Gottschalk, rappelons-le, a interrogé plus précisément Loup, Matcaud et Jonas. Si Matcaud reste inconnu, on s’autorise à reconnaître dans Jonas le notaire royal devenu évêque d’Autun au plus tard en août 850 (jusqu’à sa mort en 866)147. Comme l’a vu Matthew Gillis, ce n’était pas Jonas qui officiait comme notaire à Quierzy en 849, mais Énée : on n’a pas de raison de préjuger de son hostilité envers Gottschalk148. Le diacre Jonas, qui semble avoir étudié à Ferrières, officie à la chancellerie entre le 12 janvier 841 et le 16 janvier 850 : on lit son nom quarante fois, dont quinze fois sur des
143 Ibid., p. 41. 144 PL 121, col. 53, 69, 70, 71, 76. 145 Ibid., col. 42. 146 Devisse, Hincmar, p. 53‑59. 147 MGH Poetae 3, p. 717, note 3 ; Duchesne II, p. 182 ; Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 52, note 2, n’avait pas élucidé la question. Ricciardi, Epistolario, p. 189, note 27, voit encore dans le notaire et l’évêque deux personnes distinctes. Il semble que seule Janet Nelson ait récemment rapproché les deux personnages. 148 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 234‑235 et Heresy and Dissent, p. 158-160.
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originaux qu’il a rédigés lui-même neuf fois. Il devait avoir la prééminence sur ses collègues : il avait sans doute la garde du sceau, l’archichapelain étant un homme fort occupé et loin de ses notaires. Tessier parle de lui « comme peu soigneux, étourdi et assez fantaisiste » : son écriture est « médiocrement élégante »149. Peut-on voir en Jonas un allié de Gottschalk ? S’il le choisit comme destinataire spécial, peut-être. Une des copies carolingiennes du poème Ut quid iubes provient d’Autun, ce que d’aucuns ont ramené à la sympathie de Jonas pour son auteur150. Cela dit, il faut se méfier des conclusions tirées des localisations actuelles. Il y a des chances pour que le notaire royal, suffisamment apprécié de Charles le Chauve pour être élu évêque, ait pris ses distances avec le reclus d’Hautvillers, si tant est qu’ils aient jamais été proches. Quant à Loup, sans être à proprement parler un clerc du palais, il le fréquentait avec assiduité et gardait à Charles, dit-il, sa fides singularis, sa loyauté particulière151. Il correspond souvent avec les clercs du palais pour diverses affaires, voire avec Charles lui-même. Voilà qui propulse l’entourage proche de Charles le Chauve au cœur de la controverse. Sa chapelle était une pépinière à un degré inédit pour l’époque carolingienne et qui préfigure le Reichskirchensystem des Ottoniens152. Les notaires deviennent, au fil des ans, évêques : Jonas à Autun en 850, Wulfade à Langres et Énée à Paris en 856, Wulfade encore à Bourges en 866, Hincmar à Laon et Wenilon à Rouen en 858, Folcric à Troyes en 861153… Ces notaires, qui sont, davantage que de simples secrétaires, de véritables lettrés, suivent de près les affaires du royaume. Le concile de Soissons en 853 fait écho à cet usage des lettrés professionnels : c’est Loup de Ferrières, érudit notoire, qui est chargé de lire à haute voix le libellus de Thierry de Cambrai154. Comme on l’a déjà souligné, le notaire royal Énée y souscrit avec les évêques et abbés. Les représentations de conciles dans les manuscrits wisigothiques montrent, dans la procession d’entrée, les notaires avec leurs instruments de copie, derrière les diacres155. On les retrouve, accroupis la plume à la main, au milieu du concile qui clôt le Psautier d’Utrecht copié à Reims, sans doute sous
149 Ibid., Tessier III, p. 50‑51. 150 MGH Poetae 3, p. 717, note 3 et Weber, Gedichte, p. 85‑87. Il s’agit du manuscrit Autun, BM 33. 151 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 23. 152 Fleckenstein, Hofkapelle, p. 150. Au sujet de la chapelle carolingienne, voir aussi Depreux, Prosopographie, p. 13‑21. L’auteur rappelle que la « chancellerie » n’apparaît qu’au Moyen-Âge central et que la chapelle désigne, au sens large, le groupe indiscriminé des clercs vivant au palais. 153 Nelson, Charles le Chauve, p. 216, a noté ce contrôle croissant après la révolte de 858. 154 MGH Conc. 3, p. 270. 155 Cf. Reynolds, « Rites and signs of conciliar decisions », au sujet des codices Vigilianus et Aemilianensis (Xe siècle), ms. El Escorial, Real biblioteca de san Lorenzo d I.2 et I. 1, ff. 344r et 347v respectivement.
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Ebbon, peut-être sous Hincmar156. Dans un monde où toute œuvre se dicte, la présence des professionnels de l’écrit est indispensable. L’école palatine dispensait, sous Charlemagne, un enseignement des différentes artes pour lesquelles Alcuin avait rédigé des manuels propédeutiques, mais aussi de calligraphie, médecine, théologie et liturgie. Un enseignement conséquent de la logique s’impose à partir du règne de Charles le Chauve, sous l’influence décisive de Jean Scot Erigène. À la chapelle royale étaient conservées certaines reliques et les vases liturgiques, mais aussi la plupart des livres de la bibliothèque royale157 : la nébuleuse de clercs qui gravitaient autour du roi faisait l’intermédiaire entre lui et le savoir livresque indispensable à un débat doctrinal. 2. Le notaire Énée
Nous verrons bientôt que de mystérieux objecteurs de Jean Scot, dans le De praedestinatione, formulent des syllogismes (cf. p. 290-293). Cela requiert une formation logique. Ils sont susceptibles de l’acquérir à la cour, de l’enseignement de Jean Scot Erigène qui pense peut-être, en reproduisant ces objections, à ses propres élèves. Peut-on voir dans cette insistance sur la dialectique le sceau des interventions de la cour ? La prédilection de l’Érigène pour la dialectique a son public : Prudence lui reproche d’avoir voulu plaire aux hommes plutôt que chercher la vérité158, et fait allusion ailleurs à ceux qui pensent comme Jean Scot159. Ce public est certainement un public d’école, proche de la cour où cet enseignement a son épicentre. Aucun autre auteur de la controverse ne se pique de régler les questions de prédestination à l’aide de la dialectique : même Gottschalk, qui y a parfois recours, trouve les syllogismes « captieux » et « alambiqués »160. Au contraire, l’Erigène décide de trancher le débat en le soumettant au tribunal de la raison161. Il veut résoudre les contradictions entre les Pères sans dire que certains se sont trompés : c’est un travail d’équilibriste qui réclame quelques contorsions. Il a recours à l’artifice suivant. Partout où Augustin parle de prédestination au châtiment, c’est un trope rhétorique : une antiphrase. Pour Jean Scot, il faut disséquer Augustin avec un scalpel de logicien : cela résout toutes les contradictions. Et cela rejoint curieusement les opinions d’un notaire royal : Énée.
156 Cf. C. Chazelle, « Archbishops Ebo and Hincmar of Rheims and the Utrecht Psalter », Speculum, 72/4, 1997, p. 1055‑1077 (1076‑1077). 157 Schramm, Denkmale, p. 31. 158 PL 115, col. 1016. 159 Ibid., col. 1286. 160 Lambot, Œuvres théologiques, p. 206. 161 CCCM 50, p. 7 (I, 3).
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Énée officie à Quierzy, en 849 : il souscrit à trois diplômes de Charles au printemps de cette année162. Actif de 842 à 856, puis évêque de Paris de 856 à 870, Énée reconnaît vingt-neuf diplômes, dont huit originaux. Son écriture, à la différence de celle de Jonas, est « droite, aisée, nette, dépouillée, sans apprêt ni élégance, et témoigne d’une préférence marquée pour les formes aiguës »163. Sa syntaxe est élégante ; il aime mettre en incise des formules pieuses. Plus important, écrit Tessier : « on est aussi frappé par les formules extrêmement respectueuses employées à l’égard des autorités et spécialement de l’autorité royale ». Nous devons nous souvenir de cela, car Énée fait partie des clercs de la cour dont l’opinion fait pencher Charles dans le camp hostile à la prédestination au châtiment. Sa réputation de pieux lettré explique qu’il soit réclamé comme évêque de Paris en 856 et qu’on le sollicite en 867 pour rédiger les Responsa aux objections de Photius164. Énée a aussi la réputation d’un anti-prédestinatien. En 856, au décès de l’évêque Erchanrad, Charles décide de le nommer évêque de Paris. Le clergé local, empruntant la plume de Loup de Ferrières, le réclame en rendant un hommage convenu à l’excellent choix du monarque165. La réponse des évêques de la province de Sens préfigure le conflit qui secouera le royaume en 858 : en net contraste avec l’enthousiasme des clercs de Paris, aucune allusion au souverain ne transparaît dans la réponse synodale166. Ils louent néanmoins le zèle religieux d’Énée : « qui a touché même de loin au palais sans entendre célébrer le labeur d’Énée et sans voir éclater sa ferveur dans les choses divines ? ». Cela n’empêche pas Prudence, cloué à Troyes par la maladie, d’exiger de sa part une profession de foi augustinienne167. Énée avait donc une réputation d’anti-prédestinatien, si grandes que fussent son odeur de sainteté et son érudition. Un passage de Gottschalk confirme ce fait. Le reclus d’Hautvillers raconte comment Halduin d’Hautvillers (celui-ci étant déposé en 853168, l’épisode est précoce) l’a rejoint dans sa cellule pour le convaincre de se rétracter. Ils lui rapportent des paroles d’Énée sur la dialectique, paroles
162 Tessier I, n° 111‑113, p. 293‑303. 163 Tessier III, p. 61. 164 Cf. son traité en PL 121, col. 683‑762. 165 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 99. 166 Ibid., p. 101. 167 MGH Conc. 3, p. 380. La lettre nous est connue par le De praedestinatione d’Hincmar, PL 125, col. 64‑66. 168 Halduin est déposé au concile de Soissons de 853 pour avoir été ordonné d’un coup diacre et prêtre, ce qui n’est pas canonique : cf. MGH Conc. 3, p. 275.
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qu’il semble bon de mettre en regard avec un texte de Jean Scot Erigène pour faire ressortir leur étroite parenté d’esprit : Gottschalk, Responsa de diversis
Jean Scot, De praedestinatione (XVIII, 1)
Après que j’ai été à Quierzy et qu’on m’a fait venir ici, Bavon et Halduin me répétaient ce que disait, ce qu’aboyait ce pauvre Énée : à savoir qu’à cause de la dialectique, je ne pouvais pas comprendre ce que les livres de saint Augustin disent de la prédestination des réprouvés à la mort.169
L’erreur bien dure de ceux qui ramènent de façon confuse et mortifère les sentences des vénérables Pères et en particulier de saint Augustin à leur opinion perverse découle, je pense, de l’ignorance des disciplines utiles que la sagesse a voulu s’adjoindre comme accompagnatrices.170
Énée reproche à Gottschalk exactement la même chose que Jean Scot : sans l’emploi de la dialectique et l’artifice de l’antiphrase, l’œuvre d’Augustin (qui a connu, dans les années 390, un réel changement d’opinion sur la question du libre-arbitre) est contradictoire et incompréhensible. Cela signifie qu’il existait une réelle unanimité entre le notaire royal et le maître du palais : qu’Énée, moins doué que son maître et ici fort maltraité par Gottschalk, répétait ses thèses à tout va. Si l’on ajoute à cela les syllogismes des laïcs rapportés par Jean Scot (cf. p. 290-293) on aura une idée des caractéristiques de la pensée du palais : la logique est sa marque de fabrique. 3. Wulfade
Pendant le tumultueux concile de Soissons d’avril 853, les clercs ordonnés par Ebbon à son éphémère retour en 840‑841 sont destitués. Parmi eux, le chanoine Wulfade, économe du diocèse de Reims171. Charles le Chauve, qui intervient à la fin du concile pour lever l’excommunication, se l’attache personnellement comme ministerialis, c’est-à-dire, sans doute, comme chapelain172. Il lui confie les monastères du Der en 856, de Saint-Médard de Soissons en 858, de Rébais en 861 et en fait le précepteur de son fils Carloman173. Il vante son indéfectible fidélité récompensée en 859, après la grande révolte. Quant à son haut niveau de culture, le fait qu’il fut précepteur d’un enfant royal l’atteste. Il le place au poste sensible
169 Lambot, Œuvres théologiques, p. 156‑157. 170 CCCM 50, p. 110 (déjà cité p. 193). 171 Sur la vie de Wulfade, voir Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 111‑113 et Marenbon, « Wulfad ». 172 Fleckenstein, Hofkapelle, p. 148 ; Nelson, Charles le Chauve, p. 214. 173 Voir la lettre de Charles à Nicolas Ier, MGH Conc. 4, p. 242. Cf. Riché, « Les Irlandais », p. 744.
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d’archevêque de Bourges en 866 après avoir échoué à l’imposer à Langres – autre poste sensible – en 857174. Avec Wulfade, nous tenons un clerc particulièrement apprécié de Charles et qui est le contemporain de la controverse prédestinatienne : il est présent à Quierzy en 849175. Ses options théologiques sont faciles à reconstituer : ce protégé de Charles est l’ami et même le collaborateur de l’Erigène. Jean Scot lui dédicace, et même, lui donne à corriger et à défendre son grand ouvrage, le Periphyseon, comme on le lit dans la postface : Cet ouvrage, je l’offre d’abord à Dieu, […] puis à toi, mon très cher frère en Christ Wulfade, mon collaborateur dans l’étude de la sagesse, pour que tu l’examines et le corriges ; c’est tes exhortations qui l’ont fait naître, c’est ton intelligence qui l’a mené à terme […] mon souci de rechercher la vérité, fais en sorte de le défendre en présence de nos amis et des chercheurs de vérité – je ne dirais pas : de nos rivaux – de toutes les forces de ton intelligence aiguë, dont tu devrais te servir plus que des élucubrations grossières de ma contemplation176.
Wulfade n’est pas encore archevêque de Bourges : rien ne nous autorise à considérer ces mots comme de la pure flagornerie. Jean Scot le traite comme un ami cher, un ami proche avec lequel il vit une étroite complicité intellectuelle ; un ami prompt à le défendre contre ses ennemis – nombreux. Un ami qui a collaboré à la genèse d’un traité dont John Marenbon a montré qu’il était encore influencé par le débat sur la prédestination177. De l’érigénisme de Wulfade, nous avons un autre indice : la bibliothèque personnelle de l’ancien économe de Reims. Le plus vieil exemplaire de la traduction érigénienne des Ambigua de Maxime le Confesseur lui a appartenu : au dernier folio, on trouve la liste de ses manuscrits personnels178. Cette bibliothèque est une accablante profession de foi érigénienne et anti-prédestinatienne : on y trouve les traductions du pseudo-Denys, le Periphyseon, les traductions des Scholia de Maxime le Confesseur, le tout accompagné de beaucoup d’Origène et de Jean Chrysostome, auteurs damnés de la controverse179, avec de surcroît fort peu d’Au174 MGH Conc. 3, p. 383. Voir Aux origines d’une seigneurie ecclésiastique. Langres et ses évêques, VIIIeXIe siècles (Actes du colloque Langres-Ellwangen tenu à Langres, 28 juin 1985), Langres, 1986. 175 PL 125, col. 85. 176 PL 122, col. 1022. 177 Marenbon, « John Scottus and Carolingian Theology », p. 311‑323. 178 Cappuyns, « Bibli Vulfadi ». Il s’agit du plus vieux manuscrit de la Bibliothèque Mazarine, le ms. 561. 179 Sur le lien entre pélagianisme et origénisme, voir, chez Gottschalk, Lambot, Œuvres théologiques, p. 193 ; sur la fiabilité douteuse de Jean Chrysostome, voir Loup de Ferrières, PL 119, col. 648 et 665. Cf. Cristiani, « La notion de loi », p. 279.
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gustin et pas de Prosper ni de Fulgence. C’est là, conclut Cappuyns, une bibliothèque remarquable pour « ce théologien presque inconnu »180. Par ailleurs, John Marenbon a montré que Wulfade a utilisé cet exemplaire des Ambigua : plusieurs notes, sur la dernière page, montrent qu’il avait parfaitement compris Jean Scot181. E. Jeauneau et P. Dutton ont aussi supposé que les tituli profondément érigéniens du Codex aureus de Saint-Emmeram ont été produits chez Wulfade, à SaintMédard de Soissons182. Enfin, Wulfade est sans doute l’intermédiaire qui a mis en relation Jean Scot avec son élève Heiric d’Auxerre183. Charles le Chauve a confié l’éducation de son fils Carloman à un clerc d’une intelligence certes remarquable mais viscéralement érigéniste : un clerc de sa cour auquel, comme à l’Erigène, il a gardé son soutien d’un bout à l’autre de sa carrière184. 4. Liudo, Isaac, Mannon et Martin de Laon
Avec à la fois Énée, Jonas et Wulfade concernés par la controverse prédestinatienne, on peut s’interroger sur l’archichapelain, leur supérieur direct. Le premier archichapelain de Charles est l’Aquitain Ebroin de Poitiers : mais les sources éclairent davantage l’activité politique de ce pilier du groupe des Rorgonides que ses préoccupations doctrinales185. Mort en 854, il est remplacé par Hilduin (à ne pas confondre avec l’archichapelain de Louis le Pieux, auquel il est apparenté), pourvu des abbayes de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Martin de Tours. On n’a, malheureusement, aucun indice de son orientation doctrinale, ce qui est aussi vrai d’Hilduin. En somme, on ne peut rien dire des archichapelains186. On peut en revanche tirer quelque chose des sources au sujet des clercs de l’entourage de Charles. Dans les années 860, Nicolas Ier se saisit directement de « l’affaire Gottschalk » dans la foulée du procès en appel de Rothade de Soissons. Dans sa lettre au pape de début 864, qui traite les deux dossiers successivement, Hincmar fait intervenir un certain Liudo : « du reste, Liudo m’a dit que vous aviez discuté 180 Cappuyns, « Bibli Vulfadi », p. 138. 181 Marenbon, « Wulfad ». 182 P. Dutton et E. Jeauneau, « The verses of the « Codex aureus » of St-Emmeram », dans Studi Medievali, 3e s., 24, 1983, p. 75‑120 (111‑113). Au sujet des tituli des livres de Charles le Chauve, on trouve un utile florilège dans Schramm, Denkmale, p. 129‑137. 183 Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 113 ; Marenbon, « Wulfad » ; Quadri, Collectanea di Eirico, p. 11 sqq ; Holtz, « L’école d’Auxerre », p. 137. 184 Marenbon, « Wulfad », p. 379. 185 Fleckenstein, Hofkapelle, p. 144. O. G. Oexle, « Bischof Ebroin von Poitiers und seine Verwandten », dans Frühmittelalterliche Studien, 3, 1969, p. 138‑210. 186 Ce qui rejoint les observations faites sous Louis le Pieux par Depreux, Prosopographie, p. 14‑15. Les interventions des archichapelains sur les diplômes sont rares : il semble qu’il s’agisse d’un office plus politique qu’administratif ou liturgique.
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de la condamnation et de la réclusion de Gottschalk… »187. Ce Liudo revenait le 30 novembre d’une ambassade à Rome pour le compte du roi, portant sur le cas de Rothade188 ; Nicolas le mentionne dans sa lettre à l’évêque déposé en octobre 863189. Il est, dans cette affaire, au service d’Hincmar comme de Charles le Chauve, et il a dû faire un rapport sur Gottschalk à Nicolas. Le porteur d’une lettre n’est pas un simple facteur ; au contraire, les informations qu’il délivrait oralement étaient au moins aussi importantes que sa missive190. Liudo était donc bien renseigné sur la controverse prédestinatienne. Ce Liudo est l’archidiacre de Laon mentionné dans les actes du concile de Soissons de 853191. Hincmar ne le mentionne pas parmi les participants au concile de 849, mais sa liste n’est pas exhaustive et, surtout, Liudo n’était pas encore devenu évêque. Ce clerc de confiance du roi devient en effet, au plus tard en 866, évêque d’Autun192. Isaac et lui sont les deux seuls diacres de Laon à être nommés évêques à l’extérieur du diocèse par Charles le Chauve193. Ce sont deux clercs de confiance, originaires du chapitre de Laon, à proximité des palais de Charles (Compiègne, Quierzy, sans doute Laon même) et du monastère royal de SainteMarie-Saint-Jean194. Sans doute Liudo est-il le fin connaisseur de grec loué par un poème irlandais en compagnie de Jean Scot ; son origine laudunoise le rend fort probable195. Il s’agit donc d’un proche de Jean Scot qui fréquente la cour et est lié à la controverse prédestinatienne. Penchons-nous sur les fréquentations d’un autre personnage : Radbod d’Utrecht. D’après la Vita Radbodi, le futur évêque fait un séjour à la cour de Charles le Chauve à son départ de Cologne, après la déposition de Gunthar en 864 : il y suit l’enseignement d’un « philosophe Mannon », chef de l’école du palais196. Ce Mannon a fait couler beaucoup d’encre car on ne sait s’il s’agit de Mannon de Laon, né en 843197, ou de Mannon, prévôt de Saint-Oyen en Franche-Comté, 187 MGH Ep. 8, p. 160. 188 Cf. Devisse, Hincmar, p. 592‑595. Voir la lettre de Hincmar à Nicolas préservée par Flodoard, dans MGH SS 36 (III, 13), p. 222. 189 MGH Ep. 6, p. 374. 190 M. Stratmann, « Briefe an Hinkmar von Reims », dans Deutsches Archiv für Erfoschung des Mittelalters, 48, 1992, p. 37‑81 (73). 191 Contreni, Cathedral School, p. 8‑12 ; MGH Conc. 3, p. 268. 192 Duchesne I, p. 174‑183. 193 Contreni, Cathedral School, p. 10‑12. 194 Sur la morphologie carolingienne de Laon, cf. S. Martinet, « Aspects de la ville de Laon sous Charles le Chauve », dans Jean Scot Erigène et l’histoire de la philosophie, Paris, 1975, p. 23‑36. 195 MGH Poetae 3, p. 697 : Romani populi Iohannes gloria constat :/ Graecorum graecus fulget nunc Liuddo colendus. Cf. Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 234. 196 MGH SS 15.1, p. 569. 197 Contreni, Cathedral School, p. 8‑12 (Mannon est appelé scolasticus par les annales de Laon).
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secrétaire de Florus de Lyon mort après 893198. La savante reconstitution d’AnneMarie Turcan a montré qu’il était improbable qu’il s’agisse de Mannon de Laon, qui aurait été trop jeune pour faire un maître viable vers 863 ; les liens philologiques entre Reims et Saint-Oyen mettent sur la piste de l’autre Mannon199. Charles le Chauve met la main sur l’abbaye de Saint-Oyen en 870, ce qui permet de penser que l’ancien secrétaire de Florus a pu devenir un proche de Charles le Chauve et un maître de son palais, lui dont l’opulente bibliothèque personnelle200 montre qu’il maîtrisait poésie et arts libéraux. Nous nous reposerons donc sur l’identification d’Anne-Marie Turcan, mais l’autre identification, celle de Mannon de Laon, ne changerait rien aux conclusions qui suivent201. Un document assez mystérieux permet de faire le lien entre Mannon et différentes personnes déjà citées : la lettre de A. à E. (réduction des noms aux initiales typique des formulaires), provenant du royaume de Charles le Chauve et datant des années 860‑870202. Cette lettre est tramée de dialectique et de références à Platon ou Martianus Capella : nous sommes toujours dans le même milieu dialectisant et hellénisant qui baigne le palais et le chapitre de Laon. Dans cette lettre, on trouve un Mannon, versé dans les artes et cité immédiatement après Jean Scot Erigène lui-même203. L’auteur de la lettre a rencontré ce Mannon au palais royal de Compiègne. Peu après, l’auteur dit s’être épargné la peine d’envoyer sa correspondance à l’évêque L., qu’on doit lire comme Liudo204 ; en revanche, il l’a envoyée en intégralité à Isaac de Langres, personnage que nous avons déjà croisé car il a participé au concile de Quierzy de 849. Au sujet de ce dernier Isaac, on peut s’étonner de trouver dans le ms. BNF latin 3877 (Xe s.), transmettant son capitulaire épiscopal, à la fois une série de termes grecs (une lubie des milieux irlandais) et un des poèmes de Gottschalk205. Plusieurs dimensions de la controverse sont ainsi réunies. 198 Le dossier est entièrement repris dans A.-M. Turcan-Verkerk, « Mannon de Saint-Oyen dans l’histoire de la transmission des textes », dans Revue d’histoire des textes, 29, 1999, p. 169‑244. Encore récemment, Édouard Jeauneau, Études érigéniennes, p. 506, estimait qu’il s’agissait de Mannon de Laon, et non de Saint-Oyen. 199 Turcan-Verkerk, ibid., p. 217‑239, qui montre que le manuscrit de Mannon Vatican, BAV, reg. lat. 2078 est lié à la fois à Reims et Lyon, p. 241. 200 Dont le catalogue a été conservé dans le manuscrit Besançon, Archives du Doubs, 7 H 9. 201 On dirait même le contraire : un maître de Laon serait mieux à même de comprendre le grec et d’être cité près de Jean Scot qu’un ancien secrétaire de Florus. En termes de réseaux, on comprendrait mieux qu’il soit cité avec deux anciens diacres de Laon. C’est tout le problème ! 202 MGH Ep. 6, p. 182‑184. Sur cette lettre, voir Contreni, « Letters from the Classroom » : l’auteur la classe dans la catégorie des lettres à sujets multiples (musique, arts, mansucrits, exégèse…) qui nous informent sur la vie scolaire carolingienne. 203 Ibid., p. 184, l. 22‑23. Cf. Contreni, Cathedral School, p 84. 204 Turcan, « Mannon » op. cit., p. 242. 205 MGH Poetae 3, p. 721 (M).
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Nous voilà en présence de tout un cercle (Radbod, Mannon, Liudo, Isaac) connecté, à des degrés divers, à la cour de Charles le Chauve et à ses affinités intellectuelles : les arts libéraux ou le grec. Liudo et Isaac, en particulier, dont les noms apparaissent lors de la controverse, sont à classer parmi les partisans d’Hincmar. La présence dans ce réseau de Mannon est une énigme : est-il possible que l’ancien secrétaire de Florus, adversaire acharné de Jean Scot, se retrouve dix ans plus tard au cœur de son réseau ? Ou un biais quelconque ferait-il de lui, en réalité, Mannon de Laon ? On ne saurait ici répondre à cette question. On ne peut citer que de nom d’autres personnages : Almanne d’Hautvillers206, moine du monastère où Gottschalk était reclus, à qui l’on doit un poème sur sainte Hélène qui professe les mêmes thèses que Jean Scot sur le rachat du monde entier et prie pour le salut du roi207 ; ou Wicbald, futur évêque d’Auxerre passé par la cour208. Ils sont devenus, à la cour ou à Laon, les disciples de l’Erigène. Ils relèvent du même réseau sans avoir de lien caractérisé avec la controverse. On doit citer surtout les liens entretenus par le célèbre Martin de Laon, dont le célèbre manuscrit personnel Laon, BM 444 contient un glossaire gréco-latin209, avec le diacre Fulbert, chantre du palais, de qui il tenait le manuscrit Laon, BM 273210. Fulbert est possessionné dans le pagus laudunensis211, dans ce pays laonnois où l’on pouvait aussi trouver, non loin des palais de Quierzy et Compiègne, l’évêque Pardoul, membre de la vieille famille des seigneurs de Folembray212 et partisan d’Hincmar. Martin, sans doute chanoine de Laon, spécialiste des arts libéraux qui avait ses propres manuscrits médicaux213, avait ainsi ses contacts à la cour. Or, il correspond (sans doute) avec Loup de Ferrières, avec qui correspond aussi Pardoul, au sujet de la traduction de mots grecs, peut-être ceux dont Gottschalk avait lui-même demandé à Loup la traduction214. Notre chanoine de Laon, lui aussi, circule à la fois dans les réseaux de la cour et de la controverse, et toujours du côté du grec et de la dialectique. 206 A. Wilmart, « La lettre philosophique d’Almanne et son contexte littéraire », dans Archives d’histoire doctrinale 3, 1928, p. 285‑320 ; Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 111. 207 D. Poirel, « Un poème inédit d’Almanne d’Hautvillers », dans Revue d’histoire des textes 24, 1994, p. 275‑290 (287). Voir maintenant C. Thiesset-Ménager, Sainte Hélène dans le haut Moyen Âge. Culte, mémoire et dossier hagiographique, thèse de l’université Paris IV soutenue le 11 décembre 2014 sous la direction de Michel Sot. 208 Cf. MGH SS 13, p. 399. 209 Muzerelle, « Martin d’Irlande et ses acolytes », op. cit. : conclut p. 342 que Martin avait une connaissance du grec qui ne dépassait pas un niveau élémentaire mais suffisant pour dépasser la plupart de ses contemporains, dont le célèbre Loup. 210 Contreni, Cathedral School, p. 102‑103. 211 Tessier I, n° 172, p. 453‑455. 212 Martinet, « Pardule », p. 159‑160 ; Contreni, Cathedral School, p. 19. 213 Contreni, « Masters and Medicine », p. 339 : ms. Laon, BM 420 (Marcellus, De medicamentis) et 424 (Oribase), ce dernier annoté par Martin. 214 Contreni, Cathedral School, p. 106. Cf. supra p. 62.
Le roi et la cour
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Nous voyons ainsi les liens étroits qui unissent le chapitre de Laon avec la cour de Charles le Chauve. Ils ne doivent pas étonner. La chancellerie de Charlemagne et de Louis le Pieux recrutait ses notaires à Saint-Martin de Tours et entretenait avec le célèbre monastère des liens solides215. Ces liens ne se vérifient plus sous Charles le Chauve ; étant donné la prédilection de ce dernier pour les Irlandais et le pays laonnois, il n’est pas surprenant de découvrir des relations d’amitié ou de proximité intellectuelle entre les clercs de la chapelle royale et ceux du chapitre de Laon, c’est-à-dire entre Isaac, Liuddo, Martin, Mannon, Radbod, Jean Scot, Énée et Wulfade. De telles relations permettent de reconstruire avec une forte probabilité le parti-pris doctrinal de la plupart d’entre eux. Nous pouvons alors anticiper sur les conclusions du chapitre suivant afin de monter d’un cran dans la Königsnähe, avec le binôme d’Hincmar pendant la controverse, Pardoul. Loup et Prudence écrivent à la fois à Hincmar et Pardoul ; Jean Scot leur dédicace son traité ; tous deux écrivent à l’Église de Lyon. Pourquoi cette omniprésence de Pardoul ? Elle s’explique par la proximité de Pardoul avec la reine Ermentrude ; cette dernière brode l’étole de son ordination épiscopale, en 847 ; il est également proche de Robert le Fort et fait office d’intermédiaire entre celui-ci et la reine. Pardoul fait partie des premiers fidèles de Charles, chasés sur la villa rémoise de Cormicy. Ce fidèle entre les fidèles, proche du groupe des Robertiens-Adalhardides et qui contrôle, depuis Laon, le flux d’une grande partie des clercs de la cour a l’oreille du couple royal : il peut compter sur l’intercession d’Ermentrude. On comprend alors que l’entourage de Charles est, en grande partie, verrouillé par les adversaires de la double prédestination : les notaires de la chapelle royale, l’entourage de la reine. En comparaison, Loup ou Ratramne, quoiqu’écoutés, sont moins puissants et ne renvoient, depuis Corbie et Ferrières, qu’un faible écho. Cela explique leurs précautions, lorsqu’ils adressent au souverain leur mémoire sur la prédestination. Comme tant d’autres crises de l’époque carolingienne, la controverse sur la prédestination aura donc été structurée par l’accès au prince. Conclusion du chapitre Il a existé pendant la controverse une forme d’habitus, de particularité de la pensée des clercs du palais. Cette particularité réside dans l’attrait pour le grec et l’usage de la dialectique en théologie, usage tant décrié par Florus ou Prudence, si compétents que fussent pourtant ces deux derniers dans ces disciplines. On comprend 215 Cf. M. Mersiowsky, « Saint-Martin de Tours et les chancelleries carolingiennes », dans Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 111. Alcuin, de York à Tours, P. Depreux et B. Judic dir., Rennes, 2004/3, p. 73‑90.
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mieux, à cette aune, les précautions prises par Loup ou Ratramne lorsqu’ils répondent à Charles le Chauve : ils se savent lus par la cour toute entière. Les clercs qui entourent le roi sont ses familiers et contribuent à forger son opinion. Le clivage intellectuel entre le palais et la plupart des moines, clercs et évêques qui ont, à des degrés divers, planché sur la prédestination contribue fortement à expliquer le positionnement de Charles le Chauve en faveur des anti-prédestinatiens. Plus que personne, il partageait l’habitus du milieu qu’il avait lui-même contribué à forger. Au cœur de ce groupe de notaires et de clercs, on trouve l’évêque Pardoul, proche d’Ermentrude et Robert le Fort, au sommet de la Königsnähe et, pour cela, indispensable à son archevêque, Hincmar. Cela éclaire sous un nouveau jour les rapports entre Charles et Hincmar. On a longtemps vu en celui-ci l’éminence grise du roi. On voit qu’en réalité, ce sont plutôt les clercs de la cour, Pardoul et Jean Scot, son véritable entourage, qui ont contribué à orienter son point de vue. On l’a constaté avec Jean Scot, Wulfade et Énée, si proches de lui ; mais sans doute aussi avec Isaac, Liudo et d’autres dont l’histoire n’a pas gardé souvenir ou dont le lien avec la controverse prédestinatienne n’est pas bien attesté. Hincmar, lui, ne parle jamais de dialectique ; il feint, dans son dernier De praedestinatione, d’ignorer Jean Scot. En 853, il avait même fait excommunier Wulfade, futur favori de Charles. Il s’agit d’un milieu différent. Son lien avec le roi est moins direct que celui des clercs dont on vient de parler : eux sont les ministeriales du roi, des fidèles entre les fidèles. Rappelons que Charles ne consulte pas Hincmar en 849. C’est par convergence d’intérêts que Charles s’est progressivement tourné vers Hincmar, le puissant et énergique archevêque de Reims, parce que ce dernier était « le médiateur désigné entre la Royauté et l’Église »216. Il serait donc sage de considérer « l’unanimité » entre Hincmar et Charles le Chauve pendant la controverse comme une alliance objective plutôt que comme une preuve de la soumission intellectuelle du roi à l’archevêque de Reims. Les termes de cette alliance seront discutés au chapitre suivant.
216 Gaudard, Gottschalk, p. 48.
CHAPITRE 4 LE CONTEXTE SOCIAL ET POLITIQUE
Res hodie obscurior est : pro Godescalco stetit Usserius, contra Sirmondus […]. Nec mirum dubitari nostris temporibus, cum et viventi Godescalco faverint Episcopi in regno Lotharii, dum adversi erant qui sub fratrum Ludovici et Caroli ditione degebant. Imperatori autem Lothario cum fratribus non bene conveniebat. Scilicet facilius concordia in Ecclesia retinetur, cum in republica pax est. Gottfried W. Leibniz, De praedestinatione et gratia dissertatio, 1705 (Murray ed. 2011), §14
L
a controverse est débattue à la cour, arbitrée par le roi ; les clercs de son entourage, avec à leur tête, Jean Scot Erigène, Pardoul de Laon et la reine Ermentrude, le conseillent et orientent sa décision. Voilà la querelle doctrinale devenue affaire politique. La gravité de l’affaire et la nécessité de son intervention viennent de ce que la controverse est davantage qu’un débat d’idées. Pourquoi la prédestination est-elle si importante pour les contemporains ? Quels problèmes sociaux et politiques soulève-t-elle ? Quelles factions dresse-t-elle les unes contre les autres ? Nous en revenons ainsi à la problématique soulevée par Gfrörer en 1848 : les liens entre la controverse et l’histoire politique et sociale de son temps. Cela impose de suivre une double méthodologie. D’une part, sur le plan théorique, chercher les liens entre la doctrine de la grâce et les murs porteurs de l’édifice idéologique carolingien : le ministère royal, la fidélité des grands, la pénitence, le statut des biens d’église, la doctrine du mariage… Pour être rigoureuse, cette recherche doit mettre en évidence non seulement ces liens, mais leur historicité, en prouvant que les contemporains les ont bel et bien reconnus et formulés. D’autre part, sur le plan pratique, il faut chercher les corrélations entre le réseau des participants à la querelle et les groupements politiques des années 840‑850. La controverse est un processus socialement déterminé. Elle doit être observée à travers un prisme sociologique et anthropologique. Le réseau joue un rôle structurant : il relie les acteurs entre eux, façonne en bonne partie leur perception du monde, leur apporte informations et contacts… Le personnage clé est le « recruteur », qui, à l’instar d’Hincmar ou Wenilon, entraîne son réseau derrière lui (Pardoul et Jean Scot pour l’un, Prudence et Loup pour l’autre).
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Le décloisonnement du champ doctrinal implique que le discours théologique recoupe des intérêts d’autres natures. La sincérité des personnes n’est certes pas en cause1. Mais la théologie n’est pas, dans le champ social et politique carolingien, un savoir autonome. Elle ne doit pas être seulement étudiée comme un objet d’histoire intellectuelle dépourvue d’ancrage social. Cela reviendrait à « l’éternisme fumeux » d’un « esprit occidental » qui se resaisirait à intervalles réguliers de grandes questions hypostasiées (destin et liberté, etc.)2. Le concept-clé est celui de multiplexité, c’est-à-dire les convergences entre un champ et un autre. C’est le cas, prosaïquement, d’un employé de bureau, dont les collègues sont aussi ses voisins de lotissement et ses partenaires de club de sport3. Des corrélations de cette nature révèlent la complémentarité de structures apparemment différentes : le sport, le logement et le travail. Dans ces corrélations s’entremêlent le déterminisme du réseau et la stratégie individuelle, qui contribue sans cesse à remodeler ce même réseau4. Le problème épineux est évidemment celui de la causalité5. Hincmar et Prudence s’opposent dans plusieurs champs différents (la prédestination, les clercs d’Ebbon, les églises familiales) : il faut se demander lequel a la priorité. On pourra ainsi savoir si la prédestination a seulement cristallisé des dissensions préexistantes, ou si elle a directement influencé la vie politique carolingienne. On postulera la chose suivante : il est improbable qu’une crise comme la controverse n’ait eu aucun écho sur les révoltes de 853, 856 et 858. Notre premier volet sera donc consacré à ce « temps court » des luttes de pouvoir qui culminent dans la grande révolte de 858. D’autre part, nous devons interroger l’historicité du problème pastoral posé par la double prédestination : les participants à la controverse ont-ils formulé ce problème et ont-ils tenté de le résoudre ? Kurt Flasch avait reproché aux études d’un Schrimpf ou d’un Epperlein d’être de pures constructions historiographiques : dans le discours, selon lui, le libre-arbitre tient une place négligeable6. Est-ce vrai ? Les contemporains n’ont-ils pas perçu les enjeux éthiques et sociaux de la double prédestination ? Il faudra être attentif, dans un second volet, à ce « temps moyen », en voyant quels motifs pastoraux 1 Comme l’écrit Prudence, PL 115, col. 1045 : Sed diu de ea cogitanti, et ancipiti sententia nimium fluctuanti mihi… 2 Flasch, Introduction, p. 29‑42 (p. 32). 3 Ponthieux, Le capital social, op. cit., p. 7‑22. 4 p. Mercklé, La sociologie des réseaux sociaux, Paris, 2011, p. 16. 5 M. Lallement, « Capital social et théories sociologiques », dans A. Bevort et M. Lallement dir., Le capital social, Paris, 2006, p. 71‑88 (78). 6 Flasch, « Freiheit des Willens ». Ce dernier répond aux thèses sociologisantes de Gangolf Schrimpf (« Hraban und der Prädestinationsstreit » et « Die ethischen Implikationen »), d’après lequel Raban défend une théorie de l’individu comme sujet moral et non Gottschalk. Mais l’argument fait également mouche pour Epperlein.
Le contexte social et politique
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(libre-arbitre, peur de l’Enfer) émergent pendant les débats et quelles autres contestations (biens d’église, rapports entre clercs et laïcs) ils rejoignent. I. Le temps court : la controverse et la révolte de 858 En 858, le trône de Charles le Chauve faillit lui être arraché, après plusieurs années de révolte sourde, par une lame de fond : c’est une crise dont les péripéties, bien connues, doivent être succintement rappelées7. Cet été-là, le roi met le siège devant les Normands retranchés sur la Seine. Au même moment, son frère Louis, déjà appelé à l’Ouest en 853 et 856, est invité une nouvelle fois par une ambassade menée par l’abbé laïc Adalhard de Saint-Bertin et le comte Eudes de Troyes. La révolte cristallise plusieurs causes : l’Aquitaine toujours insoumise, l’exécution du rorgonide Gauzbert en 853, le mécontentement de Robert le Fort, privé de ses honores du Maine en 856. Arrivé à Ponthion le 1er septembre, Louis gagne Sens par Châlons-sur-Marne et Queudes ; il y est accueilli par Wenilon qui s’est soustrait, au dernier moment, à la campagne contre les Normands8. Revenu en catastrophe le 23, Charles tente de couper la retraite à son frère. Les deux armées se font face près du Der, à Brienne-le-Château. En infériorité numérique, Charles abandonne son armée le 12 novembre et fuit vers la Bourgogne, où il retrouve ses alliés Welfs. Louis gagne Troyes, où il distribue des honores aux ralliés, puis le palais d’Attigny, dans la province de Reims : Wenilon célèbre la messe pour ses fidèles. Il échoue cependant à rallier à sa cause les évêques assemblés autour d’Hincmar : ce dernier remet toute décision à un concile général de la Gaule cisalpine. Cette temporisation donne à Charles le temps de rassembler une armée à Auxerre ; Hincmar lui envoie des renforts par l’intermédiaire d’Hincmar de Laon. Peu après le 9 janvier 859, Charles quitte Auxerre avec une nouvelle armée ; Louis, qui a renvoyé la sienne hiverner en Germanie, fuit le 15 janvier. Les chefs de la rébellion sont aussitôt dépouillés de leurs honores. Cet épisode, douloureux pour le souverain, est considéré comme emblématique de la part prise dans la réalité du pouvoir par les vastes groupements aristocratiques, laissant au roi le rôle d’un arbitre impuissant9. 7 Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reiches, p. 403‑446 ; Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 30‑52 ; Schulz, Reichsaristokratie, op. cit., p. 98‑102 ; Devisse, Hincmar, p. 281 sqq. ; Brunner, Oppositionelle Gruppen, p. 129‑136 ; Nelson, Charles le Chauve, 188‑192 ; Goldberg, Struggle for Empire, p. 233‑263 ; Glansdorff, Comites, p. 224‑226. 8 La source principale de cet épisode réside dans les accusations lancée contre Wenilon au concile de Savonnières, MGH Conc. 3, p. 464‑468 (Libellus proclamationis de Charles contre Wenilon), 468‑472 (lettre synodale à Wenilon) et 472‑473 (admonition d’Hérard de Tours à Wenilon). 9 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 42 ; Werner, « Rotberti complices », p. 168 ; Brunner, Oppositionelle Gruppen, p. 129‑136 ; Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 320‑322.
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Le 14 juin s’ouvre le concile de Savonnières réunissant les clergés des trois alliés : Charles le Chauve, Lothaire II et Charles de Provence. Les révoltés sont condamnés : Charles dépose un acte d’accusation contre Wenilon de Sens, apparemment le seul évêque à avoir fait défection10. Loup de Ferrières a pourtant été accusé par Herard de Tours d’avoir souhaité la chute de l’archevêque de Sens11 ; de même, Rothade de Soissons est averti par Hincmar de ne pas céder à Louis12 ; bien des années plus tard, Hincmar écrit, de façon sibylline, que Rothade « ne s’est pas comporté comme lui » lors de l’expulsion de Louis le Germanique13. Ces documents montrent que les quelques semaines de l’invasion ont dû déchaîner au sein du clergé des tensions contradictoires, vite mises de côté. Tout en explorant la complexité du positionnement politique des clercs engagés dans la controverse sur la prédestination, on doit s’interroger sur la singularité de la position de Wenilon, seul mis en cause en 859. Dix ans après avoir oint Charles à Orléans, il est en tête des révoltés. Pourquoi ce renversement ? L’historiographie n’a pas donné de réponse univoque : pour Calmette, Wenilon prend ombrage de l’influence grandissante d’Hincmar ; pour d’autres, il se rallie au parti des Robertiens dont il est l’allié ; pour Schrörs, la controverse sur la prédestination serait à blâmer14. Notre perspective est de montrer l’impact de la controverse sur la cohésion de l’entourage clérical de Charles le Chauve, tel qu’il se présente à la fin des années 840, et de la situer dans les luttes d’influence qui mènent à la révolte de 858. On s’aperçoit en effet que les clercs engagés dans nos débats forment au long de la première décennie du règne de Charles un groupe soudé, se prêtant mutuellement aide et conseil, vivant dans la familiarité courtisane. L’irruption de la controverse dans le champ politique les pousse, malgré leur proximité, à se positionner les uns par rapport aux autres de façon différente. Si l’importance des groupements de parenté et d’alliance au IXe siècle est certaine, il faut se garder d’en donner une lecture mécanique. Non seulement l’appartenance à un groupe et les alliances, mais aussi le statut social, les convictions et l’histoire personnelles façonnent la décision des acteurs. On rencontre parfois des personnages d’un même groupe dans des camps adverses15. Nous allons donc 10 MGH Conc. 3, p. 466. 11 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 170‑175 (n° 118), datée de 862. 12 MGH Ep. 8, p. 57 ; cf. Devisse, Hincmar, p. 312‑313 et 587. 13 Ibid., p. 149 (je souligne) : et etiam aliqui de Germania, ut quidam dicunt, ad Hludouuici sui regis suasionem, quoniam cum eo non feci sicut Rothadus in fratris sui de regno expulsione, persuaserunt eidem Rothado, ut non se a seditione movenda concrederet et ipsi apud vos obtinerent, ut restitueretur. 14 Schrörs, Hinkmar, p. 139, note 35. Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 48. Werner, « Rotberti complices », p. 160‑165. 15 Nelson, Charles le Chauve, p. 188‑192.
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observer comment un groupe apparemment soudé est amené à se remodeler en fonction d’un événement imprévu, la controverse, et comment ses anciens membres vont évoluer, chacun en fonction de sa situation. A. Vers la révolte : le tournant de 853‑856 1. Les clercs de Charles et les Robertiens-Adalhardides (années 840‑850)
L’un des candidats potentiels au titre de modèle du « Ganelon » de la Matière de France, parangon de duplicité, est contemporain non de Charlemagne, mais de son petit-fils : il s’agit de Wenilon, archevêque de Sens, longtemps l’ecclésiastique le plus influent du royaume d’Occident16. Nommé archevêque dès 83717, il est un artisan essentiel de l’insertion du jeune roi Charles dans le jeu politique. Il souscrit, comme les autres évêques présents, au partage de Verdun et garantit par un serment le pacte d’alliance entre Charles et Louis – comme bien d’autres évêques, sans nul doute18. Il prend une part active aux conciles occidentaux : au concile de Ver de 844, il est cité dans la titulature après le chapelain du roi, Ebroin de Poitiers ; son nom figure en tête du capitulaire du concile de Beauvais d’avril 845 ; il participe au concile de Quierzy de 849 et fait partie des juges élus du concile de Soissons de 85319. Surtout, en tant que métropolitain du siège d’Orléans, il oint Charles en 848. Jusque vers 855, Wenilon, et non Hincmar, est bien le premier clerc du royaume20. Wenilon n’est pas le seul membre de l’entourage précoce de Charles à prendre part à la controverse sur la prédestination. Loup de Ferrières, correspondant de Ratramne, Hincmar, Wenilon et Pardoul, est l’un des partisans précoces du roi, auteur de deux lettres-miroirs21. Prudence de Troyes, avant d’être élu évêque (au plus tard en 846), est membre de la chapelle royale22. Ratramne est consulté par Charles le Chauve au sujet de l’eucharistie, sans doute dès son séjour à Corbie en 84323. Pardoul de Laon aussi est un membre de l’entourage royal : apparenté aux
16 Pour ce qui suit, voir : Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 48‑49 ; Werner, « Rotberti complices », p. 163‑164 ; Brunner, Oppositionelle Gruppen, p. 129‑136 ; Werner, « Les premiers Robertiens », p. 23, n. 77 et p. 24 ; Krah, Entstehung, p. 143‑147. 17 MGH Conc. 3, p. 464. Cf. Nelson, « The last years of Louis the Pious », dans Charlemagne’s Heir, p. 147‑160 (152‑153). 18 MGH Conc. 3, p. 464. Cf. Krah, Entstehung, p. 137. 19 MGH Conc. 3, p. 38 ; MGH Cap. 2, p. 387 ; MGH Conc. 3, p. 264, 269 et 278. 20 Devisse, Hincmar, p. 53. 21 Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, p. 112‑115 (n° 22), p. 140‑147 (n° 31) et p. 160‑165 (n° 37). 22 MGH Formulae, p. 336. 23 Bouhot, Ratramne, p. 82‑84. Cf. Tessier I, n° 18, p. 42‑44.
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seigneurs de Folembray, en Picardie24, il est particulièrement proche de la reine Ermentrude, qui brode l’étole de son ordination épiscopale, en 84725. Ces talents de brodeuse sont loués par un autre proche de la famille royale, Jean Scot26. Celui-ci est, avec Pardoul, du nombre des « courtisans » (palatini27) chasés sur la villa de Cormicy, pendant la vacance du siège rémois, restituée le 1er octobre 845 à Hincmar, fraîchement élu28. Charles, en effet, a puisé dans les biens vacants de Reims pour doter, nous le verrons bientôt, ses premiers partisans. Wenilon, Ratramne, Loup, Prudence, Pardoul, Jean Scot : tous ces acteurs de la controverse forment l’entourage proche de Charles et d’Ermentrude, tout au long de la décennie 840. À ce titre, l’historiographie a lié plusieurs d’entre eux avec le « parti de la reine »29 mis en évidence avec un regard précurseur par Calmette. Ce réseau, aussi appelé groupe des Robertiens-Adalhardides, est un ensemble d’aristocrates particulièrement puissants aux débuts de Charles et apparentés à Ermentrude. Celle-ci, en effet, est nièce de Guillaume de Blois-Châteaudun et fille d’Eudes d’Orléans, lui-même, par son épouse Engeltrude, beau-frère du sénéchal Adalhard (Alard), homme fort des premières années du règne de Charles, jusqu’à son départ pour la Lotharingie, vraisemblablement en 84430. Par son père, Ermentrude est arrière-petite-fille du préfet de Bavière Gerold, le frère d’Hildegarde, elle-même épouse de Charlemagne, mère de Louis le Pieux et grand-mère de Charles le Chauve31. Eudes, cousin d’Ermentrude et fils de Guillaume de Blois-Châteaudun, est comte en Anjou avant de troquer ses honores pour le comté de Troyes, au plus tard en 852. Il est de l’ambassade qui invite Louis en 858. Probablement, le groupe est apparenté aux Unruochides, chez lesquels le nom d’Adalhard tient une place 24 Martinet, « Pardule », p. 159‑160 ; Contreni, Cathedral School, p. 19. Folembray se situe à une douzaine de kilomètres du palais royal de Quierzy. 25 Ibid., p. 162. La lettre d’Ermentrude est rédigée par Loup de Ferrières ; Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, p. 242‑245, n° 67, particulièrement p. 244. 26 MGH Poetae 3, p. 533. 27 MGH SS 36, p. 194. 28 Diplôme du 1er octobre 845 : Tessier I, p. 210‑213, n° 75. Flodoard III, 4 : MGH SS 36, p. 195. 29 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 42‑43 ; voir ensuite Werner, « Rotberti complices », p. 156. 30 Eudes et Guillaume meurent ensemble au combat en 834 (Nithard I, 5). Cf. Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 43. Sur le départ d’Adalhard pour la Lotharingie, voir J. Nelson, « The intellectual in Politics : Context, Content and Authorship in the Capitulary of Coulaines, November 843 », dans Intellectual life in the Middle Ages. Essays presented to Margaret Gibson, L. Smith et B. Ward ed., Londres, 1992, p. 1‑14 (4). 31 Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 312 et Werner, « Les premiers Robertiens », p. 21. Sur les Gerolding, voir Tellenbach, Königtum und Stämme, op. cit., p. 51 ; Dienemann-Dietrich, « Der fränkische Adel in Alemannien », p. 183‑192 ; E. Klebel, « Bayern und der fränkische Adel im 8. und 9. Jahrhundert », dans Grundfragen der alemannischen Geschichte, T. Mayer ed., Constance, 1955 (Voträge und Forschungen, 1 p. 193‑208), p. 204 ; Borgolte, « Grafengewalt im Elsass », p. 21‑25 ; Störmer, « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen », p. 239. On trouve encore une « Ermentrude » comme épouse d’un comte « Gerold » à Echternach en janvier 835‑836 (Wampach, Urkunden- und Quellenbuch, n° 142).
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éminente, et, ainsi, à l’autre grand révolté de 858, Adalhard de Saint-Bertin, frère ou neveu d’Évrard de Frioul32. Il est aussi probable qu’il soit apparenté à Robert le Fort, arrivé en Francie occidentale au début des années 84033 ; en effet, tandis que le nom d’Eudes passe dans le stock anthroponymique des Robertiens, celui de Robert est donné au frère d’Eudes de Troyes, Robert Portecarquois34. Le groupe de clercs entourant Charles le Chauve est étroitement lié à ce groupe des Robertiens-Adalhardides. Jean Scot et Pardoul côtoient Robert le Fort et Eudes de Châteaudun, eux aussi chasés à Cormicy35. Pardoul est très proche du futur vainqueur de Brissarthe. En 847, il fait parvenir des informations confidentielles à Ermentrude par l’intermédiaire de Robert36. Le 3 avril 852, alors que Robert le Fort intervient dans un diplôme en faveur de Marmoutier, Pardoul fait office d’intercesseur37. Mais Wenilon de Sens est, lui aussi, de ce groupe. En 846 et en 865, on rencontre un Wenilon parmi les fidèles de Robert le Fort ; sans doute, comme le pense Werner, s’agit-il du fidelis Wenilo, inconnu par ailleurs, auquel Charles fait une donation le 31 octobre 85438. Cette proximité éclaire la participation de Wenilon à la révolte de 858. L’archevêque obtient en effet de Louis le Germanique de remployer les pierres des murailles de Melun39. Or, le comte de Melun est Donat, lui aussi transfuge en 858 ; ancien missus de la province de Sens, Donat figure sur la liste des aristocrates chasés à Cormicy40. En 853, il est, avec Eudes de Troyes et Wenilon, missus de la province de Sens41. Wenilon, Jean Scot et Pardoul sont ainsi liés à Robert, Eudes et Donat.
32 Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 307. 33 Robert apparaît dans le Rhin moyen pour la dernière fois en 836, comme donateur de Lorsch à Mettenheim (Lorscher Codex, n° 1826). 34 Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 313. Voir aussi Werner, « Rotberti complices », p. 156 sqq. et Le Jan, Famille et pouvoir, p. 211 : le lien entre les Robertiens et les Gerolding pourrait être les Adelhelm ; l’oncle du premier roi robertien, Eudes Ier, est en effet Adelhelm de Gand ; de même, le neveu de Robert Portecarquois s’appelle Adelhelm ; c’est enfin le nom du fils d’un fidèle de Robert le Fort, Altmar. On trouve, sur la Bergstrasse, des Adelhelm et des Robertiens en lien dès le VIIIe s. Voir enfin Werner, « Les premiers Robertiens », p. 20. 35 Werner, « Rotberti complices », p. 156‑157. 36 Lettre n° 66 de Loup de Ferrières, Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, p. 244. 37 Tessier I, n° 148, p. 386‑389. Le nom de Pardoul est ajouté à la fin du diplôme. 38 Werner, « Rotberti complices », p. 164. Tessier I, n° 168, p. 443- 4. Le nom de Wenilon apparaît dans un diplôme d’Eudes de Châteaudun (le futur Eudes de Troyes) pour Tours en mars 846 et dans un diplôme de Robert le Fort à Blois, en mars 865 : les listes des témoins sont éditées par K.-F. Werner (ibidem). 39 Libellus proclamationis, c. XI ; MGH Conc. 3, p. 467. 40 Werner, « Rotberti complices », p. 158 ; MGH Cap. I, n° 151, p. 308 ; MGH SS 36, p. 195. Il est question de la veuve de Donat dans le De villa Noviliaco (Neuilly-Saint-Front), car la villa de Neuilly a été donnée en bénéfice à Donat puis perdue lors de la retraite de Louis le Germanique en 859 (PL 125, col. 1123 sqq.). 41 MGH cap. 2, p. 276, n° 260.
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Le groupe des Robertiens-Adalhardides auquel se rattachent ces clercs a des connexions dans le Rhin Moyen, d’où est originaire Robert le Fort, et même avec Raban, consulté par Hincmar sur Gottschalk et la prédestination en 849 et 850. On trouve en effet, sur la liste de Cormicy de 845, deux Raban, parmi lesquels le prêtre desservant la chapelle de la villa. Or un comte Raban du parti de Charles le Chauve périt à la bataille d’Angoulême le 14 juin 844, où sont aussi capturés Ebroin de Poitiers, Ragenar d’Amiens et Loup de Ferrières, avec le comte Richuin qui figure sur la liste de Cormicy42. Les liens de ce comte au nom rare avec Raban Maur sont très probables. Il est en effet envoyé négocier avec Louis le Germanique en 841 ; les annales de Fulda se font l’écho de son trépas43. Les deux Raban de 845 sont sans doute des parents du défunt comte, ayant fui, comme lui, la Francie orientale et hérité de ses biens rémois. Le groupe s’articule donc autour de plusieurs familles alliées du Rhin Moyen : les Geroldings et leurs descendants du « parti de la reine », les Robertiens et la famille de Raban. Il est possible que Wenilon, leur allié, ait pu se targuer de connexions tout aussi étendues en Germanie. L’archevêque a en effet pour sœur ou proche parente l’abbesse de Jouarre Ermentrude (en 847)44. Celle-ci porte le nom de la reine et doit être du même groupe : on expliquerait ainsi qu’elle soit à la tête d’un couvent de cette importance. Quant à Wenilon, il porte le nom du frère de l’illuster vir et comes Machelm, proche des ducs de Bavière Odilon et Tassilon45. Ce comte, comme le préfet de Bavière Gerold, n’est pas possessionné seulement en Bavière, mais dans le Rhin Moyen et en Franconie, où ses fils Mauricho et Brunicho sont copropriétaires de Soisdorf et Rasdorf et liés à Emhilt de Milz46. W. Störmer suppose à Machelm des liens familiaux avec le comte Gérard de Paris et donc avec le sénéchal Adalhard47. Le nom du frère de Machelm, Wenilon, revient régulièrement en Bavière au long des VIII-IXe siècle : il est désigné comme illuster vir et missus Tassilonis48. La famille de Machelm, à la42 MGH SS rer. germ. 5, p. 31. 43 Nithardi historiarum libri IIII, E. Müller ed., Hannovre, 1907 (MGH Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum t. XLIV) III, 3, p. 31. MGH SS rer. germ. 7, p. 35. 44 Cf. A. Wilmart, Analecta reginensia. Extraits des manuscrits latins de la reine Christine conservés au Vatican, Vatican, 1933 (Studi e Testi, 59), p. 9‑18. Ermentrude obtient de Wenilon les reliques de saint Potentien : la Passion de saint Potentien fait de lui son frère (le discours de Wenilon commence par en o carissima soror ; on trouve également la glose eidem episcopo proxima affinitate coniuncta ; cf. Passio sive translatio sancti Potentiani, ms. BNF, latin 5360, ff. 183‑189). Ermentrude est également citée dans un diplôme de Louis le Pieux à Attigny le 23 janvier 839, confirmant un échange entre Jouarre et Saint-Denis. 45 Störmer, Adelsgruppen, p. 47. Brunner, Oppositionelle Gruppen, p. 129‑136. 46 Lorscher Codex, n° 205 et 269 ; Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 145a (cf. Bosl, Franken, p. 58). 47 Störmer, Adelsgruppen, p. 47. 48 Ibidem, note 32 : Salzburger Urkundenbuch, W. Hauthaler ed., Salzburg, 1910, n° 35, 36, 42 ; Bitterauf, Traditionen (Freising), n° 51, 182, 612, 626b ; MGH D. Kar. 1, n° 169, p. 227.
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quelle se rattache sans doute Wenilon de Sens, est ainsi possessionnée en Bavière, dans le Rhin-Neckar et le Grabfeld, ce qui multiplie les aires de contact avec les groupements d’origine des Robertiens et des Adalhardides, et en particulier avec les Gerolding, eux aussi Franco-Bavarois49. À cela s’ajoute qu’une lettre mutilée de Loup de Ferrières évoque un « parent », propinquus, que lui et Wenilon ont en commun : or, on le sait, le groupement de Loup, qui est celui des évêques d’Auxerre, est venu de Bavière au VIIIe siècle50. On comprendrait mieux, à cette aune, les liens entre l’archevêque de Sens et Louis le Germanique, dont la Bavière est le premier royaume. Les clercs qui entourent Charles le Chauve dans les années 840 avant de s’engager dans la controverse sur la prédestination sont ainsi les alliés ou parents des Adalhardides et des Robertiens. Longtemps, ils sont dominés par Wenilon, dont l’influence s’exerce jusqu’à 853 environ. Wenilon choisit lui-même son suffragant d’Orléans, Agius, en 843, se contentant de demander la confirmation royale51. Les plaintes répétées de Loup, qui atteignent le roi lui-même et accusent Agius d’avoir pillé les biens de Ferrières, suggèrent qu’il s’agit d’un choix de politique personnelle. En 853, l’archevêque a gardé la plus grande partie de son influence et impose, avec Charles le Chauve, sur le siège de Chartres son parent Burchard. L’élection suscite des résistances, entendues au concile de Soissons, la même année52. Les juges élus sont Hincmar de Reims, Pardoul de Laon et Agius d’Orléans : les deux derniers sont, évidemment, les hommes de Wenilon. L’affaire est, de plus, à l’origine des visions du chorévêque de Sens Audrad, entre 851 et 853. En mai de cette année, à l’occasion d’un synode de la province de Sens, Audrad est convoqué par Charles le Chauve et son épouse Ermentrude, et entendu par Wenilon, Hincmar, Amaury de Tours et Pardoul. L’archevêque de Sens intercède auprès de son chorévêque pour obtenir une vision en faveur de Burchard, répétant qu’il est son consanguineus ; Audrad s’y refuse mais l’élection se confirme malgré tout53. Comme l’a montré K.-F. Werner, Wenilon constitue ainsi un bloc territorial Chartres-Orléans, bloquant le cours supérieur de la Loire. Dès 853, Burchard est missus dans le pagus de Chartres54. L’année suivante, il arrête, avec Agius, une incursion normande : cette geste est narrée par le suffragant de
49 Störmer, Adelsgruppen, p. 48 (carte). 50 Reconstitution de la lettre 73 (mutilée) de Loup de Ferrières (éd. Levillain n° 103) par Michael I. Allen : Loup, lettre n° 73 (éd. Levillain n° 103) : […] cuius lectione vestro victus amore paene […] per communem propinquum nostrum Ab[bonem] Ra […]. L’édition de M. I. Allen est maintenant sous presse. 51 MGH Conc. 3, p. 42. Cf. Werner, « Rotberti complices », p. 159. 52 Ibid., p. 281. 53 Bouquet, Recueil, 7, p. 289‑292 ; court extrait édité dans MGH Conc. 3, p. 300‑301. 54 MGH Cap. 2, n° 260, p. 276.
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Wenilon, Prudence, dans les Annales de Saint-Bertin55. L’archevêque de Sens semble alors avoir conservé l’essentiel de son influence. Mais les années 853‑855 sont un tournant qui consacre le remplacement de Wenilon par Hincmar de Reims comme prélat le plus influent auprès de Charles56. 2. L’opposition des clercs de Sens (853‑856)
Les circonstances exactes de ce tournant ne sont pas élucidées, mais doivent être reliées aux luttes d’influence plus globales qui secouent l’entourage de Charles le Chauve. Plusieurs historiens ont remarqué que le « parti de la reine », d’abord si puissant, recule dans les années 850 ; sans doute le départ du sénéchal Adalhard pour la Lotharingie finit-il par affecter leur marge de manœuvre57. Mais en réalité, la controverse sur la prédestination joue un rôle dans cet engrenage, en rompant l’unité du groupe de clercs environnant Charles et en rejetant dans l’hostilité plusieurs clercs de la province de Sens, à des degrés différents (Wenilon, Prudence et Loup). On s’en rend particulièrement compte en étudiant la trajectoire de Prudence. L’évêque de Troyes, ancien chapelain, avait côtoyé et noué des liens d’amitié avec le groupe de clercs dont il a été question : Hincmar, Jean Scot, Pardoul, Loup… Plus que chez nul autre, les prémisses de la controverse sur la prédestination font voler en éclat cette entente. Dès 849, sollicité par Hincmar, Prudence refuse de le rencontrer et lui adresse, on l’a vu (p. 69), une lettre-traité qui réfute méthodiquement l’enseignement de l’archevêque. Les mots choisis par Prudence, passés dans l’alambic d’un latin hermétique, sont déjà ceux de la rupture : J’aurais souhaité, mes pères vénérables et frères bien-aimés en Dieu et notre Seigneur Jésus-Christ, parler avec vous de ces problèmes dans une discussion privée et amicale et rechercher consciencieusement avec vous tout ce qu’on pourrait en dire de plus sûr et de plus clair, par le don de la grâce d’en haut, en laissant de côté toute rage de vaincre et tout désir de protéger ses propres opinions. Mais, les événements étant partis dans toutes les directions, je me suis replié avec une telle aversion que ma volonté ne s’est même plus senti la faculté d’en discuter58. 55 Annales de Saint-Bertin, p. 68‑69. 56 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 48. 57 Werner, « Rotberti complices », p. 158 et 165. 58 PL 115, col. 971 : Optaveram quidem, mi Patres admodum venerandi, fratresque in Deo et Domino nostro Jesu Christo plurimum diligendi, de propositis quaestionibus secreto amicabilique vobiscum tractare colloquio ; et quidquid supernae gratiae dono sanius salubriusque videri posset, remota penitus vincendi pervicacia, propulsaque sua cuique studia tuendi libidine, diligenter exquirere. Verum obliquatis in diversa rebus, adeo aversus resilii, ut ne voluntatem meam saltem exponendi facultas suppeteret. Unde quoniam colloquendi libertas tantopere denegata est, coactus sum eo sincerissimae charitatis affectu, quem vestrae unanimitati
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Autrement dit, constatant que les tensions provoquées par la condamnation de Gottschalk ont déjà atteint un stade critique et que des camps se forment, Prudence franchit le Rubicon. Nous avons vu, au chapitre précédent, la méfiance de Loup et Ratramne à l’égard des clercs de la cour, témoignant aussi d’une forte tension (p. 202-203). L’unité passée du groupe est, malgré les craquellements, encore perceptible : Loup adresse une copie de sa lettre « à notre Pardoul »59. La seconde victime de la rupture est Jean Scot Erigène, fréquenté au palais ; en 851, après avoir lu le traité de l’Érigène sur la prédestination, Prudence lui fait part de son amertume sur un ton étrangement personnel : Tes blasphèmes, Jean, les insolences dont tu attaques la gratuité de la grâce et de la justice intangible de Dieu, je les ai d’autant plus mal pris […] que j’avais de la familiarité pour toi et que je t’appréciais60.
L’évêque de Troyes parle ici de la familiarité – la vie commune à la cour – et de l’amitié réduites à néant par la controverse, sans retour possible. Les débats sur la prédestination rompent ainsi l’unité du groupe qui entoure Charles dans la décennie 840. Une polarisation s’opère : d’un côté, autour de la cour et d’Hincmar, les adversaires de la double prédestination ; de l’autre, avec Corbie et la province de Sens, ses partisans. Comment comprendre, alors, le basculement d’influence entre Hincmar et Wenilon auprès de Charles le Chauve ? L’année décisive de la controverse sur la prédestination et, par là, de la rupture entre les clercs de Sens et le roi est 85361. Cette année-là, en avril, Prudence de Troyes est choisi comme juge élu par les clercs d’Ebbon au concile de Soissons62 : il fait déjà figure d’opposant naturel à Hincmar. Mais il est contraint de signer la profession de foi antiprédestinatienne du concile de Quierzy, rédigée par Hincmar et imposée à tous par Charles le Chauve (cf. chap. 3, p. 180-183). Cette humiliation publique n’a pu que nourrir une profonde rancœur63. Or, on remarque un subit infléchissement du style des Annales de Saint-Bertin. Dans les années 840, Prudence camouflait les échecs de Charles. Mais en 853, il rapporte la colère de Louis le Germanique suite à la violation d’accords antérieurs par Charles ; il peculiariter debeo, litterariam, quantulacunque est, operam exhibere et quid votis conceperim, scriptis edicere. Je remercie très vivement Monique Goullet de m’avoir aidé à traduire ce passage. 59 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 42. 60 PL 115, col. 1011. 61 Girgensohn, Prudentius l’a montré de façon particulièrement lucide : il est, hélas, peu cité de nos jours. 62 MGH Conc. 3, p. 269. Cf. Girgensohn, Prudentius, p. 16‑17. 63 Girgensohn, Prudentius, p. 10 ; Pezé, « Prudence », p. 119.
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se réjouit de la victoire de Louis sur les Bulgares et les Slaves, stipendiés par ce dernier ; en 854, il décrit l’expédition aquitaine de Charles comme un train de massacres et de pillages, souillant jusqu’aux églises ; en 855, il dépeint Charles, sur un ton sibyllin, comme un fauteur d’hérésie. Les Annales ne sont plus, comme elles avaient pu l’être, au service de l’image du souverain. En 856, consommant la rupture, Prudence soumet Énée à la contre-épreuve de ce qu’il a lui-même vécu trois ans plus tôt : la signature d’une profession de foi augustinienne, que ce disciple de l’Erigène ne peut sincèrement partager (cf. chap. 3, p. 180-183). Du côté de Prudence, une véritable rupture, amenant une hostilité ouverte, s’ouvre dès 853, préparant le terrain pour l’invasion. Le même engrenage a-t-il entraîné Wenilon ? Le rôle de celui-ci dans la controverse a été souvent sous-évalué64. Il est pourtant l’alter ego de Prudence. Il demande à ce dernier de réfuter le De praedestinatione de Jean Scot dès 850. Prudence lui écrit à cette occasion que le livre de l’Erigène « s’écarte de nos idées, comme tu me le dis » : son augustinisme est donc notoire65. Il préside le synode provincial de Paris de novembre 849, où Prudence présente une collection en faveur de la double prédestination. Il discute avec Loup de Ferrières de son Collectaneum. Mais l’événement le plus important est, là encore, le synode de Sens de 856 où Énée est soumis à l’humiliante profession de foi augustinienne exigée par Prudence. Lucidement, Schrörs avait estimé que Prudence ne pouvait l’avoir soumise au synode sans l’aval de son métropolitain : l’opposition de celui-ci à Hincmar au sujet de la prédestination avait dû « [le] jeter dans les bras de Louis le Germanique en 858 »66. Cet acte d’opposition a une dimension politique. Énée est notaire royal. La requête des clercs parisiens en faveur de leur futur évêque n’a pas de louange trop vive pour vanter le choix que leur souverain, inspiré par Dieu, a porté sur Énée67. En revanche, la réponse des évêques de Sens, quoique positive, ne dit pas un mot du roi68. Évidemment, ni Prudence, ni Wenilon ne pouvaient voir d’un œil favorable la nomination à leurs portes d’un proche de l’Erigène. Le concile de Valence, l’année précédente, a réaffirmé le principe de la libre élection. Or, les liens personnels entre la province de Sens et celle de Lyon sont bien attestés (cf. p. 264-269), ce qui ne peut qu’aggraver le mécontentement des évêques69. Le 64 Voir encore récemment Bouhot, « Le de divina praedestinatione de Jean Scot », p. 258 ou Devisse, Hincmar, p. 312, note 140. 65 PL 115, col. 1010. 66 Schrörs, Hinkmar, p. 139, note 35. 67 MGH Ep. 6, p. 86 (lettre de Loup n° 98). 68 Ibid., p. 87‑88 (n° 99). 69 MGH Conc. 3, p. 357.
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choix d’Énée, après la signature forcée des canons de 853, alimente donc le grief des révoltés de 858 : Charles se comporte en tyran70. Le clivage entre la cour, les clercs de Reims et les clercs de Sens n’est pas absolu. Wenilon et Prudence sont polarisés à l’extrême. Loup de Ferrières occupe pour sa part une position intermédiaire. Sa doctrine est parfaitement augustinienne ; il est sans doute l’érudit augustinien évoqué par Prudence dans son De praedestinatione71. Il est très proche de son archevêque Wenilon de Sens. Il lui prête parfois sa plume72 ; ils lisent ensemble son Collectaneum de tribus quaestionibus ; et, comme le montre la reconstitution de sa lettre 73 par Michael I. Allen, Wenilon et Loup avaient un parent en commun, ce qui les situe dans le même groupement de parenté73. Cela étant, Loup prend, dans ses écrits, des précautions oratoires, prévenant qu’il ne risquera de froisser personne, qui contrastent avec la radicalité de l’évêque de Troyes74. Loup, qui a correspondu avec Pardoul, Énée, Hincmar75, tout comme avec Ratramne et Prudence, avec qui il avait accompli un missaticus76, ne semble pas avoir laissé la controverse être pour lui un événement clivant. Au contraire, il se propose de fournir à Hincmar le Collectaneum de Bède sur saint Paul, que l’archevêque évoque dans le second et, peut-être, dès le premier De praedestinatione77. Il promet à Charles de reprendre l’enseignement des arts libéraux qui, nous l’avons vu, tenait à cœur au souverain78 ; il a recours, à cette occasion, à l’intercession d’Énée, l’ancien notaire royal, notoirement hostile à la double prédestination, celui-là même dont l’élection à Paris suscite la colère de Prudence. S’il a peut-être pâti de son augustinisme, Loup ne recule pas devant un recours au notaire honni. Son élève Heiric d’Auxerre est aussi l’élève
70 Calmette, Diplomatie carolingienne p. 39 ; W. Mohr, « Die Krise des kirchlichen Einheitsprogrammes im Jahre 858 », dans ALMA, 25, 1955, p. 189‑214. Voir par exemple le discours d’Adalhard de Saint-Bertin et Eudes de Troyes à Louis le Germanique dans les Annales de Fulda (858), qui n’est certes qu’une construction, mais dont les griefs doivent être considérés comme plausibles (MGH SS rer. germ. 7, p. 49). Le même reproche était formulé par les Aquitains en 853 (ibid., p. 44). 71 PL 115, col. 1046D (cf. Von Severus, Lupus von Ferrières, p. 145). 72 Voir par exemple Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1 et 1935, n° 26 (à Amolon de Lyon), 91 (à Erchanrad de Paris), 94 (admonestation au diocèse de Sens) ; voir aussi la lettre 118 (862) où Loup se dit le familier de Wenilon depuis le début de sa prélature. 73 Loup, lettre n° 73 (éd. Levillain n° 103), citée ci-dessus p. 223 au sujet de Wenilon. 74 Cela a été bien remarqué par Noble, « Lupus of Ferrières », p. 245. Levillain, Correspondance t. 2, n° 78, p. 35 (à Charles le Chauve) ; n° 79, p. 43 (à Hincmar et Pardoul). Liber de tribus quaestionibus, PL 119, col. 646‑648. 75 Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1 et 1935, n° 66, 72 et 73 (à Pardoul), n° 46, 48, 59 et 108 (à Hincmar), n° 122 (à Énée). 76 Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 41 (à Prudence), n° 74 (à Ratramne). 77 Ibid., n° 108, p. 147. Comme l’a noté Levillain (p. 147, note 2), Hincmar nomme le Collectaneum dans son dernier traité, PL 125, col. 74. 78 Ibid., n° 122 (p. 186‑189).
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de l’Érigène79. Contrairement à Prudence et Wenilon, Loup participe au concile de Savonnières de 85980. Sa position est donc plus contrastée. La prudence de Loup s’explique. Lorsque la controverse éclate, il a encore les pieds et poings liés par l’affaire de la celle Saint-Josse, dépendance de Ferrières81. Cest un thème lancinant de sa correspondance jusqu’en 85282. Il obtient la restitution de la celle, passée en 840 entre les mains d’un certain Rhuoding, fidèle de Lothaire, en 841. Mais Charles la donne en bénéfice au comte Odulf, en récompense de son ralliement en 842. Loup obtient la restitution une deuxième fois, par l’intercession du puissant sénéchal Adalhard, en 843. Mais, cette fois, elle interviendra seulement après la mort d’Odulf83. Il sollicite, tout au long des années 840, l’intervention d’Hugues de Saint-Quentin, du chancelier Louis de Saint-Denis, d’Hincmar de Reims, de Marcward de Prüm et écrit directement à Charles à plusieurs reprises : en tout, treize lettres de Loup parlent de la celle Saint-Josse84. En aucune manière, Loup n’aurait pu sacrifier ses relations – et surtout pas celle du roi ou d’Hincmar – à l’augustinisme, lorsque la controverse éclate. Loup est un personnage que distinguent son immense culture et sa maîtrise du latin, mais dont le rang dans l’aristocratie et dans le clergé sont moyens. Il provient d’une famille de l’aristocratie bavaroise chasée en Bourgogne au VIIIe siècle, est voué à la cléricature et n’est pas l’abbé d’une grande abbaye : Ferrières compte soixantedouze âmes et est longtemps confinée dans une humiliante pauvreté85. Sa correspondance le montre très sensible à sa réputation et à son honneur et empressé au service du roi, où il consomme ses ressources (dix chevaux perdus pendant son missaticus en Bourgogne)86. En 837, il espérait recevoir une charge importante : la déception a dû être grande87. Contrairement à Wenilon ou Prudence, qui sont évêques, l’abbé de Ferrières est vulnérable.
79 Cf. la préface des Collectanea (Quadri, Collectanea di Eirico, p. 77). 80 MGH Conc. 3, p. 463. 81 Cf. Noble, « Lupus of Ferrières », p. 237‑245. 82 Loup se présente pour la première fois comme abbé de Saint-Josse dans sa lettre à Aethelwulf de 852 (Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 70‑71, n° 84). Cf., sur la celle Saint-Josse, Ricciardi, Epistolario, p. 311‑322. 83 Tessier I, n° 3, p. 9‑12 (10 mai 841) et n° 30, p. 74‑77 (27 décembre 843). 84 Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, n° 19 (p. 102‑105, à Lothaire), n° 32 (p. 146‑149, à Hugues), n° 36 (p. 158‑159, à Louis), n° 42 (p. 174‑177, à Charles), n° 43 (p. 178‑183, à Hincmar), n° 47 (p. 196‑197, à Louis), n° 48 (p. 198‑201, à Hincmar), n° 49 (p. 202‑207, à Charles), n° 57 (p. 220‑223, à Charles), n° 58 (p. 224‑227, à Marcward), n° 65 (p. 238‑241, à Marcward) ; Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 82 (p. 66‑67, à Louis). 85 Noble, « Lupus of Ferrières », p. 240. 86 Ibid., p. 238. Cf. MGH Ep. 6, p. 40. 87 MGH Ep. 6, p. 17‑18.
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Loup est apparenté (sans doute est-ce son frère) à l’évêque d’Auxerre Héribald (824‑857)88. Ce dernier joue aussi son rôle dans la controverse : nous l’avons vu remettre le Sermo Flori à Hincmar à Bonneuil en 855 (cf. chapitre 1, p. 86). Plusieurs auteurs ont estimé qu’il était le premier destinataire de ce texte de Florus ; il en tenait, en tout cas, un exemplaire de l’auteur lui-même89. Mais il l’a transmis à Hincmar, ce qui le place, lui aussi, dans une position d’intermédiaire. Héribald, comme Loup descendant d’aristocrates bavarois chasés en Bavière, avait fréquenté l’école d’Aix-la-Chapelle. Clerc lettré et proche du roi, il fait réformer l’enseignement du chapitre cathédral : on y trouve pendant des années des traces d’érigénisme90. Bien en cour, il obtient la restitution de biens spoliés et, de l’aveu de la Geste des évêques d’Auxerre, consomme son temps et ses biens au service du souverain, forgeant un profil d’évêque politique91. À la fois proche de Florus et des idées de Jean Scot, de Wenilon et de Charles le Chauve, Héribald joue sur tous les tableaux et cherche, sans doute, à préserver son église des dommages de la controverse. En effet, et c’est surprenant, l’école d’Auxerre, avec à sa tête Haymon, n’a pas pris part aux débats, malgré sa renommée92. Or, Auxerre est dominée, dans les années 850, par les Welf, avec le comte Conrad le Jeune (852/3‑65) et l’abbé de SaintGermain Hugues (853‑861)93. Cette puissante famille de la Reichsaristokratie, qui monte en puissance tout au long des années 850 dans le vide laissé par le départ d’Adalhard, ne pouvait avoir le même intérêt que Wenilon ou Prudence à aller au conflit avec le souverain. Le silence d’Haymon et les tergiversations d’Heribald peuvent s’expliquer ainsi, tout comme la prudence de Loup de Ferrières, qui, ne l’oublions pas, a été attaché au service de Charles le Chauve par une Welf,
88 Cf. Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 95 (p. 108‑113) et Holtz, « L’école d’Auxerre », p. 132‑133. Sur Héribald, cf. Duchesne II, p. 450 et historiographie ci-dessous. 89 MGH Ep. 8, p. 69 ; cf. Devisse, Hincmar, p. 247 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 119‑123. Bouhot, Sermo Flori, p. 375, estime plus vraisemblablement qu’Ebbon et Heribald avaient fait connaître à Florus un besoin d’information mais que rien ne permet de dire que le sermo a été composé pour eux. 90 Jeauneau, « Les écoles de Laon et d’Auxerre au IXe siècle », dans La scuola nell’occidente latino dell’alto medioevo, Spolète, 1972 (Settimane di studio del centro italiano di studi sull’alto medioevo 19), p. 495‑522 (réédité dans Études érigéniennes, p. 55‑84), p. 510‑518. La Geste des évêques d’Auxerre I, p. 162‑163 apprend, a remarqué Jeauneau, que l’évêque Wibald a été l’élève de Jean Scot. Heiric, de l’abbaye de Saint-Germain d’Auxerre, se disait disciple à la fois de Loup et Jean Scot, rappelons-le (Quadri, Collectanea di Eirico, p. 77). 91 Sassier, « Les Carolingiens et Auxerre », dans L’école carolingienne d’Auxerre, p. 21‑34 (p. 28) ; Les gestes des évêques d’Auxerre, I, Michel Sot dir., Guy Lobrichon éd., Paris, 2002 (Les Classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 42), p. xiv et p. 148‑153. 92 Cf. Shimahara, Haymon d’Auxerre, p. 288‑299 : l’auteur n’a retrouvé aucune trace de la prédestination dans l’oeuvre d’Haymon, ce qui est en soi un fait étonnant. 93 Cf. Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 42 ; Werner, « Rotberti complices », p. 166‑168 ; Sassier, « Les Carolingiens et Auxerre ».
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l’impératrice Judith. Nous verrons également, plus loin, qu’Auxerre est dans une position intermédiaire entre les traditions intellectuelles de Reims et Lyon, ce qui peut expliquer les tergiversations de son évêque (p. 268). La province de Sens est donc partagée entre le tandem Wenilon-Prudence, qui anime la résistance aux thèses d’Hincmar, et les personnalités de Loup et Heribald, qui continuent de collaborer avec l’archevêque de Reims. 3. Les réseaux alamans
Le lien entre Wenilon, Prudence et Louis le Germanique, dans ces années cruciales, semble s’être opéré par l’Alémanie. L’historiographie récente a bien mis en valeur la politique de consolidation des réseaux alamans suivie par Louis pendant la décennie 85094. Il réside à Ulm en 854 et 858 et à Bodman en 857 – avant l’invasion de la Francie occidentale95. Un quart de ses diplômes sont consacrés aux Alamans, en particulier aux monastères : Saint-Gall, Kempten, Saints-Felixet-Regula, mais aussi Murbach, Reichenau, Rheinau et Faurndau96. Ses filles Hildegarde et Berthe sont successivement abbesses de Fraumünster à Zürich (853‑856 et 857‑877). Plusieurs fidèles de Louis maillent le territoire : l’évêque Salomon de Constance ; l’évêque Erchambert de Freising, abbé de Kempten (†854) ; les comtes Wilhem et Hatto97. Le chancelier Grimald, placé à la tête de trois monastères (Saint-Gall, Wissembourg et, selon D. Geuenich, Niederaltaich plutôt qu’Ellwangen), tisse des liens de confraternité à travers toute l’Alémanie et l’Alsace : Wissembourg et Saint-Gall, bien sûr, mais aussi Reichenau, Pfäfers, Remiremont, Kempten… Louis constitue ainsi une monastische Provinz. Cette politique d’expansion à l’Ouest n’est consacrée qu’en 870, au partage de Meersen, lorsque les évêchés de Strasbourg et Bâle et quatre comtés alsaciens lui sont concédés98.
94 H. Büttner, Geschichte des Elsass, I, Berlin, 1939, p. 145‑148 ; Borgolte, « Grafengewalt im Elsass », p. 30‑31 ; Hartmann, Ludwig der Deutsche, Darmstadt, 2002, p. 88‑93, et Goldberg, Struggle for Empire, p. 233‑242. 95 Hartmann, ibid., p. 88‑93. 96 MGH DD LdD, respectivement n° 13, 69‑71, 105, 144, 146, 158 (Saint-Gall) ; n° 87, 103, 159, 160 (Grimald et Hartmut de Saint-Gall) ; 24, 36, 66, 107 (Kempten) ; 67, 91, 110, 129 (Saint-Felix-et-Regula) ; 16 (Murbach) ; 81 (Reichenau) ; 90 (Rheinau) ; 164 (Faurndau). 97 Cf. Goldberg, Struggle for Empire, p. 233‑263 ; Bitterauf, Traditionen, n° 730. 98 D. Geuenich, « Regionale und überregionale Beziehungen in der alemannischen Memorialüberlieferung der Karolingerzeit », dans Früh- und hochmittelalterlichen Adel in Schwaben und Bayern, I. Eberl, W. Hartung et J. Jahn ed., Sigmaringendorf, 1988 (Regio. Forschungen zur schwäbischen Regionalgeschichte, 1), p. 197‑216, p. 67‑68 ; Tremp, Ernst, « Ludwig der Deutsche und das Kloster St. Gallen », W. Hartmann ed., Ludwig der Deutsche und seine Zeit, Darmstadt, 2004, p. 141‑160 ; cf. MGH Cap. II, n° 251, p. 193‑194.
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Trois ans avant 858, la mort de Lothaire est l’occasion, pour Louis, d’une accélération de cette politique occidentale. Il bénéficie du soutien des grands de Lotharingie, qui conduisent le jeune Lothaire II à Francfort, malgré l’alliance conclue entre l’empereur défunt et Charles le Chauve99. Sans doute profite-t-il aussi du soutien du comte alsacien Erchangar, fâché avec Lothaire en 854100. Dans le flottement qui précède le partage du royaume entre les trois fils du défunt (Louis II, Lothaire II et Charles) pendant l’été 856, il confirme deux privilèges, l’un, en mars, à l’évêché de Strasbourg et l’autre, en mai, à l’abbaye alsacienne de Wissembourg dont Grimald est l’abbé101. Dès lors, l’Alémanie et l’Alsace semblent avoir été un pont entre les futurs révoltés et Louis le Germanique. Pendant la décennie 840, Wenilon et Prudence ont des liens bien attestés avec Walahfrid, réinstallé comme abbé de Reichenau par Louis vers 842 et proche du chancelier Grimald102. Une lettre de Walahfrid à un archevêque, préservée par les Formules de Reichenau, semble avoir Wenilon pour destinataire. L’abbé expédie en effet un écuyer et un brasseur de bière à un archevêque, avant de le prier de saluer Prudence de Troyes : Que Prudence soit donc salué par votre bouche, L’évêque qui est une précieuse part de mon âme. Heureuses les paroisses qui ont la grâce D’avoir de tels chefs dans leur citadelle de lumière […] Garde mon souvenir ! Je garde le tien, je te dois Et te dévoue tout l’amour dont je suis capable103.
Qui pourrait être cet archevêque, sinon Wenilon de Sens ? Lui seul serait un intermédiaire naturel entre Walahfrid et son suffragant. La lettre témoigne de liens épistolaires entre Wenilon et l’abbé de Reichenau, et de l’amitié nouée entre les trois hommes au palais de Louis le Pieux. À une date inconnue, Walahfrid dédicace à Prudence un poème, en réclamant l’envoi d’un recueil de Lucain ou de Virgile en échange d’un recueil des poèmes de Modoin d’Autun : il se nomme lui même « l’élève » (alumnus) de Prudence (magister)104 ; le poème est construit sur l’épiphore « cher maître, salut ! » (care 99 MGH SS rer. germ. 7, p. 46. Cf. Goldberg, Struggle for Empire, p. 248‑249. 100 Borgolte, « Grafengewalt im Elsass », p. 31. 101 MGH DD LdD n° 75 (p. 109) et 76 (p. 111). Cf. Annales de Saint-Bertin, p. 72‑73. 102 B. Bigott, Ludwig der Deutsche und die Reicshkirche im Ostfränkischen Reich (826‑876), Husum, 2002 (Historische Studien, 470), p. 98. 103 MGH Formulae, p. 375 (Formule de Reichenau n° 24). 104 MGH Poetae 2, p. 403‑404.
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magister ave) ; tant qu’il vivra il l’aimera. Ainsi, les liens entre Walahfrid et Prudence et, à travers eux, entre Wenilon et Grimald, tous anciens de la chapelle de Louis le Pieux, sont solidement attestés. À Wissembourg, sous l’abbatiat de Grimald, dans les années 850, on trouve un copiste nommé Wenilon, qui n’est pas moine et n’est pas cité dans le livre de confraternité105. Peut-être s’agit-il d’un parent de l’archevêque. Prudence dispose de relations en Alsace. Le ms. 550 de la Stiftsbibliothek de SaintGall a préservé un formulaire originaire de Murbach, datant de la deuxième moitié du VIIIe siècle (p. 146‑161). Sur la dernière page du recueil, une plume postérieure, mais de même style, a copié une lettre de Prudence, alors évêque, à un abbé106. L’attribution de la lettre à l’évêque de Troyes est, pour des raisons stylistiques, plus que probable107. Elle peut dater des années 840108. Pour Ernst Dümmler, l’abbé en question est Walahfrid : cela dit, aucun indice codicologique ne relie cette collection de Murbach aux formules de Reichenau109. Le contenu permet de s’en assurer ; certes, Prudence multiplie les gages d’amitié à l’égard de son « frère » et de son « autre moi » ; pourtant, il dit s’être demandé, avant d’avoir reçu sa lettre, si son correspondant était déjà décédé110. Comment cela pourrait-il concerner Walahfrid, mort à seulement quarante ans en 849111 ? Le correspondant de Prudence est peut-être l’abbé de Murbach lui-même. Malheureusement, l’histoire de ce monastère, entre les années 840 et 880, est obscure112. Les relations avec Reichenau sont bien attestées : la première confraternité date de l’abbé 105 Traditiones Wizenburgenses, Glöckner et Doll ed., p. 150. 106 Cf. MGH Formulae, p. 329‑337 (Formulae alsaticae) = Saint-Gall 550, p. 146‑161 (quaternion isolé) : la lettre de Prudence est la n° 27 (p. 160‑161). Ces formules citent les abbés Sindbert et Amico. Seule la dernière lettre se détache de cet ensemble. A-t-elle été copiée dans le même scriptorium que le reste du recueil ? La collection de Murbach a les caractéristiques suivantes : écriture anguleuse ; G à angle droit ; quasiment pas de séparation des mots ; hastes pleines ou doublées ; A précarolins très peu d’abréviation (AU=autem ; ‘ pour UR et US). La collection de Reichenau qui précède (p. 145) a les caractéristiques suivantes : hastes également pleines ou doublées, mais plus longues ; séparation nette des mots ; abréviation ORUM caractéristique (ressemblant à OEX) ; perluette très haute ; abréviation US et UR par ‘. Auquel des deux styles se rattache la lettre de Prudence ? Sans conteste, au cahier de Murbach : écriture anguleuse ; hastes plus courtes ; A précarolins ; confusion C/T, et E/AE/E cédillés ; séparation des mots hésitante ; abréviation AU=autem ; G à angle droit ; abréviation ORUM ordinaire (OR barré). 107 En plus de multiplier les références à la grâce, l’auteur emploie l’adverbe rarissime innutabiliter (sans chanceler) ; or, on lit l’adjectif nutabilis (chancelant) deux fois dans le De praedestinatione de Prudence (PL 115, col. 1134 et 1240). 108 La référence à « ceux qui combattent infatigablement le voeu et le propos de la milice chrétienne » (p. 336) peut faire référence au combat réformateur des évêques en 844‑846. 109 E. Dümmler, dans Neues Archiv, VII, 1882, p. 402 ; cf. K. Zeumer, « über die alamannischen Formelsammlungen », dans Neues Archiv, 8, 1883, p. 473‑553, p. 477‑478. 110 MGH Formulae, p. 336‑337. 111 MGH Poetae 2, p. 423. 112 Cf. U. Ludwig, « Murbacher Gedenkaufzeichnungen der Karolingerzeit », dans Alemannisches Jahrbuch, 1991‑1992, p. 221‑298.
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Kerhoh, en 800 ; l’apogée peut être située sous l’abbatiat de Sigimar, dans les années 820‑840 ; après, la guerre met sous le boisseau les relations de confraternité et l’on ignore les détails de la succession abbatiale113. L’abbé auquel s’est adressé Prudence pourrait être soit Marcus, soit Reccho114. Pendant ces années 840‑850, Murbach réoriente ses liens de confraternité vers le monastère féminin de Remiremont, tout proche. Ce couvent est lié à Grimald, qui se fait inscrire dans le Liber memorialis115. Or, on trouve à la tête de Remiremont l’abbesse Teuthilde, que K.-F. Werner lie au groupe des Robertiens : elle correspond en effet avec le sénéchal Adalhard, dont elle se dit la parente116. Celui-ci est également lié à Reichenau et à Saint-Gall, où il fait une donation en 843117. À partir des années 840, on l’a vu (p. 220), Adalhard se trouve en Lotharingie et non plus en Francie occidentale, ce qui n’a pu que développer les réseaux de son groupe à l’Est118. Enfin, c’est à Murbach que Prudence se procure, en 850‑851, un exemplaire des commentaires de Jérôme sur les prophètes mineurs, qui est aujourd’hui l’un de ses deux seuls manuscrits personnels connus119. Ce réseau alsacien peut expliquer l’excellent niveau d’information dont dispose Prudence à l’Est120. Il est le seul, en 860, à relater, dans les Annales de Saint-Bertin, la cession de l’Alsace à Louis le Germanique en échange de son soutien à Lothaire II dans l’affaire du divorce de Theutberge121. Par conséquent, les relations du groupe Robertien-Adalhardide (le sénéchal Adalhard, Wenilon et, en particulier, Prudence) avec les monastères alamans et, à travers eux, avec Grimald et Louis le Germanique, semblent avoir joué leur rôle dans la préparation de l’invasion de 858 et le retournement de Wenilon, dont la parenté est rhénane et bavaroise, contre Charles le Chauve.
113 Ibid., p. 264‑272. 114 A. Bruckner, « Untersuchungen zur älteren Abtreihe des Reichsklosters Murbach », dans ElsassLothringisches Jahrbuch, 16, 1937, p. 31‑56 ; Ludwig, « Murbacher Gedenkaufzeichnungen », op. cit., p. 274. 115 Cf. Geuenich, « Regionale und überregionale Beziehungen », op. cit. ; Liber memorialis von Remiremont, 1‑2, E. Hlawitschka, K. Schmid et G. Tellenbach ed., Zürich, 1970 (MGH Libri memoriales t. I), p. 15 (F. 9r, col. B2). 116 MGH Formulae, « Indicularius Thiathildis », p. 526‑527. Cf. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 22. 117 Il est possible qu’Adalhard soit l’auteur d’une lettre préservée dans les Formulae augienses (cf. MGH Formulae, p. 374). Il est également donateur de Saint-Gall en 843 (Goldberg, Struggle for Empire, p. 233‑242). 118 Werner, « Rotberti complices », p. 155. 119 Pezé, « Prudence », p. 128. 120 Nelson, « Annals of Saint-Bertin », p. 31. 121 Ludwig, « Murbacher Gedenkaufzeichnungen », op. cit., p. 273.
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Dans ce tableau d’ensemble de l’opposition cléricale au roi, on aimerait pouvoir situer le grand isolé de la controverse : Gottschalk. Les sources le permettentelles ? Songeons au moine Guntbert, évadé d’Hautvillers en 866 pour porter à Nicolas Ier l’appel de Gottschalk. Son nom est porté par le fils du bienfaiteur de Saint-Bertin Goibert, fondateur de la celle de Stenetland dans le premier quart du IXe siècle. Ce Guntbert, plus âgé que l’ami de Gottschalk, est tonsuré par le pape Eugène II en 826, à la demande de son père122. En 867‑868, il part pour Rome protester contre les spoliations dont se serait rendu coupable le tout nouvel abbé de Saint-Bertin, Hilduin, nommé par Charles le Chauve en 866, envers la mense abbatiale de Stenetland123 ; l’évêque Hunfrid de Thérouanne, qui était, jusqu’en 866, l’abbé de Saint-Bertin, l’accompagne. Guntbert proteste, à cette occasion, de sa fidélité à l’égard du seigneur apostolique, à qui il doit la cléricature. Est-ce un hasard que cette mission pour Rome soit quasiment concomitante de celle de Guntbert d’Hautvillers ?124 Il ne saurait s’agir de la même personne : le Guntbert décrit par Hincmar est bel et bien moine d’Hautvillers (monachum nostrum), où il observe la stabilité125. Cela étant, il pourrait s’agir d’un parent, comme les Raban de Cormicy sont parents du grand Raban Maur. La celle de Stenetland a en effet été donnée par Goibert à Saint-Bertin. Or, il s’agit d’une région où la famille d’Evrard de Frioul, fondateur de Cysoing, est largement possessionnée : l’abbé laïc de Saint-Bertin est, de 844 à 861 (avec une brève interruption en 859), le frère ou neveu d’Évrard, Adalhard126 ; Hunfrid de Thérouanne, qui lui est apparenté, lui succède, et c’est la disgrâce de toute la famille qui entraîne la dévolution de l’abbaye à Hilduin127. Nous avons vu quels étaient les liens entre Gottschalk et Évrard. Un départ pour Rome ne s’improvise pas : Guntbert d’Hautvillers peut donc avoir utilisé les réseaux romains de Goibert et Guntbert de Stenetland. On aimerait en déduire que Gottschalk, peut-être lié à l’abbé Adalhard, a quelque lien avec la révolte de 858 ; les sources ne permettent malheureusement pas d’aller si loin. De plus, l’abbé Adalhard, contrairement à Robert le Fort, reste fidèle à 122 C. Mériaux, Gallia irradiata. Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge, Stuttgart, 2006 (Beiträge zur Hagiographie, 4), p. 145. Cf. B. Guérard ed., Cartulaire de l’abbaye de SaintBertin, Paris, 1841, p. 158‑164. 123 Cartulaire, ibid., p. 165‑168. Comme l’a noté Mériaux, ibid., p. 146, n. 246, on peut suivre l’itinéraire d’Hunfrid et Guntbert dans le couloir rhénan grâce à une donation de Prüm du 21 août 868 (Beyer, Urkundenbuch, p. 116, n° 110). 124 Lot, « Année 866 », p. 422‑423. Je remercie Régine Le Jan de m’avoir suggéré le même rapprochement. 125 MGH Ep. 8, p. 194. 126 Cf. Settipani, Préhistoire des Capétiens 2, op. cit., p. 568. 127 Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 322‑323.
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Charles jusqu’en 858, y compris lors du difficile été 856. Il n’en demeure pas moins que Gottschalk a pu exploiter le réseau des Unruochides en Francie occidentale et a peut-être, par l’intermédiaire de l’abbé Adalhard, eu sa part dans la révolte. Peut-être a-t-il aussi fréquenté Saint-Bertin pendant ses pérégrinations scolaires des années 830 : ce monastère ferait un excellent intermédiaire entre le Bassin parisien et le Frioul, où Gottschalk se réfugie à la fin des années 830. 4. La faveur d’Hincmar (853‑858)
À mesure que Wenilon et Prudence s’enfoncent dans l’hostilité, Hincmar se rend indispensable à Charles le Chauve128. Pourtant, au commencement de la controverse, l’archevêque de Reims n’était pas en faveur. Loup et Ratramne sont consultés par le roi, mais pas lui. Le premier traité qu’il dédicace au souverain est, sur sa sollicitation, le Ferculum Salomonis, poème exégétique rédigé en 854‑855129. Pour Jean Devisse, Hincmar ne devient une personnalité politique de premier ordre qu’à l’occasion du transfert des cendres du saint tutélaire de Reims dans la nouvelle église Saint-Rémi, en présence du roi, en octobre 852130. On doit citer surtout le concile de Quierzy de 853, où Charles confie à Hincmar la rédaction des canons contre la double prédestination. Tout comme ils consomment la rupture de Wenilon et Prudence, ces canons scellent l’alliance qui unit désormais le roi à l’archevêque de Reims. Le Ferculum Salomonis mérite, dans cette perspective, quelques remarques. Ce long poème sur la litière de Salomon, préfiguration de l’Église mentionnée dans le Cantique des cantiques (Ct 3, 9), assorti d’un commentaire exégétique, peut être considéré comme un hommage à la sagesse royale, par l’évocation du roi Salomon, auteur putatif du livre de la Sagesse. La longue catéchèse du Ferculum, comparable aux poèmes catéchétiques de Jean Scot, illustre l’intérêt du souverain pour cette littérature. Ce « lourd exercice scolaire » (Devisse), sollicité par Charles, est une juxtaposition d’emprunts à Grégoire le Grand, Bède et Alcuin. Il circule dans le réseau cour-Laon-Reims (cf. chap. 3, p. 203-213) : Hincmar le confie à relire à Pardoul131.
128 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 40‑42 ; Werner 164‑165 ; Werner, « Les premiers Robertiens », p. 24. 129 Devisse, Hincmar, p. 53‑57. 130 Ibid., p. 61‑62. 131 MGH Ep. 8, p. 41.
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Plusieurs historiens ont remarqué que la controverse sur la prédestination rencontre un écho dans le commentaire132. Nous sommes dans les mêmes années avec les mêmes personnes (Hincmar, Pardoul, Charles). On relève plusieurs points communs : la grâce, l’Eucharistie, la vision béatifique, la Trinité. Dès les premières lignes de son commentaire, Hincmar évoque, au sujet du bois dont est faite la litière, la grâce donnée gratuitement, la prédestination et l’élection, ainsi que la volonté de salut universel (I Tim 2, 4) qui démarque Hincmar de ses détracteurs133. Gottschalk ne s’y est pas trompé. Il critique des thèses d’Hincmar présentes seulement dans le Ferculum. Par exemple, la thèse que chaque messe réitère le sacrifice du Christ souffrant et rachète à nouveau les réprouvés134. Pour Gottschalk, la communion est un circuit fermé : le Christ ne donne de son corps eucharistique qu’à ceux qui font partie de son corps ecclésial, c’est-à-dire les élus135. La thèse inverse ne se lit pas dans les traités d’Hincmar sur la prédestination mais dans le Ferculum Salomonis, où il affirme que la messe lave le fidèle de ses péchés dans le sang de la Passion reproduite sur l’autel136. La thématique de la vision béatifique reçoit, pour sa part, exactement le même traitement qu’elle avait reçu dans l’Ad simplices de 849, qui dissuadait les moines rémois de suivre Gottschalk : In Ferculum Salomonis
Ad simplices
(…) les apôtres, les martyrs, les confesseurs, et les autres hommes de vie dure et parfaite, dont l’ineffable gloire, consistant en la vision manifeste de la divinité, la sainte Trinité, n’est connue que de ceux qui ont mérité d’en jouir1232…
Ce même frère avec ses complices a, avec une prétendue rigueur, examiné avec subtilité la manière de voir Dieu, (…) prenant plus soin de la manière de voir Dieu, que de la manière de mériter de le voir1233.
On retrouve dans ces deux passages le même thème : ce qui est importe, c’est de mériter de voir Dieu, pas la nature exacte de cette vision. Hincmar reste un 132 B. Taeger, « Zum Ferculum Salomonis Hinkmars von Reims », dans Deutsches Archiv für die Erforschung des Mittelalters, 33, 1977, p. 150‑167 (154). C’était déjà l’idée de dom Cappuyns, Jean Scot, sa vie, sa pensée, p. 81. Cf. aussi Chazelle, Crucified God, p. 182. 133 PL 125, col. 817‑818. 134 Lambot, Œuvres théologiques, p. 331 (De corpore et sanguine Domini). 135 Chazelle, Crucified God, p. 176‑178. 136 PL 125, col. 827. 137 PL 125, col. 820. 138 Gundlach « Zwei Schriften », p. 263.
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pasteur. En somme, le commentaire de la « litière de Salomon », premier ouvrage théologique dédicacé par Hincmar à Charles le Chauve, contient des références à la controverse qui ont dû circuler dans le milieu de la cour. Les années suivantes rendent le rapprochement entre le roi et l’archevêque de plus en plus étroit. Hincmar dédicace à Charles un traité perdu sur la Trinité, puis son premier De praedestinatione. Le contexte de la rédaction de ce dernier révèle le rôle accru de l’archevêque. Un épisode critique, à la villa de Neaufles, en septembre 856, a considérablement rapproché Hincmar et Charles : le ciment du rapprochement a été la doctrine de la grâce adoptée à Quierzy en 853. En février 856, à Vieux-Maisons, Charles marie son fils Louis le Bègue à la fille d’Erispoë, dépouillant Robert de ses honores du val de Loire. La fuite concomitante de Pépin de Saint-Médard de Soissons, où il était détenu, cristallise les frustrations et provoque une révolte des aristocrates francs et aquitains contre le souverain : ils en appellent une nouvelle fois à Louis le Germanique139. Pendant l’été, Charles publie une série de capitulaires pour faire la paix140. Quatre convocations se succèdent, de juillet à octobre, à Verberie, Amiens, Neaufles et finalement Chartres, où les fidèles finissent par se rendre, de dépit que Louis, retenu par les Slaves, ne soit pas venu. L’année 856 est, pour ainsi dire, la répétition générale de 858, ce qui nous pousse ici à examiner le rôle de Wenilon et Hincmar. Les quatre capitulaires permettent de décrire le groupe d’aristocrates restés fidèles à Charles. Au premier rang, on trouve le Welf Rodolphe, frère de Judith, abbé laïc de Jumièges et Saint-Riquier, mais aussi Adalhard de Saint-Bertin, le futur révolté de 858 - nous voyons ici les dangers d’une représentation trop mécanique des groupes aristocratiques141. Or, un nouveau membre se joint à l’ambassade du quatrième capitulaire : Hincmar142. On n’a pas suffisamment remarqué que ce capitulaire avait été non seulement communiqué aux révoltés par l’archevêque, mais rédigé en grande partie par sa main143. En effet, il est imprégné de références aux thèmes centraux de la controverse sur la prédestination, en particulier la volonté de salut universel, comme le montre l’incipit : 139 Cf. Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reiches, p. 413‑426 ; Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 29‑30 ; Devisse, Hincmar, p. 292‑293. 140 MGH Cap. 2, p. 279‑285. 141 Rodolphe et Adalhard (entre autre) sont chargés de communiquer aux révoltés les premier, troisième et quatrième capitulaire. 142 Jean Devisse l’a bien remarqué (Hincmar, p. 294). 143 Janet Nelson a montré l’implication d’Hincmar dans la rédaction du consilium de 856 (MGH cap. 2, p. 424‑425) : « The Intellectual in Politics », op. cit., p. 13‑14.
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[Votre seigneur] vous fait savoir qu’au nom de l’amour de Dieu et du service que vous lui rendiez jadis fidèlement, il veut votre salut à tous et souhaite vous attirer tous au service de Dieu et dans sa fidélité. Et pour que cela soit clair pour tous qu’il veut votre salut à tous comme à ses fidèles et qu’il ne veut qu’aucun problème ne provoque la perte de l’un de vous, et aussi qu’il veut que vous puissiez rester à l’abri de toute blessure de la part de vos pairs, il vous concède144…
Le capitulaire reprend plusieurs fois le texte de l’épitre à Timothée (I Tim 2, 4 : qui vult omnes salvos fieri) qui est le cheval de bataille d’Hincmar pendant la controverse sur la prédestination, à ceci près que celui « qui veut le salut de tous » n’est pas ici Dieu, mais le roi ! Jamais, pendant la controverse, le mimétisme théologico-politique n’est poussé si loin. La volonté de salut universel n’est pas seulement un thème doctrinal mais un argument politique. Comme le Dieu de l’alliance devant ses fils désobéissants, le roi franc veut le salut et la sûreté (salvus) de tous ses fidèles, conformément à l’unanimité promise à Coulaines, au nom de laquelle Charles a forcé la signature de Quierzy de 853. La royauté sacrée, poussant à leur paroxysme la responsabilité collective et hiérarchiquement proportionnée des gouvernants et l’imitation du Christ, dans la perspective d’une société-Église ordonnée, ne pourrait penser les accidents de la vie politique en termes de prédestination au châtiment et d’arbitraire de l’élection qu’en sacrifiant une bonne part de son efficacité. Prime la tension vers l’unanimité, la paix et, surtout, l’obéissance. L’accent porte sur la décision individuelle, sur la communauté de décision politique, imitant le chœur des saints intercesseurs, sur le pardon toujours offert et la grâce toujours renouvelée, et sur l’indispensable menace du châtiment. Là se dressent opportunément les pasteurs, pour ouvrir et fermer les portes du paradis. Le quatrième capitulaire, rédigé entre le 1er septembre et le 10 octobre, est le premier de la série qui est transmis non seulement par des laïcs (y compris des abbés laïcs), mais par des évêques : Ermenfrid de Beauvais et Hincmar. Ce capitulaire est le dernier de la série : il est couronné de succès, sans doute moins grâce à la verve anti-prédestinatienne d’Hincmar qu’à cause de l’absence décevante de Louis le Germanique145. L’important, dans notre perspective, est que Charles ait eu recours à Hincmar et ait fait jouer, en désespoir de cause, les ressorts de la controverse sur la prédestination. En cette heure critique, où est Wenilon, l’homme fort de la décennie passée ? N’est-ce pas, précisément, l’intervalle, entre mars et décembre, où s’est déroulé le synode de Sens entérinant sous un ciel peu 144 MGH Cap. 2, p. 284‑285. 145 Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reiches, p. 416.
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serein l’élection de l’anti-prédestinatien Énée comme évêque de Paris146 ? La fronde des évêques de Sens contre Charles s’est exprimée, pour le souverain, au moment critique. Une fois de plus, le contexte politique et la controverse sont imbriqués. Lorsqu’Hincmar met la main au quatrième capitulaire pour tenter une dernière fois de rappeler les révoltés, il réside à Neaufles avec le roi, qui lui remet le dossier du concile de Valence, pour qu’il rédige ce qui devient son premier De praedestinatione. Ce n’est pas un hasard si l’on décèle des traces de la prédestination dans le quatrième capitulaire : la prédestination a été discutée en plein cœur de la grave crise de l’été 856. L’année qui suit confirme la prédominance d’Hincmar dans l’entourage royal. Le 1er octobre 856, il couronne et bénit Judith, fille de Charles, mariée en juillet au roi Aethelwulf, au palais de Verberie. En février 857, la collectio de raptoribus du concile de Quierzy est, dans une grande mesure, l’œuvre d’Hincmar147. L’absence de sources pour les mois qui suivent est regrettable. On peut cependant dire qu’ils furent agités par des querelles d’antichambre. Les bribes d’une correspondance entre Hincmar et le Welf Rodolphe, c’est-à-dire les deux soutiens indéfectibles de l’année suivante, montrent que les deux hommes sont « dénoncés comme des opposants » auprès de Charles148. La même clé de lecture que pour la lettre de Gottschalk à Ebbon doit être utilisée ici. Les deux hommes sont calomniés auprès de Charles, ce qui prouve que, pour certains, ils en sont devenus beaucoup trop proches – comme jadis Gottschalk et Ebbon149. Hincmar recommande à Rodolphe de se défier même de ses amis ; la lettre reflète un vrai loyalisme envers le roi et une lutte de factions poussée à son paroxysme. Le réflexe d’Hincmar est de chercher la Königsnähe : il recommande à Rodolphe de se rendre immédiatement auprès du roi, court-circuitant tous les intermédiaires, même ceux qu’il croit ses alliés150. De plus, c’est probablement en 857‑858 qu’Hincmar rédige aussi, à la demande du souverain, le De ecclesiis et capellis (cf. p. 260-264). Au palais de Quierzy, le 21 mars 858, Hincmar fait partie des quatre évêques à prêter le serment
146 MGH Conc. 3, p. 379‑380. Erchanrad meurt le 7 mars et l’élection a lieu avant le terminus ad quem du 28 décembre. 147 Calvet-Marcadé, Défense des terres d’Église, p. 145, note 230. Cf. Devisse, Hincmar, p. 294‑299. 148 MGH Ep. 8, p. 51. Devisse, Hincmar, p. 305. 149 Contre Devisse, ibidem, qui estime que la lettre prouve qu’Hincmar n’est plus consulté par Charles en cette fin d’année 857. L’interprétation de Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 40‑42 me semble meilleure : Hincmar et Rodolphe apparaissent comme un dernier carré de fidèles. Cela permet de faire l’économie du double retournement proposé par Devisse (Hincmar n’étant plus en faveur en 857, le redevenant en 858 ; voir p. 307). 150 MGH Ep. 8, p. 51 : … de talibus, quae vidissent melius ad utilitatem et honestatem senioris sui pertinere, mutuo conferrent… de convocatione fidelium regis et directione ipsius animi atque discissione huius regni… quia multum de rege timebat… quantocius autem potuisset ad regem pergeret et cum illo degens…
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de fidélité à Charles ; pas Wenilon151. Enfin, lors de l’invasion, la trajectoire de Charles le Chauve, qui fond sur l’Est pour couper la retraite à son frère plutôt que l’affronter sur la Loire, traverse la Champagne : il a rameuté des troupes dans les diocèses fidèles à Hincmar avant de se mesurer à son frère. En somme, l’archevêque de Reims est devenu, à la place de Wenilon, le premier clerc de l’entourage de Charles. L’archevêque de Sens est aux abonnés absents. À l’inverse, l’archevêque de Reims, plutôt discret pendant ces premières années, s’est rendu incontournable. La rupture semble pouvoir être datée de 853, avec la signature forcée des canons de Quierzy rédigés par Hincmar. Les événements de Neaufles, en 856, montrent que la prédestination a gardé et même pris, pendant ces années de crise politique, toute son acuité. L’archevêque de Reims est la personnalité qui arrive à faire la synthèse entre influence politique et compétence théologique, au service de la doctrine choisie par le souverain. Le capitulaire de septembre 856 réalise la synthèse de ces tendances théologique et politique. Conclusion
Les années 853‑856 consacrent un basculement dans l’entourage de Charles le Chauve, où Hincmar prend une place prépondérante aux dépens de l’homme fort du clergé des années 840, Wenilon. La controverse sur la prédestination a joué un rôle majeur dans ce basculement. Wenilon et Prudence, opposants théologiques à Hincmar dès 849, passent dans l’hostilité ouverte au roi à partir du concile de Quierzy de 853, alors qu’Hincmar est de plus en plus écouté et consulté. En 856, son intervention décisive en faveur de Charles auprès des révoltés d’Aquitaine est concomitante des débats à la cour sur le concile de Valence de 855, qui avait condamné Quierzy. Elle est aussi contemporaine de l’élection mouvementée d’Énée à Paris, où est encore agitée la question de la prédestination, avec d’évidents échos de la vexation de 853. Le capitulaire rédigé par Hincmar en 856 a des accents anti-prédestinatiens qui révèlent la dimension politique de l’orientation doctrinale du souverain. Ainsi s’éclaire, a posteriori, l’arbitrage de 853, qui a été un choix d’idées politiquement efficaces : le libre-arbitre, l’unanimité, l’obéissance, la menace du châtiment. Mais il a aussi été le choix d’un groupe contre un autre, celui d’Hincmar contre Wenilon. De cette manière, la controverse s’est insérée dans l’engrenage des alliances et regroupements qui mènent à la révolte de 858. Quasiment tous les clercs participant à la controverse appartenaient, dans les années 840, à un groupe soudé, lié aux Robertiens-Adalhardides et dominé par Wenilon de Sens. La controverse
151 MGH Cap. 2, p. 296.
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fait voler en éclats l’unité de ce groupe. Les acteurs se polarisent en deux camps, de façon nuancée : nous avons observé le contraste entre les précautions de Loup et l’intransigeance de Prudence. Les facteurs qui décident de ces nuances sont complexes : flexibilité doctrinale (pensons à Heribald d’Auxerre, qui ne semble pas avoir eu de position tranchée sur la prédestination), intérêts et vulnérabilité politiques (pensons à Loup), appartenance à un groupe de parenté ou d’alliance (songeons à Wenilon et Prudence, liés l’un au Rhin moyen et à la Bavière, l’autre à l’Alémanie). Nous pouvons ainsi estimer que la controverse sur la prédestination a été l’un des éléments, parmi d’autres, qui expliquent les événements de 858. B. Le De praedestinatione de 859‑860 : une campagne de désinformation Le discours théologique n’est pas exempt des déformations intentionnelles qui sont le propre des sources émanant des cercles du pouvoir ; il peut être le lieu de véritables entreprises de désinformation visant à recomposer, pour un public donné, la réalité. Le dernier De praedestinatione d’Hincmar, rédigé au faîte de son influence, après « l’année terrible » 858, relève d’une telle entreprise. Il se situe à la croisée de plusieurs problématiques : d’une part, défendre à nouveau les canons du concile de Quierzy de 853, dont la critique a été mise à jour par les évêques de Charles de Provence à Langres, le 1er juin 859 ; d’autre part, faire peser la controverse sur la prédestination dans le jeu politique, en épargnant les ennemis de la veille et alliés du jour et en choisissant les boucs-émissaires opportuns. La désinformation est l’objet d’un intérêt croissant de la part des médiévistes. Il s’agit d’un champ lié à celui de la rumeur : il doit son développement à Claude Gauvard en particulier152. Dans cette historiographie récente, les termes de propagande et de désinformation sont vidés de leur caractère péjoratif pour être considérés comme des formes de communication politique153. Dans les sciences humaines, le champ de la manipulation et de la propagande a connu une théorisation tardive, inspirée principalement par les totalitarismes nazi et soviétique. Dans notre perspective, on s’intéressera aux deux notions suivantes : déformation et désinformation. Alors que la déformation est ponctuelle, la désinformation consiste en une entreprise systématique et cohérente pour induire un certain public en erreur : un véritable corpus de mensonges est mis au service d’un but154. Une controverse doctrinale carolingienne laisse paraître quantité de phénomènes de cette nature : mesures de propagande, accusations réciproques de mensonge, 152 La circulation des nouvelles au Moyen Âge, Paris, 1994 (24e congrès de la SHMES) ; cf. maintenant La rumeur au Moyen Âge. Du mépris à la manipulation, Ve-XVe siècle, M. Billoré et M. Sorié dir., Rennes, 2011. 153 G. Durandin, L’information, la désinformation et la réalité, Paris, 1993, p. 138‑143. 154 Ibid., p. 21 et 83.
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diffamation des autorités, entrisme, double langage… Pourquoi donc le dernier traité de la controverse se ressent-il autant des procédés habituels du champ politique ? Il faut, pour y répondre, étudier le contexte de sa rédaction ; nous pourrons alors tenter de cerner la visée politique du traité d’Hincmar. 1. 856‑866 : le débat confisqué
Pourquoi, au concile de Langres de juin 859, les évêques méridionaux, sous la direction de Charles de Provence, ont-ils adopté à nouveau les six canons de Valence de 855 sur la prédestination155 ? Charles était l’allié de son frère Lothaire II, et donc celui de son oncle Charles le Chauve156. D’un point de vue strictement politique, à l’aube d’une assemblée dont la seule priorité est la concorde entre les trois rois, mettre sur la table cette pomme de discorde semble singulièrement inopportun. C’est d’autant plus vrai que l’âme damnée de la résistance lyonnaise, Florus, a disparu, du moins des sources. On peut avancer plusieurs explications. Tout d’abord, les années 860‑861 sont celles d’un renversement d’alliance spectaculaire entre les rois carolingiens : l’affaire du divorce de Theutberge, annoncée dans les Annales de Saint-Bertin dès 857, retourne Charles le Chauve contre Lothaire II et l’allie, plusieurs années plus tard, en 865, à Louis le Germanique contre leur neveu, dont le royaume est devenu une proie157. Il est possible que la crise qui menaçait ait été déjà présente dans les esprits. À cela s’ajoute que Charles de Provence, roi épileptique, peut à bon droit se sentir menacé, d’abord par ses frères, ensuite par son oncle. En 856, Louis II d’Italie se plaint auprès de Charles le Chauve et Louis le Germanique qu’il aurait droit à de plus grandes portions de l’héritage de Lothaire158. Puis en août, à l’entrevue d’Orbes, Lothaire et Louis en viennent presque aux mains devant leur petit frère, qui ne doit son royaume qu’à l’équilibre des forces entre ses deux aînés et à l’intervention des grands de Provence, préférant la souple tutelle d’un enfant à celle de Lothaire II, qui songeait même à le faire tonsurer159. Puis même roi, Charles reste vulnérable. En 861, Charles le Chauve, invité par « certains », tente une expédition infructueuse pour s’emparer du royaume de son neveu, jugé, d’après la Nomen-Theorie carolingienne mise en évidence par Helmut Beumann, « indigne de la charge et du nom de roi »160. Le royaume de Provence est donc miné par les 155 La question n’est pas abordée par Poupardin, Royaume de Provence, p. 21, n. 1. 156 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 37‑38. 157 Ibid., p. 69‑86. 158 Annales de Saint-Bertin, p. 72. Cf. Poupardin, Royaume de Provence, p. 17 : il semble y avoir eu des négocations entre Lothaire II et Louis II pour se partager le royaume de Charles. 159 Ibid., p. 73. 160 Ibid., p. 87. Cf. « Nomen imperatoris », op. cit.
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mêmes luttes de faction que celui de Francie occidentale. L’atmosphère de 859 ne peut être sereine. Si Charles de Provence s’impose et figure dans l’acte d’union de Savonnières contre Louis le Germanique, c’est donc au prix d’efforts considérables. L’actualisation des canons de Valence sur la prédestination s’apparente, dans cette mesure, à une prise de gage, plaçant Charles le Chauve et Hincmar en difficulté, obligeant ce dernier à une longue réponse. Cette prise de gage est d’autant plus confortable que les débats doctrinaux peuvent se voiler du prétexte de la foi, et n’ont pas les abords agressifs des instruments ordinaires de l’action politique. On dirait aujourd’hui qu’ils relèvent du soft power. Cette prise de gage a peut-être une cause encore plus immédiate. L’homme fort du royaume de Provence, le secundus a rege du jeune épileptique, est, dans ces années, le fondateur de Vézelay, Girard de Vienne (†874)161. Frère du sénéchal Adalhard, Girard, alors comte de Paris, opte comme lui pour le parti de Charles le Chauve en 837, avant de se rallier à Lothaire162. Il devient l’homme fort de la région lyonnaise et obtient, marchio nobis fidelissimus, de l’empereur la restitution de biens d’église en faveur de la métropole rhodanienne, en 852163. Lorsqu’arrive au pouvoir le jeune Charles, en position particulièrement vulnérable, il est son tuteur naturel. Or, Girard est le frère du sénéchal Adalhard, homme fort du parti des révoltés de 858. Ces derniers ne regagnent la faveur de Charles le Chauve qu’à la réconciliation de ce dernier avec le sénéchal, en 861164. Il se peut bien que la prise de gage de Langres, le 1er juin, s’explique aussi par là : les clercs méridionaux et Girard, plus proches de Wenilon, Prudence et, en général, du groupe du sénéchal Adalhard, auraient voulu faire pression pour hâter le retour de ces derniers et gêner Hincmar en pleine faveur165. Au vu de ces éléments, il ne faut pas se laisser abuser par les aspects factuels du traité d’Hincmar. Bien loin de tendre vers la « victoire d’Hincmar » dépeinte par Jean Devisse, les dernières années de la controverse (856‑866) donnent l’impression d’un débat doctrinal confisqué par les politiciens166. La prise de gage de 859 ayant fait effet, il n’est plus question de prédestination l’année suivante, à Tusey. Le discours sur la grâce et le libre-arbitre, qui ouvre la lettre synodale aux pilleurs 161 Poupardin, Royaume de Provence, p. 10 ; L. Levillain, « Girart, Comte de Vienne », dans Le Moyen Âge, 55, 1949, p. 225‑246. 162 Comme nous l’apprend Nithard I, 6 et II, 6. 163 MGH D Lo I, n° 126, p. 287. 164 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 77‑78. Cf. Annales de Saint-Bertin, p. 85 (retour du sénéchal Adalhard et réconciliation avec Robert le Fort). 165 On sait qu’Hincmar avait une aversion particulière pour Robert le Fort, dont il décrit la mort à Brissarthe (pour lui simple escarmouche) comme un véritable jugement de Dieu. 166 C’est l’opinion de Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 632.
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de biens ecclésiastiques, ne peut en aucune manière être considéré comme « le point final à la bataille »167. Dans ce discours, il n’est question de prédestination qu’une seule fois : au sujet du Christ168. Ce texte consensuel n’est pas la formule de concorde de la controverse et ne doit être lu que dans l’optique de la lettre synodale elle-même : comme une admonition aux raptores rerum ecclesiae, justifiant leurs châtiments par une doctrine adéquate du salut. En d’autres termes, à Tusey, la controverse a été escamotée. Ses dernières péripéties ont été relatées au chapitre 1 (p. 93-95) : les évêques de Lothaire II exhument l’affaire Gottschalk à Metz, en 863, là encore pour mettre Hincmar en difficulté, en pleine affaire du divorce de Theutberge ; puis Nicolas Ier s’en saisit, à l’occasion des affaires de Rothade et de Wulfade qui l’opposent à Hincmar, en 864‑866. Chaque fois, l’archevêque joue le pourrissement. Consensuellement étouffée par une élite, qui, nous le verrons bientôt, s’accommode mal des débats populaires, la controverse n’est plus qu’un moyen de pression des puissants contre Hincmar. 2. Le remaniement du c. 5 du concile de Valence
Le De praedestinatione est rédigé dans le contexte de l’après-858 : la priorité est à l’union entre Charles le Chauve et ses deux neveux contre Louis le Germanique. Le propos du traité est de répondre aux canons de Valence réactualisés à Langres en juin 859. C’est déjà le lieu d’une première manipulation, au sens propre du terme. Les canons de Langres, dit Hincmar, ont été relus au concile de Savonnières, créant un esclandre – évidemment, les évêques occidentaux n’ont guère apprécié la condamnation du concile de Quierzy de 853169. Alors que les confrères d’Hincmar entreprennent de répondre, Rémi de Lyon suggère de remettre la discussion au prochain synode. Deux jours plus tard, les canons sont remis à Charles le Chauve, qui les donne à son tour à Hincmar pour réfutation. Or, les canons donnés à Hincmar et ceux lus à Savonnières sont légèrement différents (cf. p. 91). Dans la version de Savonnières figure la condamnation des quatre canons de Quierzy (853), pas dans la version reçue par Hincmar170. C’est aussi le cas, pour d’obscures raisons, d’une citation du canon V (Hb 10, 26)171. Amann, Devisse et Bouhot ont interprété la retouche comme un geste d’apaisement de Rémi, mais, pour eux, elle date de Langres (1er juin) ; or, l’édition d’Hartmann
167 Devisse, Hincmar, p. 273. 168 MGH Conc. 4, p. 25. 169 PL 125, col. 66. 170 MGH Conc. 3, p. 475, note b-b. 171 Comme l’a remarqué Hincmar : PL 125, col. 369.
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montre qu’elle est postérieure172. Rémi a donc supprimé des canons de ValenceLangres, canoniquement reçus, la condamnation du concile de Quierzy, pour ne pas froisser Charles le Chauve. Hincmar, pour sa part, l’interprète comme un repentir du compilateur des canons : Nous nous étonnons alors : pourquoi, si c’est bien lui qui a compilé ces canons, en a-t-il effacé ce qu’il y avait jadis inséré si minutieusement ? Si ce n’est pas lui qui a compilé ces canons, comment a-t-il pu si bien les suivre qu’il n’en dévie pas et n’en change rien, à l’exception de l’endroit du canon suivant d’où il a retiré un témoignage apostolique, comme nous le montrerons en temps et en heure ? […] S’il pensait bien faire et avoir raison de nous attaquer, se souvenant que Paul a tenu tête à Pierre (cf. Gal 2, 11), il aurait dû contredire avec autorité ce que nous avons mal dit, en complétant ses écrits. Mais s’il a voulu suivre ses remords et corriger ses erreurs, en effaçant ces mots, il aurait dû aussi retirer toutes ses erreurs précédentes et les attaques que nous ne méritons pas173.
Hincmar se livre ici à un jeu complexe. Rémi, auteur du repentir, n’est pas mentionné. L’archevêque de Reims utilise la modification du canon 5 de Valence pour montrer d’abord que ses adversaires ont reculé en renonçant à condamner Quierzy, et que cette reculade invalide tous les canons de Valence ; pour faire peser ensuite la responsabilité de ces canons sur un mystérieux « compilateur », qui est Ebbon de Grenoble. Cette stratégie, qui requiert quelques explications, permet aux évêques occidentaux de publier une critique en règle des canons de Valence-Langres sans attaquer frontalement Rémi. 3. Le contexte de 859 : préserver la concorde avec le clergé méridional
Lorsqu’il reçoit du roi la tâche de réfuter les canons de Valence, à Neaufles, en 856 (nous avons vu dans quelles conditions, p. 235-240), Hincmar se livre à une critique ouverte dont témoigne encore sa préface. Les canons de Valence qu’il a reçus ont été sanctionnés, dit-il, par les évêques des provinces de Lyon, Vienne et Arles ; il s’insurge contre les attaques voilées dont il fait l’objet et contre les dix-neuf chapitres qu’on cherche à lui attribuer (il s’agit en réalité des capitula de Jean Scot compilés par Wenilon) ; ils auraient dû, poussés par la charité fraternelle, le consulter avant de l’attaquer, d’autant plus que leurs relations antérieures avaient toujours été bonnes174. Il s’étonne en particulier d’un tel comportement de la part d’Ebbon de Grenoble, neveu de son prédécesseur, qui avait été élevé à Saint-Rémi de Reims, y avait été ordonné diacre sous son oncle puis abbé ; cet ancien moine, voué à l’humilité, s’est placé orgueilleusement avec les archevêques 172 Amann, Église carolingienne, p. 340 ; Devisse, Hincmar, p. 252 ; Bouhot, Sermo Flori, p. 390. 173 PL 125, col. 295. 174 MGH Ep. 8, p. 44‑49 ; voir en particulier p. 46.
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dans le protocole des canons de Valence175. Ebbon, rappelons-le, est la personne qui a transmis les canons de Valence à Charles le Chauve, au palais de Verberie176. Hincmar, par endroits, doute que ses frères évêques aient accepté que l’un d’entre eux soit placé au même rang que les archevêques, au mépris de toutes les règles, et qu’ils aient publié de tels canons sans avertir leurs confrères du Nord177. En 856, Hincmar ménage donc quelque peu les évêques méridionaux en faisant retomber la responsabilité des canons de Valence sur Ebbon de Grenoble, coupable de s’être rangé au plus près des archevêques dans le protocole des canons ; il soupçonne une falsification178. La situation de 859 ne change que partiellement la donne. D’emblée, Hincmar doute que ses confrères méridionaux aient pu adopter de tels canons179. Il répète qu’il y en a beaucoup parmi ses confrères qui connaissent la foi et l’orthodoxie des évêques du Sud180 ; tous se fréquentent et se connaissent depuis leur jeunesse commune au palais de Louis le Pieux181. Ce doute persiste tout au long du traité ; la responsabilité retombe toujours sur Ebbon. Mais cette fois, il n’est plus nommé que par antonomase : « le compilateur », le « compositeur », « l’excerpteur » des canons182… Le nom propre a disparu. Hincmar a donc ses silences. En 856, Charles lui a remis les canons de Valence, avec tous les textes sur la prédestination qu’on lui avait envoyés ; Hincmar explique avoir reçu lui-même des textes par d’autres canaux mais refusé de les publier « pour préserver le lien de la paix », jusqu’à ce qu’il puisse avoir une « conversation » avec leurs auteurs pour les ramener à l’orthodoxie ; occupé par ailleurs et peu écouté, il n’y est pas parvenu183. Il a donc différé la publication de certains 175 Ibid., p. 46‑47 ; cf. le protocole du concile, MGH Conc. 3, p. 351. 176 Ibid., p. 45. 177 Ibid., p. 46 : […] si forte illi scripserunt… ; p. 47 : idcirco discredimus ista capitula ab eis confecta quia praetermissis aliorum consacerdotum nominibus solius Ebonis nomen cum archiepiscopis est ibidem iactanter ut quibusdam videtur expressum ; p. 48 : Sed credendum est quia si illa scripsissent, ad nos, contra quos illa scripserant, transmisissent. 178 MGH Conc. 3, p. 351. 179 PL 125, col. 66. Cité par Devisse, Hincmar, p. 226. 180 Ibid., col. 67 : Nos tamen plures, qui eorum et fidem, et doctrinam, et prudentiam novimus… 181 Ibid., col. 385 : […] qui omnes illi pene nos omnes ab ipsis annis juvenilibus cognoverunt, et scientiolam nostram ac conversationem sicut familiares familiariter didicerunt et ex quibus Ecclesiis atque ordinibus et qualiter ad summum sacerdotium simus gratia divina assumpti, sicut de domesticis ignorare non potuerunt. 182 Cf. Devisse, Hincmar, p. 248, note 293. 183 PL 125, col. 67‑68 : […] cum aliis quorumcunque scriptis quae hinc ad vestram notitiam pervenere : quorum quaedam scripta recepimus, sed ea publicare noluimus, solliciti servare unitatem spiritus in vinculo pacis (Eph 4, 3) : donec cum eis qui vobis illa transmiserant familiari colloqueremur sermone, et eos si aliquo modo valeremus ab hac prava intentione ad catholicae fidei unitatem cooperante Domino revocaremus. Sed quia partim occupationibus praepediti, partim autem in fraternis suasionibus minus quam necesse fuerat obauditi, eos quos monere disposuimus a sua intentione revocare nequivimus. Devisse, Hincmar, p. 226‑227, interprète
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textes – on pense évidemment aux lettres de Loup et Prudence. Cela fait écho à la demande de Ratramne de ne pas publier son De praedestinatione avant la fin de la controverse184. Ces explications sont capitales : rendre public un nom dans un traité est un acte politique. À Lyon, Florus ne nomme ni Hincmar, ni Raban, ni Pardoul, ni même Jean Scot. Pour un lecteur étranger au débat, l’absence de ces noms rend les textes hermétiques. C’est ce que recherchaient les cercles des élites ecclésiastiques qui ne souhaitaient pas que le débat puisse être contextualisé par des lecteurs non autorisés. Les mêmes motifs sont valables en 859. Charles a ordonné à Hincmar de composer une réponse politique qui ne compromette que ses adversaires du moment et protège ses intérêts. Hincmar en fait état dans une importante phrase, particulièrement alambiquée (je souligne) : Mais maintenant, vu que nous savons avec certitude à quel compositeur nous devons répondre au sujet de ces questions, nous prendrons soin de répondre simplement, pour autant que nous le pouvons, en étant en paix avec tous, à ces seuls canons, à partir de l’autorité des saintes Écritures et des sentences des Pères catholiques, tout en nous justifiant des rapports à l’égard de ceux contre qui votre Domination nous a ordonné, au nom du ministère qui nous incombe, de nous expliquer […] puisque, provoqués par ces mêmes rapports, ce n’est pas sans fatiguer le lecteur, nous le savons et l’avouons, mais avec une opinion pourtant bien catholique que nous avons répondu dans le désordre, en trois livres, aux nombreuses contributions de nombreuses personnes et à de nombreuses discussions185.
Dans un style abscons, Hincmar explique qu’il répondra, dans la mesure du possible, aux seuls canons de Valence, non aux autres textes. Il devra pourtant, dit-il, se justifier au moins de certaines relationes : il en a reçu l’ordre explicite de Charles. Que sont ces relationes ? Il semble bien qu’il s’agisse des réponses et consultations des autres ce passage comme s’il faisait référence aux canons de Valence ; on voit bien qu’il s’agit au contraire de Loup, Prudence et sans doute d’autres, comme le montre la suite du récit qui enchaîne avec le concile de Quierzy de 853. 184 PL 121, col. 14 et 79‑80. 185 PL 125, col. 68 : Nunc vero, quia certi sumus, cujus compositioni debemus de saepenominatis quaestionibus respondere, servatis relationum absolutionibus contra eos quibus a vestra dominatione pro imposito nobis ministerio jussi sumus reddere rationem, contra haec tantum capitula, quantum ex nobis est cum omnibus pacem habentes, ex sanctarum Scripturarum auctoritate, et catholicorum Patrum sententiis, simpliciter respondere curabimus […] quoniam in praefatis relationibus provocati multiplicibus multiplicium illationibus, multipliciter multiplicibusque collationibus non sine sicut scimus et confitemur lectoris taedo, sensu sed tamen catholico, in tribus libris lacinioso sermone respondere sategimus. Les circonvolutions d’Hincmar au sujet des ordres de Charles sont impressionnantes ; elles semblent avoir découragé Devisse qui, dans sa paraphrase de la préface, saute ce passage (Hincmar, p. 226‑227). Le polyptote relationibus/illationibus/collationibus, qui complique encore la traduction, est une des figures de style favorites d’Hincmar.
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participants à la controverse, en particulier les textes dont Charles lui a remis une copie en 856. Le terme relatio signifie en effet, au sens propre, un « rapport », d’où sa traduction usuelle par « récit ». Hincmar expose que lui et ses confrères ont été « provoqués » par ces relationes et ont dû rédiger contre elles le premier De praedestinatione en trois livres186. Un passage du dernier De praedestinatione confirme qu’il a répondu, dans son premier traité, à plusieurs auteurs prédestinatiens : les relationes sont donc les textes de ses adversaires, dont il doit se justifier187. À bien lire le passage alambiqué ci-dessus, le traité de 856 était une longue réfutation, pièce à pièce, de ces textes. En 859, Charles a donné d’autres directives : Hincmar ne devra plus s’attaquer qu’aux canons, à quelques exceptions près commandées par le souverain (contra eos quibus a vestra dominatione […] iussi sumus reddere rationem). La priorité est dorénavant la réconciliation avec les clercs de Lotharingie, alliés contre Louis le Germanique (cum omnibus pacem habentes). Il faut donc voir dans le dernier De praedestinatione, et en particulier dans ses silences, un miroir du contexte politique de 859‑860. 4. Les boucs-émissaires
Ebbon, neveu de son homonyme honni, est le bouc-émissaire de l’affaire : le « compilateur » est accusé partout188. L’archevêque ne le nomme pas : préoccupé avant tout par Louis le Germanique, il doit se montrer consensuel avec les évêques de Lotharingie et, comme il le dit lui-même, « préserver la paix ». Les admonestations qu’il lui adresse sont cependant transparentes pour les connaisseurs de l’affaire : avant d’accuser les autres – écrit Hincmar –, qu’il se regarde lui-même, lui qui est parti de la province dans laquelle il a été tonsuré et ordonné, pour se faire ordonner ailleurs sans la permission de son ordinaire189 ! Certainement – ajoute-t-il – Ebbon a écrit ces canons avant d’y apposer les noms d’autres évêques et les faire passer pour des canons conciliaires190. Pour sa part, Hincmar préfère ne pas l’appeler par son nom (il n’avait pas ces scrupules en 856), confiant dans le
186 Cette interprétation remet en cause le scénario imaginé par Jean Devisse (Hincmar, p. 215‑216), pour qui le De praedestinatione de 856 a été rédigé contre des textes de Prudence, Gottschalk et Ratramne et n’a été dédicacé au roi qu’après l’entrevue de Neaufles, en juillet 856. 187 PL 125, col. 90 : […] praetermissis aliis, quorum nomina hic non necessarium recitari putavimus, quoniam in unam concurrunt sententiam, et in praefatis tribus libris iam ut potuimus ex catholicorum auctoritate respondimus… Hincmar précise même qu’il a déjà (iam) fait référence à ces relationes : il pense à son introduction (col. 68‑69). 188 Ibid., col. 93, 95, 105, 106, 108, etc. 189 Ibid., col. 384. Il est probable, en réalité, qu’Ebbon éduqué auprès de son oncle à Reims, ait dû fuir avec lui en 835 ou en 841 pour le royaume de Lothaire (Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 262‑263). Cela n’a rien d’un hasard s’il est évêque à Grenoble, dans le royaume de Lothaire. 190 Ibid., col. 387.
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fait que cela l’aidera à faire pénitence191. Il sera de toute manière forcé de révéler son identité par la polémique192. L’agressivité dont Hincmar fait preuve contre Ebbon de Grenoble, sous l’antonomase de « compilateur », nous plonge, d’après les mots de Jean Devisse, « en plein roman […] Il est impossible, dans ce cas, de ne pas accuser Hincmar de mauvaise foi »193. Ainsi, les déformations d’Hincmar n’ont pas échappé à l’historien, qui les met finalement sur le compte de son « entêtement aveugle » à défendre la doctrine de Quierzy194. L’explication de Devisse est psychologique. Mais Hincmar ne règle pas ses comptes : au lendemain d’un séisme politique, il obéit à des intérêts souverains. Il avait reçu la mission d’attaquer certaines personnes, mais pas d’autres. Ebbon n’est donc plus nommé. Hincmar attaque en tout quatre personnes : Ebbon de Grenoble, dont il vient d’être question, Gottschalk, Prudence de Troyes et Ratramne de Corbie. Gottschalk est souvent apostrophé comme « le chef de l’école prédestinatienne »195. Cette désignation comme « chef » permet de jeter l’opprobre sur tous les augustiniens comme sur les sectateurs d’un gyrovague présomptueux, deux fois condamné et unanimement rejeté. Prudence de Troyes est aussi la cible de l’ire d’Hincmar. Celui-ci, nous l’avons vu (p. 180-183), se sert de la signature du concile de Quierzy de 853 pour en faire un parjure, d’abord hostile à Gottschalk, puis inexplicablement passé de l’autre bord. L’epistola tractoria du concile de Sens (856) fait partie des pièces justificatives copiées en tête du traité196. Les raisons de cet acharnement sont transparentes :
191 Ibid., col. 393. 192 Ibid., col. 69. 193 Devisse, Hincmar, p. 248‑249. 194 Ibid., p. 249. 195 PL 125, col. 84‑85. On retrouve dans ce passage le récit des premières prédications de Gottschalk et de sa condamnation. Hincmar fait de Gottschalk le chef spirituel de l’auteur des canons de Valence : Quo adulterino semine haec quibus nobis iubetis respondere pullularunt capitula. Gottschalk est fréquemment désigné comme le « chef des prédestinatiens » : Gothescalcus, novorum Praedestinatianorum primicerius et scholae dyscolae caput (col. 85) ; Gothescalcus, signifer et praevius atque huius pravae doctrinae modernus resuscitator (col. 89) ; Goteschalcus cum suis scholasticis (col. 106) ; ex Gothescalci schola (coL. 125) ; Audiat cum schola sua Gothescalcus princeps narratorum et huius iniquae fabulationis resuscitator (coL. 165) ; Gothescalcus et sui complices (col. 174) ; Gothescalcus novorum Praedestinatianorum primicerius (col. 211) ; gothescalcus novorum praedestinatianorum signifer (col. 275) ; quibusdam de Gothescalci schola dyscola (col. 289)… Les complices de Gottschalk ne sont pas tant des simplices que les autres auteurs comme Ebbon, Prudence et Ratramne : Gothescalcus atque Prudentius (col. 219) ; Gothescalcus exemplum libri beati Augustini, quem sui complices eiusdem esse auctoris denegant… (col. 159) ; quidam rusticus [sc. Florus] de illius schola libellum […] scripsit (col. 289). 196 Ibid., col. 64‑66.
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Prudence fait preuve d’une hostilité croissante à la politique royale tout au long des années 850. Hincmar peut, deux fois, accuser le prélat de s’être parjuré en critiquant des canons qu’il avait signés lui-même197. À plusieurs reprises, l’ancien juge élu par les clercs d’Ebbon est vilipendé198. Trois des titres de la collection canonique du chapitre XXXVII semblent le viser : il s’agit de ceux qui ont signé une profession de foi en concile pour ensuite basculer dans l’hérésie et des conditions de leur absolution199. La critique est d’autant plus aisée que Prudence, âgé et grabataire, n’a pas pu se rendre à Savonnières. Le dernier auteur cité est Ratramne. Celui-ci, qui professe pourtant les mêmes thèses que Prudence, n’est évoqué que furtivement. Hincmar rappelle seulement que Charles lui a confié le De praedestinatione de Ratramne pour l’examiner200. Son nom n’apparaît plus. Ratramne est pourtant la cible implicite d’au moins un passage : […] et puisque saint Augustin a dit beaucoup de choses sur le nombre fixe des prédestinés, nous souhaitons éviter que quiconque, comme le Diable interprétant mal les Écritures, affirme que le nombre des prédestinés est fixe et que ceux qui périssent ne faisaient pas partie du nombre des prédestinés et que les prédestinés à la vie ne peuvent périr, quoi qu’ils fassent et si négligents qu’ils soient201…
Ce passage évoque clairement les titres donnés par Ratramne à la collection patristique du livre I de son De praedestinatione : Item qu’aucun élu qui a été prédestiné ne peut périr […] Item que que ceux qui périssent ne sont pas du nombre des élus […] Item que ceux qui chutent et périssent n’étaient pas du nombre des prédestinés […] Item que le nombre des prédestinés est fixe202…
Hincmar critique donc tacitement les thèses de Ratramne. Les raisons de cette attitude se laissent discerner. Moine de Corbie, Ratramne n’a participé ni à Savonnières, ni à Tusey. C’est un érudit apprécié du roi, mais pas d’Hincmar. En 849, l’écolâtre de Corbie expédie à Gottschalk une lettre qui critique avec virulence l’Ad simplices ; elle tombe entre les mains de son archevêque, qui n’a pas apprécié203. Ratramne est également le seul auteur de renom à avoir accompagné 197 Ibid., col. 183 et 268. 198 Ibid., col. 107, 211, 219, 275, 313, 356. 199 Ibid., col. 409‑411. 200 Ibid., col. 90. 201 Ibid., col. 167. 202 PL 121, col. 34‑36, passim : Item quod nullus electorum qui praedestinati sunt perire potest […] Item quod qui pereunt de numero electorum non sunt […] Item quod qui sic cadunt ut pereant de praedestinatorum numero non fuerint […] Item quod certus est numerus praedestinatorum… 203 MGH Ep. 5, p. 488.
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Gottschalk dans l’aventure de la Trina deitas. Les conflits se poursuivent au-delà de la controverse : après 868, Ratramne reproche à Hincmar d’avoir laissé circuler une lettre du pseudo-Jérôme sur la Vierge qu’il sait être l’ouvrage de Paschase Radbert204. En somme, tout en voulant ménager un expert apprécié de Charles, Hincmar pouvait se permettre d’écorcher son nom. Ici s’arrête la courte liste des auteurs favorables à la double prédestination que cite Hincmar. Ce silence est assumé par l’archevêque. Dans le chapitre V du De praedestinatione, où il parle des complices de Gottschalk, il cite Prudence puis Ratramne, avant de conclure évasivement : « en laissant de côté les autres, dont nous pensons inutile de citer les noms ici, car ils sont du même avis et que nous leur avons déjà répondu dans nos trois précédents livres avec l’autorité des catholiques, venons-en aux canons205… » L’argment d’Hincmar n’est pas suffisant pour expliquer son silence : pourquoi citer Prudence, Ratramne, et pas les autres ? Il semble bien qu’on puisse transposer, dans notre querelle théologique, le concept de faide ou d’odium, en particulier pour ce qui concerne les binômes HincmarGottschalk, Hincmar-Rothade ou Hincmar-Prudence. Les relations détestables entretenues par Hincmar avec les deux évêques recoupent des champs différents : la prédestination, l’invasion de 858, les questions pastorales et disciplinaires, les biens d’église… Rappelons qu’à part Wenilon, seul Rothade est accusé, a posteriori, d’avoir cédé à Louis le Germanique206. Dans les deux cas, Hincmar a poursuivi son adversaire de sa vindicte jusqu’à son élimination (la déposition de Rothade, cause d’un long procès, et la damnatio memoriae de Prudence207). Cela ne remet pas en cause la sincérité de l’engagement de ces protagonistes dans la controverse mais explique leur jusqu’auboutisme et, ici, l’acharnement de l’archevêque sur Gottschalk et Prudence. Il ne relève donc pas seulement du calcul politique et des commandes royales. 5. Les absents
Qui sont alors les absents, les augustiniens épargnés par Hincmar ? Le premier nom qui fait défaut est celui de Loup : pas une fois l’abbé de Ferrières n’est cité dans le De praedestinatione. Il a pourtant expédié des lettres sur la prédestination à Hincmar, Pardoul et Charles le Chauve en 849‑850208. Il a été consulté par Charles au milieu de sa cour, à Bourges, en 849. Loup était augustinien et proche 204 Cf. à ce sujet C. Lambot, « L’homélie du pseudo-Jérôme sur l’assomption et l’Évangile de la nativité de Marie d’après une lettre inédite d’Hincmar », dans Revue Bénédictine 46, 1934, p. 265‑282. 205 PL 125, col. 90. 206 MGH Ep. 8, p. 149 (déjà cité). 207 Cf Pezé, « Prudence », p. 121. 208 Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 78‑79.
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de Wenilon. Mais nous avons déjà vu (p. 227-228) que son positionnement est ambigu ; il ne souhaite se brouiller avec personne, il fournit des manuscrits à Hincmar. Il a recours à l’intercession d’Énée (le « semi-pélagien » humilié par Prudence et comparé à un chien par Gottschalk !) pour informer Charles de son intention de reprendre l’enseignement des arts libéraux209. Jeremy C. Thompson a montré qu’Hincmar a possédé un exemplaire complet des opuscules sur la prédestination de Loup (aujourd’hui Valenciennes, BM, 293210). Même dans l’hypothèse qu’Hincmar ait acquis le manuscrit après 860, il ne pouvait en aucune manière ignorer l’augustinisme de Loup, assumé dès sa prise de position publique, en 849. Très probablement, l’ambiguïté de Loup, son silence soumis après 850 et son réseau de relations lui ont épargné une vindicte comparable à celle dont Hincmar allait poursuivre Prudence. Le deuxième nom à faire défaut est celui de Wenilon. Nous avons déjà vu qu’il est partisan de l’augustinisme. Pourquoi son absence au banc des accusés ? Deux explications entrent en ligne de compte. D’abord, contrairement à Prudence ou Loup, Wenilon n’a rédigé aucun traité, aucune consultation. Hincmar pouvait ignorer son augustinisme : la controverse permet de constater en de multiples occasions combien les informations circulent mal. Ensuite, Hincmar rédige son traité entre juin 859 et octobre 860. Or, Charles le Chauve et Wenilon se réconcilient très rapidement après Savonnières, et, comme l’a noté Prudence, sine audientia episcoporum, c’est-à-dire sans le jugement des évêques auprès desquels Charles a porté sa plainte211. Il va sans dire qu’il n’était plus d’actualité de l’incriminer. Prudence, qui continue de défendre avec acharnement la double prédestination212, et qui a eu avec Hincmar et des laïcs proches du roi d’importants conflits fonciers dans les années précédentes (cf. p. 260-264), n’est pas dans la même situation. Wenilon n’est jamais cité que comme son correspondant. La troisième ambiguïté d’Hincmar concerne l’Église de Lyon. Florus fait l’objet d’un traitement favorable. L’archevêque, à ce qu’il dit, ne connaît de Florus que le Sermo Flori, qu’il trouve orthodoxe ; ayant repéré que le deuxième canon de Valence en citait plusieurs passages, il trouve ce dernier orthodoxe en grande partie ; la faute est encore au « compilateur », Ebbon, qui a déformé l’original (cf.
209 Ibid., n° 122 (p. 186‑189). 210 Communication de Jeremy C. Thompson au colloque « La controverse carolingienne sur la prédestination. Histoire, textes, manuscrits » tenu à Paris 1 les 11 et 12 octobre 2013 (actes à paraître en 2017). On lit le monogramme d’Hincmar au bas du verso du feuillet de garde du manuscrit. 211 Werner, « Rotberti complices », p. 165. Annales de Saint-Bertin, p. 82. 212 En 859, il note encore dans les Annales de Saint-Bertin que Nicolas Ier soutient la doctrine de la double prédestination.
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chap. 6, p. 393)213. Ebbon est aussi celui qu’il accuse d’avoir falsifié un exemplaire du Sermo Flori pour l’infléchir dans le sens prédestinatien. Or, J.-P. Bouhot a récemment montré que l’exemplaire authentique était bien celui d’Ebbon et que l’original de Florus avait un sens augustinien214. Hincmar s’est donc trompé de cible ; il tire en tout cas le plus grand profit de la retouche de l’exemplaire d’Héribald, qui lui permet d’affirmer que Florus est orthodoxe et que toute la responsabilité des « hérésies » méridionales retombe sur Ebbon. Au point que l’on se demande s’il n’est pas l’auteur de la retouche de l’exemplaire d’Héribald. On ne peut malheureusement pas répondre à cette question : on se bornera à constater qu’Hincmar s’accommode très bien d’un bouc-émissaire qui falsifie tous les documents lyonnais et qui se trouve, par hasard, être le neveu d’Ebbon de Reims. Ainsi, non seulement Florus est épargné, mais aussi les évêques lyonnais. Ils ne peuvent pas, dit Hincmar, être les auteurs du canon VII de Valence, qui critique les évêques illettrés, ordonnés sans discernement ; ils le connaissent depuis l’enfance et le savent pieux et cultivé215. Ces canons ne peuvent pas être venus « d’eux ». Hincmar peut sans doute, pour rendre ce scénario crédible, compter sur une certaine opacité de l’information : manifestement, les contacts ont été limités entre évêques des différents royaumes à Savonnières216. Quant aux autres clercs occidentaux, ils ne devaient pas connaître dans le détail les canons de Valence. Mais l’archevêque lui-même croit-il vraiment à ce scénario, ou bien représente-t-il une solution politique commode en exonérant, à l’heure de la réconciliation, les évêques méridionaux ? Une chose est certaine : Hincmar entend gagner sur tous les tableaux. Si, d’un côté, il fait reposer toute la responsabilité sur Ebbon de Grenoble, d’un autre côté, il pare à l’éventualité que les canons soient authentiques. L’archevêque consacre en effet un long passage du De praedestinatione à une réflexion ésotérique sur la mystique des nombres217. Son but est de montrer que les défenseurs de la prédestination simple ont pour eux les chiffres parfaits et ses détracteurs, des chiffres néfastes. Le total des provinces où ont enseigné les docteurs orthodoxes est de 213 PL 125, col. 91, 105, 108, 112… Bouhot, Sermo Flori, p. 390, a remarqué qu’Hincmar ne mentionne que le Sermo Flori et semble ignorer les autres oeuvres de Florus : c’est pour lui aussi une façon de préparer la réconciliation. 214 Bouhot, Sermo Flori, p. 373‑374. 215 PL 125, col. 385. 216 On s’étonne en effet de lire, à propos de l’effet provoqué par la relecture des canons de Quierzy à Savonnières, ibid., col. 66 : […] in crastina alia quaedam capitula, de quibus post locuturi sumus, relecta fuere : super quibus, sicut quibusdam ex fratribus visum est, quorumdam sensus est motus. Il semble que les clergés n’ont pas préparé ensemble l’ordre du jour, ménageant un véritable effet de surprise. 217 Ibid., col. 351‑354. Hincmar est friand de la valeur mystique des chiffres : l’Explanatio in ferculum Salomonis bascule dans ce genre hermétique très vite, ibid., col. 819 sqq.
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113, chiffre mystique ; en revanche, « pour autant qu’on ait pu le savoir », les « modernes prédestinatiens » ne parviennent même pas au chiffre de dix et sont dans seulement trois provinces218. Ils stagnent au chiffre neuf à l’instar des neuf lépreux de l’Évangile, qui ne reviennent pas remercier le Christ de les avoir guéris (Lc 17, 11‑19) ; ces neuf-là auraient besoin d’une dizième personne qui leur permettrait d’atteindre le chiffre de l’unité219. La lèpre, on s’en souvient, est une figure de l’hérésie. Mais qui sont ces neuf individus dont parle Hincmar ? Selon ses propres sous-entendus, ce sont les auteurs des canons de Valence220. En effet, le protocole mentionne quatorze évêques, mais les souscriptions seulement neuf, représentant les trois provinces de Lyon, Vienne et Arles221. Ce passage d’Hincmar montre qu’il était capable de prendre au sérieux les actes de Valence et de les considérer comme authentiques, et non comme une falsification du bouc-émissaire Ebbon. Comment soutenir que ces canons ont neuf auteurs d’une part, et qu’ils ont été composés par un mystérieux falsificateur d’autre part ? Dans le contexte de Savonnières, la fiction du « compilateur-falsificateur » est nécessaire à Charles le Chauve et à Hincmar. Elle permet à ce dernier de ne pas critiquer ouvertement le clergé lyonnais, tout en réaffirmant la doctrine de Quierzy. L’accusation de falsification est, on le voit, un subterfuge efficace pour offrir aux débats doctrinaux une issue politique qui permette à tous les acteurs de sauver les apparences. 6. Des « oublis » opportuns
La fiction de la responsabilité d’Ebbon n’est pas la seule du De praedestinatione. Des points moins voyants émaillent le texte. Hincmar cite, par exemple, un texte de Prudence de Troyes : « dans le livre qu’il a adressé à certains frères avant qu’il n’envoie la lettre susmentionnée à l’archevêque Wenilon… »222. Jean Devisse y a vu une « lettre aux prêtres du diocèse de Troyes », aujourd’hui perdue223, mais le passage cité par Hincmar se trouve bel et bien dans la lettre à Hincmar et Pardoul de 849224. Autrement dit, Hincmar cache le fait que la lettre de Prudence
218 Ibid., col. 353. 219 Ibid., col. 354. 220 Ibid., col. 353 : […] suisque capitulis, vel potius pediculis… Hincmar fait ici référence au canon VII, qui critique les évêques élus sans examen préalable. 221 MGH Conc. 3, p. 365. 222 PL 125, col. 356 : […] in libello suo, quem ad quosdam fratres antequam supra memoratam epistolam Weniloni archiepiscopo suo direxisset composuit… 223 Devisse, Hincmar, p. 245 ; c’est aussi la lecture d’I. Crété-Protin, Église et vie chrétienne dans le diocèse de Troyes du IVe au IXe siècle, Villeneuve-d’Ascq, 2002, p. 291. 224 PL 115, col. 976.
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qu’il réfute lui était adressée. Peut-être ne veut-il pas admettre que Prudence lui a reproché en 849 d’avoir trahi l’augustinisme ; plus sûrement, il veut éviter que l’on sache que Prudence était fermement augustinien dès avant la signature des canons de Quierzy en 853, dont Hincmar se sert pour le faire passer pour un pajure… L’archevêque consacre le bref chapitre XXXI du De praedestinatione à se disculper de textes et de polémiques qu’on cherche à lui attribuer. Le canon VI de Valence condamnait les dix-neuf capitula extraits de Jean Scot par Wenilon : Hincmar, qui ne disposait peut-être pas du texte de ces capitula lorsqu’il a répondu à l’accusation en 856, pense qu’on cherche encore à les lui attribuer et affirme qu’il n’a pas le temps d’y répondre dans ce traité ; il préfère attendre que l’auteur finisse par se défendre et révéler qui il est225. Il est possible que l’archevêque de Reims n’ait pas eu vent de la compilation en dix-neuf chapitres de Wenilon. Cependant, il continue son inventaire en disant qu’on lui a présenté une compilation de 77 capitula intitulée recapitulatio, dont il donne incipit et explicit ; il s’agit, on le sait aujourd’hui, de la recapitulatio totius operis de Prudence. En apparence, telle que la cite Hincmar, il s’agit de la réfutation, titre par titre, d’un auteur par un autre. On prétend, dit-il, qu’il s’agit de Prudence et Jean Scot ; il ne veut ni le croire ni l’affirmer sans davantage de preuves226. L’archevêque, devant le texte de la recapitulatio, pouvait-il ne pas voir qu’il s’agissait d’une réfutation du traité que Jean Scot lui avait dédicacé ? L’historiographie juge en majorité que non et qu’Hincmar prétend ne pas connaître Jean Scot227. C’est d’autant plus surprenant qu’Hincmar se laisse aller, à l’occasion, à des formulations qui rappellent étrangement la pensée érigénienne. Par exemple :
225 MGH Ep. 8, p. 45 : Inseruerunt etiam in eisdem suis scriptis de quibusdam XIX capitulis quasi nobis debeant imputari, de quibus nil audivimus vel vidimus antequam venerabilis Ebo Gratianopolitanus episcopus vobis ea quasi a bonae memoriae fratre vestro Hlotario transmissa apud Vermeriam palatium. L’anaphorique ea est ambigu : fait-il référence aux canons de Valence ou aux dix-neuf capitula de Jean Scot ? Dans la mesure où Hincmar n’y fait plus référence, il semble qu’il s’agisse des canons de Valence. Les dix-neuf capitula sont mentionnés de nouveau en PL 125, col. 296 : De decem siquidem et novem capitulis, quae commemorat, nunc ad alia occupationibus devocati scribere supersedimus. Et quia audivimus quoniam ipsi qui illa reprehenderant contra ea scribunt, exspectamus donec videamus si aliquis fuerit qui ipsa nitatur defendere, vel quid contra illa scribens nitatur asserere. 226 Ibidem : Alia nihilominus capitula 77 quodam offerente suscepimus, quorum superscriptio talis est : recapitulatio totius operis et capitulum primum habetur huiusmodi : dicis quadruvio regularum quatuor totius philosophiae omnem quaestionem solvi. Respondemus nec illud quadruvium nec ullas mundanae sapientiae sententias, ad omnem quaestionem solvendam sufficere […] Quorum auctores, vel potius sibi compugnatores, et in quibusdam veritatis impugnatores, jactitantur a multis Prudentius episcopus et Joannes Scottigena. Sed nos nec credere nec confirmare volumus quod documentis certioribus demonstrare non possumus. 227 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 114, note 3 ; Amann, Église carolingienne, p. 341 ; Devisse, Hincmar, p. 148.
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De même que le même Dieu est un, bon et juste non par accident mais par essence, de même sa prédestination, qui ne peut être sans prescience, est une, bonne et juste, et concerne ou le don de la grâce, ou la rétribution de la justice228.
Ce passage infère la simplicité de la prédestination de la simplicité de l’essence divine, ce qui était le soubassement théorique de Jean Scot. On peut en dire autant d’un passage où Hincmar affirme que la double prédestination ne peut être dite double que dans la mesure où l’on peut dire la charité double alors qu’elle est une : c’est-à-dire dans ses deux préceptes, celui de l’amour de Dieu et du prochain. On trouve un parallèle chez Jean Scot229. Il est difficile, à cette aune, de penser qu’Hincmar n’avait pas pris connaissance du traité que Jean Scot lui avait dédicacé ; le plus probable est bien qu’il a prétendu n’avoir aucun commerce avec l’Erigène. Mais pourquoi, finalement, ce silence embarrassé ? Si Hincmar souhaitait se disculper des accusations du canon V de Valence, pourquoi ne pas simplement pointer l’Irlandais du doigt ? Cela n’aurait-il pas été une façon plus habile de se blanchir que taire le nom du véritable auteur ? Il semble, une fois encore, que le roi ait joué là un rôle central. D’abord, il aurait été inconfortable de reconnaître ce traité, écrit pour Hincmar et Pardoul avec la bénédiction du souverain, après le scandale qu’il avait provoqué. Ensuite, le maître du palais jouit en 859‑860 de toute la faveur royale. Personne n’a intérêt à reconnaître ouvertement en lui l’auteur des XIX capitula – même si Charles, Hincmar et leur entourage l’y ont bien sûr reconnu. Au lendemain de la reconquête de son royaume par Charles, sans doute pour Pâques, soit juste avant Savonnières, Jean Scot rédige pour le roi le poème Hellinas Troasque230 : il y décrit, à mi-chemin entre panégyrique et exégèse, la victoire de Charles sur Louis à la manière de la victoire pascale du Christ sur le monde. Il travaille sans doute déjà sur la traduction du corpus dionysiaque231. Les raisons pour lesquelles Charles est attaché à Jean Scot ont été développées dans le chapitre trois ; on voit qu’elles ont plus que jamais leur pertinence en 859‑860. C’est sans nul doute pour cela qu’il a été convenu qu’il ne serait pas fait mention du scandale provoqué par son traité neuf ans plus tôt232. 228 PL 125, col. 172. 229 Ibid., col. 174. Comparer à Jean Scot, De praedestinatione, 3, § 6 (CCCM 50, p. 23‑24). 230 MGH Poetae 3, p. 527‑529 (II, 1) ; commentaire dans Staubach, Rex Christianus, p. 50‑55 (datation p. 53). 231 Jeauneau, Études érigéniennes, p. 26. 232 On serait tenté d’ajouter au nombre de ces déformations de la réalité la transformation des quatre tonneaux de l’ordalie réclamée dans la Confessio prolixior (Lambot, Œuvres théologiques, p. 75 ; Raban parle aussi de quatre tonneaux) en trois tonneaux lorsqu’Hincmar rapporte la demande d’Ordalie dans son De una (PL 125, col. 495) ; cf. Bougard, « Le feu de la justice », op. cit. (chap. 1), p. 419‑420. Il pourrait s’agir d’une déformation destinée à assimiler les trois tonneaux de l’ordalie à l’hérésie trinitaire de
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Conclusion
Le dernier traité sur la prédestination d’Hincmar livre une image biaisée de la controverse. Il obéit au double impératif de défendre les canons de Quierzy de 853 contre ceux de Valence (855) et Langres (859), et d’épargner les évêques méridionaux pour préserver l’alliance entre Charles le Chauve et Charles de Provence. Wenilon de Sens, récemment réconcilié avec Charles, n’est pas cité ; Jean Scot, toujours favori du souverain, est protégé ; Loup, qui, sagement, n’a pas fait le choix de l’intransigeance, est oublié ; Ratramne, augustinien virulent mais proche du roi, est à peine cité. Toute l’ire d’Hincmar se déverse sur Gottschalk, dont le poids dans la controverse « officielle » est pourtant, depuis 850, négligeable, et sur Prudence, défenseur radical de l’augustinisme et ennemi déclaré de l’archevêque de Reims, aussi bien dans l’affaire des clercs d’Ebbon que dans divers conflits fonciers (cf. la suite de ce chapitre). Grâce à la signature forcée de 853, Hincmar donne de lui l’image d’un parjure. On pourrait alors croire que la controverse est le fait de cette misérable poignée de boucs-émissaires, n’étaient les références, par antonomase, à Ebbon de Grenoble, ou par mystique chiffrée, aux évêques de Valence, qu’Hincmar doit, périlleux exercice exigé par les circonstances, à la fois excuser et réfuter. Pas plus que le concile de Tusey, le traité d’Hincmar ne met un point final à la controverse sur la prédestination. Il est la réponse des clercs du Nord au concile de Langres ; il réaffirme l’orthodoxie de Quierzy et, surtout, que Charles est maître chez lui. À l’échelle de l’empire, aucune issue n’aura été trouvée et, nous l’avons vu (p. 93), la controverse réemerge à quelques reprises comme motif politicien. Mais à l’échelle des royaumes, la Provence peut continuer de professer la double prédestination, tout comme la Francie occidentale, sous la férule de Charles et d’Hincmar, peut achever d’étouffer ses partisans par tous les moyens disciplinaires, comme on le verra au chapitre suivant (p. 337-341). II. Le temps moyen : prédestination et société (années 840‑850) A. La question des églises familiales 1. Les revendications de biens d’église
Lorsque la controverse éclate, en 848‑849, le royaume d’Occident se remet d’une vague contestataire venue de l’épiscopat, qui réclame au roi et aux grands laïcs des Gottschalk. Mais on sait qu’Hincmar a mis la main sur d’autres documents de Gottschalk et il affirme que ce dernier demande l’ordalie « fréquemment ». Il est donc possible que le Saxon ait modifié sa demande.
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concessions sur la question des biens d’église233. Après les confiscations de biens fiscaux et ecclésiastiques advenues sous Charles Martel puis Pépin, permettant la montée en puissance des maires du palais234, les évêques, sous Charlemagne, se contentent du modus vivendi consacré à Herstal en 779 : les détenteurs de terres d’églises versent au clergé, qui n’en réclame pas la restitution, la dîme et les nones. Les protestations, sporadiques, naissent seulement sous Louis le Pieux. Dans les années 820, elles sont le fait de clercs isolés comme Agobard de Lyon. C’est seulement à partir du concile d’Aix de 836 qu’un épiscopat soudé et dynamisé par la crise du pouvoir impérial se saisit de la question avec une virulence inédite depuis Boniface. Quels sont les griefs ? Que les vacances épiscopales soient prolongées, ce qui permet au souverain de profiter des revenus épiscopaux ; que les évêques ne soient pas choisis canoniquement ; que des abbés laïcs soient placés à la tête des monastères ; qu’encore, des terres soient prises aux églises avec la permission du souverain. À ces problèmes vient se greffer celui des églises familiales, à savoir les « églises privées » (proprietary church, Eigenkirchen) de l’historiographie235. Il est en effet licite, depuis le Bas-Empire, que des laïcs possèdent des églises, pourvoient à leur entretien et choisissent leur desservant. Cette pratique peut provoquer des tensions si l’évêque ne parvient pas à exercer son pouvoir d’ordre, si le desservant n’est pas digne de son office, si les biens dévolus à l’entretien de la paroisse sont insuffisants ou si le propriétaire accapare ses revenus. Le compromis carolingien est que les seigneurs présentent des candidats qui ne sont refusés que s’ils sont jugés indignes ; en échange, les revenus de l’église ne doivent pas être entamés. Lorsque ce compromis n’est pas respecté, les clercs exigent que le bien-fonds de
233 Sur ce sujet, cf. U. Stutz, Geschichte des kirchlichen Benefizialwesens, von seinen Unfängen bis auf die Zeit Alexanders III., Berlin, 1895 ; É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France, II, La propriété ecclésiastique et les droits régaliens à l’époque carolingienne, 1, Les étapes de la sécularisation des biens d’Église du VIIIe au Xe siècle, Lille, 1922, p. 170‑269 ; De Clercq, Législation religieuse, p. 97‑122 et p. 184‑186 ; Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 197‑221 et 453‑461 ; M. Rubellin, « Biens et revenus ecclésiastiques : la doctrine des évêques carolingiens (mi VIIIe-mi IXe siècle) », dans M. Pacaut et O. Fatio dir., L’hostie et le denier. Les finances ecclésiastiques du haut Moyen Âge à l’époque moderne, colloque de la commission internationale d’histoire ecclésiastique comparée, Genève, août, 1989, Genève, 1991 (publications de la Faculté de Théologie de l’université de Genève, 14), p. 25‑36 (réédité dans Église et société chrétienne d’Agobard à Valdès, Lyon, 2003, p. 119‑130) et Calvet-Marcadé, Défense des terres d’Église, p. 131‑158 ; cf. aussi MGH Conc. 3, p. x-xi. 234 On peut penser à la destruction de la principauté ecclésiastique d’Auxerre, sur laquelle Pépin a installé six aristocrates bavarois pour renforcer l’opposition à Tassilon ; les évêques d’origine bavaroise du IXe siècle (Angelhelm, Heribald et Abbon) en témoignent encore. Cf. Störmer, Früher Adel, p. 326‑330. 235 Sur ce point précis, Hartmann, « Der rechtliche Zustand… », p. 422‑432 ; Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 453‑458 ; S. Wood, The proprietary Church in the medieval West, Oxford, 2006, p. 789‑813 ; S. Patzold, « Den Raum der Diözese modellieren ? Zum Eigenkirchen-Konzept und zu den Grenzen der Potestas episcopalis im Karolingerreich », dans Les élites et leurs espaces…, p. 225‑245.
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la paroisse soit maintenu en l’état, que les dîmes ne soient pas accaparées et que le desservant reste soumis à la potestas de l’évêque (par exemple, à Meaux-Paris, c. 49 et 78). Mais certains clercs en viennent à contester la propriété laïque elle-même. Cette dernière revendication triomphe seulement lors de la réforme grégorienne, dans un tout autre contexte. Les revendications cléricales prennent un essor renouvelé lors du partage de l’empire236. Aux conciles de Yütz et de Ver en 844, de Meaux en 845 et de Paris en 846, des canons réformateurs sont adoptés pour réclamer de Charles le Chauve l’arrêt des dévolutions de biens d’églises et des restitutions. Hincmar obtient, à Beauvais en 845, lors de la confirmation de sa nomination comme archevêque de Reims, la restitution des biens confisqués pendant la vacance237. Mais ces requêtes connaissent un coup d’arrêt brutal à l’assemblée royale d’Épernay, en juin 846 : le roi et l’aristocratie ne retiennent qu’une infime partie des canons réformateurs adoptés au concile de Paris, en février. Renonçant aux griefs les plus importants (restitution des biens, fin de l’abbatiat laïc), les évêques se résignent par la suite à des revendications modestes. À Soissons en 853, Charles promet de ne plus couvrir les aliénations abusives des aristocrates, ce que les évêques sont trop contents d’accepter238. Le prétendu discours de Wala à l’assemblée d’hiver de 828 (Epitaphium Arsenii, II, 2), accusant le roi de disposer à son gré des biens d’église et d’attribuer des abbayes à des laïcs, est la transposition de problématiques, antidatées par Paschase Radbert, caractérisant les années 850239. Les années de la controverse sont donc celles où le front des évêques occidentaux, mis en échec, se disloque. Des positions contrastées se font jour entre un parti intransigeant et ceux qui se montrent plus favorables à une coopération entre laïcs et clercs. D’après l’Epitaphium Arsenii, non seulement des laïcs, mais des clercs, estiment que les confiscations sont indispensables au fonctionnement de l’Église et de la monarchie240. Cette recomposition du front épiscopal est concomitante de la controverse sur la prédestination. Plusieurs des conciles qui s’en sont préoccupés (Valence en 855, Tusey en 860) ont d’ailleurs aussi traité des biens d’église.
236 Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p 459‑462. 237 De Clercq, Législation religieuse, p. 108‑110 ; Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 205‑208 ; Teissier I, p. 210. 238 De Clercq, Législation religieuse, p. 214. 239 P. Breternitz, « Ludwig der Fromme und die Entfremdung von Kirchengut. Beobachtungen zum Epitaphium Arsenii », dans Fälschung als Mittel der Politik ? Pseudoisidor im Licht der neuen Forschung, K. Ubl et D. Ziemann ed., Wiesbaden, 2015 (MGH Studien und Texte, 57), p. 187‑206. 240 Epitaphium Arsenii II, 3 ; PL 120, col. 1611 : Hinc igitur tunc omnes coeperunt, maxime ecclesiastici viri, quaerere et contradicere, quomodo aliter dignitas et honor ecclesiarum stare potuisset…
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Comment la controverse sur la prédestination s’inscrit-elle dans ce contexte ? Le principal point de jonction se trouve être la question des églises familiales. 2. Le conflit entre Hincmar contre Prudence
La question des églises familiales offre un bon point de vue sur les contrastes qui existent entre les différents groupes de clercs. Elle est longtemps éclipsée par celle des biens d’église, qui atteint son pic en 836‑846. Alors seulement émerge une contestation radicale de la propriété laïque sur les églises241. La question des églises familiales est d’abord agitée aux conciles de Mayence en 847 et 852, puis de Soissons en 853242. Aucun de ces conciles ne se fait l’écho des thèses radicales. Il faut attendre pour cela le concile de Valence de janvier 855, le même qui condamne Jean Scot Erigène et le concile de Quierzy de 853. Les Pères de Valence (c. 9) s’inspirent de la collection de Benoît le Lévite pour affirmer que, quand un laïc refuse de financer une église, l’évêque doit la réintégrer dans le dominium, c’est-à-dire la propriété, de son diocèse. En cas de résistance, les reliques de l’autel doivent être reprises et l’église, détruite243. Les évêques méridionaux vont encore plus loin, ordonnant que les églises familiales nouvellement construites soient immédiatement offertes au dominium épiscopal244. Sous l’influence d’Agobard, qui avait dénoncé dès les années 820 la gestion des églises familiales et consacré vers 830 une église privée offerte au diocèse245, l’église de Lyon adopte une position extrême. Or, cette position connaît un parallèle frappant, ces mêmes années, dans le royaume d’Occident en la personne de Prudence de Troyes246. En effet, sa réaction à l’abandon des canons réformateurs de Meaux-Paris à l’assemblée d’Épernay est acerbe ; de même, en 859, il reproche à Charles plusieurs dévolutions de couvents à des abbés laïcs247. La principale source sur la position de Prudence en matière de biens d’église est la collection De ecclesiis et capellis d’Hincmar de Reims, rédigée en 857‑858. 241 Wood, Proprietary Church, op. cit., p. 800‑801. 242 De Clercq, Législation religieuse, p. 208 et 213. Les canons 11 de 847 et 3 et 5 de 852 se préoccupent des découpages de biens-fonds affectés à l’entretien d’une église privée, en interdisant de léser ses revenus et en obligeant des héritiers à préserver l’unité du bien-fonds ; ils réaffirment également le pouvoir d’ordre de l’évêque sur le desservant. 243 MGH Conc. 3, p. 358‑359 ; cf. Benedictus Levita II, 69, 2 (MGH LL 2.2, p. 77 : voir maintenant http://www.benedictus.mgh.de/haupt.htm). 244 Ibidem : Sed et ipsi saeculares et fideles laici, si condere voluerint basilicas in praediis suis… moxque episcoporum iuri et sanctae matri ecclesiae eamdem basilicam submittant. 245 Hartmann, « Der rechtliche Zustand… », p. 424 ; Wood, Proprietary Church, op. cit., p. 794‑797. 246 Stutz, Kirchliches Benefizialwesen, op. cit., p. 285 ; Epperlein, Herrschaft und Volk, p. 235 ; Wood, ibid., p. 803. 247 Annales de Saint-Bertin, p. 52 et 80.
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L’archevêque réagit à deux « altercations » ; d’une part, la division de la paroisse rémoise du prêtre Adelold, cise dans le diocèse de Soissons, par Rothade, afin d’en créer une nouvelle ; d’autre part, les transgressions alléguées de Prudence de Troyes envers les églises familiales et les paroisses rémoises cises dans son diocèse248. Contre le premier, Hincmar a réalisé une collection canonique ; contre le second, de multiples plaintes sont parvenues à Charles le Chauve, qui en commande alors une autre à l’archevêque : celui-ci s’exécute. Le thème de la collection est l’organisation du clergé rural, la consécration des églises et la gestion des ressources et des dotations des églises249. L’évêque de Troyes est d’abord accusé de causer un désordre (exordinatio, divisio, confusio), autrement dit, de briser des dispositions antérieures en déplaçant de leur paroisse les prêtres qui y ont été ordonnés250. Il se voit ensuite reprocher de manipuler le réseau paroissial, en découpant des paroisses pour faire des économies251 ou, pire, de détruire d’anciennes églises avant de tirer argument des défunts ensevelis ad sanctos pour refuser, conformément au droit canon, d’en consacrer une autre au même endroit. Lors d’un tel accès de zèle, selon une autre source, il vide, en vue de sa consécration, le sol d’une église de la dépouille de saint Frodobert, par mégarde252. Ce procédé est canonique, ce qu’Hincmar ne cache pas253 ; les contre-arguments lui font cruellement défaut254. Prudence fait ensuite reconstruire l’église sur une terre épiscopale : devenu propriétaire du bâtiment, il réclame alors la dotation financière. On se rend compte bientôt qu’une partie des églises en question sont des biens de l’église de Reims cis dans le diocèse de Troyes, d’où la colère d’Hincmar255 : Flodoard (III, 18) mentionne une lettre dans laquelle 248 MGH Fontes iuris 14, p. 63. 249 Ibid., p. 69 : Quia vero presbiterorum unde nunc agitur ordinatio et ecclesiarum consecratio atque facultatum et dotum ad easdem ecclesias pertinentium dispositio… 250 Ibid., p. 68‑73. 251 Ibid., p. 75‑76. Hincmar livre ici plusieurs recommandations sur la construction de nouveaux oratoires et rappelle qu’on ne peut y consacrer un autel. La division des paroisses n’est pas ici la conséquence de leur excessive richesse, mais de leur pauvreté : Hincmar déconseille toute division si les paroissiens n’ont pas de quoi payer davantage, « pour éviter que nous, les évêques, nous n’ayons l’air malhonnêtes ou durs » (p. 76). 252 Cf. Vita Frodoberti, dans Adsonis Dervensis opera hagiographica, M. Goullet éd., Turnhout, 2003 (CCCM 198), p. 5 et 44 (§ 26). Je remercie l’auteur pour cette référence. 253 MGH Fontes iuris 14, p. 74, 76, 79, 86. Registre des Lettres de Grégoire le Grand, IX, 165 (MGH Ep. 2, p. 164) ; concile d’Orléans I (511), c. 17 ; concile de Tolède III (589), c. 19. 254 Hincmar se réfugie dans l’interprétation allégorique. Il argue que l’Église est le corps du Christ, consistant aussi bien en vivants qu’en morts ; ces derniers peuvent être des saints, ce dont on ne peut présumer en cette vie. L’église-bâtiment est le lieu d’union mystique entre vivants et morts, et de l’unité typologique du corps du Christ, dans laquelle les défunts enterrés représentent sa descente aux Enfers (ibid., p. 80‑82). 255 Ibid., p. 78 : Propterea qui contra haec constituta, quae de parrochiarum distributione et presbiterorum in eis constitutione, qui cum consilio et dispositione sui episcopi dotes ecclesiae et parrochiarum decimas sub
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l’archevêque accuse Prudence de traiter inéquitablement des églises rémoises cises dans le diocèse de Troyes, et ajoute « il a écrit sur cette question un livre »256, qui ne saurait être que le De ecclesiis et capellis. Il y a conflit entre le pouvoir d’ordre (potestas, ordinatio) de deux évêques, l’ordinaire d’une part et le propriétaire de l’église d’autre part257. Le traité d’Hincmar mentionne également un conflit avec Rothade de Soissons. Ce dernier a partagé la paroisse d’un prêtre rémois, Adelold, pour en fonder une nouvelle, ce qui la prive d’une partie de ses revenus. Rothade destitue le prêtre, sans doute au moment du partage ; il est réhabilité sur pression d’Hincmar258. Or, Rothade est l’évêque avec lequel le métropolitain a le plus maille à partir dans les années 850259. Sa correspondance est parsemée de rappels à l’ordre et de plaintes260. Surtout, nous l’avons vu, c’est l’évêque qui fut le plus proche de Gottschalk. Le De ecclesiis et capellis révèle plusieurs querelles disciplinaires entre les grands adversaires de la controverse que sont Hincmar, Rothade et Prudence. Le choix du desservant paroissial, lors d’une controverse qui pose le problème du contrôle de la prédication, a été un sujet épineux, de l’aveu d’Hincmar qui interdit aux partisans de Gottschalk l’accès à la chaire (cf. chap. 5, p. 339) ; les trois évêques peuvent avoir cherché à contrôler la nomination des prédicateurs. Mais le traité concerne d’autres acteurs que les seuls évêques. D’abord, Hincmar rappelle que les diocèses et monastères sont des « bénéfices royaux », confiés au souverain par Dieu pour qu’il les défende et les laisse à des gestionnaires compétents : le procédé de Prudence viole ces dispositions et offense le roi261. L’archevêque de Reims flatte ici son destinataire. Il est ensuite question des copropriétaires, par héritage, d’une église. Ne se sentant pas tenus par les décisions de divino timore dispensare debent, veniunt et prohibita non verentur admittere… Dans cette phrase, le premier qui désigne à l’évidence Prudence et ses soutiens ; or, ils s’opposent à l’episcopus des prêtres paroissiaux ; ces derniers ne relèvent donc pas de Prudence. Voir aussi p. 87 : pour Hincmar, une église fondée sur les terres d’un diocèse A dans la circonscription d’un diocèse B doit être placée sous la potestas et dispositio du diocèse A, et non du diocèse B. Cette situation est notamment facilitée par les donations de terres sur lesquelles se trouve une chapelle. 256 MGH Ep. 8, p. 51, n° 106. 257 Patzold, « Den Raum der Diözese modellieren ? », op. cit., p. 231‑245, contrairement à Stratmann, dans MGH Fontes iuris 14, p. 17, affirme que le véritable thème du traité d’Hincmar est de déterminer la potestas de l’ordinaire sur son diocèse. Le principal reproche adressé à Rothade et Prudence est d’avoir accaparé ou découpé de vieilles paroisses ; l’évêque n’a pas son territoire à son entière disposition (p. 234). 258 Cf. MGH Ep. 8, p. 55, n° 111 ; Liber proclamationis de Rothade, PL 119, col. 747 sqq. Stratmann, MGH Fontes iuris 14, p. 9‑10. 259 Devisse, Hincmar, p. 583‑600. 260 MGH Ep. 8, p. 7 (n° 19) ; p. 41 (n° 83, 84, 85), p. 55 (n° 110, 111), p. 56 (n° 112), p. 57 (n° 116), p. 67 (n° 128). 261 MGH Fontes iuris 14, p. 84.
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leurs parents, ils réclament non seulement « les services et les honneurs » (obsequium et honor) qui leur reviennent de la part du desservant, mais un cens et des exactions, comme s’il s’agissait d’un bénéfice. Or, le procédé de Prudence a pour résultat de soustraire l’église à son propriétaire laïc, qui ne peut plus se targuer du « nom de propriétaire » (dominii nomen) et du « service » qui lui est dû. À cet endroit, le lien entre Prudence et le c. 9 de Valence sur les églises familiales, c’està-dire avec les « autres évêques » qui, d’après Hincmar, sont les alliés de l’évêque de Troyes, est transparent. L’archevêque de Reims déplore que les églises doivent être obligatoirement transmises par leurs mécènes à l’église épiscopale en échange de leur consécration262. Il n’est plus seulement question du pouvoir d’ordre de l’évêque, mais bien de la propriété. On peut distinguer, en effet, trois domaines : le pouvoir d’ordre de l’évêque (potestas, dispositio, gubernatio), la gestion par le prêtre (regimen, dispensatio) et la propriété du seigneur laïc (dominium), en échange de laquelle celui-ci reçoit du prêtre des services religieux (obsequium, spiritalia obsequia). Or, les notions disputés par Hincmar ne sont pas seulement celles de cette liste, mais celles de ditio, de jus et de possessio263. Pour lui, celles-ci doivent toujours se rapporter, lorsqu’il y en a un, au propriétaire laïc. La querelle porte donc sur la définition et la distinction de la potestas de l’évêque et du dominium du seigneur264. Force est de constater que le même terme de jus, ici synonyme de ditio, et donc, de propriété, est employé par le concile de Valence en 855. Les alii episcopi dénoncés par Hincmar comme les
262 Ibid., p. 86‑87 (cf. n. 126) ; Et nusquam invenitur ab eodem beato Gregorio vel ab alio quocumque Romano pontifice neque a synodali decreto statutum, ut trandantur ecclesiae ab aedificatoribus suis episcopii matrici ecclesiae pro hoc, ut debeant consecrari […] neque invenitur, ut ita sub potestate episcopi maneant, quatenus aedificatores ipsarum ecclesiarum dominii nomine et funditus debito earum priventur obsequio. 263 Ibid., p. 91 (je souligne) : ecce quam manifestissime nobis ostendunt sacri canones, quam debeamus habere de ecclesiis in nostris territoriis positis potestatem, id est ut ecclesiae in uniuscuiusque episcopi territorio positae, sive sint de regia dominatione, sive sint de episcopii vel monasterii immunitate, sive sint de cuiuslibet liberi hominis proprietate, salvo unicuique iure debitae possessionis salvaque unicuique iuris debiti legali possessione, ad episcopi, in cuius territorio positae sunt, pertineant potestatem, videlicet regularem ordinationem atque iustam in omnibus dispositionem, ut singulae rusticarum ecclesiarum parrochiae hoc quod constitutum est habeant et, cuicumque donentur vel in cuiuscumque dominio sint, sub immunitate debita maneant et nullum praeiudicium vel exactionem indebitam ex earundem ecclesiarum dotibus neque de decimis a quoquam presbiteri patiantur. Voir également p. 95 : Et in isto capitulo manifestum est, qualiter intellexerunt patres ac praedecessores nostri capitulum Toletani concilii, in quo dicitur iuxta constitutionem antiqua omnia quae sunt ecclesiae, id est et dotem et decimam vel reliqua quaeque, ad episcopi ordinationem et potestatem pertinere debere, non, sicut quidam nuper tradere perverse coeperunt, quod dicitur, ut ad episcopi potestatem pertineant debere intellegi ut ab aliorum ditione quorum fuerunt debeant tolli ecclesiae, ut honorem congruum vel obsequium debitum, id est spiritale atque ecclesiasticum seu etiam senioratus nomen, funditus non debeant inde nec possint habere, sed in totum iuris debeant esse episcopi. 264 Calvet-Marcadé, Défense des terres d’Église, p. 26‑28.
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partisans de Prudence sont, semble-t-il, les évêques méridionaux, qui perpétuent le radicalisme d’Agobard265. À cette attitude, il ne faut pas chercher seulement le motif du « bénéfice honteux » (l’argent), complaisamment dénoncé par Hincmar, mais aussi des causes idéologiques. Hincmar se plaint que les prêtres ne rendent pas leurs « services spirituels » aux maîtres laïcs, qui pourtant les logent et les nourrissent, avec l’humilité requise : ils se montrent vindicatifs, arrogants et rebelles266. L’attitude de ces clercs, qui abondent si visiblement dans le sens d’un Prudence en souhaitant ne plus dépendre de leurs anciens mécènes, révèle une volonté, grégorienne avant l’heure, de séparation entre clergé et laïcat. Il y a donc ici une convergence entre Prudence et l’Église de Lyon, témoignant non seulement d’un conflit personnel entre l’évêque de Troyes et Hincmar, dont on a vu qu’il confine à la faide, à l’odium, mais, d’une part, d’une vraie différence sur leur conception de l’Église, et, d’autre part, des liens noués entre les provinces de Sens et de Lyon. 3. Les liens entre provinces de Sens et de Lyon
Comment expliquer la correspondance entre le comportement de Prudence dénoncé dans le De ecclesiis et capellis d’Hincmar et les prescriptions du c. 9 du concile de Valence ? On serait tenté de répondre qu’il existait des liens humains entre les clercs des provinces de Sens et Lyon, si les sources ne faisaient défaut. Cette question en rejoint une autre : qui sont les informateurs qui fournissent aux clercs de Lyon les canons de Quierzy de 853 ou les écrits de Gottschalk en 849‑852 ? Les clercs de la province de Sens peuvent avoir fait office d’intermédiaire, comme nous l’avons déjà dit (p. 268). Le fait que Florus corresponde avec Heribald d’Auxerre et qu’il ait utilisé les 19 capitula de Wenilon plaide en ce sens. On manque de données concrètes tirées d’une comparaison précise des sources lyonnaises et sénonaises. Les pages qui suivent en fournissent une ébauche, fondée sur une comparaison entre les textes et les manuscrits de Prudence, Loup, Héribald et Florus. Florus n’était pas équipé du traité complet de Jean Scot mais des dix-neuf capitula qu’en avait extraits Wenilon. Ce sont eux et eux seuls que condamne le concile de Valence en 855. Goulven Madec a montré que le texte utilisé par Florus pour
265 Wood, Proprietary Church, op. cit., p. 797‑801. 266 MGH Fontes iuris 14, p. 91 : […] ut presbiteri eis, a quibus carnalia exenia tam ex dotibus quam ex decimis accipiunt, spiritalia obsequia sine ullo tipo vel contentione aut rebellatione exhibeant et ne quasi penitus se exutos a seniorum subiectione putantes dedignentur eis cum debita humilitate obsequia spiritalia impendere, nisi locati fuerint aut praecati…
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écrire son Adversus Iohannem est le même que celui employé par Prudence pour rédiger la Recapitulatio totius operis qui conclut, en condamnant une par une les propositions de Jean Scot, son ouvrage267. Pour préparer ses traités sur la prédestination, Florus a longuement annoté le manuscrit Lyon, B.M. 608. Ses notes y sont entourées d’un cartouche tremblé caractéristique. Cette pratique rare se retrouve dans un des manuscrits personnels de Prudence, le manuscrit Harvard, Houghton Library, fMS TYP 495268. Faut-il voir dans cette parenté de méthode un pont entre Lyonnais et Troyens ? Une étude comparative des deux traités contre l’Erigène de Prudence et Florus accroît la probabilité d’une telle collaboration. Lorsqu’il a compilé la collection hiéronymienne sur saint Paul éditée par Paul-Irénée Fransen269, Florus n’y a rien inclu des commentaires de Jérôme sur les Éphésiens et les Galates, dont il ne reste aucun exemplaire à Lyon. L’explication la plus vraisemblable est bien sûr qu’il n’en disposait pas. En revanche, en rédigeant son traité contre Jean Scot et le De tenenda immobiliter scripturae veritate (851‑854), Florus les cite quatre fois. Il faut donc qu’il en ait pris connaissance à ce moment : se peut-il qu’il les tienne de Prudence ? Les quatre citations de Florus sont annotées dans le manuscrit de Harvard que l’on a cité270. Ces notes ne sont pas de Florus lui-même, dont on connaît bien la main. Il est alors improbable qu’il se soit servi du manuscrit de Harvard. Cela dit, la seule citation que fasse Florus en 851‑852, dans l’Adversus Johannem Scotum, des traités de Jérôme contenus dans le manuscrit de Harvard se retrouve, au mot près, dans le De praedestinatione de Prudence rédigé de façon à peu près concomitante271. Chaque auteur en a fait, pour ainsi dire, un usage qui correspond à chacune des deux notes marginales du manuscrit de Harvard (79r), à savoir : Florus s’en sert en effet comme d’un avertissement à ceux qui écoutent les hérétiques (note tironienne : contra haereticum deus irascitur), Prudence, pour illustrer sa théorie du châtiment (nota supplicii). En 853‑854, les citations du De tenenda, en revanche, ne correspondent plus à celles de Prudence. K. Zechiel-Eckes estimait que le manuscrit de Jérôme dont s’était servi Florus était le modèle disparu du manuscrit Paris, BNF, NAL 1459, un manuscrit de Cluny dont le scribe aurait recopié d’anciennes annotations de Florus272. Ce manuscrit porte en effet une note sur Jean Scot Erigène (nota pulchre, contra 267 CCCM 50, p. 124‑143. 268 Cf. Pezé, « Prudence », p. 139‑140. 269 P.-I. Fransen, « Description de la collection hiéronymienne de Florus de Lyon sur l’apôtre », dans Revue bénédictine, 94, 1984, p. 195‑228. 270 Ms de Harvard, f. 9r (CCCM 260, p. 485) ; f. 56r (ibid., p. 449) ; f. 58v (ibid., p. 447‑448) ; f. 79r (ibid., p. 230). 271 PL 115, col. 1337 et ibidem. 272 Zechiel-Eckes, Florus, p. 104.
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iohannem scotigenam, scotigenae sensa damnant haec dicta iohannis) devant le passage cité par Florus dans l’Adversus Iohannem273. Mais qu’en est-il, dans ce manuscrit NAL 1459, des citations hiéronymiennes de l’autre traité de Florus, le De tenenda ? La marge en face des citation des colonnes 1104‑1105 est vide (p. 207 et 216‑217). Le manuscrit ne contient pas non plus le commentaire sur les Galates, que cite pourtant Florus. Ce dernier, à vrai dire, ne cite le nom propre d’aucun de ses contemporains dans les annotations de son manuscrit personnel Lyon, BM, 608. Ne serait-il pas alors raisonnable de penser que les sulfureuses thèses de l’Erigène rencontraient encore suffisamment d’écho aux X-XIe siècle pour réveiller l’instinct critique d’un lecteur ? Comme l’a montré Édouard Jeauneau, la bibliothèque de Cluny possédait au XIIe siècle un exemplaire aujourd’hui perdu du De praedestinatione de l’Irlandais274. Elle en disposait sans doute deux siècles plus tôt. Ce même passage est d’ailleurs annoté à Corbie par l’assistant de Ratramne dans le B.N.F. latin 13351 : il était fort connu. On ne peut donc avoir aucune certitude sur le manuscrit utilisé par Florus. Peut-être un autre dossier fournira-t-il plus de résultats. Comme l’a remarqué Pierre Petitmengin, le traité de Prudence contre Jean Scot a été augmenté, au fil de ses lectures, par de nouvelles citations. Parmi elles, un sermon de Boniface, l’Historia tripartita de Cassiodore, des sermons de Léon le Grand et plusieurs œuvres d’Augustin : quelques sermons, le De nuptiis et concupiscentia, le Contra adversarium legis et prophetarum, les Confessions, le De libero arbitrio et le De vera religione275. Les ajouts de ce dernier traité sont particulièrement instructifs. Prudence en a dans un premier temps recopié les extraits cités par l’Erigène, pour le contredire sur son propre terrain : c’est de bonne méthode, Jean Scot en fait de même contre la Confessio prolixior de Gottschalk276. Puis Prudence est entré en possession d’une copie du traité dont ne subsistent aujourd’hui que quelques manuscrits carolingiens277. Il a alors complété les extraits de Jean Scot en l’accusant même d’avoir tronqué ses citations278. Ainsi, Prudence a, à un certain moment, ajouté le De vera religione à son arsenal théologique.
273 Ms. Paris, B.N.F. N.A.L. 1459, p. 329 ; CCCM 260, p. 230. 274 É. Jeauneau, « La bibliothèque de Cluny », p. 709. 275 Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes », p. 237‑239. 276 Chap. XI.5. 277 Ms Laon, B.M. 26 (à Laon se trouvait une importante colonie irlandaise où Jean Scot a dû séjourner) ; Londres, British Library, add. 43460 (Nonantola) ; Montpellier, B.M. 137 (sous forme d’extraits) ; Paris, BNF, latin 14527 (Saint-Amand) ; Bern, BB, A.90.13 (fragments). 278 non ut a te mutilate positum est sed ut ab ipso sincerissime exstat editum ; f. 101v.
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Florus, pour sa part, ne cite le De vera religione qu’une seule et unique fois dans toute la controverse prédestinatienne : dans l’Adversus Johannem Scotum279. Par un heureux hasard, il se trouve que Florus cite, depuis exactement le même point, l’extrait copié par Prudence au folio 101v ; il ne le copie pas jusqu’au bout, c’est-àdire jusqu’à la fin de la citation d’Augustin par Jean Scot Erigène qu’avait d’abord recopiée Prudence. Ce hasard est d’autant plus troublant qu’il pourrait s’agir d’une addition dans le traité de Florus. L’Adversus Johannem est, comme l’a remarqué K. ZechielEckes, l’écrit le mieux documenté de la controverse : il en reste trois exemplaires carolingiens280. Or, les trois exemplaires subsistants (B.N.F. latins 2859 et 12292 ; B.A.V reg. lat. 240) présentent deux divergences. La première divergence se limite à un feuillet arraché dans le latin 2859 (f. 116v-117r). Quant à la seconde, c’est une divergence d’un feuillet entier, comprenant la citation du De vera religione ajoutée aussi par Prudence à son traité (BNF latin 12292, f. 56r-v). S’agit-il cette fois encore d’un feuillet arraché ? Dans la compilation florienne (BNF latin 2859, f. 182r), ce passage omis est marqué par un signe de renvoi W, ce qui signifie que le feuillet avait déjà un statut à part au IXesiècle. Il est difficile de savoir si le copiste du latin 2859 a omis un feuillet entier, que l’on a dû rajouter ensuite (d’où le W) et qui s’est perdu ; ou bien si le feuillet est une addition postérieure281. Une chose est en effet sûre : le passage sauté est un paragraphe cohérent. Il est donc bien possible qu’il s’agisse d’un feuillet volant, contenant une addition à la première version du traité et signalé par le W florusien. Autrement dit, Prudence et Florus peuvent avoir ajouté tous deux, à un certain moment, le même texte à leurs traités respectifs contre Jean Scot ; dans tous les cas, le feuillet manquant du latin 2859 peut nous intriguer. La lacune peut-elle relever du hasard ? Florus disposait du De vera religione lorsqu’il a composé sa compilation augustinienne sur l’apôtre282 où il le cite plusieurs fois ; il en existait sans doute un exemplaire lyonnais puisque l’ouvrage est cité par Amolon dans le Contra Judaeos vers 845283. Les deux auteurs ont donc disposé un jour du manuscrit entier. Il est fort possible que celui des deux qui est entré en sa possession le premier, ou qui a remarqué le passage cité en commun, l’ait communiqué à l’autre, en indiquant un passage particulièrement instructif.
279 CCCM 260, p. 240‑241. 280 Zechiel-Eckes, Florus, p. 97. 281 Klaus Zechiel-Eckes est d’avis qu’il s’agit d’une omission : CCCM 260, p. 239. 282 PL 119, col. 279‑420. 283 PL 116, col. 143.
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Il convient de rappeler que la Recapitulatio totius operis de Prudence, transmise à l’état fragmentaire par le manuscrit Vatican, B.A.V. reg. lat. 91, est inscrite dans ce manuscrit sous le nom de Florus. Les œuvres de l’un et de l’autre ont donc été mise en contact dès le IXe siècle. Cela rend d’autant plus probable, non seulement que ces auteurs se sont communiqué des informations lors de la controverse, mais en plus qu’ils ont influencé la rédaction de leurs traités réciproques. Un autre parallèle mérite d’être relevé. Dans son Collectaneum de tribus quaestionibus, Loup de Ferrières cite un passage d’une œuvre rare de Bède sur la Genèse284. Or, Florus cite exactement le même passage dans le Liber de tribus epistolis. Le fait de trouver deux citations exactement similaires, à de faibles variantes près285, d’un texte aussi peu cité, dans deux traités contemporains ne laisse guère de place au doute : les deux auteurs ont dû se servir de la même tradition manuscrite et, par un intermédiaire inconnu, se passer le texte. Enfin, un document permet de montrer que l’église d’Auxerre, dans la province de Sens, est partagée entre les influences culturelles des puissantes métropoles de Lyon et de Reims : une dissertation inédite sur le baptême et la pénitence286. En effet, un manuscrit passé par Reims et Auxerre dans la seconde moitié du IXe siècle, contient sur son dernier feuillet une longue addition287. Il s’agit du commentaire d’un passage de l’épitre aux Hébreux (6, 4‑6), affirmant l’impossibilité, pour les baptisés relapses, d’être purifiés par la pénitence. L’addition cite en premier lieu l’interprétation d’Hincmar, « évêque de Reims de pieuse mémoire », puis Florus de Lyon. Cette petite dissertation met en valeur la position intermédiaire d’Auxerre entre les traditions scolaires rémoise et lyonnaise. Les clercs locaux feraient d’excellents candidats pour les mystérieurs passeurs de textes entre Lyon et Reims288. On peut espérer que ces parallèles, qui ne constituent qu’une ébauche, seront complétés par l’édition critique des traités de Loup et de Prudence289.
284 Cf. PL 93, col. 1129‑1130. L’oeuvre entière, les Libri IV in principium Genesis, sont édités par C. W. Jones au Corpus Christianorum (CCSL 118A), Turnhout, 1967. 285 En grande partie des abréviations mal restituées : quia/quod, tamenetsi/tametsi (un simple tilde), Domino/Deo. 286 J’édite et commente ce texte dans les Mélanges François Menant, édités par M. Dejoux et D. Chamboduc aux presses de la Sorbonne, à paraître. 287 Paris, BNF, latin 2683, f. 101. Le ms. contient le De situ vel nominibus locorum hebraicorum (f. 1‑38v) et le De interpretatione nominum hebreorum (f. 39r-101). Ex-libris de Saint-Germain d’Auxerre ff. 16v-17r. 288 Lettre d’Amolon à Gottschalk, MGH Ep. 5, p. 370 (« certains hommes d’Église ») ; préface de l’Adversus Johannem de Florus (CCCM 260, p. 93, pervenerunt ad nos) ; préface du De tenenda (ibid., p. 422 : pervenit ad nos (…) studio fidelium et bonorum virorum…). Devisse, Hincmar, p. 205, envisageait Teutbold ou Prudence. 289 L’édition de Loup fait l’objet de la thèse de J. C. Thompson, promise à publication. L’édition de Florus (CCCM 260) n’a pas souligné ces parallèles ; voir par exemple la citation de Bède p. 335.
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4. Les fausses décrétales
Revenons à présent à la question des biens d’église et des églises familiales. Nous avons observé la parenté des prises de position de Prudence et de l’église de Lyon. Or, la collection de Benoît le Lévite contient un parallèle avec le canon de Valence290. Y a-t-il un rapport entre la controverse sur la prédestination, la question des biens d’église et le milieu d’origine des faux isidoriens ? Le vaste dossier des faux nés dans la première moitié du IXe siècle mérite un rappel291. Ils consiste, tout au moins, en quatre séries de documents : la Collectio hispana Gallica Augustodunensis, qui est un remaniement de la collection canonique Hispana ; les Capitula Angilramni, une compilation de 71 ou 72 (selon les recensions) canons sur les relations juridiques entre clercs et laïcs, prétendument remis à Angilramne de Metz par Hadrien Ier en 785 ; la collection de capitulaires en 1721 chapitres de Benoît le Lévite, prétendument compilée sur l’ordre d’Otgar de Mayence (826‑847) pour compléter la collection d’Anségise ; et la collection du pseudo-Isidore Mercator, composée de décrétales allant du Ier au VIIIe siècle, totalement inventées d’abord puis, à partir du IVe siècle, fondées sur des interpolations des textes de la collection Hispana gallica d’Autun. Toutes ces séries mélangent documents authentiques et faux plus ou moins grossiers. Elles sont nées, semble-t-il, dans les années 830‑840292, parmi les milieux réformateurs qui revendiquent, depuis le concile de Paris, la libertas Ecclesiae et le rôle éminent des évêques dans la conduite de la chrétienté : le thuriféraire des abbés Adalhard et Wala, Paschase Radbert, est considéré comme leur auteur le plus probable. Ce groupe de clercs, avec à sa tête plusieurs évêques (Agobard, Ebbon, Jessé, Bartholomäus, Elie…), est laminé, en 834‑835, par le retour au pouvoir de Louis le Pieux, d’où, peut-être, la volonté affichée par les fausses décrétales de prémunir les évêques contre le pouvoir. Leur propos général est de le protéger des intrusions de l’archevêque et des mises en accusation venues du pouvoir séculier, en utilisant notamment le recours au seul siège apostolique, mais aussi, 290 Benedictus Levita II, 69, 2. Stutz soupçonnait le Pseudo-Isidore d’avoir inspiré le canon de Valence relatif aux églises familiale, ce qui fut ensuite remis en cause, car ces dernières n’apparaissent pas dans les Fausses décrétales ; Stutz, article « Eigenkirche, Eigenkloster » de la Realencycklopädie für protestantische Theologie und Kirche, 23, A. Hauck éd., Leipzig, 1913, p. 366. Cité par Hartmann, « Der rechtliche Zustand », p. 423. 291 Le meilleur résumé me semble Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung, p. 137‑190. Éditions : Décrétales pseudo-Isidoriennes et Capitula Angilramni, P. Hinschius éd., Leipzig, 1863 (Fausses Décrétales et Capitula Angilramni) ; MGH LL 2.2, p. 19‑39 (Benoît le Lévite – cf. aussi http://www.benedictus.mgh.de/haupt. htm). La Collection Hispana d’Autun est éditée sur ce dernier site. 292 Cf. Zechiel-Eckes, « Pseudoisidors Werkstatt » ; E. Knibbs, « The interpolated Hispana and the origins of Pseudo-Isidore », in Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, kan. Abteilung, 130, 2013, p. 1-71 ; Fälschung als Mittel.
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dans un second temps (fin des années 840), de le défendre des prétentions du chorépiscopat293. Les fausses décrétales, futur champ de bataille de la querelle des investitures, se préoccupent de clarifier les relations entre clercs et laïcs, en développant le privilège du for qui soustrait les clercs au tribunal séculier294. Un autre partisan de l’unité impériale, futur controversiste de la prédestination et inspirateur du concile de Valence, Florus de Lyon, lorsqu’il animait la résistance lyonnaise contre Amalaire, en bon disciple d’Agobard, a aussi lutté contre Modoin d’Autun, évêque fidèle à Louis le Pieux, missus dans le Lyonnais pendant la vacance : il l’accuse, en « évêque de prétoire » (praetorialis episcopus), d’avoir traduit des clercs devant le tribunal séculier. Dans le dossier réuni pour l’occasion, Florus manipule les constitutions sirmondiennes pour déclarer que les clercs ne peuvent être jugés par les laïcs, préfigurant, lui aussi, le privilège du for295. Les fausses décrétales sont intransigeantes en matière de biens d’église. Ils ne peuvent pas être détournés de leur usage ecclésiastique ; l’évêque seul peut en disposer, contrairement au compromis d’Herstal de 779 ; toutes les formes de spoliation sont réprimées296. En étant incorporées à la collection De raptoribus de 857, les fausses décrétales inspirent une doctrine cohérente des biens d’église résumée par Devisse : « quiconque vole l’Église est homicide, car les biens ecclésiastiques sont le patrimoine des pauvres ; la peine qui frappe ces voleurs est l’anathème »297. La tonalité générale est celle d’une séparation plus nette entre clercs et laïcs, d’une autonomie du clergé et de sa supériorité morale vis-à-vis du pouvoir séculier dans la gestion de la chrétienté. Il y a donc une parenté certaine entre la pensée du pseudo-Isidore et celle qui a gouverné l’action des Pères de Valence et de Prudence de Troyes. Or, on sait maintenant, grâce aux travaux de K. Zechiel-Eckes, que les manuscrits de travail
293 Zechiel-Eckes, « Der ‘unbeugsame’ Exterminator » : parmi les cinq recensions des Fausses décrétales d’Hinschius, la A2, qui ne mentionne pas les chorévêques, est la plus ancienne (années 830) alors que les autres (A1, B, A/B et C) sont contemporaines de Benoît le Lévite auquel elles empruntent son hostilité au chorépiscopat (fin des années 840). 294 Zechiel-Eckes, Fälschung als Mittel, p. 14. 295 Zechiel-Eckes, « Modoin », p. 30, montre comment Florus a remanié le texte des constitutions sirmondiennes pour créer un privilège absolu du for, par exemple en coupant la phrase quantum ad res ecclesiasticas pertinet. 296 Résumé du rapport entre Fausses décrétales et res ecclesiae dans Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique, op. cit., p. 236‑244. 297 Devisse, Hincmar, p. 299.
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de pseudo-Isidore viennent d’un lieu que nous avons déjà rencontré plusieurs fois : Corbie298. Les fausses décrétales s’appuient sur l’appel au pape pour contrer les ingérences du roi et du métropolitain. C’est une tendance que l’on rencontre aussi lors de la controverse ; chez Gottschalk qui réussit, via Guntbert, à lancer un appel vers Rome ; chez Prudence, qui relate, dans les Annales de Saint-Bertin, que Nicolas Ier a confirmé les thèses des partisans de la double prédestination. Une lettre falsifiée de Léon IV à Prudence au sujet de l’exemption du monastère de Montiéramey témoigne de l’instrumentalisation du siège apostolique par l’évêque, qui cherchait à limiter l’influence du comte Eudes de Troyes sur son diocèse299. Dans un manuscrit du Vatican originaire de Beauvais, cette lettre est associée à la lettre de Léon IV aux évêques de Bretagne de 848, mentionnée par Prudence dans son De praedestinatione300. Ces deux lettres ont en commun de propager l’influence papale en Francie occidentale, ce qui avantage un Prudence confronté à des conflits territoriaux avec Hincmar301. Il semble y avoir aussi une certaine cohérence entre les stratégies d’appel au pape suivies par Gottschalk et Prudence et et la tendance de fond des fausses décrétales. 5. Augustinisme doctrinal et augustinisme politique
Parvenus à ce stade, il convient de ne pas surinterpréter ces correspondances qui nous guideraient, à travers Paschase, Rothade, Prudence et le concile de Valence, vers un improbable réseau dormant Corbie-Soissons-Troyes-Lyon et, finalement, aux thèses de Gfrörer. C’est en effet, sous l’influence d’Hincmar, leur adversaire commun, qu’a lieu l’incorporation des fausses décrétales dans la collection De raptoribus de 857302. Comme l’écrit G. Calvet-Marcadé, les auteurs carolingiens font preuve « d’une grande souplesse, ne craignant pas
298 Zechiel-Eckes, « Ein Blick » et « Auf Pseudoisidors Spur ». Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung, p. 178‑179, a reporté que les Fausses décrétales avaient des variantes communes avec un manuscrit de l’Ecclésiaste originaire de Corbie. Les suspects étaient auparavant les hagiographes du Mans, la chapelle de Charles le Chauve (Hilduin, Loup, Wenilon de Sens, Wulfade de Bourges), les partisans d’Ebbon de Reims (cf. Fuhrmann, ibid., p. 191‑194). 299 MGH Ep. 5, p. 611 (n° 47), rééditée par K. Herbers, Leo IV. Und das Papsttum in der Mitte des 9. Jahrhunderts, Möglichkeiten und Grenzen päpstlicher Herrschaft in der späten Karolingerzeit, Stuttgart, 1996 (Päpste und Papsttum, 27), p. 456‑457 (où on doit lire Odoni pour Guidoni) ; cf. Regesta Imperii I, 4, n° 104, p. 48‑49. 300 MGH Ep. 5, p. 593‑596 ; cf. PL 115, col. 1043B. 301 Herbers, Leo IV., op. cit., p. 67‑72 et 352. 302 Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung, p. 211‑218. Devisse, Hincmar, p. 296‑302, se fonde sur des comparaisons de citations pour affirmer qu’Hincmar n’est sans doute pas l’auteur direct de la collection.
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la contradiction, faisant preuve de pragmatisme »303. Le moment est venu de démêler cet écheveau de relations. Nous tâcherons de discerner ce qui relève de la simple coïncidence, de la similitude de pensée et de l’appartenance à un véritable groupe. Récapitulons d’abord. Prudence de Troyes met en pratique les recommandations, particulièrement intransigeantes, du concile de Valence de 855. Comme Rothade, il remanie des paroisses rémoises cises dans son diocèse et use de son pouvoir d’ordre pour déplacer leur desservant. Comme Gottschalk, il en appelle au siège apostolique, une tendance qui est également celle des fausses décrétales, forgées à Corbie dans les décennies précédentes. Comment ces correspondances s’articulent-elles ? Premièrement, les similitudes entre les partis-pris (prédestination d’un côté, églises familiales de l’autre) de Prudence et ceux des évêques de Valence témoignent des relations nouées entre les provinces de Sens et de Lyon. Nous en avons observé des traces philologiques. Les informateurs de Florus sont bel et bien des clercs de la province de Sens. Il y a ici un lien humain, des gens qui circulent, un véritable réseau qui collabore. Deuxièmement, les chicanes posées par Rothade et Prudence au sujet de la gestion des églises rémoises sont le reflet d’une atmosphère conflictuelle à laquelle la controverse n’est pas étrangère. Le choix du desservant paroissial, responsable de la pastorale et de la prédication, est, pendant une querelle doctrinale, un enjeu considérable : or, ces diocèses champenois sont l’épicentre des débats. Hincmar et les deux évêques entretiennent un odium en partie dû à la controverse, et qui se résout par la damnatio memoriae de Prudence d’un côté, par la déposition brutale de Rothade de l’autre. Troisièmement, Prudence et les clercs lyonnais semblent se rattacher à un courant de pensée rigoriste, s’incarnant à la fois dans la défense obstinée de l’augustinisme et dans la volonté de séparer plus nettement les ordres laïc et clérical, en subordonnant le premier au second. En effet, ces deux thèmes n’ont en commun aucune superstructure théorique, sinon une attitude d’esprit ou un habitus, qui n’est pas sans évoquer l’augustinisme politique, à savoir la tendance, inspirée de la théorie augustinienne de la grâce, à toujours attribuer davantage à Dieu304. 303 Calvet-Marcadet, Défense des terres d’Église, p. 49. 304 H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du Moyen Âge, Paris, 1934 ; id., « Réflexions sur l’essence de l’augustinisme politique », dans Augustinus magister, II, Paris, 1954, p. 991‑1001.
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La période carolingienne en est un jalon essentiel, avec l’adoption de l’onction, puis du sacre, c’est-à-dire « l’incorporation officielle de l’institution royale dans l’Église »305. Elle atteint son apogée avec la réforme grégorienne et, à terme, dans la bulle Unam sanctam de Boniface VIII, remettant à l’Église à la fois le glaive spirituel et le glaive temporel. La volonté de faire basculer les églises sous seigneurie laïque dans le dominium épiscopal et l’arrogance manifeste de certains clercs vis-à-vis de leurs seigneurs semblent relever de cette volonté de construire une société-Église ordonnée dont la tête serait le clergé. Peut-on donc s’étonner de rencontrer, parmi les contemporains les plus fidèles à l’augustinisme théologique, l’avant-garde de cet augustinisme politique ? Le rigorisme clérical est une tendance de fond de l’église de Lyon depuis Agobard, qui prend une tonalité nettement pré-grégorienne, en particulier pour ce qui regarde l’exclusion de l’autre (juifs et hérétiques)306. Ce courant de pensée augustinien, accordant toujours plus à la grâce et moins à la nature, semble avoir son contrepoint chez les détracteurs de la double prédestination. En effet, parmi eux se trouvent Pardoul et Jean Scot, tous deux très proches de Charles le Chauve. Or, ils sont médecins et réputés comme tel. Tous deux sont cités dans une recette de crème épilatoire ; Jean Scot, auteur d’un poème sur la chirurgie, est cité dans le diplôme rémois d’octobre 845 comme « medicus » ; Pardoul, sollicité par Ermentrude pour porter secours à des soldats blessés en 847, adresse également une longue lettre à Hincmar, qu’il met à la diète pour avoir abusé du jeûne, des petits poissons et de la viande fraîche307. Tous deux, que le XVIIe siècle aurait qualifié de « semi-pélagiens », laissent au libre-arbitre une large responsabilité dans son salut. Cette pensée, plus généreuse à l’égard de la nature, se répercute sur l’exercice de la médecine. Elle rend pensable une autonomie du corps, qui doit être guéri selon ses propres lois. L’attitude inverse, une forme « d’augustinisme médical », est bien attestée dans les milieux réformateurs de l’époque moderne. Pensons à la Tantlérie d’Albert Cohen, genevoise d’un autre temps qui « n’a jamais voulu avoir recours à un médecin » et « croyait à la guérison par la prière »308. La doctrine de la grâce, qui est l’architecture générale du christianisme, se répercute sur bien des attitudes, qu’il s’agisse du rapport au corps ( Jean Scot, Pardoul), ou bien des relations entre clercs et laïcs (Prudence, Florus).
305 Arquillière, « Réflexions », op. cit., p. 997 ; Semmler, Der Dynastiewechsel von 751 und die fränkische Königssalbung, Brühl, 2003. 306 Pezé, « Amalaire… ». 307 MGH Ep. 6, p. 80 ; Hincmari opera, Sirmond ed., op. cit., t. 2, p. 838‑839 ; cf. Martinet, « Pardule » et Contreni, « Masters and Medicine ». 308 Albert Cohen, Belle du Seigneur, Paris, 1968, p. 20.
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B. La crise de la peur Si, d’une part, leur tendance augustinienne pousse un Florus ou un Prudence à combattre la seigneurie laïque sur les églises rurales, d’autre part, leur confiance dans le libre-arbitre laisse présager à Hincmar ou Raban de graves conséquences à la doctrine de la double prédestination. D’après l’archevêque de Mayence, les ouailles du Frioul, frappées par la prédication de Gottschalk et convaincues que leur sort après la mort est déjà fixé, se désintéressent des œuvres et désobéissent aux prêtres, en disant : « Quel besoin ai-je de faire des efforts pour mon salut et la vie éternelle ? »309. On pourrait penser d’abord que le fatalisme dépeint par Raban est pure invention. À l’époque moderne, la tendance de la plupart des églises et sectes protestantes qui professent la double prédestination est, au contraire, de pousser l’individu à l’action pour acquérir la précieuse certitudo salutis. Comme l’écrit Paul Bénichou des jansénistes, « la doctrine de la grâce efficace, si elle semble, en rendant le secours de Dieu indépendant du mérite de l’homme, conduire logiquement au fatalisme et à l’apathie, répond en réalité à une intention contraire ; elle donne tant de valeur surhumaine et surnaturelle à l’élection divine que les âmes qui en sont l’objet se sentent d’emblée supérieures à toute crainte terrestre, à toute soumission servile »310. Cela étant, l’indifférence résignée des ouailles de Raban peut avoir existé. Cette réaction fataliste à la prédestination se retrouve, elle aussi, à l’époque moderne, chez quelques fractions du protestantisme hollandais, héritières de la double prédestination calviniste311. Par ailleurs, les effets psychologiques de cette doctrine, absolvant le fidèle de « toute crainte terrestre », de « toute soumission servile », ne peuvent qu’inquiéter les prélats. La controverse s’inscrit ainsi dans le contexte d’un effort pastoral que la doctrine de la double prédestination menace. La société-Église carolingienne est cimentée par la pratique chrétienne. Le discours des clercs forge les comportements collectifs et la cohésion sociale. Siegfried Epperlein a beaucoup fait pour inscrire la controverse dans ce discours de longue haleine assurant la discipline sociale312. Il insiste tout particulièrement sur la place du libre-arbitre et des bonnes œuvres dans l’édifice politique carolingien, qu’il voit, en marxiste, à travers le prisme du
309 MGH Ep. 5, p. 481. 310 P. Bénichou, Morales du grand siècle, Paris, 1948, p. 154. 311 M. Weber, Ethique protestante et esprit du capitalisme, Paris, 2006, p. 159, note 118. 312 Epperlein, Herrschaft und Volk. Aussi Devisse, Hincmar, p. 124.
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féodalisme313. Les critiques de Kurt Flasch, pour qui le libre-arbitre n’est qu’un thème marginal de la controverse, ne sont ici que partiellement fondées314. Au contraire, Epperlein a bien vu qu’une sorte d’instinct pastoral, chez les partisans d’Hincmar comme chez les augustiniens, pousse à ne pas tirer toutes les conclusions d’une doctrine stricte de la double prédestination315. Cet instinct partagé par les adversaires de la controverse est la meilleure preuve de l’historicité du problème pastoral posé, avec la condamnation des théories de Gottschalk, par la définition des rapports entre le libre-arbitre et la grâce. Le libre-arbitre, bien étudié par Epperlein, n’est pas le seul élément en jeu. Il n’est qu’une pièce de l’édifice idéologique carolingien, sur lequel la controverse fait peser une autre menace que les sources permettent, aussi, d’historiciser. Depuis le VIIIe siècle, la pastorale franque assure le gigantesque effort carolingien de disciplinement social et de construction d’une société-Église grâce à la menace des châtiments infernaux. Agitée par les huissiers du paradis, les évêques, qui sont des acteurs incontournables de la compétition entre élites, elle est aussi une arme politique. Jean Devisse, lecteur attentif de la littérature polémique des années 840‑850, dit des textes consacrés aux biens d’église qu’ils mettent en scène un Dieu « mérovingien », « qui se venge », et qu’ils visent « une forme de terreur morale pour obtenir un avantage matériel »316. La double prédestination sape les bases de ce discours. Comme dans le cas du problème posé par le libre-arbitre, de part et d’autre, les controversistes doivent élaborer une solution théorique « envisageable », comme dirait Epperlein, c’està-dire une solution qui n’ait pas d’incidence sur la pratique religieuse (l’intercession, la hiérarchie, les bonnes œuvres). Nous l’avons dit (p. 38), c’est au vu de cette absence de conséquences concrètes que les polémistes, en 860, cessent de se battre. Lorsque Jean Scot, pour contrecarrer Gottschalk, enseigne l’immatérialité des peines de l’Enfer, le tollé est immédiat : la controverse atteint son pic de violence précisément au sujet du châtiment.
313 Ibid., p. 196‑217 (citation p. 217). Au sujet du libre-arbitre, voir p. 215‑216 : « Dans le contexte de l’établissement de l’ordre féodal aux VIIIe et IXe siècles, c’était pour l’efficacité matérielle et spirituelle de l’Église un but vraiment essentiel que la population étrangère avant tout, qui venait d’être gagnée à la foi chrétienne, ne soit pas convaincue du péché désespéré de toute l’humanité ». 314 Flasch (« Freiheit des Willens »), dont le propos se centre sur Raban Maur, néglige Loup de Ferrières, dont l’une des tres quaestiones est vouée au libre-arbitre, ou bien le concile de Quierzy de 853, c. 2. 315 Epperlein, Herrschaft und Volk, p. 215. 316 Devisse, Hincmar, p. 303. L’historien précise que cet « effet de terreur » mériterait d’être étudié davantage.
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Il faut reprendre tout le dossier dans cette perspective. Dans un premier temps, il s’agit de décrire la « terreur morale » évoquée par Jean Devisse et d’évaluer, à l’aide de sources issues de la prédication, son importance dans la pastorale carolingienne. Dans un deuxième temps, il faut préciser sa place dans la compétition politique des années 840‑850, à travers, une nouvelle fois, la question des biens d’église. À cette aune, il faut montrer comment la controverse télescope une véritable « crise de la peur », c’est-à-dire une crise pastorale marquée par le scepticisme de certains milieux laïcs à l’égard de la menace du châtiment. Enfin, il faut montrer comment cette crise démultiplie la gravité de l’affaire prédestinatienne, provoque la querelle érigénienne sur la matérialité du châtiment et oblige les controversistes à se repositionner vis-à-vis du problème pastoral de la doctrine de la double prédestination, pour préserver la culture de la peur qui assure la discipline sociale depuis au moins un siècle. 1. La peur de l’Enfer dans la prédication carolingienne
En 859, Hincmar transmet aux prêtres du diocèse de Reims une admonestation à lire aux laïcs qui communient avec négligence. L’homélie s’achève par un avertissement : s’ils persévèrent, ils n’obtiendront pas le pardon de leurs péchés et finiront en Enfer317. Les derniers mots de l’archevêque mettent en évidence l’élaboration théorique de la culture de la peur dont les clercs, gardiens du Paradis, sont les propagateurs : Et n’espérez pas que ce soit faux et que je le dise uniquement pour vous faire peur ! […] Sachez que si vous ne vous corrigez pas et ne mettez pas un terme à ces mauvaises pratiques, j’excommunierai tous ceux qui en sont responsables dans mon diocèse […] Et que personne ne me dédaigne en disant : « Qu’est-ce que ça nous fait, ce que cet évêque commande ? » Qu’il sache en toute certitude que, qui que je sois moi, Dieu, lui, est vérace et tout-puissant, lui qui m’a dit ainsi qu’à mes confrères : « tout ce que vous lierez sur terre sera lié dans les cieux » (Mt 18, 18).318
La peur d’un Enfer dont les évêques ont la prérogative d’ouvrir et fermer les portes est un puissant instrument de contrôle social. Son utilisation à des fins de disciplinement a été bien mise en évidence, pour le début de l’époque moderne, par Jean Delumeau319. Celui-ci montre comment une angoisse diffuse, propre aux sociétés pré-industrielles (épidémies, violences, phénomènes naturels, crainte du surnaturel), est construite et théorisée par l’élite puis rediffusée par les vecteurs
317 MGH Ep. 8, p. 61. 318 Ibid., p. 62. 319 J. Delumeau, La peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles, Paris, 1978.
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du contrôle social que sont les juges et les pasteurs, qui l’orientent vers des objets identifiables : l’imminence du jugement dernier, les suppôts du diable que sont les musulmans, les juifs, les femmes, les sorciers, les hérétiques, les blasphémateurs… Pour devenir l’instrument du contrôle social, cette construction de la peur doit pouvoir être répandue avec une certaine uniformité, ce qu’autorisent les moyens de l’époque moderne, en particulier l’imprimerie. Or, l’unification carolingienne a offert, pendant plusieurs décennies, les moyens de cette uniformisation, mise au service de la construction d’une société chrétienne dont l’ennemi est, plus que jamais, le surnaturel et l’invisible, dont seuls prémunissent le contrôle de soi, l’obéissance, les rituels salvateurs et l’intercession des saints, qu’on prie dans les monastères contrôlés par les puissants320. Les sources qui témoignent de cet effort sont, en particulier, les catéchèses et les sermons relevant de la prédication ordinaire. Dans toutes ces sources, on relève le même instrument : la peur de l’Enfer. Il est d’abord mis à contribution sur les terres les moins anciennement christianisées. En 796, dans une lettre souvent commentée, Alcuin recommande, pour la catéchèse des Avars convertis, d’instruire d’abord le catéchumène de l’immortalité de l’âme, de la vie future, de la récompense des bons et des méchants, et de leur sort éternel ; puis de l’avertir quels péchés lui vaudront le châtiment éternel ; alors seulement, il sera instruit de l’Évangile et de la Trinité321… La crainte du jugement est la première notion de christianisme qui soit transmise. Alcuin se réclame pourtant de l’autre monument de catéchèse qu’est le De catechizandis rudibus d’Augustin. Celui-ci propose en premier lieu une grande narration de l’histoire du salut, escamotée par Alcuin, et insiste sur le bonheur d’être chrétien (hilaritas), notion qui, chez Alcuin, cède la place à la conscience du destin individuel, à l’appât de la vie éternelle et à la crainte du jugement322. Ces préceptes alcuiniens ont bien été appliqués à la catéchèse missionnaire et à la prédication populaire carolingiennes. Le catéchisme de mission édité par J. M. Heer, probablement destiné aux Avars, suit le procédé décrit par le diacre anglo-saxon323. Le catéchumène est exhorté, avant même qu’il ait été question du 320 P. Dinzelbacher, Angst im Mittelalter. Teufels-, Todes- und Gotteserahrung : Mentalitätsgeschichte und Ikonographie, Paderborn, 1996, p. 27‑80. Dès 849, dans l’introduction de l’Ad simplices, Hincmar affirme que l’on repousse le diable en faisant un signe de croix et en invoquant le nom du Christ ; que la tentation ne peut être repoussée que par le respect des voeux et l’obéissance (MGH Ep. 8, p. 12 et 15). 321 MGH Ep. 4, p. 158‑159. Voir en particulier Bouhot, « Alcuin », p. 191‑194. 322 Bouhot, « Alcuin », p. 193 et p. 238. 323 J. M. Heer, Ein karolingischer Missions-Katechismus, Ratio de catechizandis rudibus, Fribourg, 1911 (Biblische und patristische Forschungen, 1), p. 8 sqq. et p. 78. Ms. Munich, BSB, CLM 14410.
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kérygme, à échapper à l’Enfer pour obtenir la vie éternelle324. De plus, comme l’a montré J.-P. Bouhot, un ordo de catechizandis rudibus a été composé en suivant les recommandations d’Alcuin, dans l’entourage d’Arn de Salzburg, son correspondant : plusieurs manuscrits en témoignent encore325. L’ordo commence par une « longue introduction » sur la pratique du catéchiste (§1‑13) ; puis vient le « programme de catéchèse » (ratio catecizandi), suivant à la lettre le programme alcuinien : l’immortalité de l’âme, la vie éternelle, la rétribution des bonnes et mauvaises actions, la résurrection et le jugement dernier326. Ainsi, le renversement pastoral causé par Alcuin, substituant à la joie augustinienne la sombre perspective du jugement, a été largement diffusé. La prédication courante de l’Occident carolingien est tramée par ce discours. De la prédication ordinaire, malheureusement, il ne reste pas grand-chose, si l’on exclut les homéliaires qui, comme celui de Paul Diacre, répètent les textes anciens. Mais dans les sources subsistantes, parfois inédites, la peur de l’Enfer occupe une place de choix. Les citations qui sont bientôt le champ de bataille de la controverse sur la prédestination y sont, déjà, sursollicitées. C’est le cas, en particulier, de la vision eschatologique dans laquelle le Christ, avant d’être livré, décrit le jugement dernier et les peines de l’Enfer préparées pour les réprouvés (Matthieu 25, 34‑43) ; citée par quasiment tous les controversistes, elle évoque, à travers l’image terrifiante du « feu éternel préparé pour le diable et ses anges », la prédestination du châtiment327. Le document programmatique de la réforme carolingienne, l’Admonitio generalis de 789, recommande à la prédication les thèmes suivants : la Trinité, l’incarnation, la résurrection et le jugement dernier, qui fait l’objet, comme dit le texte, d’une « attention particulière » : […] comment [le Christ] va revenir dans sa majesté divine juger tous les hommes selon leurs mérites ; et comment les impies vont être envoyés avec le diable dans le feu éternel [cf. Mt 25] à cause de leurs crimes, et les justes, avec le Christ et ses saints anges, dans la vie éternelle. Item il faut prêcher attentivement la résurrection des morts, pour qu’ils sachent et croient que les récompenses des mérites se percevront dans leurs corps mêmes. Item il faut prêcher avec une attention toute particulière à tous, les crimes pour lesquels ils seront envoyés avec le diable au supplice éternel328.
324 Ibid., p. 77. 325 Bouhot, « Alcuin », p. 194‑201. 326 Ibid., p. 208‑209. 327 PL 115, col. 993 (à travers une citation de Fulgence) et 1343 ; CCCM 260, p. 174 ; PL 122, col. 436 ; Gundlach, « Zwei Schriften », p. 267 et 299‑300, Lambot, Œuvres théologiques, p. 157, 167, 207, 249… 328 MGH Cap. I, p. 61, c. 82.
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Après une citation indirecte de Matthieu 25, le législateur insiste ici sur la corporalité des récompenses et des châtiments et sur « l’attention toute particulière » avec laquelle les péchés méritant l’Enfer doivent être corrigés. Le concile de Tours de 813, repris par celui de Mayence de 847, décrit, lui aussi, les passages obligés du prêche : la profession de foi (« pour autant qu’ils peuvent la comprendre »), la récompense perpétuelle des bons et le châtiment éternel des mauvais, la résurrection future, le jugement dernier, et par quelles œuvres on mérite d’avoir la vie éternelle ou d’en être exclu329. L’homilétique carolingienne précoce se fait le reflet de ces recommandations. Déjà au VIIe siècle, le sermon de saint Eloi sur la fin du monde encourageait le fidèle aux bonnes œuvres et aux aumônes « qui éteignent le péché », en dépeignant en couleurs vives le jugement dernier, Matthieu 25 à l’appui330. Le manuel du pseudo-Pirmin, qui n’est pas, comme on l’a longtemps pensé, une catéchèse missionnaire mais un support de prédication ordinaire des VII-VIIIe siècle, très répandu sous les carolingiens, donne le détail des péchés à éviter et des obligations rituelles331. Après avoir cité Matthieu 25, le prêcheur insiste sur la corporalité du châtiment : « c’est par un juste jugement de Dieu que la chair et l’âme, qui ont péché sur cette terre […], sont torturés en Enfer ». Le supplice est proportionné aux crimes commis : plus ceux-ci sont grands, plus le feu « bouillonnera »332. De même, le sermon Necessarium est unicuique homini, inspiré par l’Admonitio generalis, né dans l’entourage de Charlemagne et remployé, au IXe siècle, par la collection du pseudo-Boniface333, ne recule devant aucun détail pour inspirer aux ouailles la peur de l’Enfer : Il nous entraîne vers l’enclos de l’Enfer et les peines éternelles, nus, en larmes, dolents ; là, on souffre toujours de mourir, mais cette mauvaise vie ne s’achève jamais ; la chaleur des flammes de souffre est suffoquante, le froid est insupportable aux âmes tremblantes et dolentes, et jamais ce froid et cette chaleur ne prennent fin ; leurs yeux souffrent des ténèbres sans lumière, […], leurs oreilles n’entendent que des cris et des gémissements, […] ils ont faim et soif pour toujours, […] la mort est souhaitée mais jamais donnée334…
329 MGH Conc. 3, p. 164 (Mayence 847, c. 2). 330 MGH SS rer. merov. 4, Hannovre et Leipzig, 1902, p. 753‑755. 331 Sur le manuel de Pirmin, voir A. Angenendt, Monachi peregrini. Studien zu Pirmin und den monastischen Vorstellungen des fruhen Mittelalters, Munich, 1972 (Münstersche Mittelalterschriften, 6), p. 55‑74 ; Bouhot, « Alcuin », p. 180‑184 (neuf manuscrits cités). 332 PL 89, col. 1047. 333 Bouhot, « Alcuin… », p. 186‑191. 334 PL 89, col. 856 (sermon 6). Voir W. Scherer, « Eine lateinische Musterpredigt aus der Zeit Karls des Grossen », dans Zeitschrift für deutsches Alterthum, M. Haupt ed., 12, 1865, p. 436‑446, p. 440. Cf. Bouhot, « Alcuin », p. 183. En revanche, l’homélie audite fratres karissimi, du florilège pastoral du
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Cette description très imagée est transmise par plusieurs manuscrits et a dû rencontrer un vaste auditoire335. Enfin, un sermon apocryphe d’Augustin, né dans le même milieu que les précédents, celui de l’Admonitio generalis, avertit les auditeurs, Matthieu 25 à l’appui, qu’ils souffriront bien les châtiments dans leur corps336. L’insistance sur l’Enfer imprègne également la prédication insulaire. Dans un corpus de sept homélies irlandaises rassemblé à la fin du VIIIe siècle et répandu dans toute la vallée du Rhin, le deuxième sermon est une exhortation aux bonnes œuvres : fuir les vices, fréquenter l’église, se confesser, jeûner, faire des donations et des aumônes. L’admonestation s’y fait pressante. Le jugement approche de jour en jour. Le Seigneur a promis de juger le monde par le feu. Quand il sera trop tard pour la pénitence, il dira aux pécheurs : « éloignez-vous de moi, maudits, et allez dans le feu éternel qui a été prédestiné [au lieu de « préparé »] au diable et ses anges ! » (Mt 25, 41‑43)337. La péricope de Matthieu fournit aussi son thème à une praedicatio cotidiana insulaire répandue sur le continent : il en reste encore sept témoins manuscrits du IXe siècle338. On insiste lourdement sur les détails concrets du châtiment ; on y souhaite mourir pour de bon, en vain ; on y sent la chaleur du feu et de la soif, et la douleur des vers339. Un florilège homilétique insulaire, répandu sur le continent, contient un fragment d’homélie sur les œuvres (voir annexe 5)340. Il mobilise la vision eschatologique du Christ pour pousser ses auditeurs au paiement de la dîme. Le florilège contient un chapitre entier sur le
ms. Wolfenbüttel, HAB, Wissembourg 91, f. 104v-106r, malgré ses liens avec le sermon Necessarium est unicuique et sa genèse dans le même milieu, parle bien peu d’Enfer. 335 Bouhot, « Alcuin », p. 186, pour la collection bonifacienne (ms. Paris, BNF, latin 10741 ; et mss. Vatican, BAV, reg. lat. 214 + Paris, BNF, NAL 340) ; Scherer, « Eine lateinische Musterpredigt », ibid., p. 441‑442 pour l’homélie Necessarium est enim unicuique (ms. Munich, BSB, CLM 6330 et Vienne, NB, latin 515). 336 CCCM 254, T. 43 (= Keefe, Catalogue, n° 393), p. 205. Le commencement du sermon (primo omnium credendum est nobis…) évoque irrésistiblement le canon 82 de l’Admonitio generalis (primo omnium credere debetis in deum patrem…). 337 R. E. McNally, « In nomine Dei summi : seven hiberno-latin sermons », dans Traditio, 35, 1979, p. 121‑143, p. 138. Ce corpus d’homélies du ms. Vatican, BAV, pal. lat. 220 a une influence considérable sur la pastorale d’outre Rhin, comme l’a montré récemment la thèse de Tomas O’Sullivan, Predicationes palatinae. The Sermons in Vat. Pal. lat. 220 as an Insular Resource for the Christianization of Early Medieval Germany, Ph. D. Dissertation, Saint Louis University, 2011. 338 T. O’Sullivan, « A Homily on Matthew 25 », dans The End and Beyond, Medieval Irish Eschatology, J. Carey, E. Nic Carthaigh et C. O Dochartaigh ed., Oxford, 2014 (je remercie l’auteur de m’avoir communiqué les épreuves de cet article). 339 Ibid., p. 6 des épreuves communiquées par T. O’Sullivan : ubi fletus oculorum et stridor dentium ; ubi mors optatur et non datur […] ubi nihil speratur nisi pena […] ubi sunt tenebres eternales et horror pene ; ubi ardor flamme, dolor vermium ; ubi est sitis ardor et terre oblivionis et non auditus nisi gemitus ; ubi nulla consolatio… 340 Ms. Londres, BL, Arundel 213 (autre ms. : BL, Cotton Nero A. II).
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« feu purificateur »341, dont l’inquiétante conclusion (« combien de temps Dieu nous laissera-t-il pour nous convertir ? ») presse l’auditeur à la pénitence342. Il en va de même d’une longue catéchèse, d’origine insulaire, transmettant les rudiments de la culture chrétienne à un public laïc. L’insistance sur la conversion est permanente. L’auteur répète que Dieu veut le salut de tous, citant à l’envi l’un des passages de la Bible les plus ressassés de la controverse (I Tim 2, 4)343. Dans un fragment d’homélie sur le psaume 26, préservé par un manuscrit parisien (voir annexe 4)344, L’auteur exhorte le fidèle à se détacher des biens du monde et fustige les mauvais chrétiens qui volent, forniquent, jurent… Là encore, la péricope fétiche de cette admonition est la vision eschatologique du Christ, avec la menace du supplice déjà prêt pour les pécheurs. De même, une homélie pour le premier dimanche de carême, figurant dans une collection pseudo-ambrosienne d’Italie du Nord du milieu du IXe siècle, exhorte l’assistance à pratiquer « l’aumône qui éteint le péché comme l’eau éteint le feu » (Sir. 3, 33). Celui qui pratique l’aumône méritera d’entendre « Venez, les bénis de mon Père, etc. » (Mt 25, 34) ; celui qui ne la pratique pas entendra : « allez au feu éternel » (Mt 25, 41)345. Une homélie éditée par Giles Constable insiste, dans le même esprit, sur le renoncement aux vices et sur les œuvres. Elle s’achève sur le même avertissement : « craignez, mes
341 F. 6r sqq, « De igne purgatorio ». Description du contenu : Césaire (PL 39, col. 1946‑1949 ; 6r-8r, l. 15) ; Jn 10, 11 ; Jn 15, 13 ; Eph 3, 17 ; 1 Cor 13, 1 sqq ; Gal 5, 22 ; Jc 4, 8. [8v-9r] Grégoire, Homélies sur l’Evangile, II, 38 (sur Mt 22, 1‑13), § 12‑13 ; Hb 10, 31 ; magnus dominus et metuendus quia terribilis est peccatoribus et blandus iustis (pas trouvé) ; Césaire (cité comme Augustin) : qui contemnit praeconem timeat iudicem (PL 39, col. 1836). [9v]. Puis citations de Grégoire, Homélies sur l’Évangile, I, 11, 4 et de Jérôme (en réalité, plusieurs fragments accolés) : quod rite peccator audire noluerit, promitte ei paenas, ut quaem non corregit verecundia, corrigant denuntiata supplicia, quia nemo potest gaudere cum saeculo et illuc regnare cum christo. 342 F. 9v : Pensate, fratres carissimi, quia conclusit dei pietas duritiam nostram. Non est iam quod homo excusationes inveniat. Deus despicitur et exspectat ; contemnire videt et revocat ; iniuriam de contemptu suo suscepit ; et tamen quandoque revertentibus etiam praemia promittit. Nam quamdiu ut convertatur tolerat ? non conversus durius damnat. Ecce transit omnia quod agimus et ad extrenum iudicium sine ulla mentis interpositione cotidiae volentes nolentesque properamus, quur ergo amatur quod relinquetur et quur neglegitur quod pervenitur [Grégoire Homélies sur l’Évangile I, 15, 2] ? Si consideremus quae et quanta sunt quae nobis praemia promittuntur in caelis, vilescunt omnia quae habentur in terris, nihil ergo nos dilectet in infimis qui patrem habemus in caelis nihil terrenum nihil transiturum quaerere debemus, solus ille nobis sufficit qui fecit omnia [Raban, In Ezechielem, PL 110, col. 967]. 343 S. Pelle, « An edition of an unstudied early Carolingian sermon collection », dans The Journal of Medieval Latin, 23, 2013, p. 87‑160. 344 Ms. Paris, BNF, latin 2846. Contient les Adversus Felicem libri tres de Paulin d’Aquilée, le De praedestinatione sanctorum d’Augustin, et la visio Barontii. On trouve à la fin un florilège de sentences sur la mortification du corps et le jugement dernier (ff. 154‑158), un autre sur le mariage et la famille (ff. 159‑166), la passion de sainte Régine par le pseudo-Théophile (166‑172), une homélie sur le mystère de la Croix tirée du De videndo Deo d’Augustin, c. 14 (f. 172), notre homélie inédite, puis des sententiae Augustini qui ne sont pas d’Augustin (j’ai relevé des citations du De moribus de Sénèque)… 345 XIV homélies du IXe siècle d’un auteur inconnu de l’Italie du Nord, Paul Mercier ed. et trad., Paris, 1970 (SC 161), p. 190‑191.
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frères, le jour du jugement et le châtiment à venir, et désirez la vie éternelle »346. On trouve, là encore, la vision eschatologique de Matthieu. La crainte du châtiment et l’insistance sur son caractère corporel occupent donc une place importante dans la mise en place d’une discipline sociale uniforme et dans l’organisation d’une société-Église hiérarchisée. Les sources les plus proches de la prédication ordinaire : collections pastorales, catéchèses et sermons quotidiens, plus proches de la réalité locale que les homiliaires savants, en témoignent. Ces thèmes pastoraux et les citations bibliques qui les sous-tendent ressurgissent lors de la controverse sur la prédestination et conditionnent les réactions des clercs. Un questionnaire scolaire, aujourd’hui à Cologne, qui consacre plusieurs questions au jugement dernier et s’attarde sur la hiérarchie des tourments, en donne un exemple éloquent : Quelles sont les différences, à la résurrection, entre le juste, les pécheurs et l’impie ? Les justes doivent ressusciter pour être glorifiés, les impies pour être punis, car les impies sont déjà jugés (cf. Jn 3, 18). Que penser des âmes des pécheurs, si elles cuisent [sic] dans le feu en même temps ? Le psalmiste dit : Dieu rendra à chacun selon ses œuvres [Ps 61, 13 ; Rm 2, 6] […] il montre que le feu brûle en fonction des macules du péché qu’il trouve, et que de même qu’il y a des différences entre les grâces et de nombreuses maisons dans le ciel [Cf. Jn 14, 2], il y a des différences en Enfer, et de nombreux types de châtiments347.
« Les impies sont déjà jugés », affirme ce manuel scolaire, paraphrasant Jean ( Jn 3, 18). Ainsi, la variété des peines de l’Enfer et la prédestination du jugement divin sont d’un enseignement répandu. On reconnaît les citations parmi les plus citées de la controverse ( Jn 3, 18 ; Rm 2, 6)348. 2. La peur de l’Enfer et la question des biens d’église (années 840‑850)
La peur de l’Enfer est, d’une part, l’un des piliers du contrôle social carolingien ; elle est devenue, d’autre part, l’une des armes les plus appréciées du groupe 346 Cf. G. Constable, « The Anonymous Early Medieval Homily in MS Copenhagen GKS 143 », dans Ritual, Text and Law. Studies in Medieval Canon Law and Liturgy presented to Roger E. Reynolds, K. G. Kushing et R. F. Gyug ed., Aldershot, 2004, p. 141‑170, p. 169‑170. 347 Cologne, DB, ms. 15, f. 92v : Quid differencie sunt in resurrecione, inter iustus et peccatores et ympius ? diximus iusti resurgere abent ut glorificentur, himpii ut poniantur quia ympii iam iudicati sunt, quid de qnimabus peccatorum sentit, si uno tempore in igne coquentur, psalmista ait : reddet deus unicuique secundum opera sua, […] hic ostendit non amplius ignis exurit nisi quantum maculas culparum invenerat et sicut differencie sunt gratiarum et multas mansiones celestis, ita et differencie sunt in inferno multa genera erunt poenarum. 348 Cinq fois chez Prudence : PL 115, col. 1151, 1166, 1196, 1267. Florus : CCCM 260 p. 255 et 375. Hincmar : PL 125, col. 161. Amolon : MGH Ep. 5, p. 372. Raban : MGH Ep. 5, p. 488…
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épiscopal, « entré en scène » dans le débat politique vers les années 820, lors de ses conflits d’intérêts avec l’aristocratie laïque, regardant en particulier les biens d’église349. Lorsque la controverse sur la prédestination éclate, la vague conciliaire réclamant la restitution des biens d’Église vient de peser de tout son poids sur le levier pastoral de la peur du châtiment et sur le thème, bien vu par Epperlein, du libre-arbitre. Mais contrairement au libre-arbitre, l’Enfer peut être utilisé dans le discours comme une menace utile. La prédication de Gottschalk ne sape pas seulement une pièce essentielle de la discipline sociale, mais l’atout-maître des revendications du groupe des évêques. Au palais de Ver, en décembre 844, les évêques et les clercs, sous la direction d’Ebroin de Poitiers, Wenilon de Sens et Louis de Saint-Denis, adressent à Charles un avertissement sur son jugement : « nous avons reçu la charge de nous préoccuper de vous aussi, qui attendez, avec les autres fidèles purifiés dans la foi et le baptême par notre ministère, le terrible jour du jugement »350. Selon Loup, Charles devrait rappeler aux laïcs que les malheurs du royaume sont dus aux spoliations, et que la colère de Dieu est sur eux351. Au concile de Meaux-Paris, en 845, les évêques écrivent : « il revient aux évêques d’annoncer aux peuples le glaive imminent, c’est-à-dire la vision de la fureur et du jugement de Dieu »352. Eux, les successeurs des apôtres, sont les gardiens du paradis et promettent à leurs adversaires les châtiments dont tous les prédicateurs d’Occident agitent la menace en permanence. La Collectio de raptoribus, rédigée contre les spoliations de biens d’Église et adoptée au concile de Quierzy de 857, puis maintes fois copiée, débute par une citation de la Regula pastoralis de Grégoire le Grand, commençant ellemême par la vision eschatologique de Matthieu 25 : le ton est donné. La collection entière menace les spoliateurs des peines de l’Enfer353. La fin de la lettre d’Hincmar à Charles le Chauve de février 859 sur le même thème, exhumée par Thomas Gross en 1976, contient les mêmes menaces : « s’ils ne se convertissent pas, s’ils ne se corrigent pas, le gardien de la vérité a déjà sorti son glaive contre le monde pour faire justice à ceux qui supportent l’injustice »354. 349 Le thème de « l’entrée en scène » de l’épiscopat dans les années 820 est bien connu ; il est dû au chanoine Delaruelle, avec l’article « En relisant le ‘De institutione regia’ de Jonas d’Orléans. L’entrée en scène de l’épiscopat carolingien », dans Mélanges d’histoire du moyen âge dédiés à la mémoire de Louis Halphen, Paris, 1951, p. 185‑192. 350 MGH Conc. 3, p. 40. 351 Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, p. 201‑203. Cf. Devisse, 1975, p. 303. 352 MGH Conc. 3, p. 81 : Sacerdotum est etiam imminentem gladium, quae est animadversio divini furoris atque iudicii, populis nunciare. 353 Ibid., p. 392‑396. Sur la transmission de la Collectio de raptoribus, voir Calvet-Marcadet, Défense des terres d’Église, Annexes, « La réception de la Collectio de Raptoribus au IXe siècle ». 354 T. Gross, « Das unbekannte Fragment eines Briefes Hincmars von Reims aus dem Jahre 859 », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 32, 1976, p. 187‑193 (192).
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En définitive, la réalité des peines de l’Enfer, dont les portiers du Ciel menacent les ouailles récalcitrantes, est un thème populaire de la prédication franque. Ils y puisent les citations qui structurent les premiers textes de la controverse sur la prédestination. Nous en avons vu plusieurs exemples : I Tim 2, 4 ; Rm 2, 6 ; Jn 3, 18 et, surtout, Matthieu 25, 34‑43. L’édifice social et politique carolingien repose sur ces fondations : une pastorale de la crainte, de la capacité de faire son salut par les œuvres et de la responsabilité collective des élites. Une nouvelle fois, la vision eschatologique du Christ est citée par Hincmar en prologue au De cavendis vitiis, entre 860 et 875, où il avertit Charles le Chauve : « très cher seigneur, […] gardez bien à l’esprit Celui à qui vous devez rendre vos comptes, sous les yeux du monde entier, des anges et des archanges »355. La doctrine de la double prédestination, qui semble reléguer l’élection et la réprobation dans l’arbitraire de Dieu (Rm 11, 33 : quam inscrutabilia iudicia eius), puis la controverse érigénienne sur la matérialité des peines de l’Enfer, font vaciller cet édifice. Il ne s’agit pas là d’une construction historiographique : on en décèle la trace dans les débats sur la prédestination eux-mêmes. 3. Libre-arbitre, matérialité du châtiment et crise de la peur (années 850)
En 859‑860, Hincmar, dans son dernier De praedestinatione, met au nombre des querelles qui ont agité la décennie le problème suivant : « que les châtiments de l’Enfer ne soient que le souvenir torturant de la conscience des péchés »356. Hincmar, dédicataire du De praedestinatione de Jean Scot, épingle donc une thèse qui y est défendue. Partie intégrante du Periphyseon, par où elle passe à la postérité, on la rencontre dès les premières œuvres de l’Erigène357. Dans les Annotationes in Marcianum, le commentaire sur Martianus Capella qui constitue le cœur de son enseignement à la cour dans les années 850, Jean Scot nie la réalité physique du châtiment : C’est un délire de poètes […] de penser que les âmes, à l’intérieur de ce monde, dans les orbites des planètes, […] soient corporellement [je souligne] punies, purifiées et toujours détenues pour le mérite de leur mauvaise vie, ou libérées par le mérite de leur bonne vie358.
Son De praedestinatione développe considérablement cette thèse : « la mort et les misères des supplices éternels n’existent pas du tout »359 ; « dans la fournaise 355 Hinkmar von Reims, De cavendis vitiis et virtutibus exercendis, D. Nachtmann ed., Munich, 1998 (MGH Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters, B. 16), p. 105‑106. 356 PL 125, col. 296‑297. 357 A. Wohlman, L’homme, le monde sensible et le péché dans la philosophie de Jean Scot Erigène, Paris, 1987, p. 40‑41 ; Marenbon, « John Scottus and carolingian Theology ». 358 Iohannis scotti annotationes in Marcianum, C. E. Lutz éd., Cambridge, Mass., 1939, p. 13, 1. 359 CCCM 50, p. 66.
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éternelle, la misère du châtiment n’est rien d’autre que l’absence de la sainte félicité »360. La nature, créée par Dieu, ne saurait se punir elle-même. Le péché est son propre châtiment. L’Erigène commente alors la vision eschatologique de l’Évangile de Matthieu, qui voue les réprouvés au « feu éternel » ; il s’agit d’un feu intérieur et non physique361. Le pire châtiment est, pour les pécheurs, de se faire les esclaves d’un péché permis par Dieu, gardant ainsi leur place dans le dessein de Dieu362. Jean Scot consacre un dernier chapitre d’érudition au feu éternel, commentant toujours Matthieu 25, pour affirmer qu’élus et réprouvés résideront tous dans le feu éternel, qui ne consummera pas leurs corps, mais fera néanmoins souffrir les réprouvés363. Les augustiniens, Florus et Prudence, réagissent avec violence. Ils doivent se battre sur deux fronts. D’une part, il leur faut réfuter l’idée que la double prédestination serait démobilisante en ce qu’elle dissiperait le potentiel pastoral de la menace de l’Enfer. D’autre part, ils ont l’obligation urgente de réfuter les thèses de l’Erigène sur l’immatérialité des châtiments. Prudence réagit à cette dernière thèse avec une virulence inégalée dans le reste de son traité, et en particulier à l’idée qu’élus comme réprouvés seront placés, suprême désordre, dans le même feu : O folie inouïe ! O détestable insanité ! O stupidité abominable ! O subtilité plus dure qu’aucun coup ! O virulence qu’il faudrait débarrasser de toute cette abomination ! Comment, toi, le plus orgueilleux de tous les mortels, as-tu osé prendre la parole avec une telle impudence ? La vérité affirme que « le feu est préparé depuis le commencement pour le diable et ses anges » (Mt 25, 41) : et tu en fais le réceptacle aussi bien des misérables que des bienheureux ?364
Le chapitre sur l’immatérialité des peines de l’Enfer est le plus contesté de Jean Scot. Dans le seul manuscrit subsistant du De praedestinatione, il a été copieusement annoté par un lecteur hostile (cf. chap. 7, p. 442). Prudence, dans la suite du passage cité ci-dessus, relate un enseignement reçu de la propre bouche de l’Erigène : l’au-delà, l’Enfer, le paradis, les corps glorieux ne seraient situés nulle part ailleurs qu’en ce bas-monde, précisément entre la terre et le firmament365. Les 360 Ibid., p. 93‑94. 361 Ibid., c. 17, § 7. 362 Ibid., c. 18, § 9, p. 116. 363 Ibid., c. 19, p. 117‑120. 364 PL 115, col. 1293. 365 Ibid., col. 1293‑1294 (je traduis) : « Je me souviens, autrefois – la rumeur l’a répété ici ou là de nos jours – t’avoir entendu me raconter qu’au-delà de ce ciel visible, ce ciel que l’Ecriture appelle le firmament
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thèses de Jean Scot reçoivent une vaste publicité à la cour, là même où l’aristocratie, principale cible du discours des clercs sur les biens d’Église, se presse autour du souverain et des idées à la mode. Florus aussi consacre une bonne part de son traité aux tourments des réprouvés366. Il rétorque à l’Erigène des arguments de bon sens, dont les images peuvent toucher tout lecteur : À l’évidence, jamais la nature ne peut-être punie par autre chose que par la nature […] comme les corps des voleurs sont punis par le fouet, le glaive ou toutes sortes de tourments dont la nature punit leur nature367.
Le diacre lyonnais ne cache pas que la peur des tourments est un impératif pastoral : Étant donné que la terreur et la vérité des supplices éternels sont partout clairement recommandés à notre foi, pour nous enseigner une crainte très saine et exciter notre constante purification, comment a-til osé, celui-là, rajouter que « les peines des pécheurs sont seulement leurs péchés » ?368
La conséquence, poursuit Florus, est que s’il n’y a pas de châtiment, la récompense éternelle des élus perd tout intérêt369. Les arguties de l’Irlandais sont des « tours de passe-passe » qui menacent le lecteur370. Le châtiment n’est pas un mal mais un bien, car il est juste, quelle que soit la souffrance des réprouvés371. Chez Florus, la prédestination du châtiment ne pousse pas au fatalisme, bien au contraire : elle a toute sa place dans l’effort disciplinaire. En suscitant la peur des tourments préparés, elle doit faire craindre au chrétien d’être réprouvé et le et l’apôtre traduit « le voile du tabernacle » (Hebr. VI, 19) tiré devant l’oracle, il n’y avait rien ; et que sous la terre, il n’y avait rien non plus ; mais que c’était dans cette maison du ciel et de la terre qu’étaient contenues toutes choses ; ce que nous appelons l’enfer, de la terre à la lune, puis le paradis, ou le royaume des saints, jusqu’au firmament, et là, les anges saints et âmes des saints, et notre Seigneur Jésus-Christ qui y est présent corporellement ; alors que la vérité et l’autorité de la foi catholique en jugent autrement. On ne trouvera aucun auteur ecclésiastique suffisamment fou pour affirmer de telles choses ; tu prouves ainsi que tu as puisé et vomi cette maladie mortelle de la lecture à laquelle tu consacres toutes tes forces. C’est ton Capella, je le crois, plus qu’aucun autre, qui t’a conduit dans ton labyrinthe : tu lui as consacré ta méditation plus qu’à la vérité de l’Evangile ». 366 Zechiel-Eckes, Florus, p. 118. 367 CCCM 260, p. 225. 368 Ibid., p. 227. 369 Ibid., p. 231. 370 Ibid., p. 229 : Quicunque huiusmodi fallaciis atque praestigiis illuduntur… 371 Ibid., p. 256.
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pousser à un effort constant vers la perfection. Dès la fin du VIIIe siècle, le Liber exhortationis de Paulin d’Aquilée, dédicacé au duc Eric de Frioul, employait le même argument : ne tardons pas à nous convertir, écrivait Paulin ; nous craindrions qu’il ne nous châtie, lui qui en a prédestiné certains au supplice éternel372. Loin de pousser au fatalisme, la crainte d’un châtiment prédestiné est, pour Paulin, un levier pastoral de premier choix. La critique de l’Erigène et la réfutation des craintes pastorales d’Hincmar et Raban vont donc de pair : la prédestination d’un châtiment matériel est à la fois orthodoxe et utile au prédicateur. Le Liber de tribus epistolis répond à l’argument que la prédestination impose aux réprouvés la nécessité de faire le mal, après une citation d’Augustin, en faisant l’éloge de la peur du jugement : Celui qui aura entendu cela, trouvera-t-il donc de quoi se plaindre ? Que lui reste-t-il à faire, sinon, poussé par la terreur du juste jugement par lequel Dieu a décrété la punition de ceux qui persévèrent dans leurs méfaits, de se corriger de ses propres méfaits, pour ne pas être puni avec ceux qui ne se corrigent pas ? Ainsi, la peur du juste jugement de Dieu qui punit les iniques et les impies n’est nocive à personne, au contraire : elle s’avère parfaitement salutaire pour ceux qu’elle contribue à corriger373.
Ici, la pastorale de la peur s’appuie sur la doctrine de la double prédestination. La force de conviction qu’elle perd en insistant moins sur le libre-arbitre, elle la compense avec la force psychologique du châtiment prédestiné, image des tourments imminents. On la retrouve dans le De tenenda, en 853‑854 : Nous confessons […] une prédestination pleine et entière, ne niant la miséricorde de Dieu à personne, ne soustrayant la grâce de la conversion à personne, ne fermant l’accès à l’indulgence à personne, mais inculquant à tous ceux qui veulent rester dans l’iniquité une terreur saine et profitable374.
Florus consacre plusieurs passages aux aspects pastoraux de la prédestination. La collection des Sententiae Augustini, prévue pour un public simple, affirme, non contente d’un exposé doctrinal de la grâce et de la prédestination, que l’admonition et l’exhortation fraternelles sont choses indispensables, et que les fidèles tirent profit des prières, aumônes et « autres efforts de piété »375. La théorie reste donc au service de la pratique.
372 PL 99, col. 263. 373 CCCM 260, p. 330. 374 Ibid., p. 433. 375 PL 116, col. 108.
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Conclusion
La controverse sur la prédestination met une chose en évidence : la peur du châtiment trouve toute sa place dans une pastorale à la fois pleinement carolingienne et pleinement augustinienne. Pourtant, la crainte d’une remise en cause de la pastorale de la peur, qui est une pièce de l’édifice social et une arme polémique des clercs, a été vive. Elle explique en partie l’intensité des débats. Premièrement, Raban et Hincmar ont estimé qu’en éliminant le ressort pastoral du libre-arbitre, la prédestination au châtiment pousserait à l’indifférence à l’égard du jugement dernier. Florus rétorque, d’une part, que le libre-arbitre n’est pas évacué par la doctrine de la prédestination (c’est là une aporie de l’augustinisme vue en introduction) et, d’autre part, que la prédestination au châtiment est, au contraire, un puissant ressort psychologique, poussant les pécheurs à la conversion par la peur. Ce premier débat se situe à l’intersection dramatique entre, d’une part, un point de sotériologie mal défini et, d’autre part, un impératif pastoral qui en dépend absolument, et qui est de surcroît exacerbé par les récentes polémiques sur la dévolution des biens d’église. Deuxièmement, la théologie érigénienne va au-delà des termes conventionnels de ce débat en suggérant l’immatérialité des peines de l’Enfer. Songeons encore que cette thèse fait partie de son enseignement à la cour et circule dans l’aristocratie. Dans cette mesure, il est difficile d’interpréter le tollé provoqué par Jean Scot autrement que comme la manifestation d’une crise de la peur, c’est-à-dire du scepticisme et de l’indifférence de certains aristocrates, auxquels l’Erigène, lui-même laïc, fournit une justification doctrinale, à l’égard des menaces répétées des clercs. La violence de sa condamnation par Prudence, Florus et le concile de Valence, la discrétion affichée par son commanditaire, Hincmar, offrent un contraste saisissant avec la protection royale, comme si la cour s’était offert, avec l’Irlandais, une doctrine plus accommodante que celle des évêques, qui font à cette occasion front commun. Ce conflit est donc traversé par plusieurs lignes de front, entre augustiniens et « semi-pélagiens », certes, mais aussi entre le clergé traditionnel et la théologie novatrice de la cour. Au terme des débats, la « prédestination d’Église » mise en évidence par Weizsacker376 prêchée par l’Église de Lyon et les clarifications de Florus sur la compatibilité de la pastorale de la peur avec la double prédestination ont pu convaincre tous les participants que, contrairement aux craintes initiales de 376 Pezé, « Historiographie », dans La controverse carolingienne sur la prédestination. Histoire, textes, manuscrits, op. cit., à paraître. Voir aussi l’introduction, p. 31.
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Raban, celle-ci ne remettait pas en cause l’édifice idéologique carolingien. Les débats ont donc pu s’interrompre d’eux-mêmes sans qu’une formule de concorde sur la double prédestination ne soit adoptée. C. Contestations laïques La grande inconnue de cette controverse est son audience laïque. Nous avons maintenant mesuré la résonance des débats à la cour de Charles le Chauve, où la théologie novatrice de l’Erigène prémunissait l’aristocratie contre les admonitions du clergé. Ces aristocrates ne sont pas un public passif. Ils participent, dès Gentilly en 767, aux débats doctrinaux377. Tout au long du IXe siècle, les conciles sont souvent doublés par une assemblée royale, ce qui permet aux laïques et aux clercs de multiplier les contacts sur les affaires en cours378. C’est le cas des conciles de 848 et 849. La cour est un milieu plus ouvert que ne le laissent penser les sources, comme le révèle l’épisode de la conversion de Bodo. En 838, ce diacre palatin se convertit au judaïsme à l’occasion d’un pèlerinage à Rome. Bodo, nutritus, a grandi et a été instruit à la cour. Les Annales de Saint-Bertin laissent un récit consterné de sa conversion379. Dans les années qui suivent, Bodo échange plusieurs lettres avec l’Espagnol Paul Alvare qui tente de le reconvertir. Celui-ci fait une remarque sur la cour carolingienne : « Tu dis que tu as vu, dans le palais du roi des Francs, jusqu’à quatorze hommes qui différaient entre eux par le culte »380. Il est difficile de savoir ce que Bodo entend par cultus : religion ; liturgie ou doctrine ; pratique religieuse en général381. Bodo aurait en tout cas argué du cosmopolitisme de la cour pour défendre sa préférence d’une religion intègre. Agobard dénonce quelques années plus tôt la faveur en cour des Juifs, auxquels les chrétiens euxmêmes demandent des bénédictions382. La cour vit dans une ambiance plutôt tolérante où la discussion religieuse est monnaie courante. L’audace des théories de l’Erigène, condamné en concile, averti par le pape, mais jamais disgrâcié par Charles, le montre. 377 Hartmann, « Laien auf Synoden », p. 258. 378 Cf. Ibid., p. 260‑269. Les assemblées doubles remplacent les concilia mixta vers 800. 379 Annales de Saint-Bertin, p. 27‑28. 380 Liber epistolarum Alvari, ep. XVIII, PL 121, col. 503 : dicis te in Francorum regis palatio vidisse quatuordecim viros inter se ipsos cultu diversos. 381 Cela se rapporterait alors à la diversité des liturgies romano-franques et aux expériences liturgiques du règne de Louis le Pieux, dont Amalaire est un exemple éloquent. Charles le Chauve est, lui aussi, friand de rites exotiques et assiste à la messe selon les rites de Constantinople, de Jérusalem et mozarabe : cf. A. Jacob, « Une lettre de Charles le Chauve au clergé de Ravenne ? », dans Revue d’histoire ecclésiastique, 67/2, 1972, p. 409‑422. 382 CCCM 52, p. 194.
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Malheureusement, le corpus des débats, contrôlé par le clergé, ne nous a laissé aucune allusion explicite à la participation active des laïcs. Néanmoins, on peut prendre la mesure, grâce à un faisceau d’indices, de la contestation qui entoure, du côté des laïcs, l’écheveau des débats des années 850 : la prédestination, le librearbitre, la matérialité de l’Enfer, les biens d’église. Nous pouvons alors discerner la réaction laïque au discours des clercs et déceler enfin des traces d’un scepticisme et d’une contestation qui, à l’époque carolingienne, font cruellement défaut383. 1. Questionnements sur le libre-arbitre (849‑850)
En 849, Loup de Ferrières, dans le Liber de tribus quaestionibus, dénonce de mystérieux sectateurs du libre-arbitre en des termes qu’il faut lire in extenso : Mais que se lève l’un de ces querelleurs obstinés pour dire : « Dieu n’aurait pas dû créer l’homme s’il savait qu’il allait pécher ». On devrait dire, avec plus de justesse : « l’homme n’aurait pas dû commettre le péché qu’il pouvait facilement éviter et dont il savait, s’il croyait aux paroles de Dieu, qu’il allait le tuer ». […] Ou, ajoute-t-il, « il aurait dû créer un homme qui ne puisse pas pécher ». Pourquoi ne pas se plaindre ainsi : « pourquoi l’homme, étant capable, s’il le voulait, de ne pas pécher, n’a pas voulu demeurer dans un état qui lui permettait, par son obéissance, de mériter de Dieu de ne pas vouloir ni pouvoir pécher ? » En effet, pourquoi nier à l’homme cette volonté qui lui obtient, s’il l’utilise bien, une récompense et s’il l’utilise mal, les souffrances d’un tourment prévisible ? Je dirais, avec constance, que Dieu n’aurait créé aucune créature qui pécherait s’il n’avait décidé qu’elle redeviendrait bonne ou causerait quelque bien. En effet, il a préféré faire des méchants des hommes bons, ou au moins en tirer du bien, plutôt que permettre qu’il n’y ait aucun mal384.
Ce long passage de Loup peut aisément être mis en regard d’un extrait de l’Ad simplices d’Hincmar de Reims, lui aussi de 849 : Mais il y en a certains qui disent que Dieu aurait dû créer l’homme tel qu’il ne puisse ni pécher avec son libre-arbitre ni être capable de recevoir le mal ; mais ce qu’ils disent, comme le montre saint Jérôme, c’est que Dieu aurait dû créer l’homme bon par nécessité, et non bon par volonté. Alors même que Dieu a fait l’homme à son image et à sa ressemblance (Gn 1, 16), ceux-là disent qu’il aurait dû faire un homme qui ne soit pas semblable à Dieu, Lui qui est bon parce qu’il le veut, et non parce qu’il y est obligé385.
383 Voir T. Lienhard, « Athéisme, scepticisme et doute religieux au Moyen Âge. Notes de lecture à propos de trois publications récentes », dans Revue de l’Institut français d’histoire en Allemagne, 3, 2011, p. 188‑205. 384 PL 119, col. 629. Pour von Severus, Lupus von Ferrières, p. 140, ces queruli peuvent être aussi bien imaginés, que réels. 385 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 294.
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Ces extraits, au contenu si semblable, sont le reflet de débats perdus. Loup parle, avant ce passage, du péché originel et de la déchéance de l’homme causée par le mauvais usage du libre-arbitre. Après la chute, Dieu en sauve certains et en abandonne d’autres. Immédiatement, Loup répond à des objections d’une profondeur insolite : Dieu n’aurait pas dû créer l’homme en sachant qu’il allait pécher ; il aurait dû le créer de telle sorte qu’il ne le puisse pas. En arrière-plan, on voit se dessiner un reproche : en créant les hommes si faibles, Dieu semble les avoir voués au châtiment. S’il voulait que l’homme s’applique aux bonnes œuvres, il fallait l’en rendre capable. Évidemment, ce reproche n’est formulé par aucun des controversistes. Qui sont ces « querelleurs obstinés » ? Les traités d’Hincmar comme de Loup sont plutôt destinés à des clercs ; cela dit, la nature des objections semble dénoncer des laïcs. Elles sont fondamentales, trop peut-être pour provenir de clercs. Elles portent sur la question, toujours débattue, de la théodicée : la justification du mal. Il ne serait sans doute venu à l’esprit d’aucun clerc de remettre en cause la création elle-même, ou la responsabilité de l’homme dans sa damnation. Or, l’objection porte là-dessus : si Dieu crée l’homme capable du péché, qu’il ne s’étonne pas que l’on pèche ! Il n’avait qu’à créer l’homme incapable de tout mal, s’il le voulait parfait. Ce n’est pas une objection de pasteur, mais d’ouaille sceptique envers son catéchisme, qui s’approprie le problème de la prédestination autrement que les clercs rompus à la théologie. Loup de Ferrières et Hincmar ne sont pas les seuls à nous donner cet aperçu. Dans le cinquième chapitre de son traité, Jean Scot (lui-même laïc), après avoir débattu de la nécessité du bien et du mal et défendu le libre-arbitre, s’interrompt pour s’en prendre à des « objections » qui le retiennent jusqu’au chapitre six386. D’après l’Irlandais, certains dédaignent de se corriger et se plaignent de Dieu. N’aurait-il pas été mieux que Dieu créasse l’homme sans le libre-arbitre qui le rend coupable du péché ?387 Les objecteurs ne s’arrêtent pas là et formulent un sophisme à quatre termes. Le libre-arbitre est un don de Dieu ; or tout don est bon ; ce qui est bon ne nuit pas ; le libre-arbitre ne nuit donc pas (le paralogisme, précise Jean Scot, est de leur cru)388. Dieu n’aurait pas dû créer un homme capable de pécher, car il avait le pouvoir d’éviter cela. Cette « opinion perverse », dit l’Erigène, se réfute
386 CCCM 50, c. 5. 387 Ibid., l. 118 : In quo loco respondendum est his qui nolentes immo spernentes sua peccata corrigere sed querentes de divina operatione procaciter dicere solent : « cur Deus dedit homini liberum arbitrium quo solo peccare convincitur ? » 388 Ibidem : quod etiam conantur falsissimo paralogismo concludere proponentes : si liberum arbitrium donum Dei est ; omne autem donum bonum est ; omne bonum non nocet ; liberum igitur arbitrium non nocet.
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aisément : il dresse pour cela un interrogatoire fictif. Et ce n’est encore la fin : les objecteurs ont des arguments en réserve. Pourquoi Dieu n’a-t-il pas donné à l’homme un libre-arbitre qui ne veuille que le bien et la piété ? À l’inverse, pourquoi n’aurait-on pas pu avoir un libre-arbitre boiteux, qui ne veuille pas le mal ? N’est-il pas mieux en effet de vivre heureux, même avec un libre-arbitre boiteux, que d’être pleinement libre389 ? Jean Scot conspue ses objecteurs : Miranda est vestra cecitas390 ! La situation d’énonciation est alors rompue : comme il avait interpellé Gottschalk, Jean Scot les harangue pour leur donner un cours sur la notion de justice. « Ne savezvous pas ce qu’est la justice ? Vous l’ignorez complètement ». Il en donne alors la célèbre définition romaine : sua cuique tribuere. Une définition de droit civil, particulièrement à même de toucher un laïc. Ces objections ne sont pas plus hypothétiques que celles de Loup ou d’Hincmar ; les objecteurs non plus. Les questions, plus élaborées, reprennent la même question de la théodicée. Pourquoi Dieu a-t-il voulu la liberté de l’homme ? N’aurait-il pas fallu les créer absolument bons ? Ce sont les mêmes questions que pose Evode dans le De libero arbitrio, un dialogue philosophique d’Augustin composé en 387‑388, alors que son auteur ne s’était pas converti : « Je me demande si celui qui nous a créés a bien fait de nous donner le libre-arbitre, que la capacité de pécher prouve que nous avons. Nous n’aurions pas péché, si nous ne l’avions pas eu : on peut craindre que Dieu soit jugé responsable de nos méfaits, de cette manière »391. C’est le raisonnement sceptique par excellence, réfutant l’existence de Dieu par l’aporie de l’existence du mal et justifiant l’indifférence envers la quête du salut par la nécessaire bonté de la création. Jean Scot a entendu ce raisonnement et ressent l’impérieuse nécessité de le contrer. Son interrogatoire de deux pages sert à cela. L’interrogatoire est un genre en soi, fréquemment utilisé par Gottschalk, soit pour reconstituer des débats passés, soit pour proposer des manuels de débat à ses partisans (cf. chap. 5, p. 328). Il a donc existé des objecteurs suffisamment nombreux et puissants pour forcer Hincmar, Jean Scot et Loup de Ferrières à répondre, au détour d’un chapitre, à 389 Ibid., l. 150 : si vero dixeritis « cur Deus homini tale liberum arbitrium non dedit, cum potuit, quo non nisi pie justeque vivere vellet nec aliter velle posset impie vero injusteque vivere nec vellet nec posset ? »… Si dixeritis : quid homini noceret si liberum suum arbitrium parte aliqua claudicaret, id est, eo male uti non posset tantum ut eo bene utendo ad vitam perveniret aeternam ? melius est enim beate vivere quam plenam voluntatis libertatem habere. 390 Ibid., l. 169. 391 De libero arbitrio I, 16, 35.
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leurs questions. L’épicentre de tels débats est la cour392, lieu de dialogue entre clercs et laïcs lettrés393. La formulation des arguments en syllogismes dénonce ce milieu : nous sommes dans les années où Jean Scot commente Capella394. Comme Prudence, qui y avait fait sa connaissance, il a sans doute fait cours aux adolescents qui entouraient les grands du royaume395. À la cour fourmillent les jeunes nutriti du roi, que les clercs doivent encadrer et moraliser396. Les relations entre clercs et laïcs, faites de conversations et d’invitations à dîner, sont cordiales397. Ces élites laïques sont cultivées : plusieurs correspondent avec les intellectuels de leur temps, comme Raban Maur398, et certaines des bibliothèques reconstituées par Pierre Riché prouvent leur culture399. L’exégèse est parfois dédiée à des aristocrates laïcs400. Mais à ces quelques exceptions près, la vie intellectuelle laïque, sous Charles le Chauve, est très peu documentée. Pourtant, on s’aperçoit qu’une autre affaire laisse transparaître des objections laïques à l’enseignement des clercs, éparses dans la documentation : la gestion des biens d’église. 2. Objections sur les biens d’église (années 830‑850)
La première source témoignant d’objections laïques argumentées contre les prescriptions cléricales au sujet des biens d’église est la lettre synodale de 836 adressée à Pépin d’Aquitaine. Elle livre bien des enseignements sur le degré d’acculturation de l’élite401. L’épître relève de la rhétorique traditionnelle de la peur : les spoliateurs de biens d’église seront frappés par le châtiment402. Elle cite, comme Loup, Hincmar et l’Erigène, certains arguments de ses contradicteurs. Ces
392 Devisse, Hincmar, p. 117. Ganz, « The debate on predestination… », p. 283. 393 Depreux, Prosopographie, p. 19‑21, a mis l’accent sur une lacune historiographique : où étaient éduqués les laïques lettrés ? Les indices semblent dénoncer la cour mais il manque une monographie, malgré le volume Lay intellectuals in the Carolingian world, J. Nelson et P. Wormald dir., Cambridge, 2007. 394 Voir l’apostrophe de Prudence de Troyes dans son De praedestinatione, citée p. 225. 395 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 54. 396 Nelson, Charles le Chauve, p. 65. Les clercs doivent admonester les laïcs : Sot, « Concordances et discordances », p. 346‑347, citant Jonas, De institutione laicali, I, 7, 9‑10 et II, 19. 397 Ibid. ; cf. Hincmar, De ordine palatii, 27 (T. Gross et R. Schieffer ed., Hannovre, 1918, MGH Fontes iuris 3), p. 80. 398 Savigni, « Les laïcs », p. 85. 399 Cf. Riché, « Les bibliothèques de trois aristocrates ». 400 Shimahara, « L’exégèse biblique », p. 211‑212 : elle inventorie un manuscrit de Questions sur l’Heptateuque publié pour un laïque anonyme, l’échange entre Haimon et le comte welf Conrad qui figure dans le manuscrit BNF, latin 5715, ainsi que le testament d’Évrard. 401 MGH Conc. 2.2, p. 724‑767. Je remercie Gaëlle Calvet-Marcadé de m’avoir fait connaître cette source. 402 Calvet-Marcadé, Défense des terres d’Église, p. 292 ; MGH Conc. 2.2, p. 739.
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derniers, s’insurge-t-elle, ne respectent pas la dignité ecclésiastique et tiennent des raisonnements pernicieux. Où est le mal – disent-ils – si l’on a besoin d’utiliser les biens ecclésiastiques ? Dieu et les saints, eux, n’en ont pas ou plus besoin. Toutes les choses de la terre ne sont-elles pas à Dieu ? Ne les a-t-il pas créées pour l’usage des hommes403 ? Ces quelques lignes nous plongent dans une culture désormais invisible, faute de sources. Elles dévoilent des laïcs élaborant une justification chrétienne de la spoliation des biens d’église. Cette justification, tout en se situant à l’intérieur du système chrétien, se fonde sur des objections de bon sens. Les arguments avancés n’ont d’ailleurs rien de fondamentalement anticlérical. On les retrouve dans une catéchèse pour laïcs du début du IXe siècle, originaire du Nord de la France : Voilà toutes les merveilles qu’a faites Dieu pour nous les hommes. Qu’espérez-vous ? Quels remerciements pouvons-nous lui adresser ? Et comment devons-nous le servir, lui qui nous a donné tant de biens et de dignités, qui les a préparés pour nous sans mérite de notre part, sans aucun service, sans aucune nécessité ? Car il n’a besoin d’aucun service. Les puissants ont des esclaves, ils ont besoin de leur aide et de leur service : Dieu en revanche n’a besoin d’aucune aide404.
Le même argument qui servait à imprégner les laïcs de la toute-puissance de Dieu et à inspirer une action de grâce pour les bienfaits reçus est retourné sans ménagements. S’Il n’a pas besoin de service, pourquoi les aumônes ? Ces laïcs savent ne pas toujours écouter les clercs. En février 859, Hincmar se plaint des ouailles qui vont à la messe par conformisme et en repartent juste avant la lecture de l’Évangile – pour éviter le sermon405… L’archevêque commande donc à ses prêtres de leur lire sa lettre d’admonition après la première lecture, et non après l’Évangile : pris par surprise, les auditeurs seront bien obligés d’écouter. L’Epitaphium Arsenii, dont le deuxième livre est rédigé par Paschase Radbert dans les années 850, se fait l’écho d’arguments laïcs en faveur de confiscations de biens d’église. Le discours de Wala que Paschase situe à Aix en hiver 828, mais qui est en réalité de sa propre confection, met en scène les objections des Grands : « la république est amoindrie par de nombreux problèmes et ne peut se suffire à elle-même ; nous avons besoin, pour agir, des biens et des soldats de l’Église ; nous avons besoin du soutien de ses richesses »406. L’argumentation se fait ici toute 403 Ibid., p. 731. 404 Ms. Sankt-Gallen, Stiftsbibl., 124, p. 326‑327 – maintenant édité par Pelle, « An edition of an unstudied early Carolingian sermon collection », op. cit. supra p. 281, n. 343. 405 MGH Ep. 8, p. 60. 406 PL 120, col. 1611.
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pragmatique : il n’est plus question des droits de l’Église à posséder des biens mais des nécessités du gouvernement. Paschase met en scène un débat argumenté entre Wala et les seigneurs, en présence de l’empereur. Sans doute reflète-t-il les véritables discussions des années 850. La question des biens d’église a également provoqué la rédaction d’un long traité anonyme, exhumé et édité par Guy Lobrichon. Le manuscrit provient d’Auxerre et du troisième quart du IXe siècle, au plus près des débats sur la prédestination407. D’après le traité, « il y a de nombreuses personnes » qui affirment que l’Église aurait dû rester dans la pauvreté apostolique des origines ; que les églises ne devraient pas pouvoir hériter de biens fonciers ; que les biens d’église ne sont pas sacrés. Comme la lettre synodale à Pépin, la réponse des clercs esquive ces réflexions pour élaborer un vaste florilège biblique, essentiellement vétérotestamentaire408. La pauvreté apostolique est une notion qui reste totalement étrangère à cet auteur anonyme. Guy Lobrichon, qui insiste à juste titre sur la radicalité de cette contestation, qu’on croirait tirée d’un traité vaudois ou franciscain, estime que le traité est « le fer de lance d’une reconquête idéologique »409 : c’est donc, comme on le pense ici, que les menaces des clercs sont usées et ne convainquent pas. Un commentaire du symbole édité par Susan Keefe, à usage pastoral, reprend une célèbre formule d’Augustin au sujet du châtiment : « pourquoi souffrons-nous tous ces maux de la création de Dieu ? Parce que nous l’avons offensé. De ton châtiment, accuse ton péché, pas ton juge »410. David Ganz a montré que dans l’Epitaphium Arsenii, Pascase oppose les « honnêtes gens » aux courtisans qui doutent de la résurrection et des visions411. Le questionnement et les remises en cause atteignent des degrés que les sources ne nous permettent plus de mesurer mais seulement, rassemblés comme ici en faisceau, de pressentir.
407 G. Lobrichon, « Biens d’Église, offrandes et lieux sacrés : autour d’un traité carolingien inédit », dans La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012 (Collection d’études médiévales de Nice, 12), p. 107‑154. Ms. Paris, BNF, latin 1745. 408 Voir l’index des citations, ibid., p. 152‑154. 409 Ibid., p. 113. 410 CCCM 254, p. 37 (textus 7 ; manuscrit Montpellier, BISM, 141). 411 Ganz « The Epitaphium Arsenii… », p. 543, citant l’Epitaphium Arsenii I : Sed quid ignoti facient, cum a conscio criminamur ? aut non legisti quid nuper attulit gentilium tema quod quidam Drusillam in caelum euntem viderit ? Fortassis idem vidisse Arsenium habentem iter in caelum narrabit. Quapropter eum interrogate, si vobismet non creditis, velit nolitve, quae in caelo aguntur, quia divinis non credimus, forsitan se vidisse monstrabit ; quem si interroges, vel soli narrabit coram pluribus, ut estimo, numquam verbum facturus.
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3. Une audience laïque contrastée
Peut-on alors considérer les arguments récriés par Hincmar, Loup et Jean Scot comme représentatifs d’une sorte de contre-culture laïque, réagissant comme elle peut au discours des clercs en matière de biens d’église et de prédestination ? En réalité, le tableau est contrasté. Il faut éviter d’opposer mécaniquement ecclésiastiques dévots d’un côté et laïques sceptiques de l’autre. S’ils émaner sans doute de laïcs, les arguments contestés par Hincmar, Jean Scot et Loup ne doivent pas être considérés comme représentatifs. Il devait régner dans les opinions la diversité qui a tant déplu à Bodo. Le Manuel de Dhuoda, peu avant l’affaire Gottschalk, donne l’exemple d’un monument de piété laïque ayant intériorisé les préceptes ecclésiastiques incarnés par la pastorale de Jonas d’Orléans412. Les portes du paradis ne sont pas réservées aux clercs mais ouvertes aussi aux laïques pratiquant les œuvres. Elle recommande la plus complète soumission aux clercs (III, 11)413. Cette soumission embrasse l’autorité intellectuelle : son fils doit écouter les bons prêtres, méditer et accomplir leurs prescriptions414. De quel côté pencherait le Manuel dans la querelle ? Incontestablement, du côté d’Hincmar. Dhuoda se fait l’écho de la théorie de la réintégration du nombre angélique, d’après laquelle l’humanité fut créée pour remplacer les anges déchus (IX, 4). Il faudra pour cela exactement autant d’élus que d’anges. L’idée, tirée d’Augustin, Grégoire, Isidore, est notamment reprise pendant la controverse par Hincmar415. Sa conception de l’élection est par ailleurs consécutive. C’est grâce aux mérites propres que l’homme est sauvé416. C’est en conséquence des œuvres, pro meritis, que Dieu distribue les bienfaits : sans quoi il serait accepteur de personnes. L’argument était déjà utilisé par les Pélagiens, puis renversé par Augustin417. Hincmar lui consacre un long développement en 849 dans l’Ad simplices418. Ce motif est l’indispensable corrolaire d’une pastorale responsabilisante destinée à un public laïc ; une pastorale qui correspond, mutatis 412 Voir, au sujet du Manuel de Dhuoda, Riché, « Les bibliothèques de trois aristocrates », p. 87‑96, Nelson, « Dhuoda » (en particulier p. 115), Le Jan, « Dhuoda ou l’opportunité du discours féminin » et Sot, « Concordances et discordances », p. 352‑361. 413 SC 225, p. 184‑197. 414 Ibid., p. 195. 415 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 268. Voir, au sujet de la substitution du nombre angélique, Congar, Ecclésiologie, p. 103‑105. L’idée est critiquée par Thomas dans la Somme Théologique, prima pars, question 23, article 7. 416 SC 225, p. 175 : « Lui-même est l’auteur du genre humain, et il ne refuse pas de dispenser ses bienfaits aux grands et aux petits, comme il le veut, en récompense et à la mesure de leurs mérites. Car il ne fait pas acception de personne, mais se rend présent avec plaisir à tous ceux qui le craignent et font sa volonté ». 417 Augustin, De praedestinatione sanctorum, 15, 30. 418 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 283.
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mutandis, à la pensée et à l’ecclésiologie de Jonas d’Orléans. C’est dans cette direction qu’a arbitré Charles le Chauve. Conclusion du chapitre L’exégèse de Raban des années 830‑840 conspue les hérétiques qui subvertissent les grands laïcs419. Haimon d’Auxerre, dont le Commentaire sur l’Apocalypse est à peu près contemporain de la controverse sur la prédestination, assimile les cavaliers de l’Apocalypse aux hérétiques et à leur bras séculier : « appuyés sur le patronage des princes, les maîtres des erreurs nuisent bien plus que s’ils convainquaient par leur seul discours »420. La peur que l’hérésie se propage aux élites laïques n’est pas étrangère aux contemporains. Or, Gottschalk a été hébergé plusieurs années par Évrard de Frioul, un des plus grands aristocrates d’Occident et, nous venons de le voir, les enjeux de la controverse sont étroitement imbriqués dans la crise politique des années 850. La lettre synodale de Pépin et le traité auxerrois sur les biens d’église dévoilent le discours de laïcs remettant en cause, tant du point de vue de la doctrine du librearbitre et du jugement que de celui de la propriété ecclésiastique, le pouvoir de l’Église sur les esprits et les biens. Au savoir livresque, ces objecteurs opposent un bon sens terre-à-terre : Dieu tout-puissant a-t-il besoin d’or ? Depuis le Ciel, les saints ont-ils que faire de champs, de prés, de friches ? L’Évangile n’exalte-t-il pas la pauvreté ? Les apôtres ne l’ont-ils pas pratiquée ? Si Dieu voulait que l’on soit bon, n’aurait-il pas mieux valu que l’on soit incapable de pécher ? Pour répondre, les clercs se fortifient dans la citadelle patristique. Ils citent l’Écriture en recentrant le débat sur leur fonction de médiateurs du sacré. La controverse sur la prédestination s’est donc trouvée à l’intersection entre le scepticisme de certaines élites aristocratiques à l’égard de la culture de la peur et la question des biens d’église. La crainte qu’un discours strictement augustinien sur le châtiment ne démobilise les ouailles est, chez Hincmar ou Raban, évidente. Un premier enjeu, pour les controversistes, est de s’accorder sur une doctrine qui ne remette pas en cause la pastorale des œuvres, de la responsabilité individuelle et de la crainte du jugement. Il semble que les auteurs augustiniens, comme Florus, y aient répondu avec succès. C’est là le fruit d’une adaptation de l’augustinisme à l’ecclésiologie carolingienne, mise en évidence par Weizsäcker, et que l’on peut
419 De Jong, « The empire as ecclesia », p. 222, note 135. 420 PL 117, col. 1059.
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appeler une « prédestination d’Église »421. Dès lors, le différend doctrinal pouvait perdurer : la pratique religieuse et la pastorale étaient indemnes. Un deuxième enjeu est de contrecarrer les objections plus radicales venues des milieux aristocratiques (avec les objections réfutées par Loup, Hincmar et Jean Scot) et de la cour (avec la doctrine de l’Erigène) : contre cette dernière, augustiniens et non-augustiniens, soucieux de la matérialité du châtiment et de son efficacité pastorale, font front commun. Hincmar, dédicataire de l’Erigène, l’abandonne et l’inscrit au catalogue des hérésies récentes. Les laïcs n’ont pas dû avoir un avis plus univoque que les clercs. Nous avons vu certains d’entre eux porter très loin le doute sur la question de la justification. D’autres, sur la ligne défendue par Dhuoda, ont certainement intériorisé le discours pastoral carolingien à tendance anti-prédestinatienne, qui insiste sur les œuvres et le combat des vices et des vertus. Ils sont l’objet des craintes de Raban (« si je suis prédestiné, pourquoi m’échiner à faire le bien ? »). D’autres, comme Évrard de Frioul, ont dû accueillir la personne ou l’enseignement de Gottschalk. Si cette diversité et ces clivages permettent d’expliquer la violence de la controverse et son importance dans le contexte des années 850, on regrette de ne pouvoir situer plus de personnalités laïques dans ce paysage intellectuel, faute de sources. Dans le temps long de l’Église, les intersections entre la controverse sur la prédestination et les querelles des biens d’Église, toutes deux sources de contestations laïques atteignant un degré radical, sont une mine d’or historiographique. La médiévistique est habituée à dater le réveil des laïcs face à l’Église de l’an mil, âge de la réforme grégorienne, des premières hérésies populaires et des premières communes. Mais nous avons ici rencontré des laïcs capables de contester la médiation ecclésiastique, la peur du jugement, la richesse de l’institution, l’utilité des dons : autant de thèmes qui semblent surgir au Moyen Âge central422. Si l’on y ajoute les points communs entre certaines « hérésies » savantes carolingiennes et leurs parentes du Moyen Âge central, la similitude devient fascinante : Claude de Turin et son hostilité à l’égard de l’adoration de la croix, les adversaires de Paschase Radbert contestant la conception virginale, les débats sur l’Eucharistie (Amalaire, Ratramne, Paschase)…
421 Weizsäcker, « Das Dogma von der göttlichen Vorherbesthimmung » (cf. notre introduction). 422 La lettre du moine Héribert, datant probablement de la première moitié du XIe siècle, décrit une hérésie qui conteste l’utilité des aumônes au nom d’une pauvreté radicale ; Lobrichon, « Clair-obscur de l’hérésie », p. 441‑442. De même, le supposé « premier hérétique d’Occident », Leutard de Vertus, dans le diocèse de Châlons, prêche contre la dîme : Raoul Glaber, Histoires, XI, 22.
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Guy Lobrichon, nouvelles datations à l’appui, a mis en garde contre la périodicité traditionnelle, qui garde l’an mil comme charnière423. Pour les chercheurs confrontés au renouveau hérésiologique, la chasse aux origines de l’hérésie médiévale est ouverte. L’époque carolingienne, que des études récentes tendent à relier au XIe siècle424, en est peut-être l’exorde. Il faut alors oublier la thèse de l’éveil de l’hérésie occidentale aux alentours de l’an mil425. Cela étant, certaines controverses du Moyen Âge central ont une dimension populaire qui semble faire défaut deux siècles plus tôt. D’autre part, les hérésies populaires du XIe siècle sont, en certains points de doctrine, différentes des contestations carolingiennes426. Chaque mouvement s’inscrit donc dans un contexte particulier. Or, de la dimension sociale de l’hérésie carolingienne, nous n’avons, concentrés que nous étions sur les élites, encore rien dit. Avons-nous affaire à des débats entre une poignée de savants et d’aristocrates éduqués, avec en arrière-plan la multitude passive des illettrés ? Mieux situer dans le temps long occidental la controverse sur la prédestination, et avec elle l’attitude carolingienne face au débat doctrinal lui-même, impose de contourner les élites. Ce sera l’objet de notre seconde partie.
423 Lobrichon, « Clair obscur de l’hérésie ». 424 D. Iogna-Prat, « Le « baptême » du schéma des trois ordres fonctionnels : l’apport de l’école d’Auxerre dans la seconde moitié du IXe siècle », dans Annales ESC, 41, 1986, p. 101‑126 (à propos des origines carolingiennes de la tripartition féodale) ; Pezé, « Amalaire » (à propos des précurseurs carolingiens de la société de persécution) ; C. West, Reframing the Feudal Revolution. Political and Social Transformation Between Marne and Moselle, c. 800-c. 1100, Cambridge, 2013(à propos de l’encadrement social). 425 Moore, La persécution, p. 18. 426 Les objections et contestations que l’on a reconstituées ici font silence sur bien des caractéristiques des hérésies du Moyen Âge central, en particulier l’imitation laïque de la vie apostolique et la tendance au dualisme. Nous reparlerons de ces questions en conclusion.
SECONDE PARTIE
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Les chapitres qui précèdent ont été consacrés à l’élite dont émane la quasi-totalité des sources : il est temps, à présent, d’étudier l’impact de la controverse auprès d’un clergé de rang plus modeste. Ce décloisonnement impose de déconstruire les sources. Qui maîtrise l’information ? Qui sont les dominants et les dominés du discours ? Les simples clercs et les ouailles laïques sont-ils les spectateurs passifs du théâtre de l’élite ? S’interroger sur l’impact de la controverse auprès d’un public qui ne soit pas l’élite rejoint le problème historiographique de la scripturalité (Schriftlichkeit - Literacy), c’est-à-dire la place de l’écrit dans la société carolingienne1. Quel est le statut, quelle est l’utilité du document écrit ? Quel est l’usage d’un traité théologique ? Quels sont les différents genres d’écrits qui circulent pendant une controverse et dans quelles conditions sont-ils produits et lus ? On peut espérer, en interrogeant toutes les formes de construction de la source, aussi bien discursive que codicologique, reconstituer d’une part le substrat matériel de la controverse (production, circulation et usage des textes), et analyser d’autre part comment cette construction des sources façonne sa réalité sociale, c’est-à-dire la domination socio-intellectuelle des laïcs et des simples clercs par l’élite cléricale. Nous étudierons donc successivement la structuration du discours théologique par la domination des simples clercs par l’élite et le problème des falsifications, entre stéréotype et réalité, avant d’entreprendre une enquête archivistique dans les manuscrits carolingiens pour reconstituer la réalité pratique de la controverse.
1 Cf. M. Mostert, A Bibliography of Works on Medieval Communication, Turnhout, 2012.
CHAPITRE 5 DOCTES ET SIMPLES : LE CHAMP DU DÉBAT
Ce qui est incompréhensible à notre esprit, nous l’ignorons, assurément. Qu’il s’en présente une idée à notre pensée, nous la rejetons et nous l’infirmons, car nous savons qu’elle n’est pas cette paix que nous cherchons, et dont cependant nous ignorons encore la nature. Il y a donc en nous une sorte de docte ignorance, mais éclairée par l’Esprit de Dieu qui aide notre faiblesse. Augustin, Lettre 130 à Proba, 27‑28 L’homme dont le zèle est le plus ardent ne peut arriver à une plus haute perfection de sagesse que s’il s’est trouvé très docte dans l’ignorance même, et l’on sera d’autant plus docte que l’on saura mieux qu’on est ignorant. Nicolas de Cues, De la docte ignorance, I, 1.
L
’apparente circularité des sources dont il a été question dans l’introduction témoigne d’une différenciation entre élite et non-élite qui structure toute la querelle théologique. Elle pose la question de ce qu’est une controverse : non seulement un événement relevant de l’histoire des idées, mais un fait social à travers lequel s’est posé, dès les années 850, le problème de ce qu’était l’Église. Ce problème porte sur la hiérarchisation et le contrôle du savoir dans un régime de magistère. Dans cette mesure, il est bon d’évoquer le paradoxe de la « docte ignorance », souvent associé à la personnalité de Nicolas de Cues. Ce paradoxe s’inscrit dans une tradition culturelle remontant aux Béatitudes, dont un des versets : beati pauperes spiritu (Mt 5, 3), promet la félicité aux « pauvres en esprit ». Cette qualification positive de l’ignorance, qui acquiert au Moyen Âge une forme de normativité, pose, elle aussi, un problème de sociologie du savoir. Nous avons donc à analyser deux dynamiques : d’une part la structuration hiérarchique du savoir, d’autre part la qualification positive de l’ignorance. La vérité chrétienne a un statut institutionnel fondé sur la différenciation orthodoxie/hérésie, lui-même le moteur de l’édification progressive de l’Église. Suivant la thèse classique de Walter Bauer, il n’existe pas une orthodoxie originelle contre laquelle serait venue butter l’hérésie, mais un lent processus de différenciation entre doctrines qui se résout par l’institutionnalisation du dogme dans une Église hiérarchisée1. Le mot « hérésie », qui désigne dans le Nouveau Testament un 1 Cf. W. Bauer, Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme, P. Vuagnat éd., Paris, 2009 (éd. originale : Rechtgläubigkeit und Ketzerei im ältesten Christentum, Tübingen, 1934).
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« parti » menaçant la cohésion de la communauté, devient, avec la construction ecclésiale, synonyme d’erreur doctrinale2. Cette institutionnalisation de la vérité confère un statut social au savoir. Walter Bauer distinguait dans les récits d’Eusèbe un binôme évêques/hérétiques, qui est le lieu d’un débat intellectuel, et un binôme pasteurs/ouailles, qui est le lieu d’un débat moral, fait d’admonitions, d’exhortations, de recommandations ; cette distinction remonte au IIe siècle, avec la généralisation du monoépiscopat3. La rhétorique hérésiologique a hérité de cette antique dichotomie la distinction entre les « simples », vulnérables aux séductions de l’hérésie, et les « connaisseurs », capables de démasquer l’adversaire4. Ainsi, dès l’antiquité tardive, les auteurs ecclésiastiques doivent développer des stratégies rhétoriques différentes selon qu’ils s’adressent à leurs ouailles ou à leurs pairs5. Cette distinction entre élite et peuple, entre « pasteurs » et « ouailles » n’est pas un donné naturel : elle est une construction sociale qui révèle comment la hiérarchie de l’Église organise son propre pouvoir de qualification6. Or, l’époque carolingienne voit se renforcer, au-dessus de la société devenue Église, le magistère non seulement doctrinal, mais moral et politique du groupe statutaire des clercs dictant les règles du salut commun7. La controverse prédestinatienne dévoile les lignes de force de cette domination. Elle est un lieu de confrontation entre, d’un côté, la hiérarchie ecclésiastique qui, malgré ses propres dissensions, s’accorde à déplorer le désordre social causé par la querelle et à refuser aux simples clercs la possibilité de débattre, et, de l’autre, le vaste ensemble de ces derniers, cherchant à s’approprier ces débats. Cette entrée en force des simples clercs dans la discussion est d’abord l’œuvre de Gottschalk, dont la stratégie de communication est orientée vers eux. Elle oblige finalement la hiérarchie à considérer les simples 2 Voir surtout La notion d’hérésie dans la littérature grecque, IIe-IIIe siècles, t. 1‑2, Paris, 1985 et La controverse religieuse et ses formes, Paris, 1995 ; pour un utile résumé, son introduction à la traduction de W. Bauer ci-dessus. 3 Bauer, Orthodoxie et hérésie, op. cit., p. 161‑175 (sur l’interprétation d’Eusèbe, Histoire ecclésiastique IV, 24, voir p. 161) ; M.-Y. Perrin, « La grande Église face aux défis d’un siècle », dans Histoire générale du christianisme, J.-R. Armogathe dir., vol. 1 : Des origines au XVe siècle, P. Montaubin et M.-Y. Perrin dir., Paris, 2010, p. 126-133. 4 B. Jeanjean, « L’élaboration du discours antihérétique dans l’Antiquité tardive », dans Heresis. Revue d’Histoire des Dissidences européennes, 44‑45, 2006, p. 9‑30 (14‑18). 5 R. Lim, Public Disputation, Power, and Social Order in Late Antiquity, Londres, 1995 ; id., « Christians, dialogues and patterns of sociability in late antiquity », in The End of Dialogue in Antiquity, S. Goldhill éd., Cambridge, 2009, p. 151‑172 (167). 6 Sur la notion de « qualification », voir le compte-rendu de la table ronde « Ecclésiologie et hérésiologie (Moyen Âge, Temps modernes) » d’Auxerre des 28‑29 avril 2011 dirigée par D. Iogna-Prat et F. Gabriel, dans le Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre (BUCEMA) 15, 2011 (édition en ligne : http://cem.revues.org/11993). 7 Iogna-Prat, « Paradigme ecclésial », p. 324.
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clercs comme une véritable opinion publique, qu’il s’agit de convaincre grâce à une stratégie de communication adaptée. Il y a là comme un aller (l’exclusion des subalternes du débat et la répression par des moyens disciplinaires) et un retour (leur acceptation résignée et temporaire dans le champ du débat)8. La dimension sociale des controverses altimédiévales est un enjeu historiographique considérable. On leur nie souvent la qualification d’hérésies populaires. Il en existait pourtant dans l’antiquité tardive et à Byzance, où les controverses avaient un vaste impact social. Comment s’est transformé le régime de controverse de l’antiquité tardive, qui permet aux questions doctrinales de traverser toutes les couches de la société, à la manière des discussions politiques de la société contemporaine9 ? Selon Jeffrey B. Russel, le principal frein à l’impact social des hérésies carolingiennes est une alphabétisation insuffisante ; en revanche, la répression des mouvements déviants accompagne des moments réformateurs préfigure la construction du système d’exclusion du Moyen Âge central10. Russel souligne l’importance de deux facteurs que l’on retrouvera bientôt : le niveau culturel d’une part, la contestation de l’ordre d’autre part. Les clercs carolingiens sont un groupe social lettré (le seul, à part l’aristocratie) et, pour sa grande majorité, dans une situation de subordination qui le frustre de la possibilité de participer aux débats. Cette tension entre hérésie et contrôle social du savoir a été bien mise en valeur dans une historiographie plus généralement consacrée à l’hérésiologie11. Ce thème télescope le champ de la Publizistik, traditionnellement centré sur les libelli grégoriens – mais K. Zechiel-Eckes a bien montré que les stratégies d’un Florus n’ont rien à envier à celles des pamphlétistes du XIe siècle12. La Publizistik a été vite associée à la discussion des thèses d’Habermas sur la genèse de l’espace public européen. Ces discussions de médiévistes ont eu tendance à transformer la notion d’espace public en idéal-type, déconnecté du Siècle des Lumières, mais force est de constater qu’elles n’ont pas touché le haut Moyen Âge et que l’approche chronologisante, évolutionniste, garde sa force de séduction13. Leidulf Melve en particulier a récemment réaffirmé que l’opinion publique et la 8 Différents aspects de ce problème ont été abordés dans Epperlein, Herrschaft und Volk, en particulier p. 215‑230 ; Devisse, Hincmar, p. 123‑125 et 168, note 286 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 292 et Heresy and Dissent, p. 198-203 ; Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 602‑603. 9 Je tiens cette notion de nombreuses discussions avec M.-Y. Perrin dont le livre Civitas confusionis. De la participation des fidèles aux controverses doctrinales dans l’antiquité tardive (IIIe s. – c. 430), Éditions Nuvis, Paris, Philadephie, Pékin, 2017 est sous presse. 10 Dissent and order in the Middle Ages. The Search for legitimate Authority, New York, 1992, p. 15‑18. 11 Voir en particulier Heresy and Literacy. 12 Cf. Zechiel-Eckes, Florus von Lyon. 13 L’espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, P. Boucheron et N. Offenstadt dir., Paris, 2011, p. 77‑96.
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public sphere « n’apparaissent » en Occident qu’à la Réforme grégorienne14. La controverse sur la prédestination, déflagration théologique majeure du monde carolingien, a donc beaucoup à apporter à une interprétation plus juste du fonctionnement de l’opinion publique avant la Réforme grégorienne. Dans cette perspective, il faudra observer un principe : histoires littéraire et sociale sont intimement liées. La dépendance du champ littéraire à l’égard du champ politique et la diffusion la littérature carolingienne auprès d’un public élargi par l’intermédiaire de puissants dédicataires sont maintenant choses connues. Mirella Ferrari, d’une part, a mis en évidence dans les textes l’omniprésence de la distinction, lourde de conséquences, entre deux sortes de public, l’un érudit et l’autre plus populaire15 ; Irene van Renswoude, d’autre part, a montré comment la lecture et la parole des simples clercs et des moines étaient contrôlées par leurs supérieurs16. Ces grandes orientations font circuler des notions-clés : publicité, censure, hiérarchie, qualification, différenciation sociale… Ces notions permettent de cerner la dimension sociale d’une controverse doctrinale, en mettant en évidence la réaction des élites à l’intérêt des simples clercs pour la question de la double prédestination, en déconstruisant le montage idéologique légitimant la distinction entre participants qualifiés et non-qualifiés, et en comparant les stratégies de communication mises en œuvre par Gottschalk et ses adversaires pour convaincre et persuader ceux qui étaient devenus, volens nolens, le public de la controverse. I. Le public des simplices A. Les clercs, une opinion publique 1. Le milieu socioculturel des clercs
La vie monastique et l’instruction du clergé diocésain ont fait l’objet, ces dernières années, d’un intérêt croissant, qui réévalue à la hausse la diffusion de la 14 Melve, Public Sphere. L’auteur a nuancé ses thèses dans « ’Even the very laymen are chattering about it’ : the Politicization of Public Opinion, 800‑1200 », dans Viator, 44/1, 2013, p. 25‑48 (28‑31). Mais il ne concède à l’opinion publique carolingienne qu’une valeur rhétorique et écarte d’emblée les débats doctrinaux : ceux-ci sont l’apanage de « très petits groupes de clercs » (p. 28). On s’étonne que les travaux de Zechiel-Eckes (1999 !), qui constituent la meilleure réfutation de cette thèse, ne soient pas mentionnés. 15 Cf. Ferrari, « Potere, pubblico ». Voir, dans le même volume, la question posée par Giulio d’Onofrio, p. 607. 16 I. Van Renswoude, Licence to speak. The rhetoric of free speech in late Antiquity and the early Middle Ages, thèse soutenue à l’université Utrecht en 2011, p. 122‑126.
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culture latine et chrétienne dans les strates inférieures de la société et le rôle des paroisses dans la construction de la société-Église carolingienne17. Le monachisme carolingien a plusieurs caractéristiques : les moines, en majorité, entrent au monastère comme oblats ; ils reçoivent en grand nombre le diaconat et la prêtrise ; leur vocation est davantage l’étude et la prière que le travail manuel ; ils forment, dans certaines grandes abbayes, des communautés de plusieurs centaines de frères. Ces caractéristiques ont une forte incidence sur la nature des débats doctrinaux carolingiens. Du fait de la technicité de la doctrine de la prédestination et de son impact affectif, le débat promet d’être sans issue ; par leur instruction et par leur état de vie, les clercs et moines sont les mieux à même d’y être sensibles. Les conditions sont réunies pour l’embrasement. À l’instar de Gottschalk, les moines sont en majorité des oblats dont le sentiment de communauté est forgé par une éducation et une enfance communes. L’instruction monastique, en forgeant chez eux un habitus spécifique, doit faire tabula rasa des vices mondains18. Elle les rend capables de lire, écrire et parler latin ; elle les imprègne, par la lecture à l’ambon ou au réfectoire et par la lectio divina, des textes bibliques et patristiques, et leur inculque une formation aux arts libéraux qui se borne pour la plupart d’entre eux à la grammaire, à la rhétorique et au comput19. Parmi les textes cités par Gottschalk, il s’en trouve un qu’il dit avoir entendu lire au réfectoire, à Reichenau, vingt-cinq ans plus tôt : il se souvient encore de la joie ressentie à table20. Les amitiés nouées dès le plus jeune âge (Gottschalk et Walahfrid) et la fidélité gardée aux premiers maîtres (Raban et Alcuin) sont de puissants marqueurs identitaires. Dans la préface des Collectanea, Heiric d’Auxerre décrit son attachement envers ses maîtres, Loup et Haymon, et la frénésie avec laquelle il tachygraphiait (« dérobait », écrit-il) leurs cours21. La culture monastique est stimulée et contrôlée par l’abbé, le prieur, l’écolâtre. Ces cadres monastiques, nous le verrons, sont le relais de l’épiscopat, les responsables de la discipline et de la censure ; ils sont aussi les destinataires concrets 17 Cf. C. van Rhijn, « The local church, priests’ handbooks and pastoral care in the Carolingian period », dans Chiese locali e chiese regionali nell’alto medioevo, Spolète, 2014 (Settimane del CISAM, 61), p. 689‑710 ; K. Mitalaïté, « La transmission de la doctrine dans la prédication carolingienne », dans Théologie et prédication d’Origène à Thomas d’Aquin, Paris, 2013 (Revue de sciences philosophiques et théologiques, 97), p. 243‑276. Voir les travaux de Susan Keefe et de Carin van Rhijn sur la littérature pastorale, et récemment Men in the middle. Local Priests in Early Medieval Europe, S. Patzold et C. van Rhijn éd., 2016 (Reallexikon der germanischen Altertumskunde, 93). 18 De Jong, « magister Hildemar ». 19 Ibid., p. 114‑116. Les statuts dits « de Murbach » invitent les moines à employer le latin et non les langues vernaculaires dans leurs conversations courantes ; cf. De Clercq, Législation religieuse, p. 169. 20 Lambot, Œuvres théologiques, p. 163. 21 Quadri, Collectanea di Eirico, p. 77 (préface à Hildebold de Soissons, vers 15‑16).
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de la littérature polémico-pastorale (comme l’Ad Simplices ou le De una deitate d’Hincmar), chargés d’en contrôler la lecture et la diffusion au sein du monastère. Le contrôle culturel est leur prérogative. Pendant le carême, le prieur interroge les moines un par un pour vérifier s’ils ont lu correctement le livre qui leur a été remis ; à cette condition, les moines pourront demander ensuite le livre de leur choix22. La culture chrétienne, sous contrôle latent, est, pour les clercs, un centre d’intérêt vital. Ils sont prompts à partager leurs idées et leurs sentiments avec leurs frères. Candidus de Fulda se plaint à Raban de n’avoir personne, en poste à l’écart du monastère, avec qui lire et discuter de sa lectio divina23. Ces discussions peuvent vite s’avérer dangereuses. Avant la mort de Felix d’Urgel en 818 à Lyon, Agobard, encore chorévêque, le surprend à tenir des propos adoptianistes dans une conversation de couloir avec des clercs du chapitre24. Les écarts à la discipline monastique offrent un puissant multiplicateur à ces débats cléricaux. Dans le sillage de la réforme de Benoît d’Aniane, ils sont documentés, en creux, par la législation réformatrice franque25. Le non-respect de la stabilité, premièrement, a une incidence importante sur la diffusion des idées et des textes. Les moines vagants, qui ne respectent pas la clôture ou passent leur temps au palais, font l’objet de condamnations répétées26. Par le canal de ces moines vagants, les écrits de Gottschalk se propagent de monastère en monastère. Deuxièmement, la législation aborde le goût des moines pour les débats doctrinaux27. Le concile de Meaux-Paris, en 845‑846, condamne les moines amateurs de « nouveautés » ; ils doivent être réfutés et corrigés28. Cette condamnation ne vise sans doute pas Gottschalk, encore en Italie ; ainsi, l’ébulition intellectuelle est déjà là lorsqu’il rentre en Francie occidentale. Elle existe aussi en Italie puisque le concile de Pavie de 850 condamne les « moines étrangers » qui répandent des « erreurs et des questions inutiles »29. Dans le contexte immédiat de la condamnation de Gottschalk, les questions doctrinales agitent les milieux monastiques.
22 Cité par Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 71 (Vita et Regula SS. p. Benedicti una cum expositione regulae ab Hildemaro tradita, R. Mittermüller éd., Ratisbonne, 1880, p. 487). 23 PL 105, col. 383. 24 CCCM 52, p. 76‑77. 25 Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 422‑424. 26 MGH Conc. 2.2, p. 579 ; MGH Conc. 3, p. 40‑41 et 111 ; MGH Ep. 8, n° 82. 27 Devisse, Hincmar, p. 125 et 168, note 286. 28 MGH Conc. 3, c. 34, p. 100‑101. 29 Ibid., c. 21, p. 228‑229.
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Troisièmement, le disciplinement30 du clergé et, en particulier, l’intérorisation des normes pastorales doivent aussi intervenir : la législation religieuse en a laissé quelques témoignages. Le principe de l’éducation monastique était, pour Hildemar, le contrôle de soi et l’humilité qui reviennent chez Hincmar, nous le verrons, comme un leitmotiv31. Les sources montrent qu’il s’agit d’un idéal rarement atteint ; le contexte d’une réforme récente et d’un empire jeune, vite confronté aux invasions et aux luttes fratricides, ainsi que la pratique répandue de l’abbatiat laïc, n’ont pu qu’y contribuer. Les coutumes de Corbie datant de l’abbatiat d’Adalhard (avant 826), entre autres, montrent que les moines parlent à l’église et dans la sacristie ; que certains s’y endorment ; que d’autres se promènent dans l’église pendant la messe ; qu’au lieu de prier des moines bavardent ou rient, même pendant la messe et les offices de nuit et, ce qui est pire, qu’ils encouragent ceux qui sont sages à les imiter32… Ces coutumes dévoilent des moines humains, trop humains, qui peuvent s’ennuyer à la messe et jouer avec les règles. 2. L’opinion des clercs dans les controverses antérieures
Nous avons identifié plusieurs traits qui font des simples clercs le public naturel – et difficilement contrôlable – de la controverse sur la prédestination. Les débats antérieurs les ont déjà vus jouer un rôle de premier plan. La controverse adoptianiste, d’abord. On cite souvent, à son sujet, le chiffre de vingt mille personnes allégué par Alcuin : il s’agit des convertis de la campagne de prédication de Nebridius, Leidrade et Benoît en Septimanie, en 799, chiffre qui semble recouvrir aussi bien des clercs que des laïcs, des hommes que des femmes33. Dans ce nombre, les clercs représentent un public spécifique. Alcuin doit s’adresser aux moines de Septimanie en 798, lors de la dernière phase de la controverse adoptianiste. Il les avertit de ne pas suivre leur volonté mais leur état et d’observer par-dessus tout l’obéissance et l’humilité34. C’est la rhétorique qu’on retrouve plus tard sous la plume d’Hincmar.
30 Pour reprendre un terme de l’historiographie allemande, Disziplinierung, désignant le « contrôle social ». 31 De Jong, « magister Hildemar », p. 116‑119. 32 Corpus consuetudinum monasticarum I. Initia consuetudinis benedictinae, Kassius Hallinger éd., Siegburg, 1963, p. 408‑422, passim : de silentio in secretario seu in ecclesiis (2) ; de eo dum missa cantatur huc illucque a pueris vel ab officialibus inreverenter sine causa non discurratur (4) ; de somnolentis (8) ; de his quiquando orare debent loquuntur (12) ; de eo quod ibi dum opus dei celebratur a nonnullis colloquia et risus aguntur etiam per noctem et quod aliqui etiam illos qui hoc non agunt ad hoc ut faciant incitant (15) ; de eo qud ipsa die ad Sextam paucissimi remaneant (20)… Cf. au sujet des statuts d’Adalhard, De Clercq, Législation religieuse, p. 169‑170. 33 MGH Ep. 4, n° 208, p. 346. Cf. par exemple Ganz, « Theology », p. 763. 34 Ibid., n° 137, p. 211.
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Quelques années plus tard, Agobard aussi, en réfutant Felix d’Urgel, adresse son traité aux simplices plutôt qu’aux docti35. Les mentions du public de la controverse sont rares chez Dungal parlant de Claude de Turin ; on devine néanmoins que son diocèse, et certainement son clergé, sont coupés en deux, entre partisans et détracteurs de l’évêque iconoclaste36. La controverse qui donne le meilleur point d’observation des dissensions à l’intérieur du clergé est la crise amalarienne, provoquée par l’introduction de la réforme liturgique d’Amalaire de Metz à Lyon entre 835 et 83837. Klaus Zechiel-Eckes a montré que les clercs de Lyon étaient le groupe ciblé le plus clairement par les stratégies rhétoriques de Florus38. Pour désigner ces proies vulnérables, on voit émerger un lexique spécifique : celui de la simplicitas. Les simplices, c’est-à-dire, a priori, le vaste pannel des fidèles et des clercs qui ne sont pas des intellectuels, sont en effet les premières victimes des hérésiarques. À l’été 838, dans la lettre qu’il adresse à Drogon, Hetti, Aldric, Alberic et Raban Maur, Florus accuse Amalaire de faire germer des erreurs dans les cœurs « des simples et des ignorants »39. Dans son récit du concile de Quierzy, on retrouve le même lexique : Amalaire a violé la sincérité de la foi et la simplicité du culte40. Amalaire « a propagé la contagion de sa doctrine pour subvertir les simples » de l’église de Lyon41. Les « simples » en question ne sont pas ici des laïcs, mais visiblement des clercs. Ainsi, les querelles précédant la controverse sur la prédestination laissent émerger quelques traces de l’implication dans les débats doctrinaux de clercs de rang modeste : moines et clergé local. Il s’agit chaque fois d’un enjeu en soi : parvenir à disséminer des idées dans ce milieu et à l’inverse, empêcher qu’elles s’y propagent, est la préoccupation commune des élites « hérétiques » et des « orthodoxes ». Chaque fois également, on a vu émerger en parallèle un lexique qui qualifie ce milieu : celui de la simplicitas. Avant de mieux caractériser la catégorie des simplices, c’est-à-dire du public élargi aux simples clercs, il importe de vérifier si elle est attestée aussi pendant la controverse sur la prédestination.
35 CCCM 52, p. 74. 36 MGH Ep. 4, p. 583 : sequestrato ab invicem in hac regione ac diviso in duas partes populo… 37 Zechiel-Eckes, Florus, p. 21‑76. 38 Ibid., p. 223. 39 MGH Ep. 5, p. 273 : per has novas vantasias in simplicum et ignorantium cordibus errorum semina nutriat. Cf. Zechiel-Eckes, ibid., p. 51‑54. 40 MGH Conc. 2.2, p. 779 : doctrina damnabili sinceritatem fidei catholicae violaverit et simplicem ecclesiasticae observationis cultum … decolorare ausus sit. 41 Ibid., p. 779 : ubi doctrinae huiusmodi contagium ad subversionem simplicium in hac ecclesia disseminari coepit…
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3. L’opinion des clercs pendant la controverse sur la prédestination
Le souci de convaincre un auditoire élargi et la distinction entre plusieurs types de publics, se fondant notamment sur le lexique de la simplicitas, abondent dans les sources de la controverse sur la prédestination. C’est d’abord le cas à Lyon. Dans la préface de son traité contre Jean Scot, Florus s’adresse à « tous ceux qui voudront [le] lire avec confiance »42. Il ne s’agit pas ici de fins lettrés ; Florus a débuté son traité par avertir que les textes de Jean Scot seront rejetés « sans difficulté » par les lecteurs « exercés dans la sainte doctrine ». Ces clercs-là, Florus, qui est écolâtre, les connait bien ; c’est avec eux, à le lire, qu’il a écrit le De tenenda pour réfuter les canons de Quierzy, c’est-à-dire « avec le groupe de ceux de mes frères qui, par don de Dieu, étudient bien et comprennent correctement »43. Il s’agit sans doute de certains chanoines du chapitre. La crainte de Florus est donc que Jean Scot, « jugé digne d’admiration et tenu pour un professeur et un érudit », remporte un certain succès auprès de lecteurs moins exercés. Plus loin, Florus écrit que l’idée que la prédestination ne concerne que les élus est une erreur partagée « par un très grand nombre de personnes (plurimos) » ; ce mot dépasse largement les frontières de l’élite44. Apparemment, la fin du sermo Flori s’adresse aussi à un auditoire de type monastique : Maintenant je vous prie et exhorte dans la foi : ancrés dans la simplicité et la sincérité de la vraie foi, fermez vos oreilles à la langue inique de cet homme vain et misérable [sc. Gottschalk] etc45.
On retrouve ici le binôme simplicitas/sinceritas identifié plus haut. La compilation des Sententiae Augustini de Florus est elle aussi destinée à un public élargi46. L’ouvrage est adressé à « tout fidèle » ; son propos est de rassembler un florilège de citations augustiniennes pour le confort du « lecteur dévot et simple », pour éviter qu’il ne soit fatigué par les grandes et nombreuses réflexions de ce Père [sc. Augustin], ou même qu’il soit repoussé et troublé par la profondeur et la complexité de ces questions47…
42 CCCM 260, p. 93‑94. 43 Ibid., p. 424. 44 Ibid., p. 179. 45 PL 125, col. 59. 46 Cf. Zechiel-Eckes, « Augustinus Rezeption ». 47 PL 116, col. 105‑107.
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Florus et les responsables lyonnais se soucient de rendre accessible la pensée augustinienne à un auditoire élargi, d’instruction plus limitée, de peur que la complexité du problème ne joue en leur défaveur. L’opusculum secundum du manuscrit de Gand, d’auteur incertain, s’adresse lui aussi à « tout fidèle », fidelis quisque48. Le clergé lyonnais semble s’être identifié aux augustiniens confrontés à la vaste controverse qui éclate en Gaule après la mort d’Augustin « à cause, écrit Florus, de l’obscurité de ces questions et de la lenteur de ceux qui comprennent moins bien »49. Les textes de Lyon s’adressent à un auditoire élargi de clercs dont le niveau intellectuel est modeste, quitte à ne les viser qu’à travers leurs supérieurs hiérarchiques, chargés de les leur expliquer. Le même souci se fait jour dans les opuscules de Loup de Ferrières. Ce dernier dédicace le Liber de tribus quaestionibus à un public qui, manifestement, n’est pas compétent : J’ai souhaité que ceux qui ne pouvaient se faire d’eux-mêmes une idée sûre de ces affaires s’en fassent une par mon intermédiaire. […] Si chacun comprenait ou suivait leurs œuvres plus claires que le soleil, irradiées des paroles divines, je pourrais à bon droit encourir le reproche d’inanité ou d’arrogance, moi qui aurais répété la même chose avec d’autres mots ou qui me serais cru capable de remplir la tâche à laquelle ils auraient échoué. Puisqu’il arrive à beaucoup d’avoir l’un et l’autre, à certains d’avoir l’un ou l’autre, peut-être à plusieurs de n’avoir ni l’un ni l’autre, je vais m’efforcer d’aider ceux qui n’ont ni l’un ni l’autre de manière à ne pas offenser ceux qui possèdent l’un et l’autre, si du moins ils jugent ces lignes, quoi qu’elles valent, dignes de leurs connaissances50.
Loup distingue de lui-même plusieurs types d’auditoires ; ceux qui comprennent et suivent les recommandations des Pères, ceux qui les comprennent sans les suivre ou les suivent sans les comprendre, enfin, ceux qui ne suivent et ne comprennent pas les textes patristiques. Dans sa lettre à Charles le Chauve, Loup écrivait aussi que les problèmes soulevés par la controverse sont l’objet des « audacieuses discussions » de beaucoup, mais que bien peu sont « capables de comprendre », ce qui ne les retient pas de se passionner pour ces matières51. L’abbé de Ferrières, dans le Liber de tribus quaestionibus, dit ouvertement qu’il s’adresse à la catégorie des lecteurs les moins doués. Il est cependant soumis, comme Florus ou Hincmar, à un double impératif ; celui de fournir un texte accessible aux simples, mais qui respecte les exigences d’un lectorat cultivé. 48 Ibid., col. 103. 49 CCCM 260, p. 451‑452. 50 PL 119, col. 623. 51 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 24‑25.
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Loup écrit donc d’abord pour les simplices. Cela explique sans doute pourquoi, comme l’Ad simplices d’Hincmar, il débute son opuscule par un récit, au lieu de la bonne vieille méthode carolingienne consistant à additionner en bon ordre les citations patristiques commentées. Le récit de Loup récapitule la Création, le péché originel, la chute et la rédemption52. Il s’agit d’une façon de présenter les choses qui s’avère plus accessible à un public élargi qu’une argumentation de type dialectique comme celle de Jean Scot. Hincmar la remploie une dernière fois dans le prologue du concile de Tusey de 86053. Mais lorsqu’il publie le Collectaneum, certainement après le Liber, la priorité de Loup s’est inversée ; il s’agit cette fois de faire un catalogue commenté de textes patristiques, dans la tradition érudite carolingienne. On ne trouve plus de récit. Pourquoi ? Cette compilation-là lui a été commandée par des personnes « zélées » et « érudites » – en complément de la précédente qui ne leur suffisait pas54. On voit ainsi se dégager deux lectorats différents. Même un auteur difficile comme Jean Scot laisse échapper des allusions au public élargi de la controverse. Il écrit que le venin de l’hérésie tente de s’insinuer « dans le troupeau » d’Hincmar et Pardoul ; que la dialectique, employée par un esprit manipulateur comme Gottschalk, peut « plonger les autres dans l’erreur » et « confondre les intelligences des gens simples par de faux raisonnements » ; qu’il faut contredire les textes utilisés par Gottschalk lui-même, pour retourner contre lui les flèches « qu’il tirait sans discernement dans le cœur des simples »55. Prudence de Troyes formule contre Jean Scot des reproches qui s’analysent aussi à l’aune de la distinction entre simplices et periti. Il accuse l’Erigène de s’adresser à des fidèles qui ne peuvent ni comprendre, ni saisir, ni réfuter ses sophismes56. Comme Gottschalk, l’Erigène compte sur sa virtuosité pour accroître son charisme auprès des simples. Ainsi, pour Prudence, il trahit la charité et met en danger le public de ses « frères plus simples » en utilisant une dialectique absconse57. Florus adresse à l’Érigène exactement le même reproche :
52 PL 119, col. 623‑631. Von Severus, Lupus von Ferrières, p. 140, estime que l’organisation du traité, qui débute par ce récit, est contre-productive ; pour l’auteur, c’est le résultat d’un choix affectif lié à la violence de la controverse. 53 MGH Conc. 4, p. 23‑27. 54 PL 119, col. 647 : Multis laudabiliter studiosis desiderantibus… 55 CCCM 50, p. 6 et 70. 56 PL 115, col. 1016 : […] adversus fideles nullis sophismatibus innitentes impudentius scribens… 57 Ibid., col. 1123 : […] nec simplicioribus fratribus consulere delegisti : quippe dum affingis superflua obscuras etiam manifesta.
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Il en fait les disciples de son erreur en leur faisant croire qu’il dit quelque chose de grandiose ; tous sont tenus en haleine et béats d’admiration devant son verbiage vide et son insipide prolixité58.
Florus vient de souligner que les « lecteurs exercés à la sainte doctrine » ne se laisseront pas berner : il vise un public moins cultivé. Prudence et Florus reprochent à Jean Scot – très « à la mode » – son succès auprès d’auditeurs qui ne le comprennent pas. Ainsi réémerge, pendant la controverse sur la prédestination, le même public d’humble rang qu’on avait déjà vu apparaître auparavant ; il est consciencieusement ciblé par plusieurs auteurs. La qualification de simplicitas l’accompagne souvent. La combinaison de ces deux traits : public élargi et simplicitas, dénote une enjeu essentiel du débat doctrinal carolingien, qui est le contrôle du savoir. Mais il importe de comprendre ce que sa qualification par le lexique de la simplicitas implique. B. Simplicitas et simplices Dans sa lettre de 840‑842, Humbert de Würzburg félicite Raban Maur de la qualité de son exégèse dans laquelle, selon ses mots, « aussi bien celui qui a très soif que celui qui a peu soif peuvent puiser et boire »59. De même, Alcuin, dans le prologue de la Vita sancti Willibrordi, explique à Bernard d’Echternach avoir rédigé deux livres, l’un en prose, à lire « aux frères publiquement, à l’église », l’autre en vers, à lire « dans une pièce privée, avec les membres de ton école »60. L’un comme l’autre distingue deux types de publics, simple et érudit. Le haut Moyen Âge est avide de distinctions binaires de ce genre, opposant les eruditi aux simplices. Cassiodore parlait de deux types de lecture : l’une, la sedula lectio (la sienne, bien sûr), est une lecture silencieuse, avec des collaborateurs, visant à commenter le texte ; l’autre, simplicissima lectio, destinée aux moins cultivés, est la simple élocution du texte61. Cette distinction est opératoire et trace, au sein du clergé, une ligne de démarcation entre ceux à qui on donne un accès autonome à un certain savoir et les autres62. La qualification par le lexique de la simplicitas, à défaut de correspondre à un groupe social bien net, relève d’une représentation ancrée dans le champ littéraire
58 CCCM 260, p. 93‑94. 59 MGH Ep. 5, p. 440. 60 PL 101, col. 693. 61 Cassiodore, Institutiones, I, préface, 8‑9. Cf. Petrucci, « Lire ». 62 Ferrari, « Potere, pubblico ».
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et culturel. La simplicitas est d’abord une vertu chrétienne, celle de la simplicité évangélique : les « enfants », les « pauvres en esprit » (Mt 5, 3 et 11, 25) possèdent le royaume de Dieu. Cette exaltation de la simplicitas reflète l’ambivalence d’un christianisme tiraillé entre cette simplicité « pauvre en esprit » et la tendance inverse d’une religion rationaliste, identifiant Dieu au logos et permettant à Jean Scot, qui cite Augustin, d’affirmer que la vraie philosophie, c’est la vraie religion63. En termes sociaux, les simplices des sources carolingiennes semblent désigner un public peu cultivé et vulnérable, qu’il faut protéger à la fois de l’hérétique et de lui-même. Mais il ne faut pas prendre au pied de la lettre cette qualification biaisée. Elle englobe certes ceux dont les élites estiment qu’ils ne sont pas capables de réflexion, mais aussi ceux dont elle conteste, pour des motifs d’autre nature, l’accès au savoir. Cette censure n’est légitimée que par sa qualification en vertu, grâce au lexique de la simplicité. Il ne s’agit pas là d’une pure manipulation, mais d’une construction sociale et idéologique. Elle n’en demeure pas moins une forme de « violence intellectuelle », conséquence de la « monopolisation de l’intellectualité » (Bourdieu) : seuls les « intellectuels » ont accès à la parole universelle, tandis que les hommes du commun n’ont accès qu’à un champ pratique dans lequel la recherche d’une parole universelle n’a pas de légitimité64. 1. Grégoire le Grand et Exode 21, 33‑34
On peut retracer la fixation de cette doctrine, héritée de l’Antiquité chrétienne, dans la littérature pastorale, en particulier dans son principal monument, la Regula pastoralis de Grégoire le Grand65. Il n’est plus à démontrer que celle-ci a fourni un modèle aux prédicateurs de tout l’Occident. Ce manuel de prédication est classé en catégories binaires : pauvres et riches, hommes et femmes, maîtres et serviteurs, etc.66. Dans la Regula pastoralis, Grégoire distingue en particulier « les sages de ce monde » des « esprits frustes » (III, 6). Il importe de leur prêcher différemment : les premiers sont convertis par des raisonnements, les seconds par des exemples67. Cette distinction a connu un grand succès. Elle se retrouve, par exemple, dans l’organisation des leçons de la Vita Remigii d’Hincmar de Reims :
63 CCCM 50, p. 5 (Augustin, De vera religione, 5). 64 C. Nordmann, « Pierre Bourdieu et la violence intellectuelle », dans Le mot qui tue, p. 289‑300 (290). 65 Sur les transformations tardo-antiques de l’ethos de controverse s’appuyant sur la qualification positive de l’ignorance, voir Lim, Public Disputations, op. cit., p. 30. 66 Grégoire le Grand, Regula pastoralis, B. Judic ed., Paris, 1992 (SC 381‑382), vol. 1, p. 64‑65. 67 Ibid., SC 382, p. 287.
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au tout-venant, les exempla des miracles du saint ; aux auditeurs cultivés, les commentaires théologiques68. Ces lecteurs simples sont aussi des clercs69. Grégoire explique plus loin en quoi consiste la différence entre ces deux types de public : « À des esprits frustes, pas de hautes prédications » (III, 39). Le prédicateur, dit le pontife, ne doit pas entraîner son auditoire au-delà de ses capacités ; les hauts sommets doivent rester cachés au grand nombre et n’être montrés qu’à un petit nombre ; Moïse, descendant du Sinaï, cachait son visage ; c’est que les foules ne peuvent connaître ces clartés. C’est même la responsabilité du prédicateur, poursuit Grégoire : s’il ne cache pas les profondeurs de sa science à des auditeurs à l’esprit grossier, et que sa parole leur est une occasion de chute, il est passible du châtiment. Le bon prédicateur ne donnera que des enseignements clairs aux esprits encore confus ; ce n’est qu’en approchant de la lumière qu’ils pourront entendre des enseignements plus pénétrants70. La distinction entre deux publics, l’un simple et fruste, l’autre cultivé, aboutit à une propédeutique qui confine à la censure bienveillante : au premier public seront interdits des textes et des discours qui ne sont pas appropriés à ses compétences. Grégoire cristallise, dans ces pages de la Règle pastorale, une doctrine de la prédication qui fournit un canevas à la controverse qui nous occupe. La prédestination est jugée trop complexe, trop dangereuse pour être prêchée à tous. Un exemple mérite d’être rapporté. Grégoire cite le verset suivant de la Loi révélée dans l’Exode : Si un homme met à découvert une citerne, ou si un homme en creuse une et ne la couvre pas, et qu’il y tombe un bœuf ou un âne, le possesseur de la citerne paiera au maître la valeur de l’animal en argent et aura pour lui l’animal mort (Ex. 21, 33‑34 – trad. Louis Segond).
Pour Grégoire, la citerne représente la profondeur de la connaissance ; le bœuf et l’âne sont les auditeurs à l’esprit mal dégrossi ; leur chute dans la citerne est leur péché, provoqué par une prédication malhabile ; le prix de l’animal est le châtiment futur71. Grégoire parle de cette chute en employant le terme
68 Isaia, Rémi de Reims, p. 529‑537, en particulier p. 530. Je note la traduction de Marie-Céline Isaia d’un passage d’Hincmar : « Pour que ces ajouts n’accroissent pas le récit qu’on doit faire au peuple (pour qu’il reste attentif, il convient de garder une certaine mesure) et pour que ces extraits n’échappent pas à la lecture que feront de leur côté les plus zélés […], les lectures destinées au peuple sont marquées par le signe qu’on appelle astérisque, […] pour ceux qui doivent être réservés à la lecture de ceux qui sont illuminés par la grâce de Dieu, ils sont précédés du signe du paragraphe ». 69 Isaia, Rémi de Reims, p. 520. 70 SC 382, op. cit., p. 529‑531. 71 Ibid., p. 531.
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de « scandale » ; le pire danger pour un prédicateur est de scandaliser son auditoire. Cette problématique imprègne profondément l’esprit de pasteurs comme Raban et Hincmar. Dans sa lettre à Évrard de Frioul, vers 846‑847, Raban, excellent exégète, à l’heure d’adjurer le marquis de chasser Gottschalk, mobilise la même citation que Grégoire le Grand – citant cette fois les Moralia (XVII, 26, 38). La leçon qu’en tire Raban se résume à une citation lapidaire de Virgile (Buc. VIII, 83) : non omnia possumus omnes ; « on ne peut pas tous tout faire ». Chacun de nous tient de Dieu un talent particulier ; comment penser que nous pouvons prêcher la même chose à tout le monde ? Le Seigneur n’a-t-il pas rudement menacé « ceux qui scandaliseraient un de ces petits » (Mc 9, 41) ? Le prédicateur est un médecin ; si son remède est trop fort, il aggravera l’état de santé du malade72. Pour Raban, la prédestination ne peut être prêchée ni n’importe comment, ni à n’importe qui. Déjà Augustin, dans le De dono perseverantiae (22, 62), avait fait le même constat : prêcher la prédestination au peuple le pousse au désespoir, si l’on ne l’invite en même temps à la confiance et à la persévérance. Si l’on prêche – écrit Raban – la prédestination comme on prêche la piété, la charité et les autres vertus, en somme pour accroître l’humilité et l’obéissance, c’est une excellente chose, « pourvu qu’[on] modère sa prédication avec discernement, en fonction de la nature de son auditoire, pour éviter qu’un auditeur incapable n’en tire scandale au lieu d’y puiser la vie »73. Comme chez Grégoire émerge le « scandale » provoqué par une prédication inappropriée. Les conclusions de cette pastorale sont évidentes, et Raban ne manque pas de les rappeler : « Pour ce qui est de scruter et méditer les saintes Écritures, il faut que le lecteur agisse avec prudence et précaution, de peur qu’il ne veuille plus en savoir qu’il ne le faut (Rm. 12, 3) ». On décèle, en définitive, dans ces réflexions de Raban, un exposé schématique de la dynamique sociale de la controverse : éviter que l’hérésie ne se répande au sein du clergé, non seulement en démontrant que les thèses de Gottschalk sont erronées, mais en dissuadant les simples clercs, au nom d’une morale statutaire, de s’intéresser à ces questions. Hincmar de Reims, à la fin de l’Ad simplices, remploie la même citation pour souligner combien Gottschalk a prêché sans discernement : Ce perturbateur aurait dû observer dans les paroles de l’Écriture sainte cette distinction entre la prescience et la prédestination, et donner, en serviteur sage et fidèle, à ses 72 MGH Ep. 5, p. 486‑487. 73 Ibidem.
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confrères serviteurs une mesure de froment en temps opportun (Lc 12, 42), de peur qu’en ouvrant une citerne, un bœuf ou un âne ne tombe dans le trou qu’il avait ouvert, et qu’il ait à en payer le prix (Ex. 21, 33‑34)74.
Hincmar, enchaînant comme à son habitude plusieurs citations, clot son paragraphe sur la citation de l’Exode dont nous avons lu l’exégèse par Grégoire le Grand. L’archevêque, comme son auditoire, avait la Regula pastoralis bien en tête : la citation de Luc 12, 42 qu’il enchâsse dans celle de l’Exode figure aussi dans le chapitre III, 39 de la Regula pastoralis… Le lecteur comprenait donc ce que voulait lui dire son archevêque, à savoir : devant les simples moines, pas de débats complexes. Pour Hincmar comme pour Raban, la conclusion concrète de ce principe est sans ambiguïté. Il conclut son traité après la citation de l’Exode en avertissant ses ouailles : « quant à vous, mes frères bien-aimés, à la fin de ce discours, écoutez ce que le très sage Salomon proclame à tous : écoutons tous la fin du discours. Crains Dieu et observe ses commandements, car c’est là tout l’homme (Ec. 12, 13) ». Autrement dit, la discussion est close. Seule l’observance de la règle compte. 2. Le problème de la qualification
Les implications sociales de cette doctrine sont d’importance. La controverse a opposé une caste de « pasteurs » dotés du monopole de l’accès au savoir – au sens où eux seuls pouvaient savoir ce qu’ils voulaient savoir – à un vaste groupe de clercs qui convoitaient la liberté de s’intéresser aux questions qu’ils voulaient. Le monopole des prédicateurs implique qu’ils discernent ce qu’il faut prêcher à chaque type d’auditoire ; mais comment discerner qui aura accès au savoir ou non ? Un exemple permet de l’illustrer : la controverse qui oppose Ratramne de Corbie au moine de Corbie, disciple de Macaire, dans les années 860, au sujet de l’âme universelle. Le disciple écrit un premier texte, que Ratramne réfute ; le disciple demande des éclaircissements, que Ratramne fournit ; ce n’est qu’après un troisième texte du disciple que Ratramne fournit un véritable traité à la demande d’Odon, traité qui signifie la fin de la discussion. Ratramne conspue son adversaire, affirmant qu’il ne sait pas enquêter avec sagesse ni s’exprimer avec adresse75. Il fait partie de ceux qui devraient être instruits plutôt qu’instruire, et qui devraient être sanctionnés plutôt que convaincus76. La catégorisation binaire se fait, ici, a poste74 MGH Ep. 8, p. 23. 75 Ratramne de Corbie, Liber de anima ad Odonem Bellovacensem, C. Lambot ed., Namur, 1952 (Analecta mediaevalia namurcensia, 2), p. 25. 76 Ibid., p. 25 : Expediret enim eum potius discere quam velle docere, qui magis dignus esset auctoritate pastorali reprimi quam disputatione convinci.
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riori ; c’est parce qu’il prêche l’inverse de ce que prêche Ratramne que le disciple de Macaire devrait s’abstenir d’écrire77. Le souci pastoral dérape en arme rhétorique, voire politique : d’une notion de science, que tous ne peuvent maîtriser de manière équivalente, on bascule dans une notion hérésiologique qui permet d’accuser de « simplicité » ou de « rusticité » ses adversaires et de leur imposer silence. Le même phénomène se produisait dans l’antiquité tardive : Julien d’Éclane, avec dix-huit évêques, traite en 418 ses adversaires (dont Augustin !) de simplices78. Il se reproduit au Moyen Âge central : l’hérétique y est toujours désigné comme illettré et l’hérésie est synonyme de pauvreté, d’artisanat, de bêtise, de féminité79… Il n’est pas anodin que la problématique de la « simplicité » émerge aussi pendant la controverse sur l’âme universelle. Pour le disciple de Macaire, Augustin n’a pas défendu la thèse mixte de l’unicité et de la multiplicité concomitantes de l’âme (que lui défend) parce qu’il estimait que son interlocuteur n’était pas assez intelligent80… Ratramne, en retour, affirme que si la foi catholique est aisément compréhensible pour tous, ce n’est pas le cas des artes, « dont tous ne peuvent pas juger ou discuter »81. Tout au long du traité, il est animé par le souci de rendre le problème accessible à la catégorie sociale des simplices, qu’il sait peu au fait des artes et contaminés par les thèses du disciple de Macaire82. Conclusion
La tradition de distinction entre auditoire simple et auditoire cultivé, qui se cristallise avec Grégoire le Grand mais remonte à l’Antiquité, joue dès les débuts de la controverse prédestinatienne un rôle important. Pour les pasteurs que sont Raban et Hincmar, l’enjeu n’est pas seulement de réfuter Gottschalk mais d’empêcher le débat lui-même d’avoir lieu en interdisant aux simples clercs de
77 Sur la valeur du traité de Ratramne, voir les avis divergents de P. Delhaye, Une controverse sur l’âme universelle au IXesiècle, Namur, 1950 (Analecta mediaevalia namurcensia 1), et M. L. Colish, « Carolingian Debates over Nihil and Tenebrae : A Study in Theological Method », dans Speculum, 59, 1984, p. 757‑795. Voir également Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 605-606. 78 Augustin, Contra epistolam Pelagianorum IV, 8, 20. 79 P. Biller, « Heresy and literacy : earlier history of the theme », dans Heresy and Literacy, p. 1‑18. 80 Liber de anima, Lambot éd., op. cit., p. 23‑24. 81 Ibid., p. 27. 82 Ibid., p. 26 : Quid vero ferat utilitatis simplici lectori nondum apprehendi quoniam de artibus secularis eloquentiae sumit testimonia vel ratiocinationes quibus id quod molitur asserere conatur ; p. 27 : conabor tamen ut potuero iussioni satisfacere vestrae, et ut posse contulerit dominus, ita luculenter ut possit etiam patere simplicioribus vel illius oppositio vel nostra responsio ; p. 75 : sed ne forte minus pateat simplicioribus quae loquitur, breviter aperire conabimur quae dicit ; p. 90 : quae quia non curavit iste distinguere vel explanare, lectioni genuit non parvam confusionem…
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s’intéresser aux problèmes soulevés et de lire les textes produits à cette occasion. Ainsi, la notion même de controverse doit être redéfinie. Nous avons vu plus haut combien les simples clercs, et en particulier les moines, offraient à ce débat un public idéal. Tout le problème, pour Raban et surtout Hincmar, est de mettre en œuvre une communication adaptée à ce public, non seulement pour le convaincre qu’ils ont raison, mais pour le convaincre même qu’il n’est pas un public. Or, cette façon d’ordonner le champ du savoir devait heurter les aspirations d’une partie du simple clergé franc. Certains clercs étaient capables de remettre en question la légitimité, sinon de l’épiscopat en général, du moins de sa conduite ou de sa pastorale, en particulier lorsqu’elle organisait une censure de ce type. Le milieu monastique, dont l’idéologie ambiante qualifiait le mode de vie de « chemin de la perfection »83, ne pouvait entièrement se résoudre à une humble posture de retrait et devait voir naître en son sein des formes de contestation. Dans son analyse du commentaire d’Haymon sur l’Apocalypse, Guy Lobrichon met en évidence un lien entre l’ascèse monastique et la mentalité élective du maître d’Auxerre : l’Église terrestre doit préfigurer la Jérusalem céleste par ses vertus et sa pureté, qui sont des signes de la grâce. Haymon, ainsi, « se range aux thèses d’un prédestinationnisme flagrant », qui consiste à identifier l’Église à une société d’élus84. Ses mots à l’égard des potentes sont durs ; il conspue en particulier la classe honnie des faux chrétiens, ce qui amène Guy Lobrichon à conclure : « avec lui, je crois, s’exprime un véritable contre-pouvoir monastique » – conclusion rejointe par John Contreni85. Le conflit hiérarchique entre les moines, cette société de « parfaits », et les évêques, qui sont les pasteurs de la chrétienté, s’incarne, à partir du siècle suivant, dans la querelle de la tripartition sociale dans laquelle ces deux groupes entendent chacun occuper la première place. Mais les germes de cette querelle sont présents dès le IXe siècle. II. La discipline ecclésiastique dans les débats des années 850 Le commentaire anonyme de Caton déjà cité (p. 174) glose ainsi le monostyque Magistrum metue (n° 4) : « La sagesse a trois clés : la première, aimer Dieu ; la deuxième, que le disciple étudie ; la troisième, que le maître soit redouté et honoré »86. 83 PL 107, col. 438 : […] detrahere tramiti perfectionis. 84 La Bible au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 137. 85 Ibid., p. 139. Voir aussi J. Contreni, « ‘By lions, bishops are meant : by wolves, priests’ », op. cit., p. 43. 86 BNF, latin 2773, f. 83v : tres sunt claves sapientiae : una est dilectio dei, secunda studium discipuli, tertia timor et honor magistri, quam hic tangit cum dicit « metue magistrum ».
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L’autorité du maître, à l’époque carolingienne, est grande. Gottschalk a été maître. Nul doute qu’une grande partie de son ascendant sur le milieu monastique découle de ses années d’enseignement dans le bassin parisien. Le lien personnel qu’il a noué avec ses confrères est différent du lien hiérarchique qui les lie à leur archevêque, Hincmar. La controverse sur la prédestination est en bonne partie un conflit entre ces deux types de liens : son enjeu est le contrôle de l’opinion. Il importe de remonter avant la condamnation de Gottschalk pour montrer qu’il est, dès le début de la controverse, entouré de moines. A. Les hommes de Gottschalk 1. Le groupe de Gottschalk en Italie
Gottschalk apparaît, du début à la fin de son passage en Italie, comme un membre de l’élite : il correspond avec Walahfrid, inquiète Noting et Pacifico, est hébergé par Évrard, fréquente l’aristocratie slave et bulgare. Il est difficilement pensable qu’un tel personnage se déplace seul87. Gottschalk était à la tête d’un groupe de moines88. Dans sa lettre à Noting, Raban Maur mentionne un groupe anonyme : « certains hommes »89. Il semble raisonnable de postuler que la plupart de ces obscurs émules ont suivi Gottschalk d’un bout à l’autre de son voyage, jusqu’en 848. D’après les Annales de Xanten, un groupe entier (« certains moines ») est venu à Mayence puis est retourné en Francie occidental90. Le nom de Gottschalk n’apparaît même pas. Le fait que ce soit des moines est corroboré par la sentence de Quierzy, qui condamne Gottschalk à l’isolement pour ne pas qu’il contamine ses condisciples. Hincmar, en justifiant de la même manière la condamnation de Quierzy auprès de Nicolas 1er près de quinze ans plus tard, semble montrer que Gottschalk avait déjà fait preuve d’un certain prosélytisme à l’égard de ses frères dans l’habit. Comme il l’indique dans l’Ad simplices en 849, certains moines ont déserté leur monastère pour Gottschalk91. Le De praedestinatione de 8659‑8660 est plus précis : Gottschak a cherché à « pervertir les simples et les dévots » et s’est fait des complices de ceux qui voulaient bien l’avoir pour maître ; ce n’est qu’après cela qu’il entame son voyage92. 87 Loup de Ferrières se plaint, en se rendant à un plaid, de n’être accompagné que par quatre moines (Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, p. 132‑133). 88 Cela a déjà été remarqué, cf. Traube, MGH Poetae 3, p. 713 (n° 20) ; Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 22 ; Epperlein, Herrschaft und Volk, p. 230. 89 PL 112, col. 1530 : quidam. 90 MGH SS rer. germ. 12, p. 16. 91 Gundlach « Zwei Schriften », p. 262‑263. 92 PL 125, col. 84.
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Ils étaient sans doute originaires des monastères qu’a fréquentés Gottschalk en Francie occidentale : Corbie, Orbais, Rébais, Hautvillers, entre autres. Une partie de ses compagnons étaient probablement des élèves. A Quierzy, en 849, on le prive de sa charge d’enseignement : en tant que professeur, il s’attirait la confiance et l’adhésion de ses élèves. Cela a été remarqué par Hincmar, dans un addendum au De una deitate93 : Gottschalk aime fréquenter les jeunes. Dans les Responsa de diversis, on apprend incidemment que le correspondant de Gottschalk est, là encore, un jeune homme (adoliscens)94. Quels sont les facteurs de cohésion du groupe que le Saxon emmène avec lui en Italie ? En premier lieu, on peut supposer un fort attrait pour l’évangélisation et la prédication. Nous avons déjà croisé ces thèmes plusieurs fois : Gottschalk est né en Saxe, un terrain récemment converti ; il a circulé dans les réseaux missionnaires de Corbie et Corvey où il a fait la rencontre de missionnaires comme Gislemar ou Ebbon. Nous sommes dans les années du départ d’Anschaire : la mission et la prédication représentent, pour des moines pétris d’hagiographie et menés par un prédicateur exceptionnel, un idéal qui leur offre, en plus d’un but salvateur, une grande liberté de mouvement. Peut-être les compagnons de Gottschalk partageaient-ils ce qui semble avoir été son aversion pour la clôture. La prédication du groupe était sans doute couronnée de succès. Loup de Ferrières affirme que l’hérésie a troublé d’abord l’Italie, puis la Gaule95. Le groupe, malgré l’adversité qu’il a rencontrée, a gardé sa cohésion jusqu’à sa condamnation définitive. En second lieu, le groupe est soudé par l’intérêt individuel, à savoir l’épanouissement des désirs personnels (la vie héroïque du missionnaire-prédicateur). Cela rattache le groupe à l’individualisme extramondain qui caractérise le milieu monastique. Ce désir de vie héroïque est brocardé dans les sources comme une marque d’orgueil car le moine est par essence un pénitent qui doit rester à sa place. On retrouve la stigmatisation de ces aspirations individuelles dans l’Ad simplices : les proches de Gottschalk ont voulu devenir « les apôtres des gentils »96. L’orgueil de ceux qui ont cherché à s’élever est conspué. Hincmar le répète dans le De praedestinatione en 85997. Pourquoi cette focalisation sur « l’orgueil » du groupe de Gottschalk ? Parce qu’ils « cherchaient des choses plus hautes qu’eux », parce qu’ils voulaient « se faire connaître ». Le véritable désir de ces 93 Hincmar, De una trinitate cité par Lambot, Œuvres théologiques, p. 35. 94 Ibid., p. 149‑150. 95 PL 119, col. 623. 96 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 263‑264. 97 PL 125, col. 84.
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moines importe peu à l’archevêque : l’important est qu’ils n’aient pas respecté l’humilité et l’obéissance qui caractérisent leur état. On saisit mieux, en négatif, l’aspiration de ces quelques individus, qui n’avaient sans doute pas davantage choisi le monachisme que Gottschalk, à une certaine forme d’héroïsme. En troisième lieu, la cohésion du groupe est assurée par les liens du groupe à son chef. Il n’y a pas plus à insister sur cet aspect bien observé : Gottschalk, aristocrate surdoué, a un ascendant naturel sur ses confrères. Comment en sommes-nous alors venus à l’image d’un Gottschalk solitaire ? Cette image s’est construite en deux phases, synthétisées dans le schéma ci-dessous. Tableau n° 2 : Le processus d’isolement de Gottschalk Phase littéraire (840‑848) Indistinct
840 Raban, Ad Notingum, PL 112, col. 1530 : quidam… 845‑850 Concile de Pavie (parlant peut-être de Gottschalk) MGH concilia 3, p. 228‑229 : quidam monachorum vel clericorum peregrinantes…
Distinct
840‑848 ? Gottschalk, Responsa de diversis, p. 169 : ego ipse per Gottesscalcum filiolum meum probavi.
Isolé
? Walahfrid, Velox Calliope, in MGH Poetae 2, p. 362 : viam frequenta qua Fulgentius invenitur… 846‑847 Raban, lettre à Évrard, MGH Ep. 5, p. 481 : constat quendam sciolum nomine Gotescalcum apud vos manere…
Phase conciliaire (848‑849) Indistinct
848 concile de Mayence Annales de Xanten : secta quaedam inlata est a quibusdam monachis (…) qui reversi sunt in Galliam…
Distinct
848 transfert en Francie occidentale Hincmar, lettre à Raban, MGH Ep. 8, p. 8 (n° 21) : super eiusdem Gothescalci (…) cum quibusdam complicibus (…) susceptione
324 Isolé
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848 Concile de Mayence Annales de Fulda : Gotescalcus quoque, quidam presbiter… Annales de Saint-Bertin : Godescalcus Gallus quidam… Raban, lettre synodale (PL125, col. 84) : quidam gyrovagus monachus nomine Godescalc… 848 transfèrement en Francie occidentale Hincmar, lettre à Raban, MGH Ep. 8, p. 8 (n° 22) Hincmar, lettre à Rothade, MGH Ep. 8, p. 8 (n° 23) 849 Concile de Quierzy Annales de Saint-Bertin : Godescalcus Gallus quidam… Hincmar, lettre à Amolon, MGH Ep. 8, p. 27. Florus, De tribus epistolis, CCCM 260, p. 370.
D’abord, les sources écrites tendent à confondre le chef dans son groupe. Ensuite, les institutions n’ont de cesse que ce chef soit isolé du groupe et concentre sur lui la responsabilité collective. Pourtant, le groupe de Gottschalk l’entoure toujours quand il revient de Mayence (fin 848). Une lettre de Hincmar à Raban accuse réception de Gottschalk et parle de ses « complices ». Il est arrivé en Champagne avec son groupe d’amis francs. Cette lettre est la dernière attestation de leur existence : désormais, Gottschalk est séparé d’eux. Il s’agit là d’un procédé d’isolement tout à fait réfléchi. D’une part, le meilleur moyen de guérir un hérétique de son orgueil est de le priver d’admirateurs. D’autre part, l’isolement des déviants fait partie des méthodes universelles de répression98. Nous voyons donc se succéder trois phases sur le schéma de l’isolement. Indistinction : Gottschalk lui-même, noyé dans son groupe, n’apparaît pas. Distinction : Gottschalk est nommé avec son groupe. Isolement : seul Gottschalk apparaît. Ce schéma se décline en deux temps : d’une part, une phase littéraire (840‑848) qui voit Raban pourchasser le groupe de loin ; d’autre part, une phase conciliaire (848‑849) qui est celle des condamnations de Mayence et Quierzy. Ce schéma montre à la fois que Gottschalk est accompagné d’un groupe de moines francs jusqu’à son retour en Francie occidentale, et qu’il a été victime d’un processus d’isolement que parachève son excommunication.
98 Maisonneuve, La dynamique des groupes, Paris, 1969, p. 33.
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2. Gottschalk et les simplices après 849
Gottschalk, abandonné par la majeure partie de son réseau parmi les élites, jouit toujours d’un important soutien dans le milieu du simple clergé99. Dans l’Ad simplices, Hincmar révèle non seulement que les moines du diocèse connaissent bien Gottschalk, mais le connaissent mieux que lui, c’est-à-dire « de nom, de visage, de fréquentation ». Dans les années 830, poursuit-il, Gottschalk allait et venait, « se présentant dans un habit de religieux », et instillait son venin dans les oreilles de son public100. Dans le De praedestinatione, Hincmar dit qu’il cherchait à subvertir les « simples et les dévots »101. Dans le De una et non trina deitate, Hincmar avertit les abbés et moines de sa province qu’il ne s’agit pas uniquement pour eux de se défendre contre les ennemis déclarés du Christ mais aussi contre les loups qui revêtent une peau de mouton, « comme ce Gottschalk qui, en se couvrant quelque temps de l’habit monastique et du faux nom de science, a trompé beaucoup de monde »102. Ce milieu monastique s’émeut de sa condamnation. C’est à cette agitation que réagit Hincmar dans l’ Ad simplices. Des moines en viennent à quitter leur monastère « à sa demande ou sur son ordre »103. Sans doute faut-il relier cette mention à une lettre d’Hincmar résumée par Flodoard ; il écrit après 853 à Rothade au sujet de plusieurs moines enfuis du monastère d’Hautvillers104. Étant donné la circulation des textes de Gottschalk entre différents monastères, il est probable que les moines lui servaient d’estafettes. Dans son traité sur la Trinité, Hincmar parle de ses complices ac satellites105 ; il en parle également dans son deuxième traité sur la prédestination106. Il parle enfin de la lettre adressée à « un de ses complices », parfois confondu avec Gislemar107. En 866, il rappelle que Guntbert, moine d’Hautvillers proche des idées du Saxon, avait coutume de se glisser furtivement chez lui et d’échanger des lettres – peut-être lui servait-il aussi d’intermédiaire
99 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 292. 100 MGH Ep. 8, p. 13‑14. Ce passage contredit Jean Devisse lorsqu’il vise à disculper Hincmar de la condamnation de Gottschalk, en arguant notamment du fait qu’il ne connaissait pas le Saxon et n’a fait que suivre l’avis de Raban Maur (Hincmar, p. 120, note 21). 101 PL 125, col. 84. 102 Ibid., col. 486. 103 MGH Ep. 8, p. 15. 104 Ibid., n° 82 (déjà cité p. 66, n. 142). 105 PL 125, col. 475 et 613. 106 Ibid., col. 84. Il faut se méfier de cette désignation de « complices » qui ne recouvre pas forcément des simples moines mais aussi, pour Hincmar, des auteurs comme Prudence ou Ratramne ; c’est le cas par exemple col. 89 ou 159. 107 Ibid., col. 291 et 371‑372 (cf. annexe 1).
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pour une correspondance plus lointaine108. À une date aussi reculée que 866, il est remarquable que Gottschalk ait encore eu des supporters capables d’un tel sacrifice. Ces moines qui soutiennent Gottschalk sont en grande partie les simplices que vise Hincmar dans sa lettre pastorale de 849 et dans le traité sur la Trinité. Dans sa lettre à Nicolas Ier de 864, il rappelle au pontife que Gottschalk « avait l’habitude non seulement de s’attirer l’admiration des analphabètes, mais aussi de convertir à son opinion les scioli [nb : faux savants, demi-habiles…] et les imprudents », s’avérant capable de tirer profit de la moindre conversation pour faire des convertis109. Gottschalk lui-même dit cibler le public des moines « les moins capables » ; il affirme avoir compilé des extraits sur la Trinité « non seulement pour [son correspondant], mais pour tous, même ceux qui sont moins capables »110 ; il écrit dans le De praedestinatione n’avoir plus rien à répondre à ses adversaires, excepté pour défendre « les infirmes et ceux qui sont moins capables »111 ; on trouve dans une scedula des Responsa de diversis qu’une difficulté grammaticale fait des ravages non seulement, « chez ceux qui sont un peu lents », mais aussi chez « les hommes les plus expérimentés et les mieux avisés »112 ; il écrit dans la Scedula citée par Hincmar dans le De una Trinitate qu’à cause d’Hincmar, on explique aux simplices que l’on ne peut plus dire que la déité est trine mais seulement une113. Les argumentaires d’Hincmar et Gottschalk coïncident : tous deux ont le souci d’attirer à eux l’auditoire des moines qu’ils considèrent comme simples et vulnérables. 3. Charisme et subversion
Gottschalk allie ses compétences intellectuelles à une grande familiarité avec son auditoire, sensible dans ses textes, écrits sur un ton très personnel. C’est une situation inédite pour ses contemporains. En outsider, Gottschalk renonce à une stratégie qui a échoué auprès des élites pendant vingt ans et exploite ses réseaux parmi le milieu plus humble des simples moines. Ce déplacement est perceptible : le Saxon renonce aux conventions sociales et littéraires, propres à l’élite, que nous l’avions vu observer scrupuleusement auparavant. C’est ce qui fait de la controverse une question sociale. Nous l’avons vu, dans le chapitre 2, diffuser sa propre théorie de la désobéissance à la hiérarchie (p. 153-155). Tout comme le 108 MGH Ep. 8, p. 194. 109 Ibid., p. 162. 110 Lambot, Œuvres théologiques, p. 278. 111 Ibid., p. 244. 112 Ibid., p. 138. 113 Ibid., p. 21.
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Christ, écrit-il, a gardé le silence devant Hérode, « il convient, il faut, il importe que tes brebis [NB : à Dieu] se gardent des attaques des loups rapaces, et ne leur répondent rien, à moins que la nécessité ne les y pousse par souci des infirmes et des moins capables »114. Les « pasteurs » deviennent les « loups » : la subversion est complète. Ces « pasteurs » ont compris que les formes n’étaient pas respectées, que quelque chose de subversif était en train de se jouer. Amolon de Lyon conspue Gottschalk pour avoir « déchiré » les prêtres de Dieu et les responsables des églises « de tant d’injures, de malédictions, d’insultes », de les « piétiner d’un tel mépris et d’une telle arrogance », qu’il ne semble même pas faire grand cas de sa propre excommunication115. Hincmar, dans le compte-rendu des textes reçus de Gottschalk, remarque qu’il mélange les genres en adressant ses écrits de propagande à Dieu et non à son destinataire116. Amolon lui fait un reproche similaire : au lieu de se soumettre à l’avis de son destinataire, il écrit à Dieu directement, et ne lui demande même pas de l’éclairer davantage117. Il ne s’agit pas d’une marque de pur fanatisme, car Gottschalk montre, en particulier dans les Responsa de diversis, qu’il est capable de se soumettre à l’avis d’un supérieur hiérarchique, dans la ligne traditionnelle118. Il s’agit donc d’une stratégie de communication élaborée ; dans plusieurs documents publics, comme la Confessio prolixior, Gottschalk court-circuite le système socio-intellectuel carolingien, dans lequel l’écrivain se soumet à la censure de son puissant destinataire, et s’adresse directement à un public vaste. On imagine l’impact de cette communication sur les échelons subalternes du clergé, auxquels était refusée la possibilité de débattre de la prédestination. Gottschalk incarne une libération, non seulement vis-à-vis des œuvres, mais visà-vis de la discipline intellectuelle. 4. La correspondance de Gottschalk avec les moines
Les œuvres de Gottschalk témoignent de son audience auprès du public monastique et des débats qu’il y a provoqués. Dom Lambot l’avait déjà remarqué, Matthew Gillis et Alberto Ricciardi l’ont aussi bien montré, en particulier à travers le cas des Responsa de diversis : les écrits de Gottschalk ne sont pas tant des
114 Ibid., p. 244. 115 MGH Ep. 5, p. 377. 116 MGH Ep. 8, p. 13. 117 MGH Ep. 5, p. 377. 118 Lambot, Œuvres théologiques, p. 132 : Quaeso ergo humiliter deposco suppliciter obsecro ardenter, fomitem ingenioli mei succendite clementer et de istis et de omnibus quae recolere ptoestis memoria laudabili in quibus nos errare aut usu aut ignorantia attenditis me instruite diligenter ac docete fideliter…
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traités que des scedulae, des documents brefs119. Il s’agit des restes d’une vaste correspondance entre Gottschalk et ses soutiens, rassemblée en quelques compilations (souvent confuses), à la fois par Gottschalk et les copistes du Bern 584. J’ai entrepris ailleurs la reconstitution systématique de la strate antérieure de ces opuscules. Tout en y renvoyant le lecteur, j’en récapitule les principaux résultats120. Gottschalk correspondait avec ses alliés par scedulae, qu’il conservait en liasses. Ces dernières constituent l’essentiel des « traités » qui nous sont parvenus. La quantité de remplois d’une scedula à une autre montre que le Saxon disposait d’un stock de textes tout prêts, qu’il remployait selon les besoins de sa démonstration. Ces scedulae consistent aussi en florilèges bibliques et patristiques, « usuels » essentiels à une controverse médiévale, du même genre que le volume qu’il dut brûler à Quierzy. Ses correspondants sont des moines, qu’il connaît bien pour avoir enseigné dans le bassin parisien. Il s’adresse souvent, à travers un correspondant, à toute une communauté. Les destinataires prioritaires sont sans doute les moines d’Hautvillers, mais le Saxon, qui décrit pour son correspondant un manuscrit se trouvant à Orbais, s’adresse vraisemblablement à d’autres communautés de la région rémoise. Les remplois plaident pour des correspondants multiples : il n’aurait sans doute pas adressé trois fois, parfois plus, le même passage aux mêmes destinataires. Gottschalk a su exploiter, pendant les années de controverse, les réseaux constitués pendant ses années d’enseignement. Comme l’a très bien montré Matthew Gillis, les textes de Gottschalk font la part belle au débat121 : plusieurs de ses scedulae sont de véritables manuels de polémique. Il s’agit de textes courts, faciles à faire circuler et comparables aux Flugblätter de la Réforme. Ils prennent la forme d’interrogatoires fictifs, dans lequels Gottschalk déploie, comme une arborescence, les questions à poser à l’adversaire et les citations bibliques à opposer à ses réponses, jusqu’au point où celui-ci, acculé, doit reconnaître la véracité des thèses du Saxon. On comprend mieux, à cette aune, la fébrilité de la réaction d’Hincmar dans les mois qui suivent la condamnation de Quierzy : avec une telle stratégie de Publizistik, Gottschalk a pu semer un trouble durable dans les monastères francs. L’archevêque de Reims décrit lui-même avec une grande précision la méthode de débat de Gottschalk et, sans surprise, elle correspond parfaitement aux manuels polémiques que le Saxon
119 Ibid., p. xiv (avec l’index des incipit des scedulae) ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 292 ; Ricciardi, Epistolario, p. 181‑187. 120 « Débat doctrinal et genre littéraire à l’époque carolingienne : les opuscules théologiques de Gottschalk d’Orbais », dans Revue de l’histoire des religions, 2017 (à paraître). 121 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 308‑315 et Heresy and Dissent, p. 198-203 (Gottschalk, Œuvres théologiques, p. 229‑231, 238‑239).
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fait circuler. Celui-ci est capable de réciter des citations bibliques et patristiques toute la journée, de mémoire, « sans reprendre sa respiration » ; de la sorte, il cherche à subvertir ses interlocuteurs et, s’il n’y parvient pas, il affirmera sans relâche, à grand renfort de serments, que son interlocuteur a dit des choses qu’il n’a pas dites, pour prouver que lui dit la vérité et son contradicteur des mensonges contraires à sa doctrine122.
La controverse sur la prédestination, ces témoignages le montrent, n’ont rien d’un débat feutré entre élites. Gottschalk diffuse des textes subversifs en quantité pour encourager ses interlocuteurs au débat et à la désobéissance. Raban Maur, de son côté, affirme que Gottschalk a davantage nui en écrivant qu’en parlant et s’étonne qu’Hincmar lui laisse la possibilité d’écrire ; c’est comme cela, continue-t-il, qu’il a pu répandre « son venin » en de multiples endroits123. Mais les interrogatoires de Gottschalk reflètent-ils la réalité des débats du cloître ? Ne s’agit-il pas d’un trope littéraire, qui provoque un effet de source trompeur ? La littérature de controverse tardo-antique avait connu de tels interrogatoires ; les Carolingiens pourraient avoir simplement calqué leur style124. Alcuin rédigeait bien des interrogationes qui représentent un simulacre énonciatif, à des fins pédagogiques. Mais l’objection ne porte pas, pour deux raisons. D’abord, les controverses tardo-antiques débordaient largement sur l’espace civique : ces interrogatoires littéraires sont le reflet de débats de vive voix dont la trace s’est perdue. À mêmes causes, mêmes effets : ce genre littéraire réémerge lorsque les circonstances l’imposent à nouveau. Les interrogatoires qu’on lit dans Benoît d’Aniane et Alcuin sont tout aussi liés à la controverse adoptianiste que le sont ceux de Gottschalk à la controverse sur la prédestination : ils relèvent du même genre, inspiré de la culture scolaire carolingienne, mettant en scène des interrogations introduites par interrogandum est125. Hincmar cite, dans le De praedestinatione, les traités dont se servent les augustiniens pour asseoir leurs thèses : l’Hexameron de Bède le Vénérable et l’abrégé des Tractatus in Johannem d’Augustin par Alcuin126. Ni l’un, ni l’autre n’est cité par les auteurs que l’on connaît : Hincmar 122 Ibid., p. 162‑163 : Et si de veritate non poterit, invincibiliter sacramentis affirmare curabit ea secum loquentes dixisse, quae forte non dixerant, ut ipse verax et illi, qui ei contradicunt, probentur esse mendaces et adversus suam doctrinam docentes. 123 MGH Ep. 5, p. 496‑497. 124 G. Bardy, « La littérature patristique des Quaestiones et responsiones sur l’Écriture sainte », Revue biblique, 41, 1932, p. 210‑236 et 341‑369 ; et 42, 1933, p. 14‑30 (section sur les Carolingiens), 211‑229 et 328‑353 ; A. J. Novikoff, The Medieval Culture of Disputation. Pedagogy, Practice, and Performance, Philadelphie, 2013, p. 25‑29. 125 PL 103, col. 1381‑411 ; MGH Ep. 4, n° 204, p. 337‑340 (à Gundrade). 126 PL 125, col. 98.
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fait peut-être référence à des discussions. Il prête aussi sa voix aux « prédestinatiens », au style direct127. Ailleurs, un lieu biblique vient répondre aux objections du contradicteur128. Le dialogue théologique n’est pas un genre préservé à l’état fossile par les quaestiones et responsiones de l’Antiquité tardive : il a gardé sa vitalité. Gottschalk, à travers la correspondance qu’il entretient avec les simples moines, dissémine dans le milieu clérical des textes courts, directement orientés contre ses adversaires : ils fournit à ses correspondants les moyens de prendre en charge eux-mêmes la controverse, via des manuels de polémique et des conseils de lecture. Loin de disqualifier les moines comme interlocuteurs sur les questions doctrinales, le « transfuge de l’élite » qu’est le reclus d’Hautvillers s’appuie sur ceux à qui il avait offert en Italie des perspectives de prestige et de liberté pour faire triompher ses thèses. Ce véritable activisme le confronte à Hincmar dans une lutte pour le contrôle de l’opinion. B. Discipline et contrôle de l’opinion 1. Circonscrire le débat
Malgré les pasteurs, les simplices entrent dans l’arène. C’est le résultat de la persistance du débat et de la circulation de textes de controverse dans les milieux monastiques. Un passage du dernier De praedestinatione d’Hincmar montre le mauvais gré des autorités, contraintes de laisser entrer les simplices dans le débat : Qu’ils lisent, ceux qui réclament encore des preuves, si ces témoignages ne suffisent pas, celui que nous avons tiré du De spiritu et littera de saint Augustin. À cause de leur querelle, il faut exposer aux simples cette phrase de l’Évangile de Luc : efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le pourront pas (Lc 13, 24)129.
L’archevêque écrit que c’est à cause des querelleurs qu’il faut s’adresser aux simplices. Le message qu’il adresse à ces derniers est un message d’abnégation. Ceux qui « cherchent à entrer [par la porte étroite] et ne le pourront pas » sont ceux qui n’ont pas pris la mesure du renoncement qu’implique la simplicité évangélique. Ce renoncement a une dimension ecclésiologique. Qui dit public, dit opinion ; qui dit opinion, dit arbitrage : l’élite ecclésiastique ne pouvait accepter d’avoir ses subordonnés pour public et pour arbitres. Il s’agit aussi de ne pas étaler 127 Ibid., col. 215. Voir aussi col. 310. 128 Ibid., col. 272. 129 PL 125, col. 274.
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les querelles doctrinales de l’élite devant les subalternes ; cela ferait un scandale qui provoquerait une réaction en chaîne de remises en question. C’est d’ailleurs l’intention de Gottschalk. Raban Maur, dans sa première lettre de réponse à Hincmar en 850, se fait l’écho de mystérieux individus qui l’accusent d’avoir menti au sujet d’une citation d’Augustin. L’archevêque se borne à prouver sa bonne foi en reproduisant la citation entière et en nommant sa source (De praedestinatione sanctorum, 10, 19), mais se refuse à discuter davantage avec ses détracteurs, « car en voulant être des docteurs de la loi, ils ne savent ni ce qu’ils disent ni de quoi ils parlent (cf. I Tim 1, 7) »130. L’illustre archevêque de Mayence est piqué qu’on ait mis en doute sa science patristique et ne cache pas son animosité à l’égard des clercs qui veulent outrepasser leurs prérogatives. Dans sa deuxième réponse, le thème de la simplicitas émerge encore sous sa plume de pasteur : les archevêques, responsables du salut de leurs ouailles, auront à répondre du « scandale des plus faibles »131. C’est la mentalité d’un pasteur d’éviter la dispute devant ses fidèles, de crainte qu’ils ne remettent en question la cohérence de la doctrine qu’on leur inculque et l’autorité de leur hiérarchie. Cette censure ne peut être légitimée que par une qualification particulière. En l’occurence, il ne s’agit plus de simplicité évangélique mais de capacité naturelle. Le terme employé est infirmi ; par statut ou par nature, ces « faibles » ne sont pas capables de participer aux débats, ni même d’y assister. Raban emploie plus volontiers ce lexique-là : dans le De grammatica, il trouve louable d’appliquer aux auteurs païens la méthode exégétique, pourvu qu’on prenne suffisamment de précautions pour ne pas scandaliser les « faibles »132. Florus formule contre Hincmar, dans le Liber de tribus epistolis, un reproche semblable133, dans le souci d’éviter de poser des questions trop difficiles devant un auditoire élargi et de s’en tenir à des propositions simples. Le même souci apparaît dans l’Ad simplices, qui distingue toujours deux catégories de lecteurs en fonction de leur statut et de leurs capacités. Hincmar écrit à ses moines et clercs que la collection qu’il leur adresse ne serait pas utile à des clercs instruits et cultivés, à qui un style aussi simple semblerait indigne : ils ont 130 MGH Ep. 5, p. 489. 131 Ibid., p. 495 : Non enim oportet nos de voluntate et factis Dei incaute disputare et presumptiose ad infirmorum scandalum invicem contendere, ne forte per hoc iuxta veritatis sententiam in aeternum supplicium dampnemur. 132 PL 107, col. 395‑396. 133 CCCM 260, p. 374 : In tanta quaestione non sunt proponenda incongrua, non sunt asserenda superflua. Ut in simplicitate et sinceritate dei instruantur et non in vanitate sensus nostri hi qui nos audiunt illudantur.
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de l’intelligence à profusion et maîtrisent l’Écriture et les Pères. Mais eux, les simples moines et clercs, n’ont pas de livres à profusion, ils ne maîtrisent pas l’art du débat. Hincmar leur propose une collection brève ; que cela leur suffise134. C’est un argument qui réapparaît au sujet de la vision béatifique : aux curieux nuisibles, les quelques sentences citées ne suffisent pas, mais à des simples, cela doit suffire135. Saint Paul, saint Augustin pouvaient se permettre d’aborder des questions complexes à l’aide de la dialectique ; ceux qui sont moins talentueux n’ont jamais réussi qu’à les dépraver136. Une fois encore, la « simplicité », en bon stéréotype hérésiologique, est rétroactive. C’est en se montrant hérétique, comme le disciple de Machaire, qu’on révèle a posteriori son incapacité intellectuelle. On voit apparaître alors à nouveau, dans le traité d’Hincmar, la qualification positive qui légitime cette censure : la simplicité est aimée de Dieu, qui « est un ami pour les hommes simples » (Pv 3, 32)137. Ainsi s’élabore, en premier lieu, une tentative de circonscrire le débat par le silence, l’évitement, l’admonition et la qualification positive de l’ignorance. Cette tentative s’appuie sur la mise en circulation rapide et efficace de l’Ad simplices. La médiocre postérité du traité, exhumé des fonds de Leyde à la fin du XIXe siècle, ne doit pas tromper : dès janvier-février 850, soit à peine un an après la condamnation de Gottschalk, non seulement il avait atteint Corbie, non seulement Ratramne en avait rédigé une réfutation, mais celle-ci était déjà parvenue à Hincmar (cf. chap. 1, p. 73). Tout cela semble s’être joué dans le second semestre 849 et dans l’urgence qu’imposait une crise pastorale138. La campagne de disciplinement du diocèse de Reims s’appuie donc sur la circulation verticale des textes – de l’archevêché aux couvents les plus menacés par l’hérésie. À l’inverse de Gottschalk, qui fait circuler ses scedulae en sous-main, dans ses réseaux personnels et sous des formats courts, Hincmar peut compter, pour toucher le public des simplices, sur le canal de la hiérarchie et les puissants moyens de la métropole rémoise, qui diffusent largement sa longue lettre d’admonition en quelques mois.
134 MGH Ep. 8, p. 16 : Nam doctis et eruditis ista collectio necessaria non habetur et huiusmodi vulgaris locutio indigna videbitur, qui et in sensu suo, gratias Deo, habundant et sanctas scripturas atque sanctorum patrum catholicas expositiones notas habent. Vos autem […] quoniam librorum copiam non habetis et istas oratorias tergiversationes non didicistis neque legistis. Unde ex multorum patrum dictis multa colligi poterant […] que breviter vobis ex paucorum nomine […] collecta sunt, pro sufficientibus habetote. 135 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 295 : sufficiat simplicitati vestrae, immo omnium nostrum devotioni, si sufficere non potest illorum ex vana gloria procedenti curiositati… 136 Ibidem. 137 MGH Ep. 8, p. 16. 138 Pensons à l’expression de Prudence de Troyes, cette même année 849 : obliquatis in diversis rebus, « les choses étant allées dans tous les sens »… (PL 115, col. 971).
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2. Discerner le bon « zèle »
Devant l’embrasement qui menace les monastères champenois après la condamnation de Gottschalk, Hincmar s’efforce d’instaurer une digue morale en répandant un discours d’admonition dans lequel, d’une part, l’enthousiasme des moines pour les débats doctrinaux est qualifié de façon négative et, d’autre part, le rôle social du moine, c’est-à-dire le respect de ses vœux, est instamment rappelé. L’archevêque remarque le zèle des partisans de Gottschalk ; c’est un sujet que nous avons déjà abordé en remarquant combien celui-ci avait tissé avec ses compagnons une relation personnelle et leur ouvrait des perspectives d’épanouissement (p. 322). Le zèle permet à l’archevêque de donner à l’enthousiasme une qualification morale négative : Je ne vous admonesterais pas dans ce style simple à ce sujet, et surtout pas par écrit, si, pour le dire avec bienveillance, je ne savais pas, comme le dit l’apôtre, que vous avez du zèle, mais sans intelligence (Rm 10, 2), et un tel zèle sans discernement – comme dit l’apôtre : éprouvez les esprits, pour savoir s’ils viennent de Dieu (1 Jn 4, 1) – que certains d’entre vous quittent leur place à sa demande ou sur son ordre139.
Hincmar parle, pour l’enthousiasme, de zèle, en employant la même citation (Rm 10, 2) qu’en parlant à Nicolas Ier, en 864, des convertis que fait Gottschalk parmi les « demi-habiles » et les « imprudents »140. Cela lui permet de lui donner une connotation négative. Les partisans du Saxon sont coupables de « sortir du rang » : il les compare au jeune homme qui, cherchant la renommée à tout prix, mit le feu au temple d’Artémis à Éphèse141 (il ignore sans doute que dans un florilège circulant dans plusieurs manuscrits carolingiens, ce destructeur n’est autre que… saint Paul !142). C’est le statut même du clerc qui est en jeu : celui-ci doit se montrer humble et obéissant. Les hérétiques, au contraire, ne souhaitent que se faire connaître143. Hincmar tient aux simplices un discours tissé d’obéissance et d’humilité. Ces deux termes reviennent fréquemment dans l’Ad simplices. L’archevêque prend même soin de s’adresser directement à son lecteur – chose rare – en reprenant une citation de l’Ecclésiaste : « Ce lieu de pénitence, tu dois y rester, ne pas regarder en arrière, ne pas chercher des choses plus hautes (Eccl 3, 22), qui que tu sois 139 MGH Ep. 8, p. 15. 140 Ibid., p. 162. 141 Ibid., p. 15 ; PL 125, col. 195. 142 Levison, England and the Continent, p. 311. 143 PL 125, col. 473 : delectabiliter vocum novitatibus ut innotescerent incumbentes…
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qui me lis »144. Quand un affect comme le zèle poussant vers Gottschalk prend possession d’un cœur, écrit l’archevêque, il faut s’en remettre aux institutions, à la hiérarchie, aux structures sociales. Il cite alors un verset de l’Ecclésiaste qui revient plusieurs fois sous sa plume : « Si l’esprit doté du pouvoir monte sur toi, ne quitte pas ta place » (Eccl 10, 4)145. Alors que l’exégèse traditionnelle, de Jérôme à Walahfrid Strabon, a interprété cette « place » comme le lieu du combat spirituel entre tentation et vertu, Hincmar en donne une interprétation littérale, la place du moine dans son monastère146. Quand l’enthousiasme doctrinal se manifeste, le bon moine se conforme à son rôle social. Dans le De una également, l’obéissance est fréquemment rappelée. Les moines qui chantent l’hymne Sanctorum meritis, condamnée par Hincmar, feraient bien de se rappeler la Règle à laquelle ils ont fait le serment d’obéir et ne plus enfreindre l’interdit147. Mais lorsqu’il écrit le De una, les admonitions de l’Ad simplices ont déjà échoué : Gottschalk a fait circuler quantité de textes et s’est trouvé de nombreux partisans. La tentative de circonscrire le débat par le silence, l’évitement, l’admonition, le respect des vœux, le rôle social, la qualification positive de l’ignorance et la qualification négative du zèle échoue148. La controverse atteint une certaine ampleur ; des clercs sont excommuniés en plusieurs lieux et Hincmar, comme il l’a fait avec Gottschalk, interdit à quiconque de discuter avec eux. Ces « moines », ces « frères » sont interpellés de manière indirecte, comme un public à persuader149. Hincmar évoque aussi bien les débats sur la Trinité que ceux sur la prédestination150. Il ne redoute rien tant que les débats incontrôlables, nourris à l’ombre du cloître par des clercs qui ne disent pas ouvertement leur préférence pour la 144 MGH Ep. 8, p. 15. 145 Ibid., p. 15 ; cité aussi au sujet d’Ebbon de Grenoble, PL 125, col. 52. 146 Jérôme : PL 23, col. 1148 ; Walahfrid : PL 113, col. 1123 (pour qui le lieu est la statio fidei). 147 PL 125, col. 498 : Bene facient igitur venerabiles fratres nostri monachi viri religiosi, si ita ut scriptum habetur in beati Benedicti regula, quam jurejurando se observaturos professi sunt, obedientiam dependentes eidem Patri sanctissimo, imo sancto Spiritui qui per eum locutus est, relictis non necessariis superstitiosorum compositionibus, sancti Ambrosii, sicut ipse sanctus Benedictus praecepit, vel nominatissimorum atque orthodoxorum hymnos, de quibus sufficienter habent, in diurnis ac nocturnis laudibus usi fuerint […] ne pro talibus sicut ex hymni cuius initium est sanctorum meritis inclyta gaudia cuius compositorem hactenus invenire nequivimus finalitate ubi a quibusdam cantatur vel potius blasphematur te trina deitas, aut scienter aut nescienter scandalum in Ecclesia moveant… 148 Devisse, Hincmar, p. 168, note 286. 149 PL 125, col. 498 : bene facient igitur venerabiles fratres nostri monachi viri religiosi… col. 499 : his ergo perpensis, discernant honorabiles fratres nostri monachi, utrum melius sit blasphemare cum Gothescalco et Ratramno […] an credere et cantare cum summis coelorum virtutibus et cum beatorum spiritibus et cum omnibus sanctis viris catholicis in tribus personis unam deitatis substantiam id est deitatem. 150 Ibid., col. 481‑483 et 494.
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double prédestination : il y fait plusieurs fois référence151. Ces clercs desservent des paroisses ou ont des charges d’enseignement, comme Gottschalk, ce qui leur permet de répandre leurs idées152. La mobilisation d’un public élargi de clercs est un état de fait auquel les controversistes, à défaut de pouvoir l’endiguer, ont dû s’adapter. Cette dialectique fait que tout en critiquant la place prise par les simplices dans le débat, l’élite s’adresse à eux – bien malgré elle, proteste-t-elle – pour ne pas en laisser le monopole à l’adversaire. Florus confesse d’ailleurs avoir été poussé à répondre à Hincmar et Pardoul non seulement par respect pour ses « vénérables interrogateurs », mais aussi par « le trouble des frères simples et ignorants, dont on sait qu’ils fluctuent au gré de l’incertitude de ces questions »153. C’est ainsi qu’apparaît, au fil des sources, une opinion publique à laquelle les controversistes sont contraints de s’adresser par le jeu de la concurrence « hérétique ». 3. La reconnaissance d’une opinion publique
Deux traités d’Hincmar sont adressés aux clercs de sa province : l’Ad simplices et le De una et non trina deitate154. Ces traités n’ont pas connu un sort très heureux, le premier pour ses imprécisions théologiques, le deuxième pour son apparent manque de construction155. Il s’agit pourtant des deux traités les plus riches d’enseignement sur le caractère pastoral de la controverse156. Le De una en particulier montre comment l’opinion des clercs du diocèse de Reims a pu s’imposer, dans une certaine mesure, comme un arbitre des débats entre Gottschalk et Hincmar. La compétition est certes inégale, ce dernier reste l’archevêque ; mais il est contraint d’affronter le Saxon sur son terrain, la théologie, et d’accepter la publicité d’une controverse dont il souhaitait éviter qu’elle ne se 151 Dans le De una, ibid., col. 485‑486 : Sed et necesse est Ecclesiae praepositis et cunctis fidelibus ut non modo fortiter hostibus Christi apertis resistant verum et prudenter lupos rapaces se ovinis pellibus contegentes attendant et vitent ne eos fallere possint ; dans le De praedestinatione, ibid., col. 354 : […] etsi eorum corda in insaniam perversi sensus ebulliunt, prava tamen quae sentiunt apertius eloqui non praesumunt. La même sentence se retrouve dans la lettre à Nicolas de 864, MGH Ep. 8, p. 162. Dans le De praedestinatione, PL 125, col. 297 : quae a quibusdam de Gothescalci schola dyscola dici audivimus. 152 Ibid., col. 503. 153 CCM 260, p. 319‑320. 154 Leur caractère de « lettre pastorale » se voit à leur titre, dans l’Ad simplices : dilectis filiis simplicibus huius sancte sedis… (MGH Ep. 8, p. 12) et dans le De una : dilectis ecclesiae catholicae filiis et comministris nostris (PL 125, col. 473). 155 Devisse, Hincmar, p. 138, parle de « bases fragiles » pour l’Ad simplices ; p. 166, il qualifie le De una de « déconcertant à première vue » ; Amann, Église carolingienne, p. 337, est plus direct : « c’est un fatras où bien peu d’historiens de la littérature théologique se sont risqués ». 156 Devisse, ibid., p. 134. Il en livre cependant un commentaire purement théologique (p. 134‑140). Pour le De una, cf. p. 167.
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répande. Hincmar a compris que, pour un public de simples clercs auprès duquel Gottschalk mène une campagne de communication experte, l’évitement n’est plus possible. Plusieurs années après avoir, dans l’Ad simplices, nié aux simples clercs la possibilité de débattre de questions doctrinales, des moines apportent à l’archevêque la scedula de Gottschalk sur la Trinité et réclament par écrit, non seulement qu’il y réponde, mais qu’il en reproduise le texte à intervalles réguliers dans son traité157. Ils veulent une réponse non pas autoritaire mais argumentée, afin de juger sur pièces. Ils ont adressé à l’archevêque une requête élaborée : on y trouve une citation de Grégoire le Grand affirmant que les pasteurs sont, par nature, les mieux à même de comprendre les mystères du dogme158. Retournant contre l’archevêque la classification sociale en simplices et en periti, ils réclament qu’il réponde publiquement au moine reclus. Le but de leur manœuvre est de convoquer Hincmar devant un public élargi de clercs – arguant toujours que l’archevêque, divinement éclairé, est le mieux à même de répondre au Saxon. En réfutant le maître, c’est-à-dire Gottschalk, il fera taire les disciples159. Ces lignes témoignent de la sourde agitation dans laquelle les textes de Gottschalk ont plongé le diocèse. Les avertissements de 849 ont échoué : l’archevêque est contraint de répondre au Saxon, constituant par là ses lecteurs, c’est-à-dire les simplices du diocèse, en public. Le recul d’Hincmar par rapport à 849 est évident : lui qui avait interdit à ses ouailles de lire les textes de Gottschalk, et même d’en conserver des exemplaires, est contraint de reproduire la scedula du condamné pour que les lecteurs confrontent les textes et vérifient s’il répond correctement. L’archevêque, « très occupé »160, trouve cependant un moyen de ne pas se placer sur un pied d’égalité avec le moine reclus, en encadrant les extraits de Gottschalk d’un obèle et d’un chrisme, pour signifier d’une part la mort éternelle qui frappe leur auteur et d’autre part la vérité qui les réfute161. Ce système, affirme-t-il, aura le mérite de la clarté auprès des « esprits simples et dévots » : il vise toujours les simplices. Le pire danger aurait été que ceux-ci croient que les textes de Gottschalk et d’Hincmar 157 PL 125, col. 475 : De qua bonis vestris desideriis placuit ut eam in hoc opere cum integritate ponerem et post ad singula catholicorum sententiis responderem. 158 Ibidem : proponentes mihi verba beati Gregorii ex homilia evangelii qua dicit : quid est, inquiens, quod vigilantibus pastoribus angelus apparet eosque Dei claritas circumfulget nisi quod illi prae caeteris videre sublimia merentur qui fidelibus gregibus praeesse solliciti sunt […] [I, 8]. Suit une citation des Homélies sur Ezechiel, I, 11. 159 Ibidem : ut dum ipsius sententiae fuerint de hac causa oribus catholicorum gladio videlicet spirituali peremptae, caeterorum qui sensibus in illius currunt sententiam muta fiant labia dolorosa [pour dolosa, à mon avis]. 160 Ibid., col. 476 : occupatio multiplex… 161 Cf. à ce sujet le chapitre 7, p. 431.
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sont de même statut162. Il s’agit aussi d’un aide-lecture pour les moins avertis. Dans l’Ad simplices déjà, il avertissait les moines de son diocèse qu’en lisant les écrits polémiques des Pères, ils devaient faire particulièrement attention à ne pas confondre le texte de l’auteur avec celui qu’il est en train de citer pour le réfuter163. La mesure peut donc être comprise à la fois comme une précaution pour des lecteurs peu alertes et comme un moyen de ne pas donner l’image d’un débat d’égal à égal avec Gottschalk. Ainsi, tout en reconnaissant à son clergé un rôle dans la controverse qu’il lui niait quelques années plus tôt, l’archevêque met en page l’exclusion de son adversaire et son propre statut hiérarchique (cf. ci-dessous, chap. 7, p. 431) ; l’égalité entre les idées reste faussée par un rapport institutionnel. 4. Le disciplinement de la province de Reims
À la rédaction du De una, l’endiguement de la controverse a déjà pris un caractère cœrcitif : les mesures de type rhétorique, employées dans l’Ad Simplices, n’ont pas suffi. La répression dont l’Ad simplices menaçait les clercs, en reproduisant la sentence de condamnation de Gottschalk par avertissement, est alors mise en œuvre. L’hérésie et sa répression sont situées par Hincmar, dès les premiers feuillets du De una – comme dans l’Ad simplices –, dans une cosmologie qui l’intègre dans le dessein divin. Concentrons-nous ici sur ce qu’Hincmar dit du temps de l’Église. Paul écrit, rappelle-t-il : « Il faut qu’il y ait des hérésies » (I Cor 2, 19). C’est que l’hérésie, pour Hincmar, pousse les orthodoxes à préciser le dogme, à mieux comprendre l’Écriture, et à faire émerger du peuple de Dieu des savants pour défendre l’orthodoxie. A-t-on traité correctement de la Trinité avant l’apparition de l’arianisme ? Non. Voilà donc l’utilité providentielle de l’hérésie : « Ceux qui négligent l’étude de la doctrine sont secoués dans leur torpeur et poussés à mieux écouter pour repousser l’adversaire »164. Hincmar n’entend certes pas que tous les clercs doivent être « secoués dans leur torpeur » et s’immiscer dans la discussion, loin de là : il justifie seulement l’intervention de l’élite. Pour les clercs de rang inférieur, l’hérésie est d’une autre utilité : elle distingue les justes des injustes en forçant ces derniers à manifester leur injustice. C’est l’occasion pour l’archevêque de décrire la bataille disciplinaire qui se joue dans son diocèse. Les acteurs de cette bataille disciplinaire sont d’abord les relais de l’autorité, c’està-dire les évêques, le roi, mais surtout tous ceux qu’Hincmar nomme les praefecti 162 Ibidem : … evidenter simplicibus et devotis mentibus ostendatur. 163 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 297. 164 PL 125, col. 481. Cf. à ce sujet F. Grundmann, « Oportet et haereses esse : Das Problem der Ketzerei im Spiegel der mittelalterlichen Bibelexegese », dans Archiv für Kulturgeschichte, 45, 1963, p. 129-164.
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ou praepositi, à savoir les prêtres, prévôts et abbés dont il a été question au début de ce chapitre (p. 307)165. C’était déjà le cas dans l’Ad simplices166. Ces cadres monastiques sont décrits par les statuts d’Adalhard : l’abbé, bien sûr, mais aussi le prévôt, second personnage du monastère, et le doyen, chargé « de la discipline monastique et de la formation spirituelle des moines »167. Ils ne sont pas uniformément acquis à Hincmar qui les invite à l’autocritique. Pasteurs et docteurs des paroisses, évêques, abbés, doivent être attentifs à eux-mêmes et bien se rappeler que le glaive de Dieu ne les épargnera pas s’ils apostasient dans la foi et les actes : même des sièges épiscopaux renommés comme Alexandrie, Jérusalem, Antioche, Nicodémie, Constantinople ont enduré l’anathème168. Ces « recteurs », dont Hincmar sait que certains sont en faveur de la double prédestination, s’ils veulent corriger les autres, doivent commencer par se corriger eux-mêmes, ne pas interpréter l’Écriture en sacrilèges, ne pas tronquer ou interpoler leurs citations169. Sont peut-être visés un évêque comme Rothade, un écolâtre comme Ratramne, et des clercs dont le nom n’a pas été retenu. C’est sur ces relais qu’Hincmar appuie son admonition au véritable public, les simples clercs du diocèse. Le débat permet d’éprouver l’orthodoxie des clercs, écrit-il en commentant toujours saint Paul : cela signifie qu’elle permet aux pasteurs de distinguer bons et mauvais moines. Il s’agit d’une doctrine de la probation concrète ; d’une surveillance quotidienne et individuelle des clercs. Si les simplices « ne peuvent comprendre par eux-mêmes », il faut les instruire et les admonester170. C’est une tâche dont les abbés ont l’habitude. Le commentaire 165 Ibid., col. 507‑508 : Pontificalis vero auctoritas et regia potestas necnon et quique praefecti Ecclesiae id est presbyteri et monasteriorum rectores pro certo, sicut credimus, sciunt ex sacra lectione […] quia pastoralis necessitas habet ne per plures serpant dira contagia separare ab ovibus sanis morbidam ab illo cui nihil impossibile ipsa forsitan separatione sanandam. 166 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 297 : Haec vobis […] venerabiles domini, propter sanctitatis vestrae praecipuum meritum… 167 J. Semmler et A.Verhulst, « Les statuts d’Adalhard de Corbie de l’an 822 », dans Le Moyen Âge, 17, 1962, p. 91‑123 et 233‑269, p. 261‑264. 168 PL 125, col. 508 : Nos quoque pastores et doctores nobis commissarum plebium et episcopi ac gubernatores ecclesiae atque monasteriorum rectores qui vocantur abbates ad nosipsos redire debemus et diligenter attendere quia […] nec nobis parcet fide et actibus a se apostatantibus sicut nec sacra concilia (ut in eis valemus relegere) pepercerunt episcopis etiam nominatissimarum sedium, videlicet alexandrinae, antiochenae, hierosolymitanae, constantinopolitanae, nicodemiae. 169 Ibid., col. 509 : caveamus qui alios corrigere et docere debemus ut non sacrilege sacras scripturas interpretemur […] caveamus ut scripturas non detruncemus, nec quiddam in eis ad concinnandum confirmandumque mendacium propter nostram statuendam sententiam contra catholicam fidem interponamus. 170 Ibid., col. 502‑503 : Admonendi sunt ergo subditi ab ecclesiae sanctae praepositis ut sacrae legis verba recte intelligant et si per se intelligere non potuerint, juxta praeceptum divinae auctoritatis interrogent patres suos et annuntiabunt illis (Dt 32, 7). Et qui sacrae legis verba non recte intelligunt, admonendi sunt secundum regulam pastoralem beati gregorii […] Docendi sunt etiam ut non ignorent neque contemnant decreta magni leonis papae ad Anastasium Antiochenum episcopum…
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d’Hildemar sur la Règle, déjà cité (p. 308), décrit comment les lectures de carême étaient distribuées aux moines ; si un frère a bien lu le premier livre que lui a donné le bibliothécaire et a bien répondu aux questions du prieur, il a le droit de demander le livre qui lui plaît. L’abbé peut alors intervenir et, s’il juge que le livre n’est pas approprié à ce frère, le lui retirer : « ce livre-ci n’est pas bon pour toi, mais celui-là est bon pour toi »171. L’effort de pédagogie, qui est aussi effort d’admonition, est quotidien. Cet effort instrumentalise, semble-t-il, la célébration eucharistique et la liturgie des heures. De la prédication pendant la controverse, il ne reste rien : cette lacune irréparable nous prive d’un précieux instrument de mesure local. Mais quelques sources nous permettent de l’entrapercevoir. Anticipons (cf. chap. 7, p. 473 et annexe 2) pour citer la profession de foi du pontifical de Poitiers : cette confession, rédigée dans la province de Reims pendant la controverse, peut-être à Hautvillers même, cite les opuscules d’Augustin pour fournir une définition consensuelle de la prédestination (au bien, évidemment). Sans cesse répété, le symbole a un pouvoir normatif majeur. C’est déjà le cas lors de la controverse adoptianiste, où le besoin d’un credo commun au monde franc, récité partout pendant la messe, s’est fait cruellement ressentir172. Mentionnons aussi la Vita Remigii : le long passage consacré à la prédestination montre qu’Hincmar comptait sur la lecture monastique, au réfectoire et à l’ambon, pour discipliner les esprits. De ce matraquage de lectures autoritaires, dont seules des bribes nous sont parvenues, on ne peut que deviner l’efficacité. La répression de l’hérésie a d’abord un impact sur la gestion des responsabilités pastorales, vérifiant la rétroactivité de la qualification de simplicitas décrite plus haut (p. 318). Des moines ordonnés prêtres desservent des paroisses et prennent en charge la prédication locale : il importe que l’évêque vérifie leur intelligence, leur foi, leur obéissance, leur humilité et la sainteté de leur vie, avant de leur ouvrir l’officium doctrinae173. S’ils n’ont pas été appelés à cette charge, qu’ils s’abstiennent, comme la Règle l’enjoint, d’enseigner des mensonges, de répandre le mal et de s’enorgueillir de leur enseignement. Cette mesure montre que des contenus proches de la doctrine de la double prédestination ou de la trina deitas s’inséraient dans la prédication quotidienne de moines desservants, un peu partout dans la
171 Cité par Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 71 (Hildemar, Mittermüller éd., op. cit., p. 487). 172 Cf. Pezé, « Confession de saint Martin ». 173 PL 125, col. 503 : Si autem necessitas docendi parochiam exegerit ut per sacerdotes monachos verbum fiat ad populum, episcopus et sanitatem sensus et catholicam fidem atque religionis disciplinam et humilitatis virtutem ac sanctae conversationis soliditatem in eis probare debet et sic ad doctrinae officium provocare.
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province, créant des micro-conflits. Ainsi, tous ceux qui ne prêchent pas la doctrine de Quierzy de 853 doivent être tenus à l’écart des postes à responsabilité : de la sorte, les « hérétiques » sont forcément des simplices, par rétroactivité. La répression de l’hérésie a ensuite un impact sur la sociabilité locale. Toute discussion sur les thèmes incriminés est un danger. Raban écrivait déjà qu’il ne fallait donner aucune licence à Gottschalk non seulement d’écrire, mais aussi de discuter avec qui que ce soit174. Hincmar prescrit qu’il faut éviter à tout prix de débattre avec le Saxon ou qui que ce soit d’autre au sujet de la Trinité et de la prédestination ; au contraire, un excommunié doit être exclu de toute communication avec les fidèles. Il n’entend pas là seulement Gottschalk mais aussi, comme il y faisait référence quelques lignes plus haut, ses partisans175. Toute discussion au sujet d’un sujet déjà tranché est inutile : Hincmar insiste lourdement sur ce point176. Si un moine est surpris à chanter le verset interdit de l’hymne Sanctorum meritis, à défendre les thèses de Gottschalk sur la prédestination, le libre-arbitre, la rédemption et le baptême, il sera châtié canoniquement. La « répression » à proprement parler est de nature canonique. L’archevêque de Reims décrit en détail les mesures répressives prises dans son diocèse. Il est impossible, affirme-t-il, que ses clercs pèchent par inadvertance sur une question aussi essentielle ; si « simples » qu’ils soient, ils ne peuvent se prévaloir de leur ignorance. Si, admonestés, ils ne se rétractent pas, ils seront frappés par les verges, privés de leur grade ecclésiastique, excommuniés et reclus en ergastule, comme Gottschalk l’avait été, conformément à la Règle et à la législation conciliaire177. Hincmar se justifie à cette occasion de l’excommunication qu’il a dû imposer à plusieurs partisans de Gottschalk, à l’instar de Guntbert dont il affirme, en 866, qu’il a été soumis plusieurs fois à un régime de pénitent178. Cette autojustification 174 MGH Ep. 5, p. 497 : […] nulla detur occasio atque licentia scribendi, atque cum aliquo disputandi… 175 PL 125, col. 495‑496 : Et de his quae secundum tramitem Scripturarum traditionemque majorum diffinita sunt, contra Gothescalcum, vel contra quemcunque alium in quamcunque disputationem intrare nemo debet praesumere sed damnatus ut spuria vitulamina in ipsa radice amaritudinis, vel exsilio vel ergastulo separatus a consortio fidelium, ne aliis nocere valeat qui sibi prodesse non volet, sine retractatione male pertinaciter sentiens debet retrudi et in ipsa exsilii vel retrusionis alligatione perpetua permanere. 176 Ibid., col. 497 : Constat de hac sicut et de omni haeresi olim revicta non debere iterum disputari. Voir aussi la collection col. 496 (quia vero de huiusmodi tanquam de dubiis disputare non debeamus…). 177 Ibid., col. 505‑506 : quia in tam maxima causa […] ignoranter non valent offendere, si per contemptum deinceps offenderint quod dicimus satis inviti, quem non correxerint verba suscipient verbera et cum gradus privatione atque a corporis et sanguinis Christi separatione, ut Gothescalcus pertinacissimus damnatus est, condemnabitur exsilii vel ergastuli relegatione. 178 Ibid., col. 481‑483 : Unde apostolus […] oportet inquit et haereses esse, ut probati manifesti fiant inter vos, qui corripiendi sunt a praepositis suis correptionibus de charitate venientibus, sed et quique subditi fratres pro culparum diversitate diversis vel minoribus vel amplioribus, quia et ipsa quae damnatio nominatur, quam facit episcopale iudicium, qua poena in Ecclesia nulla maior est, potest si Deus voluerit in correptionem
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semble montrer que ces mesures disciplinaires étaient très mal acceptées. Hincmar doit se justifier aussi de ne pas faire rejuger Gottschalk ; sa condamnation était donc contestée par des clercs subalternes179. La sévérité de la condamnation a entraîné un mouvement de contestation en faveur de Gottschalk. On a vu les arguments avancés par le Saxon contre les autorités illégitimes (p. 153-155). Le De una leur répond : Hincmar réaffirme les principes de sa propre légitimité. Il pense même aux failles de la discipline. Si les moines échappent à la surveillance des prévôts, en cachant leurs idées, en dissimulant leur négligence, en fuyant la contrainte, ils auront peut-être échappé au regard des puissances terrestres, mais Dieu ne les oublie pas : ils doivent se considérer comme excommuniés ipso facto et s’appliquer à eux-mêmes la discipline qu’ils fuyaient – nous commenterons plus en détail ce passage plus bas180. Hincmar réitère ainsi les interdits statutaires formulés déjà en 849 : la capacité de participer aux débats découle de la position de l’individu dans l’ordre social. La formule conclusive de l’archevêque ne laisse pas d’ambiguïté : « Que personne donc ne s’arroge le droit de savoir plus qu’il ne faut en savoir »181. III. Le discours et son public La dimension sociale de la controverse est rendue accessible par un décryptage minutieux du discours. Mais elle l’est aussi par un examen attentif du destinataire des textes : à quel public s’adressent-ils ? Se bornent-ils à démontrer l’orthodoxie de leur doctrine ? L’audience de la plupart des textes altimédiévaux dépasse largement ce qu’en dit leur énonciation énoncée, c’est-à-dire ce que le texte lui-même nous apprend de son destinataire. Assigner à chacune de ces œuvres le seul destinataire qu’elles nomment explicitement a pour effet de gommer la dimension sociale de la production littéraire carolingienne, dans laquelle les énonciateurs formels ne sont pas distincts de leur entourage. Jean Leclercq, dans son article fondateur sur le genre épistolaire, écrivait que « les écrits doctrinaux [du Moyen Âge] sont souvent envoyés, à la manière de lettres encycliques, à des personnages qui doivent les saluberrimam cedere atque proficere. […] pastoralis tamen necessitas habet, ne per plures serpant dira contagia, separare ab ovibus sanis morbidam ab illo cui nihil est impossibile ipsa forsitan separatione sanandam. Nescientes enim quis pertineat ad praedestinatorum numerum, qui non pertineat, sic affici debemus charitatis affectu ut omnes velimus salvos fieri. Hincmar écrit à Egilon en 866 que Guntbert a été souvent corrigé pour avoir communiqué avec Gottschalk et soumis aux « pénitences les plus lourdes », MGH Ep. 8, p. 195. 179 Ibid., col. 497‑498. 180 Ibid., col. 506. 181 Ibid., col. 504 : Nemo ergo plus sibi arroget sapere quam oportet sapere.
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faire circuler, ou à des assemblées qui doivent assurer la diffusion des idées qu’ils contiennent »182. L’énonciation énoncée n’est alors que la partie émergée de la publicité réelle d’un texte. Lorsqu’au début des années 840 le clerc Vitale consulte Pacifico de Vérone au sujet d’une querelle doctrinale qui sévit dans son diocèse, il réclame une réponse sub epistolari specie, « sous forme de lettre », afin que lui et ses adversaires puissent s’en instruire183. L’énonciation de la lettre, avec seulement un destinateur et un destinataire, ne saurait tromper ; elle devait être exhibée dans les discussions et lue par le grand nombre184. Ainsi, il n’est pas de lettre ou de traité de cette controverse qui ne soit adressée indirectement à d’autres destinataires que le correspondant officiel. C’est vrai aussi de la plupart des traités de la controverse sur la prédestination. L’historiographie allemande insiste sur la notion de Publizistik, qui se caractérise, d’après Carl Mirbt, par : 1. une prise de parti ; 2. une intention de publicité185. Malheureusement, seule une infime partie de ces études concerne l’époque carolingienne186. À ce titre, l’étude pionnière est celle que Klaus Zechiel-Eckes a consacrée à Florus187. Il emploie la notion de Wunschöffentlichkeit, pour ainsi dire de « publicité optative », pour désigner une stratégie rhétorique faisant appel à tous les lecteurs possibles. Cette notion se prête particulièrement bien aux stratégies de communication adoptées à Lyon du temps d’Agobard et Florus, mais peut aisément être généralisée, pourvu qu’on systématise l’étude esquissée par Zechiel-Eckes. Les études de linguistique ont suivi, depuis les années soixante, un tournant qui fournissent à cette analyse des outils indispensables. Les travaux de John Austin et John Searle sur la performativité, en définissant chaque texte comme un « acte de langage » (speech act), permettent de distinguer le contenu propositionnel 182 J. Leclercq, « Le genre épistolaire au Moyen Âge », dans Revue du Moyen Âge latin, 2, 1946, p. 63‑70 (64). 183 Campana, Carteggio, p. 273. 184 La Rocca, Pacifico, p. 182 ; Pezé, « Primum in Italiam », p. 148‑152. 185 C. Mirbt, Die Publizistik im Zeitalter Gregors VII, Leipzig, 1894, p. 4 (cité par Zechiel-Eckes, Florus, p. 218‑219). Cf. Lexicon des Mittelalters, 7, 1995, p. 313‑318. Voir récemment Melve, Public Sphere, pour l’époque grégorienne. 186 Cf. la bibliographie, essentiellement de langue allemande et relative à la querelle des investitures, réunie par Zechiel-Eckes, Florus, p. 218, notes 1 et 2. Pour l’histoire carolingienne, deux publications se sont intéressées en particulier à un manuscrit de Gunthar de Cologne (Cologne, Domb. 117) lié à sa déposition au Latran en 863 : E. Perels, « Propagandatechnik im 9. Jahrhundert. Ein Originalaktenstück für Erzbischof Gunthar von Köln », dans Archiv für Urkundenforschung, 15, 1938, p. 423‑426 ; H. Fuhrmann, « Eine im Original erhaltene Propagandaschrift des Erzbischofs Gunthar von Köln », dans Archiv für Diplomatik 4, 1958, p. 1‑51 ; Staubach, « Sedulius Scottus », p. 562‑569. Cf. enfin H.-D. Fischer, « Monarchische Propaganda der Karolinger in der Historiographie », dans Publizistik. Zeitschrift für die Wissenschaft von Presse, Rundfunk, Film, Rhetorik, Werbung und Meinungsbildung, 11, 1966, p. 131‑144. 187 Zechiel-Eckes, Florus (en particulier p. 221‑225).
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d’un texte de son intention et de s’affranchir de la littéralité188. Tout énoncé constitue un acte de langage à part entière, ce qui signifie que tout acte de langage est performatif (de l’anglais perform, accomplir). Ce paradigme du « performative turn » a exercé depuis les années 1980 une influence décisive sur les sciences sociales et en particulier l’histoire médiévale, mais paradoxalement assez peu dans le champ du discours. Cela étant, il se trouve au fondement de la méthodologie d’un Quentin Skinner189. Dans notre perspective, la reconstruction minutieuse de l’énonciation et de l’intentionnalité des quelques sources à notre disposition est à même de révéler le substrat social de la controverse : à qui étaient réellement destinés ces traités, comment s’adaptent les auteurs à la diversité sociale de leur public ? Cette approche reflète le double impératif de satisfaire à la fois un cercle restreint de lecteurs officiels, qui sont aussi producteurs de textes, et de persuader un public élargi sans le laisser, le plus souvent, accéder au statut de destinataire de plein droit. A. Le « double impératif » littéraire d’Hincmar Dans la perspective d’un débat ouvert à un public élargi malgré la volonté des pasteurs, ces derniers sont soumis à des impératifs contradictoires. Ces impératifs peuvent être retranscrits dans des termes voisins de ceux qu’emploie Pierre Bourdieu pour décrire le marché des biens artistiques190. Le sociologue montre comment un champ donné (peinture, littérature) s’autonomise en développant, en plus d’un « champ de grande production », c’est-à-dire un champ destiné aux consommateurs-non-producteurs, un « champ de production restreinte » destiné aux producteurs eux-mêmes. Les productions de ces deux champs se différencient progressivement du fait d’une « dialectique de la distinction » qui pousse les producteurs du champ restreint, pour acquérir la reconnaissance de leurs pairs et concurrents, à rechercher des « distinctions culturellement pertinentes », c’està-dire à démontrer leur virtuosité en exacerbant la spécificité de leur champ, ses 188 J. L. Austin, How to do things with words, Oxford, 1962 ; Voir les œuvres de John Searle, en particulier « A Classification of Illocutionary Acts », dans Language in Society, 5/1, 1976, p. 1‑23. Pour un résumé sur la théorie d’Austin et Searle, voir J. Proust, « Introduction » à J. Searle, Sens et expression. Études de théorie des actes du langage, J. Proust trad., Paris, 1979, p. 7‑30 ; D. Vanderveken, « Présentation », dans Revue internationale de philosophie, 216, 2001/2, p. 165‑172 ; J. Martschukat et S. Patzold, « Eine Einführung in Fragestellungen, Konzepte und Literatur », dans Geschichtswissenschaft und « Performative Turn » – Ritual, Inszenierung und Performanz von Mittelalter bis zur Neuzeit, id. éd., Cologne, 2003 (Norm und Struktur 19), p. 1‑32. 189 Cf. C. Gautier, « Texte contexte et intention illocutoire de l’auteur. Les enjeux du programme méthodologique de Quentin Skinner », dans Revue de métaphysique et de morale, 42, 2004/2, p. 175‑192. ; cf. aussi Meaning and Context. Quentin Skinner and his Critics, J. Tully éd., Princeton, 1988. 190 « Le marché des biens symboliques », dans L’année Sociologique, 22, 1971, p. 49‑126.
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tropes et son « axiome stylistique » ; la peinture tendant vers l’abstraction, la musique vers la disharmonie, la poésie vers les associations inhabituelles. Dans le contexte carolingien, cette recherche de la distinction, qui acquiert lors de la controverse sur la prédestination un caractère agonistique, s’incarne dans la quantité et la diversité des citations bibliques et patristiques, la rigueur de leur contextualisation, la précision de leur interprétation. On ne comprend pas autrement la tendance à « l’inflation » des traités, le dernier, celui d’Hincmar, réunissant plus de quatre cents colonnes de Patrologie Latine. Dans cette mesure, l’impératif contradictoire consiste dans le fait que la littérature de controverse s’efforce d’obéir aux exigences du champ restreint, mais aussi à celles du champ de grande production (dans la terminologie de Bourdieu), ce qui est une preuve en soi que les simplices étaient considérés comme un public. Il s’agit d’une part pour ces pasteurs de mener la controverse dans un champ restreint (le leur, celui de l’élite), en s’appuyant sur une littérature de distinction et en éliminant les simplices du débat, par divers moyens de persuasion et de contrôle social. Il s’agit d’autre part de prendre acte de l’échec relatif de ces mesures et de tenir compte de ce public élargi, celui des simplices, en mettant en circulation une littérature polémique à destination pastorale. Le discours tenu aux simplices est alors contradictoire, tantôt reconnaissant, tantôt niant leur statut de public. Comme nous l’avons vu en introduction de ce chapitre, les auteurs ecclésiastiques de l’antiquité tardive étaient eux aussi tiraillés entre deux publics ; mais, sans doute, avec l’espace public antique comme arrière-plan (où un simple professeur d’école élémentaire comme Cresconius pouvait débattre avec saint Augustin), n’étaient-ils pas confrontés au problème de l’exclusion ou de la reconnaissance de la « multitude » dans la même mesure que le furent leurs successeurs carolingiens. Les œuvres d’Hincmar fournissent un large spectre de destinataires. Plus que quiconque, il est tiraillé entre ses deux publics. Certains de ses traités sont adressés aux clercs de sa province (Ad simplices, De una et non trina deitate), les autres à Charles le Chauve (les deux De praedestinatione et le De Trinitate perdu). Il emploie dans ces deux genres de traités des procédés de persuasion différents. Les traités adressés aux simplices ont recours à des arguments autoritaires. L’Ad simplices commence par une mise en garde sur la tentation diabolique placée sous la figure de saint Pierre, « pasteur suprême »191 : celui-ci met en garde ses brebis contre le lion rugissant qui rôde et cherche à les dévorer (I P 5, 8). L’archevêque 191 MGH Ep. 8, p. 12 : Beatus Petrus, summus pastor ovilis dominici, dicit : Quia adversarius vester diabolus sicut leo rugiens circuit, quaerens quem devoret, scilicet de unitate eclesiae cupiens erroneum quemlibet reddere, ut eum valeat facilius rapere et perditioni suae nequitiae sotiare…
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explique que la brebis écartée du troupeau et mise en danger représente la tentation hérétique. Le passage a un hypertexte aujourd’hui presque indécelable : cette entrée en matière, en effet, fait écho à une tradition remaniée du sermon Contra iudeos, paganos et arianos de symbolo du pseudo-Augustin (Quodvultdeus de Carthage)192. Ce sermon antique insiste sur le respect des vœux. Ceux qui refusent de se corriger en rendront compte au jugement dernier. Quand le défunt se tiendra devant son juge, alors « l’adversaire », le diable, viendra le réclamer comme son dû (meus esse voluit). L’auditoire est poussé à observer scrupuleusement ses vœux et à craindre son juge. Or, ce sermon de Quodvultdeus a été transformé en homélie sur la citation de Pierre sur le lion rugissant (I P 5, 8), à destination des professants : on trouvera cette version remaniée en annexe 6. La réélaboration a consisté à rajouter la citation de I P 5, 8 en tête du sermon (avec la captatio benevolentiae « audite, fratres carissimi, qualem sententiam detulerunt nostri defensores »), et à rajouter des références au baptême (« post professionem [aut baptismum] »). Sous cette forme, il circule en France du Nord dans plusieurs collections carolingiennes193. Par conséquent, la citation de Pierre devient, pour tous ceux qu’il a touchés, une invitation au respect des vœux. La probabilité qu’il s’agisse de l’hypertexte d’Hincmar est extrêmement forte. En commençant son admonition aux moines du diocèse par la citation de Pierre, il évoque le sermon aux professants, rappelant à ses destinataires le respect promis à leurs vœux et le châtiment qui menace. L’archevêque mobilise ensuite une chaine de citations pauliniennes, majoritairement tirées des épitres à Timothée et Tite, disciples de Paul. Ces épitres sont considérées comme de véritables manuels pour évêques : en les citant, Hincmar se fait disciple et continuateur de l’apôtre194. Il peut menacer directement les clercs de la même sentence que Gottschalk, l’excommunication195. Ces procédés de persuasion et de dissuasion découlent d’un impératif pastoral et s’ancrent dans le registre littéraire de l’admonition. Mais Hincmar ne s’adresse pas aux simplices que dans les traités qui leur sont explicitement dédicacés, l’Ad simplices et le De una deitate. Pour toucher le public des simplices, l’archevêque a varié les genres.
192 CCSL 60, sermon 4. 193 Mss Berlin, Staatsbibliothek, theol. lat. f° 355 (Bischoff, Katalog 1, p. 97, n° 459 : France du Nord) ; Laon, BM 121 ; le ms. Metz, BM 223 est du XIe siècle. 194 MGH Ep. 8, p. 13 (Tit 1, 16 ; 1 Tim 6, 20 ; 2 Tim 4, 3 ; 2 Tim 3, 13 ; 1 Tim 1, 7 ; Tit 1, 11). 195 Ibid., p. 23 : Hanc autem dampnationis illius sententiam ideo huic opusculo subnectere procuravimus, ut similem vel in praesenti vel in futuro saeculo dampnationem timentes, qui ei aliquo modo conhibentiam praebuistis, quantotius vos corrigere studeatis et de cetero cum omnibus ad quorum aures loetales illius sibili pervenerint, huiusmodi perversam doctrinam respuere deserere ac praecavere curetis.
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En premier lieu, les canons conciliaires sont, à le lire, un genre qui s’adresse à tous les clercs : si les canons de Quierzy de 853 ont été rédigés sous une forme abrégée et sans citations explicites des Pères, c’est afin de satisfaire un public « d’hommes moins capables et moins cultivés »196. De même, il reproche aux Pères de Valence d’avoir cherché à tromper les simplices en leur offrant les canons de leur « pseudosynode »197. La législation conciliaire offre un moyen efficace de communiquer avec les échelons subalternes, à savoir des textes brefs, ramassés en un petit nombre de définitions et pourvus de toute l’autorité des évêques qui les ont rédigés sous la dictée de l’Esprit Saint. Pour cette raison, on trouve, dans un manuscrit des canons de Quierzy (853) qui a son origine à Reims (Vatican, BAV, reg. lat. 191, f. 53r-v), au plus près d’Hincmar, une brève compilation tirée du dernier De praedestinatione de l’archevêque, sous forme de confession198. La confession, avec les canons, a été insérée dans un recueil pastoral, contenant des interrogationes pour le clergé et des documents de gestion diocésaine : les simples clercs rémois en sont les destinataires naturels199. Hincmar a ciblé, dans cette collection, la défense des sacrements pour s’adapter à ce public. Un procédé comparable est employé avec les canons du concile de Tusey. Hincmar rédige une introduction aux canons qui récapitule certains thèmes abordés lors de la controverse sur la prédestination. Nous avons vu (p. 93) que cette introduction n’est pas le reflet d’un accord final entre Pères conciliaires au sujet de la prédestination. Dès lors, les destinataires de l’introduction ne sont pas tant les évêques de Tusey, en particulier les lyonnais, que les propres ouailles d’Hincmar, aristocrates laïcs et clercs200. Un fait permet de s’en assurer : l’introduction, au lieu d’adopter la forme d’une compilation commentée de citations – qui est le « genre noble » de la littérature théologique carolingienne –, est une simple narration de l’histoire du salut qui paraphrase de grands auteurs sans les citer. Le procédé, dont Hincmar se garde bien dans le De praedestinatione car il aurait été indigne d’un auditoire plus érudit, rappelle en revanche la première partie de l’Ad simplices ainsi que le commencement du Liber de tribus quaestionibus de Loup de Ferrières, 196 PL 125, col. 200 : […] quae licet brevioribus verbis propter minus capacium minusque studiosorum inertiam contexuimus… 197 Ibid., col. 403 : Videant isti qui […] capitula quasi synodalia conscribunt et pro veritate simplicibus tenenda contradunt… 198 J’y ai consacré un article à paraître dans les actes du colloque La controverse carolingienne sur la prédestination. Histoire, textes, manuscrits (11‑12/10/2013, Paris), organisé par P. Chambert-Protat, J. Delmulle, W. Pezé et J. C. Thompson. 199 Wilmart, Codices reginenses, t. 1, p. 457 ; Keefe, Catalogue, p. 363. Le manuscrit contient le De ecclesiasticis officiis d’Isidore, un commentaire sur le symbole (Keefe, Catalogue, n° 254 et 39), le De ministris ecclesiae d’Ebbon de Reims, du matériel pénitentiel, des interrogationes, le florilège de Prudence de Troyes pour les ordinands… 200 Devisse, Hincmar, p. 273‑275 la considère comme une « motion de synthèse ».
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que son auteur destine à un public très élargi (cf. p. 358). Dans les trois cas sont relatées successivement la création de l’ange et de l’homme, la constitution du libre-arbitre, la chute adamique, la rédemption et la restauration du libre-arbitre dans la grâce par le sacrifice du Christ201. On peut raisonnablement postuler qu’à des procédés similaires correspond un public similaire, d’autant plus que la forme même du document, une introduction aux canons, s’y prête. Hincmar utilise à plusieurs égards le genre canonique pour faire circuler l’information auprès d’un public élargi de laïcs et de clercs. Hincmar mobilise également le genre hagiographique avec la Vita Remigii202. L’archevêque, nous l’avons vu (p. 96), intercale dans le récit de l’incendie de Reims une longue digression sur la prédestination203. Cette insertion remonte, pour Marie-Céline Isaia, aux années 870 et se fonde sur un texte antérieur204. Hincmar voulait en tout cas que ses clercs en disposent pour combattre ce qu’il appelle « les restes des prédestinatiens » qui murmurent leur hérésie en cachette205. La Vita Remigii, dont la version définitive remonte à 878‑880, est découpée en lectures appropriées les unes au « peuple », les autres aux « érudits ». Le passage sur la prédestination est destiné à être lu aux « érudits », c’est-à-dire aux moines les plus lettrés et non à un public élargi aux laïcs206. Il ne s’agit pas d’un simple exposé de l’orthodoxie : l’archevêque présente les citations utilisées par ses adversaires pour les réfuter207. Comme dans le De una deitate, l’auditoire monastique doit être non seulement persuadé, mais convaincu, grâce à la confrontation des arguments des uns et des autres. Ces précautions révèlent combien le débat avait pénétré dans le milieu monastique. Hincmar cite plusieurs passages de l’Écriture : – Esther, 13, 9 : « Tout a été placé dans ta volonté, Seigneur, et rien ne peut résister à ta volonté » – le Psaume 134, 6 : « Tout ce que le Seigneur a voulu, il l’a fait dans le ciel et sur la terre » – Isaie 53, 12 : « Il a porté le péché de beaucoup » – Matthieu 20, 28 : « Le Fils de l’Homme n’est pas venu être servi mais servir et donner sa vie pour la rédemption de beaucoup »
201 MGH Conc. 4, p. 23‑27 ; Gundlach, « Zwei Schriften », p. 265‑269 ; PL 119, col. 624‑632. 202 Devisse, Hincmar, p. 278 et 1042 ; Isaia, Rémi de Reims, p. 516‑520. 203 MGH SS rer. merov. 3, p. 280‑285. 204 Isaia, Rémi de Reims, p. 520. 205 MGH SS rer. merov. 3, p. 284 : Haec idcirco commemoravimus quoniam adhuc reliquiae predestinatianorum in istis Gallicanis provinciis fauce susurra musitant… 206 Le signe marginal qui borde ce passage est en effet un gamma capitulaire (cf. ibid., p. 580‑585). 207 Ibid., p. 282 : Sciendum est autem praedestinatianos assumpsisse ad argumentum sui erroris quaedam testimonia sanctae scripturae […] p. 283 : Assumunt etiam idem predestinatiani ad suum mendatium adstruendum testimonia de scripturis abutentes eis in malum suum…
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– Matthieu 26, 28 : « Voici mon Sang, celui de la nouvelle Alliance, qui sera versé pour beaucoup en rémission des péchés » – Hébreux 9, 28 : « Le Christ a été offert une fois pour expier les péchés de beaucoup » Ce n’est pas la première fois que ces sentences émergent lors de la controverse. En 864, Hincmar rapporte à Nicolas Ier que Gottschalk et ses sectateurs utilisent la même combinaison de citations : Esther 13, 9 et Psaume 134, 6208. En 866, il en parle à Egilon : Gottschalk interprète mal le Psaume 134, 6 et Esther 13, 9209. Cette combinaison se retrouve dans la lettre de Prudence de Troyes à Hincmar et Pardoul210, mais aussi dans une des scedulae de Gottschalk qui est un texte de propagande assorti d’un interrogatoire-type. Les deux citations incriminées par Hincmar sont présentées par le Saxon comme des instruments polémiques à asséner au contradicteur211. Le destinataire de ces scedulae appartenait au milieu monastique ; on ne peut qu’imaginer, faute de sources, le nombre de conversations de couloir où ces lieux bibliques devaient être échangés et commentés. C’est d’autant plus vrai que la citation d’Esther a été reprise comme antienne, ce qui touche particulièrement le public monastique212. C’est un des rares lieux où l’on peut voir Gottschalk et Hincmar polémiquer l’un avec l’autre par l’intermédiaire des simples moines. Les autres citations qu’il réfute sont susceptibles de toucher le même public. Celles d’Isaie et Matthieu reprennent l’importante question du pro multis ; le Christ n’aurait-il souffert la passion que pour beaucoup, au lieu de tous ? Les moines étaient d’autant plus susceptibles de se saisir de cette question – agitée par tous les controversistes – qu’il s’agit des paroles de consécration de la prière eucharistique. La citation d’Hébreux 9, 28, enfin, se trouve dans le c. 4 du concile de Valence, qu’Hincmar accuse de semer le trouble parmi les simplices. Les objections aux citations des « prédestinatiens » ne sont donc pas un luxe de théologien mais bien le reflet de débats qui agitaient le cloître. À certaines occasions, Hincmar
208 MGH Ep. 8, p. 161. 209 Ibid., p. 198. 210 PL 115, col. 977. 211 Lambot, Œuvres théologiques, p. 238 : Et si non erubescunt illud quod dominus deus dixit Moysi : Misereor cui miserebor et misericordiam praestabo cui mistertus fuero et clemens ero in quem mihi placuerit non ait : qui mihi placuerit, nec ad illud psalmistae : Magna opera domini exquisita in omnes voluntates eius, et : Omnia quaecumque voluit dominus fecit in caelo et in terra in mari et in omnibus abyssis, erubescant saltem ad illud quod domino deo dixit sancta femina et ei nunc universa concorditer cantat ecclesia : In voluntate tua domine universa sunt posita et non est qui possit resistere voluntati tuae. 212 Antienne de l’introit, 21e dimanche après la Pentecôte (PL 78, col. 720).
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se fait l’écho de ces débats, en parlant des arguments employés par les sectateurs de Gottschalk213. Ainsi, Hincmar multiplie les recours à des genres littéraires susceptibles de toucher le public des simplices. De la lettre pastorale au traité érudit en passant par les collections canoniques et l’hagiographie, Hincmar aura parcouru le pannel des genres carolingiens pour toucher toutes les audiences. Cela relève d’une stratégie de communication experte, visant aussi bien le milieu des élites que celui des simples clercs. Mais ce n’est pas tout : dans une même œuvre, Hincmar est tiraillé entre plusieurs auditoires différents. Son dernier De praedestinatione est adressé au roi et rédigé d’après les canons de l’élite intellectuelle. Cela étant, il l’achève par un epilogus qui récapitule tout ce qui précède – au chapitre trente-huit, c’est-à-dire les trente-huit années de maladie du paralytique ( Jn 5, 1‑16) et les quatre évangiles multipliés par les dix commandements, moins les deux commandements de l’amour et du prochain. L’épilogue est destiné à ceux qui « sont de la mauvaise opinion », c’està-dire ses adversaires214. Pourtant, cet épilogue, composé « pour épargner lecteurs et scribes », a pour but de récapituler le traité d’une manière qui convienne aussi bien aux simplices qu’aux sapientes215. Peut-être, comme la Recapitulatio totius operis de Prudence de Troyes, l’épilogue d’Hincmar devait-il circuler indépendamment du reste du traité ; cela justifierait que l’archevêque écrive « pour le soulagement des scribes ». Seul un traité aussi vaste que ce De praedestinatione pouvait rivaliser avec ceux de Florus, Prudence ou Loup, dans la logique du champ restreint de Bourdieu. Mais Hincmar prenait alors le risque d’être indigeste pour des clercs plus humbles. D’où l’idée de mettre à leur disposition un De praedestinatione de poche, comme cet épilogue. Celui-ci met en garde le lecteur contre le fait que les adversaires d’Hincmar sont des évêques : « si un aveugle conduit un autre aveugle, il n’y a pas que le guide qui tombe dans le trou, mais les deux » (cf. Mt 15, 14)216. Le lecteur est averti de ne pas se fier au grade ecclésiastique des ennemis de l’archevêque. Il est aussi menacé d’excommunication217. Hincmar a d’ailleurs dicté l’épilogue 213 PL 125, col. 284 : quae a quibusdam de Gothescalci schola dyscola dici audivimus. 214 Ibid., col. 417‑418. 215 Ibid., col. 418 : Tandem epilogi more brevius ex praecedentibus pro legentium ac scribentium compendio quaedam colligere capitulatim curavimus ut simplicibus ita sint cognita quatenus sapientibus non sint onerosa et per ea lector facile possit cognoscere quae sit veritas […] unde quicunque plura desiderant cuncta superiora legant. 216 PL 125, col. 420. 217 Ibid., col. 465 : Hinc ergo scitum est quod qui dicit aut subintelligere susurrando contendit quoniam Antichristus vel quilibet reprobi ex Deo habeant causam perditionis, vel operatione ipsius pereant,
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en sermo simplex, dans une langue très orale : […] ad cuius adventum, secundum fidem catholicam, omnes homines resurgere habent cum corporibus suis218. Le futur protofrançais souligné montre qu’Hincmar vise un auditoire modeste. Ainsi, l’épilogue semble être une récapitulation du De praedestinatione destinée à un public moins lettré, plus humble. Le texte court qui accompagne le manuscrit rémois des canons de 853 (aujourd’hui Vatican, BAV, reg. lat. 191, ff. 52‑53, cf. p. 346) exacerbe cette tendance : il est entièrement composé d’extraits du De praedestinatione d’Hincmar, tirés essentiellement des chapitres relatifs aux sacrements, pour défendre le canon 4 de Quierzy contre le canon 5 de Valence. La défense de Quierzy contre Valence était le propos du De praedestinatione ; en assemblant un texte à partir d’extraits de ce dernier traité, pour défendre aussi Quierzy contre Valence, Hincmar a composé un De praedestinatione miniature pour les simples clercs de son diocèse. Du De praedestinatione à ce petit document en passant par l’épilogue du chapitre trente-huit, nous voyons Hincmar, à partir d’un même texte, s’efforcer de satisfaire des publics aux attentes relativement incompatibles : l’élite d’une part, les simplices de l’autre. B. L’énonciation à double fond Nikolaus Staubach, dans une étude consacrée à Sedulius Scottus, met en avant la notion de doppelbödige Informationspolitik pour désigner le fait qu’un texte ne s’adresse pas réellement à son destinataire formel219. Dans le cas du libellus de Gunthar de Cologne prétendument envoyé à Hincmar en 864, il distingue le destinataire apparent (Hincmar) du destinataire réel (toute la Lotharingie). Cette remarque mérite d’être généralisée et étendue au champ de l’énonciation tout entier sous le nom d’énonciation à double fond. Le destinataire réel des traités de la controverse prédestinatienne n’est pas seulement leur destinataire formel. Ce dernier est à la fois le « grand nom » (un roi, un évêque) qui légitime le contenu du texte et le nœud d’un réseau qui ouvre le traité à un auditoire plus vaste220. L’énonciation des traités de la controverse a gardé la trace de cet usage, comme en témoignent de discrets embrayeurs que nous devons dépister. Le terme d’embrayeur, shifter en anglais, est dû à Roman Jakobson : il désigne les unités grammaticales dont le rôle est métaphoriquement non catholicus sed insanus est et si incorrigibilis perseverare maluerit, ab ipsa etiam collocutione fidelium propellendus. 218 Ibid., col. 464. 219 Staubach, « Sedulius Scottus », p. 567. 220 Cet aspect a été bien mis en évidence par Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 531‑568.
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« d’embrayer » le message textuel sur une situation donnée221. Leur particularité est de n’être intelligibles que grâce au message qui les contient : leur sens varie en fonction de la situation (ainsi « je », « ici », « maintenant »…). On distingue, dans notre perspective, les embrayeurs qui témoignent d’une énonciation dialogique (le JE du locuteur, le TU/VOUS de l’allocutaire), d’embrayeurs plus discrets qui trahissent l’audience plus vaste que ces traités devaient rencontrer à travers le destinataire formel (le IL/ILS du public, le subjonctif ). Dans la littérature carolingienne, l’emploi de la troisième personne, lorsqu’il peut être considéré comme un embrayeur, recouvre deux nécessités : celle de s’adresser au lecteur indéterminé et subordonné, et celle de le dégager du premier niveau d’énonciation, la deuxième personne, réservée à l’allocutaire formel. Il importe à présent de mettre en évidence ce procédé énonciatif dans les œuvres de la controverse. Hincmar, dans son dernier De praedestinatione, s’adresse au roi à la deuxième personne, non seulement dans la préface, mais dans le texte même du traité222. De multiples embrayeurs montrent pourtant que Charles n’est que le destinataire officiel. On rencontre la troisième personne et le subjonctif, un mode exprimant le souhait, l’attente, l’exigence et reflétant ainsi l’inscription du texte dans un « acte de langage » orienté par une intentionnalité et destiné à faire quelque chose223. Hincmar apostrophe indirectement ses adversaires. Il vise en particulier Ebbon de Grenoble, qui est (pour lui) l’auteur des capitula de Valence (855) et dont il a décidé, à la différence de son traité de 856, de taire le nom (cf. chap. 4, p. 248-249). Une seule fois, il lui arrive de l’apostropher à la deuxième personne224. Ces procédés énonciatifs ne sont pas seulement une adresse indirecte à l’adversaire. Ils répondent d’abord à une stratégie de persuasion, celle d’inclure littérairement les adversaires d’Hincmar dans le traité avec une qualification négative. Leur présence à la troisième personne crée un espace de débat fictif, dans lequel Hincmar peut donner l’illusion de défaire ses contradicteurs, énonciativement présents. Vu sous cet angle, le procédé est purement littéraire et ne reflète pas le fait que l’archevêque voulait être lu par ses contradicteurs. Il écrit en effet : « qu’il
221 H. Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, 1998 (1e éd. : 1961), p. 411‑421 ; R. Jakobson, « Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe », dans Essais de linguistique générale, Paris, 1963, p. 176‑197 (traduction de Shifters, verbal categories and the Russian verb, Russian Language Project, Department of Slavic Languages and Literatures, Harvard, 1957) ; É. Benvéniste, « L’appareil formel de l’énonciation », dans Problèmes de linguistique générale II, Paris, 1974, p. 79‑88 (1e éd. in Langages, 17, 1970, p. 12‑18). 222 PL 125, col. 211, 295, 363. 223 Benvéniste, « L’appareil forme de l’énonciation », op. cit., p. 85. 224 PL 125, col. 203.
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écoute, Gottschalk, avec son école… »225. Il n’escomptait sans doute pas que le reclus d’Hautvillers le lise. Bien plutôt, cette énonciation met en scène un « cadre figuratif » qui permet au lecteur de s’inscrire, plus largement, dans la controverse. Il apprend qui sont les adversaires d’Hincmar et quels sont leurs arguments226. Cette énonciation à la troisième personne a aussi un but hiérarchisant. Son usage répété a pour effet de distancer le locuteur, Hincmar, de son adversaire ; la troisième personne est souvent employée pour refuser une discussion d’égal à égal. Ce jeu énonciatif est particulièrement clair dans une formule comme celle-ci : Qu’ils disent, ces hommes rusés, s’ils osent rivaliser avec Augustin là-dessus, qu’ils disent que ces « autres hommes » sont « prédestinés à la mort », comme tu l’avais dit auparavant, toi, Augustin !227
Hincmar vise ici les « prédestinatiens » en général. Plusieurs apostrophes leur sont adressées : « qu’ils s’avancent, nos contradicteurs et adversaires, les ennemis de la vérité… », etc228. Souvent apostrophés de la sorte, ils sont, dans la phrase ci-dessus, mis en balance avec Augustin. Or, Hincmar a pris soin de s’adresser au saint en le tutoyant. Il crée avec lui une intimité énonciative dont sont exclus ses adversaires. Pour le lecteur, cette classification des personnes a le mérite de hiérarchiser l’espace du débat : Hincmar est proche du roi et de Charles le Chauve, ses adversaires ne sont en revanche pas dignes d’une discussion d’égal à égal. Ces apostrophes indirectes ne sont-elles qu’un procédé persuasif ? Certes non : Hincmar prévoyait que des adversaires, entre autres, liraient son texte. En tête du manuscrit, il apostrophe « tous ceux dans les mains desquels cet opuscule tombera » ; il les prie de ne pas lui tenir rigueur d’éventuelles fautes, dues au fait que Charles le Chauve a pressé la copie du texte, ne laissant pas le temps aux notaires de corriger le texte des scedulae ; des mains hostiles peuvent avoir falsifié le texte sans qu’il s’en aperçoive ; qu’ils le corrigent eux-mêmes, ou envoient un notaire à Reims le faire corriger sur l’authenticum gardé dans les archives de l’église ; si par ailleurs certains voulaient le faire transcrire en entier, qu’ils en fassent une demande écrite, par peur des copies clandestines229. Ce texte fascinant montre à quel 225 Ibid., col. 165. 226 Benvéniste, « L’appareil formel de l’énonciation », op. cit., p. 85. 227 PL 125, col. 150. 228 Ibid., col. 147 : Accedant reprehensores et oppugnatores nostri imo impugnatores sed non expugnatores rectae fidei… col. 274 : Legant adhuc contentiosi… col. 153 : dicant obtrectatores nostri quid discors, vel obvium, sive devium invenerint istis sanctorum Augustini, Gregorii atque Prosperi dictis in capitulo a nobis excerpto. 229 Ibid., col. 55 : Omnes in quorum manus hoc laboris nostri opusculum venerit, supplici devotione per charitatis viscera postulamus ut quoniam de ipsis schedulis notariorum ante emendationem, instante domino nostro rege Carolo, sub celeritate illud transcribi fecimus, et idcirco in locis plurimis eradi et emendari quaedam
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point la dédicace à Charles le Chauve tient du simulacre. Hincmar ne contrôle pas la dissémination de son texte. L’obligation de présenter une demande écrite n’est qu’une tentative de garder un certain contrôle sur la circulation, qui ne se justifie ici que par la qualité médiocre du texte publié, faute de correction des notaires. Ainsi, la circulation du manuscrit devait échapper au contrôle de l’archevêque. L’énonciation montre qu’il l’avait prévu. Hincmar ne s’adresse pas seulement au roi, à Augustin et à l’adversaire, mais au lecteur anonyme. Cela, pour le coup, ne remplit plus aucune fonction d’ordre persuasif ou littéraire : dans quel espace de débat fictif l’apparition d’un lecteur anonyme et un peu simplet remplit-elle une fonction persuasive ? Hincmar avait prévu que son traité serait largement lu. Il mentionne explicitement ses lecteurs : « Satisfaisons d’abord les lecteurs… »230. Il s’adresse à eux comme à des lecteurs pieux, dévots, bienveillants : « quiconque lit avec l’œil de la colombe […] voit ce qu’ont proposé nos saints Pères et ce que nous avons suivi […], qu’il voie etc. »231 ; « Aux pieux, aux dévots et aux catholiques, ce que la sainte et catholique mère de toutes les Églises, l’Église romaine, enseigne peut et doit suffire »232. On lit plusieurs fois : « Que le lecteur dévot voie… »233. La visée littéraire de ces apostrophes obéit à un procédé de persuasion que nous verrons en détail plus loin (p. 361). Il s’agit de compter sur la force perlocutoire de l’énoncé (c’est-à-dire son effet psychologique sur le lecteur) pour le pousser à se conformer à cet énoncé. Le lecteur est incité à correspondre à la qualification positive donnée par Hincmar (pieux, dévot, bienveillant) en se conformant à la proposition (c’est-à-dire… être d’accord avec Hincmar)234. L’énonciation de l’archevêque est donc ouverte à tous les lecteurs potentiels. Hincmar se justifie de la vitesse un peu brouillonne avec laquelle il avait copié necessitas compulit, si nacta occasione aliquis aemulus recta hinc eraserit, et forte prava superinduxerit, aut scriptorum imperitia secus transcripserit, alienum nobis errorem non imputent. Sed collecta hic a nobis testimonia catholicorum inspicientes, quorum doctrinam sensu, ore et manu, quantum dat Dominus, sequimur, aut superseminata ab inimico zizania in medio tritici evellant et colligant, aut si tantum adhibere dignati fuerint studium, per quemcunque illis placuerit paucis litterulis haec innotescendo, de Ecclesiae Rhemensis archivo unde dubitaverint, relevare procurent. Et cujus dignationi haec quae sequuntur transcribere complacuerit, hanc etiam postulationem conscribi quaesumus faciat. Quae ideo dicimus et precamur quoniam et olim Nestorium Constantinopolitanum, et Macarium Antiochenum episcopum, de scripturis authenticis ac sanctorum dictis quaedam interrasisse atque corrupisse prodentibus gestis comperimus. 230 Ibid., col. 211 : Primo satisfaciamus lectoribus… 231 Ibid., col. 200 : Hinc quoque quilibet columbino oculo intendens quae proposuerunt sancti patres nostri et quae subsecuti sumus… 232 Ibid., col. 214 : Piis devotis atque catholicis hoc potest et hoc debet sufficere quod omnium Ecclesiarum mater sancta catholica atque apostolica docet romana ecclesia. 233 Ibid., col. 224, 226, 369. 234 Searle, « A Classification », op. cit., p. 1‑2. Ce procédé complexe obéit à une direction of fit « worldto-word », c’est-à-dire poussant le « monde » à se conformer à l’énoncé.
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les canons de Quierzy en 853, en s’adressant « simplement et sincèrement à tous les lecteurs » ; il a confiance dans « quiconque voudra les lire avec une intention simple et bienveillante » ; « qu’il relise » les textes de Prosper qu’il vient de citer et « qu’il voie » si Hincmar disait vrai235. « Quiconque aura lu » les canons de Valence « et relu » le premier De praedestinatione d’Hincmar « saura » qu’il a été injustement attaqué236. Au sujet de la question de la valeur salvifique des œuvres, Hincmar a un passage à l’énonciation particulièrement ouverte ; « qu’il suffise aux hommes pieux » de relire le Pater ; « quiconque écoutera les mots du Seigneur avec l’oreille dévote de son esprit n’écoutera pas les inventions de Gottschalk »237. Plus loin, Hincmar en vient à défendre la régularité de sa propre élection, mise en doute par le septième canon de Valence : « il nous faut démontrer à tous ceux qui veulent le savoir […] que tous ceux qui liront cela voient etc. »238. C’est enfin le cas de l’épilogue, déjà cité, où Hincmar s’adresse aux lecteurs « simples » et « érudits » ; « tous ceux qui veulent en savoir plus, qu’ils lisent tout ce qui précède »239. De la même manière qu’avec son adversaire Ebbon, qu’il tutoyait anonymement, Hincmar en vient même à tutoyer le lecteur anonyme : « Remarque bien qu’il ne dit pas ici, comme le disent les prédestinatiens, prédestination de Dieu à la mort »240. En somme, si le dédicataire officiel du De praedestinatione d’Hincmar, Charles le Chauve, est apostrophé en plusieurs points de l’ouvrage, une étude plus serrée de l’énonciation « à double fond » montre qu’il n’est pas son seul destinataire. Loin de là ! Les adversaires d’Hincmar, d’abord, y sont inclus sous une forme qui relève avant tout d’une stratégie persuasive. Mais les apostrophes récurrentes aux lecteurs « simples », « pieux », « dévots », « bienveillants » montre qu’Hincmar avait prévu le traité pour un lectorat élargi à toute une gamme de clercs, incluant visiblement des subalternes. Ratramne adresse, comme Hincmar, son traité à Charles le Chauve. Il multiplie, nous l’avons vu (p. 202), les précautions à l’égard de la cour, qu’il sait peu 235 PL 125, col. 368 : ut simpliciter et veraciter omnibus legentibus fateamur […] Sed qui benigne ac simplici intentione advertere voluerit […] Relegat et capitulum quod excerpsimus et verba sancti Prosperi quae in proximo proposuimus et videat si est verum quod dicimus. 236 Ibid., col. 369 : In quibus quicunque illorum figmenta legerint et apologiam nostram relegerint scient nos hinc immerito reprehensos… 237 Ibid., col. 381 : Unde piis ista sufficiant quae impiis sicut et plura ad salutis satisfactionem sufficere non valebunt […] Nam huiusmodi sicut Goteschalcus et sui complices proferunt nugatoriis adinventionibus aurem non accomodabit quisquis verba dominica devota mentis aure perceperit… 238 Ibid., col. 383 : Unde necesse est nobis cunctus scire volentibus demonstrare… videant quicunque illud legerint… 239 Ibid., col. 418 : Unde quicunque plura desiderant, cuncta superiora legant. 240 Ibid., col. 164 : attende quare non dixit hic sicut dicunt praedestinatiani ad interitum praedestinatio Dei…
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réceptive à la double prédestination. Il demande à Charles de ne pas publier le texte avant que la controverse ne se soit apaisée. Ratramne a pourtant prévu que son texte serait un jour lu par d’autres que Charles. Ce dernier n’apparaît que dans les préfaces de chacun des deux livres et dans la conclusion. L’écolâtre de Corbie utilise quelques embrayeurs très discrets, destinés à ses adversaires. Ce sont toujours les mêmes : l’expression du souhait ou de l’obligation par le subjonctif. Ses adversaires, « qu’ils fassent attention à la façon dont ils comprennent les textes » de Fulgence241 ; « si quelqu’un rejette l’avis de cet auteur [Isidore], qu’il voie à quel point il contredit l’Écriture sainte »242… Ces remarques, faites en passant, montrent que malgré l’énonciation formelle du traité – une consultation de Charles le Chauve, en apparence neutre –, l’intention de Ratramne est de convaincre un lectorat plus vaste et dominé par les opposants à la double prédestination : le milieu de la cour. Quelques embrayeurs sont néanmoins plus ouverts. Ratramne laisse échapper « qu’aucun fidèle ne doute » et fait une référence très explicite à son audience : « nous ajoutons aussi quelque chose des livres de ce même auteur [Isidore], qu’il suffira de savoir à ceux qui le désirent ; ceux qui ne veulent pas être d’accord seront vaincus par l’abondance des témoignages »243. Nous verrons plus loin que l’annotateur inconnu du groupe du ms. Berne 363 a lu le traité de Ratramne (p. 461). Le traité de Jean Scot Erigène est sans doute celui qui pousse le plus loin les cadres énonciatifs fictifs, à but persuasif. Il est dédicacé à Hincmar et Pardoul de Laon, qui n’apparaissent plus après la préface. L’énonciation est des plus ouvertes : la publicité de l’ouvrage a dû être importante (grâce à la cour sans doute), comme en témoigne le fait que Wenilon puis Prudence se le soient rapidement procuré. La fiction dominante est le tutoiement de Gottschalk : l’ouvrage est d’abord construit comme un dialogue aux allures d’admonestation entre le reclus d’Hautvillers et Jean Scot244. Il ne s’agit que d’une tactique littéraire, donnant à voir un Gottschalk ridiculisé245. Jean Scot s’adresse éphémèrement à la deuxième personne aux mystérieux objecteurs pour qui lutter contre le péché est inutile : « votre cécité est admirable ! ». Contre ses adversaires, l’Erigène crée un espace fictif de débat, sans doute approprié à ses talents de dialecticien, plutôt qu’un discours autoritaire. Cet espace de débat, fondé sur une énonciation directe à la 241 Ibid., col. 53 : Unde qui volunt dicere […] viderint qualiter huius auctoris dicta intelligant… 242 Ibid., col. 60 : Quod si quis auctoris huius sententiam repudiat, videat quemadmodum Scripturae sanctae contradicat… Voir encore col. 67, 70, 76 et 79. 243 Ibid., col. 60 : Verum ne ista fortassis alicui minus sufficiant, addamus etiam aliquid ex libris istius ipsius auctoris, quos nosse cupientibus satisfiat, et acquiescere nolentes testimoniorum copia superentur. 244 CCCM 50, p. 8 sqq., 34‑36, 71‑72. 245 Ibid., p. 9 : Ubi sunt ergo, G, duarum praedestinationum tuarum necessitudines ? Tuarum dico, non divinarum ; tua etenim eas perversitas finxit et ideo non sunt nec fieri possunt.
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deuxième personne, implique qu’il se fonde sur sa seule virtuosité intellectuelle et non sur une posture autoritaire, comme l’avait fait Hincmar. Jean Scot s’adresse aussi à Dieu à la deuxième personne, créant, comme Hincmar avec Augustin, une intimité énonciative dans laquelle l’adversaire est encore rejeté à la troisième personne246. À la fin du traité, Jean Scot prie la divinité d’éclairer ses lecteurs247. Peut-être faut-il y voir, en plus d’une imitation d’Augustin dans les Confessions, comme l’a remarqué Goulven Madec, une imitation de Gottschalk dont l’Erigène devait savoir qu’il utilisait ce procédé, certainement très efficace sur le lecteur248. L’intimité énonciative créée par Jean Scot le situe finalement aux côtés de la vérité, contre ses adversaires, dont certains sont pourtant évêques (praedicatores)249. Il n’y a donc jamais, dans le traité de Jean Scot, que deux tête-à-tête, l’un avec ses adversaires (l’erreur), l’autre avec Dieu (la vérité). Le duel avec Gottschalk est d’autant plus vivant que l’Erigène cite largement la Confessio prolixior et remploie ses citations pour les réinterpréter250. Les spectateurs de ce « match » sont rejetés dans la troisième personne comme des arbitres : Jean Scot a suffisamment confiance dans sa virtuosité pour estimer que cette position de neutralité lui sera favorable. Ce public est présent dans l’énonciation, d’abord sous la forme d’un tertius quis : « Qui ne voit pas, sinon l’insensé, que ce qu’on appelle péché n’est que la corruption de la vie heureuse ? »251. Ce procédé rhétorique vise implicitement le lecteur, comme le montre Jean Scot plus loin : J’ai pris soin d’avertir les lecteurs, s’il y en a qui jugent que mes écrits sont dignes de lecture (si seulement leur charité leur permet de les lire en entier !) de davantage regarder mon obéissance que mépriser cette utile réflexion (si pourtant elle est utile)252…
246 Ibid., p. 23 : O aeterna caritas, quanta caecitate percussi sunt qui te duplam esse praedicant, cum inveniunt praecones tuos pronuntiare te esse geminam, non valentes discernere intellectuali visione quid intersit inter te et praeceptum tui ! 247 Ibid., p. 112. 248 Nous avons déjà vu qu’Hincmar le lui reproche ; MGH Ep. 8, p. 14. Cf. Madec, « L’augustinisme de Jean Scot », p. 185‑186. 249 CCCM 50, p. 121 : Proinde cum audio praedicatores tuos, o beatissima veritas,vita omnium communis, dicentes te praedestinasse impios ad interitum aut interitum impiis, continuo, lux clarissima, te illuminante tenebras meas, in te video te praedestinasse, id est ante saecula diffinisse intra leges tuas incommutabiles certum numerum eorum qui in sua impietate quam nunquam et nusquam praedestinasti interituri essent. 250 Ibid., p. 19‑20 et 70‑72. 251 Ibid., p. 65. 252 Ibid., p. 67.
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L’Erigène met son lecteur en garde contre les audaces dont il fera bientôt preuve : il s’apprête à nier la prescience du mal. L’avertissement ne s’adresse pas à Hincmar et Pardoul, qui l’ont déjà reçu dans la préface : il s’adresse à un lectorat anonyme et indéterminé. La préface montre déjà que le traité n’est pas adressé qu’aux deux évêques. Bien au contraire, son but était « que tous constatent la très grande force de [leur] piété »253. « Tous »254 ! Ce public, que Jean Scot prévoit nombreux, est, comme chez Hincmar et Ratramne, admonesté : « qui, sinon un fou, ne voit pas que pour Dieu, prédestiner et prédéfinir sont la même chose ? »255 – comme Hincmar, Jean Scot laisse échapper un tutoiement, attende. Ainsi, loin d’une simple consultation, le traité de l’Erigène était destiné à être largement lu : sa situation d’énonciation, qui donne l’impression d’un duel avec Gottschalk, crée en réalité un espace fictif de débat dans lequel Jean Scot espère convaincre le public – présent tout au long du texte – de sa propre virtuosité. Cela explique le caractère pédagogique du traité, qui multiplie les définitions256. Les mêmes remarques valent pour Prudence de Troyes. Son De praedestinatione adversus Johannem est dédicacé à Wenilon de Sens, mais celui-ci disparaît dès la fin de la préface. Le traité est alors adressé à Jean Scot, créant le même débat fictif que Jean Scot et Gottschalk : « Tes blasphèmes, Jean, tes insolences… »257. Comme il l’avoue, Prudence connaissait personnellement Jean Scot ; peut-être faut-il y voir une cause de ce ton direct, en plus de la stratégie rhétorique. Cela étant, comme Jean Scot, Prudence a prévu d’être lu bien plus largement : « Je n’ai pas pensé que les pieux lecteurs m’accuseraient de présomption… »258. Le lecteur anonyme est discrètement pris à témoin de la folie de l’Erigène259. Il est pris à parti, indirectement, à la toute fin du traité, lorsque commence la Recapitulatio totius operis qui résume toute l’œuvre « […] afin que l’attention du lecteur ou de l’auditeur puisse plus durablement confier à sa mémoire ce qu’il lit ou écoute »260. Il est ici question d’une Recapitulatio dont le projet est en tout point similaire à l’épilogue d’Hincmar : rendre plus accessible le propos du traité. Nous avons vu qu’au moins deux témoins manuscrits (celui qui est parvenu à Hincmar et celui qui est aujourd’hui dans le ms. BAV, reg. lat. 91) en ont circulé indépendamment 253 Ibid., p. 4 : ita ut et vestrae pietatis pulcherrima virtus omnibus pateat… 254 Cela réfute Bouhot, « Le de divina praedestinatione de Jean Scot », p. 258. 255 CCCM 50, p. 112 : Quis ergo nisi insaniens non videat non esse aliud Deo praedestinare quam praedefinire ? Voir aussi p. 81, 82 et 91. 256 Ibid., p. 6. 257 PL 115, col. 1011. 258 CCCM 50, col. 1012 : […] nequaquam me praesumptionis a piis lectoribus credidi iudicandum… 259 Ibid., col. 1029 : Quis te iam audiat ? quis non horreat… 260 Ibid., col. 1352 : quo legentis audientisve intentio lecta vel audita memoriae tenacius valeat commendare.
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du traité de Prudence. On ne s’étonne pas que Prudence y fasse référence au simple lecteur ou au simple auditeur – preuve que ces documents étaient lus en groupe ; on trouve aussi chez Gottschalk ce doublet « lire ou écouter »261. Marc van Uytfanghe a montré que l’hagiographie se répandait autant par la lecture privée que par la lecture publique, au réfectoire ou à l’office262. Ainsi, Ratramne, Jean Scot et Prudence n’ont pas rédigé de simples réponses à des consultations, destinées seulement à leurs dédicataires, mais des traités destinés à être lus par tout un éventail de lecteurs. La publicité est une question centrale de ces traités. Parmi le public devaient se trouver des lecteurs moins capables qu’il importait aussi de convaincre. L’énonciation « à double fond », dégageant un premier niveau (celui du dédicataire, ou bien celui de l’espace de débat fictif, purement littéraire, ouvert par Jean Scot et Prudence) d’un deuxième niveau (celui du public réel, difficilement prévisible), correspond à un double impératif, littéraire et social : une fois le traité échappé à leurs mains, les auteurs n’étaient pas en mesure d’en contrôler l’audience, comme le montrent les vaines précautions d’un Ratramne. C. L’énonciation ouverte : Loup et Florus Le Liber de tribus quaestionibus de Loup et les traités de Florus ont pour particularité de n’avoir aucun destinataire précis263. Les stratégies rhétoriques de Florus ont fait l’objet d’une étude de Klaus Zechiel-Eckes que l’on se contentera ici de développer264. Même consultée, comme dans le cas du Liber de tribus epistolis, l’Église de Lyon ne publie pas une réponse mais un manifeste. Il n’y a aucun destinataire explicite. On ne saurait donc parler ici d’énonciation « à double fond ». Les embrayeurs montrent que ces traités sont destinés à à ce que K. Zechiel-Eckes appelle une Wunschöffentlichkeit, c’est-à-dire un auditoire vaste et indéterminé265. Le Liber de tribus quaestionibus de Loup de Ferrières est adressé explicitement au public des simplices, nous l’avons vu (p. 312). Son énonciation en est le reflet ; il n’a pas de destinataire formel. Ce rôle est assumé par des embrayeurs à la troisième
261 Dans la Confessio prolixior, Lambot, Œuvres théologiques, p. 75. 262 Cf. M. Van Uytfanghe, « Les voies communicationnelles du message hagiographique au haut Moyen Âge », dans Comunicare e significare nell’alto medioevo, Spolète, 2005 (Settimane di studio del CISAM, 52/2), p. 685‑731. 263 Zechiel-Eckes, Florus, p. 224, remarque à juste titre que Florus se distingue des autres participants par le fait qu’il n’a pas de destinataire ; mais c’est aussi le cas des deux plus importants traités de Loup de Ferrières. 264 Ibid., p. 218‑245. 265 Zechiel-Eckes, Florus, p. 224‑225. On retrouve ici un terme-clé de l’historiographie de l’espace public inspirée d’Habermas.
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personne. Loup s’adresse à « l’arbitre pieux et fidèle » de son discours ; les termes de « pieux » et « fidèle », comme chez Hincmar, désignent un lectorat élargi266. On retrouve la même tendance chez Florus. Il n’y est question de Jean Scot qu’à la troisième personne, sous des sobriquets variés : disputator, contentiosus, seductor, improbus homo, serpentis imitator, deceptor… Il ne fait pas l’objet des piques directes d’un Prudence mais, est sobrement apostrophé au subjonctif : « qu’il se considère donc lui-même, qu’il se relève et revienne au Père »267. L’Adversus Johannem n’est pas adressé à la personne réfutée, l’Erigène, malgré la violence de ses sobriquets. Il n’est d’ailleurs pas non plus rédigé à la première personne du singulier, mais du pluriel, reflétant l’unanimité du clergé lyonnais268. Il s’agit parfois d’une stratégie de persuasion incluant le lecteur dans la position du locuteur : « apprenons à ne pas avoir les oreilles qui démangent… »269. Le traité s’entend comme la position officielle du magistère lyonnais. Son énonciation hiératique (« nous »/ « lui »/ « les autres ») en est le reflet : elle se distancie, autant que possible, des contingences du contexte. Le traité n’est pas adressé au lecteur, même s’il lui revient, apostrophé à la troisième personne, de se soumettre aux thèses énoncées. Florus estime que la doctrine de Jean Scot en fait hésiter beaucoup : c’est pour les ramener dans le giron de l’orthodoxie qu’il prend la plume270. Les embrayeurs concernés sont toujours la troisième personne et le mode subjonctif, intimant au lecteur suggestions et menaces. Il le met par exemple en garde contre Gennade271. Il adresse aux admirateurs de Jean Scot des admonitions sévères, qui sonnent pour tous comme une mise en garde : « Qu’on écarte des oreilles des fidèles un mensonge aussi impie et profane ! Qu’ils se souviennent [je souligne] qu’ils sont chrétiens, ceux qui admirent un tel professeur et l’écoutent volontiers [sc. Jean Scot] ; qu’ils se souviennent qu’ils doivent observer la foi catholique […] ; qu’ils se souviennent qu’ils doivent garder le dépot de l’enseignement de leurs Pères »272. Cette anaphore, qui fait appel aux sentiments des auditeurs de Jean Scot, est adressée à un public plus vaste que les seuls Hincmar ou Pardoul273. 266 PL 119, col. 630 : Subtiliter igitur expendat fidelis examinator et pius… 267 CCCM 260, p. 277. 268 Ibid., p. 256 : Certe omnes consonanter fatemur deum praedestinasse omnia quae ipse esset facturus. 269 Ibid., p. 164 : Discamus non habere aures prurientes, id est avidas et appetentes inanium et anilium fabularum. 270 Ibid., p. 94. 271 Ibid., p. 111 : Ideo quicunque eum propter alia quaedam utilia legit, cum huiusmodi ibi sensus invenerit, meminerit sollicite Apostoli dicentis omnia probate, quod bonum est tenete. 272 Ibid., p. 164. 273 Voir encore ibid., p. 229 : Audiant quicunque huiusmodii fallaciis atque praestigiis per hunc vanissimum hominem illuduntur…
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La crainte de Florus est que Jean Scot dissipe la foi des fidèles274. Ce sont ces « fidèles » qui sont la cible de l’Église de Lyon sous la forme énonciative du lecteur anonyme, laissé dans l’indétermination : « que celui qui le voudra et le pourra lise le De Trinitate [d’Augustin]… »275. C’est à ces fidèles que s’adressent les formules qui signent le style de Florus, les gérondifs qui sont, eux aussi, de discrets embrayeurs : « il faut donc suivre cela fidèlement, le savoir catholiquement et le retenir très fermement… »276. Le traité s’achève sur une admonition au lecteur anonyme277. La préface du Liber de tribus epistolis, nous en avons parlé plus haut (p. 335), se soucie des « frères simples et ignorants ». C’est en définitive pour ce public qu’il a été rédigé, davantage que pour Hincmar, Pardoul ou Raban, qui ne sont même pas nommés. Une fois de plus, le traité se veut une réponse lyonnaise collective, à la première personne du pluriel278. Si parfois première et deuxième personnes du singulier émergent, c’est pour commenter des citations de l’Écriture qui emploient ces mêmes personnes, par souci didactique ; seul un inquam permet de surprendre Florus la plume à la main279. Les embrayeurs sont toujours la troisième personne, le gérondif et le subjonctif, exprimant le souhait et l’obligation280 ; « Que chaque fidèle juge si un tel prix [sc. le sang du Christ] peut être un tant soit peu vide et vain… »281. Florus n’a pas changé de public. Il prévoit que des lecteurs, ou des proches des lecteurs, penseront, comme Hincmar, que la prédestination induit la nécessité282. Le Liber de tribus epistolis vise, non seulement dans sa préface, mais dans son énonciation, un public élargi de « lecteurs » et de « fidèles ».
274 Ibid., p. 214 : Iste ergo qui tam assidue dicit et repetit peccata nihil esse, quid aliud conatur agere, diabolo instigante, nisi ut ea leviget in cordibus auditorum, ut non doleant, non agnoscant quanto malo teneantur ? […] Abiicatur ergo deceptor iste ab auribus et cordibus fidelium ! 275 Ibid., p. 163 : Legat qui voluerit et valuerit dilegentissime et attentissime perscrutetur dicta illius de hac re in libris de Trinitate… Voir aussi p. 215 : […] haec audiat fidelis quisque et timeat et dum tempus est fugiat ab ira ventura… et 204 : Unde consideret fidelis quisque quam vanum et insanum sit quod iste conatur. 276 Ibid., p. 244 : Hoc itaque fideliter sequendum catholice sapiendum firmissime retinendum est… 277 Ibid., p. 306 : Quanta autem poena et damnatio non solum auctores, sed etiam fautores mendacii maneat, et quanta pietatis intentione a talibus recedendum sit, ut unusquisque fidelium ablutus et mundus fidei puritate mereatur habere consortium in ligno vitae, audiamus ipsum Dominum nostrum… 278 Ibid., p. 319 : […] Ecclesiam nostram, id est Lugdunensem… p. 333 : nobis. 279 Ibid., p. 323 et 333. 280 Ibid., p. 322 : […] de praescientia scilicet et praedestinatione divina, quas et catholicus quisque fidelissime tenere debeat. Voir encore p. 333 et 336. 281 Ibid., p. 352 : Unde penset unusquisque fidelis, cum sanguis ille tantquam agni incontaminati et immcaulati Christi ab apostolo pretium magnum dicatur esse, utrum possit tale pretium in aliqua parte esse inane et vacuum, an potius illarum mercium pro quibus datum est lucro et cumulo refertum. 282 Ibid., p. 336 : […] et si qui sunt qui ex hoc scandalizari videantur, tanquam per istud praedestinationis verbum necessitas male agendi cuiquam imposita esse significetur…
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Le De tenenda obéit aux mêmes caractéristiques, même s’il vise à l’occasion les Pères conciliaires de Quierzy (853)283. Le traité est là « pour édifier quiconque voudra le lire »284. L’énonciation est toujours indéterminée285. Les mêmes formules sont égrenées dans la compilation des Sententiae Augustini de Florus : « Que chaque fidèle lise fidèlement les sentences de saint Augustin ci-jointes… »286. Il remploie la même stratégie du « nous » inclusif, persuadant le lecteur d’adopter son opinion : « écoutons donc fidèlement et apprenons avec application ce qu’il faut penser et tenir, dans ces très-brefs et très-doux textes du saint Père… »287. D. La rhétorique de l’exclusion et de l’inclusion Les stratégies mises en œuvre pour convaincre un public indéterminé culminent avec l’emploi de ce que l’on appelle ici la rhétorique de l’inclusion et de l’exclusion. Elle joue sur les deux registres de l’éristique, c’est-à-dire de l’art de la controverse : la conviction et la persuasion288. La qualité d’un texte argumentatif réside normalement dans la force de conviction de ses arguments : le raisonnement est-il valide, les textes cités font-ils autorité et sont-ils cités en quantité suffisante ? Les arguments doivent être de nature à convaincre l’auditoire le plus vaste possible : c’est un gage de leur validité. Mais les auteurs de la controverse ont recours également à des registres oratoires visant à persuader plus qu’à convaincre, en touchant, plus que le raisonnement, l’émotion et en ciblant les points faibles de leur auditoire (aspirations et obligations personnelles). L’originalité de la rhétorique de l’inclusion est d’indexer la persuasion sur la conviction personnelle du lecteur. La forme la plus simple de cette rhétorique consiste dans la formulation de ce que les juristes ultérieurs ont nommé l’excommunication ipso facto, c’est-à-dire automatique, lorsqu’elle agit, comme l’incipit de l’épilogue du dernier De praedestinatione d’Hincmar, sur la conviction personnelle du lecteur : Si quelqu’un pense autrement et refuse d’avoir la même opinion que les formules incluses par consensus épiscopal et décret synodal dans les chapitres (distingués cidessous) de l’autorité ecclésiastique, étant sauf en tout point le privilège de la sainte,
283 Cf. Ibid., p. 471‑472. 284 Ibid., p. 424 : […] et ad eorum qui legere voluerint aedificationem… 285 Ibid., p. 429 : Quisquis sincere et pure et catholice de illa primi hominis sive angelica conditione vel beatitudine sentire cupit, attendat fideliter divinam auctoritatem… 286 PL 116, col. 105 : Legat fidelis quisque fideliter subnexas beati Augustini sententias… 287 Ibid., col. 107 : Audiamus itaque fideliter et diligentissime discamus in his brevissimis et suavissimis beatissimi patris dictis videlicet quid sentiendum et tenendum sit… 288 M. Pougeoise, Dictionnaire de rhétorique, Paris, 2001, p. 88‑89 (« Persuasion raisonnée ») et 193‑194.
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catholique et apostolique Église romaine et de son pontife, celui du premier siège de la terre, et s’il refuse de les recevoir et d’y souscrire avec l’unité sainte, catholique et apostolique, il se séparera lui-même [je souligne] de sa compagnie et de la communion de l’unité, pour n’avoir pas voulu s’associer à son enseignement289.
Dans ce court texte, Hincmar affirme que le lecteur qui refusera d’avoir la même opinion que les canons de Quierzy, de les recevoir ou d’y souscrire s’excommuniera lui-même. Il y a là, pour une part, une mesure coercitive. Une souscription est un acte public d’adhésion que les praepositi pouvaient contrôler. Cela étant, l’essentiel de ce que décrit Hincmar (« avoir la même opinion ») échappe à toute publicité et ne regarde que le for interne. C’est au lecteur d’assurer son propre disciplinement. S’il « pense autrement » qu’Hincmar, il s’excommunie. Or, ce biais persuasif le pousse à penser « comme Hincmar », pour la raison suivante. John Searle a montré que les actes de langage ont ce qu’il nomme une direction of fit : ou bien ils font correspondre les mots au monde, word-to-world (dans le cas par exemple d’une description), ou bien ils font correspondre le monde aux mots, world-to-word (dans le cas par exemple d’un ordre). La « rhétorique de l’exclusion » a pour particularité de combiner ces deux directions of fit. On peut la schématiser de la façon suivante, puis la commenter : Tableau n° 3 : La rhétorique de l’exclusion direction of fit (Searle) :
Nature de l’adhésion :
Conséquence de l’adhésion :
Mots-au-monde
conviction
élection/réprobation
Monde-aux-mots
persuasion
élection/réprobation
Un texte comme celui d’Hincmar que l’on vient de citer est une proposition affirmant que la conviction ou la non-conviction entraînent l’élection du lecteur (s’il est convaincu) ou sa réprobation (s’il ne l’est pas). Cette proposition a un caractère assertif, ajustant les mots aux choses par un énoncé juste, à la manière d’un constat ou une description290. Mais l’intention d’Hincmar va bien au-delà. L’effet perlocutoire pousse le lecteur à transformer son degré de conviction en fonction de ses conséquences, c’est-à-dire l’élection ou la réprobation. Autrement 289 PL 125, col. 418. 290 Searle, « A Classification », op. cit., p. 10 ; Vanderveken, « Présentation », op. cit., p. 167.
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dit, le lecteur, craignant de s’excommunier lui-même, sera fortement enclin à adhérer au message hincmarien. La véritable direction of fit du message est alors, contrairement aux apparences de la proposition, du monde aux mots. Il ne s’agit pas d’informer le lecteur qu’il sera réprouvé s’il n’adhère pas au message mais, par cette affirmation, de le persuader d’adhérer. Florus, dans le De tenenda, utilise des procédés de persuasion similaires en décrivant l’aveuglement des réprouvés : Quoi de plus grandiose et de plus magnifique que le juste rejet ou l’élection gratuite de chacun de ces deux partis, les réprouvés et les élus, les infidèles et les fidèles ? Les premiers, pour qu’ils ne puissent pas reconnaître le mystère de la venue du Seigneur, aussi bien avant sa manifestation dans la chair qu’après et jusqu’à la fin du monde, ont mérité, par leur orgueil, d’être aveuglés et repoussés ; les autres ont mérité au contraire d’être illuminés par la grâce et la piété de la foi. Cela ne saurait être mieux dit ou suggéré que par le Seigneur, « l’ange du bon conseil », c’est-à-dire le témoin et le messager fidèle de la volonté éternelle du Père, qui est aussi la sienne ; en glorifiant dans l’Évangile Dieu le Père et en lui rendant grâce pour ses justes jugements, il déclare et annonce : « Je te confesse, Père, Seigneur du ciel et de la Terre, car tu as caché cela aux sages et aux érudits pour le révéléter aux tout-petits »291.
Florus glose ici l’aveuglement dont sont victimes à leur insu ceux qui s’enorgueillissent de leur intellect. Il corrèle, comme Hincmar, le fait de reconnaître la vérité par un acte d’intelligence avec l’élection et la réprobation. La force perlocutoire de ce passage est évidente : le lecteur est poussé à s’identifier au « tout-petit », au « simple » qui ne s’enorgueillit pas de son intellect et reconnaît la vérité. Les simplices sont ainsi invités à rester des simplices, qui jouissent simplement de la vérité en adhérant aux propositions de Florus. On note, aussi bien chez Hincmar que chez Florus, que ce procédé rhétorique vise surtout des subalternes. Cette rhétorique de l’inclusion et de l’exclusion culmine dans la Confessio prolixior de Gottschalk, que j’ai étudiée ailleurs en détail292. Je résume seulement les résultats. Le Saxon déploie sa force de persuasion en direction des clercs subalternes. En rompant théâtralement, en fin de texte, le débat avec ses détracteurs, qu’il déclare damnés, tout en tutoyant, enfin, le lecteur bienveillant, qu’il déclare élu, il transforme l’acte de lecture de la Confessio prolixior en acte performatif 291 CCCM 260, p. 440. 292 Voir ma communication « Exclusion et performativité : Gottschalk et la Confessio prolixior » dans les actes de la Conférence « La construction du sujet exclu (IV-XIe siècles) : la société, l’individu et l’exclusion », Padoue, 6‑8 février 2014, à paraître chez Brepols.
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entérinant l’élection ou la réprobation du lecteur. Quelle est la force perlocutoire, c’est-à-dire l’effet psychologique de ce procédé ? Le clerc déjà convaincu est conforté dans sa foi ; l’adversaire déclaré de Gottschalk peut bien, pour sa part, crier au blasphème ; le lecteur indécis (émule de Prudence, que la doctrine de la prédestination a « longtemps » fait « hésiter »293), celui-là même que Gottschalk dit vouloir convertir, est poussé du côté « prédestinatien ». Un montage rhétorique aussi complexe est, à n’en pas douter, la stratégie adoptée par le reclus d’Hautvillers pour compenser, par les armes de la persuasion, la coercition que ses adversaires, évêques ou abbés, avaient à leur disposition. La main tendue par la Confession s’adresse aux simples clercs non comme à des subordonnés, mais à des égaux ; ceux d’entre eux que l’amateurisme théologique d’un Hincmar, sa rhétorique plutôt rabaissante envers les simples clercs et les mesures coercitives qu’il avait mises en œuvre rebutaient devaient y voir une perspective plus attrayante. Le tableau disciplinaire brossé par le De una deitate, vu plus haut (p. 335), montre que cette main tendue a été saisie. Conclusion
Les textes de controverse témoignent pratiquement tous, par leur énonciation, du souci de convertir un auditoire bien plus large que celui dont témoigne la dédicace de leurs traités. C’est le cas pour Hincmar, Ratramne, Prudence et Jean Scot, qui mettent en œuvre une énonciation « à double fond » distinguant, sur un premier plan, le destinataire formel du traité auquel sont réservées les apparences de l’interlocution ( JE/TU) et, sur un deuxième plan marqué par des embrayeurs plus discrets (la troisième personne, les modes subjonctif ou gérondif ), un éventail de lecteurs plus vaste et moins déterminé. Le lexique (« fidèles », « pieux », « dévot », « simples »), associé au contenu même du message, enveloppe non seulement l’élite, mais des clercs ordinaires. Dans le cas des traités de Loup et de Florus, comme dans celui d’Hincmar, nous avons vu qu’ils sont le destinataire de l’œuvre aussi bien que l’est l’élite, faute de dédicace. Nous avons enfin vu divers procédés énonciatifs « mettant en scène » la controverse sous la forme d’un dialogue (entre Jean Scot et Gottschalk, entre Prudence et Jean Scot), constituant les lecteurs en public et même en arbitres. Tous ces faits textuels montrent que le champ du débat ne se situe pas seulement dans l’élite socio-intellectuelle mais embrasse, malgré les efforts d’un Hincmar, le champ plus vaste du clergé carolingien, en particulier monastique.
293 PL 115, col. 1045.
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L’audience réelle de ces textes est difficile à mesurer : quel pouvait être l’impact d’un manuscrit, en termes de lecteurs ? On ne saurait imaginer une circulation libre : nous avons vu que la circulation des livres était réglée par les tenants de l’autorité, à savoir les abbés, écolâtres, bibliothécaires, à qui revenait aussi la charge d’instruire et d’admonester les fidèles. Sans aucun doute, ils étaient le véritable destinataire de ces traités et avaient la charge d’en faire, avec discernement, un usage pastoral. Malgré tout, la lecture publique (nous avons vu plusieurs auteurs parler « d’auditeurs ») et la rumeur aidant, ils témoignent d’un fort impact social sur les milieux cléricaux : on comprend mieux, à cette aune, les mesures disciplinaires prises par Hincmar et appliquées de nombreuses années avant que la pression ne retombe enfin. Conclusion du chapitre Ce chapitre nous a plongés dans la participation des clercs ordinaires aux controverses des années 850. Ces milieux, de par leur culture commune, en étaient le public naturel. Le fonctionnement de la vie monastique, avec ses failles, comme la circulation incontrôlée des moines ou leur goût pour la discussion, ne pouvait qu’accentuer cette tendance. On constate alors leur présence, plus ou moins discrète, dans quasiment toutes les œuvres des controversistes de l’élite (Loup, Florus, Hincmar…). La controverse est structurée par le discours de la simplicitas, qui, en qualifiant positivement une certaine ignorance, justifie la non-participation des humbles clercs aux débats de l’élite. Le discours porté sur ces simples clercs est un discours d’exclusion, qui reflète la structuration institutionnelle du savoir dans un régime de magistère. Ce discours est directement contrecarré par les aspirations de ces humbles clercs d’une part et par la stratégie de communication de Gottschalk, ouvertement subversive, d’autre part. Le Saxon avait offert à son groupe, en Italie, des perspectives d’épanouissement : pèlerinage, prédication, vie missionnaire et vie de cour (auprès d’Evrard). C’est là un aspect très humain de la controverse : pour certains moines, ces perspectives étaient plus exaltantes que l’obéissance statutaire prêchée par Hincmar. Le redécoupage des traités de Gottschalk révèle une foisonnante correspondance : les scedulae, confessions, consultations, florilèges et feuilles volantes passent de main en main de façon incontrôlable. Les textes eux-mêmes dévoilent une culture du débat fortement ancrée. Gottschalk répand des manuels de polémique, dictant à ses partisans une maïeutique de controverse. Plusieurs citations bibliques sont montées en épingle par Hincmar et Gottschalk comme des lieux de débat permanent. Ces faits révèlent la prétention des rangs subalternes à se saisir de la parole savante.
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Devant l’échec de leur politique d’exclusion des simples clercs hors du champ polémique, les pasteurs – mais n’oublions pas qu’Hincmar est quasiment notre seule source – mettent en jeu une double réponse. D’une part, en renonçant à l’exclusion systématique prêchée d’emblée, Hincmar, assumant son rôle d’évêque inspiré, se soumet à l’opinion publique cléricale, tout en s’efforçant de préserver son autorité par une mise en page stigmatisante. D’autre part, la mécanique disciplinaire de l’Église carolingienne est mise à contribution. Les rectores (abbés, prieurs, prévôts) surveillent les lectures et les discussions, contrôlent la prédication, relaient les admonitions de leur hiérarchie, excluent des responsabilités les suspects d’hérésie (ce qui les transforme de facto en simplices), instrumentalisent la liturgie et distribuent les sanctions canoniques : pénitence, fouet et réclusion temporaire. Guntbert nous offre l’exemple d’un partisan de Gottschalk qui lui a gardé sa loyauté malgré des châtiments fréquents. Le Saxon met en garde ses partisans contre les rectores qui relaient les avertissements d’Hincmar et appelle à la désobéissance. Le disciplinement du diocèse ne passe pas seulement par des moyens répressifs mais par un discours adressé aux simplices. Il peut leur être adressé implicitement (avec l’énonciation « à double fond »), par les canaux de la sociabilité littéraire carolingienne, ou explicitement (dans la littérature d’admonition hincmarienne ou bien l’énonciation ouverte de Loup et Florus). La recherche d’un format littéraire adapté aussi bien au public lettré qu’aux simplices explique les genres adoptés par Hincmar, avec l’épilogue de son dernier De praedestinatione ou bien la confession qu’il rédige peu de temps après. Enfin, nous avons observé comment l’énonciation pouvait être exploitée à des fins rhétoriques pour constituer, de façon performative, des communautés « hérétique » et « orthodoxe », en particulier dans le cas de la Confessio prolixior de Gottschalk, qui offre un exemple exceptionnel de performativité écrite. Ces divers points de vue attestent donc de l’impact social de la controverse qui, si elle n’a pas rencontré une véritable dimention populaire (au sens d’une participation massive de laïcs), a bel et bien agité les milieux cléricaux (et, sans doute, l’aristocratie de la cour et les laïcs auxquels prêchaient les clercs) au point de rendre nécessaire l’usage de l’arsenal répressif canonique pendant de nombreuses années. En définitive, cette tension entre d’une part le contrôle par la hiérarchie d’une opinion publique cléricale et, dans une certaine mesure, laïque vitalisée par la réforme carolingienne, contrôle qui s’exerce en particulier par le discours d’autocensure de la simplicité évangélique, et d’autre part les stratégies de subversion ou de Publizistik mises en œuvre pendant les controverses pour convaincre et persuader cette même opinion publique – tension dont témoigne une stratégie
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comme la « rhétorique à double fond » – est la structure de base de l’espace public carolingien294. Le discours théologique est socialement et politiquement construit : il révèle un clivage entre l’élite et la multitude. Entre élites, la compétition dont l’objet est d’emporter la conviction d’une opinion publique a pour arme l’excellence théologique. Celle-ci se joue en grande partie autour de la maîtrise du corpus patristique. Dans cette mesure, la tentation est grande, à la fois de manipuler ce corpus pour le plier aux besoins de la cause, et d’accuser l’adversaire de cette même manipulation – auquel cas on a tôt fait de retomber dans le reproche de « dépraver les simples ». Si l’on poursuit la déconstruction de ce discours, on s’aperçoit ainsi qu’il est traversé par la dénonciation des falsifications. Ce sera l’objet du chapitre suivant.
294 J’ai développé ce point dans « Doctrinal Debate and Social Control in the Carolingian Age : the Predestination Controversy (840s-860s) », dans Early Medieval Europe, 2017, p. 85-101.
CHAPITRE 6 DÉFORMATIONS ET FALSIFICATIONS
Pictores mendam cum alis sine pedibus quoniam diu constare non potest sunt soliti pingere, quae a prave sentientibus et incautis et inconsideratis laqueos protendentibus inconstabilis et aranearum cassibus similis solet protendi. Hincmar
N
ous poursuivons la déconstruction du discours théologique en explorant les différentes facettes de la manipulation des sources. Déformation, falsification et réécriture sont autant d’instruments permettant aux polémistes de faire triompher leurs vues et leurs intérêts. Ce discours doit être déconstruit ; son contexte et ses enjeux doivent être mis en lumière. Une enquête croisant les sources textuelles et paléographiques doit situer ces accusations dans la réalité sociale du débat théologique, où la déformation et la falsification occupent une place considérable.
Nous abordons ici le sujet de la manipulation des sources à travers deux thèmes jumelés : d’une part, la manipulation du discours, c’est-à-dire la déformation du sens, le découpage biaisé des citations et leur interprétation faussée ; d’autre part, la manipulation du texte, avec le binome réécriture-falsification. Le « siècle carolingien » voit naître les plus grands faux de l’histoire occidentale, la donation de Constantin et les fausses décrétales, ces dernières s’épanouissant sous le règne de Charles le Chauve. Pendant la controverse, la notion de falsification imprègne le discours des clercs. L’obsession de tous les auteurs, à l’instar d’Hincmar, est de se prémunir de tout soupçon et, si possible, de surprendre leur adversaire sur le fait pour prouver son hérésie. Le reproche revient comme un leitmotiv, structurant tout le discours antihérétique carolingien. Il s’agit d’un stéréotype hérésiologique hérité de l’antiquité chrétienne. D’après ce stéréotype, l’hérétique est un « imitateur frauduleux » de la vérité, dont la fraude consiste à tenir un double langage et falsifier ses sources, à l’instar d’un vendeur de faux bijoux ou d’un faux-monnayeur1. Il est accusé, ce faisant, de tromper les simples chrétiens. La question des falsifications a suscité une vaste historiographie, consacrée en grande partie à l’époque antique, avec l’épineuse question de la genèse du texte 1 Cette comparaison vient d’Irénée, Contre les hérésies, Préface, 2.
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biblique et le foisonnement des apocryphes. La tonalité dominante de cette historiographie a longtemps été que l’orthodoxie est gardienne d’un texte juste, menacé par les hérétiques. Des travaux récents ont déconstruit cette vision des choses pour montrer que les adultérations textuelles sont présentes tant du côté hérétique que du côté orthodoxe2. Les réécritures des textes saints sont replacées dans leur contexte, polémique ou non : l’intention du copiste fait l’objet d’hypothèses précises. L’historiographie des falsifications médiévales a vécu le même tournant épistémologique que celle des falsifications antiques3. Cette historiographie a renouvelé le regard porté sur les falsifications médiévales. Leur quantité pose problème : pourquoi falsifier ? Dans quelles conditions les documents sont-ils mis en circulation ? Comment, enfin, ces falsifications peuvent venir d’un milieu dont on présuppose la croyance en une justice immanente ? Les falsifications posent des problèmes d’ordre social, politique et culturel. En réponse, on insiste sur les conditions matérielles qui rendent la tradition manuscrite fragile et la vérification de l’authenticité d’un document difficile. Mais les conditions matérielles ne sont pas une explication suffisante : il faut élucider les motivations des faussaires. L’histoire des mentalités a bouleversé l’approche moralisante qui régnait jadis, en prenant de la distance avec l’idée d’intention malveillante. Les falsifications doivent s’interpréter dans l’ordre de l’idéal : elles sont, pour leurs auteurs, la mise en texte de ce que le monde devrait être – souvent, pour ces ecclésiastiques, un retour à une Église primitive fantasmée : elles jouent le rôle que joue plus tard l’utopie4. À cela s’ajoute que les médiévaux n’ont pas la même idée du texte correct que les modernes : dans le monde contemporain, empreint d’une mentalité philologique, le texte juste est le texte original, mais les médiévaux recherchent seulement un bon texte, fidèle à la tradition. Ainsi, un 2 Bludau, Schriftfälschungen ; G. Bardy, « Faux et fraudes littéraires dans l’antiquité chrétienne », dans Revue d’histoire Ecclésiastique, 32/1 et 2, 1936, p. 6‑23 et 275‑299 ; Speyer, literarische Fälschung ; N. Brox, Pseudepigraphie in der heidnischen und jüdisch-christlichen Antike, Darmstadt, 1977 (Wege der Forschung, 184) ; R. M. Grant, Heresy and Criticism. The Search for Authenticity in Early Christian Literature, Louisville, Kentucky, 1993 ; Ehrman, Orthodox Corruption ; A. D. Baum, Pseudepigraphie und literarische Fälschung im frühen Christentum, Tübingen, 2001 (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2 Reihe, 138) ; D. Wallace, Revisiting the Corruption of the New Testament. Manuscript, patristic, and apocryphal evidence, Grand rapids, 2011. 3 Cf. surtout Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung et les six volumes Fälschungen im Mittelalter, I. Kongressdaten und Festvorträge. Literatur und Fälschungen. Internationaler Kongress der MGH, München, 16‑19. September 1986, Hannovre, 1988 (MGH Schriften, 33.1‑6) ; Fälschung als Mittel der Politik ? Pseudoisidor im Licht der neuen Forschung. Gedenkschrift für Klaus Zechiel-Eckes, K. Ubl et D. Ziemann éd., Wiesbaden, 2015 (MGH Studien und Texte, 57). 4 Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung, p. 101‑112 et 1988, p. 90‑94. Une excellente illustration est donnée par G. Constable, « Forgery and Plagiarism in the Middle Ages », dans Archiv für Diplomatik, 29, 1983, p. 1‑41, p. 40.
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authentique peut être rejeté comme apocryphe si son contenu semble hérétique. Elizabeth Brown estime avec finesse que les falsifications expriment une forme « d’angoisse institutionnelle », de surenchère documentaire dans un contexte de compétition entre preuves écrites5. Cette vision des choses insiste sur le fait que les médiévaux étaient capables d’un véritable sens critique, mais que celui-ci était sélectif. Prudence et Florus ont démontré le caractère apocryphe de l’Hypomnesticon avec des arguments qui n’ont rien à envier à ceux des érudits de l’époque moderne. Mais Hincmar, entre autre, pouvait faire preuve d’un sens critique affûté quand c’était dans son intérêt, tout en ayant recours à des faux quand ça ne l’était pas6. Les falsifications et la critique ne relèvent pas seulement de logiques propres au champ épistémique (distinguer le vrai du faux), mais aussi et surtout de logiques propres au champ social : la recherche de distinction, la quête du salut, l’arbitrage des conflits. Dans tout cela, un genre littéraire est peu abordé : la théologie spéculative. Les falsifications intentionnelles de textes théologiques sont certes chose connue dès le XVIIe siècle, mais l’historiographie contemporaine porte essentiellement sur la falsification et la réécriture dans d’autres genres (notamment l’hagiographie et la diplomatique). Lorsque ces falsifications sont abordées, c’est le plus souvent sous l’angle des pseudépigraphes. Dans cette mesure, l’apport théorique des historiens et linguistes spécialisés dans l’hagiographie est essentiel. Revenus depuis peu de la recherche à tout prix de l’Urtext, du texte originel des hagiographies altimédiévales, les chercheurs sont attentifs aux réécritures, libérées de toute connotation péjorative7. L’horizon de la recherche en ressort transformé : priment désormais les motivations et méthodes des anciens « faussaires » et « l’horizon d’attente » de leur public. Falsifications et déformations sont le corrolaire de la nature des sources : à des textes doctrinaux encastrés dans le politique et le social correspondent inévitablement de tels procédés. Nous verrons donc dans un premier temps comment les auteurs manipulent leurs sources dans une optique politique ou sociale, et non épistémique. Puis nous verrons la place occupée, lors de la controverse, par les accusations de falsification avant d’étudier ces accusations dans le détail et de constater que la critique des sources est, chez certains auteurs, sélective et orientée. Enfin, nous verrons le substrat social de ces accusations en étudiant un échantillon de réécritures de textes doctrinaux par des clercs d’humble niveau. 5 E. Brown, « Falsitas pia sive reprehensibilis. Medieval Forgers and Their Intentions », dans Fälschungen im Mittelalter, op. cit., I, p. 101‑120 (118‑119). 6 Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung, p. 113‑122. 7 Voir en particulier Goullet, Écriture et réécriture.
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I. Déformer, falsifier, accuser A. Les « critiques à éclipses » d’Hincmar Les controverses doctrinales ne sont pas déconnectées des grands enjeux politiques de leur temps. On y voit à l’œuvre les mêmes procédés de déformation que dans des sources politiques. Nous avons observé, au chapitre 4 (p. 241-257), comment Hincmar a mené, en 860, une vaste campagne de désinformation. Il s’agissait alors de déformations « politiques » : choix de boucs-émissaires, construction du parjure de Prudence, silence sur certains personnages… Nous ferons un pas de plus pour nous pencher ici sur des déformations doctrinales. Klaus Zechiel-Eckes a montré combien la querelle amalarienne, quelques années avant les débats sur la prédestination, avait été le paravent d’une caballe vouée à obtenir le rappel d’Agobard : déformation et manipulation du texte son omniprésentes. La conclusion de Klaus Zechiel-Eckes a, dans notre perspective, une valeur paradigmatique : Il s’est agi d’atteindre le but visé, coûte que coûte [en français dans le texte]. Que cela implique des altérations, des falsifications, des contre-vérités, des pointes hargneuses et de sales injures doit être pris pour un indice du fait que nous avons affaire à un mode d’argumentation polémique, de propagande, orienté vers la prise d’influence. Cela nourrit le soupçon que la dimension politique, le renvoi de l’adversaire détesté, doive être considéré comme motif, alors que la controverse sur la méthode allégorique d’Amalaire […] passe à l’arrière-plan8.
La controverse sur le corpus triforme est subordonnée à un but plus vaste : chasser Amalaire. Ce raisonnement ne saurait s’appliquer entièrement à la controverse sur la prédestination, qui n’est pas subordonnée à un enjeu aussi directement politique. Cela dit, Gérard Mathon a déjà démonté les « utilisations tendancieuses » de Jean Scot, qui infléchit le sens du texte augustinien en mettant en œuvre des procédés dialectiques retors9 ; de même, Gottschalk, accusé dès 849 de réduire à néant la validité des sacrements, a soigneusement gommé de sa Confessio prolixior toute considération sacramentelle pour se concentrer sur le point où il se savait le plus fort – la double prédestination10. Nous allons nous concentrer ici sur un troisième cas de déformation : celui d’Hincmar. 8 Zechiel-Eckes, Florus, p. 70. 9 Mathon, « L’utilisation des textes », p. 422‑427. Madec, « L’augustinisme de Jean Scot », p. 187‑189 et Flasch, « Freiheit des Willens », p. 22‑28 n’invalident en aucune manière sa démonstration. 10 « Exclusion et performativité : Gottschalk et la Confessio prolixior », dans La construction du sujet exclu (IV-XIe siècle) : l’individu, la société et l’exclusion, Actes du colloque de Padoue des 6‑8 février 2014, à paraître dans HAMA.
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On trouve chez l’archevêque de Reims des utilisations « tendancieuses » ou « déformantes » des Pères. Ses positions doctrinales n’ont pas fondamentalement changé entre 849 et 859‑860 : il plaide toujours la prédestination du châtiment et non au châtiment11. On lit chez lui une énumération des traités dans lesquels Augustin aurait défendu la volonté de salut universel : il s’agit, pour la plupart, des opuscules de controverse contre les pélagiens, qui plaident notoirement l’inverse (l’Enchiridion, le Contra Julianum, le De correptione et gratia, le De praedestinatione sanctorum, le De dono perseverantiae)12. De même, il remploie en 859‑860 des citations de la lettre que lui avait adressée Prudence de Troyes en 849, mais parvient à en tirer des conclusions opposées13. Mais les traités d’Hincmar illustrent un autre phénomène : la critique à éclipses. L’expression, forgée par Jean-Louis Quantin pour les érudits modernes qui entretenaient avec la critique textuelle un « rapport de controversiste », instrumental14, peut être appliquée à la façon dont Hincmar a défendu sans relâche l’authenticité de l’Hypomnesticon pseudo-augustinien15. L’archevêque de Reims, en 859‑860 comme en 849, cite le traité pseudo-augustinien dans lequel l’évêque d’Hippone aurait, à la fin de sa vie, renoncé à ses positions « dures » en matière de prédestination, pour réagir à « l’hérésie prédestinatienne » naissante. L’authenticité de l’Hypomnesticon était pourtant critiquée en Francie occidentale dès 849‑850, comme la lettre de Pardoul de Laon à l’Église de Lyon le montre16. D’après Pardoul, la preuve de l’authenticité du traité réside dans une courte mention du dernier chapitre du De Genesi contra Manichaeos où Augustin réfute, une par une, six thèses manichéennes. Pour l’évêque de Laon, cette énumération fait référence aux six livres de l’Hypomnesticon17. Florus répond à cet argument dans le Liber de tribus epistolis en montrant imparablement que le De Genesi contra Manichaeos date d’avant la controverse pélagienne18. Pardoul offre une seconde 11 Contre Devisse, Hincmar, p. 254. 12 PL 125, coL. 250. 13 Par exemple, PL 115, col. 1002 (Prosper, Resp. ad cap. Gall., 9) et PL 125, col. 336‑337. Voir aussi PL 125, col. 189 (citation de Grégoire, Moralia, XVI, 25, 30) ; la citation se trouve aussi en PL 115, col. 1008 et s’achève exactement au même endroit – on trouve même des variantes communes (quis au lieu de quisque). Voir aussi PL 125, col. 116 et PL 115, col. 1000 ( Jérôme, In Isaiam, 10, 30). Devisse, Hincmar, p. 229, propose toute une série de citations qu’Hincmar aurait pu emprunter à ses adversaires. 14 J.-L. Quantin, « Document, histoire, critique dans l’érudition ecclésiastique des temps modernes », dans Recherches de Science Religieuse, 92, 2004/4, p. 597‑635 (613). 15 Contrairement à Devisse, Hincmar, p. 234, si Hincmar ne le cite plus, le De induratione cordis Pharaonis est toujours défendu comme authentique avec virulence (PL 125, col. 74). Du reste, un pseudo-Augustin comme le De praedestinatione gratiae (cf. p. 374, note 20) est cité à de multiples reprises. 16 Comme le rapporte Florus, CCCM 260, p. 398‑399. 17 PL 34, col. 219‑220 (II, 39) = De Genesi contra manichaeos, D. Weber ed., Vienne, 1998 (CSEL 91), p. 170‑171 (II, 43). 18 CCCM 260, p. 399‑400.
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réponse aux critiques de l’Hypomnesticon : celui-ci ne serait pas mentionné dans les Retractationes parce qu’il serait en lui-même une correction de tous les ouvrages antérieurs sur la prédestination19. Hincmar emploie un argument voisin de celui de Pardoul. Certes, écrit-il, l’Hypomnesticon ne figure pas dans le catalogue des œuvres d’Augustin par Possidius, mais c’est aussi le cas d’autres ouvrages du saint… et l’archevêque d’énumérer pêlemêle des apocryphes comme le De praedestinatione gratiae et la collection (non augustinienne) de sermons (augustiniens) De verbis Domini, et des authentiques comme le De haeresibus ad Quodvultdeum, le De praedestinatione sanctorum et le De dono perseverantiae20. Hincmar avait pourtant lu la réfutation de l’authenticité de l’Hypomnesticon par Florus, puisqu’il évoque aussi bien le Liber de tribus epistolis que le De tenenda dans son dernier De praedestinatione (cf. chap. 1, p. 90). Florus a réfuté l’authenticité de l’Hypomnesticon avec une rigueur exceptionnelle21. Hincmar ne répond qu’à deux de ses arguments, ceux qui portent sur la critique externe : l’absence de l’Hypomnesticon des Retractationes et de l’index de Possidius. Ses arguments effleurent à peine la démonstration22. Quel est le rapport d’Hincmar à la vérité ? Jean Devisse s’est efforcé de défendre la bonne foi de l’archevêque23. Celui-ci a éliminé de son dernier traité (860) l’argument compromis du De Genesi contra Manichaeos, avancé par Pardoul. Mais c’est pour en employer un nouveau : l’explicit du De octo Dulcitii quaestionibus d’Augustin contiendrait un passage que l’on retrouverait dans l’Hypomnesticon, ce qui semble attester l’augustinisme de ce dernier traité (un argument en soi contestable)24. On cherche en vain ce passage 19 Ibid., p. 398‑399. 20 PL 125, col. 73. La plupart des titres cités par Hincmar sont des apocryphes : cf. Clavis patrum latinorum n° 378, 379, 381, 382. Le De praedestinatione gratiae est sans doute le De praedestinatione et gratia d’auteur suspect (Machielsen, CPPM 2A n° 179). La collection De verbis Domini et apostoli est un vaste ensemble de près de cent sermons augustiniens ; cf. G. Partoens, « La collection de sermons augustiniens De verbis apostoli. Introduction et liste des manuscrits les plus anciens », dans Revue Bénédictine 111, 2001, p. 317‑352. Conformément à ce qu’écrit Hincmar, le De praedestinatione sanctorum, le De dono perseverantiae et le De haeresibus ad Quodvultdeum sont postérieurs aux Retractationes. Il se trompe en revanche en affirmant que le De doctrina christiana n’y est pas inclu (voir II, 4). Le De poenitentia est sans doute le pseudépigraphe De vera et falsa poenitentia : CPPM 2B, n° 3081. Le De unitate Trinitatis, à ne pas confondre avec celui de Vigile de Thapse, n’est pas d’Augustin : CPPM 2A, n° 173. 21 Zechiel-Eckes, Florus, p. 137. 22 Blumenkranz, « La survie médiévale », op. cit., p. 1016 ; Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon (vol. 1), p. 47. 23 Devisse, Hincmar, p. 234‑236. 24 PL 125, col. 74 : Et ipse beatus Augustinus in libro ad Dulcitium de octo quaestionibus, quas ei scripto solvit revertens a Carthagine, commemorans libros suos in quibus de eisdem quaestionibus scripserat, ita ad finem ipsius operis de eodem Hypomnesticon libro commemorat dicens : « Addere etiam hoc quam maxime huic operi oportet, ut vestra calumnia, quam nobis objicere soletis, per illuminationem gratiae Salvatoris
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à la fin du traité augustinien25. Jean Devisse a pourtant estimé qu’il devait s’agir d’une erreur liée à la tradition manuscrite : il affirme en avoir retrouvé trace dans le ms. Boulogne, BM 48, originaire de la bibliothèque de Saint-Bertin. En effet, au f. 108v, à la suite de l’explicit du De octo Dulcitii quaestionibus (au recto), on lit exactement le passage reproduit par Hincmar26. L’archevêque aurait donc été de bonne foi en considérant cette finale apocryphe du De octo Dulcitii quaestionibus comme une preuve de l’authenticité de l’Hypomnesticon. Les choses ne sont cependant pas si simples. Hincmar n’a-t-il pas plutôt tiré parti d’un témoin manuscrit défaillant pour défendre son pseudo-Augustin ? En effet, dans le manuscrit décrit par Devisse, le passage cité par Hincmar ne fait pas partie du De octo Dulcitii quaestionibus, mais bien du livre VI de l’Hypomnesticon. Il est signalé par son titre : incipit de praedestinatione disputatio vi ypomnostichon. Ce livre VI, dont le thème se rapporte à la controverse « semi-pélagienne » éclose vers 426, est un supplément au reste de l’ouvrage, composé à l’origine de seulement cinq chapitres, peut-être relatifs à la controverse pélagienne de 412‑41827 (la datation, controversée, de l’ouvrage est sans incidence sur notre sujet). Il en résulte une tradition manuscrite complexe, certains manuscrits contenant les six livres, d’autres seulement les cinq premiers, d’autres enfin le dernier28. Ainsi, il n’y a là aucun scoop. Devisse a trouvé un manuscrit dans lequel le livre VI de l’Hypomnesticon, clairement signalé par son titre, succède au De octo Dulcitii quaestionibus29. Il s’inscrit dans une famille de manuscrits remontant au début du IXe siècle et originaire d’Allemagne. Sa configuration se trouve dans deux autres manuscrits d’origine germanique30. Autrement dit, revincatur, imo confutetur, et nostrae fidei integritas comprobetur. Credere nos quippe vel praedicare suggillatis, quia cum lege Dei et prophetis, cum Evangelio Christi ejusque apostolis praedestinationem dicimus, » et reliqua quae ibi lector ex integro cum sextae quaestionis solutione de Hypomnesticon libro inveniet. 25 Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon (vol. 1), p. 47. 26 Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon (vol. 2), p. 191, donne l’incipit le plus courant, contrairement à PL 45, col. 1657. 27 Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon (vol. 1), p. 4‑23 et 1980, p. 2. 28 Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon (vol. 2), p. 3‑66. 29 Je ne m’explique pas Devisse, Hincmar, p. 236, note 235. 30 Cf. Bischoff, Katalog 1, p. 142 : le manuscrit de Boulogne date du début du IXe siècle et est originaire d’Allemagne de l’Ouest (cf. aussi Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon (vol. 2), p. 43 – citant une lettre de Bischoff ). Il doit être mis en rapport avec les manuscrits Saint-Gall, Stiftsb. 29 et Cologne, Domb. 79, qui ont la même configuration (cf. Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon (vol. 2), p. 45). On note en particulier l’orthographe parfaitement concordante des titres du ms. de Boulogne et de Saint-Gall, p. 159 (ypomnostichon). Le manuscrit de Cologne (f. 49r) est le seul à attribuer le texte à Augustin. On trouve dans le manuscrit de Saint-Gall les mêmes notes courantes que dans le manuscrit de Boulogne : ces notes, qui relèvent d’une véritable entreprise éditoriale, n’ont pas été remarquées par Chisholm. La variante suggillatis pour flagitatis, relevée par Devisse dans le texte d’Hincmar, n’est attestée par aucun manuscrit mais seulement par des éditions (Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon (vol. 2), p. 191, l. 6).
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Hincmar devait comprendre qu’il s’agissait de l’Hypomnesticon et non plus du De octo Dulcitii quaestionibus. Il reste à reconstituer un scénario. Hincmar, c’est probable, a disposé d’un manuscrit de la tradition manuscrite germanique dont on vient de parler. Ou bien ce manuscrit était semblable à ceux que l’on connaît et Hincmar a totalement inventé la continuité entre le De octo Dulcitii quaestionibus et les premières phrases du livre VI de l’Hypomnesticon, ce qui lui permettait d’arguer que ce dernier traité était aussi augustinien que le premier. Ou bien il manquait l’incipit du livre VI et le texte de l’Hypomnesticon succédait directement au De octo Dulcitii quaestionibus. Même dans cette configuration, l’archevêque ne pouvait pas, raisonnablement, ne pas voir qu’il y avait là, non seulement une citation, mais l’intégralité du livre VI de l’Hypomnesticon. L’argument, habile, pouvait convaincre des lecteurs peu avertis : mais l’historien ne peut en aucune manière en faire une garantie de bonne foi. Mais d’ailleurs, pourquoi un tel déploiement d’énergie si, comme le pense Devisse, le prélat pouvait fort bien se passer de l’Hypomnesticon31 ? Devisse, tout à son entreprise de justification d’Hincmar, pouvait affirmer : « Hincmar n’a trouvé chez aucun Père, dans aucun texte, l’affirmation explicite d’une prédestination ‘ad interitum’ […] Hincmar fit une excellente étude de l’action de la grâce : il a lu et fort bien compris saint Augustin »32. Nous avons vu en introduction combien cela est inexact. Rétorquons seulement qu’Hincmar cite, parmi les livres où Augustin aurait « combattu » la double prédestination, l’Enchiridion où l’on trouve, au contraire, son affirmation la plus claire (§100 ; cf. p. 405). En réalité, l’archevêque avait un besoin cruel de l’Hypomnesticon. Ce traité de la controverse semi-pélagienne était, selon lui, postérieur aux Retractationes coupables de « prédestinatianisme » ; il pouvait invalider a posteriori la double prédestination augustinienne. Le calcul n’a pas échappé à un Florus rageur, qui accuse littéralement les évêques du Nord d’avoir fabriqué un apocryphe d’Augustin pour rendre caduques les traités sur la grâce de celui-ci33. Pour défendre sa théorie de l’Augustin repenti d’après les Retractationes, l’archevêque fait feu de tout bois. L’Hypomnesticon, en effet, n’est pas le seul traité « augustinien » postérieur aux Retractationes dont Hincmar se serve pour illustrer l’hostilité d’Augustin à la double prédestination. Le premier chapitre de son De praedestinatione cherche à démontrer l’existence d’une hérésie prédestinatienne combattue par Augustin dans les dernières années de sa vie. Hincmar en discerne 31 Devisse, Hincmar, p. 236. 32 Ibid., respectivement p. 256 et 358. 33 CCCM 260, p. 453.
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des traces dans d’autres documents de la controverse « semi-pélagienne » : le De dono perseverantiae et le De praedestinatione sanctorum, c’est-à-dire le traité en deux livres adressé à Prosper et Hilaire contre les moines de Provence en 429‑430. Comme l’écrit Hincmar, « [Augustin y] mentionne fréquemment les nouveaux hérétiques, comme peut le voir tout lecteur et comme nous le présentons brièvement aux regards du lecteur »34. Dans ces deux livres, le mot « prédestination » – continue Hincmar – a un tout autre sens que dans les livres précédents de l’évêque d’Hippone ; dès lors, ils ont, comme l’Hypomnesticon, la valeur d’une rétractation des œuvres antérieures. La postériorité du traité en deux livres par rapport aux Retractationes est l’élément fort de l’argumentation d’Hincmar. Celui-ci exhibe une preuve : Les Retractationes y sont mentionnées. L’archevêque cite alors quatre paragraphes, en sept citations au total, du De dono perseverantiae (19, 50 ; 20, 53 ; 23, 63 ; 11, 27) et un du De praedestinatione sanctorum (4, 8) pour montrer, d’une part, qu’Augustin parle de « nouveaux hérétiques » et, d’autre part, qu’il cite les Retractationes et a donc bien composé ces deux livres après celles-ci35. Le manuscrit dont l’archevêque s’est servi pour préparer les deux traités De praedestinatione a survécu à l’incendie de l’archimonastère (1774) ; comme l’avait remarqué Jean Devisse, il est truffé d’annotations36. Un tel document nous permet de voir comment l’archevêque a préparé ses futures citations. Les citations dont on vient de parler ont été préparées par des notes qu’on lira dans le tableau suivant (les notes tironiennes sont reconstituées à l’aide de crochets37).
34 PL 125, col. 72. 35 La postériorité par rapport aux Retractationes, argument-clé d’Hincmar, fut immédiatement attaquée. Certains, dit-il, lui ont fait remarquer que la Vita de Possidius (103, 3) mentionnait une responsio objectis Hilarii liber I, qui pour eux se réfère au De dono perseverantiae et au De praedestinatione sanctorum. Hincmar, après s’être renseigné auprès d’une bibliothèque mieux fournie, montre qu’il s’agit d’un autre Hilaire, le moine de Syracuse, et non de l’évêque d’Arles auquel sont dédicacés, avec Prosper, les deux traités contre les « semi-pélagiens ». PL 125, col. 73‑74. La tentative de reconstitution d’Hincmar est partiellement fausse. Hilaire de Syracuse est le destinataire de la lettre 156 d’Augustin et non du Contra Hilarium liber unus (Retract. 2, 11 ; Possidius, Indiculus, 103, 3), qui est un traité perdu sur la liturgie contre les assertions d’un laïc africain ; d’autre part, on sait maintenant que le correspondant provençal d’Augustin et l’évêque Hilaire d’Arles sont deux homonymes. Il y a ici une certaine confusion dans l’Augustinus Lexikon. H. C. Brennecke, dans l’article « Hilaire » (III), col. 347‑348, ne cite pas le destinataire du Contra Hilarium dans sa liste des Hilaire d’Augustin ; l’article suivant, de M. Klöckener, col. 348‑349, montre qu’il faut ajouter un sixième Hilaire aux cinq énumérés par l’article de Brennecke. Au sujet d’Hilaire d’Arles, O. Chadwick (in Journal of theological Studies, 46, 1945, p. 200‑205) avait affirmé, à partir d’une variante dans certains manuscrits, que l’évêque mentionné par Prosper dans la lettre 225 se nommait en réalité Helladius, ce qui faisait remonter son épiscopat à 426, avant celui d’Honorat : sa thèse a été critiquée par dom Cappuyns et Robert Markus (cf. Weaver, Divine Grace and Human Agency, op. cit. (en introduction), p. 95‑97). 36 Devisse, Hincmar, p. 1481. 37 En majuscule, on lit les radicaux des notes tironiennes ; entre crochets, les phonèmes élidés et reconstitués.
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Tableau n° 4 : Les notes hérésiologiques du ms. Reims, BM 393 Traité d’Hincmar (PL 125, col. 72)
Manuscrit Reims, BM 393
De dono perseverantiae, 19, 50
f. 104v : C[ontra] nouos H[ae]R[eti] C[os]
De dono perseverantiae, 20, 53
f. 105r : de praedestinatione
De dono perseverantiae, 23, 63 23, 65
f. 107v : nouos H[ae]R[eti]COS f. 108r : nouos H[ae]R[eti]COS ibid. : nouos H[ae]R[eti]COS
De praedestinatione sanctorum, 4, 8
f. 76v : […] S[ermo]N[em] RHum = [retractationum] […]
De dono perseverantiae 11, 27
f. 96r : Nota retractationum libris
Les deux dernières citations sont marquées en marge par une note relative aux Retractationes. Nous surprenons Hincmar à l’œuvre, cherchant des passages qui lui permettent de montrer que les deux traités d’Augustin sont postérieurs aux Retractationes et ont eux-mêmes, comme il l’affirme, valeur de rétractation. Les cinq premières citations (en comptant la triple citation du De dono perseverantiae, 23, 63) sont pour leur part de très brèves mentions des « nouveaux hérétiques ». L’atelier d’Hincmar y a reconnu les « prédestinatiens » contre lesquels Augustin aurait, selon eux, rédigé l’Hypomnesticon à la fin de sa vie. Ils ont pour cela tiré profit de la moindre ambiguïté de formulation en tronquant le texte. Dans le texte, en effet, les mentions de « nouveaux hérétiques » sont liées à un grief pélagien38. Lorsqu’Augustin écrit ces deux traités (qui n’en sont en réalité qu’un seul) contre les « semi-pélagiens » de Provence, en 429‑430, les « nouveaux hérétiques » sont toujours les pélagiens39. Avec le manuscrit sous les yeux, la confusion est impossible. Dans les Retractationes, l’expression novi haeretici est exclusivement réservée aux Pélagiens, ce qui s’explique par les années de rédaction (c. 427) : les Pélagiens étaient les « derniers » hérétiques en date40. Hincmar connait les Retractationes
38 Par exemple, De dono perseverantiae, 23, 65 : Quae bona si [Ecclesia] semper oravit, semper ea Dei dona esse utique credidit : nec ab illo esse praecognita unquam ei negare fas fuit. Ac per hoc praedestinationis huius fidem, quae contra novos haereticos nova sollicitudine nunc defenditur, numquam Ecclesia Christi non habuit. 39 Cf. A. Mutzenbecher, « Der Nachtrag zu den Retraktationen mit Augustins letzten Werken », dans Revue des Études Augustiniennes, 30, 1984, p. 60‑83 (72‑73) ; Ogliari, Gratia et certamen, op. cit. (introduction), p. 38 ; Augustinus Lexikon III, col. 347. 40 Retractationes, I, 9, 3 (De libero arbitrio) : Quapropter novi haeretici Pelagiani […] 9, 4 : istos inimicos huius gratiae novos haereticos… 10, 2 (De Genesi adversus Manichaeos) : non existiment novi haeretici Pelagiani… II, 22, 2 (De bono coniugali) : contra novos haereticos Pelagianos… II, 53 (De nuptiis et
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puisqu’il les cite un certain nombre de fois41. Il n’a aucune raison de douter que les novi haeretici pointés par Augustin soient les Pélagiens. Les notes du ms. Reims 393 montrent donc que l’intention d’Hincmar, dès la lecture du manuscrit d’Augustin, est d’exploiter la moindre ambiguïté pour reconstruire une pseudo-hérésie prédestinatienne. La manière dont les lemmes novi haeretici sont extraits de leur contexte ne permet pas au lecteur de deviner la supercherie. Le propos explicite de l’archevêque est, de toute manière, de fournir une compilation à ceux qui n’ont pas le loisir ou la permission de lire les sources elles-mêmes42. Les chances qu’ils vérifient sont minimes. La gestion des falsifications et accusations de falsification est très étroitement liée à la publicité et au degré de diffusion des œuvres patristiques. La façon dont Hincmar a géré la défense de l’authenticité de l’Hypomnesticon et l’identification des « nouveaux hérétiques » d’Augustin montre qu’il cherchait moins à reconstituer les faits qu’à rassembler des arguments contre ses adversaires. Ce fait est d’autant plus remarquable qu’Hincmar et son atelier ont mobilisé pour cette cause une vaste érudition. Les arguments que l’on vient de déconstruire montrent qu’Hincmar ne pouvait pas être intimement convaincu de son propre raisonnement. C’est une illustration supplémentaire de la « critique sélective » dont étaient capables, pour Horst Fuhrmann, les clercs médiévaux et de la dimension socio-politique, et pas seulement épistémique, de la littérature théologique carolingienne. La mise en lumière de ces pratiques n’est pas sans conséquence. D’une part, la déformation est d’autant plus facile que l’information est difficile d’accès et asymétriquement partagée. La capacité des lecteurs ordinaires d’Hincmar, Jean Scot ou Gottschalk de vérifier l’authenticité de l’Hypomnesticon ou des actes du concile de Valence était faible. Tout était fait, d’ailleurs, en contexte polémique, pour maintenir l’accessibilité de l’information le plus bas possible : Florus tait systématiquement les noms, même celui de Gottschalk dans la « lettre sans adresse » exhumée par Wilmart. Florus, du reste, n’a pas hésité à réfuter Jean Scot sur la seule base d’extraits tronqués, comme l’a montré Zechiel-Eckes. Mais ces déformations ne sont en rien systématiques. Celles mentionnées ici représentent, espérons-le, les déformations les plus manifestes. J’en ai cherché en vain l’équivalent concupiscentia ad Valerium) : Scripsi duos libros ad illustrem virum comitem Valerium cum audissem Pelagianos ei nescio quid scripsisse […] Huius operis primus liber sic incipit : « Haeretici novi, dilectissime fili… » 41 PL 125, col. 70, 71, 73. 42 Ibid., col. 68.
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chez Ratramne ou Prudence (peut-être parce qu’ils n’en avaient pas besoin, ayant le corpus augustinien de leur côté). Le discours doctrinal n’est donc pas le jouet impuissant d’enjeux d’autre nature. Il est porté par sa propre dynamique. On doit aboutir à une conclusion nuancée. La théologie carolingienne a ses propres règles et ses propres acteurs. Mais elle n’est pas pure spéculation ; elle est ancrée dans une sociologie et une politique du savoir, par le jeu des commanditaires, des relectures et des autorités, d’une part ; par le rôle de la théologie dans la construction de la société-Église carolingienne et de l’élite cléricale dans l’exercice du pouvoir, d’autre part. En plusieurs occasions, la logique épistémique est soumise à des intérêts d’autres natures – ce qui nous ramène encore aux mises en garde d’un philosophe, Kurt Flasch, contre l’« éternisme fumeux » d’une histoire de la philosophie qui dé-historiciserait ses sources43. B. Les falsifications, un topos hérésiologique Dans le Liber de tribus quaestionibus, Loup cite à l’appui de sa thèse un passage de l’épître aux Romains affirmant qu’il existe des « vases de colère, préparés pour la mort » (9, 22). Il précise que certains manuscrits portent la variante vasa apta au lieu de vasa perfecta, ce qui, pour lui, ne change rien à l’affaire44. Il avait déjà cité la variante dans ses lettres à Charles le Chauve et à Hincmar45. Ces précautions sont instructives : comme l’abbé de Ferrières le pressent, on va s’apercevoir qu’il y a des variantes au passage qu’il cite. Il prend donc les devants. Le stéréotype hérésiologique du « faussaire hérétique » surgit, à l’époque carolingienne, dès la controverse adoptianiste. En 794, la lettre synodale des évêques du concile de Francfort à leurs confrères d’Espagne les accuse d’avoir falsifié « avec le venin de la dépravation hérétique » les écrits des Pères, en y insérant « des mots qu’on n’y a jamais lus »46 ; une interpolation de l’Enchiridion d’Augustin est démasquée47. On lit plusieurs accusations de falsification dans les Libri tres de Paulin d’Aquilée et dans les Libri septem d’Alcuin48. Ces accusations s’inscrivent dans un cadre hérésiologique hérité de l’antiquité chrétienne : l’hérétique
43 Flasch, Introduction, p. 32. 44 PL 119, col. 643. 45 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 27 et 37. 46 MGH Conc. 2.1, p. 156. 47 Cf. ci-dessous. 48 Paulini Aquileiensis opera omnia, D. Norberg ed., Turnhout, 1990 (CCSL 95), p. 22 (I, 17). Voir ma communication au colloque Charlemagne, le temps, les espaces, les hommes. Construction et déconstruction d’un règne, Institut historique allemand à Paris, 26‑28/03/2014, à paraître.
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est intrinsèquement incapable de lire correctement l’Écriture49. L’abbé de Tours accuse Felix de tronquer ses citations de telle manière que, sorties de leur contexte, leur sens est mal interprété50 ; le patriarche d’Aquilée observe que les « falsifications » de Felix sont révélatrices de sa « manière de faire », mos51. La découverte des variantes textuelles n’est, chez Paulin ou Alcuin, jamais bienveillante mais toujours connotée négativement : elles révèlent la mala voluntas, la malevola conscientia de « l’hérétique ». Ce cadre hérésiologique est transmis par la patristique. Dans l’antiquité chrétienne, rares sont les hérétiques ayant échappé aux accusations de falsification : ebionites, marcionites, gnostiques, montanistes, puis Macedonius, Lucien, Donat, Jovinien, Nestorius… L’accusation est un topos qui sert d’argument polémique dans les combats entre « orthodoxes » et « hérétiques »52. Ces derniers font jeu égal avec leurs adversaires : Augustin, dans le Contra Faustum, affirme que les hérétiques, quand ils n’ont plus d’argument, crient à la falsification53. Si des falsifications ont eu lieu, l’historiographie récente montre qu’elles sont causées aussi bien par les « orthodoxes » que les « hérétiques » ; mais, avec l’institutionnalisation de l’Église, cette accusation devient un stéréotype stigmatisant exclusivement ces derniers. Isidore fixe dans les esprits cet héritage en écrivant, dans les Sententiae (III, 12.6‑7) : La fourberie des hérétiques est telle qu’ils mélangent le faux et le vrai, le mal et le bien, et insèrent fréquemment la maladie de leur erreur dans des écrits salutaires, pour convaincre plus facilement de leur dogme néfaste sous l’apparence de la vérité […] À l’occasion, ils insèrent même leurs blasphèmes, par une ruse indécelable, dans les livres des nôtres ; ils corrompent et adultèrent la vraie doctrine, en ajoutant des choses impies ou en retirant des choses pies54.
La leçon d’hérésiologie d’Isidore, récapitulant une longue tradition tardo-antique d’accusation de falsification, est, à l’époque carolingienne, bien comprise. Les sources de la controverse prédestinatienne regorgent d’accusations de cette nature. Dans son De praedestinatione, Ratramne consacre un long passage à commenter, phrase à phrase, l’extrait des Sententiae d’Isidore (II, 6, 1) où il est 49 Voir par exemple B. Jeanjean, Saint Jérôme et l’hérésie, Paris, 1999 (Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité, 161), p. 305‑308. 50 PL 101, col. 218 (VII, 7). 51 CCSL 95, op. cit., p. 22 : moris tui calliditatem ; p. 107 : vitiose more tuo. 52 Speyer, literarische Fälschung, p. 201‑208. 53 Contra Faustum Manichaeum, X, 3. 54 Isidore, Sententiae, III, 12.6‑7 (ed. p. Cazier, Turnhout, 1998 [CCSL 111], p. 235).
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question de la gemina praedestinatio. Il dit avoir voulu, en citant tout le textesource, se prémunir du reproche de falsifier ou tronquer les textes, « préférant plutôt sembler parler inutilement qu’encourir l’accusation de violer ces sentences »55. On comprend mieux, à cette aune, la tendance des traités carolingiens à compiler le plus d’extraits patristiques possibles : il s’agit de montrer sa fidélité à la lettre du texte, vulnérable aux falsifications. Cela est plus problématique pour les auteurs dont la tradition manuscrite est ténue : Raban rapporte que des hommes de l’entourage d’Hincmar ont nié qu’une de ses citations d’Augustin soit vraiment du docteur d’Hippone. L’archevêque de Mayence est obligé de citer sa source en contexte pour se justifier56. Jean Scot Erigène, dont on a évoqué les « utilisations tendancieuses » plus haut (p. 372), est particulièrement vulnérable à ces accusations. Prudence, qui a travaillé sur le texte entier de l’Erigène, multiplie le reproche. Pourquoi Jean Scot tronque-t-il ses citations en les isolant de leur contexte, demande-t-il57 ? Nous avons vu au chapitre 4 (p. 266) que Prudence n’a pas disposé, pour le premier jet de son traité, du De vera religione d’Augustin : il a dû critiquer l’interprétation de Jean Scot en se fondant uniquement sur les extraits cités. Il a ensuite pu se procurer un exemplaire et s’est rendu compte que le contexte d’une citation lui permettait de renverser l’argumentation de Jean Scot. Dans son manuscrit d’auteur, le ms. BNF latin 2445, f. 101v, Prudence a donc gratté le premier jet de la citation du De vera religione pour la recopier avec son contexte, en plus petit et en ajoutant dans la marge, de sa propre main : « Augustin en traite, non pas comme tu l’as mutilé, mais comme il apparaît qu’il l’a vraiment édité »58. Ainsi se rejoignent les reproches de manipulation et de falsification contre l’Erigène. Ce dernier reprochait pour sa part à Gottschalk, mendosus adulterator, d’avoir violemment infléchi les paroles d’Augustin59. Le Saxon fait l’objet des mêmes reproches de la part d’Hincmar. Il est capable, écrit-il à Nicolas Ier, de réciter toute la journée, de tête, des citations patristiques tronquées60. Il aurait, écrit-il à Raban Maur, corrompu des passages de son 55 PL 121, col. 61. 56 MGH Ep. 5, p. 489 (déjà cité p. 331). 57 PL 115, col. 1059 : Cur enim praecedentia eiusdem loci ac subsequentia suppressisti, quibus diligenter attentis prorsus tua expositio, depravatio errorque convincitur. 58 La leçon erronée de Mauguin a été rétablie par Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes », p. 240 : non ut a te mutilate positum est sed ut ab ipso sincerissime constat editum ita tractasse dinoscitur. 59 CCCM 50, p. 68 (11, § 2) : Hinc est, quod praedictus sanctorum Patrum mendosus adulterator merito, dum veritatis neque sit investigator, neque inventor, non ea, quae pater Augustinus suis verbis insinuare voluit, intellexit, sed ut ea, quae ipse a se ipso atque diabolo finxit, suaderet, praedicti Patris non quidem verba in sibi convenientia, sed plane resistentia violenter retorsit. 60 MGH Ep. 8, p. 162 (déjà cité p. 329).
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traité Ad Notingum ; Raban répond à Hincmar en lui envoyant son exemplaire car il préfère être corrigé par l’archevêque de Reims que par « l’hérétique »61. Ces reproches émaillent le De praedestinatione : « ce qui est le plus à craindre chez les hérétiques », c’est qu’ils tronquent l’Écriture et les Pères et les tordent dans leur sens, « contre leur propre conscience » (on retrouve là l’accusation de malhonnêteté)62. Gottschalk et ses « complices » – avertit Hincmar – ont pour habitude de tronquer des extraits des Pères de l’Église pour les infléchir dans le sens qui les arrange63. Les lecteurs doivent prendre soin de vérifier toutes les citations s’ils ne veulent emprunter un chemin qui a l’air bon, mais qui mène à la mort. Dans le De una, Hincmar accuse aussi Ratramne d’avoir tronqué les dires d’Hilaire et Augustin64. Quant aux canons de Valence, la ligne de défense d’Hincmar consiste à dire qu’ils ont falsifié le sens des canons de Quierzy65. Gottschalk lui-même reproche à l’antiphonaire qu’il a dû corriger d’avoir mutilé des passages de la Bible. La connotation morale négative des réécritures en ressort manifestement : « Même pour une seule syllabe, on ne doit pas interpoler, corrompre, violer, tronquer, mutiler l’intégrité du sens […] Il agit mal, celui qui fait injure à l’Esprit Saint à cause d’une seule syllabe »66. Les accusations de falsification, et leur connotation résolument péjorative, sont un des registres les mieux partagés de la controverse. Ces accusations s’expliquent en grande partie par le contexte matériel de l’époque carolingienne. Dans l’Ad simplices, Hincmar consacre un long paragraphe à réfuter l’interprétation du De veritate praedestinationis de Fulgence par Gottschalk67. L’évêque de Ruspe, dit Hincmar, écrit : « il les a préparés aux supplices expiatoires » (III, 5, 8), ce que le Saxon aurait dû comprendre comme le châtiment des péchés antérieurs, c’est-à-dire comme une forme de prescience ; et même, continue-t-il, « on trouve dans de vieux exemplaires authentiques que Fulgence a 61 MGH Ep. 5, p. 490 : Quae etiam opuscula, quia dixistis, quod memoratus Gotescalcus ea corrumperet ac vitiaret, vobis modo, prout a me dictata sunt ad legendum transmisi, et si quid in eis emendandum sit, vestro iuditio magis eligo corrigi quam heretici. 62 PL 125, col. 218. 63 Ibid., col. 89 : Praemonemus etiam Gothescalci et complicium eius fore consuetudinem ut catholicorum testimonia, praelatis doctorum atque librorum nominibus, excerpta detruncet et ad suos sensus sicut et Scripturarum sententias inflectere curent. 64 Ibid., col. 474 : Inter quos et Rathramnus Corbeiae monasterii monachus ex libris beatorum Hilarii et Augustini dicta eorumdem detruncando… 65 MGH Ep. 8, p. 45 : Quae capitula, sicut a nobis excerpta sunt, suis scriptis inserere noluerunt, ne ab illis legerentur, in quorum manus illorum capitula devenirent ; sed quaedam de his, quae in capitulis a nobis excerptis habentur, alio sensu et aliis verbis tetigerunt ut abhominanda illa monstrarent, quaedam autem suppresserunt et taliter inde memoriam habuerunt, quasi nos contra sanctorum patrum sensa in Affricana et Arausica sinodo senserimus. 66 Lambot, Œuvres théologiques, p. 439‑440 (opusculum II, 49). 67 MGH Ep. 8, p. 21‑22.
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écrit praescivit et non praeparavit »68. Cette variante a-t-elle survécu ? L’édition de Jean Fraipont ne révèle pas de variante au passage souligné par Hincmar ; mais plus loin dans le texte, un praedestinavit a été transformé en praeparavit, dans un manuscrit69. C’est un témoin comme un autre de la fragilité de la tradition manuscrite : il est possible qu’Hincmar ait vraiment lu, dans son manuscrit, praescivit au lieu de praeparavit. Ainsi, la paranoïa qui entoure les falsifications est en partie liée aux conditions matérielles : « Que la méfiance s’éveille, que devant tant de vieux manuscrits mal rédigés, mal présentés, bourrés certainement d’erreurs de forme et de fond, devant tant de morceaux parfois fautifs et peut-être volontairement déformés, le réflexe naisse qui consiste à penser non authentique un texte qui vous déplaît, nous paraît très compréhensible »70. Les variantes, les lacunes et les interpolations sont monnaie courante dans les manuscrits. Pour quelques cas seulement, comme Loup de Ferrières ou Florus de Lyon, on peut parler de véritables entreprises éditoriales des textes anciens71. Les préoccupations de la plupart des auteurs de la controverse sont plus prosaïques. Leur hantise de la troncature des textes, de leur propre aveu, vient du fait que les Pères avaient coutume de citer leurs adversaires dans leurs traités. On peut aisément, dans ces conditions, faire dire à un auteur le contraire de ce qu’il dit. Gottschalk avertit : Remarque bien, mon cher fils, que dans les opuscules des saints Pères, d’un côté les catholiques, assoiffés, cherchent la vérité dont ils vivent, et de l’autre les hérétiques cherchent avec une grande application l’erreur dont ils tuent les autres72.
Ces reproches ont une connotation sociale : les hérétiques ne menacent pas n’importe qui. Ce sont avant tout les « simples » et les « fats » qu’ils trompent73. Hincmar, qui avertit ses simples clercs de ne pas confondre, dans les manuscrits, 68 Ibid., p. 22 : De cuius libris, scilicet beati Fulgentii, hic exempla posuissem, nisi ut beati Augustini expositor ei per omnia concordasset. Sic enim debuerat intellegere praeparavit in libris a beato Fulgentio conscriptis in eo loco ubi dictum est : Quos iuste praeparavit – quin Deus sua praescientia – ad luenda supplicia nec tamen praedestinavit ad facienda peccata […] Quod contigit de poena peccati illorum, propter praecedentia videlicet ab illis commissa peccata, non propter preadestinationem Dei dispositam in electis suis tantum non in reprobis ante saecula sempiterna, licet in antiquis et authenticis exemplaribus invenerimus praescivit, non praeparavit a Fulgentio dictum. 69 CCSL 91A, p. 527, 194 (III, 5, 8). 70 Devisse, Hincmar, p. 174. 71 Camille Gerzaguet a récemment montré que Florus a employé, pour la Collectio ex dictis XII patrum, plusieurs témoins manuscrits du De fuga saeculi, dans le souci de confronter leurs variantes pour avoir le meilleur texte possible : « La collectio ambrosienne de Florus de Lyon : sources d’une compilation et enjeux d’une méthode de travail », dans MEFRMA, 123/2, 2011, p. 531‑543 (539). 72 Lambot, Œuvres théologiques, p. 192. 73 Ibidem : […] simplices et fatui possunt nescienter ab hereticis decipi ac per hoc et laedi.
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les éventuelles citations d’auteurs hérétiques avec la réfutation patristique qui les encercle, en est bien conscient74. Les polémistes sont donc vigilants : les textes qu’ils citent sont opaques. Le souci de la citation juste est omniprésent. C’est particulièrement vrai pour les citations des auteurs de la controverse eux-mêmes, qui font l’objet d’une véritable « mise en page de l’exclusion »75. Il s’agit d’une pratique destinée à conjurer l’opacité des textes et le peu de lisibilité des manuscrits, qui rendent l’exercice de la citation périlleux. Un autre trait contextuel explique la paranoïa des falsifications. Il est monnaie courante, pour les médiévaux, de s’approprier les citations. Les quelques centaines de livres qui composent l’armorium d’une bibliothèque permettent aux auteurs carolingiens de composer leur propre style : « enchâssement des citations dans un discours qui se prétend inspiré, citations tronquées, ou combinées par réunion de versets éloignés : ce sont des pratiques fréquentes, où légitimation du discours et création littéraire ont leur place », écrit Guy Lobrichon76. Les accusations de falsification en sont l’inévitable conséquence. Hincmar, toujours prompt à dénoncer les falsifications, est le premier à maltraiter ses citations77. Si Fuhrmann n’a pas manqué de donner des exemples dans d’autres domaines, quelques exemples tirés de la controverse sur la prédestination s’imposent. On trouvera ci-dessous des exemples de citations d’Hincmar dans lesquelles ses interpolations sont soulignées : Nam quemadmodum ex libero arbitrio oritur causa labendi, ita ex divino munere causa fit standi atque perseverandi78.
Cette interpolation toute simple a eu pour but, semble-t-il, de rendre le texte plus compréhensible par ses ouailles ; l’intention significative de Prosper n’a pas été modifiée. Les contemporains faisaient une nette différence entre changer les mots et changer le sens. Lorsqu’en 859, Hincmar se justifie d’avoir légèrement déformé le texte de Prosper pour rédiger les canons de Quierzy, il affirme qu’il a changé « quelques syllabes » mais non « le sens », en plein accord avec Charles
74 MGH Ep. 8, p. 17 : […] commonens ut, quando libros expositionum a catholicis doctoribus confectos et contra hereticorum argumenta disputantes legitis, sollicite attendatis, quando quisque doctor sua verba dicit, quando tergiversatoris callidas propositiones, ut eas revincat, suis expositionibus intermiscet et que intentando et quae resistendo et quae percontando et quae adfirmando vir catholicus dicit et ne statim ut in aliquo vepre serpentinum et lubricum insibilare auditis perveneritis subsistatis et mentis pedem ibi figatis… 75 Pezé, « Anathème, hérésie et exclusion ». 76 Lobrichon, La Bible au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 46. 77 Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung, p. 119‑120. 78 Ad Simplices, Gundlach, « Zwei Schriften », p. 287 (Prosper, Resp. ad Gall., 7).
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le Chauve79. Certaines modifications vont cependant plus loin, comme celle-ci, qu’on lit dans l’Ad simplices : Sed qui hoc saeculum sine fide Christi et sine regenerationis sacramento pertranseunt aut post redemptionem ad ea, quae abrenutiaverant, sunt reversi et in diaboli servitute deligunt permanere, redemptione sunt alieni80.
Hincmar rajoute ici à un passage de Prosper des « circonstances agravantes » à la damnation : il ne suffit pas d’être croyant et baptisé pour être sauvé ; si l’on pèche après le baptême, on est perdu. On peut y voir un écho à un problème récent : le concile de Paris condamne, en 829, ceux qui estiment que les baptisés ne peuvent être damnés81. Hincmar est soucieux de rappeler à son auditoire qu’un baptisé pécheur peut être damné. Au-delà des soupçons de falsification qui s’expliquent par les circonstances matérielles, de telles accusations pouvaient fournir à un conflit enlisé une solution politique. Nous avons vu (chap. 4, p. 244-245) que tel avait été le cas pour les actes du concile de Valence. Hincmar accuse Ebbon de Grenoble de les avoir entièrement confectionnés. Cette stratégie n’est pas inédite dans le monde carolingien. En 826‑827, Agobard adresse à Louis le Pieux la lettre De insolentia Iudaeorum ; nous sommes à la fin d’une longue période de conflit entre le clergé lyonnais et la communauté juive, qui se résout par l’envoi de missi dominici pour juger et condamner les clercs82. Agobard a reçu des Juifs un indiculus de condamnation, scellé par l’anneau de Louis le Pieux ; Agobard préfère penser qu’il s’agit d’un faux : « Ces indiculi, bien qu’ils soient cités en votre nom et scellés par votre anneau, je ne crois pas un instant qu’ils aient été publiés par votre jugement »83. L’archevêque de Lyon est un bon point de comparaison. Même si, de son propre aveu, les documents fournis par les Juifs présentent tous les gages d’authenticité, il prend le parti de penser qu’il s’agit de faux ; il ne veut pas croire qu’ils soient authentiques. Seule cette façon de procéder lui permet de contester ces documents ; s’il les avait reconnus, sa protestation aurait été un affront terrible. Pour se justifier, Agobard est obligé de se placer dans une situation fictionnelle où leur authenticité est douteuse. Il en va de même pour Hincmar. Pour réfuter les actes de Valence, il est bien 79 PL 125, col. 295 : in quibus verbis si aliquam syllabam, non autem sensum, immutavimus… 80 Ad Simplices, Gundlach, « Zwei Schriften », p. 291 (Prosper, Resp. ad Vincent., 1). 81 MGH Conc. 2.2, c. 10, p. 661 : Dici solet a nonnullis Christianis quod hi qui in Christo renati sunt, quamquam scelerate vivant et in malis operibus diem extremum claudant, diuturno atque purgatorio, non tamen perpetuo sint igne puniendi. Cf. Devisse, Hincmar, p. 121. 82 Cf. Pezé, « Amalaire » et bibliographie p. 1, note 3. 83 CCCM 50, p. 192.
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plus commode de les considérer comme une falsification d’Ebbon de Grenoble que comme les actes authentiques d’un concile – ce qui leur donneraient une autorité considérable. Cette accusation a aussi l’avantage de jeter l’opprobre sur le prétendu « falsificateur » : les Juifs pour Agobard et, pour Hincmar, les prédestinatiens. C. Les accusations de falsification d’Hincmar 1. L’invention d’une généalogie hérésiologique
Hincmar est à l’origine du remaniement de l’hymne du commun de plusieurs martyrs Sanctorum meritis inclyta gaudia ; paradoxalement, il est aussi l’auteur chez qui les accusations de falsifications tiennent le plus de place et celui qui en donne les exemples les plus détaillés (en particulier dans le de una et le De praedestinatione), d’où son importance dans l’historiographie moderne. Hincmar suit l’axiome hérésiologique traditionnel : le propre des hérétiques est de falsifier les textes84. Il convoque, à titre d’exempla, une galerie de faussaires, dans chacun des deux traités85 : Macaire d’Antioche, d’abord, accusé de falsification par le concile de Constantinople de 68086 ; Nestorius, condamné à Éphèse en 43187 ; Donat de Carthage, l’adversaire d’Augustin88. La plupart des accusations d’Hincmar lui sont inspirées par la littérature polémique de l’époque patristique : il importe donc de voir de quelle manière Hincmar cite ses sources et, quand la critique textuelle le rend possible, de dire si les accusations sont injustifiées. Le cas de Donat, d’abord, nous donne un aperçu de la déformation à laquelle Hincmar soumet ses exempla. Dans le Contra epistulam Donati heretici (perdu), Augustin avait accusé Donat d’avoir retranché d’une citation de l’Ecclésiastique/ Siracide un long syntagme, transformant Qui baptizatur a mortuo et iterum tangit illum, quid proficit lavatio eius (Eccles. 34, 30) en Qui baptizatur a mortuo, quid proficit lavatio eius ? L’évêque d’Hippone s’en excuse à la fin de sa vie dans les Retractationes (I, 31) : il a en effet découvert que de nombreux codices africains ne contenaient pas le syntagme incriminé. « Si je l’avais alors su, je ne l’aurais pas
84 PL 125, col. 526‑527. 85 Cf. Devisse, Hincmar, p. 170‑178. 86 PL 125, col. 55, 92, 474 et 526. 87 Ibid., col. 55 et 527. 88 Ibid., col. 527.
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traité de ‘voleur des mots divins’ ou de ‘corrupteur’ », confesse-t-il89. Pourtant, Hincmar écrit, dans le De una : C’est ainsi que Donat, comme le dit Augustin dans les Rétractations, a retiré et iterum tangit illum de la phrase qui baptizat a mortuo et iterum tangit illum, quid proficit lavatio eius, pour renforcer son hérésie90.
Hincmar a bien lu le passage incriminé des Rétractations, mais alors qu’Augustin s’excuse d’une accusation abusive, Hincmar, occupé à démontrer qu’un hérétique est forcément un falsificateur, fait comme si elle avait bien eu lieu. Il fait dire à sa source tout le contraire de ce qu’elle dit, ce qu’avait déjà remarqué dom Coustant en 171591. L’archevêque de Reims incrimine ensuite les ariens. Ces derniers, refusant de croire que l’Esprit Saint est Dieu, auraient supprimé de l’Évangile quelques mots du verset Jn 3, 6 (et non 4, 24 comme l’ont pensé Sirmond et, à sa suite, Devisse92) : Deus Spiritus est. L’accusation lui est inspirée par saint Ambroise (De spiritu sancto, 3, 59)93. Dom Coustant remarque que Cyprien de Carthage ne citait pas ce passage de Jn 3, 6 et que les ariens n’avaient pas supprimé ces mêmes mots de l’entretien du Christ avec la Samaritaine, texte voisin ; peut-être Tertullien était-il à l’origine de l’interpolation94. On sait maintenant que ces mots sont un ajout d’origine occidentale, qui ne se trouve pas dans les manuscrits grecs95. Les ariens sont, en la matière, hors de cause ; mais Hincmar a correctement cité Ambroise. Les exemples de Nestorius et Macaire sont, eux aussi, inspirés à Hincmar par la lecture des Pères. L’accusation du premier s’inspire de l’Historia tripartita. Hincmar lui reproche d’avoir interpolé 1 Jn 4, 396 - toutes les autres accusa89 Retractationes, I, 21, 3 : Nec de libro Ecclesiastici ipse abstulit de media sententia verba ad rem necessaria, ubi cum scriptum sit : Qui baptizatur a mortuo, et iterum tangit illum, quid proficit lavatio eius ? Iste sic posuit tamquam scriptum esset : Qui baptizatur a mortuo, quid proficit lavatio eius ? Nos autem, et antequam esset pars Donati, sic habuisse codices plurimos, verumtamen Afros, ut non esset in medio : et iterum tangit illum, postea didicimus. Quod si tunc scissem, non in istum tamquam in furem divini eloquii vel violatorem tanta dixissem. 90 PL 125, col. 527. 91 Dom Coustant a même repéré que la lacune reprochée aux donatistes se retrouve aussi chez Cyprien de Carthage (Dissertatio qua vera Stephani circa receptionem haereticorum sententia explicatur, PL 3, col. 1251). Cf. aussi Journal des Sçavans, 1715, 41, p. 642. 92 On trouve pourtant la référence exacte dans le Journal des Sçavans, ibid., p. 643. 93 Cf. T. Cargliano, « Restitutio critica textus latini evangelii secundum iohannem ex scriptis sancti Ambrosii », in Biblica, Comentarii ad rem biblicam scientifice investigandam, 27, 1946, p. 30‑64 (40). 94 Journal des sçavans, 1715, 41, p. 643. 95 Bludau, Schriftfälschungen, p. 52 ; ce verset n’est pas abordé dans Ehrman, Orthodox Corruption. 96 Cassiodori-Epiphani Historia ecclesiastica tripartita, Waltarius Jacob éd., Vienne, 1952 (CSEL 71), p. 668 (XII, 4, l. 113‑125) : Qui dum naturaliter eloquens fuisset, se putabat edoctum et libris antiquorum interpretum dedignabatur incumbere omniumque se meliorem putabat esse, ignorans quia in catholica
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tions contre Nestorius se trouvant dans des sources qui étaient inaccessibles à Hincmar97. Or Socratès n’accuse pas Nestorius d’avoir lui-même corrompu le verset johannique omnis spiritus qui solvit Iesum a deo non est : il allègue ce verset en accusant des hérétiques plus anciens de falsification et n’accuse Nestorius que de l’avoir ignoré98. Ce verset, Bart Ehrman l’a montré, est un passage corrompu dès le IIe siècle, sans doute par les proto-orthodoxes confrontés à la Gnose : le verbe luei (solvit) cité par Irénée, Origène et Clément fait jeu égal avec homologei (confitetur)99. Ce qu’écrit Socratès, c’est que sur la base de cette leçon solvit, on n’a plus de raison de douter de l’orthodoxie de la doctrine de la Vierge theotokos de Cyrille d’Alexandrie, que refuse Nestorius. Ce dernier est traité d’ignorant, de vaniteux, mais non de faussaire. Dans le meilleur des cas, c’est, de la part d’Hincmar, un contresens complet. L’accusation de Macaire, patriarche monothéliste d’Antioche, repose sur les actes du VIe concile (Constantinople, 680)100. Ce dernier a donné lieu à une véritable enquête philologique : Harnack l’a baptisé « le concile des antiquaires et des paléographes »101. À la troisième session, on s’aperçoit que les actes du Ve concile (Constantinople, 553) ont été falsifiés : une fausse déclaration du patriarche Menas et de fausses lettres du pape Vigile ont été ajoutées. À la quatorzième session, c’est le coup de théâtre : on découvre, dans les archives du patriarcat, un manuscrit interpolé ; on apprend qu’il a été prêté à l’abbé Étienne, ami de Macaire, et que les interpolations seraient l’œuvre du moine Georges, disciple de Macaire. Macrobe de Séleucie compare l’écriture : l’examen, sans appel, conclut à la culpabilité du moine Georges, qui doit fournir une explication alambiquée. Les actes du concile fournissent, en 1713, des arguments à Germon pour étayer la thèse que les hérétiques falsifient systématiquement les textes orthodoxes ; Coustant fait remarque seulement que, contrairement à ce qu’écrit Hincmar, nulle part les actes
Iohannis epistola in antiquis exemplaribus habeatur : omnis spiritus qui solvit Iesum a Deo non est. Hunc enim sensum ex veteribus exemplaribus abstulerunt qui separare volunt ab hominis dispensatione divinitatem. Quapropter veteres interpretes hoc ipsum designaverunt uoniam aliqui adulterati sunt hanc epistulam solvere hominem a deo volentes ; est enim humanitas copulata divinitati, et iam non sunt duo sed unum. Hac ratione confidentes antiqui Mariam dei non timuerunt dicere genetricem. 97 Les nestoriens sont en particulier accusés par Cyrille d’Alexandrie d’avoir corrompu la lettre d’Athanase à Epictète ; cf. Speyer, literarische Fälschung, p. 275‑280. 98 Coustant, Vindiciae veterum codicum confirmatae…, Paris, 1715, p. 256 ; Journal des Sçavans, 1715, 41, p. 643. Coustant, ignorant le conflit de variante, croyait à une simple mutilation et l’expliquait par un saut du même au même de la part d’un copiste. 99 Bludau, Schriftfälschungen, p. 74‑76 (l’auteur montre que Cyrille d’Alexandrie citait la même leçon que Nestorius) ; Ehrman, Orthodox Corruption, p. 125‑135 (en particulier p. 128). 100 PL 125, col. 473 et 510. 101 Cité par Speyer, literarische Fälschung, p. 199 et 276 ; cf. aussi Bardy, « Faux et fraudes », op. cit., p. 290‑292.
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du VIe concile ne font de Macaire lui-même l’auteur de la falsification102. C’est donc un cas supplémentaire de déformation des sources. Le dernier exemplum de falsification ancienne, attribuée à Felix, concerne le passage du De Trinitate d’Hilaire de Poitiers cité par les évêques espagnols dans leur lettre de 793‑794 et remarqué par Alcuin en 799 (2, 27) : carnis humilitas adoptatur (au lieu, écrivait Alcuin, d’adoratur). Rappelons d’emblée que des manuscrits antérieurs aux années 790 montrent que Felix n’est pas l’auteur de la variante adoptatur. Qu’ajoute Hincmar aux accusations d’Alcuin ? Comme je l’ai montré ailleurs, Hincmar déforme la rumeur de falsification lancée par Alcuin de deux manières différentes, correspondant chacune à un type de discours particulier103. Dans le De una deitate, vers 856, l’archevêque affirme seulement que Felix a remplacé, « dans tous les exemplaires qu’il a pu se procurer », adoratur en adoptatur. L’accent est mis sur le geste falsificateur. L’intention est de situer Gottschalk dans une généalogie hérésiologique qui comprend Donat de Carthage, Nestorius, Macaire d’Antioche… L’accusation relève donc du discours hérésiologique traditionnel. En 859‑860, dans les mois qui précèdent la réunion du concile de Tusey, l’intention d’Hincmar est différente. Il décrit que Felix a falsifié l’exemplaire même de la cour de Charlemagne, à l’occasion du concile où il est condamné (Aix, 799). Ce récit du faussaire de la cour prend place dans une mise en garde liminaire d’Hincmar contre les possibles adultérations de son propre traité : en effet, il redoute que des notaires rémois, partisans de Gottschalk, n’aient dénaturé son texte et il n’a pas eu le temps de le faire relire. Il s’agit donc de montrer que les archives de Reims sont menacées par les hérétiques adultérateurs, comme l’aurait été la bibliothèque du palais un demi-siècle plus tôt. L’exemplum originel est, une nouvelle fois, déformé. En définitive, on peut tirer plusieurs conclusions des exempla moissonnés par Hincmar dans la littérature polémique du passé. D’une part, la critique biblique récente montre que certaines des falsifications dénoncées comme « hérétiques » sont, en réalité, l’œuvre des « orthodoxes » (ainsi Jn 3, 6 et 1 Jn 4, 3) – ce qu’Hincmar ne pouvait pas savoir. D’autre part, les sources dans lesquelles Hincmar a puisé ces exempla ont été déformées (ainsi les actes du concile de 680, le récit de l’Historia tripartita, les Retractationes d’Augustin et les Libri septem d’Alcuin) pour jeter l’opprobre sur quelques grands noms de la généalogie des hérétiques 102 Coustant, Vindiciae confirmatae…, op. cit., p. 643. 103 « Un faussaire à la cour : hérésie et falsification pendant la controverse adoptianiste », dans Charlemagne. Le temps, les espaces, les hommes. Construction et déconstruction d’un règne, Actes du colloque du DHIP des 26‑28 mars 2014, R. Grosse éd., à paraître dans HAMA.
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falsificateurs (Donat, Nestorius, Macaire, Felix). La motivation de ces récits est de tracer une ligne directe entre eux et l’hérésiarque contemporain, Gottschalk. 2. Les falsificateurs contemporains
Les hérétiques contemporains d’Hincmar ne sont que les imitateurs des mœurs de leurs précurseurs. Gottschalk est en effet accusé d’avoir falsifié la traduction latine des actes du VIe concile en y plaçant l’expression trina deitas104. Le Saxon aurait, explique Hincmar, falsifié à Hautvillers un exemplaire des actes prêté par Pierre d’Arezzo – « ce que d’autres hérétiques ont fait, comme je l’ai lu »105. Le texte original disait, pour l’archevêque, ter conglorificanda deitate et non conglorificandam trinam deitatem106. Jean Devisse montre que la tradition des actes de Constantinople est double, romaine d’une part, d’origine grecque de l’autre ; la tradition grecque comporte la leçon de Gottschalk alors que la romaine ne comporte aucune des deux107. Il a repéré le passage incriminé dans le plus vieil exemplaire latin des actes du concile (BNF, NAL 1982) : on n’y trouve aucune trace de correction mais un simple changement de plume108. La falsification signalée n’a pas eu lieu ; Hincmar lui-même reconnaît finalement qu’il peut s’agir d’une simple erreur de traduction109. L’important, là encore, est de situer l’accusation de falsification dans un discours hérésiologique. Gottschalk et Ratramne sont indirectement accusés d’une autre falsification, sur laquelle Hincmar s’étend longuement. Peu avant le concile de Soissons de 853, au cours d’une discussion sur la Trinité, un évêque, semble-t-il, informe Hincmar qu’un passage d’Augustin contient la formule trina veritas, fort proche de la trina deitas condamnée110. Interloqué, Hincmar se renseigne : l’évêque en question a offert (« ingénument », dit-il) à Charles le Chauve un exemplaire de l’Adversus quinque haereses, traité qu’on estime aujourd’hui être de Quodvultdeus de Carthage, mais qu’on pense alors d’Augustin. Dans cet exemplaire, un passage
104 Gottschalk, Scedula de trina deitate, PL 125, col. 511. 105 Cf. Devisse, Hincmar, p. 170 ; PL 125, col. 512. 106 PL 125, col. 512. 107 Devisse, Hincmar, p. 171‑172. 108 Après examen du manuscrit, rien ne permet d’affirmer que la plume est antérieure à 850. En revanche, on trouve bien le changement de plume au passage incriminé, signalé par Devisse. 109 PL 125, col. 527. 110 Ibid., col. 512‑513 : Nam cum quadam die haberemus sermonem de unitate deitatis, Patris et Filii et Spiritus sancti, inter alia diximus […] Quo contra unus ex his cum quibus inde sermonem habuimus, non contentiosa intentione, sed forte putans Augustinum ita dixisse, de hoc libro testimonium protulit, dicens quod veritas essentiale sit nomen, dicente Domino, Ego sum veritas. Unde idem Augustinus scripsit, una et trina veritas.
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semble porter la formule trina veritas interpolée (je souligne l’interpolation supposée) : […] gratias tibi Deus, gratias tibi vera et una Trinitas, una et trina veritas, trina et una unitas, gratias tibi Deus pater qui et filium tuum ostendisti et mihi doctorem dedisti…111
Hincmar, ayant repéré la variante, organise une vaste enquête, pour laquelle il affirme avoir réuni quatorze manuscrits différents : il s’aperçoit que les plus anciens n’ont pas l’interpolation. Elle aurait alors été insérée dans plusieurs exemplaires récents, ce qui lui permet d’identifier le faussaire – dont il tait le nom, ce qui peut signifier qu’il est, comme l’évêque informateur, une personne de haut rang112. Hincmar peut produire le dossier devant le concile de Soissons : il y fait lire un texte démontrant l’interpolation. Mais l’évêque qui a offert le livre à Charles n’en démord pas et présente un nouveau texte, bientôt réfuté113. Cette fois, la falsification semble assurée et Hincmar, qui relate minutieusement son enquête, triomphe, en précisant qu’il a fait entériner ses résultats publiquement. De ces résultats, il sera question plus bas. Pour l’heure, on se contentera d’une remarque sur la motivation de ce récit. Il a lieu après la présentation des faussaires hérétiques : Donat, Nestorius, Macaire… Comment ne pas avoir le sentiment que la vaste enquête d’Hincmar est une répétition générale de celle du VIe concile, qui avait démasqué les partisans du patriarche d’Antioche ? Les étapes décrites par Hincmar (réunion des manuscrits, examen des variantes, repérage de l’écriture
111 PL 125, col. 513 : Quod audiens, librum domino regi datum ab eo accepi, et perlegens inveni, ab eo loco ipsius libri, ubi sanctus Augustinus dicit : Gratias tibi, Deus virtus ; gratias tibi, Deus Pater, qui et Filium tuum ostendisti, et mihi doctorem dedisti, interpositum esse ab adulterante : Gratias tibi, Deus ; gratias tibi, vera et una Trinitas, una et trina veritas, trina et una unitas. Et post haec quod posuit Augustinus subjunctum : Gratias tibi, Deus Pater, qui et Filium tuum ostendisti, et mihi doctorem dedisti. 112 Ibid., col. 513 : Quapropter de pluribus civitatibus ac monasteriis vetustissimos codices in unum afferri feci, per quos falsitatis sacrilegium, et sacrilegum manifestissime deprehendi. Inter quos vetustissimos libros, de quibusdam monasteriis allati sunt etiam mihi noviter scripti quaterniones, in quibus hanc falsitatem insertam inveni, et diligentius ac sollicitius perscrutatus comperi, omnes illos quaterniones de eodem fonte coenoso, de quo et domno regi datus liber falsatus fuerat transcriptus, rivulo fraudulento manasse. Devisse, Hincmar, p. 176, note 337, a remarqué que s’il s’était agi de Gottschalk, Hincmar ne se serait pas privé de le dire. Corbie, poursuit-il, est peut-être visée : mais dans la mesure où Ratramne est écharpé à plusieurs reprises, pourquoi se serait-il privé de le nommer ? Un évêque semble plus probable : Rothade fournirait un bon candidat. Il ne faut toutefois pas confondre le faussaire avec l’évêque qui a offert le livre à Charles : ce dernier, dit Hincmar, a agi simpliciter, de bonne foi. Son identité est tout aussi mystérieuse (cf. Devisse, Hincmar, p. 177, note 344). Cela signifie qu’il existait de hauts dignitaires favorables aux thèses de Gottschalk. 113 Ibid., col. 513‑515A : Et post haec idem qui falsatum librum regi dederat dixit : Vos quae dico patienter audietis ; et protulit testimonium beati Ambrosii de deitate Trinitatis, ad confirmandam quae inventa est in beati Augustini libro imposturam. Quod testimonium catholicissimum eidem imposturae manifestissime contradixit.
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du faussaire) évoquent singulièrement le récit conciliaire. De même qu’il situe Gottschalk dans une généalogie hérésiologique, Hincmar se revêt de l’habit des défenseurs des livres saints contre les falsifications des hérétiques. L’autre falsification contemporaine dénoncée par Hincmar se trouve dans le De praedestinatione de 860 et vise implicitement Ebbon de Grenoble. Hincmar confronte d’une part, le texte du Sermo Flori qu’il a reçu d’Héribald d’Auxerre à Bonneuil, en août 855, et d’autre part, le texte qui lui est venu du scrinium d’Ebbon en 858. Il constate des variantes importantes aux passages qui concernent la prédestination au châtiment : Version d’Héribald1930
Version d’Ebbon
Sed quia eos praescivit et praevidit malos atque impios futuros proprio vitio, praedestinavit ad aeternam damnationem qua ipsi punirentur iusto iudicio
Sed quos praescivit et praevidit malos atque impios futuros proprio vitio, ipse eos praedestinavit ad aeternam damnationem justo judicio
Non enim ille aliquem praedestinavit Non enim ille aliquem praedestinavit ut malus esset, sed vere omnem malum ut malus esset, sed vere praedestinavit poenam ut malus impunitus non esset praedestinavit ut impunitus non esset
Dans les deux cas, la variante du scrinium d’Ebbon renforce la thèse de la prédestination au châtiment alors que la variante du scrinium d’Héribald renforce la thèse de la prédestination du châtiment. Pour Hincmar, c’est une preuve qu’Ebbon a falsifié le Sermo Flori115. Or le manuscrit de Gand, compilation lyonnaise proche de l’original de Florus, donne la leçon non pas d’Héribald, mais d’Ebbon116. Cela remet en cause la fiction hincmarienne du « compilateur-falsificateur ». On est enclin à penser qu’Hincmar lui-même, ou quelqu’un de son entourage, est l’auteur des retouches du Sermo Flori telles qu’elles apparaissent dans la version d’Héribald. Ces retouches permettent en effet d’exonérer de tout reproche Florus, éminence grise du chapitre lyonnais, et d’étouffer le conflit avec le clergé lotharingien (cf. chap. 4, p. 252-254). Comme Jean-Paul Bouhot l’avait déjà suggéré, le fait qu’Hincmar prétende ignorer que les autres œuvres lyonnaises viennent de Florus peut être interprété de la même manière117.
114 Hincmar explique ces variantes en PL 125, col. 56, avant de reproduire en intégralité l’exemplaire d’Ebbon. 115 PL 125, col. 92. 116 Bouhot, Sermo Flori, p. 373‑374 et 388‑389. 117 Ibid., p. 390.
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En définitive, des nombreuses accusations reprises par Hincmar, certaines, nous l’avons vu, lui sont inspirées par les écrits des Pères. Force est de constater qu’il les cite avec de nombreux contresens, voire de véritables déformations. Ces accusations ont une fonction dans le discours. Elles situent Ebbon, Ratramne, Gottschalk dans une généalogie hérésiologique pensée dans une continuité qui court de l’antiquité aux carolingiens, de Donat à Felix. Elles ont aussi chacune un caractère opportun : Donat, adversaire d’Augustin ; Nestorius et Felix, hérétiques trinitaires ; Macaire, démasqué en 680 comme l’interpolateur de l’Adversus quinque haereses en 853. Dans cette geste, Hincmar rejoue le rôle des défenseurs de l’orthodoxie, démasquant les fraudes et organisant, à l’instar du concile de Constantinople, une vaste enquête philologique. D. Enquête codicologique Il nous reste maintenant à examiner celles de ces accusations qui, portant sur Felix et l’Adversus quinque haereses, n’ont pas été inspirées à Hincmar par les Pères et n’ont pas encore été élucidées par une enquête philologique comparable à celles réalisées par Jean Devisse, pour la traduction des actes du VIe concile, et JeanPaul Bouhot, pour le Sermo Flori. Dans ces deux cas, le résultat a été malheureux pour Hincmar. Gottschalk a cité la variante la mieux attestée dans le premier cas ; l’archevêque est potentiellement l’auteur de la corruption textuelle dans le second cas. Les deux derniers cas méritent une enquête similaire : les accusations visant Felix d’Urgel et celles visant l’Adversus quinque haereses. On pourra alors consacrer un dernier moment à un autre problème historiographique, celui de la prétendue interpolation des Annales de Saint-Bertin par Hincmar. 1. Le De Trinitate d’Hilaire et l’Adversus quinque haereses de Quodvultdeus
Je résume ici les résultats de l’enquête déjà mentionnée sur la réécriture d’Hilaire118. Les accusations de falsification lancées par Hincmar contre Felix ont provoqué la « querelle philologique » opposant, entre 1706 et 1715, le jésuite Barthélémy Germon et le mauriste Pierre Coustant. Alors que Germon tire parti des récits d’Hincmar contre Felix pour disqualifier les manuscrits carolingiens et l’édition d’Augustin par les mauristes, qui repose sur ces manuscrits, Coustant, sur des bases strictement philologiques, démontre que la leçon adoptatur, incriminée par Alcuin et Hincmar, est antérieure aux années 790 et donc 118 Actes du colloque Charlemagne, le temps, les espaces, les hommes, déjà cité p. 380, note 48. Sur la querelle philologique, voir J.-L. Quantin, « La philologie patristique et ses ennemis : Barthélémy Germon, s.j., et la tentation pyrrhoniste chez les anti-jansénistes », dans Philologie und Erkenntnis. Beiträge zu Begriff und Problem frünheuzeitlicher « Philologie », Ralph Häfner éd., Tübingen, 2001, p. 305‑332.
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valide. L’historiographie en a cependant tiré une conclusion mitigée, conciliant la validité de la leçon adoptatur avec le récit d’Hincmar pour affirmer que Felix a certes corrigé en adoratur le manuscrit du palais qui portait la leçon adoptatur, mais qu’il l’a fait de bonne foi car la leçon adoratur est elle aussi attestée avant les années 790. Toute la question est de savoir dans quelle mesure Hincmar, dans ses deux récits diffamants contre Felix et, à travers lui, Gottschalk, a déformé ou inventé une rumeur antérieure. Les manuscrits subsistants permettent-ils de déceler une telle rumeur ? L’enquête montre que la leçon adoptatur est, au IXe siècle, parfois écartée (ainsi dans le manuscrit Vatican, archivio di san Pietro, D182), ce qui semble prouver que la rumeur de falsification lancée par Alcuin a survécu pour se transmettre à Hincmar. Elle montre aussi que celui-ci, qui fait des archives de Reims un véritable lieu de mémoire des controverses du temps de Charlemagne, a fait copier le De Trinitate d’Hilaire sur un modèle de Saint-Denis (ms. Paris, BNF, lat. 12132) et y a personnellement corrigé la leçon adoptatur en adoratur, malgré l’ancienneté évidente de son modèle. Il y a donc, à tout point de vue, une déformation. Le dossier de l’Adversus quinque haereses, tout comme celui des actes de Constantinople, est moins riche en manuscrits que celui du De Trinitate d’Hilaire et n’a pas été l’occasion de trouvailles manuscrites de la part de Germon et Coustant, qui se cantonnent au champ du discours : il a cependant toute sa place dans la querelle philologique119. L’interpolation de l’Adversus quinque haereses a particulièrement retenu l’attention de Germon qui prend au mot le récit d’Hincmar et incrimine Gottschalk. Il peut à nouveau jeter l’opprobre sur l’édition mauriste, coupable d’avoir gardé l’interpolation120. Il mentionne alors un « vieux manuscrit de Corbie » qui n’a pas l’interpolation121. Coustant rétorque que l’expression trina veritas est orthodoxe et ne doit pas, en soi, être considérée comme une interpolation hérétique. Il affirme ensuite que si Hincmar est souvent surpris à mentir, ce n’est le cas ni de Gottschalk, ni de Ratramne, qui ne citent jamais le pseudo-Augustin qu’est l’Adversus quinque haereses122. Ce dernier argument
119 Germon, De veteribus regum francorum diplomatibus disceptatio 2, Paris, 1706, p. 372‑373 ; Coustant, Vindiciae manuscriptorum, Paris, 1706, p. 96‑121, n’a jamais lu que trina dans les éditions des actes de Constantinople, ce qui lui permet d’accuser Hincmar d’avoir monté une caballe. L’interpolation de l’Adversus quinque haereses fait l’objet de quelques développements de la part d’E. Steinovà et I. van Renswoude, « The annotated Gottschalk : symbolic annotation and control of heterodoxy in the Carolingian Age », dans La controverse carolingienne sur la double prédestination, à paraître, notes 70‑80 – mais sans référence aux manuscrits subsistants. 120 Germon, Disceptatio 2, op. cit., p. 371‑400. 121 Ibid., p. 396‑397 : il est possible qu’il s’agisse du latin 12218 dont il sera bientôt question. 122 Coustant, Vindiciae confirmatae, op. cit., p. 314‑477.
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emporte l’adhésion : pourquoi Ratramne ou Gottschalk auraient-ils interpolé un texte d’Augustin sans s’en servir ? Pourquoi l’interpoler d’une manière qui ne les aide que secondairement, puisque l’expression trina deitas n’apparaît pas123 ? Germon parlait d’un « vieux manuscrit de Corbie » où l’on ne trouve pas l’interpolation trinitaire. Il peut s’agir du latin 12218 de la BNF, qui va retenir notre attention. On dispose aujourd’hui de l’édition critique par Braun de l’Adversus quinque haereses attribué à Quodvultdeus de Carthage : c’est un outil précieux pour mieux situer l’interpolation dénoncée par Hincmar dans la tradition manuscrite124. Braun distingue deux branches de la traditions manuscrites, le groupe phi et le groupe psi. Le critère de distinction de ces deux traditions est précisément l’interpolation trinitaire. Braun l’explique par l’intervention d’un correcteur zélé, « d’un copiste animé de préoccupations stylistiques, mais qui avait aussi peutêtre à sa disposition un exemplaire ancien lui permettant de corriger un modèle défectueux » : en clair, il ménage prudemment la possibilité que l’interpolation soit authentique125. Braun, dont l’apparat critique a retenu 34 manuscrits sur 116, a omis le latin 12218 de son corpus pour ne garder que cinq manuscrits carolingiens – ce qui est un malheureux reliquat des datations erronées de la minuscule de Maurdramne par Léopold Delisle. Il est donc crucial de situer le latin 12218, qui aurait été, s’il avait été pris en compte, le témoin le plus ancien du sermon complet, dans le processus d’interpolation126. C’est d’autant plus important que ce manuscrit, originaire de Corbie, provient d’un des foyers de « falsification » dénoncés par Hincmar et qu’en réalité, il contient, en correction, la variante signalée par l’archevêque. Le texte originel est copié en minuscule de Maurdramne et date des premières années du IXe siècle127. L’Adversus quinque haereses a été collationné sur un autre témoin. Il faut replacer l’interpolation dans ce contexte (voir la planche 5). Les corrections sont d’une plume corbéienne à l’encre brune, de la moitié du IXe siècle, faisant des A sous la forme cc liée ; elle a corrigé l’ensemble du manuscrit. L’interpolation trinitaire est insérée, de façon assez remarquable, à l’aide d’un triple hic tironien : l’un dans le corps du texte à l’endroit de l’interpolation, l’autre
123 Journal des sçavans, 1707, p. 421 (4 juillet). 124 CCSL 60, p. 261‑301 ; la variante se trouve p. 298, l. 143. 125 Ibid., p. lxx. 126 Il s’agit en effet d’un manuscrit en minuscule de Maurdramne qui a dû être copié à la charnière du IXe siècle ; cf. Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 44 et 139. 127 Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 139.
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en marge de gouttière au niveau de l’interpolation, le dernier en marge de pied avec le texte de l’interpolation. Le hic tironien est utilisé aussi par le correcteur128. On trouvera ci-dessous la liste des corrections du feuillet 12v, qui contient l’interpolation trinitaire. On pourra la comparer avec l’édition de cette page par Braun129. Celui-ci distingue dans son édition plusieurs sous-groupes de phi et psi ; nous serons amenés à en croiser deux. Beta est un sous-groupe de phi (c’est-à-dire, rappelons-le, de la tradition non interpolée de l’Adversus quinque haereses) qu’il considère comme le plus fidèle à l’original. Lambda, en revanche, est un sousgroupe de psi, donc de la tradition interpolée. Les autres témoins présentant la même variante sont indiqués entre parenthèses. Tableau n° 5 : L’interpolation de l’Adversus quinque haereses a. c. ante correctionem p. c. post correctionem add. additionem om. omittit er. erasit l. 124
convertentes a. c. (phi) ] credentes p. c. (psi)
l. 128
nubila a. c. (ceteri1946) ] nubecula p. c. (in lambda, ms. L P T)
l. 128
tonant a. c. (phi) ] tonat p. c. (psi)
l. 130‑131
vide in terra … filium add. (omnes praeter beta)
l. 136
virtus a. c. (beta) ] veritas p. c. (ceteri)
l. 138
filius est (beta) ] filius (ceteri)
l. 140
inquit (beta) ] om. ceteri
l. 140‑141
vide in terra … filium a. c. (beta) ] er. p. c. (ceteri)
l. 141
complacui a. c. (C) ] bene placui p. c. (ceteri)
l. 143
gratias tibi deus virtus ante add. (phi) ] gratias tibi deus gratias tibi vera una [vera et una alii] trinitas, una et trina veritas, trina et una unitas post add. (N P S T c e f g, in psi)
l. 145
ducem a. c. (beta) ] doctorem p. c. (ceteri)
l. 146
iniquitas atque doctrina a. c. (beta) ] iniqua doctrina p. c. (ceteri)
Les variantes montrent que le texte d’origine du 12218 se rattachait au sous-groupe beta du groupe phi, et parfois plus particulièrement (cf. l. 141) au modèle du ms. C (manuscrit du Xe siècle : Paris, BNF, latin 2077). Corbie disposait donc, à 128 Ibid., p. 76‑77. 129 Cf. CCSL 60, p. 297‑298. 130 La distinction entre ceteri et alii est la suivante : ceteri désigne tous les autres manuscrits que ceux de la variante opposée ; alii désigne tous les autres manuscrits que le latin 12218.
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l’origine, d’un texte très proche de la tradition originelle de l’Adversus quinque haereses. Le correcteur a utilisé, en revanche, un témoin précoce de la famille psi, proche (cf l. 128 et 143) du modèle du ms. P (Tours, BM 297, XIe siècle). Braun affirme que « la tradition représentée par psi [c’est-à-dire la tradition interpolée] s’est formée au IXe siècle de la contamination d’un manuscrit du groupe phi, qui a dû être l’ancêtre de C, avec des manuscrits plus anciens »131. C’est une conjecture qui se vérifie dans le latin 12218. Ce manuscrit de Corbie ante correctionem contient des variantes plus proches de C que d’aucun autre témoin (cf. ci-dessus, l. 141). Le latin 12218 serait-il alors le plus ancien témoin de l’interpolation trinitaire ? Deux autres manuscrits du IXe siècle portent l’interpolation : I (Paris, BNF latin 2341) et N (Saint Gall, Stiftsb. 146). I est un manuscrit de la deuxième moitié du IXe siècle, qui, du fait de ses variantes, ne saurait être un témoin aussi direct que N de l’interpolation132. N peut en revanche prétendre être l’exemplaire le plus ancien de la tradition interpolée, bien que sa plume soit difficile à dater ; on le situe dans la première moitié du IXe siècle, dans une phase de transition entre minuscules alémanique et carolingienne133. Le passage interpolé (page 112) a dans sa marge une note plus tardive, manifestement des X-XIe siècles, qu’on peut citer : ecce locus unde antiphonam sumpsit Hucpaldis : Gratias tibi deus gratias ; tibi vera una trinitas
On voit en effet apparaître dans les antiphonaires, à la fin du Xe siècle, une antienne dont le texte correspond exactement à l’interpolation de l’Adversus quinque haereses134. L’attribution de cette antienne à Hucbald de Saint-Amand dans un manuscrit aussi ancien que le manuscrit de Saint-Gall mérite d’être remarquée. Hucbald, poète postérieur à la génération d’Hincmar (†930), ne saurait être l’auteur de l’interpolation ; il reste alors plusieurs hypothèses. Ou bien l’interpolateur a inséré une antienne déjà existante, bien antérieure à Hucbald, dans le texte de l’Adversus quinque haereses ; ou bien Hucbald a utilisé le sermon 131 CCSL 60, p. lxxv. 132 Il porte notamment la variante trina et vera unitas pour trina et una unitas (l. 143), ce qui est à l’évidence le résultat d’une correction de style devant la redondance d’una et d’unitas – Braun l’a pourtant retenue comme leçon définitive. 133 CCSL 60, p. lxxiii ; au sujet de la transition entre minuscules alémanique et carolingienne, cf. récemment B. von Scarpatetti, « Manuscrits francs à Saint-Gall », dans Le rayonnement spirituel et culturel de l’abbaye de Saint-Gall, C. Heitz, W. Vogler et F. Heber-Suffrin dir., Paris, 2000 (centre de recherches sur l’antiquité tardive et le haut moyen âge, 9), p. 125‑142. 134 Corpus antiphonialium officii, R.-J. Hesbert ed., Rome, 1963‑1979 (Rerum ecclesiasticarum documenta, Fontes 7‑12), n° 2977.
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pseudo-augustinien interpolé comme source. Il semble probable, étant donnée l’arythmie de la syntaxe, que la deuxième solution l’emporte. En tout cas, N est un exemplaire définitif, peu corrigé. En définitive, le latin 12218 est, avec le manuscrit de Saint-Gall, le premier témoin du travail « d’édition » de l’interpolateur du sermon adversus quinque haereses. Il s’agit aussi du témoin le plus ancien de variantes qui n’apparaissent qu’aux siècles suivants135. Plus important : si travail d’édition il y a eu pour aboutir à la tradition psi, comme l’assure Braun, il a dû y avoir confrontation des variantes par l’interpolateur. Cela n’est pas le cas dans le manuscrit de Saint-Gall qui est une copie définitive. En revanche, c’est le cas dans le manuscrit de Corbie qui est jonché de corrections. Est-ce un hasard qu’un témoin aussi précoce de l’interpolation dénoncée par Hincmar provienne du monastère d’où proviennent aussi Ratramne, Gottschalk et l’auteur anonyme du poème du ms. 13955, f. 2v, contenant les vers : Donec cum sanctis ceu sol splendescere possis Et laudare Deum trinum venerantem et unum136
David Ganz suggère que l’auteur de ces vers soit un camarade de Gottschalk. Les moyens de la puissante bibliothèque picarde, ainsi que le contexte trinitaire, permettraient peut-être d’expliquer l’interpolation. On ne peut prouver cela uniquement à partir des corrections du latin 12218. Malgré tout, ce manuscrit atteste de la vogue de l’adjectif trinus en Francie du Nord, et particulièrement à Corbie, pendant les années de la controverse, et semble donner raison à Hincmar quand il y situe l’épicentre de l’interpolation. 2. Hincmar, interpolateur des Annales de Saint-Bertin ?
Un dernier dossier doit être évoqué dans le cadre de cette étude sur les falsifications : celui des Annales de Saint-Bertin, que, nous allons le voir, Hincmar accuse de mensonge, alors qu’il est lui-même suspecté, jusqu’à nos jours, de les avoir interpolées. La rédaction des Annales est assumée, de la fin des années 830 à 861, par Prudence de Troyes avant d’être reprise, à sa mort, par l’archevêque de Reims137. Ce dernier a certainement mis la main sur les Annales avec d’autres manuscrits de Prudence138. Il pouvait, entre autre, compter pour cela sur le nouvel évêque 135 Ainsi dans P ; cf. CCSL 60, p. 297, l. 128. 136 Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 160. 137 Cf. Nelson, « The Annals of Saint-Bertin ». 138 Hincmar met la main non seulement sur les Annales, mais sur le manuscrit d’auteur du De praedestinatione de Prudence (BNF latin 2445) qui finit en possession du chanoine de Reims Sichelm, avec d’autres manuscrits.
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de Troyes, Folcric, ancien notaire royal : une lettre, résumée par Flodoard, nous apprend que Folcric expédie à l’archevêque des manuscrits trécassins139. Il ne reste aujourd’hui que peu de témoins manuscrits : le principal est le ms. Saint-Omer, BM 706 d’où les Annales « de Saint-Bertin » tirent leur titre. On mentionnera aussi une copie par Bolland de ce qui semble avoir été le manuscrit personnel d’Hincmar (aujourd’hui BNF, Mélanges Colbert, t. 46, ff. 283‑313), comprenant les Annales des années 839‑863 : cette copie, dont les variantes sont considérées comme meilleures que celles du manuscrit de Saint-Bertin, a été exhumée par Poupardin en 1905140. Bien que la tradition manuscrite soit peu abondante, les annales avaient, comme l’atteste Hincmar, une nombreuse audience : en 866, l’archevêque s’inquiète d’un passage où son prédécesseur, Prudence, affirme, à l’année 859, que le pape Nicolas a confirmé la doctrine de la double prédestination, ce dont Hincmar n’a pas eu vent par ailleurs. L’archevêque, catastrophé, écrit que le texte a déjà été lu « par de nombreuses personnes » et précise que le manuscrit qu’il a consulté est la propriété de Charles le Chauve lui-même ; le roi l’avait prêté à l’archevêque de Reims et ce dernier le lui a publiquement rendu, peut-être au concile de Soissons de 866141. L’accusation d’Hincmar – Prudence aurait menti en affirmant que Nicolas Ier a confirmé la double prédestination – est le point de départ de notre enquête sur une prétendue adultération des Annales par l’archevêque. Il en reste, en effet, une trace manuscrite. Dans sa transcription du manuscrit perdu d’Hincmar, Bolland a reproduit une note en marge de l’année 859, indiquant : Ici, l’évêque Prudence a écrit de Nicolas ce qu’il souhaitait qu’il se produisit, mais en disant que cela s’était bel et bien produit, il n’a pas dit la vérité142.
Poupardin reconnaît ici une note d’Hincmar de Reims : elle fait écho, en effet, aux craintes de sa lettre à Egilon. Hincmar a laissé des notes similaires, dans un manuscrit aujourd’hui à Laon, à l’occasion de sa querelle avec Nicolas143. L’authenticité de la note ne fait pas de doute.
139 Cf. Flodoard, MGH SS 36, p. 307. 140 En dernier lieu, Levillain, « Introduction », dans ASB, p. xvi-xxii. C. de La Roncière, Catalogue des manuscrits de la collection des mélanges de Colbert, I (1‑343), Paris, 1920, p. 55. 141 MGH Ep. 8, p. 196. 142 Hic Prudentius episcopus de Nicolao scripsit quod ut fieret voluit, sed quia factum fuerit, verum non dixit. 143 Devisse, Hincmar, p. 615 sqq ; ms. Laon, BM 407, f. 114r. Une fois n’est pas coutume, Hincmar accuse le porteur de la lettre d’avoir falsifié la lettre synodale de Soissons : Portitor falsauit epistolam synodi et ideo Nicolas ista respondit.
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Dès lors, cette note, semble-t-il, pose un problème. On lit souvent dans l’historiographie qu’Hincmar a interpolé les Annales de Saint-Bertin à l’année 849 pour y insérer le récit du concile de Quierzy où fut condamné Gottschalk. Ce récit porte sur le Saxon un jugement particulièrement négatif. Le soupçon peut avoir été inspiré par Mauguin, qui estimait, à cette aune, que les passages des Annales de Saint-Bertin relatifs à la controverse sur la prédestination étaient d’un auteur proche des opinions d’Hincmar144. Mais le soupçon d’interpolation a été formulé en premier par l’abbé Lebeuf. On savait alors déjà, grâce à la notice nécrologique de 861, que Prudence et Hincmar étaient les rédacteurs successifs des Annales. Or, le récit de 849, notoirement hostile à Gottschalk, semblait remettre en cause l’attribution à Prudence car, comme il le décrit en 1753 dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, les termes de ce récit sont si durs, si éloignés du caractère de Prudence ; ils paroissent même si peu conformes au sentiment de ce saint Prélat sur les matières toûjours controversées de la prédestination & de la grace, qu’on se croyoit suffisamment autorisé par cet endroit seul à leur chercher un auteur différent145.
Lebeuf suggère alors qu’à la mort de Prudence, le volume, tombé entre les mains d’Hincmar, a été adultéré par celui-ci146. L’hypothèse, qui résout une gêne tenace, rencontre l’adhésion de Dom Bouquet, auprès de qui il s’en était ouvert peu avant : elle est reproduite dans le Recueil des historiens de la France147. Elle est alors suivie par de nombreux auteurs148. L’argument principal de Bouquet est qu’un auteur augustinien comme Prudence n’aurait pas relaté de façon si hostile la condamnation de Gottschalk. Mais il a ses détracteurs149. Gottschalk étant détesté des augustiniens eux-mêmes, leur argument est que Prudence a pu donner du concile un récit hostile. De plus, l’évêque de Troyes n’a pas assisté à Quierzy : 144 Mauguin, Veterum auctorum, t. 2, p. 67. 145 Mémoires de l’Académie des inscriptions et des belles-lettres, 18, Paris, 1753, p. 274‑281 (p. 275). Cf. aussi Lettre touchant le doute proposé au sujet des Auteurs des Annales, connuës sous le nom de Saint Bertin, 31 janvier 1737. 146 Ibidem et p. 277 ; cf. aussi PL 115, col. 1402. 147 Bouquet, Recueil, t. 7, p. vi-vii. 148 Scriptorum tomus I, G. H. Pertz ed., Hannovre, 1826 (MGH Scriptores in folio t. I), p. 421 ; Borrasch, Der Mönch Gottschalk von Orbais, op. cit., p. 22 ; Traube, MGH Poetae 3, p. 710, note 1 ; R. Poupardin, « Notes carolingiennes. I : un nouveau manuscrit des Annales de Saint-Bertin », dans Bibliothèque de l’École des Chartes, 66, 1905, p. 390‑400 ; F.-L. Ganshof, « Notes critiques sur les Annales Bertiniani », dans Mélanges dédiés à la mémoire de Félix Grat, II, Paris, 1949, p. 159‑174 ; Nelson, « The Annals of Saint-Bertin », p. 30 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 120 et Heresy and Dissent, p. 135. Patzold, Episcopus, p. 396‑399, se montre plus prudent. 149 Schrörs, Der Streit, p. 14, note 55 ; Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 118, note 1. Voir aussi C. Dehaisnes, Les annales de Saint-Bertin et de Saint-Vaast suivies de fragments d’une chronique inédite, Paris, 1871, p. 69, note a.
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il pouvait faire confiance à ceux qui lui affirmaient qu’une « hérésie » sur la prédestination avait été condamnée. La note marginale rapportée dans la copie de Bolland est un élément en faveur de cette dernière thèse. Il est fort improbable qu’Hincmar ait annoté négativement un manuscrit qu’il avait déjà interpolé. S’il avait retouché la partie des Annales de Saint-Bertin composée par Prudence, pourquoi aurait-il laissé la mention de Nicolas Ier de 859, si compromettante, en se contentant de l’annoter ? D’après son propre récit, les Annales jouissaient d’une certaine publicité à la cour : il ne lui aurait sans doute pas été possible de les interpoler sans que cela ne se remarquât. Par ailleurs, le récit de Prudence, qui n’avait pas participé au concile et n’avait aucune sympathie pour Gottschalk, qu’il ne connaissait pas, lui donnait entière satisfaction : il est possible, à mon sens, que l’évêque de Troyes n’ait fait que recopier la missive l’informant de la condamnation du Saxon150. Enfin, le récit des Annales de Saint-Bertin parle de Gottschalk comme d’un Gallus quidam : une telle erreur est inenvisageable de la part d’Hincmar, a fortiori après 861. Il faut donc, semble-t-il, renoncer à la théorie, forgée au XVIIIe siècle dans l’ignorance de la copie de Bolland, d’une interpolation des Annales de Saint-Bertin à l’année 849. Conclusion
Les accusations de falsification constituent un registre polémique à part entière. Le soupçon plane sur tous les auteurs. Ce registre n’existerait pas sans un contexte documentaire propice : pénurie des sources manuscrites, opacité des textes, négligence des copistes et, comme nous allons le voir bientôt, réécritures et falsifications occasionnelles. Il s’agit, ensuite, d’un registre stéréotypé. L’hérétique, incapable de défendre sa doctrine à l’aide de l’Écriture, la déforme et la corrompt. Adultérer les textes fait partie de son ethos : c’est son signe distinctif. En accuser l’adversaire est de bonne tactique. Dresser des parallèles avec des hérésiarques bien choisis, comme le fait Hincmar, permet de situer l’hérétique contemporain dans une généalogie qui donne sens à sa présence et l’enferme dans son rôle négatif. À cette fin, peu importe si, comme l’archevêque de Reims, il faut déformer les textes des Pères et gloser les rumeurs récentes. Plusieurs cas d’étude (les accusations
150 Prudence ne mentionne tout simplement pas Gottschalk dans sa lettre à Hincmar et Pardoul de 849 ; dans son De praedestinatione, il parle « d’un certain Gottschalk » (PL 115, col. 1011) et s’en désolidarise : « Tu mets la sentence de Gottschalk […] c’est à lui de voir pourquoi il a dit cela… » (col. 1021) ; « la deuxième [hérésie], […] que tu appelles du nouveau nom de gottschalkienne, je ne la défends pas et je ne la soutiens pas non plus » (col. 1046).
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contre Donat dans les Retractationes, contre Macaire au concile de 680, contre Nestorius dans l’Historia tripartita, le dossier de l’Hypomnesticon) ont montré qu’Hincmar déforme volontairement ses sources. L’examen des manuscrits montre qu’il a lui-même retouché le manuscrit rémois d’Hilaire pour le rendre conforme au récit du faussaire de la cour. Dans un autre cas, en revanche, celui de l’Adversus quinque haereses pseudo-augustinien, les données paléographiques semblent justifier les soupçons d’interpolation d’Hincmar. En permettant de croiser données textuelles et paléographiques, le dossier des falsification nous laisse entrapercevoir la réalité d’une controverse théologique, où les textes sont disputés, non seulement sur le terrain du discours, mais sur celui du support matériel. La place prééminente des falsifications dans le discours doctrinal n’est donc pas déconnectée de la réalité documentaire : retouches et réécritures existent. Nous en avons entraperçu quelques exemples, toujours liés aux noms célèbres : Hincmar, Gottschalk… Nous allons maintenant montrer, à partir d’une étude de cas, comment de simples clercs ont pu réécrire des traités d’Augustin et Isidore. II. Les réécritures dans leur contexte culturel Les déformations et réécritures dont il a été question jusqu’à présent émanent de l’élite. Hincmar accuse des faussaires de renom : Felix d’Urgel, Ratramne ou Gottschalk. Ceux dont il sera bientôt question sont différents. Ils retouchent les textes patristiques cités pendant la controverse sur la prédestination, mais leur identité est un mystère. Certains sont de simples copistes, des anonymes. D’autres sont les correcteurs des manuscrits, des lettrés d’un meilleur niveau. On reste cependant loin de personnages de la dimension d’un Florus. Les réécritures auxquelles ils se livrent posent davantage de questions que celles mentionnées par Hincmar. D’abord, parce qu’elles sont plus nombreuses. Ensuite, parce qu’il n’est pas aisé de reconstituer leur motivation. Elles n’ont pas le caractère politique immédiatement perceptible de celles de leur contemporain, le notaire Raginfried, accusé au concile de Soissons de 853 d’avoir falsifié des diplômes royaux151. Dès lors, ces réécritures se prêtent à un décryptage microhistorique. Les retouches apportées aux textes patristiques nous offrent un aperçu unique du rapport des simples clercs avec l’autorité de l’écrit. Ces clercs ne se plient pas aveuglément aux textes mais les adaptent à leur conception de la vérité152. Elles posent aussi la
151 MGH Conc. 3, p. 282‑283. 152 Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung, p. 101‑112.
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question de l’acculturation. Les sources altimédiévales, on l’a déjà vu, émanent, dans une proportion écrasante, de l’élite. Ces réécritures donnent accès non à une culture « populaire », laïque, mais du moins à une strate de la culture cléricale à laquelle on n’a pas accès d’ordinaire, celle des simples clercs auxquels le chapitre précédent était dédié. Les pages qui suivent ont certainement à voir avec la démarche de Carlo Ginzburg dans Le fromage et les vers153. Ce dernier reconstitue, à l’aide des actes du procès d’inquisition et des livres personnels d’un paysan frioulan du XVIe siècle, Menocchio, son univers mental. Il s’efforce de reconstituer le tableau « de ses pensées et de ses sentiments, de ses rêveries et de ses aspirations » et d’interroger la réaction (ou la « passivité culturelle ») des strates inférieures de la société à la culture dominante. Menocchio discutait « non seulement avec des hommes religieux, mais avec des hommes simples et incultes », disent ses juges154. Ce panorama est limité par la nature des sources : la culture orale ne laisse pas de traces. Ginzburg résout ce problème en utilisant les actes de son procès d’inquisition, qui décrivent sa bibliothèque ; il montre, à travers le cas de Menocchio, que la culture populaire est un subtil mélange d’éléments de la culture de l’élite, intellectuellement exigeante, et d’éléments populaires plus « obscurs ». Chaque individu est capable d’une synthèse personnelle ; Menochio « [utilise], avec un manque de respect inconscient, les débris de la pensée d’autrui comme des pierres et des briques »155 ; il remâche les phrases et les mots qui le frappent et en tire ses propres déductions, sans égards pour la cohérence interne de ses sources, car « le flot de questions qu’il posait aux livres allait bien au-delà de la page écrite »156. C’est à des considérations de ce type qu’invitent les réécritures : elles révèlent les réactions de simples clercs à la culture dominante et la synthèse personnelle qu’ils en tirent. Les traités des Pères cités pendant la controverse sont un océan dans lequel il serait vain de chercher des réécritures au hasard. Nous nous concentrerons donc sur deux dossiers particulièrement sensibles : celui de l’Enchiridion d’Augustin et des Sententiae d’Isidore. Ces deux traités sont parmi les plus lus de la controverse car ils contiennent une assertion nette et précise de l’existence de la double prédestination. Si, comme nous l’avons vu, la falsification est non seulement un élément prégnant du discours, mais une réalité sociale, il importe de vérifier la réaction 153 Cf. C. Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, M. Aymard trad., Paris, 1980. 154 Ibid., p. 138. 155 Ibid., p. 103. 156 Ibid., p. 86.
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des clercs carolingiens devant des textes qui constituent le cœur brûlant de la controverse. En réunissant le corpus des 56 manuscrits carolingiens subsistants de ces deux traités, on peut entreprendre l’enquête systématique sur leur réception qui peut seule nous donner une image représentative de la dissémination de la controverse dans les rangs du simple clergé et une idée claire de leur compréhension des enjeux savants du problème. A. Réécrire Augustin et Isidore 1. Enchiridion, §100 : introduction au texte
Le paragraphe 100 de l’Enchiridion d’Augustin fournit un excellent point d’observation des réactions des copistes et correcteurs à la doctrine de la double prédestination. L’ouvrage lui-même, commandé à Augustin par Laurent, frère du tribun Dulcitius, devait être un exposé sommaire de la foi chrétienne, sous la forme d’un enchiridion (« manuel »), genre attesté aussi par le Manuel d’Epictète et, plus tard, l’Enchiridion militis christiani d’Erasme. Mais Augustin, emporté par sa faconde, en a fait un « manuel du véritable augustinisme », où 7 chapitres sont consacrés à l’espérance et à la charité, et 113 à la foi157. Les médiévaux ne s’y sont pas trompés. On dispose, pour l’éditeur, d’environ 190 manuscrits (dont 25 du IXe siècle), tandis qu’Eligius Dekkers en dénombre 288 ; le traité est cité 85 fois dans les Sentences de Pierre Lombard158. La prédestination intervient à la fin de la partie dévolue à la foi, et plus précisément dans l’exposé de l’économie du salut, entre les paragraphes 97 et 103. Au cœur du passage, c’est-à-dire le paragraphe 100, se trouve l’affirmation la plus nette de la double prédestination qu’on trouve chez le saint docteur : Car en être souverainement bon, il fait un bon usage du mal lui-même pour la damnation de ceux qu’il a justement prédestinés à la peine et le salut de ceux que, par bienveillance, il a prédestinés à la grâce159.
Les commentateurs sont souvent gênés par la place qu’occupe la prédestination dans l’augustinisme, en particulier quand elle est formulée, aussi clairement
157 CCSL 46, p. 23 sqq. En traduction : Oeuvres de saint Augustin, 9. Exposés énéraux de la foi, De fide et symbolo – Enchiridion, J. Rivière éd., Paris, 1988 (Bibliothèque Augustinienne, 9), p. 76‑327. Citation : Dictionnaire de théologie catholique, I, col. 2302 (article « Augustin », d’E. Portalié). Augustin ne fait aucune retouche à l’ouvrage dans les Retractationes (2, 88). 158 Dekkers, « Le succès étonnant des écrits pseudo-augustiniens au Moyen Âge », op. cit., p. 361‑362. 159 Enchiridion, § 100 : […] bene utens et malis tamquam summe bonus, ad eorum damnationem quos iuste praedestinavit ad poenam, et ad eorum salutem quos benigne praedestinavit ad gratiam.
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qu’ici, comme une double prédestination160. On n’admet généralement pas cette dureté de l’augustinisme et on cherche à la nuancer. Il est difficile, en effet, de concilier la responsabilité de l’homme dans sa damnation et la doctrine de la double prédestination, ce qui pousse Augustin à certaines incohérences, nous l’avons vu en introduction161. Les contemporains de la controverse sur la prédestination ne s’y sont pas trompés. L’Enchiridion est aux premières loges et le paragraphe 100 est, sans conteste, le lieu patristique le plus cité de la controverse. Tableau n° 6 : L’Enchiridion d’Augustin pendant la controverse Source
paragraphe cité de l’Enchiridion
Gottschalk, Lambot 1945, p. 53, 65, 148, 151, 153, 225, 232, 279, 306 [dans le désordre ; cf. index p. 547]
30, 32, 39, 99, 100, 104, 120
Ratramne de Corbie, De praedestinatione, 100 PL 121, col. 47 Prudence de Troyes, Lettre à Hincmar et Pardoul, PL 115, col. 989
100
Loup de Ferrières, Liber de tribus quaestionibus, PL 119, col. 642
100
Loup de Ferrières, Collectaneum de tribus quaestionibus, PL 119, col. 648 ; 658 ; 663
100 ; 30‑32 ; 61
Jean Scot Erigène, De praedestinatione, PL 122, col. 374 ; 400 ; 402 ; 432
30 ; 100&39 ; 100 ; 100
Prudence de Troyes, Adversus Johannem, PL 115, col. 1031 ; 1045 ; 1059 ; 1071 ; 1088 ; 1172 ; 1212 ; 1249 ; 1252 ; 1256 ; 1258 ; 1328 ; vers 1340
100‑106 ; 30 ; 30‑32 ; 32 ; 72&36&80‑81 ; 55 ; 13‑15 ; 15&25 ; 30 ; 46 ; 13‑15 ; 88&91 ; 92.
Florus, Adversus Johannem, CCCM 260, p. 243
13
Florus, Liber de tribus epistolis, CCCM 260, p. 336
100
160 Bibliothèque Augustinienne 9, p. 284, note 1. Voir aussi note complémentaire 47, p. 406‑407. Voir enfin Tixeront, Histoire des dogmes, t. 2, 1909, p. 498. 161 Cf. J. Lebourlier, « Grâce et liberté ».
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Même Hincmar est contraint de mentionner l’Enchiridion dans son dernier De praedestinatione162. Il se garde évidemment d’en citer aucun passage. On remarque aussi que Raban Maur est absent de ce tableau. À l’inverse, l’Enchiridion est cité de façon prolixe, et particulièrement le paragraphe 100, par les auteurs favorables à la double prédestination. 2. Changements de temps et de préfixe
Une enquête dans les manuscrits s’impose. Elle est rendue indispensable par l’état présent des éditions critiques. Contrairement à des éditions comme celles d’Hilaire ou Quodvultdeus abordées plus haut, qui permettent d’avoir un aperçu des variantes, voire des réécritures de certains témoins manuscrits, l’édition d’Evans n’a pris en compte que les variantes des quatre codices antiquiores. Chacun possède une capitulation différente de l’Enchiridion. Ces quatre familles de capitulations permettent de classifier toute la tradition manuscrite163. On remarque d’abord, dans ces quatre manuscrits, une variante d’importance considérable entre le manuscrit Bamberg patr. 87 [B.IV.21] (CLA VIII 1031 : Italie méridionale, VIe s.), qui est le plus ancien (il s’agit d’un manuscrit personnel du prêtre Donat de Naples, de la deuxième moitié du VIe s.164), et les trois autres, au paragraphe 99 (consacré à la volonté de salut universel), là où ces derniers ont la leçon suivante : Videt [sc. homo] enim, si capit, universum genus humanum tam iusto iudicio divino in apostatica radice damnatum ut etiam si nullus inde liberaretur nemo recte posset dei vituperare iustitiam ; et qui liberantur sic oportuisse liberari ut ex pluribus non liberatis, atque in damnationem iustissimam redactis, ostenderetur quid meruisset universa consparsio et quo etiam istos debitum iudicium dei duceret nisi eius indebita misericordia subveniret165…
Augustin expose ici que la condamnation du genre humain entier, coupable en Adam, est juste et que ceux qui en sont libérés comprennent, par le châtiment de ceux qui sont « repoussés vers leur juste condamnation » (passage souligné), ce
162 PL 125, col. 250 : sanctus Augustinus, vir sagacissimus atque eruditissimus, qui contra haereticos haec verba apostoli quibus dicit omnes homines Deum velle salvari, multoties et multipliciter exposuit et in libro Enchiridion hinc plura locutus est, sed et in libris contra Julianum, et de Correptione et Gratia, et de Praedestinatione sanctorum, ac Bono perseverantiae, hanc sententiam saepe revolvit. 163 CCSL 46, p. 33‑46. 164 Cf. M. Palma, « Per lo studio della glosa tardoantica : il caso di Donato, prete napoletano dans in Scrittura e Civiltà, 22, 1998, p. 5‑12. 165 CCSL 46, p. 102‑103, l. 71‑78.
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qu’ils doivent à la miséricorde de Dieu, qu’ils ne méritent pas. Le passage souligné exprime le consensus de trois des quatre plus anciens manuscrits, alors que celui de Bamberg lit : in damnatione iustissima derelictis, c’est-à-dire « abandonnés dans leur juste condamnation ». Cette variante ne correspond pas à une faute de copie mais à une retouche intentionnelle. À un verbe actif (repousser) se substitue un verbe passif (abandonner) ; il en va de même pour les cas (accusatif/ablatif ). Cette variante épouse la distinction entre « déréliction passive » (abandonner) et « déréliction active » (prédestiner)166. Cette retouche est une relique des débats doctrinaux des V-VIe siècles qui voyaient s’opposer des augustiniens intransigeants comme Fulgence, tenant la double prédestination, à ceux que l’on appelle les « semi-pélagiens », comme Fauste de Riez, ou à un défenseur de l’augustinisme modéré comme Prosper. Cette propension à retoucher les textes émerge à nouveau dans le contexte carolingien. En 794, les évêques francs du concile de Francfort démasquent une interpolation adoptianiste dans le paragraphe 35 de l’Enchiridion167 : les évêques espagnols ont ajouté plusieurs syntagmes au texte augustinien, ce qui leur attire de vifs reproches. Le « manuel » augustinien est, semble-t-il, un texte prédisposé aux réécritures. On pouvait s’attendre à trouver les marges du paragraphe 100 remplies d’annotations. Mais la réalité est bien plus surprenante. Dans un certain nombre de cas, le paragraphe 100 a été retouché par les copistes et les correcteurs. Dans le premier cas que l’on décrira, note et réécriture se confondent dans ce qu’Adolfo Tura appelle des « incorporations abusives »168. Le manuscrit Le Mans, BM 213 est originaire du Nord de la France et date de la moitié du IXe siècle169. On trouve en marge quelques nota effacés ; les notes sont peu nombreuses. On lit le paragraphe 100 au feuillet 11v. Le texte présente une anomalie, soulignée dans la transcription ci-dessous : […] bene utens et malis tamquam summe bonus170 predestinatio bonorum malorumque ad eorum damnationem quos iuste predestinauit ad poenam et ad eorum salutem quos benigne predestinauit ad gratiam.
L’adjonction du syntagme predestinatio bonorum malorumque n’est pas une interpolation mais plus certainement une faute de copie classique, consistant à confondre une annotation avec une correction dans le modèle et à l’insérer dans 166 Tixeront, Histoire des dogmes, t. 2, 1909, p. 498‑512. 167 MGH Conc. 2.1, p. 115‑116 et 151. Voir ma communication au colloque « Charlemagne » des 26‑28 mars 2014, déjà citée p. 380. 168 Tura, « Essai », p. 363‑365. 169 Bischoff, Katalog 2, p. 73, n° 2289. 170 bonis p. c. ] bonis a. c.
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le texte de l’apographe (scénario que l’on rencontrera ch. 7). Elle témoigne d’une ancienne note marginale. On retrouve un même tropisme des annotateurs de la controverse dans l’un des deux manuscrits personnels de Prudence de Troyes (Cambridge Mass., Houghton Library [Harvard], fMS TYP 495)171. Dans ce manuscrit annoté par l’atelier de Prudence en vue de rédiger son De praedestinatione, la seule note contenant le mot praedestinatio est celle qui borde, au folio 110v, le paragraphe 100 de l’Enchiridion : la seule prédestination qui intéressait Prudence était la double prédestination, et ce paragraphe lui en offrait le résumé le plus clair. La probabilité que la note interpolée du manuscrit du Mans soit liée à la controverse sur la prédestination en ressort renforcée. Nous pouvons à présent en venir aux cas de réécriture manifeste, qu’on rencontre dans au moins neuf manuscrits. En italique, on indiquera, pour faciliter la lecture, la partie du texte concernée par la variante. On rencontre d’abord une tendance à changer le temps des verbes. L’exemplaire de l’Enchiridion du BNF, latin 15015 passe facilement inaperçu : le manuscrit une compilation du Moyen-Âge central (fonds de Saint-Victor), à laquelle les cahiers du traité d’Augustin ont été ajoutés (ff. 225‑260)172. On trouve le chapitre 100 au feuillet 252r. Cette fois, la phrase a été intentionnellement modifiée : les deux praedestinauit sont transformés en praedestinabit. Le copiste de l’Enchiridion a mis tout le passage au futur, ce qu’un correcteur ultérieur a corrigé dans l’interligne supérieur. On pense d’abord à une faute de prononciation : la confusion entre la semi-consonne U et la labiale B est courante. Toutefois, dans le manuscrit de Paris, les autres verbes au perfectum sont régulièrement écrits173. Cette exception n’a pas d’explication linguistique. On peut en fait la comparer avec l’Ad Monimum de Fulgence de Ruspe, ce qui permettra de comprendre pourquoi les copistes transforment à l’occasion des passés en futurs. Au chapitre 13 de l’édition critique du premier livre, on lit : In sanctis igitur coronat Deus iustitiam quam eis gratis ipse tribuit, gratis servavit, gratisque perfecit. iniquos autem condemnabit pro impietate vel iniustitia quam in eis ipse non fecit174.
171 Cf. Pezé, « Prudence ». Description dans Bischoff, Katalog 1, p. 187, n° 851. 172 Bischoff, Katalog 3, p. 218, n° 4972 : France du Nord-Est, 2/3 du IXe siècle. 173 Ainsi iudicauit (§ 103), comparauit (§ 110), subintrauit (§ 24), collocauit (§ 25), intrauit (§ 26), iudicauit (§ 27), calcauit (§ 27), violauit (§ 27), praeparauit (§ 31)… La seule exception se trouve être au f. 254v, praeparabit pour praeparauit (§ 104 – lui aussi a été corrigé dans l’interligne) ; mais étant donné le sens de ce passage, la même explication est de mise que pour le § 100. 174 Ad Monimum, I, 13, 2 ; CCSL 91, p. 13, l. 424.
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Alors que la première partie de ce passage de Fulgence, consacrée aux élus, est au passé, la seconde partie de la phrase, consacrée aux réprouvés, est au futur (condemnabit). Il s’agit, à n’en pas douter, d’une variante de la même nature que celle du latin 15015. En effet, le manuscrit de Corbie de l’Ad Monimum (BNF, latin 12234, IXe s.175) et celui du Vatican (reg. lat. 267, VIe s.), deux témoins anciens, portent la variante condemnauit. C’est l’édition de Quesnel et Mangeant de 1684 (reproduite dans la Patrologie Latine) qui a choisi la variante au futur, au moins autant pour des motifs philologiques que théologiques. Cette édition a lieu en plein débat entre molinistes et jansénistes, une cause à laquelle Quesnel, prêtre oratorien, comptait consacrer l’édition de Fulgence, édition dont il se décharge, alors qu’il est en résidence surveillée, sur le beau-frère de son libraire, Luc-Olivier Mangeant176. Atténuer les formulations prédestinatiennes de Fulgence à la faveur d’une variante était, dans ces circonstances, sans doute préférable… Le passage embarrassait. En témoigne un manuscrit chartreux du XIIe siècle (Grenoble, BM 226 [134]) qui donne, pour sa part, condemnat : tous les stratagèmes semblent bons pour éviter le temps du passé. La même tendance peut être mise en évidence dans le ms. Saint-Gall 224, vraisemblablement copié en Francie occidentale au début du IXe siècle177 : […] ad eorum damnationem quos iuste praedestinabit ad poenam et ad eorum salutem quos benigne ad gratiam
Deux retouches différentes sont à remarquer ici : le passage de praedestinare au futur et la suppression du second praedestinauit. Il arrive au copiste de ce manuscrit de sonoriser les u, mais en de rares occasions ; sa tendance majoritaire est de respecter l’orthographe du passé178. En d’autres occasions, le copiste a même écrit d’abord au futur avant de corriger le B en U179. S’il est capable de faire la différence entre passé et futur, il faut considérer ici le temps du futur comme un choix et non comme un accident de prononciation – d’autant plus qu’il a omis le second praedestinavit. La double prédestination au passé gênait. On identifie une deuxième tendance : supprimer le prae de praedestinauit. On la rencontre dans le ms. Valenciennes, BM 167 (159), copié à Reims dans le 175 Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 156. Le manuscrit n’a pas été copié à Corbie, mais y a été conservé. L’exemplaire dont s’est servi Ratramne pour son De praedestinatione (PL 121, col. 43) n’est donc pas celui-là. 176 Sancti Fulgentii Ruspensis episcopi Opera quae sunt publici iuris omnia, Paris, 1684 ; cf. Quantin, « Combat doctrinal et chasse à l’inédit », op. cit. (p. 91, note 288), p. 286‑290. 177 Bischoff, Katalog 3, n° 5666, p. 315. 178 Voir p. 120 (VIII, 24) 121 (VIII, 25) 122 (VIII, 26…). 179 Discrepavit, p. 217 (XXX, 116).
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contexte de la controverse180. Celui-ci a été annoté d’une manière qui semble liée à la controverse : il en sera question au chapitre suivant (p. 436). Mais il a aussi été corrigé. Une correction portant sur le paragraphe 100 de l’Enchiridion attire particulièrement l’attention (f. 65v, l. 3). Le correcteur a exponctué le préfixe de praedestinauit (le reste du texte étant normal), ce qui est l’indication conventionnelle pour signifier qu’elle doit être supprimée. Mais tout comme les correcteurs de l’Ad Monimum, celui de l’Enchiridion n’a corrigé que la partie de la phrase qui concernait les réprouvés. Ces derniers, pour le correcteur, peuvent avoir été « destinés », mais certainement pas « prédestinés » ; en revanche, il ne fait aucun doute pour lui que les élus sont « prédestinés ». Une nouvelle fois, il y a un problème de temporalité. Le ms. clm 6283 de la Stabi de Munich présente le même cas de figure ; il s’agit d’un Enchiridion originaire de Fulda ou Mayence181. L’intérêt du manuscrit en sort renforcé : il a été composé dans le milieu d’origine de Raban Maur et Gottschalk. Lui aussi présente une correction au paragraphe 100 (f. 38r) : praedistinauit (on note le iotacisme caractéristique, entre autre, des manuscrits insulaires qui avaient une forte influence à Fulda) est transformé en distinauit. Ici, le préfixe a été gratté. La correction ne concerne que les réprouvés : les élus, eux, conservent leur prédestination. On observe donc, dans l’Enchiridion, des corrections soit par substitution (praedestinabit pour praedestinauit), soit par excision (destinauit pour praedestinauit)182. Ces corrections concernent toujours le syntagme consacré aux réprouvés, jamais celui qui est consacré aux élus. La retouche est toujours opérée dans une optique temporelle : cela dérange le copiste que la prédestination des réprouvés ait lieu dans le passé. 3. La suppression du préfixe dans Sententiae II, 6, 1
Au deuxième groupe des corrections de l’Enchiridion, on peut comparer une série de corrections des manuscrits des Sententiae d’Isidore, qui sont à l’origine de la formule gemina praedestinatio (II, 6, 1). C’est sur cette citation que s’achève la Confessio brevior de Gottschalk ; c’est sur elle que commençait sa Confession du concile de Mayence. Ratramne y consacre une longue paraphrase183. Prudence 180 Bischoff, Katalog 3, n° 6357, p. 396 ; cf. aussi D. Ganz, « Carolingian Manuscripts. The Verdict of the Master », dans Francia 42, 2015, p. 253‑274 (268). 181 Bischoff, Südostdeutsche Schreibschule 1, p. 140 ; copistes « indubitablement » originaires de Fulda ou Mayence ; 1e moitié du IXe s. 182 Goullet, Écriture et réécriture, p. 91‑100. 183 PL 121, col. 55‑59.
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la cite aussi en bonne place dans son traité contre Jean Scot184 ; ce dernier s’était efforcé de la neutraliser en affirmant que la prédestination est double relativement à ses effets et non à son essence185. Hincmar, en 859‑860, consacre un chapitre entier à la sentence d’Isidore, bien conscient que c’est le cheval de bataille de ses adversaires ; pour lui, il s’agit d’un copié-collé infidèle de citations d’Augustin et Grégoire le Grand – et il ne la cite pas186. Il ne la cite pas davantage quand il revient, dans les chapitres 19 et 38, sur la formule gemina praedestinatio187. Quant à Raban Maur, il affirme qu’il n’a jamais lu dans la Bible la formule gemina praedestinatio et prétend qu’il s’agit d’une invention de Gottschalk188. On se trouve ainsi dans le même cas de figure que pour le paragraphe 100 de l’Enchiridion : un texte unanimement cité dans un camp, ignoré dans l’autre, et dont la controverse a tiré sa formule emblématique. On a la chance de disposer, pour les Sententiae, de l’édition critique de Pierre Cazier ; les variantes dont on va parler ont malheureusement été écartées de l’apparat critique et ne sont visibles que dans les manuscrits, mais l’édition apporte au moins un stemma qui nous permet de les situer dans la tradition textuelle189. Le ms. Munich, clm 6309 (CLA IX 1272) est un court manuscrit de 78 feuillets, sans doute écrit en Alémanie vers 800190. On trouve, dans ce manuscrit, la leçon suivante pour Sententiae, II, 6, 1 (f. 27v-28r) : De predistinatione Gemina est distinatio sive electorum ad requiem, sive reproborum ad mortem
Dans ce manuscrit antérieur à la controverse sur la prédestination, le préfixe de praedestinatio (on note, une fois de plus, le iotacisme) a été supprimé dès la rédaction. Le modèle du clm 6309 avait donc reçu une correction comparable au manuscrit de Valenciennes, par exemple : le prae avait été corrigé. On rencontre 184 PL 115, col. 1029. Prudence ne cite pas ce passage d’Isidore dans sa lettre à Hincmar et Pardoul mais un autre (I, 22 ; cf. PL 115, col. 999), ce qui est surprenant. 185 CCCM 50, p. 20‑26. 186 PL 125, col. 97‑105. 187 Ibid., col. 170 : Laborat nihilominus Gotscalci complexio ut sic geminam praedestinationem ostendat, quatenus sicut electi a Deo praedestinantur ad vitam, ita reprobi a Deo praedestinentur ad mortem. Pour Hincmar, comme pour Jean Scot, la gemina praedestinatio n’implique pas qu’il existe une prédestination des bons et des méchants, mais qu’il existe une seule prédestination qui se subdivise en don de la grâce et en rétribution de la justice (col. 174). Dans le chapitre 38, il affirme que l’expression gemina praedestinatio doit être gardée mais interprétée correctement (col. 423) : contendunt Dei praedestinationem geminam esse, palliantes, non per totum rejiciendo nomine, abominandum sensum perversae intelligentiae. 188 Seconde lettre à Hincmar de 850, MGH Ep. 5, p. 490. 189 CCSL 111. On peut également se référer à Bischoff, « Verbreitung der Werke Isidors ». 190 Bischoff, Südostdeutsche Schreibschule 1 (corrigeant certaines remarques de CLA IX 1272, en particulier la localisation du scriptorium à Freising même), p. 85‑86.
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un cas similaire dans un autre manuscrit de Munich, le clm 16128 (CLA IX 1313), dont le modèle est peut-être originaire de Francie occidentale191. Au f. 90v, le texte original de Sententiae, II, 6, 1 donnait Gemina est destinatio, comme le clm 6309. Un correcteur est passé par là et a rétabli le préfixe. Cela dit, la correction est hésitante : le P abrégé devant destinatio, ajouté dans l’interligne supérieur, se lit aussi bien comme un per (tilde barrant la haste du P) que comme un prae (tilde surmontant le P). Autrement dit, l’hésitation a accompagné le correcteur aussi. On trouve enfin la variante dans le manuscrit Cologne, Dombibliothek 100192. Ce dernier est en parenté étroite avec le clm 16128 : les Sententiae, dans les deux cas, ont été transmises avec le De natura rerum de telle sorte que les copistes ont cru que les Sententiae en étaient la suite et ont accolé à leurs trois livres les numéros II, III, et IIII193. Dans le manuscrit de Cologne, on lit au feuillet 31v, encore une fois, distinatio au lieu de praedestinatio. En somme, on retrouve la leçon destinatio pour praedestinatio dans trois témoins manuscrits : les clm 6309 et 16128 et le ms. 100 de la bibliothèque diocésaine de Cologne. Dans le stemma mis au point par Cazier, ces trois manuscrits apparaissent dans le même groupe, avec pour archétype le ms. Milan, Ambr. C.77 sup. (CLA III 317), copié à Bobbio au VIIIe siècle (B de l’édition Cazier). Ce manuscrit, d’après l’apparat critique, ne porte pas la variante, pas davantage qu’aucun de ses apographes (la famille MDRrBbFK de l’édition Cazier) ni qu’aucun des exemplaires des Sententiae que j’ai consultés194. Il semble donc que toute une branche de la tradition manuscrite des Sententiae, aujourd’hui en Allemagne, 191 Bischoff, Südostdeutsche Schreibschule 2, p. 91‑92. La première partie du manuscrit, c’est-à-dire les ff. 1‑177, contenant le De rerum natura et les Sententiae d’Isidore, a été rédigée dans un style franc occidental avant, sans doute, d’arriver à Salzburg avec Arn et d’être reliée avec les feuillets suivants. Ailleurs, B. Bischoff montre que le clm 16128, comme le clm 14300, est affilié au BNF latin 6413, qu’il pense originaire de Chelles, et que sa transmission en Bavière s’explique par les relations entre Pépin et Virgile de Salzburg – alors que ce dernier était en conflit avec Boniface (« Verbeitung der Werke Isidors », p. 333, note 92). CLA IX 1313 estime que le manuscrit a été copié à Salzburg. 192 Bischoff, Katalog 1, p. 397, n° 1914 ; copié en Belgique « (?) », 1er tiers du IXe s. 193 Bischoff, « Verbreitung der Werke Isidors », p. 338. 194 CCSL 111, p. lxi-lxxv. Pour cette enquête sur les Sententiae, j’ai examiné les ms. Autun, BM 23 (27) ; Bâle, Universitätsbibliothek B.IV.12 ; Berlin, Staatsbibliothek, Phillipps 1686 ; Berne, Burgerbibliothek 107 et 422 ; Cologne, Dombibliothek 100 ; Londres, Lambeth Palace, ms. 377 ; Lyon, BM 620 ; Milan, Ambrosiana, C 77 sup. ; Munich, clm 6309, 14300, 14325 et 16128 ; Paris, BNF latin 2026, 2328, 6413, 6649, 13397, 13398 et 15683 ; St. Gall, Stiftsbibl. 228 et 229 ; Vatican, BAV, reg. lat. 255 et 1823 ; Wolfenbüttel, Weissemburg 44. Hormis les manuscrits cités plus haut, aucun de ceux-ci ne contient de variante significative. Je n’ai pas vu les mss Augsburg, Bischöfliche Ordinariatsbibliothek, 2 ; Mont-Cassin, Biblioteca della badia, 753 ; Novare, Biblioteca capitolare 14 (et non 24, cf. CCSL 111 p. xcvii) ; Vérone, Biblioteca capitolare 55. Le ms. Berne, Bürgerbibliothek 312 est une édition carolingienne d’Isidore où le passage sur la double prédestination est introuvable. Je remercie chaleureusement Evina Steinova pour l’aide qu’elle m’a fournie en vérifiant les manuscrits de Berne, Bâle et Milan.
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ait été corrompue par cette correction, plus d’un demi-siècle avant le début de la controverse. On dispose alors, si l’on additionne Enchiridion et Sententiae, de cinq manuscrits carolingiens où praedestinatio est remplacé par destinatio. 4. Réécriture par amputation dans Enchiridion, §100
On relève un dernier groupe de corrections du paragraphe 100 de l’Enchiridion. Il s’agit cette fois de corrections par amputation révélant une intention de réécrire. Le latin 2035 de la BNF est un manuscrit carolingien originaire de France, sans qu’il soit possible de préciser davantage son scriptorium d’origine195. Tout au plus peut-on affirmer qu’il s’agit d’un manuscrit très soigné. Il a été sommairement annoté (cf. 7v, 8v, 33v, 34r…) et corrigé par une plume carolingienne de même style. Voici le texte que l’on rencontre au paragraphe 100 de l’Enchiridion (f. 44v), en distinguant deux niveaux successifs de correction, 1 et 2 (voir planche 3) : ante corr. 1 : bene utens et196 tamquam summe bonus ad eorum damnationem quos iuste predistinauit ad poenam et ad eorum salutem quos benigne predistinauit ad gratiam post corr. 1 : bene utens et tamquam summe bonus ad eorum damnationem quos iuste predistinauit ad gratiam post corr. 2 : bene utens et tamquam summe bonus ad eorum damnationem quos iuste predestinauit ad poenam et ad eorum salutem quos benigne predestinauit ad gratiam
Le latin 2035 offrait à l’origine le texte juste de l’Enchiridion, avec le iotacisme predistinauit. Le correcteur a été gêné par la double prédestination et a rayé la quasi totalité du passage après le premier predestinauit, en ajoutant ad gratiam dans l’interligne (p. c. 1), de telle sorte qu’il ne reste qu’une seule prédestination, celle des élus. Que le résultat soit une absurdité (« pour la damnation de ceux qu’il a justement prédestinés à la grâce »…) importe peu au correcteur, du moment qu’il n’y a pas de prédestination au châtiment. Nous y reviendrons. Dans un second temps, un autre correcteur (2) s’aperçoit de l’erreur et gratte l’addition ad gratiam de 1 dans l’interligne. Il entreprend même de gratter le long trait de rature du correcteur 1 pour rétablir le texte d’origine, comme on le voit entre les
195 Bischoff, Katalog 3, n° 4123 p. 59 ; France, peut-être méridionale, 1/3 du IXe siècle. G. Glauche, « Incipit clericalis vel monachalis sancti Hieronymi presbyteri. Katalogisierung und Forschung », dans Bibliotheksforum Bayern, 22, 1994, p. 141‑148, p. 146‑147, a montré que le florilège isidorien des ff. 105‑150 est le même que celui du ms. Harley 5041, f. 63‑75 ; sans doute faut-il chercher un centre sous influence insulaire. 196 Les autres manuscrits donnent et malis.
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lettres E, N et A de poenam (planche 3). S’apercevant que c’est peine perdue (si l’on ose dire), il renonce. Cette correction si singulière du latin 2035 se retrouve au mot près dans un manuscrit italien : le ms. Florence, Riccardiana 256197. Ce manuscrit est une vaste compilation à usage liturgique et pastoral, souvent datée des X-XIe s., mais ramenée au IXe s. par Bischoff198. Au paragraphe 100 de l’Enchiridion, on lit (f. 214v, cf. planche 4) : ante corr. : bene utens et malis tamquam summe bonus ad eorum damnationem quos iuste praedestinauit ad gratiam post corr. : bene utens et malis tamquam summe bonus ad eorum damnationem quos iuste praedestinauit ad penam et ad eorum salutem quos benigne predestinauit ad gratiam
Le manuscrit de la bibliothèque Riccardi donnait à l’origine la même leçon que le latin 2035 après la correction 1. Tout comme lui, il a été collationné avec un autre exemplaire par un correcteur, ce qui a permis de rétablir le texte d’origine ; mais cette fois, l’espace nécessaire n’ayant pas été prévu, tout a dû être copié dans un petit module, dans la marge intérieure. S’agit-il d’une copie du latin 2035 ? Les choses sont plus compliquées puisque le Riccardi 256 présente des variantes, ne serait-ce que dans l’extrait que nous étudions : on se souvient avoir lu ci-dessus que le mot malis était absent du latin 2035, alors qu’il figure bien dans le manuscrit florentin, qui n’a pas pu l’inventer. Le Riccardi 256 n’est donc pas l’apographe du latin 2035. Il existe, de surcroît, un cas italien analogue à celui du Riccardi 256 : un manuscrit du Xe siècle, le ms. Laur. med., San Marco 670, qui appartenait au couvent des dominicains au XVe siècle, comme le montre un ex libris au f. 1v. On trouve au feuillet 148v la leçon suivante pour le paragraphe 100 : […] bene utens et malis tamquam summe bonus ad eorum damnationem quos iuste praedistinauit ad gratiam. Quantum enim ad ipsos pertinet…
197 Bischoff, Katalog 1, p. 265, n° 1252 (ff. 170‑290) ; peut-être copié en Italie du Nord dans les 2e ou 3e tiers du IXe s. Ce manuscrit n’est pas mentionné par le CCSL 46, mais par Georges Folliet dans sa recension (« Bulletin augustinien pour 1969 », dans Revue des Études augustiniennes, 16, 1970, p. 295). 198 Bischoff (ibidem) montre que les ff. 170‑290 datent du IXe s. G. Folliet date le manuscrit du XIIe s. ; R. Reynolds, dans The Ordinals of Christ from their origins to the twelfth century, Berlin, 1978 (Beitrag zu Geschichte und Quellenkunde des Mittelalters, 7), p. 91, le date des X-XIe s. Malgré sa nature de compilation pastorale, le manuscrit n’a pas été inclus dans Keefe, Catalogue.
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Cette fois, il n’y a eu aucune correction. Le manuscrit de San Marco présente le texte dans l’état dans lequel on le trouvait dans le manuscrit Riccardi avant que la leçon correcte soit rétablie, c’est-à-dire dans l’état dans lequel l’avait mis la correction 1 dans le latin 2035. Il n’a pourtant pas été copié sur le manuscrit Riccardi : en effet, la correction de ce dernier est d’une plume contemporaine ; s’il l’avait eu pour modèle, le copiste du San Marco 670 aurait recopié la version juste, et non la version erronée. Par conséquent, les manuscrits BNF, latin 2035, Riccardi 256 et San Marco 670 n’ont pas été copiés les uns sur l’autre ; il a dû y avoir un quatrième exemplaire retouché, ou même davantage. Comme dans le cas des corrections des Sententiae, on se trouve en présence d’une véritable famille de manuscrits – qu’un travail plus minutieux de collation permettrait sans doute de décrire en détail. Il nous suffit ici de constater qu’une branche entière de la tradition manuscrite de l’Enchiridion a été contaminée par la correction du paragraphe 100 à l’endroit précis où la double prédestination est affirmée. 5. De la faute de copie à la réécriture
Nous n’avons abordé jusqu’à présent que des cas de réécriture intentionnelle ; mais il y a entre les fautes de copie et ces réécritures un continuum dans lequel il est parfois impossible de faire le départ entre ce qui relève de l’inattention du copiste et ce qui relève d’une intention de réécrire. Les fautes de copie, en effet, peuvent témoigner de dissonances cognitives (terme désignant un écart inconfortable entre la réalité et les représentations d’un individu) : comme l’ont montré les cognitivistes, l’individu confronté à une réalité qui bouscule son confort intellectuel d’un peu trop près se livre à une indispensable opération de réduction de la dissonance199. Plusieurs corrections peuvent relever d’un choc affectif de ce genre, devant l’affirmation de la double prédestination par des Pères comme Augustin ou Isidore. Le copiste du ms. Rouen, BM 26, ancien manuscrit de Jumièges200, a omis le syntagme ad gratiam, que le correcteur a rajouté (f. 103v) ; mais ce copiste multiplie partout les oublis, soit d’un mot, soit d’une phrase entière, par saut de ligne. Il est possible que la répétition de deux prédestinations, l’une ad damnationem, l’autre ad gratiam, ait provoqué cet oubli, ou bien qu’il s’agisse d’une faute de copie ordinaire par saut du même au même. Il en va de même dans le manuscrit de
199 Le concept de dissonance cognitive a été forgé par L. Festinger, A Theory of cognitive dissonance, Stanford, 1957. 200 Bischoff, Katalog 3, p. 281 n° 5367 : quasiment aucune indication. Ancien ms. Jumièges A.12 ; le manuscrit contient la littérature sapientielle de l’Ancien Testament ; l’Enchiridion, aux ff. 63‑110 ; et des extraits de nature pastorale.
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Bâle (Universitätsbibliothek, F.III.15g, f. 34r) des Sententiae d’Isidore, originaire de Fulda, où l’on lit (avant correction) sive reborum au lieu de sive reproborum ad mortem201. Dans un autre exemplaire des Sententiae, d’origine tourangelle et contemporain de la controverse (Londres, Lambeth Palace Library, ms. 377, f. 58v59r202), un correcteur s’est efforcé de modifier le sens par des micro-retouches (les grattages sont indiqués ici par le symbole [.], cf. planche 1) : Gemina[.] est praedestinat[.]o, sive electorum ad requiem, sive reproborum ad mortem
Entre Gemina et le e tildé du est, qui lui est collé, se trouvait une lettre, peut-être ajoutée par un correcteur peu inspiré ; de même, le i de praedestinatio a été gratté. Cette dernière correction est particulièrement surprenante. Le résultat est un non-sens qui ne peut se justifier que par un impératif : éviter que gemina soit l’adjectif de praedestinatio. Il en va de même dans un manuscrit de l’Enchiridion originaire de Saint-Vaast d’Arras, aujourd’hui à la Lambeth Palace Library, lui aussi (ms. 237)203. Le texte du paragraphe 100 est exact mais a suscité les interrogations du copiste (feuillet 193v ; planche 2). Celui-ci a d’abord placé une ponctuation moyenne (punctus elevatus) entre praedestinavit et ad poenam, dissociant ces deux notions. Cette ponctuation a été effacée et déplacée, comme il se doit, après ad poenam, semble-t-il par un correcteur du Xe siècle qui disposait d’un autre volume (punctus versus)204. Il a également noté, dans l’interligne supérieur entre iuste et praedestinavit, les mots ad poenam, supprimés par un grattage ultérieur. Ces tentatives de correction montrent que le copiste était embarrassé par l’ad poenam d’Augustin et ne savait où le situer par rapport à praedestinatio. Mais sommes-nous en train de surinterpréter de simples points-virgules ? Au contraire, Malcolm Parkes montre que la ponctuation, devenue indispensable à la compréhension du texte avec la généralisation de la lecture silencieuse, devient une forme d’interprétation à l’aune de laquelle le sens du texte varie. Dès lors, elle est le reflet de la compréhension individuelle : « Tant que l’on n’étudie pas 201 Je remercie Evina Steinova d’avoir collationné ce passage pour moi. Au sujet de la présence de ce ms. à Fulda, voir G., Klaus, Welche erhaltene mittelalterlichen Handschriften dürfen der Bibliothek des Klosters Fulda zugerechnet werden ? 1. Die Handschriften, Francfort/Main, 1995 (Fuldaer Hochschulschriften, 23a). 202 Bischoff, Katalog 2, p. 126 (n° 2503). 203 Ibid., p. 125 (n° 2501). De ce recueil composite, seule la quatrième et dernière partie est d’origine carolingienne (ff. 146r-209). 204 On note, sur cette unité codicologique, deux campagnes de correction ; d’abord, à l’époque de la copie, un premier correcteur a travaillé surtout par grattage ; puis, au siècle suivant, un second relecteur a introduit de nouvelles corrections dans une encre noire. On le datera aisément à l’aide de ses retouches dans le sommaire (ff. 146‑151), par son écriture plus anguleuse et plus rectangulaire, ses D obliques, ses abréviations (quod, rebus) post-carolingiennes.
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la ponctuation d’un manuscrit, on ne peut pas évaluer comment le copiste ou le correcteur comprenait - ou pas - ce texte »205. Le manuscrit de la Lambeth Library montre que le passage augustinien sur la prédestination a posé un réel problème à des lecteurs, qu’ils ont tenté de résoudre par la ponctuation. Dans ces quatre cas supplémentaires, il est parfois difficile de faire la distinction entre la correction d’une faute de copie et l’hésitation du copiste devant la notion de prédestination au châtiment : il est probable que les deux vont de pair. Conclusion
Nous arrivons ainsi à un total de sept manuscrits de l’Enchiridion portant la trace d’une réécriture intentionnelle, auxquels s’ajoutent une incorporation abusive (Le Mans, BM, 213) et un cas indécis (Rouen, BM, 26). D’autre part, on a étudié le même phénomène dans cinq manuscrits des Sententiae, dont l’un peut aussi révéler une dissonance cognitive (Bâle, UB, F III. 15g)206. Nous avons observé un continuum entre la simple faute de copie et la réécriture élaborée. Ces trois types de réécritures (par substitution, par excision et par amputation) ont une caractéristique commune : ils évacuent toute notion de double prédestination. Les deux premier types (par substitution et excision) modifient la temporalité de la phrase ; le troisième supprime un syntagme entier. Les réécritures « temporelles » ne laissent pas de surprendre le lecteur. Quel sens peut avoir la réécriture « Dieu prédestinera » plutôt que « Dieu a prédestiné » ? De même, quelle différence y a-t-il entre « Dieu a destiné » et « Dieu a prédestiné » ? B. L’horizon théologique des simples clercs 1. La nécessité de pécher
Il faut en revenir au scandale provoqué par la notion de prédestination. Dans les sources carolingiennes, un thème revient avec insistance : la prédestination au 205 M. Parkes, Pause and Effect. An Introduction to the History of Punctuation in the West, Cambridge, 1992, p. 5. 206 J’ai examiné, pour cette enquête sur l’Enchiridion, les mss Angers, BM 291 ; Paris, Arsenal, 845 ; Autun, BM 21 ; Bamberg, Staatsbibliothek patr. 87 (B.IV.21) ; Berlin, Staatsbibliothek, lat. 4° 690 ; Berne, Bürgerbibliothek 699 ; Boulogne, BM 48 ; Einsiedeln, Stiftsbibl. 262 (972) ; Le Mans, BM 213 ; Liège, BU 317 ; Londres, British Library, Harley 3034 ; Londres, Lambeth Palace 237 ; Montpellier, BIU 412 ; Munich, clm 6321 et 14487 ; Paris, BNF latin 2034, 2035, 2036, 14085 et 14088 ; Saint-Gall, Stiftsbibl. 29 et 224 ; Schaffhausen, Staatsarchiv, min. 34 ; Wolfenbüttel, cod. guelf. 23.30 aug. 4° (dont il sera question au chap. 7, p. 446). On peut ajouter qu’il manque au manuscrit d’Einsiedeln le feuillet sur lequel figurait le paragraphe 100 (entre les p. 146 et 147). Je n’ai pas pu consulter Chartres, BM 31 ; Mont-Cassin, biblioteca della badia 32 et 575 ; Vérone, Biblioteca capitolare, 32. Je remercie Evina Steinova pour les vérifications sur les manuscrit de Berne et Schaffhausen.
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châtiment entrainerait la nécessité de pécher. Cela revient, d’une part, à anéantir le libre-arbitre et la capacité de l’homme à se sauver ; cela revient, d’autre part, à faire de Dieu l’auteur du mal et du péché. C’est une première cause d’hostilité. Mais il y a plus. On n’a pas suffisamment remarqué que Gottschalk avait, à au moins une occasion, prêché la prédestination finale, précisément celle que condamnent Raban, Hincmar et Amolon (on estime souvent que c’est un contresens de leur part). Dans les fragments du Libellus de Mayence, il affirme : Personne, sans nécessité immuable de [la prédestination au châtiment] ne peut être forcé à tomber ni dans le mérite de l’impiété, ni dans sa fin, qui est le supplice éternel207.
Ces thèses précoces, particulièrement radicales, expliquent sans doute en partie la réaction de rejet suscitée par la doctrine de la prédestination. Pour Raban Maur, le tort de la double prédestination prêchée par Gottschalk est qu’elle « contraint » à subir le châtiment ou à entrer au paradis, ce qui semble nier le libre-arbitre208. Raban met en scène cela dans les interrogations fictives des auditeurs de Gottschalk : Quel besoin ai-je de m’échier pour mon salut et la vie éternelle ? Car si je fais le bien, et que je ne suis pas prédestiné à la vie, cela ne me sert à rien209.
Le même argument parcourt l’Ad simplices d’Hincmar. La prédestination prêchée par Gottschalk est une nécessité210. Dans le De praedestinatione, en 859‑860, Hincmar revient sur cette notion de nécessité. Il s’insurge, dans des termes voisins de ceux de Raban, contre ceux qui disent : quoi que fasse un prédestiné à la vie, il parviendra au royaume éternel, et quoi que fasse un prédestiné à la mort, il ira à la mort éternelle211.
Pour les auteurs augustiniens, la première hâte est de se disculper de l’accusation d’introduire une « nécessité de pécher ». Amolon de Lyon s’efforce d’exonérer la prédestination au châtiment du reproche de nécessité. On ne peut parler de 207 Lambot, Œuvres théologiques, fragment 2. 208 MGH Ep. 5, p. 481 : […] qui dogmatizet quod predestinatio dei omnem hominem ita constringat ut etiam, si quis velit salvus fieri, et pro hoc fide recta atque bonis operibus certet, ut ad vitam aeternam per Dei gratiam veniat, frustra et incassum laboret, si non est predestinatus ad vitam, quasi Deus predestinatione sua cogat hominem interire. 209 Ibidem. Questionnements parallèles dans l’Ad Notingum (PL 112, col. 1532) et la lettre synodale de Mayence (PL 125, col. 84‑85). 210 MGH Ep. 8, p. 14 : […] praedestinatos ad poenam, quam nullus praedestinatus, quicquidlibet vel quantumlibet boni agat, potest evadere et nullus praedestinatus ad gloriam, quicquid agat mali, potest decidere. 211 PL 125, col. 169.
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prédestination à la mort que si l’on parle du jugement et non du péché ; on ne saurait dire que Dieu a imposé aux hommes une « nécessité irrévocable », qui les empêche d’accomplir les œuvres nécessaires à leur salut212. Ni la prescience, ni la prédestination n’imposent la moindre nécessité de mal agir, mais seulement la nécessité de souffrir un châtiment213. Dans son De praedestinatione, Ratramne expose longuement que Dieu n’est pas l’auteur du mal et que la prédestination au châtiment n’implique pas de prédestination au péché214. Dans le Collectaneum, Loup prend cette précaution dès les premières pages : « que personne, entendant que les méchants sont prédestinés, ne pense que Dieu est l’auteur de leur perdition »215. Dans sa lettre à Hincmar et Pardoul, Loup est impatient à l’égard des « triples lourdauds » (tardissimus) qui voient de la nécessité dans la prédestination consécutive216. La nécessité de pécher est un des premiers reproches auxquels réponde Prudence de Troyes dans son traité contre Jean Scot ; se désolidarisant de Gottschalk, il affirme que la destination divine ne « pousse nécessairement » et ne « force fatalement » personne, contrairement à ce que « beaucoup disent »217. Florus de Lyon a aussi à cœur de se garder du reproche de la necessitas peccandi. Certains se « scandalisent » de la prédestination comme si elle induisait la nécessité de pécher218. Pour Florus, une telle chose signifierait que Dieu est l’auteur du mal, ce qui est un « abominable blasphème »219. Chez tous ces auteurs transparait un auditoire inquiet que la prédestination au châtiment ne ruine le libre-arbitre en rendant le péché nécessaire. Ainsi, l’amputation du deuxième syntagme du paragraphe 100 de l’Enchiridion, en supprimant la necessitas peccandi, semble résulter de la confusion entre prédestination consécutive, c’est-à-dire du châtiment, et prédestination finale, c’est-à-dire du péché ; manifestement, la prédication précoce de Gottschalk, dans laquelle on trouve trace de la prédestination au péché, a rendu ce contresens inévitable. 2. Temporalités humaine et divine
Chez la plupart des auteurs augustiniens, la défense de la prédestination au châtiment se double d’une explication de la temporalité divine. Augustin avait montré, 212 MGH Ep. 5, p. 372 : Quod sentire et dicere quid est aliud, quam in Deum graviter et horribiliter blasphemare, si illis eius predestinatio hanc necessitatem inrevocabiliter inposuit, ut omnino quod ad salutem suam proficeret operari non possent. 213 Ibid., p. 373 : Nec prescientia tamen nec predestinatione sua cuiquam malorum hominum vel angelorum necessitatem inposuit male agendi, sed tantummodo pro malis gestis aeternas poenas luendi. 214 PL 121, col. 49‑71. 215 PL 119, col. 651. 216 Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 41. 217 PL 115, col. 1021. 218 CCCM 260, p. 337. 219 Ibid., p. 329 : horrenda blasphemia.
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dans les Confessions (XI-XII), puis dans le De Genesi ad litteram (I-V), que le temps est une conséquence du mouvement et, par conséquent, de la Création (Dieu étant immuable)220. La volonté de Dieu a fixé, comme celle d’un artisan, le déroulement temps. De même, sa connaissance embrasse l’intégralité de la Création, y compris les choses qui, pour les hommes, sont à venir. L’interlocuteur d’Augustin dans le De libero arbitrio, Evodius, estime alors que cette prescience fait peser une nécessité sur la liberté humaine221. La connaissance passée d’un événement futur fait peser sur ce dernier la nécessité de toute chose passée, qui ne peut plus ne pas se produire. C’est l’argument cicéronien de la nécessité accidentelle du passé : si les dieux connaissent le futur à l’avance, la liberté est anéantie222. Pour Augustin, c’est un pur effet d’optique : la connaissance divine ne trouble pas l’enchaînement des causes dans lequel le libre-arbitre humain est enchâssé. En revanche, la volonté divine ordonne ces causes au commencement du monde. On en arrive ainsi à un système où, tout en dégageant artificiellement la volonté humaine de toute causalité externe, Augustin ne règle pas la question de la nécessité accidentelle du passé : le problème posé par la prescience à la liberté, qui fait dire à Harnack et Reuter qu’il « faut choisir entre la prédestination et l’Église », reste entier223. La seule solution à ce problème, qu’on appelle la « solution boécienne », bien que, comme l’a montré John Marenbon, elle ne corresponde qu’imparfaitement à la lettre de Boèce, consiste à ne pas situer la connaissance divine dans la temporalité de la Création224. Les auteurs de la controverse sont, pour la plupart, conscients de ce décalage entre temporalités humaine et divine. Dès les années 840, Raban Maur, consulté par Humbert de Würzburg sur la question du destin, en particulier de la prédestination du jour de la mort de chaque homme, répond qu’à Dieu, passé et futur sont toujours présents et qu’il a une connaissance certaine de tout ce qui s’est produit et se produira225. Mais malgré tout, la temporalité augustinienne continue de poser problème. Augustin a affirmé très tôt que parler de pré-science est superflu car la connaissance divine ne se situe pas dans le temps. Pourtant, il continue d’utiliser ces préfixes temporels : prescience et prédestination gardent
220 Flasch, Was ist Zeit, p. 92‑109. 221 De libero arbitrio III, 2, 4 et 3, 6. 222 Cité de Dieu, V, 8 ; les oeuvres incriminées de Cicéron sont le De natura deorum, le De fato et le De divinatione. Sur la prescience et la divination à Rome, voir le volume Pouvoir, divination, prédestination dans le monde antique, E. Smadja et E. Geny éd., Paris, 1999 (Actes des tables rondes de Besançon, février1997-mai 1998). 223 Cité par J. Guitton, Le temps et l’éternité chez Plotin et saint Augustin, Paris, 1959 (1e éd. 1933), p. 381. Sur la nécessité accidentelle du passé, voir la synthèse récente de John Marenbon, Le temps. 224 Marenbon, Le temps, p. 19 et p. 48‑53. 225 Epistolae fuldenses, MGH Ep. 5, p. 523‑524.
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une antériorité d’ordre logique et ontologique, caractérisant la connaissance et la volonté divine226. Pour Augustin, l’homme, situé dans le temps, ne peut ni saisir celui-ci dans sa plénitude, ni concevoir l’éternité divine : il a besoin de recourir à des analogies, comme les préfixes de prescience et prédestination, pour mesurer le temps de Dieu à l’aune du temps humain227. Là encore, l’ambiguïté rend inévitable des contresens sur la temporalité de la prédestination, bien qu’il y ait de bons connaisseurs de l’augustinisme, à l’instar de Jean Scot, pour qui « prescience » et « prédestination » sont des « prédicats contraires conjoints », c’est-à-dire à la fois contraires et semblables à ce qu’ils prédiquent ; pour Dieu, en effet, la notion « d’en avance » ne signifie rien, « car en lui, il n’y a aucun espace et aucun intervalle temporel »228. 3. La temporalité augustinienne dans la tourmente
La temporalité augustinienne est donc une notion particulièrement complexe, qui suscite, dès la fin de l’antiquité, approximations et contresens. John Marenbon a montré que Boèce lui-même, considéré comme l’inventeur de la solution au problème de la nécessité accidentelle du passé et le penseur par excellence de l’intemporalité divine, ne considère pas l’éternité divine comme une absence de temps mais comme une vie illimitée (sempiternitas), et se laisse tromper par l’argument « naïf » de la connaissance nécessaire229. Les contresens sur la temporalité divine sont d’autant plus perceptibles pendant la controverse, par des penseurs qui maîtrisent la logique autrement moins bien que Boèce. Dès lors, non seulement la prédestination, mais la prescience elle-même, sont accusées de fausser la liberté, ce qui ne fait sens qu’en vue de l’argument de la nécessité accidentelle du passé. L’argumentation des controversistes reflète ces interrogations. Hincmar affirme : Ce n’est pas à cause de la prescience de Dieu mais à cause de son vice que le premier homme a péché et est tombé ; de même, aucun de ses descendants n’est forcé à demeurer dans la masse de péché et à être châtié par la prescience divine ; ce n’est pas parce que Dieu a su à l’avance qu’il allait péché que le premier homme a péché, mais c’est parce le premier homme allait pécher que Dieu l’a su à l’avance230.
Hincmar prend ici le temps de nier que la prescience entraine la nécessité de pécher. Jean Scot, citant Augustin, avance un argument comparable231. Mais c’est 226 Böhm, Temporalité, p. 208. 227 Guitton, Temps et éternité, op. cit., p. 377. 228 CCCM 50, p. 59‑60 (9, § 5). 229 Marenbon, Le temps, p. 48‑53. 230 PL 125, col. 173. 231 CCCM 50, p. 34‑35 (5, § 1‑2).
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à Lyon que l’on a le mieux compris les enjeux de la nécessité accidentelle du passé. Le deuxième canon du concile de Valence explique en effet : La prescience de Dieu n’a pas imposé la moindre nécessité au mal, qui ferait que cela ne pourrait se passer autrement, mais ce qu’il allait être par sa propre volonté, Dieu l’a su à l’avance par sa toute-puissance et sa majesté immuable […]232.
Les Pères de Valence, qui reprennent là un passage du Sermo Flori233, répondent à l’argument de la nécessité induite par la prédestination au châtiment, mais pas seulement. Ils affirment aussi que la prescience « n’a pas imposé la moindre nécessité au mal ». À Lyon, on a estimé que la répugnance inspirée aux évêques du Nord par la prédestination au châtiment était liée à l’argument de la nécessité accidentelle du passé, qui s’exprime d’abord au sujet de la prescience. L’articulation entre prescience et prédestination pose des problèmes comparables. Un auteur comme Hincmar se caractérise par son « anthropocentrisme temporel », remarquablement mis en évidence par Jean Devisse234 : le prélat ne peut penser la prédestination que dans le déroulement chronologique du temps humain, où rien n’est irréversible. Gottschalk, dont la perspective est inverse, insiste dans la Confessio prolixior sur le fait qu’aucun intervalle de temps ne sépare la prescience de la prédestination et que tous les actes de Dieu ont été posés dans l’éternité, avant la création du monde. L’insistance du Saxon montre que, pour beaucoup de ses contemporains, l’atemporalité divine n’était pas évidente et que pour eux, l’action de Dieu se comprenait à l’aide d’adverbes comme « avant » et « après »235. De même, Ratramne, bon augustinien, sait que la disposition divine embrasse la création de toute éternité236. Prudence de Troyes se montre aussi sensible à ce problème de temporalité. Bon connaisseur de la conception augustinienne du temps, il souligne que des termes comme ordinare et praeordinare, destinare et praedestinare sont équivalents en regard de l’éternité divine237. On peut y voir une tentative de désamorcer la perception négative de ces termes, leur résonance fataliste. On trouve ici un écho surprenant aux corrections par excision vues dans l’Enchiridion et les Sententiae. Mais il y a une grande différence entre l’optique d’un Prudence et celle de ceux qui réécrivent Augustin. Pour Prudence, il s’agit de ramener les termes à une temporalité divine, sans avant ni après : il pense en théologien. 232 MGH Conc. 3, p. 353. 233 PL 125, col. 60. 234 Devisse, Hincmar, p. 266‑267. 235 Lambot, Œuvres théologiques, p. 57. 236 PL 121, col. 15 et 67. 237 PL 115, col. 1022.
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Pour les correcteurs, il s’agit de préserver l’antériorité des mérites humains sur la disposition divine. Dans leur conception des choses, actions des hommes et réactions de Dieu s’enchaînent, comme un jeu de dominos. En effet, dans les corrections des manuscrits de Valenciennes et de Munich, praedestinavit et destinavit cohabitent dans la même phrase, ce qui dégage deux niveaux temporels différents : l’un, celui de praedestinavit, antérieur à la création du monde ; l’autre, destinavit, qui semble avoir eu lieu « plus tard », « après » les méfaits des réprouvés. Cette vision des choses est certes différente de celle de la mince élite intellectuelle qui constitue la quasi totalité de nos sources sur la controverse, mais elle n’en a pas moins été partagée, sans doute plus largement que l’autre. Considérons, par exemple, des textes de nature pastorale et moins élaborés que nos traités : ainsi, le commentaire carolingien anonyme sur les lettres de Paul, originaire d’Italie du Nord, aujourd’hui dans le ms. Munich, BSB, clm 6235. On peut y lire la glose suivante de Rm 8 sur la prédestination (f. 4v-5r) : A su à l’avance, c’est-à-dire avant son avènement ; et prédestiné, c’est-à-dire ce qui était bon pour eux après son avènement ; a su à l’avance, c’est-à-dire avant le monde ; a appelé c’est-à-dire à la foi, comme venez-à moi, vous tous, etc. ; a sanctifié, c’est-à-dire par le baptême238…
Dans cette glose anonyme, prescience et prédestination sont situées sur deux plans temporels radicalement différents, l’un avant la venue du Christ, l’autre après. La prédestination, qui ne porte que sur le bien, apparaît comme la conséquence des mérites pris en compte par la prescience. L’insistance de Gottschalk et ses pairs sur l’unicité de la décision divine, « sans aucun intervalle de temps » et « avant la création du monde », trouve dans des textes de cette sorte une parfaite justification ; de même, les réécritures des textes augustinien et isidorien relèvent d’une théologie « pastorale », du même tonneau que la glose munichoise. Ainsi, en raison de lectures inexpertes de la littérature patristique, la notion même de prédestination est soupçonnée d’entraver la liberté, non pas en ce qu’elle reflète l’arbitraire de l’élection divine, mais en ce qu’elle implique intuitivement l’antériorité temporelle de la grâce sur le mérite – une privation d’autonomie que beaucoup ne sont pas prêts à accepter et qui fait passer l’élection divine pour une insupportable injustice. Loup de Ferrières écrit en 849‑850 : Beaucoup ont peur de parler de prédestination de Dieu et la fuient ; parmi eux, on trouve les lumières illustres de certains évêques, qui craignent qu’on croie que Dieu a
238 Munich, Bayerische Staatsbibliothek, clm 6235, f. 4v-5r : […] praescivit id est ante adventum et praedestinavit id est quod bonum illis post adventum praescivit id est ante mundum vocavit id est in fidem, ut venite ad me omnes et reliqua sanctificavit id est in baptismo…
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créé certaines personnes par désir de les punir et condamne injustement ceux qui n’ont pas été capables de dire non au péché et, de la sorte, au supplice239.
D’après cette description de Loup, la prédestination au châtiment passe pour un acte sadique : Dieu crée « par désir de punir ». C’est pour empêcher ce blasphème, à n’en pas douter, que les copistes mutilent et corrigent, avec les moyens à leur disposition, les affirmations les plus nettes de la double prédestination augustinienne. Conclusion
Les erreurs et les hésitations du commun des clercs carolingiens ne sont pas si différentes de celles auxquelles sa première intuitition pousserait le lecteur contemporain. La prédestination augustinienne est, écrit James Wetzel, de la « dynamite théologique » : elle suscite des réactions vives. Nous avons vu que ces réactions s’expliquent à la fois par les ambiguïtés de la doctrine augustinienne, qui laisse sans solution le problème la liberté de l’homme à faire son salut, et par les contresens carolingiens sur la temporalité divine. Les interpolations, excisions et autres formes de réécritures sont les réponses des clercs, à qui la faculté de participer activement à la controverse était refusée, à des questions d’une importance, pour eux, primordiale. L’enquête ciblée que nous avons menée sur deux textes autorise, une fois n’est pas coutume, une approche quantitative. 56 manuscrits carolingiens de l’Enchiridion et des Sententiae ont été cités ; j’ai pu en étudier 46 (82%). Nous avons décrit ci-dessus 15 cas de correction ou réécriture d’époque carolingienne, semblant liées au problème spécifique posé par la double prédestination. En excluant trois cas impropres (Bâle, F III 15g ; Le Mans, BM, 213 ; Rouen, BM, 26), cette quantité représente une proportion de 21% ; dans l’échantillon des seuls exemplaires consultés, 26%. Nous pouvons ainsi estimer qu’entre 20 et 30% des textes les plus cités de la controverse ont été directement retouchés dans le manuscrit. De ce fait, ces corrections et réécritures témoignent à la fois de la participation de cercles de clercs de rang plus humble aux débats doctrinaux de leur temps et de la réalité intellectuellement moins subtile de ces débats à un niveau social plus modeste. Le copiste moyen n’est pas un grand lettré et, comme l’écrit Armando Petrucci, est « peu sensible au problème et à la pratique de la lecture »240. Les retouches, 239 PL 119, col. 639 : De his praedestinationem Dei dici horrent plerique atque refugiunt, in quibus et quaedam praeclara Praesulum lumina, scilicet ne credatur Deus libidine puniendi aliquos condidisse et injuste damnare eos qui non valuerint peccatum ac per hoc nec supplicium declinare. 240 Petrucci, « Lire », p. 606.
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dans la copie, donnent accès aux interprétations d’un public plus large et, mutatis mutandis, plus modeste que l’élite ecclésiastique à laquelle l’historiographie de la controverse nous habitue. Leur compréhension est, tout au plus, comparable à celle d’un Hincmar ou d’un Noting aux tout premiers temps du débat, mais sans comparaison possible avec un Florus ou un Prudence, qui avaient une réputation de spécialistes. Dans cette mesure, ces réécritures sont un reflet des contrastes socio-intellectuels du clergé carolingien et une importante contribution à verser au dossier de la participation cléricale aux querelles doctrinales du haut Moyen Âge. Conclusion du chapitre Nous avons brassé, dans ce chapitre, toutes sortes de manipulations relatives au discours et au texte. Citations tronquées, critiques sélectives et choix lexicaux montrent que le discours théologique n’est pas une quête ingénue de la vérité mais un discours polémique, soumis à une obligation de résultat. Nous avons vu ensuite que ces déformations étaient le corollaire d’une « théologie encastrée » dans les enjeux sociaux de son temps. Le rôle de l’historien n’est pas de distribuer bons et mauvais points, mais de situer ces pratiques dans un contexte et d’en mettre les enjeux en lumière. Ainsi, ces déformations sont principalement le fait des controversistes pour lesquels la dimension sociale de la controverse était la plus grande : Hincmar de Reims (de plus en plus lié à Charles le Chauve au long des années 850, jusqu’à l’alliance objective de 858 qui fait de lui l’homme fort du royaume), Jean Scot Erigène (le maître de l’école du palais) et, paradoxalement, Gottschalk d’Orbais, qui jouait son destin social et dont les choix de communication, en 849, doivent nous faire voir qu’il n’était pas un fanatique aveugle mais un véritable stratège. Il faut tirer les conséquences de ces nombreuses déformations pour l’histoire intellectuelle du haut Moyen Âge. C’est ici qu’il est bon de rappeler les termes de la querelle philologique. Germon croyait aveuglément les accusations d’Hincmar au nom d’un argument de publicité, suivant lequel l’archevêque s’exposait à être réfuté par son public en cas de mensonge. Il faut en réalité adopter le paradigme inverse. L’époque carolingienne vit un régime d’information partielle, autrement dit, d’asymétrie informationnelle, dans lequel il est aisé, avec les moyens d’un archevêque, de désinformer. Il en résulte, dans une certaine mesure (celle de la rareté de nos propres sources), que nous avons aujourd’hui de la controverse sur la prédestination une vue d’ensemble plus sûre que bien des contemporains d’Hincmar. Ce chapitre était consacré, dans un second temps, aux falsifications. Nous avons vu que leur omniprésence dans le discours, où elles jouent le rôle d’un stéréotype
Déformations et falsifications
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hérésiologique destiné à stigmatiser et décrédibiliser l’adversaire, était liée au contexte matériel. Nous avons observé que ces accusations obéissaient à une logique fort proche de celle des déformations dont il vient d’être question. On vérifie alors le paradigme énoncé ci-dessus : ces accusations se rencontrent d’autant plus souvent que l’encastrement social et politique du discours théologique est important, c’est-à-dire en grande majorité chez Hincmar en 856‑860. Mais nous avons vu également que ces accusations n’étaient pas une pure invention rhétorique et que dans au moins un cas, celui de l’Adversus quinque haereses, le soupçon d’interpolation carolingienne est fort. Nous avons alors pu vérifier que les textes majeurs de la controverse avaient été massivement (dans une proportion de 20 à 30%) corrigés et réécrits par des clercs et des copistes d’assez humble niveau, un phénomène dont plusieurs exemples nous ont permis de déceler des précurseurs dès l’antiquité tardive. Ces faits devraient nous amener à changer notre façon de lire la théologie et la littérature spéculative en général. Ils témoignent d’abord de la réalité de la psychose du faussaire. Il y avait bel et bien des réécritures des écrits dogmatiques, dans des proportions effrayantes, qui expliquent en partie l’existence d’une contre-mesure comme le stéréotype du « faussaire hérétique ». Mais ce dernier est l’élaboration ecclésiologique d’un fait social beaucoup plus simple. Correction et réécriture sont, pour des clercs intéressés par les questions doctrinales, des formes d’interprétation et de participation à une nébuleuse de débats dont seule la superficie, avec les textes de l’élite, nous est accessible. Ces humbles corrections sont le corrolaire de la confiscation des débats par l’élite. Enfin, la forme même de ces corrections et réécritures révèle, comme aucune autre source n’aurait pu le faire, le caractère rudimentaire de cette culture des simples clercs, pour lesquels il suffit de changer le temps du verbe « prédestiner » pour en contrecarrer le fatalisme. Elle permet d’entrapercevoir, sinon une culture véritablement populaire, du moins celle du clergé ordinaire, dont le chapitre précédent a mis en évidence l’intérêt puissant pour les questions doctrinales et les aspirations à une participation plus active aux débats, voire à une vie héroïque de prédication. La thématique de la manipulation du discours et des textes est peut-être celle qui peut offrir la contribution la plus solide à la thématique d’une embedded theology, ou d’une sociologie des savoirs et des textes.
CHAPITRE 7 ENQUÊTE ARCHIVISTIQUE
…comme ces livres où trop de passages sont soulignés au crayon pour qu’on ait bonne opinion du goût et de l’esprit du lecteur. Albert Camus, Carnets (mai 1935 – février 1942), Paris, 1962, p. 155.
C
haque texte est, à l’époque médiévale qui ignore toute reproduction mécanique, un objet unique. Le livre, dépositaire de l’Écriture et des Pères, recèle une autorité indépassable. La controverse est un travail sur les textes, et ceux-ci sont des objets précieux et souvent rares. Aujourd’hui subsistent environ 7000 manuscrits carolingiens, un legs représentant environ 10% de ce qui dut alors être copié. Le XXe siècle en a connu une exploitation scientifique très innovante. Le manuscrit est devenu non seulement le contenant d’un texte voué à l’édition, mais un objet d’histoire sociale à part entière. Au premier rang de ces études figure la découverte d’autographes et de manuscrits personnels1. Depuis le début du XXe siècle, les auteurs carolingiens dont la bibliothèque personnelle a pu être partiellement reconstituée ou la plume authentifiée sont fort nombreux. Nombre d’entre eux sont liés à la controverse sur la prédestination (Florus de Lyon, Hincmar de Reims, Jean Scot Erigène, Loup de Ferrières, Pacifico de Vérone, Prudence de Troyes, Ratramne de Corbie)2. Certaines notes marginales reflètent sans doute des commentaires oraux de Charlemagne3. D’autres, comme le célèbre « groupe du manuscrit de Bern », nous y reviendrons, ne peuvent être attribuées à aucun auteur précis. Cette exceptionnelle profusion de manuscrits personnels est un trait distinctif de l’époque carolingienne. Pour ce qui concerne l’époque directement antérieure, les plumes identifiées, de façon souvent hypothétique, sont rares : Donat de Naples, Dulcitius d’Aquin, Eugippe, Fulgence de Ruspe, Victor de Capoue ; peut-être
1 Gli autografi medievali, problemi paleografici e filologici, P. Chiesa et L. Pinelli dir., Spolète, 1994 (Quaderni di cultura mediolatina, 5). 2 Voir H. Hoffmann, « Autographa des früheren Mittelalters », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 57/1, 2001, p. 1‑62. Voici une sélection de publications. Florus de Lyon : Zechiel-Eckes, Florus, ainsi que le dossier florien de l’édition 2009 de la Revue Bénédictine. Jean Scot : Dutton-Jeauneau, Autograph of Eriugena. Loup de Ferrières : on attend bientôt la monographie de Michael I. Allen. Prudence de Troyes : Pezé, « Prudence ». Ratramne : Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 68‑80 et Folliet, « Le plus ancien témoin ». 3 Freeman, « Further studies in the Libri carolini III », op. cit.
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l’entourage de Boniface, Cassiodore et Willibrord, le groupe des ariens Maximin et Palladius… Dans la mesure où la copie est, le plus souvent, assurée par d’autres personnes que l’auteur, l’objet de notre étude sera ici la marge du texte : ajouts, notes et corrections. Quiconque a fréquenté les manuscrits carolingiens a rencontré des notes marginales. Elles sont souvent indispensables à une lecture efficace. Avant les innovations du Moyen Âge central (les index et tables, la mise en page articulée en chapitres, rubriques et paragraphes), le texte altimédiéval est désespérément opaque. Il peut se passer des dizaines de feuillets sans titre ou alinéa. Les notes fournissent une aide à la lecture, d’où l’apparente banalité de leur contenu. Mais elles peuvent revêtir une dimension plus subjective, témoigner d’un travail personnel sur une source. À ce titre, elles sont un instrument exceptionnel pour prendre le pouls des débats carolingiens, mesurer leur étendue, estimer leur réception à l’échelle locale et saisir sur le vif le travail des clercs. La méthodologie à suivre est celle adoptée par des études locales pionnières (celle de John Contreni sur Laon ou David Ganz sur Corbie4), placée sous le titre de ce que Gilbert Ouy appelle une « archivistique » des manuscrits médiévaux, mettant les acquis de la codicologie au service de l’histoire5. J’ai mené l’enquête, dans cette perspective, dans un échantillon d’environ 500 manuscrits potentiellement liés à la controverse prédestinatienne du fait de leur origine géographique ou bien de leur contenu. L’échantillon ne peut être considéré comme exhaustif ; les contraintes de temps ne permettent ni de réaliser pour chaque exemplaire une description codicologique détaillée, ni de réunir une bibliographie complète. Pour les manuscrits antérieurs à 800, on peut s’appuyer sur les Codices antiquiores de Lowe ; pour les manuscrits carolingiens, on dispose maintenant de l’aide inestimable des trois tomes du catalogue de B. Bischoff6. Mais les indications de contenu y sont minces. Il faut recourir à d’autres catalogues ou à des monographies. On espère ainsi exhumer un peu de l’agitation qui entoura, pendant la décennie 850, ces objets centraux que sont les livres et en tirer des enseignements sur la portée géographique de la controverse, le milieu social et le niveau de culture des participants et, enfin, sur la définition même de ce qu’est une controverse carolingienne.
4 Contreni, Cathedral School ; Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance. 5 G. Ouy, « Pour une archivistique des manuscrits médiévaux », dans Bulletin des Bibliothèques de France, 3/12, 1958, p. 897‑923. 6 Je ne disposais pas du troisième volume lors de l’enquête : il y a sans doute des trouvailles supplémentaires à faire. La liste complète des manuscrits examinés pour cette enquête se trouve dans ma thèse, disponible à Paris I Panthéon-Sorbonne, rubrique Index des manuscrits cités.
Enquête archivistique
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I. Les notes marginales A. Le débat dans les marges 1. Tableau d’ensemble
Les notes marginales remplissent différentes fonctions : celle de signes critiques destinés à l’établissement du texte, celle de notes éditoriales concernant la confection du manuscrit, mais aussi celle de marginalia reflétant l’interprétation du texte par ses lecteurs7. Leur usage direct est ou bien collectif, dans le cadre de l’école, ou bien personnel, quand le manuscrit est une propriété individuelle. Dans notre perspective, les notes remplissent d’abord une fonction signalétique. Hincmar dit combien l’écriture serrée du manuscrit peut induire le lecteur en erreur et lui faire confondre contenus orthodoxes et hérétiques8. Pour mettre en garde le lecteur, on met en œuvre depuis l’antiquité ce que j’ai appelé ailleurs une « mise en page de l’exclusion » qui rend visible, dans le manuscrit même, le statut autorisé ou interdit du texte lu : pendant la controverse, de tels systèmes de mise en page ont été utilisés par Hincmar, avec l’obèle, et Prudence de Troyes, avec le theta nigrum9. De même, après avoir mis la main sur l’exemplaire personnel du De praedestinatione adversus Joannem Scottum de Prudence, en 861, Hincmar y accole une languette mettant en garde le lecteur contre son contenu : « ce livre doit être lu avec précaution… »10. Il existe d’autres exemples de cette pratique, ainsi un exemplaire de Fauste de Riez, auteur condamné par le décret du pseudoGélase mais apprécié de Gennade : Hadoard lui-même, selon B. Bischoff, a placé un avertissement en tête du texte11. Pour ce qui est des réflexions personnelles portées dans la marge, bien souvent, la difficulté est d’établir un lien sûr avec la controverse sur la prédestination. Seul un faisceau d’indices le permet : concordance entre le texte annoté et les textes cités pendant la controverse ; récurrence des annotations sur le thème concerné ;
7 Cf. la classification des marginalia dans Tura, « Essai ». 8 Hincmar, Ad Simplices, MGH Ep. 8, p. 17 (cité p. 385, note 74). 9 Pezé, « Hérésie, exclusion et anathème », p. 192. 10 Paris, BNF, latin 2445, f. 1r (PL 115, col. 1009) : iste liber qui quasi ad defensionem fidei contra infidelitatem loquitur et testimonia scripturarum atque catholicorum nomina profert caute legendus est. Et in eius lectione apostoli est sequenda sententia, qua dicit : omnia probate quod bonum est tenete. Nam compositor eius prudentius de quibusdam ecclesiasticis dogmatibus non sensit catholice. Sicut alia eius scripta demonstrant. Cf. Pezé, « Prudence », p. 121. 11 BNF latin 2166 (Fauste, Epistolae et De gratia : 1e moitié du IXe s.), f. I (Bischoff, Katalog 3, n° 4140, p. 63).
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origine et datation du manuscrit et de ses notes. Passées à ce crible, les certitudes sont peu nombreuses. Bien des cas permettent, au moins, de vérifier que les thèmes disputés font partie des sujets de préoccupation des contemporains. Le thème de la vision béatifique, d’abord, est l’objet de plusieurs débats au IXe siècle : Candidus Brun, peut-être Raban Maur, la consultation de Gottschalk et la réponse de Loup de Ferrières, la cour de Charles le Chauve et Jean Scot s’en préoccupent, entre les années 820 et 86012. D’après Raban, le sujet passionne les clercs, qui en discutent « autour d’un verre »13. Les manuscrits en apportent la preuve. Un De videndo deum d’Augustin (texte à l’origine de toute la discussion), originaire de France du Nord (¾ du IXe s.), a été travaillé scolairement : « réponses », « questions » et « solutions » sont signalées pour mettre en évidence la structure logique du texte14. C’est la preuve d’un travail précis et concomitant des débats. Un autre texte augustinien sur la vision béatifique (Cité de Dieu, XXII, 19 sqq.) est introduit dans le débat par Gottschalk15 : or, dans quelques manuscrits, il est annoté. Dans un exemplaire carolingien de Corbie (monastère dont on connaît les liens avec Gottschalk), datant de la moitié du IXe s. et très peu annoté, on a accolé au passage incriminé (XXII, 29, 2) la note de visione Dei16. Dans un exemplaire de Lorsch, lui aussi peu annoté, un lecteur a remarqué le même passage (XXII, 29, 3) : « dans le futur, au sujet de la vision de Dieu, si on pourra [le] voir avec des yeux de chair »17. Peut-être ces manuscrits ont-ils été annotés après que Gottschalk a attiré l’attention sur ce passage. Les thèmes propres à la controverse sur la prédestination sont l’objet de notes similaires. Dans quantité de cas, la morale est au cœur des préoccupations : une volonté bonne est-elle un don de Dieu ou une œuvre humaine ? Qu’est-ce qui constitue le mérite de l’homme ? Tous les hommes ont-ils une égale liberté de faire le bien ? Les notes trahissent la familiarité, parfois très précise, des milieux cléricaux avec les thèmes et les passages fétiches de la controverse sur la prédestination18. 12 Cappuyns, « Note sur le problème » ; Ricciardi, Epistolario, p. 161‑180. 13 PL 112, col. 1262 ; des moines sont concernés (quidam ex nostris). 14 Oxford, Bodleian Library, ms. Bodley 516 (France du N-E, 3e tiers du IXe s. ; cf. Bischoff, Katalog 2, p. 361, n° 3786). Le manuscrit est déjà dans les îles anglo-saxonnes au Xe siècle (cf. f. 9r). Notes (ff. 1‑16) : incipit quaestio, solutio, oritur questio, brevissima et expressa responsio… Ces notes, qui ont la valeur qu’auraient aujourd’hui sous-titres et paragraphes, apparaissent parfois chez les Carolingiens. 15 Ricciardi, Epistolario, p. 197‑206. La réponse de Loup à la consultation du Saxon en est un commentaire linéaire (Levillain éd., Correspondance de Loup, 2, n° 80). 16 Ms. Paris, BNF, latin 11637, f. 201v. Cf. Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 78 et 144. 17 Ms. Vatican, BAV, pal. lat. 200, f. 136r (Bischoff, Lorsch, p. 39 et 118) : in futuro de visione dei si oculis carnalibus uideri poterit. 18 Ms. Vatican, BAV, pal. lat. 236 (Pseudo-Prosper, De vocatione omnium gentium ; Lorsch, 1e moitié du IXe s., cf. Bischoff, Lorsch, p. 66), f. 28r (nisi donatum non habet homo) et 46r (virtus nolentium nulla
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Par exemple : « bien que Dieu soit doté de prescience, il ne nous force pas à pécher »19. Les commentaires sur saint Paul, riches en passages sur le libre-arbitre et la prédestination, font l’objet d’une dilection praticulière, par exemple ceux de Florus ou d’Haymon : « que Dieu tout-puissant connaît à l’avance les bons et les méchants, mais ne prédestine que les bons »20. Les notes de lettres de Paul glosées, originaires d’Allemagne, montrent que les définitions des mots-clés de la controverse étaient maîtrisées, le plus souvent dans un sens qu’on dirait « semipélagien » (on croirait lire l’Ad simplices d’Hincmar) : « La prédestination ne peut être sans prescience, mais la prescience peut être sans prédestination, car la prédestination, c’est ce qu’il va faire lui-même ; il a su à l’avance ce qu’il n’a pas fait » ; « L’appel est pour tous, mais pas la justification ; ainsi, Judas a été appelé mais pas justifié, car il utilisait son propre arbitre » ; « il ne condamne personne avant qu’il ne pèche » ; « il ne couronne personne avant qu’il ne remporte la victoire » ; « dans la prescience divine, il n’y a rien en devenir » ; « il est endurci car il a été abandonné à ses mauvaises œuvre »21…
est). Ms. Paris, BNF, latin 1924 (Augustin, De Genesi contra Manicheos ; exemplaire de Pacifico, cf. infra p. 446), f. 16v (quod omnes homines possunt si velint), 88r (quod diabolus non natura sed peccando ; non enim diabolo inputatur nisi voluntas), 88v (quod homo non coactus peccavit sed voluntate), 89r (qui peccare noluerit, nullum malum naturale). Ms. Paris, BNF, latin 1959 (Augustin, Tractatus in Johannem ; France du Nord, vers 800), f. 27r (quod baptismus non prodest sine caritate), 59v (audiant qui de sua aliqua virtute gloriantur), 85r (licet volentes bonum facere, tamen nostra bona voluntas non nostra sed Dei esse dicitur), 98r (quomodo volentes trahimur), 100r (de praedestinatione, vocatione, iustificatione, glorificatione), 102v (malis malo utuntur bonis, deus bene malis)… Ms. Leyde, UB, Voss. lat. Q° 98 (Augustin, opuscula de gratia ; Tours, mi-IXe s. ; cf. Bischoff, Katalog 2, p. 61, n° 2232), f. 146v (de electione iudae traditoris), 147r (de fide electorum et reproborum), 157r (quod certus sit numerus electorum ; quod nullus debeat se praedestinatum esse praesumere dum in hac vita degit). Voir aussi, dans le ms. Bruxelles, BR, 5413‑5422 (cf. Bischoff, Katalog 1, p. 154, n°716: Reims, vers 863), le f. 47v : apud deum omnia futura praesentia sunt. Ce manuscrit annoté dans l’entourage d’Hincmar contient de nombreuses notes hérésiologiques. Le manuscrit du chanoine rémois Sichelm, contenant les opuscules sur la grâce d’Augustin, contient quantité de nota (Paris, BNF, latin 2095). Certaines de ces notes carolingiennes sont des copies de notes anciennes : notamment celles, dont on a parlé p. 375, des ms. Boulogne, BM, 48 et Saint-Gall, SB, 29, f. 44r (Boulogne) et p. 299 (St-Gall) : de eo quod scriptum est « qui vult omnes homines salvos fieri (devant XXIV, 97 de l’Enchiridion d’Augustin), 49r (Boulogne) et p. 220 (St-Gall) : de libero arbitrio (XXVIII, 106 dans Boulogne ; IX, 30 dans St-Gall), 61v (Boulogne) et p. 57 (St-Gall) : de eo quod scriptum est « qui vult omnes homines salvos fieri » (devant Prosper, Ad Rufinum de gratia et libero arbitrio, c. 13). 19 BNF, latin 1959 (cf. note précédente), f. 175 : quamvis praesciat deus non cogit ad peccandum. 20 Haymon, In Paulum, Paris, BNF, latin 2409 (IXe s. s.), f. 30r (de praedestinatione ; quia deus omnipotens omnes praescit bonos et malos, sed praedestinat tantummodo bonos ; de praedestinatione et praescientia). Cf. aussi le ms. Berne, BB, 344 (Florus, compilation de Jérôme et Grégoire sur les lettres de saint Paul ; fin du IXe s., peut-être Auxerre ; cf. Bischoff, Katalog 1, p. 123, n° 578), f. 11v (nota de libero arbitrio ; pene insolubilis quaestio ab apostolo soluta – tout cela devant Rm 9 !), 21v (liberum arbitrium). 21 Ms. Munich, BSB, CLM 9545 (Bischoff, Südostdeutsche Schreibschulen, 2, p. 249 ; Oberaltaich, fin du IXe s.), f. 5v (Rm VIII) : praedistinatio non potest sine praescientia, praescientia sine praedistinatione, quia praedistinatio quod facturus est ipse ; praescivit, quod non fecit, et omnium est vocatio sed non omnium iustificatio, sicut iudas vocatus sed non iustificatus est. 6r (Rm IX) : iam neminem damnat antequam peccat ; neminem coronat antequam vincat ; miserebor cui praescius eram quod misericordiam daturus essem.
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Dans d’autres cas, le lecteur est absorbé par ce que la casuistique moderne appelle « l’attrition » : la peur du châtiment22. La nature des peines de l’Enfer est le principal objet de la querelle qui oppose Jean Scot à Prudence et Florus : ces derniers se scandalisent que l’Irlandais remette en cause leur matérialité (cf. chap. 4, p. 284288). Là aussi, les notes témoignent de la prégnance de ce sujet. Par exemple, dans un manuscrit de Lorsch : « s’il est possible que les corps subsistent perpétuellement, dans le feu qui les brûle »23. Un thème attire particulièrement l’attention des lecteurs : le salut des nouveauxnés. Étant donné la mortalité infantile des sociétés préindustrielles (50% de décès avant l’âge de 11 ans), l’enjeu est de taille. En témoignent les débats, contemporains de la controverse sur la prédestination, qui agitent le concile de Mayence de 852 au sujet des enfants accidentellement étouffés dans leurs langes24. Le baptême des nouveaux-nés est le premier rite de passage, objet de maintes consultations carolingiennes25. Pendant la controverse prédestinatienne, tout comme pendant son précédent antique, qui avait débuté par le problème du baptême des enfants26, le débat roule souvent sur le salut des nouveaux-nés : eux qui n’ont eu le temps, souvent, ni d’être baptisé, ni d’acquérir aucun mérite, sont-ils damnés ou sauvés ? Pour Prudence, reprenant Augustin, l’absence d’aucun mérite des enfants morts en bas âge, mais baptisés, montre que seule la grâce sauve27. Gottschalk le dépeint avec des couleurs encore plus vives : « pourquoi donc [Dieu] sauve-t-il les 6v : patientiae eius obtemperare noluerit, induratur quia relictus est ad mala operandum. On trouve des notes quasi identiques dans le ms. CLM 14179 (Bischoff, Südostdeutsche Schreibschulen, 1, p. 235 : début du IXe s., peut-être originaire de Cambrai), avec quelques fautes. 22 La distinction entre attrition et contrition est préfigurée par certains passages de Grégoire le Grand (Moralia II, 81) ; cf. P. Nagy, Le don des larmes au Moyen Âge. Un instrument en quête d’institution, Paris, 2000, p. 124‑133. 23 Ms. Munich, BSB, CLM 3831 (Augustin, Cité de Dieu ; France ou Italie du Nord, 1e moitié du IXe s. ; cf. Bischoff, Südostdeutsche Schreibschulen 1, p. 13), f. 304v (terribilia sunt haec, devant ubi vermis eorum non morietur !), 308v (quod nulla sit purgatoria poena sed sempiterna post iudicium ; valde hic utilia [sur la proportionnalité du châtiment et de la faute, XXI, 16]). Ms. BAV, pal. lat. 200 (déjà décrit note 17), f. 95v-96r (de gehenna aeternarum qualitatem poenarum, an in ignis gehennae si corporalis est possit malignos spiritos id est demones in corporeos tractu suo adurere), 88v (an possit corpora in ustione ignis esse perpetua). 24 MGH Conc. 3, p. 247 (c. 9). Cf. G. Schmitz, « Schuld und Strafe. Eine unbekannte Stellungnahme des Rathramnus von Corbie zur Kindestötung », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 28/2, 1982, p. 363‑387. 25 Cf. M. Rubellin, « Entrée dans la vie, entrée dans la chrétienté, entrée dans la société : autour du baptême à l’époque carolingienne », dans Les entrées dans la vie. Initiations et apprentissages, 12e congrès de la SHMESP (Nancy 1981), 1982 (Annales de l’Est 34), p. 31‑51 (Église et société chrétienne d’Agobard à Valdès, Lyon, 2003, p. 31‑51). 26 Bonner, Freedom and necessity, op. cit. (p. 24), p. 6. Le premier texte anti-pélagien d’Augustin est en effet le De peccatorum meritis et remissione ad Marcellinum, sous-titré De baptismo parvulorum. 27 PL 115, col. 982‑983 (citant la lettre 106 d’Augustin à Sixte), 1071‑1072 et 1251. Voir aussi Loup, PL 119, col. 651.
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tout-petits, alors qu’à leur baptême ils pleurent, se débattent comme ils peuvent et n’ont aucune intention de se faire baptiser ?28 ». À l’inverse, ceux qui meurent sans baptême sont condamnés par le péché originel : plusieurs fois, Florus avance l’argument dramatique des « innombrables milliers de petits enfants » enveloppés malgré eux dans ces rets peccamineux29. Même pour Raban, hostile à la prédestination au châtiment, leur triste sort montre que le châtiment est prédestiné30. Il montre aussi, à leur exemple, qu’on ne peut avoir aucune certitude sur nos mérites : « alors que chez l’un, le sacrement de la foi est accompli par la main du prêtre, un autre meurt dans les mains de ses parents, frustré de la grâce du Sauveur. Quel sage comprendra cela, qui saura l’expliquer ?31 ». Cette question lancinante, marquée par la dramatique omniprésence de la mortalité infantile, est présente dans quantité d’annotations32. Les sujets brûlants de la controverse sont donc travaillés d’un bout à l’autre des royaumes carolingiens : la différence entre la prescience et la prédestination, la nature du châtiment, le libre-arbitre et la volonté bonne, le salut des nouveaux nés… Aucune de ces matières n’est, en 849, une nouveauté, non seulement pour les érudits de haut niveau, mais pour les clercs ordinaires. Cela n’est pas étonnant : nous l’avons vu (p. 151), Gottschalk était connu pour son augustinisme dès les années 830 et plusieurs fois, dans l’histoire intellectuelle carolingienne, la question de la prédestination s’est posée. Ces notes suggèrent également que la connaissance moyenne des clercs était limitée à quelques définitions, parfois sommaires ou discutables, mais solidement ancrées. Il est impossible, hélas, de prouver que les notes que nous venons de citer sont liées à la controverse. Elles
28 Lambot, Œuvres théologiques, p. 239 : Cur ergo salvat parvulos infantes quando baptizantur flentes et quantum possunt reluctantes et omnino baptizari sua propria voluntate nolentes ? 29 Adversus Iohannem, CCCM 260, p. 110 et De tribus epistolis, ibid., p. 332 : … et aliud genus reproborum in innumerabilibus videlicet milibus parvulorum qui nec aetatem nec sensum ad aliquid boni agendum unquam acceperunt, sed in sola originalis peccati […] damnatione perierunt. Voir aussi le De tenenda scripturae veritate, ibid., p. 477. 30 Ad Notingum, PL 112, col. 1549. 31 Ibid., col. 1551. 32 Dans le ms. Paris, BNF, latin 2100 (Augustin, Opus imperfectum contra Julianum. Début du IXe s.), monogramme NOT f. 22v (devant un passage sur le baptême des parvuli) ; Nota dans un manuscrit de Corbie du De baptismo parvulorum, ms. BNF latin 12213, f. 9r (Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 141) ; de même, voir un Nota particulièrement gros dans un Enchiridion bavarois (ms. Munich, BSB, CLM 6321 : cf. Bischoff, Südostdeutsche Schreibschulen 1, p. 110), en marge d’un passage sur les parvuli (XXIV, 95), f. 73v. Voir aussi ms. BNF, latin 12210 (Augustin, opuscules de gratia, manuscrit personnel de Ratramne ; cf. Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 75‑77 et 139), f. 86r (argumentum de parvulis adversus eos qui gratiam repellunt), 106r (ex duobus parvulis cur iste assumitur, ille relinquitur, inscrutabilia esse iudicia dei), 111v (de parvulis qui antequam baptizantur exspirant). Dans le manuscrit Leyde, UB, voss. lat. Q°98 (Augustin, De baptismo parvulorum : cité p. 433) une main (qui abrège de en d oncial, à la tironienne), a noté, f. 7r, quod parvuli sine baptismo de corpore exeuntes in dampnatione mitissima futuri.
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montrent au moins que les opinions sont préparées, ce qui explique l’extrême réactivité des clercs à la condamnation du moine saxon. 2. Annotations liées aux controverses des années 850
De cette masse de manuscrits annotés émergent plusieurs exemplaires dont le lien avec la controverse doit être considéré comme très probable. C’est déjà le cas de l’annotation incorporée par erreur dans un manuscrit du Mans, dont il a été question au chapitre 6 (p. 408). Elle témoigne du fait qu’un annotateur carolingien a inscrit « prédestination des bons et des méchants » devant le paragraphe 100 de l’Enchiridion, l’un des lieux les plus cités de la controverse33. De même, dans la marge de l’Enchiridion de Valenciennes dont le correcteur a supprimé prae- devant praedestinavit (cf. p. 410), un annotateur a inscrit « [Dieu] veut le salut de tous les hommes », référence à la question de la volonté de salut universel34. Dans ces deux cas, on dispose d’un faisceau de plusieurs indices. Seule cette convergence peut associer le manuscrit à la controverse avec certitude. Le plus ancien exemplaire complet de la Cité de Dieu, copié à Corbie en minuscule de Maurdramne, a été abondamment pourvu en notes de contenu encadrées, servant au repérage35. Or, on y rencontre, devant l’un des trois passages de la Cité de Dieu reproduits par Gottschalk dans la Confessio prolixior, un hic tironien – signe servant, à Corbie, aussi bien aux repérages qu’aux extractions36. La note tironienne est totalement isolée, ce qui plaide pour un lien de l’annotateur avec la controverse. De même, dans une quarta pars des Moralia in Job de Grégoire le Grand, copiée à Tours et acquise par Corbie pour y être annotée par un clerc soucieux de morale et de pastorale, on rencontre un hic tironien, le seul du codex, devant un passage en rapport évident avec la prédestination et, par ailleurs, cité dans le traité sur la prédestination de Prudence de Troyes37. Ces notes sont les gages de l’intérêt des clercs de Corbie pour la double prédestination.
33 Le Mans, BM, 213, f. 11v : praedestinatio bonorum malorumque. 34 Valenciennes, BM, 167, f. 68r (XXVII, 103) : nota : omnes homines vult salvos fieri. Cf. sur ce manuscrit annoté les travaux de J.C. Thompson. 35 Ms. Bruxelles, BR, 9641 (CLA X 1545 ; Bischoff, Katalog 1, p. 158, n° 734 : « Nähe von Corbie, VIII./ IX. Jh. »). Exemple : f. 9v (disputatio libri primi). Cf. A. Stoclet, « Le De civitate Dei d’Augustin. Sa diffusion avant 900 d’après les caractères externes des manuscrits antérieurs à cette date et les catalogues contemporains », dans Recherches augustiniennes et patristiques, 17, 1984, p. 185‑209, p. 196. 36 F. 264 (Cité de Dieu, XXI, 24, 1) = Lambot, Œuvres théologiques, p. 64. 37 Ms. BNF, latin 12247 (Moralia XVII-XXII ; Tours, 1e moitié du IXe s. ; cf. Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 157), f. 38r (devant XXVIII, 29, 48 : universorum nomine et electos voluit et reprobos compraehendi ; nam bona faciens et ordinans deus, mala vero non faciens sed ab iniquis facta ne inordinate eveniant…). Cf. PL 115, col. 1316.
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Deux cas supplémentaires ne laissent pas davantage de doute. D’abord, celui d’un exemplaire carolingien de l’ultima pars de la Cité de Dieu, vraisemblablement originaire de Francie occidentale38. Un lecteur de bon niveau y a annoté deux des trois passages cités par Gottschalk dans la Confessio prolixior (cf. planche 13), avec en particulier une phrase de haute tenue : Que de même que l’Église ne prie pas pour le diable, de même elle ne prierait pas pour les prédestinés au feu éternel de la géhenne si elle savait dès cette vie qui ils sont39.
Au deuxième passage (planche 14), il laisse une note plus lapidaire, au module d’écriture grossi et, manifestement, déformé par l’émotion : « prédestinés à la mort ! »40. L’habitué des notes marginales carolingiennes remarque vite que la première de ces notes est d’une qualité grammaticale anormale. D’ordinaire, l’annotateur se contente de décalquer la structure du passage adjacent (en rajoutant par exemple quod). Ici, nous trouvons un parallélisme (sicut… ita), une disjonction entre aeternam et ignem, une proposition subordonnée conditionnelle au subjonctif imparfait, et même une subordonnée complément du nom, sans qu’aucun de ces éléments ne calque le texte augustinien41. On remarque ensuite l’originalité, ou disons la « personnalité » de sa plume : ligatures OR, ET, NT, ST ; A en forme de u ; N précarolin, même à l’intérieur du mot (gehennae), D oncial ; tout cela, bien que le texte soit copié dans une minuscule caroline aboutie (malgré des A précarolins = cc). La note extatique sur la « prédestination à la mort » impose les mêmes conclusions : D oncial, ligatures OR et ST, N précarolin, et même manière de composer ses lettres par à-coups successifs42. Sur le plan des idées, le rapprochement avec Gottschalk est aisé. D’après Hincmar, il refusait de prier pour ses ennemis43. De fait, l’une des scedulae du Saxon rappelle que le Christ ne prie pas pour les réprouvés : « comment [le
38 Paris, BNF, latin 12215. Malgré l’ex-libris de Corbie, le manuscrit n’y a pas été copié et est absent du volume de Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, malgré Stoclet, « Le De civitate Dei », op. cit., p. 195. D’après Gorman, « A Survey », il vient de Bourgogne, mais aucune justification n’est avancée. Evina Steinovà, qui a consulté les papiers de B. Bischoff à Munich, m’a assuré que le savant paléographe avait situé le manuscrit en Francie occidentale. 39 F. 189v (Cité de Dieu, XXI, 24, 1 ; cf. note 36) : quod sicut non orat ecclesia pro diabolo, ita non oraret pro praedestinatis ad eternam gehennae ignem si sciret in hac vita qui essent. 40 F. 233v (XXII, 24, 5) : praedestinatos ad mortem. 41 Je le copie d’après le manuscrit : Deniquae si de aliquibus ita certa esset ut qui sint illi aetiam nosset qui licet adhuc in hac vita sint constituti tamen praedistinati sunt in aeternum ignem ire cum diabolo tam pro eis non oraret quam nec pro ipso. 42 Comparer en particulier le N précarolin de la note du f. 189v aux O, visiblement composés de deux coups, du f. 233v. 43 Lambot, Œuvres théologiques, p. 35 (= PL 125, col. 613‑615).
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Christ] a-t-il pu souffrir pour ceux pour lesquels il n’a même pas prié ? »44. S’agit-il alors de deux notes autographes de Gottschalk ? Si c’était le cas, il faudrait les ramener aux années 830, avant la controverse : il est évident qu’il n’a pas découvert ces passages après sa condamnation. Comme les exemplaires subsistants de ses propres écrits sont des copies, il est malheureusement impossible de faire des comparaisons. Nous sommes, en tout cas, au plus proche des partisans du Saxon. Un exemplaire carolingien de la Cité de Dieu (I-XI), aujourd’hui à Bourges, d’origine manifestement rémoise, se distingue par la qualité éditoriale de sa mise en page45. Le manuscrit a été entièrement corrigé par une même plume, dont les notes de repérage et de curiosité ne se distinguent en rien de celles que nous avons décrites plus haut, hormis par la culture manifeste de leur auteur46. Une note attire notre attention en marge du livre II, chap. 6 (planche 15). Là, un trigon (triangle formé de trois points) disposé dans le texte sur le mot servitia ramène au commentaire marginal suivant : [esclavage] c’est-à-dire esclaves ; de même, les offices sont souvent mis à la place des officiers ; les services, à la place des serviteurs ; l’humanité, à la place des humains ; et de même, la déité à la place de Dieu ; donc dire trine déité est parfaitement juste47.
L’intérêt de l’auteur de cette note pour la controverse de la trina deitas est évident. Il procède par syllogisme. Nul ne conteste que l’on puisse dire « Dieu trine » ; or, les autorités (ici, Augustin) remplacent, par synecdoque, l’espèce (homme, esclave, serviteur) par sa qualité (humanité, esclavage, service) ; on peut donc sans préjudice remplacer « Dieu » par « déité » et écrire « trine déité ». Le passage annoté n’est pas cité par Gottschalk d’Orbais et la plume diffère beaucoup de celle de la note du latin 12215. Si le Saxon souligne l’équivalence entre 44 Ibid., p. 230. 45 Bourges, BM, 94 (84) (Bischoff, Katalog 1, p. 143, n° 675 : « Wohl Nähe zu Reims, IX. Jh., 3. Drittel »). 152 ff, 355/262 mm ; texte sur deux colonnes ; séparation des mots légère mais toujours juste ; aucune ligature (mis à part ET et ST), très peu d’abréviations ; titres en onciales, incipit en rustique, majuscules en ekthesis, titres courants ; ponctuation à deux niveaux (point bas et point haut) ; différents registres de signes critiques (diple et achresimon) pour marquer les citations bibliques (ainsi que l’obèle pour des citations païennes, par exemple f. 44v, devant la citation de Lucain au livre II, c. 27). 46 Par exemple nota quae sint bona corporis, f. 8v (I, 18, 1) ; Lucretia (ibid.) ; infirmis animis hostis est securitas, f. 13v (I, 30) ; prima contentio adversus imperitum vulgus, f. 16r (II, 3) ; nota cuius plene iudicia nemo comprehendit iuste nemo reprehendit, f. 26v (II, 23, 2). L’annotateur commente savoureusement une pique d’Augustin contre les dieux païens, relative à la captivité de Regulus (II, 18, 1 : « s’ils n’en rougissent pas, c’est alors vrai qu’ils sont en airain et n’ont pas de sang ! »), f. 40v : urbana facetia, congrua hyronia. 47 F. 44r : Id est servi : sic officia saepe ponuntur pro officialibus ; obsequia pro obsequentibus ; humanitas pro hominibus ; ita deitas pro deo. Hinc rectissime trina deitas.
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trinus deus et trina deitas, il n’emploie pas pour autant l’argument purement grammatical employé par l’annotateur du manuscrit de Bourges48. Le Saxon n’est donc pas l’auteur de la note. Il s’agit d’un clerc rémois d’excellent niveau, bien au fait de la condamnation de la formule trina deitas par Hincmar (condamnation qui reçoit quelque publicité au concile de Soissons de 853), et qui prend ici le parti de l’hymne interdite, de Ratramne et du reclus d’Hautvillers, contre son archevêque. Un troisième manuscrit annoté nous introduit dans la cour de Charles le Chauve. Cette dernière a été identifiée, avec ses notaires et son maître Jean Scot, comme un milieu résolument hostile à la double prédestination (chap. 3, p. 200-212). Or, David Ganz a montré que c’est pour la cour de Louis le Pieux, que fut copié, à Tours, le manuscrit BNF latin 2718, qui, en plus d’un formulaire, contient un questionnaire pastoral et deux traités d’Augustin sur la prédestination49. Demeuré du côté occidental de l’empire, on peut postuler que ce recueil à usage politique est resté à la cour de Charles le Chauve50. En effet, Jean Scot, dans son traité contre Gottschalk, cite le De dono perseverantiae et le De praedestinatione sanctorum mais aussi le De correptione et gratia d’Augustin : ce dernier traité est contenu dans le manuscrit51. Or, le traité d’Augustin y est annoté et contient des signes d’extraction hic-usque exactement dans les chapitres concernés par la controverse (Ff. 57‑58 : c. 12‑15). Ces signes tironiens sont disposés à l’intérieur même du texte et non, comme ceux de Ratramne, dans la marge, ce qui rend l’extraction plus précise. On doit alors remarquer la convergence parfaite entre, ici dans la colonne de gauche, le manuscrit annoté de la cour et, dans la colonne de droite, l’une des citations de l’Erigène :
48 Lambot, Œuvres théologiques, p. 82 sqq. L’argumentation de Gottschalk vise à montrer que chacune des personnes de la Trinité peut être dite deitas à part entière et que chacune des qualités des personnes (bonus, verus, carus, clarus), portée à sa perfection, est possédée en plénitude par ces personnes (una et trina bonitas, veritas, caritas, claritas). On rencontre une démonstration comparable à celle du ms. de Bourges dans un ajout au ms. Berne 584, f. 1r-v, édité par Lambot, ibid., p. 81 : cf. mon article à paraître dans la Revue de l’histoire des religions, déjà cité p. 39. 49 D. Ganz, « Paris BN latin 2718 : Theological Texts in the Chapel and the Chancery of Louis the Pious », dans Scientia veritatis. Festschrift für Hubert Mordek zum 65. Geburtstag, O. Münsch et T. Zotz éd., Thorbecke, 2004, p. 137‑152 ; le manuscrit, d’origine tourangelle (années 830), a peut-être été copié par Hirminmaris, notaire de Fridugise. Il contient (ff. 2‑58) les deux mêmes opuscules d’Augustin sur la prédestination que le latin 12205, originaire de Corbie (Folliet, « Le plus ancien témoin », p. 89‑84). 50 Il contient une généalogie des rois de France du Xe siècle (f. 1‑2), éditée dans Du Chesne, Historiae Francorum scriptores coaetanei, 1, Paris, 1636. 51 CCCM 50, p. 77 (remploi assumé de citations de la Confessio prolixior Gottschalk) et 81‑83 (citations originales).
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Tableau n° 7 : Les notes du ms. BNF, latin 2718 BNF latin 2718, f. 58r (Augustin, De cor- Jean Scot, De praedestinatione, c. 14, 1 (BNF, latin 13386, f. 138r) reptione et gratia, 15, 46) […] ipse non damnet. [HIC] Pastoralis tamen necessitas habet ne per plures serpant dira contagia separare ab ovibus sanis morbidam ab illo cui nihil est impossibile ipsa forsitan separatione sanandam. Nescientes enim quis pertineat ad praedestinatorum numerum, quis non pertineat, sic affici debemus2108 caritatis affectu ut omnes velimus salvos fieri [USQUE]. Hoc quippe fit…
Quod apertissime in sequentibus aperitur ubi [sc. Augustinus] ait : Pastoralis tamen necessitas habet ne per plures serpant dira contagia separare ab ovibus sanis morbidam ab illo cui nihil est impossibile ipsa forsitan separatione sanandam. Nescientes enim quis pertineat ad praedestinatorum numerum, quis non pertineat, sic affici caritatis affectu ut omnes velimus salvos fieri. [autre citation :] Proinde2109 quantum ad nos pertinet…
Il est remarquable que les chapitres XII-XV du traité, les plus utilisés par Jean Scot, soient annotés à de multiples reprises dans un manuscrit de cour que l’Irlandais aurait naturellement pu utiliser, compte tenu de la coïncidence entre les signes d’extraction et sa propre citation. Mais la convergence n’est pas systématique, dans le cas de ses autres citations54. D’autre part, on connaît, ou croit connaître, la plume de l’Irlandais et elle n’a rien à voir avec celle, toute caroline, de notre annotateur55. Cela étant, comme on le verra, les auteurs s’entourent d’assistants. Il est possible que ces notes en dérivent, ou même que Jean Scot, en rédigeant son traité, se soit aidé d’annotations existantes. L’Irlandais, citant Augustin, se trompe de titre ; il est possible qu’il n’ait eu accès qu’à un florilège dérivant du manuscrit de Paris56. Ici encore, un faisceau de facteurs nous guide : le manuscrit vient de la cour ; il a été annoté seulement aux chapitres concernés par la controverse ; certaines annotations épousent les citations de Jean Scot, qui officiait justement au palais. C’est, au minimum, un signe supplémentaire de l’implication de la cour occidentale dans les débats, et au mieux, le manuscrit utilisé par l’Erigène.
52 debemus om. BNF latin 13386. 53 La citation suivante vient du De correptione et gratia, 16, 49. 54 Certaines extractions (ainsi hic-usque dans le chapitre 13, f. 58r, entre quis enim et praesumat) et certains hic tironiens (ainsi chapitre 12, f. 57v, donante sibi perseverantiam…) ne correspondent à aucune citation de Jean Scot. 55 Cf. Dutton-Jeauneau, Autograph of Eriugena. 56 CCCM 50, p. 77.
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Enfin, plusieurs manuscrits contiennent des annotations en marge d’un même passage du commentaire de Jérôme sur l’épître aux Éphésiens (V, 6). Jean Scot, on s’en souvient, nie en 850 la matérialité des peines de l’Enfer, ce qui lui vaut une volée de bois vert de Florus et de Prudence. Ceux-ci s’appuient en particulier sur un passage du commentaire de Jérôme : Nombreux sont ceux qui disent qu’il n’y aura pas de supplice pour les péchés ni de torture extérieure, mais que le péché et la conscience du crime tiendront lieu de châtiment, car c’est dans le cœur que le ver ne meurt pas et c’est dans l’âme que le feu brûle…57
Ici, Jérôme critique exactement la position érigénienne. Cela n’échappe pas davantage à de simples lecteurs impliqués dans les discussions que cela n’avait échappé à Prudence et Florus. Dans le manuscrit personnel de Prudence de Troyes, le passage est marqué d’un nota supplicii58. Puis un lecteur anonyme du traité de Florus contre Jean Scot a, dans un exemplaire dont le scriptorium n’a pas été déterminé, marqué la citation hiéronymienne d’un nota59. Un autre lecteur, à Corbie, a annoté le même passage directement dans le texte de Jérôme : il s’agit d’un assistant de Ratramne directement intéressé par les débats60. Sa note de poenarum qualitate, totalement isolée dans ce manuscrit corbéien, ne laisse aucun doute quant à son degré d’implication. Comme le traité de Florus, un autre traité de la controverse sur la prédestination a été annoté copieusement (près de 90 notes) : le seul exemplaire subsistant du De praedestinatione de Jean Scot, qui fait décidément scandale61. Plusieurs des notes sont des lettres abrégées (N.L., N.P., N.M., N.AG.) dont la signification peut souvent être reconstituée (nota libertatem, nota praescientiam, nota Augustinum,
57 PL 26, col. 522 (le commentaire n’est pas édité au CCSL). Cité par Florus (CCCM 260, p. 229) et Prudence (PL 115, col. 1337). 58 Ms. Cambridge Mass., Houghton Library, Fms Typ 495, f. 79r : cf. Pezé, « Prudence ». 59 Paris, BNF, latin 12292, f. 53v ; cf. Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 157 ; Bischoff, Katalog 3, p. 197, n° 4823 (France du Nord, mi-IXe siècle). Le scriptorium, faisant la transition entre Lyon et Corbie, se situe à mon avis en Bourgogne, dans l’entourage de Loup : les nota dont regorge le manuscrit ont en effet la forme allongée caractéristique du cercle de Loup. 60 Paris, BNF, latin 13351, f. cf. Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 75 et 138. Je me permets de renvoyer à mon article « The Making of the De praedestinatione of Ratramnus of Corbie (including a new personal manuscript) », dans The Annotated Book in the Early Middle Ages. Practices of Reading and Writing, actes de la conférence des 3‑5 juin 2015, I. van Renswoude et M. Teeuwen ed., à paraître (Utrecht Studies in Medieval Literacy, 37). 61 Ms. BNF, latin 13386, f. 103‑157 ; dans le codex, le traité constitue une unité codicologique indépendante, copiée à Reims. Cf. CCCM 50, p. xiv-xv ; Ganz, The literary interests, p. 402‑403 ; Mainoldi, De praedestinatione liber, p. cxlii.
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nota mortem)62 ; le N de nota reste la note la plus fréquente63. Or, quatre feuillets ont été copieusement annotés par une plume caroline. L’hostilité de l’annotateur à l’égard de l’Erigène est totale : « Il dit que dans le premier homme, non pas tous les hommes en général, mais chacun en particulier, ce qui est contradictoire » ; « il dit que la nature d’Adam n’a pas connu la chute » ; « il dit que les péchés sont naturels » ; « il dit que le mouvement volontaire de l’esprit n’est pas créé par Dieu » ; « il dit que la nature ne peut ni punir, ni être punie, et ne peut donc souffrir » ; « il interprète perversement le témoignage qu’il choisit » ; « même un païen ne dit pas cela » ; « la nature ne vient pas de Dieu mais dérive de Dieu, ce n’est pas une partie de lui mais son œuvre » ; « le péché ne vient pas de la créature » ; « il professe le défaut de l’âme, qu’il a nié auparavant » ; « aucun châtiment su à l’avance ni prédestiné par Dieu » ; « que le péché commencé dans cette vie est achevé dans l’autre » ; il dit que le bonheur de l’homme est la vertu » ; « il dit que le don de la grâce est l’intelligence naturelle »64.
Les feuillets ainsi annotés correspondent assez exactement au chapitre XVI de Jean Scot, c’est-à-dire celui où il entend démontrer que les peines de l’Enfer sont spirituelles et non matérielles. Nous avons vu l’esclandre provoqué par cette thèse (p. 274-287). Les notes de ce manuscrit en témoignent aussi : le lecteur, reléguant Jean Scot à un rang de sous-païen (nec paganus hoc dicit !), relève ses contradictions (« ce qui est contradictoire » ; « qu’il a nié auparavant ») et toutes les thèses qui lui semblent hérétiques, comme un catalogue commençant toujours par dicit, « il dit ». À noter que ces notes sont anonymes : elles ne sauraient être attribuées ni à Florus, ni à Prudence, tous deux auteurs d’un traité contre l’Erigène ; en effet, elles ne correspondent pas aux passages relevés par ces deux auteurs. Elles constituent donc un dossier à charge contre l’Erigène, rédigé anonymement, entre Reims et Corbie, dans le contexte de la controverse sur la prédestination.
62 Ff. 114v, 115v, 116v. Remarquons encore ARG pour argumentum, f. 123v ; SYL pour syllogismus, f. 135r ; B pour Bene, f. 140r ; BL pour bonitas largitas, f. 141r. D’autres notes sont moins compréhensibles : N.F. (sans doute pour fides), f. 122r, mais aussi 137r ; CON (confectio, c’est-à-dire conclusion ?), f. 125r ; contra T, f. 135v. 63 Ff 120v, 122r-v, 123r… 64 F. 144v : dicit in primo homine non generaliter omnes sed singulos peccasse quod est repugnans ; f. 145r : dicit naturam Adae non deliquisse ; naturalia docet esse peccata ; motum mentis voluntarium dicit a deo non creari ; naturam dicit nec puniri nec punire non est ergo passibilis ; testimonium quod assumit perverse intelligit ; f. 145v : nec paganus hoc dicit ; non ex deo sed a deo natura ; non igitur pars dei est sed opus ; peccatum a creatura non esse ; f. 146r : vitium animae confitetur quod ante negauit ; f. 147r : nullam poenam a deo prescitam nec praedestinatam ; f. 147v : quod in hac vita inchoatum peccatum in futura perficietur ; beatitudinem hominis virtutes dicit esse ; f. 148r : donum gratiae naturalem dicit intellegentiam.
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Conclusion
En définitive, les manuscrits dont les annotations peuvent être rattachées à la controverse sur la prédestination en raison d’un faisceau d’indices sont très rares : nous en comptons ici, si nous excluons les manuscrits de travail de Prudence et Ratramne que nous avons cités, moins d’une dizaine, dont la plupart sont originaires de Champagne et de Corbie, c’est-à-dire les foyers de la controverse. Mais nombreux, nous l’avons vu, sont les lecteurs intéressés par la prédestination entre autres thèmes, à l’époque carolingienne. Nous avons également souligné la part du travail marginal dans la constitution des stéréotypes hérésiologiques et l’utilisation de la mise en page pour mettre en scène l’exclusion de l’adversaire. Cette petite moisson de manuscrits annotés, dont les conclusions seront tirées à la fin du chapitre, ne représente toutefois pas le solde du legs carolingien : il nous reste encore à voir des ensembles cohérents de manuscrits annotés, dont certains peuvent élargir l’espace concerné par les débats. Nous verrons successivement trois dossiers : les manuscrits personnels de Pacifico de Vérone, le fonds du chapitre cathédral de Würzburg et les glossae hibernicae se rapportant à un groupe de manuscrits bilingues d’origine irlandaise. L’étude de ces manuscrits nous montrera comment les informations sur la controverse se répandent sur le territoire carolingien, non pas de façon homogène, mais en empruntant des réseaux déjà constitués. II. Dans les marges géographiques A. Pacifico de Vérone Nous avons passé en revue, au chapitre 1 (p. 51), les sources qui témoignent du passage du groupe de Gottschalk en Italie du Nord : il reste à savoir si la prédication du Saxon a un quelconque lien avec le débat sur le péché d’Adam et de Judas, qui agite la province d’Aquilée ces mêmes années. Rappelons les faits. Entre 841 et 84465, un prêtre de Vérone, Vitale, interroge l’archidiacre Pacifico, qui séjourne certainement à Nonantola depuis la répression de la révolte de Bernard d’Italie, sur l’opinion de certains prêtres et évêques de la province d’Aquilée affirmant que Judas, en livrant le Christ, n’a pas davantage péché que le responsable de la condamnation du genre humain, Adam. Pour eux, celui-ci n’aurait pas été sauvé de l’Enfer par le sacrifice du Christ. Pacifico 65 C’est-à-dire entre l’arrivée d’Hildemar à Brescia et la mort de Pacifico de Vérone ; Campana, Carteggio ; La Rocca, Pacifico, p. 181‑182 ; Pezé, « Primum in Italiam », p. 148‑152.
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transmet la demande à Hildemar, moine originaire de Corbie et appelé en Italie septentrionale pour y réformer le monachisme : il séjourne alors certainement à proximité, à Brescia. La réponse d’Hildemar, préservée par deux témoins manuscrits66, affirme que Judas a commis un péché contre l’Esprit, ce qui le condamne irrémédiablement, alors qu’un passage du livre de la Sagesse (Sg 10, 1‑2), interprété notamment par Origène, semble indiquer qu’Adam est sauvé de la damnation67. Hildemar conspue la témérité de ceux qui inventent de nouvelles « sectes » : il mobilise la rhétorique hérésiologique traditionnelle. Plusieurs historiens ont remarqué que ce débat pouvait devoir son existence à la prédication de Gottschalk à Vérone68. La rédemption d’Adam est liée aux rapports entre grâce et libre-arbitre et aux implications du péché originel : Adam est-il responsable de la damnation de tous les hommes perdus à cause de son péché69 ? La réponse d’Hildemar ne fait pas mystère des liens de ce problème avec la doctrine de la grâce : « Il est extrêmement vrai que […] personne, sinon par la grâce, n’a pu se libérer de cette masse de perdition »70. On trouve là un lien entre la prédestination prêchée par Gottschalk et l’échange épistolaire de Vitale, Pacifico et Hildemar. Cette controverse a rencontré, localement, un vaste écho. Vitale avait réclamé une réponse sub epistolari specie pour pouvoir la faire circuler facilement, laissant entendre que le débat avait cruellement besoin d’un arbitre. La réponse d’Hildemar, volontairement courte, s’est pliée à cette exigence71. Sa lettre a été conservée par un autre témoin manuscrit que les lettres de Vitale et Pacifico, ce qui prouve qu’elle a circulé (ms. Munich, BSB clm 14581, f. 196‑197 ; Ratisbonne, XIe s.). Ce manuscrit a aussi préservé une collection d’extraits dont le thème est voisin de la lettre d’Hildemar : Item De la libération du premier homme. J’ai décidé de comparer les commentaires d’un érudit nommé Raban, dont parlait votre lettre, au sujet de la libération
66 La lettre d’Hildemar est préservée par le manuscrit Munich, Stabi, clm 14581 (Ratisbonne, XIe siècle) et le Paris, BNF latin 3226 (XIIIe siècle), dont Campana suppose que le modèle était l’exemplaire personnel de Pacifico. 67 MGH Ep. 5, p. 355‑356. 68 Ludwig Traube, MGH Ep. 5, p. 356, note 1 ; C. G. Mor, dans Storia della cultura Veneta, p. 294 ; La Rocca, Pacifico, p. 181‑182 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 151 et Heresy and Dissent, p. 94. 69 C’est l’argument cité par Vitale : Adam autem multitudinem hominum sua prevaricatione lesit (Campana, Carteggio, p. 272). 70 MGH Ep. 5, p. 356. 71 Ibidem : « Bien que cela touche notre affaire, c’est une question profonde qui réclame la grandeur d’un livre entier (…) Beaucoup de questions naissent dans ce ventre, il est trop long de les citer pour ne pas provoquer des nausées à votre généreuse audience ».
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et de la délivrance d’Adam, le premier homme, avec les paroles de saint Grégoire de Nazianze, dont personne n’osera remettre en cause l’autorité, car comme on le lit, tout homme qui ne concorde pas avec la foi de Grégoire n’est pas d’une foi droite72.
Plusieurs extraits de l’Oratio apologetica de Grégoire de Nazianze, dont on trouve la traduction par Rufin dans de nombreux manuscrits carolingiens, suivent cette introduction73. La lettre à laquelle fait référence Hildemar ici n’est pas celle de Vitale éditée par Campana : on n’y lit pas de référence à Raban Maur. Il s’agit donc d’un autre témoin de la controverse sur le péché d’Adam et sa libération de l’Enfer. Un correspondant inconnu, peut-être encore Pacifico, a expédié à Hildemar des extraits d’un commentaire de Raban, qui lui semblaient avoir une certaine pertinence dans le débat en cours : peut-être s’agit-il de son commentaire sur la Sagesse, dont le passage concernant les versets 10, 1‑2, professe la restauration d’Adam (reparatus)74. Hildemar choisit de les comparer avec des extraits de Grégoire de Nazianze ; Rufin, rappelle-t-il, affirme que « toute personne en désaccord avec [Grégoire] n’est pas orthodoxe »75. Certains de ces extraits de Grégoire sont employés par Hincmar de Reims dans son traité sur la prédestination de 859‑860 – sans lien avec Hildemar, bien sûr76. La parenté thématique entre les deux débats est donc nette. Peut-être un élément de nature paléographique peut-il la conforter : les notes de Pacifico77. Augusto Campana a attribué à son entourage les notes d’un manuscrit qui contient plusieurs traités d’Augustin78. Les annotations de ce manuscrit révèlent un intérêt certain pour la question des origines du mal, en particulier dans les marges du De Genesi ad litteram.
72 Expositiones Hrabani cuiusdam sapientis, de quo vestri referebant apices super liberatione et ereptione Ade primi hominis cum verbis auctoris beati Gregorii Nazanzeni placuit nobis conferre, de cuius auctoritate nullus audet dubitare, qui [verum est] sicut legitur omnem hominem non esse recte fidei qui in fide Gregorii non concordat (MGH Ep. 5, p. 357‑358 = appendice de la lettre transcrit en note). On ne saurait dire à quelle oeuvre de Raban Maur il est fait référence. 73 Lyon, BM, ms. 599 ; Paris, BNF, lat. 1706 ; Reims, BM, ms. 374… 74 PL 109, col. 716 : Sed cum propter transgressionem mandati de paradiso ejectus est, et in aerumnam istius saeculi devolutus, rursus per divinam sapientiam, per quam primitus conditus est, hoc est, Christum, reparatus, et hoc indicium est magnae pietatis omnipotentis Dei, quod hominem qui per alienam suasionem seductus incidit in peccatum, iterum restaurare decrevit, ne opus suum periret, quod ad imaginem et similitudinem suam ab initio factum habebat. 75 PL 50, col. 263, note a : non esse rectae fidei omnem qui in fide Gregorio non concordat. 76 PL 125, col. 316‑317. 77 T. Venturini, Ricerche paleografiche intorno all’archidiacono Pacifico di Verona, Vérone, 1929. 78 A. Campana, « Veronensia », dans Miscellanea Giovanni Mercati, 6, Rome, 1946 (Studi e Testi 126), p. 57‑91 ; Paris, BNF, latin 1924. Contenu : Ff 1‑3, De Genesi adversum manicheos ex libro Retractationum ; 4‑11, De Haeresibus ; 12‑89, De Genesi ad litteram, I&II ; 90‑136, Contra mendacium ; 136‑185, De mendacio ; 186‑237, De fide et operibus ; 237‑238, excerpta Retractationum.
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Tableau n° 8 : Notes du ms. Paris, BNF, latin 1924 f. 12v (De genesi ad litteram, I)
Nota cur deus hereticos esse permittat « Pourquoi Dieu permet qu’il y ait des hérétiques »
f. 16v
Quod omnes homines possunt si velint « Que tous les hommes peuvent, pourvu qu’ils veuillent »
f. 39v
Omnia nostra bona opera deo tribuenda « Toutes nos bonnes œuvres sont à attribuer à Dieu »
f. 88r (De genesi ad litteram, II)
Quod diabolus non natura sed peccando « Que le diable [est diable] non par nature, mais par le péché »
f. 88v
Quod homo non coactus peccavit sed voluntate « Que l’homme ne pèche pas par contrainte mais volontairement »
f. 89r
Nulli naturae peccata nocet nisi sua « Que les péchés ne nuisent qu’à leur propre nature »
f. 89r
Nullum malum naturale « Aucun mal n’est naturel »
Ces notes montrent que la question agitée par les mystérieux « prêtres et évêques » dont parle Vitale était proche des centres d’intérêt de Pacifico ; elles sont même fort proches de la question de la prédestination (notamment f. 88v). Dans le sillage d’Augusto Campana, Bernhard Bischoff a identifié, dans un manuscrit de Wolfenbüttel, une note de Pacifico de Vérone portant sur la prédestination79. Ce manuscrit contient l’Enchiridion d’Augustin80. La note « de praed » identifiée par Bischoff, au feuillet 44v, se trouve en face du paragraphe 16, 62, affirmant l’existence de la prédestination à la vie. Le paragraphe porte sur la prédestination d’un nombre fixe d’individus, ce qui est une problématique qu’on retrouve notamment chez Hincmar et Ratramne81. Mais, de surcroît, on trouve une seconde note de Pacifico dans le manuscrit de Wolfenbüttel, au feuillet 79r (planche 6), qui lit « de praedestinatione ». Cette deuxième note se trouve devant le §100 de l’Enchiridion, qui est un des passages les plus cités de la controverse 79 Bischoff, « Wolfenbüttel », p. 106. 80 Ms. Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Guelf. 23.30 Aug. 4°. 81 Gundlach, « Zwei Schriften », p. 268 ; PL 121, col. 15.
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prédestinatienne, nous avons eu amplement l’occasion de le montrer (p. 405). Le lien avec notre controverse est évident, d’autant plus que le manuscrit de Wolfenbüttel ne contient, en tout et pour tout, que trois annotations82. Pacifico a donc lu le manuscrit de Wolfenbüttel pour y trouver de la documentation sur la prédestination. Ce fait est corroboré par d’autres notes, sans doute de Pacifico aussi, dans un manuscrit de Vérone aujourd’hui à Berlin83. En marge d’une lettre de Jérôme (Ad Hedibiam quaestiones XII, qu. 1084), on trouve à deux reprises la note de praedestinatione, et à deux reprises la note de libero arbitrio (ff. 248‑251 : voir planche 7). On relèvera la parenté des notes des manuscrits de Wolfenbüttel et de Berlin, notamment le d oncial, la ligature st et l’accolade qui précède la note85. Pacifico a mené une enquête, dans plusieurs manuscrits, au sujet des questions du mal, de la prédestination et du libre-arbitre. Ces notes fournissent un témoignage concret des répercussions de la prédication de Gottschalk à Vérone. Cela confirme le fait que le clergé diocésain s’est enquis de la question de la prédestination et de ses implications et qu’il y a un lien entre la controverse sur faute et la libération d’Adam et la controverse prédestinatienne. B. Würzburg Le royaume de Louis le Germanique semble moins concerné par la controverse sur la prédestination que celui de Charles le Chauve : mis à part la condamnation de Gottschalk à Mayence en octobre 848 et les échanges épistolaires entre Hincmar et Raban en 849‑850, on ne dispose d’aucune source sur d’éventuels débats. Raban écrit pourtant à l’archevêque de Reims que Gottschalk, sur le chemin de Mayence, « jettait les foules dans l’erreur »86. N’a-t-il pas rencontré davantage d’écho que les sources ne l’ont laissé paraître ? Au XIXe siècle, Ernst Dümmler, Heinrich Schrörs, puis Albert Freystedt proposent une hypothèse stimulante : il y aurait eu, en Francie orientale, et plus
82 La troisième se trouve f. 54v et porte sur la correction disciplinaire (de verbere, devant § 19, 72). 83 Berlin, Staatsbibliothek, Phillipps 1674 ( Jérôme, Lettres) ; cf. Valentin Rose, Lateinische Handschriften I, n° 17, p. 17. 84 PL 22, col. 838‑845. 85 Bischoff, Katalog 1, p. 86, n° 409. Il ne faut pas confondre cette main, que Bischoff attribue à Pacifico, avec l’annotateur qui multiplie les traductions en grec, et qui date du Xe siècle. 86 PL 125, col. 84 : … populos in errorem mittens. L’emploi du pluriel désigne ici la foule plutôt que le « peuple » au sens politique du terme.
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particulièrement à Würzburg, un terrain favorable à la double prédestination87. La clé de cette hypothèse est le rapprochement entre deux faits. Premièrement, les Centuries de Magdebourg ont préservé des bribes de la correspondance de Raban Maur avec l’évêque Humbert de Würzburg (†842)88. Ces fragments révèlent tout un échange au sujet du destin, de la prescience divine et du librearbitre. Deuxièmement, le successeur de Humbert, Gozbald (†855), fait copier (Würzburg, UB, m. p. th. 8° 4) dans un format maniable une série de textes incluant, après le De officiis d’Isidore et la Passion de saint Janvier, plusieurs traités sur la grâce et la prédestination du disciple gaulois d’Augustin, Prosper d’Aquitaine (40v : De gratia et libero arbitrio ad Rufinum ; 73v : Responsiones contra objectiones Vincentianorum ; 83v : Responsiones ad excerpta quae de genuensi civitate sunt missa). Le premier à avoir mis la confection de ce manuscrit en lien avec la controverse sur la prédestination est Johann Georg von Eckhart, en 172989 : il faut attendre Schrörs pour que le lien avec les bribes de correspondance de Raban et Humbert soit fait90. Plusieurs historiens s’engouffrent alors dans la brèche ouverte par Schrörs et Freystedt et affirment que Gozbald a réellement pris part à la controverse sur la prédestination91. Prosper fait pourtant partie des auteurs les plus lus du Moyen Âge : il est impossible de déduire du fait que Gozbald en possédait un manuscrit que l’évêque a pris part à la controverse sur la prédestination. On semble confronté à un effet « boule-de-neige » historiographique, où une hypothèse prend du poids par simple inertie, en attendant l’inévitable dégel. Mais il y a eu de nouveaux éléments : en 1983, Ganz signale, parmi les manuscrits annotés pendant la controverse sur la prédestination, un manuscrit originaire de Würzburg92. Un aperçu de l’histoire des fonds manuscrits de Würzburg, fonds exceptionnels qui embrassent aujourd’hui près de 150 manuscrits carolingiens, s’impose. Würzburg a un scriptorium et une école de qualité, ce qu’expliquent plusieurs causes. D’abord, la fondation de l’évêché par Boniface en 741‑742. Le premier 87 Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reiches, p. 332 ; Schrörs, Der Streit, p. 15 et Hinkmar, p. 102, note 59 ; Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 174. 88 MGH Ep. 5, p. 517‑533. 89 Eckhart, Commentarii de rebus Franciae orientalis, 2, Würzburg, 1729, p. 398. 90 Schrörs, Hinkmar, p. 102, note 59. 91 Hotzelt, « Felizissimus und Agapitus », p. 90. Voir encore Bischoff-Hofmann, Libri Kyliani, p. 169 ; Schrimpf, « Hraban und der Prädestinationsstreit », p. 145 (qui imagine que Hincmar et Raban auraient sollicité Gozbald pour obtenir les traités de Prosper) ; L. K. Walter, « Die theologischen Streitigkeiten des Frühmittelalters und ihre Widerspiegelung in der Würzburger Kirche des 8. und 9. Jahrhunderts. Ein theologiegeschichtlicher Versuch », dans Würzburger Diözesangeschichtsblätter, 56, 1994, p. 13‑26. 92 Gorman, « Harvard’s manuscript », p. 196, note 33 (ms. Bodleian Library, Laud. Misc. 106) ; cf. au sujet de cet article Pezé, « Prudence ».
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évêque, Burchard, d’origine anglo-saxonne, est un personnage de premier plan de la réforme pipinide : ambassadeur de Pépin à Rome en 751 avec Fulrad de Saint-Denis, il correspond avec Zacharie et participe au concile germanique93. Deuxième cause : l’influence des missionnaires anglo-saxons pendant la seconde moitié du VIIIe siècle. Certains des manuscrits les plus anciens sont ou bien en écriture insulaire, ou bien annotés par une main insulaire94. Würzburg, dont le territoire comprend une partie saxonne, se distingue alors par une école active, orientée vers la Saxe récemment convertie : les évêques Hathumar et Badurad de Paderborn, aristocrates d’origine saxonne, y sont instruits, sous l’épiscopat de Berowelf (768‑800)95. Troisième caractéristique : les relations nouées avec une autre fondation bonifatienne, Fulda, et son abbé, le praeceptor Germaniae, Raban. Sous l’évêque Humbert (833‑842), le scriptorium du diocèse s’inspire du style de Fulda96. Ancien diacre de Würzburg, puis chorévêque à Mayence, Humbert assiste à la consécration de la Salvatorskirche de Fulda le 1er novembre 819 et à la translation des reliques de Boniface97. De sa correspondance avec l’abbé de Fulda, on apprend qu’il a lu son De clericorum institutione et son homéliaire ; il lui passe commande de ses propres œuvres98. Plusieurs œuvres de Raban se trouvent encore aujourd’hui dans les fonds de Würzburg99. Dernière cause : l’épiscopat de deux évêques lettrés, Humbert et Gozbald (842‑855). Ce dernier, abbé de Niederaltaich à partir de 830‑833, est archichapelain de Louis le Germanique, pour le royaume de Bavière, entre 830 et 833100. Son épiscopat représente l’apogée du scriptorium de Würzburg ; après sa mort en 855 (peu après que la foudre a frappé la cathédrale), seuls 8 manuscrits sont copiés101. D’après les catalogues médiévaux, sous ces deux épiscopats s’est déroulé un accroissement spectaculaire : on passe de 35 titres en 800, ainsi qu’une poignée de manuscrits décrits entre 830 et 850 par des catalogues partiels, au long catalogue de l’an mil102. Les abbatiats de Humbert et Gozbald représentent l’apogée intellectuel de l’école cathédrale : 93 Voir les Annales Regni Francorum : MGH SS rer. germ. 6, p. 9. Sur Burchard, voir la Vita Burchardi, dans Scriptorum tomus V, G. H. Pertz ed., Hannovre, 1844 (MGH Scriptores in folio t. V), p. 44‑62. Cf. Semmler, Der Dynastiewechsel, op. cit., p. 1‑57. MGH Ep. 3, p. 307 (Lettres de Boniface, n° 53). 94 Bischoff-Hofmann, Libri Kyliani, p. 3‑12. 95 Ibid., p. 163‑165. 96 Ibid., p. 15. 97 Wendehorst, Bistum Würzburg, p. 39. 98 MGH Ep. 5, p. 439‑441. 99 Oxford, Bodleian, can. misc. 353 (De computo) ; Laud. misc. 339 (In Numeris) ; 101 (In Matthaeum) ; 106 (In Paulum). 100 Wendehorst, Bistum Würzburg, p. 42‑46 ; K. Lindner, Untersuchungen zur Frühgeschichte des Bistums Würzburg und des würzburger Raums, Göttingen, 1972 (Max-Planck-Instituts für Geschichte, 35, p. 227‑231. 101 Bischoff-Hofmann, Libri Kyliani, p. 21‑22. 102 Mittelalterliche Bibliothekskataloge Deutschlands und der Schweiz, IV/2 : Bistum Würzburg, H. Knaus ed., Munich, 1979, p. 948‑988 (n° 126‑129).
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près d’une trentaine de manuscrits de leur épiscopat portent, encore aujourd’hui, des annotations, dont Bernhard Bischoff fait remonter la plupart à l’époque de la copie103. Les notes, d’une grande unité stylistique, témoignent de l’homogénéité du fonds de Würzburg104. Ces dizaines de manuscrits ont été préservés des dévastations de la guerre de Trente ans pour deux raisons. D’une part, l’archevêque de Cantorbéry et doyen d’Oxford, William Laud, en achète 46 et les lègue à la jeune biblothèque Bodléienne (1602) entre 1635 et 1640. D’autre part, les manuscrits restants sont cachés dans la toiture de la Fabrique de la cathédrale, d’où ils sont exhumés en 1717105. En somme, le fonds de Würzburg, conservé en partie à Oxford, est, comme ceux de Corbie ou Lyon, exceptionnel ; parce qu’il a été préservé avec une certaine unité et parce qu’il reflète l’activité d’une école cathédrale aux avant-postes de la renaissance carolingienne106. Nous pouvons à présent revenir aux annotations. David Ganz signale, en 1983, des notes sur la prédestination dans le commentaire sur saint Matthieu de Raban Maur : cela m’a poussé à une enquête systématique. Sept manuscrits portent des notes marginales sur la prédestination : on les trouvera éditées en annexe 7. Le premier annotateur (1) a été repéré par David Ganz dans les marges du ms. Laud. misc. 106 (planche 8), contenant le commentaire de Raban sur l’Épitre aux Romains107 ; celle-ci est fréquemment citée par les controversistes pour sa longue méditation sur la loi et la grâce108. L’annotateur écrit en minuscule caroline et intervient aux ff. 36‑60, le plus souvent pour des indications de contenu (quod anima ex traduce non sit sicut caro in qua peccatum habitat, f. 36r). Sa main encadre ses annotations (comme souvent à Würzburg), les fait commencer par un D majuscule et, deux fois, abrège la fin du mot par un tilde. Quatre notes insistent sur prédestination, prescience et libre-arbitre dans un même manuscrit. Le deuxième annotateur (2) emploie, par sophistication, l’écriture onciale (planche 9) : on trouve sa plume en lien avec la prédestination dans au moins six 103 Bischoff-Hofmann, Libri Kyliani, p. 21. 104 Ibid., p. 72. 105 Ibid., p. 61. C’est alors que von Eckhart rédige l’histoire de Würzburg citée plus haut. 106 Voir maintenant Mairhofer, Medieval Manuscripts from Würzburg. 107 Mairhofer, ibid., p. 362‑364, cite Ganz en bibliographie mais ne parle de la controverse dans aucune description de manuscrit. J’ai communiqué à l’auteure de ce catalogue – par ailleurs irréprochable – toutes les informations de cette sous-partie par courrier électronique le 24 mai 2012. 108 Par exemple, Ratramne (le plus souvent, par ses citations d’Augustin) : PL 121, col. 20, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36… Loup, Liber de tribus quaestionibus : PL 119, col. 626, 627, 631, 636, 637, 638…
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manuscrits, dans lesquels son intérêt est aussi attiré par d’autres thèmes. Il note un passage sur la vocatio dans le même manuscrit que l’annotateur (1), le laud. misc. 106, et sur le même feuillet (f. 44r) : comme le soulignent Florus et Prudence, la « vocation » désigne une élection qui peut n’être que temporaire109. On trouve également une note sur la prédestination, parmi de nombreuses notes de curiosité, dans le laud. misc. 126 (f. 197r), un splendide exemplaire du De Trinitate d’Augustin, copié à Chelles à la fin du VIIIe siècle110. Dans le ms. laud. misc. 92, contenant l’Ad Monimum de Fulgence de Ruspe, on relève une note devant un passage cité par plusieurs controversistes (f. 16v). Dans le ms. laud. misc. 139, contenant la première moitié des Tractatus in Johannem d’Augustin, une de ses notes trahit son intérêt direct pour la controverse (f. 5r) : « il n’écrit pas prédestiné mais prévu ». Le texte d’Augustin auquel est accolée cette note, cité par Ratramne et Gottschalk, dit : « il existe un peuple né et prévu pour la colère de Dieu »111. En remarquant ici que les réprouvés ne sont pas prédestinés au châtiment mais seulement « sus à l’avance », l’annotateur dévoile sa similitude de pensée avec le parti des adversaires de la double prédestination112. La distinction entre prédestination et dessein, dans le commentaire de Jérôme sur l’épître aux Ephésiens, relève du même intérêt. Dans un autre manuscrit de Würzburg (M. p. th. f° 63), contenant le Collectaneum de Bède sur Paul, la seule note marginale du codex s’avère être un de praedestinatione de cette plume (2). La dernière plume (3) écrit en capitales rustiques et a annoté les deux volumes des Tractatus in Johannem d’Augustin, en particulier la première moitié (planche 10). Dans chacun des deux manuscrits, contrairement à ce que l’on observe pour la main (2), on ne trouve aucune autre note de cette plume que celles portant sur la prédestination. La main (3) a donc réalisé une campagne d’annotation systématique, orientée vers la prédestination, dans les Tractatus in Iohannem d’Augustin, qui sont parmi les livres les plus cités de la controverse. Nous arrivons ainsi à un total de dix-huit annotations au moins et de trois mains, bien différentes les unes des autres. Autant la plume (3) se distingue par son intérêt exclusif pour la controverse et par le caractère ciblé de sa campagne d’annotations, autant la plume (1) et, surtout, la plume (2) ont des centres d’intérêt plus divers, bien que, comme nous l’avons vu, leurs annotations soient en toute vraisemblance
109 Liber de tribus epistolis, CCCM 260, p. 330 (regula VI) : De praedestinatione adversus Iohannem Scottum, PL 115, col. 1192. 110 CLA II 252 ; Bischoff Katalog 2, p. 372 (3832a) ; Bischoff-Hofmann, Libri Kyliani, p. 97. 111 Augustin, Tractatus in Johannem 14, 8 : Est quidam populus ad iram Dei natus et ad hoc praecognitus. 112 Cf. entre autre Hincmar, Ad simplices, ed. Gundlach, « Zwei Schriften », p. 298‑299 ; cf. aussi le canon 1 du concile de Quierzy (853).
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liées à la controverse (M. p. th. f° 63, f. 8r ; M. p. th. f° 37, f. 8r ; Laud. misc. 139, f. 5r). Le choix, non seulement des œuvres, mais des passages annotés eux-mêmes est révélateur. Comme le montre le détail du tableau B, ils figurent parmi les plus cités de la controverse : ils apparaissent chez la plupart des auteurs. Deux des manuscrits de Würzburg contiennent des florilèges patristiques : les commentaires de Raban et Bède sur Paul (Laud. misc. 106 et M. p. th. f. 63). Le collectaneum de Bède, annoté par la main (2), était particulièrement convoité. Hincmar l’a réclamé à Loup, comme nous l’avons vu plus haut (cf. p. 227). Mais ce dernier a renoncé à lui expédier l’ouvrage, arguant que le codex est si volumineux qu’on ne saurait le cacher dans une besace, laissant le porteur à la merci des voleurs. Dès lors, malgré l’absence de preuves textuelles de l’implication des lecteurs de Würzburg dans la controverse, l’examen de cette série de notes ne laisse guère de doutes. Sur les sept manuscrits en question, cinq ont été copiés, d’après Bischoff, pendant la première moitié de l’épiscopat de Gozbald113. Leurs annotateurs ne sauraient donc être antérieurs aux années 840. Après la mort de Gozbald en 855, seuls huit manuscrits carolingiens sont encore copiés à Würzburg : le scriptorium, et avec lui sans doute l’école du chapitre, déclinent rapidement. Le plus raisonnable est de situer ces notes dans les années 845‑855, ce qui est idéalement le contexte qui nous concerne. Aux notes s’ajoute un document d’une autre nature : un fragment de florilège114. Würzburg dispose d’une copie en deux volumes des œuvres de Fulgence de Ruspe (Laud. misc. 92 et 580). Comme nous l’avons vu, le premier de ces deux volumes est annoté. Sur le feuillet de garde a été copié un texte. Il s’agit de deux citations : l’une, du Fide ad Petrum de Fulgence, l’autre, du commentaire sur l’épitre aux Ephésiens de Jérôme115. Les deux extraits portent directement sur la prédestination. Le deuxième est exactement le texte démarqué par la note quid sit inter praedistinationem et propositum dans le ms. M. p. th. f° 37, un passage cité par Prudence de Troyes. Le premier est cité par Loup de Ferrières dans le Collectaneum de tribus quaestionibus et Florus, dans le Liber de tribus epistolis116. Dans ces deux cas, il est remarquable que les clercs de Würzburg aient éprouvé le besoin de recopier, sur un nouveau document, des textes qu’ils possédaient déjà et même, dans le deuxième cas, qu’ils avaient annoté. Cela signifie que ces extraits sur la prédestination avaient une utilité concrète. Peut-être y avait-il un florilège plus vaste. Le fait que le premier extrait ne soit pas introduit mais quand même numéroté, alors que le 113 Bischoff-Hofmann, Libri Kyliani, p. 127‑137 ; Mairhofer, Medieval Manuscripts from Würzburg, p. 322 (laud. misc. 92, c. 825‑855), 396 (laud. misc. 124, « commissioned/donated to the Domstift by Bp. Gozbald »), 363 (laud. misc. 106, « at the time of Bp. Gozbald »), 464 (laud. misc. 139, c. 825‑850). 114 Édité par Mairhofer, Medieval Manuscripts from Würzburg, p. 316. 115 De fide ad Petrum, XXXV, 78 et Jérôme, In Epheseos, I, 9. Le feuillet est couronné par le chiffre romain XXXII, car le texte de Fulgence est la 32e regula de son De fide ad Petrum. 116 PL 115, col. 1306 ; PL 119, col. 657 ; CCCM 260, p. 333.
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second l’est, le suggère. Ce florilège peut se comparer à d’autres documents du même type forgés lors de la controverse sur la prédestination (cf. p. 465). Würzburg offre le cas exceptionnel d’un centre ecclésiastique qu’aucune source écrite ne relie à la controverse, mais qu’un faisceau de sources de nature codicologique, dans lequel on est maintenant en droit de mentionner la compilation de traités de Prosper de Gozbald, ramène irrémédiablement dans son giron. Dans le royaume de Louis le Germanique, on sera bien en peine de trouver la moindre note marginale sur la prédestination dans des viviers documentaires comparables, comme Freising, Lorsch, Ratisbonne ou Werden (et il en va de même pour Cologne et Wissembourg en Lotharingie). Pourquoi cette exception würzburgeoise ? Plusieurs causes peuvent être avancées. D’abord, comme nous l’avons vu plus haut, le studium du diocèse était particulièrement dynamique et a connu, sous Gozbald, son apogée. Ce dernier, appelé vir per omnia doctissimus par Ermenrich d’Ellwangen117, remplit méthodiquement la bibliothèque, complétant les séries lacunaires (ainsi les Tractatus in Johannem et la Cité de Dieu d’Augustin)118. Les trente manuscrits annotés qui nous sont parvenus témoignent de l’effort de lecture accompli sous son épiscopat. Ensuite, comme l’avaient noté Schrörs et Freystedt à partir des patientes reconstitutions de Dümmler, les questions de la prescience et de la prédestination avaient déjà agité les esprits, à Würzburg, dans les années 830. Humbert interroge Raban Maur : le jour de la mort de chacun est-il décidé à l’avance par Dieu ? L’abbé répond par l’affirmative119. Cette prédestination-là ne concerne que la mort terrestre : mais le problème comporte un volet technique (quelle est l’articulation entre les temporalités divine et humaine ? Quel est l’étendue du pouvoir de Dieu sur l’homme ?) très voisin de celui de la controverse. Raban en vient à conclure que la décision de Dieu est immuable et que sa connaissance embrasse tout ce qui se produit ; qu’il a décidé avant tous les siècles et prévu la manière dont il disposerait le temps humain ; qu’il a fixé le cours de toute vie par sa prédestination. La question du libre-arbitre se pose inévitablement : par les prophètes, Dieu annonce tantôt des bienfaits, tantôt des maux, pour éprouver les bons et pousser les pécheurs à la pénitence. L’échange nourri entre Raban et Humbert a brassé une série de questions étroitement liées à celles de la controverse sur la prédestination. Cela s’en ressent sur l’activité des annotateurs, en particulier du plus éclectique d’entre eux, la main (2). Cette dernière fait la remarque : « qu’aucun homme ne 117 Epistola ad Grimaldum, MGH Ep. 5, p. 568. 118 Bischoff-Hofmann, Libri Kyliani, p. 21. 119 MGH Ep. 5, p. 523‑524.
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possède un destin », en marge d’un Tractatus in Johannem120. La même main, dans un autre manuscrit, note « De la prescience, du libre-arbitre et du destin »121. La controverse sur la prédestination et les notes würzburgeoises rendent un écho très clair aux questionnements qui ont agité l’école cathédrale sous Humbert. La toute première lettre de Humbert à Raban date au plus tôt de 838, ce qui situe leur correspondance dans l’intervalle où l’abbé de Fulda, bientôt en retrait à Petersberg, rédige pour Noting le premier De praedestinatione de la controverse (840)122. Il est alors naturel, une fois la prédication de Gottschalk découverte et jugée, que l’intérêt des clercs de Würzburg ait été particulièrement attiré. Mais, pour finir, s’agit-il seulement de curiosité ou d’une enquête officielle ? Sur le chemin de Mayence, Gottschalk prêche publiquement sa thèse, « introduisant, écrit Raban, de nouvelles superstitions […], plongeant le peuple dans l’erreur […], et il a déjà, à ce que j’ai entendu, séduit beaucoup de monde »123. Le chemin de Gottschalk vers Mayence soulève, dans son sillage, des problèmes de disciplines qui concernent directement le clergé diocésain : or, Würzburg se situe sur le Main, en plein sur le trajet qu’aurait emprunté Gottschalk, venant de Pannonie et de Bavière. Le Saxon défend ensuite sa thèse au concile provincial de Mayence, le 1er octobre 848. Cette condamnation concerne tout particulièrement l’évêque Gozbald. Suffragant de Raban Maur, il a certainement participé au concile de 848, comme il a participé à ceux de 847 et 852. Louis le Germanique joue un rôle actif dans la condamnation de Gottschalk : Louis a exigé de Gottschalk le serment de ne jamais retourner dans son royaume, comme on l’a vu (p. 57). Gozbald a donc bien des raisons d’avoir mené l’enquête dans les manuscrits de Würzburg. Personnage politique de premier plan, il est l’archichapelain du royaume de Bavière entre 830 et mai 833, date à laquelle il est remplacé par Grimald124. Malgré son remerciement en pleine crise impériale, il reste très proche de Louis, qui le gratifie d’un bien royal à Ingolstadt et en fait l’évêque de Würzburg en 842, à un nouveau moment de crise. Il fréquente ensuite la cour assidûment et est cité deux fois à Francfort, une fois à Ratisbonne. L’un de ces diplômes le qualifie de familiaris125. Il est probable que la parole de Gozbald ait eu à Mayence, en 848, un poids considérable. 120 M. p. th. f. 74, f. 61r (tract. VIII, 10‑11) : Quod nullus homo fatum habeat. 121 Laud. misc. 120, f. 105v : De praescientia et libero arbitrio et fato (Cité de Dieu, livre V). 122 MGH Ep. 5, p. 439. La référence au « désastre imminent » dans la réponse de Raban, ibid., p. 441, peut faire référence à la mort de Louis le Pieux et à la guerre entre ses fils, ce qui ramène l’échange dans un contexte encore plus adéquat. 123 PL 125, col. 84. 124 Wendehorst, Bistum Würzburg, p. 42‑46. 125 MGH DD LdD n° 30, p. 37 (legs du bien d’Ingolstadt, 18 août 841 à Heilbronn) ; n° 34, p. 43‑45 (donation du monastère de Schwarzach par Théodrade ; 9 janvier 844 à Francfort), n° 41‑42, p. 54‑57
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Deux dernières circonstances s’y ajoutent. D’abord, Gozbald entretient un lien particulier avec Soissons. Humbert consacre une église en sa possession à Cyprien et Sébastien à Kleinochsenfurt ; il s’est procuré leurs reliques partie à Stramiacus (Tramoyes), partie à Soissons, en 835126. Or, la fille de Charlemagne et Fastrade, Théodrade, qui lui offre le cloître de Schwarzach, est abbesse de Sainte-Marie de Soissons. Le 27 mars 857, un diplôme de Louis le Germanique concède définitivement le cloître de Théodrade à l’église de Würzburg, en l’échange d’une redevance à sa fille Berthe127. Les liens qu’entretient Gozbald avec Soissons de longue date permettent d’envisager qu’il ait connu Gottschalk : ce dernier circulait dans les réseaux de l’ordinaire du monastère d’Orbais, Rothade. La deuxième hypothèse repose sur Ermenrich, dont la Vita Hariolfi fait de Gozbald un parent du fondateur d’Ellwangen, Hariolf de Langres, Franc de l’Est doté d’excellents réseaux à l’Ouest128. Ermenrich129, ancien élève de Gozbald, qu’il appelle didascalus, semble avoir été à Fulda le condisciple de Gottschalk. Dom Lambot a remarqué des parallèles saisissants entre les passages grammaticaux de la Lettre à Grimald d’Ermenrich et les opuscules grammaticaux de Gottschalk, dénotant une éducation commune130. L’un comme l’autre font partie d’un groupe de représentants brillants de la troisième génération carolingienne, éduqués à Fulda sous la férule de Raban Maur131. Si, comme on peut le penser, Gottschalk professait déjà un augustinisme strict lorsqu’il prit la décision de se délier de ses vœux, Ermenrich était en mesure de parler à son maître ultérieur, Gozbald, de son ancien condisciple. On peut donc subsumer plusieurs éléments d’explication. D’une part, le contexte local de Würzburg (école florissante, relations étroites avec Fulda via Raban et interrogations récentes sur prescience, destin et libre-arbitre) est particulièrement favorable à une enquête sur la prédestination. D’autre part, la stature politique de Gozbald, la confiance dont il jouit de la part du roi et son statut de suffragant de Mayence en font un décideur incournable lors du concile qui condamne (confirmation de biens à Würzburg entre le Main et le Regnitz, 5 juillet 845, à Francfort ; Gozbald est qualifié de familiaris) et n° 59, p. 80‑81 (confirmation de l’abbatiat de Niederaltaich aux évêques de Würzburg ; 22 mars 851, à Ratisbonne). 126 Cf. Hotzelt, « Felizissimus und Agapitus » ; Wendehorst, Bistum Würzburg, p. 42‑46 (cf. le martyrologe de Bède, ms. M. p. th. f. 49, f. 26). 127 MGH DD LdD n° 79, p. 115‑116 (Worms, 27 mars 857). 128 Cf. P. Schöffel, « War Bischof Gozbald von Würzburg Ostfranke ? », dans Würzburger Diözesangeschichtsblätter, 18/19, 1956‑1957, p. 210‑211. 129 Au sujet d’Ermenrich, voir Schmitz, « Ermenrich von Ellwangen oder vom Nachteil und Nutzen von Reeditionen », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 66, 2010, p. 479-509. 130 Lambot, Œuvres théologiques, p. 504‑508. 131 Fried, « Fulda in der Bildungs- und Geistesgeschichte des früheren Mittelalters », dans Kloster Fulda in der Welt der Karolinger und Ottonen, G. Schrimpft dir., Francfort/Main, 1996, p. 28.
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Gottschalk. Gozbald lui-même est personnellement lié au moine Saxon par deux réseaux potentiels : celui de Theodrade de Soissons d’un côté, celui d’Ermenrich d’Ellwangen de l’autre. Enfin, nous avons vu au chapitre 2 qu’une partie de la famille de Gottschalk est peut-être implantée dans le Saalegau, à proximité directe de Würzburg : il se peut que son retour, en 849, ait réactivé ces réseaux, ce qui expliquerait l’intérêt local pour sa prédication. Seule la convergence de ces facteurs permet d’expliquer l’exception paléographique würzburgeoise. D’autres sièges épiscopaux ou d’autres monastères, auxquels certains de ces critères manquaient, n’ont pas connu cette vague ponctuelle d’annotations. Au vu de ces éléments, l’hypothèse la plus vraisemblable est que la campagne d’annotations principale (représentée en particulier par la plume 3 et le florilège du laud. misc. 92) a eu lieu dans le contexte du concile de 848 et que la prédestination est restée quelque temps un centre d’intérêt local, avant que le studium würzburgeois ne subisse un déclin rapide, contemporain de l’étouffement de la controverse. C. Les glossae hibernicae Le nom de Gottschalk apparaît dans un ensemble de notes marginales, les glossae hibernicae, intégrées à un corpus de manuscrits bilingues grec/latin : ce dernier fait partie des dossiers philologiques à la fois les plus étudiés et les plus complexes de l’histoire carolingienne. Il importe de présenter ce corpus et les derniers acquis historiographiques avant de s’intéresser aux notes qui portent sur Gottschalk en particulier. Les glossae hibernicae sont un ensemble de notes copiées dans les marges d’un groupe de manuscrits bibliques bilingues copiés par une plume irlandaise : le ms. Berne, Burgerbibliothek, 363, seul non-bilingue (et non-biblique) du groupe, considéré comme la copie d’une compilation rhétorique et poétique reflétant l’enseignement de Sedulius Scottus dans les années 850132 ; les épîtres pauliniennes du ms. Dresde, SLUB, A. 145b ; l’Évangéliaire bilingue du ms. Saint Gall, Stiftsbibliothek, 48 ; le psautier gréco-latin du ms. Bâle, Universitätsbibliothek, A. VII. 3133. Ces trois derniers manuscrits ont été confectionnés par un même atelier, dans l’entourage 132 Description du contenu : Servius, Commentaire sur l’Énéide et les Georgiques de Virgile (ff. 2‑143) ; Chirius Fortunatianus, Ars rhetorica (ff. 143‑153v) ; Augustin, De dialectica et De rhetorica (ff. 153v165v) ; Clodianus, Ars rhetorica (ff. 165v-166v) ; Horace, Poèmes (ff. 167r-186v) ; Ovide, Métamorphoses (f. 187‑188v) ; Bède, Liber Historiae gentis Anglorum (ff. 188v-194). À cela s’ajoutent des textes additionnels par une autre main irlandaises : des poèmes carolingiens, parmi lesquels cinq poèmes du PseudoSedulius (ff. 194v-197v) ; Priscien, De laude Anastasii (f. 195) ; Dioscorides, De materia medica, titres des chapitres (ff. 195‑196 et 1v). Voir maintenant Giorgia Vocino, « A peregrinus’s vademecum. Bern 363 and the ‘circle of Sedulius Scottus’ », dans The Annotated Book in Early Middle Ages, op. cit. p. 441, note 60. 133 Frede, Paulus-Handschriften, p. 50‑79.
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de Moengal/Marcellus, érudit irlandais de la seconde moitié du IXe siècle134 : dans le récit pittoresque des Casus sancti Galli d’Ekkehard IV, Marc, évêque irlandais de retour de pèlerinage à Rome, aurait été invité (ou plutôt contraint par la foule) à rester au monastère comme écolâtre en compagnie de son neveu Moengal (surnommé ensuite Marcellus), du temps de Grimald (avant 872)135. Cette politique de recrutement volontariste fait la renommée de Saint-Gall au tournant des IXXe siècle, lorsque Marcellus se voit confier l’école claustrale alors que les élèves venus de l’extérieur du cloître sont confiés à Iso et Salomon136. C’est ainsi que le groupe des manuscrits à glossae hibernicae serait parvenu à Saint-Gall. Dans le sillage de leur arrivée sont élaborés sur place plusieurs manuscrits bilingues : le Psalterium quadruplex de Salomon III de Constance (Bamberg, Staatsb., Bibl. 44) ; un autre psautier bilingue (Saint-Gall, Stiftsb. 17) ; enfin, d’après Ekkehard IV, Notker luimême aurait copié les épîtres catholiques en grec sur un exemplaire obtenu de Liutward de Verceil137. Le groupe des manuscrits à glossae hibernicae est donc lié à un groupe d’érudits irlandais parvenus à Saint-Gall dans les années 860‑870, où ils propagent la connaissance du grec. Malgré cela, aucun manuscrit de Saint-Gall, hormis l’Évangéliaire bilingue, ne recèle d’annotation comparable ; ces glossae sont donc antérieures à l’arrivée des Irlandais au monastère alaman138. Le manuscrit de Berne est exclusivement rédigé en latin et n’a pas été copié, dans sa globalité, par la main qui a mis en page la traduction interlinaire des trois manuscrits bilingues. Malgré cela, il a plusieurs points communs avec eux. On trouve la main principale du manuscrit de Berne dans plusieurs additions aux manuscrits de Bâle et Dresde139 ; des poèmes pseudo-séduliens, présents dans le manuscrit de Berne, se retrouvent partiellement dans le groupe bilingue140 ; leurs annotations, quoique d’une main différente, se recoupent et relèvent d’une méthode 134 Ibid., p. 67‑71. Le nom de Marcellus apparaît dans une indication de copie du Psautier de Bâle (f. 23). 135 MGH SS 2, p. 78‑79 : Marc, renommé pour son érudition, se voit demander de demeurer avec son neveu ; après une longue discussion, ils consentent du bout des lèvres. Le jour prévu pour le départ, une foule se réunit, craignant que Moengal ne dissuade son oncle de rester ; le neveu doit jeter de l’argent par les fenêtres pour apaiser les esprits. Marc répartit ses chevaux et mulets entre ses anciens compagnons, dont il bénit la route, mais garde son argent et ses livres. Ce Marc est certainement l’auteur de « l’édition » des lettres de Paul dans le codex de Dresde et du fragment qu’on y lit, f. 111v (Frede, ibid., p. 51). Il est cité dans les notes marginales du codex de Dresde. 136 Iso, érudit alaman, est cité par les notes marginales du ms de Dresde (f. 34v) et de Berne. Cf. L. Stern, « Bemerkungen zu den Berner Glossen », dans Zeitschrift für Celtische Philologie 4, 1903, p. 178‑186 (181) ; Frede, ibid., p. 78‑79 ; son compagnon est son élève, l’évêque Salomon III de Constance. 137 MGH SS 2, p. 101. 138 Bischoff, « Irische Schreiber », p. 47. 139 Dans le Saint-Gall 48, p. 129, la description de quarante-deux illustration des Évangiles est d’une même main que celle du Psautier de Bâle, ff. 2‑3 et 98‑99, et du Berne 363 ; cf. Frede, Paulus-Handschriften, p. 71‑72. 140 Staubach, « Sedulius Scottus », p. 570‑593.
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semblable141. L’annotateur du manuscrit de Berne s’intéresse aux arts libéraux et indique, comme celui de Dresde, les noms de Porphyre, Donat, Martianus Capella, Lucain142. On peut donc penser que le manuscrit de Berne a rejoint, avant leur entrée à Saint-Gall, les manuscrits bilingues du groupe de Marc et Moengal. La prépondérance du nom de Sedulius dans les glossae laisse penser que ces personnages ont suivi son enseignement à Liège ou Cologne avant de se rendre en Italie143. Les glossae hibernicae peuvent être considérées, selon l’expression de John Contreni, comme le Who’s who de l’érudition irlandaise carolingienne144. On y lit plusieurs dizaines de noms propres, embrassant aussi bien l’érudition antique (Donat, Fulgence, Honorat, Isidore, Capella, Priscien, Virgile…) que carolingienne, avec en particulier des noms d’érudits irlandais (Fergus, Dungal, Iacobus, Joseph Scot145) parmi lesquels Jean Scot et Sedulius occupent une place prépondérante, d’érudits contemporains d’une autre origine (Gottschalk, Ratramne, Hincmar, Modoin), et d’évêques italiens : Haganon de Bergame (837‑867) et Dodo de Novare (849‑859). Ces derniers, en particulier, ont permis à Simona Gavinelli de préciser les liens entretenus par ce groupe de manuscrits avec Milan et l’Italie du Nord. On lit, dans le ms. Berne 363, un poème imité du style de Sedulius en l’honneur d’Angilbert de Milan (824‑859) (f. 197r)146 ; un manuscrit originaire d’Italie du Nord contient, en partie, le même corpus que le manuscrit de Berne (Paris, BNF, latin 7900A) ; il existait à Milan une colonie irlandaise où il est probable que Marc et Moengal ont séjourné147 ; des références marginales à la médecine peuvent être liées aux écoles médicales de Milan et Brescia148 ; on relève enfin deux mentions d’Angelberge, femme de Louis II, liée à San Salvatore
141 Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 106 ; Bischoff, « Irische Schreiber », p. 45‑46. 142 Cf. l’index des noms dans H. Hagen, Codex Bernensis 363 phototypice editus : Augustini De dialectica et De rhetorica libros, Bedae Historiae ecclesiasticae librum I, Horatii Carmina, Ovidii Metamorphoseon fragmenta, Servii et aliorum opera grammatica, cet. Continens (Codices Graeci et Latini photographice depicti ; t. 2), Leyde, 1897, p. xxxv sqq. ; Frede, Paulus-Handschriften, p. 63. 143 Pour Bischoff, « Irische Schreiber », p. 46, les modèles des manuscrits bilingues proviennent de l’école de Sedulius ; mais les conclusions de Hermann Frede, Paulus-Handschriften, p. 73‑75 et Gavinelli, « enciclopedia carolingia » montrent que ces modèles proviennent d’Italie du Nord et que les gloses concernant Sedulius n’y ont été introduites qu’ensuite. 144 Contreni, « Irish in the Empire », p. 768. 145 Sur ces personnages, voir Frede, Paulus-Handschriften, p. 66 ; Contreni, Cathedral School, p. 81‑94 et 1982, p. 768 ; Gavinelli, « enciclopedia carolingia ». 146 Voir ces poèmes pseudo-séduliens dans MGH Poetae 3, p. 232‑237. 147 Cf. M. McCormick, « un fragment inédit de lectionnaire du VIIIe siècle », dans Revue Bénédictine 86, 1976, p. 75‑82. 148 Le manuscrit de Berne contient des extraits de Dioscorides, De materia medica, ff. 195‑196 et 1v : ce que l’on peut lier aux manuscrits médicaux milanais Ambr. G. 108 inf. et (aujourd’hui florentin) Laur. LXXIII 1. Sur l’école médicale de Brescia, illustrée en particulier par l’évêque Petrus (816‑827), voir Storia di Brescia, op. cit. (p. 52 note 51), p. 449‑469.
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de Brescia où elle a reçu son éducation149. Nicolas Staubach a ensuite montré que les références à Haganon, replacées dans le contexte de l’excommunication de Gunthar de Cologne, protecteur de Sedulius, permettaient de dater ces gloses en 865 environ150. Il semble maintenant acquis que Marc et Moengal, avant de gagner Saint-Gall, ont, avec leurs manuscrits, séjourné dans les colonies irlandaises d’Italie du Nord plusieurs années : les glossae hibernicae y ont été rédigées avant 865. Les liens entretenus par Sedulius avec le groupe, apparemment de professeur à disciple, restent à préciser : le style de son psautier grec diffère assez de celui des trois bilingues, bien qu’ils introduisent tous les quatre le principe de la séparation des mots et de la ponctuation dans le texte grec151. Le nom de Gottschalk apparaît plusieurs fois dans les glossae hibernicae, le plus souvent de façon négative : si cela a souvent été remarqué, une étude de détail de toutes ces notes n’a pas été entreprise152. On trouvera le détail de ces notes (transcrites telles quelles) et des passages auxquels ils sont accolés en annexe 8 et en planches 11 et 12153. L’orthographe du nom de Gottschalk, rédigé souvent en alphabet mixte grec-latin, peut indiquer que plusieurs érudits ont contribué aux notes ; cela étant, le fait qu’on trouve ces variations dans un même manuscrit (comparer [3] et [4]) signifie peutêtre simplement que l’annotateur a suivi une orthographe incohérente ; par ailleurs, il emploie la même abréviation contra dans deux manuscrits différents ([1] et [7‑8]). Ces notes sont, pour la plupart, liées directement aux thématiques de la controverse sur la prédestination. La note [1] est accolée à un passage dérivant toute chose de trois déterminations : le libre-arbitre, les causes naturelles et la volonté des dieux. Si, pour l’annotateur, ce passage contredisait les thèses de Gottschalk, c’est qu’il estimait que la double prédestination éliminait le libre-arbitre du champ des déterminations – comme l’estimaient Hincmar ou Raban Maur. La note [2] porte sur le 149 Ibid., p. 470‑483. 150 Staubach, « Sedulius Scottus », p. 593. 151 Sedulius a copié lui-même son psautier grec (iuxta LXX), aujourd’hui ms. Paris, Arsenal, 8407. Cf. Traube, O Roma nobilis, Munich, 1892, p. 344‑345. D’après Herren, « The study of greek », ce psautier seul ne saurait montrer que Sedulius pouvait non seulement copier, mais écrire le grec. Le psautier de Sedulus n’est pas bilingue, mais seulement grec. Il est connu surtout, d’abord pour s’être efforcé d’introduire le filioque en grec dans le credo avec une faute de cas (f. 64r : ek tou patros uio ekporevomenon), ensuite pour donner la transcription des cantiques de l’Ancien Testament dans la version gallicane vieillelatine (ff. 55‑63), qu’on ne connaît pas par ailleurs. 152 Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 107 ; Bischoff, « Irische Schreiber », p. 46 ; Contreni, « Irish in the Empire », p. 768 sqq. (qui entreprend l’analyse la plus poussée des gloses sur Gottschalk) ; Weber, Gedichte, p. 23‑26 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 151‑152 et Heresy and Dissent, p. 94-95. 153 Après discussion avec Evina Steinovà à ce sujet, j’ai éliminé de ce tableau la note ioh contra ggm, dans le ms. de Berne, f. 55v, pourtant mentionnée dans Contreni, « Irish in the Empire », car GGM est l’abréviation de Grégoire et non de Gottschalk.
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mérite (Énéide, I, 74) : « un mérite ne dérive que de celui qui accorde le bienfait », par conséquent, de l’homme qui le réalise – nouvelle preuve contre la double prédestination. Dans le manuscrit de Saint-Gall, en revanche, les notes [3‑4] flanquent des passages en faveur de Gottschalk. D’après la parabole, Dieu ferme les portes sur un nombre restreint d’élus (Lc 13, 24‑25). De même, on retrouve le thème, mainte fois rencontré (pensons au De induratione cordis Pharaonis), de l’endurcissement du cœur ( Jn 12, 40). Dans le manuscrit de Dresde, parmi les notes [5‑8], on trouve des citations souvent rencontrées pendant la controverse, concernant en particulier la volonté de salut universel (I Tim 2, 4 et 4, 10) et l’insondabilité de la décision divine154. La liste s’achève [8‑9] sur des notes de nature hérésiologiques : l’hérétique est orgueilleux, il se complait dans les vaines querelles et les nouveaux mots (I Tim 6, 4 ; II Tim 2, 16). Hincmar, par exemple, mobilise ces citations entre 849 et 866155. Il en ressort que l’annotateur des trois manuscrits était remarquablement informé de la nature des débats en Francie occidentale. Toute la question est de savoir comment l’annotateur a eu accès à ces informations. Pour beaucoup de chercheurs, l’annotateur irlandais a été confronté aux retombées de la prédication de Gottschalk en Italie du Nord et dans le Frioul156. Les notes pourraient refléter l’inquiétude d’Haganon de Bergame sur la doctrine de la double prédestination. Cela semble improbable : la précision des annotations, dont l’original fut composé dans les années 860, ne s’accorde pas avec un territoire que Gottschalk a quitté dès 848 et où aucune source postérieure ne concerne la controverse. En réalité, plusieurs indices dévoilent les liens entretenus par l’annotateur avec la Francie occidentale. De nombreuses notes concernent Jean Scot Erigène, son enseignement sur Martianus Capella et le Periphyseon157 ; l’intérêt, plus largement, de l’annotateur pour les arts libéraux et le grec fait penser à l’Erigène. L’annotateur irlandais peut avoir été hébergé dans les centres prévus par Charles le Chauve pour les Scotti158. Nous avons mentionné plus haut la présence d’extraits de Dioscorides dans le Berne 363 : or, Laon hébergeait aussi de nombreux manuscrits médicaux159. L’évêque Pardoul est connu, entre autre, pour les précieux conseils qu’il adresse à Hincmar pour faciliter sa digestion ; il est cité, avec Jean Scot, lui aussi connu comme médecin, dans une recette de crème épilatoire 154 Loup : PL 119, col. 642 ; Prudence : PL 115, col. 1114 ; Hincmar : PL 125, col. 102 (citation d’Augustin). Pour la citation [6], voir Raban : MGH Ep. 5, p. 486 et Prudence : PL 115, col. 1018. 155 MGH Ep. 8, p. 13, 160 ; PL 125, col. 296. 156 Bischoff, « Irische Schreiber », p. 46 ; Gavinelli, « enciclopedia carolingia » ; Weber, Gedichte, p. 23‑26 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 151‑152 et Heresy and Dissent, p. 94-95. 157 Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 107‑108. 158 Concile de Quierzy de 858, c. 10. 159 Cf. Contreni, « Masters and Medicine ».
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(cf. p. 273). Cela expliquerait aussi l’intérêt du groupe du manuscrit de Berne pour la médecine. Plusieurs des personnages cités dans les glossae hibernicae sont, par ailleurs, des Irlandais en activité en Francie occidentale160. Cathasach est mentionné dans une épitaphe du ms. Laon, bibliothèque municipale, 55 ; Fergus (un nom certes répandu), ami proche de Sedulius, est mentionné dans la recette de crème épilatoire citant également Jean Scot et Pardoul de Laon161 ; Ragimbold est peut-être l’annotateur RAG du ms. Paris, BNF, latin 7503162. Il est probable que Jean Scot Erigène a tenu un enseignement sur Virgile à Laon et, peut-être, à la cour163 : on trouve en effet une référence à Jean Scot dans un manuscrit de Reichenau reproduisant une biographie de Virgile164, mais aussi ses poèmes dans un manuscrit, aujourd’hui au Vatican, contenant à la fois Virgile, des extraits de Martin de Laon et un poème de Fergus165. Donc, l’annotateur a peut-être suivi l’enseignement de Jean Scot sur Virgile en Francie occidentale. L’annotateur des glossae hibernicae a une connaissance remarquable, non seulement des thèmes généraux de la controverse, mais du traité de Ratramne de Corbie. Ce dernier est cité dans deux notes du manuscrit de Berne : (f. 65v) gemini pares similes interdum et duo significat (Servius, I, 162)
Rathramnus
(f. 88v) geminos more suo fratres ; gemini enim sunt non duo sed simul nati (Servius, II, 500)
Rathramnus
Hagen ne s’explique pas pourquoi le terme gemini suscite l’annotation Rathramnus166. Il ne peut pourtant s’agir, comme l’a vu Contreni, que d’une allusion à son traité De praedestinatione de 849167. Celui-ci est composé de deux livres au propos distinct : dans le premier, Ratramne expose le fait que la disposition divine a la maîtrise de l’histoire et des volontés humaines ; dans le second, il en tire comme conséquence que la double prédestination est valide168. Le but du
160 Sur ces personnages, cf. Contreni, Cathedral School, p. 88‑94 et Gavinelli, « enciclopedia carolingia ». 161 MGH Poetae 3, p. 199 (n° 34) et 518 (note 1). Fergus apparaît aussi dans le ms. Saint-Gall 904, où l’on trouve des gloses en irlandais. 162 Cf. Gibson, « RAG reads Priscian ». Il pourrait également s’agir du bibliothécaire Regimbert de Reichenau, mort en 846‑847 (cf. Herren, « The study of greek »). 163 Cette question est posée par John Contreni, « Irish in the Empire », p. 795‑799. 164 Ms. Saint-Paul en Carinthie, XXVd 86 ; cf. Contreni, « Laon’s Cathedral Library », p. 13. 165 Ms. Paris, BNF, lat. 10307 et BAV, reg. lat. 1625 ; cf. Contreni, ibid., p. 30‑34 et 1982, p. 795‑799. 166 Hagen, Codex Bernensis, op. cit., p. lii. 167 J. Contreni, « Inharmonious Harmony : Education in the Carlingian World », dans The Annals of Scholarship : Metastudies of the Humanities and Social Sciences, 1, 1980, p. 81‑96 (89). 168 PL 121, col. 13‑14 ; 41‑42.
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livre est, à bien des égards, de défendre la formule gemina praedestinatio ; le second livre commence par une succession de citations partistiques, chacune conclue par Ratramne par l’affirmation de la gemina praedestinatio (neuf fois !)169. Cette insistance montre que Charles le Chauve a précisément consulté Ratramne pour savoir si l’expression était valide ou non. Ratramne peut conclure : « Dès lors, je ne sais de quel front nous pourrions nier l’existence d’une double prédestination »170. Il n’y a pas lieu de s’étonner que le terme gemini suscite la réaction de l’annotateur : Charles avait explicitement consulté Ratramne à son sujet171. Hincmar ne s’y trompe pas : lorsqu’il donne du traité un résumé lapidaire, en 859‑860, il écrit que Ratramne l’a rédigé « dans l’intention de montrer que de même que les élus sont prédestinés à la vie, les réprouvés sont prédestinés à la mort »172. Le groupe du manuscrit de Berne connaissait donc le traité de Ratramne sur la prédestination. Son passage en Francie occidentale est alors nécessaire. Il n’existe aujourd’hui qu’une seule copie du manuscrit de ce traité (ms. Gand, UB, 909 ; copie de conservation des années 870)173 qui n’est cité ni par Florus, ni par Prudence, ni par Loup. Une copie fut, bien sûr, expédiée à Charles le Chauve. La circulation de cet exemplaire dut être réduite. En effet, dans une démarche insistante, dont il a été question au chapitre 3, l’écolâtre de Corbie demande à Charles de ne pas publier son traité : […] et qu’il ne soit pas offert à de nombreux regards, à moins que votre sagesse n’approuve que ce que nous avançons est correctement dit. Que votre grandeur n’impute pas notre requête à une présomption aventureuse, mais à l’humilité et à la pudeur qui craignent non seulement que leurs erreurs soient discutées publiquement, mais que leurs affirmations justes soient publiées. […] Nous supplions la piété de votre grandeur de garder auprès d’elle ces écrits, si elles ne déplaisent point à votre sagesse, et à ne pas les livrer au public, jusqu’à ce que la controverse sur cette question ne soit ventilée par tout le monde et qu’on ait approuvé ce que tous doivent retenir174. 169 Ibid., col. 43, 44, 46, 47, 48. 170 Ibid., col. 60 : Quae cum ita sint, negare geminam fore praedestinationem nescio qua fronte possimus. 171 Loup de Ferrières envisage la question sous l’angle des « trois questions » (rédemption, libre-arbitre, prédestination à la mort), ce qui laisse une place ténue au concept de double prédestination. 172 PL 125, col. 90. 173 Cf. Bouhot, Ratramne, p. 25‑29. 174 PL 121, col. 14 : In quo opere sicut magnitudinis vestrae iussionem exsequi cupimus, ita clementiam exoramus ut eorum quae dixerimus et probator sitis et judex ; et si quid bene dictum fuerit, vestra sententia confirmetur ; si quid vero aliter vobis visum fuerit, per vos redarguatur, nobisque correctionis vestrae sententia propter pietatis vestrae clementiam non abscondatur, nec ad multorum conspectum veniat, nisi sapientia vestra comprobaverit recte dicta esse quae protulerimus. Et quod haec postulare praesumimus, non temerariae praesumptioni deputet magnitudo vestra, sed humilitati et verecundiae, quae non solum pro erratis timent
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Non seulement Ratramne soumet ici le devenir de son ouvrage à l’approbation royale, ce qui est tout carolingien, mais il insiste sur le fait que le livre ne doit pas circuler au-delà de l’entourage immédiat du souverain. On sait, en effet, qu’Hincmar n’en prend connaissance que lorsque Charles, passant outre le souhait de Ratramne, lui remet l’ouvrage, en 856 (cf. p. 86). L’unique citation de l’archevêque est évasive. Il est impossible que le groupe des glossae hibernicae ait pris connaissance du contenu du traité de Ratramne par celui d’Hincmar. C’est donc directement en Champagne (à Reims ou à Laon, au plus près de la cour), et non en Italie, que ce groupe s’est familiarisé avec la controverse sur la prédestination. Il faut alors nouer un lien entre la Champagne et le couloir Rhin-Bodensee-Italie du Nord, où l’annotateur, élève de Sedulius, semble avoir circulé. Sedulius est l’auteur le plus cité des gloses du ms. de Berne ; l’annotateur (f. 25v) dit avoir fréquenté la bibliothèque de Lorsch à propos du commentaire de Pomponius Porphyrius sur Horace, cité plusieurs fois par Sedulius175 ; il mentionne, au même feuillet, le De bono mortis d’un Jacobus episcopus, qui correspond au premier des Libri V Jacobi episcopi du catalogue carolingien de Lorsch176. Sedulius lui-même a eu vent de la controverse sur la prédestination : dans son commentaire sur saint Paul, il mentionne rapidement « ceux qui posent des questions » à ce sujet177. Il est susceptible d’avoir été informé par des Irlandais faisant la navette entre Champagne et Rhénanie, entre Jean Scot et lui. L’Erigène avait des relations, en Alsace, avec l’abbé Winibert de Schüttern, auprès duquel il se procure un exemplaire des Noces de Philologie et de Mercure, sans doute dans les années 840 ; il parle du temps où « ils étaient ensemble »178. Le manuscrit Berne 363, comme un autre manuscrit Irlandais (Berne, BB, 224), était à Strasbourg lorsqu’il a été acquis par Jacques Bongars (†1616) ; il s’y trouvait déjà en 1372179. Veronika von Büren a récemment affirmé que Sedulius lui-même avait séjourné dans la région de Reims sous l’épiscopat d’Hincmar ; en effet, le ms. BAV, vat. lat. 4493, contenant l’Epitoma rei militaris publice discuti, verum etiam in bene dictis verentur publicari. Col. 80 : His ita obsecramus magnitudinis vestrae pietatem ut haec scripta si sapientiae vestrae non displicuerint, penes vos habeantur, nec in publicum proferantur, donec huius quaestionis controversia diligenter ab omnibus fuerit eventilata, et quid tenendum ab omnibus sit comprobatum. 175 Gavinelli, « enciclopedia carolingia ». 176 G. Becker, Catalogi bibliothecarum antiqui, Bonn, 1885, n° 37, 322. 177 PL 103, col. 80 : At adversum eos qui nobis huiusmodi suscitant quaestiones etiam hoc possumus dicere ; si quos praescivit, illos et praedestinavit ; non autem omnes praedestinavit, ergo non omnes praescivit, et secundum eos erunt aliqua quae ignorat deus. 178 Contreni, « Laon’s Cathedral Library », p. 11‑12 (cf. ms. Laon, BM, 24) ; Dutton-Jeauneau, Autographa, planche 73. Winibert est le destinataire d’un poème de Walahfrid Strabon ; cf. MGH Poetae 2, p. 359. 179 H. Hagen, Catalogus codicum Bernensium (Bibliotheca Bongarsiana), Bern, 1875, p. 274 ; des formules juridiques montrent que le manuscrit 224 se trouvait en Alsace dès le Xe siècle. Cf. Gavinelli, « enciclopedia carolingia », p. 3‑4.
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de Végèce, est, d’un point de vue codicologique, d’origine rémoise et, d’un point de vue philologique, lié à Sedulius, qui offre le traité à Evrard de Frioul180. S’il est difficile de vérifier cette théorie, il n’en demeure pas moins qu’un manuscrit rémois est, dans le manuscrit du Vatican, associé à un texte sédulien, ce qui ne peut se faire sans un lien humain quelconque. Sedulius, rappelons-le, est l’auteur de plus de poèmes à Charles le Chauve qu’à aucun de ses protecteurs attitrés181. Enfin, Reichenau (où l’on trouve Walahfrid), voisine de Saint-Gall, entretenait des liens étroits avec Laon, d’où proviennent, comme l’a montré Bischoff, plusieurs de ses manuscrits – l’un mentionnant Soissons, l’autre mentionnant directement Jean Scot182. Peut-on supposer alors que Marc et Moengal eux-mêmes ont été liés à la Francie occidentale ? Sedulius mentionne dans un poème un irlandais nommé Marc183. Les Miracles de saint Germain d’Auxerre d’Heiric, en 873, mentionnent pour leur part Marc, évêque anglais éduqué en Irlande, reçu à la cour de Charles le Chauve et placé à Saint-Médard de Soissons – au même endroit que Wulfade, ami de Jean Scot – pour y enseigner la philosophie184. Le problème est alors de concilier la biographie de ce Marc, qui se trouve, d’après le récit d’Heiric, encore en Francie occidentale en 873, avec celle du Marc des glossae hibernicae, censé être entré à Saint-Gall avant 872, après avoir séjourné en Italie dans les années 860. On est confronté à de semblables problèmes de chronologie pour d’autres intellectuels carolingiens, comme les deux Mannon. Il faudrait, pour que les deux profils correspondent, que le récit de l’un des deux auteurs soit en partie erroné – ce qui, de la part d’Ekkehard IV, de longtemps postérieur, n’est guère invraisemblable. Conclusion
Les notes consacrées à Gottschalk et Ratramne dans les glossae hibernicae montrent que les auteurs des gloses ont séjourné en Francie occidentale. Ils s’inscrivent dans les réseaux de moines irlandais qui circulaient entre les principaux centres d’enseignement : la Francie occidentale ( Jean Scot et la Champagne), la Rhénanie 180 Cf. Von Büren, « une édition critique », op. cit. 181 MGH Poetae 3, p. 180‑181 (XII), p. 182 (XIV), p. 183‑184 (XV-I), p. 189 (XXIII), p. 193‑194 (XXVIII), p. 194‑195 (XXIX), p. 208 (XLIV). 182 Bischoff, « Irische Schreiber », p. 47‑50. Il s’agit des ms. Karlsruhe, Badische Landesbibl., Aug. 132 (Priscien dans lequel on lit, f. 54, le nom de Jean Scot), 167 (Comput de Bède dans lequel on trouve, ff. 16v-17v, les noms de Sébastien, Médard, Crépin et Crépinien), 195 (dans lequel on lit des fragments du De vera religione d’Augustin, qu’on lit aussi dans le ms. Laon, BM, 26 : lequel traité, fort rare, est cité par Jean Scot pendant la controverse). 183 Staubach, « Sedulius Scottus », p. 598‑599 ; MGH Poetae 3, p. 200, v. 19‑20 : Marce, precor, fidei scuto meritisque beatis / Pellito vulniferas hostis, amice, minas. 184 Miracula sancti Germani, PL, 124, col. 1245 (I, 80).
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(Sedulius et Lorsch ; Schüttern en Alsace), les monastères du Bodensee (Saint-Gall et Reichenau) et l’Italie du Nord (Milan, Brescia et le Frioul d’Évrard). C’est par ce canal que des informations semblent être parvenues à Sedulius. Cela confirme que la controverse était structurée par les réseaux : celui des clercs irlandais a permis à des informations glanées en Francie occidentale de se trouver inscrites dans des manuscrits copiés, dans le couloir rhénan, sur des modèles italiens. Si la tonalité générale des notes est opposée à l’enseignement de Gottschalk, dans la tradition irlandaise hellénisante et hostile à une conception « dure » du péché originel, les notes [3‑4], qui vont dans le sens de sa thèse, montrent que ces clercs n’étaient pas pris dans une dynamique d’opposition systématique et savaient remarquer les passages bibliques en faveur de la double prédestination. Leurs notes relèvent alors davantage de l’intérêt personnel que de l’intérêt militant : elles les situent dans la périphérie, non seulement géographique, mais sociale de la controverse. III. Les textes courts et leurs supports Les notes marginales remplissent souvent, nous l’avons vu, une fonction éditoriale : faciliter le repérage de certains passages. Ce souci rejoint un genre littéraire omniprésent sous les carolingiens : la compilation. Avides d’autorités, les clercs carolingiens sont confrontés au problème de leur dispersion : le genre du florilège permet de le pallier. La science des compilateurs, qui se développe et se complexifie au fur et à mesure de la Renaissance carolingienne, consiste d’abord à sélectionner les passages utiles (sous Charlemagne, généralement d’un seul auteur, puis sous Louis le Pieux, plusieurs), ensuite à les articuler dans un ensemble cohérent, enfin, pour certains comme Haymon d’Auxerre, à confronter les passages contradictoires, d’une façon qui préfigure la méthode scolastique185. Ce genre prégnant s’impose aux débats dogmatiques, qui consistent, même à l’oral, en discussions sur des citations bibliques et patristiques (cf. chap. 5, p. 327-330). Des florilèges complets sont mobilisés à l’occasion des rencontres officielles. En juin 799, Felix d’Urgel comparaît à Aix avec un recueil de sententiae. Les yeux penchés sur leurs florilèges, Alcuin et lui rompent lance sur lance jusqu’à ce que Felix d’après la Vita Alcuini, lise une citation péremptoire de Cyrille d’Alexandrie186. En 849, Gottschalk se présente à Quierzy avec un florilège scripturaire, qu’il doit
185 Voir maintenant Shimahara, Haymon d’Auxerre, p. 88‑140. Sur cette « proto-scolastique », voir E. Bertola, « I precedenti storici del metodo del ‘sic et non’ di Abelardo », dans Rivista di filosofia neo-scolastica, 53, 1961, p. 255‑280. 186 MGH Ep. 4, p. 329. Voir le récit de la discussion, certes romancé, dans la Vita Alcuini, PL 100, col. 98 (VII, 13).
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jeter au feu187. En novembre 849, Prudence de Troyes soumet au synode provincial de Paris un recueil d’extraits patristiques sur la prédestination188. Lorsqu’un ou deux ans plus tard, Wenilon et Loup se réunissent au sujet de la prédestination, ce n’est pas sur la dissertation de l’abbé de Ferrières qu’ils discutent, mais sur son Collectaneum, pur florilège patristique189. Certaines compilations des traités produits lors de la controverse nous sont parvenues. Les traités de Florus sont transmis principalement par deux codices, déjà abordés au chapitre 1 (p. 82), et dont voici le contenu détaillé190. Tableau n° 9 : les compilations lyonnaises Gand, Universiteitsbibliothek 249
Paris, BNF, latin 2859191
ff. 3v-7v : Augustin, sermo 38
ff. 2v-60r : Florus, Liber de tribus epistolis
ff. 7v-9v : Pélage, Libellus fidei
192
ff. 45‑66v : Florus, Beati augustini sententiae de praedestinatione et gratia Dei (PL 116, 104‑140)193 ff. 66v-67v : Capitula definitionum beati Caelestini (pseudo-décrétales de Célestin I)194
ff. 60v-72v : Absolutio cuiusdam quaestionis de generali per Adam damnatione (PL 121, col. 1067‑1084) ff. 73v-114r : Florus, De tenenda immobiliter scripturae veritate ff. 114v-215v : Florus, Adversus Johannis Scoti Erigenae erroneas definitiones liber
187 Florus, De 3 epistolis, CCCM 260, p. 370. On pourrait songer aussi aux sentences réunies par Florus dans l’oratio de Quierzy, 838. Cf. Zechiel-Eckes, Florus, p. 55‑59. MGH Conc. 2.2, p. 773‑777. Mais j’expose pourquoi ce document n’est pas un réquisitoire dans ma communication « Florus, Agobard et le concile de Quierzy de 838 » au colloque Lyon dans l’Europe carolingienne. Autour d’Agobard (816-2016) des 15‑17 septembre 2016, à paraître dans HAMA. 188 PL 115, col. 1156. 189 Reconstruction de la lettre 104 de l’édition Levillain par M. I. Allen. 190 Les manuscrits Gand, Universiteitsbibl., 249 et Paris, BNF, latin 2859, tous deux du IXe siècle ; le manuscrit de Paris est, en partie, une copie autographe de Florus de Lyon (Charlier, Floriana, rubrique « Paris, B.N. lat. 2859 »). 191 Le ms. BNF, latin 2419 est une copie moderne de ce manuscrit. 192 Cité par Florus dans le Liber de tribus epistolis, CCCM 260, p. 400. Ce traité est souvent attribué à Jérôme, ce qui explique sa fortune ; il est cité dès les Libri carolini en 794. 193 Voir à ce sujet Zechiel-Eckes, « Augustinus-Rezeption ». Il s’agit d’une compilation de Florus tirée du ms. Lyon, BM 608. Charlier le montrait déjà dans Floriana, rubrique « notes sur les écrits floriens », n° 8. 194 Ces capitula, tirés de la collection Dionysio-Hadriana, sont utilisés par Florus dans le De tenenda immobiliter scripturae veritate, CCCM 260, p. 455, et annexés aux canons du concile de Langres de 859 (MGH Conc. 3, p. 486 ; cité par Hincmar dans son dernier De praedestinatione, PL 125, col. 60‑63). Au sujet de leur création par Prosper d’Aquitaine au Ve siècle, voir M. Cappuyns, « L’origine des capitula pseudo-célestins contre le semi-pélagianisme », dans Revue bénédictine, 41, 1929, p. 156‑170. C’est de cette compilation qu’est tirée la célèbre formule lex orandi, lex credendi.
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ff. 67v-69r : Léon, De virtute et sacramento baptismatis
ff. 215‑221 : [Pseudo-Ambroise, Libellus de dignitate sacerdotali]197 [CPL, 171a]
ff. 69r-71r : Extraits du De civitate Dei, V195
ff. 222r-6r : six premiers canons du concile de Valence (855)
ff. 71v-74r : [sermo/rescriptum Flori] Opuscule omnipotens Deus ff. 74r-82r : Amolon, Lettre à Gottschalk ff. 82r-85r : Opuscule gratiam itaque (PL 116, col. 101‑106) ff. 85r-90v : Léon I, Epistulae 28 et 35196
Quelle est la fonction de ces deux recueils ? Pour J.-P. Bouhot, les deux codices lyonnais correspondent à deux phases chronologiques de la controverse : une première avec le manuscrit de Gand, une seconde avec le manuscrit de Paris198. Pour le vérifier, remarquons d’abord que le manuscrit de Gand contient beaucoup de petits opuscules, alors que le manuscrit de Paris contient les trois grands traités de Florus sur la prédestination. Le recueil de Gand transmet plusieurs opuscules d’à peine quelques pages ainsi que du matériel lié à la controverse (le Libellus fidei de Pélage, les extraits du De civitate Dei, l’édition des Capitula pseudo-célestins…). Il s’agit, pour J.-P. Bouhot, d’un dossier de travail de Florus, ce qui est certain pour ces trois derniers florilèges199. Les autres textes (les Sententiae Augustini, le Rescriptum de praedestinatione, les deux opuscules sur la prédestination et la lettre 195 Florus cite ce livre de la Cité de Dieu consacrée à la discussion cicéronienne du destin dans son traité contre Jean Scot, CCCM 260, p. 146‑147. Ces extraits sont tirés du ms. Lyon, BM 607 (VIe siècle, corrigé au IXe siècle, ne contient que les livres I-V). 196 Ces lettres se retrouvent dans la Collectio de fide de Florus (ms. Montpellier, BIU, 308) ; voir C. Charlier, « Une oeuvre inconnue de Florus de Lyon : la Collection ‘de Fide’ de Montpellier », dans Traditio, 8, 1952, p. 81‑109. 197 L’oeuvre n’a pas de titre dans le manuscrit ; cf. Charlier, Floriana, rubrique « Paris B.N. lat. 2859 ». Il s’agit d’un traité court contre la simonie qui n’a pas de raison particulière de se trouver dans un recueil prédestinatien. Ce pseudo-Ambroise était attribué à Gerbert d’Aurillac par Mabillon ; plusieurs exemplaires anciens montrent qu’il est largement antérieur (cf. Wilmart, « Une lettre sans adresse », p. 161, note 1, et CPL 171a qui, tout en qualifiant l’origine de douteuse, ne cite pas les manuscrits carolingiens). 198 Bouhot, Sermo Flori, p. 387‑390 : « ce dossier de 852‑855, qui succède, en lui faisant parfois des emprunts, à celui que contient le manuscrit de Gand pour les années 850‑852, en diffère beaucoup, non par la doctrine, mais par sa violence critique » (390). 199 Voir la thèse de Pierre Chambert-Protat sur Florus de Lyon lecteur des Pères, soutenue le 24 septembre 2016 (Labex Hastec) et son article « Le travail de Florus de Lyon sur la prédestination : un état de la documentation conservée. Avec un dossier d’extraits patristiques resté inédit », dans La controverse carolingienne sur la prédestination, op. cit. (p. 28, note 47), à paraître.
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d’Amolon à Gottschalk) sont courts et pastoraux, à la différence des quatre longs traités du manuscrit de Paris. Revenons-en alors au problème de la fonction. L’Absolutio cuiusdam quaestionis du manuscrit de Paris commence par le mot nuper (« récemment ») : peut-on alors penser que les deux manuscrits reflètent deux stades successifs de la controverse, l’un précoce (849‑852) et l’autre tardif (852‑855, malgré nuper) ? Il semble plutôt, vu leur description, que les deux manuscrits regroupent des œuvres de genres différents : les uns sont des opuscules pastoraux et du matériel de travail, les autres sont la copie de conservation d’œuvres polémiques à plus large diffusion, ciblant successivement Jean Scot, Hincmar et Pardoul, et le concile de Quierzy de 853. Une autre copie de travail lyonnaise subsiste dans un feuillet volant d’un manuscrit du Vatican, où l’on trouve les capitula XII pelagiana, se composant d’une part, d’un extrait des Retractationes d’Augustin (II, 47), d’autre part, d’une liste de douze erreurs de Pélage avec leur réfutation200 ; ce manuscrit figure dans le catalogue de l’assistant de Florus, Mannon de Saint-Oyen201. La nature de la compilation de Gand semble montrer que ces recueils avaient un double usage, à la fois personnel (pour la préparation des traités de Florus) et pastoral (plusieurs de ces florilèges ont une destination pastorale revendiquée202). Le manuscrit 407 de la bibliothèque municipale de Laon semble relever de la même volonté de constituer des recueils. Copié à Reims, il contient une collection de lettres d’Hincmar, dont une partie de sa correspondance avec Nicolas Ier ; il est en particulier connu pour ses notes marginales d’Hincmar lui-même203. Steffen Patzold a montré que la seconde partie du codex est un recueil de documents relatifs à l’affaire des clercs d’Ebbon qui rebondit au concile de Soissons de 866, réuni au sujet de l’ordination de Wulfade comme archevêque de Bourges204. Or, dans les 27 premiers feuillets, on lit tout autre chose : la lettre de Raban à Hincmar de 850 d’une part, et les deux lettres d’Hincmar à Egilon de Sens de 866 d’autre part. La missive de l’archevêque de Mayence remplit exactement deux quaternions et est rédigée d’après le style habituel de Raban : en marge est indiquée l’abréviation
200 Ms. BAV, vat. lat. 3852, f. 102 : capitula XII pelagiana et quid contra eorum impietatem fides catholica teneat, oppositis aliis xii capitulis expressum ex libro sancti Augustini ad beatum Paulinum episcopum. La substance des capitula semble tirée de la lettre 186 d’Augustin et Alypius à Paulin de Nole. 201 Cf. Turcan-Verkerk, « Mannon de Saint-Oyen », op. cit., p. 187. 202 C’est en particulier le cas des Sententiae Augustini. Pour Zechiel-Eckes, « Augustinus-Rezeption », p. 43, le recueil est à usage strictement personnel et « scientifique » : c’est négliger la préface, PL 116, col. 105‑107 : brevi compendio discat unde fidem suam fideliter aedificet et actionem salubriter informet. 203 Cf. MGH Ep. 6, p. 262 ; Lot, « Année 866 », p. 438, Devisse, Hincmar, p. 946 et dernièrement, Patzold, Episcopus, p. 347. 204 Devisse, Hincmar, p. 600‑615.
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du nom de l’auteur de la citation du texte adjacent (aug pour Augustin, grg pour Grégoire…). Le cahier contenant les lettres d’Egilon a été glissé entre ces deux quaternions205. Le f. 28r, où commence le dossier de 866, est très usé, ce qui indique qu’il inaugure une unité codicologique autonome, ayant circulé sans reliure. Ainsi, les ff. 1‑27 constituent, eux aussi, une unité codicologique, un Gottschalk-Block, comme l’écrit Patzold206, témoignant du souci d’Hincmar et de son entourage de réunir les pièces se rapportant à la controverse sur la prédestination. Aucune plume carolingienne n’a malheureusement annoté ces cahiers. L’exemplaire corbéien de l’Adversus Iohannem scottum de Florus présente un cas similaire : on y lit, entourant le traité, la Confessio brevior de Gottschalk et la lettre de Loup de Ferrières à Charles le Chauve accompagnée des premiers feuillets du Collectaneum de tribus quaestionibus207. La liste des manuscrits de Saint-Germain de 1666 dissocie, certes, le traité de Florus d’une part et, d’autre part, Loup et Gottschalk comme deux exemplaires distincts208 ; toutefois, Loup et Florus étaient bien associés au IXe siècle, puisqu’un annotateur non corbéien a laissé dans leurs marges le même Nota209. De plus, comme l’a vu D. Ganz, les textes de Florus et Loup portent les mêmes signatures de cahiers. Le latin 12292 témoigne ainsi de la volonté, à Corbie, de rassembler les textes de la controverse sur la prédestination210. Le latin 12292 témoigne d’un autre phénomène, déjà observé dans le ms. de Gand : la collecte, non seulement de traités à part entière, mais de simples citations. La Confessio brevior, en effet, se trouve sur un bifeuillet, relié aujourd’hui au reste du codex par un onglet de papier (ff. 1‑2). Elle occupe le recto du deuxième feuillet, et la moitié du verso. Deux textes courts : De probatione auri et argenti et De mensura cerei et metalli, occupent la même proportion du premier feuillet211. Il 205 Pour S. Patzold, il s’agit peut-être d’un désordre moderne (Episcopus, p. 347, note 623). 206 Ibid., p. 348. 207 Ms. Paris, BNF, latin 12292, f. 1‑85v. Sur ce manuscrit, voir Lambot, Œuvres théologiques, p XXXXII ; C. de Mérindol, La production de livres peints à l’abbaye de Corbie, trois volumes, Paris, 1975 (thèse de doctorat de l’université Paris I), p. 909 ; Gorman, « A Survey », p. 312 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 97‑98. Lowe (CLA V 642), qui se concentre sur les feuillets de garde, n’en dit pas grand-chose. 208 de Merindol, ibid., : 384 : Florus de praedestinatione contra ioannem scotum errigenem ; item de praedestinatione qui nondum est impressus ; tractatus floru habetur impressus sed sine nomine in bibliotheca ss. patrum : incipit autem : uenerunt ad nos … ad ecclesiam lugdunensem […] 140 : libri duodecim de institutione et habitu monachorum […] 141 : Lupi servati de predestinatione ; confessio godescalchi monachi ; albrici epistola ad carolum magnum ». 209 Ganz, The literary interests, p. 408‑409. Il est très fréquent dans les marges de Florus ; on le trouve aussi f. 84v, en marge de Loup. Ce Nota fait plutôt penser à celui de l’entourage de Loup de Ferrières et d’Heiric d’Auxerre. 210 Ibid., p. 408‑410 ; Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 33. 211 Le manuscrit est numérisé sur Gallica.
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s’agissait donc d’abord d’un bifeuillet à portée pratique, destiné à recevoir des textes courts : deux plumes différentes, quoique proches, ont copié d’un côté le De probatione et le De mensura, de l’autre la Confessio brevior, en laissant des espaces blancs212. Ces derniers ont été remplis progressivement : on lira les textes en question et on suivra les étapes de la copie en annexe 3. La confessio brevior (2r-v) succède, après un espace libre au f. 1v, au De mensura [A]. Puis le copiste de la Confessio brevior a ajouté [B] à la suite de la confession (f. 2v), dans un style identique, un court extrait de l’Ambrosiaster (In Romanos, 9, 21‑22) qui se trouve cité dans la Confessio prolixior, avec la formule praeparat ad interitum213… Le lien avec la controverse est patent : le texte de l’Ambrosiaster a été savamment expurgé de tous les passages qui n’intéressaient pas le copiste. Cet ajout a pu avoir lieu lors de la copie même de la Confessio brevior. Dans un deuxième temps, un autre copiste, du même atelier [C], a ajouté une citation d’Haymon d’Auxerre, dont la source ne m’est pas connue214. Le thème est le sabbat (Lc 6, 1) : il n’y a plus de rapport avec la prédestination. Dans un troisième temps, une plume totalement différente des autres [D], peut-être lorsque le manuscrit pérégrinait entre son scriptorium d’origine et Corbie, a ajouté deux extraits de Jérôme là où il restait de la place, c’est-à-dire après le De mensura (A - f. 1v)215. La première citation concerne directement les thèmes de la controverse, en particulier la volonté de salut universel ( Jérôme, In Isaiam, 53, 8‑10) : « pourquoi beaucoup ne sont pas sauvés, s’il les a rachetés de son sang ? ». Ce n’est pas le cas de la seconde, qui décrit l’Église décadente comme la spelunca latronum des marchands du Temple ( Jr 7, 11 ; Mt 21, 13). Nous voyons donc comment procèdent les clercs. Ils adoptent un support de moindre valeur ; ils y notent des citations dans un but de court ou moyen terme ; 212 Dans la Confessio brevior, on rencontre les caractéristiques suivantes : bras du R ondulé et orienté vers le haut ; tendance à allonger considérablement la barre verticale du T et la queue du E ; abréviations nombreuses (dix pour dixit, beat pour beatus…). On ne rencontre aucune de ces caractéristiques dans les textes du feuillet 1. 213 Le titre de la Confessio brevior est rédigé en capitales rustiques à l’encre rouge clair. Sa plume étroite, voire corsetée, avec de longues ligatures ST et les longues terminaisons de ses T, E et R, est aisément identifiable avec celle de la citation de l’Ambrosiaster. Dès le milieu de la copie de la Confessio brevior a lieu un léger changement de style : les majuscules en ekthesis (dans la marge) sont en rouge aujourd’hui oxydé et non plus clair. Ce style se poursuit avec l’Ambrosiaster. L’explicit de la confession et le titre de l’Ambrosiaster (ambrosius dicit ad romanos) sont tous deux en onciales du même rouge rouge oxydé. 214 La couleur de l’encre est légèrement différente ; de plus, l’écriture, moins corsetée, n’utilise pas de ligatures. Enfin, le titre (Haimo dicit), quoique de la même couleur (rouge oxydé), est en capitales rustiques et non en onciales. On reste cependant dans le même atelier, avec toujours les majuscules en ekthesis. Il existe encore plusieurs œuvres inédites d’Haymon. 215 Cette plume, beaucoup plus foncée, est d’un module plus gros. Titre en capitales rustiques à l’encre noire (geronimeus in isaia libro xviio).
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dans notre cas, divers clercs ont ajouté au bifeuillet de la Confessio brevior deux citations portant sur la prédestination et deux citations ne la concernant pas. De ce travail de collecte, d’autres témoins, tout aussi anonymes, ont survécu. C’est le cas, d’abord, du fragment de florilège d’Oxford (deux citations restantes) dont il a été question p. 452, relique du travail des clercs de Würzburg sur la double prédestination. C’est aussi le cas d’un manuscrit de Wissembourg, aujourd’hui à Sélestat, composé de deux unités codicologiques, dont la seconde est une collection d’Anségise copiée, d’après Hubert Morderk, sur un exemplaire rémois et même hincmarien216. Au milieu de cette collection d’Anségise a été placé un binion composite, bien plus petit que le reste du codex, originaire de Francie occidentale et contenant, aux ff. 94v-96v, les très rares capitula legi salicae addita, dont les seuls autres manuscrits sont liés à Reims217. Or, des feuillets restés blancs, l’un (97v) a été rempli, par une autre plume, avec un extrait de l’Ad Monimum de Fulgence de Ruspe218. L’extrait commence par une citation de Matthieu 25 : « ceux-là iront au feu éternel, mais les justes iront à la vie éternelle »… Ce passage de Fulgence, cité par Prudence de Troyes219, porte précisément sur le sujet de la double prédestination en arguant que Dieu n’est pas l’auteur mais l’ordinateur des maux : on ne saurait dire qu’il prédestine aussi bien les saints à être justes que les réprouvés à être injustes. L’Ad Monimum est l’un des traités les plus disputés de la controverse. Ce faisceau d’indices ne laisse guère de doute : la citation a été sauvegardée sur ce binion par un clerc champenois, impliqué dans les discussions220. Dans un manuscrit originaire de la province de Reims et aujourd’hui au Vatican, une phrase a été recopiée, sur un cahier indépendant, en fin de feuillet, par une plume isolée de la fin du IXe siècle : predistinatio est gratiae praeparatio, gratia vero iam ipsa donatio221. On reconnaît la définition augustinienne de la prédestination, 216 Ms. Sélestat, Bibliothèque Humaniste, 14 (104) ; cf. H. Mordek, « Weltliches Recht im Kloster Weissenburg/Elsass. Hinkmar von Reims und die Kapitulariensammlung des Cod. Sélestat, Bibliothèque Humaniste, 14 (104) », Litterae Medii Aevi. Festschrift für Johanne Autenrieth zu ihrem 65. Geburtstag, M. Borgolte et H. Spilling ed., Sigmaringen, 1988, p. 69‑85 (75). 217 Ff. 94‑98 ; 21 longues lignes, 3e tiers du IXe s. ; 170/120mm (125/95), contre 215/180mm pour le reste du codex. Il s’agit d’un binion auquel a été ajouté un feuillet. Source des capitula : MGH cap. I, n° 142. Autres mss : Paris, BNF, latin 4632 (Saint-Amand) et Paris, BNF, latin 10758 (Reims). 218 Fulgence, Ad Monimum, I, 25, 4 – 26, 2 (CCSL 91, p. 25, l. 896 – p. 26, l. 917). 219 PL 115, col. 993. 220 C’est aussi la conclusion de Mordek, op. cit., p. 83, note 75. 221 Ms. BAV, reg. lat. 421, f. 21r. Le binion augmenté d’un feuillet (ff. 21‑25) contient une série de distiques de l’époque caroline (édités dans De Rossi, Inscriptiones christianae urbis Romae, II, 1, 1888, p. 279) puis une brève collection hétéroclite (de observatione quatuor temporum ; de ratione coniugum ; de concubinis ; de uxoribus non dimittendis ; de consanguinitate), achevée par une petite série de raretés érudites tirées de la Cité de Dieu, f. 24r (Helluones et nebulones adipibus inhiantes = Cité de Dieu, III, 20 ; Echinos et concas = ibid., V, 6 ; teletas Monochomus = ibid., IV, 31…), puis, au verso, par la liste des disciples de Pierre
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l’un des passages les plus cités de la controverse222. Une fois de plus, sa présence dans un cahier champenois ne doit rien au hasard. Dans le manuscrit personnel d’Hincmar des opuscules sur la grâce d’Augustin (Reims, BM 393, f. 109r), une main proche de celle du copiste a également ajouté deux citations après l’explicit (le manuscrit est sur Gallica) : Salomon. Considera opera dei quod nemo possit corrigere quem ille despexerit [Eccl. 7, 14]. In libro iob. Si incluserit hominem nullus est qui aperiat. Si destruxerit, nemo est qui edificet [ Jb 12, 14].
Ces extraits de l’Ecclésiaste et de Job sont cités, l’un ou l’autre, dans les écrits de Prudence, Hincmar, Ratramne et Loup : chez ce dernier, ils sont même accolés223 ! Ils insistent tous deux sur l’impuissance du libre-arbitre sans la grâce : ils ont, sans aucun doute, été copiés dans le manuscrit de Reims lors de la controverse. On peut en revenir maintenant à des florilèges de plus grandes dimensions : la profession de foi ajoutée, dans un manuscrit rémois, aux canons du concile de Quierzy de 853 (Vatican, BAV, reg. lat. 191, ff. 52‑53). Comme je l’ai montré ailleurs, cette profession de foi, consistant en une introduction et une brève collection de citations, est entièrement composée d’extraits du dernier De praedestinatione d’Hincmar de Reims224. Elle provient, sinon de l’archevêque, du moins de son proche entourage et doit être datée environ de 860. Nous nous situons, avec ce texte, à mi-chemin entre le florilège et l’œuvre originale. Il a été copié, à la suite des canons de Quierzy, sur un bifeuillet resté en grande partie blanc, par une autre plume que celles qui ont réalisé le recueil pastoral dans lequel il est inséré. On me pardonnera de convoquer ici un texte aux confins du genre du florilège, comparable à cette confession hincmarienne : la profession de foi du « Pontifical de Poitiers » (Paris, Arsenal, 227, f. 258v-269r)225. Le titre de cette confession inenvoyés en Gaule (Denis de Paris, Memmius de Chalon, Sixte de Reims, Euthère [pour Eucharius] de Trèves, Sabien [pour Sabinien] de Sens, Sinice de Soissons ; ces noms laissent penser que le cahier vient de Champagne) et des six conciles généraux. Le feuillet 25 contient une bénédiction pour un empereur du IXe siècle : cf. Ordines coronationis Franciae, 1. Texts and ordines for the Coronation of Frankish and Frenck Kings and Queens in the Middle Ages, R. Jackson, 1995, p. 80-81, note 4. 222 PL 116, col. 134 (Sententiae de praedestinatione et gratia de Florus) ; CCCM 260, p. 106‑107 (Adversus Iohannem de Florus) ; CCCM 260, p. 374 (citation d’Hincmar), et 377 (De 3 epistolis de Florus) ; CCCM 50, p. 74 ( Jean Scot) ; PL 125, col. 111, 133, 145, 154, 421 (Hincmar). 223 PL 115, col. 995 et 1276 ; PL 119, col. 644 et 656 ; PL 121, col. 28 ; PL 125, col. 143‑144. Les deux citations sont côte-à-côte dans la lettre de Loup à Charles le Chauve, Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 27. 224 Actes à paraître du colloque de 2013 La controverse carolingienne sur la prédestination (cité p. 28, note 47). 225 Sur ce dernier, voir V. Leroquais, Les pontificaux manuscrits des bibliothèques publiques de France, 1, Paris, 1937, p. 263‑270 et A. Martini, Il cosiddetto Pontificale di Poitiers (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal,
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voque la défense de l’Église contre toutes les hérésies. Or, son contenu est singulier à plus d’un titre. Après un premier feuillet consacré à la Trinité, où revient avec une grande fréquence le terme de deitas, puis un deuxième feuillet christologique, un troisième feuillet est consacré à la nature angélique et à leur chute. L’auteur enchaîne ici sur la prédestination et paraphrase, à larges extraits, les opuscules sur la grâce d’Augustin (édition avec références en annexe 2). Cette longue paraphrase enseigne au lecteur qu’après la chute adamique, le libre-arbitre n’est capable que du mal et que seule la grâce peut l’en délivrer ; que la prédestination n’est que la préparation de cette grâce, suivant la définition augustinienne ; qu’il faut en être perpétuellement reconnaissant au Seigneur et ne se glorifier en rien de ses bonnes actions. Leur récompense sera la vision et la connaissance de Dieu – autre thème soulevé par Gottschalk, on s’en souvient. Le feuillet suivant embrasse le thème de la nature de l’âme ; encore un thème disputé pendant les années 850. Il se poursuit par une longue description des quatre premiers conciles œcuméniques et une soumission à l’autorité du siège apostolique. Aldo Martini, dans sa monographie sur le « Pontifical de Poitiers », montre que ce dernier, dont le titre est une fabrication moderne, doit avoir été assemblé dans le Bassin parisien, à la fois pour des raisons liturgiques et paléographiques, dans le dernier tiers du IXe siècle226. Destiné à une abbaye masculine dédicacée à Pierre, il pourrait avoir appartenu à Hautvillers ou Rebais227. Ses origines rémoises sont rendues encore plus probable par la légère interpolation d’une décrétale de Nicolas Ier en réponse à une consultation de Raoul de Bourges (†864), où un privilège en faveur des évêques passe en faveur des métropolitains : on pourrait reconnaître ici le souci d’Hincmar d’accroître les privilèges de ces derniers, dans le contexte de la diffusion des décrétales pseudo-isidoriennes228. L’hypothèse de Rebais est étayée par le fait que l’abbaye a eu pour abbé Wulfade, devenu archevêque de Bourges en 866. Cette profession de foi originale a probablement été confectionnée dans le contexte de la controverse sur la prédestination, d’où son insistance sur les thèmes suivants : rédemption, chute angélique, chute adamique et prédestination, qui évoquent aussi bien l’Ad simplices d’Hincmar que le Liber de tribus quaestionibus de Loup. Un emprunt à Augustin : « lorsque l’on enquête sur ces questions,
cod. 227), Rome, 1979 (Rerum ecclesiasticarum documenta, fontes, 14). La profession de foi n’est pas mentionnée dans Keefe, Catalogue. 226 Martini, ibid., p. 50‑62. Bischoff, Katalog 3, p. 8, n° 3915, donne « France centrale (Paris ?) », entre 864 et la fin du siècle. 227 Ibid., p. 62 : « La zona a Nord-Est di Parigi, tra cui St.-Pierre-de-Rebais, sembra rispondere bene ». 228 Ibid., p. 58.
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[…] les intelligences ne sont pas exercées inutilement, pourvu que l’on modère la discussion et que l’on écarte l’erreur de ceux qui s’obstinent à savoir ce qu’ils ignorent »229, semble trahir l’intention d’apaiser une polémique. La référence au rétablissement du nombre angélique, à la vision béatifique, à la nature de l’âme sont autant d’indices concordants230. Les textes augustiniens enfilés par le compilateur de cette profession de foi ont dû être difficiles à rassembler : le De correptione et gratia, le De dono perseverantiae, le De praedestinatione sanctorum. Le contexte de la controverse sur la prédestination fournit une explication parfaite. Même la citation du De fuga saeculi d’Ambroise, à la fin du texte, se retrouve dans les textes polémiques d’Hincmar et Loup231. Si le manuscrit était originaire d’Hautvillers ou de Rebais, il concernerait une abbaye où Gottschalk a séjourné, ou séjournait encore. Cela apporte donc un argument de poids à la localisation proposée par Martini. Mentionnons enfin que Raoul de Bourges, dont la consultation à Nicolas Ier est citée par le pontifical (f. 132v), est destinataire d’une lettre d’Hincmar citant les « prédestinatiens », en 860232. Tout tend ainsi à inclure la profession de foi de Bourges dans le groupe des sources qui doivent être rattachées à la controverse sur la prédestination. Demeure le problème de la fonction de ce texte. La profession de foi est insérée dans un recueil liturgique à destination d’un évêque233. L’ouvrage lui-même ne semble pas avoir été utilisé en contexte liturgique mais représente une copie de libraire, « une œuvre d’érudition destinée à une bibliothèque »234. Le matériel qu’il contient, en revanche, a dû être copié sur des libelli pour être concrètement utilisé. Il est donc très probable que cette profession de foi, comme peut-être la confession d’Hincmar citée plus haut, ait été réellement utilisée, en contexte liturgique, ce qui témoigne de l’impact de la controverse dans les célébrations elles-mêmes (cf. chap. 5, p. 339) – comme cela avait été le cas pour l’adoptianisme. Finalement, on possède plusieurs témoins du travail d’extraction et de compilation réalisé lors de la controverse sur la prédestination. Certains manuscrits ont préservé de vastes compilations, reflétant l’implication d’un scriptorium entier dans les débats. D’autres ont conservé la trace d’un travail plus modeste de collecte de quelques citations, voire d’une seule. Or, ces extraits modestes ont une caractéristique commune : ils sont copiés sur un support de moindre valeur, ou on 229 Enchiridion, c. 59. 230 Le rétablissement du nombre angélique fait partie des thèmes de l’Ad simplices : Gundlach, « Zwei Schriften », p. 268. 231 PL 119, col. 634 ; PL 125, col. 194‑195. 232 MGH Ep. 8, p. 104 (n° 136). 233 Martini, Pontificale di Poitiers, op. cit., p. 61‑62. 234 Ibid., p. 65.
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remplit des blancs. La confession de Gottschalk et les citations qui l’entourent, comme la profession de foi hincmarienne, ont été copiées sur un bifeuillet ; le florilège de Würzburg, sur un feuillet aujourd’hui utilisé comme garde ; la citation de Sélestat et celle du Vatican, toutes deux originaires de Champagne, sur les espaces vierges d’un binion isolé… On n’utilise quasiment jamais le quaternion standard. Seules les citations du ms. Reims 393 ont été ajoutées après l’explicit d’un manuscrit de conservation, dans un espace resté vierge. Ce constat est instructif. Les citations disputées étaient couramment copiées sur des supports mobiles, à usage pratique. Ces éphémères supports, qui ne sont pas voués à la conservation, ont presque tous disparu : que l’on songe à ce qui reste, aujourd’hui, des milliers de libelli liturgiques utilisés à l’époque carolingienne. Comme ces derniers, les quelques feuillets employés pour noter une ou plusieurs citations qui subsistent encore sont la partie émergée d’un profond iceberg, celui de la réalité quotidienne d’une controverse où les citations marquantes sont notées par les clercs intéressés, puis discutées, voire disputées, à l’ombre du cloître. IV. La genèse du De praedestinatione d’Hincmar La rédaction d’un traité n’est pas un travail solitaire : les controversistes sont entourés d’un atelier. Les clercs qui entourent l’auteur assurent d’abord la copie définitive de l’œuvre, parfois elle-même dictée. Rares sont ceux qui, comme Florus, copient eux-mêmes une partie de l’œuvre ; plus souvent, la main de l’auteur intervient au moment des retouches et des additions. Les quelques pages qui suivent entendent montrer que le travail d’atelier s’étend non seulement à la copie, mais à la préparation des arguments et à la sélection des citations, et que l’étude des manuscrits personnels peut apporter des informations événementielles sur la genèse d’un traité. Plusieurs auteurs de la controverse ont déjà fait l’objet d’études : c’est notamment le cas de Florus, Loup et Prudence235. Nous nous concentrerons donc ici sur un auteur : Hincmar. Ses annotations, identifiées depuis près d’un siècle, ont été étudiées par Jean Devisse236. Celui-ci constate : « Hincmar n’a pas tout lu lui-même. Sans doute faisait-il préparer par des clercs de son entourage les textes qu’il considérait comme un peu moins importants, se réservant les plus
235 Florus est sans conteste le plus étudié de tous : cf. surtout Zechiel-Eckes, Florus et la livraison 2009 de la Revue bénédictine, qui contient un dossier entier sur Florus. Les manuscrits de Florus sont l’objet de la thèse de Pierre Chambert-Protat, citée p. 467 note 199. La correspondance de Loup est en cours d’édition par Michael I. Allen ; ses traités polémiques seront bientôt édités par Jeremy C. Thompson. Pezé, « Prudence ». 236 Lot, « Année 866 », p. 438 ; Devisse, Hincmar, p. 924‑926, 946, 1069‑1072.
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fondamentaux »237. Il s’agit de vérifier cette thèse au sujet du De praedestinatione de 860 et, du même coup, de jeter quelque lumière sur sa genèse. Nous devons d’abord examiner l’architecture d’ensemble de l’ouvrage, chapitre par chapitre, en dégageant par des alinéas ses plans successifs238 : on la trouvera en annexe 9. La très longue défense des canons du concile de Quierzy est ici incluse dans la réponse au canon 4 de Valence. C’est bien les canons de ce dernier concile, remis de nouveau à Charles par Rémi en 859, qui assurent l’architecture générale du traité d’Hincmar, malgré les nombreuses digressions qui le traversent. De nombreux traits attestent qu’il a été, en plusieurs lieux, dicté par son auteur239, qui avoue lui-même l’urgence de sa confection : le brouillon du traité était dispersé en scedulae, rédigées par les notaires (on pense aussitôt aux notes tironiennes dont il sera question bientôt) d’après, d’une part, les dictées d’Hincmar et, d’autre part, les assemblages de citations ; l’archevêque s’excuse, faute d’avoir eu le temps de les faire relire, des falsifications possibles de ses propres copistes, ce qui signifie bien qu’il était entouré d’un vaste atelier à qui la relecture et les retouches avaient été déléguées240. J. Devisse a remarqué qu’Hincmar avait employé pour son traité les actuels manuscrits Reims, BM, 377, 385, 390 et 393241. Parmi eux, le plus annoté est de loin le dernier, d’où proviennent 35% des emprunts faits par l’archevêque, pendant sa carrière, aux textes d’Augustin242. C’est sur lui que portera l’essentiel de l’enquête qui suit : le manuscrit est numérisé sur Gallica. 237 Devisse, Hincmar, p. 926. 238 On préférera ce découpage à celui de Devisse (ibid., p. 244). Amann, Église carolingienne, p. 341, note 4, donnait à peu près le même plan chaotique. 239 Ainsi, la répétition suivante, PL 125, col. 200 : Et nos etiam cum sancta synodo, et praedestinatianis qui sicut electos ad vitam ita et reprobos a Deo ad interitum dicunt praedestinatos cum illis qui ad malum aliquos divina potestate praedestinatos fatentur nisi se correxerint et ad unitatem catholicae fidei atque sanctae matris Ecclesiae sinum per debitam satisfactionem redierint, cum praefata synodo dicere anathema debemus. D’autres passages, trop longs pour être cités, ont la tonalité oratoire d’un sermon ; ainsi col. 381‑382. On trouve enfin des formules vernaculaires trahissant une langue orale, comme le futur proto-français déjà cité p. 350. 240 Ibid., col. 55 (cité p. 352). 241 Devisse, Hincmar, p. 183. On a été tenté d’y ajouter le ms. Cambridge, Pembroke College 308 (cf. Gorman, « Harvard’s manuscript », p. 196, n. 33). D’après F. M. Carey, « The Scriptorium of Rheims during the Archbishopric of Hincmar », dans Classical and mediaeval studies in honor of Edward Kennard Rand, L. W. Jones éd., New York, 1938, p. 41‑60, le manuscrit a été copié à Reims sous Hincmar : on trouve son ex-libris aux ff. 8v, 17v-18r, 33‑34, 47‑48, etc. On rencontre certes des annotations de copiste se répartissant la tâche (1r, hic incoat portio iocsmari ; 48r, hic incipit portio salvioni ; 72r, hic incipit portionem bernardi…), mais aucune note relative à la confection du traité d’Hincmar sur la prédestination. 242 Devisse, Hincmar, t. 3, p. 1481. Le manuscrit est décrit dans CSEL 32 : le Katalog 3 de Bischoff n’en dit quasiment rien. Il contient les opuscules d’Augustin sur la prédestination, copiés sous Hincmar et donnés à l’église cathédrale de Reims. On lit l’ex-libris d’Hincmar aux ff. 1 et 72. Le ms. 385 (dossier sur
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L’ouvrage est énormément annoté, de l’ordre de trois ou quatre signes par page : sont utilisés six nota différents (planche 16), le chrisme, le signe F243, une mystérieuse numérotation (il en sera bientôt question) et des notes tironiennes. Il y eut donc plusieurs campagnes successives d’annotations, par des personnels différents. Ces différentes annotations sont présentées dans un tableau synoptique (annexe 10). Sur ce tableau, la récurrence de chaque annotation, au sein du manuscrit, peut être comparée à celle des citations d’extraits de ce manuscrit par Hincmar dans le De praedestinatione (en jaune). Nous pouvons en tirer plusieurs conclusions. D’abord, la seconde unité codicologique du manuscrit de Reims (ff. 109 sqq.) contient des traités sans rapport avec la prédestination. Or, seuls les nota 1 et 2 (bleu et rouge, sur le tableau) continuent d’être utilisés après cette césure. Ils correspondent donc à des annotateurs qui ne sont pas liés à la confection du traité d’Hincmar sur la prédestination. Ensuite, on identifie des campagnes successives d’annotation à l’intérieur des opuscules sur la prédestination. La première partie (ff. 1‑34, c’est-à-dire le De perfectione iustitiae hominis et le De natura et gratia) est dominée par les nota 1, 2 et 3 (noir) ; la deuxième (ff. 34‑62, c’est-à-dire à peu près le De gratia et libero arbitrio, ff. 37‑52), par le nota 4 (vert foncé) ; lorsque ce dernier s’interrompt intervient le nota 5 dans une poignée de feuillets (en rose sur le tableau ; ff. 62‑68), et à ce dernier succède le nota 6 (en bleu clair) qui domine la fin des opuscules sur la prédestination (ff. 75‑109), sporadiquement accompagné des nota 1 et 2. Dans cette dernière grande section apparaissent également le chrisme (ff. 75‑109), la numérotation énigmatique (ff. 62‑109) et les signes F (ff. 50‑109). Or, les traités les plus utilisés par Hincmar (en jaune) se trouvent précisément dans cette partie du manuscrit (ff. 53v-109 : De correptione et gratia, De praedestinatione sanctorum et De dono perseverantiae). Les collaborateurs d’Hincmar ont donc laissé les traces suivantes : le F, la numérotation, les chrismes et le nota 6. Elles s’interrompent à la fin des traités sur la prédestination (f. 109). Le manuscrit de Reims témoigne d’un travail de groupe bien organisé. Les opuscules d’Augustin sur la grâce ont été lus méthodiquement. On ne saurait alors disculper l’archevêque de Reims de son refus catégorique d’attribuer à Augustin la doctrine de la double prédestination en alléguant qu’« Hincmar n’a trouvé l’adoptianisme) ne contient aucune note relative au traité sur la prédestination ; le ms. 390 (Augustin, De Trinitate libri XV) contient seulement des nota ; du ms. 377, il sera question plus bas. 243 Je n’ai pas pu trouver la signification du signe F ; il me semble probable qu’il signifie ici fides – ailleurs, sans doute formula ou figura. Le phi signifie normalement phrasis.
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chez aucun Père, dans aucun texte, l’affirmation explicite d’une prédestination ‘ad interitum’ comparable à l’autre »244. Au contraire, son atelier n’a pas manqué de la repérer : dans le ms. 393, on rencontre le nota 6 en marge des lettres de Prosper et Hilaire à Augustin (n° 225‑226), assorti de la note : de praedestinatis ad utramque partem245… Le parti-pris doctrinal de l’archevêque relève d’un choix délibéré. Parmi les notes du cercle d’Hincmar, on relève des notes numériques allant de I à IIII, dont on trouvera le relevé complet en annexe 11. Ces chiffres correspondent, à l’évidence, aux quatre canons de Quierzy que le traité doit défendre. On trouve ainsi le signe « IIII » en marge d’une citation du chapitre 28, dévolu à la défense du quatrième canon (annexe 10 ; col. 287). Ailleurs, plusieurs citations marquées du signe « III » dans le Reims 393 ont été rassemblées en bloc (PL 125, col. 253) dans le chapitre 25, dévolu, comme on le lit sur le plan du traité en annexe 9, à la défense du troisième canon. Dès l’annotation, les notaires d’Hincmar ont donc prévu la partie du traité à laquelle la citation devait servir. Pourtant, comme le montre le tableau, la majorité des annotations numériques n’ont pas été utilisées. On peut l’expliquer ainsi : ces notes remontent non à 860, mais à la préparation du De praedestinatione de 856. Hincmar a dû puiser dans ce traité « énorme », d’après Flodoard246, et aujourd’hui perdu, une partie de ses citations de 860. Prudence de Troyes fait de même en reprenant, en 852, de longs passages de sa lettre à Hincmar de 849247. À l’exception de ces différents signes, les marges du ms. 393 sont dominées par des notes, en grande partie tironiennes. Celles-ci sont bien connues dans le Bassin parisien, en particulier à Reims, où l’on enseigne la tachygraphie248. Des auteurs de la controverse, Hincmar est le seul à s’entourer ainsi d’un personnel de notaires chevronnés. Il n’est pas possible, étant donné la grande difficulté de leur lecture, d’en proposer ici une étude exhaustive, mais seulement une approche d’ensemble. La plupart de ces notes tironiennes, dénaturées et plus aisément déchiffrables, sont des indications de contenu facilitant la lecture et le repérage249. Certaines montrent 244 Devisse, Hincmar, p. 358. 245 Ms. Reims, BM, 393, f. 72v. 246 MGH SS 36 (III, 15), p. 241. 247 Cf. Pezé, « Prudence », p. 148. 248 Sur les notes dans le Bassin parisien, voir J. Vezin, « L’emploi des Notes Tironiennes dans les manuscrits de la région parisienne », dans Tironische Noten, P. Ganz ed., Wiesbaden, 1990 (Wolfenbütteler Mittelalter-Studien, 1), p. 59‑74 ; sur la tachygraphie rémoise, voir A. Cerlini, « Una scuola francese di tachigrafi nel secolo IX (con 2 illustrazioni e 2 tavole) », dans Miscellanea Giovanni Mercati VI. Paleografia, bibliografia, varia, Vatican, 1946 (Studi e Testi 126), p. 122‑146. 249 Par exemple, f. 69r : omnes salvos fieri velle et de libero arbitrio ; 69v : de parvulis non bene ; omnes salvere ; de redemptione omnium ; 70r : de electorum numero ; de gratia et oboedientia ; 73r : de libero arbitrio ; 74v :
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que le recueil augustinien servait non seulement de recueil théologique, mais de source sur l’âge patristique et l’histoire des controverses tardo-antiques, dont l’enjeu hérésiologique est immense dans les années 850250. D’autres sont tournées directement contre Gottschalk, chose très rare dans les annotations qui ignorent le nom de leurs contemporains. Plusieurs contra Godescalcum abrégés peuvent être repérés251 : ces mots font partie intégrante du titre de l’ouvrage d’Hincmar, d’après l’explicit de la préface ; les notes sont ainsi le reflet de la personnalisation de la controverse252. Par ailleurs, l’annotation Contra godescalcum ne se trouve pas seulement dans le ms. 393 : dans un exemplaire rémois du De sacramentis d’Ambroise, lui aussi chargé de notes tironiennes par l’atelier d’Hincmar, on lit également Godelsc en marge d’un passage cité dans le De praedestinatione (le manuscrit est aussi sur Gallica)253. En définitive, le ms. 393 vérifie l’affirmation de J. Devisse qu’Hincmar s’est entouré d’un vaste atelier. Ce dernier prenait en charge non seulement la copie du traité, mais la lecture et la sélection des extraits. Les assistants d’Hincmar utilisent les notes tironiennes bien connues des rémois. Ils emploient aussi des signes connus par ailleurs (le nota, le chrisme, le F) ou bien forgés pour l’occasion (la numérotation des canons de Quierzy). Il semble enfin que la principale campagne d’annotation du traité ait eu lieu non pas en 859‑860 mais en 856, lors de la confection du traité perdu dans lequel Hincmar a puisé de nouveau trois ans plus tard. Conclusion
Les méthodes des auteurs de la controverse divergent considérablement de l’une à l’autre. Ratramne, habitué des nota, met en œuvre des signes hic-usque à la seule occasion du traité sur la prédestination de 849 ; la méthode de Florus, qui isole ses citations par des crochets, s’en rapproche par sa minutie, bien que ces crochets ne se retrouvent chez nul autre que lui. Hincmar place et fait placer par ses assistants différents signes : des notes tironiennes ou développées, des nota, des chrismes, des quod originale peccatum secundum homines gratia purgetur ; quod gratia dei praeveniat voluntates hominum ; fides dei est donum ; contra pelagium de gratia ; Apostolus quis prior dedit ei et retribuetur nobis… Le fameux passage du De praedestinatione sanctorum, 10, où Augustin définit la différence entre prescience et prédestination se trouve annoté d’un imposant nota avec les mots quid sit inter gratiam et praedestinationem, f. 81r. 250 Par exemple, f. 68r : masilienses libri ; contra pelagianos ; 68v : responsio de libro contra Iulianum ; 73v : gratia et libero arbitrio (au sujet d’une référence au livre d’Augustin) ; 76r : in libris retractationum de iacob et esau… 251 F. 67v, 78v (deux fois), 86v, 94r, 104v, 105r. 252 PL 125, col. 59 : explicit Hincmari archiepiscopi Rhemensis […] contra Gothescalcum… 253 Ms. Reims, BM, 377, f. 44v (Ambroise, De sacramentis, VIII, 39) = PL 125, col. 233‑234. Cette note a été remarquée par Bischoff, « Paläographie und Geschichte », p. 14. Notes tironiennes : f. 47v, 48r-v, 49v (=PL 125, col. 308 et 290), 60r, etc.
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signes F pour fides et une notation numérique spécifiquement vouée à la défense des canons de Quierzy. De Loup ou Gottschalk ne subsiste aucune note marginale liée à la controverse sur la prédestination, à ma connaissance. Prudence, enfin, a fait réaliser dans certains manuscrits une enquête lexicale, dans le but d’illustrer le vocabulaire biblique de la prédestination : les annotations prennent alors quasiment la forme d’un glossaire, relevant dans le texte chaque mot qui évoque le concept recherché (praeparatio, ira, voluntas, punit…). Les conclusions qui en ressortent sont 1. que les auteurs de la controverse ont tous une méthode de travail différente, 2. que la plupart ont délégué à leur atelier une partie du « travail d’auteur » : lecture des sources et sélection des extraits. La méthode d’annotation se trouve, dans tous les cas, à la croisée entre la réactivation d’une tradition érudite locale, la récupération d’outils antérieurs (les hic usque du Nord de la France, pour Ratramne ; les notes tironiennes, pour les notaires rémois), la méthodologie personnelle (les crochets de Florus) et la création d’outils appropriés au traité en préparation (les notes numériques et le contra Godescalcum d’Hincmar ; l’enquête lexicale de Prudence de Troyes). La délégation de la lecture peut être considérée comme un marqueur de statut, de la part d’évêques comme Hincmar ou Prudence, à qui leur calendrier ne permet pas de lire eux-mêmes les centaines d’œuvres qu’ils citent, ou d’un écolâtre comme Ratramne. L’étude des manuscrits d’auteur permet donc de situer la genèse des traités de la controverse, non pas dans le secret d’un travail solitaire, mais au sein de groupes hiérarchisés de clercs (copistes d’un côté, assistants et lecteurs de l’autre). Ce travail collectif, qui met en jeu des groupes parfois nombreux (on pense à Hincmar, qui avoue ne pas pouvoir les contrôler) dans la confection des traités, contribue à répandre la controverse dans le milieu des clercs dont la participation a été étudiée au chapitre 5 : par l’intermédiaire des collaborateurs de Ratramne, Hincmar et Prudence, parfaitement au fait des problèmes doctrinaux, la discussion pouvait se disséminer par capillarité. Conclusion du chapitre Nous avons observé, depuis la fin du chapitre précédent, plusieurs types de contributions écrites à la controverse : les corrections et retouches ; les notes marginales ; les florilèges ; les notes préparatoires. Les notes permettent d’abord de dilater dans l’espace l’écho rencontré par les débats : dans le couloir rhénan et sur le lac de Constance (avec les notes du groupe du manuscrit de Berne), en Franconie (avec les notes de Würzburg) et en Italie du Nord (avec les notes de Pacifico). Elles dévoilent les aspects pratiques de la controverse. Les autorités
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écrites étaient constamment mobilisées. Les notes de repérage, les florilèges et les citations recopiées sur des feuillets volants témoignent de ces modestes débats menés le livre à la main. Nous pouvons essayer d’organiser plus rigoureusement ces différents types d’annotations. Il est possible, semble-t-il, de proposer trois modèles d’interprétation. Dans le premier modèle, « indifférencié », les corrections et retouches, notes marginales, florilèges et notes de confection sont des pratiques indépendantes les unes des autres. Dans le deuxième modèle, « polémique », les quatre types d’annotations correspondent à un engagement gradué dans la controverse sur la prédestination ; minime pour le correcteur, maximal pour l’auteur d’un traité. Dans le troisième modèle, « hiérarchique », les différents types d’annotation reflètent le statut social du lecteur, du simple copiste pour la retouche, à l’écolâtre ou à l’évêque pour les notes préparatoires. Ces trois modèles ne sont pas exclusifs les uns des autres, mais complémentaires. Le modèle « indifférencié », d’abord, a pour lui l’évidence des sources. Il arrive qu’un archevêque comme Hincmar apporte des retouches, comme avec l’adoptatur d’Hilaire. De même, l’atelier des auteurs de la controverse devait être constitué de clercs de rang modeste (les notaires d’Hincmar). Le modèle « polémique » a aussi des arguments. Les signes d’extraction et notes préparatoires reflètent un engagement fort du lecteur, qui prépare un ouvrage pour la controverse. Les notes marginales, nous l’avons vu plus haut, sont plus difficiles à contextualiser. Certaines sont fortuites, lorsque la prédestination n’est que l’un des centres d’intérêt du lecteur. D’autres sont systématiques, si ce dernier veut utiliser le manuscrit pour débattre. Mais dans un cas comme dans l’autre, la portée doctrinale, sociale et politique du travail d’annotation est moindre que dans le cas de notes préparatoires, vouées à se transformer en ouvrage autonome et à rencontrer un public. Les réécritures (chap. 6), enfin, sont parfois le fait de copistes ou correcteurs butant, comme sur un obstacle, sur la formulation de la prédestination. Contrairement à la note, qui a un but externe, la retouche est sa propre fin ; l’engagement de son auteur dans la controverse peut s’y limiter. Mais dans d’autres cas, il s’agit d’une intervention ciblée – ainsi, encore une fois, adoptatur. À ce modèle « polémique » vient se superposer le modèle « hiérarchique ». Les notes reflètent la hiérarchie sociale. Tout moine ou chanoine n’a pas la libre
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disposition de manuscrits de valeur et le pouvoir de les annoter. La copie et, dans une moindre mesure, la correction sont le fait de clercs ordinaires ; l’annotation et l’extraction sont en revanche le fait des écolâtres et autres rectores, et d’un entourage qu’ils ont choisi. Le niveau culturel de ces deux catégories de notes est le reflet exact de la dichotomie sociale entre simplices et rectores. Nous avons vu combien les corrections peuvent avoir un caractère naïf, très éloigné du niveau d’un Ratramne ou d’un Prudence. En revanche, les notes de lecture reflètent souvent un plus haut niveau d’instruction et une bonne connaissance des thèmes et passages-clés de la controverse. Ce dernier modèle est aussi confirmé par l’approche quantitative. Si nombreux que soient les manuscrits étudiés ici, la proportion des livres carolingiens annotés pendant la controverse reste infime, de l’ordre de 5% du total de l’enquête que j’ai menée. La grande majorité d’entre eux consiste en manuscrits de travail annotés pour préparer un traité (Florus, Ratramne, Hincmar ou Prudence). En revanche, l’enquête menée sur des textes-clés (l’Enchiridion et les Sententiae) a montré, au chapitre précédent, qu’entre 20 et 30% des exemplaires carolingiens ont été réécrits à dessein, dans le but d’en effacer la notion de double prédestination. Cette proportion est considérablement plus élevée que la précédente et dévoile un engagement plus vaste, plus diffus, plus occasionnel, plus humble. À la mince élite des manuscrits savamment annotés, répond le groupe plus vaste des manuscrits modestement corrigés. L’enquête a été volontairement circonscrite à deux passages : un grand nombre de textes, autant d’aiguilles dans des bottes de foin, ont dû être retouchés ailleurs. Nous en avons entraperçu quelques-uns. Dès lors, si les modèles « hiérarchique » et « polémique » sont également valables, tout en tenant compte des limites induites par le modèle « indifférencié », la conclusion s’impose : dans les sources codicologiques, l’engagement des clercs est d’autant plus visible que leur statut social est élevé. Nous avons fait, au chapitre 5, le même constat dans les sources purement textuelles. Nous en avons déduit que la construction des sources était biaisée par l’exclusion des simplices. Ce biais est aussi valable pour les sources codicologiques. La quantité considérable de réécritures, quasi incontrôlables, le prouve en contournant cette construction des sources. On doit nuancer le paradigme d’un haut Moyen Âge dont les querelles théoloqiques sont l’apanage d’une élite érudite du fait d’inégalités culturelles. Il faudrait pour cela que l’intérêt pour les querelles religieuses soit strictement proportionné au niveau d’alphabétisation, ce qui est évidemment faux. La catéchèse et les rudiments de culture religieuse qui rendent possible l’intérêt pour les matières théologiques sont une chose différente de la culture littéraire. Les clercs de rang
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ordinaire étaient fortement impliqués dans les débats. L’humble connaissance des lettres que reflètent les corrections n’a constitué aucun obstacle à cet égard. Leur problème était plutôt l’accès aux manuscrits, qui n’allait pas de soi. À une problématique culturelle vient se superposer une problématique sociale. Nous sommes confrontés, pour apprécier la participation des clercs de rang modeste, à un biais traversant les sources non seulement textuelles, mais codicologiques. Seule l’étude des corrections nous a permis de le contourner. Ce biais correspond exactement à la bipartition entre élites et simplices vue au commencement de cette partie. Ce biais ne doit pas leurrer sur l’engagement réel de ces clercs dans les débats, qui semble avoir été massif ; il constitue l’originalité de la controverse théologique carolingienne, traversée par les clivages d’une sociétéÉglise strictement hiérarchisée et dominée par son élite.
CONCLUSION
E
n 878‑882, la version finale de la Vita Remigii d’Hincmar de Reims admoneste les « restes des prédestinatiens » qui sévissent dans les provinces gauloises1. Quarante ans se sont écoulés depuis que Noting a signalé à Raban Maur, peu avant la disparition de Louis le Pieux, que des moines prêchaient la double prédestination à Vérone. Gottschalk lui-même est mort depuis une dizaine d’années. Cela donne la mesure de l’écho rencontré par la controverse sur la double prédestination, plus vaste conflit théologique de l’époque carolingienne. Disputé dans tous les royaumes francs, ce conflit détruit l’unanimité d’évêques et d’abbés auparavant liés par l’amitié ou la familiarité de la cour et provoque, pour la première fois dans l’Occident carolingien, des condamnations réciproques en concile. La ferveur des simples clercs, qui agite les monastères du Bassin parisien dès 849, ne s’est pas encore dissipée quand Hincmar achève la Vita Remigii. Ce conflit a fait l’objet d’une historiographie considérable depuis le XVIIe siècle, concentrée avant tout sur ses aspects théologiques. Cette historiographie, marquée par une érudition confessionnalisée et polémique, a beaucoup contribué à rendre illisibles aux non-spécialistes les enjeux d’un sujet à la technicité rebutante. Nous nous sommes donc attachés à montrer que le discours théologique carolingien est ancré dans des enjeux sociaux et politiques, sans que cela ne fasse des auteurs de la controverse des calculateurs cyniques. Ce discours théologique est d’abord l’apanage du magistère, c’est-à-dire d’une élite qualifiée pour penser l’ordre social. Ce magistère se définit par la collaboration, à la tête de l’Église, entre le roi, sa cour et les évêques, auxquels s’associent les experts, souvent monastiques, qu’ils consultent. Nos sources émanent en quasi-totalité de ce groupe. Il en résulte, au travers de la spéculation et de la polémique, un discours de domination des masses du simple clergé et des laïcs par cette mince élite. Le conflit est structuré à la fois par la compétition pour la victoire théologique, avec les armes que sont la faveur royale, la rumeur, les alliances, les traités et les conciles, et par une question sociale de taille : le contrôle de l’opinion des simples clercs.
1 MGH SS rer. merov. 3, p. 284 : Haec idcirco commemoravimus, quoniam adhuc reliquiae predestinatianorum in istis Gallicanis provinciis fauce susurra musitant…
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Les clercs et moines du Bassin parisien sont, en 849, en pleine effervescence. Nous en avons vu beaucoup se passionner pour ou contre la double prédestination et s’insurger contre le contrôle social dont ils sont victimes. Gottschalk, aristocrate marginalisé, joue la carte de la subversion auprès des simples, diffuse des tracts et appelle à la désobéissance aux autorités. En 866, alors qu’on croirait la controverse éteinte, il se trouve encore un Guntbert pour entreprendre la folle échappée vers Rome. Dès lors, l’élite qui se déchire autour de la double prédestination est capable de s’unir pour conjurer un péril plus grand : la diffusion de l’hérésie dans les rangs du clergé et du peuple laïc qu’il encadre. La controverse est structurée par la hiérarchie sociale. À son sommet, les puissants entendent maîtriser la publicité des débats, façonner l’opinion publique et prévenir l’agitation des subalternes. Chaque groupe social se bat avec ses propres armes. Les textes de l’élite cléricale sont traversés par un discours d’exclusion des subordonnés. Ils le légitiment par la qualification positive de la simplicité évangélique. L’élite déploie des trésors d’inventivité pour confiner les simples clercs dans l’obéissance : rhétoriques de l’exclusion, énonciation à double fond, admonitions pastorales, versions abrégées des traités, sans oublier la panoplie disciplinaire (pénitence, réclusion, châtiments physiques) et l’instrumentalisation de la liturgie et de la prédication, qui perdure jusqu’à la Vita Remigii. En retour, Gottschalk, par le canal de ses partisans et anciens élèves, répand scedulae, tracts et autres manuels de polémique, sous des formats adaptés à une vaste circulation. Le manuscrit Berne 584 est un assemblage confus de ces liasses de scedulae. Le Saxon appelle ouvertement à la désobéissance et prédit qu’il remplacera Hincmar. La controverse relève donc d’une problématique non seulement théologique, maiss sociale. Elle se résume dans la trajectoire de Gottschalk lui-même. Fils d’un comte saxon et d’une mère franque, il est le pur produit d’un système où le pouvoir et le sacré sont indissociables. La crise de son oblation forcée et sa protestation à Mayence en 829 résultent d’un conflit entre le groupe de sa mère et celui de son père. Circulant dans le Bassin parisien grâce à ses réseaux saxons, promis d’abord à une grande carrière ecclésiastique, protégé – trop – par Ebbon, il est diffamé, accusé de faire peu de cas de ses vœux, et poursuivi par des rumeurs de complots pendant la crise politique des années 830 : son ascension est brisée. Cette marginalisation est concomitante des premières accusations d’hérésie envers cet augustinien que son ami Walahfrid appelait tranquillement « Fulgence ». Les deux phénomènes, exclusions sociale et théologique, sont corrélés. La controverse cause l’exclusion, autant que l’exclusion cause la controverse.
Conclusion
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Fait social, la controverse doit être analysée à plusieurs échelles : le contexte conjoncturel des décennies 840‑850 et le temps long de l’ordre carolingien en crise. Une vaste historiographie a suggéré que l’intensité, la durée et la violence des débats s’expliquent par la crainte des conséquences pastorales de la double prédestination : désespoir, désintérêt pour le salut, désobéissance au clergé. La double prédestination, pour Raban ou Hincmar, sape la pastorale carolingienne de la peur. Celle-ci brandit sans cesse la menace de l’Enfer et en appelle, pour la conjurer, à l’obéissance et aux bonnes œuvres. Prudence de Troyes et Florus de Lyon se sont situés sur le plan de l’éthique pour répondre à ces critiques. Pour eux, la prédestination au châtiment est un puissant levier pastoral, insufflant une saine terreur des tourments préparés. Dès lors, l’ombre des conséquences pastorales se dissipe. À défaut d’unanimité théologique, les clercs s’accordent sur une pratique commune. La querelle de l’élite prend fin sans formule de concorde et nul ne s’en émeut. Cette querelle sur les conséquences morales de la double prédestination aura été d’autant plus violente que, dans les années 840‑850, l’Occident carolingien est traversé par une crise de cette pastorale de la peur. Les admonitions du clergé au roi et aux grands au sujet de la dévolution des biens d’église résonnent partout : à Épernay en 846, elles essuient un échec retentissant. Les clercs utilisent leur statut de médiateurs du sacré et agitent la menace des châtiments infernaux. En retour, leurs adversaires formulent des objections radicales contre la médiation ecclésiale et ciblent la doctrine du libre-arbitre et des œuvres, le paiement de la dîme et la richesse de l’Église. Cette crise s’incarne dans la « troisième voie » qui s’insinue entre les deux partis de la controverse par l’intermédiaire du maître du palais, Jean Scot Erigène. Il nie le caractère matériel des peines de l’Enfer, offrant aux grands du royaume un christianisme « origénien », optimiste et accomodant. Il s’attire la condamnation unanime du groupe des évêques et est abandonné par ses dédicataires mêmes, Hincmar et Pardoul. Les clivages sont multiples : entre élites augustiniennes et non augustiniennes, entre l’élite et les subordonnés, et entre l’épiscopat et le milieu de la cour. Ainsi, aucun cloisonnement entre champs théologique, politique et social n’est possible. Les enjeux de l’affaire prédestinatienne sont discutés aussi bien par les clercs que par les grands. Le milieu de la cour est de plain pied dans le conflit. Charles le Chauve, dans son royaume, en est l’arbitre. On se dispute la Königsnähe, la familiarité qui oriente sa décision. Autour du roi gravitent les notaires royaux, liés pour certains à la colonnie irlandaise de Laon et à Jean Scot. Celui-ci, le plus brillant intellectuel de son temps, assure à Charles un prestige qui démarque sa cour de celle de ses frères et neveux. Le deuxième cercle de proches, le groupe des
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abbés et évêques qui soutiennent le souverain depuis son accession au pouvoir (Pardoul de Laon, Loup de Ferrières…), est dominé par la puissante figure de l’archevêque Wenilon de Sens, qui oint Charles à Orléans en 848. Or, contrairement au premier cercle, ces fidèles ne sont à la cour qu’occasionnellement et se méfient, tels Ratramne et Loup, de l’entourage permanent du roi. La cour est un milieu en soi. Non seulement les notaires et Jean Scot, mais la reine Ermentrude, proche de Pardoul de Laon et des Robertiens, font pencher la balance du côté hostile à la double prédestination. La cohésion du « deuxième cercle », le groupe qui entourait Charles depuis toujours, vole en éclats et des camps se forment, l’un autour de Reims-Laon avec Hincmar et Pardoul, l’autre autour de Sens-Troyes avec Wenilon et Prudence. En 853, le roi, voulant rétablir l’unanimité parmi ses clercs divisés, impose son arbitrage contre la double prédestination. Les polarités de la controverse sont à l’origine d’une révolution de palais dont l’influence sur la vie politique du royaume est considérable. L’ancien homme fort, Wenilon, perd de l’influence au profit d’Hincmar. Le passage à l’acte des révoltes de 856 et 858 concrétise ce renversement : alors que Wenilon, à qui Charles impose le notaire Énée comme suffragant en 856, accueille Louis le Germanique en 858, Hincmar se rend indispensable au souverain. Il défend l’arbitrage de 853 contre les Lyonnais d’un côté et, de l’autre, intervient contre les révoltés en 856 et sauve le trône de Charles en 858. En 859‑863, la controverse est au cœur de la négociation entre Charles le Chauve et ses neveux, dans un contexte de recomposition rapide des alliances après la révolte de 858 et l’affaire du divorce de Lothaire II et Theutberge. À ce stade, les efforts persistants d’Hincmar pour canaliser la ferveur des simples clercs montrent qu’au deuxième niveau que nous avons identifié, celui du conflit entre l’élite et les subordonnés, les choses sont encore loin d’être finies. Mais nous sommes confrontés, pour évaluer cette participation des strates subalternes du clergé, aux biais d’un discours construit par l’élite. Pour les contourner, nous avons cherché les traces de l’action des simples clercs dans des sources codicologiques. Nous avons constaté, grâce aux réécritures d’Augustin et Isidore, qui atteignent des proportions de 20 à 30% des exemplaires conservés, l’ampleur de leur intérêt pour la double prédestination – certes à l’échelle de toute la période carolingienne – et, souvent, la naïveté de leur perception du problème théologique, donnant l’image d’une culture moins savante, plus populaire, mais toujours cléricale. Nous avons alors cherché dans les marges les traces de l’activité de ces simples clercs, en vain : les manuscrits sont toujours contrôlés par l’abbé, le prieur, l’écolâtre.
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Ces notes marginales dévoilent alors l’engagement d’une petite élite locale et anonyme, parfois favorable, parfois hostile à Gottschalk. Elles permettent une cartographie plus précise de la controverse. Pacifico de Vérone s’est documenté lors du passage du Saxon en Italie du nord ; le chapitre cathédral de Würzburg, autour de l’évêque Gozbald, a soigneusement préparé le concile de 848 ; le groupe du manuscrit de Berne, composé de clercs irlandais passés par la Champagne, a annoté, entre Rhin, Italie et lac de Constance, les passages contraires aux théories de Gottschalk. Mais au terme de l’enquête, le tableau reste dominé par le contrôle social du savoir : l’accès au manuscrit est jalousement barré par l’élite et seules les réécritures ouvrent une fenêtre étroite sur le continent englouti de la participation populaire. Cette enquête archivistique nous a aussi permis de décrire, du côté des pratiques, la réalité d’une controverse doctrinale au IXe siècle. La psychose du faussaire s’ancre dans un contexte où la falsification est à la fois un fantasme, un stéréotype hérésiologique, un reproche utile (songeons aux accusations injustifiées d’Hincmar), et une réalité, celle de la déformation des sources et des réécritures des Pères, dont nous avons décrit une série d’exemples. Nous avons moissonné les reliques codicologiques de la controverse : notes marginales sur la prédestination ou la Trinité, collections scripturaires et patristiques, manuscrits personnels… Le manuscrit sous toutes ses formes est apparu comme l’objet central des débats. Les clercs y puisent des citations qu’ils recopient dans des espaces blancs et des scedulae. On les imagine en train de débattre penchés sur leurs manuscrits, comme Wenilon et Loup sur le Collectaneum de tribus quaestionibus. Enfin, l’étude des manuscrits personnels d’Hincmar a permis de reconstituer un travail d’atelier. La poignée d’experts qui sont, pour l’historien contemporain, les protagonistes de la querelle sont entourés par des clercs qui mènent avec eux les lectures préparatoires, sélectionnent les passages pertinents, rédigent les brouillons et relisent les épreuves. Les traités sont, dans bien des cas, des œuvres collectives. De l’étude des manuscrits ressort, une fois encore, la dimension sociale de cette controverse. En définitive, la controverse est structurée par la publicité, le contrôle de l’information, les relations entre groupes sociaux (la cour, les aristocrates, les évêques, les simples clercs…) et l’imbrication des enjeux théologiques et socio-politiques2. L’importance de la publicité et du contrôle de l’opinion évoque particulièrement les pamphlets de la Réforme grégorienne (XIe siècle) qui marque, dans
2 C’est un résultat proche de celui de Zechiel-Eckes, Florus, à propos de l’activité de polémiste de Florus de Lyon.
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l’historiographie, la naissance d’une opinion publique au Moyen Âge3 : les pages qui précèdent, on l’espère, auront suffi à montrer combien cette vision des choses est faussée par un préjugé envers la publicité carolingienne. Au moment d’achever notre essai, il importe donc de mettre nos résultats en perspective dans le temps long de la Chrétienté occidentale. Le champ historiographique de l’hérésie médiévale, auquel on rattacherait spontanément nos travaux, souffre d’un cloisonnement rigoureux. L’historiographie traditionnelle, celle des cathares ou de l’inquisition, ignore le haut Moyen Âge comme un temps où l’hérésie, confinée dans le milieu feutré des élites lettrées, n’a joué aucun rôle dans les évolutions sociales4. Cette segmentation hermétique trouve l’une de ses causes dans la thèse continuationniste qui estimait, jusqu’aux années 1980, que les hérésies dualistes du Moyen Âge central étaient une survivance du manichéisme antique, transmis imperceptiblement à travers tout le haut Moyen Âge (chevauchant Aldebert, l’adoptianisme, Amalaire, Gottschalk…) et ravivé par les Bogomils5. Cette thèse est battue en brèche depuis une trentaine 3 Cf. Mirbt, Publizistik, op. cit. et, récemment, Melve, Public Sphere et « The Politization of Public Opinion », op. cit. Voir enfin L’espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt dir., Paris, 2011. 4 Cf. A. Borst, Les Cathares, C. Roy trad., Paris, 1974 (éd. originale : Die Katharer, Stuttgart, 1953), p. 8 : l’auteur écrit que l’hérésie apparaît en Occident au commencement du second millénaire. Cf. aussi M. Erbstösser, Les hérétiques au Moyen Âge, J.-M. Verdu trad., Erfurt, 1988 (1e éd. 1984), p. 13 : la seule référence à l’hérésie du haut Moyen Âge sont les Pauliciens, en Asie centrale. R. I. Moore, La persécution, p. 5 et 18, écrit qu’« aucun document n’indique qu’en Occident latin on ait reproché à des laïcs de dévier de la foi catholique ni même que cela ait séduit quelqu’un d’entre eux avant les dernières années du Xe siècle ». J.-L. Biget, Hérésie et inquisition dans le midi de la France, Paris, 2007 (Les médiévistes français, 8), p. 39 écrit : « le premier traité antihérétique rédigé dans l’Occident médiéval est l’Adversus Petrobrusianos de Pierre le Vénérable »… On pourrait aussi citer la revue Heresis, éditée par le Centre d’études cathares. Depuis son apparition en 1983, on n’y trouve aucun article sur le haut Moyen Âge. Tout au plus B. Jeanjean a-t-il pu y placer un article sur l’hérésiologie antique en 2006. La périodicité de l’hérésie médiévale commence toujours au XIe siècle. Cf. Hérésies et sociétés dans l’Europe pré-industrielle, XIe-XVIIIe siècle. Communications et débats du colloque de Royaumont, Jacques le Goff dir., Paris, Mouton, (coll. « Civilisations et sociétés », 10), 1968 ; The Concept of Heresy in the Middle Ages (11th-13th C.), Actes du colloque international (Louvain, 13 au 16 mai 1973), W. Lourdaux, D. Verhelst ed., Louvain, 1976 (Mediaevalia Lovaniensia, I, 4) ; Heresy and Literacy, 1000-1530, P. Biller et A. Hudson ed., Cambridge, 1994 ; Heresy in Transition. Transforming Ideas of Heresy in Medieval and Early Modern Europe, Hunter, Laursen et Nederman ed., Burlington, 2005 ; Grado G. Merlo, Eretici del medioevo. Temi e paradossi di storia e storiografia, Brescia, 2011; André Vauchez, Les hérétiques au Moyen Âge : Suppôts de Satan ou chrétiens dissidents ?, Paris, 2014. J. B. Russel, qui étudie toutes les hérésies médiévales, est une exception (Dissent and Reform et Dissent and order, op. cit.), tout comme Alessia Trivellone, L’hérétique imaginé. Hétérodoxie et iconographie dans l’occident médiéval, de l’époque carolingienne à l’inquisition, Turnhout, 2009 (Collection d’études médiévales de Nice, 10). La position dominante est que l’hérésie est un problème d’élites lettrées. 5 L’un des principaux piliers de cette historiographie est Antoine Dondaine, dont les travaux philologiques ont beaucoup apporté à la connaissance des cathares. Pour une utile synthèse, consulter « L’origine de l’hérésie médiévale. À propos d’un livre récent », dans Rivista di storia della Chiesa in Italia, 6, 1952,
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d’années par le tournant hérésiologique, affirmant que les hérésies sont des catégories créées par les élites cléricales et « ne sont pas la cause mais la conséquence de la persécution »6. Dorénavant, on considère que l’hérésie médiévale est un mouvement endogène, sans généalogie antique, et qu’elle s’explique par les tensions réformatrices du XIe siècle et (c’est la célèbre thèse de Robert Moore) la genèse d’une Chrétienté persécutrice7. L’époque carolingienne mériterait d’être prise en compte dans cette généalogie de l’hérésie médiévale. Elle a déjà prouvé, dans d’autres champs, sa fécondité pour les siècles ultérieurs ; les monographies reliant le IXe siècle au Moyen Âge central se multiplient8. Ce mouvement devrait être accentué par le constat que les hérésies du XIe siècle ont de nombreux points communs avec celles de l’époque carolingienne, comme nous l’avons vu au chapitre 4. Elles ont une dimension populaire ; les grands laïcs, comme Évrard, y jouent parfois leur rôle ; les thèmes de l’Eucharistie, de l’adoration de la Croix, de la conception virginale, du paiement de la dîme, de la propriété des laïcs sur les églises familiales, de la richesse du clergé sont débattus aux deux périodes. Les procédés employés : déformation hérésiologique, contrôle de l’information et de la publicité, sont comparables à ceux du XIe siècle. p. 47‑78. Mais la thèse continuationiste est aussi celle, pour ne citer qu’eux, d’Erbstösser et Borst, op. cit., p. 55‑65. 6 Moore, La persécution, p. 81. 7 En France, la prise de conscience hérésiologique date de la remise en cause de la datation de la lettre d’Héribert, qu’on croyait du XIIe siècle (Lobrichon, « Clair-obscur de l’hérésie »). Monique Zerner a mené le mouvement de repositionnement épistémologique autour du séminaire « Hérésie, stratégies d’écriture et institution ecclésiale » au Centre d’études médiévales de Nice en 1993‑1995, autour de Jacques Chiffoleau, Dominique Iogna-Prat, Michel Lauwers… Cf. Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’inquisition, Monique Zerner dir., Nice, 1998 (Collection du centre d’études médiévales de Nice, 2). Cette prise de conscience s’est aussi incarnée par l’acclimatation des thèses de Moore à l’époque tardo-antique. Nicole Zeddies met en valeur la dimension persécutoire de la législation impériale et sa disparition progressive au début du haut Moyen Âge : Religio et sacrilegium. Studien zur Inkriminierung von Magie, Häresie und Heidentum (4.-7. Jahrhundert), Francfort/Main, 2003 (Europäische Hochschulschriften, III. Geschichte und ihre Hilfswissenschaften, 964). Une nouvelle fois, l’îlot carolingien est contourné… 8 Songeons à Dominique Iogna-Prat, qui a exhumé la tripartition fonctionnelle de l’exégèse de l’école d’Auxerre, après que Georges Duby eut affirmé qu’aucun document ne l’attestait avant l’an mil : G. Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, 1978, p. 18 ; Iogna-Prat, « Le « baptême » du schéma des trois ordres », op. cit. Songeons également au débat entre mutationnisme et continuationnisme, qui a défait le seuil de la « révolution féodale » de l’an mil : citons seulement Dominique Barthélémy, La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ? Servage et chevalerie dans la France des Xe et XIe siècles, Paris, 1997. Pour la périodicité IXe-XIe siècle, citons enfin D. Iogna-Prat, La Maison-Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, 2006 et C. West, Reframing the Feudal Revolution. Political and Social Transformation Between Marne and Moselle, c. 800 – c. 1100, Cambridge, 2013. D. Iogna-Prat, dans la postface de la réédition de 2012, explique avoir été sollicité par les historiens de l’époque mérovingienne (Bruno Dumézil, Thomas Lienhard) pour reculer encore dans le temps les mouvements de construction de la société-Église qu’il décrit (p. 614‑615). Voir dernièrement C. Leyser, « Review article: Church reform – full of sound and fury, signifying nothing? », dans Early Medieval Europe, 24.4, 2016, p. 478-499.
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Certains aspects de la société de persécution décrite par Robert Moore se retrouvent par ailleurs dans les milieux d’avant-garde de la réforme carolingienne9. On ne manquera pas de souligner les différences entre l’hérésie carolingienne et celle du XIe siècle, en particulier, dans cette dernière, la part des mouvements paysans et le substrat dualiste, qui font totalement défaut au IXe siècle. Il n’en demeure pas moins qu’il faudrait envisager la genèse de l’hérésie médiévale de façon globale, en remontant à la fin de l’empire romain et à la christianisation du pouvoir, pour situer à l’époque carolingienne l’apparition d’une « question hérétique », c’est-à-dire le problème du contrôle de la dissidence doctrinale dans une société devenue Église (là où la Méditerranée antique était multiconfessionnelle, avec plusieurs Églises en concurrence) et dominée par un magistère à la fois politique et intellectuel10. La difficulté sera d’interpréter le long silence des sources du Xe siècle, qu’une enquête archivistique semblable à celle que nous avons menée au chapitre 7 permettrait peut-être de dissiper. On pourrait aussi comprendre le seuil de violence franchi au XIe siècle, avec la déshumanisation de l’adversaire et les premiers bûchers, comme le reflet d’une société devenue exclusive – et encore ne faut-il pas oublier que Bérenger ou Abélard n’ont pas été davantage menacés de mort que Gottschalk. La logique des élites carolingiennes, à l’instar, nous l’avons vu au commencement de ce livre, d’Hincmar cherchant à convertir le Saxon jusqu’à sa mort, est demeurée, comme dans ces derniers cas, inclusive11, ce qui est le reflet d’un contrôle social rendu plus efficace par l’unification politique, par un encadrement social strictement hiérarchisé, par la collaboration entre le souverain et le clergé et par une dissidence intellectuelle moins virulente qu’aux siècles suivants12.
9 Je pense en particulier à la Lyon d’Agobard, dont l’activisme contre les juifs et les hérétiques de toutes sortes, confondus comme autant d’invasions diaboliques, et ajoutés aux efforts précurseurs des lyonnais contre la propriété laïque sur les églises rurales, sont autant de traits qui évoquent les tendances du XIe siècle (cf. Pezé, « Amalaire et Agobard »). 10 Cf. Iogna-Prat, « Paradigme ecclésial » : celui-ci situe à l’époque carolingienne l’institutionnalisation de la violence intellectuelle, avec l’apparition d’un « groupe statutaire des clercs » dont le magistère est à la fois politique et doctrinal (p. 324). Le seuil suivant est franchi à l’époque grégorienne, avec 1. l’élargissement de la notion d’hérésie à toute opposition à l’institution ecclésiastique, 2. la genèse d’institutions persécutoires spécifiques, 3. l’apparition de la procédure inquisitoire. 11 Innes, « Immunes from heresy », p. 123‑125, estime que les Carolingiens n’ont pas éprouvé le besoin des élites du XIe siècle « d’hérétifier » l’adversaire, car leur insistance porte d’abord sur l’unification entre royaume et Église : la tendance est alors moins à construire des hérésies qu’à dissimuler et réduire celles qui menacent l’ordre social. 12 C’est aussi la conclusion, absente de sa thèse, à laquelle parvient Gillis, Heresy and Dissent, p. 7 et 232237. Je me permets de préciser que cette conclusion se trouvait déjà dans ma thèse. Il s’agit donc bien d’un résultat obtenu par deux chercheurs de façon indépendante.
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Annexe 1 : Traduction des fragments de Gottschalk Les fragments de Gottschalk ont été réunis, numérotés et édités par dom Lambot, Œuvres théologiques…, p. 1‑46. La traduction ci-dessous fait systématiquement référence à cette numérotation ainsi qu’à la source du fragment. Dans le cas du libellum de Mayence, on peut regrouper les extraits thématiquement (entre crochets). 1. La Confession de Mayence (Cartula professionis, 848) [PL 125, col. 89 = Lambot 15, p. 38] Moi, Gottschalk, je crois et confesse, je professe et atteste par Dieu le Père, avec Dieu le Fils et dans Dieu l’Esprit Saint, j’affirme et j’approuve en présence de Dieu et de ses saints, qu’il y a une prédestination géminée des élus au repos et des réprouvés à la mort (Isidore, Sent., II, 6, 1), car de même que Dieu immuable a prédestiné avant la création du monde tous ses élus à la vie éternelle par sa grâce gratuite, de même Dieu immuable a bien prédestiné immuablement tous les réprouvés qui seront condamnés au jour du jugement à cause de leurs propres mauvais mérites à une mort justement perpétuelle par son juste jugement. 2. Le libellus de Mayence (liber virosae conscriptionis, 848) [La prédestination au châtiment] [PL 125, col. 89 = Lambot 12, p. 37] J’ai enfin lu ton livre, vénérable pontife, et j’y ai découvert que les impies - ou réprouvés - ne sont pas prédestinés divinement à la condamnation […] [PL 122, col. 359 = Lambot 2, p. 14] l’une [des predestinations] est celle des justes et l’autre celle des impies, à tel point que personne, sans nécessité immuable de l’une ni ne peut parvenir au mérite de la justice ni à sa finalité qui est la vie éternelle, et que personne sans nécessité de l’autre ne peut être forcé à tomber ni dans le mérite de l’impiété ni dans sa fin qui est le supplice éternel. [PL 125, col. 89‑90 = Lambot 14, p. 38] Car de même qu’il a prédestiné tous les élus à la vie, par bénéfice gratuit de sa seule grâce, comme le montrent très clairement les pages de l’Ancien et du Nouveau testament à ceux qui y recherchent
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subtilement et prudemment un signe, de même il a complètement prédestiné chacun des réprouvés au supplice de la mort éternelle, par jugement très juste de sa justice immuable. [PL 125, col. 89 = Lambot 13, p. 37‑38] Il a su à l’avance, dis-je, que ceux qui auraient un mauvais début auraient une fin encore pire, et il les a prédestinés à expier pour toujours les tourments et la mort éternels. [PL 125, col. 159 = Lambot 16, p. 39] Comme le dit saint Augustin, « S’il [Sc. Judas] avait été rendu tel, il ne serait pas coupable et il faudrait accuser la création de Dieu, pas Judas. On l’aurait même condamné injustement »1. Et Pierre : Eux que menace depuis déjà longtemps le jugement et dont la perdition ne sommeille pas (II P 2, 3). Et Jude : Plusieurs hommes se sont introduits, dont la condamnation a été prescrite depuis longtemps, des impies ( Ju 1, 4). [Le libre-arbitre] [PL 125, col. 182 = Lambot 17, p 39] Au sujet de ce que l’Église du Christ doit tenir et croire du libre arbitre, bien que cela fût un sujet de réflexion, grâce à Dieu, pour les autres pères catholiques, on apprend que c’est surtout saint Augustin qui nous en instruit le mieux, le plus richement, dans ses nombreux opuscules et surtout dans l’Hypomnesticon contre les pélagiens et les célestiens. Dès lors, j’aurais préféré que tu te fondes plutôt sur les affirmations très fructueuses de ce docteur très catholique que sur les opinions erronées de Gennade de Marseille, qui a souvent eu l’arrogance de s’opposer aux invincibles autorités tant de la foi catholique que des saints pères, en suivant le dogme excessivement dangereux du malheureux Cassien. [La volonté de salut restreinte] [PL 125, col. 211 = Lambot 18, p. 40] Dieu veut le salut de tous (I Tim 2, 4) ceux qui sont certainement sauvés ; d’une part, seuls ceux dont Dieu veut le salut peuvent être sauvés, d’autre part, il n’y a personne que Dieu veuille sauver et qui ne le soit pas, car notre Dieu a fait tout ce qu’il a voulu (Ps 134, 6). Ceux qui sont tous sauvés sont tous ceux dont il veut le salut […] [PL 125, col. 211 = Lambot 19, p. 40] Tous et tous, il faut l’interpréter ; d’une part, tous ceux qui sont sauvés et dont l’apôtre dit : Lui qui veut le salut de tous (I Tim 2, 4) ; d’autre part, tous ceux qui ne sont pas sauvés et que Dieu ne veut pas sauver.
1 Hypomnesticon, VI, 5, 7 (PL 95, col. 1661).
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[PL 125, col. 290 = Lambot 21, p. 41] Dès lors, je crois avec la plus grande foi, je dis avec la plus grande confiance, je confesse avec la plus grande certitude et le plus grand profit et je professe avec la plus grande vérité que notre Dieu tout puissant, fondateur de toutes les créatures et le créateur des élus a daigné être à la fois leur réparateur à tous et leur recréateur, mais n’a jamais voulu être le sauveur d’aucun des réprouvés, ni leur rédempteur, ni leur couronnateur. [PL 125, col. 275 = Lambot 20, p. 40] Tous ces impies et pécheurs que le fils de Dieu est venu racheter en répandant son propre sang, prédestinés à la vie, la bonté de Dieu tout puissant ne veut que leur salut ; au contraire, tous les impies et pécheurs pour lesquels ce même fils de Dieu n’a pas assumé son corps, n’a répandu ni prière, ni sang et n’a en aucune manière été crucifié, dont il a su par avance qu’ils seraient mauvais et qu’il a prédéterminés en toute justice à être précipités dans les tourments éternels, il ne veut à aucun prix qu’ils soient sauvés. 3. Le tomulus ad Gislemarum (849) [Gundlach 1889, p. 271= Lambot 1, p. 9] Lorsque nous entendons ne vous ai-je pas choisis tous les douze, et l’un d’entre vous est le diable ? (Jn 6, 71), nous devons comprendre qu’ils ont été choisis par miséricorde, mais lui par jugement ; il a donc choisi les uns pour obtenir son royaume, mais l’autre, il l’a choisi pour répandre son sang2. 4. L’Ad quemdam complicem (853‑856)3 [PL 125, col. 370 = Lambot 23‑24, p. 42‑43] Mais celui qui dit, à cause de ces témoignages ou de témoignages semblables, que le Seigneur a souffert pour le salut et le rachat de tous en général, aussi bien des élus que des réprouvés, contredit Dieu le Père lui-même […] Et pourtant, vu que les élus et les réprouvés ont été tenus, sont tenus et seront tenus captifs par le diable à cause du péché originel – et actuel plus que tout jusqu’à ce qu’ils soient divinement rachetés par la grâce du baptême, alors, quand et qui que nous ayons été baptisés au nom de la Trinité, nous avons sans aucun doute été rachetés ensemble – élus comme réprouvés, arrachés et libérés de l’empire du démon ; et toutes les fois que quelqu’un est baptisé et sera baptisé 2 Tout ce passage de l’Ad Gislemarum est en réalité un extrait d’Augustin (De correptione et gratia, 7, 14). Cela a échappé tant à Gundlach, Genke-Gumerlock… qu’à Hincmar lorsqu’il le cite. 3 Ces extraits ne peuvent être fondus dans l’Ad Gislemarum, contrairement à ce que répète l’historiographie depuis Mauguin [Veterum auctorum, I, 2, p. 5‑6] jusqu’à Gumerlock et Genke, Translated texts, p. 69. Hincmar les cite dans son dernier De praedestinatione, c. 35, lorsqu’il réfute le canon 5 de Valence. Or, il affirme dans la préface de son De praedestinatione perdu (MGH Ep. 8, p. 49) qu’il va critiquer le canon 5 de Valence à l’aide d’écrits retrouvés chez Gottschalk après 853 : il s’agit donc d’extraits d’une correspondance postérieure à l’Ad Gislemarum (PL 125, col. 369).
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jusqu’au jour du jugement, il est racheté et sera racheté de la captivité diabolique, il lui est arraché et libéré, il lui sera arraché et libéré. D’où cette phrase de l’apôtre Pierre au sujet des maîtres menteurs qui introduisent des sectes de perdition et s’attirent une perdition rapide : niant le Seigneur qui les a achetés (II P 2, 1). [PL 125, col. 370, 291, 365 et MGH Ep. VIII, p. 161] En effet, par le sacrement du baptême il les a achetés, mais il n’a pas subi la croix, n’a pas connu la mort et n’a pas répandu son sang pour eux. [PL 125, col. 370 et MGH Ep. VIII, p. 161] Or, le fait que la réception du baptême s’appelle « rédemption », l’apôtre des gentils le dit clairement : Ne contristez pas l’Esprit saint de Dieu dans lequel vous avez été marqués au jour de votre rédemption (Eph. 4, 30), [PL 125, col. 370] et plus haut, dans la lettre aux Éphésiens : Dans laquelle vous avez été marqués en croyants par l’Esprit saint de la promesse (Eph. I, 13). D’où aussi que saint Jérôme affirme qu’il découvre la rédemption des anciens péchés dans les eaux du baptême, mais qu’une rédemption qui est commun aux élus et aux réprouvés ne sauve que des péchés passés4. [PL 125, col. 371‑372 et MGH Ep. VIII, p. 161‑162 = Lambot 25, p. 43‑44] Mais celle [sc. rédemption] qui est propre et spécifique au seul groupe des élus, celle que seul le crucifié leur a obtenue, lui leur pieux rédempteur, elle a rachetés, sauvés, lavés ceux qui sont nés et vont naître, les vivants et les morts, tous les élus sans distinction de leurs péchés aussi bien passés que présents et c’est eux, c’est vraiment eux le monde pour lequel le Seigneur a souffert, comme il l’a dit : le pain que je vous donnerai est ma chair pour la vie du monde ( Jn 6, 51). [PL 125, col. 291, 372 et MGH Ep. VIII, p. 162 = Lambot 22, p. 41‑42] Loin de moi l’idée de vouloir seulement rêver ou susurrer une seule fois que l’antique serpent puisse enlever pour faire mourir éternellement avec lui aucun de ceux pour le rachat de qui le sang de notre Seigneur Dieu, fils de lui-même, si précieux à Dieu le Père, a été répandu. Amen. [PL 125, col. 372 et MGH Ep. VIII, p. 162 = Lambot 26, p. 44] Il est suffisamment évident que quiconque a été racheté par le sang de ta croix ne mourra pas pour toi. Annexe 2 : La confession du pontifical de Poitiers Édition du passage sur la prédestination de la profession de foi du pontifical de Poitiers. Les paraphrases et citations patristiques sont indiquées entre crochets ; les citations bibliques, en italique.
4 Jérôme, Epistolae, 108, 11 (Hieronymus, Epistulae 71‑120, I. Hilberg éd., Vienne, 1910‑1918 (2e édition : 1996) [CSEL 55], p. 319).
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Source : ms. Paris, Arsenal, 227, f. 258v-269r ; transcription par Martini, Il cosiddetto pontificale di Poitiers, op. cit., p. 315‑317. [f. 258v] fides catholica continens credulitatem verae et apostolicae atque universalis ecclesiae fidei tam de patris et filii et spiritus sancti divinitate quam de domini et salvatoris nostri iesu christi incarnatione necnon et de ceteris ecclesiasticae sanctionis difinitionibus, quibus universitati credentium iuxta apostolicam doctrinam apostolicorumque virorum traditionem atque canonum promulgationem invictissima contra diabolum cunctarumque hereseon pravitatem preferuntur arma ; quorum dogmatum vera credulitas cum bonorum operum exsecutione remuneratur a deo in hominibus iustis sempiterna beatitudine in vita eterna quae est cognitio ipsius per iesum christum dominum nostrum. […] [f. 262r] Credo lumen predestinationis5 in ipso capite nostro6 salvatore Iesu Christo prefulsisse. Praedestinatus est enim filius dei in virtute secundum spiritum sanctificationis ex resurrectione mortuorum Iesu Christi (Rm I, 4), cuius nos omnes membra sumus (cf. Eph. V, 30) predestinati ante constructionem7 mundi ut essemus sancti et immaculati in conspectu eius (Ep. I, 4). De quibus praedestinatis et secundum electionem vocatis, iustificatis et glorificatis (cf. Rm VIII, 30)8, nullus peribit iuxta eum qui ait : pater, quod dedisti mihi custodivi et nemo ex his periit ( Jn XVII, 12). Horum predestinatorum summa est perseverantia bonorum operum : qui enim perseveraverit usque in finem hic salvus erit (Mt XXIV, 13). [f. 262v] [Porro9 autem praedestinationem gratiae praeparationem, gratiam vero ipsam donationem fideliter astruo. Quod enim ait apostolus : non ex operibus ne forte quis extollatur, ipsius enim sumus figmentum creati in Christo Iesu in operibus bonis (Eph. II, 9), gratia est. Quod autem sequitur : quae praeparavit Deus ut in illis ambulemus (Eph. II, 10), praedestinatio est, quae sine praescientia non potest esse. Potest autem esse sine praedestinatione praescientia. Praedestinatione quippe Deus ea prescivit quae fuerat ipse facturus, unde dictum est : fecit quae futura sunt (Is. XLV, 11). Praescire autem potens est etiam que ipse non facit, sicut quecumque peccata. Quia etsi sunt quaedam quae ita peccata sunt ut poene sint 5 Cf. De praedestinatione sanctorum, 15, 30. 6 Cf. Ibid., 15, 31. 7 constitutionem Martini 8 Cf. Augustin, De correptione et gratia, IX, 23. 9 Tout ce passage est paraphrasé du De praedestinatione sanctorum, X, 19.
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etiam peccatorum, unde dictum est : tradidit illos Deus in reprobam mentem ut faciant quae non conveniunt (Rm I, 28), non ibi peccatum Dei est sed iudicium. Quocirca praedestinatio dei quae in bono est gratiae est, ut dixi, praeparatio ; gratia vero est ipsius praedestinationis effectus.] Credo ergo [praedestinationem10 sanctorum praescientiam esse et praeparationem beneficiorum Dei, quibus certissime [f. 263r] liberantur quicumque iusto divino iudicio non relinquuntur in massa perditionis]. Sed et bonam vitam nostram nihil esse aliud quam dei gratiam et vitam eternam, quae bonae vitae redditur, Dei nihil hominis gratiam. Gratia vero praedestinatos fideliter opus mercede vitae dignum gratia ipsa adiutrice operantes, gratia id est eternitate beatitudinis remunerari. Unde dictum est : De plenitudine eius nos omnes accepimus et gratiam pro gratia ( Jn I, 16). Hoc est pro gratia verae fidei gratiam visionis et cognitionis Dei. Et quia in praevaricatione Adae omnes sumus nati, a qua nemo nisi gratis liberatur et in qua omnes quibus gratia non subvenit iacent, quicumque inde liberantur gratia liberatos humiliter confiteor. Unde et grati semper Deo esse debemus, ut mereamur gratiam pro gratia. Liberum arbitrium ita primo homini datum esse credo, ut absque necessitudine gratia adiutrice in bonis perseveraret si vellet11, nunc vero omnibus hominibus liberum in malis omnimodo inesse. Ad bona vero agendum infirmum et [f. 263v] invalidum nisi adiuvetur ab omnipotenti bono per gratiam dei quae est in Christo Iesu domino nostro, qui ait : Sine me nihil potestis facere ( Jn XV, 5), quique dat nobis et velle et perficere pro bona voluntate (Philip. II, 13). Ideoque in nullo nobis gloriandum quando nostrum nihil sit12. [Non13 est enim in nostra potestate cor nostrum et nostrae cogitationes], sed a domino gressus hominis diriguntur ut viam eius velit ( Jer. X, 23)]. […] Annexe 3 : Bifeuillet de la Confessio brevior Cette édition transcrit uniquement les citations inscrites dans les espaces vierges du bifeuillet. Source : ms. Paris, BNF, latin 12292, ff. 1‑2. [1v] [D] GERONIMEUS IN ISAIA : LIBRO XVIIo 10 Paraphrase du De dono perseverantiae, XIV, 35. 11 Inspiré de De correptione et gratia, IX, 31‑32. 12 Extrait du De dono perseverantiae, XIX, 49. 13 Ambroise, De fuga saeculi, I, 1.
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Ut14 omnis qui credit in ipsum non periat15. Quod si prudens lector tacita cogitatione responderit : quare multi non sunt saluati si ipse redemit eos sanguine suo ? Uoluit itaque deus saluare eos et prouocauit ad salutem ut uoluntas haberet premium sed illi credere noluerunt. Et de iohanne dictum est ut omnes crederent per illum. Ne statim in culpa essent si plures credere noluerunt ; sed uoluntas uenientis haec fuit ut omnes crederent et saluarentur. ITEM GERONIMUS. Ecclesia16 uertitur in spelunca latronum quando furta, homicidia, adulteria, periuria, adulteria, sacrilegium, haereseos adinventio, et omnia in ea scelera uersantur. Quando avaritiae facibus principes inardescunt et regem quodam17 opus uile aut certe non uile palliolum possidet. [A] [2r-v : Confessio brevior] [2v] [B]AMBROSIUS DICIT AD ROMANOS [9, 21] Cum18 omnes ex uno atque ex eadem massa simus in substantia et cuncti peccatores, alii miseretur et alterum despicit non sine iustitia. […] Scit enim Deus cui debeat misereri. […] [22] Uoluntate enim et lunganimitate dei quae est pacientia19 praeparantur infideles ad poenam. Diu enim expectati conuerti noluerunt. Ideo ergo expectati sunt ut inexcusabiles deperirent. Sciuit enim deus hos non credituros. […] [23] Patientia et longanimitas dei ipsa est quae sicut malos preparat ad interitum ita et bonos preparat ad coronam. […] Eos autem qui ex bonos fiunt mali et incepto20 perdurant preparat ad interitum. […] Preparare est autem unumquemque praescire quid futurus est. [C] HAIMO DICIT : Lucas narrat (Lc 6, 1) quia in sabbato secundo primo quod grece dicitur deuteroproton uellebant discipipuli Iesu spicas et reliqua. Ante legis perceptionem septenarius dierum numerus apud patres sabbatum erant, quia in his non est uilia sed utilia quaeque ad requiem scilicet pertinentia operabantur. Post istud sabbatum acceperunt iudaei unum diem in sabbato, quod uocatur in hoc loco secundum a primo. Nam cum dicit in sabbato secundo primo, latenter insinuat, quia illud quod uidebatur secundum in Christi aduentu iterum cepit21 esse primum. Destructo igitur legali sabbato quod Lucas quasi secundum nuncupat, reformatus est in nouo testamento primum quod usque ad legem tenuerant patres ; sicque fit ut 14 Jérôme, In Isaiam 53, 8‑10 (livre 17). 15 sed habeat vitam aeternam om. 16 Jérôme, In Jeremiam 7, 11 (livre 2). 17 quodam ] quosdam corr. 18 Ambrosiaster, in romanos, 9, 21‑23. 19 pacitia ante corr. 20 malo om. 21 capit a. c.
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sabbatum noui testamenti et secundum et primum sit : secundum quia post legale sabbatum nobis obseruatur, primum uero quia et ante legem a patribus tenebatur ; hoc quidem iuxta litteram. Annexe 4 : Homélie sur Ps 26, 4 Source : ms. Paris, BNF, latin 2846, f. 172v-173r (IXe s.). L’homélie est inédite à ma connaissance. Elle est en partie inspirée et réécrite du troisième Traité sur Jean d’Augustin. Omelia ubi dicitur de psalmo unam petii a domino, hanc requiram : [ut inhabitem in domo domini omnibus diebus] vitae meae [Ps 26, 4] Intelligis22 quid petis an23 ignoras ? Audi ergo terram repromissionis, pete ergo terram fluentem, iacet mel vitae aeternae24 : hanc requires. Illud petis, an petis mortem inimicorum ? Aut petis facultates25 huius saeculi perituras, et ardis pro amore huius saeculi26 et multum et multum suspiras ? Fervis in amore uxoris et filiorum, et pro omnium facultatum tuarum fervis et gemis, et non gemis, horto27, pro peccato tuo ? Times28 ne pecuniam perdas et non times ne animam tuam perdas ? ecce regnum caelorum promissum est tibi ; ecce vita aeterna praeparata est tibi, et non exardescis pro tale regnum, et non suspiras pro vita aeterna quae tibi promissa est, et non contremiscis [173r] pro supplicio quod tibi praeparatum est [Mt 25, 41] ? Audi vocem domini tui ubi dicit : Venite benedicti patris mei, percipite regnum quod vobis paratum est ab origine mundi [Mt 25, 34] ; fratres mei, « tale regnum amate29, pro30 tali31 regno suspirate, tam preciosam patriam desiderate »32. « Si autem corporalia concupieritis »33, ad illam caelestem patriam pervenire non poteritis. Ecce multi amatores mundi dicunt : ego ad ecclesiam curro, genua flecto. In orationibus ergo quod bonum est confiteris et quod malum est negas ? Ecce rapis aliena, fornicaris, concupiscis rem proximi tui, iurasti atque periuras pro huius saeculi cupiditate ! Si ergo cum his malis 22 intellegis ms. 23 ad ms. 24 vitam aeterna ms. 25 facultatis ms. 26 saeculi perituras, et ardis pro amore huius saeculi ms ] saeculi correxi 27 Sic (conjugaison irrégulière de hortor). 28 timis ms. 29 amare ms. 30 per ms. 31 tale ms. 32 Inspiré d’Augustin, tractatus in Johannem 3, 21. 33 Ibidem.
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actibus ad ecclesiam curris, nihil bene in ecclesia consequeris. Si peccatum fecisti et non confitisti34, multum mali adversus animam tuam fecisti, quia tacuisti et non penetuisti35. Unam petii a domino, hanc requiram. Audi ipsum dicentem : Si quis amat patrem, aut matrem aut sororem aut filios aut agros plus quam me non est me dignus [Mt 10, 37]. Annexe 5 : Fragment inédit du florilège du ms. Londres, BL, Arundel 213 Plusieurs extraits sont édités par Levison, England and the Continent, p. 310‑312. Voici une transcription du premier feuillet inédit. [1r] […] Ipsa veritas ait : qui amat patrem aut matrem plus quam me non est me dignus ; proximus omnis homo dicitur maximae fidelis, ut apostolus ait : quoniam sumus invicem membra, quod superius dictum est : fac bonum, id est sex operibus misericordiae, et dominus dicturus quae ut : venite benedicti patris mei […] in vitam aeternam [Mt 25, 34‑46]. Oportet nos ergo semper bene facere quia sicut aqua extinguet ignem ardentem ita aelimosina extinguet [1v] peccatum. Et Lucas evangelista dicit : elimosinam facite et haec omna munda est vobis ; et alibi dicit : beati misericordes quoniam ipsi misericordiam consequentur. Ut prius habeas misericordiam in vita tua, postea in alterius, ut dicitur miserere animae tuae et unusquisque decimas pauperibus vel aeclesiae annis singulis reddat de omnibus rebus quas possedetis aut labore potueritis, quia in lege scriptum est. Decimas decimarum si in veteri sic fuit ut decimas redderent, quanto magis nos in novo ! et si iudaei in sabbato nulla opera servile non faciebant, quanto magis nos die dominico nihil operare oportet, nisi ad aeclesia venire ad verbum dei audiendum. Illi36 in sabbato non faciebant opus servile, nos in die dominico hoc est in die resurrectionis opus servile non faciamus quia peccatis et vitiis non servimus qui enim facit peccato servus est peccati. Quotiens aliqua infirmitas subvenerit, corpus et sanguinem christi illi qui egrotant accipiant, oleo ad presbitero humiliter petant, et inde corpus suum ungeant, ut quod scriptum est impleatur ; infirmatur aliquas inducat prebiteros aeclesiae et orent super eum, unguentes eum oleo in nomine domini et oratio fidaei salvabit infirmum et allevabit eum dominus et si in peccatis sit demittuntur ei ; videte37 fratres quia qui infirmitate habet ad aeclesiam currat, corpore sanitatem recipere et peccatorum indulgentiam merebitur obtenere ; cum ergo duplicia bona possumus in aeclesia invenire, quare per praecantatores et prae fontes et per arbores diabolica filacteria… [suit le passage édité par Levison]. 34 Sic (confiteor). 35 Sic (paeniteo). 36 Sans doute Césaire ; PL 39 col. 2058. 37 Césaire, sermon 13, 3.
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Annexe 6 : Remaniement carolingien d’un sermon de Quodvultdeus de Carthage Sermo contra iudeos, paganos et arianos de symbolo (CCSL 60, s. 4) Ms utilisé : Berlin, Staatsbibliothek, theol. lat. f° 35538, f. 149v-150v. Autres témoins : Laon, BM, ms. 121, sermon n° 41 (IXe s.) ; Metz, BM, ms. 223, f. 131 (XIe s.) Le manuscrit de Berlin est originaire de France du Nord, et, il m’a semblé, peutêtre de Touraine. Le titre est rigoureusement hiérarchisé : lettrine D noire à rinceaux ; première ligne du titre en capitales carrées rouges enclavées ; deuxième ligne en onciales rouges ; texte en minuscule caroline. Cette dernière me semble avoir des caractéristiques tourangelles : le A est un u parfois fermé, parfois ouvert ; les D onciaux fréquents font penser à la semi-onciale de Tours. Du reste, on note des R très longs ; des E à apex ; le Q majuscule sous forme de 2 ; les ligatures ET, ST, CT. La séparation des mots est hésitante ; les E, E cédillé et AE sont mal discriminés. Ce manuscrit est, du point de vue du contenu, un jumeau du manuscrit de Laon : Liber sancti Effrem de conpunctione cordis (ff. 4‑58), recueil de sermons de Césaire d’Arles (f. 58‑130) et collection patristique (f. 131‑171). Hormis l’inclusion de la citation de l’épitre de Pierre en tête du sermon, on repère plusieurs réécritures et ajouts (ci-dessous en italiques), notamment des références au baptême et des apostrophes (fratres carissimi). Certaines fautes suggèrent une transmission anglo-saxonne (professoris au lieu de professionis – confusion du R et du N). incipit homelia de sententia sancti petri et de iudicio dei Audite, fratres carissimi, qualem sententiam detulerunt nostri defensores : « vigilate itaque et orate quia adversarius vester diabolus circuit quasi leo quaerens quaem devoret » (1 P 5, 8). Et ideo vigilate ex toto corde renuntiantes post professionem aut baptismum39 ne40 apud vos diabolus suos pannos agnoscat et incipiat semper detenere quos christus sua gratia voluit liberare. Et nec sibi male blandiantur qui post gratiam baptismi acceptam corrigere41 nolunt atque rursus ad suas pristinas redeunt voluptates. Expectatur enim dies iudicii. Aderit42 enim ille43 aequissimus iudex qui nullius44 potentis45 est personam accepturus, cuius pala38 Cf. Bischoff, Katalog 1, p. 97, n° 459. 39 baptismi a. c. 40 add. alia manu s. l. 41 corregere a. c. 42 adherit a. c. 43 illae a. c. 44 nullus a. c. 45 potentis non a. c.
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tium auro46 argentoque47 nemo corrumpet. Adstabunt omnes animae ut referat unaquaeque secundum ea quae per corpus gessit, sive bonum sive malum (II Cor 5, 10). Praesto48 enim est adversarius vester diabolus, recitabuntur verba professoris, et si talis inventus fuerit quisque, ut debetur, ex hac vita migrat ; stabit ille49 adversarius in conspectu verissimi iudicis ; superior50 [150r] esse declamans, agens talem causam apud talem iudicem : « Aequissime iudex iudica, inquit51 : iustitiae iudicium praepartitio est sedis tuae (Ps 88, 15). Iudica meum esse, qui tuus esse noluit. Meus est, mecum damnandus est. Post renunciationem ut quid invasit52 pannos meos ? Quid apud53 eum impudicitia faciebat, cui ipse renunciaverat ? Quid intemperantia ? Quid avaritia ? Quid invidia ? quid superbia ? quid libido ? quid cetera mea ? postremo, aequissime iudex : fugientem54 a me55 confugientem ad te postea cum eis56 quibus renuntiaverat adpraehendi, invasorem57 detinui58. In ipsa quodammodo59 mea60 possessione adpraehensus est. Quid enim incirco faciebat atque ibi furias61, lites, insanas62 voces, inanes63 victorias, cum iam a se alienum metuebat ? Quid64 in theatro65 renuntiator66 turpium voluptatum ? quid anfiteatrum crudelitatis suis oculis intuendum thesaurizabit sibi iram in die irae (Rm 2, 5) ? Haec omnia post renunciationem invasit, meus esse voluit et mea concupivit ; iudica67 iudicium iustum, aequissime iudex, quoniam quem tu dignatus es tanto praetio68 liberare ipse se mihi postmodum voluit obligare. Quis poterit dilectissimi os in illa die aperire, qui post professionem suam talis inventus est, ut iuste a diabolo addicitur ? Videte, fratres dilectissimi, quid agatur quomodo hanc professionem vestram custodiatis. Sic contestamur vobis per ipsum iudicem 46 aurum a. c. 47 argentumque a. c. 48 praestus a. c. 49 illae a. c. 50 superiore a. c. 51 inquid ms. 52 invassit a. c. 53 quia pud a. c. 54 fugientes a. c. 55 ad me a. c. 56 eius ms. 57 in vas ore a. c. 58 detenui a. c. 59 quod ad modum a. c. 60 meam a. c. 61 furies a. c. 62 insanias a. c. 63 inanis a. c. 64 qui a. c. 65 theatrum a. c. 66 renunciatur a. c. 67 iudicia a. c. 68 tantum pretium a. c.
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Annexes
et omnes potestates69 caelestes [150v] quae nos audiunt admonentes, et vos excipiunt profitentes70 ne in vacuum gratiam71 dei suscipiatis, sed corde integro tota virtute perfecta fide renuntiantes atque spernentes tam damnosam diabolicam hereditatem ne pupilli vel pauperes remaneatis. Credite deum patrem omnipotentem ; mutantes patrem, mutate hereditatem, cui est honor et gloria in saecula saeculorum amen. Annexe 7 : Les annotations de Würzburg a. Les trois mains de Würzburg manuscrits/mains
1 (caroline)
3 (rustiques)
X
Oxford, Bodleian Library, Laud. misc. 92 (Fulgence) Laud. misc. 106 (Raban)
2 (onciales)
X
X
Laud. misc. 124 (Augustin)
X
Laud. misc. 126 (Augustin)
X
Laud. misc. 139 (Augustin)
X
Würzburg, Universitätsbibliothek, M p. th. f. 37 ( Jérôme)
X
M p. th. f. 63 (Bède)
X
X
b. Détail des notes [Guide de lecture :] Manuscrit annoté Texte annoté (feuillet) Note (plume) 69 potestestates a. c. 70 prophetantes a. c. 71 gratia ms.
Controversistes citant le même passage
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Laud. misc. 92 Fulgence, Ad Monimum, I, 20 (f. 16v) Quid sit praedistinatio (2)
Prudence, PL 115, col. 1309 Ratramne, PL 121, col. 43 Florus, PL 121, col. 1106
Laud. misc. 106 Raban, In Paulum V, 8 = Ambrosiaster, Hincmar, PL 125, col. 430 VIII (f. 44r) De praedistinatione (1) Quid sit vocare (2) Raban, In Paulum, V, 9 = Ambrosiaster, IX (f. 48v et 49r, pl. 1) De praescientia dei (1)
Prudence, PL 115, col. 980 et 1184‑1185
Raban, In Paulum, V, 9 = Ambrosiaster, IX et Rm IX, 1 (f. 50r) De arbitrio dantis (1)
Raban, PL 112, col. 1551 Loup, PL 119, col. 659 Prudence, PL 115, col. 1056, 1060, 1070… Hincmar, PL 125, col. 153
Raban, In Paulum, V, 11 = Ambrosiaster, XI (f. 58r) De praescientia dei (1) Laud. misc. 124 Augustin, In Johannem 86, 2 (f. 47v) De praescientia (3)
Prudence, PL 115, col. 1181 Ratramne, PL 121, col. 31
Augustin, In Johannem 87, 3 (f. 49r) (De vasis misericordiae et irae (3)
Ratramne, PL 121, col. 32 à peu près Gottschalk, Lambot Œuvres, p. 53
Laud. misc. 126 Augustin, De Trinitate, XIII, 16, 20 (f. 197r) : De praedistinatione (2) Laud. misc. 139 Ratramne, PL 121, col. 43 Augustin, In Johannem, 14, 8 (f. 5r) Non dicit praedistinatus sed praecognitus Gottschalk, Lambot Œuvres, p. 53 et 65 (2) Augustin, In Johannem 26, 2 (f. 92v) De praedistinatione (3)
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Annexes
Augustin, In Johannem 42, 16 (f. 172r) De praedistinatione (3)
à peu près Florus, CCCM 260, p. 444 et Ratramne, PL 121, col. 46 et Prudence, PL 115, col. 1242‑1243
Augustin, In Johannem 45, 12 (f. 187v) De praedistinatione (3)
Ratramne, PL 121, col. 45
Augustin, In Johannem 49, 27 (f. 213r) De praedistinatione (3) Augustin, In Johannem 53, 4 (f. 228r) De praedistinatione (3)
Florus, CCCM 260, p. 445 à peu près Prudence, PL 115, col. 1145
Augustin, In Johannem 53, 8 (f. 229v) De libero arbitrio (3) M p. th. f. 37 Jérôme, In Epheseos, I, 4 (f. 3v) De praedestinatione (2)
Florus, CCCM 260, p. 448
Jérôme, In Epheseos, I, 9 (f. 8r) Quid sit inter praedistinationem et propositum (2)
Prudence, PL 115, col. 1306
M p. th. f. 63 Bède, In Paulum = Augustin, De praedestinatione sanctorum X, 19 (f. 8r) De praedistinatione (2)
Raban, MGH ep. V, p. 482 Prudence, PL 115, col. 1165 Florus, CCCM 260, p. 331 et 107 Gottschalk, Lambot, Œuvres, p. 250 Hincmar, PL 125, col. 108, 110, 122, 133…
Annexe 8 : Les Glossae hibernicae Manuscrit (feuillet) Contexte
Note [numéro]
Berne 363 (f. 61v) hoc ergo est omnis res hominum aut ex nostra voluntate descendit utpote sedere surgere aut ex fati necessitate utpote nasci mori aut ex deorum voluntate ut navigare vel honoribus frui (Servius, In Virgilii Aeneidos librum primum commentarius, 1, 39)
contra goddiscalcon [1]
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LE VIRUS DE L’ERREUR
(63r) meritum enim nonnisi ex praestantis beneficio descendit. (ibid., 1, 74)
god [2]
Saint-Gall 48 (p. 263) contendite intrare per angustam porGotiskalk [3] tam, quia multi dico vobis quaerunt intrare et non poterunt ; cum autem intraverit pater familias et clauserit ostium (Lc 13, 24‑25) (p. 367) excaecavit oculos eorum et induravit eorum cor ut non videant ( Jn 12, 40)
Goddiskalk [4]
Dresde A 145b (f. 4v) Quid dicemus ? Numquid iniquus Deus ? (Rm 3, 5)
Goddiscalcos [5]
(22v) sed loquimur Dei sapientiam in mysterio, quae abscondita est, quam praedestinavit Deus ante saecula in gloriam nostram (I Cor 2, 7)
goddisc [6]
(87r) Qui omnes homines vult salvos fieri (I Tim 2, 4)
contra goddisckalkon [7]
(88v) qui est salvator omnium hominum maxime fidelium (I Tim 4, 10)
contra goddiskalkon [8]
(90v) superbus nihil sciens sed languens circa quaestiones et pugnas verborum (I Tim 6, 4)
contra goddiskalkon [9]
(93r) stulta vel prophanas vel inaniloquia novitatum voces vel vocum novitates aevita (II Tim 2, 16)
contra goddiskalkon [10]
Annexe 9 : Plan du De praedestinatione d’Hincmar (859‑860) Plan par chapitres d’après PL 125, col. 55‑476. Les alinéas illustrent les sections. I. Histoire des anciens prédestinatiens II. Apparition des nouveaux prédestinatiens III. Avertissements sur Fulgence IV. Autorité absolue du siège apostolique V. Extraits des auteurs prédestinatiens VI. Valence, c. 2 et 3 VII. sur les vases de colère (Valence 3) VIII. Fulgence mal utilisé au sujet des vases de colère (Valence 3)
Annexes
509
IX. Plusieurs auteurs, parlant de prédestination multiple, mal utilisés X. Passages de l’Ecriture mal utilisés XI. Suite de Valence 3 XII. Définition augustinienne de la prédestination des saints XIII. Commentaire d’une citation de Fulgence XIV. Exhortation directe à « l’école de Gottschalk » XV. Défense de Quierzy = réponse implicite à Valence, c. 4 : description des 4 thèses de Gottschalk XVI. Quierzy, c. 1 XVII. Sur une citation de L’Hypomnesticon par Gottschalk XVIII. Sur le nombre des prédestinés XIX. Sur l’expression « gemina praedestinatio » XX. Sur « prédestination » au pluriel chez Grégoire XXI. Quierzy, c. 2 et Valence 4 XXII. Sur la collection de sentences de Langres et le de tenenda XXIII. Critique de ces sentences XXIV. Quierzy, c. 3 XXV. Collection patristique XXVI. récapitulation de cette collection XXVII. Quierzy, c. 4 / Valence 4 XXVIII. collection patristique XXIX. Sur deux citations de Prosper XXX. Sur Prosper (Valence, c. 4) XXXI. Sur les 19 capitula de Jean Scot (Valence 4) XXXII. Fin de Valence 4 et premier supplément d’Hincmar XXXIII. 2e supplément d’Hincmar XXXIV. 3e supplément d’Hincmar XXXV. Valence, c. 5 XXXVI. Valence, c. 7 XXXVII. 12 c. sur l’hérésie XXXVIII. épilogue (récapitulation) Annexe 10 : Les annotations du ms. Reims, BM, 393 Lecture : on distingue (en abscisse) quatre niveaux quantitatifs d’annotation, de 0 (rien) à 3 (au moins un signe par feuillet), par sections de 5 feuillets (en ordonnée).
510
LE VIRUS DE L’ERREUR
Annexe 11 : Les notes numériques du ms. Reims, BM, 393 Note et feuillet
Source
Hincmar, De praedestinatione, PL 125
III 61r
De correptione et gratia, X, 27
col. 131
III 64v
XII, 38
II 65v
XIII, 42
III 66r
XIV, 43
III 66r
XIV, 45
II 66v
XV, 46
III 67r
XV, 46
III 67r
XV, 46
col. 185
511
Annexes
Note et feuillet
Source
Hincmar, De praedestinatione, PL 125
III IIII 67v
XVI, 49
col. 287 et 329
III 78r
De praedestinatione sanctorum, V, 10
III 78r
VI, 11
III 79v
VIII, 15
III 81v
XI, 22
II III 85v
XVI, 33
I 85v
XVI, 33
III 90v
De dono perseverantiae, III, 6
pro III 92r
VI, 12
II 93r
VIII, 16
I 93r
VIII, 17
IIII 93v
VIII, 19
col. 194
I (deux fois) 94r
IX, 21
col. 119
I (trois fois) 94v
IX, 23
II 96r
XI, 27
I II 96v
XII, 28
I 98r
XIII, 32
col. 224 et 253
col. 253
col. 176, 219, 253 et 274
col. 140 sqq.
512
LE VIRUS DE L’ERREUR
Hincmar, De praedestinatione, PL 125
Note et feuillet
Source
I 98r
XIII, 33
I III 98r
XIII, 33
I 98v
XIV, 35
col. 145‑148, col. 110, 135
I 99r
XIV, 35
col. 148
I 100r
XV, 38
I 101r
XVI, 41
I 102v
XVII, 44
I 103r
XVIII, 47
I 103v
XVIII, 47
III 104r
XIX, 49
I 105r
XX, 53
col. 72
III 107v
XXIII, 63
col. 72
I 107v
XXIII, 63
col. 253
III III 108r
XXIII 65
col. 72 et 168
I 109r
XXIV, 68
col. 153 et 172
PLANCHES
1. Londres, Lambeth Palace Library, ms. 377, f. 58v (détail)
2. Londres, Lambeth Palace Library, ms. 237, f. 193v (détail)
514
LE VIRUS DE L’ERREUR
3. Paris, BNF, latin 2035, f. 44v (détail)
4. Florence, Riccardiana 256, f. 214v
Planches
5. Paris, BNF, latin 12218, f. 12v
6. Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, cod. Guelf. 23.30 Aug. 4°, f. 79r
515
516
LE VIRUS DE L’ERREUR
7. Berlin, Staatsbibliothek, Phillipps 1674, f. 248r (détail)
8. Plume (1) de Würzburg : Oxford, Bodl. Lib., Laud. misc. 106, f. 48v
Planches
9. Plume (2) de Würzburg : Laud. misc. 139, f. 5r (détail)
10. Plume (3) de Würzburg : Laud. misc. 139, f. 172r
11. Saint-Gall, Stiftsbibliothek, 48, p. 263 (détail – fac-simile)
517
518
LE VIRUS DE L’ERREUR
12. Dresde, SLUB, A. 145b, f. 88v (détail – fac-simile)
13. Ms. Paris, BNF, latin 12215, f. 189v (détail)
14. Paris, BNF, latin 12215, f. 233v (détail)
Planches
15. Bourges, BM, 94 (84), f. 44r (détail)
16. Les notas dans Reims, BM 393
519
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LE VIRUS DE L’ERREUR
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LE VIRUS DE L’ERREUR
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INDICES
INDEX RAISONNÉ DES LIEUX
Aix-la-Chapelle 149, 229 Alsbach 111 Alten-Geseke 158 Amiens 237 Ampen 158 Aquilée 55, 159, 161 (n. 370), 443 Arnstadt 142 Attigny 217, 222 (n. 44) Auxerre 21, 95, 194, 212, 217, 223, 229230, 258 (n. 234), 268, 295, 320, 433 (n. 20), 491 (n. 8) Beauvais 90 (n. 285), 219, 259, 271 Bernshausen 107, 124, 142 Besançon 46, 88, 94 Billerbeck 108 Bobbio 413 Bonneuil 64 (n. 131), 79 (n. 214), 86, 229, 393 Bourges 70, 88, 95, 202, 204, 208, 251, 438-439, 474 Brescia 53, 54 (n. 60), 159, 443 (n. 65), 444, 458-459, 465 Brienne 87 (n. 267), 88, 90, 217 Brissarthe 221, 243 (n. 165) Chartres 223, 237 Chelles 152 (n. 327), 413 (n. 191), 451 Chiemsee 111 (n. 60) Cividale 161-162 Cologne 46, 88, 94, 210, 282, 413, 453, 458 Compiègne 210-212 Constantinople 289 (n. 381), 338, 387391, 394-395 Corbie 21, 34, 48, 65-66, 70, 92, 138-143, 154-159, 162, 172, 173, 175, 176, 188, 213, 219, 225, 250, 266, 271-272, 309, 318, 322, 332, 355, 392, 395-399, 410, 430, 432, 435 (n. 32), 436, 437 (n. 38), 439 (n. 49), 441-444, 450, 462, 469-470 Cordoue 20 Cormicy 184 (n. 27), 192 (n. 81), 213, 220-222, 234
Corvey 104-108, 117 (n. 89), 119, 124, 126, 129, 138-142, 158, 175, 322 Dalsheim 111 Deventer 130 Dienheim 112 Dokkum 130 Dorslo 109, 126 (n. 153) Dossenheim 123 Ellwangen 230, 455 Épernay 48-49, 141, 143-144, 259-260, 487 Erwitte 109, 119 Eschborn 112 Essen 131 (n. 197) Faurndau 230 Folembray 212, 220 Francfort 112, 122, 147, 231, 380, 408, 454, 455 (n. 125) Fraumünster (Zürich) 230 Freising 111-112, 125, 190 (n. 62), 412 (n. 190), 453 Frioul 17, 20, 21, 35, 51, 55-56, 74, 101, 137, 146, 150, 153, 159-163, 176, 221, 234-235, 274, 287, 297- 298, 317, 404, 460, 464-465 Fulda 17, 39, 43-48, 52, 55, 57, 60, 104-106, 108-143, 158, 160, 175, 188 (n. 52), 411, 417, 449, 455 Gandersheim 107-108, 123, 130-131 Geldersheim 124 Gentilly 289 Gotha 142 Halberstadt 130, 132, 142 Hameln 123, 129 Hammelburg 112-114, 116, 120-124, 127, 129 Handschuhsheim 111 Hautvillers 17-18, 44-45 (n. 9), 48, 50, 60, 66, 92, 94 (n. 303), 95-96, 140, 143, 173-174, 212, 234, 322, 325, 328, 339, 391, 473-474 Helmstedt 142 Heppenheim 111
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Hersdorf 111 Herstal 258, 270 Herzfeld 121 Hildesheim 142 Höxter 124, 138 Hüffelsheim 112 (n. 68) Ingolstadt 454 Innichen 125 Itzehœ 141 Jouarre 152 (n. 327), 222 Jumièges 237, 416 Karsbach 121-122 Kayerde 109 Kempten 230 Kleinochsenfurt 455 Lamspringe 107, 125, 130-131 Langendorf 112-116, 120, 123, 125 Langensalza 142 Langres (859) 21 (n. 18), 22, 88-92, 188, 241-245, 257, 466 (n. 194), 509 (An. 9) Laon 21, 195, 210-213, 235, 400, 430, 460464, 468, 487, 488 Liège 96, 458 Lorsch 104, 110-112, 118, 122, 126, 221 (n. 33), 432, 434, 453, 463, 465 Lyon 21, 34, 36, 67, 76-93, 95 (n. 313), 166, 169, 213, 226-230, 245, 247, 252, 254, 260, 264-273, 288, 308, 310-312, 342, 358-361, 373, 386, 393, 423, 441 (n. 59), 450, 466-468, 492 (n. 9) Mayence 35, 88, 110, 112 (n. 68), 121, 125, 133, 135, 260, 279, 411, 434, 449, 455 Mayence (829) 46-48, 52 (n. 47), 102, 118, 119, 125-132, 137, 138, 158, 175, 176, 486 Mayence (848) 21 (n. 18), 28, 29, 56-57, 59, 67, 68, 73, 171, 176, 321-324, 419, 447, 454, 494 (An. 1) Meaux-Paris (845-846) 59 (n. 93), 93 (297), 145 (n. 287), 170, 196 (n. 98), 283, 308 Meersen 74, 230 Merkweiler 111 Meschede 125 Metz 21 (n. 18), 94, 244 Milan 458, 465
Montiéramey 271 Moosburg 111 Mosbach 111 Münster 130-132 Münsterdorf 141 Murbach 230, 232-233, 307 (n. 19) Neaufles 86, 237-240, 245 Niederaltaich 230, 449, 455 (n. 125) Nonantola 54, 266 (n. 277), 443 Nordheim 106, 124, 126 Offleben 108, 142 Oos 111 Orange (529) 23, 30, 170 Orbais 48, 52, 58, 66, 94, 139-140, 143144, 173- 174, 322, 328, 455 Orbes 242 Orléans 158, 168, 218, 219, 223, 261 (n. 253), 488 Ossendorf 126 Paris (voir Meaux) 205-207, 222, 227, 239, 240, 243, 269, 386 Paris (849) 21 (n. 18), 71, 77 (n. 202), 168, 226, 259, 260, 466 Pavie 54, 308, 323 Perahtleibshuson 116 Petersberg 454 Pfäfers 230 Poitiers (pontifical) 339, 472-474, 497498 (An. 2) Ponthion 133 (n. 219), 192, 217 Preuschdorf 111 Prüm 111, 1112, 234 (n. 123) Quierzy (838) 50, 310, 466 (n. 187) Quierzy (849) 17, 21 (n. 18), 29, 31 (n. 59), 39, 58-60, 67-70, 72 (n. 175), 144, 156, 163-175, 176, 203, 206-208, 210-212, 219-220, 321-322, 324, 328, 401, 465 Quierzy (853) 19, 21 (n. 18), 22, 29, 31 (n. 59), 39, 83-85, 87-89, 92, 180-183, 225, 235-245, 249, 253 (n. 216), 255, 257, 260, 264, 275 (n. 314), 311, 340, 346, 350, 354, 361-362, 383, 385, 451 (n. 112), 468, 472, 476-480, 509 (An. 9) Quierzy (857) 239, 270-271, 283 Rannungen 124
Index raisonné des lieux
Rasdorf 222 Ratisbonne 444, 453-455 Ravenne 55, 166 Rebais 48, 139-140, 143, 158, 175, 207, 322, 473-474 Reichenau 44-45, 48 (n. 27), 51 (n. 38), 52 (n. 44), 53, 54, 105, 111, 126, 139, 230-233, 307, 461, 464, 465 Reims 34, 36, 45 (n. 11), 49, 50-51, 58-59, 66, 88, 94, 102, 140-148, 167-177, 184 (n. 27), 204, 207-208, 211, 217, 220, 227, 230, 235, 248 (n. 189), 261, 268, 276, 332, 335, 337-341, 346, 347, 352, 390, 395, 399 (n. 138), 410, 433 (n. 18), 438 (n. 45), 441 (n. 61), 442, 463, 468, 471, 472, 476-480, 488 Remiremont 230, 233 Rheinau 230 Rome 25, 52, 55, 76, 94, 96, 149, 150, 165, 189, 197, 210, 234, 271, 289, 421 (n. 222), 449, 457, 486 Rossdorf 124, 142 Saints-Felix-et-Regula 230 Saint-Gall 53, 112, 230, 232-234, 375 (n. 30), 398-399, 457-465, 508 (An. 8) Saint-Josse 228 Saint-Oyen 210-211, 468 Saint-Vaast d’Arras 158, 417 Salzburg 46, 111, 413 (n. 191) Saulheim 112 (n. 68) Savonnières (859) 19, 21 (n. 18), 39, 86 (n. 262), 88-94, 165, 173, 188, 217 (n. 8), 218, 228, 243, 244, 250-254, 256 Schmerleke 158 Schönstedt 142 Schondra 113-116, 123 Schüttern 465 Schwarzach 454-455 Schweben/Fliede 115-118, 122 Schweinfurt 115 Seligenstadt 133 Sénone-en-Vosges 111 (n. 57) Soest 126 (n. 151), 158 Soisdorf 222
551
Soissons 17, 48, 66, 94, 95, 101, 123, 140, 143-145, 165, 171-174, 209, 218, 237, 261-262, 271, 400, 455-456, 464, 468, 472 (n. 221) Soissons (853) 65, 83, 145 (n. 287), 166, 172, 181-182, 204, 206 (n. 168), 207, 210, 219, 223, 225, 259-260, 391-392, 403, 439 Stahle 108 Stenetland 234 Stramiacus 455 Thale 121 Thionville 141 Tours 36, 88, 90 (n. 283), 127, 209, 213, 221 (n. 38), 279, 381, 433 (n. 18), 436, 439, 503 (An. 6) Trèves 46, 82, 88, 94, 472 (n. 221) Troyes 34, 35, 92, 204, 206, 217, 220, 254, 260-264, 271, Tusey (860) 19, 21 (n. 18), 30-31, 35 (n. 79), 89, 93-94, 243-244, 250, 257, 259, 313, 346, 390, 400, 488 Usingen 112, 115, 116, 122 Utrecht 130 Valence (855) 19, 21, 22, 29, 39, 74, 86, 8792, 153 (n. 333), 169, 188, 226, 239, 240, 242-257, 259-263, 264, 269-272, 288, 346-351, 354, 379, 383, 386, 423, 438, 467, 476, 496 (An. 1, n. 3), 508-509 (An. 9) Ver 57 (n. 78), 219, 259, 283 Verberie 86, 188, 237, 239, 246 Verdun 169, 219 Vérone 51-55, 159-160, 190 (n. 62), 444447, 485 Vieux-Maisons 237 Visbek 130 Wanendorf 122 Werden 130, 132, 142, 453 Wildeshausen 142 (n. 272) Wintgraben : cf. Langendorf Wissembourg 111, 112, 230, 231, 232, 453, 471 Würzburg 125, 127-129, 443, 447-456, 471, 475, 480, 489, 505-507 (An. 7) Yütz 259
INDEX DES MANUSCRITS CITÉS
Angers, Bibliothèque municipale 291 418 (n. 206)
Besançon, Archives du Doubs 7 H 9 211 (n. 200)
Augsbourg, Bischöfliche Ordinariats-bibliothek 2
Boulogne/Mer, Bibliothèque municipale 48 375, 418 (n. 206), 433 (n. 18)
413 (n. 194)
Autun, Bibliothèque municipale 21 (418 (n. 206) 23 413 (n. 194) 33204 Bâle, Universitätsbibliothek A VII 3 456-457 B IV 12 413 (n. 194) F III 15g 417-418, 425 Bamberg, Staatsbibliothek Bibl. 44457 Patr. 87 407-408, 418 (n. 206) Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin, preussischer Kulturbesitz Latin 4° 690 418 (n. 206) Phillipps 1674 447, 516 (Pl. 7) 1686 413 (n. 194) 1745 86 (n. 260) 1765 58 (n. 88) Theol. lat. f° 355 503-505 (An. 6) Berne, Burgerbibliothek A.90.13 266 (n. 277) 83 66 (n. 145) 107 413 (n. 194) 224463 312 413 (n. 194) 344 433 (n. 20) 363 355, 456-464, 507-508 (An. 8) 422 413 (n. 194) 584 66 (n. 144), 67, 439 (n. 48), 486 699 418 (n. 206)
Bourges, Bibliothèque municipale 94 438-439, 519 (Pl. 15) Brescia, Biblioteca Civica Queriniana G VI.7 (cod. necr.-lit.)159 Bruxelles, Bibliothèque royale 1831-1833 18, 36 (n. 85) 5413-5422 433 (n. 18) 5576-5604 66 (n. 144) 9641 436 (n. 35) Cambridge, Pembroke College Library 308 476 (n. 241) Cambridge Mass., Houghton Library (Harvard U.), fMS TYP 495 265, 409, 441 (n. 58) Cividale del Friuli, Museo archeologico nazionale Evangeliario Forogiuliese 161 (n. 370) Chartres, Bibliothèque municipale 31 418 (n. 206) Cologne, Domsbibliothek 15 282 (n. 347) 79 375 (n. 30) 100413 117 342 (n. 186) Copenhague, Kongelige Bibliotek GkS 143 282 (n. 346)
Index des manuscrits cités
Douai, Bibliothèque municipale 170 64 (n. 125) Dresde, Sächsische Landesbibliothek – Staats- und Universitätsbibliothek A 145b 456-464, 507-508 (An. 8), 518 (Pl. 12) Düsseldorf, Universitäts- und Landesbibliothek D1 (sacramentaire d’Essen)131 Einsiedeln, Stiftsbibliothek 262
418 (n. 206)
El Escorial, Real biblioteca de San Lorenzo d I. 1 (cod. aem.) 204 (n. 155) d I. 2 (cod. vig.) 204 (n. 155) Florence, Bibliotheca laurenziana Laurent. LXXIII 1 458 (n. 148) San Marco 670 415 –, Bibliotheca riccardiana 256 415, 514 (Pl. 4) – Biblioteca nazionale centrale Conv. soppr. B. 3 1122 93 (301) Gand, Universiteitsbibliotheek 249 79 (n. 214), 82 (n. 231), 312, 393, 466-468 909462 Grenoble, Bibliothèque municipale 226 (134)
410
Karlsruhe, Badische Landesbibliothek Aug. 132 464 (n. 182) Aug. 167 464 (n. 182) Aug. 195 464 (n. 182) Laon, Bibliothèque municipale 24 191 (n. 67), 463 (n. 178) 26 464 (n. 182) 55461
553
121 345 (n. 193), 503 273212 407 165 (n. 395) 420 212 (n. 213) 424 212 (n. 213) 444 62, 197-198, 212 Le Mans, Bibliothèque Municipale 213 408, 418, 425, 436 Leyde, Universiteitsbibliothek Voss. lat. 4° 98 36 (n. 88), 433 (n. 18), 435 (n. 32) Liège, Bibliothèque de l’université 317 418 (n. 206) Londres, British Library Add. 43460 266 (n. 277) Arundel 213 280 (n. 340), 502 (An. 5) Cotton Nero A II 280 (n. 340) Harley 3034 418 (n. 206) Harley 5041 414 (n. 195) -, Lambeth Palace Library 237 417-418, 513 (Pl. 2) 377 413 (n. 194), 417, 513 (Pl. 1) Lyon, Bibliothèque municipale 599 445 (n. 73) 607 467 (n. 196) 608 82, 266, 466 (n. 193) 611 80 (n. 223) 620 413 (n. 194) Metz, Bibliothèque municipale 223 345 (n. 193), 503 (An. 6) Milan, Bibliotheca ambrosiana inf. G 108 458 (n. 148) sup. C 77 413 Monte Cassino, Biblioteca della Badia 32 418 (n. 206) 575 418 (n. 206) 753 413 (n. 194)
554 Montpellier, Bibliothèque interuniversitaire 137 141 308 412
LE VIRUS DE L’ERREUR
267 (n. 277) 295 (n. 410) 467 (n. 196) 418 (n. 206)
Munich, bayerische Staatsbibliothek CLM 3831 434 (n. 23) 6235424 6283 411 6309412-413 6321 418 (n. 206) 6330 280 (n. 335) 6407 190 (n. 62) 810735 9545 433 (n. 21) 14000 (codex aureus)209 14179 434 (n. 21) 14300 413 (n. 191, 194) 14325 413 (n. 194) 14410 277 (n. 323) 14487 418 (n. 206) 14581444 16128413 Münster, Staatsarchiv msc. VIII, 5208
124 (n. 134)
Novare, Biblioteca capitolare 14 413 (n. 194) Oxford, Bodleian Library Bodley 516 432 (n. 14) can. misc. 353 449 (n. 99) laud. misc. 92 451-452, 456, 505 (An. 7) 101 449 (n. 99) 106 448 (n. 92), 449 (n. 99), 450-452, 505 (An. 7), 516 (Pl. 8) 120 455 (n. 121) 124 452 (n. 113), 505 (An. 7) 126 451, 505 (An. 7) 139 451-452, 505 (An. 7), 517 (Pl. 9-10) 339 449 (n. 99) 580452
Paris, Bibliothèque de l’Arsenal 227 472-474, 498-499 (An. 2) 845 418 (n. 206) 8407 459 (151) –, Bibliothèque Mazarine 561
208 (n. 178)
–, Bibliothèque Nationale de France Colbert (Mélanges), t. 46 400 Duchesne 64 96-97 (n. 323) Grec 437 191 (n. 72) Latin 2 196 974 36 (n. 85) 1452 59 (n. 97) 1568 93 (n. 301) 1706 445 (n. 73) 1745 295 (n. 407) 1924 433 (n. 18) 1959 433 (n. 18) 2026 413 (n. 194) 2034 418 (n. 206) 2035 414-416, 418 (n. 206), 514 (Pl. 3) 2036 418 (n. 206) 2077397 2095 36 (n. 86) 2100 435 (n. 32) 2166 431 (n. 11) 2328 413 (n. 194) 2341398 2409 433 (n. 20) 2419 466 (n. 191) 2445 36 (n. 86), 77 (n. 203-204), 382, 399 (n. 138), 431 (n. 10) 2683 268 (n. 287) 2718439-440 2773 175, 320 2846344 2859 78 (n. 208), 82 (n. 231), 85 (n. 254), 188 (n. 52), 267, 466-467 286596 3226 444 (n. 66) 3877211 4632 471 (n. 217) 5360 222 (n. 44) 5715 293 (n. 400)
555
Index des manuscrits cités
6413 413 (n. 194) 6649 413 (n. 194) 7186 190 (n. 66) 7503461 7530 63-64 (n. 123) 7651 192 (n. 82) 7900A458 9903 48 (n. 26) 954436 10307 461 (n. 165) 10741 280 (n. 335) 10758 471 (n. 217) 11637 432 (n. 16) 12132395 12150 154 (n. 334) 12205 34 (n. 71), 439 (n. 49) 12210 34 (n. 71), 435 (n. 32) 12213 435 (n. 32) 12215 437-438, 518 (Pl. 13-14) 12218 395 (n. 121), 397-399, 515 (Pl. 5) 12234410 12247 436 (n. 37) 12292 78 (n. 208), 188 (n. 52), 267, 441 (n. 59), 469-470, 499 12302 76 (n. 199) 13351 266, 441 (n. 60) 13386 183 (n. 20), 440-441 13397 413 (n. 194) 13398 413 (n. 194) 13955399 14085 418 (n. 206) 14088 418 (n. 206) 14527 266 (n. 277) 15015409-410 15683 413 (n. 194) nouvelles acquisitions latines 340 280 (n. 335) 1235 64 (n. 125) 1459265-266 1982391 Reims, Bibliothèque municipale 70 91 (n. 288) 374 445 (n. 73) 377 476, 479 (n. 253) 385476
390476 393 35, 378, 472, 476-479, 509 (An. 10), 510 (An. 11), 519 (Pl. 16) Rouen, Bibliothèque municipale 26 416, 418, 425 Saint Gall, Stiftsbibliothek 17457 29 375 (n. 30), 418 (n. 206), 433 (n. 18) 48 196 (n. 96), 457-464, 517 (Pl. 11) 124 294 (n. 404) 146398 224 418 (n. 206) 228 413 (n. 194) 229 413 (n. 194) 550 232 (n. 106) 904 461 (n. 160) Saint-Omer, Bibliothèque municipale 706400 Saint-Paul-en-Carinthie, Stiftsbibliothek XXVd 86 461 (n. 164) Schaffhausen, Staatsarchiv min. 34
418 (n. 206)
Sélestat, Bibliothèque humaniste 14 (104)
471
Tours, Bibliothèque municipale 297398 Troyes, Bibliothèque municipale 1406 34 (n. 73) Utrecht, Universiteitsbibliotheek Bibl. I, 32 (psautier d’Utrecht)
204
Valenciennes, Bibliothèque municipale 60 36 (n. 85) 65 36 (n. 85) 66 36 (n. 85) 95 36 (n. 85) 100 36 (n. 85)
556
LE VIRUS DE L’ERREUR
167 410-411, 436 (n. 34) 293252 498 36 (n. 85) 545 36 (n. 85) Vatican City (Rome), Bibliotheca Apostolica Vaticana Arch. di S. Pietro, D 182 395 pal. lat. 200 432 (n. 17), 434 (n. 23) 220 280 (n. 337) 236 432 (n. 18) reg. lat. 91 77 (n. 204), 188 (n. 51), 268, 357 191 346, 350, 472 214 280 (n. 335) 240 78 (n. 208), 188 (n. 52), 267 255 413 (n. 194) 267410 421 471 (n. 221) 1625 461 (n. 165) 1823 413 (n. 194) 2078 211 (n. 199) vat. lat. 3852 468 (n. 200) 4493463 4982 90 (n. 285) 7207201
Vérone, Biblioteca capitolare 32 418 (n. 206) 55 413 (n. 194) Vienne, Österreichische Nationalbibliothek latin 515 280 (n. 335) Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek 23.30 aug. 4° 418 (n. 206), 446-447, 515 (Pl. 6) 83.30 aug. 2° 142 (n. 268) Weissemburg 44 413 (n. 194) Weissemburg 91 280 (n. 334) Würzburg, Universitätsbibliothek, m. p. th. f° 37 452, 505-507 (An. 7) 49 455 (n. 126) 63 451, 452, 505-507 (An. 7) 74 454 (n. 122) m. p. th. 8° 4 448 Zürich, Zentralbibliothek Rh. hist. 27 ( liv. conf. Reich.) 54 (n. 62), 111 (n. 56)
INDEX DES NOMS PROPRES (À L’EXCEPTION DES AUTEURS POSTÉRIEURS À 1850)
Abarhilt 115, 122 Abbi/Alfrid 129 Adalbert 127 Adalhard de Corbie 124, 138, 139, 269, 309, 338 Adalhard (sénéchal) 200, 220, 222, 224, 228, 229, 233, 243 Adalhard de Saint-Bertin 217, 221, 227 (n. 70), 234-235, 237 Adalhelm 122 Adam 25, 26, 54, 84, 347, 407, 442-447, 473 Adelold 261-262 Adeodatus 155 Aethicus Ister 55 (n. 68) Agius d’Orléans 223 Agobard de Lyon 36, 128, 133 (n. 218), 200, 202, 258, 260, 264, 269, 270, 273, 289, 308, 310, 342, 372, 386, 387, 492 (n. 9) Alcuin 37, 43, 74 (n. 185), 88, 90 (n. 283), 127, 164, 179 (n. 3), 189-190, 201-202, 205, 235, 277-278, 307, 309, 314, 329, 380, 381, 390, 394-395, 465 Aldebert 20, 22, 490 Alexandre, Noël 28 Almanne d’Hautvillers 45 (n. 9), 212 Altburg 142 (n. 272) Altfrid (d’Hildesheim) 130-131, 142 (n. 272) Altmar 221 (n. 34) Alypius 468 (n. 200) Amalaire 21, 39 (n. 99), 50, 69 (n. 155), 70, 85, 101, 166, 189, 270, 289 (n. 381), 298, 310, 372, 490 Amalperaht 115-116 Amalung 126, 131 (n. 196) Amaury de Tours 223 Ambroise de Milan 65 (n. 134), 66, 388, 467, 474, 479, 499 (n. 13)
Amolon de Lyon 58-59, 67, 77 (n. 207), 78-81, 83, 97 (n. 323), 144 (n. 278), 167, 172, 173, 185, 188 (n. 49), 227 (n. 72), 267, 268 (n. 288), 282 (n. 348), 324, 327, 419, 467, 468 Anastase le Bibliothécaire 55, 192, 195, 198 Angilperht 125 Anschaire 48 (n. 27), 65, 141-142, 322 Angelberge 53 (n. 55), 458 Angilbert de Milan 53 (n. 54, 56), 458 Ansa (sœur de Pacifico) 54 (n. 60) Arius 202 Arn de Salzburg 111, 278, 413 (n. 191) Arsène 95 Audrad 223 Augustin (et pseudo-A.) 19-27, 29-31, 3438, 53, 60-62, 64, 69-74, 82, 90, 145, 150-152, 156 (n. 345), 170 (n. 430), 186 (n. 42), 187, 188, 193, 205, 207, 250, 266, 267, 277, 280-281, 287, 292, 295298, 311, 312, 315, 317, 319, 329, 330, 332, 339, 344, 352, 353, 356, 360, 373-384, 387-425, 432-441, 445-446, 448, 450 (n. 108), 451, 453, 456 (n. 132), 145 (n. 142), 460 (n. 154), 464 (n. 182), 466-479, 488, 495-496 (An. 1), 498 (An. 2), 501 (An. 4), 505-507 (An. 6-7) Aurélien de Réomé 105 (n. 17) Baddo 109 Badurad de Paderborn 129, 158, 449 Balthild 111 Banzleib 127 Bardo 109, 119 (n. 98), 129, 131 Bartholomäus de Narbonne 269 Basnage, Jacques 28, 89 (n. 279) Baugulf de Fulda 110, 112 (n. 66), 129 Bavon d’Orbais 48 (n. 27), 173-174, 207
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LE VIRUS DE L’ERREUR
Bède le Vénérable 34, 88, 90, 227, 235, 268, 329, 451, 452, 455 (n. 126), 456 (n. 132), 464 (n. 182), 505-507 (An. 7) Benoît d’Aniane 36, 117 (n. 89), 190, 308, 329 Benoît Lévite 260, 269-270 Bern 43-45, 47 (n. 23), 101-132, 137, 148 Bernard d’Italie 54, 443 Bernard (autres) 54 (n. 17), 105, 123-126, 137, 157, 314, 476 (n. 241) Berndag 108-109, 126 (n. 153), 142 Bernher 109 Bernheri 108-109 Bernold de Strasbourg 105-106, 126, 129, 134, 142 Bernric 108, 126 Berowelf de Würzburg 449 Berthe 230, 455 Bilihilde 121-122 Boèce 186, 421, 422 Bodo Éléazar 289, 296 Bolland, Jean 400-402 Boniface 20, 117, 119, 120, 258, 266, 273, 279, 430, 448, 449, 473 (n. 191) Boris de Bulgarie 56 Borna 161 (n. 371) Bouquet, Martin 401 Brunicho 222 Bryenius 56 (n. 76) Bunico 108 Burchard de Chartres 223 Burchard de Würzburg 449 Candidus Brun 60, 308, 432 Candidus Wizo 190 Carloman 207, 209 Cassiodore 150 (n. 317), 266, 314, 430 Cathasach 461 Cellot, Louis 28-30, 33, 58 (n. 91) Charlemagne 21, 43, 104, 105, 110, 113, 121, 127, 129, 132, 133, 135, 138, 142, 161, 164, 179, 189-190, 194, 199-202, 205, 213, 219-220, 258, 279, 390, 395, 429, 455, 465 Charles le Chauve 17, 19, 35, 39 (n. 99), 41, 50, 52 (n. 44), 58, 65, 69 (n. 157), 70-71,
74-76, 83-85, 86, 88, 89, 92, 95-96, 105 (n. 17), 134 (n. 222), 149 (n. 314), 152 (n. 327), 153 (n. 330), 163-173, 179-214, 217-257, 259, 261, 271 (n. 298), 273, 283284, 289, 293, 297, 312, 344, 352-355, 369, 380, 391, 400, 426, 432, 439, 447, 460-464, 469, 472 (n. 223), 487-488 Charles le Gros 142, 176 Charles Martel 121, 124, 258 Charles de Provence 88, 194, 218, 241243, 257 Chirius Fortunatianus 456 (n. 132) de Choisy, François-Timoléon 28 Cholens 112 Christina 123-124 Chrothais 121 Claude de Turin 21, 36, 202, 298, 310 Clemens 20, 22 Clodianus 456 (n. 132) Cobbo 131 (n. 196), 142 Conrad 229, 293 (n. 400) Constantin 202, 369 Constantin Porphyrogénète 56, 162 Coustant, Pierre 388-390, 394-395 Crépin 464 (n. 182) Crépinien 464 (n. 182) Cyprien 388, 455 Cyrille 389, 465 David 125 Denis 471 (n. 221) Dhuoda 157, 296-298 Diderot, Denis 23 Dodo de Novare 458 Donat de Cathage 387-388, 390-391 Donat (autres) 221, 429 Dulcitius 405, 429 Dunchad 50-51 Ebbon 160 Ebbon de Reims 45 (n 9), 47 (n. 23), 4849, 51 (n. 38), 83-84, 95, 101, 140-154, 157, 158, 162, 166, 168, 169, 172, 174177, 180-181, 205, 207, 216, 225, 239, 269, 271 (n. 298), 322, 346 (n. 199), 468, 486 Ebbon de Grenoble 32, 78, 79 (n. 214), 86, 88, 90, 92, 188, 229 (n. 89),
INDEX DES NOMS PROPRES
245-257, 334 (n. 145), 351, 354, 386387, 393-394 Ebroin de Poitiers 209, 219, 222, 283 Ediram 123 Eggihilde 124, 126 Eggiolt 116, 120 Egilmar 159 (n. 358) Egilolf (Agilulf ) 125 Egilon de Sens 95-96, 341, 348 (n. 178), 400, 468-469 Eginhard 125, 127 (n. 165), 133 Emhilt 124-127, 131, 222 Énée de Paris 205-207 Engeltrude 220 Engilperaht/Engilbert 116, 123 Enno 126 Ekbert 121, 139, 142 (n. 272) Elie 269 Elipand 201 Éloi (saint) 279 Elpfolf 125 (n. 146) Engelbert d’Erbè 160 Erchambert 111, 129, 230 Erchangar 231 Erchanrad 84 206, 227 (n. 72), 239 (n. 146) Erdag 108 Éric de Frioul 20, 287 Éric (autres) 112, 126 Erispoë 237 Ermenfrid de Beauvais 167, 172, 174, 238 Ermenrich d’Ellwangen 45, 453-456 Ermentrude 172 (n. 442), 191, 198, 213215, 220-223, 273, 488 Erpoin de Senlis 167 Étienne 389 Étienne V (pape) 159 (n. 358) Étienne d’Auvergne 93 (n. 298) Eudes d’Orléans 220-221 Eudes de Troyes 217, 221, 227 (n. 70), 271 Eucharius 471 (n. 221) Eugène II (pape) 234 Eugippe 429 Eusèbe de Césarée 304 Évode 292
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Évrard de Frioul 17, 35, 51, 55, 74, 101, 137, 146, 150, 153-154, 159-163, 176, 221, 234, 293 (n. 400), 297-298, 317, 321, 365, 464-465, 491 Fastrade 455 Fauste de Riez 91 (n. 288), 408, 431 Felix 101, 201, 308, 310, 381, 390, 391, 394, 395, 403 Fergil (Virgile) de Salzburg 111, 413 (n. 191) Fergus 458, 461 Finnold 113 Fleury, Claude 28 Florus de Lyon 19, 21, 30, 32, 34 (n. 73), 37-40, 58, 69, 70, 73 (n. 179), 76-86, 90 (n. 285), 92, 93 (n. 296), 144 (n. 278), 166, 173, 185, 187-190, 193, 194, 200, 211-213, 229, 242, 247, 249 (n. 195), 252-253, 264-268, 270-274, 282 (n. 348), 285-288, 297, 305, 310, 311-314, 324, 331, 334, 342, 349, 358366, 371, 373-374, 376, 379, 384, 393, 403, 406, 420, 426, 429, 433-435, 441, 442, 451, 452, 462, 466-469, 472 (n. 222), 475, 479-480, 482, 487, 489 (n. 2), 506-507 Folcoin de Thérouanne 167 Folcric de Troyes 94, 204, 400 Formose 166 Frédégise 190, 201 Fridubern 108 Frodobert 261 Frothaire de Bordeaux 94 Frumolt 124 Fruochanger 115 Fulbert 212 Fulcrat 112 (n. 67) Fulgence 20, 65, 88, 151, 152, 176, 209, 278 (n. 327), 355, 383, 408-410, 429, 451, 452, 458, 471, 486, 505-506 (An. 7), 508-509 (An. 9) Fulrad de Saint-Denis 449 Gauzbert 141, 217 Geboin d’Osnabrück 129, 159 (n. 348) Gédéon 140
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LE VIRUS DE L’ERREUR
Gélase 431 Gennade 53 (n. 53), 91 (n. 288), 359, 431, 495 Gérard : voir Girard Gerberaht 115 Gerfrid de Münster 129, 130, 132 Germon, Barthélémy 389, 394-396, 426 Gernobrius de Tours 167 Gerold 110, 220, 222 Gfrörer, August Friedrich 31, 32, 38, 215, 271 Girard de Vienne 222, 243 Gisèle (ép. d’Unwan) 121-126 Gisèle (ép. d’Évrard) 159 Gislemar de Corbie 39 (n. 99), 48, 65, 72, 73, 87, 141, 146, 162, 176, 322, 325, 496 (An. 1) Goibert 234 Gottschalk d’Orbais 17-22, 28-41, 43-83, 87, 90 (n. 284), 92-97, 101-177, 182, 186, 188, 203-212, 216 (n. 6), 222, 225, 234-236, 239, 244, 248-252, 257, 262, 264, 266, 271-272, 274-275, 283, 292, 296-298, 304-308, 311, 313, 319, 321330-337, 340-341, 345, 348-349, 352, 354-358, 363-366, 372, 379, 382-384, 390-396, 399-403, 411-412, 419-420, 423-424, 432, 434-439, 443-444, 447-448, 451, 454-460, 464-465, 467-469, 473-475, 479-480, 485492, 494 (An. 1), 496 (n. 3), 509 (An. 9). Gottschalk (filleul de G. d’O.) 56, 160, 162, 323 Gottschalk (autre) 132 Gozbald de Würzburg 448-456, 489 Grauso 160 Grégoire Ier 34, 72, 235, 261 (n. 253), 283, 296, 315-318, 319, 336, 412, 434 (n. 22), 436, 459 (n. 153), 469 Grégoire de Nazianze 200, 445 Grégoire de Nysse 191 Grimald de Saint-Gall 45, 53 (n. 55), 230233, 453-457 Gudalibo 160 Guillaume de Blois-Châteaudun 220-221
Guntbert d’Hautvillers 95-96, 160, 234, 325, 340-341, 366, 486 Gunthar de Cologne 94 (n. 306), 210, 342 (n. 186), 350, 459 Gunthram 113 Haddo 108-109 Hadoin 139 Hadrien Ier (pape) 20, 147, 269 Hadrien II (pape) 196 Haganon 458-460 Halduin de Hautvillers 60, 145 (n. 287), 167, 173-174, 206-207 Hariolf de Langres 455 Hartwic de Besançon 94 (n. 306) Harud de Verden 129 Hathumar de Paderborn 449 Hathumod 131 Hatto 46-47, 57, 126-128, 132-134, 137, 230 Haymon d’Auxerre 229, 307, 320, 433, 465, 470 Héden II 113, 127 Heilwig 152 (n. 327) Heimo 113 Heiric d’Auxerre 196, 209, 227, 229 (n. 91), 307, 464, 469 (n. 209) Hélisachar 36 Helmtag 44, 106-108, 117-119, 131-132 Herard de Tours 217-218 Herewart 112 (n. 67) Héribald d’Auxerre 67 (n. 146), 78-79, 86, 229-230, 241, 253, 258 (n. 234), 264, 393 Hermann 119 (n. 98) Hessi 121-123 Hilaire de Poitiers 383, 390, 394-395, 403, 481 Hilaire (autres) 377, 478 Hildegaire de Meaux 39 (n. 99), 64, 172 Hildegarde 110, 220, 230 Hildemar de Corbie 43, 119, 309, 339, 443-445 Hildigrim 130, 142 Hilduin de Saint-Denis 133-136, 158, 191, 271 (n. 299) Hilduin (autres) 94 (n. 304), 194, 209, 234
INDEX DES NOMS PROPRES
Hiltrih 115 Himiltrude 141 Hincmar de Reims 17-19, 21-22, 28-41, 48 (n. 26), 49 (n. 33), 50-51, 57-97, 100, 133, 140, 142, 144, 146 (n. 291), 147, 150-153, 163-174, 180-191, 194, 202-205, 206 (n. 167), 209-214, 215-230, 235-264, 268, 271-284, 287288, 290-298, 308, 309, 312-67, 371, 372-403, 406, 407, 412, 419, 420, 422-427, 429, 431, 433, 437, 439, 445, 446, 447, 448 (n. 91), 451 (n. 112), 452, 458-463, 466 (n. 194), 468-469, 471-483, 485-492, 496 (An. 1, n. 2-3), 508-512 (An. 9-11) Hincmar de Laon 93 (n. 301), 96, 204, 217 Honorat 377 (n. 35), 458 Horace 456 (n. 132), 463 Hruadmunt 115 (n. 83) Hruadun 115, 121-122 Hruodperaht 115 Hruothilde 121-122 Hucbald 194, 398 Hugues 228, 229 Humbert de Würzburg 20, 314, 421, 448-455 Hunfrid de Thérouanne 234 Huntolf 125 (n. 146) Ida (épouse d’Ekbert) 121, 139 Immo de Noyon 166, 174 Irénée 369 (n. 1), 389 Irmengart 112 Irminperaht 115 Isaac de Langres 167, 173, 174, 209-214 Isidore de Séville 88, 147, 150 (n. 317), 296 Isidore Mercator (pseudo-) 170 (n. 424), 269-271 Iso 457 Jacobus 463 Jansénius 29 Jean VIII (pape) 197 Jean Cassien 20, 495 (An. 1) Jean d’Arezzo 192 Jean de Ravenne 54
561
Jean Scot Erigène 21, 22, 32 (n. 63), 35, 37 (n. 96), 57, 70-71, 73, 74-78, 82-86, 88, 168, 173, 174, 183-200, 205-214, 215, 220, 221, 224-226, 229, 235, 245, 247, 255-257, 260, 264-267, 273, 275, 284288, 291-298, 311-315, 355-360, 364, 372, 379, 382, 406, 412, 420, 422, 426, 429, 432, 434, 439-442, 458-464, 468, 472 (n. 222), 487-488 Jessé d’Amiens 158, 269 Jonas d’Autun 32 (n. 59), 61, 63, 172, 203-206, 209 Jonas d’Orléans 32 (n. 59), 202, 293 (n. 396), 296-297 Jovinien 381 Judith 53, 152, 184 (n. 26), 230, 237, 239 Julien d’Éclane 26, 319 Kerhoh 800 Laud, William 450 Laurent 405 Lebeuf, Jean 401 Leidrade de Lyon 309 Leoba 119-120 Leodegar 53 (n. 54, 56) Léon I 266, 338 (n. 170), 467 Léon IV 77 (n. 202), 170, 271 Leudemar 140 Liba/Libun 112-127, 137, 160 Liudevit 161 Liudger 128-132, 142 Liudo 95, 209-214 Liudolf 130-132, 139 (n. 244) Liutbirga 122 Liutbraht 122 (n. 124) Liutheri 116 Liutward de Verceil 176, 457 Lothaire Ier 53, 74, 85-87, 152-153, 154, 158161, 176, 184 (n. 26), 188, 194, 228, 231, 243, 248 (n. 189) Lothaire II 88, 94, 194, 218, 233, 242, 244, 488 Louis le Pieux 21, 46, 50, 52, 105, 107, 108, 120 (n. 120), 125 (n. 151), 127, 129, 132-136, 138 (n. 238), 141, 147 (n. 300), 153, 157-159, 161 (n. 370), 162, 180, 184 (n. 26), 191, 200, 202, 209, 213, 220,
562
LE VIRUS DE L’ERREUR
222 (n. 44), 231-232, 258, 269, 270, 289 (n. 381), 386, 439, 454 (n. 122), 465, 485 Louis le Germanique 52 (n. 44), 56, 88, 107, 121, 131 (n. 202), 142, 184 (n. 26), 202, 217-227, 230-233, 237-238, 242244, 248, 251, 447, 449, 453-455, 488 Louis II d’Italie 53 (n. 55), 231, 242, 458 Louis le Bègue 237 Louis de Saint-Denis 228, 283 Loup de Châlons-en-Champagne 48, 51, 67, 101, 140, 143-144, 151, 167, 170-172, 174, 176 Loup de Chieti 51 (n. 41) Loup de Ferrières 19, 21, 29, 32, 33, 37 (n. 96), 39, 45, 55, 61-64, 69-71, 84, 90, 97, 146, 168, 172, 175, 184, 202-206, 208 (n. 179), 212-230, 235, 241, 247, 251-252, 257, 264, 268, 271 (n. 298), 275 (n. 314), 283, 290-299, 307, 312-313, 321 (n. 87), 322, 346, 349, 358-361, 364-366, 380, 384, 420, 424-425, 429, 432, 441 (n. 59), 450 (n. 108), 452, 460 (n. 154), 462, 466, 469, 472-475, 480, 488, 489 Lucain 151 Lucien 381 Lycurgue 149-150 Mabillon, Jean 28, 30, 40, 45 (n. 9), 51 (n. 43), 52 (n. 46), 54 (n. 65), 66 (n. 144), 467 (n. 197) Macaire 318-319, 387-394, 403 Macedonius 381 Machelm 222 Maginard 53 (n. 54) Maginher 112 Mainhard 124, 129 Mannon 209-213, 464, 468 Marc 457-464 Marcus de Murbach 233 Marcward de Prüm 61 (n. 107), 228 Martin (missionnaire) 56, 162 Martin (de Laon) 62, 194, 199, 212, 461 Martianus Capella 51 (n. 38), 74, 190 (n. 66), 194-195, 211, 284, 286, 293, 458, 460
Matcaud 61, 63, 203 Maternianus 141 Matfrid 200, 202 Mauguin, Gilbert 28-30, 45 (n. 9), 76 (n. 200), 87 (n. 271), 180, 382 (n. 58), 401, 496 (n. 3) Mauricho 222 Memmius 471 (n. 221) Menocchio 404 Mettiho 115 Michel II le Bègue 191 Michel (autre) 162 (n. 377) Migetius 20 Milon 194 Modoin d’Autun 231, 270, 458 Moengal/Marcellus 457-459, 464 Nebridius de Narbonne 309 Nestorius 381, 387-394, 403 Nicolas Ier 19, 58, 76, 85, 94-97, 144, 167, 171, 182, 183, 189, 207 (n. 173), 209210, 234, 244, 252 (n. 212), 271, 321, 326, 333, 335 (n. 151), 348, 382, 400, 402, 468, 473, 474 Nicolas de Cues 303 Nithard 113, 124, 126, 129, 220 (n. 30), 222 (n. 43), 243 (n. 162) Nivard de Reims 140 Noting de Vérone 35, 51-5-54, 57, 74, 79, 159, 321, 323, 383, 419 (n. 209), 426, 435 (n. 30), 454, 485 Oda de Gandersheim 123, 131 Odacher/Otakar (cf. Otgar) 127, 132-134 Odelhaire 172 (n. 442) Odilon de Bavière 222 Odon de Beauvais 94, 318 Odulf 228 Origène 208, 389, 444 Osdag 108, 131 (n. 195) Otgar de Mayence 43 (n. 2), 46, 126-127, 132-136, 269 Ovide 456, n. 132 Pacifico de Vérone 53-54, 190 (n. 62), 321, 342, 429, 433 (n. 18), 443-447, 480, 489 Pardoul de Laon 36, 39 (n. 99), 65 (n. 134), 69, 70, 73, 74, 77 (n. 207),
INDEX DES NOMS PROPRES
79, 80, 83, 167, 169 (n. 414), 172-174, 183-185, 202, 212-214, 215, 219-227, 235-236, 237, 251, 254, 256, 273, 313, 335, 348, 355, 357, 359, 360, 373, 374, 402 (n. 150), 406, 412 (n. 184), 420, 460, 461, 468, 487, 488 Pascal Ier 141 Paschase Radbert 66, 76, 138, 154-156, 167, 173-174, 251, 259, 269, 271, 294, 295, 298 Paul Alvare 289 Paulin d’Aquilée 20, 88, 281 (n. 344), 287, 380, 381 Paulin de Nole 468 (n. 200) Pélage 25, 72 (n. 168), 466-468 Pépin le Bref 20, 135, 258, 413 (n. 191), 449 Pépin I&II d’Aquitaine 237, 293-297 Perahthilt 115 Perahtleib 116, 120, 123, 127 Pierre de Brescia 458 (n. 148) Pierre d’Arezzo 391 Pierre Lombard 405 Pirmin (pseudo-) 279 Pomponius Porphyrius 463 Poppo/Bovo de Corvey 130, 139-140 Porphyre 458 Priscien 191, 456 (n. 132), 458, 464 (n. 182) Prosper d’Aquitaine 34, 35, 60, 72, 84, 181, 209, 352 (n. 228), 354, 372 (n. 13), 377, 385, 386, 408, 433 (n. 18), 448, 453, 466 (n. 194), 478, 509 (An. 9) Prudence de Troyes 19, 21, 28, 29, 32-39, 52 (n. 48), 58-60, 67, 69, 71, 76 (n. 197), 77, 83-87, 92, 94, 96, 97 (n. 323), 148, 151, 16169, 180-183, 187-188, 193, 195, 205-206, 213, 215, 216, 219, 220, 224-241, 243, 247-257, 260-274, 282 (n. 347), 285, 288, 293, 313, 314, 325, 332, 346 (n. 199), 348-349, 355, 357-358, 359, 364, 371-373, 380, 382, 399-402, 406, 409, 411, 412 (n. 184), 420, 423, 426, 429, 431, 434, 436, 441, 442, 443, 451, 452, 460 (n. 154), 462, 466, 471, 472, 475, 478, 480, 482, 487, 488, 506-507
563
Quodvultdeus de Carthage 345, 391, 394399, 407, 503 (An. 6) Raban Maur 17, 20, 29, 33-36, 43-48, 50-53, 55, 57-60, 63-66, 68-70, 72-74, 79-80, 97, 106, 117, 128-137, 138, 152, 158, 163, 171, 175, 176, 184, 195, 202, 216 (n. 6), 222, 234, 247, 256 (n. 232), 274-275, 281 (n. 342), 282 (n. 348), 287-289, 293, 297-298, 307-308, 310, 314, 317-321, 323-325, 329, 331, 340, 360, 382, 383, 407, 411-412, 419, 421, 432, 435, 444, 445, 447-450, 452455, 459, 460 (n. 154), 468, 485, 487, 506 (An. 7) Raban (autres) 222, 234 Racher 112 Radbod 194, 210, 212-213 Ragenar d’Amiens 167, 172, 174, 222 Ragimbold 461 Raginfried 403 Raoul de Bourges 65 (n. 137), 93, 473-474 Ratger de Fulda 44, 106 (n. 23), 113-116, 128, 135 Ratold de Vérone 52-54 Ratperaht 115 Ratramne de Corbie 19, 29, 30-34, 37 (n. 96), 39, 48, 60-66, 69 (n. 155), 70, 73, 84, 86, 92, 146, 172, 175, 176, 184, 194, 200, 202, 203, 213, 214, 219-220, 225, 227, 235, 247-251, 257, 266, 298, 318-319, 325, 332, 338, 354-355, 357, 358, 364, 380, 381, 383, 391-396, 399, 403, 406, 410 (n. 175), 411, 420, 423, 429, 435 (n. 32), 439, 441, 443, 446, 450 (n. 108), 451, 458, 461-464, 472, 479480, 482, 488, 506-507 Ratswinde 111 Reccho 233 Reginbert/Reginbraht 111, 122 Reginfrid 120, 122 Reginhild 123 Rémi de Lyon 32, 38, 89, 91-92, 165, 188, 244-245 Réole de Reims 140 Retun 122 Rhuoding 228
564
LE VIRUS DE L’ERREUR
Ricbern 126 Ricburg 131 Ricdag (Ratech, Raeddeg, Reddag) 104109, 116, 119, 125, 126, 128-132, 137, 139, 142, 157-159, 175 Ricfrid 131 Richard 120 (n. 103), 121-122 Richeit 130-131 Richolf 120 (n. 103), 121 Rigbold 48, 51, 58, 144, 167, 169-170, 172, 174, 176 Rihperaht 115, 118, 122 Rihwart 122 Robert le Fort 213-214, 217, 220-222, 234, 240, 243 (n. 164, 165) Robert Portecarquois 221 Rocco 127 Rodingus 194 Rodoald 58, 167 Rodolphe 119, 135, 237, 239 Rothade de Soissons 48, 51, 58, 66, 93-95, , 101, 143-144, 165, 170-176, 209-210, 218, 244, 251, 261-262, 271-272, 324325, 338, 392 (n. 112), 455 Rufin 433 (n. 18), 445, 448 Sabinien 471 (n. 221) Salomon 196, 230, 235-237, 253 (n. 217), 318, 457, 472 Sandarat 116 Sébastien (saint) 455, 464 (n. 182) Sedulius Scottus 21, 55, 250, 456-465 Servius 456 (n. 132), 461, 507 (An. 8) Sichelm 36, 94 (n. 303), 399 (n. 138), 433 (n. 18) Sigimar 233 Sindperaht 115 Sinice 141, 471 (n. 221) Sirmond, Jacques 28, 61, 88 (n. 272), 89 (n. 281), 90 (n. 284), 91 (n. 286), 96 (n. 323), 388 Sixte 141, 434 (n. 27), 471 (n. 221) Smaragde de Saint-Mihiel 36, 117, 119 Snaring 135 Socratès 389 Sturm 130, 136 Suolista 116
Swidbot 116 Tassilon de Bavière 125, 222, 258 (n. 234) Teutbold de Langres 67 (n. 146), 85 (n. 252), 167-169, 174, 268 (n. 288) Teutgaud de Trèves 94 (n. 306) Theodger 108-109 Théodore 166 Théodrade 123, 454 (n. 125), 455-456 Théodulf d’Orléans 36, 201 Theutberge 94, 233, 242, 244, 488 Theuthilde 233 Thiadgrim d’Halberstadt 129, 130, 132 Thierry de Cambrai 167, 174, 204 Thiotbirc 111 Trithemius, Johannes 28 Trpimir 56, 139, 161-162 Unwan 121-123, 125-126 Ussher, James 28 Valentin d’Hadrumète 27 Végèce 55 (n. 68), 464 Victor de Capoue 429 Virgile de Salzburg : voir Fergil Virgile 148 (n. 305), 151, 231, 317, 456 (n. 132), 458, 461 Vitale 54, 342, 443-446 Wala 123-124, 133 (n. 218), 138, 139, 154159, 176, 259, 269, 294-295 Walahfrid Strabon 45, 51, 52, 61, 101, 105, 106, 126, 134, 143, 145, 148-152, 231232, 307, 321, 323, 334, 463 (n. 178), 464, 486 Waltbert 142 Warin 138-140, 142 (n. 272), 146, 152, 158, 175, 176 Wasahilt 115 Weizsäcker, Julius 31, 38, 288, 298 (n. 421) Welf 152 (n. 327), 217, 229, 237, 239, 293 (n. 400) Wenck, Woldemar 31, 38 Wendildag 108, 109, 142 Wenilon de Sens 71, 76, 77, 88, 167-169, 174, 187, 204, 215, 217-241, 243, 245, 251, 252, 254, 255, 257, 264, 271 (n. 298), 283, 355, 357, 466, 488, 489 Wenilon (autres) 167, 222, 232 Werinhart 122
INDEX DES NOMS PROPRES
Wettin 44, 45, 139 Wicbald 212 Widukind 107, 140 (n. 246) Willibrord 113, 314, 430 Williburg 122 (n. 124) Willicoma 115 Williric de Brême 129, 141
565
Winibert de Schüttern 190, 463 Witao de Cambrai 167 Wolfgar de Würzburg 129 (n. 178), 135 Wulfade de Bourges 95, 167, 173-174, 204, 207-209, 213, 214, 244, 271 (n. 298), 464, 468, 473 Zacharie (pape) 135, 449