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French Pages 170 [168] Year 2020
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Collection « Une Introduction à » dirigée par Michèle Leduc et Michel Le Bellac
Un siècle de gravitation De l’éclipse de 1919 à l’image d’un trou noir
Ron Cowen Traduction de Michel Le Bellac
EDP Sciences 17, avenue du Hoggar Parc d‘activités de Courtaboeuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France
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Dans la même collection Le temps : mesurable, réversible, insaisissable ? Mathias Fink, Michel Le Bellac et Michèle Leduc La révolution des exoplanètes James Lequeux, Thérèse Encrenaz et Fabienne Casoli À l’orée du cosmos Alain Omont Vertigineuses symétries Antony Zee, traduit par Michel Le Bellac Le temps des neurones – Les horloges du cerveau Dean Buonomano, traduit par Michel Le Bellac Voyage dans les mathématiques de l’espace-temps Stéphane Collion Les planètes et la vie Thérèse Encrenaz, James Lequeux et Fabienne Casoli Quantique : au-delà de l’étrange Philip Ball, traduit par Michel Le Bellac Retrouvez tous nos ouvrages et nos collections sur http://laboutique.edpsciences.fr Authorized French translation from the English language edition entitled “Gravity’s Century : Fron Einstein’s Eclipse to Images of Black Holes” by Ron Cowen, Published by arrangement with Harvard University Press, ©Ron Cowen 2019. Illustration de couverture : Silhouette du trou noir central de la galaxie M87 vue par le Télescope de l’Horizon des Événements. Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2465-6 – ISBN (ebook) : 978-2-7598-2511-0 © 2020, EDP Sciences, 17, avenue du Hoggar, BP 112, Parc d’activités de Courtabœuf, 91944 Les Ulis Cedex A Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). Des photocopies payantes peuvent être réalisées avec l’accord de l’éditeur. S’adresser au : Centre français d’exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tél. : 01 43 26 95 35.
Remerciements Il n’aurait pas été possible d’écrire ce livre sans l’expertise inestimable, le soutien et la patience de Richard Panek et de Pamela Pagliochini. L’auteur exprime également sa profonde reconnaissance à l’astronome et écrivain Steve Maran, à Jeff Dean de Harvard University Press pour ses conseils et sa relecture, à Louise Robbins, Emeralde Jensen-Roberts et Stephanie Vyce de Harvard University Press, ainsi qu’à Sherry Gerstein de Westchester Publishing Services. L’auteur remercie les nombreux chercheurs et historiens des sciences qui lui ont fourni de l’aide, de l’intuition et des conseils, parmi eux Dieter Brill, Shep Doeleman, Heino Falcke, Vincent Fish, Daniel Harlow, Daniel Holz, Scott Hughes, Ted Jacobson, Daniel Kennefick, Jean-Pierre Luminet, John Mather, Charles Misner, John Norton, Don Page, Lenny Susskind, Brian Swingle, Virginia Trimble, Mark Van Raamsdonk, Galina Weinstein et Clifford Will. Je remercie également Barbara Wood, Lorraine Wodiska, la Wednesday night league, Phil McQueen et l’éminent écrivain des sciences et humoriste Davide Castelvecchi. Et un salut particulier à Cathy Winter et Julie Cowen pour leur patience et leur soutien.
Remerciements du traducteur Je suis très reconnaissant à Alain Omont pour sa relecture soigneuse du manuscrit.
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Table des matières Remerciements Introduction 1 La genèse 1.1 Plongée en eaux profondes : l’espace et le temps, un mariage parfait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Plongée en eaux profondes : tests du principe d’équivalence avant Einstein . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 Du grand chambardement au triomphe 2.1 Plongée en eaux profondes : le tenseur de Riemann et le tenseur métrique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Plongée en eaux profondes : la signification des équations d’Einstein . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Eddington en mission 3.1 Plongée en eaux profondes : une histoire de la déviation de la lumière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 Plongée en eaux profondes : une éclipse de Soleil récente . . . 4 L’Univers se dilate 5 Trous noirs et tests de la relativité générale 5.1 Plongée en eaux profondes : les nouveaux tests du principe d’équivalence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2 Plongée en eaux profondes : tests de la relativité générale . . . 6 Gravitation quantique 6.1 Plongée en eaux profondes : les trous noirs et le paradoxe de l’information . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 À l’écoute des trous noirs 7.1 Plongée en eaux profondes : LIGO et au-delà. . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.2 Plongée en eaux profondes : les ondes gravitationnelles, perdues et retrouvées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 Images de trous noirs 8.1 Plongée en eaux profondes : une illustration des trous noirs ... Bibliographie Index
iii 1 5 16 19 23 39 41 43 58 60 63 77 86 89 93 108 115 128 134 139 150 153 159
Introduction Pour le monstre au cœur de la Voie lactée, il s’agissait de son enveloppe. Le 11 avril 2017, une équipe d’astronomes mit fin à cinq nuits d’observations qui utilisaient un réseau de télescopes agissant de concert et formant une antenne virtuelle géante dont la taille était le diamètre de la Terre. Répartis sur tous les continents, y compris l’Antarctique, huit groupes de télescopes avaient passé ces cinq nuits à observer un objet que personne n’avait jamais pu voir auparavant, bien que des scientifiques visionnaires ou des aficionados de la science-fiction eussent tenté de l’imaginer depuis des décennies : un trou noir. Plus précisément, ce que les astronomes ont observé est la frontière du trou noir, une surface immatérielle enveloppant une gravitation si intense que rien ne peut échapper à son emprise, même pas la lumière. Une fois qu’un objet quel qu’il soit traverse cette frontière – que les scientifiques appellent l’horizon des événements – cet objet disparaît à jamais de notre Univers. Mais même après cette disparition, le contenu du trou noir continue à participer à une distorsion de l’espace-temps qui défie l’intuition et qui, pour quiconque est curieux de ce qui se passe dans la Nature, doit être vu pour être cru. Ce n’est pas cependant la foi qui a motivé les créateurs de l’EHT (Event Horizon Telescope : Télescope de l’horizon des événements). L’idée était avant tout de comprendre, parce que commencer à comprendre ce qu’est véritablement un trou noir renouvelle notre compréhension de l’Univers : c’est entrer dans une ère d’exploration dont Albert Einstein lui-même ne croyait pas qu’elle pût se produire un jour, bien que plus que quiconque il l’ait rendue possible. Un siècle auparavant, en 1915, Albert Einstein avait mis la touche finale à sa théorie de la relativité générale. Il avait compris l’impact essentiel d’une loi de la physique que Galilée avait énoncée presque trois cents ans plus tôt : tous
les objets, quelle que soit leur masse ou leur composition, tombent de la même façon dans un champ de gravitation. Faisant de cette loi la pierre angulaire d’une théorie révolutionnaire traitant de l’accélération des objets, Einstein avait forgé une nouvelle façon de penser non seulement la gravitation mais l’Univers dans son intégralité. Einstein avait abandonné l’idée que la gravitation était une force et avait réfuté la notion qui prévalait depuis Newton d’un espace-temps sans structure, spectateur silencieux des allers et retours dans l’Univers, arène immuable où se déroulent les événements. En fait, selon Einstein, l’espace-temps était malléable comme du mastic, et sa forme était régie par la présence de masse et d’énergie. Un objet ne tombait pas parce que la Terre exerçait une force sur celui-ci : au contraire, la masse et l’énergie de la Terre courbaient l’espace-temps dans son voisinage de telle sorte qu’un objet passant à proximité voyait sa trajectoire courbée vers son centre. La même conception s’appliquait à l’ensemble de l’Univers. Même la lumière devait se plier à cette loi de la Nature : si elle passait au voisinage d’un corps massif, par exemple le Soleil, sa trajectoire devait aussi être courbée. Pendant l’éclipse solaire du 29 mai 1919, alors que les ravages de la première guerre mondiale étaient encore dans toutes les têtes, deux équipes d’astronomes britanniques s’embarquèrent dans deux expéditions, l’une au Brésil et l’autre sur la côte ouest de l’Afrique, afin de tester la nouvelle et étrange théorie de la gravitation issue du cerveau d’un physicien né en Allemagne. Alors que la Lune s’insérait entre la Terre et le Soleil pendant six minutes et cinquante et une secondes – l’éclipse du 29 mai 1919 fut l’une des éclipses les plus longues du XXe siècle – les deux équipes prirent des clichés d’étoiles qui devenaient visibles alors qu’un jour brillant se transformait en une nuit soudaine. Lorsque les astronomes une fois rentrés chez eux comparèrent ces images avec celles de ces mêmes étoiles et de leur position lorsque leur lumière ne passait pas au voisinage du Soleil, ils furent capables de confirmer ce qu’Einstein avait prédit : la masse du Soleil courbait la trajectoire de la lumière. En raison de cette seule prédiction, Einstein devint une célébrité du jour au lendemain et sa théorie fit la une des journaux dans le monde entier. C’était le début du siècle de la gravitation. Ces deux expériences à un siècle d’intervalle – les expéditions de l’éclipse de 1919 et le Télescope de l’horizon des événements – bouclent une période qui ne ressemble à aucune autre dans l’histoire de la science. Il y a cent ans, lorsqu’Einstein mettait au point sa théorie de la relativité générale, il était admis que l’Univers ne comprenait qu’une seule galaxie, notre Voie lactée ; aujourd’hui nous savons non seulement qu’il comprend au moins cent milliards de galaxies, mais qu’en plus il est en expansion et que cette expansion
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Introduction
s’accélère. De plus, au cours de ces cent dernières années, l’astronomie est passée de l’étude d’une bande électromagnétique étroite, celle du rayonnement optique, visible dans des télescopes commerciaux, à l’étude de l’ensemble du spectre électromagnétique, depuis les ondes radio jusqu’aux rayons gamma. Au début du XXI e siècle, l’astronomie s’est projetée au-delà du spectre électromagnétique : on a commencé à utiliser les ondes gravitationnelles, dont nous parlerons longuement par la suite, et aussi les neutrinos. Enfin on s’est rendu compte que des entités encore mystérieuses, la matière sombre et l’énergie sombre, forment environ 95 % de l’Univers. Quiconque essaie de donner un sens à ces découvertes doit payer son tribut à la relativité générale. Mais aucun phénomène n’est plus contre-intuitif qu’un trou noir. L’idée du trou noir était cependant une conséquence naturelle de la relativité générale, ce dont certains théoriciens se rendirent compte dès qu’Einstein l’eut formulée. Si un objet était suffisamment dense et massif, est-ce que l’espace-temps ne serait pas tellement tordu qu’il se replierait sur lui-même ? Non seulement la lumière passant à proximité verrait sa trajectoire courbée, mais si elle passait trop près, elle tomberait dans un piège gravitationnel pour ne jamais en sortir. Einstein n’a jamais vraiment accepté le concept de trou noir : il lui semblait que ses équations élégantes explosaient et perdaient leur signification. Pendant des décennies, lui-même et bien d’autres physiciens se sont permis d’ignorer ce concept. En parallèle, une autre révolution se produisait, cette fois dans la technologie des télescopes. Des observations au début des années 1960 ont révélé que des sources de rayonnement, situées dans les confins les plus extrêmes de l’Univers, surpassaient en luminosité des galaxies entières, et que des étoiles tournoyaient autour de centres galactiques avec des vitesses vertigineuses. Ces énergies énormes et ces vitesses incroyables trahissaient la présence de mastodontes gravitationnels invisibles au cœur de certaines galaxies. Les trous noirs, telles des mâchoires avalant l’espace-temps, étaient devenus réalité. Les théoriciens commencèrent à s’y intéresser. Ils comprirent que les trous noirs étaient un creuset pour le mariage de la physique de l’infiniment petit – le domaine de la physique quantique – et de la gravitation extrême, domaine où la relativité générale règne en maître. C’est un mariage qu’Einstein avait envisagé pendant des décennies, sans jamais s’en approcher. Et lorsque les astronomes se rendirent compte que les nouvelles technologies des radiotélescopes permettaient de construire réellement l’image de l’horizon des événements d’un trou noir, qui aurait pu résister au défi ? La collaboration du Télescope de l’horizon des événements décida de prendre pour cible deux trous noirs en particulier. Un de ces monstres
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gravitationnels est Sagittarius A∗ , situé à 26 000 années-lumière au centre de notre Voie lactée et dont la masse vaut environ 4 millions de fois celle du Soleil. Le second, dont la masse est encore mille fois plus grande, occupe le centre de la galaxie géante M87, située à une distance de 54 millions d’années-lumière : une année-lumière vaut 9,46 × 1012 km. Ces deux trous noirs offrent à la science un test crucial de la théorie d’Einstein de la relativité générale, en déterminant jusqu’à quel point ses prédictions sont en accord avec l’observation, dans un environnement gravitationnel le plus extrême connu dans l’Univers. À 11 h 22, heure de New York, un jour de printemps 2017 par ailleurs tout à fait banal, le Télescope de l’horizon des événements enregistra son dernier photon de la saison d’observation. Les chercheurs savaient qu’ils avaient encore plusieurs mois de travail devant eux. Ils devaient analyser une masse de données équivalente à la capacité de stockage de 10 000 ordinateurs personnels. Simultanément, ils allaient se préparer à une nouvelle phase de prise de données l’année suivante. Mais à cet instant, plutôt que de se concentrer sur ce qu’ils avaient encore à accomplir, ils pouvaient faire une pause pour apprécier où ils étaient arrivés. Un des astronomes fit retentir les chœurs triomphants de la « Rhapsodie bohémienne ». Un autre déboucha une bouteille de whisky vieille de cinquante ans. Mais, alors que la cause immédiate des festivités était la finalisation d’une expérience qui avait couvert la dimension et le souffle de la Terre, le contexte historique était encore plus vaste. Ainsi que les fêtards le savaient fort bien, il s’agissait de célébrer un siècle toujours en construction.
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Introduction
1 La genèse Deux mois. C’était tout le temps dont disposait Einstein en septembre 1907 pour écrire le premier article de revue sur sa théorie de la relativité restreinte, qu’il avait dévoilée deux années plus tôt. Einstein, qui à vingt-huit ans était encore à la recherche d’un poste universitaire tout en travaillant comme employé au Bureau des brevets à Berne, trouvait là l’occasion de résumer son travail encore controversé dans la revue prestigieuse Yearbook on Electronics and Radioactivity. Par deux fois il demanda à l’éditeur de la revue la date de remise du manuscrit. La préoccupation d’Einstein était compréhensible. Pour subvenir aux besoins de sa femme et de son fils de trois ans, il travaillait huit heures par jour du lundi au samedi à son bureau dans le nouveau bâtiment des Postes et Télégraphes, où il évaluait les mérites des inventions électriques et autres gadgets. Il travaillait de manière si efficace – le directeur du Bureau des brevets, Friedrich Haller, l’avait en grande estime – qu’il pouvait prendre quelques heures sur son temps de travail et les consacrer à la poursuite de ses travaux de recherche. Lorsqu’Einstein eut mis un point final à son manuscrit en novembre 1907, il avait fait bien plus qu’illustrer son travail original. Sa revue contenait les prémisses d’une théorie de la relativité brillante, plus vaste et plus étrange, et qui changerait à jamais notre perception du cosmos. Einstein commença son article par un résumé de son papier de 1905, où il révisait radicalement les notions de relativité classique telle que décrite par Galilée. Dans son livre de 1632, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, le savant et inventeur italien affirmait que le comportement des objets était identique, que ces objets fussent immobiles ou en mouvement à vitesse constante.
Dans ce livre, Galilée met en scène trois personnages : Salviatus, l’alter ego de Galilée, Sagredus, un amateur intelligent, et Simplicius, qui est tout sauf brillant. Ensemble, ils cherchent à savoir si les lois qui régissent le mouvement des objets apparaîtront différentes à un observateur immobile et à un observateur en mouvement à vitesse constante. Galilée nous demande d’abord de prendre comme exemple un navire amarré à quai dans un port. Si un marin laisse tomber une pierre depuis la tête du mât sans vitesse initiale, simplement en la lâchant, cette pierre va atterrir sur le pont au pied de ce mât. Cela est parfaitement évident aussi bien pour un observateur sur le bateau que pour un observateur sur le quai. Considérons maintenant le même navire, dit Galilée, mais cette fois en mouvement à vitesse constante sur l’eau, disons à une vitesse de dix mètres par seconde. Répétons l’expérience : un marin en tête de mât laisse tomber une pierre en la lâchant, comme précédemment. Où la pierre va-t-elle atterrir ? Si la chute de la pierre prend une seconde, est-ce que la pierre ne va pas tomber dix mètres en arrière du pied du mât, puisque pendant la chute le navire a avancé de dix mètres ? C’est la réponse que donne Simplicius, et elle peut sembler correcte. Mais elle est fausse.
F IGURE 1.1. Le navire de Galilée illustre deux points de vue de sa description de la chute d’un boulet de canon lâché par un marin depuis la tête de mât d’un navire se déplaçant à vitesse constante. Pour le marin perché en tête de mât, qui se déplace avec le navire, le boulet de canon semble tomber verticalement (figure de gauche). Pour un observateur immobile sur le quai, le boulet de canon semble tomber de biais – en fait il suit une trajectoire parabolique – (figure de droite), étant donné que le navire s’est déplacé à vitesse constante pendant la durée de la chute. Mais les deux observateurs sont d’accord sur la conclusion : le boulet de canon a atterri au pied du mât.
La pierre atterrirait encore au pied du mât, juste comme dans le cas du navire immobile. Les lois du mouvement sont les mêmes, que le navire soit immobile ou en mouvement à vitesse constante : c’est le principe de relativité. Pour le marin qui a laissé tomber la pierre depuis le sommet du mât, celle-ci tombe suivant une droite verticale et atterrit donc au pied du mât. Si vous vous
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trouviez immobile sur le quai, vous seriez d’accord avec le marin sur le fait que la pierre atterrit au pied du mât, mais vous verriez la pierre tomber de biais – en fait sa trajectoire est un arc de parabole –, parce que de votre point de vue la pierre possède aussi un mouvement horizontal, le même que celui du navire. Indépendamment de la trajectoire que chaque observateur attribue à la pierre, les lois physiques du mouvement sont les mêmes pour ces deux observateurs. De fait, disait Galilée, si vous vous trouviez dans une cabine sans fenêtre à l’intérieur du navire et que celui-ci se déplace à vitesse constante, aucune expérience ne vous permettrait de savoir si le navire est ou non en mouvement. Des poissons nageant dans un bocal ou des papillons voletant dans la cabine ne vous apparaîtraient pas différents de ceux que vous observeriez dans un navire immobile. Ce fut l’idée de génie d’Einstein de réinterpréter et de développer le principe de relativité classique tel qu’énoncé par Galilée, en remplaçant la chute de la pierre par un rayon lumineux. Einstein avait réfléchi à la lumière alors qu’il était encore enfant. Il avait douze ou treize ans quand un ami lui donna un livre de science–fiction écrit par Aaron Bernstein, qui emmenait ses lecteurs dans un voyage aux confins de l’Univers. Vous n’y arrivez pas en bateau ou par le train : Bernstein demande au lecteur d’imaginer qu’il chevauche un courant électrique qui court le long d’un câble télégraphique. Einstein fut fasciné par cette image. Alors qu’il avait seize ans, inscrit dans une école d’avant-garde à Aarau en Suisse qui encourageait les représentations visuelles, il imagina un voyage encore plus fantastique où il filait à toute allure le long d’un rayon lumineux. À quoi pourrait bien ressembler un rayon lumineux s’il pouvait courir assez vite pour le rattraper ? Le rayon lumineux, imagina-t-il initialement, devrait lui apparaître comme stationnaire, immobile, juste comme vous apparaîtrait un coureur très rapide si vous pouviez suivre sa course. Mais l’idée d’une lumière stationnaire non seulement violait l’expérience quotidienne, mais en plus contredisait ce que le physicien écossais James Clerk Maxwell avait révélé de la nature de la lumière et de sa relation avec l’électricité et le magnétisme. Les équations de Maxwell démontraient que l’électricité (par exemple la force entre des particules chargées) et le magnétisme (par exemple la force entre deux aimants) n’étaient pas des phénomènes indépendants mais deux faces d’une seule entité appelée électromagnétisme. À partir de ses équations, Maxwell découvrit également que des champs électriques et magnétiques formant un angle droit généraient une onde se propageant dans une direction perpendiculaire au plan formé par les champs, exactement à la vitesse de 299 792 km/s. C’est la vitesse de la lumière. Un rayon lumineux est une onde électromagnétique.
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Il y a cependant un problème : par rapport à quoi la vitesse est-elle mesurée ? Avant Einstein, les physiciens avaient décidé que la vitesse devait être mesurée par rapport à un milieu hypothétique, de la même façon qu’il faut un milieu, par exemple l’eau ou l’air, pour qu’une onde sonore puisse se propager. Les scientifiques appelèrent éther le milieu de propagation de la lumière, mais ne purent trouver aucune preuve de son existence. Einstein voyait plus loin : il n’y avait aucun besoin d’invoquer l’éther, parce que la vitesse de la lumière ne se référait à aucun milieu de propagation. Il proposa d’exiger que les lois de la physique, y compris les équations de Maxwell, devaient être identiques et donner la même réponse pour tous les observateurs se déplaçant les uns par rapport aux autres à une vitesse uniforme, c’est-à-dire une vitesse constante en valeur absolue et toujours orientée dans la même direction. En effet, les équations de Maxwell prédisaient une valeur spécifique pour la vitesse de la lumière, et cette vitesse devait être identique pour tous les observateurs en mouvement à vitesse uniforme. C’était toujours 299 792 kilomètres par seconde. Ce qui impliquait qu’il était impossible de rattraper un rayon lumineux. Au lieu d’un rayon lumineux, on peut prendre aujourd’hui l’exemple d’une brève impulsion d’un laser femtoseconde, qui dure environ 10−15 seconde, soit un paquet de photons d’une longueur de 3 micromètres. La vitesse que vous mesurez pour ce paquet de photons est inchangée, même si vous courez derrière lui à toute vitesse pour essayer de le rattraper. À première vue, c’est une idée folle. Les faibles vitesses de notre expérience quotidienne sont additives : si je suis assis dans un train se déplaçant à 80 km/h et que mon train est dépassé par un autre circulant sur une voie parallèle à 100 km/h, je vois cet autre train circuler à une vitesse de 100 − 80 = 20 km/h. Par conséquent, si vous pouviez suivre un rayon lumineux à une vitesse vraiment très grande, vous devriez le voir voyager plus lentement que quelqu’un d’immobile, n’est-ce pas ? Einstein affirmait que non, vous alliez voir le rayon lumineux vous passer sous le nez juste aussi vite que si vous étiez immobile, ce qui était confirmé par l’expérience de Michelson et Morley 1 . La vitesse de la lumière est une constante. Elle ne dépend ni du mouvement de l’observateur qui la mesure, ni de la vitesse de la source de lumière qui la produit. Et, pour couronner le tout, rien ne peut voyager à une vitesse plus grande que celle de la lumière. La vitesse se mesure comme une distance divisée par un temps ; on utilise par exemple le mètre par seconde ou le kilomètre par seconde. Si la vitesse de 1
Toutes les notes sont du traducteur. Toutefois il ne semble pas qu’Einstein ait été influencé par cette expérience, et il n’est même pas certain qu’il en ait eu connaissance.
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Chapitre 1. La genèse
la lumière doit rester constante, soit la distance doit varier, soit le temps, soit les deux. Revenons à l’expérience du navire de Galilée, en utilisant un rayon lumineux plutôt qu’une pierre : nous allons appeler cette expérience le voilier d’Einstein (Einstein était un marin émérite). Sur un voilier qui se déplace à une vitesse uniforme dans un port, un marin envoie depuis la tête du mât un rayon lumineux qui se réfléchit sur un miroir posé sur le pont et lui revient en tête de mât. L’observateur sur le quai est d’accord avec cette description. Mais de son point de vue, et s’il dispose d’un appareillage de mesure suffisamment sophistiqué, il verra la lumière voyager sur une distance légèrement plus grande puisque, sur son trajet aller-retour effectué suivant une ligne brisée, la lumière a parcouru les côtés d’un triangle isocèle (figure 1.2). Comme la longueur des côtés du triangle est plus grande que sa hauteur, le trajet suivi par la lumière sera plus long pour l’observateur du quai que pour le marin.
F IGURE 1.2. Trajectoire d’un rayon lumineux dans le voilier d’Einstein. Dans le premier cas, à gauche, le temps mesuré pour l’aller-retour de l’impulsion lumineuse est τ = 2h/c, où h est la hauteur du mât. C’est le temps mesuré par le marin attaché au bateau. Si le bateau avance de vt, on déduit du théorème de Pythagore que c2 t2 = v2 t2 + h2 . Le temps mesuré par l’observateur du quai pour l’aller–retour est donc √ 2 τ/ 1 − v /c2 , et c’est un temps différent de celui mesuré par le marin.
Cependant, nous avons vu que la lumière se propage toujours à la même vitesse, mesurée en mètres par seconde, la distance divisée par le temps. Ainsi, si l’observateur du quai trouve que la lumière a parcouru une distance plus grande que celle mesurée par le marin, il en conclut nécessairement que son temps de parcours tel qu’il le mesure est plus long que celui mesuré par le marin. Le temps mis par la lumière pour son aller-retour est plus grand pour l’observateur du quai que pour le marin. Le temps, par conséquent, n’est pas immuable. Un intervalle de temps, tel qu’il est mesuré par le tic-tac d’une horloge, est différent pour des observateurs qui se déplacent les uns par rapport aux autres à des vitesses différentes. Si les
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observateurs sont tous en mouvement rectiligne uniforme, chacun d’entre eux voit l’horloge des autres observateurs retarder. Plus généralement, tout observateur, en mouvement uniforme ou non, dispose d’un temps qui lui est spécifique, appelé son temps propre, mesuré par une horloge qui se déplace avec lui. Si deux observateurs règlent leur montre lors d’un premier croisement, ils constateront que leurs montres ne coïcident plus lors d’un second croisement : c’est le célèbre « paradoxe » des jumeaux de Langevin. La distance est aussi affectée : les objets semblent se contracter dans la direction du mouvement. Comment se fait-il que cela n’ait pas été remarqué plus tôt ? C’est parce que ces transformations dans l’espace et le temps ont des effets minuscules, à moins de se déplacer à des vitesses proches de celle de la lumière. Ou, ainsi que Larry Spruch, mon professeur de physique à l’université de New York, avait coutume de dire, si nous avions grandi avec des jouets relativistes se déplaçant à très grande vitesse, nous comprendrions intuitivement que l’espace et le temps ne sont pas absolus. Mais il s’est avéré qu’une entité, l’espace-temps, restait égale à elle-même. Le mathématicien Hermann Minkowski, qui considérait Einstein comme un dilettante lorsque celui-ci était son élève dix années auparavant à l’Institut de technologie de Zurich, fut le premier à se rendre compte que l’espace et le temps devaient être traités simultanément. Il reformula la relativité restreinte comme une théorie dans un espace à quatre dimensions, où le temps s’ajoutait comme quatrième dimension aux trois dimensions d’espace. « Désormais l’espace par lui-même et le temps par lui-même sont condamnés à disparaître dans les ténèbres, et seule la réunion des deux va conserver une réalité indépendante », déclara Minkowski en 1908. Des détails complémentaires sur l’espacetemps sont donnés dans Plongée en eaux profondes : l’espace et le temps, un mariage parfait. Ceci était l’essence de la théorie d’Einstein de la relativité restreinte. Mais, alors qu’il rédigait son article de revue de 1907, Einstein n’était pas satisfait. Sa théorie s’appliquait uniquement à des observateurs en mouvement à des vitesses uniformes les uns par rapport aux autres 2 . Un mouvement à vitesse uniforme implique non seulement que la valeur absolue de la vitesse, mesurée par exemple en mètres par seconde, ne varie pas, mais en plus que la direction de cette vitesse ne change pas. Que pouvait-on donc dire d’observateurs qui ralentissaient, accéléraient ou changeaient de direction ? Ralentir, accélérer ou changer de direction implique une accélération, et une accélération est la 2
Il ne faut pas en conclure que la relativité restreinte ne s’applique pas à des observateurs accélérés ! Elle décrit parfaitement les accélérations dues aux forces électromagnétiques, par exemple dans les accélérateurs de particules. C’est spécifiquement la gravitation qui pose problème.
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Chapitre 1. La genèse
conséquence de l’application d’une force, par exemple la force de gravitation décrite par Isaac Newton. Mais les lois de la gravitation énoncées par Newton refusaient de se plier au nouveau schéma de l’espace-temps. Les lois de Newton de la gravitation décrivent superbement le mouvement des planètes et les formes de leurs orbites autour du Soleil : des cercles étirés appelés ellipses. Elles décrivent même les perturbations apportées à une orbite par les autres planètes, et cela avait permis de prédire l’existence de la planète Neptune avant qu’elle ne soit vue dans les télescopes. Mais la théorie de Newton présentait un défaut dont Newton lui-même était conscient. La gravitation, dans sa théorie, était une force entre deux masses agissant de façon instantanée, quelle que fût la distance entre les deux masses. Bien que cela prenne huit minutes et vingt secondes à la lumière pour se propager du Soleil à la Terre, la théorie de Newton nous dit que déplacer le Soleil se répercuterait instantanément sur l’orbite de la Terre, en contradiction avec le principe cosmique selon lequel rien ne peut se propager plus vite que la lumière. Mais, alors qu’il était sur le point de mettre un point final à son article, « la pensée la plus heureuse » vint à Einstein. Elle lui arriva alors qu’il était assis sur sa chaise au Bureau des brevets de Berne. Si un homme tombait d’un toit, comprit Einstein, il ne ressentirait pas son propre poids. Il ne ressentirait pas la force de gravitation. Cette pensée fut un éblouissement. Aussi dur que fût l’atterrissage final sur le sol, pendant la durée de la chute libre l’homme ne ressentirait pas la gravitation. Et si, pendant sa chute, l’homme lâchait une balle ou ses clés sans leur donner de vitesse initiale, celles-ci l’accompagneraient dans sa chute en flottant auprès de lui 3 . Tout se passerait comme si ces objets étaient immobiles par rapport à lui. Cette « expérience de pensée » d’Einstein lui fit comprendre autre chose. Un observateur peut remplacer l’accélération vers le bas due à la gravitation, au moins dans son voisinage immédiat, par une accélération constante vers le haut, c’est-à-dire une accélération qui augmente la vitesse avec un taux constant. Les deux situations sont équivalentes : « Il est impossible de détecter expérimentalement si un système de coordonnées est accéléré, ou si. . . les effets sont dus à un champ de gravitation », écrivit Einstein. Un champ de gravitation correspond à une région de l’espace où s’exercent des forces de gravitation. L’exemple le plus courant est le champ de gravitation terrestre, ou pesanteur : tout objet à la surface de la Terre est attiré vers son centre par la gravitation. L’idée est si importante qu’il vaut la peine de la répéter d’une manière un peu différente. Imaginez que vous vous trouvez dans un ascenseur très loin dans 3
Cette image est aujourd’hui familière : des objets flottent librement dans la cabine d’une station spatiale (ou à l’extérieur de celle-ci) autour d’un astronaute en chute libre sur la Terre.
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l’espace intergalactique, à l’abri de toute force gravitationnelle. Un extraterrestre tire le haut de l’ascenseur de sorte qu’il accélère à un taux de 9,8 m/s2 , exactement l’accélération de la gravitation à la surface de la Terre, ou accélération de la pesanteur. Vos pieds se collent au plancher de l’ascenseur exactement comme si l’ascenseur était posé immobile sur la surface de la Terre. Si vous lâchez une balle, elle va tomber vers vos pieds exactement comme si l’ascenseur était posé sur la surface de la Terre. Sans regarder au dehors, il est impossible de savoir si vous êtes dans un ascenseur qui accélère vers le haut ou dans un ascenseur posé immobile sur la surface de la Terre. Il y a une certaine analogie avec l’exemple de Galilée où, sans regarder au dehors, vous ne pouvez pas détecter si le navire est amarré au quai ou en mouvement uniforme. Au lieu de rester bloqué sur l’idée que gravitation et accélération sont équivalentes, Einstein a énoncé un postulat encore plus radical : toutes les lois de la Nature sont équivalentes, que vous soyez dans un champ de gravitation statique et uniforme, ou que vous soyez dans un référentiel comme un ascenseur qui accélère uniformément dans la direction opposée à celle du champ de gravitation. Les résultats de toute expérience menée dans un champ de gravitation uniforme ou dans un ascenseur accéléré sont identiques, que vous soyez en train de jongler, de sauter ou de vous verser un café. Cet énoncé est appelé le principe d’équivalence, et ses implications sont profondes et multiples pour la nature du temps, de l’espace et de l’Univers. Mais pourquoi devrait-il en être ainsi ? Pour le comprendre, examinons les lois de Newton du mouvement et de la gravitation. Newton a énoncé que la force (F) est égale à la masse (m) multiplié par l’accélération (a) : F = ma. Dans cette équation, m est la masse inertielle, la propriété qui décrit la résistance à une modification du mouvement. C’est la masse inertielle que vous devez combattre si vous voulez pousser une voiture immobile 4 ou l’arrêter lorsqu’elle roule. Parallèlement, Newton postula la forme de la force gravitationnelle entre deux objets : selon Newton, celle-ci est proportionnelle au produit des masses des deux objets divisé par le carré de la distance r qui sépare les deux masses, supposées de très petite taille pour que cette distance soit bien définie : F=−
Gm1 m2 r2
Dans cette expression, m1 et m2 sont les masses gravitationnelles des deux objets, une mesure de la force d’attraction de ces masses par un champ de gravitation comme la pesanteur à la surface de la Terre, G est la constante de gravitation, qui 4
Dans ce cas, il faut aussi vaincre les forces de frottement. Un meilleur exemple serait le fait de donner de l’élan à une patineuse sur la glace, cas où les forces de frottement sont faibles.
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dépend évidemment des unités utilisées ; le signe moins indique une attraction entre les masses. Les deux types de masse, inertielle et gravitationnelle, sont en fait exactement équivalents. Cela explique pourquoi une boule de plomb et une brique tombent de la même façon dans le vide, en l’absence de résistance de l’air. Dans l’expérience apocryphe de Galilée à la tour penchée de Pise, Galilée est supposé avoir lâché simultanément deux boules de poids différent. En l’absence de résistance de l’air, ces deux boules auraient touché le sol au même instant (voir Plongée en eaux profondes : tester le principe d’équivalence avant Einstein). La gravitation est une interaction d’égalité des chances : elle affecte tous les objets de la même façon, indépendamment de leur masse, forme, taille, charge électrique, composition chimique ou autres propriétés. Il n’y avait aucune raison que cela se passe ainsi. En théorie, il aurait très bien pu arriver qu’un objet de masse gravitationnelle élevée tombe plus vite qu’un objet de masse plus faible. Dans ce cas, tous les objets ne tomberaient pas au même rythme dans un champ de gravitation et les effets de la gravitation ne seraient pas localement équivalents à une accélération. Par exemple, si vous étiez en chute libre et que vous lâchiez une petite balle plus légère que vous, cette balle ne flotterait pas autour de vous car vous tomberiez plus vite qu’elle. Mais pourquoi donc cette gravitation que vous ressentez même immobile à la surface de la Terre présente-t-elle ce lien intime avec un mouvement accéléré ? Einstein eut l’intuition que cette relation intime entre gravitation et accélération était liée à des propriétés intrinsèques de l’espace-temps. Pendant quelques années suivant son article de revue de 1907, l’attention d’Einstein fut retenue par d’autres problèmes de physique. Mais en 1911 il revint à la gravitation, avec une nouvelle variante de ses expériences de pensée. Nous sommes une fois de plus dans un ascenseur situé dans l’espace intergalactique, loin de toute attraction gravitationnelle. Hissé par une grue, l’ascenseur se déplace vers le haut, c’est-à-dire dans la direction allant du plancher vers le plafond, avec une accélération constante. Un trou minuscule a été percé dans une des parois de l’ascenseur. Supposons que quelqu’un à l’extérieur de l’ascenseur envoie un rayon lumineux horizontal qui passe par le trou au moment où l’ascenseur commence à accélérer. Quel sera le trajet du rayon lumineux ? Du point de vue du grutier, qui se trouve sans accélération à l’extérieur, le rayon lumineux traverse l’ascenseur en ligne droite et horizontalement. La passagère de l’ascenseur a une perspective différente. Pendant le temps que la lumière prend pour traverser l’ascenseur, la cabine s’est déplacée vers le haut. Pour cette passagère, il semble que le rayon lumineux a été dévié vers le plancher de la cabine. Autrement dit, la lumière est tombée comme un objet
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F IGURE 1.3. Un rayon lumineux dans un ascenseur qui monte avec une accélération constante. Pour un observateur immobile à l’extérieur de l’ascenseur, la lumière suit un trajet en ligne droite entre les deux parois opposées de l’ascenseur (figure de gauche). Mais pour un observateur à l’intérieur de l’ascenseur, la lumière ne se propage pas en ligne droite. Pendant le temps que la lumière a mis pour traverser la largeur de l’ascenseur, la cabine a accéléré vers le haut avec une vitesse qui augmente, ce qui est indiqué par les trois images de l’ascenseur à gauche. Pour une personne à l’intérieur de l’ascenseur, la lumière semble suivre une trajectoire courbée vers le bas, parce que le rayon lumineux entre dans l’ascenseur en un certain point de la paroi de gauche au-dessus de sa tête, mais touche la paroi de droite à ses pieds (figure de droite). La déviation a été bien sûr très exagérée. Étant donné l’équivalence entre une accélération constante et un champ de gravitation, cela implique que la gravitation courbe le trajet de la lumière.
qu’aurait lâché la passagère. Pour elle, la trajectoire de la lumière a été courbée vers le bas. Mais un ascenseur accéléré uniformément vers le haut est équivalent à un ascenseur immobile dans un champ de gravitation uniforme dirigé vers le bas. Le principe d’équivalence nous dit donc qu’un champ de gravitation courbe un rayon lumineux ! Est-ce que cela se passe vraiment ainsi ? Comment pourrait-on le prouver ? La courbure de rayons lumineux due au champ de gravitation terrestre est bien trop minuscule pour être observable. Mais, en 1911, Einstein se rendit compte que le champ de gravitation du Soleil pourrait être assez intense pour courber la trajectoire de la lumière émise par des étoiles et rasant le Soleil. En théorie, l’effet pourrait être détecté pendant une éclipse de Soleil, lorsque le disque solaire brillant est occulté. Les prédictions furent validées par l’observation pendant l’éclipse du Soleil de 1919. Cette observation devint du jour au lendemain la confirmation la plus célèbre de la théorie d’Einstein (chapitre 3). Mais courber la lumière n’est pas le seul tour de magie de la gravitation. Elle fait aussi retarder les horloges. Une autre expérience de pensée permet de le comprendre. Revenons une dernière fois à notre exemple magique de
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l’ascenseur. Une physicienne sur le plancher de la cabine envoie vers le haut un flash lumineux, une impulsion laser très brève, une fois par seconde, à un physicien accroché au plafond de la cabine accélérée. Les impulsions laser sont comme le tic-tac d’une horloge, elles battent la seconde en étant envoyées avec une périodicité d’une seconde, telle qu’elle est mesurée par la physicienne sur le plancher. Mais pendant que l’impulsion laser voyage du plancher au plafond, la cabine accélère avec une accélération constante, et sa vitesse augmente avec un taux constant. Le flash lumineux prend donc une durée pour voyager du plancher au plafond plus longue que lorsque l’ascenseur est immobile. Dans le raisonnement, il est essentiel de se servir du fait que la vitesse de la lumière est la même en toutes circonstances. Le physicien accroché au plafond de la cabine enregistre donc une durée entre la réception de deux flashs supérieure à une seconde. Ce physicien conclut nécessairement que le temps passe plus lentement pour la physicienne sur le plancher. En vertu du principe d’équivalence, ce qui est vrai pour une accélération uniforme l’est aussi pour un champ de gravitation, et on aboutit à la même conclusion pour un ascenseur immobile dans un champ de gravitation. Cela veut dire que le tic-tac d’une horloge est plus rapide pour quelqu’un au sommet d’une montagne que pour quelqu’un dans la plaine, où le champ de gravitation terrestre est plus intense. La gravitation ralentit le temps. Une autre expérience de pensée a cristallisé le rôle radical que l’espace et le temps allaient jouer dans la nouvelle théorie d’Einstein de la gravitation et dans les outils mathématiques qu’il allait devoir maîtriser pour arriver à sa théorie finale. Cette expérience fut suggérée en 1909 par le physicien théoricien Paul Ehrenfest. En premier lieu, il est important de se rendre compte qu’une accélération peut correspondre à une modification de la valeur absolue de la vitesse, à un changement de direction de celle-ci, ou aux deux simultanément. Un enfant sur un manège tournant à vitesse constante subit une accélération, parce que la direction de sa vitesse change constamment. Imaginez un disque circulaire immobile. La circonférence C du disque est donnée par une formule que vous avez apprise au collège, C = πd, où le nombre π (pi) 3,14 et d est le diamètre du disque. Cette formule est valable pour la géométrie euclidienne, implicite dans le papier millimétré où les lignes droites restent parfaitement droites, les parallèles ne se rencontrent jamais et la somme des angles d’un triangle est égale à 180o . Dans notre exemple, supposons que le diamètre du disque soit de 30 mètres. Vous pourriez par exemple le mesurer en déployant un mètre ruban depuis le
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centre jusqu’à la périphérie, et cela donnerait 30 mètres. De même vous pourriez faire le tour du disque avec le mètre ruban et mesurer 30 × 3,14 = 94,2 mètres. Mettons maintenant le disque en rotation rapide. Selon la relativité restreinte, les longueurs se contractent dans la direction du mouvement. Le diamètre, lui, fait toujours un angle droit avec la vitesse, et par conséquent il ne subit aucune contraction. Il vaut toujours 30 mètres. Mais les directions le long de la circonférence semblent se contracter pour un observateur qui est immobile par rapport au disque. En raison de la contraction de son appareil de mesure, l’observateur va trouver une circonférence plus grande que 94,2 mètres. La circonférence mesurée est supérieure à 94,2 mètres 5 . Cela ne peut arriver que si la géométrie n’est plus euclidienne. Elle doit être courbée, comme si l’on regardait une feuille de papier millimétré à travers une lentille déformante. Et comme la gravitation est équivalente à l’accélération, la gravitation doit courber l’espace-temps. Il est remarquable que ces raisonnements simples d’Einstein n’aient pas fait appel à des mathématiques sophistiquées. D’une certaine façon, il a touché au cœur du problème sans équations complexes. Mais pour développer pleinement la théorie de la relativité générale, Einstein a dû s’aventurer dans un domaine des mathématiques nouveau pour lui, qui avait été développé par des mathématiciens comme Gauss et Riemann depuis le milieu du XIXe siècle, la géométrie des espaces courbes (chapitre 2). Cela a pris sept années à Einstein pour donner une forme mathématique satisfaisante à son intuition physique. Il connut des échecs et des découragements, des fausses pistes, mit en doute son intuition, fit appel à un ami proche pour des conseils sur les mathématiques. Et, à la dernière minute, David Hilbert, un rival venu des mathématiques, progressa rapidement et fit planer la menace qu’il allait arriver aux équations finales avant Einstein. 1.1
Plongée en eaux profondes : l’espace et le temps, un mariage parfait
Plus d’un siècle avant Einstein, le mathématicien français Jean d’Alembert eut l’intuition d’une quatrième dimension. « J’ai dit précédemment qu’il était impossible de concevoir un monde ayant plus de trois dimensions », écrivit-il en 1754 dans un article de l’Encyclopédie. « Une personne de ma connaissance, très intelligente, estime cependant qu’il est possible de considérer le temps comme une quatrième dimension, et que le produit d’une durée par un volume serait d’une 5
Cela s’explique par le fait que durant la phase de mise en rotation du disque, celui-ci ne peut pas rester rigide. Voir par exemple E. Gourgoulhon, Relativité restreinte, EDP Sciences/CNRS-Éditions, Paris (2010), section 13.4.
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Chapitre 1. La genèse
certaine manière un volume à quatre dimensions. Cette idée peut être contestée, mais il me semble qu’elle a le mérite de la nouveauté ». Dans les années 1870, un artiste et escroc américain, Henry Slade, utilisa l’idée de la quatrième dimension à des fins personnelles. Par l’intermédiaire d’une « écriture automatique » soi-disant inspirée par des fantômes, il prétendait faire sortir des objets de coffres hermétiquement fermés et produire des sons mystérieux ; il parvint à convaincre des membres de la bonne société londonienne et plusieurs scientifiques allemands éminents – dont deux futurs prix Nobel – qu’il avait réussi à entrer en contact avec le monde des esprits via des dimensions supplémentaires. Bien que Slade ait été jugé à Londres en 1877 et ait été convaincu de comportement frauduleux, après avoir été poursuivi aux États-Unis, la notion de quatrième dimension a marqué l’imagination populaire de façon indélébile. Se pourrait-il que nous vivions dans un monde doté de plus de dimensions que les trois maigres dimensions que nous traversons dans notre vie quotidienne ? Et si notre monde intuitif ne permettait pas d’embrasser la nature profonde de l’Univers, comment pourrions-nous visualiser une dimension supplémentaire ? La réponse est venue non pas d’Einstein, mais d’Hermann Minkowski, son professeur de mathématiques à l’Institut polytechnique de Zurich. En se fondant sur le travail d’Einstein, Minkowski fusionna les trois dimensions d’espace et celle de temps en une vision à quatre dimensions. En analysant les équations de la relativité restreinte d’Einstein, Minkowski se rendit compte que la relativité pouvait s’exprimer et être comprise comme une géométrie. Les équations d’Einstein décrivent un échange réciproque de temps et d’espace : à mesure que la vitesse augmente, les horloges semblent ralentir et les règles raccourcir. Deux observateurs se déplaçant l’un par rapport à l’autre à vitesse uniforme attribuent des valeurs différentes à la mesure de leurs intervalles de temps et à leurs mesures de longueur, mais il se trouve qu’une certaine quantité, une combinaison particulière des intervalles de temps et de longueur, conserve la même valeur pour tous les observateurs. Cette combinaison des intervalles de temps et de longueur que Minkowski a appelée intervalle d’espacetemps est l’analogue de la longueur dans notre espace ordinaire, l’espace euclidien à trois dimensions. Cet intervalle d’espace-temps présente une parenté avec le théorème de Pythagore, familier depuis les cours de mathématiques au collège, le théorème qui donne la longueur L de l’hypothénuse d’un triangle rectangle en fonction des longueurs x et y de ses deux autres côtés (voir le chapitre 2 pour une discussion complémentaire). Le théorème de Pythagore nous dit que L2 = x2 + y2 , et la formule se généralise à trois dimensions pour un point de coordonnées
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( x, y, z) : la distance au carré entre ce point et l’origine est L2 = x2 + y2 + z2 . La formule de Minkowski pour l’intervalle d’espace-temps rappelle la formule de Pythagore généralisée à quatre dimensions (t, x, y, z), mais avec la différence cruciale que la coordonnée de temps est affectée d’un signe plus et celles d’espace d’un signe moins 6 (c est la notation standard pour la vitesse de la lumière, c = 299 792 km/s) : L2 = c2 t2 − x 2 − y2 − z2 La raison pour le facteur ct au lieu de t est évidente : ct est une longueur tout comme les coordonnées x, y ou z, et on doit combiner des longueurs entre elles. Le temps et la longueur peuvent varier d’un observateur à l’autre, mais l’intervalle d’espace-temps est le même pour tous les observateurs. De même les coordonnées ( x, y, z) d’un point dans l’espace peuvent varier suivant le système d’axes utilisé, mais la distance entre ce point et l’origine est la même dans tous les systèmes d’axes. Sur un diagramme d’espace-temps, un diagramme qui porte le temps en fonction de la distance, il est facile de visualiser les échanges réciproques entre l’espace et le temps. Par exemple, il peut arriver que l’observateur 1 attribue à l’intervalle d’espace-temps entre deux événements une durée plus grande et un intervalle d’espace plus long que l’observateur 2, mais ils sont tous deux d’accord sur l’intervalle d’espace-temps : la différence des carrés est la même (figure 1.4). L’astrophysicien Ethan Siegel propose l’analogie suivante : lorsque le Soleil se déplace pendant la journée, l’ombre de l’aiguille d’un cadran solaire change de direction et de longueur, mais la direction et la longueur de l’aiguille ellemême sont inchangées. De la même manière, le temps et l’espace, ou plus exactement les composantes d’espace et de temps qui sont l’analogue de l’ombre de l’aiguille, varient suivant l’observateur, mais l’intervalle d’espace-temps reste inchangé. Minkowski avait compris les implications profondes de cette géométrie. Par exemple, un objet qui se déplace à vitesse uniforme dans l’espace suit une trajectoire rectiligne dans l’espace, mais aussi dans l’espace-temps. Au contraire, un objet qui suit une trajectoire rectiligne dans l’espace mais subit une accélération décrit une trajectoire courbe dans l’espace-temps : cette trajectoire est appelée ligne d’univers. La ligne d’univers du mouvement accéléré d’une particule est courbe, même si sa trajectoire est une droite dans l’espace. Initialement, Einstein avait traité par le mépris la formulation de Minkowski, en la qualifiant d’« inutilement sophistiquée ». Il confia en plaisantant à un ami : 6
Il n’est donc pas entièrement correct d’affirmer que l’espace et le temps sont sur un pied d’égalité.
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Chapitre 1. La genèse
F IGURE 1.4. Un diagramme d’espace-temps avec une seule dimension d’espace. On a représenté les coordonnées d’un même intervalle d’espace-temps (ct, x ) mesurées par deux observateurs différents 1 et 2. Les valeurs de t et x sont différentes, mais la combinaison c2 t2 − x2 est inchangée : c2 t1 2 − x1 2 = c2 t2 2 − x2 2 . En fait le point de coordonnées (ct, x ) décrit un arc d’hyperbole. On a aussi représenté la ligne d’univers d’une particule, c’est-à-dire la trajectoire d’une particule dans l’espace-temps. En tout point de cette ligne, la pente doit être supérieure à un, ce qui reflète le fait que la vitesse est inférieure à c.
« depuis que les mathématiciens ont envahi la théorie de la relativité, je ne me comprends plus moi-même ». Mais, dès 1912, Einstein s’était emparé de la géométrie de Minkowski. Ses concepts géométriques étaient essentiels pour décrire la courbure de l’espace-temps dans sa nouvelle théorie de la gravitation, et Einstein fut le premier à le reconnaître. Minkowski ne vécut pas assez longtemps pour assister au triomphe de sa formulation. Il mourut en 1909 d’une rupture de l’appendice à l’âge de quarante-quatre ans, moins d’un an après avoir introduit ses diagrammes d’espace-temps. 1.2
Plongée en eaux profondes : tests du principe d’équivalence avant Einstein
Aux environs de 1590, Galilée gravit les marches de pierre de l’escalier de la tour penchée de Pise. Alors qu’une foule d’étudiants et d’universitaires assistait à la démonstration, il laissa tomber simultanément deux boules de masse et de composition différentes et observa qu’elles atterrissaient toutes deux au même
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instant. Du moins telle est la version que l’assistant de Galilée, Vincenzo Viviani, rapporte dans sa biographie du maître. Bien que Galilée mentionne l’idée de laisser tomber des boules d’une grande hauteur dans son traité de 1638 Discours concernant deux sciences nouvelles, il n’a probablement jamais réalisé l’expérience. S’il l’avait fait, les boules seraient tombées si rapidement qu’il aurait été difficile de chronométrer les intervalles de temps avec les horloges dont il disposait. L’expérience qu’il a effectivement réalisée est celle de boules qui roulent sur un plan incliné, ce qui permet de ralentir la chute en réduisant de fait la force de gravitation. En chronométrant la durée nécessaire à des boules de composition et de masse différentes pour parcourir une distance déterminée sur le plan incliné, il a montré que tous les objets accélèrent au même taux, et que ce taux dépend uniquement de la pente du plan et non de la masse ou de la composition de ces objets. L’expérience du plan incliné fut l’une des premières à tester le principe d’équivalence, qui est au cœur de la théorie de la relativité générale. Ce principe énonce que dans une région d’espace suffisamment petite et sur des durées suffisamment faibles, une accélération uniforme ne peut pas être distinguée d’un champ de gravitation uniforme. Cela ne peut être vrai que si les deux notions de masse, masse inertielle et masse gravitationnelle, sont identiques. La masse inertielle mi décrit la capacité d’un objet de résister à une force : c’est pourquoi il est plus facile de pousser une chaise roulante qu’une voiture, et cette masse n’a rien à voir avec la gravitation. L’expression mathématique de base est celle qui relie force F, masse inertielle et accélération a : F = mi a. La masse gravitationnelle m g décrit la façon dont les objets sont soumis à l’attraction de la gravitation : par exemple, lorsque l’on dit qu’une masse m g à la surface de la Terre est soumise à l’accélération de la pesanteur g 9, 8 m/s−2 et subit une force F = m g g, m g est la masse gravitationnelle. C’est cette masse que l’on mesure en montant sur une balance. Le principe d’équivalence permet de conclure que mi = m g , et on ne fera en général plus la distinction en écrivant simplement m pour les deux types de masse. Newton s’est emparé de l’égalité entre masse inertielle et masse gravitationnelle, et commence même son œuvre monumentale, les Principes, par un énoncé sur leur identité : « [la masse] peut aussi se déduire du poids d’un objet car, en effectuant des expériences très précises avec des pendules, j’ai trouvé que la masse était proportionnelle au poids ». Newton a construit deux pendules identiques en suspendant deux boîtes en bois identiques par des fils de trois mètres de long. Il considérait une des boîtes comme une boîte de référence, en la remplissant d’un volume de bois qui avait toujours le même poids. Dans la deuxième boîte, il plaça de l’or avec exactement le même poids que le bois, et mit les deux pendules en mouvement. Newton répéta ensuite l’expérience en
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remplissant la deuxième boîte avec des matériaux différents : argent, plomb, verre, sel, eau, blé, toujours avec le même poids que dans la boîte de référence. Dans le cas du pendule, la masse inertielle intervient par exemple lorsque l’on veut mettre le pendule en mouvement à partir du repos, tandis que la masse gravitationnelle est mise en jeu dans la force de gravitation qui ramène le pendule vers sa position d’équilibre lorsqu’il en a été écarté. La période du pendule dépend du rapport m g /mi , et si ce rapport vaut un, tous les pendules dont la longueur de fil est identique vont battre au même rythme. La période du pendule est indépendante de la composition des objets suspendus. Newton montra que cette propriété était vérifiée avec une précision de un pour mille. Newton examina aussi des arguments de mécanique céleste. Il comprit que si l’équivalence n’était pas respectée, le mouvement des lunes de la planète Jupiter serait instable. Si le Soleil attirait une lune plus fortement qu’une autre, parce que ces lunes étaient de composition différente, le système jupitérien s’effondrerait. Newton proposa également cet argument pour expliquer la stabilité du système Terre-Lune. En 1787, le mathématicien français Pierre-Simon de Laplace raffina l’argument de Newton et montra qu’il impliquait la validité du principe d’équivalence avec une précision de quelques parts par million. Par la suite, les tests du principe d’équivalence ne se sont pas améliorés pendant un siècle, jusqu’au moment où, en 1890, le baron hongrois Roland von Eötvös effectua un autre type d’expérience. Il disposa des masses identiques faites de matériaux différents aux deux extrémités d’une tige et suspendit cette sorte d’haltère par un fil élastique. Avec ce dispositif, connu sous le nom de balance de torsion, la rotation de la Terre fournit une force centrifuge qui tend à pousser les masses inertielles vers l’extérieur, avec une tendance à s’éloigner l’une de l’autre, tandis que la gravitation terrestre agit sur les deux masses gravitationnelles. Si les deux types de masse étaient différents, cela tendrait à entraîner une rotation de la tige horizontale. Eötvös et ses collègues purent en déduire l’équivalence entre masse inertielle et masse gravitationnelle avec une précision de quelques parts par milliard.
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2 Du grand chambardement au triomphe L’espace-temps est courbe. Il fléchit, s’étire et peut même faire des boucles. Einstein a pris conscience de cette propriété stupéfiante en 1912, lorsqu’il s’est convaincu que sa nouvelle théorie de la gravitation n’était pas seulement géométrique, mais qu’elle s’écartait radicalement du royaume plat des lignes droites et des plans que philosophes, physiciens et mathématiciens avaient utilisés depuis deux mille ans pour décrire la Nature. Einstein avait examiné un type particulier d’accélération constante, celle d’un disque tournant à grande vitesse autour de son centre, tel un manège ultrarapide. Un point sur la périphérie du disque, qui se déplace à une vitesse constante en valeur absolue, subit une accélération. Cette accélération est constante en valeur absolue, mais sa direction varie, car la direction de la vitesse change. De fait, on montre qu’elle est toujours dirigée vers le centre du disque. Einstein s’était aperçu qu’un manège tournant à grande vitesse crée un espacetemps tel que les règles de base de la géométrie, celles qu’on apprend au lycée – la circonférence d’un cercle est égale au diamètre multiplié par le nombre pi, la ligne droite est le plus court chemin entre deux points, la somme des angles d’un triangle est égale à 180o, etc. – ne s’appliquaient plus. Cela ne peut se passer que si l’espace est courbe. Et si une accélération crée une géométrie courbe alors, en raison du principe d’équivalence, il doit en être de même pour la gravitation. De fait, gravitation et espace courbe sont des concepts intimement liés. Muni de cette intuition, Einstein pouvait envisager une façon entièrement nouvelle de se représenter les objets en chute libre, qui le guidait au cœur de sa nouvelle théorie. La grande intuition d’Einstein, alors qu’il était assis sur
sa chaise au Bureau des brevets à Berne, avait été qu’un objet en chute libre, comme un homme qui tombe d’un toit, ne ressent pas la gravitation. Si un objet en mouvement ne ressent aucune force, alors sa trajectoire devrait suivre le chemin le plus court possible entre deux points, un chemin « en ligne droite ». Cependant, les planètes en chute libre 1 autour du Soleil se déplacent en suivant une orbite elliptique, une balle lancée à la surface de la Terre suit une trajectoire parabolique si on néglige la résistance de l’air et un rayon lumineux, qui suit toujours la trajectoire la plus courte entre deux points, est courbé en présence de gravitation. Mais Einstein, en chaussant ses lunettes capables de voir dans l’espace-temps et qu’il était le seul à savoir utiliser, observait ces trajectoires et voyait quelque chose de différent. Les trajectoires étaient en fait comme des lignes droites. C’était l’espace où voyageaient ces objets qui était courbe. Imaginez une fourmi contrainte à se déplacer sur la surface d’une sphère. Déterminée à se déplacer d’un point à un autre avec le minimum d’effort, elle cherche le plus court chemin. C’est aussi ce que recherche un pilote d’avion quand il veut rejoindre par exemple Los Angeles à partir de Paris en suivant la sphère terreste. La solution est bien connue : il faut suivre un grand cercle passant par le point de départ et le point d’arrivée. Pour visualiser ce grand cercle, il suffit d’imaginer un plan qui contient les deux points et le centre de la sphère (le plus simple pour l’intuition est de prendre deux points situés sur l’équateur) : l’intersection de ce plan avec la surface de la Terre trace un grand cercle passant par les deux points, et le plus court chemin que peut prendre la fourmi pour aller d’un point à l’autre consiste à suivre le grand cercle. Le chemin le plus court d’un point à un autre est appelé géodésique : les grands cercles sont les géodésiques de la sphère. La notion de géodésique généralise celle de ligne droite : les grands cercles sont les « lignes droites » sur la sphère 2 . De la même façon, dans la théorie d’Einstein, tout objet en chute libre dans l’Univers, c’està-dire tout objet qui ne subit que la gravitation, va chercher le plus « court » chemin dans l’espace-temps où il se trouve : il va suivre une géodésique de l’espace-temps. En fait ce chemin dans l’espace-temps est le plus long possible – d’où les guillemets – si l’on suit une géodésique, et cela en raison du signe moins 1
Comme une planète n’est soumise, en première approximation, à aucune autre force que l’attraction gravitationnelle du Soleil, elle est en chute libre sur le Soleil. De même un astronaute dans une capsule spatiale comme l’ISS est en chute libre sur la Terre : la seule force qui s’exerce sur lui est l’attraction gravitationnelle de la Terre. Il ne tombe pas vers le centre de la Terre en raison de sa vitesse qui le maintient en orbite.
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La fourmi serait par exemple capable de tracer des triangles formés d’arcs de géodésiques, de constater que la somme des trois angles d’un triangle est supérieure à 180 degrés et même de calculer le rayon de la sphère sans jamais sortir de sa surface.
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dans la métrique de Minkowski. Le chemin choisi est celui qui maximise le temps propre entre le point de départ et le point d’arrivée. De façon générale, une géodésique représente un chemin minimum ou maximum : chercher une géodésique est un problème d’extremum. Revenons à la fourmi, en supposant maintenant qu’elle se trouve sur une sphère, mais un peu bosselée. Auparavant, avec une sphère parfaite, le plus court chemin entre deux points était un arc de grand cercle. En raison des bosses, ce plus court chemin va être différent et se révéler sinueux. Il en est de même dans l’espace-temps : une particule va toujours choisir la trajectoire qui correspond au plus « court » chemin dans l’espace-temps, et ce chemin pourra se révéler plus ou moins sinueux. Dans notre monde à trois dimensions, nous ne pouvons pas visualiser la courbure de l’espace-temps à quatre dimensions que nous habitons, mais nous pouvons la ressentir. Nous ressentons la courbure de l’espace-temps due à la gravitation chaque fois que nous descendons du lit le matin. À l’idée de Newton selon laquelle un objet massif exerce une force gravitationnelle sur un autre objet, la théorie de la relativité générale substitue l’idée d’Einstein selon laquelle un objet massif déforme et ride l’espace-temps autour de lui, et les autres objets suivent les géodésiques de cet espace-temps déformé. Gravitation égale courbure. Et, en raison de la fameuse formule d’Einstein de la relativité restreinte d’équivalence masse-énergie, E = mc2 , masse et énergie sont deux formes différentes de la même entité et toutes deux génèrent la courbure. La description d’Einstein n’est pas seulement une reformulation de la théorie newtonienne, elle est plus exacte, et en particulier elle répond à l’objection faite à la théorie newtonienne de l’action instantanée à distance. Dans la relativité générale, si un extra-terrestre maléfique s’amuse à déplacer le Soleil, la déformation de l’espace-temps qui en résulte met un certain temps à se propager – en fait à la vitesse de la lumière –, et l’orbite de la Terre n’est affectée qu’après les huit minutes et vingt secondes fatidiques dont la lumière a besoin pour se propager du Soleil à la Terre. En première approximation, les lois de Newton fonctionnent superbement pour décrire le mouvement des planètes, mais elles échouent qualitativement pour décrire le mouvement d’étoiles autour d’un trou noir. Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, et en fait dans tous les cas où la gravitation devient très intense, la relativité générale est indispensable. Même dans le cas des planètes, il faut faire appel à la relativité générale pour expliquer des effets très subtils. L’exemple historique est celui de la planète Mercure, celle qui est la plus proche du Soleil et est donc soumise à un champ de gravitation plus intense que toutes les autres, puisque ce champ décroît comme l’inverse du carré de la distance au Soleil. En première approximation, l’orbite de Mercure est une ellipse, mais en fait ce n’est pas une ellipse parfaite, car
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Hauteur au-dessus de la terre
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Temps
Temps
F IGURE 2.1. Une boule suit une trajectoire parabolique lorsqu’elle tombe sur la Terre. La trajectoire semble courbée, mais d’après Einstein, c’est uniquement parce que la gravitation terrestre courbe l’espace-temps dans son voisinage. Si on tient compte de la courbure de l’espace-temps, la balle tombe « en ligne droite », ou plus exactement elle suit une géodésique.
elle ne se referme pas sur elle-même : après une révolution complète, un tour complet, la planète ne reprend pas la révolution suivante au point de départ initial, mais en un point qui se trouve un peu au-delà du point initial, que l’on définit par exemple comme le point où la planète est la plus proche du Soleil, le point appelé périhélie. Une ellipse possède un grand axe et un petit axe, et le périhélie se trouve donc sur le petit axe. Au lieu de se retrouver toujours au même endroit après chaque tour complet, comme le prévoit l’application stricte de la loi de Newton si l’on tient compte uniquement du Soleil, ce périhélie présente un mouvement de rotation très lent autour du Soleil, appelé précession du périhélie.
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En principe, cet effet affecte toutes les planètes, mais en pratique il n’est détectable que pour Mercure. Vu de la Terre, le périhélie de Mercure précesse de 5 600 secondes d’arc par siècle (une seconde d’arc vaut 1/3 600 degrés). En prenant en compte l’influence des autres planètes, la théorie de Newton prédit une précession du périhélie de 5 557 secondes d’arc par siècle. Les 43 secondes d’arc restantes étaient inexpliquées. Certains astronomes essayèrent de rééditer ce qui avait fonctionné pour Neptune en postulant l’existence d’une nouvelle planète, Vulcain, mais cette planète refusa obstinément de se manifester dans les télescopes. Une autre explication avancée fut l’existence d’un groupe d’astéroïdes ou de poussières près de Mercure, mais là aussi les astronomes firent chou blanc dans la recherche de tels objets. Mais, au lieu d’incriminer des objets dans l’espace, il fallait incriminer l’espace lui-même. Einstein montra en 1915 que la déformation de l’espace-temps due au Soleil dans sa théorie de la relativité générale expliquait les 43 secondes d’arc fatidiques, en corrigeant la théorie de Newton. La relativité générale implique bien plus que la simple substitution d’une géométrie courbe à la force gravitationnelle de Newton. Dans la gravitation newtonienne, l’espace et le temps sont des toiles de fond sans structure, la scène silencieuse et immuable où se pavanent les acteurs de l’Univers – les hommes, les boules de bowling, les planètes, les étoiles. Même dans la théorie d’Einstein de la relativité restreinte, qui tisse déjà l’espace avec le temps, les tic-tac d’une horloge et les graduations d’une règle sont des spectateurs passifs, qui n’ont aucune influence sur le déroulement des événements et sur les mouvements des acteurs cosmiques. La théorie d’Einstein de la relativité générale exige au contraire que la scène soit un partenaire dans l’action, un participant malléable et dynamique. Quand un objet massif entre en scène, l’espace-temps s’étire et se déforme. À leur tour, ces contorsions poussent, tirent et bousculent les acteurs, et parfois même les piègent dans des trous noirs dont ils ne s’échappent jamais. À mesure que les acteurs se déplacent en redistribuant la masse et l’énergie, ils modifient la forme de la scène. Dans cette danse cosmique sans fin, ainsi que l’a dit le physicien théoricien John Archibald Wheeler, la masse dit à l’espace-temps comment se courber et l’espace-temps dit à la matière comment se déplacer. Mais Einstein devait encore relever un défi. Il devait exprimer cette relation entre matière et espace-temps en langage mathématique. Comme la gravitation se manifestait sous forme de courbure, ce défi allait exiger d’Einstein qu’il devienne un expert en géométrie différentielle, la théorie qui permet de caractériser et de mesurer les étirements et les courbures d’une surface arbitraire. L’insistance d’Einstein à exiger que les lois physiques, en incluant la gravitation, soient les mêmes pour tous les observateurs quel que soit leur mouvement,
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imposait des restrictions additionnelles sur les mathématiques. Les équations devaient vérifier la covariance généralisée : elles devaient avoir la même forme indépendamment du système de cordonnées utilisé par tel ou tel observateur pour décrire la courbure et le mouvement des objets. Les équations devaient avoir la même forme, que l’observateur soit en chute libre ou qu’il soit accéléré de façon arbitraire. Pour Einstein, qui n’avait jamais eu à utiliser des mathématique sophistiquées et pensait même qu’elles pouvaient rendre la physique sous-jacente obscure, la tâche était pénible. Plus tard, iI se souvint qu’en 1913, le physicien allemand chevronné Max Planck, un des initiateurs de la théorie quantique, lui donna un avertissement sur le défi qui l’attendait dans le développement de sa théorie. « En tant qu’ami de longue date et plus âgé, je dois vous mettre en garde contre ce projet », dit-il, « car le plus probable est que vous allez échouer, et si par hasard vous réussissez personne ne vous croira ». Conscient qu’il sortait de son champ de compétences, Einstein appela au secours son collègue et ancien camarade de classe Marcel Grossmann, devenu professeur de mathématiques et spécialiste de géométrie, qui fut ravi de l’aider. Ce n’était pas la première fois qu’il venait au secours d’Einstein. Les deux hommes s’étaient rencontrés comme étudiants à l’École fédérale polytechnique suisse de Zurich, où Einstein avait étudié la physique et les mathématiques de 1896 à 1900, en compagnie de sa future femme Mileva Mari´c. Alors qu’Einstein séchait des cours qui ne l’intéressaient pas, en particulier des cours de mathématiques, ce qui lui donnait une réputation de rebelle qui résistait à l’enseignement et s’aliénait les professeurs, Grossmann était organisé et studieux, apprécié de ses professeurs. Son cahier de notes de cours soigneusement tenu s’avéra une bouée de sauvetage pour Einstein dans sa préparation de l’examen final. Malgré tout, les relations tendues d’Einstein avec ses professeurs l’empêchèrent de trouver un emploi universitaire après son diplôme. Il avait considéré comme allant de soi qu’il deviendrait assistant de l’un de ses professeurs à Zurich. Des cinq étudiants reçus à l’examen, il fut le seul à ne pas recevoir de proposition. Il prit contact en vain avec des scientifiques reconnus dans toute l’Europe afin de trouver un travail, d’autant plus soucieux après mai 1901 d’obtenir un emploi permanent que sa compagne Mileva Mari´c attendait un enfant. Dans une lettre adressée à Wilhem Ostwald, un chimiste réputé, professeur à l’université de Leipzig et futur prix Nobel, la recherche d’emploi d’Einstein devint une supplique : « je suis sans le sou et seul un emploi de cette sorte me permettrait de poursuivre mes recherches ». Comme la lettre d’Einstein était restée sans réponse, son père, de santé fragile et sans relation avec le milieu académique, envoya sa propre contribution :
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« S’il vous plaît, pardonnez à un père qui est assez hardi pour se tourner vers vous, très estimé Monsieur le Professeur, afin de plaider pour mon propre fils. Albert est âgé de 22 ans, il a étudié pendant quatre années à l’Institut polytechnique de Zurich, et il a passé son diplôme haut la main l’été dernier. Depuis, il a essayé sans succès d’obtenir un emploi d’assistant [. . .] Je puis vous assurer qu’il est extraordinairement travailleur et motivé, et il s’attache avec un grand enthousiame à poursuivre ses projets scientifiques. Il est donc très malheureux de ne pas trouver d’emploi, et il est de plus en plus convaincu qu’il s’est fourvoyé dans sa carrière ». Ostwald n’a jamais fait de proposition à Einstein. Mais Grossmann, auquel Einstein avait confié ses malheurs, vint au secours de son ami. La père de Grossmann était un ami de longue date du directeur du Bureau des brevets à Berne, une relation qui permit à Einstein d’obtenir en 1902 un emploi comme examinateur de brevets de seconde classe et d’épouser Mileva quelques semaines plus tard. Entre–temps la carrière de Grossmann avait prospéré. L’année même où Einstein avait pris ses fonctions au Bureau des brevets, Grossmann soutint sa thèse et, cinq années plus tard, fut nommé Professeur titulaire de géométrie descriptive à l’Institut polytechnique de Zurich, qui avait été rebaptisé Eidgenössische Technische Hochschule, ou ETH. Au cours de l’hiver 1911/1912, Grossmann devint président du Département de mathématiques et de physique de l’ETH. Einstein travailla au Bureau des brevets jusqu’en 1909, date à laquelle il décrocha son premier poste universitaire comme professeur associé à l’université de Zurich. En 1911, l’université allemande de Prague l’attira depuis Zurich grâce à un poste de professeur titulaire, mais Einstein n’y passa que six mois. En 1912, en raison d’une réputation qui ne cessait de grandir, Einstein reçut plusieurs propositions de postes universitaires, dont l’une à l’ETH. La même institution qui avait refusé un poste d’assistant à Einstein lui proposait maintenant un poste de professeur ! Bien sûr Grossmann se chargea des négociations avec l’administration de l’ETH. Einstein prit ses fonctions à Zurich en 1912. C’est juste à ce moment qu’il eut à nouveau un besoin urgent de l’aide, mais cette fois scientifique, de Grossmann. En parcourant ses notes de cours de l’université, Einstein se rendit compte qu’une révolution avait eu lieu sans qu’il s’en rende compte. Six décennies plus tôt, deux brillants universitaires de Göttingen, Carl Friedrich Gauss, surnommé le prince des mathématiques, et son étudiant Bernhard Riemann, avaient exploré la géométrie des surfaces courbes. Pendant plus de deux mille ans, la géométrie traditionnelle, ou géométrie euclidienne, une géométrie où les parallèles ne se rencontrent jamais, où
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l’espace possède trois dimensions et où la somme des angles d’un triangle vaut 180 degrés, avait parfaitement rempli son rôle. Au cinquième siècle avant J.-C., Pythagore et ses disciples, travaillant dans le sud de l’Italie, développèrent un ensemble de règles mathématiques fondées sur la géométrie du plan, qui remontaient en fait aux anciens Égyptiens et Babyloniens. Le fameux théorème de Pythagore, d2 = a2 + b2 , donne la longueur de l’hypothénuse d d’un triangle rectangle en fonction des longueurs a et b de ses deux autres côtés, qui forment un angle droit ; d est aussi la distance la plus courte d’un chemin allant d’une des extrémités de l’hypothénuse à l’autre. Quelques deux cents ans après Pythagore, Euclide d’Alexandrie focalisa son attention sur le même sujet, les points et les lignes sur un plan. Dans le livre I de son traité en treize volumes, Les Éléments, Euclide énonça cinq postulats, les postulats d’Euclide, qui allaient régner en maîtres pendant deux millénaires sur la géométrie et seraient tenus pour des vérités absolues. Les postulats semblaient irréfutables, en partie parce qu’ils semblaient aller de soi. C’est incontestable pour les quatre premiers postulats : (1) par deux points passe toujours une ligne droite ; (2) un segment de droite peut être prolongé indéfiniment dans les deux directions ; (3) étant donné un segment de droite, on peut toujours trouver un cercle dont ce segment est le rayon ; (4) tous les angles droits sont égaux entre eux. Le cinquième postulat était plus compliqué. Exprimé en termes d’aujourd’hui, il énonce que, étant donné une ligne droite et un point en dehors de cette ligne droite, il existe une parallèle à la droite et une seule passant par ce point. Ce postulat peut prendre d’autres formes équivalentes, par exemple que la somme des trois angles d’un triangle vaut 180 degrés, ou que la circonférence d’un cercle est égale à son diamètre fois le nombre pi. Pendant des siècles, les mathématiciens s’efforcèrent de prouver que le cinquième postulat était une conséquence des quatre premiers, mais toutes les tentatives échouèrent. Cela n’empêcha pas la géométrie euclidienne de régner sans partage. Ce n’était pas simplement un outil pour analyser la Nature, la Nature semblait se conformer à ses règles. Les palais et les églises incarnaient les lignes droites d’Euclide et ses angles : la géométrie avait imprégné toutes les facettes de la civilisation. Ce fut au début des années 1800 que les mathématiciens découvrirent deux nouvelles géométries, décrivant toutes deux des espaces courbes, qui non seulement réfutaient le cinquième postulat mais permettaient également de penser en termes nouveaux la forme et la nature de l’Univers. Les mathématiciens, mais pas encore les physiciens, n’étaient plus emprisonnés par les lignes droites.
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L’espace n’était plus découpé par les grilles linéaires du papier millimétré 3 . Quatre mathématiciens ont joué un rôle majeur dans ce grand chambardement : Gauss, Riemann, Jànos Bolyai et Nikolai Lobatchevsky. Bolyai a grandi dans les montagnes de Transsylvanie, loin des cercles mathématiques de France, de Grande–Bretagne et d’Allemagne. Mais, alors qu’il était encore un jeune homme, il était obsédé par le cinquième postulat. Son père, Farkas Bolyai, avait sans doute fourni l’étincelle qui le motivait. Farkas, qui avait suivi les cours de Gauss à Göttingen, avait cru à deux reprises avoir démontré le cinquième postulat à partir des quatre premiers, mais à chaque fois Gauss repéra une erreur dans la démonstration. Très conscient de son propre épuisement après ses vaines tentatives de preuve, il avertit son fils que le projet de démontrer le cinquième postulat allait ruiner sa santé, sa tranquillité et son bonheur. « Je vais en être conscient jusqu’à mon dernier souffle », écrivit-il à son fils en 1820. « J’ai traversé cette nuit sans fin, qui a étouffé toute lumière et toute joie dans ma vie. Je t’en supplie, abandonne la science des parallèles [. . .] Apprends de mon exemple ». Le grand Gauss, qui était souvent taciturne, refusa de prendre Bolyai comme étudiant, mais le jeune mathématicien persévéra. Bolyai commença par essayer de prouver le cinquième postulat en utilisant la stratégie du raisonnement par l’absurde : dans cette approche, on suppose que le postulat est faux et on en déduit que cette hypothèse conduit à des résultats contradictoires, ce qui montre que la supposition est fausse, et donc que le postulat est en fait correct. Mais, au lieu de ce qu’il avait espéré, il découvrit une « géométrie imaginaire », courbée comme une selle de cheval. Dans cette géométrie, appelée géométrie hyperbolique, la somme des trois angles d’un triangle est inférieure à 180 degrés, et il existe un nombre infini de parallèles à une ligne donnée passant par un point. Il avait, disait-il, « découvert des objets si merveilleux qu’il en était ébloui » : un paradis mathématique, un monde de géométries courbes très différent du monde plat d’Euclide. Mais lorsque Bolyai contacta Gauss, l’éminent mathématicien refusa de le féliciter, en affirmant que lui-même avait découvert une géométrie analogue des années auparavant, mais n’avait jamais publié son travail. De fait, 3
En fait on peut se demander pourquoi les géométries non euclidiennes ne se sont pas imposées plus tôt. La surface d’une sphère donne un exemple évident de géométrie non euclidienne : si l’on trace un triangle sur la surface d’une sphère délimitée par des arcs de grands cercles qui, on l’a vu, correspondent au plus court chemin d’un point à un autre, il est facile constater que la somme des angles est supérieure à 180 degrés. La raison pour laquelle la géométrie non euclidienne ne s’impose pas immédiatement est que l’on a tendance à voir la sphère comme plongée dans l’espace euclidien à trois dimensions. Mais ce n’est pas la bonne façon de voir : il faut considérer la sphère de manière intrinsèque. Une fourmi mathématicienne confinée sur la surface de la sphère pourrait en déduire toutes les propriétés, y compris son rayon, sans jamais sortir de cette surface.
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Gauss renonçait souvent à publier des travaux qu’il jugeait susceptibles de controverses. Il n’allait pas se prononcer publiquement contre la pensée dominante chez les mathématiciens ou les philosophes comme Emmanuel Kant, qui affirmait que la géométrie euclidienne était une vérité intuitive irréfutable et universelle. Cependant des lettres de Gauss à des amis révèlent sa pensée. En 1824, il écrivit « l’hypothèse que [dans un triangle] la somme des trois angles est inférieure à 180 degrés conduit à une géométrie très différente de notre géométrie euclidienne : cette géométrie est cohérente et je l’ai développée d’une façon tout à fait satisfaisante ». Vers la même époque, Bolyai publia son travail dans The Absolute True Science of Space, une partie d’un traité plus vaste écrit par son père, publié en 1831. Cette publication attira très peu l’attention. Déjà découragé par la réaction de Gauss, Bolyai allait en outre découvrir un peu plus tard qu’un autre mathématicien avait publié un travail analogue au sien. Dans la cité russe de Kazan, le mathématicien Nikolai Ivanovitch Lobatchevsky avait aussi découvert cette « géométrie imaginaire », la géométrie hyperbolique. Son article sur cette découverte, publié en 1829/1830 dans le Messager de Kazan, une publication en russe de l’université de Kazan, n’avait également eu qu’un nombre minime de lecteurs. Bolyai, tout comme Lobatchevsky, est mort sans se douter que ses travaux auraient un impact considérable. Complètement découragé, Bolyai mena une vie recluse, laissant derrière lui 20 000 pages de manuscrits mathématiques à sa mort en 1860, à l’âge de cinquante-sept ans. Quelques années plus tard, Lobatchevsky mourut aussi dans l’oubli, presque aveugle et paralysé. Ce seront Gauss et son étudiant Riemann qui poursuivront le travail qu’Einstein inclura d’une façon radicale dans sa théorie de la relativité générale. Tout en menant une vie personnelle difficile – soignant sa mère malade et se disputant avec sa femme qui voulait déménager de Göttingen à Berlin – Gauss commença à s’intéresser à la géométrie différentielle. Il se rendit compte que les relations entre longueurs données par le théorème de Pythagore, quoique vérifiées pour des surfaces planes, pouvaient être modifiées pour mesurer la courbure intrinsèque d’une surface à deux dimensions. Il démontra également qu’un seul nombre, la courbure gaussienne, suffisait à caractériser la courbure d’une surface à deux dimensions comme une sphère, un tore ou un cylindre 4 . 4
De façon peut-être contre-intuitive, la courbure de Gauss d’un cylindre et d’un tore sont nulles, contrairement à celle d’une sphère, qui est positive et non nulle. En fait on peut déployer sur un plan la surface d’un tore ou d’un cylindre sans avoir à l’étirer, ce qui est impossible pour une sphère.
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C’est l’étudiant de Gauss, Riemann, qui fit le saut vers des dimensions plus élevées que deux. Deuxième des six enfants de la famille d’un pasteur luthérien pauvre et de sa femme habitant Breselenz, une partie du royaume de Hanovre, Riemann, timide et maladif, éblouit très tôt sa famille et ses professeurs par ses dons mathématiques. Au départ il suivit l’enseignement de son père mais, à l’âge de dix ans, Riemann fut confié à un professionnel des mathématiques qui trouvait que les démonstrations de son élève étaient souvent meilleures que les siennes. Lorsque sa famille eut accumulé suffisamment d’argent pour l’envoyer à l’université de Göttingen en 1846, Riemann avait l’intention de devenir pasteur comme son père. Mais, comme complément à ses études de théologie, il suivit des cours de philosophie et de mathématiques, dont des cours donnés par Gauss. En fin de compte, le père de Riemann lui donna la permission de poursuivre une formation en mathématiques. Après un passage à l’université de Berlin, Riemann revint à Göttingen en 1849. C’est là que son intérêt pour la géométrie s’épanouit. Pour sa thèse de doctorat supervisée par Gauss et terminée en 1851, Riemann montra qu’un ensemble exotique de nombres, ceux dont une composante était proportionnelle au nombre imaginaire racine carrée de −1, pouvait être exprimé comme une surface courbe. Il travailla ensuite pour acquérir une formation additionnelle qui le qualifierait pour un poste d’assistant dans une université en Allemagne, ce qui lui permettrait de subvenir à ses besoins. Pour passer l’examen final, Riemann devait soutenir une thèse d’habilitation, une conférence probatoire. Comme tous les autres étudiants, il commença par présenter ce cours devant les professeurs. Il maîtrisait parfaitement les deux premiers exposés, mais il n’avait pas préparé à fond le troisième, qui portait sur les fondements de la géométrie. Le panel d’examinateurs choisissait en général de demander aux étudiants de présenter un des deux premiers exposés mais Gauss, compte tenu de son intérêt pour la géométrie, ne résista pas à l’idée de demander à Riemann de présenter le troisième, moins bien préparé. Angoissé par la préparation de son exposé sur la géométrie et luttant contre la peur qu’il eut toute sa vie de parler en public, Riemann tomba malade et dut annuler sa présentation une première fois. Il dut l’annuler une seconde fois, car c’est Gauss, alors septuagénaire, qui à son tour tomba malade. Riemann finit par donner son exposé « Sur les hypothèses qui fondent la géométrie » le 10 juin 1854. Il est probable que Gauss a été la seule personne dans son auditoire à comprendre les implications fondamentales contenues dans l’exposé de Riemann, mais depuis les experts ont salué cet exposé comme l’un des plus prémonitoires de l’histoire des mathématiques. Riemann avait alors juste vingt-sept ans.
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Dans son exposé, Riemann généralisait le travail de Gauss sur la caractérisation de la courbure pour les surfaces à deux dimensions, de sorte que sa théorie pouvait s’appliquer à des dimensions plus élevées, trois, quatre, et en fait n’importe quelle dimension. Riemann prit en considération les surfaces courbes les plus générales en caractérisant la courbure en chaque point par un tableau de nombres, le tenseur de courbure de Riemann 5 . Pour certains, c’était un véritable anathème. Einstein avait besoin de Grossmann pour s’orienter dans les mathématiques nouvelles et difficiles de la courbure de Riemann. « Grossmann », hurla Einstein en entrant dans la maison de son ami, « il faut que tu m’aides car sinon je vais devenir cinglé ! ». Parce que la courbure d’une surface peut varier de façon compliquée, Grossmann dut enseigner à Einstein la théorie des tenseurs, des tableaux de nombres qui sont associés à chaque point de la surface. En particulier Grossmann expliqua à Einstein les subtilités du tenseur de Riemann qui caractérise la courbure de la surface. Einstein intégra le tenseur de Riemann dans sa théorie en l’adaptant à la courbure de l’espace-temps à quatre dimensions, et non à l’espace lui-même. Le tenseur de Riemann fournit à Einstein le lien entre d’une part les sources de la gravitation : masse, impulsion, énergie, et d’autre part la courbure de l’espacetemps, avec des équations qui gardaient la même forme pour tous les observateurs ou, en d’autres termes, dans tous les systèmes de référence, une propriété que nous avons appelée la covariance généralisée (voir Plongée en eaux profondes : le travail de Riemann et le tenseur métrique). Grossmann enseigna aussi à Einstein le calcul différentiel, une façon de calculer par exemple le mouvement d’un objet sur des surfaces de courbure arbitraire, un calcul dont l’initiateur était Elwin Bruno Christoffel, et qui avait été largement développé à l’université de Padoue par Gregorio Ricci-Curbastro et son étudiant Tullio Levi-Civita. Une chose est sûre, Einstein n’avait jamais autant travaillé de sa vie. Comparée à la théorie de la gravitation, la relativité restreinte était, disait-il à un ami, un véritable jeu d’enfant. Il devint également bien plus respectueux et admiratif des mathématiques. Einstein et Grossmann décidèrent de travailler ensemble. Leurs calculs remplirent une petit carnet brun, le carnet de Zurich, qui témoigne de leur collaboration d’une année. 5
Le tenseur de Riemann possède vingt composantes indépendantes en dimension quatre : c’est donc un tableau de vingt nombres associé à chaque point. En dimension deux, il y a seulement une composante indépendante, que l’on peut identifier à la courbure. En dimension trois, il y a six composantes indépendantes.
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En 1913, ils publièrent un papier signé de leurs deux noms, Entwurf einer allgemeinerten Relativitätstheorie und einer Theorie der Gravitation (Esquisse d’une théorie de la relativité généralisée et d’une théorie de la gravitation), article connu sous le nom de « Entwurf ». Einstein écrivit la section consacrée à la physique et Grossmann celle consacrée aux mathématiques. Les équations écrites par Einstein et Grossmann dans « Entwurf » sont très semblables aux équations finales publiées deux années plus tard. Elles obéissaient à la covariance généralisée, en décrivant la gravitation par la courbure dans tous les systèmes de référence. Le succès était à portée de main. Malheureusement, Einstein et Grossmann durent battre en retraite. Ils s’aperçurent que leurs équations ne se réduisaient pas à celles de Newton lorsque la gravitation était faible et indépendante du temps, un défaut rhédibitoire pour une théorie de la gravitation. De plus, et tout aussi inquiétant, leurs équations semblaient violer la conservation de l’énergie. Le seul remède à ce vice de forme fatal, pensaient-ils, était d’abandonner l’idée de la covariance généralisée. Les nouvelles équations qu’ils avaient obtenues permettaient une description de la gravitation qui avait la même forme pour certains types d’observateurs en mouvement les uns par rapport aux autres, mais pas pour tous les types d’observateurs. Einstein crut même avoir prouvé que la covariance généralisée globale était impossible. Seule une covariance généralisée limitée semblait possible. Einsein se vanta même auprès de ses amis que sa théorie de la gravitation était pratiquement au point. Mais il finit par s’inquiéter de ce que limiter la covariance généralisée à certains types d’observateurs entrait en conflit avec le principe d’équivalence : une accélération uniforme pourrait ne pas être toujours équivalente à une force de gravitation. Le principe d’équivalence était la pierre angulaire sur laquelle Einstein s’était appuyé depuis 1907 dans sa compréhension de la gravitation et de l’espace-temps. Au plus profond de lui-même, Einstein ne pouvait pas abandonner ce principe. Il devait tenir envers et contre tout. Entre–temps, Einstein avait déménagé de Zurich à Berlin. Trois éminents scientifiques allemands, un chimiste, Fritz Haber, et deux physiciens, Max Planck et Walther Nernst, avaient séduit Einstein avec une offre qu’il ne pouvait pas refuser, une nomination à l’Académie des sciences de Prusse, un poste de professeur sans charge d’enseignement, et la promesse d’être nommé directeur d’un futur Institut Kaiser Wilhelm de physique théorique. Étant donné la reconnaissance toujours croissante des travaux d’Einstein, la haute administration berlinoise ferma les yeux sur le fait qu’il avait renoncé à sa nationalité allemande, qu’il n’avait jamais fait de service militaire dans l’armée prussienne et que de plus, dans une atmosphère fortement antisémite, il était juif.
UN SIÈCLE DE GRAVITATION
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Mais Einstein avait une raison plus personnelle de regagner Berlin. Les relations avec sa femme étaient tendues depuis plusieurs mois. Ils étaient inséparables pendant leurs années d’études universitaires à l’Institut polytechnique de Zurich. Une fois mariés, les soirs où Einstein rentrait de son Bureau des brevets, ils travaillaient tous deux sur des problèmes de physique à la lumière d’une lampe à pétrole. Mais Mileva, qui avait échoué par deux fois à l’examen final, n’avait jamais décroché le diplôme de l’Institut et avait le sentiment d’être de plus en plus écartée de la vie académique de son mari et ignorée chez elle. De son côté Einstein, qui l’avait appelée affectueusement « poupée » pendant leurs fiançailles, devenait de plus en plus distant et cruel. En 1912, Einstein rendit visite à sa mère qui venait de perdre son mari. Il en profita pour renouer avec une cousine, Elsa Einstein Lowenthal, et ils entamèrent une liaison. Il dit à Elsa de ne pas s’en faire au sujet de Mileva : « Je traite ma femme comme une employée que je ne peux pas licencier », écrivait-il dans une lettre. Mileva et ses deux jeunes enfants déménagèrent à Berlin juste après l’arrivée d’Einstein en avril 1914. Ils n’y restèrent pas longtemps. Trois mois après leur arrivée, Mileva et les enfants regagnèrent définitivement Zurich. Cette année 1914 s’avéra tumultueuse pour Einstein pour encore d’autres raisons. Le 1er août 1914, l’Allemagne déclara la guerre à la France et à la GrandeBretagne. Bien qu’Einstein eût renoncé auparavant à sa nationalité allemande et fût devenu citoyen d’une Suisse neutre, il se trouvait maintenant derrière les lignes ennemies. Toute communication était coupée avec les autres scientifiques de l’Europe de l’Ouest. À Berlin, les citoyens français et britanniques, ou toutes les personnes soupçonnées d’être des citoyens de ces pays, étaient pourchassés et agressés. Soit par patriotisme, soit par crainte de perdre des clients, les propriétaires de restaurants dont les noms avaient une consonance britannique rebaptisèrent leurs enseignes : ainsi le populaire Café Windsor devint-il Kaffee Winzer. Lorsque la guerre éclata, l’astronome allemand Erwin Finlay Freundlich était arrivé en Crimée pour étudier l’éclipse solaire du 21 août 1914. Il avait organisé cette expédition pour tester la théorie d’Einstein de la courbure des rayons lumineux par la gravitation. Mais, dès la déclaration de guerre, lui-même et ses collaborateurs furent rapidement emprisonnés en Russie comme des ennemis étrangers et leur équipement fut confisqué. En octobre 1914, quatre-vingt-treize scientifiques allemands signèrent un manifeste accordant leur soutien sans faille à l’armée allemande. Einstein refusa de signer ce « manifeste des quatre-vingt-treize » et il fut au contraire l’un des
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Chapitre 2. Du grand chambardement au triomphe
quatre scientifiques à signer une proclamation qui protestait contre l’agresssion allemande 6 . En utilisant ses extraordinaires pouvoirs de concentration, Einstein fut capable de mettre en veilleuse tout ce qui avait trait à la guerre, mais il arrivait cependant qu’elle l’approche de trop près pour pouvoir l’ignorer. Le bureau d’Einstein était localisé dans l’Institut de chimie Kaiser Wilhelm. Le directeur de l’institut était Fritz Haber, qui s’était lié d’amitié avec Einstein lorsqu’il avait rejoint Berlin. Pour participer à l’effort de guerre, Haber et ses collaborateurs avaient entamé des expériences avec du chlore, un gaz très toxique. Le 17 décembre 1914, un tube à essai de chlorure de cacodyle, un composé instable, prit feu dans le laboratoire de Haber. L’explosion qui s’ensuivit arracha la main d’un des chimistes et en tua un autre. Par chance pour Einstein, il n’y eut pas de dégâts dans son bureau. Einstein fit de son mieux non seulement pour ignorer la guerre, mais aussi les critiques suscitées par son article « Entwurf » écrit avec Grossmann. Un autre camarade d’études et ami, Michele Besso, avait averti Einstein que les équations de « Entwurf » ne permettaient pas à quelqu’un assis dans un manège en rotation d’interpréter son accélération constante en valeur absolue comme un champ de gravitation, en contradiction avec le principe d’équivalence. Einstein n’y prêta pas attention. La théorie de 1913 était aussi incapable d’expliquer l’avance du périhélie de l’orbite de Mercure autour du Soleil. Pourtant, à la fin de 1914, Einstein était si imbu de sa théorie qu’il publia un long article d’explications. Au cours de la première partie de l’année 1915, Einstein travailla sur d’autres sujets, en tâtant même du travail expérimental dans un laboratoire de magnétisme. À la fin juin, il se rendit à Göttingen, où le mathématicien David Hilbert, l’héritier de Gauss, l’avait invité à donner une série d’exposés sur la théorie de la relativité. Suite à ce voyage à Göttingen, Einstein écrivit à son ami Arnold Sommerfeld, lui déclarant qu’il était ravi de sa rencontre avec David Hilbert et avait pris grand plaisir à le convaincre, ainsi que son collègue mathématicien Felix Klein, de la validité de sa théorie. De fait, Hilbert avait été tellement impressionné par les exposés d’Einstein qu’il se mit à étudier les mathématiques de la relativité. En septembre 1915, Einstein fit une pause et prit des vacances en Suisse pour rendre visite à sa famille. Peu de temps après son retour en octobre, Einstein était prêt à admettre que sa théorie de 1913, élaborée avec Grossmann, était fausse. Le principe d’équivalence était trop important pour que l’on puisse l’ignorer. 6
L’« agression allemande » de 1914, contrairement à celle de 1939, est une théorie qui ne fait pas l’unanimité chez les historiens : voir par exemple Christopher Clark, Les Somnambules.
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En y mettant toute l’énergie du désespoir dont il disposait pour sauver sa théorie, il se laissa guider par les mathématiques. Il revint aux équations qu’il avait écrites avec Grossmann, et décida d’abord qu’elles devaient être fausses, mais découvrit au contraire qu’il s’était trompé dans leur analyse. En suivant pas à pas et soigneusement ce que dictaient les mathématiques, il découvrit qu’au bout du compte les équations conservaient l’énergie et qu’elles se réduisaient aux équations de Newton dans la limite d’une gravitation faible et indépendante du temps. Courant octobre, Einstein reçut une lettre inquiétante de son ami Sommerfeld. Il n’était pas le seul à avoir eu l’idée de réviser sa théorie, écrivait Sommerfeld. Hilbert pensait aussi qu’il y avait une erreur dans « Entwurf » et il était en train d’en formuler sa propre version. Après huit années de travail sur la relativité générale, Einstein ne voulait pas se voir voler sa théorie. Débordant d’une activité frénétique, il donna quatre exposés, un tous les jeudis, à l’Académie des sciences de Prusse. Ces exposés ne prenaient pas la suite logique l’un de l’autre, mais au contraire révélaient les méandres de la pensée créative d’Einstein alors qu’il se frottait aux mathématiques des tenseurs et à la physique. En point d’orgue de ses exposés, Einstein et Hilbert échangeaient nombre de cartes postales décrivant leurs progrès respectifs et la course implicite vers la ligne d’arrivée. Dans une de ses lettres, Einstein mit en évidence le fait que le système d’équations proposé par Hilbert était équivalent à celui qu’il avait découvert quelques semaines plus tôt et en fait était connu de lui depuis son travail de 1913 avec Grossmann. Dans son premier exposé, le 4 novembre 1915, Einstein présenta ses nouvelles équations qui décrivaient la gravitation, en renonçant à son « Entwurf » et à l’article qui prenait sa suite en 1914. Mais quelques jours plus tard, il s’aperçut que son nouveau travail n’était pas correct. Le deuxième exposé, le 11 novembre, rejetait les conclusions du premier et introduisait une nouvelle équation. Le 18 novembre, Einstein jubilait en annonçant une nouvelle stupéfiante : il avait calculé l’avance du périhélie de l’orbite de Mercure à partir de ses équations et établi l’accord entre théorie et observation. Pour sa dernière présentation, le 25 novembre, Einstein rejeta les équations de ses deux premiers exposés. Il leva finalement le voile sur l’une des plus remarquables découvertes du XXe siècle, le lien intime entre l’espace-temps et son contenu en matière-énergie. L’équation finale d’Einstein tient en une seule ligne : Rμν −
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1 8πG Rgμν = 4 Tμν . 2 c Chapitre 2. Du grand chambardement au triomphe
Cette équation a résisté à l’épreuve du temps depuis plus d’un siècle (voir Plongée en eaux profondes : la signification des équations d’Einstein). Elle a révélé que l’Univers était en expansion, que des objets en rotation étiraient l’espacetemps autour d’eux comme les lames d’un robot entraînent de la pâte à crêpes, et que la gravitation agit comme une lentille pour révéler les premières galaxies nées il y a un peu moins de quatorze milliards d’années. Ces équations ont aussi révélé la possibilité qu’existe réellement l’objet le plus fantasmagorique que l’on puisse imaginer, le trou noir. Si l’on revient en 1915, avec la guerre qui faisait rage en Europe et un blocus britannique en pleine action, il est clair que peu de personnes en dehors de l’Allemagne avaient connaissance des travaux d’Einstein. Cependant Einstein réussit à envoyer en Hollande, qui était un pays neutre, une copie de son travail à son collègue Willem de Sitter. De Sitter à son tour en envoya une copie à l’astronome britannique Arthur Eddington, qui allait occuper le devant de la scène dans la confirmation de la relativité générale et qui fit d’Einstein une célébrité. 2.1
Plongée en eaux profondes : le tenseur de Riemann et le tenseur métrique
La description que Riemann a donnée de la courbure est l’ingrédient mathématique essentiel qu’Einstein a utilisé pour développer sa théorie de la relativité générale. Il n’aurait pas pu arriver à sa forme finale sans cet outil. Pour illustrer la théorie de Riemann, rappelons qu’en dimension deux le théorème de Pythagore énonce que (figure 2.2) l 2 = ( x2 − x1 )2 + ( y2 − y1 )2 , où ( x1 , y1 ) et ( x2 , y2 ) sont les coordonnées de deux points sur un plan et l la distance entre ces deux points. Imaginons que ces deux points sont infiniment voisins et appelons dx et dy les différences dx = ( x2 − x1 ) et dy = (y2 − y1 ) : dx et dy sont les distances entre les deux points suivant les axes Ox et Oy respectivement. La distance infinitésimale dl obéit alors à dl 2 = dx2 + dy2 . C’est juste le théorème de Pythagore appliqué à des distances infinitésimales. Venons-en maintenant à l’espace-temps à quatre dimensions, une de temps et trois d’espace : longueur, largeur et hauteur. En relativité, un événement est caractérisé par sa date t et le point où il se produit, de coordonnées ( x, y, z). UN SIÈCLE DE GRAVITATION
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F IGURE 2.2. Le théorème de Pythagore dans un plan. Le point A a pour cordonnées ( x1 , y1 ) et le point B ( x2 , y2 ). La distance AB est donnée par le théorème de Pythagore : AB2 = ( x2 − x1 )2 + (y2 − y1 )2 .
Considérons deux événements séparés par un intervalle de temps infinitésimal dt et séparés aussi de façon infinitésimale en longueur : dx, largeur : dy et hauteur : dz. Lorsque l’espace-temps est parfaitement plat, de courbure nulle, ainsi que l’avait supposé Minkowski, la « distance » dans l’espace-temps est donnée, comme nous l’avons vu au chapitre 1, par dl 2 = c2 dt2 − dx2 − dy2 − dz2 . Cette « distance » est appelée métrique de Minkowski. Notez l’utilisation de ct, où c est la vitesse de la lumière, au lieu de t, car on doit combiner des longueurs. Une façon sophistiquée d’écrire cette métrique serait dl 2 = gtt dt2 + gxx dx2 + gyy dy2 + gzz dz2 , avec gtt = c2 , gxx = gyy = gzz = −1. Dans un espace-temps courbe, l’élément de distance dl prend une forme plus compliquée. Tout d’abord il dépend non seulement de carrés comme dx2 , mais aussi de termes croisés comme dt dx. De plus, et c’est le plus important, les coefficients g ne sont plus des constantes, mais dépendent du point dans l’espace-temps. Nous pouvons donc écrire (noter la symétrie gμν = gνμ ) dl 2 = gtt dt2 + gxx dx2 + gyy dy2 + gzz dz2
+ 2gtx dt dx + 2gty dt dy + 2gtz dt dz + 2gxy dx dy + 2gxz dx dz + 2gyz dy dz . 40
Chapitre 2. Du grand chambardement au triomphe
où les coefficients gtt , etc. sont des fonctions des coordonnées (t, x, y, z). Une écriture plus compacte et très utilisée consiste à introduire des exposants et des indices μ et ν allant de 0 à 3 x0 = t
x1 = x
x2 = y
x3 = z .
Avec cette convention on peut récrire dl 2 comme dl 2 =
3
∑
μ,ν=0
gμν dx μ dx ν .
Le tableau gμν des dix nombres, ou plus exactement des dix fonctions du point d’espace-temps x μ , est appelé tenseur métrique, et il décrit complètement la courbure de l’espace-temps. Il permet en particulier de calculer le tenseur de courbure de Riemann. La forme du tenseur de courbure change si on change de système d’axes, ou d’observateur, mais la distance dl 2 reste invariante, de même que la forme des équations de la relativité générale : c’est la covariance généralisée. Les équations d’Einstein gardent la même forme pour tous les observateurs. 2.2
Plongée en eaux profondes : la signification des équations d’Einstein
La formule d’Einstein
1 8πG Rgμν = 4 Tμν , 2 c peut sembler mystérieuse, mais son essence est en fait un énoncé simple mais profond sur le lien entre matière et espace-temps. Pour le comprendre, examinons séparément chaque membre de l’équation. Le membre de gauche décrit la courbure de l’espace-temps. Il inclut le tenseur métrique gμν , un tenseur Rμν qui se calcule en fonction du tenseur de Riemann et la courbure scalaire R, qui s’exprime aussi en fonction du tenseur de Riemann et qui est, elle, indépendante de l’observateur, d’où le qualificatif « scalaire ». Le membre de droite dépend du tenseur énergie-impulsion Tμν , et il se calcule en fonction de toutes les données qui décrivent la matière : masse, énergie et quantité de mouvement (parfois appelée impulsion). Ainsi nous pouvons résumer l’équation d’Einstein sous une forme suggérée par l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet Rμν −
G = T, UN SIÈCLE DE GRAVITATION
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où G décrit la géométrie de l’espace-temps et T la matière. Géométrie égale matière, voilà le résumé. Les caractères gras indiquent que les deux membres de l’équation ne sont pas des simples nombres, mais des tenseurs. Comme les tenseurs symétriques à deux indices tels que le tenseur métrique gμν = gνμ , ont dix composantes, « l’équation d’Einstein » représente en fait dix équations, et c’est pourquoi on dit indifféremment « l’équation d’Einstein » ou « les équations d’Einstein ». Toutefois ces dix équations ne sont pas indépendantes, ce qui est une source importante de difficultés dans leur résolution.
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Chapitre 2. Du grand chambardement au triomphe
3 Eddington en mission Depuis son plus jeune âge, Eddington était obsédé par les nombres. Il avait appris la table de multiplication avant de savoir lire et, comme il habitait avec ses parents dans une station balnéaire, il demandait à se promener le long du bord de mer de façon à pouvoir compter les étoiles. Réservé, studieux, et quaker dévôt comme ses parents, il obtint une bourse au Owens College à Manchester alors qu’il avait à peine quinze ans. En cet été 1918, l’astronome britannique Arthur Eddington était devenu un expert de la structure des étoiles, il maîtrisait la physique mathématique et avait été nommé directeur de l’Observatoire de Cambridge. Mais il risquait aussi de se retrouver en prison. Ses ennuis avaient commencé deux années auparavant. En mars 1916 la guerre faisait rage depuis dix-neuf mois et l’armée britannique formée initialement de volontaires était à court de soldats. Les gaz de combat, l’artillerie et les mitrailleuses avaient causé la mort de centaines de milliers de soldats dans un paysage lunaire de fils de fer barbelés et de tranchées. Le gouvernement décida de rendre le service militaire obligatoire. Membre depuis toujours d’une association de quakers, la Société des Amis de la Foi, Eddington était un pacifiste prêt à demander une exemption de service militaire pour raison religieuse. Mais des membres seniors du département d’Astronomie de l’université de Cambridge intervinrent promptement pour demander que son exemption soit fondée uniquement sur l’importance de ses recherches. Le département n’osait pas affronter le risque de l’humiliation et de la colère publiques s’il hébergeait en son sein un objecteur de conscience, un « conchi ». La presse les traitait de lâches et de dégénérés. Les objecteurs de conscience étaient envoyés dans des camps de travail, ou même emprisonnés si leur exemption était refusée. Un quaker a raconté qu’il
avait été expédié dans un lieu isolé, pratiquement battu à mort et ensuite alimenté de force alors qu’il refusait toujours d’obéir aux ordres d’un colonel. La guerre était omniprésente. Même sur le campus historique de Cambridge, Eddington ne pouvait pas y échapper. Pas très loin du portique de l’Observatoire de Cambridge où il avait sa résidence avec sa mère et sa sœur depuis 1914, Eddington pouvait apercevoir les cours transformées en terrains d’exercice pour l’armée et un hall d’étudiants qui servait de mess pour les officiers. Cinq étudiants de licence et quinze étudiants en thèse furent arrêtés pour refus de servir dans l’armée. Même dans ces conditions, Eddington refusa de faire profil bas. À une époque où un professeur de Cambridge proclamait : « Les Allemands sont congénitalement inaptes à lire notre poésie, la structure même de leur cerveau les en empêche », et où la prestigieuse revue britannique Nature publiait des articles démontrant « l’infériorité de la science allemande », Eddington pressa les astronomes britanniques de tracer une ligne de démarcation entre les horreurs de la guerre et leur travail scientifique et de traiter leurs homologues allemands comme des collègues. En ce qui concerne ses intérêts scientifiques propres, Eddington était tombé en extase devant une théorie de la gravitation radicalement nouvelle, proposée par un physicien d’origine allemande, Albert Einstein. Une communication directe avec Einstein, qui habitait Berlin, était bien sûr impossible, mais Einstein avait encore la possibilité de rendre visite à ses collègues de Hollande, pays qui était resté neutre. Il avait donné des cours sur sa nouvelle théorie à des astronomes comme Willem de Sitter. C’est de Sitter qui avait transmis en contrebande à Eddington des exemplaires des articles fondateurs de 1916 sur la théorie de la relativité générale. Il est probable que c’étaient là les seules copies de ce travail disponibles en Grande-Bretagne. Dans ces articles, Einstein substituait à l’idée d’Isaac Newton que la gravitation était une force agissant à travers l’espace, l’idée que la gravitation était l’espace. Plus spécifiquement, il affirmait que l’espace et le temps, au lieu d’être un cadre rigide et immuable, vibraient comme de la gélatine. Un objet massif courbait cet espace-temps flageolant de la même façon qu’un dormeur déformait un matelas. Une bille roulait vers un objet lourd non pas en raison d’une force, mais parce que l’objet avait creusé l’espace-temps par lequel la bille devait passer 1 . 1
Il faut bien admettre que cette image, souvent utilisée dans les exposés de vulgarisation, ne vaut en fait pas grand chose car, comme le dit Tony Zee, « elle explique la gravitation par la gravitation ». En effet c’est le poids du dormeur (donc une force de gravitation !) qui déforme le matelas. De plus, dans la limite de gravitation faible, celle que nous expérimentons au quotidien, c’est la courbure du temps, et non celle de l’espace, qui rend compte de la gravitation.
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Chapitre 3. Eddington en mission
Position apparente d'une étoile lointaine Modification de l'angle 1,75"
Position réelle d'une étoile lointaine Soleil
Terre
F IGURE 3.1. Illustration de la courbure des rayons lumineux par le Soleil. La courbure du trajet en incidence rasante déplace la position apparente de l’étoile de 1,75 seconde d’arc. En tirets, la position apparente de l’étoile par rapport à sa position réelle et en trait plein la trajectoire de la lumière.
Eddington ne s’est pas contenté de faire sienne la relativité générale. Il en est devenu le principal avocat. Pendant les conférences, il exhortait ses collègues à adopter la nouvelle théorie, publiait des articles de revue sur la notion mystérieuse introduite par Einstein d’espace-temps courbe et défendait son travail lorsque des critiques essayaient de le dénigrer. Eddington était aussi un des rares scientifiques – certains disaient même le seul en Grande– Bretagne – à vraiment comprendre le langage mathématique complexe de la théorie 2 . Eddington souhaitait ardemment tester la théorie et, dès 1911, Einstein avait suggéré une façon de le faire. Si un objet est suffisamment massif, par exemple le Soleil, alors il devrait être possible d’observer non seulement la trajectoire courbée de particules massives passant dans son voisinage, mais même celle de particules sans masse comme le photon, ou à l’époque de rayons lumineux. La courbure des rayons lumineux pourrait être détectée comme une modification dans la position apparente d’étoiles lorsque leur lumière passait au voisinage du Soleil, comparée à celle observée lorsque le Soleil était ailleurs dans le ciel. 2
Une plaisanterie, sans doute apocryphe, raconte qu’un astronome discute avec Eddington et lui dit : « En fait il n’y a que trois personnes dans le monde qui comprennent la théorie d’Einstein », sous-entendu Einstein, Eddington et lui-même, ce à quoi Eddington répond : « et qui donc est la troisième ? ».
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Dans des conditions ordinaires, il est évidemment hors de question d’observer le phénomène. La lumière aveuglante du disque solaire submergerait complètement la lumière bien plus faible en provenance des étoiles. Mais ces étoiles réapparaissent aux rares instants et aux rares endroits où la mécanique du système solaire place la Lune directement entre la Terre et le Soleil. Par une coïncidence cosmique étonnante, le diamètre de la Lune est 1/400e de celui du Soleil, mais la Lune est 400 fois plus proche, de sorte que les diamètres apparents de la Lune et du Soleil sont identiques. En conséquence, il peut arriver que la Lune masque entièrement le Soleil lors d’une éclipse. Les premières expéditions destinées à tester la théorie d’Einstein se passèrent très mal. La pluie fut fatale à une expédition menée par Eddington et un collègue qui essayaient d’exploiter l’éclipse totale de Soleil au Brésil du 10 octobre 1912. Au début d’août 1914, Erwin Finlay-Freundlich et ses collègues quittèrent l’Allemagne pour observer l’éclipse du 21 août 1914 en Crimée. Mais lorsque les savants allemands arrivèrent en Crimée, la première guerre mondiale venait d’éclater. Finlay-Freundlich et deux collègues furent rapidement arrêtés comme espions par les autorités locales et leurs télescopes furent confisqués en tant que dispositifs d’espionnage. Les astronomes furent libérés quelques semaines plus tard lors d’un échange de prisonniers, mais leur matériel ne fut restitué qu’après plusieurs années. Cette saga des observations contrariées ne donna que plus d’attrait à l’expérience. Il se trouve cependant qu’Einstein eut de la chance. À la fin de l’année 1915, il se rendit compte que la déviation de la lumière qu’il avait calculée en 1911, avant de développer complètement sa nouvelle théorie, était seulement la moitié de la déviation correcte. Si les observations de la déviation de la lumière avaient été couronnées de succès, les astronomes n’auraient pas vérifié la prédiction incorrecte de 1911, mais mesuré une déviation deux fois supérieure. Cet échec aurait probablement été vécu comme une publicité négative pour Einstein et sa théorie, qui aurait été provisoirement reléguée dans les poubelles de l’Histoire. La révision du calcul d’Einstein permit également de rendre plus évidente la différence entre son approche et celle de scientifiques qui adhéraient encore à la vision de Newton. Sa nouvelle prédiction corrigeait par un facteur deux ce qui avait été calculé sur la base de la théorie newtonienne, en fait essentiellement la théorie d’Einstein de 1911 3 . La recherche de la courbure des rayons 3
Dans des termes d’aujourd’hui, le point de départ de ce calcul consiste à considérer (incorrectement) qu’un photon se comporte comme une particule de masse m se déplaçant à la vitesse de la lumière, et qu’il est soumis à une accélération GM/r2 , où M est la masse du Soleil et r la distance à son centre. Le résultat, obtenu en effectuant ensuite un calcul purement newtonien de la trajectoire du photon, donne un angle de déviation indépendant de m.
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Chapitre 3. Eddington en mission
lumineux pouvait être reformulée comme donnant la réponse à une question fondamentale : qui avait raison sur la gravitation et la nature du cosmos, Newton, dont la mécanique avait expliqué avec succès presque tous les aspects de la physique depuis plus de deux siècles, ou Einstein, ce nouveau venu avec sa vision radicale de l’espace-temps ? William Campbell, un pionnier dans la photographie des éclipses de Soleil depuis l’Observatoire Lick en Californie, avait espéré trouver la réponse en observant l’éclipse du 8 juin 1918, mais des nuages masquèrent les étoiles qu’il comptait observer. Plus d’une année avant cette tentative, Eddington et le Britain’s Astronomer Royal (l’Astronome royal de Grande–Bretagne), Frank Dyson, avaient déjà le projet de mettre à profit l’éclipse prévue pour le 29 mai 1919. Cette éclipse était particulièrement favorable, ainsi que Dyson le fit remarquer aux lecteurs de The Observatory, la lettre mensuelle de la Société royale d’astronomie. L’éclipse allait durer plus de six minutes et serait l’une des plus longues du XXe siècle. De plus, le Soleil masqué allait traverser un fond d’étoiles très riche, l’amas de Hyades, fournissant une profusion d’étoiles pour tester la prédiction de la déviation des rayons lumineux. Autre circonstance favorable : plusieurs de ces étoiles étaient relativement lumineuses. Cette propriété serait importante car, ainsi que l’observa Dyson, le ciel n’est pas entièrement sombre pendant une éclipse de Soleil. L’atmosphère externe du Soleil, la couronne solaire, qui est normalement invisible, brille comme un halo autour du Soleil masqué, ce qui rend difficile l’observation d’étoiles peu lumineuses dans son voisinage. Pendant qu’Eddington et Dyson planifiaient leur expédition pour observer l’éclipse, ce qui allait exiger de voyager dans des contrées lointaines, la guerre continuait à faire rage. Au début de l’année 1918, l’armée britannique cherchait désespérément à remplacer les centaines de milliers de soldats morts au combat. En conséquence, on se mit à scruter de près toutes les exemptions. En janvier, un tribunal militaire affirma qu’Eddington, célibataire et âgé de trente-cinq ans, devrait voir son exemption résiliée dans un délai de trois mois. En avril, il obtint une prolongation de trois mois mais, à une audience du tribunal du 14 juin 1918, les militaires réussirent à révoquer l’exemption d’Eddington. Selon le Cambridge Daily News, le président du comité, un certain major S. G. Howard, suggéra que « les compétences du professeur Eddington seraient mieux employées dans la participation active à la guerre s’il était mis à la disposition du gouvernement ». Eddington se dressa en répliquant « je suis un objecteur de conscience ». Mais le tribunal refusa de prendre sa demande en considération. Un homme pouvait être exempté en raison de son travail ou de sa religion, mais pas des
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deux. Bien qu’Eddington eût expliqué que sa requête initiale était fondée sur le statut d’objecteur de conscience, « cette question ne nous concerne pas » conclut le tribunal. Eddington plaida sa cause le 28 juin devant un tribunal local à Cambridge, demandant que son statut d’objecteur de conscience lui soit reconnu. « Mon opposition à la guerre est une question de religion », déclara-t-il devant le tribunal. « Je ne peux pas croire que Dieu me commande de sortir d’ici pour aller massacrer des hommes dont beaucoup sont animés par des motivations de patriotisme et d’un prétendu devoir religieux, cela même qui a envoyé mes propres compatriotes sur le champ de bataille ». Il continua en termes plus acerbes : « Même si l’absence des objecteurs de conscience devait faire la différence entre la défaite et la victoire, nous ne pouvons pas vraiment servir la nation par une désobéissance assumée à la volonté de Dieu ». Après délibération, le tribunal considéra le cas comme très difficile, mais très difficile pour le professeur Eddington, rapporte le Cambridge Daily News. Mais au lieu de prendre une décision définitive, le tribunal donna à Eddington jusqu’au 11 juillet pour obtenir la permission du ministère du Service national afin que le tribunal puisse reconsidérer son cas. Entre–temps, les astronomes de Cambridge tentèrent une fois de plus de sauver Eddington, en déposant une demande fondée uniquement sur ses travaux astronomiques. Cet effort apparaissait prometteur : tout ce qu’Eddington avait à faire était de signer et de renvoyer une lettre expliquant que ses travaux étaient d’importance nationale. C’est ce qu’il fit, mais il ne put s’empêcher d’ajouter un post-scriptum. Eddington écrivait que, même si ses travaux étaient d’importance nationale, il demandait son exemption au titre d’objecteur de conscience. Cette adjonction annulait de fait le contenu de la lettre. Les collègues d’Eddington à Cambridge étaient furieux. Cependant le ministère donna son aval afin que le tribunal prenne en considération le cas d’Eddington en tant qu’objecteur de conscience. Le tribunal se réunit le 11 juillet. À cette date, Eddington était désespéré. Il sollicita l’appui de ses collègues, mais seuls certains répondirent. À l’audience, Eddington présenta une lettre de Dyson qui, en plus de son statut d’astronome royal, était devenu président du Comité permanent pour l’éclipse, commun à la Royal Society et à la Royal Astronomical Society. Dyson avait soigneusement rédigé sa lettre afin de toucher la sensibilité du tribunal. Après un éloge dithyrambique des travaux d’Eddington, Dyson observait que ces travaux « maintiennent la grande tradition de la science britannique à un moment où il est souhaitable qu’elle soit fortement défendue, tout particulièrement en raison d’une opinion largement répandue mais erronée
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selon laquelle les recherches scientifiques les plus importantes sont conduites en Allemagne ». Ensuite Dyson en vint au cœur de son argument : « Il y a un autre point sur lequel je voudrais attirer votre attention. Le Comité permanent pour l’éclipse, commun à la Royal Society et à la Royal Astronomical Society, que j’ai le grand honneur de présider, a reçu une dotation de 1 000 livres pour l’observation d’une éclipse totale de Soleil au mois de mai de l’année prochaine, en raison de son importance exceptionnelle. Dans les circonstances présentes, seul un petit nombre de scientifiques pourront observer cette éclipse. Le professeur Eddington est particulièrement qualifié pour diriger ces observations, et j’espère que ce tribunal lui donnera la permission d’entreprendre ce travail ». La lettre fit son effet. Le tribunal local décida qu’il était convaincu qu’Eddington était un véritable objecteur de conscience et que son travail était de grande importance « non seulement pour son pays, mais pour la connaissance en général ». Le tribunal accorda une prolongation de douze mois à son exemption, pourvu qu’il continue ses travaux, en particulier sur l’éclipse à venir. Pendant les mois les plus sombres de la première guerre mondiale, avec les Allemands qui bombardaient Paris, Eddington et son équipe d’astronomes britannniques obtinrent le feu vert pour tester une étrange théorie proposée par un scientifique d’origine allemande qui publiait depuis l’arrière des lignes ennemies. Non seulement cela, mais si Einstein avait raison, ce serait la fin pour Newton, le père fondateur de la pensée scientifique moderne et un héros national en Grande– Bretagne. Les astronomes durent voyager sur des milliers de kilomètres jusqu’à des zones reculées de l’Amazonie et de l’Afrique pour observer la brève occultation du Soleil. Eddington et l’horloger du Northamptonshire Edwin Cottingham partirent pour Principe, une île portugaise au large de la côte ouest de l’Afrique, tandis qu’Andrew Crommelin et Charles Davidson, du Royal Greenwich Observatory, voyagèrent vers Sobral au nord du Brésil. Le voyage, dit Eddington, fut l’aventure astronomique de sa vie. Ce fut aussi une aventure personnelle extraordinaire, qui engageait ses convictions profondes comme quaker. Eddington concevait cette expédition comme une occasion où son humanitarisme pourrait proclamer sa victoire sur la guerre et la haine. En conduisant l’expédition de 1919, il partageait les motivations de quakers qui, après la première guerre mondiale, avaient organisé des camps de réfugiés et bravé le blocus des Alliés pour aller apporter de la nourriture à des enfants allemands. Ces quakers, dénigrés en Grande–Bretagne et moqués comme « amoureux des Huns », étaient reconnus comme des aventuriers. Eddington, tout à son effort de mesurer la courbure des rayons lumineux, se voyait également ainsi.
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F IGURE 3.2. Ce dessin du The Illustrated London du 19 novembre 1919 illustre plusieurs aspects de l’expédition d’Arthur Eddington qui confirma une prédiction clé de la théorie de la relativité générale d’Einstein : la déviation des rayons lumineux par la gravitation du Soleil, en mettant à profit une éclipse de Soleil. Cette confirmation rendit Einstein célèbre du jour au lendemain.
Avant d’entamer leur périple, Eddington et ses collègues devaient choisir et préparer les instruments qu’ils allaient utiliser à Principe et à Sobral. Il était impossible de finir la préparation avant l’armistice. En novembre 1918, le seul technicien disponible à l’Observatoire royal de Greenwich était un mécanicien ; le menuisier n’avait pas encore été démobilisé. Avec un départ prévu pour mars 1919, il ne leur restait que quelques mois pour se préparer.
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Et il y avait beaucoup à faire. En janvier et en février, Eddington procéda de nuit à des observations d’étoiles dans l’amas des Hyades. Il fallait le faire afin de déterminer avec précision la position de ces étoiles à un moment où le Soleil était absent dans cette région du ciel. Ainsi ils seraient capables de comparer la position de ces mêmes étoiles en présence du Soleil, pendant l’éclipse. L’angle par lequel les étoiles sembleraient modifier leur position en présence du Soleil permettrait de trancher : qui d’Einstein ou de Newton avait raison (figure 3.1). Pendant qu’Eddington observait les étoiles, Crommelin se focalisait sur la préparation des instruments. Il fit ce qu’il put pour s’assurer que ces instruments – télescopes astrographiques conçus pour photographier de larges portions du ciel et combinés à un ensemble de miroirs réfléchissants – soient en excellent état de marche. Il valait mieux que tel soit le cas si l’équipe voulait avoir la moindre chance de mesurer la déviation minuscule des rayons lumineux prédite par Einstein. La déviation maximale, obtenue pour les rayons lumineux en incidence rasante, était de 4,9 dix-millièmes de degré, l’angle sous lequel on voit une pièce de dix centimes à une distance de trois kilomètres. Cela exigeait que les astronomes puissent mesurer un déplacement de l’image d’une étoile sur leurs plaques photographiques qui soit équivalent à l’épaisseur d’un point sur cette page. Bien évidemment, les astronomes n’allaient pas transporter leurs télescopes entièrement montés, avec leurs parties mobiles très fragiles. En fait seules les lentilles des objectifs des télescopes furent expédiées par bateau. Ces lentilles étaient fixées à l’une des extrémités d’un long tube d’acier. Pendant l’éclipse, les plaques photographiques seraient fixées à l’autre extrémité. Afin d’optimiser la stabilité mécanique, les tubes seraient fixés horizontalement et maintenus complètement immobiles. Ce serait le travail d’un miroir tournant séparé, appelé coelostat, que de réfléchir en continu la lumière de l’éclipse dans le tube en suivant la rotation de la Terre, de façon à maintenir les plaques photographiques centrées sur le Soleil masqué et les étoiles environnantes. Aucun moteur électrique ne serait utilisé : la rotation du coelostat serait contrôlée par la descente d’un poids. Deux coelostats de 40 cm furent expédiés par bateau, un par site. Mais leur fonctionnement avait posé problème lors de l’observation des précédentes éclipses. Juste avant que les expéditions soient sur le point de quitter l’Angleterre, le père Aloysius Cortie, jésuite et astronome, directeur de l’Observatoire du Stonyhurst College, fournit aux scientifiques un instrument de secours, un ensemble télescope-coelostat de 20 cm emprunté à l’Académie royale d’Irlande. Cortie avait utilisé avec succès ce petit télescope pour étudier l’éclipse de Soleil de 1914, et maintenant Crommelin et Davidson allaient l’emporter au Brésil.
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Le 8 mars 1919, alors que l’Europe était encore techniquement en guerre, car le traité de Versailles qui allait marquer formellement la fin de la guerre entre l’Allemagne et les puissances alliées ne serait signé qu’en juin, les deux équipes embarquèrent sur le navire à vapeur Anselm. Les astronomes voyagèrent de concert jusqu’à l’île de Madère. Après un déjeuner d’adieu sur l’île, Davidson et Crommelin embarquèrent à nouveau sur l’Anselm, en route pour le Brésil. Eddington et Cottingham restèrent sur l’île. Comme le trafic transatlantique venait juste de reprendre avec des horaires très incertains, ils durent attendre un mois pour trouver un navire qui les amène à Principe. Eddington, que des randonnées à vélo de cent kilomètres n’effayaient pas, passa son temps à pédaler sur les routes de montagne de l’île de Madère ; Cottingham ne pouvait pas suivre. En visitant l’île, ils pouvaient se rendre compte des ravages de la guerre. Des quartiers entiers de la ville avaient été bombardés et, dans le port de Madère, on apercevait sortant de l’eau les mâts de deux navires torpillés. Sur l’Anselm, Crommelin et Davidson atteignirent en mars la côte nord de l’État de Parà, mais décidèrent de rester à bord un mois suppplémentaire parce que leur logement de Sobra n’était pas encore prêt. Ils visitèrent l’Amazonie sur plus d’un millier de kilomètres, en s’émerveillant de la végétation luxuriante et du plumage magnifique des oiseaux. Les eaux jaunes et boueuses du fleuve contrastaient avec la couleur de deux affluents, le vert clair du Tapajòs et le brun foncé du Rio Negro. Depuis la ville de Flores, Crommelin et Davidson s’aventurèrent dans la forêt amazonienne, où le sol était animé par des armées de fourmis coupeuses de feuilles, chacune des fourmis transportant son fardeau vert. Sur Madère, Eddington et Cottingham purent finalement trouver un bateau pour Principe le 9 avril. Le SS Portugal les amena sur l’île le 23 avril, cinq semaines avant l’éclipse. Ils y trouvèrent un paradis tropical de forêts anciennes, de plantations de cacao et de café, de plages de sable et de montagnes enveloppées de nuages. Principe avait connu une histoire mouvementée : les ouvriers dans les plantations étaient des descendants d’esclaves et de travailleurs forcés que les Portugais avaient capturés en Afrique jusque dans les années 1870. Afin de protéger leur équipement de l’humidité, Eddington et Cottingham demandèrent aux ouvriers d’une plantation de cacao voisine de les aider à construire des huttes étanches. Les scientifiques devaient travailler à l’abri de moustiquaires et aidaient à chasser les singes très intéressés par leur équipement. Vers la mi-mai, Eddington commença à s’entraîner à prendre des images. L’équipement fonctionnait bien. Mais le matin du 29 mai, alors qu’ils avaient
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parcouru des milliers de kilomètres pour photographier l’éclipse, Eddington et Cottingham se réveillèrent sous l’orage. L’orage et les averses concomitantes continuèrent jusqu’à deux heures avant l’éclipse, laissant la place à des nuages intermittents. L’observation des étoiles que l’équipe souhaitait photographier allait se faire au petit bonheur la chance. L’éclipse devait atteindre son maximum à 14 h 30, heure locale. Vers 13 h 30, Eddington et ses collègues commencèrent à entrevoir le Soleil, et à 13 h 55 ils aperçurent un croissant solaire, le Soleil en partie masqué, à travers de larges parties de ciel clair. L’équipe se précipita pour prendre seize clichés, Cottingham supervisant le tout aux manettes de la mécanique du coelostat, tandis qu’Eddington changeait avec précaution les plaques photographiques en évitant soigneusement toute vibration du téléscope. Eddington ne vit jamais l’éclipse totale car il était trop occupé à changer les plaques pour regarder vers le ciel. Il télégraphia un peu plus tard à Dyson : « À travers les nuages. Espoir ». Eddington et Cottingham passèrent les six nuits suivantes à développer les plaques, au rythme de deux par nuit. Dans la journée, Eddington analysait les images. Bien qu’une plaque ait montré une belle protubérance – un filament de gaz chaud disposé en arc autour du disque solaire –, des nuages masquaient les étoiles. Seules deux des seize plaques contenaient suffisamment d’étoiles pour permettre la mesure de la courbure de la lumière.
F IGURE 3.3. Un positif de l’éclipse totale de Soleil enregistrée à Sobral, Brésil, le 29 mai 1919, pendant l’expédition organisée par Arthur Eddington pour tester la théorie d’Albert Einstein de la relativité générale.
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Eddington aurait aimé faire toutes les mesures sur–le–champ, mais une grève imminente de la compagnie des bateaux à vapeur risquait de les bloquer à Principe, lui et Cottingham, pour plusieurs mois. Tous deux prirent le premier bateau partant de Principe deux semaines après l’éclipse, et ils furent de retour à Liverpool le 14 juillet. À Sobral, Davidson et Crommelin disposèrent leur matériel sur un hippodrome juste devant la maison qui leur servait de logement. L’hippodrome possédait une tribune couverte et il n’y avait pas à cette période de courses de chevaux qui puisse interférer avec les observations. Des maçons et des menuisiers furent mis à leur disposition pour fabriquer des supports pour leurs télescopes et leurs coelostats. Davidson et Crommelin purent même utiliser la première automobile jamais vue à Sobral, expédiée de Rio de Janeiro tout exprès pour eux. La journée de l’éclipse commença sous les nuages, mais le ciel s’éclaircit juste avant l’éclipse totale. Alors que le Soleil disparaissait, laissant uniquement visible le halo de la couronne solaire, un membre de l’équipe hurla « Allons-y ! ». Un assistant mit immédiatement en marche un métronome, en poussant un cri toutes les dix périodes pour minuter l’instant où il fallait changer les plaques. Davidson et Crommeling prirent les dix-neuf clichés avec l’instrument principal et huit avec celui de secours que Cortie leur avait prêté. « Une éclipse splendide », tel fut le texte du télégramme envoyé en Angleterre un peu plus tard ce jour–là. Mais le jour suivant fut une autre histoire. Après avoir développé quelques– unes des images prises avec la grande lentille astrographique, les astronomes constatèrent, à leur grand désespoir, que la mise au point avait été défectueuse. La chaleur solaire avait apparemment entraîné une dilatation inhomogène du miroir. Il allait être impossible avec ces images de décider qui de Newton ou d’Einstein avait raison. Heureusement les images prises grâce au télescope de Cortie ne souffraient pas d’une telle distorsion. Ce fut cet instrument, le petit télescope, qui sauva la mise. L’équipe quitta Sobral en juin, mais y retourna en juillet pour photographier l’amas des Hyades se levant dans le ciel de nuit juste avant l’aurore, quand le Soleil n’était pas encore présent. Davidson et Crommelin furent de retour en Angleterre le 25 août. L’équipe allait commencer le travail laborieux et parfois fastidieux de mesurer la position des étoiles sur les clichés. Les scientifiques confirmèrent que la mauvaise qualité des images astrographiques prises à Sobral avec le plus grand télescope était vraisemblablement due à la dilatation du miroir tournant sous l’effet de la chaleur, car les images des mêmes étoiles prises en juillet ne présentaient pas la même distorsion.
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F IGURE 3.4. L’équipement utilisé pour observer l’éclipse à Sobral, Brésil, l’un des deux sites où les astronomes britanniques prirent des images de l’éclipse de 1919. La lentille de 20 cm est fixée au tube carré sur la droite, et la lentille astrographique, qui possède une plus grande ouverture, est fixée au tube cylindrique sur la gauche. Les miroirs qui dirigent la lumière dans les tubes sont actionnés par un mécanisme qui permet de garder fixe la position de l’image de l’étoile sur la plaque photographique pendant une exposition. Le miroir sur la gauche est soupçonné d’être coupable de la mauvaise qualité des images prises grâce à la lentille astrographique, en raison d’une mise au point défectueuse pendant l’éclipse.
La position des étoiles telle qu’elle était mesurée sur les plaques avec mise au point défectueuse était de 0,93 seconde d’arc, un résultat voisin de celui de la théorie newtonienne, de 0,87 seconde d’arc. Einstein aurait eu tort. Mais, au cours de l’analyse, on décida de ne pas tenir compte du tout des images défectueuses de Sobral, plutôt que de leur donner simplement un poids statistique inférieur. Des historiens ont accusé Eddington de manipulation et de la volonté de prouver envers et contre tout la validité de la théorie d’Einstein. Mais une revue de la correspondance entre les scientifiques due à Daniel Kennefick, un historien et astrophysicien de l’université d’Arkansas, a révélé que ce fut presque certainement Dyson, beaucoup plus sceptique qu’Eddington vis-à-vis de la théorie d’Einstein, qui avait pris cette décision. Sept des huit clichés pris par le télescope de secours de Cortie étaient de bonne qualité. Ils contenaient sept étoiles dont la position pouvait être analysée. Il est significatif que ces images montraient une déviation plus grande pour les étoiles dont la lumière arrivait en incidence rasante que pour les autres, en conformité avec la relativité générale. Au final, l’équipe d’Eddington publia deux nombres. Pour les images de Sobral, les astronomes trouvèrent une valeur de la déviation de la lumière de
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1,98 seconde d’arc, avec une incertitude de 0,12 seconde d’arc. Les observations de Principe, qui reposaient sur moins d’images, donnaient une valeur de 1,61 seconde d’arc, avec une incertitude de 0,3 seconde d’arc. Les résultats, bien que fondés sur une statistique limitée, étaient en accord avec la prédiction d’Einstein. Einstein prit connaissance des résultats préliminaires pendant l’été. Le 27 septembre, il écrivit à sa mère qui se trouvait en phase terminale d’un cancer : « Aujourd’hui quelques bonnes nouvelles. H. A. Lorentz m’a télégraphié que des expéditions anglaises ont vérifié sur site la déviation de la lumière par le Soleil ». L’équipe annonça ses résultats le 6 novembre à un meeting commun de la Royal Society et de la Royal Astronomic Society qui avait été convoqué expressément pour donner les résultats des expéditions de l’éclipse. Cependant, la plupart des scientifiques dans l’auditoire n’avaient pas la moindre idée de ce qui pouvait bien être le sujet du meeting. J. J. Thomson, président de la Royal Society et prix Nobel de physique pour sa découverte de l’électron, présidait le meeting, qui se tenait dans le grand hall de Burlington House entre les colonnades. « L’atmosphère tendue du meeting était celle d’une tragédie grecque » écrivit le mathématicien et philosophe Alfred Whitehead, qui était présent dans la salle bondée. « La qualité de la dramaturgie était évidente dans la mise en scène ellemême : la cérémonie traditionnelle, et en arrière–plan le portrait d’Isaac Newton pour nous rappeler que la plus grande de toutes les théories scientifiques allait, après plus de deux siècles, recevoir sa première modification. Et de plus l’intérêt de l’aventure humaine était présent : un grand voyage de la pensée touchait enfin le rivage ». Dyson parla le premier, en esquissant l’histoire de l’expédition. Dans son résumé des résultats, il se focalisa sur ceux de Sobral, les problèmes rencontrés par le télescope de 40 cm et la grande qualité des plaques photographiques prises avec le plus petit télescope. Il conclut : « Après une étude méticuleuse des plaques, je suis prêt à affirmer que, sans aucun doute possible, elles confirment la prédiction d’Einstein. Un résultat sans équivoque a été obtenu : la lumière est déviée en accord avec la théorie d’Einstein de la gravitation ». Crommelin prit la suite, donnant des détails supplémentaires sur l’expédition de Sobral, en incluant la comparaison des positions des étoiles enregistrées pendant l’éclipse et leurs positions deux mois plus tard sur le site de Sobral, alors que le Soleil n’était pas présent dans la même partie du ciel. Ce fut au tour d’Eddington de prendre la parole. Il décrivit la qualité des deux images prises à Principe qui contenaient suffisamment d’étoiles pour l’analyse des positions. « Les résultats des deux expéditions, une fois combinés,
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favorisent la valeur de 1,87 seconde d’arc, proche de la valeur einsteinienne de 1,75 seconde d’arc, plutôt que la valeur newtonienne qui est la moitié de celle-ci ». Eddington ajouta : « Avec la moitié de l’effet mesuré, nous devrions supposer que la loi de Newton de la gravitation est valable ; pour expliquer l’effet observé, nous devons supposer que la gravitation obéit à la loi proposée par Einstein. C’est un des tests les plus cruciaux pour départager la loi de Newton et la nouvelle loi ». Eddington ajouta une mise en garde : « On doit considérer que cet effet est une preuve de la loi d’Einstein plutôt que de sa théorie ». Ce que voulait dire Eddington, c’est que d’une part il pensait que les observations étaient conformes à la prédiction de la déviation de la lumière telle qu’elle avait été calculée par Einstein, mais pour autant cela ne prouvait pas que la source de cette déviation soit nécessairement due à la courbure de l’espace-temps. Les mesures étaient entachées de sérieuses incertitudes, et certains scientifiques dans l’auditoire étaient sceptiques. Le physicien Ludwig Silberstein déclara qu’il était convaincu que les observations prouvaient la déviation de la lumière par la gravitation, mais elles ne démontraient pas de façon indubitable que le coupable était la courbure de l’espace-temps. « Nous avons la responsabilité en face du grand homme », dit-il en pointant du doigt le portrait de Newton, « de procéder avec la plus grande prudence avant de toucher ou de modifier sa Loi de la Gravitation ». Mais Thomson prit la parole au nom de ceux qui dans l’auditoire pensaient qu’Einstein avait raison. « Ceci est le résultat le plus important obtenu sur la théorie de la gravitation depuis l’époque de Newton, et il est tout à fait approprié que ce résultat soit annoncé à un meeting d’une Société qui a un lien aussi fort avec lui ». Le lendemain matin, le 7 novembre, la une du Times était consacrée à des histoires de guerre et au souvenir. On était seulement quelques jours avant le premier anniversaire de la signature de l’armistice, et le roi George V venait juste d’inviter tous les travailleurs à observer deux minutes de silence pour se rappeler et honorer « les glorieux disparus ». Mais à droite de ces commémorations on trouvait un article sur un nouveau–né. Le Times, habituellement modéré, titrait sur trois colonnes : « Révolution dans la science/Une nouvelle théorie de l’Univers/Les idées de Newton mises à mal ». Ces nouvelles provoquèrent une réaction en chaîne. Le New York Times du 10 novembre prit la suite en écrivant à la une : « La lumière va tout de travers dans l’Univers [. . .] La théorie d’Einstein triomphe ». À Berlin, Einstein, l’homme à l’origine de la nouvelle théorie, âgé de quarante ans, se réveilla comme de coutume dans l’appartement qu’il partageait avec sa seconde femme et ses deux belles-filles. Berlin était encore soumis aux
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F IGURE 3.5. La une du New York Times du 10 novembre 1919, quatre jours après que Eddington eut présenté les résultats de l’observation de l’éclipse de Soleil à la Royal Society. Traduction : La lumière va tout de travers dans l’Univers. Les scientifiques plus ou moins excités par les résultats de l’observation de l’éclipse. La théorie d’Einstein triomphe. Les étoiles ne sont pas là où elles devraient être, ou là où les calculs les plaçaient, mais personne ne devrait s’en inquiéter.
privations de la guerre et de ses séquelles, avec le rationnement de la nourriture et du charbon ou du bois pour le chauffage mais, du jour au lendemain, Einstein était devenu le premier scientifique superstar. Il écrivit à un collègue qu’il était certain que cette renommée soudaine n’aurait qu’un temps. Il avait tort. La célébrité d’Einstein n’allait pas durer quelques semaines ou quelques mois, mais toute sa vie et bien au-delà, tout comme sa théorie de la gravitation, un siècle plus tard, continue à ouvrir des fenêtres nouvelles et inattendues sur la naissance et la vie du cosmos. 3.1
Plongée en eaux profondes : une histoire de la déviation de la lumière
Einstein ne fut pas le premier à suggérer que la gravitation courbe la trajectoire des rayons lumineux. Newton lui-même avait envisagé cette possibilité. À la 58
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fin de son traité de 1704, Opticks, le savant, alors âgé de soixante et un ans, posa une série de questions dont il pensait qu’il n’aurait pas le temps de les étudier lui-même, mais dont il espérait que d’autres le pourraient. La question numéro un était : « Est-ce que les Objets agissent sur la Lumière à distance et courbent ses rayons, et est-ce que cette action [. . .] est la plus forte à courte distance ? » Évidemment Newton ne pouvait invoquer l’espace-temps courbe lorsqu’il posait cette question. Selon sa théorie, la lumière était composée de minuscules particules (ou corpuscules comme il les appelait) qui avaient une masse et étaient donc sensibles à la gravitation. En 1783, l’astronome anglais et pasteur John Mitchell prit au sérieux la question de Newton sur la courbure des rayons lumineux et calcula que si certains objets étaient suffisamment massifs, la lumière ne pourrait pas s’en échapper, un trou noir selon le vocabulaire d’aujourd’hui. Quelques années plus tard, en 1796, le mathématicien français Pierre Simon de Laplace eut une idée similaire et calcula la masse et le diamètre nécessaires de l’objet pour que cet effet puisse se produire. « L’attraction gravitationnelle d’une étoile dont le diamètre serait 250 fois celui du Soleil et comparable en densité à la Terre serait tellement grande que la lumière ne pourrait pas s’en échapper. Il est donc possible que les objets lumineux les plus importants de notre Univers puissent, en conséquence, être invisibles ». Mais ce ne fut qu’au début du XIXe siècle que l’astronome allemand Johann Georg von Soldner publia un calcul quantitatif qui donnait l’angle de déviation d’un rayon lumineux en provenance d’une étoile et passant en incidence rasante près du Soleil. von Soldner calcula que cette déviation serait telle que l’étoile semblerait avoir modifié sa position de 0,875 seconde d’arc, l’angle sous-tendu par une pièce de dix centimes vue d’une distance de cinq kilomètres. Il semble que le physicien anglais Henry Cavendish ait effectué ce calcul antérieurement, en 1784, mais ne l’ait jamais publié. Les « particules de lumière » de Newton, ce que les physiciens appellent aujourd’hui des photons, sont en fait de masse nulle, ce qui fait que les calculs de Soldner et autres reposaient sur une base fragile. Mais lorsqu’Einstein effectua son premier calcul de la déviation d’un rayon lumineux par le Soleil, il obtint la même valeur numérique que Soldner. Il n’avait pas connaissance du calcul de Soldner qui, de toute façon, reposait sur une base différente de la sienne. En 1915, Einstein se rendit compte que son premier calcul ne tenait pas compte de la courbure de l’espace, seulement de celle du temps, et que la déviation était en fait le double de ce qu’il avait d’abord prédit. Il est heureux qu’il ait pu corriger son erreur avant que des observations ne soient menées avec succès. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Au début des années 1920, le physicien expérimentateur allemand et prix Nobel de physique Philipp Lenard, un antisémite
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notoire et ultérieurement sympathisant nazi, et qui était en plus jaloux du succès médiatique d’Einstein, accusa ce dernier d’avoir plagié Soldner, un scientifique aryen. En 1921, Lenard republia l’article de Soldner précédé d’une longue introduction où il argumentait que le travail d’Einstein n’était pas original et que le calcul de Soldner était en fait correct. Sa diatribe fut une des premières contributions à la dénonciation de ce que les nazis allaient appeler plus tard « la science juive ». Lenard fut rejoint dans son entreprise par Johannes Stark, un autre prix Nobel de physique. Une année auparavant, en août 1920, une importante manifestation antirelativité s’était tenue dans le grand auditorium de l’Orchestre philarmonique de Berlin. Un mois plus tard, Einstein et Lenard eurent en tête–à–tête à Bad Nauheim, en Allemagne, un débat tendu et largement médiatisé sur la relativité. Tout comme aujourd’hui les fake news, les fausses accusations contre Einstein devinrent virales. Elles se déversèrent sur les États-Unis lorsque Arvid Reuterdahl, le doyen de l’École d’ingénieurs de St. Thomas dans le Minnesota, reprit les propos de Lenard. Le détail de ses critiques fut publié dans le Minneapolis Times. Finalement les critiques se sont éteintes d’elles-mêmes, à mesure que les expériences confirmaient la théorie d’Einstein les unes après les autres. 3.2
Plongée en eaux profondes : une éclipse de Soleil récente
Le parking était saturé par des télescopes au lieu de voitures. Il était aux environs de 11 h 40 du matin heure locale à Casper dans le Wyoming, en ce 21 août 2017, et des centaines de personnes s’étaient rassemblées pour être témoins d’une éclipse totale de Soleil qui balayait les États-Unis de la côte est à la côte ouest. Parmi elles se trouvait l’astronome Bradley Schaefer, qui utilisait un petit télescope piloté par un ordinateur et essayait de reproduire la célèbre expérience d’Arthur Eddington durant l’éclipse totale de Soleil de 1919, celle qui a confirmé la déviation des rayons lumineux prédite par la relativité générale d’Einstein. À mesure que la Lune occultait le Soleil, les ombres portées des arbres prenaient un aspect étrange : les espaces entre les feuilles agissaient comme des minuscules caméras, projetant des images du Soleil masqué sur le sol. Les grilles qui délimitaient le parking avaient disparu. À mesure que le ciel s’assombrissait, la température tombait et le monde se taisait : les oiseaux s’arrêtaient de chanter, se préparant pour la nuit. Lorsque le Soleil fut entièrement masqué, une protubérance teintée en rouge – une boucle de gaz chaud – se détacha du bord masqué du Soleil.
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« Oh là là ! », s’exclama Schaeffer. On n’aurait jamais pu deviner qu’il avait déjà observé de nombreuses éclipses. Au final, la distorsion atmosphérique et d’autres facteurs empêchèrent Schaeffer de mesurer la déviation de la lumière, bien que d’autres observateurs y soient parvenus. Mais pour le présent auteur 4 qui n’avait jamais observé une éclipse totale, cet événement de deux minutes et demie a constitué la preuve indubitable que c’est la Nature – et non l’homme ou la femme – qui est aux manettes. « Oh là là ! », en effet.
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Pour l’anecdote, le traducteur a aussi observé cette éclipse, mais depuis Salt Lake City dans l’Utah où, à son grand regret, elle n’était pas totale.
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4 L’Univers se dilate Avant même d’avoir écrit les équations finales de sa théorie de la gravitation, Einstein l’avait appliquée à plusieurs phénomènes observés dans le système solaire : la précession inexpliquée du périhélie de Mercure, la déviation de la lumière passant au voisinage du Soleil et un décalage de fréquence dû à la gravitation de la lumière émise par le Soleil. Mais, au début de 1917, un peu plus d’un an après sa présentation à l’Académie des sciences de Prusse, Einstein décida de s’attaquer au problème de l’Univers dans sa globalité. Tester si sa théorie pouvait décrire correctement le cosmos était « une question brûlante », dit-il à son collègue et ami, l’astronome hollandais Willem de Sitter. Il avait besoin de savoir, disait-il, si sa théorie allait réussir ou échouer. Avant Einstein, la cosmologie avait été un domaine réservé principalement aux philosophes et aux théologiens. Lorsqu’il s’agissait de l’Univers, les scientifiques ne disposaient simplement ni des outils mathématiques nécessaires, ni de télescopes assez performants, pour dépasser le stade de la simple spéculation. Mais désormais Einstein fournissait un arsenal mathématique complet, non seulement à lui-même, mais aussi à un groupe de chercheurs qui souhaitaient explorer la nature de l’Univers. Sa théorie allait bouleverser la façon dont les hommes envisageaient le cosmos. Ses équations, combinées aux observations, allaient finalement dévoiler les traits fondamentaux de l’Univers : son âge, sa forme, sa densité, sa composition et sa dynamique. Mais quand Einstein commença à s’intéresser au problème en 1917, il dut affronter un problème aigu. Ses équations lui disaient que l’Univers ne pouvait pas être statique : il devait soit se contracter, soit se dilater. Au contraire, les
étoiles semblaient parfaitement stationnaires, laissant penser que l’Univers était une espèce de potiron géant, fixe et immuable pour l’éternité. Une fois n’est pas coutume, Einstein prêta allégeance aux données observationnelles rassemblées par les astronomes. Il détestait bricoler sa théorie d’une élégante perfection mathématique. Mais pour empêcher l’Univers de se dilater ou de se contracter dans sa théorie, il y inséra un facteur fumeux : une constante désignée par la lettre grecque lambda (λ), qui sera ultérieurement appelée constante cosmologique. Cette constante cosmologique agissait comme une sorte de poussée cosmique 1 , et on pouvait la choisir telle qu’elle contrebalance l’influence de la gravitation, qui elle tendait à la contraction de l’Univers. Bien que l’on pût interpréter cette constante cosmologique comme attribuant à l’espace vide une sorte d’énergie inhabituelle, Einstein la traita comme une construction purement mathématique, quelque chose que l’on devait ajouter pour assurer la stationnarité de l’Univers. La valeur numérique de la constante était telle qu’elle n’interférait pas avec les prédictions faites avec succès dans le système solaire. Ainsi qu’Einstein le dit à son ami Felix Klein : « La nouvelle version de la théorie entraîne formellement une complication dans ses fondements, et il est probable que certains de mes collègues y verront un tour de force, certes intéressant, mais en fait malicieux et superflu, tout particulièrement en raison du fait qu’on ne pourra pas lui trouver de support empirique dans un avenir prévisible ». La nouvelle version de l’équation fondamentale comprenait un terme proportionnel à la constante cosmologique λ Rμν −
1 8πG Rgμν − λgμν = 4 Tμν . 2 c
Cependant, les physiciens qui avaient commencé à exploiter cette équation, et parmi eux de Sitter, n’étaient pas si convaincus qu’Einstein avait réussi à maintenir l’Univers stationnaire. De Sitter avait incorporé la constante cosmologique λ mais, par souci de simplicité, avait commencé par l’étude d’un Univers vide de matière. Ce modèle, publié en 1917, conduisait de fait à un cosmos stationnaire. Mais lorsque l’astronome britannique Arthur Eddington inséra la matière dans le modèle de de Sitter, les particules s’envolèrent dans toutes les directions : l’Univers se dilatait. 1
La gravitation ralentit l’expansion de l’Univers, qu’il soit dans une phase de contraction, ou au contraire dans une phase de dilatation. On peut faire la comparaison suivante : une pierre lancée verticalement depuis la surface de la Terre est ralentie par la gravitation quand elle monte (analogue d’une phase de dilatation) et accélérée vers le bas quand elle retombe (analogue d’une phase de contraction).
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Chapitre 4. L’Univers se dilate
En 1922, le cosmologiste et mathématicien russe Alexandre Friedmann mit au jour une contradiction supplémentaire. Friedmann avait pris le train de la relativité générale avec un peu de retard. En effet, pendant la première guerre mondiale, alors que la communication scientifique avec les autres pays était devenue impossible, il s’était porté volontaire pour intégrer l’armée de l’air russe, appliquant ses connaissances mathématiques pour optimiser les missions de bombardement. Le chaos consécutif à la révolution bolchévique avait empêché la théorie de la relativité d’atteindre la Russie après l’armistice de BrestLitovsk signé en 1917. L’envoi des revues scientifiques ne reprit qu’en 1921. Friedmann posa deux hypothèses préalables : (1) la matière était distribuée de façon uniforme dans tout l’Univers, et (2) celui-ci avait les mêmes propriétés quels que soient le point et la direction d’observation, deux hypothèses qui ont été baptisées par la suite le principe cosmologique. Il s’aperçut que, selon la valeur prise par la constante cosmologique, un Univers statique n’était qu’un des scénarios possibles autorisés par la théorie d’Einstein. L’Univers pouvait se contracter, se dilater, ou osciller entre des phases de contraction et de dilatation. En décrivant ce dernier scénario, il écrivait : « L’Univers se contracte en un point (en rien), puis il augmente son rayon depuis ce point jusqu’à une certaine valeur, ensuite son rayon de courbure décroît et redevient un point ». Le temps nécessaire pour que son univers oscillant effectue une transition entre un état de contraction et un état de dilatation était, de façon assez suprenante, proche de l’âge de l’Univers tel qu’on l’estime aujourd’hui dans la théorie du Big Bang. Bien que la théorie de Friedmann ait posé les bases de la dynamique d’un Univers en expansion dans le cadre de la théorie de la relativité générale, Friedmann ne vécut pas suffisamment longtemps pour voir son approche confirmée 2 : il mourut de la typhoïde en 1925, à l’âge de trente-sept ans. De son côté, Einstein restait inébranlable. Dans une recension de l’article de Friedmann datant de 1922, il qualifia au départ l’article de suspect et d’incorrect. Mais il changea rapidement d’avis, en reconnaissant que l’article était mathématiquement solide, mais qu’il ne le croyait pas physiquement pertinent. Cependant, de nouvelles observations montraient à l’évidence que le cosmos était en expansion. En utilisant de nouveaux télescopes capables de sonder l’Univers dans ses confins les plus extrêmes, télescopes qui étaient de plus couplés à des spectographes de plus en plus performants, des instruments qui analysaient la lumière en longueurs d’onde, ou en couleurs, les astronomes 2
En cosmologie moderne, un outil fondamental est la « métrique de Friedmann-RobertsonWalker », qu’il serait plus juste d’appeler métrique de Friedmann-Lemaître.
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s’aperçurent que l’Univers était bien plus vaste que tout ce qu’ils avaient pu imaginer. À l’observatoire Lowell à Flagstaff, en Arizona, le jeune astronome Vesto Slipher utilisait un spectographe pour mesurer le décalage en longueur d’onde de la lumière en provenance de la nébuleuse d’Andromède 3 , que l’on supposait alors être un groupement d’étoiles et de poussières appartenant à la Voie lactée. La lumière est décalée vers le bleu, c’est-à-dire vers des longueurs d’onde plus courtes ou des fréquences plus élevées, si elle est émise par un objet qui se rapproche de la Terre, et vers le rouge, c’est-à-dire vers des longueurs d’onde plus longues ou des fréquences plus basses, s’il s’en éloigne 4 . En 1912, Slipher établit que la nébuleuse d’Andromède présentait un important décalage vers le bleu, indiquant une vitesse appréciable dirigée vers la Terre, et il en conclut qu’elle ne pouvait pas appartenir à la Voie lactée. Andromède était une autre galaxie 5 , un autre ensemble d’étoiles ! Au milieu des années 1920, Slipher avait mesuré les décalages de quarante et une galaxies différentes, et la plupart d’entre elles s’éloignaient de la Terre à grande vitesse. À cette même époque, à l’Observatoire du Mont Wilson rattaché à l’Institut Carnegie, l’astronome Edwin Hubble poursuivait une quête du même type. Assis dans le fauteuil d’observation du télescope Hooker de 2,50 m, le plus grand télescope au monde de 1917 à 1949, Hubble mesurait la distance de plusieurs nébuleuses et trouvait qu’elles étaient bien plus éloignées que les dimensions estimées de la Voie lactée. Il dut lui aussi conclure que ces nébuleuses se trouvaient en dehors de notre Galaxie et qu’il s’agissait en fait de galaxies de plein exercice. Hubble eut sa première intuition en 1923, en observant la nébuleuse d’Andromède, celle–là même pour laquelle Slipher avait mesuré un décalage vers le bleu. À l’intérieur de la nébuleuse, il identifia une céphéide, une étoile variable dont la luminosité varie au cours du temps. Hubble et ses collègues étaient aux anges, parce qu’ils savaient que les céphéides allaient permettre une mesure de la distance d’Andromède. 3
Le terme « nébuleuse », attribué pour des raisons historiques, a persisté, mais en réalité cette « nébuleuse » est une galaxie, située à 2,5 millions d’années–lumière de notre propre galaxie, la Voie lactée. 4
Le phénomène analogue pour les ondes sonores est familier. La sirène d’une ambulance qui se rapproche est perçue comme plus aiguë (fréquence plus élevée), et elle est perçue comme plus basse (fréquence plus basse) si l’ambulance s’éloigne, un phénomène appelé effet Doppler. 5
N.d.T. En fait il n’y a pas de conclusion de la sorte sur la vitesse d’Andromède dans l’article original de Slipher. En revanche, Slipher conclut son article clé de 1917 sur la vitesse des nébuleuses spirales en montrant que la plupart s’éloignent à grande vitesse, et en disant que cela favorise l’hypothèse selon laquelle les spirales sont des « univers-îles » comme la Voie lactée elle-même.
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Cette propriété, Hubble en était redevable à l’astronome américaine Henrietta Swan Leavitt de l’Observatoire de Harvard qui, plus de dix années auparavant, avait établi une relation entre la luminosité d’une céphéide et la période de sa pulsation : plus la céphéide était lumineuse, et plus sa période était longue. Cette relation impliquait que si les astronomes mesuraient la période de pulsation, ils avaient accès à la luminosité intrinsèque de l’étoile. De même qu’une ampoule semble moins lumineuse si on la regarde à longue distance, une étoile semble moins lumineuse si elle se trouve loin de nous (figure 4.1). En comparant la luminosité intrinsèque à celle plus faible observée, les astronomes pouvaient calculer la distance à laquelle se trouvait l’étoile. Et dans le cas de cette céphéide d’Andromède, la distance confirmait que la nébuleuse appartenait bien à une autre galaxie.
F IGURE 4.1. Relation entre luminosité et distance. La luminosité intrinsèque L d’une étoile est l’énergie qu’elle émet par seconde dans tout l’espace. Ce que l’on mesure sur la Terre est l’énergie reçue par seconde dans un détecteur d’aire σ. Cette énergie est égale à la luminosité multipliée par le rapport de l’aire σ à la surface 4πd2 de la sphère de rayon d, où d est la distance à l’étoile, soit finalement Lσ/(4πd2 ). La luminosité apparente L/(4πd2 ) est l’énergie reçue par unité de surface et par seconde, ou flux d’énergie.
En 1927, l’abbé belge Georges Lemaître découvrit, indépendamment de Friedmann, une solution des équations d’Einstein décrivant un Univers en expansion. Comme il avait accès à des observations dont ne disposait pas Friedmann, Lemaître fut capable d’aller au-delà de son prédécesseur. Lemaître
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affirma que la lumière d’une galaxie lointaine était décalée en fréquences vers le rouge à cause de l’expansion de l’espace lui-même. Sa prédiction était la suivante : plus le trajet de la lumière avait été long, plus l’Univers avait eu le temps de se dilater, et plus le décalage de fréquences était important. La dilatation des longueurs d’onde suivait celle de l’Univers. Il étaya cette affirmation en combinant les mesures de décalage vers le rouge pour des galaxies spirales compilées par Slipher avec les distances à ces galaxies, mesurées par Hubble. Ces données permirent à Lemaître de donner une première estimation du taux d’expansion de l’Univers. En 1929, Hubble confirma le travail de Lemaître, en utilisant les données d’observation pour démontrer formellement une relation linéaire entre la vitesse d’éloignement des galaxies et leur distance. La vitesse v à laquelle une galaxie s’éloignait de la Terre était proportionnelle à sa distance d de la Terre suivant la loi v = H0 d, où H0 est la constante de Hubble. Si une galaxie était deux fois plus éloignée qu’une autre, elle s’éloignait à une vitesse double. Si elle était quatre fois plus éloignée, sa vitesse était le quadruple, etc. Mais ceci était vrai non seulement pour un point d’observation lié à à la Terre, mais aussi pour tout point de l’Univers. Imaginez un ballon de baudruche partiellement gonflé, sur lequel on a marqué au feutre noir un certain nombre de points, jouant le rôle des galaxies. Lorsque l’on gonfle un peu plus le ballon, chaque point voit s’éloigner tous les autres points, et de plus, au moins dans un voisinage d’un point déterminé, cet éloignement se fait proportionnellement à la distance initiale. Plus deux points sont éloignés au départ, et plus grande sera leur séparation après que le ballon se sera dilaté. Ce modèle du ballon gonflable est un modèle d’Univers à deux dimensions, et il faut faire preuve d’un peu d’imagination pour concevoir une telle expansion à trois dimensions. Le point important est que la dilatation n’est pas la dilatation de « quelque chose », mais que c’est l’espace lui-même qui se dilate. Même si les preuves en faveur de l’expansion de l’Univers se multipliaient, Einstein restait inébranlable. Quand il rencontra Lemaître à une conférence en 1927, Einstein lui dit que sa théorie était mathématiquement correcte, mais que son approche de la physique « était abominable ». Cependant, vers 1930, Einstein commença à changer d’avis. Eddington démontra que la solution d’un Univers statique forcé par la constante cosmologique était une solution instable. La constante réussissait en fait à maintenir l’Univers en équilibre entre l’expansion et la contraction, mais c’était sur le fil du rasoir. Si la constante augmentait de façon infinitésimale par rapport à la valeur d’équilibre, alors l’Univers reprenait son expansion, et si elle diminuait de façon infinitésimale, alors il se contractait. Cela voulait dire que la solution statique n’était tout simplement pas viable.
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F IGURE 4.2. Deux grands scientifiques en pleine discussion à l’université de Cambridge en 1930. Pendant l’éclipse de Soleil du 29 mai 1919, Arthur Eddington (à droite) confirma que la lumière passant au voisinage du Soleil était déviée par un angle prédit par la théorie de la relativité générale d’Einstein (à gauche).
Au début de l’année 1931, Einstein rendit visite à Hubble à l’Observatoire du Mont Wilson. Ils gravirent tous deux le chemin de terre qui montait à l’observatoire dans une petite voiture. Arrivé au sommet, Einstein était comme un enfant qui découvre un nouveau jouet. Il grimpa dans le fauteuil du télescope, fasciné par les instruments et les cadrans. Après sa visite, il informa la presse qu’il était maintenant convaincu que l’Univers était en expansion. Il se mit immédiatement à travailler sur un modèle d’Univers en expansion et renonça à sa constante cosmologique. Mais cette constante qui sortait par la porte allait revenir par la fenêtre soixante années plus tard. En 1931, Lemaître publia un nouvel article où il examinait à nouveau les équations d’Einstein, mais cette fois en remontant le fil du temps, en passant le film à l’envers. Si l’Univers était aujourd’hui en expansion, il devait avoir été plus petit dans le passé. En remontant encore le temps, il arrivait un moment
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où il devait avoir été infinitésimalement petit. Peut-être, suggérait-il, tout avait commencé avec l’explosion d’un « atome primordial ». « L’évolution du monde peut être comparée à un feu d’artifice qui vient juste de se terminer : il reste quelques mèches rougeoyantes, des cendres et de la fumée », écrivait-il. « Debout sur une cendre refroidie, nous observons des soleils qui déclinent et nous nous efforçons de nous rappeler l’éclat disparu de l’origine du monde ». C’était une manière poétique de décrire ce que l’astronome britannique Fred Hoyle allait appeler par dérision le Big Bang. En effet Hoyle détestait cordialement le modèle d’Univers en expansion et, à sa grande fureur, l’appellation Big Bang allait connaître un succès planétaire. En 1948, à peu près au moment où Fred Hoyle inventait le nom de Big Bang, le cosmologiste d’origine russe George Gamow, qui avait été brièvement l’étudiant d’Alexandre Friedmann, décrivait un Univers qui commençait son expansion à partir d’une configuration chaude et dense. Mais, à la différence de l’atome primordial de Lemaître, le bébé-univers de Gamow était constitué essentiellement de rayonnement. Dans un bref article qui suivit presque immédiatement, deux jeunes collègues de Gamow, Ralph Alpher et Robert Hermann, calculèrent que si le cosmos avait effectivement commencé comme un Big Bang qui avait servi d’étincelle à l’Univers et fabriqué certains des éléments légers comme le deutérium ou l’hélium, alors il devrait subsister une lueur fossile de cet événement explosif. Alpher et Hermann prédirent qu’un radiotélescope suffisamment sensible serait capable de détecter ce rayonnement fossile, dont la température calculée par ces chercheurs devait être voisine de 5 degrés Kelvin, 5 degrés au-dessus du zéro absolu. Dans les années 1960, la plupart des scientifiques avaient oublié cette prédiction d’Alpher et Hermann sur la lueur fossile. De façon indépendante, Robert Dicke à l’université de Princeton et ses collègues étaient arrivés à une conclusion similaire et au début des années 1960 ils commencèrent à rechercher cette lueur fossile en utilisant un détecteur d’ondes radio monté sur le toit d’un immeuble de Princeton. Toujours vers la même époque, Arno Penzias et Robert Wilson, des Laboratoires Bell à Homdel dans le New Jersey, étaient en train de dresser un catalogue de toutes les sources d’émission radio depuis l’espace afin d’améliorer la communication avec les satellites. Ils tombèrent bientôt sur un phénomène étrange : une émission d’ondes radio persistait quelle que soit la direction du ciel vers laquelle ils orientaient leur antenne en forme de corne, et quelle que soit l’heure de la mesure. Des pigeons avaient élu domicile dans l’antenne, et Penzias et Wilson eurent d’abord l’idée que la chaleur de la fiente des oiseaux était à l’origine des émissions. Cependant, chasser les pigeons et nettoyer l’antenne n’élimina pas le bruit.
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En fin de compte, les chercheurs n’eurent d’autre solution que de conclure qu’un rayonnement micro-onde baignait l’ensemble du ciel. Ils ne se rendirent pas compte qu’ils avaient découvert le rayonnement cosmique fossile, ou CMB (Cosmic Microwave Background), la lueur laissée par le Big Bang, le rayonnement ancien qui se précipita à travers le cosmos sans rencontrer d’obstacle environ 380 000 ans après le Big Bang. La dénomination usuelle du CMB en français est fond diffus cosmologique. « Les gars, on s’est fait doubler ! », telle fut la réaction de Dicke quand il eut vent de la nouvelle. Penzias et Wilson reçurent le prix Nobel pour leur découverte accidentelle. Dans les années 1970, plusieurs physiciens théoriciens, parmi eux Jim Peebles à Princeton, Rashid Sunyaev et Yakov Zel’dovich en Union soviétique, étudièrent en détail cette découverte du CMB. En combinant un modèle de l’expansion de l’Univers fondé sur la théorie de la relativité générale et le comportement des ondes électromagnétiques dans un univers jeune et chaud, ils se rendirent compte que le CMB n’avait pas été une lueur parfaitement uniforme et sans aspérités. Un CMB parfaitement uniforme et lisse (ou plus exactement la matière, essentiellement la matière sombre qui l’accompagnait) n’aurait pas pu donner naissance à l’univers très inhomogène que nous connaissons aujourd’hui, avec ses vastes réseaux d’amas de galaxies dispersés dans des vides cosmiques géants. Par conséquent, si les détecteurs micro-ondes examinant le CMB étaient suffisamment sensibles, on devrait y discerner les graines de ces immenses structures galactiques, des endroits où la densité de matière serait légèrement plus élevée que la moyenne, et dont la signature serait une température légèrement plus haute que la température moyenne, et vice-versa des endroits où la densité de matière serait légèrement plus faible que la moyenne, avec une température légèrement plus basse que la température moyenne. Les taches chaudes et froides devaient être là. Mais, au début des années 1980, et bien qu’ils aient disposé de détecteurs de plus en plus performants, les astrophysiciens ne les avaient toujours pas vues. Y avait-il un problème avec la relativité générale ou la théorie du Big Bang ? À ce point, Peebles fit une suggestion qui aurait pu sembler complètement farfelue, mais qui lui valut le prix Nobel en 2019. Il proposa que la plus grande partie de la matière dans l’Univers soit invisible et interagisse uniquement via les interactions gravitationnelles. Comme cette nouvelle matière n’interagissait pas électromagnétiquement, elle était invisible, n’émettant aucune onde
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électromagnétique. Cette matière invisible, ou matière sombre 6 , serait capable de générer des petits grumeaux qui seraient plus tard les graines des galaxies. La matière sombre postulée par Peebles était en fait une vieille connaissance, un concept datant de plusieurs décennies, mais dont la plupart des scientifiques pensaient que c’était une idée ridicule. Il est possible que cette mauvaise réputation ait été due au fait qu’une des premières personnes à suggérer cette matière sombre ait été Fritz Zwicky, un astrophysicien brillant mais connu pour son esprit caustique. En raison de sa personnalité, il n’était pas vraiment populaire chez ses collègues. Il lui arriva de traiter ses collègues de l’Observatoire du Mont Wilson d’« abrutis sphériques » car, disait-t-il, ils étaient idiots quel que soit l’angle sous lequel on les regardait. En 1933, Zwicky avait examiné un amas de galaxies proche, l’amas du Coma, et avait découvert que les galaxies individuelles de l’amas se déplaçaient à une vitesse telle que la force de gravitation exercée par la partie visible de l’amas était trop faible pour les maintenir liées dans l’amas du Coma, qui aurait donc dû exploser et disparaître. Comment cela pouvait-il être possible ? La solution de Zwicky fut de postuler que la partie visible de l’amas ne constituait qu’une faible fraction de sa masse totale. Le reste, ce qui ne pouvait pas être vu, il lui donna le nom allemand de « dunkle materie », la matière sombre. Dans les années 1970, l’idée farfelue de Zwicky ne semblait plus aussi farfelue. L’astronome Vera Rubin, de l’Institut Carnegie à Washington, D.C., en collaboration avec Kent Ford, avait mesuré les vitesses d’étoiles situées à des positions différentes dans des galaxies spirales. Les astronomes savaient que la masse visible était concentrée au cœur des galaxies. Ils supposaient donc que les étoiles situées en périphérie de ces galaxies, loin du cœur, devaient, en raison des lois de Newton, parcourir leur orbite avec une vitesse plus faible que celle des étoiles plus proches du centre, exactement comme dans le système solaire les planètes extérieures (Jupiter, Saturne) ont une vitesse plus faible que les planètes intérieures (Vénus, Mercure). Mais Rubin découvrit que les étoiles à la périphérie avaient juste la même vitesse que certaines étoiles plus centrales. Elle en conclut que les galaxies devaient baigner dans un halo de matière sombre, et que la masse de ce halo était environ dix fois plus importante que celle de la matière visible. Peebles avait tout autant besoin de la matière sombre que les astronomes Zwicky et Rubin. En 1992, le satellite de la NASA COBE (COsmic Background Explorer) finit par prouver l’existence dans le fond diffus cosmologique de 6
Dark matter est souvent traduit par « matière noire », mais je préfère « matière sombre », plus exact comme traduction et aussi du point de vue physique. Je traduirai de même dark energy par « énergie sombre », et non « énergie noire ».
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minuscules taches chaudes et froides, exactement comme on s’y attendait lorsque l’on prenait en compte la matière sombre dans l’évolution de l’Univers. Depuis 1992, plusieurs expériences terrestres et de satellites ont confirmé et reproduit avec un grand luxe de détails les observations de COBE, en particulier en 2004 le satellite WMAP de la NASA (Wilkinson Microwave Anisotropy Probe), et en 2013 le satellite Planck de l’Agence européenne de l’espace (ESA). Les fluctutations de température du fond diffus cosmologique, qui sont de l’ordre de 1/100 000 en valeur relative, sont aujourd’hui très bien connues, et elles donnent des informations précieuses. À partir de l’étude de ces fluctuations de température et en prenant comme base théorique la relativité générale, les astrophysiciens ont pu obtenir des informations détaillées sur la composition, la courbure et l’évolution de l’Univers. Les cosmologistes ont aussi trouvé des indications suggérant que les ingrédients de l’Univers sont à la fois plus mystérieux et plus sombres que ce qu’avaient soupçonné la plupart des chercheurs, et ont aussi trouvé des indications suggérant qu’Einstein s’était peut-être un peu trop précipité quand il avait abjuré la constante cosmologique. L’histoire remonte aux années 1990 et explore deux pistes apparemment divergentes. L’observation des taches chaudes et froides du fond diffus cosmologique a révélé que, à grande échelle, l’Univers était spatialement plat au sens de la théorie de Riemann 7 , que sa courbure de Riemann était nulle : cela veut dire que la somme des angles d’un triangle tracé avec comme sommets trois galaxies très éloignées serait égale à 180o . Cette constatation venait conforter un des modèles les plus populaires de l’Univers primordial, le modèle dit de l’inflation. L’inflation postule que dans ses tout premiers instants, l’Univers a connu une méga-expansion, comparable à celle qui ferait passer d’un noyau atomique à un ballon de football, en une infime fraction de seconde. L’inflation explique la structure des taches chaudes et froides du fond diffus cosmologique et elle explique également pourquoi l’Univers est plat. D’après un résultat de la relativité générale, l’observation d’un Univers plat implique que la densité moyenne d’énergie-matière du cosmos soit égale à une certaine densité critique. Mais la somme de la densité de matière visible mesurée expérimentalement et de la densité de matière sombre était trop faible d’un facteur trois environ 8 . Il n’y avait simplement pas assez de matière-énergie pour assurer que l’Univers soit plat. Où était passée l’énergie manquante ? 7
Il s’agit bien de la courbure spatiale. L’espace-temps décrit par la métrique de FriedmannLemaître est courbe ! 8
Il s’agit des densités mesurées ou estimées aujourd’hui.
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La réponse allait venir d’un ensemble d’expériences sans aucun rapport avec le fond diffus cosmologique. En 1998, Adam Riess, alors post-doctorant à l’université de Californie à Berkeley, était sur le point de partir en voyage de noces lorsqu’il prévint ses collègues par courriel que l’Univers était presque complètement sombre et répulsif. Il était heureusement en train de parler d’une question de cosmologie, et non de l’avenir de son mariage. Riess faisait partie d’une équipe qui s’intéressait à des supernovas éloignées avec pour objectif la mesure de l’expansion de l’Univers. Les chercheurs voulaient utiliser les supernovas comme chandelles standard de luminosité, de même que Hubble avait utilisé la luminosité des céphéides. L’avantage des supernovas est qu’elles sont beaucoup plus brillantes que les céphéides, ce qui permet de faire des mesures à bien plus grande distance. L’équipe de Riess, dirigée par Brian P. Schmidt, alors à l’Observatoire de Mount Stromlo et Siding Springs en Australie, s’attendait à ce que l’expansion cosmique, initiée lors du Big Bang initial, soit ralentie dès ses premiers instants, en raison de l’attraction de la gravitation exercée par la masse-énergie de l’ensemble du cosmos (voir la note 4.1). Même s’il était possible que l’expansion dure indéfiniment, la vitesse d’expansion devait nécessairement diminuer au fil du temps en raison du caractère attractif de la gravitation. Mais ce n’est pas du tout ce que les astronomes de l’équipe de Riess, ainsi que ceux d’un groupe rival conduit par Saul Perlmutter, du Lawrence National Laboratory à l’université de Californie à Berkeley, allaient découvrir. Au lieu de ralentir, l’expansion cosmique s’accélérait. La gravitation s’était en quelque sorte transformée de force attractive en force répulsive, obligeant la matière à s’envoler de plus en plus vite dans toutes les directions. C’était aussi surprenant que de voir une balle lancée en l’air verticalement augmenter sa vitesse et s’échapper dans l’espace, au lieu de ralentir et de retomber sur le sol. Est-ce que la relativité générale d’Einstein était fausse, ou bien manquait-il quelque chose à la description de l’Univers ? Après une période d’introspection, les astrophysiciens et les cosmologistes durent accepter le fait que la gravitation avait une face cachée. L’ensemble de l’Univers baigne dans une sorte d’énergie mystérieuse qui inverse le sens de la force de gravitation. On peut, nous l’avons vu, l’intégrer directement dans l’équation d’Einstein. Les cosmologistes l’appellent énergie sombre, mais on pourrait aussi bien l’appeler constante cosmologique. Elle emplit tout l’espace et sa densité est pratiquement indépendante du temps, ce qui fait que son importance croît lorsque l’Univers se dilate : elle est très faible dans les premiers instants de l’Univers, et compte pour la moitié de la densité d’énergie lorsque l’Univers atteint cinq milliards d’années. Aujourd’hui elle représente 68 % de la densité totale d’énergie.
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Ce faisant, l’énergie sombre a assuré l’équilibre budgétaire du cosmos. Elle a fourni l’énergie nécessaire pour atteindre la densité critique de masse-énergie qui correspond à un Univers plat, une propriété que l’on déduit expérimentalement des données observationnelles sur le fond diffus cosmologique et théoriquement de l’inflation. Plus de vingt ans après la découverte de l’énergie sombre, les physiciens n’ont toujours pas élaboré de théorie consensuelle pour expliquer son existence. Diverses explications ont été avancées : énergie due aux fluctuations quantiques du vide, reliques de l’époque de l’inflation au tout début du Big Bang, ou résultat de la gravitation s’échappant dans des dimensions cachées de l’espace-temps. L’énergie sombre, ou gravitation répulsive, a toujours existé, mais elle a joué un rôle négligeable au début de l’histoire de l’Univers. L’Univers jeune était déjà en expansion, mais il était très chaud et très dense. Cette forte densité impliquait que la gravitation ordinaire régnait sans partage. Mais au fur et à mesure de l’expansion, la densité de masse-énergie diminuait, et de même l’attraction gravitationnelle. Au contraire, la densité d’énergie sombre restait constante : environ un cent millionième d’erg par centimètre cube. Finalement, il y a environ cinq milliards d’années, la répulsion de l’énergie sombre a gagné la guerre contre l’attraction gravitationnelle, et l’expansion cosmique s’est mise à accélérer 9 . Cela va encore continuer ! Si la densité de l’énergie sombre était réellement constante à travers tout l’espace et indépendante du temps, alors elle ne pourrait pas être distinguée de la constante cosmologique qu’Einstein avait introduite dans sa théorie de la gravitation en 1917 afin de reproduire un Univers statique. Après qu’Einstein eut concédé que l’Univers était en fait en expansion, il abjura cette constante et, selon une histoire probablement apocryphe, déclara qu’introduire cette constante avait été la plus grande erreur de sa vie 10 . Mais, après tout, il avait peut-être eu raison. 9
Je dois avertir le lecteur que tout n’est pas aussi clair sur la théorie du Big Bang que l’auteur le laisse entendre. La valeur de la constante de Hubble déduite par le satellite Planck à partir du CMB et celle mesurée par l’observation des supernovæ diffèrent de façon significative. La constante de Hubble H0 mesure la vitesse actuelle de fuite des galaxies et elle est exprimée conventionnellement en kilomètres par seconde et par mégaparsec (1 parsec 3,26 années-lumière). C’est l’inverse d’un temps, et 1/H0 donne une assez bonne estimation de l’âge de l’Univers. La valeur trouvée à partir du CMB est H0 = 67,4 ± 0,5 et celle à partir des supernovæ H0 = 74 ± 2, en kilomètres par seconde et par mégaparsec. Cette divergence persistante est peut-être le signal d’une difficulté de fond dans la théorie. De même on n’a aucune hypothèse crédible sur l’origine de la matière sombre, et encore moins sur celle de l’énergie sombre. 10
Cette anecdote est très probablement apocryphe, et on soupçonne George Gamow, connu pour son goût du canular, d’être à son origine.
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5 Trous noirs et tests de la relativité générale Peu après qu’Einstein eut écrit les équations finales de sa théorie de la relativité générale, une poignée de physiciens se mit à explorer les applications de son travail. Mais appliquer la théorie était tout sauf évident. Les mathématiques étaient d’une complexité diabolique. Les équations présentées à l’Académie des sciences de Prusse le 25 novembre 1915 étaient certes élégantes, mais elles représentaient un ensemble de dix équations non linéaires couplées qui en fait n’étaient pas toutes indépendantes. Einstein lui-même n’avait pu résoudre ces équations que grâce à une méthode d’approximations, une méthode dite de perturbations, valable uniquement pour une gravitation faible comme celle qui régit le système solaire. Pourtant, moins d’un mois après sa présentation à l’Académie des sciences de Prusse, Einstein reçut un télégramme de l’astrophysicien allemand Karl Schwarzschild, qui disait avoir obtenu une solution exacte de ses équations. Schwarzschild ne lui écrivait pas depuis une université. Bien qu’âgé de plus de quarante ans, il s’était engagé dans l’armée allemande et son régiment combattait sur le front russe en Autriche. En dépit des tirs d’artillerie nourris, dit-il à Einstein, il avait trouvé un bref moment d’accalmie pour s’échapper de la guerre « et en avait profité pour faire une promenade dans le pays de vos idées ». Dans un manuscrit qu’il envoya à Einstein par la poste, Schwarzschild annonçait avoir découvert une solution exacte des équations d’Einstein à l’extérieur d’un système relativement simple : une masse sphérique et stationnaire, comme une étoile sans rotation. Le problème résolu par Schwarzschild avait donc la propriété de symétrie sphérique. Einstein fut si impressionné par ce
résultat qu’il présenta l’article de Schwarzschild devant l’Académie des sciences de Prusse, et il fut publié un mois plus tard. Mais un des aspects de la solution inquiétait Einstein. Schwarzschild avait montré que si l’on diminuait le rayon de la masse sphérique, une étoile pour prendre un exemple concret, et que ce rayon devenait suffisamment petit, alors les équations impliquaient en apparence une quantité infinie, et de plus il existait une région de l’espace d’où la lumière ne pouvait pas s’échapper. Si l’on diminuait encore le rayon, on atteignait des densités infinies et les équations de la relativité générale partaient en vrille. Tout comme Einstein avait trouvé surprenantes les conséquences de la relativité générale pour l’Univers dans sa globalité, il opposa également une résistance farouche à ce que sa théorie révélait lorsque les densités de matière-énergie devenaient énormes. Il avait du mal à concevoir que l’on trouve dans la Nature des conditions telles que la matière soit suffisamment comprimée et que la courbure de l’espace-temps puisse devenir infinie 1 de sorte que ses équations perdaient leur validité. Cependant Schwarzschild avait montré que si le rayon de l’étoile devenait plus petit que ce que l’on appelle aujourd’hui le rayon de Schwarzschild, RS = 2GM/c2 , où G est la constante de gravitation, M la masse de l’étoile et c la vitesse de la lumière, alors on obtenait une situation telle qu’un rayon lumineux émis depuis la surface de l’étoile ne pouvait plus s’échapper à l’infini, et qu’il ne pouvait même pas dépasser le rayon de Schwarzschild. Bien que le terme date des années 1960 et que les physiciens des années 1920 n’aient jamais utilisé l’expression, on avait formé un trou noir. Pour que le Soleil devienne un trou noir, il faudrait que toute sa masse soit confinée dans un volume de rayon de trois kilomètres, le rayon de Schwarzschild du Soleil. Pour la Terre, le rayon de Schwarzschild est d’un centimètre, la taille d’une bille. Tout comme Einstein, Schwarzschild considérait ce résultat comme une pure curiosité mathématique, sans aucun rapport avec une quelconque réalité physique. Il estimait impensable que la Nature puisse exercer les forces gigantesques nécessaires pour comprimer une étoile jusqu’à son rayon de Schwarzschild et conduise à un effondrement gravitationnel. 1
La solution, ou métrique, de Schwarzschild devient infinie pour une valeur de la distance r au centre de l’étoile égale au rayon de Schwarzschild r = RS = 2GM/c2 , où G est la constante de gravitation, M la masse de l’étoile et c la vitesse de la lumière. Mais cette infinité n’a pas de caractère intrinsèque, elle vient du choix mathématique fait par Schwarzschild d’un système de coordonnées particulier. Cette infinité peut disparaître avec un autre choix. On n’a vraiment commencé à comprendre cette subtilité que dans les années 1950. En revanche, la solution présente une infinité intrinsèque lorsque l’on s’approche du centre, quand r → 0 : la courbure, qui est une quantité indépendante du système de coordonnées, devient infinie.
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Malheureusement Schwarzschild ne put poursuivre ses recherches. Toujours sur le front russe, il contracta le phlemingus, une maladie cutanée auto-immune rare et douloureuse qui attaque la peau et finit par détruire le système immunitaire. Il mourut le 11 mai 1916, seulement quelques mois après avoir envoyé son premier télégramme à Einstein. Les autres scientifiques ne montrèrent que peu d’intérêt pour le travail de Schwarzschild dans les quelques années qui suivirent. Mais la notion d’effondrement gravitationnel finit par s’enraciner dans les années 1930. C’est à cette époque que les astrophysiciens commencèrent à se demander ce qui arrive quand une étoile a brûlé tout son combustible. Cette « combustion », qui consiste en fait en réactions nucléaires, produit une pression dirigée vers l’extérieur qui s’oppose aux forces gravitationnelles, lesquelles tendent à faire s’effondrer l’étoile sur elle-même. On obtient ainsi un équilibre qui maintient constant le rayon de l’étoile. Si le combustible vient à manquer, la gravitation domine et, au moins pour un temps, fait décroître le rayon de l’étoile. Les astrophysiciens ont calculé que lorsque notre Soleil aura consommé tout son combustible d’ici quatre à cinq milliards d’années, il va éjecter ses couches externes et la gravitation va le contracter jusqu’à un cœur dont le rayon est approximativement égal à celui de la Terre. Ce cœur compact est connu sous le nom de naine blanche. Il est formé de noyaux atomiques entassés les uns sur les autres et d’électrons. Les électrons sont à l’origine de la force qui s’oppose à la gravitation, qui tend à l’effondrement de l’étoile. En fait les électrons résistent à la compression en raison du principe de Pauli, qui interdit à deux électrons de se trouver au même endroit, et ils génèrent une pression dirigée vers l’extérieur de l’étoile. Pour une étoile de la taille du Soleil, cette pression est assez forte pour s’opposer à l’effondrement gravitationnel. L’effondrement gravitationnel s’arrête pour un rayon de l’ordre de celui de la Terre. Mais qu’arrive-t-il à d’autres étoiles plus massives que le Soleil ? Estce qu’elles continuent à s’effondrer ? C’est ce à quoi rêvait Subrahmanyan Chandrasekhar, alors âgé de dix-huit ans, sur le navire qui l’amenait d’Inde en Angleterre, où il devait commencer son travail de thèse en astrophysique à l’université de Cambridge. À bord du navire, il décida d’effectuer le calcul nécessaire pour répondre à cette question. Chandrasekhar calcula que la masse maximale d’une naine blanche devait être de 1,4 fois celle du Soleil, une masse appelée depuis la masse de Chandrasekhar. Compte tenu de l’éjection des couches externes dans une phase intermédiaire, cela correspondait à une étoile dont la masse valait environ huit fois celle du Soleil au début de son existence. Si la masse était plus grande que la masse de Chandrasekhar, alors la pression des électrons n’était plus suffisante pour s’opposer à la gravitation. Dans ces conditions, l’étoile devait continuer à s’effondrer jusqu’à ce que son rayon soit réduit
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à une dizaine de kilomètres. La matière ultracompacte correspondante est d’une densité telle qu’une cuillère à café pèserait un milliard de tonnes, et cette matière est composée de neutrons. En conséquence, l’étoile est appelée étoile à neutrons. C’est en fait un noyau atomique géant 2 , avec une densité même supérieure à celle d’un noyau atomique, mais la différence fondamentale avec un noyau atomique est que ce sont les forces de gravitation, et non les forces nucléaires, qui assurent sa cohésion. Ce sont les neutrons qui, en raison du principe de Pauli, exercent la pression vers l’extérieur nécessaire pour combattre l’effondrement gravitationnel. Les astrophysiciens, et parmi eux Arthur Eddington, renâclaient devant un tel tableau, mais le travail que Chandrasekhar accomplit à l’âge de dix-neuf ans lui valut le prix Nobel de physique. À la fin des années 1930, deux chercheurs de l’université de Californie à Berkeley, George Volkoff et J. Robert Oppenheimer, allèrent encore plus loin dans l’application de la théorie de la gravitation. Ils voulaient comprendre si les étoiles à neutrons étaient réellement la phase finale de l’effondrement des étoiles. En combinant la théorie quantique et la relativité générale, Oppenheimer et Volkoff calculèrent que si la masse initiale de l’étoile était suffisamment grande, alors le cœur neutronique serait si lourd qu’il exercerait une pression dirigée vers son centre tellement grande que l’étoile ne pourrait pas résister et subirait un effondrement catastrophique. Des calculs plus récents indiquent que cet effondrement se produit lorsque la masse devient supérieure à environ 2,2 fois celle du Soleil, la masse maximale d’une étoile à neutrons 3 . Dans un article immédiatement postérieur, Oppenheimer et son étudiant Hartland Snyder décrivirent le processus de la façon suivante : « L’étoile tend ainsi à couper toute communication avec un observateur éloigné ; seul persiste son champ gravitationnel 4 ». Un trou noir s’est formé. Imaginez un astronaute attaché à la surface d’une étoile qui subit un proccessus d’effondrement, se déplaçant avec cette surface à mesure que le rayon de l’étoile décroît. Supposons que cet astronaute envoie des signaux lumineux à un observateur éloigné. En raison de l’énorme courbure spatio-temporelle, la lumière va se décaler de plus en plus vers le rouge et de plus, si les signaux sont envoyés à intervalles réguliers, par exemple toutes les secondes, l’intervalle entre la réception de deux signaux consécutifs par l’observateur va devenir de 2
Rappelons qu’un noyau atomique est composé de protons électriquement chargés et de neutrons électriquement neutres. Les masses du proton et du neutron sont très voisines, et égales à environ 2 000 fois celle de l’électron. 3
La masse maximale d’une étoile à neutrons n’est pas connue avec une grande précision en raison de la connaissance imparfaite de l’équation d’état, l’équation qui relie pression, densité et température. 4
Ainsi, si le Soleil devenait un trou noir, l’orbite de la Terre ne serait pas modifiée.
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plus en plus long. Cet intervalle de réception devient infini lorsque le rayon de l’étoile atteint son rayon de Schwarzschild : pour l’observateur éloigné, l’effondrement gravitationnel semble prendre un temps infini et le processus semble figé dans le temps. L’observateur ne peut jamais savoir ce qui est arrivé à l’astronaute une fois que le rayon de l’étoile a atteint son rayon de Schwarzschild : toute communication avec l’astronaute est coupée, les signaux envoyés vers l’extérieur par l’astronaute ne franchissent pas le rayon de Schwarzschild. Toute information sur ce qui se trouve à l’intérieur de ce rayon est perdue à jamais pour un observateur extérieur – bien que certaines théories récentes essaient d’en savoir plus (chapitre 6). Dans le cas d’un trou noir à symétrie sphérique, la sphère dont le rayon est égal au rayon de Schwarzschild est appelée horizon des événements. Cette notion se généralise au cas d’un trou noir en rotation. L’horizon des événements est une surface immatérielle et rien de spécial ne se passe lorsqu’un astronaute en chute libre sur le trou noir le franchit. . . mais sans espoir de retour ! Oppenheimer et Snyder publièrent leur article le 1er septembre 1939, le jour même où l’armée allemande envahissait la Pologne. Oppenheimer allait bientôt prendre la direction scientifique du Projet Manhattan, qui allait doter les ÉtatsUnis de la bombe nucléaire à la fin de la deuxième guerre mondiale, et il ne publia plus jamais sur les trous noirs. Ces objets restèrent une curiosité mathématique jusqu’au début des années 1960, lorsque les astronomes découvrirent les quasars, des objets éblouissants dont on sait aujourd’hui qu’ils sont alimentés en énergie par des trous noirs monstrueux. On pense également que l’Univers est parsemé de trous noirs ; les observations suggèrent qu’un trou noir géant est tapi au centre de chaque grande galaxie et que celui-ci joue un rôle important dans la formation et le développement de celle-ci. En plus de ces trous noirs géants, il existe des trous noirs stellaires provenant de l’effondrement d’étoiles massives, dont la masse varie de quelques masses solaires à une centaine de masses solaires, alors que la masse des trous noirs galactiques peut atteindre plusieurs milliards de masses solaires. Les trous noirs ne sont pas le seul phénomène catastrophique auquel la relativité générale doit se confronter. Il y a aussi le Big Bang lui-même. Si nous imaginons projeter à l’envers le film de l’évolution de l’Univers, cela suggère que le cosmos a commencé comme une entité infiniment petite : l’Univers entier était confiné en un point de densité infinie. On découvre à nouveau une infinité dans la théorie, qui signale probablement que les phénomènes quantiques – la relativité générale est une théorie classique – doivent être pris en compte. Dès son retour de Principe et de l’expédition d’observation de l’éclipse de Soleil en 1919, l’astronome britannique Arthur Eddington admit sans difficulté que des observations complémentaires seraient nécessaires pour corroborer la
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prédiction d’Einstein sur la courbure des rayons lumineux. Avec cet objectif en tête, des astronomes partirent en 1922 pour le sud de l’Australie afin de profiter de la prochaine occasion d’éclipse totale ; ils observèrent l’événement depuis une ferme d’élevage de moutons. Cette fois le ciel était clair, et les images révélaient le déplacement apparent de bien plus d’étoiles en raison de la déviation des rayons lumineux. Bien que les observations de 1922 aient confirmé celles d’Eddington en 1919, la précision ne s’était guère améliorée. Le problème que l’on rencontre, même dans les conditions météorologiques les plus favorables, est que la lumière des étoiles est brouillée par la turbulence de l’atmosphère terrestre 5 . C’est pour cette raison qu’il n’y eut que peu de progrès dans la mesure de la déviation de la lumière. Mais l’entreprise connut un bond en avant avec le lancement en 1989 du satellite Hipparcos par l’Agence spatiale européenne (ESA), qui volait très au-dessus de l’atmosphère. Hipparcos a été capable de mesurer la position des étoiles avec une précision d’un millième de seconde d’arc. Le satellite fut capable de détecter la déviation de la lumière par le Soleil et même par les planètes avec cette précision. Le satellite Gaia, lancé en 2013 également par l’ESA, a pour objectif de repérer la position de milliards d’étoiles avec une précision encore plus grande – à peu près vingt millionièmes de seconde d’arc – et une de ses expériences est prévue pour mesurer la déviation de la lumière. Mais l’effet le plus spectaculaire de la déviation de la lumière émergea d’un calcul fait par Einstein en 1912, trois ans avant qu’il eut écrit la version finale de sa théorie. Il montra que les lentilles les plus puissantes ne se trouvent pas sur Terre, mais dans le ciel. Einstein décrivit les propriétés des lentilles gravitationnelles, où un objet massif situé dans un plan plus proche, par exemple un amas de galaxies, courbe la lumière en provenance d’un objet plus éloigné, par exemple une galaxie lointaine, de sorte qu’un observateur reçoit une image déformée et agrandie de cet objet lointain. De nombreuses versions sont possibles : deux images agrandies ou plus, avec des anneaux, des arcs, et des variations de luminosité les plus diverses. Il est possible qu’Einstein soit arrivé à la conclusion que de tels effets ne pouvaient pas être observés, remarque l’historien des sciences Tilman Sauer. Bien qu’Einstein, tout comme Eddington, ait fait preuve d’une grande prudence sur les applications possibles des lentilles gravitationnelles, à la fin des années 1930 l’astronome franc-tireur Fritz Zwicky (que nous avons déjà rencontré au chapitre 4) calcula qu’il serait relativement facile d’établir un catalogue des amas de galaxies susceptibles d’agir comme des lentilles gravitationnelles pour 5
Aujourd’hui les effets de cette turbulence peuvent être en partie compensés grâce à l’optique adaptative.
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des objets plus éloignés. Mais c’est seulement en 1979 que des astrophysiciens purent observer la première lentille gravitationnelle, une image dédoublée d’un quasar lointain. Six années plus tard, une autre équipe observa quatre images d’un autre quasar, formant un motif en feuille de trèfle. Depuis ces premières observations, les astrophysiciens ont trouvé au moins un millier d’exemples de telles lentilles gravitationnelles qui produisent des images multiples d’un objet céleste (figure 5.1).
F IGURE 5.1. Dans ce cliché pris par le télescope spatial Hubble, un amas massif de galaxies appelé AbelS1077 courbe l’espace-temps environnant et agit comme une lentille qui déforme et rend plus lumineuses des galaxies lointaines qui se trouvent alignées avec l’amas. De fait, les bandes étirées qui ressemblent à des éraflures sur une lentille sont des galaxies lointaines dont la lumière est courbée par le champ gravitationnel de l’amas.
Les télescopes sont des machines à remonter le temps. Lorsqu’ils observent une galaxie située à un milliard d’années-lumière, ils la voient non pas telle qu’elle est maintenant, mais telle qu’elle était il y a un milliard d’années. La lumière que nous recevons a été émise il y a un milliard d’années et il faut lui laisser le temps de voyager jusqu’à nous. Aujourd’hui, le télescope spatial Hubble et d’autres télescopes performants utilisent les lentilles gravitationnelles pour sonder les galaxies les plus éloignées de l’Univers, les premières galaxies
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qui se soient formées. Plusieurs de ces galaxies naissantes seraient invisibles si l’on ne disposait pas d’images agrandies par les lentilles gravitationnelles. Les astrophysiciens utilisent aussi les lentilles gravitationnelles pour explorer la nature des lentilles elle-mêmes, et en particulier leur contenu en matière sombre. La matière sombre, ce matériau mystérieux dont on pense qu’il est plus abondant par un facteur cinq dans le cosmos que la matière visible ordinaire, n’émet pas d’ondes électromagnétiques et ne peut pas être détectée directement. Mais ce matériau fantomatique trahit sa présence en agissant comme une source de gravitation, qui régit la courbure des rayons lumineux passant à proximité. Quand des observateurs ont détecté une lentille, ils estiment la quantité de matière visible qu’elle contient et en déduisent la courbure des rayons lumineux attendue. Plus la masse est importante, et plus la courbure est forte. En règle générale, cette courbure est beaucoup plus importante que celle attendue si l’on tient compte uniquement de la masse de matière visible, et la différence s’explique grâce à la matière sombre. De cette façon, la théorie d’Einstein a permis aux astrophysiciens de construire un consensus sur la matière invisible qui baigne les galaxies. Même les minuscules grumeaux présents dans le fond diffus cosmologique, la lueur léguée par le Big Bang, sont soumis à cet effet de lentille. Cet effet a aidé le satellite Planck, de l’Agence spatiale européenne (ESA), dans sa quête de l’information nécessaire pour déterminer des propriétés comme l’âge, la courbure et le contenu en matière de l’Univers. En résumé, l’âge de l’Univers est de 13,8 milliards d’années, l’Univers est spatialement plat, et sa composition en énergie consiste en 4,9 % de matière ordinaire, 26,8 % de matière sombre et 68,3 % d’énergie sombre. L’effet de lentille permet aussi de dévoiler les propriétés de l’énergie sombre, la force mystérieuse qui tend à contrecarrer l’attraction gravitationnelle et qui est responsable de l’accélération du taux d’expansion de l’Univers. L’énergie sombre et la matière sombre, les sources les plus importantes de gravitation à l’échelle du cosmos, sont en quelque sorte en état de guerre. La première tend à éloigner les objets, et la seconde à les rapprocher. Les propriétés des gros grumeaux dans l’Univers sont le résultat direct de cette bataille cosmique. Sur une période de cinq années qui se termina en 2018, les astrophysiciens qui dirigeaient un projet appelé Dark Energy Survey (Relevé de l’énergie sombre), ont examiné un huitième du ciel, en observant quelque 300 millions de galaxies situées à des milliards d’années-lumière de la Terre. En comparant des distorsions subtiles dans les images enregistrées, le travail des lentilles gravitationnelles dû principalement à la matière sombre, l’équipe a été capable de remonter à la distribution de matière sombre dans l’Univers lorsque celui-ci avait la moitié de son âge actuel. Comparer l’état des grumeaux à cette période
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avec la façon dont la matière sombre s’accumule à des époques ultérieures, permet de déterminer si la poussée de l’énergie sombre est restée constante ou a varié. Pendant des décennies, alors que les tests de la théorie d’Einstein utilisant la lumière visible étaient au point mort, la radio-astronomie a occupé le devant de la scène. En combinant plusieurs radio-télescopes, les astrophysiciens ont été capables de déterminer les positions des quasars avec une extrême précision. Les quasars sont des objets célestes qui émettent des faisceaux d’ondes radio très bien collimatés. Les astrophysiciens ont pu comparer les positions de ces radio-sources lorsque le Soleil était présent ou absent dans une même partie du ciel, sans qu’il soit nécessaire d’avoir une éclipse. Ils ont mesuré les déviations et pu tester la théorie d’Einstein avec une grande précision. La radio-astronomie a aussi contribué à ce que l’on a appelé le « quatrième test de la relativité générale », s’ajoutant aux trois tests proposés par Einstein luimême : la précession du périhélie de Mercure, la déviation des rayons lumineux et le décalage vers le rouge de la lumière émise par le Soleil. En 1964, l’astrophysicien Irwin Shapiro proposa que la relativité générale soit testée en envoyant un signal radar qui soit réfléchi par une planète et en mesurant le temps d’allerretour du signal. Shapiro montra que le trajet prenait un peu plus de temps que ce qui était attendu lorsque le signal passait au voisinage du Soleil, un phénomène appelé le retard Shapiro. Avec des collègues, il mesura des réflexions de signaux radar sur Mercure et Vénus et trouva un excellent accord avec la relativité générale, avec une précision de 5 %. En 2003, des astrophysiciens italiens mesurèrent le retard Shapiro avec des ondes radio envoyées depuis la Terre vers le vaisseau spatial Cassini en route vers Saturne 6 . La précision était encore meilleure, environ vingt sur un million (2 × 10−5 ). Les astrophysiciens poursuivent encore aujourd’hui des tests de plus en plus plus contraignants et de plus en plus sophistiqués de la théorie d’Einstein, en réalisant par exemple des versions modernes de l’expérience de la tour penchée de Pise (voir Plongée en eaux profondes : les nouveaux tests du principe d’équivalence). Jusqu’à présent la relativité générale a passé ces tests haut la main, et donc pourquoi continuer ? Parce qu’il faut repousser les limites de la théorie et comprendre si elle doit un jour échouer.
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Hors du système solaire, le retard Shapiro a été observé en utilisant des couples d’étoiles compactes, en particulier pour le pulsar partenaire J614-220, l’effet étant alors bien plus important en valeur relative.
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Plongée en eaux profondes : les nouveaux tests du principe d’équivalence
Pendant les années qui suivirent la présentation de la théorie de la relativité générale par Einstein, ses tests expérimentaux avaient une précision très limitée, aux environs de 10 %. Alors que la réputation d’Einstein atteignait des sommets, les recherches sur sa théorie étaient plus ou moins au point mort. Pour de nombreux scientifiques, la théorie était dans une impasse, elle était intrigante mais difficile à tester et non pertinente pour les recherches de pointe en physique ou en astronomie, alors que de son côté la mécanique quantique, l’autre théorie physique majeure des débuts du XXe siècle, prenait un essor fulgurant. On peut dire que la relativité générale connut une période de « vaches maigres » de 1930 à 1960. Mais les progrès de la technologie réintégrèrent les trous noirs et autres bizarreries de la relativité dans les courants dominants de la physique et ouvrirent de nouvelles perspectives pour ses tests expérimentaux. Pendant l’été 1971, l’astronaute de la mission Apollo 15, David Scott, réalisa une version de l’expérience apocryphe de Galilée dans un endroit où la résistance de l’air ne pouvait pas perturber les résultats, à savoir la Lune. Scott tenait dans une main un marteau et dans l’autre une plume de faucon. Alors que le monde entier pouvait l’observer en direct en vidéo, il les lâcha de la hauteur de son épaule. La plume ne se mit pas à flotter comme elle l’aurait fait sur la Terre, mais elle tomba exactement comme le marteau, touchant le sol au même instant. Des miroirs positionnés sur la Lune par d’autres astronautes de missions Apollo et une mission non habitée soviétique, à la fin des annés 1960 et au début des années 1970, ont permis d’effectuer une vérification encore plus élaborée du principe d’équivalence. Cette fois, les deux masses étaient la Terre et la Lune elles-mêmes. La Lune est en orbite autour de la Terre, mais les deux objets sont en chute libre sur le Soleil. Non seulement les deux objets ont des masses très différentes – la masse de la Terre est quatre-vingt-une fois celle de la Lune –, mais en plus leurs densités sont très différentes, car la Terre possède un noyau de fer que la Lune n’a pas et elle est considérablement plus dense. Si le taux d’accélération des deux masses par le Soleil était différent, cela se manifesterait par une modification de la distance Terre-Lune. Pour mesurer cette distance, les astrophysiciens se sont servis de miroirs lunaires, appelés rétro-réflecteurs. Une impulsion laser envoyée depuis la Terre est réfléchie par le rétro-réflecteur et revient sur ses pas vers la Terre. En mesurant le temps d’aller-retour de l’impulsion laser, les astrophysiciens ont pu déterminer la distance Terre-Lune – 386 000 km –, à quelques centimètres près. C’est particulièrement intéressant de tester la relativité générale avec des objets les plus massifs possibles. Le principe d’équivalence, tel qu’il est énoncé
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par Einstein, affirme que toutes les formes de masse-énergie subissent la même accélération dans un champ de gravitation uniforme. Une partie de cette énergie peut se trouver sous forme d’énergie de liaison, la « colle » qui assure la cohésion d’un système comme le système Terre-Lune, mais aussi celle d’un atome d’hydrogène, la « colle » qui fait que les différents composants du système, la Terre et la Lune dans le premier cas, l’électron et le proton dans le second, ne s’envolent pas dans toutes les directions. En particulier, l’énergie de liaison due à la gravitation devrait subir la même accélération qu’une masse. Malheureusement cela est impossible à tester depuis la Terre, car l’énergie de liaison est minuscule par rapport aux masses. Cependant, soupeser la Terre et la Lune le rend possible. L’énergie gravitationnelle de la Terre sur son orbite est un milliardième de sa masse, et celle de la Lune correspond à un pourcentage encore plus faible. Malgré tout, cela suffit pour tester l’équivalence de ces deux formes de masse (ou d’énergie). Des chercheurs de l’université de Bologne ont analysé presque cinquante années de données sur la mesure par laser de la distance Terre-Lune, en recherchant un déplacement possible de l’orbite de la Lune qui la rapprocherait ou l’éloignerait du Soleil si le principe d’équivalence était violé, et si toutes les masses ne tombaient pas de la même façon dans le champ de gravitation du Soleil. L’équipe de Bologne a constaté que les prédictions du principe d’équivalence étaient vérifiées avec une précision allant d’une part pour dix millions à une part pour un milliard. Cela surpasse les meilleures vérifications faites sur Terre à l’université de Washington, où Eric Aldeberger et ses collaborateurs ont utilisé une version moderne extrêmement sensible de l’expérience de balance de torsion d’Eötvös. Même si chaque nouveau test confirme le principe d’équivalence, les scientifiques persévèrent dans leurs efforts pour en trouver des vérifications de plus en plus précises. Un défaut dans la relativité générale pourrait nous sortir de l’impasse du conflit actuel entre la gravitation et la mécanique quantique. Les deux théories semblent tout à fait incompatibles, car les concepts fondamentaux de la mécanique quantique comme le principe de superposition vont à l’encontre de ceux de la gravitation, pour laquelle l’espace et le temps sont des concepts classiques qui ne sont pas quantifiés. Le conflit entre la relativité générale et la mécanique quantique est peut-être le signal d’une vraie difficulté au cœur de la physique. C’est une idée excitante, car cela veut dire que quelque chose de radicalement neuf se trouve peut-être au coin de la rue, attendant d’être découvert. Une mise en échec de la relativité générale pourrait révéler une force dans l’Univers encore inconnue. Afin de procéder à des tests supplémentaires du principe d’équivalence, les scientifiques se sont mis aux expériences dans l’espace, loin des effets sismiques
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et autres effets parasites. En 2016, le Centre national d’études spatiales (CNES) a lancé le satellite Microscope (satellite de dérive microcompensée pour l’observation du principe d’équivalence), un satellite qui transporte deux coquilles cylindriques concentriques, l’une faite d’un alliage de titane et l’autre de platine. Comme le satellite est en chute libre sur son orbite, chaque coquille devrait parcourir son orbite exactement de la même façon si le principe d’équivalence était strictement valide. Sinon, une des deux coquilles pourrait glisser légèrement sur l’autre, indiquant qu’elle subit une accélération légèrement plus faible ou plus forte que l’autre. Le mouvement des coquilles était strictement contrôlé grâce à des forces électrostatiques appliquées à chacune des coquilles afin de les maintenir bien au centre du satellite. Une différence dans les forces appliquées aurait été le signal d’une violation du principe d’équivalence. Après analyse des données provenant de 120 révolutions sur l’orbite, les scientifiques ont conclu en 2017 à l’absence de toute violation, avec une précision supérieure par un facteur dix aux meilleures expériences réalisées sur Terre. L’analyse des données recueillies sur les milliers de révolutions effectuées avant la fin de la mission à l’automne 2018 permettra d’améliorer encore cette précision. Pour mettre les choses en perspective, 1 900 révolutions sur orbite seront analysées, correspondant à une distance en chute libre égale à la moitié de la distance Terre-Soleil. Un des tests les plus sophistiqués du principe d’équivalence utilise un ensemble de trois étoiles situées à une distance de 4 200 années-lumière de la Terre. Ces trois étoiles sont en fin de vie, deux sont des naines blanches, phase finale de l’évolution d’étoiles comme le Soleil, et la troisième est une étoile à neutrons, phase finale d’étoiles plus massives que le Soleil, mais pas trop massives cependant afin d’éviter l’effondrement gravitationnel. Les astrophysiciens peuvent suivre le mouvement de ce trio d’étoiles car l’étoile à neutrons, comme la plupart des étoiles de ce type, est un pulsar qui émet un faisceau périodique d’ondes radio en raison de sa rotation sur lui-même, exactement comme le fait un phare ; la fréquence de rotation est de 366 tours par seconde. Ce phénomène est rendu possible parce que le pulsar est un aimant géant et que son axe magnétique ne coïncide pas avec l’axe de rotation. Une des deux naines blanches et le pulsar forment une paire d’étoiles proches, qui sont en chute libre de concert sur la seconde naine blanche. Si la naine blanche en couple avec le pulsar et ce dernier tombaient avec des accélérations différentes, cela se traduirait par une modification de la fréquence avec laquelle les signaux du pulsar arrivent sur la Terre. Mais la mesure du mouvement de la paire révèle que, en dépit de la différence de masse et surtout de la différence radicale de composition – la densité de l’étoile à neutrons est environ trois milliards de fois celle de la naine blanche –, les deux étoiles tombent avec la même accélération, à 0,16 millième de pourcent près (1,6 × 10−6 ). Le point 88
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important de ce test est qu’il permet de vérifier le principe d’équivalence dans des conditions de gravitation très forte, celles de l’environnement d’une étoile à neutrons, où la théorie complète de la relativité générale est nécessaire : on ne peut pas se contenter de sa forme approchée qui est suffisante dans le système solaire. Comme le rayon de l’orbite des deux étoiles est petit, l’énergie de liaison gravitationnelle contribue de façon non négligeable au bilan masse-énergie. De ce fait, ce test fournit une vérification du principe d’équivalence encore plus contraignante que celle obtenue avec le système Terre-Lune, en montrant que l’énergie de liaison et la masse accélèrent au même taux. 5.2
Plongée en eaux profondes : tests de la relativité générale
Les astrophysiciens ont examiné une autre prédiction de la relativité générale, le décalage vers le rouge gravitationnel 7 , dans un environnement gravitationnel encore plus extrême, celui du trou noir géant de 4,2 millions de masses solaires tapi au centre de notre galaxie, la Voie lactée. Depuis le début des années 1990, les astrophysiciens ont suivi le mouvement d’une étoile en orbite elliptique autour du trou noir, l’étoile S2 . Une équipe a pu enregistrer la lumière émise par l’étoile, étirée vers le rouge par son passage au voisinage du trou noir. C’est la première fois qu’un décalage vers le rouge gravitationnel a été observé au voisinage d’un trou noir. Des chercheurs de l’Institut Max Planck pour la recherche sur la physique extra-terrestre, à Garching en Allemagne, ont mesuré le mouvement de l’étoile S2 alors qu’elle passait très près du trou noir au printemps 2018. Un instrument mesurait le mouvement dans une direction perpendiculaire à la ligne de visée depuis la Terre, et un autre le mouvement dans la direction de la ligne de visée. À partir de ces mesures, les astrophysiciens ont pu déduire de combien la courbure de l’espace-temps due au trou noir décalait la lumière émise par l’étoile vers les longueurs d’onde rouges. Ce décalage est en parfait accord avec celui prédit par la théorie d’Einstein. Une équipe concurrente, dirigée par Andrea Ghez de l’université de Californie à Los Angeles a effectué des mesures analogues. En 2011, l’équipe d’un satellite de la NASA lancé pour tester la relativité générale a publié les résultats définitifs de l’expérience, presque cinquante années après qu’elle eut été proposée et connu un début de réalisation. 7
Le décalage vers le rouge gravitationnel a été mesuré pour la première fois dans le champ gravitationnel terrestre sur une hauteur de 20 m par Pound et Rebka, en 1960. La valeur mesurée de ce décalage était de 2 × 10−15 .
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Le satellite Gravity Probe B fut mis sur orbite en 2004 afin de tester deux prédictions de la théorie d’Einstein (figure 5.2). Le premier effet testé était l’effet familier de courbure de l’espace-temps par un objet massif, dans ce cas la Terre, un effet connu sous le nom d’effet géodésique. Le second était un effet plus subtil : des objets massifs en rotation comme la Terre entraînent avec eux l’espace-temps, tout comme les lames d’un robot de cuisine entraînent une pâte épaisse dans leur mouvement, un effet appelé entraînement du référentiel, ou effet Lense-Thirring.
F IGURE 5.2. Illustration du satellite Gravity Probe B, un satellite qui a mesuré la façon dont la rotation de la Terre entraîne l’espace-temps avec elle. La théorie de la gravitation d’Einstein prédit que tout objet en rotation va générer un tel effet, connu sous le nom d’entraînement du référentiel, ou effet Lense-Thirring. Les résultats définitifs de l’expérience furent annoncés en 2011, plus de quarante ans après que l’expérience eut été conçue et connu un début de réalisation.
Le satellite tourna autour de la Terre pendant dix-sept mois sur une orbite polaire. L’expérience reposait sur l’analyse du comportement de quatre gyroscopes, chacun de la taille d’une balle de ping-pong. L’axe d’un gyroscope doit pointer dans une direction fixe si le gyroscope n’est soumis à aucune force. Mais l’effet géodésique et l’effet entraînement du référentiel devaient réorienter légèrement les axes des quatre gyroscopes. Les chercheurs de l’université de Stanford avaient conçu Gravity Probe B pour mesurer l’effet entraînement du référentiel avec une précision de l’ordre du pourcent, mais ils durent se contenter de mesures vingt fois moins précises. Bien
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Chapitre 5. Trous noirs et tests de la relativité générale
que les gyroscopes aient été des sphères de quartz quasi parfaites, leur revêtement de niobium piégeait des charges électriques qui faisaient basculer l’axe des gyroscopes de façon imprévisible, indépendamment de tout effet relativiste 8 . Mais quand les scientifiques de Gravity Probe B ont enfin publié leurs résulats, ils avaient été doublés par une équipe qui avait examiné le comportement d’autres satellites. En 2004, des chercheurs de l’université du Maryland, à Baltimore, avaient mesuré l’entraînement du référentiel en suivant des légers déplacements dans l’orientation de deux satellites dédiés aux mesures de distance par laser, les satellites de la NASA LAGEOS 1 et 2 (Laser Geodynamics Satellite). Les plans des orbites des deux satellites avaient légèrement tourné. En analysant ces rotations et en les combinant avec une carte ultra-précise de la gravitation terrestre, ils furent capables de mesurer l’effet avec une précision de dix pour cent. Revenons maintenant sur Terre. Des chercheurs ont confronté le principe d’équivalence à la mécanique quantique, en remplaçant les masses macroscopiques par des atomes. Une équipe italienne a titillé des atomes de rubidium avec un laser, en projetant les atomes vers le haut et en les observant pendant leur chute. Afin de tester un possible effet quantique, les chercheurs ont divisé les atomes en deux nuages avec des propriétés différentes. Dans un des deux nuages, tous les atomes avaient une énergie bien définie. Dans l’autre, les atomes étaient dans un état de superposition de deux niveaux d’énergie, ce que permet le principe de superposition, principe de base de la mécanique quantique (voir le chapitre 6). Chaque nuage a des propriétés ondulatoires, et en recombinant les deux nuages on crée une figure d’interférences de franges sombres et brillantes alternées. Les chercheurs ont comparé cette figure d’interférences à celle obtenue lorsque les atomes avaient une énergie bien définie dans les deux nuages. Aucune différence n’a été décelée entre les deux figures d’interférences, ce qui indique que le principe d’équivalence résiste aux effets quantiques. Dans une autre expérience d’interférences atomique, les chercheurs ont comparé la montée et la chute de deux isotopes différents du rubidium, qui diffèrent l’un de l’autre par deux neutrons. En recombinant les deux nuages, ils espèrent tester une différence éventuelle d’accélération entre les deux isotopes.
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Les valeurs finales mesurées ont été de 6 602 ± 18 milllisecondes d’arc par an pour l’effet géodésique et de 37,2 ± 7,2 millisecondes d’arc par an pour l’effet Lense-Thirring, à comparer aux valeurs théoriques de 6 606 et 39, 7 millisecondes d’arc par an.
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6 Gravitation quantique Les théoriciens sont fascinés par l’intérieur d’un trou noir, par ce qui se passe à l’intérieur de l’horizon des événements, un endroit où les extrêmes se rencontrent et où la synthèse tant espérée entre mécanique quantique et gravitation relativiste est la plus attendue. À l’intérieur d’un trou noir, ou plus précisément à l’intérieur de l’horizon des événements, la région de l’espace-temps où toute communication avec le monde extérieur est coupée, la gravitation – le domaine de la théorie d’Einstein – est énorme, et la matière semble contractée dans une minuscule région de l’espace vers le centre du trou noir. Lorsqu’une région d’espace atteint une taille microscopique, on s’attend à ce que les effets quantiques deviennent dominants. La relativité générale suggère que la matière se contracte en un point, de sorte que la densité de matière-énergie au voisinage de ce point devient infinie, avec comme conséquence une singularité dans les mathématiques qui indique que les équations de la relativité générale partent en vrille dans cette région. Une théorie quantique de la gravitation serait susceptible de sauver la théorie d’Einstein de cette catastrophe 1 . 1
Il est bien sûr important d’évoquer les pistes les plus récentes susceptibles de mener à une théorie de la gravitation quantique. Mais le lecteur doit comprendre que le niveau de robustesse des résultats décrits dans ce chapitre est très loin d’être le même que celui des autres chapitres du livre : les théories exposées sont extrêmement spéculatives et le niveau de rigueur des articles scientifiques parfois discutable, s’appuyant davantage sur des conjectures que sur de véritables démonstrations. Il ne faut donc pas confondre spéculation (et spéculer est tout à fait légitime !), et résultat bien établi. Comme le dit Sean Carroll, un des leaders du domaine : « Toutes ces idées sont aujourd’hui en quelque sorte à mi-chemin entre des conjectures prometteuses et des rêves optimistes ». Les résultats décrits dans ce chapitre qui sont estimés robustes par les experts sont la formule de l’entropie des trous noirs et celle du rayonnement de Hawking.
Les autres forces fondamentales de la nature, les forces électromagnétiques entre particules chargées ainsi que les interactions faibles et fortes qui affectent les particules subnucléaires, sont décrites avec succès par la théorie quantique. Mais un telle synthèse entre forces de gravitation et théorie quantique, qu’Einstein lui-même a échoué à découvrir malgré des années d’efforts ardus, n’existe pas encore aujourd’hui. En 2009, le physicien théoricien Mark van Raamsdonk décida de se lancer dans l’étude de la connexion obscure entre la relativité générale et la théorie quantique. Déterminé à exploiter au mieux son premier congé sabbatique sans charges d’enseignement, il décida d’explorer une voie non orthodoxe vers la résolution du puzzle, sans doute le plus grand de la physique. Après y avoir travaillé pendant un an, il soumit un article à la revue scientifique Journal of High Energy Physics. Mais, en avril 2010, le journal lui expédia un avis de refus, accompagné d’un rapport de referee suggérant que van Raamsdonk n’avait peut-être pas toute sa tête. Il soumit ensuite son article à la revue General Relativity and Gravitation, un autre journal scientifique de très bonne réputation, mais une fois de plus il essuya un refus. Le rapport du referee était une critique cinglante de son travail, et le comité éditorial de la revue lui suggéra de récrire entièrement son article. Mais à cette époque, van Raamsdonk, qui est aujourd’hui basé à l’université de Colombie britanique à Vancouver, n’était plus du tout inquiet. Il avait soumis une version abrégée de son article au concours annuel de la Fondation sur la recherche en gravitation, une compétition prestigieuse qui comptait parmi ses lauréats antérieurs le très renommé physicien théoricien Stephen Hawking. Non seulement van Raamsdonk avait décroché le premier prix, mais en plus ce prix s’accompagnait d’une clause d’une délicieuse ironie : une publication garantie dans un des journaux qui avaient refusé son article. General Relativity and Gravitation publia la version abrégée en juin 2012. Cependant, on ne peut pas blâmer les referees et les éditeurs pour leur prudence. van Raamsdonk, alors âgé de trente-cinq ans, essayait de marier deux des tours de force intellectuels les plus extraordinaires du siècle précédent : la théorie de la relativité générale d’Einstein, qui décrit la gravitation comme une courbure de l’espace-temps et rend compte des plus grandes structures de l’Univers, et la mécanique quantique, théorie probabiliste qui explique avec une exactitude fantastique le comportement des atomes, molécules et particules subnucléaires. Les deux théories, qui toutes deux prédisent des phénomènes contreintuitifs, ont longtemps semblé parfaitement incompatibles. La mécanique quantique affirme que les positions et les vitesses des particules du domaine microscopique ne peuvent pas être toutes deux connues avec une précision
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Chapitre 6. Gravitation quantique
arbitraire – c’est le principe d’indétermination de Heisenberg –, et qu’une particule peut se trouver en deux ou même plusieurs endroits à la fois. Un électron isolé se propageant depuis une source à un écran en passant par un écran intermédiaire percé de deux fentes ne passe pas par l’une de ces fentes, mais en quelque sorte par les deux à la fois 2 . La théorie d’Einstein de la gravitation nous dit que l’espace-temps est malléable comme du mastic, mais ne s’aventure pas sur le terrain des indéterminations quantiques. Un électron peut « passer par deux fentes à la fois », mais la relativité ne permet pas une scission correspondante du champ gravitationnel de l’électron. L’unification des deux théories, dont les scientifiques disent qu’elle est cruciale pour une compréhension vraiment profonde de l’Univers, est un problème qui a hanté Einstein et une poignée de théoriciens qui, tout comme lui, se sont heurtés à un mur, en avançant parfois même des théories complètement fantaisistes. Le narratif tissé par van Raamsdonk, selon lequel la propriété la plus fascinante de la mécanique quantique est précisément celle qui donne naissance à la gravitation, semblait à première vue tout à fait farfelu. Mais aujourd’hui des scientifiques nous disent que le travail pionnier de van Raamsdonk et de plusieurs autres chercheurs apparaît comme l’idée la plus prometteuse pour le mariage de la gravitation et de la théorie quantique et qu’il pourrait être à la base d’une compréhension plus profonde de la nature de l’espace-temps, de l’information, et des détails de la machinerie du monde atomique et subatomique. L’approche usuelle dans la construction d’une théorie de la gravitation quantique consiste à partir de la théorie classique (c’est-à-dire non quantique) de la relativité générale et de voir comment il faudrait la modifier pour inclure la nature probabiliste de la mécanique quantique. En termes plus techniques, il s’agit de comprendre comment quantifier la relativité générale comme théorie classique donnée a priori. Mais van Raamsdonk et une poignée d’autres scientifiques ont jugé qu’il fallait aborder le problème en prenant un point de vue diamétralement opposé : ils ont pris comme point de départ la nature probabiliste de la théorie quantique. À leur grande surprise, ils se sont aperçus qu’ils pouvaient s’arrêter là. Ce que leurs calculs révélaient était que la théorie quantique codait déjà l’essence de la géométrie, et par extension la théorie de l’espacetemps d’Einstein. 2
En fait la mécanique quantique orthodoxe ne dit rien de tel, elle ne dit pas « comment les choses se passent ». Le texte ci-dessus est une image ou une interprétation, qui vont au-delà de ce que dit la mécanique quantique stricto sensu. Il existe une interprétation parfaitement cohérente de la mécanique quantique, celle de de Broglie-Bohm, où l’électron passe par une seule des deux fentes.
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Plus précisément, van Raamsdonk et ses collègues ont proposé que l’espacetemps tel que nous le connaissons, lisse, connexe et continu, émerge de la propriété même dont Einstein pensait avoir déduit que la mécanique quantique était une théorie incomplète. Cette propriété, connue sous le nom d’intrication quantique, est un des concepts les plus contre-intuitifs de la physique. Il affirme que la mesure d’une particule microscopique détermine instantanément l’état d’une particule partenaire quelle que soit la distance qui les sépare, même si elles se trouvent en deux endroits diamétralement opposés de la Voie lactée 3 . Au premier abord, l’intrication ne semble pas si étrange. Après tout, si vous possédez une paire de gants et que vous observez dans votre main un gant droit, vous savez que celui qui est dans votre poche est un gant gauche. Ou bien, si vous avez conservé un gant dans votre poche et donné l’autre à un ami parti à New York, lorsque vous sortez le gant de votre poche à Paris et constatez qu’il est droit, vous savez instantanément que votre ami à New York va sortir de sa poche un gant gauche. Mais les choses sont différentes en physique quantique. Dans ce cas, la propriété qu’un gant possède d’être droit ou gauche n’existe pas tant que vous ne l’avez pas observée. La chiralité est la propriété d’un gant d’être droit ou gauche, et en physique quantique un gant peut se trouver dans une superposition des deux états de chiralité, jusqu’àu moment où celle-ci est observée quand on sort le gant de sa poche. Lorsqu’un ami vous présente une boîte fermée et opaque et vous dit : elle contient un gant qui a 50 % de chances d’être un gant droit et 50 % de chances d’être un gant gauche, la chiralité du gant existe avant que vous n’ouvriez la boîte pour l’observer. En physique quantique, si un gant est placé dans une boîte dans un état de superposition à parts égales de chiralité droite et gauche, cette chiralité n’a pas de valeur déterminée avant votre observation : les valeurs des propriétés physiques ne préexistent pas à leur observation. Si maintenant vous avez une paire de gants intriqués en chiralité, cela va vous donner des corrélations entre les chiralités des deux gants, et ces corrélations ne vont pas pouvoir s’expliquer en admettant que les gants avaient une chiralité déterminée avant leur observation, alors que c’était le cas ci-dessus dans l’exemple des gants voyageant de Paris à New York. Ceci est le contenu d’un théorème célèbre dû au physicien irlandais John Bell. 3
Cet énoncé mérite d’être nuancé. En fait, la propriété de base de l’intrication quantique est que l’information est distribuée sur l’ensemble des deux particules quelle que soit leur distance. Une mesure sur ces deux particules révèle les corrélations contenues dans leur état quantique, et ces corrélations, comme l’a montré John Bell, ne peuvent pas être expliquées par une distribution de probabilité classique : c’est ce que l’on appelle la non-localité de la mécanique quantique. Mais il n’y a ni interaction ni communication instantanée à distance. Ce qui est vrai est que, si l’on admet que les valeurs des propriétés quantiques préexistent à leur observation, alors la théorie doit contenir des interactions non locales, par exemple des interactions instantanées à distance.
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Chapitre 6. Gravitation quantique
Einstein était violemment opposé à ce qu’il appelait (à tort) une « action fantomatique à distance » (spooky action at a distance). Mais en fait l’intrication ne contredit pas la relativité restreinte, qui interdit toute propagation d’information à une vitesse plus grande que celle de la lumière, et a fortiori toute communication instantanée entre deux correspondants. De fait, si deux particules quantiques éloignées sont intriquées, les mesures sur ces particules seront faites à l’aide de détecteurs éloignés et les résultats seront enregistrés par deux expérimentateurs proches de ces détecteurs. Pour mettre en évidence des corrélations entre les résultats des mesures sur chacune des particules, il faudra que les deux expérimentateurs échangent des informations par des canaux classiques (téléphone par exemple) à une vitesse inférieure à celle de la lumière 4 .
F IGURE 6.1. Une canette de bière illustre le principe holographique. Un système quantique où la gravitation est absente réside sur la surface de la canette. Un autre système, plus complexe, soumis aux lois de la gravitation et de la mécanique quantique, réside à l’intérieur de la canette. Les deux systèmes sont équivalents : le système intérieur est un hologramme de celui qui réside sur la surface.
La relation postulée entre intrication et géométrie dépend de façon critique d’un autre concept quantique étrange, un concept qui est aussi profond que contre-intuitif. Si l’on en croit certains modèles, il est possible que le cosmos tel que nous le connaissons soit essentiellement un hologramme : tous les 4
Cet argument est essentiellement celui que Niels Bohr a opposé en 1935 à Einstein, Podolsky et Rosen : on ne peut pas dissocier un système quantique, dans ce cas les deux particules intriquées, de l’appareillage expérimental utilisé pour l’observer. Malheureusement cette réponse extrêmement pertinente de Bohr était rédigée dans le style particulièrement obscur qui le caractérisait, et il fallut attendre longtemps pour qu’elle soit vraiment comprise.
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phénomènes et les lois physiques de notre Univers à quatre dimensions (trois d’espace et une de temps) sont régis par un système plus simple et de courbure moindre, qui possède une dimension de moins et réside sur la surface du cosmos (figure 6.1). C’est comme si les bulles de la bière de la figure 6.1 pouvaient être codées grâce à des informations sur la surface de la canette, ou comme si les murs d’un théâtre étaient capables de fournir tous les détails des actions qui se déroulent sur la scène. Pour van Raamsdonk, l’idée de l’hologramme rappelait celle d’un jeu vidéo en dimension trois dont les actions seraient contrôlées par une puce électronique de dimension deux. Toute l’information sur les trois dimensions pourraient être lues sur une puce de dimension deux. La puce et le jeu vidéo fourniraient tous les deux une description complète de l’action. L’idée du principe holographique remonte en fait à une observation faite par le physicien Jacob Bekenstein au début des années 1970, alors qu’il étudiait la physique des trous noirs. À la grande surprise de nombre de physiciens, Bekenstein montra que l’on pouvait attribuer une entropie à un trou noir. L’entropie d’un objet est une mesure de l’information accessible sur cet objet 5 . Dans le cas d’un système physique, l’entropie mesure le nombre de combinaisons que peuvent prendre les différents composants élémentaires (atomes, molécules, etc.) de cet objet, autrement dit le nombre de façons dont ces composants élémentaires peuvent s’organiser. Mais le décompte de ces combinaisons ne peut s’effectuer sans ambiguïté que si l’on s’appuie sur la mécanique quantique 6 . Si les trous noirs ont une entropie, alors cela veut dire que ce sont des objets quantiques, alors qu’ils ont été prédits par une théorie purement classique, la théorie d’Einstein de la gravitation. Le travail de Bekenstein réservait une autre surprise. Il semblait naturel de supposer que si un trou noir possédait une entropie, alors celle-ci devait être proportionnelle au nombre de particules qui le composait. C’est une propriété standard de l’entropie manipulée au quotidien par les physiciens et les chimistes. Ce nombre de particules serait naturellement proportionnel au volume du trou noir, défini par son rayon de Schwarzschild RS dans le cas d’un trou noir à symétrie sphérique 7 : si la densité est constante, le nombre de composants est proportionnel au volume. Mais Bekenstein découvrit que l’entropie stockée par 5
Par exemple, en théorie de l’information, on mesure quantitativement l’information véhiculée par un message au moyen de son entropie de Shannon. 6
On peut aussi définir une entropie pour des systèmes classiques, mais cette entropie n’est définie qu’à une constante additive près, que l’on doit fixer par des considérations quantiques. 7
Rappelons que le rayon de Schwarzschild est donné par RS = 2GM/c2 , où G est la constante de gravitation, M la masse du trou noir et c la vitesse de la lumière. Pour le Soleil, RS = 3 km, alors que son rayon vaut 700 000 km, ce qui est très largement supérieur au rayon de Schwarzschild : le Soleil n’est pas un trou noir !
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Chapitre 6. Gravitation quantique
un trou noir n’était pas proportionnelle à son volume, donc à R3S , mais à son aire et donc à R2S : l’entropie est proportionnelle à l’aire 4πR2S de la sphère dont le rayon est le rayon de Schwarzschild dans le cas d’un trou noir à symétrie sphérique. Dans le cas général d’un trou noir en rotation, l’aire pertinente est celle de l’horizon des événements, la surface qui délimite la possibilité de communiquer avec l’extérieur du trou noir : aucune particule située à l’intérieur de cet horizon ne peut s’échapper du trou noir et y demeure piégée pour l’éternité par la gravitation. Plus l’aire de l’horizon des événements est grande, et donc plus la masse du trou noir est grande, et plus l’entropie est élevée. Au début des années 1990, le physicien hollandais et prix Nobel de physique Gerard’t Hooft, de l’université d’Utrecht aux Pays-Bas, ainsi que le théoricien des cordes Lenny Susskind, de l’université de Stanford aux États-Unis, firent un pas de plus en proposant ce qu’ils ont appelé le « principe holographique » comme une manière de comprendre les énigmes posées par la théorie quantique, les trous noirs et la conservation de l’information. Dans leur façon de voir, l’horizon des événements n’est pas simplement proportionnel à l’entropie d’un trou noir, c’est l’entropie. Des détails complémentaires sur ce sujet sont donnés dans Plongée en eaux profondes : les trous noirs et le paradoxe de l’information. Cette relation entre physique, géométrie et théorie de l’information, avait déjà inspiré John Archibald Wheeler qui exhortait les physiciens à en déduire it from bit, la substance à partir de l’information, autrement dit de tout ramener à l’information. Pour unifier théorie quantique et gravitation, disait Wheeler, il faudrait incorporer des idées nouvelles issues de la théorie de l’information 8 . En 1997, le physicien théoricien Juan Maldacena de l’Institute for Advanced Study à Princeton, New Jersey, aux États-Unis, l’institut où a travaillé Einstein jusqu’à son décès en 1955, a fait un pas de géant dans la compréhesion du principe holographique. Exactement comme la surface à deux dimensions d’un hologramme contient toute l’information sur un volume à trois dimensions, la « surface » du cosmos contiendrait toute l’information sur ce que nous percevons comme l’espace-temps. Plus spécifiquement, Maldacena montra l’équivalence mathématique, ce que les théoriciens des cordes appellent une dualité, entre une théorie des champs quantiques qui réside sur la surface, la « frontière » de l’Univers, et ne contient pas de gravitation, et une théorie des champs quantiques qui décrit l’Univers dans tout son volume et qui, elle, contient la gravitation. Pour van Raamsdonk, c’était là la connexion miraculeuse. Cela impliquait que si vous vouliez décrire la gravitation quantique dans un volume, vous 8
Le jeu de mots de Wheeler est bien entendu intraduisible : it est « la substance » et bit le bit d’information, donc la substance est engendrée par l’information.
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pouviez le faire en examinant un système plus simple et de moindre courbure, une théorie des champs quantiques sans gravitation, résidant sur la frontière délimitant ce volume. La théorie quantique spécifique utilisée par Maldacena sur la frontière est connue sous le nom de théorie des champs conformes (CFT, Conformal Field Theory). L’espace-temps pour lequel Maldacena a montré cette connexion est connu comme l’espace anti-de Sitter (nous avons déjà rencontré l’astronome hollandais Willem de Sitter dans les chapitres précédents), ou espace AdS. Cet espace possède une courbure négative constante, une forme de selle de cheval, et il ne se contracte ni ne se dilate contrairement à notre espace-temps cosmique. La raison pour laquelle on utilise ce modèle est qu’il est beaucoup plus simple que le modèle réaliste. Mais la découverte de cette dualité AdS-CFT par Maldacena était néanmoins une étape cruciale. La dualité de Maldacena a donné aux physiciens l’idée que l’on pouvait penser à la gravitation quantique sans penser à la gravitation. Au début de son année sabbatique en 2009, van Raamsdonk examina un article de Maldacena qui prenait en considération un exemple particulier de système gravitationnel : deux trous noirs reliés par un pont, une espèce de raccourci dans l’espace-temps appelé trou de ver. Il s’aperçut que cette configuration avait son double holographique : deux systèmes quantiques séparés sur la frontière, qui n’étaient pas soumis à la gravitation mais étaient intriqués l’un à l’autre. van Raamsdonk se demanda si l’intrication du système sur la frontière créait la connexion géométrique des deux trous noirs dans le volume. Pour tester son idée, il se livra à ce à quoi les physiciens théoriciens ont fréquemment recours : une expérience de pensée. Il imagina un système un peu plus simple que celui de Maldacena, qui consistait en deux champs quantiques résidant sur la frontière d’une boule. Ces champs décrivaient l’espace vide à l’intérieur de la boule. Que se passerait-il s’il détruisait l’intrication entre deux champs quantiques situés en des positions diamétralement opposées sur la frontière de la boule, de sorte que ces champs n’interagissaient plus et n’étaient plus en rien corrélés ? Il trouva un élément de réponse dans un article de 2006 de Shinsei Ryu et Tadashi Takayanagi, alors à l’université de Californie à Santa Barbara. Ryu et Takayanagi avaient développé une formule qui reliait une mesure spécifique de l’intrication sur la frontière d’un système à une quantité géométrique particulière dans l’espace-temps correspondant. Pour van Raamsdonk, cette formule était la clé qui lui donnait une réponse quantitative à son expérience de pensée. Lorsque van Raamsdonk sépara les champs sur la frontière de la boule, il s’aperçut que cela correspondait à couper en deux la puce électronique qui contrôlait le jeu vidéo. L’espace-temps vide de l’intérieur de la boule
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Chapitre 6. Gravitation quantique
commençait par s’allonger et se déployer jusqu’au moment où, tel un caramel mou trop étiré, il se déchirait complètement en morceaux. Lorsque l’intrication disparaissait, les deux régions d’espace-temps qui étaient auparavant connectées se séparaient l’une de l’autre. En l’absence d’intrication, l’espace-temps est composé de petits morceaux déconnectés. Ainsi que l’envisageait le théoricien Brian Swingle, de l’université de Maryland aux États-Unis, c’était l’intrication qui rassemblait les morceaux en une espèce de tricot formant un espace-temps continu. C’était là le dernier épisode de l’intrigue, pensait van Raamsdonk. Les scientifiques s’étaient battus pendant des années en essayant de se représenter la façon d’incorporer la mécanique quantique dans l’étude de l’espace-temps et de la gravitation. Et pourtant, pendant tout ce temps, la mécanique quantique avait en son sein les ingrédients dont émergeait l’espace-temps, et par extension la théorie d’Einstein de la gravitation. Certes l’idée n’est pour l’instant qu’une conjecture, mais la physique théorique a été témoin d’une véritable explosion du nombre d’articles sur le sujet. D’autres axes de recherches viennent conforter cette idée. En 2013, Maldacena envoya à Lenny Susskind un courriel qui contenait une formule cabalistique : ER = EPR. Pour Susskind, ce message fut comme une piqûre d’adrénaline ; il sentit véritablement sa tête exploser. Maldacena faisait référence à deux articles pionniers, datant tous deux de 1935. L’un d’entre eux, écrit par Einstein en collaboration avec le physicien israélo-américain Nathan Rosen, d’où l’acronyme ER, montrait que la relativité générale pouvait connecter deux trous noirs qui apparaissaient entièrement distincts vus de l’extérieur, par un raccourci dans l’espacetemps. Ce raccourci est connu sous le nom de pont d’Einstein-Rosen, ou plus communément aujourd’hui, de trou de ver. L’autre article, écrit par Einstein, Podolsky et Rosen, d’où l’acronyme EPR, fut le premier article à décrire le mécanisme de l’intrication et à conclure (à tort) que la mécanique quantique « était incomplète », ainsi que nous l’avons déjà vu. Selon Maldacena, les deux articles avaient bien plus en commun que leur date de publication. L’intrication et les trous de vers, suggérait-il, sont les deux faces d’une même pièce. Si deux trous noirs sont intriqués, alors ils sont connectés par un trou de ver ; et s’ils sont connectés par un trou de ver, alors leurs extérieurs sont nécessairement quantiquement intriqués. Ce que Maldacena voulait dire, et qu’il décrivit bientôt en détail dans un article écrit avec Susskind, était que l’intrication donnait naissance aux trous de ver. Maldacena et Susskind énoncèrent la conjecture suivante : la relation entre intrication et trous de ver se généralise au-delà de l’exemple des trous noirs. Chaque fois que deux particules microscopiques sont intriquées, il est possible qu’elles soient reliées par une version quantique d’un minuscule trou de ver. Les
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trous de ver, tout comme n’importe quel type de courbure de l’espace-temps, sont régis par les équations de la relativité générale d’Einstein. Ainsi, si l’intrication donne naissance aux trous de ver, elle devrait aussi donner naissance à la théorie géométrique de la gravitation. De fait, des théoriciens comme Sean Carroll, de Caltech (California Institute of Technology, Pasadena en Californie), et ses collègues, ont montré que des modifications dans l’intrication peuvent induire des modifications concomitantes dans la géométrie de l’espace-temps, et que les équations de la relativité générale pourraient même émerger de telles modifications. Mais le simple fait d’être conscient d’un lien entre intrication et espace-temps ne suffit pas à fournir une théorie complète de la gravitation quantique. Le problème est qu’il manque aux théoriciens un dictionnaire complet qui leur permette de traduire une question complexe de gravitation dans un volume en un problème soluble de théorie quantique sur la frontière. L’objectif est de comprendre la gravitation quantique en reformulant des problèmes intéressants posés par la gravitation dans un langage de théorie des champs quantiques, un langage que les physiciens maîtrisent parfaitement. Mais la façon d’effectuer la traduction est loin d’être toujours claire. Par exemple, on n’a toujours pas de représentation sur la frontière de ce qui arrive en volume en-deçà de l’horizon des événements d’un trou noir. Afin de progresser sur la voie d’un meilleur dictionnaire capable de traduire la gravitation en théorie quantique ou vice-versa, les physiciens ont fait appel dans les années 2010 à deux autres disciplines dans lesquelles l’intrication joue un rôle de premier plan, d’une part le domaine du calcul quantique, un domaine encore dans l’enfance, et d’autre part la physique théorique du solide, une discipline bien établie depuis des dizaines d’années. Un ordinateur quantique a pour objectif de surpasser un ordinateur standard en exploitant les propriétés contre-intuitives de la physique quantique. Dans un ordinateur standard, l’information est stockée et traitée sous la forme de bits, des entités qui peuvent prendre seulement deux valeurs, 0 et 1. Au contraire, dans un ordinateur quantique, l’information est codée sous forme de bits quantiques, ou qubits, des états quantiques pouvant prendre non seulement les valeurs 0 et 1, mais aussi toutes les valeurs intermédiaires correspondant à une superposition de ces deux états. En principe, cet arc-en-ciel d’états possibles intriqués avec d’autres qubits est ce qui devrait permettre à un ordinateur quantique d’effectuer des opérations qu’un ordinateur classique ne pourrait jamais effectuer, même si on lui laissait
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un temps égal à l’âge de l’Univers 9 . Mais ces performances de l’ordinateur quantique ont un coût : il est nécessaire de préserver tout au long du calcul la fragile intrication entre les qubits. Une fois cette intrication détruite, même partiellement – et toute interaction minuscule des qubits avec leur environnement est susceptible de le faire –, le calcul quantique s’arrête aussitôt. On a pendant un temps considéré que cette fragilité constituait un obstacle insurmontable pour la réalisation d’un ordinateur quantique. Mais en 1995 on a découvert l’existence de ce que l’on appelle des codes correcteurs d’erreurs quantiques, capables de corriger les erreurs au cours d’un calcul sans interférer avec l’intrication nécessaire. Au niveau des principes 10 , rien ne s’oppose donc à la réalisation pratique d’un ordinateur quantique. Les codes correcteurs d’erreur classiques, ceux qui par exemple s’assurent que les lecteurs de vos CD ou DVD fonctionnent correctement, reposent sur un principe de redondance. Donnons un exemple simple : supposons qu’une erreur se produise dans la lecture d’un bit avec une probabilité de 1 % : au lieu de lire la valeur correcte 0 du bit, votre dispositif de lecture lit la valeur 1 avec une probabilité de 1 %. Un code correcteur d’erreurs possible est le suivant : on code le bit 0 avec deux répétitions, 0 → 000, et de même 1 → 111. On applique alors la règle de la majorité : si la lecture donne trois 0 ou deux 0 et un 1, alors on décide que la valeur correcte est 0, si elle donne trois 1 ou deux 1 et un 0, alors on décide que la valeur correcte est 1. Il est facile de voir que la probabilité d’erreur n’est plus de 0,01 mais de 0,0003 seulement. Les codes correcteurs d’erreurs quantiques fonctionnent suivant un principe un peu analogue, mais il est essentiel que l’information soit distribuée de façon non locale, en intriquant les qubits utilisés pour le calcul avec des qubits auxiliaires et en mesurant uniquement ces qubits auxiliaires, sans toucher aux qubits de calcul. C’est ce qui permet de repérer une erreur et de la corriger sans interférer avec la délicate intrication qui permet au calcul quantique de fonctionner. Une analogie due à John Preskill (Caltech) est utile pour comprendre le mécanisme quantique. L’information contenue dans un livre ordinaire est séquentielle : vous pouvez la découvrir progressivement en tournant une à une les 9
Il faut bien comprendre qu’en principe un ordinateur classique pourrait effectuer toutes les opérations effectuées par un ordinateur quantique. C’est juste une question de temps de calcul : pour certains problèmes spécifiques, l’ordinateur classique serait simplement trop lent. Ce n’est pas très pratique de devoir attendre un siècle pour avoir un résultat. 10
Toutefois, au niveau de la réalisation pratique, cet obstacle est pour le moment insurmontable. On estime qu’il faudrait de mille à dix mille qubits auxiliaires par qubit de calcul pour corriger les erreurs. Or un ordinateur quantique vraiment utile devrait comporter environ 10 000 qubits de calcul. Sachant que l’on sait aujourd’hui combiner au maximum 50 qubits, on voit qu’il reste de la marge. . .
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pages du livre. L’information contenue dans un état quantique intriqué, comme celle contenue dans les qubits d’un ordinateur quantique, est globale : elle est distribuée sur l’ensemble des qubits, et vous ne pouvez pas la découvrir en examinant les qubits les uns après les autres. Si vous disposiez d’un livre quantique, l’information serait stockée dans les corrélations entre les pages, dans la façon dont les pages sont reliées les unes aux autres, et vous ne pourriez pas y accéder en tournant une à une les pages du livre. Si une page était déchirée, il se pourrait que l’information reste accessible, car les corrélations largement distribuées entre les pages pourraient persister. Ce qui est curieux, et ce qui a plongé les spécialistes de l’information quantique dans un grand état d’excitation, est que la correspondance envisagée par Maldacena entre le volume et la frontière épouse une forme de non–localité assez semblable. L’information dans le volume peut être directement mise en correspondance avec l’information sur la frontière, mais cette correspondance est hautement non locale : un qubit particulier, ou une paire intriquée particulière de qubits dans le volume, correspondent à des qubits ou à des paires de qubits très éloignés sur la frontière. Plus les qubits sont au centre du volume, et plus il est nécessaire de faire appel à un grand nombre de qubits de la frontière pour reconstruire l’information. Cette observation suggère qu’une fois que l’intrication a commencé à tricoter l’espace-temps global, il doit être difficile de le diviser en petits morceaux. Quelques ruptures ou quelques défauts dans l’intrication sur la frontière ne vont pas déconstruire l’étoffe de l’espace-temps. Il est possible que la relation entre les codes correcteurs d’erreurs quantiques et la dualité de Maldacena aille au-delà de la simple analogie. Un groupe de physiciens, parmi eux Daniel Harlow du MIT (Massachusets Institute of Technology, Boston, États-Unis), et John Preskill, ont suggéré que la dualité est un exemple de code correcteur d’erreurs quantiques. De fait, Harlow et ses collègues ont montré que cette analogie est précise pour certains modèles. En identifiant la dualité holographique et les codes correcteurs d’erreurs quantiques, Harlow espère développer des nouvelles traductions entre le volume et la frontière. Trouver la traduction correcte pourrait donner la réponse à des questions très anciennes : quelle est la physique à l’intérieur d’un trou noir, en-deçà de l’horizon des événements ? Et est-ce que l’information avalée par un trou noir est définitivement perdue ? Une autre voie pour conforter le concept de traduction entre volume et frontière a été inspirée par des physiciens de la matière condensée. L’intrication est devenue un enjeu essentiel pour les études de la matière condensée dans les annés 1990. Les physiciens de ce domaine étudient les interactions complexes de milliards d’électrons dans un matériau solide pour comprendre et prédire les
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propriétés de base de tels matériaux, par exemple leur conductivité électrique ou leurs propriétés optiques. Mais suivre le comportement d’un nombre même petit d’électrons est une tâche intimidante. Les électrons possèdent une propriété quantique appelée spin, qui est une sorte de flèche pointant dans une certaine direction, par exemple vers le haut ou vers le bas. En fait le spin de l’électron est un exemple de qubit : il existe deux états possibles suivant une direction donnée, pointant vers le haut ou vers le bas et que l’on peut appeler état 0 et état 1, mais en combinant convenablement (plus précisément en superposant) ces deux états, on obtient un état pointant dans une direction arbitraire. Si l’on cherche à spécifier la configuration de spin de trois électrons, par exemple le premier électron spin en haut, le second et le troisième spin en bas, on voit qu’il existe 23 = 8 configurations possibles. Pour 300 électrons, on aurait besoin de 2300 configurations. Si l’on voulait stocker toutes ces configurations dans la mémoire d’un ordinateur, la mémoire du super-ordinateur le plus performant aujourd’hui serait saturée dès 40 électrons ! Et pour 300 électrons, on dépasserait la quantité d’information contenue dans l’Univers entier. Pour décrire approximativement un état quantique aussi complexe, les physiciens de la matière condensée utilisent un raccourci mathématique appelé réseau de tenseurs. Les tenseurs sont des objets mathématiques qui décrivent simultanément plusieurs propriétés mathématiques d’un objet. Un cas simple de tenseur est un vecteur dans un espace à trois dimensions : un vecteur code simultanément ses trois composantes suivant les trois axes Ox, Oy et Oz. Un autre exemple que nous avons introduit au chapitre 2 est celui du tenseur de Riemann. Considérons un grand nombre d’atomes alignés sur une droite et régulièrement espacés, une chaîne d’atomes. Un réseau de tenseurs se construit au départ en tenant compte uniquement des intrications entre des atomes plus proches voisins, qui sont les plus susceptibles d’interagir. Un tenseur connecte chaque paire d’atomes exactement comme un pont dans un jeu de Lego relie deux pièces adjacentes. Il y a un grand nombre de ces petits blocs de Lego, un pour chaque paire connectée, et chacun joue le rôle d’un nœud lorsque l’on prend en compte l’intrication entre des atomes qui sont plus éloignés les uns des autres sur la chaîne. L’effet net est de créer un motif géométrique hiérarchisé qui ressemble à un arbre de Noël. C’est dans ces conditions que Brian Swingle utilisait des réseaux de tenseurs en 2007. Barbu et costaud, Swingle était alors étudiant en thèse au MIT, et il s’intéressait aux interactions électroniques dans les solides. Il décida un jour de suivre un cours sur une théorie, considérée comme une approche possible à la gravitation quantique, la théorie des cordes. Quand le professeur expliqua le
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travail de Maldacena sur la correspondance volume/frontière, Swingle remarqua un motif qui l’intrigua considérablement. La machinerie mathématique qui effectuait la traduction entre la frontière d’un univers et son volume ressemblait de façon presque surnaturelle à un réseau de tenseurs particulier que Swingle et d’autres employaient pour suivre à la trace les états quantiques des électrons dans un solide. Swingle ne savait pas jusqu’où cette observation pouvait le mener. Mais il proposa assez vite que, dans son schéma de construction de l’intrication, un réseau de tenseurs particulier, appelé MERA (Multiscale Entanglement Renormalization Ansatz : hypothèse de la renormalisation de l’intrication multiéchelles), était capable de construire l’espace-temps. Le réseau tensoriel pouvait être considéré comme créant une dimension supplémentaire de l’espace-temps, qui pouvait être interprétée comme l’émergence d’une géométrie dans un espace de dimension plus grande, le volume. ll publia un article sur ce lien entre MERA et AdS/CFT en 2009, une année avant le travail de van Raamsdonk sur l’intrication. L’espace anti-de Sitter, si l’on suivait les calculs de Swingle, était à la fois un réseau de tenseurs représentant un état intriqué sur sa frontière et un espacetemps de plein exercice. En utilisant les réseaux de tenseurs, Swingle, van Raamsdonk et leurs collègues ont montré que des modifications de l’intrication sur la frontière étaient capables de reproduire dans le volume une version simplifiée des équations d’Einstein de la relativité générale. Quel que soit l’amour immodéré que certains physiciens théoriciens portent à l’intrication dans leur espoir de développer une théorie de la gravitation quantique, l’intrication ne peut pas être la fin de l’histoire, un sentiment que Susskind a exprimé dans un article de 2016, L’intrication ne suffit pas. L’intrication a permis aux chercheurs de retrouver les équations d’Einstein dans le volume et d’examiner la gravitation quantique dans des systèmes où la gravitation est relativement faible, observe Susskind. Mais par elle-même, cette approche n’a pas permis de jeter un coup d’œil indiscret sur l’intérieur d’un trou noir. C’est pourtant là que des champs gravitationnels intenses broient la matière et la confinent dans un volume toujours plus restreint, un domaine où l’on s’attend à ce que la gravitation soit modifiée par des effets quantiques. Un autre point faible de cette approche fondée sur l’intrication est qu’elle révèle l’interaction entre particules à un instant déterminé, elle donne un cliché figé dans le temps. Dans une théorie complète de la gravitation quantique, le temps doit être pris en compte. Pour surmonter ce point faible, écrit Susskind, les physiciens devraient emprunter un autre concept, cette fois à la théorie de l’information : le concept de complexité algorithmique. Ce concept mesure le degré de difficulté dans
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l’exécution d’une tâche. Plus précisément, si cette tâche est exécutée par un algorithme, la complexité algorithmique est le nombre de pas de calcul que doit effectuer l’algorithme pour arriver au résultat souhaité, en fonction de la taille du problème. Cette taille est mesurée par le nombre n de bits nécessaires pour définir le problème : par exemple, dans le cas de la multiplication de deux nombres identiques de n bits 11 , le nombre d’opérations nécessaires si l’on utilise l’algorithme de multiplication appris à l’école primaire est de n2 . La complexité algorithmique est une notion asymptotique, définie seulement à la limite où n est très grand, n → ∞. Si le nombre d’opérations croît comme une puissance de n, par exemple n2 dans le cas de la multiplication, alors on dit que la complexité algorithmique est polynomiale. Si elle augmente exponentiellement en n, alors la complexité algorithmique est dite exponentielle. Dans ce cas, et même si un ordinateur peut résoudre le problème pour des petites valeurs de n, le temps de calcul augmente si rapidement qu’en pratique le problème devient insoluble. L’expression consacrée est : un ordinateur ne peut pas résoudre un problème de complexité algorithmique exponentielle de façon efficace. Étant donné qu’un système quantique peut traiter un nombre de configurations infiniment plus grand que celui d’un système classique, non quantique, il a en principe la capacité de s’attaquer à des problèmes dont la complexité algorithmique est bien plus grande. De fait, le nombre de configurations d’un système quantique augmente exponentiellement avec le nombre de ses constituants. Susskind a commencé à envisager l’intérêt de la complexité algorithmique il y a plusieurs années, quand il s’est rendu compte qu’une des solutions des équations d’Einstein de la relativité générale montrait que l’intérieur d’un trou noir, le volume délimité par l’horizon des événements, s’allongeait avec le temps. C’était une énigme : si c’était vraiment ce qui se passait à l’intérieur, quelle devait être la propriété correspondante qui variait sur la frontière ? Susskind savait que ce ne pouvait pas être l’intrication, parce que les corrélations correspondantes s’établissent très rapidement et ne peuvent pas augmenter ensuite. Il ne restait qu’une seule quantité disponible, la structure interne du système quantique sur la frontière. Susskind et un physicien de Princeton, Douglas Stanford, examinèrent en détail leur modèle de trou noir et découvrirent que sa complexité algorithmique augmentait avec le temps en suivant ce que l’on pouvait attendre du comportement d’une complexité algorithmique. Le message à retenir de tout ceci est le suivant : si c’est vraiment l’intrication qui est l’étoffe de l’espace-temps, alors c’est la complexité algorithmique qui régit sa croissance, au moins dans le cas des trous noirs. La complexité 11
Un nombre de n bits est en première approximation un nombre de n chiffres, plus exactement un nombre de 0, 33 × n chiffres.
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algorithmique, suggère Susskind, pourrait même jouer un rôle dans la croissance de l’espace-temps dans notre Univers cosmique, qui se dilate à un taux de plus en plus rapide. Et comme la complexité algorithmique semble très liée à l’activité à l’intérieur d’un trou noir, elle pourrait donner une intuition nouvelle sur la façon de formuler une théorie complète de la gravitation quantique. Mais, selon Susskind, le rôle de la complexité algorithmique est un signal d’alerte pour les physiciens, qui devront aller au-delà de l’intrication et du principe holographique s’ils veulent développer une version entièrement satisfaisante de la théorie. En science, cependant, la théorie est une chose, et l’expérience en est une autre. Est-ce que les scientifiques peuvent espérer découvrir effectivement des preuves expérimentales des prédictions les plus extrêmes de la relativité générale ? Il s’avère qu’ils ont commencé par « entendre » ces preuves, avant de les voir. 6.1
Plongée en eaux profondes : les trous noirs et le paradoxe de l’information
Supposez que vous vouliez détruire une information embarrassante, une lettre où vous avez dénoncé votre voisin à la police pour non–respect du confinement ou une vidéo compromettante. Vous pourriez déchirer la lettre et effacer la vidéo, mais un détective méticuleux pourrait rassembler les morceaux de la lettre et un as de l’informatique restaurer la vidéo. Vous pourriez tout brûler, mais un scientifique légiste pourrait utiliser les cendres et le dioxyde de carbone émis pendant la combustion pour remonter à l’information embarrassante. Décidé à trouver une solution qui vous protège à jamais, vous parcourez l’Univers et vous avez une illumination soudaine : il faut tout jeter dans un trou noir. Avalée par ce piège gravitationnel dans lequel on peut tomber mais où tout espoir de retour est exclu, l’information embarrassante, à votre grand soulagement, disparaît pour toujours. Mais est-ce vraiment le cas ? Les physiciens ont passé trois décennies à échanger de multiples arguments pour essayer de décider si oui ou non l’information pouvait être récupérée depuis un trou noir. Initialement, ce débat a révélé un conflit dramatique entre les deux théories physiques les plus couronnées de succès, la relativité générale et la mécanique quantique. La théorie quantique exige que l’information soit toujours préservée, elle ne peut pas disparaître, mais il semble que la relativité générale implique le contraire, étant donné que tout ce qui tombe à l’intérieur de l’horizon des événements est à jamais inaccessible.
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Les scientifiques adorent les paradoxes, parce qu’ils donnent lieu à de brillants exercices intellectuels et conduisent parfois à des avancées en physique : on peut donner l’exemple du paradoxe du démon de Maxwell, qui a permis de mieux comprendre certains aspects de la théorie de l’information classique. Résoudre le paradoxe de l’information pourrait nous mettre sur la voie d’une synthèse entre la relativité générale et la mécanique quantique et pourrait aussi conduire à une meilleure compréhension de l’espace-temps et de l’Univers, qui pourrait rivaliser avec les exploits d’Einstein un siècle auparavant. En fait, des physiciens ont même fait un pari. En 1997, Stephen Hawking et le spécialiste des trous noirs Kip Thorne, de Caltech et prix Nobel de physique en 2017, ont fait un pari avec un autre théoricien de Caltech, John Preskill : Hawking et Thorne pariaient que si un livre tombait dans un trou noir, l’information qu’il contenait ne pourrait jamais être récupérée, et Preskill que l’information n’était jamais perdue 12 . L’information tombée dans un trou noir est effectivement impossible à récupérer tant que le trou noir existe, mais Hawking lui-même a montré que les trous noirs ne sont pas éternels. En 1974, en adaptant certains éléments de mécanique quantique à la théorie relativiste des trous noirs, il montra que les trous noirs émettent du rayonnement. Ce rayonnement existe parce que le vide quantique n’est pas vraiment vide. C’est un chaudron de paires particule-antiparticule qui jaillissent continuellement du vide pour être aussitôt détruites. Ces créations-destructions de paires particule-antiparticule ne sont pas en principe observables directement, mais leurs effets indirects sont incontestables : ils ont permis par exemple de prédire la masse du quark top avant qu’il ne soit observé expérimentalement. Mais les trous noirs permettent l’observation directe du phénomène : s’il arrive qu’une des particules de la paire soit produite à l’extérieur de l’horizon des événements et l’autre à l’intérieur, alors cette deuxième particule va tomber dans le trou noir mais la première va pouvoir s’échapper. Du point de vue d’un observateur extérieur, le trou noir rayonne de l’énergie, un phénomène appelé rayonnement de Hawking. Comme le trou noir rayonne de l’énergie, sa masse va diminuer et il va finalement « s’évaporer ». Le taux d’évaporation dépend de la masse du trou noir : plus il est lourd, et plus le temps d’évaporation est grand. Pour un trou noir ayant la masse du Soleil, la durée d’évaporation serait de 1066 années. C’est long,
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Il est significatif que Hawking et Thorne venaient de la relativité générale et Preskill de la physique quantique.
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mais ce n’est pas une éternité 13 . Ainsi il semblerait qu’après tout de l’information puisse fuiter depuis un trou noir. Mais Hawking n’était pas d’accord. Il maintenait que l’information transportée par le rayonnement serait tellement dégradée qu’elle n’aurait plus aucun sens. Elle serait comme un œuf cassé en morceaux tellement petits que l’on ne pourrait même pas dire qu’il s’agissait d’un œuf. Si un dictionnaire tombait dans un trou noir, le rayonnement émis ne contiendrait pas une seule définition. Toutes les données seraient perdues. Cela pourrait être un soulagement pour quelqu’un cherchant à détruire un secret embarrassant, mais c’est en conflit ouvert avec un principe de base de la théorie quantique : le présent contient toute l’information sur le passé. La théorie quantique décrit le monde de façon probabiliste, par exemple la valeur de l’énergie d’un électron n’est connue qu’avec une certaine probabilité tant qu’on ne l’a pas mesurée. Néanmoins, l’évolution d’un système quantique en l’absence de mesure est déterministe. Étant donné l’état quantique d’un système à un certain instant, on peut toujours remonter à l’état tel qu’il était dans le passé. Mais cela ne pourrait pas être vrai si de l’information était perdue. En 2004, Hawking admit qu’après tout il avait eu tort et qu’il avait perdu le pari. Il avait révisé son opinion initiale en partie en raison d’un concept nouveau appelé complémentarité 14 . Ce concept, développé par Susskind, affirmait que l’information pouvait être localisée dans deux endroits à la fois. D’une part l’information pourrait traverser l’horizon des événements, la muraille immatérielle à sens unique qui trace la limite entre l’extérieur du trou noir et son intérieur, et disparaître à jamais, mais d’autre part il se pourrait qu’elle reste collée et étalée sur cet horizon et ne pas tomber vers l’intérieur du trou noir. Ce comportement bizarre est parfaitement autorisé car aucun observateur ne peut résider simultanément à l’intérieur et à l’extérieur du trou noir. Comme un observateur ne peut voir qu’une seule copie de l’information, dans ce scénario l’information n’est pas perdue. En 1997, Maldacena développa la notion de complémentarité en l’appliquant à un espace anti-de Sitter (AdS). En dimension trois, cet espace possède une géométrie rappelant celle d’un cylindre. Maldacena examina un système à l’intérieur du cylindre qui obéissait aux lois de la mécanique quantique et de la gravitation. Il montra que ce système était exactement équivalent à un système plus simple sur la surface, un système régi par la seule mécanique quantique, où la gravitation était absente. Si Maldacena avait raison, l’information devait être préservée, parce qu’elle restait confinée sur la surface. 13 14
Rappelons-nous la maxime : l’éternité c’est long, surtout vers la fin. À ne pas confondre avec le principe de complémentarité de Bohr, inventé dans les années 1920 !
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« Nous avons à réconcilier le fait que l’information est collée sur l’horizon avec le fait que, pour un observateur en chute libre, rien de particulier ne se passe quand il traverse l’horizon », écrit Susskind. En dépit de ces nouvelles perspectives, Kip Thorne, à la différence d’Hawking, ne s’avoua pas battu. Il avait peut-être raison de s’accrocher à sa position, car en 2012 les physiciens découvrirent une nouvelle facette au problème de l’information. Les théoriciens Joseph Polchinski, Ahmed Almeihri, Donald Maroff et James Sully examinèrent ce qui arriverait à une paire de particules quantiques intriquées situées juste à l’extérieur de l’horizon des événements. Si l’une des deux particules tombait à l’intérieur du trou noir alors que l’autre restait à l’extérieur, les deux particules resteraient intriquées. Dans ces conditions, la particule serait aussi intriquée avec les autres particules émises par rayonnement de Hawking. Mais cela ne peut pas arriver à une particule quantique, car la théorie quantique interdit à une particule d’être simultanément intriquée avec des ensembles distincts de particules, dans ce cas les particules à l’intérieur du trou noir et celles à l’extérieur. Cette propriété est connue sous le nom de monogamie de l’intrication. Afin de contourner l’obstacle, Polchinski et ses collègues eurent recours à une expérience de pensée : ils essayèrent de casser l’intrication entre particules de part et d’autre de l’horizon des événements. Lorsqu’ils le firent, ils constatèrent qu’un mur d’énergie se créait sur l’horizon, une onde de choc qui réduisait en cendres tout ce qui se risquait à traverser la frontière. Ce « mur de feu » résolvait le paradoxe de l’intrication, mais il créait un problème existentiel pour la relativité générale. Le principe d’équivalence d’Einstein dans sa forme la plus contraignante énonce qu’un observateur en chute libre dans un champ de gravitation fait l’expérience de lois de la physique strictement identiques à celles qu’il observerait en l’absence de toute gravitation. Ce principe est toujours valable sans restrictions pour un observateur approchant d’un trou noir. Mais si cela est correct, alors un observateur traversant l’horizon des événements ne peut pas être réduit en cendres par un mur de feu. Avec un tel incendie, les lois de la physique ne seraient plus les mêmes pour un observateur en chute libre près d’un trou noir et un observateur dans un espace libre de gravitation. Le principe d’équivalence serait violé. De fait, ainsi que nous l’avons déjà observé, la relativité générale contient une clause d’absence de drame : rien de spécial ne se passe pour un observateur qui traverse en chute libre l’horizon des événements. En 2013, Susskind et Maldacena affirmèrent que le mur de feu n’existait simplement pas. Leur travail théorique suggérait que l’intrication entre particules
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créait des trous de ver, ou des tunnels, entre des régions d’espace très éloignées. Le tunnel serait capable de connecter directement les particules piégées dans un trou noir à celles qui s’en étaient échappées depuis longtemps et se promenaient dans l’espace sous forme de rayonnement de Hawking. Le tunnel de liaison permet de respecter la règle de la mécanique quantique de monogamie de l’intrication : une même particule ne peut pas être intriquée simultanément avec deux autres groupes indépendants de particules intriquées. Les particules à l’intérieur et à l’extérieur du trou noir n’étaient pas indépendantes, mais connectées grâce au tunnel. Il existe un autre argument contre le scénario du mur de feu. Daniel Harlow, un physicien quantique à l’université de Harvard, et Patrick Hayden, un physicien et spécialiste du calcul quantique à l’université de Stanford, tous les deux aux États-Unis, se demandèrent si quelqu’un pourrait un jour décoder l’information à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du trou noir. Pour y arriver, un observateur aurait à décoder l’information contenue dans le rayonnement de Hawking, et ensuite plonger dans le trou noir afin d’examiner l’information véhiculée par les particules en chute libre vers le centre. Les chercheurs conclurent que décoder l’information contenue dans le rayonnement de Hawking prendrait un temps tel que le trou noir s’évaporerait bien avant que l’observateur ne soit prêt à effectuer son plongeon fatal. La plupart des experts du domaine estiment que l’information peut émerger d’un trou noir, mais ils ne savent pas encore exactement quel mécanisme elle utilise. Hawking a estimé que le rayonnement qui porte son nom a un caractère bien trop aléatoire pour transmettre de l’information, que l’information transportée par le rayonnement est dégradée, et personne n’a pu présenter un calcul qui réfute cette affirmation. On pourrait encore trouver une échappatoire au paradoxe de l’information, qui repose sur un type exotique de trou de ver. Les trous de vers, bien sûr, sont déjà des objets assez singuliers. Les trous de vers relient deux régions d’espacetemps éloignées de deux trous noirs, qui en l’absence d’un tel tunnel n’auraient strictement aucune connexion : alors que les extérieurs de deux trous noirs sont situés dans des régions différentes de l’espace-temps, ils peuvent partager le même intérieur grâce à un trou de ver. Dans la plupart des modèles, les trous de vers sont détruits avant qu’une quelconque information ne puisse s’y propager. Mais, en 2017, en s’appuyant sur un travail antérieur de Maldacena, trois chercheurs ont montré que si deux trous noirs connectés par un trou de ver sont liés quantiquement d’une façon très spécifique, alors la gorge du trou de ver reste ouverte et l’information peut s’y propager. Bien que les physiciens viennent tout juste de commencer à explorer cette possibilité, elle pourrait fournir une
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manière de récupérer l’information très dégradée contenue dans le rayonnement de Hawking. En attendant, quelqu’un cherchant à découvir l’ultime cachette pour dissimuler une vidéo embarrassante pourrait continuer à chercher encore longtemps.
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7 À l’écoute des trous noirs La confirmation la plus éclatante de la théorie de la relativité générale d’Einstein est venue de l’observation de trous noirs, en fait de la fusion de deux d’entre eux. Cette découverte fut annoncée par un signal fugace arrivant sur la Terre à la miseptembre 2015. Quand le physicien du MIT, Scott Hughes, vit la première image de ce signal sur le téléphone portable d’un collègue, il fut submergé par une émotion comme il n’en avait ressentie qu’une fois dans sa vie, quand il aperçut pour la première fois le visage de sa fille nouveau-née. Son collègue continuait à parler, mais Hughes ne pouvait pas l’entendre. Tout ce à quoi il pouvait penser était l’image sur l’écran de son téléphone. Cette vidéo montrait un motif d’ondulations qui commençaient par augmenter en amplitude et en fréquence, et ensuite diminuaient rapidement en amplitude, une configuration que Hughes avait imaginée et gardée en mémoire depuis l’aube de sa carrière de physicien plus de vingt années auparavant. En 1995, Hughes était étudiant en thèse à Caltech en Californie, et il étudiait la façon dont les trous noirs, les puissants pièges gravitationnels dont même la lumière ne peut s’échapper, affectent leur environnement. Hughes savait qu’un trou noir au repos cabossait l’espace-temps telle une boule de bowling rebondissant sur une toile élastique. Mais que se passerait-il si deux objets très massifs étaient secoués ou accélérés, par exemple deux trous noirs sur le point de s’écraser l’un sur l’autre ? Juste comme une boule de bowling secouerait la toile élastique, secouer un morceau de matière générerait des ondulations dans l’étoffe de l’espacetemps. Ces ondulations, connues sous le nom d’ondes gravitationnelles, se
propageraient dans l’Univers exactement comme les ondes produites par un caillou jeté au milieu d’une mare. À mesure que l’onde progresse dans un détecteur, elle déforme une configuration initiale de masses suspendues par des fils. Le long de la direction de propagation de l’onde, la distance entre deux masses n’est pas affectée. Mais perpendiculairement à cette direction, l’onde diminue à un instant donné la distance suivant une des deux directions perpendiculaires à la direction de propagation, alors qu’elle la contracte dans la direction perpendiculaire 1 . Mais si l’on attend un demi-cycle, l’onde déforme l’espace en sens opposé : la dilatation dans une direction devient une contraction et vice-versa. À la fin des années 1990, les ondes gravitationnelles n’avaient jamais été mises en évidence (voir Plongée en eaux profondes : les ondes gravitationnelles, perdues et retrouvées), mais Hughes était fasciné par un nouveau type de détecteurs d’ondes gravitationnelles, beaucoup plus sensible que ce qui avait été imaginé auparavant et dont les premières esquisses venaient juste d’émerger. Avec un de ses collègues, il calcula qu’une version avancée du détecteur, connu par son acronyme LIGO (Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory, Observatoire d’ondes gravitationnelles par interférométrie laser) aurait de bonnes chances de détecter de telles ondes si les deux trous noirs fusionnant en un trou noir unique avaient une masse comprise entre vingt et soixante fois la masse du Soleil. Au moment où Hughes et son collègue menaient à bien ce calcul, les scientifiques ne disposaient pas encore des outils nécessaires pour déterminer ce à quoi pourrait bien ressembler un train d’ondes gravitationnelles résultant d’une telle fusion : leur amplitude, leur durée et les modifications de leur fréquence. La percée viendrait une décennie plus tard, lorsque d’autres chercheurs eurent compris comment résoudre numériquement les équations de la relativité générale sur ordinateur (figure 7.1). L’accord entre ces simulations sur ordinateur et l’empreinte détectée par LIGO que Hughes voyait maintenant sur l’écran de son téléphone était plus que troublant. Il était parfait. Une analyse ultérieure allait montrer que les masses des deux trous noirs qui avaient fusionné étaient juste dans l’intervalle que Hughes et son collaborateur avaient envisagé dans leur calcul presque vingt années auparavant. Après plus de cinq décennies passées à chasser ces rides de l’espace–temps, la toute première onde gravitationnelle détectée sur la Terre avait été générée 1
Tout comme une onde lumineuse, une onde gravitationnelle est polarisée dans un plan perpendiculaire à la direction de propagation, du moins avec un choix de coordonnées adéquat ; cependant, la structure de la polarisation est différente.
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Chapitre 7. À l’écoute des trous noirs
F IGURE 7.1. Simulation numérique de la fusion de deux trous noirs. La toute première onde gravitationnelle enregistrée sur la Terre a été générée par un tel événement et a constitué une des confirmations les plus éclatantes de la théorie de la relativité générale d’Einstein.
par la collision de deux trous noirs stellaires, juste comme Hughes l’avait envisagé. Les installations jumelles de LIGO, l’une située à Hanford dans l’État de Washington et l’autre à Livingston en Louisiane, ont dû pour ce faire être capables de détecter une modification de longueur d’un dix-millième du diamètre d’un proton (voir Plongée en eaux profondes : LIGO et au-delà). Bien que LIGO soit appelé « Observatoire », on n’y trouvera ni télescope ni autre dispositif pour récupérer la lumière venue des cieux afin d’en faire des images précises. La lumière que nous voyons n’est juste qu’un intervalle infime de ce qui est appelé le spectre électromagnétique, lequel inclut par ordre croissant de longueur d’onde les rayons gamma, les rayons X, l’ultraviolet, les ondes visibles, l’infrarouge et les ondes radio. Tous ces types de rayonnement électromagnétique sont utilisés pour faire des images du cosmos, leur longueur d’onde étant bien plus petite que la dimension de la plupart des objets cosmiques qui émettent du rayonnement : galaxies, étoiles, planètes. Comme la lumière interagit fortement avec la matière – à l’exception, nous l’avons vu, de la matière sombre –, elle peut nous donner des images de ces objets cosmiques. Les ondes gravitationnelles, au contraire, sont générées par un mouvement à grande échelle d’objets massifs et possèdent des longueurs d’onde beaucoup plus grandes que la dimension des objets qui les engendrent. Cette grande longueur d’onde entraîne que les ondes gravitationnelles ne peuvent être utilisées
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pour faire l’image d’objets célestes et révéler leur forme 2 . Mais si les ondes gravitationnelles ne peuvent donner des images d’objets cosmiques, elles peuvent en revanche en donner la bande sonore. Exactement comme les télescopes qui recueillent les ondes élecromagnétiques pour donner une vision de l’Univers, les ondes gravitationnelles agissent comme des enregistreurs de son, qui isolent des signaux de vibration de l’espace-temps d’un bruit de fond sans intérêt. Bien qu’on ne puisse pas les entendre, les ondes gravitationnelles ont des propriétés communes avec le son. Les ondes sonores génèrent des signaux acoustiques, un cri ou un concerto de Mozart, en comprimant et en dilatant alternativement un milieu où elles se propagent, comme l’air ou l’eau. Les ondes gravitationnelles génèrent des vibrations en comprimant et en dilatant alternativement un milieu de propagation, l’étoffe de l’espace-temps. Convertir les ondes gravitationnelles en son, dit Hughes, met en lumière la riche information que la fréquence, l’amplitude et la durée du train d’ondes transmettent sur les sytèmes qui les ont engendrées. À partir de ces données, les scientifiques sont capables de remonter à la masse, la densité et la vitesse de rotation de la source. Il se trouve également que la gamme de fréquences des ondes gravitationnelles que LIGO peut détecter est exactement la gamme des fréquences sonores audibles, de 10 à 1 000 cycles par seconde, ou Hertz (Hz). Mais bien entendu, en dehors de cette analogie de fréquences, les ondes gravitationnelles ne sont pas des ondes sonores ! Les premières ondes gravitationnelles enregistrées sur la Terre ont été produites il y a très longtemps dans une galaxie, où deux trous noirs initialement assez éloignés se sont mis à se rapprocher l’un de l’autre en suivant une orbite en spirale. Même dans les premiers instants de cette attraction fatale, alors que les deux trous noirs effectuaient un gigantesque pas de deux, ce mouvement secouait l’espace-temps. Mais ce mouvement initial générait des rides de l’espace-temps trop faibles en amplitude et trop basses en fréquence pour les détecteurs de LIGO. Sur des milliers, voire des millions d’années, à mesure que les deux trous noirs se rapprochaient, leur paisible danse initiale s’est transformée en une furieuse spirale mortelle. C’est seulement durant les derniers deux centièmes de seconde avant la collision que les rides de l’espace-temps ont acquis une amplitude suffisante et une fréquence assez élevée pour que LIGO puisse les
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Le pouvoir de résolution d’un instrument optique est limité par la longueur d’onde utilisée, ce que l’on appelle la limite de diffraction. Ainsi le pouvoir de résolution d’un microscope optique ordinaire est d’environ 0,6 micromètre, la longueur d’onde moyenne de la lumière visible.
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Chapitre 7. À l’écoute des trous noirs
durée observée par LIGO-Virgo
F IGURE 7.2. Durée des premiers gazouillis, les signaux d’ondes gravitationnelles, enregistrés par LIGO et Virgo. Le signal du haut, GW150914, qui a mis en évidence pour la première fois la fusion de deux trous noirs, est arrivé sur les détecteurs de LIGO le 14 septembre 2015. Les autres signaux sont identifiés par leur date, sous la forme année/mois/jour, par exemple 170814 = 14 août 2017. Le temps est porté en abscisses. Courtoisie de LIGO, université de l’Oregon.
entendre. Traduites en signaux sonores, les rides rappellent le gazouillis (chirp) d’un oiseau qui monte en gamme (figure 7.2). Et pour finir la coda : une note unique, comme la percussion d’un gong, qui s’éteint rapidement. Les deux trous noirs ont fusionné, pour donner naissance à un autre monstre gravitationnel unique et plus massif. C’est la partie de cette symphonie atonale que LIGO a aussi enregistrée. Avant la fusion des trous noirs, leur masse était respectivement de vingtneuf et trente-six fois la masse du Soleil. Bien que l’addition de ces masses donne soixante-cinq masses solaires, la masse du trou noir créé par la fusion était seulement de soixante-deux masses solaires. En une fraction de seconde, trois masses solaires avaient été converties en énergie, une énergie dispersée dans l’espace sous forme d’ondes gravitationnelles. Cette énergie transportée par les ondes, si elle avait été disponible pour une gigantesque batterie cosmique, aurait suffi pour allumer toutes les étoiles de l’Univers pendant la durée de la fusion, selon une estimation de Hughes. Lorsque les ondes gravitationnelles ont quitté la galaxie lointaine où s’est déroulée la fusion il y a 1,3 milliard d’années, la vie végétale venait juste de
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commencer sur Terre. Au moment où elles atteignirent la Terre à 9 : 50 : 45 UTC le 14 septembre 2015, deux antennes extraordinairement sensibles venaient juste d’être mises en service. Les deux détecteurs jumeaux de LIGO, celui de Hanford et celui de Livingston, étaient distants de 3 000 km. Les ondes qui traversèrent ces détecteurs avaient une amplitude minuscule, si faible qu’elles ne pouvaient déformer la distance de 4 km qui sépare deux miroirs suspendus que par une distance égale au millième du diamètre d’un proton, soit 10−18 m. Lorsque les scientifiques ont détecté le premier signal de LIGO sous la forme d’un gazouillis inhabituellement grave, ils ont eu l’impression que c’était trop beau pour être vrai. Les chercheurs avaient de bonnes raisons d’être sceptiques. Les ingénieurs venaient juste de procéder à une amélioration majeure des détecteurs. De plus l’équipe de LIGO savait qu’une poignée d’entre eux injectait au hasard des signaux factices dans les données de façon à maintenir l’équipe principale sur ses gardes. Auparavant, il y avait déjà eu plusieurs fausses alertes, et ce qui semblait être un signal d’ondes gravitationnelles tout à fait authentique s’était révélé imaginaire quelques jours avant qu’il soit prévu d’envoyer un article pour publication. Mais cette fois il ne s’agissait pas d’un signal factice. Et les deux détecteurs de LIGO, celui de Hanford et celui de Livingston, avaient enregistré la même onde avec sept millisecondes d’écart. Cette découverte fut une confirmation éclatante de la théorie géométrique de la gravitation d’Einstein. En 1916, Einstein avait prédit que lorsqu’un objet massif explose, entre en collision avec un autre objet ou se trouve simplement en mouvement accéléré sur une orbite, il génère des vibrations qui secouent l’espace-temps comme si c’était un bol de gelée. La détection des ébranlements ne confirmait pas seulement l’existence des ondes gravitationnelles, elle confirmait aussi l’existence des trous noirs, et cela de façon radicalement nouvelle. Jusqu’alors, les preuves étaient indirectes, même si elles étaient abondantes. Les astrophysiciens avaient mesuré les vitesses prodigieuses d’étoiles en orbite autour de masses invisibles au centre de galaxies, en particulier au centre de la Voie lactée, et détecté le rayonnement considérable émis par la matière chaude accélérée en orbite autour de trous noirs au-delà de l’horizon des événements ; on soupçonnait la présence de trous noirs supermassifs qui étaient connus depuis les années 1960 sous le nom de quasars 3 . Mais la preuve fournie par LIGO avait un caractère différent. Les ondes gravitationnelles que l’observatoire avait enregistrées provenaient de la fusion des trous 3
On connaissait aussi l’existence de trous noirs de masse stellaire grâce à l’émission de rayons X par des couples d’étoiles binaires dont un des partenaires est un trou noir.
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noirs eux-mêmes. Cette découverte était le point culminant de quarante années de recherches pour détecter des variations de distance infimes, et cela valut le prix Nobel en 2017 aux vétérans de la physique, Rainer Weiss, Kip Thorne et Barry Barish. Certains physiciens de l’équipe de LIGO ont fait la comparaison avec la première fois où la lumière fut enregistrée sur une plaque photographique : un cliché pris en Bourgogne par Joseph-Nicéphore Niepce depuis sa fenêtre, en 1826 ou 1827. Mais une analogie plus appropriée serait la première fois où Thomas Edison a enregistré un son sur un phonographe : sa propre voix qui récitait Mary had a little lamb, enregistrée sur une feuille de papier d’aluminium en 1877. « Cela chante, cela rit », s’exclamaient des affiches vantant le phonographe d’Edison. Des années avant que LIGO ne détecte les ondes gravitationnelles, des scientifiques avaient utilisé les optiques les plus performantes pour obtenir des images le plus détaillées possible d’étoiles massives et ils avaient enregistré les ondes électromagnétiques émises par de la matière tournoyant autour de trous noirs géants situés dans des galaxies lointaines. Mais maintenant ces scientifiques ouvraient grand leurs oreilles pour écouter aussi l’Univers. Ils avaient entendu le son de deux trous noirs en fusion. Ils avaient « entendu » la gravitation pour la première fois. Les deux annéees suivantes, LIGO a détecté des ondes gravitationnelles produites par la collision de plusieurs paires de trous noirs. Mais pour les astrophysiciens, la sixième collision enregistrée par LIGO, en collaboration avec son partenaire basé à Pise, Virgo, fut comme la poule aux œufs d’or. Pour la première fois les astrophysiciens ont pu détecter simultanément les ondes gravitationnelles et électromagnétiques émises par la même explosion stellaire. Les ondes gravitationnelles ont identifié les participants de la collision et donné le signal pour des observations d’ondes électromagnétiques, qui ont révélé une exhibition flamboyante d’alchimie cosmique, un chaudron qui a pourvu l’Univers en métaux précieux. Les ondes gravitationnelles qui ont été enregistrées par LIGO et Virgo ont été une fois de plus générées par la collision de deux partenaires dans une galaxie lointaine. Mais cette fois les partenaires étaient deux étoiles à neutrons, les restes comprimés d’étoiles massives, mais pas trop cependant, qui ont expédié dans l’espace leurs couches externes et subi une violente implosion. La densité de ces étoiles est deux à trois fois celle d’un noyau atomique, car une masse voisine de celle du Soleil est concentrée dans une sphère de 10 km de rayon. À la différence des trous noirs, les auberges rouges du cosmos où les clients entrent mais de ressortent jamais, les étoiles à neutrons envoient dans l’espace
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toutes sortes de feux d’artifice 4 . Tout comme les trous noirs partenaires, les deux étoiles à neutrons commencent par une danse presque paisible quand elles sont encore suffisamment éloignées. Les ondes gravitationnelles émises au cours de cette phase de leur ballet ne sont qu’un murmure de vaguelettes impossible à détecter sur la Terre. Au fil du temps, les étoiles se rapprochent en suivant une orbite qui spirale vers leur centre d’inertie jusqu’à atteindre des vitesses approchant celle de la lumière. Le murmure devient un grondement de plus en plus perçant à mesure que les deux étoiles se rapprochent. À 8 h 41, heure de Chicago, le 17 août 2017, LIGO et Virgo purent enregistrer ce grondement. À peine 1,7 seconde après que les ondes gravitationnelles eurent touché la Terre débuta un feu d’artifice lumineux : on avait finalement un spectacle son et lumière. Le satellite Fermi de la NASA, en orbite autour de la Terre afin de détecter les rayons gamma de très haute énergie arrêtés par l’atmosphère terrestre, avait enregistré une courte bouffée de rayons gamma. Les astrophysiciens pensent que la collision de deux étoiles à neutrons qui forme un trou noir expédie dans l’espace deux jets de rayons gamma d’énergie égale dans des directions opposées. À l’époque, personne ne savait si les ondes gravitationnelles et les bouffées de rayons gamma étaient reliées. Par lui-même, LIGO ne peut pas déterminer la localisation dans le ciel de l’origine des ondes gravitationnelles : plus précisément, il ne peut le faire qu’avec une erreur de 600 degrés au carré, à peu près 2 500 fois l’angle sous lequel on voit la Lune 5 . Mais une nouvelle information a changé cela. Les scientifiques qui travaillaient sur le détecteur Virgo près de Pise, qui venait d’être remis en service deux semaines plus tôt après une remise à niveau complète, constatèrent que leur détecteur avait enregistré un signal faible de la même onde gravitationnelle. Le signal de Virgo était si faible que les scientifiques étaient presque passés à côté, ce qui montrait que l’onde était passée au
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La lumière émise par une étoile à neutrons n’est pas piégée, car le rayon de l’étoile à neutrons est plus grand que son rayon de Schwarzschild, il vaut en fait deux à trois fois ce rayon. La lumière émise par un trou noir, par exemple celle d’un quasar, provient de processus qui ont lieu à l’extérieur du rayon de Schwarzschild, ou plus généralement de l’horizon des événements, du trou noir. 5
Une ouverture angulaire (ou angle solide) dans le ciel est mesurée en degrés au carré, de même qu’une aire ordinaire est mesurée en mètres au carré. L’aire d’une sphère de rayon unité mesurée en radians au carré est de 4π, et c’est l’ouverture angulaire maximale. Comme 1 radian = 180/π degrés, une ouverture de 600 degrés au carré représente 18 % de l’ouverture totale. L’ouverture angulaire sous laquelle on voit la Lune est de 1/4 de degrés au carré, car le diamètre angulaire de la Lune, l’angle sous lequel on la voit, est de 1/2 degré.
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Chapitre 7. À l’écoute des trous noirs
voisinage de leur point aveugle 6 . Cette information s’avéra être la clé pour localiser l’événement cosmique dans le ciel de l’hémisphère sud, avec cette fois une précision de 28 degrés au carré. En quelques heures, la collaboration LIGO-Virgo alerta les astrophysiciens et leur demanda de se focaliser sur la partie du ciel où ils avaient localisé la fusion, afin d’observer la contrepartie électromagnétique du signal gravitationnel. Les rayons gamma ne peuvent pas être détectés sur la Terre car ils sont absorbés par l’atmosphère terrestre. Mais les télescopes placés au sol peuvent détecter une lueur postérieure accompagnant la bouffée de rayons gamma, lueur dont la longueur d’onde varie depuis celle de la lumière visible jusqu’à celle des ondes radio. Les astrophysiciens du monde entier se dépéchèrent afin d’être les premiers à détecter cette lueur. Pendant la semaine qui suivit, plus de 70 installations dans le monde essayèrent de l’apercevoir. Ryan Foley, un jeune astrophysicien de l’université de Californie à Santa Cruz, se trouvait dans les jardins de Tivoli pour une première journée de détente après un mois d’école d’été sur les ondes gravitationnelles à l’université de Copenhague, quand il reçut un message urgent de Dave Coulter, un de ses étudiants en thèse qui assistait aussi à cette école d’été : « Arrête immédiatement ce que tu es en train de faire et vérifie ton courrier électronique ». Comme il faisait la queue avec sa petite amie pour accéder au carrousel du parc de loisirs, Foley ne put pas vérifier ses messages, et Coulter dut le mettre au courant de la détection des ondes gravitationnelles et de la bouffée de rayons gamma concomitante. Foley pensa d’abord qu’il s’agissait d’un canular, et répliqua : « Je pourrais quitter le parc mais si tu es en train de plaisanter et ne le dis pas maintenant, ça va chauffer pour toi ! ». Coulter renvoya un texto : « Je ne plaisante pas, je te le jure, je ne plaisanterais pas avec cela ». En un éclair Foley sauta dans le manège, sa compagne le guidant jusqu’à un animal de cirque en bois, un éléphant ou une girafe, il ne se rappelle pas exactement. Alors que le manège tournait, son esprit bouillonnait. Lorsque le manège s’arrêta, Foley sauta sur son vélo et pédala à toute allure jusqu’à l’université, où les étudiants s’étaient déjà rassemblés. Foley contacta ses collègues du télescope Swope d’un mètre au Chili, où c’était encore le matin, et leur demanda s’ils pouvaient observer le ciel austral en recherchant une contrepartie lumineuse à la bouffée de rayons gamma. 6
En raison de la structure de la polarisation des ondes gravitationnelles décrite ci-dessus, la situation la plus favorable pour obtenir un signal est celle où l’onde arrive perpendiculairement au plan du détecteur, par–dessus ou par–dessous. En revanche, aucun signal ne sera enregistré pour une onde arrivant dans le plan des détecteurs et se propageant suivant la bissectrice des deux bras : c’est un point aveugle du détecteur.
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Alors que les images étaient encore en cours d’enregistrement au Chili, le post-doctorant de Foley, Charlie Kilpatrick, comparait chaque cliché d’une partie du ciel austral aux images d’archives de cette même partie, à la recherche d’une tache brillante qui ne se trouvait pas dans les clichés d’archives. Il en découvrit une sur le neuvième cliché : une galaxie bleue appelée NGC 4993. Il semble que Kilpatrick ait été le premier astrophysicien à l’avoir vue. L’équipe de Santa Cruz avait battu toutes les autres sur le fil. Les nuits suivantes, selon plusieurs observateurs, la tache bleue vira au rouge. Ce changement de couleur était en accord avec un modèle de collision d’étoiles à neutrons proposé par Brian Metzger, de l’université de Columbia. Dans ce modèle, les étoiles à neutrons qui fusionnent projettent des débris dans l’espace par étapes successives. Pendant leurs orbites finales, les étoiles chassent la matière riche en neutrons de leurs couches externes, en créant une boule de feu qui se dilate rapidement. Les neutrons et le petit nombre de protons dans ces débris se lient entre eux pour former des éléments lourds. La composition chimique de ce nuage rend compte de la couleur bleue initiale. Peu de temps après, une autre source de débris, très probablement projetés depuis un épais tore de matière autour de l’objet comprimé résultant de la fusion, frappe le nuage flamboyant, qui reste brûlant en raison de la radioactivité. Dans l’espace de quelques jours, ce chaudron crée suffisamment d’or pour fabriquer deux cents Terres solides en or massif, tandis que la boule de feu vire au rouge. Des observations faites par le télescope austral Gemini ainsi que par le très grand télescope européen au Chili (VLT : Very Large Telescope de l’European Southern Observatory, ou ESO) confirmèrent l’empreinte des métaux précieux dans les débris du nuage. Cette découverte est le chaînon manquant dans l’histoire de l’alchimie cosmique, qui explique comment l’Univers primordial, fait d’hydrogène et d’hélium, s’est transformé en un cosmos de galaxies, d’étoiles et de planètes qui contiennent une pléthore d’éléments lourds. Les astrophysiciens ont su depuis longtemps que des explosions d’étoiles appelées supernovas pouvaient expliquer la fabrication d’éléments moyennement lourds comme le fer, mais ces explosions ne pouvaient pas rendre compte de la fabrication d’éléments comme l’or, le platine ou l’uranium. Les scientifiques avaient fait l’hypothèse que ces éléments lourds étaient fabriqués dans la collision explosive de deux étoiles à neutrons, appelée kilonova, mais personne n’en avait jamais vu. La clé de l’observation avait été le message porté par les ondes gravitationnelles. Il est très improbable que quelqu’un aurait prêté attention à une bouffée de rayons gamma, assez banale et de relativement basse énergie, si elle n’avait pas été reliée à une vibration de l’espace-temps. C’était la première fois que les
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astrophysiciens pouvaient enregistrer un minuscule tremblement venant d’un point relativement bien identifié dans le cosmos, pointer un télescope vers les profondeurs de l’espace et trouver la galaxie d’où il provenait. Cet exploit impliquait que les astrophysiciens avaient maintenant la possibilité d’apercevoir les explosions d’étoiles dès leurs premières phases, alors que l’activité est maximale. Grâce aux ondes gravitationnelles, les scientifiques observent des phénomènes que personne n’avait jamais vus. Comme si la révélation de la source des métaux précieux dans l’Univers n’avait pas été en elle-même suffisante, les signaux gravitationnels enregistrés le 17 août 2017 ouvrirent encore deux nouvelles perspectives. En premier lieu, les événements cosmiques observés à la fois sous forme d’ondes gravitationnelles et électromagnétiques fournissent une méthode nouvelle et précise pour mesurer l’expansion de l’Univers, indépendante de celles que nous avons vues au chapitre 5. Pour quantifier l’expansion de l’espace, les scientifiques ont besoin de mesurer deux nombres : la vitesse avec laquelle les objets s’éloignent de la Terre et leur distance. Il est relativement facile d’obtenir la vitesse de récession en mesurant le décalage vers le rouge de la lumière, la modification vers des longueurs d’onde plus grandes de la longueur d’onde de la lumière reçue sur Terre par rapport à celle émise par l’objet. Mais obtenir la distance est un défi autrement plus sérieux. En l’absence d’ondes gravitationnelles, les scientifiques se reposaient sur des « chandelles standard », des étoiles ou des explosions d’étoiles dont ils supposaient connaître la luminosité intrinsèque. Ils comparaient ensuite avec la luminosité observée sur la Terre. Plus cette luminosité est faible, et plus l’objet est éloigné (figure 4.1). Cependant, les phénomènes cosmiques peuvent changer de luminosité pour toutes sortes de raisons, et les estimations de luminosité intrinsèque sont sujettes à des erreurs difficiles à contrôler. Les ondes gravitationnelles ne fournissent pas seulement une mesure de la luminosité des objets, mais elles donnent aussi accès à une information extrêmement utile : elles servent de sirènes standard. Lorsque deux objets massifs entrent en collision, la fréquence des ondes gravitationnelles et la variation de cette fréquence – le gazouillis caractéristique – suffisent à déterminer l’intensité intrinsèque de ces ondes, celle qui serait mesurée par un observateur au voisinage de cette collision. Comme dans le cas des chandelles standard, en comparant l’intensité intrinsèque à celle enregistrée par les détecteurs sur Terre, les scientifiques ont pu déterminer avec précision la distance qui nous séparait de la fusion des deux étoiles à neutrons. En 1996, lorsque le physicien Bernard Schutz publia le calcul correspondant, personne ne savait si la fusion de deux étoiles à neutrons allait créer une bouffée
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de lumière explosive pendant la fusion, ou si elle allait donner naissance tranquillement à un trou noir sans la moindre émission électromagnétique. Trente et un ans plus tard, au milieu de l’été 2017 et alors qu’il fêtait son soixantequinzième anniversaire, Schutz, basé à l’université de Cardiff dans le Pays de Galles, n’avait pas dépouillé les archives de LIGO depuis plusieurs jours. Quand il le fit, il fut stupéfait. L’événement du 17 août 2017 venait d’une fusion de deux étoiles à neutrons situées à une distance relativement modeste de 130 millions d’années-lumière, assez près pour vérifier sa théorie de la sirène standard. « Nous n’avions aucun droit d’avoir autant de chance », telle fut la réaction de Schutz, « c’était un véritable diamant ». Bien qu’il s’agît d’un seul événement, le signal, combiné avec l’observation de la lumière émise, fournissait une mesure grossière du taux d’expansion de l’Univers. Lorsque les astrophysiciens auront enregistré un plus grand nombre de ces sirènes, ils seront capables de spécifier le taux d’expansion actuel de l’Univers avec une précision meilleure que un pourcent, ce qui pourra mettre fin à un débat persistant sur le taux d’expansion mesuré à partir des chandelles standard, qui n’est pas en accord avec le taux déduit des fluctuations du fond diffus cosmologique (voir la note 4.7). En utilisant des interféromètres situés dans l’espace, capables de rechercher des fusions plus lointaines, les chercheurs espèrent mieux comprendre pourquoi et comment l’expansion de l’Univers a accéléré son expansion depuis cinq milliards d’années et lever le voile sur la nature de la mystérieuse substance, appelée « énergie sombre » faute d’un terme plus approprié, qui a régi cette accélération en devenant la forme d’énergie dominante. En deuxième lieu, les ondes gravitationnelles générées par les fusions d’étoiles à neutrons fournissent une nouvelle manière d’espionner les processus à l’œuvre à l’intérieur de ces objets massifs. Les propriétés des ondes émises nous renseignent sur la déformation due à la gravitation des étoiles avant leur fusion 7 , qui dépend de la densité et de la compressibilité. Bien que les étoiles à neutrons soient formées de la matière la plus dense connue dans l’Univers avant la formation de trous noirs, les physiciens ont encore des incertitudes sur ce qui se passe exactement à l’intérieur de ces étoiles et quelle est leur densité précise. Certains théoriciens suggèrent qu’une étoile à neutrons est presque entièrement constituée de neutrons et d’un vague complément de protons et d’autres particules, formant un matériau dont la densité est deux à trois fois celle d’un 7
Les forces qui déforment les étoiles sont appelées « forces de marée ». Elle sont dues à la variation de l’intensité des forces de gravitation sur un objet en chute libre, comme une étoile à neutrons en chute libre sur l’étoile partenaire.
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noyau atomique, la densité correspondant à la masse du Soleil concentrée dans une sphère de 10 km de rayon. D’autres théoriciens pensent que sous l’action des pressions énormes, les quarks dits quarks up et quarks down, qui composent les protons et les neutrons se libèrent, formant ce que l’on appelle un plasma quarkgluon 8 . On pourrait alors observer une étoile à quarks. Cependant d’autres chercheurs suggèrent la présence d’autres types de quarks, par exemple des quarks dits étranges, qui donnent un parfum encore plus exotique à ces étoiles. Identifier précisément le diamètre d’une étoile à neutrons et sa compressibilté pourrait aider à distinguer entre les diverses théories, car chacune d’entre elles fournit des estimations différentes pour la compressibilité de la matière que fabrique l’étoile. Par exemple, si la matière est relativement compressible, une étoile à neutrons d’une masse donnée aura une dimension plus petite que si la matière est rigide et résiste à la compression. Les vibrations finales du signal long d’une centaine de secondes du 17 août 2017 avaient une fréquence trop grande pour que LIGO et Virgo puissent les enregistrer. Cela a empêché les observatoires d’étudier les étoiles à neutrons juste avant leur collision, à un moment où des champs gravitationnels intenses les avaient fortement déformées, en donnant une information cruciale sur leur compressibilité. En dépit de cette difficulté, les astrophysiciens ont pu déterminer que les étoiles n’avaient pas plus de 30 km de diamètre, un résultat en accord avec d’autres mesures, et qui suggère que la matière des étoiles à neutrons est relativement compressible. Et quel a été le résultat de la fusion des deux étoiles ? Les données rassemblées par LIGO ont révélé que la masse de l’objet final est à peu près 2,7 fois celle du Soleil. Cela en fait soit le trou noir le plus léger jamais observé, soit au contraire l’étoile à neutrons la plus lourde. Les scientifiques de LIGO optaient plutôt pour le scénario du trou noir. La fusion des deux étoiles a été un phénomène catastrophique qui les a coupées à jamais du reste de l’Univers. Si la fusion avait formé une étoile à neutrons très lourde, cet objet aurait dû déverser dans l’espace des torrents de rayons X. Mais Chandra, l’observatoire de rayons X de la NASA, ne détecta qu’un faible niveau de ce type de rayonnement. Bien que les astrophysiciens eussent depuis longtemps envisagé que la fusion de deux étoiles à neutrons puisse engendrer un trou noir, ils n’en avaient 8
Bien que non affectés par le coronavirus, les quarks sont « confinés » à l’intérieur des protons et des neutrons, et des pressions ou des températures énormes peuvent conduire au « déconfinement », c’est-à-dire au plasma quark-gluon. Rappelons que les protons et les neutrons sont formés de trois quarks, les quarks up de charge +2/3 (en unités de la charge du proton) et de quarks down, de charge −1/3. Les gluons sont des bosons, la « colle » qui maintient les quarks dans les protons et les neutrons.
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aucune preuve jusqu’à ce jour. Le gazouillis que LIGO et Virgo ont entendu le 17 août 2017 aurait pu être en fait le premier cri d’un trou noir. Mais si les scientifiques avaient bel et bien entendu des trous noirs, est-ce qu’ils pourraient un jour les voir ? En pointant vers le centre de la Voie lactée un réseau de radio-télescopes formant un miroir dont le diamètre effectif était celui de la Terre, les astrophysiciens étaient maintenant sur le point d’apercevoir la première image de l’exemple le plus extrême de la théorie de la relativité générale d’Einstein.
7.1
Plongée en eaux profondes : LIGO et au-delà
Près d’une forêt de pins et de la petite ville bayou de Livingston en Louisiane, à environ soixante kilomètres de Baton Rouge et juste à huit kilomètres de Fireworks Warehouse (entrepôt de feux d’artifices), États–Unis, se trouve un des endroits les plus tranquilles au monde. Le silence est un prérequis pour la détection d’ondes gravitationnelles, des vibrations minuscules qui peuvent facilement être noyées par n’importe quel bruit de fond parasite, passage de camions, tremblements de Terre, etc. mais aussi le bruit de grenaille du laser généré par le caractère corpusculaire (photons !) de la lumière. Le dispositif comprend deux bras formés de tubes, qui font exactement quatre kilomètres de long et sont disposés à angle droit, formant un gigantesque L s’étendant jusqu’à l’horizon (figures 7.3 et 7.4). Afin d’éliminer les ondes sonores parasites, l’air est expulsé par des pompes puissantes en dehors de tubes. Des miroirs disposés aux deux extrémités des tubes sont suspendus par des fils de silice, qui filtrent les vibrations du support. Une gaine de béton protège les chambres des intempéries, et pratiquement tous les véhicules ont leur vitesse limitée à 15 km/h. Voilà un aperçu de ce à quoi ressemble LIGO (Advanced Laser Interferometer Gravitational Wave Observatory, Observatoire d’interférométrie laser avancée pour les ondes gravitationnelles), qui est destiné à détecter les faibles messages gravitationnels générés par les bouleversements les plus violents qui se passent dans l’Univers : explosions d’étoiles ou collisions de trous noirs. Des événements cosmiques énormes sont nécessaires pour générer un signal gravitationnel appréciable, car l’espace-temps, bien qu’élastique, ne fléchit ou ne tremble pas facilement. Les physiciens ont calculé qu’il est 1021 fois plus rigide que l’acier. Les deux bras en forme de L de LIGO servent de parcours jumeaux pour un faisceau laser unique, divisé en deux par un séparateur de faisceau. Les tubes
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Chapitre 7. À l’écoute des trous noirs
miroir final
cavité FabryPerot
bras nord
miroir proche miroir de recyclage du faisceau
miroir proche
bras est
miroir final
séparateur de faisceau miroir de recyclage du signal
photodétecteur
F IGURE 7.3. Dessin schématique des deux bras de LIGO et des miroirs.
sont si longs que la courbure de la Terre les incurverait de près d’un mètre s’ils suivaient cette courbure. La gaine de béton et de multiples dispositifs de vérification d’alignement permettent de les conserver parfaitement rectilignes. En l’absence d’une onde gravitationnelle, les deux sous-faisceaux laser voyagent exactement sur la même distance. La configuration des miroirs est telle que, après un aller-retour dans chacun des tubes, les ondes des deux sousfaisceaux se recombinent de telle façon qu’une crête de l’un coïncide avec un creux de l’autre et vice-versa, de sorte que la lumière totale est nulle. Les physiciens disent que l’on observe une frange sombre. Le motif sombre formé par les deux sous-faisceaux qui se recombinent est appelé interférence destructive : c’est pourquoi LIGO, tout comme Virgo, est fondamentalement un interféromètre, bien qu’incroyablement sophistiqué. Quand une onde gravitationnelle traverse l’interféromètre, elle va alternativenent comprimer l’un des deux bras tout en étirant l’autre. Il en résulte que
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F IGURE 7.4. Vue du site de LIGO à Hanford.
les deux sous-faisceaux ne parcourent plus exactement la même distance, et les creux d’une des deux ondes électromagnétiques et les crêtes de l’autre ne sont plus parfaitement synchronisés. La frange sombre n’est plus entièrement sombre et la variation de son intensité lumineuse au cours du temps révèle les détails sur l’origine du message gravitationnel. Plus la distance parcourue par les deux sous-faisceaux est grande avant leur recombinaison, et plus l’interféromètre est sensible aux vibrations induites par l’onde gravitationnelle. Même quatre kilomètres ne suffisent pas pour être sensible aux modifications de longueur minuscules induites par le passage d’une onde gravitationnelle, de sorte que les physiciens ont eu recours à une astuce : des miroirs polis avec le plus grand soin, qui absorbent seulement un photon sur trois millions dans une réflexion, reflètent les deux sous-faisceaux en leur faisant effectuer 280 allers-retours dans le tube avant de les recombiner, de sorte que la distance effective parcourue est de 1 120 kilomètres.
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Chapitre 7. À l’écoute des trous noirs
Rappelons qu’en plus de Livingston, un site jumeau de LIGO est situé à Hanson dans l’État de Washington, à 3 000 km de Livingston. Un tel dispositif est indispensable pour confirmer la détection d’ondes gravitationnelles. En effet, des perturbations parasites locales – le passage d’une voiture par exemple –, au voisinage d’un des deux interféromètres, seraient susceptibles de générer un signal fallacieux qui pourrait être pris pour celui d’une onde gravitationnelle. Seule une onde gravitationnelle pourrait générer un signal de même amplitude dans les deux détecteurs à l’intérieur d’un intervalle de temps de quelques millisecondes. En effet, le temps maximal que mettrait un signal gravitationnel à se propager d’un site à l’autre est de dix millisecondes. Le détecteur amélioré ADVANCED LIGO, dix fois plus sensible que la version précédente de LIGO qui avait fonctionné de 2002 à 2007, a enregistré ses premières ondes gravitationnelles le 14 septembre 2015, alors que sa mise à niveau était encore en phase de test. En août 2017, l’interféromètre Virgo, un détecteur d’ondes gravitationnelles situé à Pise et financé conjointement par la France et l’Italie, a fait équipe avec LIGO et contribué en 2017 à localiser pour la première fois dans le ciel une source d’ondes gravitationnelles. Dans une caverne artificielle très profonde creusée au mont Ikeno au Japon, des ingénieurs ont terminé récemment la construction du premier interféromètre détecteur d’ondes gravitationnelles situé sous terre. La localisation sous terre permet de faire écran aux vibrations terrestres elles-mêmes et à celles causées par l’activité humaine, grâce aux centaines de mètres de roche qui séparent la surface et la caverne. Le détecteur d’ondes gravitationnelles de Kamioka va donc se joindre aux équipes qui travaillent à la surface. KAGRA (Kamioka Gravitational Wave Detector) est équipé d’un faisceau laser divisé en deux sousfaisceaux, qui parcourent chacun l’un de deux tubes de trois kilomètres de long et sont réféchis par des miroirs de saphir refroidis à vingt degrés au-dessus du zéro absolu afin de minimiser les vibrations parasites. Vers la fin de cette décennie, un cinquième détecteur d’ondes gravitationnelles, LIGO India, devrait être prêt à prendre des données. La première antenne asiatique de LIGO sera aussi construite avec deux bras de quatre kilomètres de long, comme ceux de Hanford et de Livingston. Cependant, les interféromètres basés sur la Terre ont leurs limitations. Ils ne peuvent pas détecter des ondes gravitationnelles dont les fréquences sont inférieures à dix cycles par seconde, ou 10 Hz, parce que les vibrations sismiques aléatoires de la Terre sont trop importantes à ces fréquences et noient dans un bruit de fond incontrôlable tout signal venu de l’espace. Pour écouter ces rides de l’espace-temps de grande longueur d’onde, l’ESA (European Space Agency, Agence spatiale européenne), a lancé un projet
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d’interféromètre spatial et coordonne les efforts pour sa construction. Cet interféromètre spatial est appelé LISA (Laser Interferometer Space Antenna, Antenne spatiale d’interférométrie laser). Programmé pour fonctionner en 2034, LISA est composé de trois capsules spatiales formant un triangle équilatéral, dont chaque côté mesure 2,5 millions de kilomètres. Des masses test hautement réféchissantes flottent librement dans chacune des capsules et définissent la longueur des bras. Six faisceaux laser effectuent des allers-retours entre les masses test et recherchent les signaux gravitationnels qui vont comprimer ou étirer les distances entre les masses test. En balayant l’intégralité du ciel alors qu’il suit à distance la Terre sur son orbite de autour du Soleil, LISA se propose de mesurer des modifications relatives de distance de l’ordre du diamètre d’un atome d’hélium sur 1,6 million de kilomètres. Une mission test lancée en décembre 2015 a utilisé l’intérieur d’une capsule spatiale comme un bras unique de trente-cinq centimètres de long. Le succès de cette mission a confirmé la possibilité d’utiliser les progrès de certaines technologies laser pour le déploiement de LISA. Les longueurs d’onde gravitationnelles plus longues auxquelles LISA sera sensible sont associées à des objets cosmiques, ou à des paires de tels objets, de plus grande taille que ceux observés par LIGO, ce qui veut dire que LISA aura accès à des objets plus lourds ou à des orbites plus grandes. Avec LISA, les astrophysiciens seront capables de pourchasser les ondes gravitationnelles générées par les collisions de deux trous noirs galactiques supermassifs, dont on pense qu’ils sont tapis au centre de presque toutes les galaxies et dont la masse vaut des millions ou même des milliards de fois celle du Soleil, contrairement aux trous noirs stellaires observés par LIGO, dont la masse vaut au maximum quelques dizaines de fois celle du Soleil. En enregistrant la fusion de deux trous noirs supermassifs, les astrophysiciens auront la possibilité de suivre à la trace la fusion des galaxies mêmes où résident ces trous noirs. En fin de compte, LISA pourrait dévoiler la façon dont des petites galaxies peuvent devenir gigantesques au cours de l’histoire de l’univers, en dressant la scène pour la riche tapisserie d’étoiles dispersées dans le cosmos. Le résultat ultime des enregistrements de LISA et de détecteurs analogues serait la possibilité de détection des ondes gravitationnelles primordiales, celles qui remontent à la naissance même de l’Univers. Les cosmologistes pensent que, pendant une fraction minuscule de seconde, l’Univers s’est dilaté comme s’il passait de la taille d’un atome à celle de la Terre. Suivant cette époque d’expansion furieuse, mais encore hypothétique, connue sous le nom d’inflation cosmique, une cacophonie d’ondes gravitationnelles pourrait avoir été générée, et ces ondes auraient pu persister jusqu’à nos jours. Ce fond d’ondes
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Chapitre 7. À l’écoute des trous noirs
gravitationnelles dévoilerait une information cruciale sur les tout premiers instants de l’Univers, les environs de 10−35 secondes juste après le Big Bang. Ainsi que nous l’avons vu au chapitre 4, les astrophysiciens ont déjà détecté une relique du Big Bang 9 , le fond diffus cosmologique, ou CMB, qui nous donne un instantané de l’Univers lorsqu’il avait 380 000 ans. C’est l’époque où le cosmos avait suffisamment refroidi pour que les premiers atomes se forment, avec comme conséquence que les photons ont pu se propager librement : on dit que les photons se sont découplés de la matière. Ensuite, seule la longueur d’onde des photons a augmenté proportionnellement à l’expansion de l’Univers, mais il suffit de tenir compte de cette dilatation pour voir l’Univers tel qu’il était 380 000 ans après le Big Bang. Avant cette étape cruciale, les photons subissaient des collisions fréquentes avec les particules chargées, électrons et ions, car des atomes neutres ne pouvaient pas se former en raison de températures trop élevées. En effet, un gaz d’atomes électriquement neutres porté à haute température s’ionise : les atomes se décomposent en électrons et ions, qui sont chargés. Les collisions entre photons et particules chargées ont effacé toute l’information sur l’histoire du cosmos entre le Big Bang et la formation du fond diffus cosmologique. Mais il pourrait subsister une empreinte des ondes gravitationnelles primordiales, que l’on suppose avoir été générées pendant la période d’inflation. Cette empreinte aurait laissé une trace dans la polarisation de la lumière émise par le fond diffus cosmologique. Le lecteur se souvient peut-être de l’emballement médiatique provoqué par une conférence de presse de mars 2014, où des astrophysiciens utilisant un radiotélescope au pôle Sud ont annoncé qu’ils avaient mesuré une polarisation du rayonnement du CMB indiquant la présence d’une telle empreinte. Des scientifiques de grand renom assistant à la conférence de presse, ainsi que certains de leurs collègues, voyaient ainsi confirmées leurs théories sur la naissance de l’Univers. La découverte semblait digne d’un prix Nobel. Mais l’équipe dut se rétracter, en constatant qu’elle avait été induite en erreur par des poussières cosmiques, dont l’effet sur la polarisation était identique à celui prédit par l’inflation. Aujourd’hui, les recherches sur cette empreinte de l’inflation se poursuivent activement.
9
Il faut prendre garde au fait que la terminologie est assez imprécise. En effet, « Big Bang » peut signifier l’instant vraiment initial, antérieur même à la phase d’inflation, ou bien toute l’histoire entre l’instant initial et l’apparition du fond diffus cosmologique.
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7.2
Plongée en eaux profondes : les ondes gravitationnelles, perdues et retrouvées
Deux décennies avant qu’Einstein propose l’existence des ondes gravitationnelles, Oliver Heaviside, un ingénieur électricien et physicien autodidacte dont les études formelles s’étaient terminées à l’âge de seize ans, l’avait précédé de peu. Heaviside n’avait bien sûr aucune idée des rides de l’espace-temps ou de sa géométrie courbe, mais il était tombé tellement amoureux de la nouvelle théorie de l’électromagnétisme, celle-là même qui avait prédit les ondes électromagnétiques, qu’il voulait y inclure la gravitation. En effet, d’après cette théorie de l’électromagnétisme que le physicien mathématicien James Clerk Maxwell avait déduite de dizaines d’années d’observations effectuées par d’autres scientifiques, les champs électriques et magnétiques n’étaient pas en général stationnaires, comme le champ électrique d’une charge électrique statique ou le champ magnétique d’un aimant, mais pouvaient varier dans le temps en étant intimement reliés. Ils pouvaient voyager à travers l’espace en formant une onde électromagnétique, composée d’un champ électrique et d’un champ magnétique oscillant de concert, qui se déplaçaient à la vitesse de la lumière. Ces ondes transportaient de l’énergie sur de longues distances, par exemple du Soleil vers la Terre. Heaviside reformula les équations de Maxwell en leur donnant un habillage mathématique plus élégant que celui de la version originale, et suggéra en 1893 que la gravitation pourrait agir d’une façon analogue à l’electricité et au magnétisme : elle pourrait générer des ondes de gravitation se propageant à la vitesse de la lumière. En 1905, le philosophe et mathématicien français Henri Poincaré releva le défi, cette fois dans le contexte de la relativité restreinte qui commençait juste à émerger, et dont il avait développé les mathématiques indépendamment d’Einstein 10 . La théorie de la relativité restreinte affirme que la vitesse des ondes électromagnétiques, dont les ondes lumineuses sont un cas particulier, est une constante absolue, qui a la même valeur pour tous les observateurs, quel que soit leur mouvement par rapport à la source de ces ondes. Aucun objet ne peut
10
En 1905, Poincaré avait écrit indépendamment d’Einstein les équations de la relativité restreinte et il les maîtrisait parfaitement, mais il n’a jamais fait le saut conceptuel d’Einstein, par exemple en ne reconnaissant pas que chaque observateur possède un temps propre et qu’il n’existe pas de temps privilégié.
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Chapitre 7. À l’écoute des trous noirs
voyager à des vitesses supérieures à celle de la lumière, et cela conduit à des effets appelés couramment, mais improprement, « dilatation des temps » et « contraction des longueurs ». Les ondes électromagnétiques, qui transportent de l’énergie et de l’information d’un endroit à un autre, relevaient bien évidemment du cadre de la théorie de Poincaré. Les forces électromagnétiques ne s’exerçaient pas instantanément à distance, mais elles se propageaient à la vitesse de la lumière. Poincaré fit le raisonnement que ce qui était valable pour l’électromagnétisme devait aussi l’être pour la gravitation. La gravitation devait donc être transmise par des ondes gravitationnelles, qu’il appela ondes gravifiques, lesquelles voyageaient à la vitesse de la lumière. Mais Poincaré ne fut pas capable d’élaborer une théorie précise de la nature de ces ondes ni de la façon exacte dont elles se propageaient. Néanmoins l’idée d’ondes gravitationnelles était révolutionnaire. Elle contredisait les lois de Newton, car elle impliquait un délai entre toute modification de la source de gravitation et son effet sur un objet éloigné, un délai donné par le temps nécessaire à un signal voyageant à la vitesse de la lumière pour se propager de la source à l’objet. Au contraire, d’après les lois de Newton, la gravitation est communiquée instantanément : si l’on déplace le Soleil, l’orbite de la Terre est modifiée instantanément. Selon Poincaré, il faudrait au contraire un délai de huit minutes, le temps nécessaire à la lumière pour se propager sur les cent cinquante millions de kilomètres qui séparent la Terre du Soleil. Au début des années 1800, le mathématicien français Pierre Simon de Laplace avait aussi suggéré que la gravitation se propageait avec une vitesse finie, mais il n’avait pas envisagé la possibilité d’ondes gravitationnelles. Une décennie plus tard, quand Einstein eut développé sa théorie de la relativité générale, qui assimilait la gravitation à la courbure de l’espace-temps, il suggéra aussi qu’il devait exister des ondes gravitationnelles analogues aux ondes électromagnétiques. Mais il se livra ensuite à une véritable partie de ping-pong, tantôt affirmant leur existence et tantôt proclamant qu’il n’y avait pas de place pour de telles ondes dans sa théorie. Dans une lettre adressée le 9 février 1916 à l’astronome allemand Karl Schwarzschild, il déclara : « Il n’existe pas d’ondes gravitationnelles analogues aux ondes électromagnétiques ». C’est seulement quelques mois plus tard, après avoir obtenu une version simplifiée de ses équations, qu’il rapporta en avoir découvert une solution de type onde, semblable à celle des équations de Maxwell. Mais sa démonstration se révéla fausse. Cependant, toujours en
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1916, et en utilisant un système de coordonnées différent 11 , il découvrit une preuve de l’existence de trois types d’ondes gravitationnelles. Mais, comme son collègue britannique Arthur Eddington l’observa, deux de ces trois ondes pouvaient voyager à n’importe quelle vitesse, « même la vitesse de la pensée », et étaient des solutions parasites. Le troisième type d’ondes, cependant, voyageait à la vitesse de la lumière et semblait un effet réel. En 1930, Einstein, qui avait alors fui l’Allemagne nazie et s’était installé à l’Institute for Advanced Study à Princeton, reconsidéra la question de savoir si les ondes gravitationnelles étaient un phénomène réel ou non. Dans une première ébauche d’un article écrit avec un jeune collaborateur, Nathan Rosen, il commença par affirmer que la réponse était négative, mais une fois l’article publié, il changea d’avis et décida qu’elle était « peut-être ». Quoi qu’il en soit, il pensait que l’effet serait de toute façon tellement minuscule qu’il ne serait jamais détecté. En 1957, une conférence sur la relativité générale qui se tenait à Chapel Hill en Caroline du Nord (États-Unis), remit au goût du jour la question des ondes gravitationnelles, et attira particulièrement l’attention de l’un des participants, Joseph Weber, de l’université du Maryland, un ingénieur avec une détermination de fer et doté d’un fort esprit logique. Weber imagina et fabriqua deux cylindres d’aluminium, dont chacun était conçu pour résonner comme une cloche s’il était traversé par une onde gravitationnelle. Il disposa l’un des cylindres à l’université du Maryland et l’autre au Laboratoire national d’Argonne près de Chicago, à 950 kilomètres de distance. Afin d’isoler les cylindres de tout bruit parasite, Weber et son équipe suspendirent chacun des cylindres à l’aide d’un fil d’acier, le tout dans une chambre vide d’air. Une ceinture de détecteurs encerclant les cylindres était supposée enregistrer les vibrations induites par le passage de l’onde. En 1969, Weber et son équipe annoncèrent qu’ils avaient détecté le passage d’une onde gravitationnelle, en se fondant sur les coïcidences des deux détecteurs. Cette annonce déclencha promptement la réaction de groupes de recherche à Tokyo, Moscou, Munich, Glasgow et aux États-Unis. Tous ces groupes construisirent leurs propres détecteurs cylindriques, mais aucun ne put enregistrer le moindre signal, alors que leurs détecteurs étaient plus 11
Une difficulté de la relativité générale est que les coordonnées, la position ou le temps, n’ont pas de signification physique immédiate, ce sont plutôt des étiquettes que des quantités physiques. Le temps utilisé pour les coordonnées doit être relié à un temps propre mesurable par une procédure qui n’est pas toujours évidente. D’autre part les quantités manipulées par la théorie ne sont pas indépendantes, et identifier celles qui sont physiquement pertinentes et mesurables peut se révéler compliqué. Par exemple, c’est seulement avec un système de coordonnées particulier que les ondes gravitationnelles sont transverses. Voir aussi la note 5.1.
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Chapitre 7. À l’écoute des trous noirs
sensibles que celui de Weber. De plus, des calculs suggéraient que, si les mesures de Weber étaient correctes, alors une bonne partie de notre galaxie était en train de convertir sa masse en énergie emportée dans l’espace intergalactique par des ondes gravitationnelles, un phénomène qui n’aurait pas pu passer inaperçu. Jusqu’à son décès, Weber maintint que ses résultats étaient corrects, bien que tous les autres chercheurs aient conclu que les signaux étaient spurieux. Mais, indépendamment de cette constatation sur les résultats eux-mêmes, ceux-ci eurent le grand mérite de déclencher la chasse aux ondes gravitationnelles et de mettre le sujet au premier plan des recherches en astrophysique. En 1974, la recherche sur les ondes gravitationnelles connut une poussée inattendue. Russel A. Hulse et Joseph H. Taylor découvrirent un pulsar binaire, deux étoiles à neutrons compactes tournoyant sur elles-mêmes, en orbite l’une autour de l’autre à une vitesse vertigineuse. Chacun des pulsars contient plus d’une masse solaire dans une sphère de dix kilomètres de rayon. En raison de la rotation rapide de l’étoile sur elle-même et du fait que l’axe magnétique ne coïncide pas avec l’axe de rotation, l’un des deux pulsars émet un faisceau lumineux qui balaie le ciel comme un phare dix-sept fois par seconde, tandis que l’autre reste invisible. Le faisceau de lumière émis par l’un des deux pulsars arrive sur Terre avec une certaine périodicité, et la période n’est autre que celle du mouvement des étoiles sur leur orbite. Cette période est si stable qu’elle varie de moins de cinq pour cent sur un million d’années. Dans un système binaire d’étoiles à neutrons découvert ultérieurement, les deux étoiles sont des pulsars et sont visibles, ce qui permet des tests supplémentaires. Cette stabilité permit à Hulse et Taylor d’obtenir une preuve indirecte 12 de l’existence des ondes gravitationnelles. La théorie d’Einstein de la relativité générale prédit que la période orbitale des pulsars, 27 908 secondes, doit décroître lentement avec le temps en raison de l’énergie émise dans l’espace sous forme d’ondes gravitationnelles 13 . La modification est minuscule, de l’ordre de 75 millionièmes de seconde par année. Mais, dès la fin de l’année 1978, après plus de quatre années d’observations, Hulse et Taylor trouvèrent un accord parfait avec la théorie d’Einstein. Ce travail valut à Hulse et Taylor le prix Nobel de physique
12
Le terme « indirect » est contesté par certains chercheurs. En effet, l’accord entre théorie et expérience pour les pulsars binaires exige que l’on prenne en compte le fait que l’interaction gravitationnelle entre les deux pulsars se propage à la vitesse de la lumière, et non instantanément.
13
Lorsqu’un satellite est freiné par les couches supérieures de l’atmosphère terrestre, une partie de son énergie mécanique est convertie en chaleur. La période du satellite diminue, ainsi que le rayon de son orbite, en raison de la dissipation d’énergie.
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en 1993 14 , et cela a constitué une preuve convaincante de l’existence des ondes gravitationnelles. Mais il faudra attendre le développement de détecteurs d’un nouveau type, fondés sur l’interférométrie laser et beaucoup plus sensibles, pour confirmer directement ces ondes gravitationnelles en 2015.
14
Hulse était l’étudiant de Taylor et partagea néanmoins, et à juste titre, le prix Nobel avec Taylor. Ce ne fut pas le cas pour la découverte des pulsars, où seul Antony Hewish fut récompensé, et non son étudiante Jocelyn Bell, dont le rôle avait pourtant été déterminant. Ceci a été résumé par Hulse dans son discours Nobel : « Les pulsars ont été découverts par Jocelyn Bell et Antony Hewish, et ce travail a été récompensé par un prix Nobel ».
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Chapitre 7. À l’écoute des trous noirs
8 Images de trous noirs Après une nuit passée à contrôler un réseau de radiotélescopes à travers le monde depuis son bureau de Harvard, l’astrophysicien Shep Doeleman choisit de ne pas prendre son vélo pour faire les dix kilomètres qui le séparaient de son domicile, et au contraire s’effondra dans le canapé de l’espace commun, juste en bas du couloir. Aux environs de 5 heures du matin, son téléphone sonna. Doeleman pensa d’abord qu’il s’agissait d’un pépin technique sur l’un des télescopes que son équipe pilotait, mais ce n’était pas le cas. Des astronomes du Large Millimeter Telescope (grand télescope millimétrique), une antenne parabolique géante perchée au sommet d’un volcan éteint dans un coin perdu du Mexique, avaient été interceptés sur la route de l’observatoire par un groupe d’hommes armés qui pointaient des fusils d’assaut sur eux. Doeleman avait dû gérer une multitude de problèmes sur les différents sites, depuis les conditions météorologiques extrêmes jusqu’aux pannes d’électricité désastreuses. Mais, pensa-t-il, jamais un cours de base d’astronomie ne lui avait enseigné la réaction appropriée lorsque votre équipe se trouve face à des fusils d’assaut. Mais personne ne vous enseigne non plus comment concevoir et construire un radiotélescope dont le diamètre est celui de la Terre, et personne non plus ne vous enseigne la façon de faire l’image du trou noir au centre de la Voie lactée. Ce sont là des compétences que vous allez acquérir sur le tas, au fur et à mesure que le travail avance. Est-ce que ces hommes armés étaient des bandits ou des agents secrets gouvernementaux ? Quelle que fût leur nature, ils étaient armés. Ils s’étaient finalement excusés, et les astronomes avaient rejoint leur site de travail, mais Doeleman et ses collègues décidèrent que pour les dix jours d’observation
restants, ils allaient faire évacuer le Large Millimetrer Telescope et le mettre hors circuit. Après cette alerte, il se remit au travail. Il lui restait encore sept autres radiotélescopes ou réseaux de radiotélescopes à coordonner, tous dirigés soit vers le centre de notre galaxie, soit vers un monstre encore plus gigantesque résidant au centre d’une galaxie à environ cinquante millions d’années–lumière. Les trous noirs sont par nature invisibles. Toute lumière qui tombe sur leur horizon des événements ne ressort jamais ; rappelons que l’horizon des événements est la surface immatérielle qui entoure chaque trou noir et coupe définitivement toute communication entre son intérieur et le monde extérieur. Heureusement, pour des chercheurs comme Doeleman, la région juste à l’extérieur de l’horizon des événements, elle, brille de mille feux. Cette lumière émise, ou plus généralement ce rayonnement électromagnétique émis, a deux origines. L’un est le disque d’accrétion, dont la forme rappelle les anneaux de Saturne, un disque de matière situé dans le plan de symétrie d’un trou noir en rotation. À mesure que le matériau le plus interne tombe dans le trou noir à une vitesse proche de celle de la lumière, le disque s’échauffe jusqu’à plusieurs millions de degrés en raison du frottement des couches en rotation avec des vitesses différentes, ce qui conduit à une copieuse émission de rayonnement. L’autre source de rayonnement correspond à des jets de matière projetés dans des directions opposées au voisinage de l’horizon. Doeleman et ses collaborateurs avaient concentré leur attention sur le rayonnement issu de la partie la plus interne du disque d’accrétion, celle qui se trouve au voisinage de l’horizon. C’est là que la lumière suit au plus près la piste de l’espace-temps chahuté au voisinage de l’horizon et nous renseigne sur sa forme et sa taille. Les détails des images que son équipe imaginait finalement apercevoir, une ombre en forme de disque entourée de lumière, allaient mettre à l’épreuve la théorie d’Einstein dans les conditions les plus extrêmes d’environnement gravitationnel. Cette ombre est générée parce que le trou noir avale les rayons de lumière qui arrivent directement derrière lui et qui, sans sa présence, auraient atteint la Terre. En résumé, on voit la silhouette du trou noir se découper sur un fond lumineux. La courbure de l’espace-temps par le trou noir rend compte de la façon dont la lumière structure l’ombre. Si le trou noir était un objet ordinaire, l’ombre ne serait pas structurée de cette façon : la partie arrière du disque d’accrétion lumineux, qui se trouve derrière le trou noir, ne serait pas visible. Mais les énormes forces gravitationnelles au voisinage de l’horizon des événements changent la donne. Le trou noir tord l’espace-temps de telle sorte que la lumière émise par la partie théoriquement cachée du disque et envoyée initialement en direction opposée à la Terre, est
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Chapitre 8. Images de trous noirs
F IGURE 8.1. Simulation numérique de la région juste au-delà de l’horizon des événements d’un trou noir. La figure est dessinée pour les ondes radio enregistrées par l’EHT (Event Horizon Telescope). L’anneau brillant vient des photons qui ont été en orbite autour du trou noir avant d’atteindre la Terre. La tache lumineuse de l’anneau est due à la rotation rapide du trou noir. L’ombre au centre de l’anneau correspond aux photons dont la trajectoire rencontre le trou noir et sont avalés par lui dans leur trajet vers la Terre. La forme et la taille de l’anneau fournissent un test direct de la relativité générale dans l’environnement gravitationnel le plus extrême que l’on peut trouver dans le cosmos.
courbée autour du trou noir et finit par nous arriver. C’est comme si le trou noir était immergé dans un brouillard de lumière, dit le scientifique Heino Falcke, de l’université de Nimègue aux Pays-Bas. Ce brouillard de lumière forme un halo qui enveloppe la totalité de l’ombre du trou noir. À la différence du halo classique des anges, cependant, le halo n’est pas d’une brillance uniforme. Comme le gaz des couches internes du disque d’accrétion est en orbite à une vitesse proche de celle de la lumière, deux effets conspirent à rendre la partie du disque qui tourne vers la Terre plus brillante que celle qui tourne dans l’autre sens. Il en résulte que le halo ressemble plus à un croissant. Voir Plongée en eaux profondes : une illustration des trous noirs.
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Pour obtenir l’image de l’ombre, les astrophysiciens doivent enregistrer des ondes radio avec la bonne longueur d’onde. L’essentiel du rayonnement provenant de la région la plus interne du disque d’accrétion ricoche sur le gaz chaud des couches intermédiaires du disque et ne s’échappe jamais. Les ondes qui réussissent malgré tout à émerger doivent encore traverser le brouillard de gaz autour du trou noir et la poussière qui enveloppe sa galaxie hôte, ce qui brouille complètement l’image pour un grand nombre de longueurs d’onde. Cependant, à une longueur d’onde de 1,3 millimètre, le rayonnement émis depuis la partie interne du disque d’accrétion s’échappe librement dans l’espace en traversant sans encombre le brouillard de gaz et la poussière et accomplit son voyage de 26 000 années-lumière jusqu’à nous. Des calculs et des observations datant de plusieurs décennies avaient suggéré que les deux ombres de trous noirs avec le plus grand diamètre angulaire étaient d’une part le trou noir au centre de la Voie lactée et d’autre part celui situé au centre de la galaxie M87, et que l’on pouvait avoir une chance d’en obtenir une image sur Terre. Le trou noir au centre de la Voie lactée, Sagittarius A∗ , possède une masse de quatre millions de masses solaires, et donc un rayon de Schwarzschild, ou de son horizon des événements, de douze millions de km. Comme il est situé à 26 000 années-lumière, on le voit sous un angle de 55 microsecondes d’arc. Le trou noir au centre de la galaxie M87 est beaucoup plus loin, cinquante-cinq millions de km, mais aussi beaucoup plus massif, environ 6 milliards de masses solaires, ce qui fait que son diamètre angulaire est de 40 microsecondes d’arc 1 . Le diamètre angulaire de leur ombre est tel que celleci peut être détectée par un réseau de radiotélescopes terrestres, en profitant des distorsions gravitationnelles qui agissent comme une lentille grossissante. L’image est agrandie par un facteur 2,5 selon le calcul de Falcke et ses collègues. Mais même en tenant compte de ces facteurs favorables, le diamètre angulaire de l’ombre ne dépassait pas une cinquantaine de microsecondes d’arc, le diamètre angulaire d’un pamplemousse posé sur la Lune vu depuis la Terre. Résoudre un tel diamètre angulaire exige un télescope qui soit environ deux mille fois plus performant que le télescope spatial Hubble. Le plus petit diamètre angulaire qu’un télescope puisse résoudre est donné par le rapport de la longueur d’onde de l’onde électromagnétique utilisée au diamètre du télescope. Que l’on double le diamètre d’une antenne parabolique, ou que l’on divise la longueur d’onde par deux, le pouvoir de résolution est doublé : le plus petit diamètre angulaire que l’on peut résoudre est divisé par deux. Et c’est là que Doeleman et ses collègues ont compris qu’ils avaient de 1
Ces chiffres tiennent compte de l’effet de lentille gravitationnelle. Sans cet effet, qui multiplie les diamètres angulaires par un facteur 2,5 environ, les chiffres seraient 20 et 14 microsecondes d’arc.
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la chance. S’ils utilisaient des ondes radio de longueur d’onde supérieure à 1,3 millimètre, leur télescope devrait avoir une antenne de diamètre supérieur à celui de la Terre, une impossibilité physique à moins d’envoyer les instruments dans l’espace. Avec des longueurs d’ondes plus courtes que 1,3 millimètre, ils obtiendraient la résolution suffisante, mais ces longueurs d’onde sont absorbées par la poussière qui enveloppe la galaxie. À la longueur d’onde magique de 1,3 millimètre, le diamètre d’un radiotélescope devrait être de l’ordre de celui de la Terre, mais pas plus. Pour atteindre cette dimension nécessaire pour capturer un trou noir, Doeleman savait comment s’y prendre. Il n’était évidemment pas question de fabriquer une antenne unique de 6 000 km ! Mais il allait utiliser les propriétés ondulatoires pour construire une antenne parabolique virtuelle qui lui permettrait d’espionner le cœur des trous noirs. Si un ensemble de télescopes détecte simultanément des ondes de même longueur d’onde émises par une même source céleste, les signaux peuvent être combinés de telle sorte que l’ensemble des télescopes se comporte comme un télescope unique dont le diamètre est égal à la distance maximale entre les divers télescopes de l’ensemble. Par exemple, si deux télescopes de quatre mètres de diamètre pointant sur une même étoile sont distants de cent mètres, ils pourront résoudre le même diamètre angulaire qu’un télescope unique de cent mètres de diamètre. Le point clé est la rotation de la Terre. Si la Terre était stationnaire, il n’y aurait aucun moyen pour que huit radiotélescopes positionnés sur les cinq continents puissent être reliés pour former un super-radiotélescope virtuel aussi grand que la planète. Doeleman suggère l’analogie suivante : imaginez que chaque observatoire est une tache argentée minuscule sur un vaste miroir parabolique et que les liens entre ces observatoires soient des fins fils d’argent sur le miroir, qui relient ces taches argentées. Les taches argentées ne couvrent qu’une infime partie de la surface du miroir. Mais, à mesure que la Terre tourne, non seulement chaque observatoire voit une partie différente du ciel, mais en plus l’orientation relative entre paires d’observatoires change. Il en résulte que chaque tache argentée balaie un arc géant et crée l’instrument de la taille de la Terre nécessaire pour construire l’image souhaitée. Les télescopes travaillant de concert utilisent les interférences entre les ondes lumineuses ou les ondes radio, le motif qui est créé lorsque deux ondes cohérentes émises par une même source se superposent, afin d’obtenir la résolution d’un instrument plus grand. Une expérience célèbre, réalisée la première fois par le physicien anglais Thomas Young en 1802, illustre cet effet d’interférences. Un faisceau lumineux émis par une source de petite taille est envoyé sur un écran dans lequel on a percé deux fentes fines parallèles, et les ondes émises par ces deux fentes se combinent et sont enregistrées sur un second écran.
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Si la crête d’une onde émise par la première fente arrive simultanément à la crête d’une onde émise par la seconde, les amplitudes des deux ondes s’ajoutent en créant une frange brillante, ce que l’on appelle une interférence constructive. Si au contraire une crête de la première onde coïncide avec un creux de la seconde, les amplitudes se retranchent et on obtient une frange sombre, ce que l’on appelle une interférence destructive. Nous avons déjà rencontré le phénomène d’interférences au chapitre précédent, dans la discussion de l’interféromètre laser de LIGO. À partir du motif de franges brillantes et sombres observées par exemple sur un écran, on peut remonter à la forme et la taille de la source qui a émis les ondes. Dans les observations conduites par Doeleman et ses collaborateurs, des paires d’antennes paraboliques jouent le rôle des fentes d’Young. Les émissions radio du disque d’accrétion d’un trou noir se propagent dans l’espace comme des ondes sphériques géantes, et lorsque le front d’onde atteint la Terre, chaque télescope détecte une partie différente du front d’onde. Les ondes radio vont atteindre certains des télescopes avant d’autres, étant donné que les différents instruments sont positionnés à des distances légèrement différentes de la source émettrice. On doit même prendre en compte la courbure de la Terre et les délais différents dus à la propagation des ondes radio dans l’atmosphère terrestre. Une fois que ces délais ont été compensés, on peut recombiner les ondes détectées par des paires de télescopes afin de construire un motif d’interférences qui va donner accès à la taille et à la forme de la source céleste. Les astrophysiciens ont mis en œuvre depuis plus de quarante ans cette technique d’utilisation des radiotélescopes, connue sous le nom d’interférométrie à base très longue, ou VLBI (Very Long Baseline Interferometry). Mais, avant Doeleman et son équipe, personne n’avait envisagé d’appliquer cette technique pour créer un télescope virtuel grand comme la Terre et sensible à des ondes radio de 1,3 millimètre. Et même personne n’avait utilisé en routine la technique du VLBI pour détecter des longueurs d’onde millimétriques, qui exigent des minutages bien plus précis et une électronique bien plus rapide que les observations habituelles faites à des longueurs d’onde plus grandes. Au départ, Doeleman dut convaincre les directeurs des plus grands radiotélescopes que ceux-ci devraient travailler de concert pour ce projet d’EHT, l’Event Horizon Telescope, le télescope de l’horizon des événements, ce qui impliquait d’observer les mêmes cibles célestes pendant plusieurs jours. Une fois l’accord des directeurs obtenu, il dut équiper les sites avec des horloges atomiques et des dispositifs d’enregistrement de données capables de stocker des millions de gigabytes d’information par jour, un taux plus élevé que celui de n’importe quelle expérience scientifique effectuée auparavant. En dix jours, ces dispositifs
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observation du trou noir supermassif au cœur de la Voie lactée
F IGURE 8.2. Le réseau mondial de radiotélescopes qui forment le Event Horizon Telescope, le télescope de l’horizon des événements.
devraient enregistrer plus de données que celles que le LHC, le grand collisionneur de protons du CERN à Genève, enregistre en huit mois. Le projet débuta en se contentant d’un nombre réduit de radiotélescopes. Pendant trois jours en avril 2007, Doeleman et ses collaborateurs recrutèrent trois observatoires, deux en Amérique du Nord et un à Hawaï, afin d’enregistrer les signaux radio émis par l’environnement immmédiat du trou noir situé au centre de la Voie lactée, Sagittarius A∗ . Trois observatoires ne sont pas suffisants pour obtenir la silhouette de ce trou noir supermassif. Mais ils l’ont été pour montrer que les radiotélescopes avaient bien identifié des ondes radio provenant d’une région dont la dimension était quatre fois celle de l’horizon des événements du trou noir, une dimension de l’ordre du diamètre de l’orbite de Mercure autour du Soleil. Auparavant, personne n’avait détecté de rayonnement émis par une région aussi proche d’un trou noir supermassif. « C’est à ce moment que nous avons compris que nous allions y arriver, que nous obtiendrions cette image », dit Doeleman, le jour suivant l’intrusion d’hommes armés dans l’observatoire au Mexique, tout en mâchonnant dans son bureau de Harvard les carottes d’un déjeuner qu’il avait lui-même préparé. Doeleman, qui a le physique d’un marathonien et fait dix ans de moins que ses cinquante et un ans, portait encore
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F IGURE 8.3. Schéma du processus complexe qui permet de combiner électroniquement les observations de plusieurs radiotélescopes répartis dans le monde afin de construire un télescope virtuel aussi grand que la Terre. Les données enregistrées aux trois sites, A, B et C, sont transmises par avion aux deux sites d’analyse et sont ensuite corrélées pour obtenir un motif d’interférences.
le short de vélo qu’il met pour aller au travail. « Nous avions préparé cela depuis un certain temps, nous y pensions tous les jours, mais voir quelque chose d’aussi petit dans le ciel, la dimension de cette silhouette, est ce qui nous a guidés ».
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Lorsque l’interférométrie est effectuée avec des télescopes utilisant de la lumière visible, les astronomes doivent combiner en temps réel les signaux enregistrés par chaque observatoire pour reconstruire l’image. Aujourd’hui il n’existe aucun moyen de stocker les signaux lumineux pour les recombiner ultérieurement 2 . Cela veut dire que la combinaison des signaux lumineux doit se faire immédiatement, sans aucun dispositif intermédiaire de stockage de l’information. Mais cela n’est pas possible avec le VLBI, l’interférométrie à très longue base, où des radiotélescopes peuvent être distants de plusieurs milliers de kilomètres. Combiner les signaux de radiotélescopes aussi éloignés exige des moyens de calcul et de stockage de l’information considérables. La quantité de données stockées est si importante qu’elle ne peut pas être transmise électroniquement, même par fibre optique. Pour stocker les signaux d’ondes radio, l’équipe de l’EHT « gèle » les signaux de chaque observatoire, en effectuant une copie numérique fidèle de toutes les ondes radio enregistrées au Chili, au Mexique, en Espagne, au Groënland, au pôle Sud, à Hawaï et en Arizona. La date d’arrivée de chaque signal doit être enregistrée avec une extrême précision. C’est une information cruciale, qui permet ensuite à des superordinateurs de déterminer la différence entre les temps d’arrivée d’un même front d’onde radio enregistré à chaque site, et la prise en compte de ces délais est indispensable pour combiner les paires de signaux et obtenir un motif d’interférences. C’est pour cette raison que l’équipe de Doeleman avait installé sur chaque site des horloges atomiques précises à une seconde près sur dix millions d’années. « Il y a des gens qui pensent qu’une bonne partie du processus scientifique consiste à se plonger dans des pensées profondes, avec à la main un crayon et du papier pour les noter à mesure qu’elles arrivent », me dit Doeleman dans son bureau. « Au contraire, ce qui m’excite intellectuellement et m’a attiré dans ce domaine, c’est que je peux aller d’un endroit à un autre et relier des fils entre eux. . . pour construire quelque chose qui ouvre une nouvelle fenêtre ». Chaque année, de nouveaux radiotélescopes se sont joints à l’aventure. En 2017, l’EHT incluait pour la première fois plus de cinquante antennes paraboliques au Chili, le réseau millimétrique/sous-millimétrique d’Atacama, ALMA (Atacama Large Millimeter/submillimeter Array). Inclure ALMA dans la collaboration était un atout majeur, améliorant d’un facteur dix les performances du dispositif. Même après avoir installé et testé tout l’équipement électronique et avoir planifié chacune des séries d’observations, l’équipe devait se confronter à un 2
En effet, la fréquence de la lumière visible est voisine de 1015 Hz, et aucune électronique ne peut suivre une telle fréquence. Au contraire, la fréquence d’une onde de 1,3 millimètre est de 230 GHz, ou 2, 3 × 1011 Hz.
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phénomène entièrement imprévisible : la météo. La vapeur d’eau dans l’atmosphère terrestre peut absorber et émettre ces mêmes ondes radio dont l’équipe dépend pour faire l’image de la silhouette de Sagittarius A∗ ou de celle du trou noir de la galaxie M87, ce qui risque de dégrader le signal. Bien que les télescopes soient situés en des lieux les plus secs possibles et souvent sur des montagnes ou des hauts plateaux désertiques, la neige, la pluie et les nuages sont susceptibles de perturber les observations. En avril 2018, l’équipe de Doeleman devait choisir les cinq jours les plus favorables dans une fenêtre de dix jours pour obtenir les enregistrements souhaités, en prenant des décisions au jour le jour. C’était exactement la situation à laquelle elle avait été confrontée en avril 2017, lors de la précédente série d’observations. Sur un immense tableau du bureau de Doeleman, l’équipe inscrivait heure par heure le temps de la journée et les prévisions météorologiques pour chacun des sites, étant donné que ces prévisions devaient être favorables pour le maximum de sites. Chaque observatoire avait sa colonne : le télescope sous-millimétrique en Arizona, le réseau sous-millimétrique et le télescope James Clerk Maxwell à Hawaï, le télescope de trente mètres de l’IRAM à Pico Veleta en Espagne, le télescope du pôle Sud, les réseaux APEX et ALMA au Chili, le télescope du Groënland et le grand télescope millimétrique au Mexique. Le jour suivant l’incident impliquant des hommes armés au Mexique, le télescope correspondant fut mis hors circuit. Typiquement, l’équipe prenait la décision de déclencher ou non le processus d’observation vers deux heures du matin, heure de New York. Même avant que les astronomes dans les différents observatoires eussent confirmé par téléphone, courriel ou vidéoconférence qu’ils étaient prêts pour les observations, l’équipe réunie dans le bureau de Doeleman examinait les cartes météo. Les astronomes des différents observatoires appelaient au téléphone, donnant le « τ » (tau) de leur site, un nombre qui, dans le jargon des astrophysiciens, mesure l’opacité de l’atmosphère. Un τ plus petit que un veut dire qu’il y a relativement peu de vapeur d’eau absorbant les ondes radio dans l’atmosphère, un τ plus grand que trois est synomyme de gros ennuis pour l’observation. Ce jour d’avril, le temps n’était pas parfait et l’équipe avait déjà pratiquement décidé que le Pico Veleta était hors course, mais elle savait aussi que les conditions météo allaient se dégrader sur les deux sites de Hawaï le week-end suivant, qui correspondait à la dernière fenêtre d’observation de l’année pour ces sites. Après avoir avalé une barre chocolatée, Doeleman prit sa décison : l’EHT allait observer cette nuit–là. Les observations se passèrent bien, mais les jours suivants apportèrent leur lot d’ennuis. Bien que les télescopes du Chili eussent bénéficié d’un temps clair, APEX et ALMA eurent tous les deux des problèmes techniques. ALMA fut
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victime d’une panne électrique qui ne fut réparée qu’au bout de deux heures, et un des instruments d’APEX tomba en panne, ce qui le mit hors circuit pendant toute la période critique. Après chaque saison d’observations, les données stockées à chacun des sites, qui représentent un volume de données équivalent à celui que pourrait stocker un ensemble de dix mille ordinateurs personnels, sont envoyées par avion aux centres de traitement des données de l’EHT, le télescope de l’horizon des événements. Les deux sites sont situés à l’Observatoire Haystack du Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston aux États-Unis, et à l’Institut Max Planck pour la radioastronomie à Bonn en Allemagne. Chaque année, Doeleman doit attendre patiemment la fin du rigoureux hiver de l’Antarctique pour qu’un avion puisse décoller et récupérer en toute sécurité les données du télescope du pôle Sud. À chacun des deux sites de traitement des données, des superordinateurs recherchent les paires de signaux qui sont combinés pour construire le processus d’interférences, provenant d’ondes radio toutes issues au même instant de l’environnement du trou noir, mais qui sont arrivées avec un décalage temporel sur des télescopes différents. Chaque paire de signaux va former un motif d’interférences, et l’analyse de l’ensemble de ces motifs va permettre de remonter à la forme de l’ombre du trou noir. À partir des données de 2017 qu’il avait déjà en main, Doeleman savait que son équipe avait obtenu des franges d’interférences dans l’observation de cibles célestes, en fait des quasars très lumineux, ce qui avait permis de calibrer ses appareils. C’était de bon augure pour l’obtention de franges d’interférences dans les signaux en provenance du trou noir, et de fait les données de 2017 se révélèrent cruciales pour construire la première image de l’horizon des événements d’un trou noir en 2019. Cette image publiée le 10 avril 2019 est celle du trou noir de six milliards de masses solaires au centre de la galaxie géante M87, et non celle du trou noir de notre galaxie, beaucoup plus difficile à obtenir et que l’on attend encore au moment de la publication de cette traduction. Cela s’est produit exactement un siècle après que des astronomes eurent bataillé pour mesurer la déviation d’un rayon lumineux par la gravitation exercée par le Soleil. Maintenant les chercheurs ont enregistré la courbure des rayons lumineux à deux pas de l’horizon des événements d’un trou noir, un exploit qui a marqué le commencement d’un nouveau siècle de découvertes, un siècle où des images fantomatiques ne vont pas seulement permettre de sonder la nature de l’espace-temps aux environs des objets les plus étranges du cosmos, mais un siècle qui continuera aussi à explorer la façon dont la théorie d’Einstein de la gravitation rend compte avec toujours plus de précision des mécanismes à l’œuvre dans l’Univers.
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8.1
Plongée en eaux profondes : une illustration des trous noirs
Ayant grandi dans une petite ville du sud de la France, Jean-Pierre Luminet a disposé de beaucoup de temps pour dessiner, peindre et écrire. Utilisant la peinture à l’huile, le pastel et le fusain, il a créé des portraits de compositeurs célèbres comme Liszt et Chopin ou de scientifiques de renom comme Newton. Mais, à l’âge de quinze ans, les penchants artistiques de Luminet prirent un virage en épingle à cheveux lorsqu’il découvrit les illusions optiques inspirées des mathématiques dans les dessins de l’artiste hollandais M. C. Escher et les figures géométriques absurdes du physicien britannique Roger Penrose. Des dessins comme l’escalier d’Escher semblent à la fois monter et descendre, et les triangles de Penrose dont la perspective change semblent défier les lois de Newton de la gravitation. Ces dessins ont captivé l’imagination de Luminet, qui a commencé à esquisser des architectures impossibles et des perspectives absurdes. Ces dessins se sont révélés le prélude à sa carrière scientifique. Alors qu’il étudiait la physique à l’université de Marseille dans les années 1970, Luminet eut l’occcasion de lire un exposé de la théorie d’Einstein de la relativité générale et se lança dans l’étude des mathématiques sous-jacentes. Après une thèse portant sur des aspects très théoriques de la relativité générale, et ayant rejoint l’Observatoire de Paris-Meudon en 1978, il suivit l’avis de son directeur de thèse et entreprit l’étude d’un problème plus pratique qui testerait à la fois ses connaissances scientifiques et ses aptitudes graphiques : à quoi pourrait bien ressembler le disque d’accrétion, la plaque de matière qui tournoie autour d’un trou noir et qui l’emmaillote ? Les images typiques des trous noirs que l’on pouvait trouver dans les journaux grand public étaient familières à Luminet : une sphère sombre flottant dans un tourbillon de gaz incandescent. Pour dessiner une image plus réaliste, il allait devoir tracer le chemin suivi par les rayons lumineux guidés par les distorsions de l’espace-temps autour du trou noir. Les premières tentatives de s’attaquer sérieusement à ce problème dataient en fait d’un peu plus tôt : quelques années auparavant, en 1972, le physicien James Bardeen avait calculé la trajectoire que suivrait un rayon lumineux autour d’un trou noir en rotation. Peu de temps après, Bardeen et un de ses anciens étudiants, C. T. Cunningham, publièrent la première image d’un trou noir encerclé par une source de lumière ponctuelle et dessinèrent ce que verrait un observateur éloigné. Cette image révélait que la courbure des rayons lumineux imprimée par la gravitation du trou noir mettrait en évidence la totalité de l’orbite, même la partie qui se trouvait derrière le trou noir.
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F IGURE 8.4. Le croquis fait à la main par J.-P. Luminet en 1979 de la région qui se trouve juste au-delà de l’horizon des événements d’un trou noir, fondé sur des simulations utilisant un ordinateur primitif des années 1960. Le résultat soutient la comparaison avec ceux de simulations effectuées récemment avec des ordinateurs des milliards de fois plus puissants.
Afin de simuler en détail l’apparence d’un trou noir stationnaire entouré par un fin disque d’accrétion, Luminet dut avoir recours à une simulation numérique. Mais avant de se lancer dans les calculs, il utilisa des arguments géométriques pour avoir une première idée de ce à quoi il pouvait s’attendre. La situation, comprit Luminet, était fondamentalement différente de celle d’un autre disque d’accrétion célèbre, celui des anneaux de Saturne composés de glace et de poussière. À tout instant, la partie de ces anneaux qui passe derrière Saturne est invisible. Mais autour d’un trou noir, la distorsion de l’espace-temps oblige les rayons lumineux qui passent derrière le trou noir à se courber et à revenir sur le devant de la scène, en révélant la totalité du disque. Encore plus surprenant est le fait que la partie basse du disque, en mouvement vers le bas et s’éloignant de l’observateur, est redirigée vers le haut, de sorte que la partie inférieure et la partie supérieure du disque sont simultanément visibles. Luminet était maintenant prêt à écrire le programme de simulation. À l’Observatoire de Paris-Meudon, il utilisait un ordinateur primitif pour les standards actuels, un IBM 7040 construit dans les années 1960, qui fonctionnait avec des cartes perforées et dont la puissance de calcul était largement inférieure à celle d’un smartphone d’aujourd’hui. Comme il ne disposait pas d’un logiciel de dessin, il traçait directement l’image finale à la main à partir des résultats numériques, en se servant d’encre de Chine noire. Aux endroits où la simulation lui indiquait une concentration de rayons lumineux, il criblait son papier d’une plus grande densité de taches noires.
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Son dessin révélait un halo dont un des côtés était plus brillant que l’autre. Cette différence de luminosité a pour origine la rotation du gaz dans la partie interne du disque d’accrétion, qui atteint des vitesses proches de celle de la lumière. Juste comme la sirène d’une ambulance est perçue comme plus aiguë quand l’ambulance se rapproche et plus grave quand elle s’éloigne, un phénomène appelé effet Doppler, la fréquence observée de la lumière émise par des objets en mouvement est modifiée : sa fréquence mesurée est plus grande si l’objet se rapproche (décalage vers le bleu), et plus petite s’il s’éloigne (décalage vers le rouge). À tout instant on peut diviser le disque d’accrétion en deux : une partie qui tourne en se rapprochant de l’observateur et une partie qui s’en éloigne. La lumière émise par la partie qui se rappproche est décalée vers les longueurs d’onde bleues, plus courtes, et la lumière émise par la partie qui s’éloigne est décalée vers les longueurs d’onde rouges, plus longues. La rotation rapide a un deuxième effet : elle concentre la lumière dans la direction du mouvement du gaz en orbite, de sorte que certaines régions du halo sont plus brillantes que d’autres. Au fil des ans, d’autres astrophysiciens ont effectué des simulations plus précises avec des ordinateurs plus performants. Par exemple, le physicien Kip Thorne, que nous avons déjà rencontré au chapitre précédent, a effectué en 2014 une simulation détaillée pour le film Interstellar. Il est remarquable que ses images soient très fidèles à celles du dessin de Luminet une trentaine d’années auparavant, bien que Thorne ait décidé de ne pas montrer la luminosité variable du halo, en pensant que cela pourrait désorienter les spectateurs.
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Index A accélération 10-16, 18, 20 accélération de la pesanteur 12, 20 accrétion 140-142, 144, 150-152 AdS : Anti de Sitter 100, 106, 110 âge de l’Univers 84, 103 Andromède (nébuleuse d’) 66, 67 année-lumière 4 ALMA (réseau de télescopes à Atacama) 12, 147, 148
B Big Bang 65, 70, 71, 74, 75, 81, 84, 133, 153 bit 99, 103, bit quantique 102-105
C Caltech (California Institute of Technology, Pasadena) 102 céphéide 66, 67, 74 CFT (Théorie des champs conforme) 100 CMB (fond diffus cosmologique) 71-75, 84, 126, 133 champ de gravitation 11 chandelle standard 125
chute libre 11, 13, 24, 28, 81, 86, 88, 111, 112, 126 code correcteur d’erreurs quantique 93-112, 153, 156 complexité algorithmique 106-107 constante cosmologique 64, 68, 69, 73, 75 constante de gravitation 12, 78, 98 constante de Hubble 68, 75 coordonnée 18 cosmologie 63, 65, 74, 153 courbure 14, 19, 25-28, 32, 34-36 courbure de la lumiére 53 covariance généralisée 28, 34, 35
D décalage vers le rouge 68, 85, 89, 125 déviation de la lumière 46, 55, 57, 61, 63, 82 diagramme d’espace-temps 18 disque d’accrétion 140-142, 144, 150-152 dualité AdS-CFT 100
E éclipse de Soleil 14, 47 effet Doppler 66, 152 effondrement gravitationnel 78-81, 88 EHT (télescope de l’horizon des événements) 1-4, 144, 145, 149
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électromagnétisme 7, 134, 135 énergie sombre 75, 84, 85, 126 entraî nement du référentiel 90, 91 entropie 98, 99 entropie d’un trou noir 99 EPR (Einstein, Podolsky, Rosen) 97, 101 équation d’Einstein 41, 42, 74 ER (Einstein-Rosen) 101 ESA (Agence spatiale européenne) 84 ESO (Observatoire austral européen) 124 espace courbe 23 espace-temps 1-3, 10, 11, 13, 16-19, 23-27, 34, 35, 38-42 éther 8 état quantique intriqué 104 étoile à neutrons 80, 88, 89, 121, 126, 127 événement 1-4, 18, 27, 39 expansion de l’Univers 64, 68, 71, 74, 84, 125, 126
F fond diffus cosmologique 72-75, 133 force 10-12, 20, 21 force de gravitation 11 forces de marée 126
G galaxie 2-4, 39, 66-68 géométrie différentielle 27 géodésique 24, 25, 26, 90, 91 géométrie euclidienne 29, 30, 32 géométrie hyperbolique 31, 32 gravitation 1-4, 10-16, 19-21, 23-27, 34-39, 44, 47, 50, 56-59, 63, 64, 71, 72, 74, 75
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gravitation faible 38, 44, 77 gravitation quantique 93
H Hertz (Hz) 118 hologramme 97-99 horizon des événements 4, 81, 99, 145
I IAS (Institute for Advanced Study, Princeton) 99 inflation 73, 75, 132, 133 interférence constructive 144 interférence destructive 129, 144 intervalle d’espace-temps 17-19 intrication quantique 96
L lentille gravitationnelle 83, 142 ligne d’univers 18, 19 LIGO (détecteur interférométrique, USA) 116 LISA (détecteur interférométrique dans l’espace) 132 lois de Newton 11, 12, 25, 135, 150 luminosité 3, 66, 67, 74, 82, 125, 152 luminosité intrinsèque 67
M masse de Chandrasekhar 79 masse gravitationnelle 13, 20, 21 masse inertielle 12, 20, 21 matière sombre 3, 71-73, 75, 84, 85, 117
Index
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mécanique quantique 108-110, 112 métrique de Friedmann-Lemaître 65 métrique de Minkowski 25, 40 métrique de Schwarzschild 78 MIT (Massachusetts Institute of Technology) 149
N naine blanche 79, 88 non–localité 104
O observateur 6-11, 14, 16-19 onde électromagnétique 7, 134, 142 onde gravitationnelle 116, 117, 122, 129-132, 136 ordinateur quantique 102-104
R radian 122 rayon de Schwarzschild 78, 81, 98, 99, 122, 142 rayonnement électromagnétique 117 rayonnement de Hawking 109, 111, 112 relativité de Galilée 20 relativité générale 1-4, 20, 25, 27, 32, 38, 39 relativité restreinte 10 retard Shapiro 85
S Sagittarius A∗ 4, 142, 145, 148 seconde d’arc 27, 45, 55-57, 59, 82 supernova 74, 124
P paradoxe de Langevin 10 paradoxe de l’information 99, 108, 109 périhélie 26, 27, 37, 38, 63, 85 polarisation 116, 123, 133 pont d’Einstein-Rosen 101, 136 postulat d’Euclide 30 principe cosmologique 65 principe d’équivalence 12-15, 20, 21, 35, 37, 86-89, 91, 111 principe de relativité 6, 7 principe de superposition 87, 91 principe holographique 97-99, 108 pulsar 85, 88, 137, 138
Q quasar 83, 85, 120, 122, 149, 153 qubit 102-105 UN SIÈCLE DE GRAVITATION
T temps 1-5, 8-20, 23-27, 29, 34-42 temps propre 10, 25, 136 tenseur 34, 38, 39, 41, 42, 105, 106 tenseur énergie-impulsion 41 tenseur de courbure 41 tenseur de Riemann 34 tenseur métrique 41 théorème de Pythagore 9, 17, 30, 32, 39, 40 théorie des champs conforme 100 théorie des cordes 105 trou noir 1, 3, 25, 39, 59, 78, 80, 81, 116 trou de ver 100-102, 112 trou noir stellaire 132 trou noir supermassif 120, 132 161
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V Virgo (détecteur interférométrique, Pise) 13, 19, 85, 121, 122, 131 vitesse de la lumière 7-9, 15, 18, 25
162
vitesse uniforme 8, 10, 17, 18 VLBI (interférométrie à très longue base) 144, 147 VLT (Very Large Telescope, Chili) 124 Voie lactée 66, 89, 96, 120, 128
Index