Le concept de littérarité: Essai sur les possibilités théoriques d'une science de la littérature 9783111636641, 9783111254272


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French Pages 119 [128] Year 1974

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Table of contents :
Introduction: La littérarité – projet
PREMIÈRE SECTION: CONSTRUCTION DU CONCEPT
I. Préliminaire: Épistémologie de la lecture
II. La Iittérarité
DEUXlÈME SECTION: EXTENSION DU CONCEPT
III. Préliminaire: Le problème historique
IV. L’Archéologie
V. L’Histoire
Conclusion
Bibliographie
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Le concept de littérarité: Essai sur les possibilités théoriques d'une science de la littérature
 9783111636641, 9783111254272

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DE PROPRIETATIBUS

LITTERARUM

edenda curat C. H. VAN SCHOONEVELD Indiana University

Series Minor, 23

LE CONCEPT DE LITTfiRARITß Essai sur les possibilites theoriques d'une science de la litterature

par

MIRCEA MARGHESCOU Chicago

University

1974

MOUTON THE HAGUE · PARIS

© Copyright 1974 in the Netherlands Mouton & Co. Ν.V., Publishers, The Hague No part of this book may be translated or reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or any other means, without written permission from the publishers

Printed in Belgium by NIC1, Ghent.

A Gabriel Marcel, toujours present, qui le protegea A mes parents, qui I'ont toujours espere, A ma tres chere Monique, qui le veilla, ce travail est didie. Paris, le ler decembre 1973 Mircea

— Maitre, je vois le cheval, mais je ne vois pas la caballeite. — Parce que tu as des yeux pour voir le cheval, mais tu η"en as pas pour voir la caballeite. Platon

TABLE DES MATURES

Introduction: La littärarite - projet

1

PREMIERE SECTION: CONSTRUCTION DU CONCEPT

I. Pröliminaire: fipist£mologie de la lecture

11

II. La Iitt6rarit6

48

DEUXlfeME SECTION: EXTENSION DU CONCEPT

III. Pröliminaire: Le probldme historique

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IV. L'Archöologie

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V. L'Histoire

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Conclusion

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Bibliographie

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INTRODUCTION: LA LITTERARITE - PROJET

On parle beaucoup des "oeuvres litteraires", mais on ne parle pas du tout de "la litterature": le discours sur la pluralite des parties remplace encore ce qu'aurait dü etre le discours sur l'ensemble et se pare de son nom. Pour le sens commun, "la litterature", mot abstrait, n'a de signification qu'en renvoyant ä un riferent concret, visible et tangible - les livres - et ä un fait d'experience - la lecture. Cette habitude, qui marque une certaine absence de röflexion, est passöe teile quelle dans le discours mi tali ttör aire ä ambition scientifique ou qui se veut tel. L'homme de lettres (theoricien, critique, historien) lui aussi, meme s'il dit toujours "littörature", pensera nöanmoins "oeuvres". Les tendances divergentes et meme antagonistes des etudes litteraires contemporaines, aussi bien que classiques, gardent en commun l'int6ret exclusif pour l'övenement immediat qu'est l'ceuvre: qu'on veuille I'eclairer en fonction d'une conjoncture sociale ou ä partir d'un moi psychologique, ou qu'inversement on se plaise ä regarder ce moi et cette conjoncture dans la lumiere de l'oeuvre, que 1'on se contente de döcrire simplement sa structure ou qu'on essaie d'intigrer cette structure dans un reseau de parentis formelles, qu'on parte de l'ceuvre, qu'on aboutisse ä l'oeuvre ou qu'on se concentre sur sa prösence immediate, sans la quitter; l'oeuvre, le livre, le texte restent le seul objet d'dtude et point de convergence des efforts analytiques. En effet, toute notre mötalitterature n'est qu'une suite de "lectures", lectures "profildes", il est vrai, par divers systemes de pensee, extralitte-

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INTRODUCTION: LA LITT£RARIT6 — PROJET

raires ou intralittöraires, mais n'6tant en r6alit6 que l'image totale et indifferenci6e d'une ceuvre, d'un moi, et d'un moment, la description entierement subjective d'une expdrience unique. Ces lectures ne pourront pas reviler l'oeuvre dans une parfaite transparence objective, mais seront rendues opaques par l'intervention de la subjectivite et de la contingence, et, quoique intentionnellement explicatives, seront ä leur tour ä expliquer. Dans la trace du sens commun, la pratique discursive scientifique traite "la literature" seulement comme une pluralitö d'ceuvres isolees, r6vel6es dans une pluralitö d'exp6riences isolies et qui, en retour, ne peut disigner ces ceuvres et ces expöriences qu'en tant que pluralite. Cependant le langage - döpositaire souvent de v6rit6s dont les sources restent obscures - riunit cette pluralite d'evinements distincts sous un seul et meme nom et les designe ainsi comme formant un tout. En se conformant ä cette suggestion, on pourrait s'intiresser ä ce tout precisiment en tant que tout, et concevoir - ou, si l'on veut, imaginer - "la litterature" comme un mode d'expression specifique, un discours, distinct ä la fois de ses manifestations concretes, des performances discursives qu'elle engendre, done des ceuvres, aussi bien que des autres discours qui se manifestent sur l'echiquier d'une culture. La litterature serait ainsi un phenomene indipendant et en tant que tel pourrait faire l'objet d'une nouvelle 6tude. Aussi bizarre que cela puisse paraitre, pareille 6tude, qui serait vdritablement l'itude th6orique de "la litterature" transcendant et rendant possible l'6tude expörimentale des ceuvres, n'a jamais et6 realis6e concretement, meme si, surtout ces derniers temps, on en a ressenti le besoin. Pour etre vraiment en etat de Ie faire, il faudrait au prealable justifier thioriquement l'existence de l'ensemble en tant que tel en d6couvrant et en mettant en valeur son critere fondateur, ä savoir: ce par quoi un message linguistique quelconque est reconnu comme etant litteraire, le caractere essentiel et specifique qui appartient aux ceuvres litteraires et ä elles seules et en vertu duquel ces ceuvres-ci pröcisöment sont

INTRODUCTION: LA LITT6RARITE —

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PROJET

reunies sous une meme etiquette, ä l'exclusion de tous les autres textes et de toutes les autres performances verbales, bref en un mot "la litteraritö" de la litt6rature. Ce principe d'unitö et de distinction pourrait fonder th6oriquement la littirature comme ensemble specifique et deviendrait en lui-meme, dans sa structure et dans son ivolution, l'objet d'itude d'une science de la litterature. A u premier abord, sa recherche pourra paraitre extremement facile, car l'unite de l'ensemble elle-meme semble

indiscutable

et övidente. Ouvrons nianmoins une hypoth6tique "histoire de la littörature universelle" et demandons-nous, liberös des souvenirs scolaires et des evidences universitaires, selon quelle constance cette diversite d'ecrits a έίέ reunie. On a parte de beaute, de plaisir, de sentiment esthetique, communiques par l'intermediaire du langage; pourtant, on le voit bien, dans une teile histoire le genie voisine avec les plus midiocres artisans et la jouissance la plus aigue avec un mortel ennui. Se retrancherait-on alors derriere 1'intention esthetique? Mais combien de fois celui qui fit l'oeuvre n'itait aucunement le poete et ne tächait pas de plaire, celui qui l'ecoutait n'etait pas l'esthete et n'en attendait aucune jouissance: Pascal ne voulait que convertir, Ciceron

convaincre,

Hörodote

conserver,

Lucrece

instruire,

Madame de Sövignö jaser, Montaigne se montrer... On se presserait peut-etre d'affirmer que la litterature est un discours de l'imaginaire, un d6pot de la fiction, des desirs et des reves. Mais, la Guerre du Piloponese

ou la Conquete de Constantinople

rappor-

tent des 6venements reels, confirmes par l'etude historique la plus stricte; Guerre et paix hösite entre l'histoire et la 16gende, entre le r6el et la fiction; Le pere Goriot est une fiction, mais qui aurait pu etre; Γ Utopie est une fiction mais qu'on voulait un jour possible, la Metamorphose, fiction et impossible; pour ne pas parier des röcits mythiquesoü la proportion defiction et de realitd nous est inconnue. Essaierait-on peut-etre - comme on l'a d6clare et esp6re mais sans jamais l'essayer vraiment - de trouver une constante plus süre, une constante formelle au niveau du discours ? Que trouveraiton de commun dans cet amas de poetiques, de rhötoriques,

de

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INTRODUCTION: LA LITTERARITi — PROJET

grammaires narratives; dans ce foisonnement de genres - lyrique, epique, dramatique, dpistolaire - dans cet amalgame de proc6d£s et techniques - vers, prose, scansion, rime, rythme - dans cette broussaille de formes qui se suivent depuis l'lliade jusqu'aux formes contemporaines les plus indiffirenciees ? Que peut-il y avoir de commun entre Homere et Jacques Prevert, entre les Pensies de Pascal et le Η de Sollers ? Que font dans le meme sac les Oraisons funebres et la Somme athiologique, Le bourgeois gentilhomme et V Odyssee, Piaton et Madame de Sevigni? Du cöti des savants - universitaires classiques ou contemporains - on ne trouvera non plus aucun iclaircissement sur l'unitö de cette diversit6: pour eux, l'ensemble litteraire est assur6 par une longue tradition et l'intuition fait foi de cette tradition. Tout au plus, questionne sur ce point, l'homme de lettres se contenterait de renvoyer au philosophe et ä l'esthete qui, de l'extörieur, delimiteraient le terrain et la sp6cificit6 de la litterature. Ce sont les "formalistes" russes qui, les premiers, ont appele l'attention des metalittirateurs sur la sp6cificit6 du fait litteraire: en 1921, dans une 6tude sur la poesie russe moderne, le professeur Roman Jakobson, ä l'epoque un des membres les plus actifs du cercle formaliste, forgea le terme de "litterarite" (ou litteraturite - litteraturnost') et la designa comme objet d'etude. "L'objet de la science littdraire, ecrivait-il, η'est pas la litterature mais la Iitt6rarit6, c'est-ä-dire ce qui fait d'une oeuvre donnee une ceuvre litteraire". Depuis, dans le large sillon des formalistes, l'exigence d'ötudier la "litterarite" a ete periodiquement reprise par les chercheurs: eile se trouve encore dans l'ouvrage de synthese metalittiraire, ä ma connaissance le plus röcent (Todorov, Poitique [Paris, Seuil, mai 1973]). "Ce n'est pas l'oeuvre litt6raire elle-meme qui est l'objet de la podtique, 6crit M. Todorov. Cette science ne se preoccupe pas de la litterature reelle mais de la litterature possible, en d'autres termes de cette propri6t6 abstraite qui fait la singularite du fait litteraire: la Iitt6rarit0". (p. 20-21) Cependant si on veut savoir quel est le contenu precis que les travaux des formalistes et de leurs heritiers ont donn6 ä ce mot, on ne manquera pas de s'apercevoir que la litteraritö est d'abord pour

INTRODUCTION: LA LITT£RARIT£ — PROJET

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eux un principe de distinction qui permet de söparer l'6tude formelle de l'ceuvre des habitudes traditionnelles; celles-ci y voyaient "la transposition d'une autre s£rie: biographie de l'auteur, soci6t6 contemporaine, theories philosophiques et religieuses". De l'ceuvre, ces recherches montent inductivement pour ötablir des unitös formelles plus larges: des groupes d'oeuvres, des genres, des piriodes ... mais, sans arriver ä. une unite encore plus large. Ainsi construite, la "littiraritö" fonctionne seulement comme distinction, mais du point de vue de l'uniti, elle reste la "litt6raritö" de l'oeuvre, des oeuvres, des genres, mais n'arrive jamais ä 6tre "la litt6rarit£" de la littörature. Ainsi les travaux des formalistes et de leurs höritiers ne peuvent accorder au mot "litt£rarit£" qu'un Statut ambigu: d'une part ce mot instaure le projet d'une sp6cificit6 littöraire qui deviendrait l'objet d'6tude d'une science; d'autre part ce projet η'est pas realisi car cette specificitö η'est pas ddfinie mais plutot sous-entendue. En derniere instance le fondement premier de 1'ensemble littiraire et done de la Iitt0rarit6 reste pour les formalistes comme pour leurs pr£d6cesseurs universitaires un fondement entierement intuitif; cette intuition apparait comme une evidence incontestable qui η'a pas besoin d'etre thöoriquement expliquie. Si, pour cette lign6e de chercheurs, l'unitd de l'ensemble littiraire est une ividence, pour d'autres chercheurs, s6manticiens plutot que po6ticiens, e'est le contraire qui est 6vident. Pour ceux-ci, la tradition cesse d'etre une entrave ä la recherche pour devenir une impulsion dans la mesure oil ils s'acharnent ä la d6noncer comme hiritage et non comme νέπίέ et ä nous en s0parer. Iis trouvent un plaisir ä la fouiller et ä l'ausculter pour y denicher et mettre en question les fondements secrets de nos activites, la lögitimiti et la cohörence de nos champs de paroles; ils n'ont pas manqu6 de saisir les contradictions internes de l'ensemble littiraire et de conclure ä son inexistence en tant qu'ensemble: "pour la simiotique, la litt6rature n'existe pas", döclare Madame Julia Kristeva.2 2

Julia Kristeva, "La semiologie science critique et/ou critique de la science", Thiorie de l'ensemble (Paris, Seuil, 1970), 93.

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INTRODUCTION: LA LimERARITß — PROJET

Selon A. J. Greimas "la litterature comme discours autonome comportant en lui-meme ses propres lois et sa specificite intrinsäque est presque unanimement contestöe et le concept de littirarite qui voudrait la fonder est aisdment interpr£t6 comme une connotation socio-culturelle variable selon les temps et les espaces humains" (1971: 73). Le probleme de l'unitö litteraire suggerö une fois au niveau des faits litt6raires se pose de nouveau au niveau des faits metalittdraires. Si on garde le moindre respect pour le principe de noncontradiction, il est urgent et nicessaire pour l'etude de la littörature de confronter les deux theses en presence (la littirature existe, c'est une evidence; la litterature n'existe pas, c'est une evidence) et de decider, par l'analyse concrete, oü est la verite et oü est l'erreur. Voici done esquissee dejä la täche de ce travail: "la litterarite" η'est pas encore un concept sür, definitivement 61abore, car ni 1'experience de lecture ni les divers discours metalitteraires n'ont reussi ä etablir s'il y a un caractere propre au fait littöraire et en quoi il consiste; cependant, meme s'il ne renvoie pas ä un concept, le mot "litt6rarite" en presentant toujours le projet, suggere qu'il pourrait y avoir quand meme quelque chose de specifiquement litteraire qu'il faut decouvrir. C'est done ce projet, qui reste au fond le projet irrealise des formalistes, qu'il faut maintenant consciencieusement reprendre. L'enjeu de cette entreprise est beaucoup plus important qu'il ne parait au premier abord, le probleme de la specificite et de l'unite n'etant pas un probleme parmi d'autres mais un probleme avant les autres: la possibilite de toute metalitterature y est suspendue. Si, comme on pourrait le croire, la litterature n'est que l'etiquette attachee par migarde traditionnelle ä une multitude parfaitement heterogene, alors tout discours uniforme, toute science, toute specialisation organisee traitant ensemble des textes essentiellement distincts seraient abusifs. Si on demontre par contre que la litterature est un mode d'expression, un discours ayant sa propre spöcificite et sa dynamique interne, alors, non seulement on aura fond6 thioriquement l'ancienne science, mais - ce qui est plus important encore - on aura mis les bases d'une

INTRODUCTION: LA LITTERARIT£ —

PROJET

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nouvelle science qui prendrait comme objet cette sp6cificit6 ellememe: la "litt6rarit£", condition de possibiliti de toute oeuvre individuelle. D u Stade experimental, 6v6nementiel et descriptif oü il se trouve maintenant, le discours metalittdraire pourrait passer ä un Stade enfin explicatif, et ce ne serait pas lä le moindre progrös.

PREMIERE SECTION: CONSTRUCTION DU CONCEPT

I PRßLIMINAIRE: EPISTfiMOLOGIE DE LA LECTURE

1 L'existence de la literature est, tout d'abord, une existence simantique. L'ceuvre est ä nous et en nous seulement en tant qu'elle est "sens": si l'on veut distinguer dans la multitude denos expiriences s6mantiques la specificite du sens litt^raire - et rdpondre par cela meme ä la question de la "littörarite" - une thöorie ginörale de la signification sera pröalablement requise. Selon l'orthodoxie simantique contemporaine, la signification comporte deux entitis en prdsence; la premiere est de nature materielle - prononcee ou tracie, ecriture ou parole - le plan du signifiant; la deuxieme est de nature id6ale - une image mentale, un concept ou une co'mbinaison de concepts - le plan du signifiö. Entre ces deux plans, s'etablit un rapport qui fait que la prisence d'un signifiant appelle necessairement avec lui la pr6sence conjoin te d'un signifie: le rapport de signification. Ce rapport est consid6re - implicitement ou explicitement - comme 6tant univoque et immidiat: univoque, parce qu'un certain signifiant exige un seul et unique signifie qui lui appartient en exclusivite; immidiat, parce que rien d'autre n'intervient entre le signifiant et son signify, celui-lä etant non seulement la condition n6cessaire, mais aussi la condition süffisante de celui-ci. Le bon sens - ob6issant ä l'expörience quotidienne - confirmera cette theorie: chaque jour, et surtout dans la civilisation contemporaine, nous sommes confrontis ä des signes, ä des messages (livres, journaux, affiches,

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CONSTRUCTION DU CONCEPT

publicit6, etc.); pour en d6duire du sens, la comp6tence linguistique c'est-ä-dire la possibilite d'attacher son signifii ä un signifiant semble suffire. C'est bien simple, dira-t-on, on connait la langue, on lit, on comprend. D6sormais le "texte" ddcode linguistiquement peut devenir objet d'itude independant car il est cens6 receler du sens. Le sdmanticien se sentira tout naturellement une vocation de formaliste: le rapport immediat et univoque entre signifiant et signifii le laisse se concentrer exclusivement sur celui-la pour en diduire celui-ci. L'exploration de la forme est en meme temps une exploration du sens; le travail du semanticien se confond avec celui du linguiste. Aussi grandes que soient leurs divergences thdoriques, aussi diffirentes que soient leurs m6thodes d'analyse, les mitalitt6rateurs contemporains, aussi bien que classiques, ont en commun cette conception du texte: entite ind6pendante, se süffisant k soimeme, livrant son sens ä quiconque en connait la langue. ... l'analyse littiraire se donne d6sormais pour unite la structure propre ä une oeuvre, ä un livre, ä un texte (Foucault, 1969:12). ... l'etude littöraire doit d'abord s'attacher aux oeuvres elles-memes (Wellek et Warren, 1971: 193). ... seul compte l'ceuvre (Blanchot).1 ... mettre l'ceuvre au centre des pröoccupations (Todorov, 1965 :17). ... saisir les oeuvres singuli^res dans leur evidence formelle (Rouset).2 ... vivre une certaine relation avec l'ceuvre et rien qu'avec l'ceuvre (G. Poulet).3 ... saisir l'ceuvre dans sa r6alit6 presente et immddiate (Jacques Roger).4 ... le texte objet scientifique, seul centre valable de notre intdret (Kristeva, 1969:7-8). En somme, une textophilie euphorique generalisee; et la liste η'est qu'ä son commencement. Affirmie explicitement ou sous-entendue comme allant de soi, l'indöpendance du texte est le point de d6part 1 2 3 4

Maurice Blanchot, Le livre ά venir (Paris, Gallimard), 243. Jean Rouset, dans: Les chemins actueis de la critique (1967). Georges Poulet, dans: Les chemins actueis de la critique. Jacques Roger, dans: Les chemins actueis de la critique.

EPISTEMOLOGIE DE LA LECTURE

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commun de notre histoire de la litt6rature aussi bien que de la r6flexion th6orique et critique. Ce climat thöorique, implicite ou explicite, fixera certains impöratifs quant ä la recherche et ä la nature de la Iitt6rarit6. Tout d'abord, la recherche ne pourra partir que des ceuvres et monter inductivement vers la littörature. "On voit facilement", £crit M. Todorov, "qu'une dömarche inverse ne peut avoir qu'un int6ret didactique."5 Ensuite, la littöraritö ne pourra etre qu'une particularitd linguistique, formellement reperable, un quelconque fait de langage. "La difference entre prose et po6sie est de nature linguistique, c'est-ä-dire formelle", affirme M. J. Cohen (1966:243). Selon Roman Jakobson, dont le point de vue est g6n6ralement accepte, ce fait de langage serait "le proc6d6". Dans les longues narrations en prose, le proc6d0 se situe plutöt au niveau de l'organisation des 016ments du texte et de leurs rapports mutuels: au niveau de la structure formelle du texte. Pour Todorov, "la forme couvre tous les aspects, toutes les parties de l'ceuvre, mais eile existe comme rapport des 616ments entre eux, des 616ments ä l'ceuvre entere, de l'ceuvre ä la littörature nationale, bref, c'est un ensemble de fonctions" (1971: 10). Pour Boris Eichenbaum, et pour les formalistes en g6n6ral, "la notion de forme se confond avec la notion de fait littöraire".6 Dans la poesie, le proc6d6 s'identifie tout d'abord ä ce que les anciens traitös de rh6torique appelaient "tropes" ou "figures" et par la suite, dans une acception plus g6nerale, ä toute manifestation linguistique ä caractere infractionnel. "Le principe majeur de la po6tique - affirme G6rard Genette - c'est que le langage poötique se döfinit par rapport ä la prose comme un 6cart par rapport ä une norme, l'icart 6tant selon Guiraud, selon Spitzer, selon Bally, selon Cohen, la marque meme du fait de style" (1970: 13). Depuis que Μ. Roman Jakobson 5

Tzvetan Todorov, dans: Dictionnaire encyclopedique des sciences du langage, 243. 6 Boris Eichenbaum, dans Τ. Todorov (rid)., Thdorie de la littdrature (Paris, Seuil, 1965), 48.

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CONSTRUCTION DU CONCEPT

a formuli la question de la Iitt6rarit6 ("qu'est ce qui fait d'un message verbal une ceuvre d'art?") jusqu'ä la plus recente contemporan6it6 (J. C. Coquet, 1972: "ä quel fait de langage pensonsnous quand on dit qu'il y a dans le texte poesie" 7 ) on n'est arrivi ä penser la litterarit6 que comme une entit6 formelle et quantitative et on a orientö la recherche en fonction de ce premier principe. Pour savoir ce que vaut cette conception - qui passe pour la seule possible - il faut retourner ä la description du processus de signification dont eile dipend. La connaissance du texte, c'est-ädire le passage de sa matdrialite ä sa signification et l'addquation de celle-ci ä celle-lä, est aussi naturelle que la connaissance du monde objectif: on confond "texte" et "sens" avec la meme faciliti que l'on confond l'objet et son image mentale. Toutefois le philosophe a pu douter de l'adequation de son image au monde, au monde lui-meme, au monde-en-soi. Conjointement le metalittdrateur pourra mettre en question l'ad6quation du "sens" au "texte" et notamment le caractere "univoque et immediat" de cette adequation qui fait du "texte-en-soi" un depot de sens et un objet d'dtude independant. C'est cette reflexion, - exploration du chemin menant de la mat0rialite d'un texte ä son sens - qui sera metaphoriquement appelöe: epistdmologie de la lecture.

2 Telle qu'elle a έΐέ formulee, la question des rapports entre un "texte" et sa "signification" garde un caractere abstrait; pour plus de clarte on pourra la poser de nouveau en consid6rant cette fois-ci un cas concret et pr6cis. Mettons done face ä face un groupe contenant trois messages het6rogenes et un deuxieme groupe contenant la description d£taill6e de l'image vecue produite par chacun de ces messages-lä chez trois lecteurs. On aura ainsi d'une part, une po6sie "Un coup 7

Jean-Claude Coquet, dans: Essais de semiotique poetique, rid. par A. J. Greimas (1971), 209-211.

EPISTiMOLOGlE DE LA LECTURE

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de dös" de Mallarmö, une piece de thöätre Le roi Lear de Shakespeare et, en marge, vu son caractere non linguistique, un tableau, "Les souliers de paysan" de Van Gogh; d'autre part on aura les lectures respectives consign6es par Madame Julia Kristeva, Jan Kott et Heidegger. Julia Kristeva "lit": "Un coup de dds, jamais n'abolira le hasard". UN - disigne une totaliti indivisible d'ailleurs "effacie" vite par le "deux" (DE) qui vient apr£s "coup" et sert de transition vers la pluralite: "un coup DE DES - UN... DEUX DES". COUP - marque la violence, la pensee, un accds ä la pensde, ä l'acte ou mieux ä la signifiance. Mallarmd emploie souvent ce mot pour designer la LUMIERE: "tout ä coup l'druption multiple sursautement de la clart6, comme les proches irradiations d'un lever au jour" (LA MUSIQUE ET LES LETTRES); "Hilare or de cymbale k des points irrit6s. Tout ä coup le soleil frappe la 'nudit6'" (LE PITRE CHATIE). Or, on sait que dans les textes mythiques (Veda) la lumidre et la pensee po6tique sont d6sign6es par le meme mot: usas - aurore, don po6tique. On voit comment le "coup" de Mallarm6, par une sine de retraits, prolongements, fuites, pourrait amener pour la lecture tout un corpus mythique. D'autre part, Mallarme associe aussi COUP ä MUSIQUE et ä LUMlfeRE: coup-cymbale-soleil: "Mallarme me montra la plaine que le pricoce 6t6 commen^ait ä dorer: Voyez, dit-il, c'est le premier coup de cymbale de l'automne sur la terre" (Valiry, V A R I £ t £ II, p. 210). Le COUP, c'est l'HEURE dans IGITUR, "le coup s'accomplit, douze. Le temps (minuit)". D'oü dans IGITUR l'association HEUREHEURE. Dans le MYSTERE DANS LES LETTRES, MallarmS annonce qu'il veut commencer son ceuvre par la combinaison id6e-decoup-6clat-soleil. D'autre part le ph6nomfene sombre (u) du "coup" joue en opposition avec le (e) eclair de "d6s" qui suit. DES - est aussi un prdfixe privatif ou de ndgation. Ce concept de privation autrement dit la conception du texte po6tique comme un reste, un manque de cette infinitd qui l'excede, est familier ä Mallarmd. On le trouve dans la preference mallarmdenne pour le mot "d6sastre" qui d6signe le travail po6tique: "Calme bloc ici-bas chu d'un ddsastre obscur". Le DE 6tymologiquement vient de DATUM (ce qui est donn6); le pofeme le produit de la signifiance, est un DON, une OFFRANDE ("de" - preposition d'origine, de provenance); non pas tellement un cadeau au destinataire, mais un sacrifice en eclat - un coup de sacrifice par lequel le sujet de la parole s'abolit pour atteindre l'infinitd des signifiants, laquelle ne sera jamais abolie: "jamais n'abolira le hasard".

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CONSTRUCTION DU CONCEPT

Le "dais" est le plateau (de saint Jean) que nous retrouvons dans un podme de Mallarmd. JAMAIS - de JA et de MAIS dans le sens de PLUS. Marque, contrairement au sens privatif de des, un surplus qui ddfonce la ligne temporelle et sort dans ce hors-temps oü se deploie le processus que les formes normalisdes et les complexes signifiants marquaient au niveau du signifiant. Que pour Mallarmd JAMAIS soit l'opposd de l'existence temporelle lindaire, nous en trouvons le tdmoignage dans une lettre ä Redon (fdvrier 1889) dans laquelle il evoque le hors-temps de la production signifiante par un conditionnel passd l e r e forme-futur antdrieur dans le passe: "Mais inconsolable et obstine chercheur d'un mystere qu'il sait ne pas exister et qu'il poursuivra, ä JAMAIS pour cela du deuil de son lucide desespoir car c'eüt dtd la vdritd!" N'ABOLIRA - "abolir" retient l'attention de Mallarme qui semble l'associer ä bol, bassin, recipient creux: "bassin, aboli" (OUVERTURE ANCIENNE D'HERODIADE); a quelque chose de VIDE: "aboli bibelot d'inanitd sonore" (SES PURS ONGLES...) La differentielle signifiante "abol" porteuse du seme de "vide", "creux", "gouffre" s'associe ainsi ä l'ABIME initial et au gouffre final d'UN COUP DE DES. On trouve en outre: "Quel sdpulcral naufrage... abolit le mät devetu" (SONNET, 76) "ronde de fumee Abolie en autres ronds" (73) Abolira contient aussi LIRA, IRA: rage, folie, LYRA - lyrique... De sorte que le vocable en entier devrait renvoyer ä ce fond en creux de la surface existante, rdceptacle potentiel oü se joue follement -podtiquement- le "compte total en formation": le travail de la signifiance. Car le HASARD, c'est bien la fortune, le sort, la chance imprdvisible et illimitde, ce qui echappe ä la raison ordonnante. Mais etymologiquement (arabe) HASARD veut dire DE, de sorte que la phrase: "Un coup de dds jamais n'abolira le hasard" est une tautologie: Un coup de dds jamais n'abolira le (coup de) des.8 Jan Kott "lit": Le roi Lear. Le thdme du roi Lear, c'est la ddcomposition et le declin du monde. La pidce commence de la meme fa?on que les chroniques: par le partage du royaume et l'abdication du nouveau roi. Entre le prologue et l'dpilogue se ddroule la guerre civile. Mais contrairement aux drames historiques et aux tragedies, le monde ne se ressoude pas.9 8 9

Julia Kristeva, Essais de simiotique poetique, 209-211. Jan Kott, Shakespeare notre contemporain (Paris, Gdrard), 153-154.

ipiST^MOLOGIE DE LA LECTURE

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Heidegger "lit" les "Souliers de paysan" de Van Gogh. Une paire de souliers de paysans et rien de plus. Et pourtant... Dans l'obscure intimit6 du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du Soulier est affermie la lente et opiniätre foulie ä travers champs, le long sillon toujours semblable s'etendant au loin sous la bise. Le cuir est marqu0 par la terre grasse et humide. Par-dessus les scmciles s'ciend la solitude du chemin de Campagne qui se perd dans le soir. Α travers ces chaussures passe l'appel silencieux de la terre, son don tacite au grain mürissant, son secret refus d'elle-meme dans l'aride jachäre du champ hivernal. Α travers ce produit repasse la muette inquietude pour la süretd du pain, la joie silencieuse de survivre ä nouveau au besoin, l'angoisse de la naissance imminente, le fr6missement sous la mort qui menace, le produit appartient ä la terre etil est äl'abri dansle monde du paysan. Au sein de cette appartenance le produit repose en lui-meme. Tout cela peut-etre, nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. Le paysan, par contre, porte tout simplement des souliers...". 10

La question precise qui nous interesse est de savoir quelles sont les conditions necessaires et süffisantes pour que les messages du premier groupe puissent engendrer les lectures du second. Remarquons tout d'abord que - surtout pour ceux familiarisds avec la maniere de lire des critiques litteraires et artistiques contemporains - les lectures de Madame Kristeva, de Kott et de Heidegger s'inscrivent en quelque sorte dans l'habitude et que leur engendrement ä partir des messages proposes est parfaitement comprehensible, ne füt-ce qu'intuitivement. Mais, remarquons aussi qu'ä partir des memes messages, d'autres lectures sont parfaitement possibles et memes des lectures radicalement diff6rentes. Ainsi, par exemple, la phrase de Mallarmi, deplacöe de son livre, consideree comme une exclamation pareille ä tant d'autres exclamations qui eclatent autour d'une table de jeu, donnera une information sans aucun point commun avec celle trouv6e par Madame Kristeva. Chacun des mots en question change entierement de sens; "coup" cessera de signifier "l'acces 10

Martin Heidegger, Chemins qui ne minent nulle part (Paris, Gallimard,

1969), 25.

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ä la pens6e ou ä la signifiance" et "d6s" ne contiendra plus aucune reförence "ä la privation" ou "ä la nigation": "coup de d£s" informera simplement - selon les explications du Petit Robert sur "le fait de lancer les d6s" et 6ventuellement sur un lancement de d6s pricis. Conjointement le signifiant "jamais" ne signifiera plus - divisö en deux parties - "le surplus qui d6fonce la ligne temporelle", mais en un seul mot, et toujours selon le Petit Robert, il niera d6finitivement (ä aucun moment) la possibility du coup de dös d'abolir le hasard. "Abolir" ne renvoie plus au "bol" ou au "bassin", mais informe sur 1'action de supprimer, comme le "hasard" renoncera ä son sens 6tymologique et oublie aujourd'hui pour son sens contemporain qui dösigne "la possibility". Le syntagme dans son ensemble ne sera qu'information sur la probability ou sur les chances dans les jeux de hasard mais rien de plus. Une lecture analogue detachera Le roi Lear de son arriereplan symbolique, de ses transparences vers le destin du monde, pour mettre en övidence une information precise et historiquement exacte sur la decheance et la mort d'un certain roi de Britannia. A leur tour "Les souliers" seront amputes de leur signification po6tique et metaphysique, ils cesseront d'etre le lieu de rencontre du reve et de la meditation pour redevenir l'image, la repr6sentation, disons meme la photographie d'un objet simple et modeste: "des souliers et rien de plus". Les significations dont temoignent ces deux types de lecture ne sont ni voisines ni apparent6es de quelque maniere que ce soit; au contraire, tout en 6tant cens6es etre le r6sultat simantique, le sens d'un seul et meme objet, elles ont un caractere parfaitement divergent, sinon meme equivoque. Les memes mots, le meme syntagme engendrent une information sur les fluctuations de la chance dans les jeux de hasard et ensuite n'informe plus que sur la pr6sence des mots, sur leur parent6 ä l'int6rieur de la langue, sur leur inf§rence po6tique, sur leur arridre-fond etymologique. Un texte est d'abord information sur l'histoire, perdue dans un recoin obscur du temps, d'un roi et de ses filles: information sur une situation concrete, sur des personnages historiques; par la

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suite, le merae texte informe seulement sur des archetypes et des symboles et se constitue en meditation sur le destin du monde et particulierement de notre monde. Une image peinte reprisente en premier lieu ce qu'etait une certaine paire de souliers "des souliers et rien de plus"; elle devient ensuite le reflet de la situation existentielle du paysan et de l'etre humain en genäral. Ces deux types de lecture - done ces deux types de sens - ne sont donnös ici qu'ä titre d'exemple et de modele; il ne font qu'illustrer les points extremes - car entierement differents - d'une longue file de lectures possibles: rappelons-nous combien de lectures distinctes et opposees l'une par rapport ä l'autre ont ete produites ä partir de ce poeme de Mallarmö, de cette piece de Shakespeare, de ce tableau de Van Gogh; imaginons aussi combien de lectures differentes et contradictoires restent encore possibles ä partir de ces messages. Mais, une pareille pluraliti de lectures nous impose une constatation 6pist£mologique: si toutes ces significations dont chacune reprdsente un seul et meme texte, sont th6oriquement possibles et legitimes, si aucune d'entre elles ne peut prouver son adöquation parfaite au texte pour rejeter les autres comme ötant moins adäquates ou tout ä fait inadäquates, il s'ensuit qu'aucune η'est formellement näcessaire au texte en question. Cela veut dire que la materialite linguistique du texte dans sa forme, voire dans sa structure, ne peut ä elle seule reclamer une image vecue, un sens, comme 6tant son sens: l'information qu'elle a ä communiquer. On pourra affirmer alors qu'un texte n'ayant 6t6 constitue que linguistiquement ouvre le champ indöfini d'une multitude d'informations - les significations dont il etait question - mais ne peut pas nous transmettre une information prdcise. Cette image d'une multitude d'informations distinctes, contradictoires meme, flottant librement au-dessus du texte, toutes theoriquement possibles mais aucune formellement nöcessaire, pourrait peut-etre äbranler la foi commune dans la motivation totale du sens par la forme linguistique d'un message et parallelement mettre en question l'hypothese theorique quant ä un sens "insistant dans le texte". Pourtant, il est certain - comment

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pourrait-on le contester - qu'il y a un rapport etroit entre la forme linguistique et le sens, que celui-ci est effectivement produit ä partir et en fonction de celle-lä: la compitence linguistique du lecteur et le döcodage linguistique du texte sont une condition nicessaire pour obtenir de l'information. II apparait cependant que ce rapport n'est point imminent et que tout en 6tant necessaire, cette condition n'est pas pour autant süffisante ä l'obtention de Tinformation: dans la progression de la matirialitö du texte (objet extörieur) ä son sens (image vöcue) le döcodage et öventuellement l'analyse linguistique ne peuvent reprösenter qu'une premiere 6tape. Tenons done pour acquis momentani qu'avant de donner de l'information le texte, dans sa materials linguistique, est encore bloqui par une certaine "entropie" ou, en d'autres termes, que la forme linguistique est s6par£e du sens par une dichirure "entropique". Selon la theorie de l'information, "l'entropie est un parametre n6gatif mesurant Tindötermination d'un message avant qu'il ne soit difinitivement choisi par le locuteur, dans la vari6t6 indöfinie de messages que celui-ci pourrait thöoriquement envoyer (Bonsack, 1961:41). Cette d6finition courante situe l'entropie exclusivement dans l'indötermination qui precede 1'articulation effective d'un message: on suppose qu'une fois le message prononc6, l'information est par cela meme donnee. Nous avons vu pourtant que, meme apres l'articulation effective d'un message, il y a une certaine marge d'ind6termination qui demeure et conjointement une possibiliti de choix assez etendue; il sera done parfaitement legitime de parier d'"entropie" non seulement pour designer l'ind6termination qui pröcede un message, mais aussi bien pour döfinir cette indötermination qui suit l'articulation linguistique du message, mais pricede l'arrivee de son sens.

3 La mise en valeur de l'entropie qui enveloppe la forme linguistique du texte ne pourra pas etre le dernier mot de l'analyse 6pist6molo-

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gique: quelles que soient les entraves, quelles que soient les dtapes ä depasser, nous pouvons tous observer que la communication finit toujours par s'accomplir. Chacun de nous envoie des messages et en re^oit: ces messages sont interceptös et dicodös et l'information passe entre l'6metteur du message et son destinataire. A toute objection contre 1'achievement de ce processus, on pourra toujours röpondre comme Diogeiie ä Zenon D'Elee, c'est-ä-dire en accomplissant pratiquement l'acte ηιέ par la sp6culation, en Γ occurrence en parlant et en se faisant comprendre. Cependant, parce que la condition linguistique ne suffit pas pour expliquer ce passage univoque de la forme au sens, et par cons6quent la transmission de l'information, il reste ä döcouvrir quelles autres conditions, distinctes de la condition linguistique, reduisent l'entropie initiale et participent ä la production du sens. Dans ce but tournons-nous d'abord vers les recherches linguistiques et essayons de voir 1 Eventuelle r6ponse qu'on nous y propose. En effet, les linguistes contemporains sont unanimement d'accord pour reconnaitre ä l'aspect purement formel d'un message une certaine marge d'instabiliti sdmantique. Ainsi ils ont mis en 6vidence le role important que joue dans le processus de la constitution sömantique l'entourage non linguistique du message: la forme linguistique construit son sens en fonction de circonstances concretes, exterieures au message lui-meme oü cette forme est eifectivement articul6e. Entendons, avec Monsieur Ducrot, par circonstances concretes extdrieures au message: "ä la fois l'entourage physique et social oü l'acte d'inonciation prend place, l'image qu'en ont les interlocuteurs, l'identitö de ceux-ci, l'idee que chacun se fait de l'autre (y compris la reprdsentation que chacun possöde de ce que l'autre pense de lui), les ivönements qui ont pr£c6de l'acte d'6nonciation (notamment les relations qu'ont eues auparavant les interlocuteurs et surtout les echanges de paroles oü s'insere l'6nonciation en question)". 11 La configuration momentane de ces donndes qui participent ä la naissance d'un 11

Oswald Ducrot, dans: Dictionnaire encyclopedique ..., 417.

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sens a 6t6 d6sign6e sous le nom op6ratif de "situation". Or, comme la situation peut varier facilement, le sens d'un message, et notamment d'un meme message, peut varier lui aussi, sans pour autant que sa forme linguistique ait subi la moindre modification. Ceci fait dire ä Monsieur Ducrot que "la plupart des actes d'önonciation (peut-etre tous) sont impossibles ä interpriter si l'on ne connait que l'enonce employd, et si l'on ignore tout de la situation: non seulement on ne pourra pas connaitre les motifs et les effets de l'6nonciation, mais surtout on ne pourra pas decrire correctement la valeur intrinseque de l'enonciation, meme pas les informations qu'elle communique". 12 Du point de vue de l'interpretation situationnelle, l'ceuvre litt6raire pourrait paraitre - au moins au premier abord - comme etant un cas ä part, voire une exception ä la regle. II y a dejä longtemps, Andreas Blinkenberg avait remarque que "les enonces 6crits evoluent vers une independance vis-ä-vis de la situation". 13 Aujourd'hui Roland Barthes affirme d'une maniere plus catigorique que "l'ceuvre litteraire n'est entouröe, protegee, designie, dirigee par aucune situation: aucune vie pratique n'est la pour nous dire le sens qu'il faut lui donner" (1966: 30). Cependant, si la situation ne peut pas influencer l'ceuvre ecrite de la meme maniere qu'elle influence la conversation courante, elle ne disparait pas pour autant. S'il est vrai que l'ceuvre litteraire est ouverte - Monsieur Barthes l'a toujours affirme - s'il est vrai aussi que sa virtualit6 initiale doit etre comblee et que le lecteur doit I'actualiser en lui dormant un sens, voire en lui en construisant un, alors on peut se demander legitimement en fonction de quoi ce choix ou cette construction sont faits, pourquoi le lecteur se dicide pour ce sens-ci plutöt que pour tel autre. Or, on peut s'apercevoir que l'interpretation du lecteur n'est pas le fruit d'un hasard et que tout au contraire celui-ci interprete en fonction de ses goüts, de ses preferences, de son systeme de riference, d'un etat d'esprit passager ou d'un souvenir quelconque, ou, encore 12

Ducrot, dans: Dictionnaire encyclopidique ..., 417. Andreas Blinkenberg, d'aprds Georges Mounin, La communication poitique (Paris, Gallimard, 1969), 264. 13

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plus pr0cis£ment, en fonction de la configuration fragile de ces donndes au moment meme de la lecture. II sera facile de constater une similitude parfaite, allant jusqu'ä l'identification fonctionnelle, des donnies concretes disignies sous le nom de "situation", extirieures au message et au lecteur, et de ces autres donnies - goüts, prefirences, etc. - qui, tout en 6tant intörieures au lecteur, restent toujours - et c'est ce qui intiresse dans ce cas - extcrieures au message lui-meme. Non seulement le lecteur lit en situation, mais en quelque sorte il est une situation ou le message atteint une plinitude de sens. L'apport irr6ductiblement personnel du lecteur ä la construction du sens est fonctionnellement identifiable ä l'interpritation situationnelle, et "la lecture" ä un mode de ditermination situationnelle. On peut voir maintenant que dans la progression de la mat£rialiti du texte vers son sens, c'est-ä-dire vers l'information qui sera donn6e, le choix situationnel ddfinit une ötape indöpendante et originale; conjointement ce choix peut etre considerö comme un facteur qui participe ä l'annihilation de l'entropie inh6rente ä un message n'ayant ete articule que linguistiquement. Ces deux Stapes sont les seules prises en considöration par les linguistes et sömanticiens contemporains: d'un cöti le decodage linguistique, de l'autre "la lecture" qui suffisent - selon eux - pour rendre compte du sens final. On a pu constater jusqu'ici que dans la constitution semantique d'un message le röle de la situation est important, voire indispensable: toutefois, il reste toujours possible de se demander si la condition situationnelle est süffisante pour expliquer tout ce qu'il y a d'extra-linguistique dans cette constitution s6mantique. Pour röpondre ä cette question, revenons au premier groupe de lecture: c'est-a-dire aux lectures de Kristeva, Heidegger, et Kott. L'apport du dicodage situationnel y est evident: c'est une certaine vision du monde et de l'etre humain qui font voir ä Heidegger angoisse et souci dans les "Souliers de paysan"; certaines options culturelles, des connaissances linguistiques et surtout etymologiques extremement specialis6es conduisent Julia Kristeva ä son

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interprötation de Mallarme; quelque goüt obscur pour 1'apocalypse, une vision pessimiste du monde moderne, font voir ä Jan Kott la d6ch6ance du monde dans la döcheance du roi. Ces interpritations situationnelles s'opposent ä d'autres interpretations situationnelles possibles; une situation differente, ce qui dans ce cas öquivaut ä dire: un lecteur different, menerait ä d'autres interpretations symboliques des messages en question. Au lieu de voir dans le Roi Lear une parabole sur la dechiance du monde, on pourrait voir un symbole de la decheance de la royaut6 ou de la chute du Pere ou de la decadence des valeurs medievales... Une autre vision philosophique pourrait trouver dans les "Souliers" de Van Gogh la joie d'approcher la terre, la fermentation du bl6 sous les pas fermes du paysan, les reflets des premiers rayons de soleil rougeoyant la Campagne paisible et heureuse. Le Chäteau de Kafka est, tour ä tour et selon les lecteurs, la representation de la bureaucratie de l'Empire, mur infranchissable devant le citoyen desoriente, le symbole de l'Eglise Catholique muette devant la question du fidele, la parabole du monde, de l'ici-bas qui effraie de son silence le mortel. En attendant Godot de Beckett est tantot l'attente de Dieu, tantöt l'attente d'un monde transforme, tantöt l'Attente tout court et avec un grand A. La confrontation de toutes ces interpretations et la confrontation sous-jacente des lecteurs eux-memes est le terrain oü s'exerce d'habitude la pensee critique. L'enjeu des disputes, c'est precisement le choix d'une interpretation entre les autres voire au detriment des autres: tout un appareil theorique, critique, culturel, est mis en marche pour imposer une interpretation personnelle. Plus recemment encore, on nous invite ä accepter le foisonnement de toutes ces interpretations ä la fois et ä l'opposer ä telle ou telle lecture partisane ("Le symbole, dit Roland Barthes, n'est pas l'image mais la pluralite meme des sens", ce qui d'ailleurs n'est qu'un choix situationnel dirig6 par certaines options culturelles, comme les autres). Les interpretations situationnelles du message, en l'occurrence ces lectures profonddment marquöes par la personnalit6 d'un lecteur, s'opposent l'une ä l'autre au niveau de leur contenu

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d'informations. Mais ces oppositions ne sont que tres superficiales et peuvent etre röduites ä leur ressemblance profonde; au-dessous de ces variantes personnelles on peut facilement trouver un invariant. Cet invariant r6side dans une maniere commune - et, comme on le verra par la suite - spöcifique d'envisager le fonctionnement du signe linguistique en particulier et du signe en g6n£ral; on remarquera d'abord que la fonction rifirentielle habituelle du signe, voire du discours, est entierement abolie; aucune des lectures en question ne trouve dans les messages qui les ont produites une quelconque information sur la rialit6. En ichange, ces memes lectures rattachent au signe un champ s6mantique nouveau oü il se manifeste comme archötype et actualise toutes ses virtualites symboliques, connotatives, etymologiques, euphoniques, etc. C'est la totalitö de ces virtualites actualisies - quelles qu'elles soient - qui constitue l'information donn6e par le signe et done par le discours. Le changement de lecteur - qui öquivaut ä un changement de situation - η'a affect6 en rien cette maniere de fonetionner du signe, indifferente ä ce type de changement. La constance de fonctionnement, ä travers les variations des contenus personnels choisis et manipules par chaque lecteur, manifestis dans chaque lecture, montre que la maniere de fonetionner du signe n'est pas determinee par la situation. Si la situation ne peut d6terminer ni par consöquent expliquer cette maniere de fonetionner du signe, c'est la forme linguistique du message qui devrait pouvoir le faire. Notre expirience commune de lecture pourrait nous le faire croire. Face ä une certaine catigorie de textes (les textes litteraires) le lecteur suppose immediatement - disons meme instinctivement - la prisence d'un sens cache, meme si le sens apparent est coherent et clair. On se sent comme obligö, en lisant ces textes, de r6soudre une 6nigme, de dicouvrir un symbole, de reconnaitre un archetype. Une longue preparation, qu'une ontogenie culturelle fera remonter aux lectures en classe et une philogdnie culturelle ferait remonter peut-etre au Moyen-Age sinon encore plus loin, en est responsable. Ne

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sait-on pas, au moins depuis La Bruyere, que Racine et Corneille ne peignaient pas des hommes - Rodrigue, Polyeucte, Phddre, Athalie - mais les Hommes, tels qu'ils sont ou tels qu'ils devraient etre? De ce reflexe cultural il n'y a qu'un pas ä faire pour croire que le fonctionnement du signe repond ä une n£cessit6 interieure de la structure textuelle qui se revele ä la lecture, et qu'en interpretant ainsi le lecteur ne fait que se soumettre ä un impdratif formel. Pourtant l'aspect formel ne peut pas expliquer le type de fonctionnement: en examinant encore une fois et de plus pres les deux types de lectures proposes plus haut, on pourra facilement s'apercevoir de son immotivation par la forme linguistique. Les lectures de Madame Kristeva, de Heidegger, et de Kott ont et6 confront6es ä une pluralite de lectures du meme type, susceptibles d'etre derivöes du meme message; ce qui les rassemblait, c'etait leur manure commune de faire fonctionner le signe. Maintenant, si l'on confronte ces lectures avec les trois autres lectures des memes textes, mais d'un type different et qui ont έίέ sugg6r6es ici meme, on verra que les deux groupes s'opposent pr6cis6ment au niveau du fonctionnement du signe. Le fonctionnement du signe qui produit le deuxidme groupe de lectures est d'une certaine manidre la contrepartie du fonctionnement qui avait produit le premier groupe: dans ce deuxieme cas le sens du signe, l'information qu'il donne, est constitude en rapportant celui-ci ä la rialite, en faisant valoir la fonction referentielle du langage abolie auparavant, et en abolissant, au contraire, ce champ derive oü le signe actualisait ses virtualitis symboliques, connotatives, etc. Ce parallele, voire cette opposition, entre deux fonctionnements du signe dirivd d'un meme texte, montre que celui-la n'emerge pas du texte comme le resultat direct et nöcessaire du decodage linguistique de celui-ci ou, si l'on veut, comme son compliment naturel. Par ailleurs, on avait vu aussi que le decodage en situation ne pouvait pas etre tenu responsable du fonctionnement du signe, que celui-ci ne provient pas de la decision subjective et arbitraire d'un lecteur comme un suppliment occasionnel au texte. Tenons done pour acquis qu'une description du chemin qui mene de la

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mat0rialite d'un message ä son sens ne peut pas etre röalisöe completement en fonction de ces deux conditions de sens connues: la condition situationeile et la condition linguistique. Si, pourtant, on veut avoir une vision totale de ce chemin et l'on d6sire comprendre et justifier la prisence d'un fonctionnement du signe par opposition ä d'autres fonctionnements possibles, force nous serait alors de supposer que le fonctionnement au signe depend d'une autre condition du sens, une condition independante dont il serait nöcessaire de d6finir la nature et le role.

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La zone d'articulation du sens ou un fonctionnement est choisi a et6 d6gag6e des zones limitrophes - linguistique et situationnelle - et reconnue comme zone simantique independante: par cela meme sa condition de possibilit6 est distinguöe des autres conditions du sens et situee par rapport ä celles-ci. En fonction de sa position, on peut d6ja se prononcer sur la nature de cette condition du sens: en sachant avec certitude ce que celle-ci n'est pas, il est possible d'en deduire - ne fut-ce qu'en partie - ce qu'elle doit etre. On avait vu tout d'abord que ce n'est pas la forme linguistique d'un message qui peut engendrer ou au moins exiger un certain fonctionnement du signe: n'itant pas une propriete intrinseque ä l'objet-texte imposie par celui-ci au sujet-lecteur, il faudrait renverser ce rapport de prieminence qui peut sembler normal, et penser que, inversement, c'est le sujet-lecteur qui attribue un fonctionnement du signe ä l'objet-texte. La condition de possibilit6 du fonctionnement du signe doit done etre l'intention (ou l'orientation) de la lecture, celle-ci devenant construction plutot que fouille, et invention plutot que dicouverte. L'intention (ou l'orientation) de la lecture ne pourra pas pour autant etre assimilee ä une intention subjective et recuperde par la ditermination situationnelle. Si, comme on l'avait vu aussi, le fonctionnement du signe reste absolument insensible aux variations situationnelles, itant precisöment l'invariant de ces

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variantes, sa condition de possibility, en l'occurrence l'intention de la lecture doit etre une intention commune ä une communaute des lecteurs, appartenant ä chacun en tant qu'il appartient ä cette communauti, done une intention intersubjective, une intention codie: le code semantique. On n'aura done pas tort d'affirmer que, pour expliquer le sens dans sa plönitude, il faut recourir ä un nouveau code, distinct du code linguistique. En tout premier lieu le röle de ce nouveau code pourrait etre trait6 en parallele avec celui du code linguistique. La fonction de celuici est d'etablir une relation, un lien univoque entre un signifiant et un signifiö, voire entre le plan du signifiant et le plan du signify, et de constituer par cette union le "signe linguistique": le code linguistique est done la condition de possibilite du "signifie". Cependant, en ayant rendu compte du "signifi6" on n'a pas encore rendu compte du "sens", car il serait abusif de confondre, selon l'habitude, le "signifie" avec le "sens", voire le plan du signifi6 avec le plan du sens, celui-la n'etant qu'une premiere 6tape dans la r6alisation de celui-ci. Pour rendre compte du sens, apres le code linguistique, e'est le "code simantique" qu'il faut voir. Le contenu conceptuel du signe, instaur6 par le code linguistique restait bloque par l'entropie: il etait mais il ne fonctionnait pas, e'est-a-dire qu'il ne donnait pas d'information. C'est le code "semantique" qui attribue au signe un certain fonctionnement: ainsi le concept instaurera un monde consider6 comme objectif, ou bien un archetype, ou bien un symbole, une figure, et il nommera en se nommant. Ainsi le "signifii" d6termin6 par le code linguistique n'est que substance conceptuelle: il ripond ä la question: "que contient le langage?"; "le fonctionnement du signe" döterminöe par le code semantique est mouvement, acte pur, dynamisme: eile ripond ä la question: "quefait le langage?". Ce fonctionnement donne aussi une information, mais une information differente de celle du concept: c'est une information sur la valeur cognitive, sur l'operativitö de l'lnformation conceptuelle. Ces deux types d'informations comme les deux

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codes: linguistique et s6mantique sont distincts et complementaires. Maintenant, si Ton entend par "sens d'un message" l'information qu'il donne, on pourra dire que le "sens" η'est pas "signifie" mais "signifii + fonctionnement". La compl6mentarit6 aussi bien que la distinction entre la relation linguistique et le fonctionnement du signe, done entre le code linguistique et le code s6mantique, est parfaitcrncnt illustrdc par un paradoxe (prisenti en 1954 par Louis Couffignal au Congr£s d'Informatique de Milan) que voici: Paul envoie un tdldgramme contenant 100 unites binaires d'information, puis il se ravise et ajoute un 0 et un 1 avec le sens suivant: 1 = exact, 0 = e'est faux, n'en tenez pas compte: quelle est l'information totale du t616gramme? En mesure absolue, cela fait tout juste 101 car le 0 ou le 1 terminal reprdsente un choix binaire entre deux alternatives possibles. Et pourtant on a 1'impression que le 0 final annule toute information initiale. Comment risoudre ce paradoxe?14 Selon le type de decodage envisagö, il y a deux solutions possibles: (1) Le linguiste ne prend en consid6ration que la relation linguistique: les signifiants d6cod£s linguistiquement informent sur la prösence des signifids; de ce point de vue et sei on ce d6codage, il y aura effectivement 101 unites d'information. (2) Le s6manticien prend en consid6ration aussi le fonctionnement du signe: les signes dicodes s6mantiquement seront interprötis en fonction de celle-ci; de ce point de vue, les unitis marquees avec 0 ne sont que des signifies, c'est-ä-dire des virtualit6s signifiantes: elles n'informent que sur elles-memes et n'apportent aucune autre information; par contre les unit6s marquees avec un 1 donneront toutes des informations sur le monde qui a έίέ determinö comme reel et präsent. Dans ce dernier cas la quantit6 d'information du telögramme est donnee en additionnant entre elles les unit6s marquöes avec un 1 et en rejetant les unit6s marquöes avec un 0.

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Louis Couffignal, d'aprts Brillouin, 1959b: 161.

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La distinction entre code linguistique et code semantique recevra toute sa signification quand eile sera complet6e par une opposition entre divers codes s6mantiques. Aujourd'hui la "fonction r6ferentielle" (ddnotative) du langage apparait comme une fonction sine-qua-non et sa constance permet de la mettre entre parentheses, en la sous-entendant et en la mentionnant ä l'occasion: on peut alors ignorer la zone s6mantique que cette fonction moufle et se concentrer exclusivement sur les variations linöaires du signifiö, seule source possible de variations semantiques. Cependant les analyses de texte faisaient etat, pour un meme message, de plusieurs fonctionnements possibles s'excluant mutuellement: le fonctionnement reförentiel ne serait plus dans ce cas le fonctionnement necessaire mais simplement un fonctionnement contingent; il ne jouirait d'aucune priorite, sinon statistique, se situant ä un niveau aussi originaire que les autres. On pourrait alors 6tablir un systeme d'oppositions purement semantiques entre les divers types de fonctionnements et y definir les codes semantiques dont celles-ci döpendent; on pourrait 6galement expliquer ce qui dans la naissance du sens nous restait obscur. Revenons aux analyses compares anterieures et aux lectures qu'il fallait expliquer. Si Ton supposait un fonctionnement toujours constant du langage, qui serait comme son fonctionnement naturel, et si, par consdquent, l'on decodait d'une seule maniere les messages, alors les lectures de Kristeva et de Kott aussi bien que la multitude de lectures littöraires qui leur ressemblent apparaitraient soit comme des aberrations soit, au meilleur des cas, comme le resultat d'associations fortuites d'id6es ou encore simplement comme des divagations. En effet un texte informe explicitement sur un certain roi et sur ses filles: la lecture de Kott ignore cette information precise; en echange celui-ci trouve dans le texte une information sur le destin du monde et de notre monde tout sp6cialement. En d'autres termes, le texte ne parlerait pas de ce dont il parle, mais parlerait de ce dont il ne parle pas. En meme temps on pourrait se demander comment il se fait qu'on ignore l'information donn6e par le "coup de dis" sur les jeux de hasard et qu'on la remplace par une autre information sur

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l'etymologie des mots, sur leurs suggestions et parentis. Comment peut-on lire "deux" dans "d6", entendre "bol" et "bassin" dans "abolir" ? Observer derriere le "coup" quelque "minuit" fantastique sans pour autant brouiller le code et simultan6ment toute possibilit6 de dialogue ? Ces lectures sont pourtant possibles, leur sens itant intersubjectivement reconnu et compris, precisement grace ä un code specifique distinct de ce qui pourrait apparaitre comme le code sömantique naturel. Le code linguistique reste stable: le meme signifiant renvoie toujours au meme signifi6. En ichange le code s6mantique se trouve radicalement modifiö par rapport au code sdmantique qui sert au decodage d'une conversation courante ou d'un article de journal. Celui-ci met en relation le signe avec un röferent dösigne d'une maniere directe par le signe: selon ce fonctionnement le langage peut donner des informations sur le monde objectif. Celui-la η'est plus intentionnellement ouvert vers une quelconque realiti; selon ce fonctionnement le langage ne donne plus une information directe sur le monde. En öchange ce code sömantique met le signifie en relation avec un symbole ou avec un architype qui devient l'objet d6signe par le signe. La communaut6 des lecteurs possede ce code: les lectures de Kristeva et de Kott sont d£riv6es des textes de Shakespeare et de Mallarmö par son intermidiaire, et ögalement par son interm6diaire elles sont comprises comme 6tant dörivdes de ces textes. Le code simantique les sauve de la divagation en leur accordant une existence intersubjective. Maintenant, si l'on prend ses distances par rapport ä la lettre et l'on cesse de croire que le message fonctionne toujours de la meme maniere; si l'on constate l'instabilitö et l'indötermination d'un sens öventuel perdu dans la multitude des possibles; si l'on est amene ä reconnaitre dans cette ind6termination premiere une cohSrence secondaire possible; il s'ensuit logiquement que, faute d'un imp6ratif semantique unique, une infiniti de ces coherences secondaires pr66tablies pourraient etre construite. Le passage de l'infini ä l'indifini se fait par le repirage des codifications effectivement realisi. Derri£re les formulations bigarröes

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d'une culture, derriere les signes vari6s qui s'offrent ä la comprehension, derriere les messages reellement formules, le semanticien veut döfinir les fonctionnements semantiques; il peut s'assigner aussi un objet d'6tude qui lui appartient en propre. Les codes semantiques peuvent etre decrits et expliqu6s en soi comme mode spicifique de faire signifier, comme phenomene caract6ristique et voix d'une culture; citons quelques-uns de ces codes avec lesquels nous sommes habitues: Le fonctionnement sömantique la plus courante, comme nous avons d6ja pu le voir, c'est de rendre presente une r6alite extra linguistique: articles de journaux, memoires, textes scientifiques, livres d'histoire, sont censes informer immediatement sur un etat reel du monde r6el; il faudrait n6anmoins preciser: 1) que la "r6alite" aura ici son sens le plus large ("la philosophic" est aussi reelle que "la table") 2) que la designation opörationnelle du reel est distincte de l'adequation ä celui-ci (le discours vrai et le discours faux ont un meme fonctionnement sömantique et ne peuvent etre sipares comme faux et vrai qu'en fonction de ce fonctionnement) 3) que le fonctionnement du signe reste constante meme si l'objet concret designe varie avec la situation (le pronom "je" renvoie de la meme maniere ä celui qui parle quel qu'il soit: cette maniere peut etre distingu6e et difinie en l'opposant ä la maniere dont le meme pronom renvoie ä celui qui parle [ä l'auteur] dans un texte litt6raire). Une intention difFerente presidera ä la constitution semantique d'autres types de textes: des romans d'aventure, des romans policiers, 6ventuellement des romans r6alistes, comme ceux de Balzac. La portie inform ationnelle de ce type de textes peut etre r6sum6e par une phrase c61ebre d'Aristote: il ne raconte pas ce qui s'est pass6 effectivement, mais seulement ce qui aurait pu se passer. Dans ce cas, le contenu informatif d'un mot sera construit toujours en fonction de faits reels, comme une somme de propri0t6s reelles. N6anmoins - en d6pit de l'apparente identite avec le cas precident - on sait que l'information donn6e n'est pas directement applicable au monde, que le mot n'a pas un correspondant objectif ext£rieur qui puisse etre connu directement et

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compete par une description ultdrieure. Le rapport imm6diat avec le monde est remplac6 par un rapport m6diat. S'il ne designe plus une configuration actualisee du monde, le texte döcrit le monde au niveau de ses virtualitös. En d'autres termes, en quittant le cas concret pour le cas idöal et l'actualitö pour la virtualiti, cette opörativite s'Oriente vers la constitution d'un archötype et c'est eel archetype qui realise le contenu informationnel de l'unitfe signifiante. Le fonetionnemt du signe est encore modifiee quand il s'agit de poesie, et, aujourd'hui, de literature en gen6ral. Le discours est fondamentalement d6tourn6: il perd tout pouvoir d'informer sur un quelconque etat du monde reel et articule son sens seulement au niveau du symbole. Le contenu informatif du mot n'est plus constitu6 par les proprietös d'un objet r6el, mais il est form6 par la somme des propridtes d'un objet symbolique. Qu'est-ce que, par exemple, un bateau? C'est une coque, des voiles, des rames; c'est un corps qui a une structure de construction, un poids, des couleurs... Le bateau poetique ignore tous ces attribute; il n'est que le lieu de rencontre, le support de la nostalgie du voyage, de Invasion, des flots, des paysages exotiques, des lies lointaines... La construction particuliere du sens est dans ce cas entierement differente de la construction directe et les informations obtenues par ces deux moyens sont entierement differentes. Un autre cas de transformation s6mantique - un cas en quelque sorte limite - c'est le cas de l'exemple de grammaire; l'operativite du signe tourne en rond pour disigner la presence grammaticale du texte comme seul referent: le contenu informatif du mot exclut tout rapport avec le monde r6el ou avec un monde imaginaire, pour etre simplement le lieu de rencontre de plusieurs propri6t0s exclusivement grammaticales - nombre, genre, accord, cas, et signifie virtuel. Chacun de ces codes reclame de la part du lecteur une comp6tence spöcifique distincte de la competence linguistique aussi bien que d'autres competences semantiques. Pensons par exemple que les enfants possedent le code linguistique et le code s0mantique de la conversation courante, mais souvent ne possedent pas le

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code littiraire. Leurs questions montrent souvent qu'ils s'intiressent par exemple aux concordances entre la vie de l'auteur et le recit oü celui-ci dit "je". Pensons aussi aux disputes sur les nouvelles oeuvres; souvent ces disputes reposent sur un emploi de codes difKrents: n'6tait-ce pas une dispute de ce genre qui opposait r6cemment M. Raymond Picard et Μ. Roland Barthes? Et aussi Boileau aurait-il "compris" lonesco et Lanson aurait-il "compris" Robbe-Grillet? Si l'on r6pond par la n6gative, alors il faut se demander quelles sont les causes de cette incompr6hension: comme le frangais a tres peu changd depuis, il faut convenir que l'incomprehension est due au changement du code s6mantique. Remarquons done que le fonctionnement du signe linguistique et du signe en gönöral n'est pas le r6sultat d'une quelconque particularitö formelle des messages, mais le resultat d'un d6codage simantique sp6cifique. Ce deuxieme type de code, parallele au code linguistique mais distinct de celui-ci, qui indique la maniere intersubjective de construire le sens d'un type de messages: le fonctionnement de ceux-ci, voire leur fa?on commune d'informer, sera appel6: "REGIME du texte". Par le choix d'un regime precis, l'entropie que le message comportait au d6but est de beaucoup reduite, les possib l e s de choix ultirieur etant de beaucoup diminu6es. On sait que "l'expediteur ne choisit plus son message au hasard: il le choisit parmi une certaine collection de messages possibles, mais a des raisons de choisir celui-ci plutot que celui-la. Son choix presente done une certaine specificite" (Bonsack, 1961:40). La notion de spicificite, empruntie eile aussi ä la theorie de Tinformation, peut ä son tour etre transportee du silence qui pr6cede le message au silence qui suit, pour d6terminer le role informationnel du regime. Celui-ci sera mesuri comme itant "la diffirence entre deux entropies: l'entropie qui precede le choix et l'entropie qui lui succede", done comme "le rapport entre deux classes: la classe des 6tats possibles avant le choix (une multitude de regimes supportant chacun une multitude de situations) et celle possible

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apres (un seul rdgime supportant plusieurs situations)" (Bonsack, 1961:40). On a montre jusqu'ici le röle du regime dans la construction du sens d'une unite signifiante; on pourrait maintenant continuer et esquisser le röle du rögime dans la combinaison des diverses unites entre elles pendant la lecture. Mais pour le faire ii faudrait auparavant jeter un regard sur le möcanisme ginöral de cette combinaison. En faisant &ho ä une ancienne distinction de Lessing entre arts spatiaux (peinture, sculpture) et arts temporeis (musique, litterature), distinguons ä notre tour deux types de lecture: la lecture accomplie dans le temps et la lecture accomplie dans l'espace. Aujourd'hui, l'idde qu'on se fait de l'oeuvre litt6raire en particulier et du texte, en gen6ral, releve d'une image spatiale sous-jacente. Dans la mesure ou le chercheur d6clare analyser et discuter un texte qu'il a dejä lu (comme Roland Barthes, dans SjZ), il se situe lui-meme au terme du processus de lecture et garde dans l'esprit l'image totale du texte, le r6sultat final de la lecture. Des lors, il deviendra possible d'assimiler la maniere de regarder un texte avec celle de regarder un tableau (ce n'est pas par hasard, d'ailleurs, qu'on peut dire aujourd'hui: lire un tableau): dans les deux cas on regarde une pluralite d'616ments signifiants presents simultaniment l'un ä l'autre et tous ä l'ensemble; ils 6tablissent entre eux des rapports mutuels, chacun construit son sens en fonction de l'autre. "Lire, a-t-on dit, c'est 6tablir ces connexions, interpreter chacun des 61£ments par rapport aux autres, varier toutes les combinaisons possibles et choisir entre elles". Les "structures" d'un livre, d'un texte, d'une oeuvre, qu'on se plait ä tracer, ä dessiner presque, sont 6norm6ment suggestives pour illustrer le modele spatial sous-jacent. A cette vision globale du texte, done du texte comme produit, opposons la vision de la production elle-meme; pensons ä la marche du lecteur au fil des pages cette marche parsemee d'interrogations, de doutes, de suspens, de projets: constitution lente des el6ments informatifs qui subsistent ä la fin; au texte qui est

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opposons le texte qui se passe: ä la lecture - interpretation, la lecture - decouverte, ä la structure, le processus dans ce qu'il a d'irräductiblement temporel. Essayons done de suivre la naissance de 1'information tout le long du processus de lecture en fonction de trois parametres: la progression temporelle de la lecture (t), sa progression spatiale le long des lignes 6crites (u), et enfin, sa progression informative (s). En fonction de ces parametres, ä un premier moment de la lecture (ti), une certaine unitö signifiante (m) donnera une certaine information (si); en continuant la lecture, on se presserait peutetre de supposer une nouvelle conjoncture possible d£finie par un 6tat different des trois parametres: ä un autre moment (ta), une autre s6quence signifiante (U2) donne une nouvelle information (S2). En rialite, si les deux premiers parametres de la nouvelle conjoncture pouvaient etre effectivement t2 et U2, l'information qui leur correspond ne pourra pas etre identifiee ä l'information nouvelle S2. Au moment t2 en ddcodant la sequence U2, le lecteur ajoute automatiquement l'information nouvellement obtenue ä l'information antirieurement donnöe (si) et les organise dans un systeme informatif inddpendant (si + S2) qui represente le contenu d'informations correspondant aux parametres (t2) et (U2). L'exploration, meme superficielle, de nos souvenirs de lecture suffit pour confirmer la justesse de cette remarque. Pensons, par exemple, ä la formation de l'unite signifiante que nous appelons "personnage". Tres couramment, au debut de son r6cit, l'auteur commence par decrire - ou construire si l'on prefere - ses personnages; cette description ne reste pas fixee ä l'int6rieur du chapitre oü eile a έίέ faite. Le nom du personnage l'dvoquera - ou mieux la contiendra, comme son sens - chaque fois que ce nom apparaitra le long du recit. Au fur et ä mesure qu'on avance dans la lecture, le meme nom s'enrichit de plus en plus en substance informative en int6grant ä son contenu ddja constitu£ tout ce que le personnage, fait et subit. Le sens de l'unit6 signifiante qu'est le personnage, räside dans sa possibilite de renvoyer simultanement ä l'ensemble des informations qui le concerne, constitui en systöme informatif. Le micanisme semantique du phenomene appelö suspens

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eclaire encore mieux la presence simultanee des informations donnies ä des moments difförents; ce ph6nom6ne est toujours le resultat de la combinaison de deux informations: une information donnee au moment meme du suspens, et une autre donnee k un moment ant6rieur, mais agissant en meme temps et comme de concert avec la premiere. II n'y a aucun suspens dans la Präsentation d'un individu s'avanyant dans un couloir vide; le suspens n'apparait qu'au moment ou cette information präsente est unie, dans une synthase simultan6e indifectible, avec une information anterieure precisant que l'assassin attend au bout du couloir. Le suspens ne peut etre expliqu6 par aucune de ces informations siparees, mais seulement par leur präsence simultan£e; il ne surgit qu'entre deux poles, comme une 6tincelle. Comme premier acquis de cette analyse, il faudrait observer que la lecture η'est pas simplement un enregistrement d'informations au fur et ä mesure qu'elles sont donnees. On ne peut pas etablir une parallele entre le developpement du parametre spatial (ui U2 U3 ... u n ) et un eventuel diveloppement du parametre informationnel (si S2 S3 ... sn). Tout au contraire, la lecture est un processus par excellence dynamique: les premieres informations commencent ä etre organisies l'une par rapport ä l'autre dans un systeme informatif; c'est ce systeme informatif que le lecteur porte le long des lignes pour lui faire assimiler les nouvelles informations, de telle maniere que, ä tout moment de la lecture, les informations donnees des le debut sont präsentes simultanement. Tandis que le parametre spatial connait une progression uniforme (ui U2 U3 ... u n ), le parametre informatif connait une progression acc616ree, Ui U2 (si S1 +

U3....

un

S2 (Si + S 2 ) + S3 (Sl + S 2 + S 3 ) + Sn)

les informations s'ajoutant les unes aux autres "en boule de neige", comme aurait dit Bergson dont les analyses sur la mömoire peuvent s'appliquer jusque la au processus de la lecture. Ces remarques präliminares ne font que justifier jusqu'ä präsent l'image d'un texte-tableau, dans la mesure 011 elles de-

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finissent le systeme informatif ult6rieur comme une synthese des informations ant6rieures. Toutefois, cette accumulation continue "en boule de neige" ne represente qu'une seule tendance de la dynamique textuelle, equilibree par une tendance inverse: la selection des informations. Supposons, par exemple, que Tinformation donn6e par une s6quence signifiante s'inscrit en faux contre une information anterieure. Comment procedera-t-on pour aboutir ä une synth£se non contradictoire ? A un certain moment du röcit, un acte coupable est attribue ä un certain personnage: conformement ä la tendance d'integration de la lecture, le systeme informatif du personnage et, par consequent, le systeme informatif du texte en gineral assimilent cette nouvelle information; toutes les autres informations contenues par ce systeme deviendront fonction de la nouvelle information et celle-ci ne pourra exister comme telle qu'en fonction des informations qui la pröcedent. Tous les actes et qualites antirieures du personnage et, consequemment, la position du personnage ä l'intörieur du systeme göneral du texte, seront rapportes ä ce nouvel acte et l'acte nouveau η'aura de sens que par rapport ä ses antöcedents. Mais la suite du recit montrera que 1'accusation initiale etait fausse; la presomption d'innocence devra remplacer dans le systeme du personnage la presomption de culpabilite. II y a toujours deux unites significatives qui doivent se combiner; leur mise ensemble n'aboutit plus ä une accumulation, mais ä un rejet; l'une des informations est exclue du systeme informationnel resultant, au ben6fice de l'autre. II apparait que, si formellement 1'assimilation d'informations se fait "en boule de neige", semantiquement certaines informations sont refusees en fonction des autres. Le sch0ma assimilatif t2 U2 S1 + S2

peut devenir aussi bien un schema exclusif t2 U2 Sl + ( - S 2 )

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Les consöquences de cette confrontation d'informations ne se limiteraient pas pourtant ä la simple elimination d'un des termes contradictoires. L'acte coupable attribui au personnage n'6tant pas une prisence solitaire, mais une composante du systeme gen6ral du texte, son ölimination et son remplacement par son contraire modifieront le systeme informatif du personnage en entier et, par consequent, le systeme informatif, l'6quilibre, du texte dans son ensemble. Ce principe d o m i n a t i o n est aussi un principe de modification des informations döjä acquises: le long du processus de la lecture, le lecteur est contraint de modifier souvent le systeme d'informations valide auparavant ou, si l'on veut, il est contraint de redcrire en quelque sorte le texte anterieur. On pourrait se reprösenter la progression de la lecture comme un passage d'un systeme ä un autre systeme difförent du premier quant ä son contenu informatif et ä son öquilibre, de celui-lä ä un autre encore different et ainsi de suite. II devient clair que le systeme informatif ulterieur et, par consiquent, le systeme informatif final, n'est pas la synthese totale de toutes les informations ant6rieures, mais, simplement, le produit de leur confrontation. En cours de route, beaucoup d'informations ont pu etre abandonnies, reconnues comme fausses et rejetees, beaucoup de systemes informatifs provisoires infirmis; le regard Αχέ sur le systeme informatif final ne comprendra pas ce balast censuri au cours de la lecture. Ce processus de s61ection, avec la modification retroactive qu'il comporte, introduit dans la lecture une nouvelle force agissante: l'incertitude. L'information nouvelle donn£e ä un certain moment 6tait rapportee au systeme qui la precede et qu'elle modifie; inversement, un certain systeme informatif peut etre rapporte aux informations encore inconnues qui le suivent et qui peuvent le modifier. Confronte ä cette possibilite de modification, le systeme informatif d'un moment perd son iquilibre: chaque information est menacie par une information ulterieure qui peut, soit Γέϋminer, soit seulement la modifier; chaque personnage, chaque situation, chaque parole, restent suspend us ä ce qui va suivre, baignent dans une p6nombre de doute.

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Les systemes qui se suivent le long du texte incorporent au milieu de leurs informations une certaine quantite d'incertitude. II faudrait pourtant remarquer que cette incertitude η'est pas entierement n6gative; eile prend aussi la forme positive du projet. A partir de l'information existante, le lecteur suppose le d6roulement ult6rieur de Taction, projette les systemes informatifs ä venir et, tout sp6cialement, le systeme informatif final. Done, un certain systeme informatif, dans son ensemble, aussi bien que chacun des 616ments qui le composent, en particulier, contient simultanement, avec les informations donnees positivement, l'incertitude, mais aussi bien le projet d'annihiler cette incertitude; son contenu affirmi est double par sa propre image transformee dans le futur. En revenant maintenant en arriere Ton s'apercevra que la description de la selection et de la reicriture r6troactive 6tait tronquee: l'apparition d'une information nouvelle et contradictoire modifie non seulement l'information riellement donnde, mais, en meme temps, tout cet amas imprecis, pourtant combien present, de projets et incertitudes, qui melent leurs fils dans le tissu meme du texte. Quel meilleur exemple pourrait-on trouver pour confirmer l'iquilibre instable du texte que le roman policier, ou, si l'on pr6fere, le recit detaille d'une enquete. Au debut, on commence par donner une certaine quantite d'informations: description des personnages, d'une situation et övidemment d'un crime. Tout de suite 0es informations ouvrent le champ conjoint de l'incertitude: chaque personnage devient un coupable presume mais aussi bien un innocent presume; chaque situation, chaque acte pourrait cacher quelque chose relatif au crime, mais pourrait aussi bien n'etre que ce qu'il paralt et ne rien cacher du tout. A son tour, cette incertitude ouvre le champ d'un projet: le lecteur organise les informations dejä donnees, en vue de pouvoir r6soudre l'6nigme et liquider l'incertitude. II distingue un coupable, evidemment un coupable suppose; cette decision est le point de depart d'une diminution de l'incertitude initiale remplacee par une solution projet6e, elle-meme encore incertaine: le coupable suppose s'installe dans sa culpabilite supposee, les autres personnages changent leur

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incertitude pour la certitude supposee de leur innocence; diverses situations montrent une face cachee, d'autres situations s'averent sans mystere, en un mot toute l'information donn6e est organisee dans un systeme informatif supposö, lui-meme baignant encore dans l'incertitude. Ce systöme projeti devient done l'image pr6sente du texte futur, image qui n'existe que comme projet susceptible d'etre infirm^ ou confirmi. L'intervention d'une nouvelle dicouverte, d'une nouvelle information, r6ellement donn6e, suffit pour modifier l'iquilibre fragile et compliquö de l'image pricedente du texte: un nouveau fait vient accabler un personnage pr6sum6 jusqu'alors innocent; le lecteur passe automatiquement ä la r66criture: on change tout d'abord de coupable qui est encore un coupable prisumi; en changeant de coupable, on change aussi d'innocents et par la suite on change la disposition genörale des 616ments pour expliquer le crime autrement, en fonction des nouvelles donndes. Le systeme informatif efFectif se modifie un peu: le systeme des projets, plus 6tendu, mais aussi infiniment plus fragile, change de beaucoup plus. Quant ä l'incertitude totale, dans laquelle toutes les informations baignent jusqu'ä la fin, eile connait des fluctuations d'intensiti: plus le projet propos6 a des chances d'etre vrai, plus l'incertitude baisse; mais plus bas eile est tombie, avec plus de force eile röapparattra au cas oü le projet s'avererait faux. Ce jeu de constructions projectives perpituellement reconstruites, de reecritures des informations antirieures par les nouvelles informations comme par les projets perpituellement refaits, d'incertitudes perpdtuellement fluctuantes, et, en meme temps, le suspens, l'önigme, le d6sir, les soup?ons, continuent tout le long du texte jusqu'au moment oü, ä la derniere page, la derniere information est donnie. C'est alors, seulement, que tout ce qui a έίέ doute devient certitude, et tout ce qui a έίέ mouvement devient forme. La distinction entre l'image spatiale d'un texte - le texte tableau et sa vision temporelle - le texte processus - ou si l'on pr£fere, entre le produit et sa production, est maintenant bien nette, chacune des deux hypotheses ayant montr6 ce qu'elle a d'inconfondible.

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Dans le premier cas, le Iecteur se donne tous les elements informatifs du texte a la fois: la combinaison se fait entre un etement et tous les autres 616ments, ant£rieurs ou posterieurs, ä la fois, chaque ölement £tant en meme temps fonction de tous les autres. Je cite au hasard: "lire c'est dicouvrir toute connexion d'un message ä l'ensemble du texte" (Jean Ricardou); "rapporter les 616ments entre eux et Iss el£ments ä l'ceuvre entiere" (Todorov); "vision simultan6e d'un d6roulement successif" (Jaques Roger). Dans le deuxieme cas, le Iecteur se donne les el6ments informatifs seulement par ordre d'apparition, Vun apres Γ autre: la combinaison ne peut plus se faire entre un element et tous les autres, car une grande partie de ces derniers est encore inconnue; eile se fera entre un element et les 61ements qui le pricedent, d'une part, et entre ce meme £16ment et les ilements imaginaires qui pourraient 6ventuellement le suivre. La possibilite de combiner tous les 616ments entre eux η'est inserie ä cette progression que comme son terme dernier, son resultat. Contrairement ä l'image spatiale qui est repetable, confrontant indefiniment les memes 616ments aux memes 61ements, la vision temporelle, du fait meme de sa temporalite, est irröversible. Elle ne peut apparaitre qu'une seule fois, eile reprösente la virginite du texte. Une deuxieme lecture comme une troisieme et une n 6me partiront du systeme informatif final d6ja connu; par consequent il n'y aura plus ni incertitude, ni doute, ni enigme: chaque information sera situee automatiquement dans le tableau d'ensemble; l'hesitation podtique sera remplacöe par la prevision scientifique. Dans ce qu'elle a de specifiquement temporel, la premiere lecture ressemble de beaucoup ä la vie: eile integre informations, projets, incertitudes, ä un systeme en train de se faire; eile les assimile par la suite et les 61imine, en partie, pour en integrer d'autres ä leur tour elimines, s'avangant imperturbablement, alternant assimilation et elimination; et ce, jusqu'au dernier moment oil les informations non assimilables sont rejeties, les projets et les incertitudes catalyseurs disparaissent difinitivement pour cider la place ä une structure informationnelle r£siduelle: son terme, mais aussi sa mort.

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Pour qu'elle puisse etre complete, cette description g6nerale des micanismes de la lecture, devra etre interpretde aussi du point de vue du rigime de la lecture. On avait vu auparavant que la combinaison d'informations ne se fait pas aveuglement en entassant ou en situant, si Ton prefere - une information apres l'autre par ordre d'apparition, que l'image de la "boule de neige" ne rend compte que d'une seule direction du dynamisme de la lecture. La lecture n'ötant pas seulement assimilation, mais aussi bien 61imination, on est amenö ä supposer une certaine rationalitö sölective qui discerne les 616ments assimilables des 616ments rejetables. La lecture ötant aussi projection de son döveloppement futur, il faut aussi affirmer une rationality projective qui puisse construire un futur de la substance du present. En d'autres termes, la construction de sens reconnue intuitivement ne peut se faire sans l'intervention d'une logique ext£rieure au texte, mais intrinseque ä la lecture. Dans la mesure ou cette logique serait universelle, on pourrait d6crire la combinaison d'informations en termes invariants: elle comporterait invariablement les memes assimilations, les memes exclusions, les memes types de projets. Cependant, l'universalitd de la logique combinatoire n'est qu'une hypothese idiale; en rialite, l'opirativit6 semanrique qui met le message en rapport avec un certain plan r6f6rentiel pr6existant lui dicte aussi le diveloppement logique specifique ä ce plan referentiel. La combinaison d'informations sera difF6rente selon que la lecture sera dirigee par la logique combinatoire du monde reel, par la logique po6tique, par la logique grammaticale, ou par un quelconque autre type de logique. Passons en revue quelques exemples de modifications des combinaisons. La logique du r6el et la logique poetique n'ont pas les memes principes de contradiction et n'auront pas, par cons6quent, les memes principes d'exclusion. Dans un poeme en prose "Histoire" Rimbaud parle des deux morts consecutives de son personnage: selon la logique du monde r0el, cette double mort est inadmissible, le systeme informatif du texte devrait pouvoir exclure l'information fausse sur l'une des deux morts ou se resigner ä un non-sens. La logique poitique peut interpriter la mort seulement comme un acte symbolique, comme

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une fin partielle, et assimile sans contradiction les deux morts ä l'interieur d'un meme systeme. Le lecteur, guid£ par la logique d'un röcit röaliste, aura beaucoup de peine ä lire un roman comme le Labyrinthe de Alain RobbeGrillet ou ä voir un film comme Vannie derniere ά Marienbad. II faut un immense effort d'attention, de mimoire, et d'interpretation pour pouvoir trouver une collision reelle dans ces recits et, en fonction de cette cohesion, decider des contradictions, des exclusions, des assimilations; le rösultat de cette maniere d'interpreter: les interpretations röalistes les plus forcies voisinent avec la constatation de non-sens. Seule la logique poetique - selon ses propres lois, beaucoup plus libres que les lois du reel - peut admettre des informations par ailleurs contradictoires. Appliquies au meme texte, deux intentions difKrentes impliquant deux logiques different es peuvent arriver ä des constructions sdmantiques aussi 61oign6es l'une de l'autre que l'est le sens du non sens. Ces differences dans l'exercice de 1'exclusion impliquent aussi des differences dans l'exercice de la reecriture: la logique du reel plus tentee de trouver des contradictions et de prononcer des exclusions oblige le lecteur ä des Ventures plus nombreuses; la logique du symbole dont les rdgles sont beaucoup plus laches, reduit le nombre de reecritures et accepte plutot une assimilation globale des informations. La constitution d'un projet sur les suites possibles d'une action peut aussi se modifier en fonction de 1'intention du lecteur et de la logique qu'elle implique: meme ä partir d'un meme systeme informatif initial, le lecteur construira differemment les suites selon qu'il s'agira d'un roman policier ou d'une enquete reelle. Dans le premier cas seul un des personnages dej ä presentes peut etre coupable et le projet sera constitue ä partir de l'un d'eux. Tout au contraire, dans le deuxteme cas, le lecteur pourrait projeter l'innocence de tous les suspects et attendre 1'intrusion necessaire d'un coupable de l'extirieur. Si, des le dibut du recit, un personnage est trop accabl6 de soup^ons, la logique du rdel le pr6sente comme un £ventuel coupable et imagine les suites en fonction de cette culpabilit6; tout au contraire, dans un roman policier, cette accumulation de preuves ne peut etre qu'une presumation d'innocence.

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Le personnage innocent6 au dibut peut le rester selon la logique du r6el, mais il devient doublement suspect selon la logique du roman policier. Parallelement ä ces variations de projet, on peut constater une variation de l'incertitude qui est partie prenante dans la lecture. Cette incertitude est moindre dans un roman policier: on sait que le coupable sera döcouvert, on sait que le rösultat de l'enquete, le denouement du roman est difinitif; eile est plus grande dans le cas d'un ricit röel qui n'aboutit pas nicessairement ä une conclusion et qui peut tres bien däboucher sur une erreur judiciaire. On peut conclure, ä partir de ces analyses, que, en döpit de la chafne continue des mots, les informations qu'un texte donne sont par elles-memes disjointes et ne peuvent etre röunies que par l'intermödiaire d'une logique combinatoire. Et comme il y a plusieurs logiques, la mise en systeme continuelle (avec les projets, doutes, soupgons, etc. qu'elle comporte) et finale des informations donnees par le texte sera contrainte de changer selon qu'on aura changö de logique. II devient maintenant possible de döcrire la combinaison des unitis signifiantes au cours du processus de la lecture, en prenant en considiration les memes trois niveaux d'articulation du sens et les memes trois types de choix que pour la constitution du contenu informatif de chaque unite prise ä part. Le premier niveau est evidemment le niveau linguistique et le premier choix, c'est le choix d'un code linguistique. Par l'intermddiaire de ce code, on interprete les combinaisons conformdment ä la pertinence grammaticale de la langue choisie (accord, etc.) et on rejette - comme incapable d'arriver au sens - les combinaisons etrangeres ä cette pertinence. Le deuxieme niveau - et c'est le niveau qui nous int6resse ici le plus - c'est le niveau semantique et le deuxieme choix, c'est le choix d'un rdgime entre plusieurs rigimes possibles. Ce code regie aussi bien la combinaison des mots dans une phrase que la constitution et la combinaison de ce que Roland Barthes a appele "les signes sup6rieurs ä la phrase".

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Thioriquement, une infinite de combinaisons serait possible; cependant chaque rögime a sa propre logique combinatoire, sa propre maniere de construire un systeme informatif ä partir d'elements söpares; les eventuelles combinaisons qui ne se laissent pas comprendre par Γ intermediate du regime choisi sont 6cartees comme n'ayant pas de sens. La distinction entre les manieres de combiner des regimes apparait mal quand il s'agit de textes qui se laissent interpreter selon plusieurs regimes. Racine est accessible aussi bien ä Interpretation röaliste de Picard qu'ä l'interpr6tation symbolique de Barthes. Cette distinction devient particulierement frappante lä oü le texte ne peut etre decodö qu'en fonction d'un certain regime et reste inaccessible pour d'autres. Ainsi, la poösie moderne presente dans sa grande majorit£ des combinaisons qui restent un non-sens tant qu'on essaie de les d6coder selon le regime du langage courant, mais deviennent parfaitement intelligibles quand on dicode selon un regime poötique. Le troisieme niveau, c'est le niveau de la situation: en fonction de sa personnalit6 et de son 6tat d'esprit, le lecteur peut trouver, surtout au niveau des signes superieurs ä la phrase, des combinaisons personnelles. Toutefois ce choix reste limite par le choix d'un rdgime fait ant6rieurement.

5 L'intervention d'une nouvelle condition du sens - le REGIME peut avoir des repercussions assez importantes sur la pratique semantique et hermeneutique. On sait que beaucoup de disciplines appartenant aux sciences de l'homme, et notamment la metalittörature, partent d'une 6tude directe des textes, des "textes-en-soi", pour arriver au sens, ä l'information. Une pareille demarche suppose pr6cisement la motivation totale du sens par la forme linguistique du texte. Cependant, cette motivation s'est aver6e incomplete: du point de vue linguistique, la relation entre un texte et un r6gime est entierement arbitraire et, implicitement, la relation entre un texte et une information deviendra en partie

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arbitraire. Dans ces conditions le texte-en-soi ne pourra etre objet d'0tude independant que pour la linguistique tout au plus. Pour la simantique le texte-en-soi η'est que pure virtualiti, une substance verbale non inform6e, nibuleuse, encore plus nibuleuse que ne l'etait pour Saussure la pens£e avant le langage. Seul un r6gime, disignant le fonctionnement du texte, par opposition ä son fonctionnement linguistique et surtout ä d'autres fonctionnements semantiques possibles, pourrait donner une forme ä cette virtualiti, transformer la forme linguistique en information. Si l'on se servait ä ce sujet d'une comparaison philosophique, on pourrait dire que "le-texte-en-soi" est similaire k la "chose-en-soi", au noumen qui en tant que tel reste en dehors de notre ροιΐέβ et ne se rivele que dans des constructions ph6nom6nales, r6alis6 selon des principes α priori les principes d'un r6gime en l'occurrence. Le but de la recherche sdmantique pourra etre pr6cisement l'etude des differents regimes - comme codes, possibilites intersubjectives du sens - en dehors de toute application effective, de meme que le but de la recherche linguistique est l'itude du "code linguistique", de la "langue" en dehors des ev6nements concrets constituant le phenomene "parole". L'herm6neutique mise au point par cette semantique ne prendra plus comme objet d'ötude l'uniti "texte" mais l'unite "texte-regime". C'est un critöre extraformel, une convention implicite entre emetteur et lecteur, ou entre les lecteurs, qui decide du choix precis d'un certain regime pour un certain texte et constitue cette nouvelle unit6 d'une maniere necessaire. Ce choix sera traite plus tard, ä propos du cas concret que repräsente la Littirature. Pour l'instant, le but de l'analyse 6pist0mologique a et6 surtout critique: opposer ä la conception d'une motivation immediate du sens par son texte, la conception d'un sens en partie arbitraire. A partir de cette critique l'interet du m£talitt£rateur pourra etre deplac6 du texte, et les problemes concernant l'6tude de la littirature et de la littiraritö pos6s d'une maniere differente.

II LA LITTERARITE

1 Si la question de la litteraritö asi longtemps embarrasse le chercheur, c'est qu'elle 6tait mal formutee, et, par cette formulation, mal orientöe. En se demandant ce qui fait d'un message verbal une oeuvre litteraire, le chercheur parle d'un savoir dejä acquis: il sait que le texte ä analyser est un texte litteraire. C'est d'ailleurs l'habitude de chaque lecteur: loin de choisir un livre au hasard dans sa bibliotheque et de se rendre compte, par la suite, et en fonction de certaines particularites formelles, qu'il s'agit d'un livre litt6raire, le lecteur choisit son livre ä dessein. II veut lire de la litterature et avant de commencer sa lecture il sait que c'est bien un livre litt6raire qu'il va lire. Remarquons done que, dans le processus τέεΐ de la lecture, l'approche concrete d'un texte quelconque est precedee par une connaissance globale de la qualite semantique du texte en cause. Cette information, qu'on minimise jusqu'ä l'oublier, agit comme un signal: eile diclenche automatiquement le fonctionnement d'une compdtence sömantique specifique du lecteur; c'est en fonction de cette competence qu'ä la surface indifferente du "texte" un sens, qu'on appelle littöraire, sera construit. Le chercheur ne trouvera dans le texte que ce qu'il y aurait depos6 lui-meme sans s'en rendre compte. Seulement la possession d'un nouveau r£gime spicifique pourra gommer les autres possibilites d'information d'un texte et faire d'un quelconque ecart un procid^, d'une quelconque structure narrative un fait

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esthetique, d'un objet un symbole, d'un mot tout un champ connotatif. Seule la competence spdcifiquement iitt6raire peut nous faire comprendre poetiquement ce qui ne serait autrement que pure platitude (un coup de d6s jamais...) ou 6ventuellement nonsens. Par ailleurs qu'on ne s'etonne pas de voir qu'une force s6mantique de rampieur au regime puisse rester mfcconnue; qu'on se souvienne plutot - la "lettre cach6e" d'Edgar Poe le montrera meme aux plus röticents - que nous avons le plus de peine ä saisir et ä conceptualiser ce qui est le plus evident: le r6gime litteraire reste m£connu, non pas parce qu'il serait trop cache, mais precisöment parce qu'il est trop en vue; non pas parce qu'il serait trop loin, mais parce qu'il est trop ρ res; non pas ä cause de son eventuelle obscuritö, mais ä cause de sa parfaite transparence. Telle qu'elle 6tait formulöe, la question de la litterarit6 empeche le chercheur de voir la r6ponse, precisement parce que cette reponse n'est pas un fait ou un autre que l'on peut voir sur le champ littöraire, mais eile est la condition de la vue, sinon la vue littöraire elle-meme.

2 S'il est vrai que - selon l'expression de Potebnia, pere des formalistes - "la litterature est un evenement de la vie de la langue", il apparait maintenant avec evidence qu'elle est beaucoup plus que cela. La littörature est un fait de la vie du langage, de meme que l'homme est un fait de la vie des cellules; mais, il serait aussi impossible de trouver la litt6rarit£ de la litterature au niveau de sa composante linguistique que de trouver l'humanit6 de l'homme au niveau de sa composition cellulaire. Aucune recherche quantitative des proc6d£s, figures, structures, ne pourra atteindre la litteraritö; on ne peut la trouver qu'au niveau d'une Evaluation qualitative du fonctionnement habituel du langage, au niveau d'un regime sp£cifiquement litteraire. Cependant, meme si la presence d'un pareil regime s'impose comme une certitude mith6orique, mi-intuitive, on ne pourra en parier vraiment, comme

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d'un fait, sans avoir auparavant, au moins, esquiss6 sa description. Cette täche - il faut le reconnaitre - est de beaucoup facilitde aujourd'hui car le pouvoir du r6gime littdraire de modifier le fonctionnement s6mantique habituel du langage atteint son point maximal: la tautologie. Si 1'on regarde Involution de la litterature europeenne, et de l'art europöen en gineral, du XVIIe siecle ä nos jours, on pourra constater deux processus inverses: le premier consiste en une diminution progressive des contraintes et marques formelles qui distinguaient un message litt6raire d'autres performances verbales. Par rapport aux contraintes formelles classiques imposees aux faits littöraires, chaque 6cole po6tique ultirieure accomplit un mouvement de liberation. Apres la tragedie classique avec ses trois unitds, le drame romantique sans unites; apres la distinction nette des genres au XVIIIe, l'amalgame contemporain; apres la prosodie stricte au XVIIe, une prosodie plus libre au XIXe et la fin de la prosodie avec le poeme en prose symbolique, etc. De ce point de vue, le texte classique etait 1'objet ideal de l'etude formelle, la poiticite d'un message 6tant visible et tangible meme pour un quelconque Monsieur Jourdain ("ce qui n'est point vers est prose, ce qui n'est point prose est vers"). Au cours de cette ivolution, les textes se d6robent de plus en plus ä l'etude formelle. " Le processus de la distinction toute rhetorique prose et po£sie a beau avoir έίέ fait depuis longtemps, la majeure partie des etudes s'inspirant des methodes les plus modernes des sciences humaines prennent finalement comme reference des textes versifies", remarque, ä juste titre, J. C. Coquet (1971 : 27). Paiallelement ä ce processus visible, il y a un second processus qui l'accompagne en sourdine: Taction du regime sp6cifique ä ces textes, minime au XVIIe siecle commence ä augmenter de plus en plus. Plus les marques formelles ont tendance ä döcroitre, plus la Evaluation semantique des messages litt6raires par rapport au fonctionnement habituel est grande de telle maniere qu'avec le temps la litt6rature gagne sur le plan semantique ce qu'elle perd sur le plan linguistique. La tautologie dont on a parte, terme de cette evolution, c'est le

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ready made, c'est-ä-dire l'objet qui devient art parce qu'on l'appelle "art" ou, en Γ occurrence, le texte qui devient "litt6rature" simplement parce qu'on l'appelle "littirature". En plus clair, le ready made est un objet (un peigne, une έρέβ, une paire de bottes, un miroir) pris tel quel et exposä comme oeuvre d'art. Son iquivalence sonore, la "musique concrete", est un enregistrement de bruits quotidiens donnes comme synthase esth6tique: musique. Son äquivalent poitique: les poemes de plus en plus nombreux aujourd'hui qui sont pratiquement identiques ä un texte de journal ou ä une conversation quotidienne. Une anthologie de ce type de poemes comprendrait des noms illustres: Apollinaire, Francis Ponge, Eluard, Prevert, Rene Char ... Le caractere littiraire de ces poemes ne peut etre explique que par l'existence d'un regime spöcifique dont ils deviennent la preuve la plus 6vidente. C'est pourquoi la description de la transformation sämantique d'un texte contemporain quelconque en texte poetique eprouve au mieux le r6gime littiraire contemporain et peut aussi le decrire en action. Dans son ouvrage La structure du langage poetique, M. J. Cohen fait un texte significatif: il prend un texte dans un journal du soir, le met en page selon le modele poetique et constate par cela meme un debut de podtisation. "La phrase n'est d6jä plus de la prose, les mots s'animent, le courant passe comme s'ils etaient prets ä s'eveiller de leur sommeil prosai'que". (1966:77-78). Cette transformation ressentie intuitivement et ddcrite en termes mötaphoriques seulement est attribuee exclusivement aux vertus de la mise en page. En röalite cette mise en page n'est rien de plus que le signal annon?ant "poesie" et reveillant le fonctionnement d'un regime poetique. Le texte - "Hier, sur la Nationale 7, une automobile roulant ä cent ä l'heure s'est jetee sur un platane. Ses quatre occupants ont et6 tues." - devient: Hier, sur la Nationale 7, une automobile roulant ä cent ä l'heure s'est jetde sur un platane. Ses quatre occupants ont etd tu6s.

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Le texte accepte deux lectures differentes selon deux r6gimes diffirents. "Une automobile" - regime referentieh dans un journal on est habitu6 ä trouver des informations sur des faits rdels qui transcedent le texte qui les dit et existent independamment de lui. Le mot se tourne vers un r6f6rent concret, quoique lointain, appelle une certaine automobile, unique, identifiable dans sa materialite. Cette information, ce rapport entre le mot et la chose, donne le sens du mot. D'autres informations pourraient s'y situer; le numiro de la voiture, sa marque, son etat technique, etc. Regime littiraire: Selon le bon sens et selon la statistique, le langage serait cens6 itablir ce rapport univoque entre le mot et la chose. Le regime littiraire modifie ce rapport avec le monde. Le mot cesse d'identifier une quelconque automobile. "L'automobile" perd ses attaches avec son r6fi£rent reel. En refusant de porter des informations objectives, de respecter sa convention avec le monde, ce langage deviendra le porteur d'un autre type d'information valable. Autour du texte littiraire, le rigime litteraire tisse des cercles d'expression simantique de plus en plus grands qu'il faut combler. L'ceuvre feint de parier d'un individu, mais on y voit des affirmations sur l'espece. Le mot constitue son sens en etablissant un rapport direct avec un archetype. Dans des actes concrets on voit "Facte", dans un individu le groupe, la classe, l'essence: le destin de l'humanite dans les avatars des imbiciles de Beckett. "Moliere a peint l'Avare, moi j'ai peint Γ Avarice" disait Balzac ä propos du Pere Grandet. "Une automobile" designe Γ Automobile et tout ce qui sera dit sur cette automobile sera reporte sur toutes les automobiles lancees dans leur course folle ä travers les routes de France et du monde. La dinotation habituelle s'estompe en faveur des connotations. L'automobile, rattachee ä la terre dans le rigime journal, se libere de l'impiratif de la chose et doit informer sur ses parentes semantiques. Auto: automate, automatisation, automatique, automitrailleuse mobile: mobilite, mobilisation. Le mot comprend dans sa sphere sömantique: la technique, la civilisation contemporaine, industrielle organisee presque militaire-

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ment et envahissant violemment ce qui lui rösiste. Α cause de cette distorsion dont il est l'objet, un texte dit litt6raire donnera des informations sur un second plan cach6, sur autre chose que lui-meme. La parole littöraire tient aussi de la fable, de la parabole et de l'initiation; eile articule devant nous les ombres d'une r6alit6 autre qui s'y cache et s'y revele en meme temps, comme les idies de Piaton dans le sensible quotidien. "II est aussi raisormable de reprösenter une espöce d'emprisonnement par un autre, que de repr£senter n'importe quelle chose qui existe riellement par quelque chose qui n'existe pas", disait Camus en citant Daniel Defoe. La Peste sera le communisme, le nazisme, le totalitarisme, le mal... Le "Proces" sera la justice imp6riale, I'Eglise, la sociite, le monde... L'automobile sera le nom concret d'une autre force, d'une force occulte, du Mal, qui, dans le monde moderne, aux dires des philosophes et des penseurs surgit aujourd'hui de la machine et du m6tal. Dorenavant le texte pourra etre traduit en termes moraux et mötaphysiques. Outre ces informations symboliques, produites par le transport s£mantique de l'"automobile" dans differents registres de signification, le mot informe aussi sur ce transport lui-meme; il le fait valoir comme sens et proced6. L'information finale n'est done pas le "mal" comme dans un code chiffri, mais e'est le passage aboutissant au couple "automobile-mal", l'automobile reprdsentant concret du mal; le mal, moteur cachö de l'automobile. Le but et la joie du texte sont dans la dislocation du riferent et l'envol de l'automobile. Le mot dans sa mat6rialit6 linguistique, le mot en tant que support d'information reste inchange et pourtant son sens, l'information qu'il offre, sont tout ä fait differents. "Ce sont les memes mots, disait Paul Valery, mais du tout les memes valeurs." "Roulant ä cent ä l'heure" - regime referentiell le syntagme informe sur la vitesse pröcise de la voiture au moment de 1'accident. - regime litterairei le syntagme n'informe qu'au niveau de sa connotation: grande vitesse qui augmente vers 1'immense; l'image des centaines d'automobiles sur les routes, les bolides dans la

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course du Mans, les poursuites au cinöma; et de lä, "La Vitesse", le rythme infernal de la vie moderne dans la rue, dans les couloirs du m6tro, ä la chaine... Le message informe aussi sur sa prösence phonique et sur ses euphonies qui passent inapergues dans le journal: l'ordre des accents, la succession reguliere des Α et des Τ - roulant ä cent ä l'heure A-T-A-T-A) suggerent le mouvement ineluctable. "s'est je tee" - regime referentiel: informe sur Taction reelle de la voiture. - regime litteraire: au niveau de la pr6sence phonique apres la montee du vers precedent, on assiste ä une rupture brusque qui, sur le plan semantique, se traduit par la catastrophe et la panique. "sur un platane" - regime referentiel: la meme orientation vers le r6f6rent. - regime litteraire: "le platane" traverse exactement les memes champs de signification que l'automobile, mais il se realise comme l'antagoniste de celle-ci. Isole dans le texte comme dans les champs, il porte en lui la grandeur et l'impassibilite sereine de la nature. Toute une philosophic et toute une litterature de la fin du siecle dernier viennent construire un sens pour ce mot. La pollution des grandes villes industrielles, la corruption morale qu'elles comportent sont mises en echec par le retour ä la terre, ä la nature. "La nature vous attend dans un silence austere"... Au niveau metaphorique: un conflit secret, entre l'automobile avec son cortege de bruits et de ferraille, et le platane comme symbole de la paix retrouvee. Purete et pollution, paix et tourment, herbe et ferraille, vert et gris, chaumiere et gratte-ciel, honnetetö et corruption, les dilemmes de notre civilisation au carrefour et ä l'heure du choix. "ses quatre occupants ont ete" - regime referentiel: Le syntagme aurait ete complete avec le mot laisse en suspens. - regime litteraire: Cette nouvelle coupure dans le rythme normal de la phrase, au bout d'une courbe ascendante, arrete la respiration, le doute, les questions, le mystere. "tues" - regime referentiel: Avec le syntagme pr6c£dent le mot informe sur le resultat de l'accident.

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- regime litteraire: Le mot tombe brusquement, comme une sentence. Au niveau metaphorique, c'est le denouement du combat dont notre contemporain est l'enjeu, la fin de l'aventure. La mort, physique et spirituelle, attend au bout du chemin et met un point ä une ambition de dimesure. Lieu de miditation; Lieu d'avertissement; Lieu de reve: les danses macabres des anciens cimetieres, les cadavres döcomposös qui effrayaient Villon; le cräne du pauvre Yorick, et tout ä la fin, auprös des cadavres et des charognes, l'ouverture vers la substance de la forme et de l'essence divine, de tous ces amours qui se decomposent. Cette maniere de d6ployer le sens doit etre comprise non pas en tant qu'elle assume une interpr6tation concrete apposee k d'autres interpretations, mais en tant que possibilitö d'interpritation s'opposant ä d'autres possibilites d'interpritation, comme la description d'un regime s'opposant ä d'autres rögimes, et notamment au r6gime r6f£rentiel de la conversation courante. 3 Le regime litt6raire contemporain est la perspective semantique ou toutes les oeuvres litt6raires livrent actuellement leur sens et deviennent ce qu'elles sont. Cependant, parce que la conciliation entre "toutes les ceuvres litteraires" et "actuellement" pourrait sembler bizarre, sinon meme incorrecte, il est n6cessaire de l'expliquer. Nous sommes habitues, par une histoire de la litt6rature un peu trop pressee ä situer chaque ceuvre litteraire dans la p6riode ou eile fut öcrite, d'en faire en quelque sorte la ρΓορπέίέ legale et definitive de cette 6poque. Cette habitude trahit une meconnaissance du Statut historique du texte littiraire et son assimilation au Statut genöral de la grande majoritö des textes. Communöment, une relation univoque röunit un texte ä 1'ensemble historique qui la produit: le meme ensemble est proprietaire des memes textes, les memes textes appartiennent ä un seul ensemble et ä lui seulement. Si une autre epoque accepte

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des textes du passe, eile les analyse seulement en tant qu'objets historiques, porteurs d'un sens historique. En effet, certains ouvrages de mödecine du Moyen Age sont pr6sent6s au X X e stecle, mais ä titre different des traites sp6cialis6s des mödecins contemporains. Ces textes-lä ne guident pas la pratique mddicale et n'intöressent plus le praticien; on les emploie seulement pour la reconstitution d'une epoque ensevelie, ils Interessent l'historien des sciences; la midecine et l'histoire de la medecine ne se confondent pas, mais menent seulement une existence parallele: les textes de medecine mödiövale sont pass6s d'un des champs dans l'autre. Remarquons cependant que cette relation essentielle qui relie un texte ä son ensemble d'origine et ä son epoque, ne s'applique pas ä la litterature ni ä l'art. L'oeuvre n'est pas attachie ä une seule et meme öpoque: tout au contraire, eile voyage d'epoque en epoque, en se faisant assimiler par differents ensembles au meme titre que les creations de ces ensembles eux-memes et nullement ä titre historique. Pour la conscience "litteraire" d'un moment, les points de repere qui illustrent le ph£nomene sont toujours les "classiques", les autorites. Tout au contraire, les creations

contemporaines

restent toujours en marge: leur valeur est encore incertaine et reste ouverte ä la critique et ä la discussion. Homere et Horace n'ötaientils pas les grands maitres d'un terrain oü Racine etait condamni ä passer "comme le cafe" ? Aujourd'hui meme, on donne un sens au mot litterature en pensant d'abord ä Shakespeare, Dostoi'evski, Baudelaire - piliers et certitude -

ensuite seulement ä Eugene

Ionesco ou Alain Robbe-Grillet sous le benefice du doute. D e meme, lorsqu'on dit "musique", on pense ä Mozart et ä Beethoven avant Karlheinz Stockhausen et Anton Webern, quand on dit "peinture", les points de reference sont Raphael et Monet avant Mondrian. II est erron6 de confondre les 6v6nements qui ont έίέ et sont partis avec leur temps et ceux qui subsistent et continuent de signifier; il est hasardeux de vouloir comprendre les seconds comme s'ils appartenaient ä la catigorie des premiers. L'histoire peut et doit etre interrogee non seulement dans ce qu'elle a έίέ, comme

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nous le prescrit l'habitude, mais aussi dans ce qu'elle a laiss6. Mise entre parentheses en tant que succession d'6v6nements indöpendants, cette histoire divient objet d'analyses comme traces si l'organisation de ces traces donne une nouvelle synthese fonctionnelle. Les objets anciens, d6pouill6s de leur sens originel, s'organisent dans des systemes nouveaux: chaque element ne vaut que par sa place et son sens dans le systeme actuel. Nous hiritons plusieurs representations picturales. L'analyse archöologique r6vele facilement leurs sources difFörentes, leurs fonctions diverses au temps originaire. Ces representations peintes sont enlevees de partout: de la caverne prdhistorique, de l'eglise, du chateau, de chez l'amateur; on les apporte au mus6e. Le "musie" n'est pas - comme on pourrait le croire - un lieu privil£gi6 trans-historique oü les curieux et archeologues viendraient contempler des vestiges; au contraire, il est un fait pleinement historique, le resultat de notre sens esthdtique, de notre idee de l'art. Indifferentes ä leurs fonctions originaires les representations picturales s'y recomposent ä l'intdrieur du goüt et des principes du contemporain: elles cessent d'etre des objets magiques, des transparences divines, des portraits de famille et deviennent exclusivement des ceuvres d'art. Dans une salle de concert, la diversite des oeuvres qu'on joue n'a pas pour bendficiaire l'historien des formes sonores, mais le melomane, cherchant son plaisir sans se soucier des effets rituels ou religieux qu'eurent jadis les objets de sa joie actuelle. On peut parier de la littdrature comme d'un ensemble synchronique total, systdmatiquement organise, mais, neanmoins independant de tout pass6. Dante y coexiste avec Soljenitzine, Sophocle avec Racine, Shakespeare avec Prevert, Homere avec Victor Hugo. Les ceuvres sont en perp6tuelle interd6pendance et s'y influencent non seulement dans le bon sens de la succession temporelle, mais aussi ä contre-courant historique. Mallarme eclaire Baudelaire aussi bien que Baudelaire 6claire Mallarmö. Le secret de construction, la clef de voüte de cet 6difice familier, c'est le r6gime litteraire: en imposant aux oeuvres une meme pers-

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pective s6mantique, ce regime realise Γ Unitέ de la literature, mais aussi Γ unite de la m£talitt0rature, permettant un discours theorique et critique homogene. II reste pourtant le probleme du Statut pass6 des ceuvres aujourd'hui litt6raires, le probleme purement historique; mais ce probleme est distinct de l'explication synchronique des ceuvres et sera traiti ä part.

4 Les conditions thöoriques sont maintenant röunies pour essayer de difinir ce discours ideal qui serait effectivement "science de la litterature"; ce qui veutdire qu'il sera capable d'une part de prendre en charge, par delä les 6v6nements litteraires individuels, le phönomene "litterature" lui-meme dans sa specificite propre, et d'autre part qu'il trouvera moyen de le decrire objectivement, par delä la subjectivite plus ou moins declaree des lecteurs et des lectures. II est aussi courant que facile de contester ä certaines disciplines - philosophie, thöologie, esthötique et evidemment mötalitterature - la possibilite d'etre science. Mais, on peut se demander sur quoi pareille contestation pourrait reposer. II est vrai que la velleit6 scientifique semble aujourd'hui non seulement pretentieuse, mais aussi imprecise: le mot "science" souffre d'un deplacement deroutant, d'une denotation stricte vers quelque connotation prestigieuse. Certaines disciplines, theses, doctrines, programmes, s'attribuent facilement l'appellation de "scientifique" comme une sorte de galon leur donnant Γ eclat et la force des sciences exactes (le marxisme n'est-il pas une vision "scientifique" du monde?). Cette facilite η'a d'ögal que celle de marquer les theses adverses de "non scientifiques", accusation beaucoup plus imposante que l'ancienne accusation de fausseti aujourd'hui ρέπιηέβ. Le mot "science" pourrait ne signifier qu'une ambition supplementaire et en quelque sorte vaine. A u niveau de la dinotation, la situation devient un peu plus

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claire pour autant et il n'est pas difficile de voir ce que la contestation de toute m6talitt6rature — science peut avoir de fragile. Cette contestation commence par supposer l'existence d'une activity transcendante immuable: la Science; elle permettra une viritable censure diductive et prononcera des exclusions: telle discipline est conforme au modele, telle discipline ne l'est pas, ce n'est,pas une science. En r6alit6, comme le consigne Dominique Lecours, "parier de la science en giniral comme d'une entit6 qui pourrait elle-meme se prendre pour objet, c'est supposer qu'on puisse traiter ensemble des pratiques scientifiques distinctes comme une rialiti homogene, constituant au moins en droit, l'uniti d'un tout indiffi6renci6 ... En attribuant ä cet ensemble l'unitö d'un tout, ce pr6suppos6 r6sorb6, annihile imaginairement la realite de ces pratiques qui r6side dans leur distinction" (1972: 9-10). L'approche concrete des sciences, qui ont fait leur preuve et sont unanimement reconnues comme telles, montre immediatement ce que cette totalisation, et surtout cette censure ont d'arbitraire. La physique n'est pas une science dans le sens ou la biologie est une science; l'histoire et la paleontologie ne sont pas des sciences dans le sens oil la biologie et la physique le sont. On ne pourra ni censurer ni exclure une de ces disciplines au nom de l'autre, chacune pouvant justifier d'une emprise propre sur le reel. L'idee de science est une id6e construite inductivement et toujours susceptible de s'enrichir, par cette meme voie inductive, avec l'apparition de nouvelles sciences. N6anmoins, cette dispersion ayant son revers, si le mot "science" n'est pas univoque, il n'est pas non plus absolument öquivoque, mais analogique: toute nouvelle activiti scientifique doit justifier d'une emprise spicifique et adequate sur le r£el. II est done parfaitement possible de parier d'une science de la litt6rature, pourvu qu'elle puisse se justifier de son objet propre et de l'univocitö de son approche. On serait tent6 de dire que l'objet d'ötude recherch6, c'est la littdrature, et qu'elle l'a toujours όίέ; mais on ne ferait ainsi que jouer sur les mots, la question dtant pröcisdment de savoir comment la litterature devient objet de science. Rappelons ici une fois de plus le malentendu auquel ce mot d'"objet" expose: les "objets"

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concrete qui tombent imm6diatement sous nos sens - les pierres, les arbres, les animaux - ne sont et ne peuvent pas etre "objets" pour les sciences; il le deviennent seulement en traversant certains champs de lois gdnirales: physiques, chimiques, biologiques. Ce sont ces champs de lois, conditions de possibility de chaque "objet imm6diat", qui constituent 'Tobjet" des diffSrentes sciences. "II n'y a de science que du g6n6ral," a-t-on dit. A son tour, la littirature se präsente comme une collection, un amas d'objets dispers6s: les textes. La räflexion metalittöraire est centräe sur ces objets avec l'illusion d'ipuiser le tout en itudiant l'une apräs l'autre ses composantes, mais sans aucune possibility de traiter ce tout comme un discours independant et spöcifique dont les ceuvres ne seraient que la manifestation. Pourtant, comme le remarque, ä juste titre, Roland Barthes, "l'oeuvre, l'auteur ne sont que le dipart d'une analyse dont l'horizon est un langage: il ne peut y avoir une science de Dante, de Shakespeare, de Racine, mais seulement une science du discours" (1966 : 61). La premiere exigence d'une science de la littirature serait, dit Todorov, la döcouverte d'une maniere d'exister commune ä tous les textes littöraires, ä toutes les ceuvres, et qui serait 1'objet de cette science. La deuxteme exigence serait de pouvoir reconnaitre la sp6cificit6 de cet objet par rapport ä tous les autres discours que prend en charge l'0venement littöraire. Revenant au modele des objets concrete on a constate que chacun d'eux, en tant qu'ils traversent plusieurs champs de lois, peut etre pris en charge et 6tudiö par plusieurs sciences. Un chien, par exemple, se meut selon des lois physiques, a une composition chimique, est un etre vivant, done präsente des caracteres biologiques etc. Le texte litteraire, lui aussi, est le lieu de rencontre de plusieurs discours et chacun cherche ä y trouver son bien: le texte est le produit d'un individu, la psychanalyse cherchera les traces d'un inconscient createur; il est le resultat d'une societö, la sociologie essaiera de le definir comme un produit social; il est egalement le produit d'un moment historique, l'histoire y cherchera des reflets. Nous avons ainsi une critique psychanalytique, une critique sociologique, une critique existentielle; mais, toutes ces critiques ne sont que des

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applications de la sociologie, de la psychanalyse, de l'existentialisme. L'objet d'une science de la litt6rature devrait affirmer son indipendance par rapport ä tous ces objets, 6tant littiraire et seulement litt6raire. II semble que le regime litt6raire puisse satisfaire parfaitement aux deux exigences imposees ä l'objet d'une science de la littirature, qu'il est le principe d'unitc et de distinction süffisant ä la constitution d'une telle science. La m6talitt6rature cesse d'etre une somme des descriptions d'evinements disparates et devient un discours explicatif: eile iclaire le champ des lois sömantiques qui preside la naissance de toutes ces ceuvres ä la fois, done les conditions de possibility de leur sens. Pour eviter tout malentendu, il faut encore priciser qu'une oeuvre relive de multiples conditions de possibility: conditions historiques, sociales, personnelles, littöraires memes. Ces conditions uniques chaque fois sont les conditions de formation d'un contenu informatif; ce qui fait l'objet de l'itude m0talitt6raire, ce ne sont pas ces conditions particulieres mais les conditions g6n6rales ä toutes les ceuvres qui permettent ä cette information de devenir, de subjective, intersubjective, de se r6v61er aux autres, de se riveler justement comme littirature. Ce discours sur la possibility d'une information de devenir littdrairement intersubjective appartient en propre ä la m£talitt£rature: l'analyse des contenus informatifs une fois r6vel6s, comme celle de leur Constitution, appartient aux autres sciences et aussi ä l'histoire de la culture. Neanmoins, le discours mitalittdraire jouit, par rapport aux autres discours, d'une preeminence evidente, car, s'il peut les ignorer, eux sont contraints de passer par la connaissance du r6gime litteraire. II est possible pour le psychanalyste de demander ä l'ceuvre des eclaircissements sur son auteur, mais il lui faut reconnaitre auparavant la distance sp6cifique que la littörarite introduit entre le message et son emetteur. Beraanos dit "je" dans le Journal d'un eure de Campagne comme Andr6 Malraux dit "je" dans les Antimemoires: il est necessaire de savoir que ce "je" ne peut pas renvoyer de la meme manidre ä celui qui assume le message.

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Une troisieme exigence que la mitalitterature devrait satisfaire pour devenir "science" de la literature, c'est l'exigence de l'objectivitö. On demande g£n6ralement ä une science de formuler des conclusions susceptibles d'etre unanimement acceptees ou, au moins, d'avoir cette vocation d'universaliti. Apparemment, cette objection serait la plus difficile ä satisfaire. L'art en g6n6ral, la litt6rature en particulier, ont toujours έίέ reconnus comme un retranchement inexpugnable de la subjectivit6, le lieu de toutes les libertis et de tous les caprices, des fluctuations, des goüts, des pröferences: de gustibus non disputandum esse. Cette subjectiviti affirm6e, c'est une gloire, mais aussi un carcan, car elle pourrait faire 6chec precisiment ä une itude objective de ces phinomenes et les cloftrer dans leur isolement. Faute d'avoir trouv£ un moyen pour l'6vincer, les critiques contemporains l'ont assumie presque ä l'unanimite. Le probteme reste pos6 en ces termes et la m6talitterature reste condamnee ä la subjectivit6, tant que la litterature est consider6e seulement comme une collection de messages et que le but de la recherche n'est que d'eclairer leur contenu informatif. II est 6vident que, si l'on s'obstine ä se concentrer sur l'oeuvre dans ce qu'elle a d'unique et de subjectif, on ne pourra en donner que des images subjectives ä leur tour. Toutefois, les donnies du probleme changent au moment oil l'on s'apergoit que la subjectivite de l'oeuvre n'est pas une subjectivit6 pure, mais une subjectivit6 revelee ä ceux qui lui sont exterieurs. On se detourne alors du contenu informatif pour se concentrer sur sa possibilite paradoxale d'etre communiquöe, et d'etre communiqu6e toujours dans son unicitö. Pour que cette communication puisse avoir lieu, pour que le "moi" de 1'auteur puisse se τένέΙβΓ au "moi" du lecteur, il faut que les deux parties en presence acceptent - l'une par l'icriture l'autre par la lecture - la contrainte d'une forme commune, d'un dejä dit, un terrain intersubjectif oil leurs subjectivit6s respectives arrivent ä se toucher et qui est la condition meme de la communication. Ce terrain intersubjectif contraignant c'est le code, le code linguistique d'abord, le code simantique ensuite, qui peut exprimer le nouveau avec de l'ancien, l'unique avec du commun, la sub-

LA litt£rarite

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jectivity par rinterm6diaire de l'intersubjectivity. L'dtude qui le prend en charge cesse d'etre une parole sur une parole, pour devenir une parole sur la possibility d'une parole. Le d6placement est important car, autant les paroles, c'est-ä-dire les contenus informatifs des messages litt6raires, sont diflSrentes, et difförentes aussi les multiples lectures qu'on en fait, autant la possibility de ces contenus est constante. Etant ie Heu geomötrique de toutes les subjectivitis, le code reste identique ä lui-meme, et identique devant tout le monde. Son ytude - la science de la littörature - aura en s'approchant la possibility d'etre objective, mais d'une objectivity spicifique que seule l'intersubjectivity garantit. Pour 6viter toute confusion et prövenir une objection qui certainement ne tardera pas, il est nöcessaire de delimiter strictement le domaine assignö ä la science de la litterature, et, conjointement, ä ce que pourrait etre une science de l'art constituee sur les memes principes, de l'objet specifiquement esthytique: l'ytude du beau. Mais, dira-t-on, si vous excluez le beau, ou si vous le mettez entre parentheses, vous vous eloignez du but de l'oeuvre. Yotre analyse perd l'essentiel du phynomene. Prycisement, je ryponds: les problemes sont distincts. Dans la culture occidentale moderne le mot "art" recouvre deux sens entierement distincts. Le premier designe un certain phynomene gynyral de cette culture qui comprend: la musique, la peinture, la sculpture, la poesie, l'architecture, le theatre, et plus rycemment le cinyma. On dit "l'art de notre siecle", "l'histoire de l'art", "aimer l'art" etc. Le deuxieme sens se ryfere ä la valeur d'une exycution qui pourrait ryveiller ou bien yveiller un sentiment esthytique. On dit "l'art du sculpteur", l'art de l'ycrivain", "c'est fait avec art", "c'est de l'art", etc. La premiere acception a un sens substantival: elle indique une totality d'objets; la deuxieme a un sens adjectival indiquant une totality de qualites. Parce que le meme mot recouvre ces deux sens, on pourrait croire - et on le croit vraiment - qu'une certaine superposition serait possible: les objets designs dans la premiere catygorie devraient possyder la quality dysignye par la seconde et inversement, la quality ymergye par cette deuxieme catygorie ne devrait appartenir qu'aux objets classys par la pre-

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miere. Cette superposition est ä la base de l'esthetique occidentale qui definit l'oeuvre d'art en fonction du beau qu'elle manifeste et le beau lui-meme en fonction de sa prisence dans l'art. En dehors des objets qui appartiennent ä la cat6gorie des ceuvres d'art il y a d'autres objets faits avec art, artistiques: les ceuvres des maitres de Murano, poterie chinoise, les öpees de Tolede, etc. De meme l'art de l'artisan, l'art du cordonnier, l'art du tailleur; l'art qui a produit le dossier d'une chaise, le manche d'un poignard, la dentelle d'un jabot. En dehors du domaine des arts, on peut realiser avec art quelque chose d'artistique. La röciproque fonctionne aussi: des objets reconnus comme appartenant ä l'art, ä l'un des sept arts: une poesie, un tableau, un quatuor, peuvent ne pas etre porteurs de beau, ne pas etre artistiques, mais seulement artisanaux. Puisqu'il y a des objets qui appartiennent ä l'art sans pour autant etre artistiques, puisqu'il y a des objets artistiques qui η'appartiennent pas ä la sphere des arts, toute superposition des deux sens distincts de ce mot, serait incorrecte; l'esthdtique qui part d'une pareille supposition tombe dans un piege habile d'un langage. II est done necessaire de separer deux types de phenomenes et deux types de discours qui s'entrecroisent mais ne se confondent pas. D'un cote il faut distinguer, ä l'interieur de la culture occidentale moderne, dans la totalite d'objets qui constituent l'art d'un mode specifique de communiquer, de porter de 1'information, en dehors de tout rapport avec le beau. D'un autre cote, il faut identifier certains rapports crees sntre des phenomenes riels ne faisant pas n6cessairement partie de l'art et un sentiment qu'on appelle constamment le beau. Autrement dit, il faut separer deux domaines: la phenomenologie de l'art de la ph6nom6nologie du beau. Appliquöe ä 1'etude de la litterature, cette distinction permettra de mettre entre parentheses le probleme de la valeur esthetique et d'aborder directement le caractäre g6n£ral de tout fait litt£raire: son regime, la Iitt6rarit6.

DEUXIEME SECTION EXTENSION DU CONCEPT

Til PRELIMINAIRE: LE PROBLEME HISTORIQUE

1 Le systeme littiraire contemporain n'ipuise pas le contenu intuitif de la literature et par consiquent les possibilit6s d'existence de la Iitt6rarit6: pour le faire il faudrait encore s'intdresser au Statut semantique des ceuvres dans le pass6, ä leur possibiliti de constituer une autre totalit6 subsistant dans le temps - l'histoire de la littärature. Les historiens de la litt6rature, menes par leur foi implicit6e dans la stabilitä simantique du texte, se contentent d Studier le sens de l'ceuvre ä un certain moment de son histoire et croient avoir atteint ainsi l'ceuvre en soi qui traverse inchang6e toute cette histoire; la synchronie est confondue avec la diachronie, la littdrature avec l'histoire de la litterature. Wellek et Warren formulent explicitement cette conception qui reste chez les autres sous-entendue; selon eux "l'histoire de la litterature n'est pas une histoire dans le vrai sens du mot car eile ne parle que du präsent, de l'omnipräsent, de l'6ternel präsent" (1971: 358). Bien ricemment, de violentes pol6miques autour de l'hermeneutique du texte littiraire ont mis en 6vidence les contradictions et les risques d'une telle position. Au nom d'une interpr6tation philologique et historique stricte, on a refuse les interprätations contemporaines du texte. Inversement, au nom d'interpretations nouvelles on a contest6 la reconstitution S0mantique d'une pr6sence pass6e. On veut toujours savoir quel est le vrai sens de l'ceuvre:

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faut-il chercher son sens historique? Faut-il se contenter du sens contemporain ? Loin de la clarifier, on ne fera qu'accentuer la confusion en donnant ä l'ceuvre la totalite de ses sens ä la fois, en faisant d'elle "un ένέηειηεηΐ anthropologique qu'aucune histoire n'6puise" (Barthes, 1966: 50). Cette these peut provenir de deux manieres abusives de göneraliser une situation historique. A travers son histoire l'ceuvre re?oit des interpr6tations diffSrentes et meme contradictoires: on en d6duit qu'elle pourrait les supporter toutes ä la fois. En realit6 chaque epoque impose un certain type d'interpolation en fonction d'un certain regime et exclut les autres; ä chaque moment l'ceuvre s'identifie k un type de sens et ä un seul: la pluralite n'apparait qu'a posteriori comme une construction transhistorique Active, sans aucune attache ä une construction historique r6elle. On peut aussi partir du fait que le lecteur contemporain trouve effectivement dans l'ceuvre une pluralit6 de sens, sans etre oblige d'en choisir un: l'information reside precisement dans ce foisonnement semantique. II faudrait se rendre compte pourtant que cette lecture plurielle n'existe qu'ä un moment bien pricis de l'histoire, ä savoiraujourd'hui, qu'elle est le produit d'un regime specifique, le regime littdraire contemporain; sous peine d'abus historique, on ne pourra pas projeter cette situation ä travers toute l'histoire comme appartenant ä l'essence meme de l'ceuvre. Ces confusions et les polimiques insolubles qu'elles impliquent se dissipent d'elles-memes quand on s'aper?oit que l'6tude ne doit pas s'emparer de l'objetfictif "ceuvre", mais du phenomene r6el "ceuvre/rigime". L'ceuvre littiraire livre une certaine information par l'intermediaire d'un certain r6gime et une autre ä travers un autre rdgime, mais chacun de ces rögimes construit un seul type de signification. II n'y aurait pas un vrai Racine, que ce soit le Racine originel du XVIIe siecle ou notre Racine du XXe siecle, mais il y aurait un certain Racine pour le XVIIe, un autre legerement different pour le XIXe, encore un autre pour le XXe: le Racine de Boileau, le Racine de Lanson, le Racine de Barthes. Partant on distinguera deux types d'etudes specifiques: l'etude

LE PROBLEME HISTORIQUE

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qui s'occupe de l'ceuvre dans sa situation contemporaine et l'etude qui se penche sur le passe de l'ceuvre pour le reconstruire. De cette maniere on prend aussi conscience de l'originalit6 du Probleme diachronique: le fait que certains textes fonctionnent aujourd'hui et pour nous comme "littirature" n'implique pas qu'ils soient littörature en eux-memes: l'ceuvre qui est aujourd'hui litterature a pu avoir jadis un autre Statut; c'est ä ce Statut eventuel que s'int6ressera l'historien. L'organisation synchronique des oeuvres perd done son exclusivit6; la totalitö de ses composantes est red6ploy6e dans sa diachronie originelle; les textes rentrent dans le pass6: dans les ensembles oü ils furent produits comme dans les ensembles qui les assimilerent k leurs propres productions. C'est ce terrain semantique original qu'il faudra examiner maintenant pour s'assurer de son appartenance ä la litt6rature et par consequent des possibilit6s de le fonder en litterarite.

2 La constitution de ce corpus 61argi, qui devrait pouvoir completer le sens du mot littörature, est effectivement realis6e par une discipline contemporaine: l'histoire de la littörature. Dans l'enchevetrement de ses dires, on devrait pouvoir identifier les fondements de l'elargissement historique de la litt6rature, e'est-a-dire la p6rennit6 de la litterarite. On est gön6ralement d'accord aujourd'hui pour dire que le mot "histoire" renvoie ä deux entitis distinctes et paralleles: "Fambiguitö du terme 'histoire', ambiguite immediate, souvent remarquöe mais nullement fortuite est d6nonc0e par le fait que ce meme terme d6signe aussi bien la r6alit6 historique que la science que l'on peut en avoir". 1 "Le meme mot en fran?ais, en anglais, en allemand, s'applique ä la realiti historique et ä la connaissance que nous en prenons; 1

Martin Heidegger, Qu'est-ce que la metaphysique, suivi d'extraits de L'etre et le temps (Paris, Gallimard, 1937), 178.

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'histoire', 'history', 'Geschichte' disignent ä la fois le devenir de l'humanite et la science que les hommes s'efforcent d'61aborer de leur devenir" (Aron, 1965 : 12). En d'autres termes, le mot histoire designe en meme temps un discours thiorique (histoire) et l'objet r6el qui fonde ce discours (histoire). Rapportie ä cette dualite fondamentale: discoursobjet, l'histoire de la "littörature" telle qu'elle est faite aujourd'hui et telle qu'on l'a faite dans le passö prend conscience d'elle-meme, se pense, s'expose et se problematise seulement en tant que discours. Le but de l'histoire de la littirature dans sa forme traditionnelle est une exhumation et une reconstitution d'6v£nements; les ev6nements tenus pour littiraires d'abord, ensuite leur cortege des circonstances personnelles, psychologiques, sociales, politiques qui les produisent, les entourent, les influencent. Le discours historique est l'enregistrement raisonni d'une foule de faits m6ticuleusement reconstruits, arrang6s l'un apres l'autre par ordre d'apparition. Dans les rares moments oü l'historien des lettres traditionnelles reflechit sur son activite, il met en question seulement le contenu concret qu'il donne ä son discours: il essaie de perfectionner l'approche des "sources": identification des sources, exactitude des sources, confrontation des sources, etc. Quant aux grandes options thioriques que son activite comporte - la reconnaissance et la construction de son objet d'etude, l'aspect de cet objet que le discours metalitteraire prend en charge, les principes d'enchainement des evenements dans le discours historique elles sontpassdes sous silence car elles sont tenues pour acquises. Tout comme un iceberg, l'histoire traditionnelle tient cachee dans ses profondeurs silencieuses la plus grande partie d'elle-meme. Les formalistes russes et leur post£rit6 actuelle qui domine encore l'avant-garde m6talitteraire, devoilent une partie de ce "tout naturel" cach6, elargissent la mise en lumiere de l'histoire. lis mettent en question les principes de formation du discours de l'historien, le choix de son domaine precis, sa sp6cificit6 historique et litteraire. A l'encontre de l'histoire traditionnelle, ils formulent deux critiques fondamentales.

LE PROBLfeME HISTORIQUE

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La premiere de ces critiques vise l'application du discours historique au phönomene littiraire. L'histoire de la literature devra se concentrer sur la sp6cificit6 du phönomdne littöraire, sur sa Iitt6rarit6 et abandonner l'extirieur non littöraire des ceuvres. La valeur de cette objection a έΐέ discutee antdrieurement. La deuxieme critique vise le discours historique dans sa spicificite historique. L'histoire traditionnelle de la littirature est "ontogönitique": eile suit la genese de l'ceuvre et reconstruit cette oeuvre dans sa singularit6 et son indöpendance. "... eile remplace le probleme de Involution litt6raire par celui de la genese des phönomenes litteraires" ; 2 "... eile n'a d'histoire que le nom ... c'est une suite de monographies dont chacune, ä peu de choses pres, enclot un auteur et l'ötudie pour lui-meme. L'histoire η'est ici qu'une succession d'hommes seuls. Bref, ce n'est pas une histoire, c'est une chronique" (Barthes, 1963 : 148). La nouvelle histoire preconis£e par les formalistes sera "philog6n6tique", une histoire de la litt6rarite: elle ne prendra plus comme objet la reconstitution des i n d i v i d u a l s , mais s'efforcera de les int6grer dans des systemes littöraires et ensuite de mettre en lumiere l'interdöpendance mutuelle de ces systemes et leur transformation diachronique. "L'objet specifique de cette histoire litt6raire est la variabilite de la litt6rature" ; 3 "[il faut] öcrire l'histoire de la litt6rature en tant qu'art en l'isolant relativement de l'histoire sociale, de la biographie des öcrivains et de l'appr6ciation de 1'oeuvre individuelle" (Wellek et Warren, 1971 : 357). Quant au contenu concret ä donner ä cette histoire de la littörariti, Todorov avoue aujourd'hui encore certaines hesitations: "La premiere question qui se pose ä l'historien peut done etre: 'qu'est-ce qui change exaetement ä l'intörieur du discours litt6raire?' ... Au XIXe siecle (Brunetiere) la r6ponse etait: 'ce sont les genres qui changent' ... Les formalistes russes ont proposi cette r6ponse: ce qui change, ce sont les proc6d6s littöraires ... D'apres

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Tynianov, dans: Todorov (r