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Fatiha Idmhand est actuellement Maître de Conférences (HDR) à l’Université Littoral Côte d’Opale. Spécialiste de littérature et culture du Río de la Plata, elle a travaillé sur les exils trans-atlantiques (espagnols en Amérique et américains en Europe) et sur les écritures sous contrainte. Elle travaille notamment sur les manuscrits des écrivains et s’est spécialisée en génétique textuelle. Norah Giraldi-Dei Cas est Professeur Émérite de littérature de l’Amérique latine à l’Université de Lille. Spécialiste de la culture du Río de la Plata contemporaine, elle a publié des travaux sur les formes et représentations de l’altérité (sujet migrant, différence, conflit) ainsi que sur des questions théoriques sur les imaginaires littéraires en devenir. ISBN 978-2-87574-250-6
P.I.E. Peter Lang Bruxelles
Théâtre contemporain dans les Amériques C. Chantraine Braillon, F. Idmhand et N. Giraldi-Dei Cas (dir.)
Cécile Chantraine Braillon est Maître de Conférences à l’Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis (Lille Nord de France) et spécialiste de littérature latinoaméricaine. Ses travaux portent principalement sur le théâtre du Río de la Plata, la dramaturgie sous contrainte, le drame mythologique et les avant-gardes historiques.
Cécile Chantraine Braillon, Fatiha Idmhand et Norah Giraldi-Dei Cas (dir.)
Théâtre contemporain dans les Amériques Une scène sous la contrainte
Trans-Atlántico Literaturas
P.I.E. Peter Lang
Penser le théâtre produit sur tout le continent américain, c’est aller au-delà de la distinction artificielle entre Amérique latine d’une part et Amérique principalement anglophone de l’autre, et l’envisager dans son extrême diversité. En retraçant le parcours de la production théâtrale des Amériques, depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours, cet ouvrage dégage quelques-unes des lignes de forces qui le traversent, depuis les contraintes d’écriture et de création liées aux conjonctures difficiles qui ont marqué le continent jusqu’à l’engagement irrémédiable de la scène contemporaine américaine sur la voie de la mondialisation des Arts. Les travaux réunis ici montrent notamment de quelles manières auteurs et praticiens de théâtre américains ont adopté des stratégies dramatiques particulières pour dénoncer les injustices et les désastres perpétrés sur leur territoire. Ils analysent également la façon dont le théâtre des Amériques réussit à s’adapter aux exigences pragmatiques propres au genre et à l’évolution constante des pratiques théâtrales en proposant des formes dramatiques originales et en donnant une tonalité inédite au jeu des corps.
P.I.E. Peter Lang www.peterlang.com
P.I.E. Peter Lang
Fatiha Idmhand est actuellement Maître de Conférences (HDR) à l’Université Littoral Côte d’Opale. Spécialiste de littérature et culture du Río de la Plata, elle a travaillé sur les exils trans-atlantiques (espagnols en Amérique et américains en Europe) et sur les écritures sous contrainte. Elle travaille notamment sur les manuscrits des écrivains et s’est spécialisée en génétique textuelle. Norah Giraldi-Dei Cas est Professeur Émérite de littérature de l’Amérique latine à l’Université de Lille. Spécialiste de la culture du Río de la Plata contemporaine, elle a publié des travaux sur les formes et représentations de l’altérité (sujet migrant, différence, conflit) ainsi que sur des questions théoriques sur les imaginaires littéraires en devenir.
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Cécile Chantraine Braillon est Maître de Conférences à l’Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis (Lille Nord de France) et spécialiste de littérature latinoaméricaine. Ses travaux portent principalement sur le théâtre du Río de la Plata, la dramaturgie sous contrainte, le drame mythologique et les avant-gardes historiques.
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Trans-Atlántico Literaturas
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Penser le théâtre produit sur tout le continent américain, c’est aller au-delà de la distinction artificielle entre Amérique latine d’une part et Amérique principalement anglophone de l’autre, et l’envisager dans son extrême diversité. En retraçant le parcours de la production théâtrale des Amériques, depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours, cet ouvrage dégage quelques-unes des lignes de forces qui le traversent, depuis les contraintes d’écriture et de création liées aux conjonctures difficiles qui ont marqué le continent jusqu’à l’engagement irrémédiable de la scène contemporaine américaine sur la voie de la mondialisation des Arts. Les travaux réunis ici montrent notamment de quelles manières auteurs et praticiens de théâtre américains ont adopté des stratégies dramatiques particulières pour dénoncer les injustices et les désastres perpétrés sur leur territoire. Ils analysent également la façon dont le théâtre des Amériques réussit à s’adapter aux exigences pragmatiques propres au genre et à l’évolution constante des pratiques théâtrales en proposant des formes dramatiques originales et en donnant une tonalité inédite au jeu des corps.
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Théâtre contemporain dans les Amériques Une scène sous la contrainte
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Théâtre contemporain dans les Amériques Une scène sous la contrainte
Trans-Atlántico Trans-Atlantique Vol. 10
Publié avec le soutien du Centre d’Études en Civilisations, Langues & Lettres Étrangères (CECILLE - EA 4074) et de l’Agence Nationale de la Recherche (Programme JCJC CHispa ANR-13-JSH3-0006).
Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite. Tous droits réservés.
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P.I.E. PETER LANG s.a. Bruxelles, 2015 1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique www.peterlang.com ; [email protected]
Imprimé en Allemagne
Éditions scientifiques internationales
ISSN 2033-6861 ISBN 978-2-87574-250-6 eISBN 978-3-0352-6515-6 D/2015/5678/12 Information bibliographique publiée par « Die Deutsche NationalBibliothek ». « Die Deutsche NationalBibliothek » répertorie cette publication dans la « Deutsche Nationalbibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur le site .
Table Avant-propos................................................................................................9 Première partie. Mettre en scène les tourments du continent Le ‘Teatro Negro’ d’Antonio Callado (1917-1997) : les objets comme stratégie dramatique de reconnaissance du Noir au Brésil................................................................................... 19 Marie-Noëlle Ciccia La femme dans le théâtre de Florencio Sánchez : de la soumission à la rébellion, autopsie d’une société sclérosée pour un changement des mentalités.................................................... 31 Anne Gimbert Le théâtre uruguayen face à la violence : depuis l’État totalitaire des années 1970 et 1980 à l’imposition d’un sujet a-critique des premières années du XXIe siècle........................ 63 Roger Mirza Théâtre, dictature et « teatristas » en Argentine.............................. 75 Stéphanie Urdician Deuxième partie. Explorer les contraintes du genre Dramaturgies textuelles et / ou scéniques qui remettent en question le « modèle hégémonique ». Quelques exemples européens et latino-américains (XXe et XXIe siècles)........................ 95 Osvaldo Obregón La voix, le silence, l’écho et la métaphore : l’imaginaire musical dans la pièce de théâtre Orfeo de Carlos Denis Molina.............................................................117 Damia Almeida Álvarez Le théâtre de Carlos Liscano : une écriture contrainte...................141 Maria H. Ferraro Osorio 7
L’écriture dramatique contemporaine aux États-Unis sous la contrainte des previews.......................................................... 157 Sophie Proust L’enclos de l’éléphant d’Étienne Lepage : sortir des contraintes, écrire pour toutes les scènes possibles......................... 169 Pauline Bouchet Troisième partie. R éunir des corps au théâtre L’École des Spectateurs de Buenos Aires (2011-2013) : un laboratoire d’(auto)perception théâtrale..................................... 185 Jorge Dubatti Carlos Rehermann vs Sandra Massera : donner corps au texte de théâtre............................................................................... 193 Cécile Chantraine Braillon Performance et mouvements sociaux au Chili : l’écriture du corps dans la rue et son effacement.............................211 Karen Veloso Narcorpographie, une cartographie du corps dans le trafic de drogues au Mexique................................................ 221 Scheherazade Zambrano Orozco
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Avant-propos Penser le théâtre – ou la littérature – à l’échelle de tout le continent américain, c’est tenter de dépasser les limites qui s’imposent trop souvent aux chercheurs habitués à travailler sur l’une ou l’autre de ses aires culturelles : sur une Amérique « latine », majoritairement hispanique d’une part, et sur une Amérique « du Nord », principalement anglophone de l’autre. La frontière qui les sépare, bien qu’elle incarne à l’heure actuelle une réalité politique et stratégique âprement défendue, permet, lorsque l’on s’en affranchit, d’élargir la perspective et de percevoir les phénomènes culturels autrement ; en opérant un tel décloisonnement, ils acquièrent une historicité nouvelle qui laisse apparaître des points de ressemblance, des rapports d’influence et aussi des zones d’achoppement, qu’ils aient vu le jour dans des endroits voisins ou éloignés du continent. Comme le souligne Nicole Lapierre, la frontière n’est alors plus seulement ligne de partage créant des identités distinctes, mais également lieu de passage de populations, de messages et de modes de pensée et ce, quel que soit le degré de clôture et d’ouverture imposé par un régime politique ou par, tout simplement, la nature1. Cet élargissement de la perspective constitue en réalité une démarche innovante qui a été entreprise par le laboratoire CECILLE (Centre d’études en civilisations, langues et littératures étrangères) de l’Université Lille 3, avec la création de l’axe de recherche « Les Amériques » en 2006, qui regroupe et accueille régulièrement des chercheurs travaillant sur l’Amérique latine, les États-Unis et le Canada. Ces derniers se sont proposés de mener une réflexion sur les spécificités des identités américaines (puisqu’elles sont des conséquences directes de l’existence des frontières artificielles ou naturelles) selon une approche comparatiste et interculturelle qui met en lumière les similitudes, parallèles et dissemblances entre les objets culturels produits dans les Amériques. Plusieurs pistes de recherche ont ainsi été explorées en suivant ce même fil conducteur, celui de la mobilité des pratiques culturelles, notamment 1
La sociologue Nicole Lapierre explicite, dans son ouvrage, Pensons ailleurs, la notion de limite et de frontière à partir des réflexions de deux « border sociologists », Georg Simmel (1909-1993) et Arnold Van Gennep (1909-1969) : « Puis la discussion s’engage sur cette forme particulière de passage qu’est la frontière. Une limite arbitraire, une limite de partage tracée par l’homme et sujette à variations historiques et politiques, sur ce point ils sont bien d’accord. ». Voir Lapierre, N., Pensons ailleurs, Paris, Folio Essais, 2004, p. 65.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
lors du cycle de journées d’études intitulé « Le théâtre sous la contrainte » organisé à Lille 3 de 2009 à 20122. Ces rencontres ont réuni les principaux chercheurs de l’université française, ainsi que des spécialistes internationaux du même domaine, qui travaillent sur le genre dramatique produit sur tout le continent américain. Elles ont été l’occasion, dans le respect de la ligne comparatiste tracée par l’axe « Les Amériques », de dépasser certaines prémisses persistantes sur la question, et d’ouvrir le champ de recherche à de nouvelles analyses possibles. Au théâtre, la notion de « contrainte » est communément admise, et à juste titre à fortiori, pour désigner les œuvres dramatiques latinoaméricaines qui ont été écrites et produites dans des contextes difficiles, de conflits ou de dictatures. La contrainte serait donc, d’abord, l’adaptation de la création d’un dramaturge (ou d’une compagnie) à une conjoncture sociale ou politique qui n’est alors que peu, ou guère, propice à l’avènement de cette première. C’est ce dont témoignent les Actes du colloque international qui s’est tenu à Aix-en-Provence, les 4 et 5 décembre 1985, et qui illustrent cet aspect à travers de nombreux exemples tirés des théâtres brésilien, hispano-américain et chicano contemporains3. Ce premier constat a été, bien sûr, régulièrement étayé et confirmé par d’autres travaux plus récents ; il peut également être appliqué au théâtre étasunien et, précisément, à celui de Tennessee Williams ou d’Edward Albee qui, au travers de destins de personnages cassés, marginaux ou en rupture, ont réussi à exposer les problèmes de la société étasunienne de leur époque, malgré le puritanisme et le conformisme ambiants. Néanmoins, les différents changements politiques ou sociaux survenus depuis, remettent en question une telle définition puisque le retour progressif à la démocratie, dans de nombreux pays d’Amérique latine, dans le Cône Sud notamment, à partir de la seconde moitié des années 1980, a levé un certain nombre d’interdits et restreint la censure de façon notoire, contribuant, naturellement, à libérer l’expression. Le théâtre s’est alors orienté vers des formes plus nombreuses ou plus directes telles que la performance ou encore le happening comme c’est le cas, par exemple, du collectif La organización negra qui, dans la période de la 2
La première session de ces journées d’études intitulé « Le théâtre sous la contrainte » a eu lieu les 19 et 20 octobre 2009 ; la seconde « la dramaturgie et ses exigences pragmatiques », le 9 décembre 2011 et la troisième « Théâtre et conflit dans les Amériques », le 11 mai 2012. 3 Outre les travaux sur le théâtre latino-américain, les Actes publiées du colloque international Le théâtre sous la contrainte comporte des études portant sur les théâtres espagnol et portugais. Voir Le théâtre sous la contrainte, Actes du colloque international réalisé à Aix-en-Provence les 4 et 5 décembre 1985, Aix-en Provence, Université de Provence, centres de recherches latino-américaines et luso-afrobrésiliennes, 1988, 264 p.
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Avant-propos
post-dictature en Argentine, réalisait des « scènes commandos » dans les rues de Buenos Aires simulant sans détours fusillades et/ou attentats pour rappeler l’horreur des violences commises par le régime militaire. De même, avec l’accélération du phénomène de la mondialisation à la fois économique et culturelle qui a inexorablement renforcé la mobilité des individus, et l’émergence des nouvelles technologies, principalement d’Internet, le processus de transmission des idées a été précipité et a dessiné une forme toujours plus hétérogène et migrante de l’identité. Qu’il soit sédentaire ou parfois nomade, l’artiste d’aujourd’hui est devenu un radicant 4, tel une plante qui propage ses racines partout et qui en génère de nouvelles en permanence. L’artiste radicant est investi de sources d’inspiration inépuisables, immédiatement accessibles depuis l’écran de son ordinateur, et d’un éventail de communications possibles, directes ou virtuelles, avec son public. Recherchant la singularité ou non, son œuvre transcende donc, malgré elle et de façon inéluctable, toute appartenance à un lieu précis et à une communauté spécifique. Le théâtre du continent américain ne peut évidemment pas échapper à cet effet de la globalisation progressive et le phénomène est d’ailleurs éclatant de vérité dans le travail de Rodrigo García dont les œuvres dramatiques, bien qu’écrites en langue espagnole, dépassent les frontières du pays d’origine de leur auteur, l’Argentine, et intègrent des références « parlantes » pour tout spectateur issu du monde global. Il en est de même avec la génération actuelle de dramaturges québécois, tels que Geneviève Billette, Etienne Lepage, Evelyne de la Chenelière ou encore Olivier Choinière, dont les pièces évoquent des aspects liés à la place de l’individu dans une société post-industrielle centrée sur le profit et marquée par les dérives de l’information et la détérioration des relations humaines. L’une des conséquences de la récente évolution technologique qui caractérise la société occidentale est bien sûr l’intégration progressive et quasi systématique de l’outil numérique sur, et en dehors, de la scène favorisant à la fois l’impression d’hybridité générique, l’idée d’une transgression des codes et l’impression d’une infinité de créations possibles. Car même si le théâtre doit, depuis toujours, son existence à l’interdisciplinarité entre un dramaturge et différents praticiens, les œuvres post-dramatiques accentuent le phénomène et s’offrent au public dans un aspect protéiforme lui imposant de cette façon une perception synchronique. Elles associent des pratiques institutionnalisées (jeu des acteurs, mise en scène, scénographie etc.) à d’autres disciplines artistiques, nouvelles ou non (performance, danse, musique, peinture, sculpture, vidéo et création numérique), dans une stratégie de déstabilisation du 4
Voir Bourriaud, N., Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, collection « Médiations », 250 p.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
spectateur5. Ainsi, le théâtre revendique désormais son statut d’événement et moins celui de représentation, non seulement en tant qu’actions agissant sur la réalité du spectateur mais également comme moment éphémère impossible à reconduire. Cette tendance est tout à fait visible, dans le théâtre contemporain du continent américain, chez l’auteur uruguayen Roberto Suárez qui, dans sa dernière création, Bienvenido a casa (2013), prétend pointer du doigt le caractère ouvert, multiple et relatif de la perception du spectateur. En effet, pour cette pièce, le public devait assister deux fois à la même représentation mais à un jour d’intervalle et depuis un endroit différent : le premier jour, il était installé de façon conventionnelle face à la scène tandis que le second, il était placé dans un espace qu’il peut d’abord supposer être les coulisses avant de comprendre qu’il s’agit sans doute du lieu d’un autre drame. Mettre en place un tel dispositif est tout à fait contraignant pour les comédiens, qui accomplissent une incroyable performance d’acteur en jouant, pour ainsi dire, deux pièces en même temps. Cela peut l’être également pour les spectateurs qui se rendent, certes de leur plein gré, deux fois au théâtre et doivent bloquer deux soirées consécutives de leur quotidien. On peut alors légitimement se demander ce qui prévaut aujourd’hui à la conception d’un théâtre si sophistiqué et percutant. Le nouveau théâtre ne se laisserait-il pas guider, petit à petit, comme la plupart des domaines artistiques, à une exigence croissante de sensation et d’innovation de la part du public ? Il semble ainsi certain qu’à l’heure actuelle, la notion de contrainte appliquée au théâtre du continent américain ne peut plus se définir uniquement, en fonction de contextes difficiles extérieurs à l’œuvre tels que les régimes oppressifs, les dictatures ou encore les situations de discrimination, propres à la région. Elle renvoie désormais à d’autres types d’exigence et de nécessité qui sont étroitement liés au phénomène de mondialisation accélérée de ces dernières années et à l’évolution véloce de la société occidentale (et des arts) qui en découle. Les contributions présentes dans cet ouvrage reflètent cette mutation progressive des contraintes qui s’imposent aux œuvres dramatiques écrites et créées sur le continent américain depuis le début du siècle passé. Pour témoigner de cette évolution, il est donc logique que la première partie soit consacrée à l’impact que des conjonctures pénibles et compliquées ont pu avoir sur le théâtre des différents pays américains, tant au niveau des thématiques abordées dans les pièces qu’au niveau de la conception de ces dernières. De ce fait, les deux premières contributions 5
Hans-Thies Lehmann, dans son ouvrage Le théâtre post-dramatique, parle de « stratégie perturbatrice du retrait de la synthèse » pour caractériser un des effets de réception du théâtre contemporain sur les spectateurs. Voir Lehmann, H.-T., Le théâtre post-dramatique, Paris, L’arche, 2002, p. 131.
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Avant-propos
s’intéressent à des phénomènes de discrimination. Marie-Noëlle Ciccia d’abord, montre comment le théâtre d’Antonio Callado a modestement contribué à proposer, dans les années 1940, une version de l’histoire et de la culture du Brésil à partir du point de vue de la population noire et par la mise en scène de destins de personnages afro-brésiliens. Une symbolique forte des objets présents sur scène permet d’incarner, dans un premier temps, l’oppression subie par les Noirs puis leur possible libération. Le thème de la subordination est également présent dans l’œuvre dramatique de Florencio Sánchez comme le démontre ensuite Anne Gimbert : il s’agit de celle endurée par les femmes dans la société du Río de la Plata, alors orchestrée par les hommes, au début du XXe siècle. Principalement située au sein de la cellule familiale érigée en modèle social, l’action de la majorité de ses pièces cristallise les différentes contraintes auxquelles est exposée la gent féminine de l’époque : le conformisme, la violence conjugale, l’obscurantisme, l’adultère, la haine, la pauvreté et la prostitution. Les contributions de Roger Mirza et de Stéphanie Urdician reviennent, quant à elles, sur les conditions de création de pièces de théâtre lorsqu’elles sont élaborées dans des contextes particulièrement difficiles, et notamment au cours des dernières dictatures en Uruguay et en Argentine dans les années 1970. Roger Mirza s’attache à retracer le parcours de la scène uruguayenne, depuis son tragique recul sous le régime militaire à sa progressive renaissance avec le retour à la démocratie à partir de 1984. Si à partir du coup d’État de 1973, les artistes de théâtre uruguayens ont recours à un langage à demi-mots, codé, pour dénoncer les horreurs commises par la junte, c’est la reconstitution d’expériences individuelles et intimes qui caractérisent les œuvres postérieures à la dictature, dans l’idée de rejeter tout discours unique. Stéphanie Urdician propose une analyse panoramique similaire en examinant les différentes mutations du théâtre argentin à partir des années 1960 jusqu’à nos jours. Elle revient d’abord sur l’œuvre gambarienne en tant que paradigme d’un théâtre contraint à l’usage d’un langage oblique et détourné, en raison de la censure. Conditionnée par ce mode d’expression, la scène de l’après-dictature a continué à utiliser un discours vigilant tout en optant graduellement pour des modes d’expression variés, tels que le théâtre solidaire puis pour le décloisonnement des actes de création dramatique, avec l’émergence de la figure de l’écrivain de plateau ou « teatrista ». La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux contraintes pragmatiques liés au genre et à la façon dont les auteurs du continent américain s’en accommodent, les surmontent et les dépassent de façon originale. Dans un premier temps, Osvaldo Obregón s’attache, soigneusement, à relever et à analyser un certain nombre de créations dramatiques qui ont contribué, en Amérique latine, à rénover le genre depuis le début du XXe siècle telles que la création collective, le théâtre 13
Théâtre contemporain dans les Amériques
dans le noir ou le théâtre des sens. Damia Almeida étudie quant à elle, le cas précis de l’œuvre du dramaturge Carlos Denis Molina qui a participé au renouvellement du genre théâtral de son pays, l’Uruguay, à partir des années 1940. La musicalité inouïe de sa pièce Orfeo (1951), véritable manifeste de l’art dramaturgique de son auteur, montre comment le théâtre uruguayen d’alors, en s’inspirant de courants venus de l’étranger, s’oriente vers des formes hybrides et transgénériques. María Ferraro Osorio s’intéresse ensuite au cas de la pièce El informante de Carlos Liscano qui a vu le jour sous la forme d’un texte narratif racontant l’expérience d’un prisonnier soumis à la torture et aux interrogatoires. La collation des deux textes, du récit que Carlos Liscano a en partie rédigé lorsqu’il était en prison entre 1971 et 1984, et de la pièce de théâtre écrite après sa libération, met en lumière un certain nombre de difficultés liées à l’adaptation du genre narratif à la scène. La nécessité de dépouiller la fable initiale de détails, sans doute superflus, semble ainsi avoir prédominé dans la tentative de créer une tension dramatique et de nouer l’action principale. Sophie Proust analyse une autre contrainte, les previews ou l’exigence spécifique qui s’impose aux pièces de théâtre créées aux États-Unis. Il s’agit de répétitions réalisées en présence de spectateurs dont les réactions sont étudiées par l’auteur (ou le metteur en scène) afin de modeler et amender le spectacle avant la première. Ces séances payantes sont, de fait, révélatrices de traits culturels propres à la création dramaturgique aux États-Unis, à savoir la relation qu’elle entretient avec le public et la conception de l’œuvre en tant que work in progress. Concernant également le théâtre nord-américain, Pauline Bouchet analyse la problématique de l’écriture sur commande à partir du cas de la pièce, L’enclos de l’éléphant, de l’auteur québécois, Étienne Lepage. Le processus génétique de cette œuvre révèle ainsi les doutes et les incertitudes du dramaturge contraint à répondre aux exigences d’un projet scénique qui n’est pas le sien. Le dernier volet de cet ouvrage rassemble des analyses qui mettent en évidence l’importance accordée au corps dans de nombreuses dramaturgies américaines contemporaines. La présence sur scène des acteurs et d’objets, parfois même d’animaux, ainsi que celle des spectateurs dans la salle sont particulièrement accentuées et revendiquées au travers des procédés dramaturgiques, de la mise en scène et de la réception. C’est d’ailleurs cette dernière que Jorge Dubatti étudie à partir de la création de l’École des Spectateurs (Escuela de Espectadores – EEBA) de Buenos Aires, en 2001, qui fait la part belle au public et au rôle que celui-ci peut jouer dans l’évolution du théâtre argentin contemporain. Face à la multiplicité de l’offre théâtrale dans la capitale argentine et à l’existence d’une réception spontanée via le bouche à oreille, cet espace aide le spectateur porteño à former son regard et son jugement critiques 14
Avant-propos
tout en le laissant libre d’évaluer les œuvres dramatiques qu’il va voir, en fonction de sa sensibilité et de son plaisir. La prise en compte de l’expérience du public contribue à renforcer le caractère événementiel de l’œuvre dramatique, tout comme l’affirmation du corps, présent sur scène, afin de conjurer certains traumatismes subis par les populations du continent. C’est notamment le cas dans la pièce Prometeo y la jarra de Pandora de Carlos Rehermann étudiée par Cécile Chantraine Braillon. L’analyse des différents éléments qui documentent aujourd’hui cette œuvre théâtrale souligne le poids que l’auteur uruguayen octroie à la mise en scène qu’il a faite réaliser par Sandra Massera. Le travail de cette dernière apparaît clairement comme un moyen de créer une redondance entre le texte et sa projection scénique qui incarne, avec force, un certain nombre d’injustices commises envers la femme et son corps, injustices souvent banalisées dans la société uruguayenne. C’est également le corps mis en scène qui est au centre des réflexions menées par Karen Veloso et Scheherazade Zambrano Orozco dans leurs contributions : lorsque le théâtre institutionnalisé ne réussit plus à remplir plus sa fonction de réveil de la conscience, c’est la « théâtralité de rue » qui prend spontanément le relais et qui s’inscrit dans un mouvement multiple d’expressions artistiques ou non artistiques, comme le street art, la performance, le graffiti, la flash mob, les manifestations etc. Karen Veloso, à partir d’exemples contextualisés, démontre ainsi comment, au Chili, les performances de rue s’inscrivent dans ce mouvement spontané de lutte urbaine contre une stratégie d’effacement des crimes commis par le pouvoir depuis les années 1960 jusqu’à nos jours. Incarner le corps disparu, représenter les exactions perpétrées, c’est désamorcer le processus d’oubli forcé et personnifier la présence d’une opposition capable d’investir de nouveau l’espace public. Dans ses performances, Scheherazade Zambrano Orozco se voue, elle aussi, à un combat contre une stratégie similaire de l’effacement : elle analyse d’ailleurs son propre travail artistique comme une réponse aux cartels de la drogue qui, partout au Mexique, prennent possession des rues pour en faire le théâtre du crime. Ses montages photographiques et ses performances dansées au sein de lieux publics mettent en scène le déroulement de meurtres et reconstituent un passé aux nombreuses victimes du narcotrafic, dont les corps mutilés sont volontairement exposés à la vue de tous par leurs assassins. Le projet artistique de Scheherazade Zambrano Orozco déshabitue ainsi les esprits à l’image quotidienne de la violence et œuvre donc à ce que l’horreur demeure inacceptable. Sans prétendre à l’exhaustivité, toutes ces contributions offrent donc un panorama cohérent du genre dramatique produit dans les Amériques depuis un siècle, en traçant les grandes lignes de son évolution et en déterminant certaines de ses caractéristiques principales selon une 15
Théâtre contemporain dans les Amériques
approche comparatiste inédite et continentale du théâtre américain. Cet ouvrage espère ainsi permettre la découverte de nouveaux champs d’étude et participer à l’élargissement du champ de la recherche sur la dramaturgie. Cécile Chantraine Braillon, Fatiha Idmhand, Norah Giraldi-Dei Cas
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Première partie Mettre en scène les tourments du continent
Le ‘Teatro Negro’ d’Antonio Callado (1917-1997) Les objets comme stratégie dramatique de reconnaissance du Noir au Brésil Marie-Noëlle Ciccia Université Paul-Valéry Montpellier III
Une pile de journaux, un trésor d’or et de pierres précieuses, un hamac, un tonneau de cachaça1 : ces objets constituent le socle, prosaïque et matériel, de chacune des quatre pièces du cycle dramatique nommé « théâtre noir », d’Antonio Callado : Pedro Mico (1957), O Tesouro de Chica da Silva (1958), Uma rede para Iemanjá (non datée, jouée en 1961), a Revolta da Cachaça (1959, publiée en 19832). Le but de cette étude sera ici de montrer que chacun de ces quatre objets dépasse rapidement le niveau concret de la matérialité pour se charger d’une symbolique qui évolue au fil des intrigues jusqu’au point de s’inverser. Antonio Callado leur accorde, à l’ouverture de ses pièces, la valeur emblématique de l’oppression que la population noire brésilienne a subie au cours des siècles, la forte contrainte imprimée par la civilisation blanche sur les populations d’origine africaine, par le biais de l’esclavage et des préjugés raciaux. Mais l’évolution de l’intrigue rend perceptible leur puissance libératoire intrinsèque qu’il nous appartiendra de mettre en relief. Il importera de rappeler, dans un premier temps, le contexte social dans lequel s’inscrit le théâtre ‘noir’ d’Antonio Callado afin de mieux percevoir l’apport de sa dramaturgie à la cause des Noirs dans le Brésil des années précédant la dictature militaire de 1964 ; cette analyse se proposera ensuite s’observer comment, sur le plan dramaturgique, la résolution de la tension sociale s’articule dans les quatre pièces autour du système des objets cités en préambule. 1
Alcool de canne produit au Brésil. Pour cette étude, est utilisée l’édition des quatre pièces à Rio de Janeiro, Nova Fronteira, (2e ed.) 2004 (1re édition complète : 1983).
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Théâtre contemporain dans les Amériques
L’expression Teatro negro naît au Brésil dans les années 1940. Selon une première définition, relativement sommaire, le teatro negro est le théâtre dans lequel la présence du personnage noir afro-brésilien apparaît comme centrale3. Christine Douxami en propose une seconde, plus ouverte : « La dénomination de “Théâtre noir” peut s’appliquer tout aussi bien à un théâtre comprenant la présence d’acteurs noirs qu’à un théâtre caractérisé par la participation d’un metteur en scène noir, ou encore par une production noire. Une autre définition possible tiendrait aux thèmes traités dans les pièces. »4 Antonio Callado, romancier et dramaturge blanc, prend donc sa place dans ce théâtre par sa mise en scène de personnages noirs confrontés à une société dominée par le Blanc. Il n’est cependant pas l’initiateur de ce mouvement dramatique puisque c’est son ami Abdias do Nascimento qui crée le TEN (Teatro Experimental do Negro) en 1944 à la suite d’un voyage en Argentine au cours duquel il a vu représenter une pièce américaine d’Eugène O’Neill, O Imperador Jones. Frappé de constater que les personnages noirs de la pièce étaient incarnés par des acteurs blancs grimés, Abdias do Nascimento décide de lever « le drapeau de la négritude »5 dans les arts au Brésil après s’être posé les questions suivantes : au-delà de l’obstacle de la couleur, qu’est-ce qui pourrait justifier l’absence du Noir sur une scène ? L’hypothèse selon laquelle il serait incapable de jouer des rôles sérieux ayant une valeur artistique est-elle défendable ? Existerait-il des implications plus profondes, une différence fondamentale dans la conception de l’art et l’expression théâtrale entre Blancs et Noirs ? Abdias do Nascimento considère que le Noir a été victime d’un double viol (estupro6) spirituel et culturel ; à la violation de sa culture d’origine s’est ajoutée la violation de la femme
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Augel, M.P., « A fala identitária : teatro afro brasileiro hoje », Literafro, non daté, p. 1. Consultable sur ). 4 « A denominação de teatro negro pode tanto ser aplicada a um teatro que tenha a presença de atores negros, quanto aquele caraterizado pela participação de um diretor negro, ou, ainda, de uma produção negra. Uma outra definição possível seria a partir dos temas tratados nas peças. », Douxami, C., « Teatro negro : a realidade de um sonho sem sono », Afro-Asia, n° 25-26, 2001, p. 313. ). 5 Nucci, P., « Abdias do Nascimento : uma interpretação de seus textos dos anos 1960 », Anais do XXVI Simpósio Nacional de História – ANPUH – São Paulo, Julho de 2011. Consultable sur : . 6 « Teatro negro do Brasil – uma experiência sócio-racial », entretien avec Abdias do Nascimento, Afinsophia, nov. 2008, (dernière consultation le 8/06/2012).
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noire qui, plus qu’une prostituée, a été transformée en objet sous la contrainte du Blanc : « Se savoir noir, c’est vivre l’expérience d’avoir été violenté de façon continue et cruelle par la double injonction d’avoir dû incarner le corps et les idéaux du Blanc et de reculer, de nier et d’annuler la présence de son corps noir. »7 Ces premières considérations l’ont amené à poursuivre des expériences dramatiques liant essentiellement l’art au militantisme. « Chega de margem »8, s’exclame ainsi l’un des personnages d’Antonio Callado, comme en écho à cette prise de position. Le TEN fut suivi par d’autres mouvements, celui de Solano Trindade, en particulier, puis celui d’Augusto Boal, au début des années 1970. L’entreprise fut difficile et délicate car paradoxale : « L’idée d’Abdias do Nascimento était de créer un théâtre où les Noirs seraient les protagonistes de leur propre histoire, où ils incarneraient leurs propres héros noirs et rebelles et recréeraient sur scène le drame quotidien de l’Afro-brésilien du XXe siècle, marqué par le traumatisme et par la tare de l’esclavage. »9 Abdias do Nascimento crée ainsi un théâtre où le Noir pouvait représenter et être représenté, dans une perspective de résistance, nouvelle à l’époque, et proclamant un discours révolutionnaire visant à démystifier la soi-disant « démocratie raciale »10. Le concept de négritude, recréé et repensé par Abdias do Nascimento recherche les racines africaines du Noir à l’intérieur de la société brésilienne et non pas directement en Afrique. L’idée de négritude est, à son sens, « intégrationniste » dans la mesure où elle reconstitue au Brésil, à Bahia, une Afrique mythique : le Brésil est bien la terre des Noirs brésiliens et leur présence/reconnaissance sur cette terre en est plus que justifiée. Cette idée vient à l’encontre de celle du « blanchiment » de la société brésilienne, idéologie prônée dans les années 1950 ; Abdias do Nascimento vise à inverser le processus général de dévalorisation de l’Afro-brésilien en le déclarant comme tel et, en tant que tel, partie intégrante de l’identité nationale. 7
« Saber-se negro é viver a experiência de ter sido violentado de forma contínua e cruel pela dupla injunção de encarnar o corpo e os ideais do Ego do sujeito branco e de recuar, negar e anular a presença do seu corpo negro. », Costa, J.F., Tornar-se negro- ou as vicissitudes da identidade do negro brasileiro em ascenção social, Rio de Janeiro, Graal, 1983, p. 2. Cité par Augel, M.P. (non paginé). 8 « Rester en marge, ça suffit », A Revolta da Cachaça, p. 93. 9 « A ideia de Abdias do Nascimento era criar um teatro onde os negros seriam protagonistas da sua própria história, incorporariam os seus próprios heróis negros e rebeldes e recriariam no palco o drama cotidiano do afro-brasileiro do século XX, marcado pelo trauma e pela pecha da escravidão. », Augel, M.P., op. cit. 10 Gonçalves V.M., « O negro no teatro de Antonio Callado », p. 1. Consultable sur le web, fichier rtf à partir de . (dernière consultation le 08/06/2012).
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Pourquoi cette entreprise fut-elle donc paradoxale ? Parce qu’en écrivant et en concevant des spectacles expressément adressés à des Noirs par des Noirs sur des problématiques noires, le risque de l’enfermement définitif dans cette catégorie de « négritude », tout aussi définie et hermétique, supplante la volonté de reconnaissance et d’égalité raciale, d’autant plus que certains membres de la compagnie, sans aucune formation initiale, étaient alphabétisés au sein de la troupe, et donc formés dans cette unique perspective qui pouvait se révéler étroite : « Les auteurs, mais aussi les metteurs en scène du théâtre noir, se trouvent face à un dilemme entre une affirmation surdéterminée de l’identité ethnique et une revendication d’universalisme affirmant l’égalité des races qui nie, à terme, l’existence même d’un théâtre ethnique spécifiquement noir. »11 Alors même qu’ils réclament un traitement identique à celui des Blancs, la revendication de leur négritude à travers un théâtre aussi marqué met en relief leur spécificité ethnique et leur fait courir le risque de l’isolement. Au sein du théâtre noir, les religions afro-brésiliennes (macumba, candomblé, etc.) prennent une place prépondérante, à travers la représentation ou l’évocation des rites, des caractéristiques, des couleurs ou d’un mouvement de danse des orixás. C’est surtout à partir de la religion et de la spiritualité que les Afro-brésiliens ont pu conserver au moins une part de leur identité culturelle et pour de très nombreux acteurs ou metteurs en scène la religion afro-brésilienne est un élément indispensable à la réalisation d’un théâtre noir12. Dans certaines productions, cet élément « couleur locale » manque d’authenticité ou de profondeur, relevant davantage du cliché exotique peu convaincant. Christine Douxami dénonce le déterminisme et l’essentialisme qui envisagent trop souvent le Noir comme nécessairement adepte des religions afro-brésiliennes simplement en raison de sa couleur de peau. Cette image est pourtant trop souvent reproduite par les artistes noirs eux-mêmes et peut parfois se révéler contreproductive. Quelle est alors la trajectoire d’Antonio Callado par rapport au concept de théâtre noir ? Sa contribution peut sembler modeste (quatre courtes pièces seulement) mais elle est d’autant mieux venue que Callado est, comme cela a déjà été souligné, un romancier et dramaturge blanc, préoccupé par la cause noire dans une période que l’on peut qualifier 11
Douxami C., « La religion afro-brésilienne comme critère d’authenticité du théâtre noir ? », p. 2. Consultable sur 12 Ibid., p. 1.
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de ‘démocratique’ au Brésil, durant les gouvernements de Juscelino Kubitscheck (1956-1960), puis João Goulard (1961-1964) où les expériences artistiques de gauche sont possibles et où naît une certaine « conscience noire » dans le pays. Cependant, Callado, ami d’Abdias do Nascimento, a du mal lui aussi à appliquer dans la mise en scène de ses pièces ses idéaux d’émancipation des Noirs. Sa pièce Pedro Mico a été jouée par un Blanc grimé (comme dans l’expérience argentine d’Abdias do Nascimento en 1944), tant la pression de la production a été forte. L’expérience l’a à ce point marqué qu’il va en faire le thème de la dernière pièce de son cycle « théâtre noir », A Revolta da Cachaça. Après avoir rapidement brossé le contexte artistique du théâtre noir au milieu du XXe siècle brésilien, il convient à présent de revenir à ces objets, cités en préambule : les journaux, le tonneau, le hamac et le trésor. Pourquoi avoir souligné que ces objets étaient symboles de contrainte dans un premier temps, puis de libération dans un second ? Un rapide résumé des intrigues des pièces apportera une partie de la réponse à cette question. La pièce Pedro Mico a pour décor l’intérieur du barracão du Noir Pedro Mico perché sur les contreforts d’une favela de Rio13. Le séduisant Pedro Mico, petite frappe de la favela, est analphabète. Il collectionne les journaux quotidiens et les fait lire à ses conquêtes féminines en espérant y trouver les entrefilets qui rendraient compte de ses délits et, par là même, alimenteraient sa soif de reconnaissance au sein de sa propre communauté mais aussi parmi la population aisée de la Lagoa Rodrigo de Freitas. Il séduit Aparecida (une jeune femme blanche originaire de l’État d’Alagoas, dans le Nordeste brésilien) qui, en lui lisant les journaux du jour, lui narre également un épisode historique qu’il ignorait, celui de Zumbi dos Palmares, survenu entre 1630 et 1695 dans son Alagoas d’origine14. Pedro Mico, en écoutant le récit de Zumbi par Aparecida s’identifie peu à peu au héros noir, préoccupé lui aussi d’échapper aux policiers qui le traquent dans la favela. Dénoncé par la jalouse Melize, il feint de se jeter par la fenêtre de son barracão qui surplombe le vide, déjouant ainsi la perspicacité des policiers qui le croient mort. L’objet « journal », signe tangible de l’analphabétisme et donc de l’aliénation de 13
Notons que c’est la première fois, dans l’histoire du théâtre brésilien qu’un tel décor est monté sur scène. 14 Zumbi était un esclave noir qui avait fui comme beaucoup d’autres sa condition d’esclave et avait rejoint une communauté de Noirs fugitifs, le quilombo de Palmares dans l’intérieur du pays (le plus grand quilombo par sa taille et sa longévité) et en avait pris la tête. Il résista aux attaques des autorités puis devint un mythe à sa mort, avant un assaut de la police, en se jetant du haut d’une montagne après avoir été dénoncé. Le jour de sa mort a depuis été désigné comme le Jour National de la Conscience Noire au Brésil.
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Pedro Mico, devient pour lui instrument de connaissance et de libération car la lecture des journaux – par une tierce personne, il est vrai – l’invite à la réappropriation et surtout au dépassement du destin tragique de Zumbi, le héros noir mythique. La scène de la pièce Chica da Silva se déroule près de la mine de Tijuco dans l’État du Minas Gerais baroque, à la suite du tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Chica, la sensuelle esclave noire – personnage historique – est devenue symbole de l’ascension sociale grâce à sa relation amoureuse avec le richissime João Fernandes, le contratador de diamants envoyé par la couronne portugaise pour exploiter les mines brésiliennes. Le cupide et jaloux comte de Valadares, émissaire du marquis de Pombal (ministre du roi portugais), va tenter de la dépouiller, elle et son amant, mais l’astucieuse Chica déjoue sa tentative en lui promettant un fabuleux trésor qui achètera son silence. Ce trésor, fruit du travail esclave et symbole d’aliénation et de contrainte, se révèle, là encore, pour elle, son fils métis et son amant un instrument de libération. Avec A Revolta da Cachaça, le spectateur est plongé dans le Rio des années 1950-1960, dans la maison de Vito et Dadinha. Dans le salon trône un énorme tonneau plein de cachaça, livré chez eux par leur ami noir Ambrósio, tonneau qui va servir à la fois de cadeau et de moyen de pression. Ambrósio, un acteur noir, revient en effet, après dix années d’absence, chez Vito, pour lui enjoindre de terminer la pièce que ce dernier avait commencé à écrire pour lui, dans laquelle le rôle principal est celui de João Angola, le Noir qui, aux côtés du Portugais Jerônimo Barbalho, avait au XVIIe siècle fomenté la révolte dite « de la cachaça », contre les colons blancs portugais et les avait vaincus. Vito n’a jamais achevé la pièce, prétextant un manque d’inspiration. En réalité, Ambrósio est noir et Vito n’ose pas se compromettre dans son milieu artistique en écrivant pour un Noir. La tension dramatique est à son paroxysme quand Ambrósio tente, en vain, de tuer Vito qui se réfugie dans le tonneau de cachaça, comme le gouverneur de Rio 300 ans plus tôt. Le Noir sera terrassé par une crise cardiaque durant sa fuite et son cadavre envoyé à la morgue par la police, sans le moindre égard. En dépit de sa quête de reconnaissance sociale, Ambrósio conservera pour tous l’image stéréotypée du noir marginal et criminel. En revanche, l’épisode grotesque de Vito, sortant du tonneau totalement enivré, symbolise la vengeance posthume d’Ambrósio en faisant du dramaturge blanc un lâche et un médiocre. Le tonneau de cachaça, autrefois représentatif de l’asservissement des esclaves dans les fazendas de canne à sucre, délivre ici symboliquement Ambrósio et matérialise le sentiment d’empathie de spectateur à son égard. Dans Uma Rede para Iemanjá, on assiste à l’initiation à la croyance dans les orixás – divinités africaines du candomblé – de Jacira, une jeune 24
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femme blonde, totalement démunie, qui est à la recherche de son amant noir sur la plage de Copacabana. Ce dernier s’est enfui avec une autre au moment-même où Jacira allait accoucher de leur enfant. Elle cherche le hamac qu’il lui avait promis pour perpétuer la tradition de sa famille et de sa région, c’est-à-dire de mettre au monde les enfants dans ce type si particulier de couche. Dans son errance, elle rencontre Pai do Juca (le Père de Juca), un vieil homme noir ébranlé par la mort de son fils, le beau maître-nageur de la plage qui s’est noyé de façon inexpliquée la nuit du 31 décembre, nuit de la fête de Iemanjá, la déesse africaine de la mer et des eaux salées. Le père de Juca a la conviction que son fils a été emmené par Iemanjá qui a coutume d’emporter dans son royaume les hommes qui prennent la mer, notamment les pêcheurs avec leurs filets. Dans sa perte de contrôle sur la réalité, le père de Juca voit en la blonde Jacira la « Rainha das ondas »15. Cette confusion que Jacira, malgré elle, entretient, va l’initier à la spiritualité afro-brésilienne. En l’aidant à trouver son hamac (en portugais, le terme rede désigne aussi bien un hamac qu’un filet de pêche) et à accoucher, il voit son fils réincarné dans le petit enfant de Jacira. Prenant place dans le hamac retrouvé, Jacira affirme : « Pai do Juca, j’ai vraiment l’impression que je suis en mer… Je ne me suis jamais sentie aussi bien dans ma vie. Maintenant je sais que tout va bien se passer, c’est comme si j’étais sur un bateau que ton fils, mènerait à la rame… »16 Cette pièce en un acte se termine sur un tableau semblable à une crèche, le nouveau-né donnant l’espérance d’un monde meilleur. L’objet « hamac/filet » de Jacira, renvoie à la précarité de la dure vie des hommes de la mer mais aussi, dans ce cas précis, à la renaissance d’un homme nouveau, fruit de l’alliance des croyances afro-brésiliennes et du catholicisme. Pourquoi la place de ces objets nous a-t-elle apparue primordiale dans ces pièces ? Parce qu’ils sont associés par Antonio Callado à des faits historiques ou à des éléments culturels dans lesquels sont impliquées les populations noires brésiliennes pour la sauvegarde de leur identité et de leur dignité. Callado propose à travers eux, tout d’abord, un regard sur le Noir au Brésil, tel qu’il est encore perçu à la fin des années 1950, mais surtout il apporte sa contribution, à l’instar d’Abdias do Nascimento, à la prise de conscience par l’ensemble de la population brésilienne de l’élément noir constitutif de la société de son pays. Il explore les us et 15
« La Reine des flots » est représentée dans le candomblé par une sirène blonde. Uma rede para Iemanjá, op. cit., p. 17. 16 « Pai do Juca, parece mesmo que estou no mar… Nunca me senti melhor na minha vida. Agora já sei que tudo vai correr bem. É como se estivesse num barco, remado (…) pelo seu filho… » Ibid., p. 41.
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coutumes brésiliens et, en envisageant les événements historiques comme éléments primordiaux d’explication des différentes réalités nationales, il en fait des vecteurs d’éducation. De leur côté, par leur quotidienneté, les objets favorisent l’identification et l’empathie du récepteur avec celui qui en use sur la scène. Dans chacune de ces pièces, ces objets prennent place au centre d’un système dramatique qui se développe autour d’eux, d’un engrenage qui mènera les personnages traditionnellement aliénés, victimes de la contrainte sociale, à se libérer de leur condition. Ces pièces impliquent de la part du lecteur/récepteur une connaissance minimale de l’histoire et de la culture noire brésilienne. Chacun de ces objets est, comme cela a été dit, rattaché un épisode historique lointain (XVIIe-XVIIIe siècles) dans lequel le Noir surgit comme défenseur de sa propre cause. Le système des objets matériels qui prennent leur place dans le quotidien des personnages devient l’axe de transmission d’un message plus symbolique, celui de la reconnaissance de la souffrance des Noirs au Brésil, non seulement par le passé mais aussi à l’époque contemporaine d’Antonio Callado. Ils acquièrent une vertu didactique chère à Callado qui juge en effet que : « o mais gigantesco problema do nosso tempo é da educação dos povos, dos pobres »17. Callado se revendique de cette théorie esthétique qui lie de façon déterministe le degré d’instruction ou le milieu ambiant et la race à l’implication historique des populations. Jusqu’au coup d’État militaire de 1964, Callado adhérait aux théories de Sérgio Buarque de Hollanda, un des plus grands sociologues brésiliens, en particulier celle de « o homem cordial »18. Pour Buarque de Hollanda, la cordialité du Brésilien, contrairement à ce qu’elle semble être superficiellement, ne signifie pas simplement qu’il est sincère, affectueux ou amical. Les passions, égoïstes et désordonnées, sont à l’origine du concept. L’homme cordial porte en lui un fond émotif extrêmement riche et débordant, c’est un homme dominé par son cœur (cor, en latin). L’homme cordial est celui qui a un cœur lui servant d’intermédiaire dans ses relations avec les autres. Cette « faiblesse » de la société brésilienne serait le fruit d’une aliénation 17
Martinelli, M., Antonio Callado, um sermonário à brasileira, São Paulo, Annablume, FAI, 2006, p. 21. Au sujet de My Fair Lady, de George Bernard Shaw, Callado écrit : « A verdade, porém, é que a peça, que é o que importa, conta a história de um homem rico e mais do que convencido da sua capacidade de transformar seres humanos toscos em pessoas finas e espirituosas. Ele colhe uma violeteira na sarjeta, numa noite de chuva, e faz dela uma duqueza, usando exclusivamente o poder da educação. » (La vérité cependant, c’est que la pièce raconte l’histoire d’un homme riche et tout à fait convaincu de sa capacité à transformer des êtres humains grossiers en personnes raffinées et spirituelles. Il tire du caniveau une petite marchande de violettes, par une nuit de pluie, et il en fait une duchesse en utilisant exclusivement le pouvoir de l’éducation). 18 Hollanda, S.B. de, Raízes do Brasil, Rio de Janeiro, José Olympio, 1936.
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déterminée, du moins à l’origine, par le colonialisme étranger. Callado espère en faire une force pour le Noir grâce à la reconnaissance de sa valeur humaine. Par le choix d’une langue populaire, d’une dramaturgie du quotidien, sans fioriture, il s’adresse à tous, en particulier aux éléments les plus humbles. « La mobilisation dépend de l’éducation, pas de la catéchèse »19. Revenons-en aux objets cités plus haut, susceptibles pour Antonio Callado, à notre sens, de jouer un rôle symbolique au-delà de leur utilisation prosaïque initiale. Tel que le pose Jean Baudrillard dans Le système des objets, le problème est de savoir « comment les objets sont vécus, à quels besoins autres que fonctionnels ils répondent, quelles structures mentales s’enchevêtrent avec les structures fonctionnelles et les contredisent, sur quel système infra- ou transculturel, est fondée leur quotidienneté vécue »20. Outre leur « structure technologique objective »21, les objets de notre consommation actuelle contiennent un système de signes : « Les objets en particulier n’épuisent pas leur sens dans leur matérialité et leur fonction pratique. Leur diffusion au gré des finalités de la production, la ventilation incohérente des besoins dans le monde des objets, leur sujétion aux consignes versatiles de la mode : tout cela, apparent, ne doit pas nous cacher que les objets tendent à se constituer en un système cohérent de signes, à partir duquel seulement peut s’élaborer un concept de la consommation. » De même, dans les quatre pièces de Callado, au-delà de leur matérialité, les objets se constituent en « système de signes » renvoyant à une réinterprétation de l’histoire et à une transformation de la société brésilienne. Il est, bien évidemment, moins important de savoir comment l’objet se constitue « technologiquement » que d’analyser comment il sera utilisé pratiquement et culturellement. Ainsi que l’affirme Baudrillard, « [c]e qui rend compte du réel, ce ne sont pas tant les structures cohérentes de la technique que les modalités d’incidence des pratiques sur les techniques, ou plus exactement les modalités d’enrayage des techniques sur les pratiques. Pour tout dire, la description du système des objets ne va pas sans une critique de l’idéologie pratique du système »22. Ces objets génèrent la tension entre les personnages par leur emplacement, leur usage inadéquat ou au contraire leur absence. Par 19
Debrun, M., ‘Conciliação’ e outras estratégias, São Paulo, Ed. Brasiliense, 1983, p. 59. Cité par Martinelli M., op. cit., p. 30. 20 Baudrillard, J., Le système des objets, Paris, Gallimard, Coll. « Tel », 1978, p. 9. 21 Ibid., p. 10. 22 Ibid., p. 17.
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exemple, le tonneau de cachaça que les premières répliques de la pièce suggèrent comme intrusif et inquiétant : Vito :
Et alors ?
Dadinha :
Alors quoi ?
Vito :
Ce mastodonte-là, cette barrique, ce fût, ou je ne sais quoi ?
Dadinha :
Je dirais un tonneau.
Vito :
Un tonneau. Et alors ?
Dadinha :
Mystère insondable.23
Cet objet n’est pourtant pas mystérieux en soi mais sa place incongrue ouvre la pièce sur une atmosphère d’inquiétude qui ne se démentira pas. À l’inverse, l’absence d’un objet indispensable, comme le hamac dans Uma rede para Iemanjá, est le moteur de la tension dramatique de la pièce mais également l’objet de sa résolution. Antonio Callado recherche dans les racines historiques du pays la justification de la lutte pour la reconnaissance : cette recherche passe par l’alliance entre la matérialité des objets et la symbolique des événements. Ces rapprochements révèlent une approche didactique de sa part, plus subtile encore lorsqu’elle se combine avec l’évocation des croyances, des superstitions, du quotidien « merveilleux ». Lorsqu’il interroge l’histoire du pays, c’est de façon superficielle, par petites touches, comme un prétexte, car la précision des faits historiques importe moins que la mythification des héros noirs qui en résulte, une mythification qui se fait l’auxiliaire de la justification historique de leur reconnaissance. Il s’agit ici de reconnaître et de rediscuter les effets pervers d’une « mémoire historique » qui avait été jusque-là celle des historiens blancs et que Carlos Alberto Vesentini remet en question : Par mémoire historique j’entends une question assez précise, je me réfère à la présence constante de la mémoire du vainqueur dans nos textes et dans nos analyses. Je me réfère également aux voies par lesquelles cette mémoire s’est imposée aussi bien à ses contemporains qu’à nous-mêmes, spécialistes qui nous intéressons au passé. Mais à un passé précis, déjà doté, rempli des thèmes de cette mémoire.24 23
« Vito (sem tirar os olhos do papel): “E então ? / Dadinha : Então o quê ? / Vito : O mastodonte aí, a barrica, pipa ou lá o que seja. / Dadinha : Eu diria tonel. / Vito : Tonel. E então ? / Dadinha : Mistério insondável.” », Callado, A Revolta da Cachaça, op. cit., p. 8. 24 « Por memória histórica entendo uma questão bastante precisa, refiro-me à presença constante da memória do vencedor em nossos textos e considerações. Também me remeto às vias pelas quais essa memória impôs-se tanto aos seus contemporâneos quanto a nós mesmos, tempo posterior e especialistas preocupados com o passado.
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Un travail de mémoire mais surtout de reconstruction d’une mémoire semble s’imposer à l’historien. Et ici, au dramaturge. En ce sens, le théâtre d’Antonio Callado est politique. Il est déjà en soi un événement politique par ses prises de position représentées sur scène et qui survivent dans la mémoire du spectateur. Par exemple, la première de Pedro Mico peut être considérée comme un événement historique dans le sens où l’intrigue se déroule pour la première fois dans le décor d’une favela et dans la mesure où le personnage éponyme se prend à imaginer, dans les dernières répliques, la descente vers la zone Sud de Rio de toute la population noire concentrée dans les bidonvilles, sur les collines qui surplombent la baie. La suggestion de cet acte presque révolutionnaire en soi a bel et bien été prise au sérieux en son temps et a été fermement réprouvée, en particulier par D. Helder Câmara, alors cardinal de Rio de Janeiro, qui condamna ce qu’il considérait comme une incitation à la violence urbaine et aux conflits sociaux entre communautés. De fait, le théâtre devient politique quand il se fait représentatif de la réalité ou d’une réalité possible, et quand il aspire à élargir les dimensions de cette réalité pour atteindre l’universalité. Ce même mouvement d’ouverture se lit dans le traitement dramaturgique des objets : leur trivialité de façade dissimule une symbolique autrement plus productive. L’art ici, ainsi que le souligne R. Patriota, « constrói significados que, do ponto de vista da luta política, tornam-se estratégias de controle do campo do simbólico ».25 Empruntons quelques mots de conclusion à Moema Parente Augel : Pleinement conscients de la nécessité de redécouvrir non seulement leur propre histoire mais l’histoire du Brésil, ou plutôt, de la nécessité de la réécrire, de l’élaborer à la lumière d’une interprétation endogène des faits, en la libérant de l’historiographie unilatérale eurocentriste, les afrodescendants, historiens ou pas, se sont mis à réfléchir sur le passé. En cherchant des réponses aux racines de la discrimination raciale et sociale, il leur est possible de repenser les véritables valeurs de ces racines mêmes, sans hiérarchisation négative ou partisane.26 Mas com um preciso passado – já dotado, preenchido com os temas dessa memoria. » Patriota, R., « O teatro e o historiador : interlocuções entre linguagem artística e pesquisa histórica », A História invade a Cena, 2008, p. 35. 25 « construit des sens qui, du point de vue de la lutte politique, deviennent des stratégies de contrôle du champ symbolique. » Patriota, R., op. cit., p. 41. 26 « Em plena consciência da necessidade de redescobrir não só a própria história, mas a história do Brasil, ou melhor, reescrevê-la, numa elaboração à luz de uma interpretação endógena dos fatos, livrando-a da unilateral historiografia eurocentrista, afro-descendentes, historiadores ou não, têm-se debruçado na reflexão do passado. Buscando respostas para as raízes da discriminação racial e social, é
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Antonio Callado se place dans ce cadre de la redécouverte de l’histoire de son pays envisagée du point de vue, jusque-là négligé, de la population noire brésilienne. Certains critiques ont affirmé que le théâtre noir n’existait pas ; de fait, certaines histoires du théâtre brésilien ne mentionnent même pas son existence, le considérant comme un épiphénomène. Ces productions sont pourtant une réalité pour nombre d’acteurs et d’auteurs qui l’ont considéré comme un espace d’expression militante et une ouverture vers le marché du travail pour l’acteur noir. Antonio Callado, le dramaturge blanc, a eu sa part, quoique modeste, dans ce processus.
possível repensar os verdadeiros valores das próprias raízes, sem hierarquização negativa ou privilegiadora ». Augel, M.P, « A fala identitária », op. cit., p. 18.
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La femme dans le théâtre de Florencio Sánchez De la soumission à la rébellion, autopsie d’une société sclérosée pour un changement des mentalités Anne Gimbert Université du Maine (Le Mans) Labo 3.L.AM
Parler de contrainte lorsque l’on parle du théâtre de Florencio Sánchez, ce n’est pas imaginer un dramaturge forcé de se cacher pour écrire, de chercher en vain des éditeurs pour être publié, de craindre pour sa liberté ou pour sa vie. Même si Sánchez eut à connaître une censure de courte durée, c’est en toute liberté qu’il a écrit et fait jouer ses pièces. En revanche, si l’on se réfère au carcan qu’imposent la bienséance, la politique, l’Église, les classes dirigeantes, les parents, mus pour toutes sortes de raisons, alors oui nous avons affaire à un théâtre dont la contrainte est l’un des thèmes principaux, puisqu’il explore le conservatisme du Rio de la Plata, ses interdits, ses peurs, sa rigidité en une époque ou se mêlent archaïsme et modernité. Dans une société dominée et orchestrée par les hommes, il m’a semblé intéressant d’analyser cette contrainte autour des personnages féminins qui apparaissent comme les plus ambigus puisqu’ils en sont à la fois les victimes et parfois les courroies de transmission. Intéressant aussi car les femmes dans le théâtre de Sánchez ont fait l’objet d’analyses peu approfondies, trop souvent considérées comme des être pâlots et primaires. Intéressant enfin d’étudier comment Florencio Sánchez donne à voir une société qui s’est construit en peu de temps un carcan aussi hermétique que celui de la vieille Europe et que la femme en est le principal instrument. Dans la trame des personnages féminins, contrainte et soumission semblent être le dénominateur commun et à travers les femmes, Sánchez propose à la réflexion une autre façon de penser et d’agir. Il serait trop long de développer les conditions socio-politiques de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle mais je me contenterai de rappeler que les transformations que l’Uruguay a connues au cours du XIXe siècle sont allées dans le sens du progrès scientifique, politique, 31
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intellectuel et culturel. Cependant, les affrontements paysan/citadin, caudillo/docteur, créole/étranger persistent et cette dichotomie est évidente lorsque l’on se penche sur l’étude des mentalités. D’un côté, de nombreux efforts sont mis en œuvre pour que les citoyens acquièrent de nouvelles valeurs et de l’autre, les habitudes et valeurs d’antan perdurent chez de nombreux Uruguayens. Pour lutter contre la paresse, le jeu, la dissolution des mœurs, l’École, l’Église et la Police vont encourager l’étude, le travail, la discipline, la ponctualité, l’ordre et la santé. La famille doit être le pilier de la société, elle permettra l’amélioration économique par la transmission des biens. Domination et pouvoir du père deviennent les clés de voûte de la société orientale. Les efforts redoublent pour que la morale soit respectée. José Pedro Barrán écrit : Aucune autre époque dans l’histoire de l’Uruguay fut aussi puritaine, aussi séparatrice des sexes, et considéra la sexualité avec une telle méfiance, que parfois cela en était effrayant. Ce besoin de castrer s’acharna tout particulièrement contre l’adolescent et la femme […] les documents révèlent l’influence et le rôle prédominant qu’ont eus dans la diffusion du puritanisme certains agents répresseurs, notamment le curé, l’instituteur, le père de famille et le médecin.1
La séparation des sexes conduit inévitablement à leur opposition et à la domination de la femme par son père, son époux ou son frère et cela dans divers milieux sociaux. Considérée comme mère dévouée ou épouse chaste, elle est l’être diabolique, dévoratrice de l’homme, quand elle est femme. L’homme, attiré et effrayé par elle, devient misogyne, et, dans cet univers de méfiance, la femme conçoit sa féminité comme un mélange de puérilité, de vertu et de romantisme. La crainte de la femme est due aussi au pouvoir qu’elle peut exercer au sein même de la famille : il faut la dominer afin qu’elle ne soit pas elle-même source d’opposition. Elle se doit de tenir un rôle que l’homme lui impose. Père ou époux, celui-ci est le maître du foyer auquel fille ou épouse doit obéissance et respect2. 1
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Barrán, J.P., Historia de la sensibilidad en el Uruguay, Montevideo, Banda oriental, 2004, Tomo 2 El disciplinamiento, p. 125 : « Ninguna época en la historia uruguaya fue tan puritana, tan separadora de los sexos, contempló con tal prevención, que a veces era horror, a la sexualidad, como ésta. Esta necesidad de castrar se cebó particularmente en el adolescente y la mujer […] la documentación revela la influencia y el papel predominante que tuvieron en la difusión del puritanismo, ciertos agentes represores, en particular, el cura, el maestro, el padre y el médico. » Toutes les citations et notes de bas de page sont traduites par nous. « El hombre “civilizado” amaba, deseaba y temía a la mujer (y necesitaba entonces dominarla) porque elle podía convertirse en un poder alterano dentro de la familia y aun fuera de ella, en la vida política, votando, en la economía, poseyendo y compitiendo con él por los empleos. » (« L’homme “civilisé” aimait, désirait et
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Florencio Sánchez voit le jour à cette époque où s’affrontent archaïsme et modernité, créoles et étrangers, personnes incultes et intellectuels brillants. Né en 1875 dans une famille appartenant au parti « blanco » il va grandir au contact des idées du parti conservateur, combattre dans les troupes d’Aparicio Saravia. Cette expérience sera déterminante et lorsqu’en 1900 il écrira « Cartas de un flojo », (en souvenir du cri de Saravia lancé aux soldats apeurés), il développera son sentiment vis-à-vis de la guerre, de la politique et du peuple uruguayen. Il écrit Ladrones qui, plus tard, deviendra Canillita et qui obtient le premier prix à un concours théâtral organisé par le « Centro Internacional de Estudios Sociales »3. Il se met à fréquenter ce centre, ainsi que le café Polo Bamba où se réunissent les jeunes intellectuels :
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craignait la femme (et avait donc besoin de la dominer) car elle pouvait devenir un autre pouvoir au sein de la famille et même en dehors, dans la vie politique, en votant, et dans la vie économique en ayant un emploi et en devenant une rivale ») Ibid., p. 157. « Le drapeau qui flottait au Centre International était celui de l’anarchisme scientifique – d’essence matérialiste et individualiste – ennemi de Dieu et de l’État, comme l’avait proclamé Striner et l’avaient développé Bakounine, Kropotkine, Reclus, Grave, Malatesta. L’individu libre dans la communauté libre fut la devise du Centre et on y rejetait et combattait totalement tous les principes économiques, juridiques et moraux sur lesquels se fonde la société contemporaine depuis la Révolution française. Malgré tout Marx était mêlé à tout cela. Ce que l’on appelle anarchisme scientifique – que professait la majorité de ceux qui fréquentaient le Centre- était une sorte de combinaison de l’individualisme pur de Bakounine, du matérialisme historique et de la conception économique du marxisme. Cependant, on admettait au Centre des individus des tendances théoriques les plus diverses, à condition qu’ils soient en accord avec l’idéal de transformation du régime capitaliste. Et sa tribune fut, principalement, le lieu de controverses doctrinaires permanentes et passionnées. […] De jeunes intellectuels du pays se rapprochèrent du Centre International séduits par les nouvelles doctrines libertaires, car on les appelait aussi de la sorte. Là Florencio Sánchez, déçu par la politique traditionnelle et reniant son nationalisme fit, lors d’une nuit mémorable, profession de foi anarchiste ; là Roberto de las Carreras proclama les droits de l’Amour libre, jetant l’anathème sur le Code Civil, d’après eux, monstrueuse tyrannie romano-médiévale. » (« Lo que el Centro Internacional levantaba, era la bandera del anarquismo Científico – de esencia materialista e individualista – enemigo de Dios y del Estado, tal como lo anunció Stirner, y lo completaron Bakounine, Kropotkine, Reclus, Grave, Malatesta. El individuo libre en la comunidad libre, fue el lema del Centro, y en él se negaban y combatían en absoluto todos los principios económicos, jurídicos y morales sobre los cuales se funda la sociedad contemporánea desde la Revolución Francesa. Marx andaba, no obstante, mezclado en todo eso. El llamado anarquista científicoque profesaba la mayoría de los parroquianos del Centro- era algo así como una combinación del individualismo puro de Bakounine, con el materialismo histórico y la concepción económica del marxismo. Sin embargo, admitíanse en el Centro individuos de las más diversas tendencias teóricas, siempre que coincidieran en el ideal de la transformación del régimen capitalista. Y su tribuna fue, principalmente, un palenque de continuas y apasionadas controversias doctrinarias. […] Elementos
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Le cercle du Polo Bamba était peut-être le plus célèbre, vingt tables où l’on parlait presque sans s’écouter, car tous souhaitaient exprimer leurs théories. Lorsqu’on se promenait sur la Place Independencia, on voyait des silhouettes qui se déplaçaient dans la fumée et dans un brouhaha qui était parfois assourdissant. Les tables atteignaient le trottoir, on en mettait sous les arcades et là continuaient les discussions, l’endoctrinement artistique, les avis, les apartés, la lecture d’un texte inédit, la leçon. C’est là que se réunissaient les plus talentueux. C’est ainsi que ceux qui, l’après-midi, avaient monté la garde sur le trottoir où à la librairie Orsini Bertani, ces novateurs, ces montreurs de direction, ces bohèmes se retrouvaient à nouveau devant une tasse de café et il y avait là ou dans d’autres cafés les figures brillantes de notre littérature : Florencio Sánchez, Roberto de las Carreras, Alvaro Armando Vasseur, Ernesto Herrera – ou Herrerita comme on l’appelait – Horacio Quiroga, César Miranda ; parfois Herrera y Reissig… […] Là se réunirent les modernistes et aussi les nouveaux poètes ; aussi bien ceux qui écrivaient inspirés par l’esprit européen que ceux qui cherchaient une voie avec un enthousiasme débordant et dans l’ensemble ils voulaient rompre avec les modèles, même scandaliser les bourgeois tranquilles et offrir à la société endormie la représentation de la rébellion.4
Au cours de ces réunions, on défend la cause ouvrière, la libération de la femme et la liberté sous toutes ses formes. Les conférences de Florencio Sánchez sont tellement enflammées et tellement critiques qu’il
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intelectuales jóvenes del país allegaron al Centro Internacional, seducidos por las nuevas doctrinas libertarias, que así también se les decía. Allí Florencio Sánchez, desengañado de la política tradicional y renegando de su nacionalismo hizo en una memorable noche, profesión de fe anarquista ; allí Roberto de las Carreras proclamó los derechos del Amor libre, anatematizando el Código Civil, monstruosa tiranía romano-medieval, según ellos. »), Zum Felde, A., Proceso intelectual del Uruguay, Montevideo, Imprenta Nacional Colorada, 1930, t. 2, p. 50-53. « El círculo del Polo Bamba era acaso el más famoso, veinte mesas donde se hablaba casi sin escucharse, porque todos eran o se sentían allí y deseaban manifestar sus teorías. Cuando se pasaba por la Plaza Independencia, se veían figuras que se movían entre el humo y en medio de una batahola que en alguna ocasión era ensordecedora. Las mesas llegaban hasta la vereda, se ponían bajo los arcos y allí se continuaba la discusión, la catequización artística, la consulta, el aparte, la lectura de una primicia, la cátedra. Era donde se reunían los más talentosos. Así los que habían montado guardia a la tarde en la vereda o en el interior de la Librería Orsini Bertani, esos innovadores, esos señaladores de rumbos, esos bohemios volvían a encontrarse frente a las tazas de café y estaban allí o en otros cafés, figuras brillantes de nuestras letras : Florencio Sánchez, Roberto de las Carreras, Alvaro Armando Vasseur, Ernesto Herrera – o Herrerita como se llamaba – Horacio Quiroga, César Miranda; en algunas ocasiones Herrera y Reissig…[…] Allí se reunieron los modernistas y también los nuevos ; tanto los que escribían inspirados en el espíritu europeo como los que buscaban un camino con desbordante entusiasmo y en su mayoría querían romper moldes e incluso escandalizar a los pacíficos burgueses y dar a la sociedad estancada la presencia de la rebeldía. », Acevedo de Blixen, J.L., Novecientos, Montevideo, Cal y Canto, 1996, p. 86-89.
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est poursuivi par le commissaire La Sota, ennemi des anarchistes. Il doit même se réfugier quelques jours chez des amis pour lui échapper. C’est au Centre International qu’il présente la pièce Puertas adentro qui est accueillie avec beaucoup de succès. Lui dont l’esprit critique a toujours été en éveil, dès le plus jeune âge, et qui le manifestait déjà dans ses écrits de Minas5, devient très acerbe vis-à-vis du peuple uruguayen et il pointe du doigt ses défauts, en particulier l’orgueil national (« les vices et les défauts de ce que notre mégalomanie n’a rien trouvé de mieux que lui donner le nom de race des Treinta y seis »6) et le conservatisme, la tendance à suivre le modèle des parents sans faire preuve d’aucun esprit critique : « […] lorsque nous quittons l’Université avec notre diplôme sous le bras, nous allons à grands pas offrir notre savoir officiellement consacré à la communauté politique à laquelle ont appartenu nos parents, nos parrains, l’instituteur, le professeur de l’université et le cacique qui a tenu les rênes de nos ardeurs juvéniles. »7 Il faudrait que l’Uruguayen renonce à ce lourd héritage qui fait de lui un individu conservateur, voire fétichiste, quand l’heure est au progrès, à l’ouverture : « Et n’étant plus ni beaux ni patriotes, ils cesseront d’être des hommes politiques. Ils seront alors plus humains, plus généraux et libèreront leur esprit de tous préjugés. »8 C’est surtout la jeunesse qu’il invective car il voudrait la voir s’intéresser aux nouveaux courants intellectuels ainsi qu’à la science : « […] s’occuper des beaux problèmes scientifiques qui excitent les mentalités contemporaines […] » alors qu’elle est toujours tournée vers le passé et attachée à des valeurs dépassées : « […] rassemblée derrière les mollets décharnés du premier gaucho ordinaire qui lui semble être un héros, élevé au rang d’idéal, ou 5
À Minas, dès 1891, sous le pseudonyme de Jack The Ripper, il publie dans La voz del pueblo plusieurs articles satiriques dont les cibles favorites sont les employés de la Junta Administrativa où il travaille. 6 « los vicios y defectos de eso que ha dado en llamar nuestra megalomanía raza de los Treinta y Tres. » Ibid., p. 180. 7 « […] cuando abandonamos las facultades con nuestro título debajo del brazo, nos dirigimos a tranco largo a llevar la ofrenda de nuestro saber oficialmente consagrado, a la comunidad política a que han pertenecido nuestros padres, nuestros padrinos, el maestro normalista, el catedrático universitario y el cacique que ha llevado de la rienda nuestros juveniles ardores. » Ibid., p. 180. 8 « Y no siendo guapos ni patriotas, dejarán de ser políticos. Serán entonces más humanos, más generosos; desceñirán de prejuicios el espíritu » ; « […] agrupada en pos de las tibias resecas del primer gaucho clásico que se le ocurre héroe, enarbolado a guisa de ideal, o las piltrafas de cualquier pseudo caudillo, tropero de pasiones, en lugar de estar con los que desde ahora trazan rumbos sobre el porvenir, desperdiciando en una subordinación lamentable […] toda su exuberante vitalidad » Ibid., p. 178.
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derrière une loque de pseudo caudillo, à la tête d’un troupeau de passions, gaspillant toute leur exubérante vitalité dans une lamentable dépendance, au lieu d’être avec ceux qui dorénavant font route vers l’avenir. » Après la publication des Cartas, il retourne travailler pour la República à Rosario où les théâtres présentent des œuvres étrangères9. Il fréquente « La casa del Pueblo », rencontre des ouvriers, visite des « conventillos »10 : « Il observait et enregistrait pour une autre forme de lutte à entreprendre plus tard. »11 Ses idées trop rouges et sa participation à une grève interne au journal contrarient le directeur Emilio Schiffner qui le renvoie. Il décide de fonder son propre journal La Época et reprend Gente honesta qu’il avait écrite à Buenos Aires et jamais représentée, la modifie, lui donne un nouveau titre, Los curdas, la situe à Rosario, y intègre le personnage de Chifle, caricature de Schiffner, et un intermède musical. Sa pièce est acceptée par la compagnie de Gil, acteur de zarzuelas et le soir de la première, Schiffner, devenu président du Conseil, ayant eu connaissance des intentions de l’auteur, son ancien employé, fait interdire la pièce12. Los Muertos sera aussi interdite au lendemain de sa représentation en 1905. Des vingt-et-une pièces qu’il a écrites, peu se déroulent en dehors de la famille, car, même si cela est le cas, elle en demeure la toile de fond. De façon générale, elle est pour l’auteur le moyen d’évoquer le pouvoir paternel ou maternel, les conflits entre générations et entre couples, l’adultère, la maternité, le travail et la paresse, l’alcoolisme et le jeu, l’opposition créole/étranger, la rivalité passé/futur ou archaïsme/ modernité. Peu de familles sont unies (celle de don Nicola, dans La Gringa, et de don Juan, dans Cédulas de San Juan paraissent les plus 9
Gioconda de Gabriele d’Annunzio, Electra de Pérez Galdós, Casa paterna d’Hermann Sudermann et le cirque de Rafetto remporte un grand succès avec le « drame national » et les œuvres qui ont fait le succès du cirque Podestá. 10 On appelait « conventillo » un type de logement collectif urbain où dans de grandes maisons, chaque pièce ou chambre était louée à une famille. Les toilettes et la cour étaient communes. 11 « Observaba y guardaba dentro para otra forma de lucha a emprender después », García Esteban, F., Vida de Florencio Sánchez, Montevideo, Alfa, 1970, p. 94. 12 Sánchez la publiera dans le premier numéro de son journal, le 26 juin 1902 : « El autor desplazado tan sobre la hora, ríe. [ … ] Pero sus carcajadas histéricas molestan a un agente, quien, tras pocas palabras, le propina una tunda de golpes y lo lleva a la comisaría. De allí sale pronto; pero es bastante. El hecho llegó hasta la prensa metropolitana. » À l’évidence, l’agressivité de Florencio va grandissant. Cette nuit-là il décide de publier « Gente honesta » dans le journal qu’il fonde et elle paraît dans l’édition spéciale, numéro 1, an I de La Época, le 26 juin 1902. Il y eut dans cette décision un élément plus évident et plus utile que celui de répondre à des hostilités justifiées : les affaires. L’édition fut entièrement vendue. Deux jours plus tard, grâce à lui, fut imposée la censure théâtrale.
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soudées même si certaines dissonances s’y font entendre). Au contraire, la plupart des conflits se cristallisent au sein de la cellule familiale et les problèmes extérieurs n’y trouvent, ni solution, ni même apaisement. La lutte pour le pouvoir (entre époux, entre parents et enfants, entre frères) à laquelle se livrent les différents protagonistes est le miroir des luttes qui agitent la société. Elle est un lieu d’affrontements, de domination/ soumission, au sein duquel la femme joue un rôle essentiel. Gabriela Sapriza écrit : « À la campagne et en ville, dans les clases populaires et dominantes, la femme fut la pièce maîtresse de la reproduction du système de domination. Et bien que l’on ne trouve pas une seule et unique image féminine, elles ont toutes un point commun, celui de remplir vaillamment – et avec soumission – le rôle qui leur a été assigné. »13 Dans sa critique de la société, de la bourgeoisie et du conformisme (qui n’est pas le seul fait des classes aisées), Sánchez, à travers ses personnages féminins, brosse le portrait d’un grand nombre de femmes de son temps. Parfois, par petites touches (une réflexion, l’évocation d’un souhait, un mot, une allusion), d’autres fois, grâce à un discours plus élaboré, il donne la vision de la femme à la fois victime de la société que dirigent les hommes et aussi instrument de pouvoir de cette société, puisqu’elle est aussi mère, éducatrice et qu’en général, elle n’enseigne ni la révolte, ni la dissidence. Si l’homme la méprise, il compte aussi sur elle pour qu’elle applique et fasse appliquer les préceptes qu’il a mis en place pour conserver son pouvoir. Première manifestation de la contrainte morale qui est faite aux femmes, l’absence de solidarité qui caractérise leurs relations. Elles pourraient se soutenir et s’entraider, il n’en est rien. Même si María Julia, la prostituée de Los Muertos, déclare : « Si, nous les femmes, nous ne défendions pas mutuellement, qui s’occuperait de nous ? »14, leurs rapports sont souvent teintés de cruauté. Dans une société où tout est dirigé par l’homme, et où la femme doit être une mère et une épouse exemplaire, il apparaît que ce sont les femmes, elles-mêmes, qui jugent le plus sévèrement les écarts de conduite amoureuse. La rigueur morale que la société leur impose les rend intolérantes. L’adultère, par exemple, les scandalise à l’instar de Madame Álvarez et Madame González (Nuestros 13
« En el campo y en la ciudad, en los estratos populares y en los sectores dominantes, la mujer fue la pieza maestra de la reproducción del sistema de dominación. Y si bien no encontramos una única imagen femenina, todas presentan algo en común : cumplir esforzadamente – diríamos subordinadamente – el papel que la sociedad les asignó. », Sapriza, G., « Imágenes de la mujer a comienzos del siglo », in G.R.E.C.M.U., La mujer en el Uruguay : ayer y hoy, Montevideo, Banda oriental, 1986, p. 140. 14 Sánchez, F., op. cit., p. 375 : « Si las mujeres no nos defendemos las unas a las otras ¿quién se ocuparía de nosotras? ».
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hijos) qui parlant avec José Díaz d’une femme dont la presse relate la mésaventure conjugale (son mari a quitté le foyer car elle le trompait) tiennent les propos suivants : M. Diaz.- « […] Il découvre que sa femme le trompait et il disparaît en abandonnant son foyer. Mme Alvarez.- C’est mal. Les pauvres enfants y étaient-ils pour quelque chose ? M. Diaz.-
Et qu’aurait-il dû faire ?
Mme Alvarez.- Veiller sur ses enfants, laissés à cette mauvaise mère. Mme Gonzalez.- Évidemment, lui enlever ses enfants. M. Diaz.-
Et de quel droit enlever ses enfants à son affection ?
Mme Diaz.- Sainte Vierge ! Quelle idée, Eduardo ! Cette femme ne devait pas beaucoup aimer ses enfants lorsqu’elle a manqué à ses devoirs ! »15
Dans Puertas adentro, courte pièce définie comme un scherzo par Sánchez lui-même, les domestiques Pepa et Luisa, fatiguées de leurs maîtres et émoustillées par leurs aventures amoureuses croisées, organisent un plan qui, grâce à un échange de leurs lettres d’amour, les fera tomber dans le piège de leur hypocrisie et sèmera le trouble au sein de ces deux couples. Il est à noter cependant que ce sont leurs patronnes qu’elles critiquent et non leurs maris. Certes leur animosité est en partie due au fait que ce sont d’elles qu’elles reçoivent ordres et remontrances, mais il est cependant intéressant de remarquer que pour les deux domestiques, l’hypocrisie est le fait de leurs maîtresses : « Allons, allons, c’est de la perversion morale, rien de plus, la perversion biblique de ces Eve de la bonne société, qui passent leur vie à chercher des serpents qui les incitent à croquer la pomme interdite »16 et le but de leur stratagème 15
Ibid., p. 655 : Sr. Díaz.- « […] Éste descubre que su mujer lo engañaba, y desaparece abandonando su hogar. Sra. de Álvarez.- Mal hecho. ¿Qué culpa tenían las pobres criaturas? Sr. Díaz.- ¿Y qué debió hacer? Sra. de Álvarez.- Velar por sus hijos, abandonados a esa mala madre. Sra. de González.- Claro está; quitarle los hijos. Sr. Díaz.- ¿Y con qué derecho le arrebata esas criaturas a su cariño? Sra. de Díaz.- ¡Ave María! ¡Qué ideas, Eduardo!…Esa mujer no amaba mucho a sus hijos, cuando olvidó sus deberes. » 16 Puertas adentro, p. 27 : « Vamos, vamos, eso es perversión moral, nada más, la perversión bíblica de esas Evas de la buena sociedad, que se pasan la vida buscando serpientes que las tienten a comer la manzana prohibida. »
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(échanger les enveloppes) est d’informer les maris de l’adultère de leur femme et non l’inverse : « Apprendre à leur mari que leur femme les trompe. »17 Peu de solidarité aussi quand les difficultés économiques deviennent insurmontables. Dans le monde du « conventillo », même si l’ensemble des habitants ne possède pas beaucoup d’argent, certains sont plus pauvres que d’autres. La concierge de El desalojo, qui a un travail et dont le rôle est de prélever les loyers, n’a aucune pitié pour Indalecia dont la pauvreté est extrême et qui ne peut plus payer son terme. Représentant le propriétaire18, et donc le pouvoir, elle fait preuve d’intransigeance et 17
Ibid., p. 29 : « Enterar a los maridos de que sus mujeres los traicionan ». El desalojo est écrit en 1906, un an plus tard, une manifestation de femmes aura lieu pour lutter contre les expulsions comme le relate M.M.A. Nari : « Par ailleurs, nous ne devons pas oublier que les conventillos furent le théâtre d’un conflit d’importance entre propriétaires et locataires vers la fin des années 1907. Seuls l’emprisonnement et la déportation de la majorité de ses dirigeants et la répression de nombreux grévistes purent venir à bout de mouvement. Cependant, l’expérience du combat laissa probablement de graves séquelles chez ceux qui l’avaient mené. Les femmes furent particulièrement présentes dans le conflit. C’était elles qui passaient le plus de temps dans le conventillo ; mais de plus, nous ne devons pas oublier que, pour nombre de femmes, la défense de leur logement signifiait la défense de leur lieu de travail : la “pièce” n’était pas seulement la chambre/salle à manger, mais le lieu où se trouvait la machine à coudre, source de travail et souvent pilier essentiel de la subsistance de la famille. De cette façon, pour les ouvrières, perdre son logement signifiait, en même temps, perdre son travail. En consultant les journaux, nous pouvons remarquer que la participation féminine dans la “grève des locataires” fut très intense. Ce sont elles qui firent face au plus grande nombre d’expulsions. Lorsque la police et les autorités judiciaires arrivaient, elles devaient souvent affronter les femmes qui avaient assumé la défense de leurs logements : “Dans le conventillo du 2354 du Paseo de Julio, afin de procéder à l’expulsion de onze locataires, se sont présentés hier à 1 heure et demie de l’après-midi deux compagnies de pompiers, armés soit de lances d’incendie soit de mausers, ainsi qu’un escadron de sécurité et plusieurs agents sous les ordres d’un officier. Etaient aussi présents le chef de la police et le commissaire Udahe. Quelques instants plus tard, arrivait le propriétaire Avendaño, accompagné de son épouse, qui profitant des forces de surveillance, se permettait d’insulter les locataires. Mais l’une d’elles, légitimement indignée, frappa l’épouse d’Avendaño, qui voulut répliquer, et s’engagea alors une violente bataille. L’époux voulut intervenir mais une locataire l’en empêcha en lui donnant une gifle. La police sépara les adversaires. Résultat : la porte du logement du sous-locataire, cassée, la robe et le chapeau de Madame Avendaño, abimés. Pour éviter de nouveaux troubles, la police a cru prudent de se retirer sans terminer l’expulsion. Avec des bâtons, des balais, de l’eau chaude et des gifles, les femmes ont défendu leurs logements et dans de nombreux cas, leurs lieux de travail. Nombre d’entre elles furent arrêtées et emprisonnées. Virginia Nolten (Uruguayenne), María Collazo (Uruguayenne) et Juana Buela (Espagnole), toutes anarchistes furent déportées.” » « […] Por otro lado, no debemos olvidar que los conventillos fueron escenario de un conflicto de importancia entre propietarios e inquilinos hacia fines del año 1907. Sólo el encarcelamiento y deportación de la mayoría de sus dirigentes y la 18
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d’ironie à l’égard d’Indalecia accentuant sa pauvreté par allusion aux riches : La concierge.- « (…) Et pas besoin de faire les fières… Si vous voulez vivre gratis, vous achetez le Congrès, vous savez, dans la rue Entre Rios !… »19
C’est ensuite la cruauté qui fait place aux sarcasmes : La concierge.- « Ma dites-moi, voua avez besoin d’avoir tant d’enfants ? Si vous n’avez pas de quoi les nourrir, on vous les enlève et on les donne. »20
represión de muchos de los huelguistas finalizó con el movimiento. Sin embargo, la experiencia de lucha dejó seguramente profundas huellas entre quienes la sostuvieron. Las mujeres estuvieron particularmente presentes en el conflicto. Ellas eran quienes pasaban más horas en el conventillo; pero además, no debemos olvidar que la defensa de la vivienda para muchas mujeres implicaba simultáneamente la de sus lugares de trabajo : la “pieza” no sólo era comedor/dormitorio, sino el sitio en donde se encontraba la máquina de coser, fuente de su trabajo y frecuentemente pilar fundamental de la subsistencia de la familia. De esa manera, para las mujeres obreras, perder la vivienda implicaba, al mismo tiempo, quedarse sin trabajo. Revisando los periódicos, podemos apreciar que la participación femenina en la “huelga de los inquilinos” fue muy intensa. Fueron ellas quienes se enfrentaron a la mayor parte de los desalojos. Cuando la policía y las autoridades judiciales llegaban, frecuentemente debían enfrentarse a las mujeres que habían asumido la defensa de sus viviendas : “En el conventillo Paseo de Julio 2354 se presentaron ayer a la 1 ½ p.m. para efectuar el desalojo de once inquilinos, dos piquetes de bomberos, armados, mitad con mangueras y mitad con maúsers, más un escuadrón de seguridad y varios vigilantes al mando de un oficial. Se hallaban presentes también, el jefe de policía y el comisario Udahe. Pocos instantes después, llegó el arrendatario Avendaño, acompañado de su esposa, valiéndose de las fuerzas que lo custodiaban, se permitieron dirigir insultos a las inquilinas. Pero una de ellas, justamente indignada, aplicó un golpe a la esposa de Avendaño, al que ésta quiso contestar, trabándose así una reñida lucha. El esposo quiso intervenir pero otra inquilina se lo impidió aplicándole una bofetada. La policía separó a los contrincantes. Resultado : la puerta de la habitación del subarrendatario, rota; el vestido y el sombrero de la esposa Avendaño con desperfectos. Para evitar nuevos disturbios, la policía creyó prudente retirarse sin llevar a cabo el desalojo. Con palos, escobas, agua caliente y cachetadas, las mujeres defendieron sus viviendas y, en muchos casos, lugares de trabajo. Muchas de ellas fueron reprimidas y encarceladas. Virginia Bolten (uruguaya), María Collazo (uruguaya) y Juana Buela (española), todas ellas mujeres anarquistas fueron deportadas.” », Nari, M.M.A., « Del conventillo a la casita propia », Todo es historia, n° 321, 1994, p. 38-39. 19 Sánchez, F., op. cit., p. 387 : Encargada.- « (…) E non precisa tanto orgullo… Se quieren vivir de arriba, se compra el palacio del congreso, ¿sabe? ¡en la calle Entre Ríos!… » 20 Ibid., p. 389 : Encargada.- « Ma dícame un poco, ¿qué le precisa tener tantos hijos?… Si no hay con qué mantenerlos, se agarran y se dan. »
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La femme dans le théâtre de Florencio Sánchez
Lorsque les relations entre femmes sont tendues, souvent pour des raisons économiques, la xénophobie ne tarde pas à apparaître. C’est le cas de Laura et Emilia, dans En familia, qui traitent leur belle-sœur de « Ritale prétentieuse »21. De Haydée, entraîneuse de bar avec La Tigra, qui ne supporte pas que cette dernière d’origine espagnole, chante des airs typiques du Río de la Plata. De tels propos expriment aussi le ressentiment de nombreux créoles qui voient leur place usurpée par les étrangers22 :
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« tana pretenciosa ». « À la lumière du traditionnel dédain du créole pour le travail manuel, peu de patrons – tout particulièrement s’ils descendaient eux-mêmes d’immigrants – cachaient leur préférence pour les Européens, plus conscients, sobres et travailleurs. Dans toutes les couches inférieures de la société, le créole avait des raisons d’envier les immigrants et de se méfier d’eux. […] Le créole ridiculisait aussi l’immigré. Bien que le gouvernement national ait insisté, spécialement après 1900, pour que tous les enfants en âge scolaire connaissent les symboles de la patrie, l’indépendance et le passé argentin, les plaisanteries et les imitations ayant l’étranger pour objet remplissaient très efficacement la fonction d’intégration aux coutumes locales. Des adjectifs comme “gringo”, “gallego” ou “ruso” pouvait glisser sur les oreilles des immigrants mais pas chez leurs enfants. “Gringo” mot souvent associé aux Italiens, correspondait à un prototype de paysan excessivement économe, incapable de jouir d’une quelconque plaisir. “Gallego”, que l’on employait pour les Espagnols, tendait à désigner un travailleur rustique et insignifiant, une bête de somme. L’adjectif “ruso” appliqué à l’immigration juive venant de Russie, révélait un certain antisémitisme et désignait en même temps ces paysans sales et étrangement vêtus. […] Les plaisanteries sur la lourdeur, l’inaptitude, la stupidité du “gringo”, du “gallego” ou de l’immigrant en général, se développèrent au point de devenir une peur du ridicule presque psychotique chez l’habitant de Buenos Aires. » (« A la luz del tradicional desdén del criollo por el trabajo manual, pocos patrones – especialmente si ellos mismos descendían de inmigrante – ocultaban su preferencia por los europeos, más conscientes, sobrios y trabajadores. En todos los estadios inferiores de la sociedad, el criollo tenía motivos para envidiar y desconfiar de los inmigrantes. […] El criollo también ridiculizó al inmigrante. Aunque el gobierno nacional insistió, especialmente después de 1900, en que todos los niños en edad escolar conocieran los símbolos patrios, la independencia y el pasado argentino, las burlas y remedos que tenían como objeto al extranjero cumplían con mayor eficacia la función de integrarlos a las costumbres locales. Epítetos como los de gringo, gallego o ruso podía rebotar en los oídos de los inmigrantes, pero penetraban profundamente en los de sus hijos. Gringo, palabra a menudo asociada a los italianos, implicaba un prototipo de labrador extremadamente ahorrativo, incapaz de disfrutar de placer alguno. Gallego, como se le decía al español, tendía a designar a un trabajador rústico e insignificante, una mula de carga. El epíteto de ruso, aplicado a la inmigración judío-rusa, delataba cierto antisemitismo, al mismo tiempo que designaba a esos campesinos sucios y extrañamente vestidos. […] Las burlas sobre la torpeza, ineptitud, estupidez del gringo, gallego o inmigrante en general, crecieron hasta convertirse en un miedo al ridículo casi psicótico en la personalidad porteña. »), Scobie, J.R., Buenos Aires, del centro a los barrios (1870-1910), Buenos Aires, Solar, 1977, p. 295-296.
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Haydée.- « […] De plus, il est temps qu’on laisse la place aux créoles, nous valons autant qu’elles ou même plus que n’importe quelle vieille nostalgique de son pays. »23
Autre constat : à une époque où certaines femmes commencent à faire des études, et où en 1876, elles représentent 47 % du personnel enseignant, Sánchez nous présente un éventail de personnages féminins dont le niveau culturel est fort peu élevé. Si elles savent lire (certaines avec difficulté comme Jesusa dans M’hijo el dotor ou Prudencia dans Barranca abajo), aucune n’a fait d’études approfondies même au sein de la bourgeoisie où les femmes oisives s’occupent de bonnes œuvres, sans s’interroger sur les carences de cette société24. Rouages d’une société paternaliste qui préfère soigner les plaies plutôt que d’éradiquer le mal, elles consacrent quelques heures de leur vie aux œuvres de charité, sans que l’approche de la souffrance humaine ne les amène à réfléchir à ses causes ni les conduise à mener une réelle action sociale. Maintenir le statut quo, est l’opinion la plus fortement répandue. À son mari qui déclare : « (…) Au lieu de fonder des institutions en faveur des enfants démunis, fondons des ligues pour le respect de la femme dans sa fonction la plus noble. La maternité n’est jamais un délit. » Madame Diaz répond : « Ah, mon Dieu ! C’est de l’anarchisme pur et simple. Vous voulez tout détruire. »25 23
Ibid., p. 410 : Haydée.- « […] Y además es hora ya de que se les vaya dejando lugar a las criollas, que valemos tanto como ellas o más que cualquier vieja aquerenciada. » 24 « Un comportement digne d’estime : Un bravo au Yankee-Uruguayen Mr. Jackson, gérant de l’entreprise de téléphone L’Uruguayenne. Il y a quelques jours, alors qu’il posait un fil l’ouvrier Alberto Raffo est tombé du toit de l’immeuble occupé par la Loge Garibaldi. Et cette fois ci encore, Monsieur Jackson a rendu fréquemment visite au blessé qui se trouve à l’hôpital de la Charité, joignant à ces égards la générosité du versement de son salaire complet. Raffo va bien et l’on pense qu’il pourra se lever dans 10 ou 15 jours. » (« Proceder recomendable – Un aplauso al yankeeoriental Mr. Jackson, gerente de la empresa telefónica La Uruguaya. Días pasados, al colocar un alambre se cayó el obreo Alberto Raffo desde la azotea del edificio ocupado por la logia Garibaldi ; – y esta vez como otras el Sr. Jackson ha visitado frecuentemente al herido que se halla en el Hospital de la Caridad, uniendo a esas atenciones la generosidad de pagarle el jornal íntegro. Raffo sigue bien y se cree que podrá levantarse dentro de 10 o 15 días. »), Rodríguez Villamil, S., Las mentalidades dominantes en Montevideo (1850-1900) I. La mentalidad criolla tradicional, Montevideo, Banda oriental, 1968, p. 76. Cet article, extrait de El Siglo, Montevideo, 18/12/1884, prouve, par son éloge d’un patron compatissant, combien les lois sociales ne sont pas encore à l’ordre du jour, et que l’on préfère vanter une action charitable plutôt que d’exiger de réelles protections pour les ouvriers. 25 Ibid., p. 657 : « (…) En lugar de instituciones pro infancia desvalida, fundemos ligas por el respeto a la mujer en su función más noble. La maternidad nunca es un delito. », Madame Díaz répond : « ¡Ay, Dios mío! Eso es anarquismo puro. Usted quiere destruirlo todo. »
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La femme dans le théâtre de Florencio Sánchez
Dans les milieux populaires, deux facteurs contraignent les femmes au travail : soit, à la campagne, la nécessité d’aider leur mari ou leur père, soit, en ville, le besoin impérieux de gagner de l’argent pour survivre et, surtout, aider leur famille. Dans ce cas, ce sont des femmes seules, ou les épouses ou filles d’hommes inactifs et souvent paresseux qui se voient contraintes de trouver une activité professionnelle. L’exploitation dont sont victimes ces personnages est patente et les salaires perçus sont insuffisants26 pour payer loyer et nourriture ; que ce soit dans Canillita, El desalojo, La pobre gente ou Un buen negocio, aucune des protagonistes ne parvient à gagner suffisamment d’argent pour assumer les dépenses quotidiennes. C’est dans la misère que se débattent les femmes et, audelà de l’exploitation économique, elles sont aussi victimes de la cruauté de leurs employeurs, qui tirent profit de leur dépendance pour les avilir. Pour exemple, Zulma dans La pobre gente doit céder aux avances du gérant de l’atelier pour avoir des vêtements à retoucher et ainsi faire vivre sa famille. La pobre gente est pour Florencio Sánchez la manière de montrer, à travers le personnage de Zulma, comment la lâcheté, les lâchetés peuvent conduire l’être humain à la déchéance : en conflit avec son père (paresseux), avec sa mère (usée, desespérée), avec son employeur (amoral) et sa conscience (elle ne peut abandonner ses frères et sœurs) Zulma se sacrifie. Pourtant, en tant que personnage féminin et jeune, aimé (de Cuaterno) et amoureux, Zulma devrait être la métaphore de la vie et de l’avenir ; or son sacrifice, la prostitution (négation de l’amour) ne lui donne plus aucun espoir.
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« La femme était considérée comme un adversaire de taille – actuel ou potentiel- sur le marché du travail. Pour nombre d’employeurs, l’utilisation de la main d’œuvre féminine était avantageuse car, pour un rendement équivalent, ils leur donnaient un plus bas salaire. D’après les ouvriers masculins, l’arrivée des femmes sur le marché du travail signifiait une baisse de salaire et dans le pire des cas, leur propre mise au chômage, temporaire ou permanente. » (« La mujer era considerada como un importante competidor – actual o potencial – en el mercado del trabajo. Para muchos empleadores la utilización de mano de obra femenina era ventajosa puesto que, por un rendimiento igual de trabajo, pagaban menos salario. De acuerdo con los obrerosvarones, la entrada de la mujer al mercado del trabajo significaba una baja de salario y, en el peor de los casos, su propia desocupación, temporaria o permanente. »), Mercado M., Panaia M., “División del trabajo, tecnología y participación gremial”, in K necher, L., Panaia, M. (eds.) La mitad del país : la mujer en la sociedad argentina, Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, 1994, p. 261.
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Méprisée par les hommes27 et par sa famille28, la prostituée est un personnage que Sánchez présente souvent comme une femme sensible et attentionnée (María Julia et La Tigra) même si dans le contexte de son travail, elle peut paraître effrontée et agressive. Elle représente le personnage féminin le plus caractéristique d’une société qui, par ses tabous et ses frustrations, génère la prostitution, tout en mettant la prostituée au ban de la collectivité. À ce titre, Sánchez crée des personnages de prostituées qui nous permettent de dresser le tableau de leur condition : chantage professionnel (La pobre gente), mésentente familiale (la sœur de « Marta Gruni ») et pauvreté sont à l’origine de leur activité, hypocrisie et conformisme expliquent le mépris dont elles font l’objet. Personnages très attachants dans l’œuvre de Sánchez, elles symbolisent les victimes lucides de la société. La vie sociale témoigne d’une double tendance : le conformisme à des valeurs que la femme ne pense pas ou ne peut pas contester et auxquelles elle s’adapte au point de les défendre ; la soumission à des conditions économiques souvent cruelles dont elle est l’une des premières victimes. Sous l’autorité d’un père et/ou d’un mari, parce qu’élevées par des mères qui leur ont inculqué le respect des traditions et la docilité face à l’autorité masculine, les femmes, lorsqu’elles deviennent mères ellesmêmes, continuent de transmettre la même éducation à leurs filles et, même si elles ont connu souffrances et humiliations, elles ne semblent pas souhaiter que leurs filles échappent aux épreuves et aux déceptions qu’elles ont vécues. Dans l’univers du « conventillo », Mónica (La pobre gente) et Marcelina (Un buen negocio), épuisées par la misère et ne voyant d’autre solution que le sacrifice de leur fille pour sauver la famille de l’expulsion et de la faim les poussent à la prostitution (Zulma) ou au mariage forcé (Ana María). Quant à la Señora de Gruni (Marta Gruni), si elle ne veut plus penser à sa fille devenue prostituée (« Imaginons qu’elle est morte »), elle s’offusque que Marta ne veuille plus avoir de relation avec Stéfano, le souteneur de leur « conventillo » (« Tu es devenue folle, Marta ? »). À travers ces trois personnages différents (Mónica et Marcelina aiment leurs 27
Los Muertos, p. 376 : Maria Julia.- « Un conseil : si tu penses rester avec Julian, ne sors jamais avec lui. Il n’est pas méchant, mais il est habitué à avoir toujours affaire à nous et il croit que toutes les femmes sont pareilles. » María Julia.- « Un consejo : si piensa seguir con Julián no salga nunca con él. No es malo; pero acostumbrado a tratar siempre con nosotras cree que todas las mujeres son iguales… » 28 Marta Gruni, p. 468 : Marcos.- […] Pour faire comme l’autre…comme ta traînée de sœur ! Marcos.- […] ¡Para hacer como la otra…como esa arrastrada de tu hermana!
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La femme dans le théâtre de Florencio Sánchez
enfants mais elles sont aveuglées par le drame du quotidien et la señora de Gruni est faible et dominée par son fils) Sánchez exhibe une situation dramatique dans laquelle les filles deviennent monnaie d’échange. Tous les personnages de mères souffrent ou ont souffert de leur mariage, soit parce que leurs maris les trompent, les brutalisent, les méprisent ou sont devenus inactifs et ne remplissent plus leur rôle de chef de famille. Les mères, cependant, interviennent dans les amours de leurs filles et, par leurs conseils ou leur autorité, vont à l’encontre de leurs désirs et les poussent à des relations économiquement satisfaisantes. Pas d’incitation à la révolte de la part des mères. Il s’agit de reproduire leur condition, voire pire quand il s’agit de prostitution. À travers les différentes conceptions de l’amour, nous constatons que celui-ci est toujours envisagé par rapport à autre chose : amour/non amour, amour/évasion, amour/refuge, amour/argent. Cette permanente dualité qui fait que le sentiment amoureux, agissant comme un personnage, n’existe qu’en relation avec une notion opposée ou caractérisante prouve que la femme, de par l’éducation qu’elle a reçue, est étrangère à la notion de projet personnel. Dans les milieux aisés, la famille et la jeune fille ne peuvent imaginer une mésalliance. Inapte au travail, la femme doit pouvoir compter sur le maintien de la situation économique qu’elle a connue au sein du milieu parental 29. Si se posent des problèmes financiers, l’éventualité du travail n’est pas évoquée. Dans En familia, les deux jeunes filles n’ont d’autre espoir que de trouver l’âme sœur qui, non seulement les fera vivre30, mais sera disposée à entretenir la famille au complet. Dans une 29
« Chez nous, la quasi totalité des nos femmes n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins. Chez nous, il y a une véritable soumission de la femme à l’homme… L’homme est le chef de famille, c’est lui qui commande, lui qui décide, lui qui pourvoit aux besoins, lui qui est en relations avec les autres. Non seulement elle ne saura pas où gagner sa vie mais elle n’est pas non plus préparée pour la gagner. » (« Entre nosotros, la casi totalidad de nuestras mujeres no tienen medios de adquirir subsistencia. Entre nosostros hay una verdadera sumisión de la mujer al hombre… El hombre es el jefe del hogar, es el que manda; el que decide, es el que provee lo necesario, el que está en tratos con los de afuera. No sólo no tendrá donde ganarse el pan sino que tampoco está preparada para ganárselo. »), Diario de Sesiones H.C. de Senadores, 19 de junio de 1907, p. 275, cité par Graciela Sapriza, op. cit., p. 128. 30 L’analyse de M. Rein souligne la même contrainte sociale : « Leurs sœurs frivoles ne sont pas totalement responsables : elles ont reçu une éducation trompeuse, elles ne savent que se pomponner, se promener et chercher un fiancé ; mais, même si elles voulaient travailler, vers 1900, la société ne leur offrait pas d’autre possibilité que les tâches domestiques. Bien sûr, Laura se résigne à être aussi la dactylo de son frère. Mais le contexte social sert à expliquer leur conduite, bien qu’il ne parvienne pas à la justifier. » (« Sus hermanas frívolas no son totalmente responsables : han recibido una educación equívoca, sólo saben arreglarse, pasear y buscar novio; pero, aunque quisieran trabajar, hacia 1900, la sociedad no les ofrecía otra posibilidad que las
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circonstance de ce type, la fille à marier devient la fille à vendre, car son mariage représente le salut des siens, même si pour elle il s’agit d’un sacrifice auquel elle consent par amour pour sa famille et à l’issue du chantage exercé par ses proches. Ana María dans Un buen negocio se résout à épouser Rogelio mais, pour elle ce mariage n’est rien d’autre qu’un achat : Ana María.- « Parlons en commerçants, si vous voulez que je vous écoute. À quel prix m’achetez-vous ? […] Dites-le, à quel prix, ne craignez pas de compter trop juste ! »31
Toute aggravation de la situation économique s’accompagne toujours d’une dégradation de la relation du couple et la violence s’instaure. Celleci n’est cependant pas toujours imputable à des difficultés financières. Ce qui, dans un premier temps, peut être considéré comme une manifestation d’autorité ordinaire, comme en est la preuve cette remarque d’Olegario (M’hijo el doctor) à sa femme : Oleagario.- « […] Madame, vous ferez ce que je vous ordonne !… Dans cette maison, tant que je serai en vie, c’est moi qui commanderai ! »32
On passe à la violence verbale comme dans La Gringa où Nicola s’adresse à sa femme en ces termes : Nicola.- « Rentre à la maison si tu ne veux pas que te flanque une torgnole ici même. Il faut toujours que tu fasses des bêtises….Vieille folle… »33
Zoilo (Barranca abajo), quant à lui, excédé par la méchanceté de sa femme, de sa sœur et de sa fille envers Robustiana, les menace toutes de coups :
tareas domésticas. Claro está que Laura se resigna también a ser mecanógrafa de su hermano. Pero el contexto social sirve para explicar su conducta, aunque no acabe de justificarla. »), R ein, M., Florencio Sánchez, vida y obra, Montevideo, Ediciones de la Casa del Estudiante, s.d., p. 44. 31 Sánchez, F., op. cit., p. 503 : Ana María.- « Hábleme como comerciante, si quiere que lo oiga. ¿En cuánto me compra? […] ¡Diga, en cuánto me compra, no tema quedarse corto! » 32 Ibid., p. 79 : Olegario.- « […] ¡Usted señora, hará lo que yo ordene! … ¡En esta casa, mientras yo viva, he de ser yo el que mande! » 33 Ibid., p. 192 : Nicola.- « Camina pa dentro si no querés que te pegue una trompada aquí mismo… Siempre has de hacer zoncerías … Vieja loca… »
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Dolores.- « Ah, mes filles ! Je n’en peux plus ! Je vais au lit un moment ! Zoilo.- Non, non et non ! Personne ne bouge d’ici ! La première qui fait mine de s’en aller, je lui brise les guiboles avec ma cravache. »34
La violence physique s’exerce tout particulièrement au sein des « conventillos ». Dans Canillita, Claudia est souvent victime des coups de Pichín, son compagnon : Pichin.- « Bon !…Rentre ! Claudia.- (Ironique) Non !… Pour quoi faire ? Si tu veux me taper dessus, fais-le ici !… N’aie pas honte !… Ça serait pas la première fois que tu le ferais devant tout le monde… N’aie pas peur !… Tu sais bien que je ne me suis jamais défendue ! Vas-y donc !… Ou alors tu serais moins lâche que d’habitude ?… Tape-moi !… (Lui tendant la joue) Là !…, là au visage ! »35
Étant donné l’exiguïté de ce type d’habitation, le vannier de Marta Gruni connaît, par les bruits, la vie privée de ses voisins : Le vannier.- « […] Sans sortir de ma chambre, je sais quand au 2 ils n’ont pas mangé (…) quand le maçon a tabassé sa femme… »36 34
Ibid., p. 216 : Dolores.- « ¡Ay, hijas! ¡No puedo más! Voy a echarme en la cama un ratito ! Zoilo.- ¡No, no, no! ¡De aquí no se mueve nadie! a la primera que quiera dirse, le rompo las canillas de un talerazo. » 35 Ibid., p. 285 : Pichín.- « ¡Bueno! … ¡Camina pa dentro! … Claudia.- (Irónica) ¡No! … ¿Para qué? … ¡Si me vas a castigar, pegame aquí! … ¡No tengas vergüenza! … Si no es la primera vez que lo hacés delante de todo el mundo … ¡No tengas miedo! … ¡Ya sabes que nunca me he defendido! … ¡Anda, pues! … ¿O estás menos cobarde que de costumbre?… ¡Pegame! … (Ofreciéndole la cara.) ¡Aquí …, aquí en la cara! » 36 Ibid., p. 460 : Canastero.- « […] Sin salir del cuarto, sé cuando en el 2 no han comido (…) cuando el albañil ha zurrado a su mujer… » « Milagros de Soria, Espagnole, arrivée à Buenos Aires avec ses enfants en 1897, affirmait que “dans peu de villes on vit dans une telle intimité comme en Argentine. Ici, les loyers sont si élevés que l’on doit louer des pièces pour deux, trois familles voire plus. On en déduit qu’une des conditions du pays les plus difficiles consiste à s’habituer à vivre parmi des inconnus, avec une seule porte pour séparation […] Même sans le vouloir, chaque voisin finit par savoir les choses intimes de ceux qui, dans une seule pièce, ont chambre et salle à manger pour les parents et les enfants et parfois aussi quelque autre membre de la famille.” » (« Milagros de Soria, española, llegada a Buenos Aires con sus hijos en 1897, sostenía que “en pocas ciudades se vive en tanta intimidad como en la Argentina. Aquí, debido a ser tan elevados los alquileres de las casas tiénese que sobrealquilar piezas para dos, tres o más familias.
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Reliquat de la culture « barbare », la violence s’exerce encore au début du siècle dans les milieux ruraux ou prolétaires où l’influence de la campagne est toujours patente car nombre d’habitants des « conventillos » en sont originaires. Si par moments, elles se révoltent contre les mauvais traitements, les femmes les acceptent la plupart du temps et n’envisagent pas de se séparer de leur mari ou compagnon pour la seule raison qu’elles sont battues. Admettant leur infériorité au sein du couple, acceptant d’être infantilisées, elles se résignent à être dominées aussi physiquement et donc parfois molestées. Pour Sánchez, le mariage est davantage dépeint comme une cohabitation où sont mêlés enjeux économiques, soumission féminine, partage des tâches, que comme une union fondée sur l’amour, et surtout, un amour durable. Obligées de se marier, certaines jeunes filles font le pari sur le temps pour, peut-être un jour, apprécier leur mari. À l’âge où jeunesse rime avec espoir et enthousiasme, elles sont déjà résignées. Ana María.- « […] D’autre part, si je n’aime pas cet homme, je ne le déteste pas pour autant et je suis sûre qu’il parviendra à me rendre heureuse. Et qui sait, si un jour, dans un foyer paisible, en regardant le bonheur des miens, je ne parviendrai pas à retrouver le bonheur qui aujourd’hui m’échappe. »37
Compter sur le temps pour accepter le présent, miser sur un futur hypothétique pour supporter l’insupportable, n’est-ce pas aussi témoigner d’une leçon de la vie que les mères donnent chaque jour, à l’instar de Madame González (Nuestros hijos) qui pense que le mariage est un ennui pour les hommes car il les frustre d’expériences nouvelles. Parlant du voyage du jeune Enrique pour l’Europe, elle déclare : Mme Gonzalez.- « D’autre part, c’est un avantage de se marier avec un homme qui est allé en Europe. […] Il se marie avec une curiosité en moins. »38 De aquí se deduce que una de las condiciones del país más penosas es el tener que habituarse a hacer vida entre seres desconocidos, a quienes sólo una puerta los separa […]. Aun sin querer, cada vecino llega a enterarse de las intimidades de los que allí, en una sola habitación, hacen el dormitorio y comedor para padres e hijos, y acaso también algún que otro pariente de la familia.” »), Nari, M.M.A., « Del conventillo a la casita propia », Todo es Historia, n° 321, Buenos Aires, août 1944, p. 38. 37 Sánchez, F., op. cit, p. 514 : Ana María.- « […] Por otra parte, si no quiero a ese hombre, tampoco lo odio, y tengo la certidumbre de que procurará hacerme feliz. Y quién sabe si más tarde, en un hogar apacible, contemplando la dicha de los míos no llego a recuperar la felicidad que ahora me escapa. » 38 Sánchez, F., op. cit., p. 649 : Sra de González.- « Por otra parte, es una ventaja casarse con un hombre que haya estado en Europa. […] Va al matrimonio con una curiosidad menos. »
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Misia Emilia (Gente honesta) peu étonnée que son gendre trompe sa fille, fait à cette dernière la confession suivante : Misia Emilia.- « Tais-toi ma fille, tais-toi ! Ne m’oblige pas à parler, car je t’assure que si à chaque fredaine de feu ton père je m’étais arraché un cheveu, aujourd’hui je serais chauve. »39
Quant aux hommes, ils ne se privent pas de dénigrer non seulement le mariage en général mais aussi le leur. L’infidélité selon Ernesto (Gente honesta) est une habitude pour tous les hommes mariés : Ernesto.- « […] Y a t-il au monde un seul homme qui n’ait jamais trompé sa femme ? Adolfo.- Oui, Monsieur ! …Il y en a eu un ! Adam !…Et il ne l’a pas trompée parce qu’il n’y avait personne pour cela… »40
Leurs femmes auxquelles ils n’ont rien à reprocher sont les victimes d’une situation de fait, elles sont là pour être trompées et moquées : Adolfo.- « De sorte que le mariage est un prétexte pour se moquer des femmes. Pauvres femmes ! »41
Dans la peinture sociale qu’il nous livre, Sánchez montre comment un grand nombre de femmes, élevées dans le principe de l’infériorité féminine, se voient contraintes de se soumettre à l’autorité masculine. Leurs rêves de jeune fille sont déjà conditionnés par cette autorité ; l’amour, puis le mariage, ne représentent vraiment qu’un changement de statut mais pas de vie car, même si elles comptent sur le prince charmant pour les éloigner de leur quotidien, elles voient en lui celui qui prendra l’initiative de leur existence. Pas de réel désir d’autonomie chez ces jeunes filles ni chez les épouses qui ne font jamais de rêves purement personnels puisqu’ils sont toujours associés à un homme. C’est dans Mano Santa dont la toile de fond est le socialisme et l’individualisme anarchiste que Sánchez crée des personnages féminins 39
Ibid., p. 36 : Misia Emilia.- « ¡Calla, hija, calla! No me obligues a hablar, que te aseguro que si a cada calavera del finado de tu padre se me hubiera cortado un pelo, a la fecha estaría calva. » 40 Ibid., p. 51 : Ernesto.- « (…) ¿Ha habido algún hombre en el mundo que no engañara a su mujer? Adolfo.- ¡Sí, señor! … ¡Uno! ¡Adán! … Que no le engañó porque no tenía con quién… » 41 Ibid., p. 51 : Adolfo.- « De modo que el matrimonio es un pretexto para burlar a las mujeres. ¡Pobres mujeres! »
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qui, par leurs croyances et leur pratique d’une médecine voisine de la sorcellerie, représentent des individus réactionnaires, dans un monde où devrait dominer science et raison. María Luisa vit dans un « conventillo » que Florencio Sánchez décrit ainsi42 : Dans la chambre du conventillo occupée par Carlos et Luisa. Au fond, une porte. Un lit à deux places en fer, une armoire, une table de chevet, un lavabo et d’autres meubles entassés à droite. La moitié gauche occupée par une table, une commode avec des assiettes et des verres, au-dessus une machine à coudre, des chaises, un brasero et des ustensiles de cuisine. Sur les murs, à la place d’honneur, un grand portrait de Karl Marx et diverses affiches et allégories socialistes.43
Sachant que le mari de María Luisa est ouvrier et qu’il déclare : « Empêcher que l’on exploite l’ignorance et la crédulité des pauvres gens, c’est aussi du socialisme […] »44, il apparaît que Sánchez a voulu situer cette œuvre dans le contexte socio-politique de l’époque, qui voit se développer les mouvements ouvriers45 dont le credo est la critique du passé, c’est-à-dire de l’époque dite « barbare ». 42
« En la habitación del conventillo habitada por Carlos y Luisa. Puerta única al foro. Cama de hierro de dos plazas, ropero, mesa de luz, lavatorio y otros muebles hacinados casi a la derecha. La mitad izquierda, ocupada por una mesa, una cómoda con platos y cristalería, encima una máquina de coser, sillas, braseros y trebejos de cocina. En las paredes en sitio de honor, un gran retrato de Carlos Marx y diversos cromos y alegorías socialistas », Sánchez, F., op. cit., p. 329. 43 Dans les conventillos, « le mobilier était rare […] Une table en pin, quelques bancs et chaises, un vieux coffre, parfois une machine à coudre et des caisses complétaient le mobilier. L’été la lumière entrait par la porte et les fenêtres ouvertes ; pendant les autres saisons on avait recours à une lampe à kérosène ou à gaz, ou parfois à une petite lampe électrique. Quelques portraits de héros populaires, des généraux ou des rois découpés dans des revues, une image de la Vierge ou des saints, sur les murs, qui quelques fois avaient été blanchis, une photographie délavée de parents restés en Europe ». « el moblaje era escaso. […] Una mesa de pino, algunos bancos o sillas, uno que otro baúl viejo, quizás una máquina de coser y cajones completaban el amoblamiento. En verano la luz entraba por la puerta y ventanas abiertas; en otras estaciones y de noche, se recurría a una lámpara de querosene o gas, o algunas veces a una lamparilla eléctrica. Retratos de héroes populares, generales o reyes recortados de las revistas, una imagen de la Virgen o un par de santos, tal vez una fotografía desvaída de parientes todavía en Europa, aparecían en las paredes, que alguna vez había sido blanqueadas. », Scobie, J.R., op. cit., p. 192. 44 « Impedir que se explote la ignorancia y la credulidad de la pobre gente, es también socialismo […] », Sánchez, F., op. cit., p. 336. 45 « Effectivement dans les années 1870, les structures de classe n’avaient pas connu de grandes modifications. Cela ne se produira qu’à partir de 1880 et cela inclura la formation de la classe ouvrière manufacturière, minière et domestique. Mais au cours de la décennie des années 1860 deux faits importants se sont produits en Europe : d’une part, en 1864, la fondation de l’Association Internationales des Travailleurs (AIT), plus connue comme Première Internationale et d’autre part, en
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La femme dans le théâtre de Florencio Sánchez 1871, la première insurrection prolétaire, la Commune de Paris. Ces deux évènements, associés à la persécution des socialistes dans l’Allemagne de Bismarck dans les années 1870 auront une grande influence en Amérique Latine. Bien que déjà dans les années 1860 on trouve des anarchistes proudhoniens parmi les utopistes – Rhodakanaty lui-même traduisit Proudhon en espagnol – c’est à partir de 1870 que les courants fondamentaux du mouvement ouvrier pour l’époque, anarchistes et marxistes, commencent à se répandre en Amérique. » (« Efectivamente, para los años setenta del siglo pasado las estructuras de clases no había sufrido grandes modificaciones. Ello sólo ocurrirá a partir de 1880 e incluirá la formación de la clase obrera fabril, minera y de servicios. Pero en la década del sesenta se han producido dos hechos importantes en Europa : por un lado, en 1864 se funda la Asociación Internacional de Trabajadores (AIT), más conocida como Primera Internacional y en 1871 se produce la primera insurrección proletaria, la Comuna de París. Ambos hechos, junto con la persecución a los socialistas en la Alemania de Bismark en la década del setenta, tendrán gran influencia en América Latina. Si bien entre los utopistas ya durante la década del sesenta se encuentran anarquistas proudhonianos – el mismo Rhodakanaty tradujo al español a Proudhon – es a partir de 1870 cuando las corrientes fundamentales del movimiento obrero para la época, anarquistas y marxistas, empiezan a difundirse en América. »), Godio, J., Historia del movimiento obrero latinoamericano/1, Anarquistas y socialistas, 1850-1918, México, Nueva Imagen, 1980, p. 59. « La croissance économique fut rapide et permit dans des pays comme l’Uruguay, l’Argentine et le Chili la formation d’une nombreuse petite bourgeoisie urbaine, et en même temps des fractions de la classe ouvrière (particulièrement dans les chemins de fer et les services comme l’électricité, le gaz, les transports urbains et autres) parvinrent à des niveaux de vie supérieurs au reste de cette classe-là. Dans ces années-là, l’idéologie libérale ne démontra pas seulement sa rationalité mais elle étendit sa critique au passé. C’est ainsi que l’époque antérieure à 1880, celle de l’hégémonie du “caudillisme” rural, fut considérée comme “barbare”, comme étant la négation de l’évolution sociale et la grande responsable du retard. Cela s’exprima de façon absolument claire en Uruguay, en 1910, au Centre Socialiste Karl Marx, par l’intermédiaire d’Emilio Frugoni, son secrétaire de l’époque, fondateur cette année-là du Parti Socialiste. […] S’appuyant sur une masse de travailleurs sans liens historiques avec les masses autochtones et subordonnées socialement et idéologiquement au libéralisme oligarchique, les intellectuels socialistes qui succèdent aux marxistes des années 1890 en Argentine et en Uruguay adhèrent au schéma “civilisation et barbarie”, collaborant ainsi de manière objective au renforcement de la barrière que la propre société nationale fixait entre la population autochtone et la population immigrée. Cette idéalisation du “progrès” contre la “barbarie” de l’époque pastorale poussera le PS dans les années suivantes à ne pas comprendre le caractère nationaliste et populaire du Parti Radical, que les socialistes voient comme “inhibé” par les “foules inorganiques” ». (« El crecimiento económico fue rápido y permitió en países como Uruguay, Argentina y Chile la formación de una numerosa pequeña burguesía urbana, al tiempo que fracciones de la clase obrera (particularmente en ferrocarriles y servicios como electricidad, gas, transporte urbano y otros) lograron niveles de vida superiores al resto de la propia clase. En esos años, la ideología liberal no sólo demostró su racionalidad sino que extendió su crítica al pasado. Así, la época anterior al 1880, de hegemonía política del caudillismo rural, fue juzgada como “bárbara”, como la negación de la evolución social y la gran culpable del atraso. Esto se expresó con absoluta claridad en Uruguay, en 1910, en el Centro Socialista Carlos Marx, a través de su entonces secretario y en ese año fundador del Partido Socialista, Emilio Frugoni […] Apoyándose en una masa de
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Les personnages féminins de Mano Santa (María Luisa et ses voisines Lina et Doña Anunziata) représentent cette époque et son obscurantisme. Toutes les trois se font soigner par Mano Santa que Carlos traite de charlatan et qui, à l’évidence, gagne sa vie aux dépens de patientes ignorantes et crédules grâce à son fluide mystérieux. Pour cacher à son mari sa visite à Mano Santa, car elle sait qu’il la désapprouve, María Luisa lui ment. Il s’en rend compte, croit qu’elle le trompe et exige des explications : Carlos.- « Oui, Madame… Je veux bien le croire !… Mais avant je veux que vous donniez une explication… María Luisa.- Je suis libre, tu sais ? Carlos.- Libre ? (Prenant sur lui) Tu as raison…Totalement libre… C’est ce que nous avions décidé… Mais c’est cette même liberté qui aurait dû t’empêcher de me tromper et de me trahir… C’est ce que je t’avais dit, en t’apprenant ma morale : “Le mariage nous unira plus que notre amour”. Si tu cesses de m’aimer, tu me le dis franchement et tu recouvreras ta liberté… De sorte que tu n’avais pas besoin de me tromper, tu n’en avais pas besoin… Et c’est cela qui me révolte et me met en colère. Parce que, voyons, pourquoi l’as-tu fait ? Par pure méchanceté, par pure perversité… »46
trabajadores sin vinculaciones históricas con las masas nativas y subordinados social e ideológicamente al liberalismo oligárquico, los intelectuales socialistas que suceden a los marxistas del 90 en Argentina y en Uruguay adhieren al esquema “civilización y barbarie”, colaborando así objetivamente a reforzar la barrera que la propia sociedad nacional fijaba entre la población nativa y la extranjera. Esta idealización del “progreso” contra la “barbarie” de la época pastoril empujará al PS en años posteriores a no comprender la esencia nacionalista y popular del Partido Radical, al cual los socialistas ven como “catalizado” de “muchedumbres inorgánicas”. ») Ibid., p. 145-147. 46 Sánchez, F., op. cit., p. 338 : Carlos.- « Sí, señora… ¡Ya lo creo que sí!… Pero antes tiene usted que darme una explicación… María Luisa.- Yo soy libre, ¿sabes? Carlos.- ¿Libre?… (Dominándose) Tienes razón…Completamente libre… Era lo establecido… Pero esa libertad misma debió haberte impedido engañarme y traicionarme… Yo te lo dije, enseñándote mi moral : “El matrimonio no nos vinculará más que nuestro amor”; Si dejas de quererme, me lo dices honradamente y recobrarás tu libertad… De modo que no tenías por qué engañarme, no tenías necesidad de engañarme… Y eso es lo que me subleva y me enfurece… Porque, vamos a ver, ¿Por qué lo has hecho? Por pura maldad, por pura perversidad… », Sánchez, F., op. cit., p. 338.
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Les propos de Carlos exhibent une pensée moderne47 basée sur la liberté et la sincérité. Ils présentent une conception du mariage qui, en ce début de siècle, est encore peu partagée, puisqu’elle revendique une union matrimoniale écartant tout autre lien que celui de l’amour. Cette notion de liberté sous-entend la franchise. María Luisa ne comprend que liberté d’agir n’importe comment, au mépris de cette sincérité qui pour Carlos, est le ciment de la relation conjugale. Prise à son propre piège, María Luisa n’entend pas que son mari la soupçonne d’infidélité et, jouant encore une fois avec ses principes, prouve que leur dialogue est un dialogue de sourds : María Luisa.- « Non mais voyez moi ça ! Maintenant, c’est ma faute. Oh !… Mais ça ne peut pas en rester là… Il me semblait bien que tu voulais te débarrasser de moi !… Que tu en avais marre !… C’est pour ça que tu m’apprenais cette morale des socialistes… Liberté absolue… Le jour où tu seras lassé de moi… Adieu ! Au mariage et au reste !… »48
N’est-ce pas Sánchez qui parle par la bouche de Carlos et qui essaie de sortir la femme de sa torpeur ? María Luisa, femme au foyer, dépend de son mari et les théories sur le mariage de ce dernier ne peuvent être appliquées qu’à la condition d’une totale indépendance économique de l’épouse. C’est peut-être à cause de cette dépendance que María Luisa ne peut admettre ses théories49 ; dans tous les cas, son comportement reflète une tendance à se réfugier dans les principes que Carlos qualifierait 47
« […] nous trouvons dans le protagoniste de Mano santa, l’ouvrier “socialiste”, représentant du salarié moderne, qui est conscient du groupe auquel il appartient et qui agit comme tel » ; « […] hallamos en el protagonista de Mano Santa, al obrero “socialista”, representante del asalariado moderno, que está consciente del grupo a que pertenece, y que actúa como tal. », Pintos Carabajal, M., « Los Grupos Sociales Humildes en el Teatro de Florencio Sánchez », El País del Jueves, En homenaje a Florencio Sánchez, 1975, p. 7. 48 Sánchez, F., op. cit., p. 339-340 : María Luisa.- « ¡No lo ven!… ¡No lo ven!… Ahora me echan las culpas. ¡Oh!… Pero esto no puede quedar así… Bien me parecía que querías deshacerte de mí… ¡Que estabas harto!… Por eso me enseñabas esa moral de los socialistas… Libertad absoluta… El día que te canses de mí… Adiosito. Con casamiento y todo. » 49 María Luisa est, bien sûr, aussi victime de son éducation, qui ne l’a pas préparée à vivre avec un homme « moderne », comme le souligne Nora de Marval de Mc Nairí : « María Luisa est une fille capricieuse, puérile, gâtée par une mère indulgente et mariée à un homme énergique qui, bien qu’il l’aime beaucoup, ne tolère pas ses caprices. » « María Luisa es una muchacha antojadiza, pueril, mimada por una madre indulgente y unida a un hombre enérgico que, aunque la quiere bien, no tolera sus caprichos. », M arval de Mc Nair, N. de, Los sainetes de Florencio Sánchez : su originalidad, su trascendencia, New York, Abra, 1982, p. 216.
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d’« archaïques » ou « barbares » et qui rejettent raison, science et lucidité. Bien que ce soit par la voix d’un homme (reflet de l’auteur ?), Mano Santa ouvre la voie vers une autre façon de concevoir les relations homme/ femme. Comment ne pas voir aussi Sánchez derrière le personnage d’Eduardo, le père de Mercedes qui quitte le domicile bourgeois, étouffant, avec sa fille enceinte à laquelle il a conseillé de ne pas céder aux multiples pressions pour qu’elle se marie, ou se retire dans une maison d’accueil. La jeune fille, d’abord éplorée, devient porte-drapeau et l’un des premiers maillons des mouvements à venir de libération de la femme, ce qu’elle perçoit parfaitement lorsqu’elle déclare à son père : « Nous sommes en train de tout bouleverser »50. Au fil de son œuvre Sánchez met l’accent sur les contraints multiples dont la femme est à la fois victime et bourreau et qui vont peu à peu céder sous l’impulsion d’éclats, de contestation, de rébellions, qui si elles sont peu nombreuses, n’en expriment pas moins un désir de changement. La transgression des normes voit le jour, et permet d’envisager l’avenir avec un certain espoir. Quelques femmes dans l’œuvre de Sánchez vont, comme nous l’avons souligné, accepter la maternité hors du mariage, refuser d’épouser l’homme que leur famille veut leur imposer, soutenir leur frère en grève (La pobre gente), ou semer la zizanie au sein de la bourgeoisie comme Pepa et Luisa dans Puertas adentro, pièce sur laquelle je reviens brièvement car, en dépit de son côté divertissant, elle n’en est pas moins lourde de sens. Il apparaît que seule Puertas adentro met en scène des femmes ayant une certaine culture politique. Il est vrai qu’en cette fin du XIXe siècle, les femmes commencent à participer à des mouvements politiques51. Au lever de rideau, Pepa chante « Fils 50
« Estamos revolucionando todo » Ibid., p. 674. « Depuis la fin du XIXe siècle en Amérique Latine, des groupes de femmes intègrent les syndicats et deviennent activites, généralement anarchistes et socialistes. Leur nombre augmentera au début du XXe siècle, quand aussi apparaissent des mouvements féministes, axés sur le fondamental, à la recherche de l’égalité politique et civiles et préoccupés par l’éducation de la femme. Les premières, en tant que salariées, luttent pour des revendications de base au moment de l’accumulation du capitalisme sauvage, auxquelles elles ajoutent des demandes adaptées au secteur le plus exploité celui des enfants. Les secondes ont des revendications plus spécifiques : politiques, civiles et culturelles. Elles se rejoignent dans un courant important pour la démocratisation de la société et du système politique. » (« Desde fines del siglo XIX, en América Latina se incorporan grupos de mujeres a los sindicatos y surgen activistas, generalmente anarquistas y socialistas. Su número se acrecerá a comienzos del siglo XX, cuando también surgen movimientos feministas, centrados en lo fundamental, en la búsqueda de la igualdad política y civil y preocupados por la educación de la mujer. Las primeras, como parte de los asalariados, luchan por reivindicaciones básicas en el momento de acumulación del capitalismo salvaje, a las que agregan demandas propias en su carácter de sector más explotado junto con los
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du peuple, des chaînes t’oppriment » et commente cette phrase : « Et comment qu’elles les oppriment… Pouah !… Et personne plus que nous, les filles du peuple qui sommes des bonnes »52. Cette interprétation/transformation du chant révolutionnaire atteste deux phénomènes : premièrement, Pepa connaît ce chant : cela signifie qu’elle a, soit participé à des manifestations, soit assisté à des réunions syndicales ou politiques ; deuxièmement, elle est consciente d’une double oppression, celle de la classe ouvrière et celle de la femme, qui, selon elle, est encore plus exploitée que l’homme (« Et pour ce travail avec tous les mauvais moments et le reste, on me paie, Messieurs, quatre pesos par mois, avec le repas, bien sûr… autrement dit avec les restes »53). Le milieu dans lequel les deux domestiques travaillent symbolise la famille bourgeoise décadente, moralement et financièrement54. En mettant en œuvre leur niños. Las segundas elevan reclamos más específicos : políticos, civiles y culturales. Confluyen en una corriente importante para la democratización de la sociedad y el sistema político. »), Sala, L., “Mujer y democracia en América Latina a comienzos del siglo XX”, Mujeres e historia en el Uruguay, op. cit., p. 155. 52 Sánchez, F., op. cit., p. 21. « Hijos del pueblo te oprimen cadenas. » « Ya lo creo que los oprimen… ¡Uff!… Y a nadie más que a nosotras, las hijas del pueblo que servimos. » 53 « Y por ese trabajo con malos ratos y todo, me pagan, señores, cuatro pesos al mes, con comida, es claro… mejor dicho con sobras. » « Dans “La Lutte Ouvrière” éditée à Montevideo en 1884 et dans les propositions des femmes anarchistes on ne considère pas seulement comme exploitées la femme ouvrière mais l’ensemble des femmes, avec les prolétaires. Et on les considère aussi exploitées par les hommes dans leur ensemble, qu’ils soient riches ou pauvres. Dans les deux cas, on estime que l’accomplissement total de la femme ne sera possible que dans une société d’un nouveau modèle, mais l’on insiste sur la nécessité de la lutte féminine. » (« En “La Lucha Obrera”, editada en Montevideo en 1884 y en los planteos de las mujeres ácratas argentinas se ubica no sólo a la obrera sino al conjunto de mujeres como explotadas, junto a los proletarios. Y se las considera también explotadas por los hombres en su conjunto, ricos o pobres. En ambos casos se estima que la plena realización de la mujer sólo será posible en una sociedad de nuevo tipo, pero se señala la necesidad de que ella misma luche. »), Sala, L., op. cit., p. 160. 54 Sánchez, F., op. cit., p. 23 : Luisa.- « […] C’est samedi aujourd’hui, non!… Et il ne faut pas oublier le boulanger, et la blanchisseuse et le laitier et les autres… Et je dois m’occuper de tous ces gens parce que Monsieur est sorti comme tous les samedis. Et c’est moi qui me charge de la corvée des ronchonnades des créanciers… Venez samedi prochain. Passez à la fin du mois… Aujourd’hui il n’y a pas d’argent… Mon Dieu ! Comme j’ai honte ! Pepa.- Ma fille, eh bien moi je suis bien plus heureuse ! Ici, rien de cela ne se produit ! Luisa.- Ah, bon ? C’est bizarre ! Pepa.- Évidemment, parce que personne ne fait confiance à Madame et Monsieur ! »
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stratagème, Luisa déclare : « Cela peut être un acte révolutionnaire »55. Les deux domestiques, avec leurs moyens, font bien acte révolutionnaire et vont déstabiliser l’ordre apparent de leurs patrons respectifs. Puertas adentro est pratiquement la première œuvre théâtrale de Sánchez (avant il avait écrit Ladrones) et on y trouve les germes de son œuvre à venir : critique de la bourgeoisie, dénonciation de l’oppression de la classe ouvrière56. Les bonnes peuvent être considérées comme des personnages incitant à la résistance, voire à la rébellion57. Lorsqu’il écrit Puertas adentro, Sánchez assiste à de nombreuses réunions politiques et sa récente prise de conscience de vivre dans un monde où tous les partis traditionnels ont échoué le pousse à porter sur scène les nouvelles théories politiques qui le séduisent. Ses œuvres suivantes s’attacheront davantage à dénoncer des injustices sociales sans que ses protagonistes soient des porte-drapeau, la tragédie de leur vie suffisant à faire prendre conscience au public de la violence qui s’exerce contre eux. Que ce soient deux personnages féminins qui mettent en œuvre une stratégie de déstabilisation nous paraît hautement signifiant : dans l’éventail des personnages féminins, Luisa et Pepa posent les premiers jalons d’un
Luisa.- « […] ¡Es sábado hoy, pues!… Y que el panadero, y que la lavandera, y que el lechero, y que… Y a todos tengo que atenderlos porque el señor se ha ido para afuera, como todos los sábados. Y yo tengo que cargar con el burro muerto de los rezongos de todos los acreedores…Que venga el otro sábado. Que pase al fin del mes… Que hoy no hay plata… ¡Jesucristo! ¡Y las vergüenzas que me hacen pasar! Pepa.- ¡Hija, pues yo soy más feliz! ¡Aquí nada de eso ocurre! Luisa.- ¿De veras? ¡Qué extraño! Pepa.- ¡Claro, como que no hay quien les fíe a los señores! » 55 « Puede ser un acto revolucionario ». 56 « Car Sánchez fut un subversif, un révolutionnaire, bien que cela puisse paraître un préjugé, que d’après un critique de l’époque il était urgent de dissiper. Bien que la subversion de Sánchez soit verbale et qu’elle ait une intention indirecte de prescription. Ce n’est pas la promiscuité qu’il encourage ; bien au contraire, le Sánchez subversif considère toute sorte de tolérance, d’abandon, de molle cécité comme responsable de confusion et de désordre social. C’est pour cela […] que l’indispensable Pepa de son scherzo initial, en tant que fille du peuple, montre, même si c’est en chantant, les chaînes avec lesquelles la société les opprime […] » (« Porque Sánchez fue un subversivo, un revolucionario, si buen puede parecer esto un prejuicio, que según un crítico de la época urgía disipar. Aunque la subversión de Sánchez es por la palabra, y tiene una intención indirecta de ordenamiento. No es la promiscuidad lo que alienta; por el contrario, Sánchez, subversor, considera a toda esa suerte de tolerancia, de abandono, de ceguera indolente, como causa de la confusión, del desorden social. Por eso es (…) la misma indispensable Pepa de su scherzo inicial, que como hija del pueblo, enseña, cantando no obstante, las cadenas con que la sociedad lo oprime […] »), Imbert, J., op. cit., p. 359. 57 Les domestiques ont une profession, elles gèrent leur vie et ont des idées politiques. Déjà Juana dans Los Políticos était indépendante et lucide.
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combat pour l’indépendance que Sánchez fait mener à un certain nombre de ses personnages féminins. Sa critique d’une société rigide, sclérosée et sclérosante qui voudrait écraser les rebelles, punir les fautives ou les faire rentrer dans le rang trouve sa plus touchante expression dans certains de ses personnages féminins. L’un des plus beaux est Marta Gruni. Jeune femme amoureuse, désirant à tout prix quitter le milieu qu’elle abhorre, elle compte sur l’homme qu’elle aime pour connaître une autre vie, réaliser ses rêves et échapper ainsi à l’exploitation dont elle fait l’objet. À l’exception du vannier qui la comprend et la soutient, tout son entourage est contre elle, principalement sa famille. Parce qu’il tue son amant, son frère lui ôte tout espoir et Marta désespérée le tue. Le fratricide est le crime que toute société condamne, d’ailleurs Marta est immédiatement désavouée par ses voisins. Or le personnage de Marta produit sur les spectateurs un effet émotionnel tel qu’aucun d’entre eux (d’entre nous) ne peut faire partie du chœur des accusateurs. Dans Marta Gruni, le talent de Sánchez est incontestable car la douleur de la jeune femme, qui nous est insupportable, fait de son crime le crime de chacun de nous. Marta tue parce qu’elle voulait vivre, elle devient par son acte une héroïne de tragédie à laquelle tout spectateur peut s’identifier. Dans son vain combat contre les forces qui la dominent et la dépassent, dans ses rêves d’une autre vie, dans sa passion et dans son crime auquel la pousse la fatalité, Marta devient une héroïne universelle et son auteur se révèle un grand dramaturge bien au-delà de la simple critique de mœurs. Dans sa tentative de fuir le carcan dans lequel elle vit, Marta échoue mais je terminerai sur une note optimiste, en évoquant les deux personnages féminins qui, par leur vie et leur ambition sont assez fortes pour échapper à la contrainte sociale ou pour préparer l’indépendance. Victoria, héroïne de La Gringa, fille d’Italiens et vivant à la campagne avec sa famille saura s’opposer à Nicola, son père, épouser Próspero, le fils de Cantalicio, le vieil homme ruiné, seul, et qui n’inspire aucune pitié à Nicola, son voisin entreprenant qui lui donne le coup de grâce en le dépossédant de ce qui lui restait. Dans l’affrontement passé/futur symbolisé par Cantalicio et Nicola, ce dernier porte en lui les germes d’un monde autoritaire et libéral qui agit essentiellement dans la perspective du profit. Face à ces deux pères excessifs, la jeune génération est plus modérée, mais seule Victoria parvient à faire la jonction entre les deux visions antithétiques et à envisager un avenir riche du passé, de cultures différentes58. Son désir de préserver l’ombu, cher à Cantalicio, 58
« La Gringa ne dénature pas la réalité, pour l’embellir ou l’idéaliser. Chacun y est tel quel, Cantalicio, le vieux propriétaire créole, est têtu, incompréhensif, intolérant, paresseux mais aussi généreux et courageux ; Nicola, le propriétaire agriculteur et
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symbolise sa vision de la vie : le futur ne peut exister sans racines. Un des thèmes récurrents dans l’œuvre de Sánchez est l’opposition passé/ futur, on le retrouve dans La Gringa mais le personnage de Victoria parvient à neutraliser cette force d’opposition pour la transformer en force vitale. Son avenir est prometteur dans le sens où elle ouvre la voie à une conception de la vie basée sur l’alliance entre les éléments positifs de la culture autochtone et de la culture étrangère. Elle est une femme qui ne se soumet pas à l’autorité paternelle et qui transgresse les interdits pour épouser l’homme qu’elle aime. Elle prend en charge son destin, au risque d’avoir à rompre les liens familiaux. Avec Victoria, nous en sommes encore au stade où être libre pour une femme signifie faire le mariage de son choix. C’est un grand pas au regard des héroïnes de Sánchez qui se voient contraintes d’obéir à un père autoritaire, ou de vivre avec un homme qui les épargne de la misère ou encore d’avoir besoin de leur père pour assumer leur choix. Enfin, La Tigra, prostituée dotée d’une force de caractère qui impressionne et émeut est une femme dont la volonté et la détermination ne l’aident pas seulement à vivre dans son milieu mais lui donnent la force d’être une mère admirable59. Figure emblématique de la prostituée piémontais, bien que méfiant et dur en affaires, est bon, travailleur et honnête. Leur réconciliation est impossible. […] Mais les enfants qui s’aiment, Prospero, qui s’est rendu maître du futur grâce au travailleur rédempteur, et Victoria la “Gringa” née sur ces terres, tendent un pont entre les deux races, apparemment irréconciliables ». (« La Gringa no falsea la realidad, para embellecerla o ennoblecerla. Allí cuando uno es lo que es, Cantalicio, el viejo propietario criollo, es porfiado, incomprensivo, intolerante, ocioso, aunque generoso y valiente; Nicola, el chacarero piamontés, aunque desconfiado y duro en los negocios, es bueno, trabajador y honrado. Su reconciliación es imposible. (…) Pero los hijos, que se aman, Próspero, el criollo hecho dueño del porvenir por el trabajo redentor, y Victoria, la gringa nacida en esta tierra, tienden un puente entre las dos razas al parecer irreconciliables. »), Giusti, R., Florencio Sánchez, su vida, su obra, Buenos Aires, Agencia Sudamericana, 1920, p. 100-101. 59 Tabaré Freire déclare : « Porque toda la conducta de La Tigra descansa en el sentimiento : el amor por su hija la lleva a la prostitución, porque “con la costura no sacaría para comprar libros”. » (« Parce que le comportement de La Tigra repose sur les sentiments : l’amour pour sa famille l’amène à se prostituer car “avec la couture elle ne gagnerait pas assez pour acheter des livres”. »), Freire, T., « Florencio Sánchez : El Teatro Nacional », in Capítulo Oriental 13, La historia de la literatura uruguaya, Montevideo, La Banda Oriental, s.d., p. 100. Or, La Tigra ne se prostitue pas pour élever sa fille La Nena, elle exerce cette profession depuis longtemps. Certes l’argent qu’elle gagne l’aide à l’élever mais elle n’a pas pu continuer à travailler comme couturière parce que l’ambiance de son travail lui manquait : « Au bout de quinze jours, je n’en pouvais plus. Il me manquait quelque chose ; je ne sais pas quoi, mais quelque chose d’essentiel comme l’air ou la nourriture » (« A los quince días no pude aguantar más. Me faltaba algo; no sé qué, pero algo esencial como el respirar o el comer »).
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au grand cœur, La Tigra, personnage sans prénom mais au surnom évocateur de la férocité et de la capacité de lutter à mort pour défendre sa progéniture, vit des hommes et, malgré la présence d’Olivera, son souteneur, elle ne se considère pas comme une femme soumise ; au contraire, ses relations avec lui, se sont établies sur un plan d’égalité : il la protège, elle l’entretient : La Tigra.- « C’est homme est pour moi un détail. D’autre part, vu la vie que nous menons, c’est bien d’avoir un homme comme ça qui inspire le respect à ceux de son acabit. »60
et la violence de leurs rapports est partagée : La Tigra.- « Me châtier, non ; jamais. On s’est disputé quelques fois : il me tape et je le tape aussi. »61
La Tigra a une fille La Nena, éduquée dans un pensionnat religieux en vue de devenir institutrice. Elle lui rend visite, le dimanche, en lui faisant croire qu’elle est « ama de llaves »62 et que son père est mort. C’est parce qu’elle se confie à l’un de ses clients que le spectateur apprend l’existence de cette enfant. Lorsque le rideau tombe, il ne s’est rien passé, le spectateur a été informé d’une situation socio-économique et de l’amour d’une mère dont le seul bonheur est celui de sa fille. L’absence sur scène63 de La Nena donne à la pièce tout son poids idéologique. Cette jeune fille semble être une illusion, son absence pourrait signifier qu’elle n’existe pas et qu’elle ne vit que dans l’imagination d’une femme en mal d’amour ou mythomane. C’est bien cette question de la réalité de La Nena qui nous paraît déterminer la vision de l’avenir féminin vu par Sánchez. Ce personnage extra-scénique et intra-fictionnel ne correspond-il pas à l’image de ce que devrait devenir la femme à plus ou moins long terme ? En clair, La Nena n’est-elle-pas la métaphore de la femme de demain, ne réunit-elle pas les conditions nécessaires à une véritable émancipation ? 60
Ibid., p. 414 : La Tigra.- « Este hombre es para mí un incidente. Por otra parte, con la vida que llevamos, es muy conveniente un hombre así, que inspire respeto a los de su clase. » 61 Ibid., p. 421 : La Tigra.- « Castigarme, no; nunca. Nos hemos peleado a veces: me pega él, le pego yo… ». 62 « El ama de llaves » est la gouvernante d’une maison, c’est littéralement celle qui possède les clés. 63 « Un actant peut être scéniquement absent, et sa présence textuelle peut n’être inscrite que dans le discours d’autres sujets de l’énonciation (locuteurs) tandis que lui-même n’est jamais sujet de l’énonciation, ainsi dans Andromaque, Astyanax ou Hector. », Uberseld, A., Lire le théâtre I, op. cit., p. 62.
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Son absence la renvoie au niveau de l’idée et en cela elle représente ce qui n’est pas encore une réalité. La Gringa, elle, est un personnage référentiel, à l’époque de Sánchez, les Victoria existent et si elles ne sont pas très nombreuses, elles ne correspondent pas pour autant à des personnages imaginaires (n’oublions pas que Sánchez a écrit cette pièce en s’inspirant de la fille d’amis). En revanche, nous l’avons déjà vu, peu de femmes étudient, et certainement fort peu (aucune ?) correspondent au schéma familial que Sánchez a imaginé pour La Nena. Car il ne se contente pas de faire de cette jeune fille une future institutrice, il fait d’elle un personnage issu d’un milieu des plus défavorisés et élevé dans l’idée d’appartenir à une autre famille. Cette construction nous paraît particulièrement intéressante car elle n’entrevoit pas seulement l’avenir féminin mais aussi un avenir qui ne semblerait possible qu’à la condition de nier un passé trop lourd qui entrave le progrès. La rupture qui caractérise la Tigra par rapport aux autres personnages de mère est marquée par son désir de ne pas vouloir reproduire le schéma familial (maternel) et d’y parvenir. Dans le théâtre de Sánchez où les femmes sont soumises aux contraintes d’une société rigide, conservatrice, La Tigra échappe au carcan et la Nena, grâce à l’intelligence et l’amour de sa mère, pour envisager l’avenir, symbolise la femme qui peut apporter un réel changement à la société puisque, comme le déclare José Varela : « Mère, sœur ou institutrice, c’est toujours une femme qui nous donne nos première idées. »64 Pour conclure, je renouvellerai la remarque faite en préambule : parler de contrainte en évoquant le théâtre de Florencio Sánchez, ce n’est pas analyser des conditions politiques interdisant la parole ou obligeant à user de métaphores ou paraboles pour travestir son propos. C’est parler d’un théâtre qui s’écrit et s’inscrit dans une époque où les contraintes morales, sociales et économiques imposées à la société et a fortiori à la femme obéissent à un paradoxe : lutter contre le jeu, la paresse, la luxure, la misère afin d’aller dans le sens du progrès tout en punissant, frustrant, châtiant pour éviter tout débordement. C’est de cette sclérose des mentalités que j’ai essayé de parler, de cette contrainte que Florencio Sánchez explore dans son œuvre et qu’il offre au public. À travers les personnages féminins, Sánchez fait œuvre de visionnaire et propose un théâtre dangereux : l’amélioration de la condition féminine, si redoutée, qui en Uruguay, s’amorce65 dès le début du XXe siècle, 64
« Madre, hermana o maestra, es siempre una mujer la que nos da nuestras primeras ideas ». 65 En effet, les femmes commencent à entrer dans des organisations syndicales, d’abord en accompagnant leurs maris. En 1915 a lieu dans une fabrique de cigares la grève de femmes la plus importante à laquelle participe Julia Arévola (qui plus tard occupera
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La femme dans le théâtre de Florencio Sánchez
laisse penser qu’il a contribué à cette évolution et qu’il a fait sienne la remarque d’Anne Ubersfeld : « Le théâtre ne produit pas seulement chez le spectateur le réveil des fantasmes, mais aussi parfois le réveil de la conscience – y compris de la conscience politique – l’un peut-être n’allant pas sans l’autre »66. Réveiller la conscience politique n’est-ce pas avant tout le rôle du dramaturge en éveillant par là même le désir et peut-être la force d’échapper à la contrainte ?
un siège au Sénat) et Isabel Fernández qui sera en 1920 une des fondatrices du Parti Communiste. En 1911, María Abella organise la Section Féminine en Uruguay et en 1916 est créé le Conseil National des Femmes, filiale du Conseil International dont le siège est aux États-Unis. En 1932, la femme uruguayenne obtient le droit de vote qui deviendra effectif en 1938. On note une amélioration des conditions du travail féminin dès le début du XXe siècle avec la limitation des heures de travail, la suppression du travail de nuit, l’éviction de la femme de certaines industries insalubres, le repos hebdomadaire ainsi que l’interruption du travail pendant deux mois en cas de grossesse. En 1907 la loi sur le divorce admet l’adultère féminin comme première cause de séparation alors que l’adultère masculin entre seulement en ligne de compte lorsqu’il se produit au domicile conjugal ; mais en 1913 est approuvée la loi sur le divorce par la seule volonté de la femme. Dès la deuxième décennie du XXe siècle, la société et le corps médical se montrent moins hostiles aux méthodes contraceptives. Entre 1899 et 1922 les interruptions de grossesse se multiplient à tel point qu’en 1934 le Code Pénal ne sanctionne plus l’avortement : une étape décisive dans la libération de la femme. 66 Ubersfeld, A., Lire le théâtre, t. 1, op. cit., p. 52.
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Le théâtre uruguayen face à la violence Depuis l’État totalitaire des années 1970 et 1980 à l’imposition d’un sujet a-critique des premières années du XXIe siècle Roger Mirza Universidad de la República (UDELAR) – Facultad de Humanidades (Montevideo)
Une bonne partie du théâtre uruguayen des années 1960 et début des 1970 cherchait à dénoncer les injustices sociales, les structures du pouvoir, ses abus et ses contradictions, dans un contexte social de plus en plus agité – grèves des syndicats, manifestations d’étudiants, guérilla des tupamaros – mais la forte répression qui a abouti au coup d’État de 1973, obligea à un changement radical, à mesure que la surveillance et la répression augmentaient. La dictature, qui durera plus de 11 ans, dissout le parlement, les partis politiques, les syndicats, les associations d’étudiants, après avoir désarticulé les Tupamaros, et persécuté implacablement toute résistance (politiciens de gauche, syndicalistes, étudiants, artistes, qu’ils soient communistes, socialistes, anarchistes, ou simplement opositeurs au régime). Les protestations sont violemment châtiées, il y a des milliers de prisonniers politiques et tout essai de résistance est réprimé avec une extrême violence : deux jeunes sont tués pendant qu’ils écrivaient sur les murs de la ville « À bas la dictature »1, il y a plus de deux cents disparus et des milliers de syndicalistes, et militants de gauche persécutés et emprisonnés. La justice dorénavant est entre les mains de tribunaux militaires, le contrôle s’exerce dans la rue, mais aussi à travers l’invasion des centres universitaires, des maisons d’édition, des librairies, la réquisition de livres, l’invasion des foyers, même pendant la nuit, la suppression de l’habeas corpus, la censure. Des milliers de citoyens passent par la prison et la torture : plus de 5 000, sur une population de deux millions et demi ; proportion plus grande qu’au Chili, dénonce le
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« Abajo la dictadura », traduit par nous.
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sénateur Church au Congrès des États-Unis2. La dictature élimine toute activité politique, syndicale et corporative, le droit d’association et de réunion, et contrôle aussi les activités culturelles. La répression installe la dispersion, la peur, la terreur. L’ordre militaire engendre le chaos. La vie publique et même privée tombe sous une surveillance panoptique permanente et sous la menace de la délation 3. Si le théâtre militant des années 1960 était une façon de lutter pour la transformation de la société, de provoquer une prise de conscience, une réaction intellectuelle et politique à partir de la dénonciation de certains mécanismes de domination, sans négliger le côté artistique comme soulignait Atahualpa del Cioppo, par contre le théâtre de résistance sous la dictature, essaya de défendre certaines valeurs brisées ou menacés, de revendiquer la dignité humaine, le respect pour la vie et la liberté, et créer un contact moins intellectuel et plus émotionnel avec le public. Il ne s’agissait plus de provoquer le public et de réveiller sa conscience politique, mais de créer un espace de rencontre, de construire un nouveau contact, une complicité, au milieu de la censure et de la dispersion, de la peur et de la surveillance du pouvoir. Pendant les premières années de la dictature, spécialement entre 1974 et 1977, tout le mouvement théâtral connaît un recul sans précédent. Plus d’une centaine d’auteurs dramatiques, metteurs en scène, acteurs et techniciens doivent quitter le pays, reçoivent des menaces ou la défense de toute activité culturelle. Beaucoup de groupes doivent se dissoudre ou s’exiler en masse comme le théâtre du Galpón ou quelques acteurs du Teatro Circular. Plusieurs formes de censure s’installent et un contrôle de tous les moyens de communications : télévision, radio, journaux, spectacles musicales ou de théâtre, par ordre de la police ou de l’armée, par un coup de téléphone ou par mil moyens arbitraires. Les fermetures des journaux, la présence des censeurs qui contrôlaient le programme de la Comedia Nacional4 ou du Teatro Circular, étaient continuelles. Les citoyens furent secrètement divisés en 3 catégories, A, B, C, suivant leurs idéologie présumée, et il suffisait d’avoir signé une adhésion à la Révolution cubaine pour avoir un ‘C’ ou un ‘B’, ce qui signifiait, être renvoyé de son emploi. Pour avoir une idée du vide qui se produit alors, la Comedia Nacional qui généralement offrait une moyenne de 8 à 9 nouveaux spectacles par année dans plusieurs salles, ne présentera qu’un 2
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M achado Ferrer, M. y R amos, C.F., Los años oscuros, Cronología documentada (1973-1979), Montevideo, Montesexto, 1991, p. 83. Mirza, R., La escena bajo vigilancia. Teatro, dictadura y resistencia. Un microsistema teatral emergente bajo la dictadura en el Uruguay, Montevideo, Banda Oriental/Universidad de la República, 2007, p. 107. Compagnie officielle de la ville de Montevideo fondée en 1947.
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Le théâtre uruguayen face à la violence
seul nouveau spectacle en 1974, la première année après le coup d’État ainsi que les deux années suivantes. Il en a été de même pour le reste des groupes et de tout le système théâtral en général. Vers la fin de la décennie, quelques spectacles marquent le début d’une transformation : les allusions et autres moyens indirects pour nommer l’innommable et établir une sorte de communication à demi-mots avec les spectateurs sont à l’origine de la création d’un langage complice dans de nombreuses pièces de théâtre qui sont souvent jouées dans des petites salles. C’est une façon d’aborder les abus du pouvoir, la violence de l’état, la répression, la menace, la peur, à travers des métaphores, des allégories, des figures d’ironie, pour esquiver la surveillance malgré le contrôle du pouvoir. Ce théâtre qui subordonne la fonction esthétique à la fonction de communication, cherchait à créer un discours critique, un espace public de communication, contre l’isolement de la population imposé par le pouvoir dictatorial et contre le discours officiel et mensonger monopolisé par l’État. À partir de 1979 et surtout de 1980 (année du plébiscite qui a répondu ‘non’ aux militaires), quelques signes de changement se produisent. En l’absence de presque tous les groupes du théâtre indépendant et de l’exil du Galpón à l’étranger, le Teatro Circular fête ses 25 années avec un concours de dramaturgie et monte en 1979 uniquement des pièces d’auteurs uruguayens : Decir adiós de Alberto Paredes, El mono y su sombra de Yahro Sosa, Las gaviotas no beben petróleo de Manuel Varela. Cette nouvelle tendance aboutira au succès retentissant de plusieurs pièces comme Pater noster (1979) de Jacobo Langsner avec plus de 25 000 spectateurs en quelques mois. De même, Los cuentos del final (1981) de Carlos Manuel Varela, El mono y su sombra de Yahro Sosa sont restées à l’affiche plus d’un an. Enfin, El Herrero y la Muerte (1981) de Mercedes Rein et Jorge Curi sera représentée pendant quatre ans attirant plus de 100 000 spectateurs, presqu’autant que Doña Ramona (1982), également à l’affiche pendant quatre ans, sans oublier Esto es cultura animal (1979) d’Alberto Restuccia, qui sera repris pendant plus de dix ans. On peut également citer rapidement les succès d’adaptations telles que El Pobre BB (1983) de Mercedes Rein et Jorge Curi, sur textes et chansons de Bertolt Brecht, et Tirano Banderas (1984), adaptation d’Héctor Manuel Vidal à partir du roman de Valle Inclán. D’autre part, de nouveaux groupes surgissent comme le théâtre La Gaviota (El diario de Ana Frank, La cacatúa verde, Sacco et Vanzetti, La muerte de un viajante, El preceptor de Brecht), le Teatro de la Ciudad (El mono y su sombra, Alfonso y Clotilde) le Teatro Tablas (Esto es cultura animal) le Teatro de la Comuna (pièces de Pavlovsky). La compagnie La Máscara renaît de ses cendres, ainsi que El Tinglado et le Teatro Uno. Et la Comedia Nacional présente Los cuentos del final, Hamlet, Un tranvía 65
Théâtre contemporain dans les Amériques
llamado deseo, La casa de Bernarda Alba, Electra, Woyzzek, Marat Sade. On peut également évoquer le mouvement du « Teatro barrial », qui comprend plusieurs groupes amateurs dans différents quartiers de Montévidéo, hors du circuit des salles traditionnelles. Le « Teatro barrial » a même fondé une école de banlieue et a réussi à organiser deux rencontres annuelles sous la dictature en 1981 et 1982. Dans ce théâtre de résistance marqué par l’isolement, la contrainte, la surveillance et la peur, la création d’un langage plus ou moins codé sert à signaler certains aspects de la situation politique et sociale : un nouveau contact s’établit avec le public qui, contrairement à la provocation de l’absurde et la prise de conscience du théâtre brechtien, crée une complicité avec les spectateurs et une transformation de l’espace et du héros. En effet plusieurs pièces incorporent le héros isolé, soumis, dompté, dégradé, vaincu, mais qui se bat encore ; de même certaines se caractérisent par un choix d’espaces étroits, menaçant, restreints, aplatissants du point de vue physique et symbolique. Sans parler de la reprise de pièces classiques faisant indirectement allusion à la situation sociale et politique du pays. À partir des élections de novembre de 1984 et du nouveau gouvernement qui prend le pouvoir en 1985, la récupération graduelle des libertés signifie une importante transformation dans tous les domaines. La démocratie retrouvée, après presque douze années de dictature, permet la fin de la proscription et donc le retour d’exil des figures les plus remarquables de la culture uruguayenne : Mario Benedetti, Eduardo Galeano, Daniel Viglietti, Alfredo Zitarrosa, Antonio Larreta, Atahualpa del Cioppo, China Zorrilla, Ruben Yáñez et le Galpon au complet, à part la sortie de prison de Hiber Conteris et de Mauricio Rosencof. Mais il faut également rappeler malheureusement les pertes d’Ángel Rama, Carlos Martínez Moreno et Carlos Quijano qui sont morts en exil, ou Juan Carlos Onetti qui a refuser de retourner dans son pays. Par ailleurs, la société uruguayenne prend peu à peu conscience de l’ampleur du processus de paupérisation, de l’inquiétant niveau du chômage, de la marginalisation croissante d’une partie importante de la population, de l’état d’abandon de l’éducation et de l’impact de l’émigration. Cette situation va empirer dans les années suivantes et jusqu’au début du XXIe siècle, résultat du néolibéralisme économique des gouvernements d’après la dictature. Ainsi l’image d’une société de longue tradition démocratique, avec une armée obéissante du pouvoir civil et un État paternaliste et bienfaiteur, qui veillait sur une société égalitaire et sans conflits, s’est révélé fausse. Et la population doit alors affronter la douloureuse perte de ces traits essentiels et de ses conditions de vie et, en même temps, assumer la réélaboration de sa propre identité dans l’imaginaire collectif, l’effondrement de ces mythes qui présentaient l’Uruguay comme « la Suisse de l’Amérique Latine » ou « l’Athènes du Río de la Plata », fière de sa stabilité et de son 66
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niveau culturel. D’autre part, une loi votée en 1986 par le parlement du premier gouvernement démocratique « Ley de caducidad de la pretención punitiva del Estado » laissait en suspens la justice pour les délits de « lesa humanidad » commis pendant la dictature, ce qui assurait l’impunité pour les responsables, au moment où les plaintes pour les atrocités commises durant la dictature commençait à être déposées. Dans ce contexte, point d’étonnement à ce que l’ironie, le scepticisme, l’angoisse et le sarcasme, apparaissent dans plusieurs des œuvres théâtrales des années 1990, œuvres surgies de la prise de conscience de cette scène fracturée de l’imaginaire social, alors que certaines des images identitaires capables d’asseoir les bases d’un nouveau projet social d’intégration n’avaient pas encore pris racine. L’une des premières caracteristiques du théâtre d’après dictature a été l’accentuation de la diversité et de l’hétérogénéité du système, la prolifération des tendances et des styles : la reprise d’un théâtre brechtien, la survie de plusieurs formes de réalisme et du « grotesco criollo »5, la néo-avant-grade, entre autres. Plusieurs paradigmes dans une polyphonie de styles, qui reprend la vocation cosmopolite de l’Uruguay se sont ajoutés aux prolongations des différentes formes du réalisme et des influences d’Antonin Artaud : le théâtre rituel du Living Théâtre, le théâtre anthropologique d’Eugenio Barba, les conceptions de Peter Brook ou d’Ariane Mnouchkine, la plasticité et le langage scénique de Tadeus Kantor, le théâtre-danse de Pina Bausch, le recours au cinéma, au cirque et aux multimédias. Diverses stratégies se dressent pour créer un théâtre de sensations, plus ambigu et mystérieux, ironique et moqueur des mythes nationaux, critique à l’égard des institutions et des valeurs traditionnelles. L’individualisme, la volonté de rupture et la méfiance de ce théâtre envers les conventions, ont conduit au rire grotesque, à la superposition des points de vue, à la transgression de multiples frontières, à la parodie des discours conventionnelles, à la dérision du pouvoir. Cette méfiance est également le fruit du renoncement à la justice que le gouvernement néolibéral avait imposé après la dictature, par la loi qui empêchait de juger les delits commis contre les droits humains et l’échec d’un référendum qui a tenté, en 1989, d’annuler cette loi. En l’absence d’une réparation officielle, comme élaboration symbolique collective, « le travail implacable de la mémoire », au dire de Daniel Gil, « fait réapparaître cette mémoire comme symptôme au niveau individuel et collectif »6. 5
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Genre dramatique argentin et du Rio de la Plata, introduit par le dramaturge Armando Discépolo à Buenos Aires dans la première moitié du XXe siècle, qui mélange le comique et le tragique, avec des personnages et un langage populaire de forte couleur locale et un realisme pittoresque, sans tomber dans la caricature ni le mélodrame. Salguero, G.D., El terror y la tortura, Montevideo, Eppal, 1993, p. 6.
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Dans un mouvement qui a divisé la société uruguayenne, se sont affrontés d’une part le besoin d’une réparation collective à travers une mémoire sociale capable d’élaborer d’une façon critique les souvenirs de la terreur et d’une autre, la nécessité de l’oubli, fondée sur le prolongement de la peur. Face au traumatisme social non assimilé, un travail de la mémoire devient nécessaire pour réinscrire en elle ce que ce traumatisme a d’irreprésentable, c’est à dire de le rendre capable d’être raconté, et de le transformer en souvenir à partir d’une mémoire critique, car « la mémoiresouvenir est une mémoire critique »7. Entre la mémoire de l’horreur et l’oubli qui prétend d’escamoter l’expérience de la dictature, la société semble condamnée à l’excès, comme signale Marcelo Viñar, « excès de mémoire, excès d’oubli, c’est dans l’excès que tout se discute » et « la terreur non métabolisée conduit à la stupidité et à l’appauvrissement »8. C’est alors que s’impose un « long travail d’inscription dans la mémoire pour que l’oubli indispensable soit normal et fécond et ne devienne pas une complicité perverse avec l’impunité »9, un oubli qui doit s’appuyer sur une mémoire et une élaboration collectives. Des spectacles comme Pedro y el Capitán (Montevideo, 1985) de Mario Benedetti ou El combate del establo (Montevideo, 1985) de Mauricio Rosencof, ont pour objectif précisément cette récupération de la mémoire face à l’extrême violence subie pendant la terreur, à travers une élaboration collective de certains des aspects les plus traumatisants de la violence exercée par l’État, comme la persécution, la menace, la torture et la prison. Mais leur grande proximité avec les événements et le style de la représentation, avec l’intensité évocatrice et l’impact sensoriel de la présence des corps même sur scène, les a condamnés à l’échec en Uruguay. Ruben Yáñez raconte comment la pièce Pedro y el capitán qui présentait les séances après la torture, entre la victime et le capitaine qui l’interrogeait, a dû être retirée de l’affiche après une demi douzaine de représentations. La réaction du public était surprenante : un profond silence pesait tout au long de la représentation, beaucoup quittaient la salle avant la fin du spectacle, ou s’ils restaient jusqu’au bout, ils partaient sans applaudir, contre toutes les traditions et coutumes du public uruguayen. En revanche, au Mexique le spectacle a été présenté en 1979 et a atteint les 400 représentations avec un succès total10.
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R icœur, P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 96. Viñar, M. et M., Fracturas de memoria. Crónicas de una memoria por venir, Montevideo, Trilce, 1993, p. 13. 9 Viñar, M. et M., Fracturas de memoria. Crónicas de una memoria por venir, op. cit., p. 13-14. 10 Entrevue personnelle avec Rubén Yáñez en 1997.
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Quelques années plus tard, alors que la démocratie semble mieux installée, l’oppression et l’angoisse de la population sous le règne de la terreur apparaissent dans une pièce singulière : El silencio fue casi una virtud (El Galpón, 1990), de María Azambuya. Le texte était construit à partir d’une enquête sociale sur les jeunes qui ont vécu la dictature. Pour exprimer la paralysie de la peur face à la violence, la répression et la censure, la mise en scène privilègie les gestes, les regards, le silence, les rires et les paroles étouffées, le ton sombre mais expressif, et le chant murmuré. Avec cette pièce, le théâtre de témoignage change de forme et trouve sa voix. Il efface les traces du discours, recherche l’impact sensoriel, fait appel à l’intuition du spectateur, au pouvoir des images et des sensations, explore le silence, les regards et les gestes, comme autant de manières de récupérer l’immédiateté de l’action, la communication directe avec l’autre, sans avoir à passer par les stratégies d’un discours dévalué par le pouvoir. Dans ce sens, El silencio fue casi una virtud, marque dès 1990 une véritable rupture dans le parcours du Galpón, tourné jusque là vers le réalisme critique et le théâtre épique brechtien. La pièce inaugure aussi un processus d’écriture théâtrale relativement nouveau dans le théâtre uruguayen, une forme de création collective, où écriture et mise en scène sont prises en charge par un seul créateur, procédure de plus en plus fréquente par la suite. Mais aussi un genre de spectacle intime, pour une centaine de spectateurs autour d’un cercle formé par des coussins sur la scène même. La pièce reprenait le schéma du Journal d’Anne Frank pour explorer les zones de clôture et de peur sous une menace extérieure toujours présente. Il tentait d’entrer en contact avec le spectateur, non pas par le biais de la parole et du discours, dont avait tant abusé la dictature et les gouvernements néo-liberaux qui l’ont suivie, mais par les images, les gestes, l’émotion. C’est ainsi que les mots étaient murmurés, souvent incompréhensibles pour le spectateur, le chant à peine audible et tremblotant, les gestes lents et réduits au minimum. Les regards et le silence étaient donc privilégiés, ainsi que la présence de ces corps réfugiés, dans des scènes qui réélaboraient l’expérience collective de la peur sous le terrorisme d’État. Cette même intimité se retrouve dans une pièce de Carlos Liscano pour un seul acteur El informante (1998), avec mise en scène du propre auteur. Dans ce monologue qui se dirige en principe à un comité, un personnage raconte à un groupe peu nombreux et très proche de spectateurs sa propre histoire, comme victime de la torture et des abus d’un pouvoir arbitraire. La représentation prend la forme du témoignage, dans un spectacle qui met en valeur la mémoire personnelle et la transmission orale d’une expérience limite, l’incorporation de la mémoire individuelle à la mémoire colective et à l’histoire. Les détails de la vie quotidienne, le ton détaché, les actions simples que raconte le personnage, font contraste avec la violence subie. 69
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Et la comunication dans un espace semi-public d’une expérience intime et incomunicable par la profondeur de sa douleur permet son inscription dans l’expérience et la mémoire colective, comme forme d’élaboration sociale du traumatisme individuel. Ce même besoin de proposer un témoignage individuel et intime et la recherche d’une rencontre non forcée avec les autres, apparaît dans En voz alta (1999) de Lupe Barone, qui depuis le titre propose un défi au silence. La pièce pour une seule actrice reprend la forme de la confession avec plus d’intimité et de desarroi, dans une chambre, entourée d’une trentaine de spectateurs, auquels elle se dirige directement au singulier « Te digo », « No te rías », « Te cuento », avec gestes et regards. Le fait de raconter son histoire secrète et inconfessable, de révéler à mi-voix sa blessure et son impossibilité de la guérir, arrivent à créer une complicité avec le public, comme pour rétablir dans un rituel réparateur et intime, un lien avec les autres, une vérité non dite, en dehors des histoires et des discours officiels. Cette recherche de la voix intime va aussi contre le langage mensonger et la rhétorique du pouvoir, qui se prolongea pendant la transition démocratique qui nommait la dictature « processus »11 ou « gouvernement de facto, de fait »12 , et les dictateurs « dirigeants de fait »13 ou qui parlait de « pressions physiques » ou de « excesos »14 pour la torture systématique contrôlée par des médecins, ou nommait les personnes séquestrés et disparus par la dictature, « détenus dans des procédés non officiels »15 et la féroce répression et le terrorisme d’État contre la population civile comme une « guerre entre deux camps »16. Expressions que répétaient les militaires et les journalistes, mais aussi les présidents, sénateurs et députés de la nouvelle démocratie, elus à partir de 1985 et jusqu’à la fin des années 1990. C’est seulement vers le début de l’an 2000 qu’a commencé une politique plus sensible au droits de l’Homme. Et ce n’est qu’en 2009 et après plus de 20 années de requêtes, que le parlement a annulé la fameuse loi « d’impunité » qui empêchait de juger les crimes commis sous la dictature et soumettait l’exercice de la justice à la sentence du président. Cependant, une décision récente de la Suprema Corte de Justicia (2013), a déclaré inconstitutionelle cette décision du parlement, ce qui remet tout en question. Ce parcours marque 11
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« proceso », traduit par nous. « gobierno de facto », traduit par nous. « gobernantes de facto », traduit par nous. « apremios físicos » « excesos », traduit par nous. « detenidos en procedimientos no oficiales », traduit par nous. « guerra entre dos bandos », traduit par nous.
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la longue et difficile traversée d’une société vers la vérité et la justice, qui se débat encore contre le silence obstiné et sinistre des militaires. Le théâtre n’a pas été indifférent à cette situation d’une communauté qui est encore sous les effets multiples de cette violence, à laquelle s’ajoutent celle du grand écart de niveau de vie entre riches et pauvres, et le fait qu’une grande partie de la population demeure exclue du système social sans compter l’augmentation de la violence dans la rue et dans les foyers ainsi que la situation déplorable de l’éducation. Ainsi l’antinaturalisme, la fragmentation, la désorganisation et hétérogéneité des récits, la fracture du sujet, la distorsion et opacité des objets, la révision ironique de l’histoire, la parodie et le burlesque, le kitsch et le pastiche, dans plusieurs productions actuelles, ont fourni le langage capable d’exprimer certains aspects de cet imaginaire social contemporain. Si les conventions scéniques fondaient la conception de la représentation et de la mise en scène sur la présence, le corps et la voix d’un sujet, à partir d’un territoire et une tradition plus ou moins reconnaissables, dans le théâtre contemporain apparaissent des nonlieux, des espaces et des territoires inconnus, menaçants, contradictoires, en mouvement ; l’annulation ou la dissémination des références locales, avec des actions sans causes ni directions reconnaissables ; et un sujet changeant, multiple, incohérent, avec des lignes de fuite, comme le rhizome de Guattari et Deleuze. Cette pratique théâtrale problématise le concept même de sujet, comme centre organisateur des décisions et des actions, pour explorer les zones de l’immobilité, la dissymétrie, le déracinement, sans références repérables. La réalité concrète et symbolique de la scène perd ses limites, fusionne avec la salle, et se transforme en une représentation rhizomatique en permanente transformation, avec des références multiples, indéterminés ou ambigus. Mariana Percovich, Marianella Morena ou Roberto Suárez, multiplient dans tous leurs spectacles la recherche d’espaces non théâtraux. Ce n’est pas pareil d’entrer dans une salle à l’italienne exclusivement destinée à des représentations théâtrales, que de s’introduire dans une maison abandonée que les spectateurs vont partager avec les acteurs, ou de descendre dans un sous-sol où se déroule l’action au milieu des spectateurs comme il se passe dans quelques spectacles contemporains. Ces quelques traits qui interrogent et discutent un espace et une conception stable et permanente de l’identité du sujet, visent une certaine déterritorialisation et dé-subjectivation d’un sujet qui a perdu contact ou qui a du mal à reconnaître son territoire, sa culture, sa mémoire et son histoire. Le bi-localisme que propose, par exemple, Chaika (2009) de Mariana Percovich, à partir de La Mouette de Chejov est aussi un jeu avec le double territoire que l’adaptation de Percovich crée : San Petersburgo 71
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et Montevideo, Le Neva et le Rio de la Plata. La mise en scène dialogue avec la pièce originelle, plus qu’elle ne la traduit, fusionne les lieux et les personages de fiction avec ceux du contexte de réception, un déplacement des références spatiales et culturelles, des noms aussi, des allusions géographiques russes et uruguayennes, à part la multiplication des niveaux de fiction et le débordement de l’espace du jeu théâtral qui envahit la salle entière. De façon similaire Montevideo esquina Sarajevo (2003), de Gabriel Peveroni, croise les temps et les territoires : un pont à Sarajevo au milieu d’une guerre d’il y a plus d’un siècle et, en même temps au milieu de la dernière guerre de Yougoslavie, et le pont qui unit le « Cerro »17 de Montevideo avec la reste de la ville, deux territoires et deux époques différentes où se déroule la même violence. D’une autre façon et en relation avec l’émigration, le déracinement est à la base de pièces comme Groenlandia (2005) et Berlin (2007) de Gabriel Peveroni ou encore Las cartas que no llegaron (2003) adaptation de Raquel Diana à partir du roman de Mauricio Rosencof, ou Comunismo Cromagnon (2009) d’Iván Solarich, qui alternent différents territoires et généalogies, de la même façon que Pogled (2011), d’Ivan Solarich également, croise divers territoires géographiques, lingüistiques et mémoriels. Un exemple remarquable de ce procédé apparaît dans Shangai (2011) de Gabriel Peveroni. La pièce se déroule dans un sous-sol (le texte marque qu’il s’agit d’un « non lieu », un « no lugar », un entrepôt de marchandises pour expérimenter des micros circuits électroniques, un endroit où tout et rien n’arrive en même temps, où les personnages ne savent pas s’ils sont réels ou des clones, avec des bribes de mémoire qui correspondent à divers pays, langages, sexes. Arturo Lem, le gardien du lieu, se souvient de fragments de sa jeunesse où il est une femme chinoise ; de la même façon les autres personnages ont en même temps plusieurs identités. La dépersonnalisation ou perte du sujet se révèle aussi par l’action des personnages qui se réduit presqu’exclusivement à manipuler des boites : grandes, moyennes, petites, à les déplacer, les ouvrir, les fermer, les caser, avec les mêmes gestes répétés mille fois, une acumulation indiscriminée d’objets ; une action sans sens, où tout est échangeable, comme ces personnages neutres et sans aucune subjectivité, qui prolongent certains traits des personnages de Ionesco ou de Beckett, et produisent un effet sinistre : « expérimenter avec les identités », « inséminer plusieurs dans un seul corps pour optimiser leur performances », « croiser aussi les sexes »18. De la même façon Arturo Lem déclare : « Je suis un expatrié comme vous. Je ne suis pas d’ici, je suis quelqu’un qui s’est perdu, qui 17
Partie de Montevideo appelée ainsi (« la colline ») car plus élevée que le reste de la ville. 18 Peveroni G., Shangai, Montevideo, Mado ediciones, 2011.
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collectionne des histoires, quelqu’un qui est en train d’échapper et qui n’a pas de réponses ». La perte du sujet, la dé-subjectivation, est totale. Hommes, femmes, fonctionnaires, marchandises, tout est échangeable et peut donc être substitué par autre chose. Cette indétermination marque aussi la construction même de la pièce qui propose cinq fins possibles, ou aucune, bien que toutes soient marqués par la déroute et l’échec, et les survivants ne sont là que pour laisser des témoins de la défaite. La pièce signale également les servitudes contemporaines : l’homme apparemment libéré par le capitalisme total19 est en fait soumis à la publicité qui le manipule, le marché qui le réclame, l’exposition massive à la télévision, la stimulation de ses sens, le bombardement d’images qui le séduisent, pour se convertir en un sujet a-critique, maniable, isolé, sans religion, sans patrie, sans horizons symboliques, réduit à un consommateur avide et dépendant, avec l’illusion d’être libre : l’homo sapiens converti en homo-zapping.
Bibliographie Barone, Lupe, En voz alta. (Inédit, fourni par l’auteur). Benedetti, Mario, Pedro y el capitán, Madrid, Alianza, 1986. Dufour, Dany Robert, L’art de réduire les têtes. Sur les nouvelles servitudes de l’homme libéré, à l’ère du capitalisme total, Paris, Denoël, 2003. Gil, Daniel, El terror y la tortura, Montevideo, Eppal, 1990. Liscano, Carlos, El informante, (Texte théâtral inédit). Accès libre : Portal de dramaturgia uruguaya. INAE, MEC. Machado Ferrer, Martha y Ramos, Carlos Fagúndez, Los años oscuros. Cronología documentada (1973-1979), Montevideo, Montesexto, 1991. Mirza, Roger, La escena bajo vigilancia. Teatro, dictadura y resistencia. Un microsistema teatral emergente bajo la dictadura en el Uruguay, Montevideo, Banda Oriental/Universidad de la República, 2007. Peveroni, Gabriel, Shangai, Montevideo, Mado ediciones, 2011. Percovich, Mariana, Chaika. (Inédit, fourni par l’auteur). R icœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000. Rosencof, Mauricio, Las cartas que no llegaron (Texte théâtral inédit, adapté par Raquel Diana). Viñar, Maren et Marcelo, Fracturas de memoria. Crónicas de una memoria por venir, Montevideo, Trilce, 1993. Yañez, Ruben, Entrevue personnelle, Montevideo, mai 1997.
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Dufour D. R., L’art de réduire les têtes. Sur les nouvelles servitudes de l’homme libéré, à l’ère du capitalisme total, Paris, Denoël, 2003.
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Théâtre, dictature et « teatristas » en Argentine Stéphanie Urdician (CELIS – Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand)
Penser le « théâtre sous la contrainte » invite d’abord à appréhender la polysémie du second terme. Les deux acceptions retenues guideront les analyses qui suivent : la contrainte contextuelle d’une part – sous les traits de la censure et de la violence exercées par le système dictatorial dans le contexte argentin de la seconde moitié du XXe siècle –, la contrainte textuelle d’autre part – plus largement formelle, imposée par la nature du théâtre et les codes dramaturgiques en vigueur. En tant qu’« entrave à la liberté d’action », la contrainte contextuelle peut être synonyme d’oppression en ce sens qu’elle annihile la volonté et le libre arbitre de l’individu contraint. Les incidences de cette contrainte dans la sphère artistique mettent à jour des cas de « créations contre la contrainte » lorsqu’elles adoptent des stratégies d’écriture et de composition pour échapper à la censure. Le contexte impose alors une contrainte formelle. C’est cette interdépendance entre contrainte contextuelle – socio-politique – et textuelle – artistique – qui va guider les premiers volets de cette étude. L’examen attentif de l’histoire du théâtre argentin depuis la dictature de 1966 jusqu’à nos jours permet de saisir les processus d’assimilation de la contrainte par les dramaturges, acteurs et metteurs en scène. On pourra envisager en ce sens comment la contrainte finit par déterminer les poétiques dramaturgiques, que cette contrainte soit patente (quand la censure impose une écriture) ou latente (quand cette écriture perdure au-delà de la situation historique contraignante). La contrainte dramaturgique liée aux exigences pragmatiques du fait théâtral invite, quant à elle, à compléter ces approches par un volet qui exposera quelques-unes des spécificités du théâtre argentin indépendant. Il s’agira d’interroger le rapport des auteurs à l’écriture dramatique et à la création théâtrale plus globalement à travers l’examen de la genèse de quelques créations qui posent les conditions d’émergence d’une nouvelle figure de créateur théâtral : le « teatrista »1, dont la formule française de 1
Jorge Dubatti remarque que ce terme s’est imposé depuis une vingtaine d’années dans le champ théâtral argentin pour nommer le créateur qui pratique tout ou partie
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Théâtre contemporain dans les Amériques
Bruno Tackels, « écrivain de plateau », pourrait constituer un équivalent. Dans sa version hispano-américaine, le teatrista, issu d’une formation pluridisciplinaire et d’une dramaturgie collective, tend à défendre l’affranchissement du spectacle par rapport au texte en bousculant les frontières des arts de la scène et les limites de la théâtralité.
Les stratégies d’écriture contre la contrainte : le cas de Griselda Gambaro Le rapport entre champ du pouvoir et champ artistique se traduit par l’ingérence de la contrainte contextuelle dans la pratique formelle comme le suggère la dramaturge Griselda Gambaro : « Les cultures ne sont pas des produits plus ou moins spontanés de la vie des peuples. Elles sont ou tendent à être des produits de la manipulation politique et économique sur ces peuples et de la relation d’opposition ou de soumission à cette manipulation »2. En dictature – rappelons que l’œuvre gambarienne est contemporaine de deux dictatures (1966-1973, 1976-1983) – cette mainmise du pouvoir sur le théâtre en particulier a obligé les dramaturges à composer à partir de la contrainte politique, à résister subtilement « dans les interstices de la censure »3, cette menace couperet impossible à ignorer (sans risquer sa vie), « une censure de fer »4 selon l’examen du théâtre de l’époque mené par Ricardo Halac. L’œuvre de Griselda Gambaro est un exemple paradigmatique de « l’écriture oblique »5 induite par le régime. Ce que j’ai dénommé ailleurs « poétique absurdogrotesque de l’ambigüité »6 pour qualifier son théâtre correspond à une
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des arts de la scène : dramaturgie, interprétation, mise en scène, scénographie, etc : « el teatrista es un creador que no se limita a un rol teatral restrictivo (dramaturgia o dirección o actuación o escenografía, etc.) y suma en su actividad el manejo de todos o casi todos los oficios del arte del espectáculo », Dubatti, J., El teatro laberinto. Ensayos sobre el teatro argentino actual, Buenos Aires, Atuel, 1999, p. 14. Gambaro, G., Escritos inocentes, Buenos Aires, Norma, 1999, p. 81 (notre traduction) : « Las culturas no son productos más o menos espontáneos del vivir de los pueblos. Son o tienden a ser productos del manipuleo político y económico sobre esos pueblos y de la relación de oposición o sometimiento a ese manipuleo ». Gambaro, G., « Aprendí a trabajar entre los intersticios de la censura que de manera tácita o expresa está siempre presente en este país. En la única obra que no lo hice, Información para extranjeros, de 1974, su destino fue durante muchos años la clandestinidad absoluta. », « Estrenos en el San Martín », Teatro Revista San Martín, Buenos Aires, n° 6, 05/1994, p. 41. H alac, R., « La del 60, ésa sí que fue una década », in Osvaldo Pellettieri (comp.), Teatro argentino de los ’60 –polémica, continuidad y ruptura–, Buenos Aires, Corregidor, 1989, p. 53 (notre traduction de « una férrea censura »). H amon, P., L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette Supérieur, 1996, 159 p. Urdician, S., Le théâtre de Griselda Gambaro, Paris, Indigo & côté-femmes, 2010.
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tendance théâtrale de l’époque que décrit Jorge Dubatti en ces termes : « La nécessité de lier textualité dramatique et référent socio-politique présent à travers un système métaphorique, de corrélations obliques, élaborant ainsi une poétique du “camouflage”, de l’“escamotage” et de l’ambiguïté. »7 Dans ce contexte politique autoritaire masqué sous l’euphémisme de « Processus de Réorganisation Nationale », la censure s’institutionnalise pour museler une culture menaçante, susceptible de porter atteinte à la bienséance puritaine, à la religion et finalement à « la sécurité nationale », comme le recense Andrés Avellaneda : Vers 1975 les contenus basiques du discours censorial sont déjà établis et prêts pour qu’une systématisation plus large leur donne une cohérence et l’effectivité attendue. […] Ce qui est amoral se compose de trois grands champs : a) l’obscénité : le motif du sexe comme absence de bienséance ; l’homosexualité ; la prostitution, la non-famille (adultère, avortement, désamour filial, dégradation du mariage); b) l’offense ou l’attaque aux institutions religieuses, à l’église catholique ou à la morale chrétienne ; c) l’agression contre la sécurité et l’intérêt national.8
Mais la conjoncture socio-historique finit par conditionner l’élaboration d’un théâtre qui entre en résistance. C’est ainsi que Pepe Novoa explique comment la banalisation de la censure alimente les techniques d’esquive qui sont autant de stratégies de « survie ». À propos de la fermeture du théâtre indépendant, La Máscara, en 1962, l’acteur argentin rend compte du dynamisme de la résistance qui permettait de répondre à la fermeture d’un théâtre par l’ouverture concomitante d’une nouvelle salle : Au fur et à mesure que les gouvernements changeaient et qu’ils nous fermaient les uns après les autres à leur façon, et qu’ils nous empêchaient 7
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Dubatti, J., « Dramaturgia rioplatense en la dictadura: poéticas del escamoteo y pacto de recepción política », in SPILLER R. (ed.), Culturas del Río de la Plata (1973-1995). Transgresión e intercambio, Frankfurt, Vervuert Verlag, 1995, p. 517 (notre traduction). « La necesidad de enlazar textualidad dramática y referente sociopolítico presente a través de un sistema metafórico, de correlaciones oblicuas, elaborando una poética del “enmascaramiento”, el “escamoteo” y la ambigüedad ». Avellaneda, A., « Argentina militar : los discursos del silencio », in Kohut K., Pagni A. (eds.), Literatura argentina hoy. De la dictadura a la democracia, Frankfurt am Mein, Vervuert, p. 13-15 (notre traduction). « Hacia 1975 los contenidos básicos del discurso censorio ya están asentados y listos para que una sistematización mayor les dé una coherencia final y la efectividad deseada. […] Lo no moral comprende tres grandes zonas : a) la obscenidad : la idea de sexo como ausencia de decoro; la homosexualidad; la prostitución, la no-familia (adulterio, aborto, desamor filial, degradación del matrimonio); b) el agravio o el ataque a las instituciones religiosas, la iglesia católica o la moral cristiana; c) la agresión contra la seguridad y el interés nacional ».
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de parler à leur façon, nous nous avions trouvé logiquement une technique de survie que nous mettions à l’épreuve en nous organisant en bastions. […] Ils nous fermaient une salle, nous en ouvrions une autre au coin de la rue.9
Les canevas dramatiques de cette époque marquent effectivement un virage dramaturgique en direction d’un théâtre plus « politique », subtil dans son utilisation du masque qui permet aux auteurs d’échapper à la censure. La première pièce de Griselda Gambaro, El desatino (1965), est emblématique de ces stratégies du détournement : fondée sur la parabole de la nation malade, elle passe au travers de la lecture de censeurs qui n’ont pas décrypté la subversion du discours théâtral dans cette histoire de perversion des relations familiales. L’ensemble de la production dramatique gambarienne montre que la contrainte historique impose un code dramaturgique singulier à même de dénoncer les abus de pouvoir grâce à des stratégies de déviations : analogie, ironie, contrepoint, écarts en tous genres. La dramaturge forge, comme nombre de ses contemporains, une écriture du détournement, depuis un exil intérieur dans son propre pays, à l’origine des esquives allégoriques pour « nommer l’innommable »10 et que Martha Mercader décrit comme une modalité d’écriture dictée par ce même instinct de survie que nommait Pepe Novoa : « On dit qu’on écrit pour exorciser le persécuteur intérieur. Pendant la dictature, les persécuteurs étaient réels, ils allaient à la chasse aux textes suspects et aux auteurs subversifs avec leurs mitraillettes. La littérature en s’est pas exilée, elle abonda de silences, d’ellipses, d’omissions, de métaphores et autres tropes. »11 Pour ce faire, Griselda Gambaro opte pour la mise en texte, en scène et en pièces des déviations idéologiques, subversions et perversions à l’œuvre dans des univers où le désir de domination oppose les victimes à leurs bourreaux dans un schéma actantiel récurrent. L’ambiguïté, figure emblématique de la distanciation12 gambarienne, affecte tous les 9
Novoa, P., « Mesa redonda sobre el teatro argentino en la década del 60 », in Pellettieri O. (ed.), Teatro argentino de los 60. Polémica, continuidad y ruptura, Buenos Aires, Corregirdo, 1989, p. 31, notre traduction. « Como los gobiernos cambiaban y cada uno nos clausuraba a su manera, y nos impedía hablar a su manera, nosotros lógicamente teníamos un estilo de supervivencia, que íbamos probando, manteniéndonos en reductos. […] Nos cerraban una sala, abríamos otra en una esquina ». 10 R eati, F., Nombrar lo innombrable, Violencia política y novela argentina, 19751985, Buenos Aires, Legasa, Omnibus, 1992, 268 p. 11 Mercader, M., « El difícil matrimonio de la literatura y la política », in Karl Kohut, op. cit, p. 127, notre traduction. « Dicen que se escribe para exorcizar el perseguidor interior. Durante la dictadura, los perseguidores fueron reales, andaban con sus metralletas a la caza de textos sospechosos y autores subversivos. La literatura no se exilió, abundó en silencios, elipsis, omisiones, metáforas y otros tropos ». 12 La radiographie socio-politique entreprise par le théâtre privilégie les procédés distanciateurs du déplacement ironique et du masque. Voir A rlt, M., « Griselda
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degrés de représentation et de simulation du pouvoir : cet instrument du pouvoir référentiel est assimilé par la dramaturge qui en fait un code dramaturgique personnel. Ainsi théâtralise-t-elle l’instrumentalisation de la langue « fasciste »13, selon la célèbre formule de Roland Barthes, la réification des individus soumis à une entrave physique, psychique ou symbolique. Les barrières censoriales et l’aporie réaliste conditionnent l’écriture de la dramaturge qui se tourne vers des poétiques aptes à traduire le malaise collectif. Le théâtre de Griselda Gambaro joue de la discordance proprement grotesque entre le risible et l’horrible pour faire tomber les masques, tâche que la victime des premières pièces refuse. La mise en exergue de ces masques sociaux sclérosés participe de la dénonciation de l’oppression, fer de lance de la production dramatique de l’auteure. Le recours à la farce semble commun à des créateurs immergés dans des contextes autoritaires comme le remarque Fernando de Toro dans son analyse du théâtre hispano-américain : « L’attitude que le producteur de textes de théâtre adoptera sera différente en fonction de l’endroit où il le situe. Cependant ce qui est essentiel ici est que les changements politiques impliquent des altérations formelles, comme le démontre le théâtre chilien actuel. L’une des formes les plus répandues dans notre continent est la forme farcesque, pratique particulièrement usitée dans les pays où il existe une forte répression (Guatemala, Honduras, etc.). »14 La poétique absurdo-grotesque dévoile la contradiction entre discours du pouvoir et praxis politique, le premier niant la seconde, et met sur pied d’originales métaphores d’un contexte socio-politique violent en échappant à tout manichéisme. Ces premières œuvres annoncent les obsessions thématiques de l’auteure : la cruauté comme chiffre des relations sociales, la perte de la dignité au sein du couple victimebourreau, l’oppression tentaculaire. C’est ainsi que Griselda Gambaro conçoit sa pièce emblématique, El campo (1967), ancrée dans un temps Gambaro-Ricardo Monti. Paradigma de los ’70 », in Pellettieri, O. (ed.), Teatro latinoamericano de los 70, Buenos Aires, Corregidor, 1995, p. 67-79. 13 Selon Barthes, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, si « la langue est fasciste », « il ne reste qu’à tricher avec la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature », in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002, t. V, p. 433. 14 de Toro, F., « Reflexiones para la Historia Literaria del Teatro Hispanoamericano », Gestos, I, n° 1, 04/1986, p. 11, notre traduction. « La actitud que tomará el productor de textos teatrales será distinta dependiendo de donde se sitúe. Sin embargo, lo central aquí es que los cambios políticos conllevan alteraciones formales, como lo demuestra el teatro chileno actual. Una de las formas más extendidas de nuestro continente es la forma farsesca, práctica particularmente empleada en países donde existe una fuerte represión (Guatemala, Honduras, etc.) ».
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historique paradigmatique de l’horreur – l’Allemagne nazie – pour parler des maux argentins actuels. L’« écriture oblique » prouve son efficacité par la réception clémente d’une pièce dans laquelle les censeurs n’ont vu qu’une énième variation sur la tragédie de la Seconde Guerre mondiale.
Teatro abierto et teatroxlaidentidad : théâtre et contrainte historique Dans les dernières années de la guerre sale (1976-1983), le théâtre entretient une nouvelle relation avec le régime militaire : c’est l’heure de la résistance affichée. L’événement théâtral Teatro Abierto est, à ce titre, remarquable. Le premier cycle de Teatro Abierto débute le 28 juillet 1981 au Teatro Picadero à Buenos Aires. Cette « réponse éthique » du champ artistique au contexte autoritaire réunit des auteurs, metteurs en scène, acteurs, techniciens, dans une entreprise de création collective spontanée et bénévole. La première édition, scrupuleusement analysée par Isabelle Clerc du point de vue de la « relation du théâtre à l’événement15, révèle son statut de phénomène politique quand la riposte du pouvoir se manifeste sans attendre lors de l’incendie du Teatro Picadero, le 6 août. Mais l’élan créateur en résistance se poursuit avec vingt-et-une pièces qui nourrissent la polémique contre le pouvoir autoritaire. Le public nombreux encourage l’initiative des artistes qui investissent le théâtre comme pratique sociale et politique, nourrie par une dénonciation souterraine qui fonctionne par analogies dans lesquelles le corps « a son mot à dire » selon Eduardo Pavlovsky, autre référence majeure du théâtre argentin de la seconde moitié du XXe siècle : Ce fut comme un vaccin contre la production de subjectivité du fascisme. Il me semble que Teatro Abierto a très bien fonctionné micropolitiquement, en accomplissant ce que tout homme de culture se doit de faire. En terme de responsabilité intellectuelle face à la répression. Ce sont ces vacuoles anti-fascistes qui fonctionnent comme des vaccins face à une espèce de médiocrité fasciste présente en Argentine. Face à la complicité civile, Teatro Abierto 81 serait un bon modèle pour penser le fascisme car on peut combattre l’autoritarisme avec la culture également. Ce fut essentiellement une réponse éthique du corps.16 15
Clerc, I., « La relation du théâtre à l’événement : Teatro Abierto 1981 », in MarieLaure Acquier, Philippe Merlo (dir.), La relation de la littérature à l’événement, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 137. Voir également Clerc, I., Teatro Abierto 19811983 : censure et écriture théâtrale dans l’Argentine du Processus de réorganisation nationale, Thèse sous la direction de Jacques Gilard, Université Toulouse-Le Mirail, 2003. 16 Eduardo Pavlovsky cité par Jorge Dubatti, « Dictadura, censura y exilio : conversación con Eduardo Pavlovsky », in Spiller, R. (ed.), Culturas del Río de la Plata, (19731995). Transgresión e intercambio, Frankfurt, Vervuert Verlag, 1995, p. 240, notre
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Au programme17 de cette première année, des auteurs confirmés du théâtre porteño : Griselda Gambaro (Decir sí), Roberto Cossa (Gris de ausencia), Ricardo Halac (Lejana tierra prometida), Ricardo Monti (La cortina de abalorios), Carlos Somigliana (El nuevo mundo), Eduardo Pavlovsky (Tercero incluido), Diana Raznovich (Desconcierto) – exilée qui rentre en Argentine pour participer à l’événement –, Carlos Gorostiza (El acompañamiento), Osvaldo Dragún (Mi obelisco y yo), Aída Bortnik (Papá querido), Patricio Esteve (For expert). Teatro Abierto connaîtra quatre éditions, les éditions postdictatoriales marquant un ralentissement significatif. La contrainte immédiate à l’origine de la ré-action théâtrale ayant disparu, l’enjeu et l’urgence de l’événement théâtral ne fonctionnent plus comme moteurs de la création. Cet exemple montre à quel point le rapport étroit entre le théâtre et le pouvoir conduit à une interdépendance « vitale ». Toutefois le cas argentin permet de nuancer cette caducité formelle liée à la disparition de la contrainte socio-politique avec l’événement héritier de Teatro Abierto, Teatroxlaidentidad, qui témoigne de la contrainte indélébile que constitue la dictature. Les dramaturges contraints par la contingence historique semblent avoir assimilé cet agent extérieur au point de l’intégrer à leur système dramaturgique. Ainsi la dictature demeure-t-elle une contrainte tout en changeant de signe. Même si Teatro Abierto perd son souffle initial, le travail de mémoire et de réparation revient sur un système passé dont les crimes ont condamné un présent en douloureuse construction. En imposant les lois du « Point final » et d’« Obéissance due » (1986-1987), la démocratie tourne une page de l’histoire nationale sans réparation des injustices ni condamnation des crimes commis. C’est dans ce contexte « d’amnésie obligatoire »18 que s’inscrit l’action des Mères et Grand-Mères de la Plaza de Mayo et que Teatroxlaidentidad entend relayer : « comprendre que cette réalité des Grands-Mères, est
traduction. « Fue como una vacuna contra la producción de subjetividad del fascismo. A mí me parece que Teatro Abierto funcionó muy bien micropolíticamente, cumplió con lo que uno tiene que hacer como hombre de cultura. Como responsabilidad intelectual frente a la represión. Son esas vacuolas antifascistas que a veces funcionan como vacunas frente a una especie de medianía fascista que hay en la Argentina. Frente a la complicidad civil, Teatro Abierto 81 sería un buen modelo para pensar el fascismo, al autoritarismo se lo puede combatir desde la cultura también. Fue esencialmente una respuesta ética del cuerpo. » 17 Giella, M.Á., Teatro Abierto 21 estrenos. Teatro argentino bajo vigilancia (vol. I-II), Buenos Aires, Corregidor, 1991. 18 Galeano, E., « Amnesia obligatoria », in « El derecho a soñar », Patas arriba, La escuela del mundo al revés, México, Siglo XXI, 1998, p. 343.
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notre réalité »19. Telle est l’intention revendiquée du premier cycle, en juin 200120, réponse théâtrale nécessaire à la quête identitaire des enfants de disparus, volés et placés dans des familles (de militaires, dans la plupart des cas). La « nécessité » sature les textes de Teatroxlaidentidad 21, comme une nouvelle contrainte, « una incontenible necesidad de encontrar la verdad »22. Le programme du cycle de 2002 la réitère sans appel : « Pour les Grands-Mères de la Place de Mai, le cycle Teatroxlaidentidad donne vie à une nécessité : retrouver leurs petits-enfants. »23 Dans l’immédiate après-dictature, Eduardo Pavlovsky fictionnalisait déjà dans sa pièce Potestad (1985) la pratique du vol d’enfants qui s’impose à lui comme une « nécessité de parler de ce nouveau type de monstruosité » : Notre pays a subi pendant la dictature une des pathologies sociales les plus graves et difficiles à diagnostiquer… Un groupe d’hommes et de femmes se sont se sont consacrés à enlever des enfants d’autrui comme produit du « butin de guerre ». Une nouvelle secte d’hommes « normaux » se consacraient à enlever les enfants des militants tombés sous le coup de la répression, assassinant leurs parents et interchangeant leur identité originelle. Potestad apparaît comme une nécessité de parler de ce phénomène, de ce nouveau type de monstruosité né pendant la dictature. De cette nouvelle déficience « éthique » qui eut tant de complices.24
La contrainte a donc changé de signe : elle est moins immédiate mais l’irrésolution historique, identitaire et sociale impose une écriture 19
Notre traduction : « Comprender que esa realidad de las Abuelas, es nuestra realidad ». 20 L’appel est lancé le 13/11/2000 (Teatro Recoleta, Buenos Aires) et les premières représentations ont lieu le 05/06/2001 (Centro Cultural Rojas). 21 Teatroxlaidentidad. Obras del Ciclo 2001, Buenos Aires, EUDEBA-Universidad de Buenos Aires / Abuelas de Plaza de Mayo, 2001, 606 p. L’anthologie réunit 36 textes dramatiques mis en scène dans 14 salles de la capitale pendant trois mois. Voir (bibliothèque virtuelle). 22 Tursi, A., Margarita, in Teatroxlaidentidad, op. cit., p. 510. 23 Notre traduction : « Para abuelas de Plaza de Mayo, el ciclo Teatroxlaidentidad, da vida a una necesidad : encontrar a los nietos ». 24 Propos cités par Natanson, B., « Proceso creativo, estrategias discursivas y kinésicas para salir de las cárceles en la obra de Eduardo Pavlovsky : psicoanalista, dramaturgo, director y actor », in Caplán, R., Copete, M.L., I. R eck, Univers répressifs. Péninsule ibérique et Amérique latine, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 122, notre traduction. « Nuestro país ha sufrido durante la dictadura una de las patologías sociales más graves y difíciles de diagnosticar… Un grupo de hombres y mujeres se dedicó a raptar niños ajenos como producto del “botín de guerra”. Una nueva secta de hombres “normales” se dedicaba a raptar los hijos de los militantes caídos durante la represión, asesinando a los padres y cambiándoles la identidad original por otra. Potestad surge como necesidad de hablar de este fenómeno, de este nuevo tipo de monstruosidad que nació en la dictadura. De esta nueva falla “ética”, que contó con tantos cómplices ».
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vigilante. Brecht ne mettait-il pas en garde face « au ventre encore fécond d’où a[vait] surgi la bête immonde »25 ? La même nécessité d’alerter sur la menace d’un système « que, si bien no visible, sigue latente y que amenaza, ante cualquier descuido u olvido, con brotar como pústulas infectas de una nueva peste »26 dicte l’impulsion de Teatroxlaidentidad. Le théâtre s’engage pour la solidarité collective. À l’origine du projet, le rapprochement entre l’une des dramaturges les plus importantes du théâtre postdictatorial, Patricia Zangaro, et l’association Abuelas de Plaza de Mayo. A propósito de la duda27 deviendra le texte emblématique et « cathartique », selon l’expression de Daniel Fanego, qui pose les bases dramaturgiques et sociales du cycle théâtral. Initialement prévu pour ne pas durer, avec seulement cinq représentations programmées, le succès de l’opération a entraîné un développement aussi rapide qu’inattendu 28. Il réunira finalement une quarantaine de pièces qui mêlent amateurs et professionnels du théâtre ainsi que les associations (Madres y Abuelas de Plaza de Mayo, HIJOS). Dans le comité de lecture figurent des noms importants de la dramaturgie argentine postdictatoriale : Daniel Veronese, Susana Torres Molina, Mauricio Kartun, Patricia Zangaro, Cecilia Propato, Pedro Sedlinsky, Adriana Tursi, Luis Cano. Le succès de l’édition 2001 est total tant théâtral – avec 30 000 spectateurs – que social – 70 jeunes entreprirent des démarches pour vérifier leur identité29. La relation entre contrainte et théâtre se fait féconde dans ce mouvement théâtral qui transforme le matériau historique tragique en propositions artistiques à des fins de justice sociale. La contrainte formelle n’est pas absente de Teatroxlaidentidad. Les exigences liées à la nature de l’événement autofinancé imposent des critères bien définis : brièveté – le spectacle ne devant pas excéder 30 minutes –, unité thématique – l’identité en question suite aux vols d’enfants pendant les détentions clandestines –, sobriété scénographique. Les sessions théâtrales gratuites – « Lunes de teatro gratis por la memoria » – conjuguent l’intime et le collectif à partir de témoignages de jeunes 25
Brecht, B., La résistible ascension d’Arturo Ui. Parabole, Paris, L’Arche, 1995, p. 105. 26 Barchilón, A., El que borra los nombres, in : Teatroxlaidentidad, op. cit., p. 70. 27 Zangaro, P., A propósito de la duda, in Teatroxlaidentidad, op. cit., 28 Le mouvement devient itinérant (périphérie de Buenos Aires et province) avant l’ouverture internationale (cycles espagnols). 29 D’après le bilan établi par Abuelas Plaza de Mayo, le cycle Teatroxlaidentidad a multiplié par sept les demandes des jeunes entre 25 et 30 ans pour vérifier leur identité (via des tests ADN). L’événement théâtral suscite une prise de conscience nationale qui aboutira à la création d’une Banque Nationale des Données Génétiques, d’Archives Biographiques Familiales.
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déracinés au cœur d’un drame national. Car le crime dont il est question fragilise l’édifice de la nation dans son ensemble, le droit individuel à l’identité étant l’une des conditions de la construction d’une Nation indépendante et souveraine. Le texte augural du premier cycle le confirme en ces termes : « Comprendre l’identité comme un bien communautaire. Tant que l’identité de quelqu’un ne pourra pas être reconstruite, c’est l’identité de toute la société qui est en remise en cause »30. C’est cette même dimension collective qu’implique l’atteinte à l’identité individuelle que déclame le chœur de Patricia Zangaro : « [Les Trois Grands-Mères:] Tant qu’il existera en serait-ce qu’une seule personne à l’identité volée ou falsifiée, l’identité de tous est remise en cause »31. Malgré les règles de composition qui dictent un canevas préétabli, la variété des œuvres de qualité inégale rend compte du « canon de la multiplicité »32 , caractéristique du théâtre argentin actuel : monologues (D.N.Y. ? de Franco Gabriel Verdoia ; El nombre de Griselda Gambaro, Hija de Mariana Anghileri, La entrevista de Bruno Luciani), poèmes dramatiques (Madresesperanza de Mario Cura), oratorio (La fuerza del desatino de Norberto Lewin), pièces chorales (Sangre Huesos Piel Alma de Pedro Sedlinsky). Parmi les procédés et motifs récurrents, la parole collective s’impose par la présence des chœurs, concrétisation dramatique de l’intention collective à la source du projet. Mais la tragédie des disparus et de la quête identitaire de leurs descendants exhibe également l’absence et l’incomplétude essentielle des corps absents (Margarita de Adriana Tursi). Quand l’acte de parole ne va plus de soi, le texte écrit – la lettre en particulier – constitue un autre type de détour qui ponctue une quête sinueuse. Ailleurs, la parole impossible expérimente l’absence totale de langage verbal : c’est le cas de Oye tu voz de Gabriel Espinoza dont le titre est contrebalancé par la prégnance didascalique (329-332). Le matériau théâtral puisant ses sources dans les témoignages et les rapports des associations de défense des droits de l’homme (Niños desaparecidos, jóvenes localizados. En la Argentina desde 1976
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Lettre de Daniel Fanego lue par Valentina Rossi lors de l’ouverture de Teatroxlaidentidad (Teatroxlaidentidad, op. cit., p. 23), notre traduction. « Entender la identidad como bien comunitario. Mientras la identidad de alguien no pueda ser reconstruida, es la identidad de toda la sociedad la que está en duda ». 31 Zangaro, P., A propósito de la duda, op. cit., p. 157, notre traduction. « [Las Tres Abuelas:] Mientras haya una sola persona con la identidad robada y falseada, se pone en duda la identidad de todos ». 32 Dubatti, J. (ed.), « El canon de la multiplicidad », in El nuevo teatro de Buenos Aires en la Postdictadura (1983-2001). Micropoéticas I, Buenos Aires, Ediciones del Instituto Movilizador de Fondos Cooperativos, Centro Cultural de la Cooperación, 2002.
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a 1999 – Asociación Abuelas de Plaza de Mayo)33, nombre de pièces jouent sur l’accumulation des données supposées objectives pour dire l’identité individuelle : des listes oppressantes de noms, de dates, de numéros, d’empreintes digitales, de photos finissent par dépersonnaliser le sujet dont l’identité est soumise au doute. Mais la réflexion déborde le cadre argentin pour envisager la problématique identitaire à divers niveaux, dans un sens large dans l’appel de 2002. Pour preuve l’œuvre de Griselda Gambaro jouée à cette occasion : El nombre (composée en 1974), monologue d’un personnage de domestique qui passe de main en main, d’une maison à l’autre, d’un prénom à l’autre. L’universalité de la quête de ce droit humain est concrétisée également dans l’exportation du projet en Europe avec des cycles madrilènes et catalans34 de Teatroxlaidentidad depuis 2004. Teatroxlaidentidad représente donc un temps fort du rapport entre théâtre et contexte politique. Contraint par la tragédie historique à dénoncer les crimes commis, il oblige à son tour le public et les nations à une prise de conscience collective. Un théâtre tel que le rêvait Brecht : un théâtre qui appelle à l’action immédiate sur et dans la société. Le théâtre argentin postdictatorial s’est forgé une voix définitivement marquée par la contrainte historique. Le métalangage inventé sous les dictatures comme condition de survie s’est enrichi dans l’histoire récente de la démocratie argentine où le théâtre actuel prolonge l’usage de la métaphore et de l’implicite. La contrainte patente ou latente ne semble pas lâcher prise si facilement. Le mal laisse son empreinte sur les corps, dans les mémoires qui résistent toujours et encore grâce à la parole théâtrale, l’un de ces exutoires à même de l’exorciser tout en explorant de nouvelles formes marquées du sceau de l’autoréflexion et du métathéâtre.
Teatristas hispano-américains ou le rapport au plateau Interroger à présent la contrainte pragmatique au théâtre présuppose un retour sur la double énonciation théâtrale comme inscription première de la théâtralité dans le texte dramatique. Ce détour par le rapport entre texte et scène à travers l’économie textuelle et scénique des didascalies 33
Blanco sobre blanco. Acción documental en seis secuencias para 25 actores y público, création collective de Alejandro Mateo, Ita Scaramuzza, Alfredo Rosenbaum (Teatroxlaidentidad, op. cit., p. 373-387). 34 « En un comienzo contamos con los textos breves escritos originariamente en las sucesivas convocatorias argentinas que poco a poco se fueron enriqueciéndose con textos escritos por dramaturgos catalanes, o residentes en Catalunya. Creemos que de esta manera se ha logrado un mestizaje en la propuesta textual que enriquece el ciclo y hace más internacional aún la problemática de los niños/jóvenes desaparecidos y apropiados. » Cf [email protected]).
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rend compte d’un rapport à la scène spécifique, y compris dans une dramaturgie d’auteur qui inscrit le potentiel scénique dans l’œuvre dramatique non sans incidence sur le travail du plateau. L’analyse de la scène contemporaine révèle une évolution des pratiques dramaturgiques dans le sens d’un décloisonnement des actes de création. Alors que la sphère de l’écriture a été longtemps réservée au dramaturge en amont de la mise en scène et de l’interprétation confiées à des artistes « spécialisés » (metteurs en scène et comédiens), on observe, dans le théâtre argentin des années 1980-1990, un certain retrait de la « dramaturgie d’auteur » qui concevait le texte dramatique séparément de l’expérience de la scène. Mauricio Kartun, référence du théâtre argentin contemporain et formateur de nombreux dramaturges actuels parle même de la « saludable especie en extinción que somos los dramaturgos »35. Toutefois dès les années 1960, Eduardo Pavlovsky présente un profil singulier de psychothérapeute, acteur, dramaturge et expose ses préoccupations scéniques dans des didascalies qui témoignent d’une vision très claire de la fonction à la fois pragmatique et symbolique de la sphère non verbale. Dès ses toutes premières pièces – Hombres, imágenes y muñecos36 (1963), le texte didascalique majeur, à la fois narratif, subjectif et pragmatique, met en place un original dispositif scénique, pour supplanter parfois le dialogue absent comme dans le tableau final. Héritier de Pavlovsky et de Gambaro dans l’exploration de modèles qui s’éloignent du canon réaliste, Daniel Veronese (1955) constitue un exemple paradigmatique de teatrista, marionnettiste de formation, mime à ses débuts (1989), dramaturge et metteur en scène prolifique avec le groupe El Periférico de Objetos. Ses œuvres « périphériques », à mi-chemin entre le théâtre d’acteurs et le théâtre d’objets, confèrent au texte dramatique une dimension littéraire, éminemment poétique, indissociable d’un travail de plateau nourri par la création collective. Interprète marionnettiste dans Ubu Rey (1990), auteur et metteur en scène dans Variaciones sobre B… (1991), Veronese est particulièrement enclin à l’adaptation : « Une bonne partie de mon travail dramaturgique est orienté vers la version ou l’adaptation d’œuvres théâtrales ou de romans »37, et développe en parallèle des œuvres originales pour acteurs et marionnettes (Crónica de la caída de uno de los hombres de ella, 1993 ; Cámara Gesell, 1994), parfois co-écrites (El suicidio avec Ana Alvarado en 2002). Son parcours expose le lien intrinsèque entre écriture 35
K artun, M., prólogo, in Veronese D., Crónica de la caída de uno de los hombres de ella, Buenos Aires, CELCIT, Col. Dramática Latinoamericana 2, p. 5. 36 Pavlovsky, E., Teatro Completo VII, Buenos Aires, Atuel Teatro, 2010, p. 49-74. 37 Notre traduction. « Buena parte de mi trabajo dramatúrgico va orientado a la versión o adaptación de obras teatrales o novelas ».
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dramatique et création scénique et comment la seconde peut déterminer le processus d’écriture au point de rééditer ses premières pièces eu égard à sa nouvelle appréhension du théâtre : En ce moment j’écris en pensant plus que jamais au plateau. Concrètement je n’écris que ce que je vais monter prochainement – c’est-à-dire ce qui a déjà un pied sur le plateau ou quelque chose que je suis déjà en train de monter. J’en ai fini, tout au moins pour l’heure, avec l’écriture destinée à la recherche d’un autre metteur en scène ou au tiroir du bureau.38
L’écart entre le texte et le spectacle est tel que Veronese parle même de « réécriture » nécessaire de ses textes dramatiques pour la mise en scène : « réécriture proto-scénique de la dramaturgie pré-scénique »39 dans les termes de Jorge Dubatti. L’écriture post-scénique vient parachever le processus qui révèle le lien complexe entre texte dramatique et écriture de plateau, lien essentiel de l’œuvre théâtrale, mouvante, en perpétuelle transformation de part sa multidimensionnalité. La réflexion sur la théâtralité dans la composition textuelle et diégétique minimaliste qui caractérise sa recherche théâtrale déplace les frontières implicites du théâtre en proposant un regard décalé, « périphérique » qui stimule des créations inscrites dans le nouveau théâtre argentin. La distinction entre les instructions didascaliques et le dialogue s’efface pour laisser place à un entrelacs qui intègre les fonctions de ces deux « couches textuelles », « matrices de représentativité »40. Dans Camara Gesell41, pièce brève pour acteurs et objets, la parole n’est pas distribuée et les tableaux se succèdent, décrivant des actions et des relations en vue de la composition d’« images » constitutives du canevas théâtral. De même la quasi absence de didascalies dans Luz de mañana en un traje marrón42 est contrebalancée par le récit d’un « actant » – les entités de l’acteur et du personnage n’allant plus de soi43 – investi d’une fonction métathéâtrale. 38
Veronese, D., Cuerpo de prueba I, Buenos Aires, Atuel, 2005, p. 8, notre traduction. « Actualmente escribo pensando más que nunca en el escenario. Concretamente solo escribo lo que voy a dirigir próximamente – o sea lo que tiene un pie en el escenario o algo que ya esté dirigiendo. Se acabó para mí, al menos por este tiempo, la escritura que iba dirigida a la búsqueda de otro director o al cajón del escritorio ». 39 Terminologie empruntée à Jorge Dubatti (preescénico, protoescénico, escénico, postescénico), « reescritura proto-escénica de la dramaturgia pre-escénica », in Nuevo teatro argentino, p. 5-8. 40 Ubersfeld, A., Lire le théâtre I, Paris, Éditions sociales, 1982, p. 20. 41 Veronese, D., Cámara Gesell, in Cuerpo de prueba [1997], Buenos Aires, Atuel Teatro, 2005, p. 183-190. 42 Veronese, D., Luz de mañana en un traje marrón, in Ibid., p. 169-182. 43 Dans ses Automandamientos à valeur de manifeste, Veronese dicte les principes de ses expérimentations dramaturgiques : « 35. No resolver. Nada de guiños o moralejas. / 36. Sí Disolver. Incluso las formas puras una vez halladas. […] 40. Poner en duda los
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En 1997, Veronese dirige un atelier avec le Grupo de Teatro Doméstico, composé de Beatriz Catani, Federico León et Alfredo Martín. À l’issue de ce travail sans texte préscénique, la création collective ayant conjugué mise à l’épreuve du plateau et écriture dramatique donne lieu à El líquido táctil44. La note paratextuelle du teatrista souligne la singularité de ce processus de création : « Je l’ai écrit en pensant à ces acteurs pendant presque un an de répétitions, avec la possibilité d’éprouver chaque ligne sur scène, grâce à ces conditions de travail si spéciales qu’offre la pratique collective. »45 C’est à partir de la création de El líquido táctil que Beatriz Catani (1955) collabore avec Daniel Veronese en tant qu’actrice. Sur le même modèle de création collective, elle compose et monte, avec le Grupo de Teatro Doméstico et en collaboration avec Veronese, Perspectiva Siberia (2001), fruit du travail mené autour des textes de Dostoïevsky. Après ces premières expériences collectives, elle développe, à l’instar de Veronese et de nombreuses autres figures du théâtre indépendant, une pratique d’écriture et de mise en scène. Cette teatrista, installée à la Plata, explore l’un des axes d’expérimentation répandu dans le théâtre hispanoaméricain contemporain46 : la recherche d’espaces non conventionnels. Sa situation « périphérique », en marge de l’activité théâtrale de la capitale, au théâtre Hermandad del Princesa, favorise une réflexion qui interroge les contraintes spatiales et temporelles de la création théâtrale. Ce questionnement sonde en particulier le rapport du fait théâtral à la réalité : à l’espace, avec Edificios (2006), « une dramaturgie du réel à Madrid » qui mêle fiction et autobiographies des participants, habitants du célèbre quartier de Lavapiés, et le temps comme dans Insomnio (2010), spectacle qui s’étend sur une nuit entière. C’est tout naturellement qu’elle participe au cycle Biodrama (2002-2008), dirigé par la metteure en scène Vivi Tellas, avec Los 8 de Julio (2002). Ce projet de théâtre expérimental collectif prend la forme de performances qui explorent la biographie comme matière dramatique en vue d’accéder à la théâtralité via le théâtre documentaire. On pourrait multiplier les exemples de teatristas qui présentent le même profil depuis Ricardo Bartís – auteur, metteur en scène et acteur qui a formé toute une génération d’acteurs du théâtre indépendant au principios indubitables del arte », in Veronese, D., La deriva, Buenos Aires, Adriana Hidalgo Editora, 2000, p. 315. 44 Id., El líquido táctil, in La deriva, Buenos Aires, Adriana Hidalgo Editora, 2000, p. 37-85. 45 Notre traduction in ibid., p. 37. « Lo escribí pensando en estos actores durante casi un año de ensayos, con la posibilidad de probar cada línea en la escena, gracias a esas circunstancias tan especiales de trabajo que da la tarea grupal ». 46 Mariana Percovich en Uruguay constitue également un cas paradigmatique.
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sein du Sportivo Teatral qu’il crée en 1981 –, Rafael Spregelburd, Javier Daulte, Alejandro Tantanian – membre du Periférico de Objetos à ses débuts –, jusqu’aux plus jeunes teatristas comme Lola Arias (1976), auteure, actrice, metteure en scène qui fonde la compagnie Postnuclear, un collectif d’artistes interdisciplinaire47. Tous pratiquent une création théâtrale multidimensionnelle à l’instar d’un Rodrigo García, hors des frontières argentines, prototype de cette pratique conjuguée de l’écriture dramatique et scénique, de la performance et de la création collective. Un rapport à la scène qui n’est pas sans rappeler la position tranchée d’un Antonin Artaud qui déclarait dans Le Théâtre et son double que « nul n’a le droit de se dire auteur, c’est-à-dire créateur, que celui à qui revient le maniement direct de la scène »48. Ce teatrista hispano-argentin représente l’universalité des créations du théâtre contemporain qui évolue dans un monde globalisé où la contrainte socio-historique continue d’interagir sur les voies dramaturgiques. Alors que Rodrigo García continue de défrayer la chronique avec ses pièces irrévérencieuses qui ciblent la société de consommation – contrainte majeure de l’époque contemporaine selon lui – face à laquelle s’érigent des œuvres conçues au plateau puis publiées dans une version qui scelle un écart majeur entre spectacle et texte49, les teatristas argentins du XXIe siècle perpétuent ce rapport à la contrainte historique qui laisse une empreinte profonde, tel un stigmate intergénérationnel, sur les corps, dans les mémoires et la création théâtrale.
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À propos de sa pièce El amor es un francotirador, Lola Arias décrit le processus de création en ces termes : « durante el proceso de ensayos se fue terminando de escribir el texto según las historias de los actores » (Buenos Aires, Entropía, 2007, p. 84). 48 A rtaud, A., Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1985. 49 Cruda vuelta y vuelta, al punto, chamuscada (2007), résultat d’une création collective avec des danseurs de la murga (carnaval argentin) est à ce titre exemplaire.
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Deuxième partie Explorer les contraintes du genre
Dramaturgies textuelles et/ou scéniques qui remettent en question le « modèle hégémonique » Quelques exemples européens et latino-américains (XXe et XXIe siècles) Osvaldo Obregón Université de Besançon Franche-Comté
Un premier éclaircissement me semble nécessaire. Dans le cadre du thème proposé, « le théâtre sous la contrainte », ce travail regroupe plusieurs aspects de l’art dramatique et de ses pragmatiques, étudiés de façon synthétique, mais sans vouloir prétendre à l’exhaustivité. C’est plutôt un éventail qui se nourrit de ma recherche, de ma pratique théâtrale et de mon apprentissage en tant que spectateur, accumulés au cours de plusieurs décennies. Maintenant entrons dans le vif du sujet, avec un détour rapide par des concepts basiques. Dans son Dictionnaire du théâtre, Patrice Pavis distingue dramaturgie classique ou aristotélicienne et dramaturgie brechtienne et post-brechtienne. Il cite Jacques Sherer, qui fait la distinction entre la structure interne de l’œuvre – ou dramaturgie au sens strict – et la structure externe liée à la (re)présentation du texte1. Cela équivaudrait à ce que l’on nomme aussi respectivement « dramaturgie textuelle » et « dramaturgie scénique ». Depuis la fin du XIXe siècle, le modèle théâtral dominant, dit « classique », dans le dénommé « monde occidental » a été : un texte dramatique préalablement écrit par un auteur, généralement en prose, représenté par un metteur en scène, avec la distribution adéquate, généralement destiné à un espace théâtral frontal ou une salle à l’italienne. Tout ceci, totalement en marge des styles : naturalisme, réalisme, surréalisme, théâtres de l’absurde, épique brechtien, post-dramatique, etc. Entre parenthèses, il faut rappeler que la spécialité de la mise en scène théâtrale existe seulement depuis la fin du 1
Pavis, P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Paidos, 1984, p. 156.
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XIXe siècle. Jusqu’alors, la fonction était portée, soit par le dramaturge, soit par le directeur de la compagnie ou « capocomico » dans la Commedia dell’Arte, soit par un acteur spécialement doué pour cela. Il faut également préciser que Shakespeare et Molière étaient eux-mêmes auteurs-metteurs en scène-acteurs. Cependant, le modèle dominant a été, soit évité, soit remis en question dans sa globalité, ou dans chacun de ses paramètres par les tendances dissidentes suivantes : la création collective, le théâtre des sens, l’option d’un théâtre sans paroles, la dramaturgie avec une langue inventée, l’hybridité de genres artistiques et le théâtre à ciel ouvert, ce dernier dans ses expressions les plus originales. Dans un premier temps, nous donnerons des exemples concrets, de façon synthétique, et dans chaque catégorie, nous étudierons ensuite quelques textes et/ou montages, dans l’ordre suivant : 1) Création collective : Nayra de la Candelaria de Bogotá 2) Théâtre des sens : Caramelo de limón de l’argentin Ricardo Sued 3) Théâtre sans paroles : El húsar de la muerte de la Patogallina de Santiago de Chile 4) Dramaturgie avec une langue inventée : La Orgástula du chilien Jorge Díaz 5) L’hybridité des genres artistiques : Cuculcán, serpiente-envueltaen-plumas de Miguel Ángel Asturias 6) Théâtre de masse dans un stade de football : le « Clásico universitario » du Chili.
1. La création collective Bien que cette tendance soit née en Europe dans les années 1950, elle a connu un fort développement dans certains pays du continent américain. Déjà lors de la seconde édition du Festival International de Théâtre Universitaire de Nancy (1964) – fondé officiellement sous le nom de « Les Dyonisies du théâtre étudiant » – il y a eu plusieurs spectacles de création collective, comme celui représenté par le Guild Théâtre Group de Birmingham, intitulé Et vous vous levez d’un bond. C’était l’une des alternatives au modèle classique, puisque la dramaturgie textuelle était issue d’improvisation à partir d’un projet collectif allant même jusqu’à se confondre avec la dramaturgie scénique. Le Teatro Experimental de Cali, dirigé par Enrique Buenaventura, avait l’habitude de ne pas fermer le processus créatif, en tenant compte lors de rencontres régulières, de la réception du public et en produisant ainsi plusieurs versions d’un même spectacle. C’était le cas, parmi beaucoup d’autres, de La denuncia (1972). En Colombie également, le théâtre La Candelaria, fondé et dirigé par 96
Remise en question du « modèle hégémonique »
Santiago García, incarne, jusqu’à aujourd’hui, cette tendance et l’un de ces spectacles nous servira d’exemple un peu plus tard. Au Chili, le groupe Aleph fondé par Oscar Castro, a lui aussi eu recours à cette pratique, dès les premières années de son exil en France. Dans presque tous les pays latino-américains, entre 1960 et 1980, la création collective a donc été pratiquée avec plus ou moins de succès.
Nayra de La Candelaria Cette compagnie a participé à plusieurs éditions du Festival Ibéroaméricain de Cadix (FIT). En 2004 elle est revenue avec une autre création collective intitulée Nayra, dans laquelle elle explorait une forme inhabituelle par rapport à ses œuvres antérieures : l’inconscient collectif dans le cadre de la tradition colombienne, c’est-à-dire dans sa version populaire et non classique, là où le théâtre latino-américain a l’habitude de puiser généralement son inspiration 2. L’action se déroule dans le domaine des mythes, des croyances religieuses, des symboles et des rites. L’une des principales tâches du metteur en scène du spectacle, Santiago García, a été d’organiser un espace scénique conséquent, tant pour les interprètes que pour les spectateurs. La salle El Aulario La Bomba, facilement modifiable, se prêtait parfaitement à ce type de spectacles. La scène avait une forme octogonale – une variante du théâtre circulaire – avec plusieurs accès pour un public qui pouvait s’installer tout autour de celle-ci. Plusieurs autels et niches avec des statues et des cierges entouraient la scène. Il y avait aussi quelques chaires utilisées à certains moments. La lumière et la pénombre, la fumée d’encens ou une autre substance aromatique, contribuaient à créer une atmosphère propice au rite, à la communion avec le sacré. La lente procession au début du spectacle était formée par une galerie de personnages d’âges différents, représentatifs des différentes classes sociales de Colombie. Il faut signaler que l’important nombre d’acteurs ne suffisait pas à jouer tous les personnages ; par conséquent, plusieurs d’entre eux avaient plusieurs rôles. Bien que le théâtre rituel écarte, par définition, la fable aristotélicienne (car sans histoire avec un début, un développement et un dénouement), la proposition de La Candelaria avait la singularité d’établir des ruptures continues dans la représentation du sacré, se réservant ainsi une distance critique avec certains aspects et aussi un éclectisme 2
Obregón, O., « El Festival Iberoamericano de Teatro de Cádiz y el teatro latinoamericano », in R amos-García, L.A. y R izk, B.J. (eds.), Panorama de las artes escénicas ibérico y latinoamericansa : Homenaje al Festival Iberoamericano de Cádiz, Patronato del FIT de Cádiz/The State of Iberoamerican Studies Series, 2007, p. 15-38.
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évident vis-à-vis des croyances traditionnelles de Colombie. Il y avait des moments qui reproduisaient des pratiques chamanistes, d’autres catholiques ou protestantes. Dans certains cas, on pouvait percevoir une foi profonde, authentique ; dans d’autres, le commerce du sacré (scène d’exorcisme chamaniste) ou l’existence de faux prophètes. Au cours de sermons ou d’autres pratiques représentées c’était la manipulation des croyances religieuses, au profit d’intérêts politiques ou économiques qui était critiquée. Dans tout l’imaginaire déployé sur scène durant la représentation, on pouvait également déceler la présence de nombreux symboles, pas toujours compréhensibles pour le spectateur qui n’est pas colombien. La fin projetait le spectateur dans le temps, dans les dernières décennies de l’histoire colombienne, avec un décompte funèbre des victimes de la guerre civile – larvée ou non – qui a marqué le pays : leurs noms étaient récitées comme une litanie lancinante. La conception de la mise en scène et le jeu des acteurs ont atteint un haut niveau professionnel. La réception a été, en général, très positive, si l’on se fie aux commentaires des couloirs et de la presse. Mon avis est un peu plus nuancé sans doute parce que dans la pratique du rite il n’y a pas de spectateurs, sinon des officiants, tandis qu’au théâtre il y a toujours des récepteurs qui conservent une distance, importante ou non, vis-à-vis de la représentation ; c’est peut-être aussi en raison de cette dualité si particulière d’affirmation et de négation du rituel que l’on perçoit dans Nayra.
2. Le théâtre des sens Si de nombreuses tendances théâtrales privilégient la perception par l’ouïe et la vue, il y a des expériences scéniques qui stimulent les cinq sens. Le colombien Enrique Vargas est le créateur et le directeur du Teatro de los Sentidos (Le Théâtre des Sens). Dans El hilo de Ariadna, le spectateur est ainsi invité à parcourir un labyrinthe qui éveille successivement tous les sens, tout en invitant à une réflexion sur les capacités sensibles de l’être humain par rapport aux autres espèces. Concernant le thème des sens, il est pertinent de rappeler l’utilisation qu’a fait l’espagnol Antonio Buero Vallejo de la privation de la vue et de l’ouïe de la part de quelques personnages dans certaines de ses œuvres, imposant au spectateur cette même carence dans certains passages de En la ardiente oscuridad, el concierto de San Ovidio (la cécité) et El sueño de la razón (la surdité de Goya), moyens que Ricardo Doménech a appelé « effets d’immersion ». Selon le critique, ils constituent « l’apport technicoartistique du XXe siècle »3. R. Doménech cite aussi d’autres œuvres de 3
Traduit par nous : « efectos de immersión » « la aportación técnico-artística más original del teatro de Buero, y una de las más originales de todo el teatro español
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Buero comme La llegada de los dioses et El tragaluz, auxquelles il faut ajouter une œuvre postérieure à la date de publication de son livre (1973), intitulée La fundación, dans laquelle l’« effet d’immersion » est encore plus radical, puisque le spectateur partage l’amnésie du protagoniste, Tomás, depuis le début et récupère progressivement la mémoire avec lui, jusqu’au moment de la révélation finale, où La fundación se transforme – pour Tomás et le spectateur – en une sinistre cellule carcérale de condamnés à mort.
Bonbon acidulé de l’argentin Ricardo Sued, un théâtre dans le noir Bien que la stratégie dramaturgique ne soit pas très différente de celle de Vargas, la proposition scénique de Ricardo Sued dans Bonbon acidulé poursuit un objectif similaire : stimuler tous les sens, excepté la vue. Cette œuvre créée en Argentine en 1991, de façon collective, impose d’emblée un spectacle, qui se déroule du début jusqu’à la fin en pleine obscurité. Les principaux faits représentés ont lieu dans les années 1970 et au début des années 1980 ; c’est l’histoire d’une famille comme tant d’autres, contrainte à l’exil, à cause de la dictature militaire. L’œuvre s’articule sur trois axes temporels : 1976, année du coup d’État, ainsi que de l’emprisonnement et de la torture de l’écrivain Mario (le Père) ; 1980-1981, qui marque la mort de Eugenia (la Mère), le retour du Père et de la Fille en Argentine ; et 1996, année où María (la Fille âgée déjà de 22 ans) se rend pour la dernière fois dans la maison vide de son enfance. Pour déchiffrer la pièce, nous disposons seulement des sens que nous pouvons encore utiliser dans de telles conditions, en les affinant à l’extrême : l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. En tant que spectateur, j’ai dû pénétrer dans une salle entièrement obscure – dans laquelle je n’étais jamais allé – en tenant par la main l’un des acteurs, qui m’a conduit jusqu’à mon siège. J’étais privé, au début, de toute référence spatiale, même si je soupçonnais la présence et la respiration d’autres spectateurs dans l’attente, comme moi, de ce qui allait arriver. J’ai entendu tout d’abord le klaxon d’un véhicule et ensuite le bruit de pas. Je me suis alors laissé guider par la voix nostalgique de María, qui évoque « in extrema res » son histoire et celle de ses parents. Le texte lui-même nous éclaire sur le sens qu’acquiert l’obscurité, au cas où peut-être sa valeur métaphorique nous aurait échappé. Quelques secondes avant d’être arrêtée par un commando militaire, Alexandra dit : « J’ai si peur. Il y a tant d’obscurité dans tout cela. Pourvu que le del siglo XX », in Doménech, R., El teatro de Buero Vallejo, Madrid, Gredos, 1973, p. 51.
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monde change un jour… »4. Et dans la dernière lettre écrite par Mario à sa fille, celui-ci dit : « J’espère seulement qu’avant ta propre mort toute obscurité se sera dissipée. »5. Comme métaphore des années de répression, l’obscurité semble justifiée ; toutefois elle paraît arbitraire quand les années précédentes sont évoquées, celles qui correspondent à l’adolescence de Mario et du Gitan ou aux rencontres entre Mario et Eugenia et entre Mario et Alejandra, qui sont des périodes de démocratie. La conception d’un spectacle qui exclut de façon catégorique la vue détermine une stratégie théâtrale portée par un ensemble de stimulus qui doit nécessairement jouer sur les autres sens et évidemment, sur le système psychique dans son intégralité, en englobant la mémoire, l’émotion et l’imagination. Bonbon acidulé renonce aux moyens visuels, très importants dans la représentation théâtrale, et compte sur l’aide conséquente des effets sonores dont le principal est le langage articulé, avec toute son exubérante richesse. Cependant, le fait de savoir d’avance qu’il s’agit d’un fait théâtral dans le noir absolu, nous semble d’emblée très excitant. Quelle différence y a-t-il donc avec le radiothéâtre qui présente pour sa part l’avantage de pouvoir être écouté chez soi ? Cette idée préconçue se révèle en réalité erronée, sans fondement réel, comme nous l’expliquerons par la suite, en raison de la perception de l’espace. Même en pleine obscurité, le récepteur potentiel du fait théâtral perçoit la présence d’autres spectateurs attendant la représentation, qui respirent, qui discutent à voix basse, qui toussent, qui bougent. Quand la représentation débute, la conception de l’espace se précise, surtout en ce qui concerne la relation acteurs-public. On est rapidement convaincu que la traditionnelle séparation entre l’espace du jeu et l’espace réservé au public n’existe pas. Les voix des personnages résonnent soit au loin, soit à côté, occupant les quatre points cardinaux et parfois leur proximité est très grande. En conséquence, il semble que la représentation ne se déroule pas dans un espace fixe et déterminé de la salle mais qu’elle envahit progressivement tout l’espace, créant ainsi un plus grand effet sur notre sensibilité. Cette caractéristique fait donc que cette expérience tranche radicalement avec le radiothéâtre. Il était indéniable que malgré l’obscurité, j’étais dans une salle de théâtre en contact direct avec les interprètes, dans un processus continu d’échanges. En raison du côté inhabituel de l’événement théâtral, la compagnie avait aussi offert, la possibilité de sortir de la salle, une fois la représentation commencée en cas de claustrophobie de la part de certains spectateurs. 4
5
Sued, R., Bonbon acidulé, Traduction de Dominique Poulange, Arles, Actes Sud, 1996, coll. « Papiers », Scène 6, p. 13. Ibid., Scène 25, p. 39.
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Le noir absolu oblige le public à développer pleinement les autres sens, fortement sollicités par le texte et dans la projection scénique de celui-ci. La privation temporelle de la vue donne un rôle prépondérant à la faculté auditive. Bonbon acidulé n’est pas un simple scénario mais un texte assez élaboré où, comme nous l’avons déjà dit, alternent le récit et le dialogue afin de construire une histoire cohérente. La structure temporelle de la pièce oblige aussi le public à être concentré pour reconstituer le fil de l’histoire de la famille. María, avec sa double fonction de narratrice et personnage, remplit un rôle essentiel. Nous connaissons les faits grâce à sa médiation forcément subjectivo-émotive et à son rôle de témoin direct des événements, depuis ses premiers souvenirs d’enfance. Elle a eu accès aux évènements antérieurs grâce à ses parents et à d’autres sources pas toujours explicites. Au flux du langage articulé, support privilégié de la communication, s’ajoutent d’autres éléments sonores, comme le bruit de pas dans la maison natale, la musique, la danse et du brouhaha de voix dans le bar du Gitan, le bruit de la douche dans un épisode amoureux entre Mario et Eugenia, des coups violents sur les portes et les fenêtres de l’appartement de Alejandra de la part du commando militaire qui va l’arrêter, le débouchage d’une bouteille et le son du vin qui est versé dans les verres quand Mario retrouve le Gitan et la Galicienne à son retour, des bruits de voitures qui circulent et le fracas du choc qui coute la vie au Gitan. Ce sont quelques-unes des sensations auditives disséminées dans la représentation. L’atmosphère des différentes scènes est encore enrichie par les stimulis sensoriels qui produisent chez le public des images olfactives, gustatives et tactiles, parfaitement complémentaires avec les images auditives également présentes dans l’œuvre, ce qui est d’ailleurs assez rare dans le théâtre classique. Un bon exemple de l’usage simultané de stimuli qui affecte les quatre sens figure dans la scène 9. Mario, Eugenia et María âgée de cinq ans sont sur une plage dans le pays de l’exil. La didascalie initiale, se réfère à la mer : « Le public perçoit son bruit, son odeur, le vent et des gouttes d’eau salée éclaboussent les visages. On distingue au loin la voix de Mario qui les appelle. »6 Dans d’autres scènes où Mario et Eugenia dansent ou font l’amour au début de leur relation, le public peut sentir le parfum de celle-ci ou percevoir le bruit de l’eau de la douche, couvrant à peine les jeux et les gémissements amoureux du couple. À d’autres moments, Eugenia prépare à manger, pendant que Mario écoute la radio, toujours dans le pays de l’exil. La didascalie donne des informations précises : « On travaillera avec les odeurs et les bruits qui accompagnent ce qu’elle prépare, en faisant bien attention à ce que 6
Ibid., p. 16.
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ces odeurs puissent avoir disparu pour la scène suivante. »7 Il s’agit de la scène 12, qui commence avec le récit de María et se poursuit avec le dialogue entre Mario et Eugenia, dans laquelle est préfigurée la maladie qui coûtera la vie à cette dernière. Il est indubitable que stimuler directement le goût au théâtre est très étrange, contrairement à la fête où chacun participe sans qu’il n’y ait de distinction entre acteurs et spectateurs. Quelques tendances du théâtre contemporain ont cherché à réduire la séparation entre les uns et les autres, induisant une participation plus active de la part du public. Bonbon acidulé, comme texte et spectacle, s’inscrit dans cette lignée. Le titre lui-même est associé de préférence au goût et annonce une scène qui privilégie ce sens. Mario raconte à Eugenia un rêve qu’il a fait pendant qu’elle essaie d’endormir la petite María. Il s’agit d’un voyage fantastique au pays des gnomes mais où il lui est impossible de pénétrer. Après une brève discussion, le gnome qui surveille la porte d’entrée accepte de le laisser entrer à la condition que Mario lui donne quelque chose qui brille. Il lui offre alors un bonbon acidulé. Cela provoque alors, dans l’espace de jeu, une explosion de joie, de jeu et de disputes pour avoir les bonbons. « Ils interviennent dans le public, offrant et volant des bonbons aux spectateurs. L’idéal serait que chaque spectateur reçoive un bonbon. »8 Dans une scène postérieure, le même procédé est de nouveau employé, lorsqu’un petit chocolat est donné aux spectateurs, au même moment où Eugenia et María en goûtent un eux aussi (scène 9). La représentation de Bonbon acidulé s’est achevée, comme c’est habituel dans un théâtre de salle, par le retour de l’éclairage et le salut des acteurs. C’est seulement à cet instant que nous avons visualisé qui incarnait les différents personnages et l’absence, évidemment, de toute scénographie. Le système scénique utilisé avait la forme d’une croix, qui regroupait entièrement la salle, dont l’axe et les bras constituaient des espaces (couloirs, passages) de jeu et de circulation des acteurs, si bien que le public enveloppait ou entourait le contour de la croix ; les quatre extrémités constituaient les entrées. Le dispositif ainsi conçu déterminait en conséquence la particulière relation entre les acteurs et le public, que nous avons déjà signalé. Y a-t-il aussi, peut-être, une allusion à la « crucifixion » du peuple argentin par tout un système oppressif, qui avait été évoqué dans le rapport Nunca más dirigé par Ernesto Sábato9 ?
7
9 8
Ibid., p. 23. Ibid., p. 13. Nunca más, rapport de la Commission Nationale sur la disparition de Personnes (CONADEP), Argentine, Prologue de Ernesto Sábato.
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Nous pouvons donc conclure que la proposition textuelle de cette œuvre argentine et sa réalisation scénique constituent une expérimentation théâtrale de grand intérêt. Je sais qu’il y a eu quelques expériences similaires, mais c’est la première fois que j’ai pu l’apprécier dans le cadre latino-américain. Cela nous confirme que le théâtre, comme expression artistique, est inépuisable. Si la musique l’est, avec la combinaison de seulement sept notes, l’art théâtral dispose d’un vaste arsenal, qui peut même intégrer les autres arts, en postulant un art total. La singularité de Bonbon acidulé réside dans la privation de la vue afin de stimuler au maximum les autres sens et la sensibilité globale de chaque spectateur. Il ne s’agit pas non plus d’une performance puisque ce spectacle représente, avec les moyens propres au genre théâtral – bien qu’il renonce aux moyens visuels – le périple historique et humain d’une famille argentine qui a subi les traumatismes de la dictature et de l’exil. Il est évident que l’œuvre ainsi conçue, dans une mise en scène adéquate, peut atteindre un impact certain dans le reste de l’Amérique latine et dans n’importe quel pays du monde. Aussi puis-je affirmer sans vouloir forcer le paradoxe que c’est une œuvre que « je n’ai pas vue » mais qui a gravé, dans ma mémoire, un souvenir inoubliable.
3. L’option d’un théâtre sans paroles C’est une tendance, comparable au cinéma muet, qui a ses meilleurs exemples en Europe : nous leur avons d’ailleurs consacré nos derniers travaux10. Paradoxalement, son précurseur le plus remarquable est considéré comme l’un des dramaturges les plus emblématiques du XXe siècle, Samuel Beckett, dont deux textes brefs sont en fait de longues didascalies au caractère narratif, destinées à la scène : Acte sans paroles I et Acte sans paroles II. On peut considérer que ce sont des scénarios de quelques pages, qui décrivent l’action des personnages, leurs mouvements, attitudes et réactions, provoqués par des agents externes non identifiables. En suivant son exemple, le dramaturge grenadin José Moreno Arenas a publié une douzaine de scénarios dans son livre intitulé Pulgas dramáticas, chacun ne dépassant pas une page. Dans la catégorie des spectacles sans paroles, nous citerons Le bal (représenté en 1981) par la compagnie française Théâtre du Campagnol, dirigée par Jean-Claude Penchenat, porté ensuite au cinéma par Ettore Scola (1983). D’autres exemples plus récents sont : Ligne de fuite de la Compagnie Philippe Genty (France), programmé au Festival International de Théâtre de Almada (FITA 2005), Cavaterra et Quarto Interior, spectacles de la compagnie portugaise Circolando, dirigés par André Braga et Cláudia 10
Obregón, O., « La opción de un teatro sin palabras », Gestos (USA), année 26, n° 52, novembre 2011, p. 45-49.
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Figueiredo, présentés respectivement au FITA de 2007 et de 2008, et Dies Iraes, en el Réquiem de Mozart de la compagnie Marta Carrasco (Espagne) présente au FIT de Cadix en 2010.
El húsar de la muerte par la compagnie chilienne. La Patogallina du Chili Dans le théâtre chilien récent, une proposition qui cadre parfaitement dans cette catégorie est le montage théâtral intitulé El húsar de la muerte (FIT de Cadix de 2001) par la compagnie chilienne La Patogallina : une création collective mise en scène par Martín Erazo. Elle est basée sur le film muet du même titre, sorti en 1925 et tourné au Chili par Pedro Sienna, dont le protagoniste est Manuel Rodríguez, figure mythique de l’Indépendance face à l’Espagne, qui a eu un destin tragique. Dans cette version théâtrale, seules les chansons de style rock ont des paroles : elles remplacent le piano du cinéma muet.
4. Dramaturgies avec une langue inventée (« les grommelots ») Selon le Dictionnaire encyclopédique du théâtre de Michel Corvin, le « grommelot » signifie « Langage forcé à partir d’onomatopées et dont le sens n’est perceptible qu’à travers le rythme, les intonations et la gestuelle de l’acteur »11. Ce langage – employé naturellement par les enfants qui commencent à parler, selon Darío Fo – a été utilisé par quelques groupes traditionnels de théâtre comme la Commedia dell’Arte, en particulier par les compagnies italiennes qui ont trouvé asile en France et en Espagne (XVIIIe siècle) pour des raisons bien précises liées au contexte historique dans chaque cas. Les acteurs italiens en terre étrangère, avec des langues comme le français et le castillan, ont essayé d’accentuer la gestuelle et la pratique du « grommelot », car il pouvait aisément devenir un élément de la comédie burlesque. Avec le temps, ce dernier moyen leur a aussi servi à échapper à la censure pesant particulièrement sur le texte. Quant au théâtre de foire, ce fut pour lui une manière de résister à l’hégémonie textuelle de la Comédie Française, laquelle avait obtenu, durant la première moitié du XVIIIe siècle, la prohibition de la dramaturgie textuelle pour les théâtres populaires. Cette censure brutale a stimulé l’usage de canevas ou scénarios, grommelots et « pièces à écritaux ». Cette modalité est une option dramaturgique intermédiaire (et minoritaire) entre le texte dramatique traditionnel et le théâtre sans paroles ou avec un minimum de texte. Dans le contexte chilien, je ne 11
Corvin, M., Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, vol. 1, p. 415.
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connais qu’un seul exemple : La orgástula de Jorge Díaz (1930-2007)12. Cette pièce a été représentée en 1972 par l’association des étudiants latino-américains de l’Université d’Indiana aux États-Unis (The Latin American Studen Association). Il s’agit d’un texte bref, de quatre pages seulement, que je vais analyser, en mettant en relief les traits les plus importants. La signification du titre ne pourra pas être traitée au départ, pour des raisons évidentes liées à l’approche d’un texte si particulier. On peut y distinguer deux niveaux textuels : 1) les didascalies, toutes en castillan, et 2) le langage inventé, qui constitue les dialogues entre les deux personnages principaux : une femme (Femme) et un homme (Homme)13, ainsi que la séquence finale prise en charge par les Religieuses et le Chœur14 qui se joue depuis les coulisses. Les didascalies forment deux catégories bien différenciées : les didascalies-canevas, qui jouent un rôle essentiellement narratif, situant les personnages sur la scène et commentant l’action muette, surtout au début du texte et un peu avant la fin. À celles-ci s’ajoutent les autres didascalies composées dans leur majorité d’un ou de quelques mots, qui décrivent la réaction du couple central : elles sont destinées au metteur en scène et aux acteurs. Quelques lignes en exemple : HOMBRE
(Cariñoso) Daleme tu grusita, ¿molasis o no molasis?
MUJER
(Rindiéndose) Taneso el faluco, piñete.
HOMBRE
(Muy cariñoso) Refranda sin pope tu soco.
MUJER
(Entregándose) No me barrigues la frédula. Me glaucas.
HOMBRE (Apasionado) ¡Chijuda, grusonda, culpona, mi colibra espreteña!15
Une autre caractéristique importante qui aide un peu à comprendre le phénomène est la présence de quelques mots en espagnol qui ponctuent le dialogue : des pronoms personnels, prépositions, adverbes, articles, adjectifs, formes verbales etc. À ces éléments on peut ajouter l’usage d’exclamations et d’interrogations, les points de suspension et tout ceci facilite la lecture et doit trouver sa place dans la mise en scène et l’interprétation des acteurs. La première didascalie de type canevas décrit un espace scénique complètement blanc et situe le couple Homme-Femme au centre de la 12
14 15 13
Publiée dans la revue Latin American Review 4/1, (Fall 1970), p. 79-83. Traduit par nous : respectivement « Mujer » et « Hombre ». Traduit par nous : respectivement « Monjas » et « Coro ». Ibid., p. 81. Il ne nous semble pas opportun de traduire le texte ici puisqu’il s’agit de grommelot et que l’intérêt de la citation est de pouvoir constater l’écart avec le castillan.
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scène et au premier plan « complètement enveloppés dans deux tissus qui les unit en un seul corps, comme une grosse momie à deux têtes… »16, précisant que leurs corps indistincts, resteront immobiles jusqu’à la fin. Seules leurs têtes peuvent se mouvoir. Depuis le fond de la scène, un petit enfant (six ans) assis et vêtu de blanc style 1900 sera le témoin attentif de la relation du couple. C’est à ce moment que le bref paratexte qui figure après le titre prend sens : « La première chose dont je me souvienne sont les sons et une couleur, le sang… »17 Cela signifie que tout ce que le spectateur verra sur scène sera comme vu et interprété à travers les yeux d’un enfant qui n’a pas encore perdu son innocence. Le langage qu’il perçoit est fait de sons uniquement : il ne capte que le signifiant. Le dialogue dans le couple est sans doute de nature amoureuse et acquiert rapidement des tonalités érotiques où dominent la tendresse et l’affection. Il se caractérise par sa fluidité, chaque parole se composant de peu de mots. Il y a deux longues pauses où règne le silence. Entre chacune, apparaît, pour la première fois, après le titre, l’expression « La orgástula », prononcée deux fois par l’Homme. Par la suite leur relation devient plus intense, voire violente jusqu’à déclencher les pleurs de la Femme. Le volume des voix augmente jusqu’au « cri épouvantable »18 de cette dernière, qui met fin au dialogue. Le mot « orgástula » n’existe pas en castillan. Précédé d’un article et de par sa terminaison, il peut s’apparenter à un substantif féminin. Dans le Dictionnaire de l’Académie Royale Espagnole, il y a uniquement deux substantifs qui par leur racine ou étymologie, peuvent être associés au mot « orgástula » : « órgano », soit « organe », et « orgasmo », soit orgasme. En fait, la situation dépeinte par l’auteur qui touche un couple d’amoureux, emploie des signes visuels et sonores qui décrivent un acte sexuel, avec les préludes et les moments postérieurs, et qui s’achèvent avec le cri poussé par la Femme que suit un large silence. Grâce à la didascalie-scénario, nous comprenons la réaction de l’enfant, qui s’approche du couple et leur retire les bandages « dans le silence le plus complet »19. En terminant l’opération, les corps ensanglantés tombent au sol, chacun un couteau dans la main. « L’enfant n’est pas effrayé, il demeure simplement fasciné. »20 La fin est encore plus inattendue. Deux religieuses entrent vêtues de blanc : elles adoptent une « position pieuse » face aux deux cadavres et 16
Traduit par nous : « absolutamente envueltos en anchas vendas que los unen formando un solo cuerpo, como una gruesa momia de la que emergen dos cabezas… ». 17 Traduit par nous : « Lo primero que recuerdo son los sonidos y un color, la sangre… ». 18 Traduit par nous : « grito espantoso ». 19 Traduit par nous : « en el más completo silencio ». 20 Traduit par nous : « El niño no está espantado, simplemente fascinado ».
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entonnent un chant grégorien, auquel répond un chœur de voix cristallines hors scène. Apparemment c’est la condamnation de « la orgástula » qui dix fois entame les vers de la litanie. À la fin, le chœur répète plusieurs fois un vocable supposément expiatoire : « Cornuja », jusqu’à la tombée du rideau. Ce vocable fait analogie avec le terme « cornuda », soit « cocue » et avec « la corneja siniestra », soit « la corneille sinistre », de mauvaise augure dans le Poème du Cid. À l’évidence, il me semble impossible de comprendre toutes les nuances qui composent cette langue inventée, utilisée majoritairement dans des genres théâtraux comiques et burlesques. Cependant les éléments principaux d’une telle dramaturgie doivent être accessibles, tant dans leur lecture que dans leur transposition scénique, bien que nous n’ayons pas d’antécédents concrets sur le couple central et que nous ne puissions déchiffrer les dialogues. La relation de chaque couple amoureux étant un cas particulier, l’affrontement de ces deux êtres singuliers évoque des problèmes universels. L’érotisme et l’acte sexuel, avec toutes ses variantes imaginables, sont aussi vieux que le monde. La orgástula nous présente un cas extrême, qui convoque à la fois Eros et Thanatos (des divinités de l’amour et de la mort dans la mythologie grecque) si présents dans la littérature, au théâtre et dans les autres arts : en effet, ceux qui s’aiment, peuvent, dans certains cas se détruire mutuellement. Jorge Díaz réussit cette association avec une indéniable sobriété formelle, en la montrant depuis le point de vue du petit garçon, l’enfant du couple peut-être. Il donne à la situation dramatique une intensité rituelle que confirment, à la fin, la présence des Religieuses et le chant grégorien. Le fait qu’il s’agisse d’un Homme et d’une Femme donne une dimension symbolique à la dramaturgie, au-delà d’un espace et d’un temps déterminés, qui laisse de côté les données particulières et les antécédents du couple en question. Les couleurs dominantes de la proposition sont également symboliques : le blanc de la pureté et le rouge de la passion. En somme, nous considérons que cette construction dramaturgique sort des conventions habituelles, déjouant le modèle dominant d’une façon différente de celle des autres tendances mentionnées. Dans une œuvre du bolivien Marcos Malavia, intitulée Réquiem de los inocentes21, le dramaturge emploie en partie le « grommelot », surtout dans le tableau initial « La porte » et dans les pages finales, et il mélange des textes poétiques avec des dialogues en prose. Comme dans La orgástula, les didascalies sont invariablement écrites en espagnol.
21
M alavia, M., « Réquiem de los inocentes », in Checa, J.E. (ed.), Hojas volantes, Nuevas dramaturgias bolivianas (Antología), España, Teatro del Astillero A. C., 2010, p. 14-17.
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5. L’hybridité des genres artistiques Cette tendance est arrivée à occuper une place importante, tant en Europe qu’en Amérique. Elle se caractérise par une prédominance donnée à la dramaturgie scénique sur la textuelle, en compensant l’économie relative de cette dernière par la fusion de genres multiples : musique, danse, peinture, marionnettes, cinéma, cirque et multimédia, sans que cette énumération ne soit exhaustive. On ne peut pas parler de nouvelle tendance, puisqu’elle est très ancienne dans l’histoire du théâtre, sauf en ce qui concerne l’introduction du multimédia. Richard Wagner proposait déjà un théâtre total et les avant-gardes du début du XXe siècle ont pratiqué cette hybridité des genres artistiques. Le guatémaltèque Miguel Ángel Asturias a résidé plusieurs années à Paris et à la fin des années 1920, il a eu la possibilité de voir les ballets russes et d’écrire à ce propos une chronique pour le journal El Imparcial de Guatemala22. Son expérience de spectateur et de critique face au répertoire de ces ballets a laissé quelques traces peu après, lorsqu’il a écrit Cuculcán serpiente envuelta en plumas (1930-1932), un texte inspiré de la mythologie maya qui préfigure le mouvement de théâtre-musique-danse en Amérique latine, bien que son influence réelle n’ait pas dépassé les frontières de son pays. Célèbre en tant que romancier, la dramaturgie de Asturias commence à être reconnue dans son intégralité avec la publication de son Teatro completo en 200323. Le défi que s’est lancé Asturias avec Culcucán a été de créer un théâtre poétique de dimension cosmique, sans références européennes, dans la lignée de Rabinal Achí, l’une des rares œuvres préhispaniques conservées et l’un de ses principaux modèles. Cuculcán a été composée à une période où les théâtres guatémaltèque et latinoamericain, à quelques honorables exceptions, étaient encore marquées par les courants naturaliste et réaliste issus de modèles européens qui commençaient déjà à être caducs, même en Europe. Pour Asturias, il s’agit d’un acte avantgardiste fondamental pour le théâtre latino-américain ; en particulier, face à la négation – consciente ou inconsciente – des racines indo américaines qu’il souhaite faire revivre.
22
Asturias, M.Á., « Ballets rusos (Billetes de París), 6 de julio 1927 », in Segala, A. (ed.), Miguel Ángel Asturias, Periodismo y creación literaria (París 1924-1933), Chile, Editorial Universitaria, 1997, Coll. « Archivos », p. 193-195. 23 Asturias, M.Á., « Cuculcán, serpiente-envuelta-en-plumas », in Méndez de Menedo, L. (ed.), Teatro, España, Coll. « Archivos », 2003 (1re édition), p. 333-384. Dans ce même ouvrage, voir nos articles : « Soluna de Miguel Ángel Asturias, una obra mestiza ejemplar » p. 1108-1126 et « Miguel Ángel Asturias : hacia un teatro de inspiración indígena », p. 1218-1126.
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Il y a quatre personnages dans le texte d’Asturias : Cuculcán, le protagoniste, qui se considère lui-même comme le soleil, Seigneur du Ciel et de la Terre ; Guacamayo, l’antagoniste, un faux dieu ou dieux déchu, identifié à l’arc-en-ciel par son plumage fastueux ; Chinchibirín, le guerrier jaune, acolyte de Cuculcán et amoureux de Yahí, jeune femme qui représente la Lune. Au second plan, figurent Ralabal, le Vent, Huvaravix, Maître des Chants de Veille, et la Grand-Mère incarnant la Sagesse qui intégrent cette allégorie de l’univers proposée par la fable dramatique. L’action se déroule selon les cycles temporels du matin, de l’après-midi et de la nuit, symbolisant la trajectoire de Cuculcán à travers les couleurs jaune, rouge et noir respectivement. Voici une synthèse des principaux genres artistiques qui s’entrecroisent dans cette œuvre : 1) la valeur du texte, avec une grande richesse de figures rhétoriques (allégories, symboles, métaphores, comparaisons, anaphores) et des trouvailles purement euphoniques (onomatopées, jeux de mots) afin de créer un monde fantastique et ludique. 2) la valeur plastique où le chromatisme est essentiel dans chaque tableau. C’est la « Magie de la couleur »24 qui se répète dans les didascalies initiales, en proposant une structure en neuf tableaux avec les titres suivants : 1° rideau jaune, 1° rideau rouge, 1° rideau noir, 1° rideau jaune, 1° rideau rouge, 1° rideau noir25, et ainsi de suite. Chaque tableau a un rideau de couleur comme unique décor en toile de fond, selon les cycles du jour. Si le rideau est jaune (couleur du matin), de façon analogique, les costumes de Cuculcán, son corps, ses cheveux, son masque, ses atours et accessoires sont également jaunes. Le changement de couleur du rideau entraîne donc le changement de couleur de l’habit de Cuculcán. À tout cela il faut ajouter la variété de couleurs présente dans les costumes ou dans l’apparence des autres personnages, anthropomorphiques ou non. 3) La fusion de la musique, du pantomime et de la danse dans des séquences initiales de plusieurs tableaux, décrites par leurs didascalies respectives pour montrer, plastiquement, le rituel du changement d’habit chez Cuculcán. Au début du rideau noir, par exemple, celui-ci se défait de sa tenue et de ses atours pour être vêtu, tatoué et orné par une cour de nombreuses femmes et jeunes filles, qui « au rythme d’une lointaine mélodie de flûtes et d’ocarinas en céramique, l’habillent de noir au milieu d’une danse 24
Traduit par nous : « Magia del color ». Traduit par nous : « 1° Cortina amarilla, 1° Cortina roja, 1° Cortina negra; 2° Cortina amarilla, 2° Cortina roja, 2° Cortina negra ».
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de légères révérences »26. Ensuite, « elles se retirent en tout en dansant, s’échangeant les unes les autres les vêtements et objets rouges que Cuculcán a déposés à ses pieds »27. 4) L’usage de la marionnette pour représenter la Grand-Mère. En effet, le personnage dénommé Blanc Joueur de Tambour l’amène enveloppé dans un tissu et en l’ouvrant, « une vieille lilliputienne apparaît »28. Celle-ci s’insère dans le dialogue jusqu’au moment où elle est de nouveau enveloppée dans le drap et projetée dans le ciel par Chinchibirín, se transformant alors en nuage. Au cours des dernières décennies, cette tendance a proliféré dans deux nombreux pays. Rien que pour donner une idée, je mentionnerai quelques spectacles européens proposés par le Festival International de Théâtre Santiago a Mil de 2009 : La orgía de la tolerancia, texte et montage théâtral de Jan Fabre avec la compagnie Troubleyn ; El cuarto de Isabella, texte et mise en scène de Jan Lauwers avec la Need Company ; une version du Hamlet de Shakespeare, mise en scène par le lituanien Eimuntas Nekrosius et De Monstruos y Prodigios, texte de Jorge Kuri et mise en scène de Claudio Valdés Kuri (tous les deux mexicains). De même, lors du FIT de Almada de 2007, on peut citer la pièce de Joao Paul Seara Cardoso, Cabaret Molotov, représentée par le Théâtre de Marionnettes de Porto et lors du récent FIT de Cadix de 2011, un texte de Jaume Bertardet, Joan Font et Miguel Ibáñez, Perséfone. Variaciones mortales, joué par Ils Comedians de Barcelone, dans une mise en scène de Joan Font29. Dans le contexte chilien, la représentation de Fulgor y muerte de Joaquín Murieta en 1967, unique œuvre théâtrale de Pablo Neruda, a particulièrement marqué cette tendance. L’usage du vers (mélangé à la prose) a eu un écho postérieur dans La negra Ester de Roberto Parra et Andrés Pérez ainsi que dans Amores de Cantina de Juan Radrigán. L’hybridité des genres est palpable dans plusieurs représentations de la compagnie de La Patogallina, surtout dans Extranjero, el último Hain, entre autres. Le théâtre brésilien a contribué de façon imaginative et incessante à l’hybridité scénique avec plusieurs créations programmées aussi au Festival de Cadix. La compagnie Boi Volador a représenté Corpo de Baile (Théâtre Falla, 1991), adaptation de textes narratifs de 26
Traduit par nous : « al compás de lejana melodía de cañas y ocarinas de barro, le visten de negro en medio de una danza de reverencias ligeras ». 27 Traduit par nous : « se retiran danzando, pasándose unas a otras las ropas rojas y los rojos objetos que Cuculcán dejó a sus pies ». 28 Traduit par nous : « aparece una viejecita liliputiense ». 29 Obregón, O., « La fusión de géneros artísticos en el teatro latinoamericano actual », Cultura Sur, Lima, n° 3, Año 2, 2011, p. 67-75.
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l’écrivain Guimaraes Rosa, sous la direction de Ulysses Cruz. Le metteur en scène a su donner vie au texte ainsi qu’aux images visuelles à travers la musique, l’éclairage et les multiples effets intégrés à son travail. L’usage de bobines de tailles diverses introduisait un élément ludique qui a été déterminant aux moments féériques du spectacle. Les acteursdanseurs ont fait preuve d’acrobatie pour les faire rouler avec les pieds et les manipuler de façons très variées, même pour transformer le décor à travers la superposition de ces derniers. Pour ce faire des plans verticaux ont été conçus afin d’enrichir le déploiement de mouvements sur scène. À cela s’ajoute des éléments de satire, de parodie, de revue musicale, qui dessine le profil d’un type de théâtre « à la brésilienne », que j’ai pu apprécier lors des festivals de Cadix et de Almada.
6. La création de spectacles dans des espaces non conventionnels Jusqu’à maintenant nous avons parlé de tendances qui se sont exprimées de préférence dans des salles ou des lieux fermés, mais nous savons que le théâtre occidental s’est développé dans des espaces à ciel ouvert et qu’il a même disposé d’une architecture propre, mais non fermée : l’amphithéâtre grec par exemple dont ont hérité les romains et d’autres peuples. On a aussi fait du théâtre dans les cathédrales, au milieu de ruines monumentales, sur des places ou dans d’autres lieux ouverts de la cité. En Union Soviétique, un théâtre de masse s’est développé dans les années postérieures au triomphe de la Révolution, dirigé par Evreinoff et ses collaborateurs, lesquels ont mis en scène La prise du palais d’hiver, avec la participation de milliers d’acteurs et de figurants et pour scène le palais des tsars lui-même. Des mois auparavant, Serge Radlov avait dirigé L’assaut de Russie, représenté sur l’île Kommeny, qui n’incluait pas de moins qu’une bataille navale, à la façon des naumachies à l’époque des romains. À l’heure actuelle, on parle de « théâtre de rue » pour bien le distinguer du « théâtre de salle », comme c’est le cas dans beaucoup de festivals qui programment des spectacles dans les deux espaces théâtraux mentionnés. Un cas particulièrement ingénieux est celui du Théâtre du Peuple de Bussang (fondé en 1895 par Maurice Pottecher) adossé à la montagne vosgienne d’Alsace, dont la scène peut s’ouvrir vers le fond, pour profiter du décor naturel, si le spectacle le nécessite. Il existe aussi le « théâtre de verdure » installé dans un parc ou un jardin. Pour résumer, disons que le théâtre peut s’approprier n’importe quel espace urbain ou rural, comme la carrière choisie par Peter Brook pour mettre en scène Le Mahâbhârata, ou des lieux de mémoire, comme c’est arrivé en 2011 avec la représentation de Villa+Discurso du chilien Guillermo Calderón (Festival International de Théâtre Santiago a Mil), jouée dans trois lieux de réclusion et de torture de Santiago, ou une grande maison à deux étages 111
Théâtre contemporain dans les Amériques
avec des couloirs et des pièces vides où le public peut circuler, comme le propose Griselda Gambaro dans Información para extranjeros30.
Le « Clásico universitario », un théâtre de masse d’invention chilienne Ce théâtre de masses non conventionnel, proposé dans le Stade National de Santiago du Chili, s’est développé dès 1939 – sans que personne ne l’anticipe – à partir de la rivalité entre les deux universités principales du pays : l’Université du Chili et l’Université Catholique, toutes deux ayant leur siège à Santiago. Il y avait à la base une rivalité « académique » entre les deux institutions universitaires les plus importantes du pays : la première publique, la seconde privée. Les rencontres annuelles de chaque équipe théâtrale, appelée « barra », au sein du stade, alors nouvellement construit pour accueillir 60 000 spectateurs, réunissaient les membres de chaque équipe, sous la tutelle d’un metteur en scène pour les guider depuis les gradins du stade. Un duel s’est alors spontanément mis en place entre les deux camps étudiants qui ont déployé toute leur ingéniosité pour se moquer de leurs rivaux, à travers des chansons et des satires, etc., au cours des premières années, avec l’usage de micros. Pour résumer, je mentionnerai rapidement les diverses étapes qui à mon avis, ont marqué l’évolution des camps rivaux installés, au début, dans des parties opposées du stade. 1) Les années de « La Copucha » (1939-1944). À cette époque, tant le duel footballistique que la rencontre des équipes théâtrales suscitaient l’intérêt du public. Il n’existait pas de préférence pour l’un ou pour l’autre, comme cela a été le cas par la suite. Pendant des années, la « représentation des dites barras », répétée au préalable avait un caractère très varié, surtout pendant la mitemps du match, avec l’occupation des espaces latéraux du terrain de football. C’était un mélange de farandole, de chars allégoriques, de numéros musicaux et de satires sur l’actualité politique, surnommée « La Copucha ». C’était, dans une grande mesure, une façon de célébrer également dans le stade les Fêtes du Printemps qui étaient organisées traditionnellement par les universitaires de Santiago et intégrées à la vie urbaine de la capitale. 2) Le théâtre de masse, première période (1945-1958). La réception que le public du stade a réservée à la présentation des « barras » a été si favorable et stimulante, que c’est elle qui a contribué de façon décisive à ce que les représentations deviennent un véritable théâtre de masses. Germán Becker, jeune acteur du Teatro de 30
Cruciani, F., y Falleti, C., El teatro de calle. Técnica y manejo del espacio, México, Grupo Editorial Gaceta S. A. / Teatro Tascabile de Bergamo, 1992.
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Ensayo de l’Université Catholique, a assumé la direction d’une équipe. Il a eu l’idée d’écrire un livret, qui servirait de base à un spectacle qui occuperait tout le stade de foot et même les espaces adjacents dans le futur. Dans les années suivantes, la formule essentielle de ce type de spectacle ; dit « Clásico Universitario » ; s’est consolidée car employée par les deux « barras ». Elle s’est développée et perfectionnée de la façon suivante : l’existence d’un livret préalable, composé par plusieurs membres importants de chaque équipe ; l’enregistrement du texte avec les différentes voix des personnages principaux, ainsi que les effets sonores et musicaux nécessaires ; la préparation du spectacle essentiellement visuel, interprété en play-back par des acteurs et des figurants, en étroite synchronisation avec la bande enregistrée ; la représentation face au public du stade, avec l’aide des vingt haut-parleurs. Tout ceci dans deux versions, l’une diurne et l’autre nocturne avec un éclairage adapté. Les spectacles étaient de plus en plus ambitieux, exigeant des centaines et des milliers d’interprètes, avec des chorégraphies lourdes, qu’il fallait installer et démonter pour laisser place au foot, après les représentations respectives des deux équipes. La préparation des spectacles constituait un tel défi que les organisateurs tardaient plusieurs mois à élaborer les livrets puis à répéter, ayant recours aux meilleurs éléments et services de chaque université : compagnies théâtrales, groupes de ballet, chorales, entre autres. 3) Le théâtre de masse, deuxième période (1959-1973). Le « clásico » nocturne de 1959 a entamé une nouvelle période, avec la proposition scénique de Rodolfo Soto intitulée Recuerdos de Cocoliche dans laquelle le protagoniste était une énorme marionnette, à l’échelle des dimensions du stade. Dans cette dernière étape, les prouesses techniques spectaculaires ont été multipliées. À la différence du théâtre dramatique traditionnelle, les « clásicos » des équipes manquaient généralement d’unité thématique. La structure du texte du livret se caractérisait par une grande liberté, pouvant intégrer des éléments très hétérogènes. Il y avait toujours un fil conducteur, qui servait de lien entre les différents tableaux mais ceux-ci constituaient souvent des histoires différentes. Cette variété était ce qui, précisément, définissait le « clásico universitario », car à la variété thématique s’ajoutait aussi la diversité de genres artistiques entremêlés à profusion : la farce satirique, la comédie musicale, la comédie de genres, la chronique historique, le drame sentimental, le théâtre de guignol, l’empreinte du cirque. Et avant tout, il a toujours conservé un esprit festif qui finissait par dépasser l’esprit de compétition, à tel point que chaque « clásico » était un 113
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événement dans le calendrier de l’année. À la fin de cette période, il n’y a eu souvent qu’un spectacle, proposé à la fois par les deux équipes, à cause de la professionalisation et du coût élevé de sa production. Comme on peut l’apprécier, les librettistes, les metteurs en scène et techniciens du « clásico » ont puisé leur inspiration dans des sources très diverses – ayant même recours à l’adaptation de grandes œuvres universelles – pour donner satisfaction à des dizaines de milliers de spectateurs. Le « clásico universitario » a réussi à toucher un public très vaste, sans distinction de sexes, d’âges ni de classes sociales. Malheureusement, après le 11 septembre 1973, le Stade National, vrai temple de la fête démocratique, a été profané et transformé en sinistre camp de concentration pour des milliers de chiliens : là se sont multipliés les assassinats et les disparus. Il y a eu quelques tentatives pour ressusciter le « clásico » avec une grande ténacité, mais ce n’était plus la même chose. Son agonie n’en a été que plus pénible jusqu’à déboucher sur sa disparition totale. Les théâtres universitaires subventionnés ont été démantelés et la censure a imprimé sa marque. Pas même le retour à la démocratie à la fin des années 1980 n’a permis la renaissance du « clásico universitario ». La société chilienne dans son ensemble a changé radicalement et de ce fait, également le système universitaire. La pratique du football professionnel est devenue une industrie et les stades des lieux dangereux à cause de la violence des supporters, ce qui oblige à légiférer pour protéger la vie des joueurs et des spectateurs31.
Conclusions En partant du modèle dominant, c’est-à-dire un texte préalable en prose écrit par auteur dramatique pour être ensuite mis en scène par un praticien, souvent dans une salle à l’italienne, nous avons démontré de façon systématique sa remise en question ou son évitement, de la part des principales tendances contemporaines. Le concept de paternité préalable et individuelle de l’œuvre dramatique a été remplacé par la création collective, présente dans beaucoup de pays latino-américains et, particulièrement, fertile en Colombie jusqu’à aujourd’hui. L’hégémonie du texte dramatique a été remise en question par plusieurs autres tendances, la plus radicale d’entre elles est l’« option d’un théâtre sans paroles ou avec un minimum de textes » adoptée tant par des auteurs qui proposent uniquement des scénarios (Beckett, Moreno Arenas et d’autres), que des compagnies européennes et latino-américaines. Une 31
Obregón, O., Teatro de masas y fútbol en Chile : el “clásico universitario” (19391979), Santiago de Chile, RIL Editores, 2013.
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autre tendance déjà signalée n’a pas renoncé totalement au texte, en le complétant par d’autres langages scéniques : la danse, la musique, le cirque, le mime, le cinéma, les marionnettes et le multimédia. Une autre option de la dramaturgie textuelle est d’utiliser une langue inventée, de longue tradition dans le théâtre comique et l’usage du « grommelot » employé aussi par les chanteurs de jazz, comme Ella Fitzgerald et Louis Amstrong, entre autres. La proposition de Jorge Díaz dans La orgástula nous a semblé originale de par sa dimension tragique et rituelle. La primauté de la vue et de l’ouïe dans la réception du spectacle théâtral a été enrichie par le « théâtre des sens » lancé par Enrique Vargas, Ricardo Sued et d’autres. L’espace théâtral, l’un des concepts basiques de l’art dramatique, peut faire l’objet d’une grande liberté et pluralité dans les spectacles à l’air libre. Nous avons voulu parler aussi de la singularité du « Clásico universitario », un théâtre de masse qui est né, s’est développé et a atteint son apogée dans le Stade National de Santiago, en connivence avec le football, dans un contexte démocratique, avec l’appui d’un public nombreux et fervent, pour disparaître totalement, à cause de la dictature militaire en place entre 1973 et 1989. Traduction de Cécile Chantraine Braillon et Fatiha Idmhand
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La voix, le silence, l’écho et la métaphore : l’imaginaire musical dans Orfeo de Carlos Denis Molina Damia Almeida Álvarez Université Lille 3 Lille Nord de France
Les dramaturges uruguayens appartenant à la génération d’écrivains, de musiciens et des peintres connus sous le nom de « generación crítica » ou « generación del 45 »1, ont joué un rôle d’envergure dans le développement de la culture uruguayenne, et notamment dans l’évolution du théâtre. À partir des années 1940, l’hétérogénéité des choix dramaturgiques et la diversité des thèmes abordés dans les pièces de théâtre représentées à Montevideo ont changé la façon de comprendre et de pratiquer l’art dramatique, contribuant à positionner cette nouvelle génération d’artistes comme l’une des plus créatives de l’Amérique latine2. Carlos Denis Molina3 est l’un des dramaturges de cette génération qui, avec une trentaine de pièces de théâtre (dont la moitié a été publiée et/ou représentée), s’inscrit dans le renouveau théâtral que connaît alors
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R ama, A., La Generación Crítica, 1939-1969, Montevideo, Arca, 1972. Les thèmes abordés par les dramaturges uruguayens vont des mythes de l’Antiquité gréco-romaine aux problèmes sociopolitiques les plus contemporains de ces auteurs : Una familia feliz (1948), La sonrisa (1950) d’Antonio Larreta, El puente et La clave perdida (1950) d’Héctor Plaza Noblia, Orfeo (1951), Morir, tal vez soñar (1953) de Carlos Denis Molina, Llegada (1950) d’Andrés Castillo, El juego de Ifigenia (1952) de Jacobo Langsner, Calipso (1953) d’Alejandro Peñasco entre autres. Les données biographiques sur Carlos Denis Molina sont issues du fond d’archives Alcides Giraldi, déposé à la bibliothèque universitaire de Lille 3 et de la Thèse de doctorat de Cécile Chantraine Braillon : L’œuvre de Carlos Denis Molina et sa dimension philosophique : représentations de réalités, et réflexions sur l’existence, soutenue en 2007 à Lille 3, sous la direction de Norah Dei Cas et Annick Louis.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
l’Uruguay4 et qui culmine véritablement en 1947 avec la fondation de la scène officielle de Montevideo, la Comedia Nacional, et la création de la FUTI (Fédération uruguayenne du théâtre Indépendant) marquant l’émergence d’un théâtre indépendant. Influencés par le théâtre étranger, les jeunes auteurs dramatiques tels que Carlos Denis Molina, se démarquent volontairement, dans leurs œuvres, de leurs prédécesseurs, autant que des paradigmes traditionnels de la dramaturgie naturaliste et de thème national5. Les thématiques liées principalement aux courants étrangers sont alors privilégiées s’appuyant sur les modèles d’auteurs européens comme Jean Giraudoux, Jean Anouilh, André Gide, Jean Cocteau, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Paul Valéry, Blaise Cendrars, André Breton, parmi d’autres. C’est ainsi que dans ce souci d’universalité alors en vogue, les auteurs uruguayens de la fin des années 1940 et début de la décennie suivante reprendront les mythes et l’histoire classiques dans une optique toutefois contemporaine6. Carlos Denis Molina s’inscrit dans un mouvement de communication cosmopolite en puisant principalement son inspiration esthétique dans les avant-gardes historiques européennes, et notamment dans le surréalisme. Sa pièce de théâtre Orfeo de 1951 est ainsi un drame mythologique inspiré de pièces du même type produites en France à partir des années 1920 par des auteurs tels que Jean Cocteau, Jean Anouilh ou Jean Giraudoux. L’originalité de la pièce Orfeo de Carlos Denis Molina, par rapport aux autres pièces de théâtre de thème mythologique, se trouve dans le langage particulièrement poétique créé par l’auteur. Mise en scène par Margarita Xirgu et accompagnée de la musique d’un compositeur confirmé, Hector Tossart Errecart, la pièce présente ainsi une musicalité inouïe, très particulière et peu courante pour le genre dramatique en général, et sans précédent dans le monde théâtral uruguayen de l’époque. C’est donc cette dimension hautement lyrique que nous allons analyser dans cette étude mais avant cela, nous allons aborder brièvement le mouvement de l’Orphisme en Europe, ce qui nous éclairera sur les sources d’inspiration de Carlos Denis Molina.
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Parmi d’autres auteurs appartenant à la « Generación del 45 », nous pouvons notamment citer Juan Carlos Onetti, Mario Benedetti, Idea Vilariño, Carlos Martínez Moreno, Emir Rodríguez Monegal, Mario Arregui. 5 Rappelons que durant les premières décennies du XXe siècle, de nombreuses compagnies de théâtre européennes sont venues représenter leur répertoire dans les théâtres de Montevideo, notamment la compagnie de Louis Jouvet, la troupe de l’Athénée. 6 R aviolo, H., Rocca, P. (dir.), Historia de la Literatura Uruguaya Contemporánea, Montevideo, Banda oriental, 1997.
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Orfeo et l’Orphisme Le personnage mythologique d’Orphée a souvent été choisi par les artistes, car il incarne la poésie et la musique, l’humain et le divin : il connait la vie et la mort et reste humain en étant un demi-dieu. Ce qui fascine sans doute le plus dans le mythe orphique est l’aspect enchanteur et magique que prend, à travers lui, la musique. Dès la fin du XIXe siècle, un nouveau regain d’intérêt pour le mythe d’Orphée tend à se manifester en Europe. L’un des exemples le plus remarquables est certainement l’« Orphée » de Victor Hugo, premier poème du « Groupe des Idylles », dans la seconde série de La légende des siècles de 1877. Peu de temps après, Paul Valéry publie une version d’Orphée avec l’apparence de la prose dans la revue L’Ermitage en mars 1891, puis en dégage un sonnet, publié dans la revue La Conque au mois de mai de la même année et remanié pour la seconde édition de son Album de vers anciens, publiée en 19267. Dès lors, l’intérêt pour la figure d’Orphée ne cesse de s’amplifier jusqu’à l’aube du XXe siècle si bien que l’écrivain Guillaume Apollinaire baptise son époque « l’ère orphique »8. La notion d’« Orphisme » inventée et utilisée par ce dernier en 1913 fait référence aux « poèmes colorés » du peintre Delaunay bien qu’elle soit alors plus largement employée à propos du renouveau des avant-gardes picturales et littéraires de la même période9. Entre 1915 et 1921, Victor Segalen écrit pour et avec Claude Debussy Orphée-Roi ; en 1942, Pierre Emmanuel publie des Orphiques, reprises sous le titre d’Hymnes orphiques en complément du Tombeau d’Orphée édité chez Seghers en 1947. Pour sa part Rainer Maria Rilke publie également en 1922 ses fameux Sonnets d’Orphée, inspiré par la mort de la fille d’un ami proche10. Ensuite, d’autres, comme Jacques Offenbach dans son opéra Orphée aux Enfers, se sont amusés à reconstruire le mythe en le détournant et en le déformant, dans une démarche parodique. Certains, comme Jean Cocteau, ont davantage fait appel à ses résonnances poétiques ou émotives11. 7
Valéry, P., « Orphée », in Œuvres, vol. I, éd. de Jean Hytier, Paris, Gallimard, 1957, p. 76-77. 8 Apollinaire représente Orphée en 1908 dans le recueil Le Bestiaire ou le Cortège d’Orphée paru aux éditions de la Sirène fondées par Jean Cocteau et Blaise Cendrars. Plus tard, le poète reprend le mythe dans Calligrammes : poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916 (Paris, Gallimard, 1987). Postérieurement, le même auteur reprend le thème orphique dans le recueil de récits qui suit Alcools, Le Poète assassiné, publié en 1916. 9 Schifano, L., Orphée de Cocteau, Paris, Atlante, « Clefs Concours », 2002, p. 17. 10 Rilke, R.M., Les élégies de Duino et Les sonnets à Orphée, Paris, Flammarion, 1992. 11 Orphée de Jean Cocteau est une tragédie en un acte représentée au Théâtre des Arts en 1926. Le même personnage mythologique a également inspiré à l’écrivain les films Le Sang d’un poète (1930), Orphée (1950) et Le Testament d’Orphée (1959).
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L’Orfeo de Carlos Denis Molina est donc naturellement issu de ce contexte culturel où le personnage est devenu une source d’inspirations en vogue pour les poètes et les écrivains du moment. La pièce de théâtre du dramaturge uruguayen est divisée en quatre actes et chaque acte est à son tour divisé en deux tableaux. Au sein de chaque acte, deux personnages principaux s’opposent de façon évidente, ou voilée, et cette constante opposition de desseins et de désirs constitue le fil rhétorique de l’intrigue qui a, contrairement au mythe originel, une fin heureuse pour les protagonistes. L’action a lieu dans une Antiquité mythique où le roi de Thrace, père d’Eurydice, cherche Orphée dans la forêt pour l’emprisonner parce qu’il pense que ses pouvoirs magiques en font un ennemi pour son royaume. D’après le roi de Thrace, sa fille a été ensorcelée par Orphée et il n’est donc pas question de fêter leur union. Or, Eurydice n’est pas totalement acquise à l’art du poète car ses désirs sont constamment mis à l’épreuve par les rêveries poétiques de son amant qui délaisse l’aspect charnel de leur relation. Eurydice n’a pas une âme de poète et elle ne comprend pas qu’Orphée puisse se contenter de la voir et percevoir la présence de sa belle partout, dans les arbres, dans le vent. C’est pour cela qu’au deuxième acte, Eurydice est soudainement prise de jalousie au point d’être convaincue d’avoir été trahie et trompée par lui. Elle pense en effet avoir vu une femme aux côtés de son fiancé qui n’est en réalité que sa propre ombre métamorphosée par la poésie. Tandis qu’Orphée complètement inconscient de la situation se trouve dans la forêt habitée par ses propres chants, le peuple, le roi, la reine, tous essaient de le trouver afin d’arranger la situation. Eurydice part elle aussi à sa recherche d’Orphée et meurt en chemin mordue par le serpent d’Aristée. Hermès, le messager des Dieux, explique alors au poète que la princesse est morte par sa faute, car à trop vouloir poétiser son image, il s’est éloigné de la réalité de celle-ci. Ainsi comme châtiment, Hermès lui impose de ne plus jamais la regarder afin de la ramener à la vie. Par conséquent, Orphée n’a pas besoin, comme dans le mythe original, de descendre aux Enfers pour aller chercher sa bien-aimée : son calvaire, « l’enfer », réside dans le fait de ne plus pouvoir admirer sa source d’inspiration et de perdre ainsi son talent poétique. Par un processus de transposition, Eurydice est maintenant capable de comprendre le fonctionnement de la poésie de son mari, mais Orphée, quant à lui, est incapable de créer. Eurydice pense alors que le sacrifice de sa vie est le seul moyen de lui rendre ce pouvoir. Elle défie Orphée de la regarder pour la sauver d’un châtiment bien plus terrible que la mort qui serait d’intégrer le culte de Bacchantes, femmes sauvages vêtues de la peau des panthères avides du sang des mâles. Orphée reste silencieux et Eurydice finit donc par faire venir Aglaonice, la grande prêtresse magicienne des 120
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Bacchantes. Celles-ci arrivent et attendent l’ordre d’Eurydice qui supplie alors une dernière fois à son amour de la regarder. Quand enfin le poète tourne sa tête, à la stupeur générale, Eurydice reste en vie. Le mythe d’Orphée, repris et remanié autant de fois au cours du XXe siècle, acquiert donc, avec le dénouement heureux proposé par Carlos Denis Molina, un nouveau visage et une signification inédite. Dans la lignée du surréalisme, la version de Carlos Denis Molina souligne l’importance du lien concret et sensible qui doit forcément unir la poésie à sa source d’inspiration : les intuitions, les sentiments et les émotions. En choisissant de revisiter le mythe d’Orphée au théâtre, Carlos Denis Molina donne volontairement à sa pièce le statut de manifeste littéraire, qui dépasse le cadre du genre poétique, et les différents conflits qu’elle met en scène pointent clairement du doigt, à l’époque, le crépuscule inéluctable de certaines pratiques artistiques au profit de l’avènement de nouveaux modes de création. Au travers d’un Orphée incompris et persécuté par le pouvoir, Orfeo témoigne des difficultés que rencontre la génération de jeunes artistes et écrivains pour faire accepter leurs propositions et initiatives esthétiques auprès des maîtres littéraires d’alors. Mais l’originalité d’Orfeo ne réside pas uniquement dans la transposition dramatique de ce conflit de générations, mais également dans l’affirmation du renouvellement formel en cours qui prend forme au travers d’un travail audacieux sur le langage de la pièce afin de lui donner une dimension fortement lyrique. D’ailleurs, cet aspect d’Orfeo a fait l’objet de critiques lors de sa représentation en Montevideo : d’après les journalistes, « (…) le langage, prétextant la poésie, identifie pareillement tous les personnages sans distinction de caractères et de modes »12. Ces avis témoignent des réticences du milieu littéraire d’alors vis-à-vis des initiatives esthétiques de Carlos Denis Molina, et à tout le moins, du sentiment insolite qu’a suscité le recours à ce type de langage pour une composition dramatique. C’est pourquoi il nous a semblé intéressant et pertinent d’étudier la façon dont ce langage particulier se construit et notamment comment la musicalité de l’œuvre contribue à théoriser la proposition artistique de son auteur.
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Traduit par nous : « (…) el lenguaje, con el pretexto de la poesía, identifica por igual a todos los personajes sin distinción de caracteres y modos » dans « La falta de estructura definida es el defecto capital de « Orfeo », El Diario, n° 10.199, 19/XI/1951, p. 4.
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La voix et le silence13 La pièce de théâtre Orfeo présente une dimension musicale indéniable qui sert à Denis Molina comme moyen rhétorique d’expression de chaque personnage. Au sein du premier acte, par exemple, le dramaturge propose sa vision du personnage mythique à travers la parole du roi en privilégiant le discours sur la nature et la figure du poète, plutôt que le discours d’Orphée lui-même. Dès le début de la pièce de théâtre, nous comprenons que la magie d’Orphée fait peur au roi qui ne connaît que la violence pour y répondre. Il prétend ainsi l’emprisonner, l’aveugler, voire le tuer. Le problème pour lui est qu’Orphée est invisible à ses yeux et seul le personnage de la Demoiselle peut l’entendre. C’est donc par le son que le personnage s’annonce. Mais pas n’importe quel son, c’est le prénom d’Eurydice qu’il chante dans la forêt : DONCELLA […] La primera sílaba nace entre las hojas. “Eu…” se va repitiendo como un eco que se aleja. “Eu…” “Eu…” “Eu…”14 DEMOISELLE […] La première syllabe naît entre les feuilles. « Eu… » se répète comme un écho qui s’éloigne. « Eu… » « Eu… » « Eu… »
La première syllabe du prénom « Eurydice » sonne comme un appel au secours plus que comme un nom, le signifiant prenant déjà le pas sur le signifié. C’est aussi la première fois que l’écho apparaît, élément qui a une importance capitale pour la compréhension de la musicalité de la pièce de théâtre et que nous aborderons plus en détail postérieurement. Ensuite, un homme déclame un poème d’Orphée : Escucha, espacio, en mi alma, tu sonido. Contempla, pájaro, en tu imagen, mi mano ida ; Separad, sombras, vuestra noche, de la mía.15 Écoute, espace, ta rumeur en mon âme. Contemple, oiseau, dans ton reflet, ma main qui s’en va ; Séparez, ombres, votre nuit de la mienne.
Le premier vers nous donne une idée de la poésie conçue comme une indivisible unité où les éléments se relient les uns aux autres suivant, en 13
La traduction du texte d’Orfeo de Carlos Denis Molina a été réalisée par Chloé Dei Cas. Puisque l’analyse porte sur l’aspect musical du texte de la pièce, nous avons choisi de placer les exemples dans le corps du texte, avec leur traduction insérée immédiatement après pour leur bonne compréhension. 14 Orfeo, Acte I, Tableau I, p. 181. 15 Acte I, Tableau I, p. 181.
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quelque sorte, un ordre préétabli. Le premier vers fait ainsi clairement appel à l’ouïe à travers le verbe « écouter » dont l’objet, le mot « son », n’apparaît qu’au vers suivant grâce à un enjambement. Entre l’acte d’écouter et le son, entre le début et la fin, il y a donc le silence symbolisé par l’« espace » et l’« âme ». Dès le premier vers surgissent aussi des sons doux provoqués par les réitérations de la consonne sonore « s » et de la voyelle « e ». De même, à cause des virgules, le rythme est lent, comme si le temps devait s’arrêter à chaque mot pour permettre une écoute attentive. En outre, le poète demande d’écouter le son de l’espace, du silence, de l’âme. Dans le deuxième vers, c’est la vue qui est cette fois-ci mise en relief par l’impératif « contemple ». L’image d’un oiseau, souvent représenté par un cygne, est récurrente dans la poésie d’Orphée et lui sert à manifester sa magie, car dans ses vers l’oiseau meurt et ressuscite : « Es indudable que hay un morir y un resucitar del pájaro, y también es indudable que Orfeo lo sabe; pero lo que no está claro es si Orfeo maneja sus poderes mágicos. »16 (« Il est indéniable qu’il y a mort puis résurrection de l’oiseau et, indéniable qu’Orphée le sait ; mais ce qui n’est pas clair, c’est si Orphée contrôle ses pouvoirs magiques »). L’oiseau peut également représenter Eurydice, pas seulement en regard du motif de la mort-résurrection, mais aussi par rapport à l’image de la princesse reflétée dans l’eau puis métamorphosée en cygne : CONSEJERO Eurídice, que también estaba junto a la fuente, […], miró hacia abajo y se halló con la imagen de una mujer reflejada en el agua. […]. De pronto surgió del agua un cisne, y al sacudir su cuerpo rompió el espejo, y se borró la imagen de la mujer.17 CONSEILLER « Eurydice, près de la fontaine elle aussi, […], a regardé vers le bas et s’est trouvée face à l’image d’une femme qui se reflétait dans l’eau. […]. Soudain, un cygne a surgi de l’eau et il a cassé le miroir en secouant son corps, ainsi, l’image de la femme s’est effacée ».
Eurydice est donc l’oiseau à qui Orphée demande de bien se regarder afin de comprendre sa poésie, parce qu’elle est sa source d’inspiration. Le troisième vers annonce le motif de l’ombre, qui sera repris maintes fois dans le deuxième acte créant le conflit entre Orphée et Eurydice. Le verbe à l’impératif « Séparez » et les ténèbres menaçantes évoquées par les mots « ombres » et « nuit », donnent l’impression d’un conjure comme si Orphée voulait, à travers les mots, éloigner le mauvais sort.
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Acte I, Tableau II, p. 189. Acte II, Tableau II, p. 317.
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Si nous devions retranscrire ce poème sur une partition, l’indication de l’interprétation pourrait être un adagio18 où chaque temps, dans une mesure de 4/4, serait représenté par les mots entre virgules. Un mouvement lent et en mode mineur qui se répète deux fois de façon identique annonçant, comme par anticipation, le malheur d’Orphée et d’Eurydice qui s’approche. Ces vers montrent que pour Orphée, poésie et musique sont intimement liées et puisque c’est Eurydice qui lui inspire ses plus beaux poèmes, elle est elle-même la poésie et la musique incarnées : ORFEO Porque Eurídice es el eco y la imagen de todas las cosas. REY No entiendo. ORFEO No os preocupe entender lo que con tanta claridad podéis oír. Basta con sentir su música para conocer el mensaje.19 ORPHEE Parce qu’Eurydice est l’écho et le reflet de toutes les choses. ROI Je ne comprends pas. ORPHEE N’essayons pas de comprendre ce que l’on entend clairement. Il suffit d’entendre une musique pour en connaître le message.
La musique est certes un langage, mais il suffit de la percevoir, de l’écouter, pour comprendre son message, comme si signifiant et signifié ne faisaient qu’un. Ce serait l’une des idées principales de la pièce de théâtre : pour accéder au sens profond des mots, de la musique, de la poésie, de l’art, il serait nécessaire de pouvoir l’éprouver et de le ressentir. Il y a d’ailleurs ici une forte dimension métadiscursive qui relie le pouvoir de la poésie d’Orphée sur les autres personnages à l’effet que pourrait produire la pièce sur les spectateurs : la musicalité de la poésie d’Orphée fait ainsi écho à l’ambition, chez Carlos Denis Molina, de créer un théâtre de la perception qui parle à tous, sauf à celui qui se refuse à tendre l’oreille. Ainsi, dans Orfeo, tout le peuple et même les animaux comprennent le message d’Orphée sauf le roi qui, afin d’élucider le mystère, fait appel à ses sages : ALCMEÓN A su poesía las palabras llegan con ausencia, rodando en sus propias letras; llegan vacías, sonámbulas en sus destinos, y así se reúnen calzando unas con otras, y dentro de cada palabra cae un rumor, y este rumor las une, y bajo el rumor de éstas caen otras y otras, y luego viene el ruido acumulado, y éste se hace música, y después aparece el sentido.20
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Adagio : posément, sans se presser, en marchant doucement, à l’aise. Acte I, Tableau I, p. 183. 20 Acte I, Tableau II, p. 188-189. 19
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ALCMEON Dans sa poésie, les mots semblent absents, uniquement mus par leurs propres lettres, ils arrivent vides, somnolents dans leur destin, ils s’assemblent et s’arriment les uns aux autres ; chacun émet une rumeur, rumeur qui les rassemble, et dans cette rumeur, d’autres s’y installent et le bruit accumulé devient musique ; le sens n’apparaît qu’ensuite.
Cette réflexion menée par le sage Alcmeon sur la poésie d’Orphée présente elle-même des traits poétiques et musicaux incontestables. Il y a d’abord le champ lexical des sons représenté au travers des mots comme « mots », « rumeur », « bruit » et « musique ». Ensuite, la puissance sémantique augmente dans un crescendo qui va de l’absence de sens au sens : le « sens » est en effet appréhendé une fois que les mots deviennent musique. Par ailleurs, dans cet extrait, l’isotopie sémantique « musique » est donc en contrepoint avec l’isotopie du « vide » donné par les mots : « absents », « vides », « somnolents » et « cae ». Ainsi, la poésie d’Orphée est présentée comme une alternance de sons et de silences, éléments proprement constitutifs de la musique. Dans la pièce de théâtre, on remarque d’ailleurs que les phrases sont rythmées par les signes de ponctuation restituant en même temps une unité énonciative orale, faite d’un ou de plusieurs groupes rythmiques : c’est donc davantage le schème mélodique approprié qui permet aux suites de mots d’accéder au statut de phrase. Ainsi, la notion de phrase n’existe plus que grâce à sa dynamique sonore et musicale, et non par son organisation logique interne. Elle se définit plus par ce qui émane d’elle, et moins par le sens qui paraît lui échapper. De cette façon, la grâce du sens naît et s’évade des limbes de la phrase torturée, presque déliquescente : c’est donc la musique qui nourrit la pièce en donnant corps aux idées. Dans l’acte II de la pièce, c’est aussi par l’intermédiaire des miroirs et de l’eau, motifs déjà utilisés par les surréalistes et notamment par Jean Cocteau, dont l’influence est évidente chez Carlos Denis Molina 21, que les personnages perçoivent la réalité. Ainsi, le conseiller raconte au roi que la princesse a vu une femme à côté d’Orphée, reflétée sur l’eau d’une fontaine, et comment cette femme s’est métamorphosée en cygne22. Le roi et la reine ont d’ailleurs recours au miroir pour retrouver Eurydice :
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Nous avons consulté l’inventaire de la Bibliothèque de Carlos Denis Molina conservé dans le fonds Alcides Giraldi (Lille3). Ce catalogue a été commencé le 17 octobre 1983 et achevé le 23 octobre 1994 par Mme Eneída Sansone de Martínez, professeur de littérature uruguayenne de la Facultad de Letras (Montevideo) et spécialiste du théâtre uruguayen du XIXe siècle. 22 Acte II, Tableau II, p. 317.
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REINA (…) Toma este espejo, tú también podrás verla. Por grandísima suerte los poderes mágicos de Orfeo no llegan a los espejos y estos acaban de delatarlo en el agua de la fuente. (…).23 REINE (…) Prends ce miroir, toi aussi tu pourras la voir. Fort heureusement, les pouvoirs magiques d’Orphée ne maîtrisent pas les miroirs, et ils l’ont trahi, tout à l’heure, dans l’eau de la fontaine. (…)
L’accès à la poésie ou à son monde obscur se fait donc à la fois par le triple subterfuge de l’écoute, de l’eau et du miroir. La pièce fait ainsi appel à un autre type de perception que la vue traditionnelle, assimilée quant à elle à une représentation rationnelle du monde : voir à travers un miroir, à travers l’eau ou écouter les rumeurs du monde, c’est donc percevoir autre chose. C’est aussi au début de cet acte que nous pouvons analyser le mieux la voix d’Orphée. Son discours, toujours dirigé vers Eurydice, reflète son amour pour elle : ORFEO Eurídice, con el viento, con el aire, con la lluvia que estalla por el mundo, con el silencio, con el más leve movimiento de la naturaleza, gracias, gracias por todo. Gracias por amarme, por dejar que yo te ame, por saberme tu enamorado, por tu presencia que me dio el camino, por ser un milagro para mí a cada instante; gracias por tu cuerpo que tan bien representa tu alma.24 ORPHEE Eurydice, avec le vent, l’air, la pluie qui éclate dans le monde, le silence, le plus léger mouvement de la nature, merci, merci pour tout. Merci de m’aimer, de me laisser t’aimer, de me savoir ton amoureux, de ta présence qui m’a montré le chemin, d’être un miracle pour moi à chaque instant ; merci pour ton corps qui représente si bien ton âme.
La longue structure syntaxique de ces deux phrases oblige à une déclamation posée et calme. L’abondance de substantifs et des virgules de la première phrase ralentit le rythme tandis que la prédominance de verbes de la deuxième apporte une légère sensation de dynamisme. Dans la première à nouveau, la musicalité donnée par la consonance des mots « vent », « silence » et « mouvement » provoque une rime interne qui crée un effet d’harmonie. La deuxième phrase avec l’allitération de nasales [m, n, n] évoque le mystère de l’amour souligné par le sens ambigu qu’ont ici les mots « aimer », « chemin » et « miracle ». Finalement, l’unité de la composition est créée par le procédé de l’anaphore dans les deux phrases : la première, avec « con el viento, con el aire, con la lluvia, con 23
Acte II, Tableau II, p. 318. Acte II, Tableau I, p. 310.
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el silencio, con el más leve movimiento… », la seconde, avec la répétition du terme « merci » et de la préposition « por », « por amarme, por dejar…, por saberme…, por tu presencia…por ser…, por tu cuerpo… ». Cette structure récurrente traduit en effet lyriquement l’emphase qui confirme l’amour immense et sans cesse croissant d’Orphée envers Eurydice. L’acte III est probablement celui où la tension dramatique est la plus forte. Eurydice meurt mordue par un serpent au son de la lyre d’Orphée, parce que le poète l’a délaissée dans la vie réelle et a préféré vénérer son image poétique. Les caractères profondément différents d’Orphée et d’Eurydice sont alors en contraste et mis à l’épreuve. Tous les deux incarnent une dialectique entre le pôle masculin et féminin de l’esprit, emprisonné par deux tensions : l’attrait pour le tangible d’Eurydice d’un côté et de l’autre l’inspiration du poète. Une fois Eurydice ressuscitée par le messager des Dieux, Hermès, la tristesse envahit les époux et les pôles s’inversent : ORFEO Oh, cómo nos hemos transformado… Todo tu ser ha dejado de ser Eurídice para convertirse en piedra, en planta, en tierra, en agua…Has devuelto las cosas a su sitio y nada me devuelve tu imagen. Tú estás ahí, inalcanzable, más lejana que la raíz de las cosas. ¡Es increíble, es inaudito! Yo querría morirme pero creo que ni esto me está permitido desear. Oh, Eurídice, eres el poema que jamás podré vivir. ¿Y para qué existe la poesía si ella nos aleja del cuerpo? ¿Para qué quiero yo el poema que me relata tu ausencia?25 ORPHEE Oh, ce que nous avons changé… Tout ton être visible est devenu invisible, tout ton être visible a quitté Eurydice pour se transformer en pierre, en plante, en terre, en eau… Tu as remis les choses à leur place mais rien ne me rend ton image, à moi. Toi, tu es là, inaccessible, plus éloignée que l’origine des choses. C’est incroyable, inouï ! Je voudrais mourir mais je pense qu’il ne m’est même pas permis d’en faire le vœu. Oh Eurydice, tu es le poème que je ne pourrai jamais vivre. Mais pourquoi la poésie existerait-elle si c’était pour nous éloigner du corps ? Pourquoi désirerais-je, moi, le poème qui me relate ton absence ?
À la différence de presque toutes les autres versions du mythe où Orphée arrive à un climax d’inspiration poétique après la mort de sa bien-aimée, le poète perd ici la capacité de composer une fois la princesse revenue à la vie. Il comprend maintenant ce que ressentait Eurydice auparavant : la solitude et le manque de l’autre. Il gagne en humanité ce qu’il perd en pouvoir créateur. Les lamentations d’Orphée 25
Acte III, Tableau I, p. 430.
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sont plus profondes, plus tristes, une fois Eurydice revenue. Dans cet extrait, les phrases prononcées par le poète sont courtes, entrecoupées par des virgules et des points de suspension qui indiquent un silence provoqué sans doute par la douleur. Tous deux ont changé et Orphée en est conscient dès la première phrase. Pour les époux, l’enfer se trouve, en fin de compte, sur terre. Ensuite le couple malheureux retourne au palais. Pour accentuer le changement soudain de leur situation, c’est désormais le silence qui prédomine. Ils marchent sans presque dire un mot : Siguen caminando en silencio un instante. EURÍDICE Si, voy aquí (Silencio) Siguen caminando en silencio.26 « Ils continuent de marcher en silence un instant », EURYDICE Oui, je suis là (Silence) « Ils suivent le chemin en silence ».
Et le tableau I de l’acte III s’achève ainsi : les amants qui marchent séparés par l’abîme du silence. On pourrait ainsi dire que dans la pièce de théâtre, le silence joue le même rôle qu’en musique. Carlos Denis Molina, à la façon d’un compositeur, conçoit la fin de cet acte comme un mouvement lent et en mode mineur symbolisée par la marche lente et triste du couple. L’auteur espace les accords au moyen d’un ritardando symbolisé par les dialogues des personnages entrecoupés de silences chaque fois plus longs, avant d’arriver à la cadence finale qui s’éteint jusqu’au silence total. Le silence est donc représenté par l’espace vide ou par les points de suspension qui finissent parfois les phrases. Le silence peut être également suggéré par l’incompréhension du roi, de la reine, du conseiller et des sages, par leur ignorance en rapport à la musique d’Orphée. La poésie est vaine pour ces personnages trop matérialistes : elle n’a pas de sens. À l’acte IV, ce n’est plus la musique de la lyre d’Orphée, mais le rythme endiablé de Bacchantes qui prédomine. Les divergences de caractère entre Orphée et Eurydice s’intensifient, la vie au palais devient un enfer et Eurydice supplie Orphée de la regarder. Eurydice souhaite mourir pour qu’il retrouve sa vision poétique des choses, le pouvoir de créer, la magie de son art. Le dénouement de la pièce est harmonisé par une musique de cornes produite par les Bacchantes créant un fond sonore fort et terrifiant qui contraste avec le discours d’amour d’Orphée et Eurydice :
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Acte III, Tableau I, p. 431.
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EURÍDICE
o estaba segura de que preferirías verme muerta a saberme Y muerta para el sol. Si me equivoqué perdóname, pero mírame ya, mírame. (Se oyen cuernos que vienen de lejos acercándose). Ahí vienen, Orfeo. No es posible que tú me entregues. ¡Tengo miedo! ¡Orfeo! ¡Ay de mí! ¡Oh Dioses que me castigáis, que me hacéis padecer la más tremenda de las expiaciones, no permitáis que me hallen viva las bacantes! ¡No lo permitáis! ¡Ay! ¡Ay de mi! (La música de los cuernos es fortísima).27
EURYDICE J’étais sûre que tu préférerais me voir morte plutôt que de me savoir morte pour le soleil. Si je me suis trompée, pardonnemoi, mais regarde-moi maintenant, regarde-moi. (On entend la clameur de cornes éloignées qui se rapprochent.) Elles arrivent, Orphée. Impossible, tu ne peux pas me livrer à elles. J’ai peur ! Orphée ! Au secours ! Oh, Dieux, qui me punissez, qui me faites endurer le plus terrible des châtiments, ne permettez pas aux Bacchantes de me trouver vive ! Ne laissez pas cela arriver ! Ah ! Pauvre de moi ! (Le son des cornes est très fort.)
Orphée regarde sa bien-aimée et elle reste en vie. La fin de l’Orfeo de Carlos Denis Molina, contraire au mythe originel et à la plupart des versions, est heureuse et optimiste. La rébellion semble porteuse d’espoir, car Orphée et Eurydice se révoltent contre le châtiment divin et là réside leur salut. La poésie, telle que la conçoit Orphée, c’est-à-dire très liée à la musique, un art qui suscite des forces et des sentiments, est un art nouveau et par conséquent de la rébellion. Cela renvoie à la conception qu’avait Carlos Denis Molina de la littérature, de la nécessité de la renouveler et de rompre avec les modèles et canons littéraires antérieurs.
L’écho et la métaphore D’autres moyens sont privilégiés par Carlos Denis Molina dans Orfeo pour créer un langage poétique particulièrement musical tel que la répétition, interprétée parfois comme un écho, et l’utilisation abondante de la métaphore. Dans la pièce de théâtre, la répétition se manifeste tout d’abord par le nombre de fois où le nom du poète, Orphée, est cité. C’est justement cette notion de répétition qui permet à l’auteur de suggérer l’idée du contrepoint28. Bien que dans une pièce de théâtre, plusieurs personnages 27
Acte IV, Tableau II, p. 445. Le contrepoint repose sur différentes lignes mélodiques qui forment une harmonie cohérente et que l’on perçoit indépendamment les unes des autres.
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puissent parler en même temps, à l’écrit il est impossible de créer une simultanéité des sons. C’est alors le jeu de la répétition au niveau des mots, mais aussi des idées, qui crée un véritable fond harmonique qui finit par sonner comme un accord. Au premier acte, la répétition a lieu dès le début entre le roi et son conseiller. Ce dernier reprend les idées du roi affirmant de la même manière sa condition de sujet : VOZ DEL REY Si estuviera seguro que iba a perecer en sus llamas, lo haría. ¿Pero quién puede asegurarnos esto? VOZ DEL CONSEJERO Sí, claro… quién puede asegurarnos que arda una sombra.29 VOIX DU ROI Si cela m’assurait qu’il apparaîtra dans les flammes, alors je le ferais. Mais qu’est-ce qui nous le certifie ? VOIX DU CONSEILLER En effet… Qui pourrait nous confirmer que se consume une ombre… ?
Le nom d’Orphée est ensuite répété plusieurs fois par le conseiller et la demoiselle comme pour le faire apparaitre. Une métaphore est alors utilisée donnant solution à la cadence formée par le nom du poète : CONSEJERO Ante un mago nadie puede saber lo que ve y como lo ve. Un mago abre la puerta del misterio y esa fuente se convierte de pronto en un niño pequeño que nos mira.30 CONSEILLER Face à un magicien, personne ne peut savoir ce qu’il voit ni comment il le voit. La porte des mystères une fois ouverte, une fontaine pourrait immédiatement devenir un enfant qui vous regarde.
Cette métaphore fonctionne comme une fioriture31 ou un ornement musical qui donne la conclusion d’une idée : le mystère est un petit enfant et le magicien est le seul à nous laisser le voir. Dans ce cas, le mage est Orphée, et son pouvoir la poésie. L’absence des virgules ou d’autres signes de ponctuation font de cette phrase une espèce de litanie qu’on imagine déclamée avec une voix grave et monotone. L’enchantement est ensuite rompu par les mots de la demoiselle et le jeu de répétition de
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Acte I, Tableau I, p. 179-180. Acte I, Tableau I, p. 180. 31 Une fioriture est le nom par lequel on désigne les ornements mélodiques introduits par l’exécutant. La fioriture est un symbole dont la fonction est d’embellir la ligne mélodique principale. 30
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mots continue. Cette fois c’est le mot « rien » qui se répète en écho par différentes voix nous rappelant subitement la technique du canon 32 : DONCELLA ¿No oísteis nada? CONSEJERO Nada REY Absolutamente nada.33 DEMOISELLE Vous n’avez rien entendu ? CONSEILLER Rien. ROI
Absolument rien.
Comme une polyphonie à trois voix, la demoiselle, le conseiller et le roi répètent le même motif mélodique, l’un après l’autre : le mot « rien » avec un effet de décalage. Il se crée ainsi un canon littéraire original, procédé qui va être repris tout au long de la pièce. Le même imaginaire musical est par exemple présent un peu plus loin au travers d’un dialogue, semblable à un duo entre Orphée et le roi, plutôt burlesque. Il s’agit en effet de lui faire comprendre que le détenteur du pouvoir ne pourra jamais comprendre son art : ORFEO Porque Eurídice es el eco y la imagen de todas las cosas. REY No entiendo. ORFEO No os preocupe entender lo que con tanta claridad podéis oír. Basta con sentir su música para conocer el mensaje. REY (Con intención). Como cuando se escuchan tus cantos. ORFEO O también como cuando himpla la pantera, brama el mar, silba el viento… REY Ruge el león, cantan el nombre de mi hija los arboles… ORFEO (Entendiendo la intención del Rey) Asobia la serpiente, animales se plañen, se desgañitan… REY (Alzando la voz)… y cantan el nombre de mi hija… ORFEO … los árboles, y aves graznan, ululan, pían, chirrían, ayean, gritan. REY (Más alto) ¿Y los arboles? ORFEO Cantan el nombre de la princesa. Vozna el asno, voznea el cisne, grilla el grillo, gruye la grulla… REY (Gritando) ¿Y los árboles? ¡Los árboles!
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Le canon est un genre polyphonique caractérisé par la similitude des voix qui se reproduisent l’une après l’autre avec un décalage dans le temps. 33 Acte I, Tableau I, p. 180.
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ORFEO Cantan el nombre de la princesa. REY Y su padre, el Rey, no los oye.34 ORPHEE Parce qu’Eurydice est l’écho et le reflet de toutes les choses. ROI Je ne comprends pas. ORPHEE N’essayons pas de comprendre ce que l’on entend clairement. Il suffit d’entendre une musique pour en connaître le message. ROI (À dessein.) Comme quand ils écoutent ton chant. ORPHEE Ou le hurlement d’une panthère, la blague de la mer et le sifflement du vent… ROI Le lion rugit et les arbres, eux, chantent le nom de ma fille… ORPHEE (Comprenant les intentions du roi.) Le serpent essouffle, les animaux se plaident et s’égosillent… ROI (Levant la voix.)…et le nom de ma fille est fredonné par… ORPHEE …les arbres, et les oiseaux croassent, hululent, piaillent, jacassent, disent « aïe » ou le crient. ROI (Plus fort.) Et les arbres ? ORPHEE Ils fredonnent le nom de la princesse. L’âne et le cygne crient, le grillon grillonne, et la grue glapit… ROI (Criant.) Et les arbres ? Les arbres ! ORPHEE Ils fredonnent le nom de la princesse. ROI Et son père, le Roi, ne les entend pas.
Ce passage que nous venons de citer contient de nombreuses caractéristiques qui permettent de parler d’une intention musicale non énoncée, mais à notre avis, sans équivoque. Tout d’abord, il s’agit d’un duetto35 au tempo Allegro, l’une des formes musicales idéales pour recréer un duel entre les deux personnages. On pourrait même affirmer que les nuances de cette partition sont indiquées par les didascalies : « À dessein », « Comprenant les intentions du roi », « Levant la voix », « Plus fort », « Criant » ; et vont d’un mezzo-piano en crescendo jusqu’à un fortissimo. Le duetto devient en quelque sorte polyphonique du moment que les deux voix, celle d’Orphée et celle du roi, vont se rapprocher progressivement au point de se superposer l’une sur l’autre, ce que sembleraient démontrer d’ailleurs les points de suspension qui commencent et finissent les phrases presque à la fin de l’extrait. Le rythme saccadé et la mélodie ascendante, exprimée à travers les signes d’interrogation et d’exclamation mènent l’expression musicale à un point culminant interrompu subitement par une cadence de colère avec la 34 35
Acte I, Tableau I, p. 183. Petite pièce musicale pour deux voix ou deux instruments.
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phrase finale du roi. Bien que le roi prétende ridiculiser Orphée suivant son raisonnement, le poète ne se laisse pas démonter et continue avec la même intonation : le roi au contraire hausse le ton et s’énerve. À la question essentielle du roi – les arbres chantent-ils le prénom de la princesse ? –, Orphée répond que non : c’est l’écho de sa propre voix que l’on entend dans la forêt. L’écho devient ainsi un moyen littéraire de composition en contrepoint en superposant les voix, considérées comme des thèmes musicaux. Mais, bien qu’il y ait deux voix, celle d’Orphée et celle du roi, le thème est toujours le même, Eurydice. Elle est l’écho et cette idée est reprise à différents moments : « Porque Eurídice es el eco y la imagen de todas las cosas »36 (« Parce qu’Eurydice est l’écho et le reflet de toutes les choses ») / « Ella es el eco y la imagen de cuanto nos rodea »37 (« Elle est l’écho et le reflet de tout ce qui nous entoure »). Ainsi, le nom d’Eurydice possède la double qualité de renvoyer à lui-même et de résonner en écho devenant le seul moyen d’accéder à l’essence divine ou magique de l’art poétique. Le mystère qui entoure les pouvoirs d’Orphée demeure inexpliqué, voire s’accentue à l’acte II. Une fois le poète disparu et Eurydice condamnée par sa propre jalousie, ce sont les autres personnages qui racontent et amplifient les pouvoirs de sa magie : Salón. Al levantarse el telón varias mujeres irrumpen en la escena gritando « Orfeo », y desaparecen. Luego entra el Rey acompañado por los sabios. REY El palacio está lleno de gente. Todos quieren ver a Orfeo. Todos los acontecimientos parecen deslizarse desde el nombre del poeta. Todos han hecho de Orfeo un dios y del palacio un templo. Oíd : (El Rey entreabre una puerta y se oye una muchedumbre que grita sin cesar el nombre del poeta) He ahí las abejas enloquecidas del pastor Aristeo. Creen que basta con decir “Orfeo” para que nuestro destino cambie. (Cierra la puerta y se dejan de oír los gritos) Las madres quieren que Orfeo les vuelva a la vida a sus hijos muertos, que evite la peste, el trueno, el rayo y el relámpago… (Varias mujeres irrumpen en la escena gritando “Orfeo”, y desaparecen, salvo una Anciana que se adelanta hacia el Rey y dice :) ANCIANA Orfeo. REY Orfeo ¿qué? 36 37
Acte I, Tableau I, p. 183. Acte I, Tableau I, p. 185.
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ANCIANA Orfeo. REY ¿Es lo único que sabes decir? ANCIANA Orfeo. REY (A los sabios) Se dice que el nombre del poeta es la única palabra que pueden pronunciar los sordomudos. ¿Sera una sordomuda? ANCIANA (Sale gritando) ¡Orfeo! ¡Orfeo! (Su voz se pierde a lo lejos) ECOS ¡Orfeo! ¡Orfeo! REY ¡Sordomuda! Y seguramente viene a que Orfeo le devuelva el habla. Sera muy hermoso ver que alguien recobra su lengua. (Entra el Consejero) CONSEJERO (Jadeante) ¡Orfeo! ¡Orfeo! ¡Orfeo! REY ¡Qué! ¿Tú también?38 Salon. Quand le rideau se lève, plusieurs femmes font irruption sur la scène en criant « Orphée » et disparaissent. Ensuite, le roi entre, accompagné par les sages. ROI Le palais est plein de gens. Ils veulent tous voir Orphée. Tous les évènements semblent émaner du nom même du poète. Ils ont tous fait d’Orphée un Dieu, et du palais, un temple. Écoutez : (Le Roi entrouvre une porte et on entend une foule crier sans cesser le nom du poète.) Les voilà, les abeilles affolées du pasteur Aristée. Elles pensent qu’il suffit de dire « Orphée » pour que tout change. (Il ferme la porte et les cris cessent.) Les mères veulent qu’Orphée ressuscite leurs enfants morts, qu’il les protège de la peste, du tonnerre, de la foudre, des éclairs… (Plusieurs femmes font irruption sur scène en criant « Orphée » et disparaissent, mais une Ancienne reste et s’approche du Roi pour lui dire :) ANCIENNE Orphée. ROI Orphée, quoi ? ANCIENNE Orphée. ROI C’est tout ce que tu sais dire ?
38
Acte II, Tableau II, p. 316-317.
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ANCIENNE Orphée. ROI (Aux sages.) On dit que le nom du poète est le seul qui soit prononçable pour les sourds-muets. Serait-elle sourdemuette ? ANCIENNE (Elle sort en criant.) Orphée ! Orphée ! (Sa voix se perd au loin.) ECHOS Orphée ! Orphée ! ROI Sourde-muette ! Elle veut sûrement qu’Orphée lui rende la parole. Ça doit être beau de voir quelqu’un recouvrer sa langue. (Le conseiller entre.) CONSEILLER (Haletant.) Orphée ! Orphée ! Orphée ! ROI Quoi ! Toi aussi ?
Dans cet extrait, nous trouvons les éléments les plus connus du mythe. La déification d’Orphée grâce à ses pouvoirs magiques, les abeilles d’Aristée qui ont subi la colère des Dieux par la faute du berger, le rapprochement entre la vie et la mort, entre l’Au-delà et le monde des vivants, entre la maladie et la guérison, et enfin la capacité du héros d’altérer les éléments de la nature. Ce passage révèle aussi clairement l’importance accordée au mot et au son : ce qui compte en effet, ce sont moins les retrouvailles du héros, dont la révélation pourrait n’avoir qu’un caractère anecdotique, que l’envoûtement qui naît de la répétition de son nom. Cette répétition créatrice d’une nouvelle identité préserve le mystère qui imprègne la pièce de théâtre, mais donne la conscience d’une autre dimension temporelle. Enfin, l’écho répété du nom d’Orphée trouve ici une résonance qui s’intègre dans la thématique de la pièce. D’autre part, la demoiselle métamorphosée en femme est prise pour la rivale d’Eurydice. Elle réalise alors l’apologie d’Orphée et sans avertissement revient à sa forme originelle oubliant ses mots comme par magie. Cette demoiselle sans nom, peut-être considérée comme un messager d’ailleurs venant de « l’invisible ». D’après Norah Dei Cas : « la « jeune fille » par le mystère qui l’entoure et ses rapports avec le poète ressemble, d’une manière surprenante, à l’ange Heurtebise de la pièce de Cocteau »39. Elle est donc l’intermédiaire entre le monde réel et le monde magique de la poésie. Elle fait comprendre au roi que la source même de la magie d’Orphée, c’est la poésie, que le pouvoir du poète est de rendre l’imaginaire visible, tangible et réel : MUJER […] Por primera vez me veis como a un ser humano, y claro está, como es natural, me preguntáis quién soy. ¿Olvidáis que en 39
Dei Cas, N., « Carlos Denis Molina », Dubreucq, E., « Le mythe d’Orphée », Revue annuelle du CRECIF, Sorbonne Nouvelle, Paris III, n° 6, 1984, p. 78 (article consultable dans les archives Alcides Giraldi déposées au SCD de Lille3).
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presencia de Orfeo todo cambia, que las verdades vegetales se vuelven humanas? […]40 FEMME […] Pour la première fois, vous me voyez comme un être humain, et, évidemment, vous me demandez qui je suis. Vous oubliez qu’en présence d’Orphée, tout change, les vérités végétales deviennent humaines […].
La voix d’Orphée est, selon la jeune fille, comparable à un oiseau invisible qui parcourt la forêt en chantant le nom d’Eurydice. Dans le discours du conseiller, on trouve également d’autres images : CONSEJERO Primero vi la flor, que iba a sí, sola, en el aire, al encuentro de Orfeo. Eurídice, que también estaba junto a la fuente, en el otro extremo, miró hacia abajo y se halló con la imagen de una mujer reflejada en el agua. Y tanto se aproximó a Orfeo esta mujer, que, como dos amantes, no fueron más que una sola imagen. Mientras esto ocurría abajo, arriba, junto a la fuente, permanecía Orfeo solo, con la flor en la mano. De pronto surgió del agua un cisne, y al sacudir su cuerpo rompió el espejo, y se borró la imagen de la mujer.41 CONSEILLER D’abord j’ai vu la fleur, qui allait d’elle-même, seule, dans l’air, à la rencontre d’Orphée. Eurydice, près de la fontaine elle aussi, à l’autre extrémité, a regardé vers le bas et s’est trouvée face à l’image d’une femme qui se reflétait dans l’eau. Et cette femme s’est tellement approchée d’Orphée que, comme deux amants, ils sont devenus une seule image. Pendant que cela se passait en bas, en-haut, près de la fontaine, Orphée était seul, avec la fleur à la main. Soudain, un cygne a surgi de l’eau, et il a cassé le miroir en secouant son corps, ainsi, l’image de la femme s’est effacée.
Le trouble émotionnel exprimé par le conseiller est retranscrit par l’auteur à travers la métaphore, figure qui sert ici à personnifier la poésie. La métaphore en effet fusionne l’image d’Eurydice avec celle d’une autre femme, puis avec celle d’une fleur et finalement d’un cygne. La comparaison est implicite, car au premier abord on pourrait comprendre que les éléments de la comparaison sont indépendants. Cependant, l’idée poétique femme-fleur-cygne est récurrente tout au long de la pièce de théâtre : elle unit subtilement l’image d’Eurydice à celle d’Orphée et de sa poésie, tels deux amants inséparables. La comparaison entre l’image d’Orphée et de la femme qui fusionnent comme deux amants reflète 40 41
Acte II, Tableau I, p. 314. Acte II, Tableau II, p. 317.
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également les craintes d’Eurydice et explique l’affolement du roi et de la reine par rapport au futur de sa fille. Nous avons parlé ci-dessus de l’image de l’oiseau et de sa relation avec Eurydice, mais il faudrait souligner aussi l’envol du cygne et le miroir cassé comme symbolique de la mort de la princesse. L’écho est alors de nouveau convoqué dès le début de l’acte III où Eurydice meurt : l’écho de ses cris se multiplie et se disperse dans la forêt. Ensuite c’est le silence et : […] Eurídice comienza a desvariar y durante todas sus palabras se oye la lira de Orfeo que viene de lejos acercándose. EURÍDICE Que nadie me despierte. Quiero entrar a mi sueño siendo Orfeo. Voy viajando, sin olvidarme de que toda la Tierra fue mía… Y ya, por las oscuras profundidades, rehusa mi cuerpo a sostenerme. Pierdo mis manos, y tan adentro viajo que no podré volver para mirarme. Oh exteriores que me llamáis, que tendéis vuestras manos enemigas para mostrarme la ausencia, no os haré caso… yo seguiré siendo Orfeo… Orfeo… Nada se nombra… Oh espejo al que entro, desconociéndome… Yo quiero en el vacio una mano no secreta para descender al sueño… Caigo al borde de mi sombra, tendida. (Cae muerta).42 […] Eurydice commence à délirer et pendant qu’elle parle, on entend la lire d’Orphée qui s’approche. EURYDICE Que personne ne me réveille. Je veux être Orphée quand j’entrerai dans le sommeil. Je voyage, sans oublier que la Terre entière fût mienne… Et déjà, par les profondeurs obscures, mon corps se refuse à me soutenir. Je perds mes mains et je voyage vers un intérieur si profond que je ne pourrai pas me retourner et me voir. Oh, extérieurs, vous qui m’appelez, tendez vos mains ennemies pour m’indiquer l’absence, je n’y prêterai pas attention… Je continuerai d’être Orphée… Orphée… Plus rien n’a un nom. Oh, miroir que je pénètre sans me reconnaître… Dans le vide, je veux qu’apparaisse une main pour m’enfoncer dans le sommeil… Je tombe au bord de mon ombre, allongée. (Elle tombe morte.).
L’abondance de sons graves comme le /o/, ainsi que toutes les voyelles arrondies, fait résonner les harmoniques qui vibrent rythmiquement, enrichissant la qualité du timbre. Devenus corps sonores riches et spatiaux, ces sons se décomposent et se recomposent au cours de cet extrait en des enchaînements délicats que nous pouvons suivre durant toute sa durée : « Oh, miroir que je pénètre sans me reconnaître… ». La 42
Acte III, Tableau I, p. 426.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
douceur des mots qui résultent de la répétition des phonèmes arrondis de la deuxième phrase : /o/ et /v/, justifie le sens de l’énonciation et le souvenir de la vie avant de mourir, rendu explicite par le jeu articulatoire doux qui nous fait glisser du dehors vers l’intérieur de son âme. Le mouvement d’aller-retour de l’extérieur à l’intérieur est d’ailleurs constant, le nom du poète répété constituant le centre et une sorte de passage obligé dans ce matériau en perpétuelle évolution. Un autre mouvement, vertical, est perceptible dans les variations de timbres. Perçus simultanément, ces deux mouvements créent un temps lisse, celui d’une éternité liée à la conscience d’être. La répétition du nom du poète est aussi l’écho de la voix d’Eurydice qui s’éteint, une voix qui vient des profonds abîmes du monde des morts où elle pénètre par un miroir, allusion intertextuelle faite à la version de Jean Cocteau43. Suggéré par les reflets et les échos plus ou moins déformés des mêmes sonorités, le mouvement vertical, semblable au phénomène de résonance qui relie le grave à l’aigu, finit par s’imposer au lecteur. Harmonie et dissonances peuvent alors coexister sans perturber l’organisation de ce matériau qui se nourrit du dynamisme créé par leur opposition pour produire une autre harmonie intégrant des éléments contraires. Cette fonction est assuré par le mot-son « o » qui constitue le véritable cœur de l’extrait. Les mots perdent ensuite leur sens par l’omission délibérée de conjonction et d’un verbe : « Yo quiero en el vacio una mano no secreta para descender al sueño… » (« Dans le vide, je veux qu’apparaisse une main pour m’enfoncer dans le sommeil… ») qui sous-tend non seulement le désordre de ses idées, mais aussi la rapidité avec laquelle survient sa mort. En fin de compte, la voix, le silence et l’écho sont les procédés le plus significatifs présents dans Orfeo, concernant la musicalité de la pièce et apportant la sensation de plusieurs voix qui chantent sur un même thème ou mélodie, comme dans un canon polyphonique. Avec autant d’importance, la métaphore fonctionne comme des fioritures au contrepoint crée par les autres éléments pour enflammer les mots et les laisser courir ad libitum avec délicatesse, douleur ou force.
Conclusion Écrire une pièce de théâtre sur Orphée, le poète-musicien par excellence, révèle une intention fortement métalittéraire dans la mesure où c’est une façon de parler de littérature dans la littérature. Dans sa façon d’être, son parcours, le personnage d’Orphée dans Orfeo nous renseigne en effet sur la conception qu’avait Denis Molina de la poésie. Pour le dramaturge uruguayen, tout comme pour Jean Cocteau, il 43
Cocteau, J., Orphée, Paris, Stock, 1998 (1re éd. 1928).
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s’agissait d’abord d’exprimer, par le biais de ce mythe, cette condition très particulière qu’est d’être poète. Carlos Denis Molina revient à l’idée qu’avant le musicien, le poète, le dramaturge et le romancier, il y a le créateur qui a l’inspiration et le génie. Ainsi, l’allusion au silence, et aussi aux bruits de la forêt, c’est une façon de désigner métaphoriquement cette inspiration, plus instinctive et tangible, qui est préalable à la naissance d’une œuvre et ne peut se limiter à la pratique d’un genre unique. Cet Orfeo uruguayen s’éloigne de la légende pour s’ancrer et s’affirmer dans la réalité d’alors : il incarne l’émergence d’une génération nouvelle d’écrivains, d’intellectuels et d’artistes qui, pétris de l’influence des avant-gardes européennes, prétend renouveler la littérature de leur pays et lui donner un souffle nouveau en s’affranchissant des frontières génériques. La victoire de ce couple jeune contre les dieux, c’est aussi en quelque sorte le symbole d’une génération rebelle à des dictats et des dogmes en matière de culture et de mode de vie. Cela va au-delà de la littérature même : Orphée, ce personnage qui concilie poésie et musique, est le symbole d’une jeunesse qui souhaite pouvoir concilier conscience et inconscient, esprit et corps, raison et déraison.
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Le théâtre de Carlos Liscano : une écriture contrainte Maria H. Ferraro Osorio Université de Grenoble – Stendhal – ILCEA EA 613
Né à Montevideo en 1949, auteur d’une œuvre prolifique et plurielle (nouvelles, romans, poésie, théâtre, essais, critique littéraire, journalisme)1, Carlos Liscano fut à plusieurs reprises récompensé par différents prix littéraires2 en Uruguay dont le Premier prix mention Théâtre du ministère de l’Éducation en 2003, précisément pour son livre Teatro, un recueil de onze pièces. Emprisonné à l’âge de vingt-deux ans pour raisons politiques (il reste en prison de 1972 à 1985 dans le camp d’internement militaire appelé paradoxalement « Libertad » du nom de la ville située à proximité) ; mû par sa volonté de devenir écrivain, c’est là qu’il commence à écrire, seul recours à sa portée pour échapper à la folie de l’univers carcéral. L’année 1985 revêt une importance singulière pour C. Liscano : le 14 mars il est libéré à la suite d’une amnistie dont bénéficie l’ensemble des détenus politiques et en décembre il décide de s’exiler en Suède où il réside pendant dix ans. Depuis 1996 il vit en Uruguay où 1
Poésie : ¿Estará no más cargada de futuro ?, Montevideo, Vintén Editor, 1989 ; Miscellanea Observata, Montevideo, Cal y Canto, 1995 ; La sinuosa senda, Ediciones del caballo perdido, Montevideo, 2002 ; participation à des recueils de poésie latinoaméricaine et d’auteurs uruguayens en Suède, par exemple Sergio Altesor. Récits : El informante, Montevideo, Trilce, 1997 ; El charlatán, Montevideo, Arca, 1994 ; Agua estancada y otras historias, Montevideo, Arca, 1991. Théâtre : Teatro, Montevideo, Ediciones del caballo perdido, 2001. Journalisme : il collabore régulièrement avec des articles d’actualité, de réflexion, littéraires, des fictions, etc. avec l’hebdomadaire Brecha et El País Cultural (Montevideo). 2 Prix : 1991, deuxième prix Intendencia de Montevideo ; 1992, prix Bartolomé Hidalgo ; 1996, deuxième prix Ministère d’éducation ; 2002, Premier prix mention Narrative de la Intendencia Municipal de Montevideo pour son livre-témoignage El furgón de los locos, Montevideo, Planeta, 2002 ; Premier prix mention Théâtre du Ministerio de Educación y cultura pour son recueil de 11 pièces théâtrales en 2003 : Teatro, Montevideo, Ediciones del caballo perdido, 2001.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
il a été vice-ministre de la Culture et depuis 2010 il est directeur de la Bibliothèque Nationale. Déjà auteur d’une œuvre narrative importante, il entre en contact avec le théâtre en 1992. Lors de son exil suédois, le Théâtre Royal de Stockholm lui demande d’intervenir en tant que traducteur et interprète de la pièce Peer Gynt dirigée par Ingmar Bergman et présentée à l’Exposition universelle de Séville qui fêtait cette année-là les cinq cents ans de la découverte de l’Amérique3. De cette première expérience il se souvient : « Nous étions trois interprètes à dire en espagnol ce que les acteurs disaient sur scène en suédois. Et moi, j’étais là, découvrant comment se crée une pièce de théâtre à partir d’un texte écrit »4. Liscano découvre ainsi la grande différence de la création théâtrale avec celle de l’écrivain, cette dernière, si solitaire : « Ce travail avait pour moi la fascination de vivre côte à côte avec un groupe important d’acteurs et de techniciens. J’ai senti alors que l’activité de narrateur, qui était la mienne, était un travail solitaire et pauvre comparé à celui des gens de théâtre. »5 Dès lors il a été en contact permanent avec le monde du théâtre : il est traducteur, dramaturge, directeur et réalise une quantité d’autres petits métiers, comme lui-même se plaît à le signaler : « le théâtre m’a aussi offert d’autres métiers : chauffeur, transporteur de décors et de costumes, de théâtre en théâtre, de village en village. Je ne sais pas si je suis un “homme de théâtre”, mais ce monde est toujours fascinant pour moi »6. Il a aussi travaillé, d’abord à Montevideo pendant trois mois, en tant qu’assistant d’un metteur en scène suédois qui ne parlait pas espagnol – il a été traducteur, et secrétaire – et ensuite en Suède pendant deux mois pour ce même directeur. Liscano dit avoir beaucoup appris de cette expérience : « en somme – dit-il, un cours intensif de direction théâtrale »7. À partir de cette première expérience, et toujours en Suède, il se propose d’adapter/réécrire « El informante »8, un récit auquel il est très attaché et qui allait devenir sa première pièce de théâtre. Ce texte sera
3
Cardozo, W.J., « Más solo que el escritor. Entrevista a Carlos Liscano », in , Dernière consultation 16/10/2013. 4 in « Sobre el autor », 10/08/05 (consulté le 10 octobre 2009). 5 Id. 6 Ibid. 7 Cardozo, W.J., op. cit. 8 Liscano, C., El informante. Relatos, Montevideo, Ediciones Trilce, 1997. Traduit en français par Jean-Marie Saint-Lu, sous le titre de Le rapporteur et autres récits, éditeur 10/18, 2005.
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Le théâtre de Carlos Liscano : une écriture contrainte
publié en édition bilingue espagnol-suédois en 1994 sous le titre de La vida al margen. Il en réalisera lui-même la mise en scène et la pièce sera représentée au théâtre Pero de Stockholm, dans plusieurs villes et villages suédois, à la Maison de la Culture d’Oslo en 1995, avec José Alanís et le violoncelle de Gustavo Tomas. Suivra « Retrato de pareja », également représentée de ville en village jusqu’en Norvège. Peu après son retour en Uruguay, en 1998, il met en scène au théâtre de l’Alliance française El informante avec l’acteur Pepe Vásquez, entreprise qu’il qualifie de grand défi car réunissant sept personnes sur ce projet. La pièce sera reprise en 2003 par la même compagnie. À son tour, Mi familia sera jouée par la Comedia Nacional en 1998 et par l’école du Teatro El Galpón en 2003. En août 2009, Liscano a participé pendant deux semaines à un projet de la Comedia Nacional pour une mise en espace de Los idiotas dans le Teatro del Notariado. Paradoxalement, alors qu’il a à son actif une production narrative très féconde ayant donné lieu à des recherches universitaires, c’est à travers le théâtre, de facture pourtant plus récente, que le public français et francophone le découvrira. D’abord le dramaturge donc, et bien plus tard l’écrivain. Tout commence par la rencontre en 1996 avec Françoise Thanas qui traduit ses pièces de théâtre encore inédites. L’effet boule de neige se déclenche rapidement avec Ma famille dont on frôle les deux mille représentations par plus de dix compagnies différentes en France, en Belgique, en Suisse, au Luxembourg, au Canada et même au Sénégal, à Conakry par une troupe de Guinée. En 2008 la ville de Limoges a accueilli la version présentée au Festival de Liège qui avait obtenu le Prix du Public. Le Festival d’Avignon, festival qui avait déjà accueilli deux fois cette pièce dans les années précédentes en propose deux mises en scènes différentes en 2009. Avec Ma famille, c’est à notre connaissance la première fois que le Festival d’Avignon accueille l’œuvre théâtrale d’un auteur uruguayen. Le 24 octobre 2008 François Marthouret lit Le rapporteur à la Maison de l’Amérique latine à Paris. Depuis, ses pièces continuent d’être jouées en Uruguay, en France et ailleurs. Comme nous l’avons vu donc, ses œuvres théâtrales ont projeté Liscano sur la scène internationale. Traduites en français, suédois, italien, catalan, elles ont été représentées en Suède, Norvège, France, Italie, Canada, Espagne et même en Afrique. Cette projection internationale nous incite donc à observer de plus près l’œuvre théâtrale de Liscano et à nous intéresser à un aspect précis de la production dramaturgique de Liscano. En effet, dans la mesure où le théâtre lui-même est une forme de contrainte, nous nous intéresserons à la réécriture, par l’auteur, de certains de ses propres textes narratifs pour les adapter au théâtre. Cette contrainte, qui se traduira par la pratique du « dépouillement » du texte, va entraîner des conséquences sur son écriture narrative postérieure, qui se verra ainsi 143
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modifiée. Il dit être amené : « à penser une œuvre depuis ce point que, sans aucune prétention théorique, j’appellerais “le dépouillement”. Plutôt que d’ajouter des choses, je préfère en enlever. Je pense l’œuvre, je l’écris et ensuite je me consacre à enlever tout ce qui est en trop »9. Il ajoute : écrire du théâtre m’a apporté, en plus, une nouvelle vision de la narration. Le théâtre ne décrit pas, il “montre” et “dit”. L’expérience d’écriture pour le théâtre a fait que mon écriture narrative tende vers l’économie, que mes récits et mes nouvelles présentent des descriptions minimes. Quand je n’écris pas du théâtre, je vois les choses en mouvement, les histoires surgissent comme action10.
Et ceci est vérifiable dans le cas du roman El camino a Ítaca11, dont un passage a été transposé sans aucune modification en pièce théâtrale. Ainsi, l’écriture dramaturgique se présente en même temps comme une contrainte et comme une sorte de « libération », par l’ouverture de nouveaux chemins d’expression. Mais, avant d’entrer en matière, permettez-moi d’exprimer une forme de désarroi dans la mesure où il me faut évoquer la « théâtralité » d’un texte alors même que cette « théâtralité » a été définie par Barthes comme : le théâtre moins le texte, une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur […] la parole fuse aussitôt en substances.12
Ou, comme le dit Liscano, Le théâtre est un acteur ou une actrice en train de dire un texte. S’il y a un acteur ou une actrice, même sans texte écrit, le théâtre devient possible. Parce que le théâtre n’est que cela : un espace qui se sépare du monde pour que quelqu’un montre une histoire.13
Or, aujourd’hui, pour mener à bien notre propos, nous sommes réduits à nous approcher du texte dramaturgique de Liscano dépourvu de ses « substances » et devons limiter l’observation de cette parole au seul texte 9
in « Sobre el autor », op. cit. Ibid. 11 Traduit en français par Jean-Marie saint-lu sous le titre La route d’Ithaque, (Belfond, 2005). 12 Barthes, R., Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 41-42. 13 « Sobre el autor », op. cit.
10
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Le théâtre de Carlos Liscano : une écriture contrainte
écrit, ce qui signifie pour nous, une forte contrainte. Dans un premier temps, nous étudierons les modifications subies par le texte narratif de « El informante »14 pour être transformé en texte destiné à être représenté sur scène. Tout d’abord il est important de signaler les conditions dans lesquelles se produisent ces deux écritures; en effet, tandis que « El informante » texte narratif, est écrit en 1982, alors que Liscano est emprisonné et décide de devenir écrivain, la pièce de théâtre, elle, est réécrite plus de dix ans après, durant l’exil suédois. Il n’est pas non plus superflu d’observer, que le texte narratif fictionnel, qui portait encore, en 1982, le titre « No hay salida » (« Il n’y a pas d’issue »), est écrit en même temps que celui du « Diario de El informante »15, journal de bord du prisonnier en train de devenir écrivain dans lequel il consigne méticuleusement ses réflexions sur l’immense tâche qu’il s’est lui-même imposée, sur ses lectures, ses angoisses et ses trouvailles littéraires. Dans Trincheras de papel, Alfredo Alzugarat affirme que le « Diario de El informante » est une œuvre essentielle pour comprendre l’œuvre narrative carcérale de Liscano, un document unique en son genre, caisse de résonance de sa lutte intérieure pour contextualiser, uniformiser et professionnaliser sa praxis quotidienne d’écrire, son intention de compréhension de soi et en même temps exposition de son projet littéraire.16
Nous voyons donc que le texte dramaturgique que nous voulons aborder représente le point visible, la partie émergente d’un iceberg littéraire, un palimpseste où l’on va retrouver inévitablement les traces d’anciennes écritures. Pour nous donc, la tâche qui consiste à faire ressurgir les ressemblances mais aussi les différences qui règnent entre ces deux modes de représentation, le narratif et le dramaturgique, devient riche, complexe, porteuse de sens. La question est donc, pour nous, de savoir ce que raconte « El informante », texte narratif, et quel est l’intérêt dramatique de la pièce du même nom ? Dans les deux textes il s’agit d’un personnage qui se trouve enfermé, confiné dans un espace clos contre son gré. Il y a été emmené de force et, sous la contrainte physique et psychologique, il est obligé d’écrire un rapport : sa survie en dépend. Dans les deux textes, le personnage est seul et l’histoire, que ce soit la narration ou le drame, 14
À partir de ce moment, pour les renvois au texte narratif « El informante », nous nous référons à El informante. Relatos, Trilce, Montevideo, 1997, p. 107-156 et à Teatro, Ediciones del caballo perdido, Montevideo, 2001, p. 147-170. 15 Liscano, C., El lenguaje de la soledad, Montevideo, Cal y Canto, 2000, p. 39-99. 16 A lzugarat, A., Trincheras de papel. Dictadura y literatura carcelaria en Uruguay, Montevideo, Trilce, 2007, p. 91.
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se construit à travers son monologue. Dans les deux cas, il évoque son passé, sa femme, son ami Billy, les conditions de son emprisonnement, les mauvais traitements (la torture). Il y apparaît un personnage appelé « el Rubio », c’est celui qui l’interroge, le frappe et l’oblige à écrire ainsi qu’un autre personnage invisible avec qui l’homme enfermé communique seulement par des coups frappés contre le mur. Le monologue quasi permanent de la narration se retrouve dans le texte dramaturgique de manière totale et répond à l’idée que Liscano se fait du théâtre. À ce sujet il dit : « Sur scène, j’apprécie la sobriété, le fait de redonner puissance aux ressources minimes de la vielle tradition théâtrale. C’est pourquoi je me sens si attiré par le monologue. Comme spectateur je préfère plutôt un bon monologue à une pièce jouée par plusieurs acteurs. C’est un défi : l’individu seul sur scène sous la contrainte de réinventer un monde à partir de son corps et de sa voix. »17 A priori, donc, les deux textes racontent la même histoire à partir d’une même ressource, le monologue. Et pourtant nous allons retrouver des différences signifiantes. Le texte théâtral est un texte dérivé par transformation, un hypertexte de moins de vingt pages alors que son hypotexte en comptait cinquante. Le passage du narratif au dramaturgique signifie tout d’abord une transformation par élimination, un « dépouillement ». Mais la réécriture introduit aussi quelques éléments nouveaux dont nous verrons la portée. Le travail nécessaire pour adapter le texte narratif à la scène va consister non pas à le modifier sur le plan thématique, lexical ou syntaxique (en fait il y aura de légères modifications sur ces plans) et ce d’autant moins que le personnage du roman s’exprime déjà dans un langage parlé et que l’histoire se construit à travers son monologue, mais à relativiser la situation de l’énonciation, à une mise en situation différente du discours d’où surgira sa théâtralité, ainsi qu’à une prise en compte, cette fois-ci, de sa réception. Liscano écrit sa pièce de théâtre en pensant à un public potentiel, tandis que lorsqu’il écrivait le texte narratif en 1982, enfermé dans la prison de haute sécurité pour les prisonniers politiques, il n’avait pas de lecteurs potentiels dans son avenir immédiat. Le lecteur d’aujourd’hui, de « El informante » narratif, en revanche, ne peut pas dissocier l’histoire racontée dans ce récit de celle que vit l’homme emprisonné qui l’écrit. Ainsi, dans le texte narratif, la voix du personnage et du narrateur se confondent avec la voix de l’auteur, situation dont nous verrons l’évolution lorsque le texte devient pièce de théâtre et nous rappelle que dans La République, Platon relevait déjà que dans la tragédie et la comédie, le poète cherche à nous faire croire que c’est un autre que lui qui parle. 17
« Sobre el autor », op. cit.
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Le théâtre de Carlos Liscano : une écriture contrainte
Dans « El informante » narratif, à travers le personnage narrateur, il est aisé d’entendre la voix de l’auteur enfermé et contraint à écrire. Dans « El informante » dramaturgique, le public entendra la voix de l’acteur, celle-ci sera une médiation, une distance entre l’auteur et l’histoire et son public. Pour Liscano, la transformation d’une fiction – qui n’est pas si inventée que cela – en théâtre permet de porter à la connaissance d’un grand nombre de personnes, désormais le public, son histoire personnelle de prisonnier, de torturé, d’homme qui se propose d’écrire et qui réfléchit à la connaissance de soi qui naît par l’action d’écrire, ellemême source de souffrance. Mais, cette fois-ci, la présence et la voix de l’acteur permettront une distance majeure que celle donnée par la voix du personnage narrateur. D’autre part, quelques modifications deviendront importantes pour offrir au texte dramaturgique une plus large projection lors de sa réception. Il est intéressant de relever quelques exemples : Texte narratif Aucune indication précise sur le personnage ni le lieu où il se trouve.
Texte dramaturgique Didascalie : « L’homme a été enfermé quelque part, hôpital ou prison, pendant de longues années, plus de dix ans »18
Nous voyons donc un premier glissement porteur de sens : ainsi, le lecteur qui connaît les conditions de production du texte, même s’il ne sait rien du personnage, rapprochera évidemment la voix qui s’exprime dans la prose, de celle du prisonnier (de celle de l’auteur sans aucun doute) et imaginera que le lieu en question est une cellule. À l’inverse, dans la version adaptée au théâtre, l’apport de la didascalie, est destinée à ouvrir d’autres horizons, d’autres possibles : le personnage pourrait être enfermé dans une prison mais également, pourquoi pas, être interné, et donc enfermé, dans un hôpital psychiatrique ! Le texte reste toutefois proche de l’expérience de l’écrivain qui a bien connu la réalité d’un hôpital psychiatrique puisqu’il a travaillé dans un tel établissement en Suède. Les pistes se croisent et se recroisent, n’est-ce pas là encore un jeu proposé par Liscano ? Néanmoins, la voix de l’acteur que l’on entend sur scène n’est plus celle de l’auteur : une distance naîtra alors et la théâtralité jouera sa magie. Une autre contrainte imposée par le passage du narratif au dramaturgique concerne les descriptions. « El informante » narratif en possède peu car l’histoire est construite à partir de la parole du personnage enfermé, de son monologue. Cependant, dans le texte dramaturgique il
18
Liscano, C., op. cit., p. 149.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
faut signaler la suppression d’un récit indépendant19 qui porte comme titre, « La novela », où une voix autre que celle du personnage monologuant, raconte l’histoire d’un homme à bicyclette appelé Billy qui transporte dans un chariot un autre homme, Eloy Tolosa, – ce même Eloy Tolosa si présent dans « Diario de El informante » –. Ce récit dans le récit nous donne la seule indication du nom du personnage de « El informante », c’est-à-dire Eloy Tolosa. La suppression de ce passage et du nom du personnage dans le texte dramaturgique devient signifiante : ici le personnage peut être monsieur tout le monde et pas seulement l’homme paralysé, vivant dans un bidonville. Nous y reviendrons. Nous retrouvons aussi d’autres formes de suppression qui répondent à l’économie du texte dans la mesure où la dramaturgie remplace des précisions nécessaires à la narration. Nous nous limiterons à citer un seul exemple bien qu’ils soient nombreux : Texte narratif « Un día yo volvía a casa. Paró una camioneta a mi lado, bajaron tres individuos, me subieron y me trajeron. »20
Texte dramaturgique « Un día yo volvía a casa. Paró una camioneta a mi lado, bajaron tres individuos, me subieron y me trajeron. »21
Il n’est plus nécessaire que cette notion de contiguïté, « a mi lado », apparaisse dans le texte théâtral car l’acteur peut facilement la représenter : gestes, mouvements comme source de théâtralité. Dans un autre ordre, nous retrouvons de nombreux passages qui ont été supprimés, et, notamment, ceux concernant les réflexions sur l’acte d’écrire : Texte narratif Texte dramaturgique « Al comienzo yo informaba de corrido, después entendí que así estaba perjudicándome. Acaso por eso fracasé tantas veces. Yo debo tener divisiones me dije, partes, tal vez secciones, ABSENT capítulos. Quizás hasta un prólogo. No sé si también un epílogo. Se necesita un orden en la vida, un cierto orden. No mucho, pero sí un poco, algo, una pizca. »22
19
El informante narratifs pages 135 à 137. Liscano, C., op. cit., p. 107 : « Un jour, je rentrais je mois Une camionnette s’est arrêtée à côté de moi, trois individus descendirent, ils m’y ont fait monter et m’ont emmené. » (Traduit par nous). 21 Liscano, C., op. cit., p. 150 : « Un jour, je rentrais je mois Une camionnette s’est arrêtée à côté de moi, trois individus descendirent, ils m’y ont fait monter et m’ont emmené. » (Traduit par nous). 22 Liscano, C., op. cit., p. 109 : « Au début j’informais sans arrêt ; ensuite j’ai compris que cela me portait préjudice. C’est peut-être pourquoi j’ai échoué à maintes reprises. Alors, je me suis dit : je dois avoir des divisions, des partis, peut-être des sections, des chapitres. Il faut de l’ordre dans la vie, un certain ordre. Pas beaucoup, mais un 20
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Le théâtre de Carlos Liscano : une écriture contrainte
Ici, « El informante » narratif se veut un espace de réflexion sur l’écriture où il est intéressant de souligner que ce « Yo », ce « moi » qui double, multiple et complexifie la voix du narrateur, est celui qu’il développera, des années plus tard dans le magistral El escritor y el otro23. La difficulté de l’écrivain est de transposer une idée aussi complexe que la réflexion sur l’écriture et sur ces dédoublements des voix, à la scène ? Comment attirer l’attention du spectateur cette idée si présente dans toute l’œuvre de Liscano ? Sans doute à travers un personnage qui se perd dans le labyrinthe des simulations qu’il crée lui-même, lorsqu’il se nie et se dédouble jusqu’à la folie, comme dans cette scène où il joue un fou. Ceci nous rappelle Memorias de la guerra reciente24, où le personnage se retrouve face à une situation qui lui échappe, contraint d’effectuer une tâche incongrue, créant de ce fait une ambiance où surgit une sensation de totale absurdité. Ici, la situation imposée à l’homme enfermé, écrire un rapport, devient absurde et c’est par l’absurde que surgit aussi l’humour, trait que l’on retrouve dans toute son œuvre où l’écriture devient aussi un terrain de jeux. Nous allons encore évoquer une suppression signifiante parmi d’autres qui ne le sont pas moins : Texte narratif Texte dramaturgique « Como ahora no se llevaban los papeles todos los días, me dio por emprender algo más bonito. […] En oportunidades me había vuelto demasiado aburrido, demasiado monótono como ABSENT si hubiera perdido la alegría de vivir. Pero ahora podía leerme a mí mismo […] »25
Qui est donc le « premier » lecteur sinon l’auteur lui-même ? Ce même auteur qui en 1982 affirmait de manière extrême : « No puedo escribir pensando en el lector, no puedo, no debo. »26 La suppression de ce passage n’enlève rien à l’idée puisque dans la représentation théâtrale l’acteur va effectivement lire certains textes que l’on suppose appartenir à ses « papiers », à ce rapport continuel que le prisonnier/le malade est
23
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25
26
peu, quelque chose, une pincée. » « Un jour, je rentrais je mois Une camionnette s’est arrêtée à côté de moi, trois individus descendirent, ils m’ont fait monter et m’ont emmené. » (Traduit par nous). Liscano, C., El escritor y el otro, Montevideo, Planeta, 2007. Traduit par Jean-Marie Saint-Lu, sous le titre L’écrivain et l’autre, Belfond, 2010. Liscano, C., Memorias de la guerra reciente, Montevideo, Trilce, 1993. Souvenirs de la guerre récente, traduit par Jean-Marie Saint-Lu, (Belfond, 2007). Liscano, C., op. cit., p. 114 : « Puisque, désormais, ils ne prenaient plus les papiers, je me suis proposé d’entreprendre quelque chose de plus joli. […] Parfois je devenais trop ennuyeux, trop monotone, comme si j’avais perdu la joie de vivre. Mais désormais, je pouvais me lire moi-même. » (Traduit par nous). Liscano, C., Diario de El Informante, op. cit., p. 64.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
contraint d’écrire. La communication avec le public fonctionne par la voix de l’acteur et non, comme dans la fiction, par celle du personnagenarrateur avec le lecteur. La suppression de ce passage semble donc logique. Mais il est possible d’observer d’autres changements concernant la caractérisation du personnage puisque maintenant, à défaut de lecteur, il y a le spectateur : Texte narratif Dans plusieurs passages le personnage raconte avoir écouté par le passé des matchs de football à la radio. Le personnage se rappelle ses inquiétudes lorsqu’il ne savait pas s’il allait avoir de quoi manger le lendemain.
Texte dramaturgique le football n’apparaît jamais Le personnage se rappelle ses inquiétudes lorsqu’il ne savait pas s’il allait avoir de quoi manger le surlendemain.
L’absence de références au football Le texte dramaturgique a été écrit pour être joué, d’abord, en Suède ; or, les Suédois n’écoutent pas le football à la radio contrairement aux Uruguayens. Mais, le plus intéressant c’est que cette histoire de football renvoie à un épisode de la vie carcérale : dans le EMR1 (Establecimiento de Reclusión Militar N° 1), les autorités militaires transmettaient par haut-parleurs des matchs de football, de basket, la Vuelta ciclista, etc. et aucun prisonnier ne pouvait se soustraire à cette émission sonore. Liscano se souvient de cette « particularité » de la prison de « Libertad ». Dans un courrier à Carina Blixen, il dit entre autres choses : …pendant des années ils nous ont fait écouter les retransmissions radio d’un match de basket par semaine et jusqu’à quatre matchs de football chaque week-end. Sans compter la Liguilla, la Vuelta Ciclista (dix jours à raison de cinq à six heures par jour). Les hauts parleurs balançant ce jet de paroles vides pouvaient rendre idiot n’importe qui […] ce bavardage futile des commentateurs me faisait souffrir. J’aurais aimé les trouver à portée de la main pour leur serrer la gorge et les faire taire.27
Des années plus tard, la situation d’énonciation a changé, celui qui réécrit se trouve dans un autre contexte, il est libre, en Suède, maître d’ouvrir et de couper le poste de radio à sa guise, le souvenir de ce moment peut s’estomper, il n’est donc pas étonnant qu’il disparaisse du texte dramaturgique.
27
Blixen, C., Palabras rigurosamente vigiladas. Dictadura, lenguaje, literatura. La obra de Carlos Liscano, Ediciones del caballo perdido, Montevideo, 2006, p. 97.
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Le théâtre de Carlos Liscano : une écriture contrainte
Lendemain versus surlendemain L’incertitude face à l’avenir est plus angoissante dans le cas du personnage du texte narratif que dans celui du texte théâtral. D’une part Liscano lui-même peut, en Suède, retrouver une certaine stabilité, faire des projets futur, il y a, de nouveau ici, une intention de rapprocher, un tant soit peu, ce personnage isolé, exclu de la société, de son public. L’idée de ne pas avoir de quoi manger le lendemain ferait de ce personnage un être plus éloigné de la réalité du public auquel il s’adresse. D’autre part, il faut observer que dans cette déconstruction/ reconstruction du personnage s’opère également, dans une moindre mesure un remaniement narratif par ajouts, car de nouveaux éléments apparaissant lorsqu’il évoque, par exemple, les causes qui l’ont poussé à se séparer de sa femme et sa décision de partir vivre avec son ami Billy : Texte narratif RIEN
Texte dramaturgique « No valía la pena ese tipo de vida civil de ocho horas por día. Uno se levanta, desayuna, toma el ómnibus, viaja media hora. Llega, saluda, ¿Qué tal? Se sienta, mira los papeles, llama por teléfono, toma café a las diez de la mañana. Almuerza. Al final sale, toma el ómnibus otra vez. Así durante cuarenta años. »28
Le texte dramaturgique montre un personnage qui se rebelle face à la monotonie d’une vie bien rangée, balisée par un travail à la créativité inexistante ou presque, rongée par la répétition jour après jour d’activités semblables, sans surprises et sans intérêt. Le personnage semble ainsi vouloir se situer en marge de cette « normalité », de ce que fait tout le monde. Il se rebelle contre la routine, contre l’anonymat d’une vie grise et monotone, préférant la précarité à l’ennui, marquant sa condition d’homme qui voulait être libre. Par ce glissement sémantique s’opère une transvalorisation29 dans le sens étudié par Genette, c’est-à-dire une transformation axiologique, un changement de registre, qui permet le surgissement de de nouvelles valeurs avec lesquelles tout le monde peut s’identifier. On pourrait même supposer que le texte dramaturgique permet de libérer ce personnage enfermé et contraint d’écrire. Libre, le personnage devient universel et gagne en portée.
28
Liscano, C., op. cit., p. 153 : « Ce type de vie civile ne valait rien. On se lève, on prend le petit-déjeuner, on prend le bus, on voyage une demie heure. On arrive, on salue, ça va ? On s’assoit on regarde ses papiers, on appelle au téléphone, on prend un café à dix heures du matin. On déjeune. À la fin de la journée, on sort, on prend encore le bus. Ainsi pendant quarante ans. » (Traduit par nous). 29 Genette, G., Palimspestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 483.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
Dans ce sens, on peut souligner d’autres glissements permettant cette transvalorisation : le traitement de la contrainte physique et la disparition de certains éléments hautement dramatiques (dans le sens premier du terme). Ainsi, la contrainte physique est évoquée dans les deux textes mais elle paraît moins « forte » dans le texte dramaturgique, jusqu’à frôler l’humour à certains moments. Texte narratif plus de 12 fois 1)… comenzaron a pegarme desde el momento mismo en que me metieron en la camioneta…pegaban y me dolía… También hubo chorros de agua fría, eso es mucho peor. Desnudo, un chorro de agua helada.30
Texte dramaturgique 6 fois 1) comenzaron a pegarme desde el momento mismo en que me metieron en la camioneta…pegaban y me dolía…También hubo chorros baños de agua fría, eso es mucho peor. Desnudo, un chorro de agua helada…31
La suppression de « pegaban y me dolía », de « helada », entre autres, tend à rendre un peu moins forte la description de la souffrance, la scène de contrainte physique devient ainsi moins violente, moins agressive. Par ailleurs, comme dans le texte narratif, notre personnage aura un compagnon d’infortune avec qui il s’habituera à communiquer par le langage codifié des coups frappés sur le mur de sa cellule. Dans le texte narratif, sa disparition sera expliquée comme conséquence de sa mort ; dans le texte théâtral, en revanche, il n’y aura pas d’explication à sa disparition et, de ce fait, le thème de la mort est évacué de la pièce théâtrale. Nous y reviendrons. Il faut remarquer que cette séquence du roman où le personnage visible et l’autre, invisible, communiquent par des coups, comporte déjà une grande « théâtralité », son passage à la scène avec la suppression du thème de la mort et de sa charge dramatique, fait ressortir d’autres aspects de la situation d’enfermement : c’est-à-dire l’absurde. Quoi de plus absurde que le sujet même de l’histoire, l’obligation d’écrire de cet homme enfermé et la souffrance que cela lui provoque ? Traditionnellement, la règle classique parle des « trois unités » : unité d’espace, de temps, d’action. Peut-être avons-nous inversé l’ordre et avons parlé plutôt de l’action. Cependant il est possible de se demander, quel est l’intérêt « dramatique » de cette pièce puisqu’il n’y a pas d’intrigue à proprement parler, et que tout se passe dans un seul et unique 30
Liscano, C., op. cit. : « … ils ont commencé à me frapper au moment même où ils m’ont introduit dans la camionnette… ils me frappaient et j’avais très mal. Aussi, des jets d’eau froide, ça c’est bien pire. Nu, un jet d’eau glacée. » (Traduit par nous). Cet extrait apparaît 6 fois dans le texte narratif. 31 Liscano, C., op. cit. : « … ils ont commencé à me frapper au moment même où ils m’ont introduit dans la camionnette… ils me frappaient et j’avais très mal. Aussi, des jets bains d’eau froide, ça c’est bien pire. Nu, un jet d’eau glacée. » (Traduit par nous). Cet extrait apparaît 12 fois dans le texte dramaturgique.
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Le théâtre de Carlos Liscano : une écriture contrainte
espace-temps : celui de la scène représentant ce « patio » (cour) et celui d’un temps arrêté, toujours le même. La didascalie qui ouvre le texte dramaturgique indique que l’homme se trouve dans une cour aux murs blancs. Un matelas par terre et un oreiller, à côté du matelas, une caisse en bois et dessus des papiers manuscrits, des petites boîtes, des objets qui constituent son monde et qu’il range et change de place pendant toute la pièce. Tout semble vieux et impersonnel. Le personnage bouge sans cesse autour du matelas et parle à une Commission venue s’entretenir avec lui. Il porte un parapluie dépourvu de tissu qu’il ouvre et ferme en appuyant son discours.
Voici planté un décor absolument dépouillé et minimaliste. Seule autre présence, celle de la musique, car il est indiqué que le violoncelliste se trouve sur la scène, et c’est sa musique que l’on entend tout d’abord. « El informante » narratif, lui, ne s’ouvrait que très peu à l’extérieur de ce que l’on suppose être la cellule, la voix évoque la rue où se produit son arrestation et, dans le fameux « récit dans le récit », celle où, autrefois, il ramassait des objets avec Billy. Par contre, on assiste, dans le théâtre, à la disparition de l’espace de « la sala de Observación », espace où le personnage est torturé dans le texte narratif, avec, seulement, l’évocation d’une « Oficina » dans le théâtre et des toilettes, déjà présents dans la narration. Finalement, l’espace dramaturgique omniprésent est celui d’une unique scène, un « patio » dans lequel évolue l’unique personnage qui monologue. L’espace est ainsi réduit de toutes parts, réduit à la taille réelle de la scène théâtrale, réduit à l’enfermement dans lequel le personnage tourne sans cesse autour de son matelas tel un lion en cage. Et, dans cet espace, le temps semble arrêté. L’ordre chronologique de « El informante » narratif parodiait celui du « Diario de El informante » : il donnait l’illusion du temps écouléarticulé par des dates très précises. Les dates du « Diario » suivent une chronologie logique et vérifiable, il commence le 31.05.1982 et termine le 7.06.1984, soit un peu plus de deux ans. Les dates de « El informante » narratif n’explicitent pas l’année mais seulement le jour et le mois. La première est le 20 mars, date qui revient à plusieurs reprises, la dernière sera la veille du 20 mars, présenté comme jour de l’anniversaire du personnage, et comme on le sait, jour (réel) de l’anniversaire de Liscano. Suivant le déroulement de ces dates nous participons à un jeu de pistes temporel qui fait croire à un temps s’écoulant sur plus de cinq ans, un jeu démythifié par la date d’écriture qui figure à la fin du texte : 1982. Le temps fictionnel est donc le produit d’une manipulation que le personnage narrateur semble avoir le pouvoir de maîtriser. Ces marqueurs temporels, ces dates qui se suivent chronologiquement, disparaîtront du texte dramaturgique. Comme dans le texte narratif, le personnage a été privé de sa montre lors 153
Théâtre contemporain dans les Amériques
de son arrestation ; il évoque l’invention d’un calendrier commençant par le 20 mars et la pièce va se refermer, elle aussi, la veille d’un 20 mars. Dans les deux textes, le temps est arbitrairement fixé. Le personnage dramaturgique déclare : « Aquí son las tres. […] Yo me establecí en las tres », (p. 151). Et va réitérer : « Aquí siguen siendo las tres » (p. 164). Il ajoutera ensuite, un peu avant la fin : « Yo he perdido la cuenta de los días ». Et finira par conclure : « Convengamos que mañana es 20 de marzo. Hágaseme esa concesión, una fecha, un número ». (p. 169) Qu’il s’agisse de la fiction ou du texte dramaturgique, dans les deux cas il y a, de la part du personnage, une interpellation, une demande précise, impérieuse de lui accorder une faveur : laissez-moi la maîtrise du temps ! Ainsi se pose la question des valeurs symboliques du temps : par ce temps immobilisé, c’est l’espace-temps, tel que nous le pensons habituellement, qui est mis en question. Comme dans une image spéculaire, se trouvent ainsi représentés d’un côté, l’impossible maîtrise du temps de la vie humaine, la fuite de la vie, le temps du prisonnier ou de l’homme interné et, de l’autre, la maîtrise possible du temps du récit, et la fin inéluctable d’une histoire. Mais l’acteur n’est-il pas un démiurge qui suspend lui aussi le temps pendant la représentation de son histoire ? Le roman comme le texte dramaturgique pose donc la question de la volonté incoercible, chez l’humain, de maîtriser le temps, parce que son écoulement, irréversible implique la fatalité inéluctable de la mort. Or c’est en vérité le temps qui détient la maîtrise absolue, de la vie et de la mort, de l’origine et de la fin. La mort ne peut donc être que niée, d’où la disparition de ce thème dans « El informante » dramaturgique. Mais, nous songeons aussi à l’autre force que possède le texte théâtral dans la mesure où une pièce de théâtre rejouée à travers le temps, les cultures, les langues, sera reprise, à chaque fois, avec un nouveau souffle de vie par les différents metteurs en scène. L’écriture dramaturgique se situe donc dans ce désir d’échapper à la mort, chaque nouvelle mise en scène sera un acte de résurrection du texte dramaturgique. Précédemment nous disions que Liscano était très attaché à « El informante ». Dans la préface du recueil de nouvelles du même nom, il écrit, entre autres, à propos de ce texte que : « pendant l’écriture de “El informante”, dans ces mois de 1982-1983, j’ai compris que j’allais consacrer le reste de ma vie à écrire. Il se peut que la démesure de cette intuition ait été la cause de l’énorme souffrance qui a accompagné sa rédaction et dont témoigne le Diario. »32 La souffrance du personnage enfermé, contraint d’écrire un rapport devient reflet de la souffrance de l’auteur face à son texte en 32 Liscano, C., op. cit., p. 3.
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Le théâtre de Carlos Liscano : une écriture contrainte
construction. Le personnage est face à l’obligation d’écrire imposée par « el Rubio », celui même qui lui inflige la souffrance, les coups, la torture. Mais, qui est donc « el Rubio », qui donc est celui qui écrit ? Nous assistons ainsi à un nouveau dédoublement du « moi » qui nous renvoie une nouvelle fois à El escritor y el otro, magnifique réflexion sur l’auteur et ses doubles publiée des années plus tard. Pour Liscano la littérature est une forme d’auto connaissance, une discipline très dure, cet exercice d’auto réflexion exige de l’authenticité et implique une certaine souffrance, une certaine douleur. Par cet exercice le texte nous mène aussi dans ses réflexions concernant son engagement politique de jeunesse, sa décision, en prison, de se séparer du MLN-T (Movimiento de Liberación Nacional-Tupamaros), l’importance de comprendre par quels mécanismes l’Uruguay a pu perdre sa propre identité jusqu’à sombrer dans la dictature et le terrorisme d’État. En mai 2000, dans un entretien avec Wilson Javier Cardozo, Liscano déclare : Ce qui m’intéresserait de faire, avec le théâtre, c’est rechercher, refléter notre passé récent […] par rapport à la dictature et la violence antérieure à la dictature. Nous avons une connaissance acceptée et superficielle de qui nous étions, qui nous sommes, qui a participé à quoi, nous nous sommes pardonnés les uns les autres sans trop de réflexion, peut être car il n’y en a pas eu d’instances. C’est cela qui m’intéresserait dans le travail théâtral.33
Tant dans « El informante » narratif que dans le dramaturgique ces questions sont très présentes : par exemple lorsque le personnage déclare son droit de revenir sur ses positions politiques, ou lorsqu’il discute avec ses geôliers sur la situation du pays. L’extrême richesse de ces deux textes présente une quantité d’autres aspects signifiants que l’on peut analyser à la lecture de ces deux formes de El informante. Mais, en somme, tant dans la narration que dans la pièce de théâtre nous retrouvons les mêmes sujets essentiels : –– le lieu d’écriture, prison ou hôpital comme paradigmes de lieux fermés. –– les motivations qui mènent à l’écriture : la survie, la connaissance de soi. –– la question centrale du langage. La construction fictionnelle ou la construction dramaturgique s’appuient toutes les deux sur le langage et permettent plusieurs niveaux de lecture. Dans la pièce de théâtre, en présentant son personnage, soit en prison, soit enfermé contre son gré dans un hôpital, on mène le spectateur 33
Cardozo, W.J., op. cit.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
à une réflexion sur l’aliénation de l’individu, les paradoxes de la liberté et de l’enfermement. Si la littérature est langage et rien d’autre, le texte dramaturgique est le résultat d’un travail d’écriture dépouillée et poétique car « l’écriture du théâtre est une expérience sur le langage, car il n’y a pas de descriptions. Le théâtre est action »34.
34
Liscano, C., « Tout écrivain est une invention », entretien du 04/09/2013, in Le Magazine littéraire, version électronique, , dernière consultation 19/10/2013.
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L’écriture dramatique contemporaine aux États-Unis sous la contrainte des previews Sophie Proust Lille 3 CEAC/APC
Introduction : conditionner ou contraindre ?1 Aux États-Unis, la majorité des pièces, du théâtre dit à texte jusqu’aux comédies musicales, suivent la même évolution depuis la fin du XIXe siècle dans une de leurs phases de développement : le passage par les previews. Il s’agit des premières représentations publiques, à tarif réduit ou non, précédant l’ouverture du spectacle (opening), à partir de laquelle la presse est invitée. Officiellement et légalement, ces previews sont des répétitions durant lesquelles le metteur en scène ou/et l’auteur tiennent compte des spectateurs pour façonner et donc modifier le spectacle jusqu’à l’opening2. La nature de ces modifications sera traitée plus 1
Cet article a été rendu possible par des observations sur le terrain, notamment de 2008 à 2010, avec des séjours de deux, quatre et six mois, comme chercheuse invitée à New York par Marvin Carlson et Daniel Gerould au Martin E. Segal Theatre Center à CUNY (City University of New York). Je suis lauréate d’une bourse Fulbright Nord-Pas de Calais pour cette recherche sur les processus de création de metteurs en scène américains. Dans ce cadre, j’ai assisté à New York, La Nouvelle-Orléans, Los Angeles, San Francisco et Chicago aux répétitions d’un grand nombre de metteurs en scène et j’ai réalisé des entretiens (avec Elizabeth LeCompte, Judith Malina, Caden Manson et Jemma Nelson, John Collins, Richard Foreman, Richard Schechner, Tim Robbins, Peter Sellars, Robert Falls, etc.). 2 Aucun dictionnaire de théâtre français ne comprend l’entrée « Preview ». On trouve uniquement une définition dans le lexique que propose Alain Perroux à la fin de son ouvrage sur la comédie musicale : « Pendant les semaines initiales de représentations d’un nouveau spectacle (création d’un musical original ou revival), la presse n’est pas encore conviée car les auteurs et l’équipe de production (metteur en scène, chorégraphe, costumier, etc.) opèrent des ajustements en fonction des réactions des premiers spectateurs. Ces avant-premières ouvertes au public (à un tarif moins élevé que la normale) s’appellent “previews” ». Perroux, A., La comédie musicale : mode d’emploi, Paris, L’Avant-Scène Opéra, Éditions Premières Loges, 2009, p. 232. Les dictionnaires anglophones ne consacrent pas d’entrée au terme. L’occurrence
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Théâtre contemporain dans les Amériques
avant. Il est au préalable nécessaire de contextualiser les previews dans leur inscription culturelle et économique. Ces derniers vont en effet conditionner l’écriture dramatique contemporaine de ce pays, et ce pour tout type de théâtre, commercial ou non. Conditionner ou contraindre ? Telle est la question. Affirmer que l’écriture dramatique contemporaine aux États-Unis se réalise sous la contrainte des previews, c’est aussi affirmer un regard Outre-Atlantique à la fois déconcerté et critique sur un modus operandi qui relève de la normalité pour les artistes et le public américains. Ainsi, pour comprendre la relation entre les previews et la construction de cette écriture, il est fondamental dans un premier temps de faire bénéficier le lecteur d’une approche des modes de production américains du théâtre qui en déterminent la créativité. Dans un second temps, nous pourrons alors envisager le lien de cause à effet et comment de ces éléments pragmatiques découlent la conception de l’œuvre, son écriture et le rapport au public, constitutif de la création du spectacle.
Les previews ou la prise en considération des spectateurs dans le processus de création Par écriture dramatique contemporaine aux États-Unis, il est ici question du théâtre à texte et du théâtre musical. La raison en est simple : non seulement les musicals font l’objet d’une composition dramatique mais leur influence se fait aussi sentir sur les pièces dites à texte qui peuvent parfois comporter des parties chantées et dansées. En outre, du point de vue de sa logistique et de son infrastructure globale, le processus de création est semblable dans les deux formes de théâtre. Le mode de création des musicals par le biais de previews a engendré le mode de validation de l’écriture dramatique théâtrale aux États-Unis. La nature de ces modifications est multiple : coupes de répliques à l’intérieur d’une scène, coupes de scènes ou séquences, réécriture d’une séquence, ajouts, inversion de scènes, etc. Elles peuvent être considérées comme majeures ou non dans la mesure où elles vont entraîner des changements dans la mise en scène. La coupe d’une simple réplique peut entraîner une transformation capitale alors que la réécriture d’une scène pourrait ne pas entraîner de modification fondamentale. Ainsi, sans qu’il soit possible de parler d’écrivains de plateau3, l’écriture de la pièce et celle du spectacle vont souvent de concert et le dénominateur commun à toute modification est la construction du sens et surtout, son accessibilité. Cette volonté induit immédiatement un rapport aux spectateurs dans la construction
3
de preview se retrouve seulement dans les manuels liés au stage management et se focalise sur l’aspect technique (en aucun cas historique). On doit l’expression d’« écrivain de plateau » à Bruno Tackels. Cf. infra.
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L’écriture dramatique contemporaine aux États-Unis
du spectacle qui dépasse les ajustements formels que l’on trouve dans le théâtre français et qui s’opèrent plutôt en fin de répétitions. Savoir comment le public est pris en compte dans le processus de création aux États-Unis est nécessaire pour apprécier de manière juste l’écriture dramatique américaine. Il est coutume de dire que le premier spectateur est le metteur en scène. Mais alors qu’en France, en général, le metteur en scène s’estimera également le dernier spectateur avant de dévoiler l’œuvre scénique au public, la majorité des metteurs en scène aux États-Unis prennent véritablement en considération le regard des spectateurs pour modifier le spectacle. Cela est rendu possible par l’intermédiaire des previews dont c’est l’une des finalités premières. Ces deux approches – dévoiler le spectacle au public à l’issue des répétitions ou prendre en compte le spectateur dans le processus de création –, en plus d’être radicalement différentes, dessinent des conceptions antagonistes du théâtre. Ariane Mnouchkine, par exemple, ne pense pas qu’« il faille plaire au public à tout prix » : « Ce n’est pas la question que des acteurs et des metteurs en scène honnêtes se posent pendant les répétitions. Ils ne se disent pas : “Est-ce que ça va plaire ?” Ils se disent : “Est-ce que ça me plaît 4 ?” » De son côté, Robert Falls, metteur en scène et directeur du Goodman Theatre à Chicago, affirme qu’il ne pourrait plus créer sans les previews et déplore violemment que l’artiste européen méprise son public5. Le ton est donné et montre l’importance certaine des previews dans le processus de création du théâtre aux États-Unis et une singularité propre à celui-ci : une évolution possible du texte dramatique en vue de la représentation par la prise en considération du public.
Les previews dans le mode de production américain et l’impact d’Actors’ Equity sur l’écriture dramatique Aux États-Unis, le théâtre ne bénéficie pas d’un subventionnement public comme c’est le cas en France. La majeure partie du budget de 4
In féral, J., Dresser un monument à l’éphémère : rencontres avec Ariane Mnouchkine, Paris, Éditions théâtrales, 1995, p. 76. 5 Falls, R., Proust, S., Entretien, Chicago, Goodman Theatre, 4 août 2010, 80 min. Comme je le mentionne dans un autre article, « les metteurs en scène américains ne sont pas du tout gênés par ce système d’entrée payante pour un spectacle officiellement encore en construction pendant les previews ». Il existe des exceptions. Pour Richard Foreman, « il est impossible de répéter après la première représentation dans la mesure où il dit qu’il ne pourrait jamais montrer un spectacle s’il n’était pas prêt. Il rajoute même qu’il serait humiliant pour lui que les gens voient quelque chose qu’il ne jugerait pas achevé. Dans son théâtre, à partir du moment où les spectateurs sont présents et paient leur place, ils assistent à un spectacle abouti dès les previews ». Proust, S., « Les processus de création de quelques metteurs en scène new-yorkais », Jeu, Dossier « L’œuvre en chantier » sous la dir. de Brault, M.-A., Montréal (Québec), 2010, n° 136, p. 82-88, p. 88.
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fonctionnement des théâtres provient des recettes (comme pour le théâtre privé en France) et de dons, ce qui explique un prix des places élevé associé à une volonté de rentabiliser les productions et d’en tirer du profit. On dit de ce théâtre qu’il est commercial ( for-profit). Il existe cependant un théâtre non commercial (non-profit) ; il peut prétendre à des aides et a la réputation d’être plus novateur et expérimental6. Pour avoir un ordre d’idée, on peut dire qu’un théâtre non-profit correspond à la structure juridique de l’association loi 1901 en France. Ce théâtre professionnel se divise en trois sections à New York, configuration que l’on retrouve globalement dans les grandes villes étasuniennes : les théâtres de Broadway (commerciaux), les théâtres Off-Broadway (commerciaux ou non commerciaux) et les théâtres Off-Off Broadway (habituellement non commerciaux)7. En France, les deux syndicats majoritaires pour le théâtre public et le théâtre privé, le SYNDEAC et le SNDTP8 , donnent le pouvoir décisionnaire aux directeurs des structures culturelles et des compagnies et, pour des raisons historiques, en grande partie aux metteurs en scène. Le syndicat majoritaire lié au spectacle aux États-Unis consacre d’autres catégories de personnes, ce qui participe d’une autre logistique de la création artistique. Effectivement, Actors’ Equity Association (AEA), créé en 1913, regroupe 49 000 acteurs et stage managers9 aux 6
Pour un développement sur le théâtre américain d’un point de vue socio-économique en langue française, voir entre autres : Cuisset A., « Les conditions de la production et de la création théâtrale aux États-Unis », UBU, Scènes d’Europe (dir. de publication : Costaz G.), Avril 2007, n° 40/41, « Spécial scènes new-yorkaises », p. 10-13, Martel F., Theater : sur le déclin du théâtre en Amérique (et comment il peut résister en France), Paris, La Découverte, 2006, et du même auteur De la culture en Amérique [Édition revue et augmentée en 2011], Paris, Flammarion 2011 [Gallimard, 2006]. 7 Contrairement à ce qu’on pourrait croire, comme le mentionne Marvin Carlson lors de la conférence-rencontre « Le théâtre à New York aujourd’hui », organisée, traduite et modérée par Sophie Proust (CEAC) à l’université Lille 3 le 14 octobre 2010, ce n’est pas la localisation sur Broadway, artère principale de la ville, qui donne au théâtre ce label de théâtre à Broadway, mais sa jauge. Ainsi, un théâtre de Broadway est officiellement et légalement constitué par une capacité d’accueil de plus de 499 places. Il en découle une organisation spécifique en matière de contrats et de législation. La jauge est aussi le critère pour catégoriser les autres productions. Un théâtre Off-Broadway comporte plus de 100 places mais moins de 499 et un théâtre Off-Off Broadway accueille moins de 100 personnes. 8 Le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles et le Syndicat national des directeurs et tourneurs du théâtre privé. 9 Le stage manager ne fait pas l’objet d’entrée dans les dictionnaires spécialisés français. L’assimiler rapidement à un assistant à la mise en scène en France est possible si on accepte le large spectre d’activités de ce dernier, qui peut aller du travail dramaturgique à la notation du travail théâtral, en passant par l’organisation des plannings de répétitions et la coordination des différents concepteurs du spectacle. Toutefois, le stage manager s’inscrit dans une pratique théâtrale singulière
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États-Unis. Ses statuts visent à promouvoir le spectacle vivant, négocier les salaires, les conditions de travail et fournir des prestations pour ses membres comme une complémentaire santé et un plan retraite. Si tous les acteurs ne font pas partie d’Actors’ Equity, un grand nombre de stage managers appartient au syndicat. Ils doivent obéir à un certain nombre de règles qui déterminent toute la logistique des répétitions et ont donc une grande influence sur les processus de création et, de facto, sur l’écriture dramatique contemporaine10. Les previews répondent à une double finalité : tenter d’amoindrir les coûts de production du spectacle en vendant des places sur un temps officiel de répétitions et parfaire le spectacle en tenant compte de ces premiers spectateurs avant l’opening. Faisant officiellement et légalement partie des répétitions, les previews pourraient simplement être assimilés à des répétitions payantes en public. Bien que les spectateurs n’aient pas l’impression d’assister à une répétition tant ce qui leur est donné à voir revêt déjà une forme tout à fait présentable, ils savent qu’ils assistent à un spectacle encore en évolution11. L’intérêt du spectateur américain réside dans le fait de payer moins cher une représentation à laquelle il ne pourrait avoir accès à partir de l’opening12 , même si Robert Falls va anglophone. Ainsi, un stage manager membre d’Actors’ Equity devra se plier à une discipline rigoureuse dont une partie visera à veiller au respect de l’application des règles syndicales pour les acteurs en étant responsable de la logistique des répétitions et des représentations, notamment de l’envoi de tous les tops techniques lors de la représentation, ce qui est la compétence des différents régisseurs (lumières, son) en France. Par ailleurs, le fait qu’il existe un « assistant director » aux États-Unis implique bien des fonctions différentes. Ce dernier est davantage un collaborateur artistique, parfois dramaturge Outre-Atlantique. 10 Actors’ Equity couvre tout le territoire américain, découpé en trois régions : New York où est basé son siège social, Los Angeles et Chicago. Certaines règles peuvent changer et être adaptées selon la région mais globalement, pour ce qui nous intéresse ici, elles sont sensiblement les mêmes. Un exemple ici montrera amplement une différence entre des répétitions en France et aux États-Unis : les pauses. Toutes les 80 minutes de répétition, une pause règlementaire de 10 minutes est obligatoire dans une production Actors’ Equity. 11 Les journaux d’annonces de spectacles (Village Voice, Time out…), tout comme la presse, proposent deux sections pour catégoriser les spectacles (previews et openings). 12 En France, il arrive aussi que la première représentation officielle soit précédée d’avant-premières ou générales. Certaines de ces présentations publiques peuvent avoir lieu très tôt dans le processus et être ouvertes à un cercle réduit d’amis ou de professionnels. Le cercle intime de la compagnie est invité à un « premier filage », à « une présentation d’une première étape de travail », toujours gratuites. Les budgets de production s’amenuisant, on note toutefois ces dernières années une augmentation des présentations de projets d’étape et la disparition progressive de leur gratuité. Ces présentations consistent avant tout à trouver des producteurs pour monter le spectacle. La démarche consistant à profiter du regard du public pour améliorer la représentation est secondaire.
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jusqu’à dire que les gens aiment voir des previews justement parce que le spectacle n’est pas abouti13. Généralement, les répétitions se réalisent sur trois semaines, suivies de deux semaines de previews avant l’opening. Cela équivaut à cinq semaines de répétition car le preview n’est pas un rodage du spectacle mais bien une période où des modifications ont lieu, peut-être intangibles ou a priori insensibles pour un regard non-averti, mais perceptibles et essentielles pour les artistes. Le preview permet à la production d’obtenir des rentrées d’argent tout en laissant un laps de temps supplémentaire de répétition pour éventuellement modifier le spectacle en fonction de la réception de ce premier public. À de rares exceptions, qu’elles fonctionnent ou non avec les règles d’Actors’ Equity, toutes les productions ont recours aux previews dans leur processus de création pour réaliser leurs spectacles. Cela nous permet d’affirmer que la plupart du temps, l’écriture dramatique contemporaine aux États-Unis est une écriture in progress. À partir de cette ouverture du spectacle à la presse et au public à tarif plein, les artistes dont les productions adhèrent à Actors’ Equity disent ne pas être autorisés à remanier le spectacle à cause du règlement du syndicat. Or, il est possible de travailler après un preview mais ces répétitions supplémentaires, au volume horaire fortement réglementé, doivent faire l’objet d’une rémunération. La volonté de rentrer dans leurs frais incite les producteurs à éviter ses répétitions après la première. Des exceptions concernent les grosses productions des théâtres à Broadway. La longue, voire très longue exploitation des spectacles (des années), avec des représentations tous les jours, nécessite un double casting ou des doublures. Ces interprètes, que l’on appelle understudies ou standby, doivent toujours être prêts pour jouer pendant les congés des artistes titulaires ou en cas d’accident. Pour cela, ils doivent répéter. Dans ce cas, les répétitions après les previews ne visent pas à parfaire un spectacle mais bien à le réitérer. La lourdeur des procédures, sans omettre que le 13
Falls, R., Proust, S., Entretien cité. D’un point de vue français, ce système soulève évidemment des interrogations qui révèlent beaucoup de choses sur les processus de création étasuniens (et sur la culture aux États-Unis). Ce n’est pas l’objet du présent article mais n’est-il pas gênant de présenter un spectacle défini comme non abouti à un tarif réduit tandis que n’auraient accès au spectacle abouti que les personnes payant à tarif plein ? Je tente de répondre ailleurs à la question pour une partie de ma recherche sur les processus de création aux États-Unis. Dans ce cadre, j’ai demandé à des metteurs en scène si cela ne les dérangeait pas de présenter au public des versions différentes d’un spectacle peut-être inachevé. À cela, Elizabeth LeCompte, dont j’ai suivi des répétitions fragmentées en 2008 et 2009 à New York et à Strasbourg, apporte lors d’un de nos entretiens une réponse représentative d’autres artistes interrogés, à savoir qu’il s’agit juste d’un fait normal, que le spectacle est vivant et qu’il est de sa nature même d’évoluer.
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stage manager est officiellement responsable du spectacle à partir de la première, et non pas le metteur en scène, justifie que la production est achevée et doit l’être, le jour de l’opening. La non modification d’un spectacle Actors’ Equity après l’opening est finalement admise comme une règle alors qu’il ne s’agit que d’un usage. Ainsi, la période de previews peut être plus ou moins longue pour que ce spectacle soit jugé abouti afin de recevoir un public payant au tarif plein à partir de l’opening, avec une volonté de retour sur investissement de la part des producteurs. Des spectacles, malgré une longue série de previews, n’ont jamais connu d’opening. La période de previews sert à tenter de créer l’écriture du spectacle pour s’assurer de son succès. L’objectif à atteindre, même s’il faut que la production plaise au public, vise également à réaliser un bon spectacle. Selon quels critères et à quelles conditions ? Comme pour les grosses productions cinématographiques américaines, Frédéric Martel indique qu’il existe même des groupes tests pour les productions de Broadway : « L’usage de “focus groups” (groupes tests) en amont pour contrôler les effets de la pièce devant des spectateurs types, généralement représentatifs de l’Amérique profonde, participe du même mouvement, et les shows sont souvent remaniés après ces tests, sondages et autres études. » Il précise plus loin : « Étant donné les moyens engagés (très vite des millions de dollars), l’échec n’est pas permis. […] La tentative, l’essai, la prise de risque, le droit à l’erreur sont bannis »14.
Previews, écriture dramatique et écriture scénique Si le système des previews permet des rentrées d’argent alors que le spectacle n’est pas achevé, il interroge d’un point de vue artistique la conception qu’a le metteur en scène à la fois de l’œuvre qu’il monte et du spectacle. Pour une production Actors’ Equity, le processus de création avec les remaniements effectués sur le texte ou/et la mise en scène durant les previews se termine habituellement avec l’opening. Pour des compagnies dont l’économie est précaire ou non soumises aux règles d’Actors’ Equity, ce qui va ordinairement de pair, la majorité d’entre elles continuent à modifier des détails ou des pans entiers de spectacles après l’opening. Elles continuent donc à répéter après les previews. La liberté de création est alors plus grande pour ces artistes qui choisissent de modifier continuellement la partition écrite et scénique de leur création. Cette manière de procéder, qui ne fixe pas le spectacle, peut dérouter l’observateur européen qui ne connaît ces formes de spectacles 14
M artel, F., Theater : sur le déclin du théâtre en Amérique (et comment il peut résister en France), Paris, La Découverte, 2006, p. 80-81.
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in progress que de manière marginale, comme avec le collectif d’acteurs flamand tg STAN, par exemple15. Pourtant, il n’est pas possible de les comparer en raison de motivations historiques, culturelles, artistiques et économiques différentes. La représentation qui propose une partition fixe rend l’art du théâtre duplicable et arrête un sens. La représentation dont la partition demeure inachevée revendique une exploration constante et creuse la polysémie du texte. Voici deux exemples d’évolution de l’écriture dramatique lors des previews. Le premier dans une compagnie adhérant aux règles d’Actors’ Equity (le SFMT) et le second n’y adhérant pas (the Big Art Group). À San Francisco, en 2010, l’une des compagnies étasuniennes les plus anciennes, le San Francisco Mime Troupe (SFMT), fondée en 1959, répète dans son lieu Posibilidad or death of the worker, écrit par Michael Gene Sullivan d’après un matériau collectif mis en scène par Wilma Bonet. Cette pièce politique anticapitaliste raconte en partie l’occupation réussie d’usines par des ouvriers aux États-Unis sur le modèle des occupations réalisées en Argentine. Son écriture a évolué grâce à des séries de previews jusqu’à sa représentation gratuite au Parc Dolorès. L’un des derniers previews, deux semaines environ avant l’opening, était suivi d’un moment convivial où spectateurs et acteurs étaient invités à partager un repas. Des discussions s’engagèrent où les spectateurs pouvaient faire part de leurs points de vue. Le lendemain, la répétition commença par un travail à la table où chacun partagea les échanges de la veille. La metteuse en scène, tout comme l’auteur, étaient alors extrêmement vigilants pour repérer ce qui n’avait pas été compris et déterminer si cela provenait du texte ou/et de la mise en scène. En fonction, de manière collégiale sous la direction de la metteuse en scène et de l’auteur, il fut décidé que certains éléments pouvaient être retranchés et d’autres ajoutés. En conséquence, le lendemain fut une journée de repos pour les acteurs tandis que l’auteur réalisait les modifications. Après ce day off, de nouvelles pages de texte étaient distribuées lors d’une nouvelle séance de travail à la table. L’auteur, également acteur dans le spectacle, présenta et expliqua les coupes et autres changements opérés sur le texte. La plupart du temps, toute nouvelle mouture de scène était essayée sur le plateau se trouvant à quelques mètres de la table. Le temps de discussion était assez court puisque le mot d’ordre de la metteuse en scène consistait à passer par le plateau pour avoir la compréhension de la scène. À partir de l’opening, le spectacle n’a plus évolué. 15
Fondée en 1989 par quatre acteurs diplômés du Conservatoire d’Anvers, la compagnie tg STAN se revendique comme un collectif d’acteurs qui évacue la figure du metteur en scène et en définitive l’idée du spectacle répété, achevé et reproductible. Tg STAN, dont l’origine de l’acronyme est S(top) T(hinking) A(bout) N(ames), prône un théâtre contestataire aux matériaux scéniques éclectiques.
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Les artistes qui travaillent eux aussi avec des previews sans respecter l’usage de l’achèvement du spectacle le jour de l’opening car leur production n’adhère pas à Actors’ Equity, conçoivent fréquemment leur spectacle comme un work in progress. Les productions du Big Art Group le montrent bien. Cette compagnie est fondée en 1999 à New York par Jemma Nelson, concepteur son et auteur dramatique, et Caden Manson, directeur artistique, metteur en scène, scénographe et concepteur vidéo. L’improvisation des comédiens sert habituellement de base à l’écriture du texte que produira Jemma Nelson. Ils utilisent les nouvelles technologies et les différentes formes de la performance pour créer des spectacles culturellement transgressifs. La construction de l’espace généralement conçu par Caden Manson se compose régulièrement d’écrans vidéo de tailles diverses qui environnent l’acteur à des hauteurs différentes. SOS, par exemple, dont Jemma Nelson est auteur du texte et de la création sonore et Caden Manson de la mise en scène, de la scénographie et des costumes, est un spectacle dont l’évolution de l’écriture et, de facto, de la mise en scène, a été constante au cours de toute une série de previews puis après l’opening16. L’écriture dramatique et l’écriture scénique s’imbriquent visiblement ici. Toutefois, cette relation étroite a toujours été d’actualité depuis l’avènement moderne de la mise en scène, le metteur en scène constituant une contrainte pour l’auteur et l’auteur constituant une contrainte pour le metteur en scène en France17, à laquelle s’ajoute celle de la considération du public aux États-Unis dans le processus de création.
Le paradoxe de l’auteur étasunien entre plaire ou complaire Bien des auteurs dramatiques dans le monde aimeraient pouvoir bénéficier d’un retour de leurs futurs éventuels lecteurs/spectateurs sur leurs textes, sans parler de les tester, pour avoir l’occasion de les retoucher. Mais jusqu’où ? Car aux États-Unis, c’est la satisfaction du producteur jugeant de la satisfaction du public qui l’emporte. De surcroît, dans le droit américain du copyright, le producteur peut être auteur du 16
J’ai assisté à un certain nombre de répétitions de cette compagnie, notamment du spectacle SOS, à New York en 2008, à la présentation du spectacle au Théâtre Garonne à Toulouse en juillet 2008, jusqu’à une reprise de répétitions à New York en 2009 avant sa présentation à The Kitchen. Beaucoup de choses ont changé entre les différentes présentations publiques, sur tous les plans (textes, costumes, mise en scène) mais sans passer par un travail à la table. 17 Les collaborations passées entre Jean Giraudoux et Louis Jouvet, Paul Claudel et Jean-Louis Barrault nous l’ont montré, comme les relations récentes entre auteurs et metteurs en scène tels que Michel Vinaver et Roger Planchon, Noëlle Renaude et Robert Cantarella, Rémi De Vos et Christophe Rauck, Christophe Honoré et Éric Vigner, etc.
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spectacle. L’auteur dramatique est alors pris dans un paradoxe : avoir la possibilité de confronter son œuvre au public pour pouvoir la parfaire mais aussi devoir la remanier pour le public. Le risque est bien sûr celui de la complaisance. Mais l’auteur peut aussi ne plus être satisfait de sa pièce du fait d’une trop grande réappropriation scénique. Néanmoins, pour un grand nombre d’auteurs, les previews constituent une contrainte bénéfique pour l’œuvre dans la mesure où plaire au public n’est pas assimilé à de la complaisance aux États-Unis. La qualité ou la validité du spectacle est évaluée sur le critère de la compréhension, clé pour plaire au public. Ce critère balaie peut-être l’idée de complaisance qu’un Européen pourrait avoir du théâtre américain. À moins qu’au contraire il ne la renforce à la lecture de Jacques Rancière18. Le critère de la compréhension comme un des éléments principaux pour séduire un public démontre la cohérence de la société nord-américaine dans sa lecture pragmatique du monde. Rassurons-nous : l’imaginaire des artistes ou celui des spectateurs sont aussi hautement sollicités. Ainsi, imagination et pragmatisme peuvent s’entendre, comme c’est le cas avec The Lion King. Cette comédie musicale produite par Walt Disney et mise en scène par Julie Taymor connaît un succès intarissable depuis 1997. Toutefois, il semble que l’imaginaire ne soit pas suffisant si l’on en juge par la récente production de Spider-Man, Turn Off The Dark, initialement co-écrite et mise en scène par la même artiste. Après des mois de répétitions et de previews, l’opening a été reporté à plusieurs reprises. Afin de parfaire l’écriture, il a été fait appel à un script doctor, c’est-à-dire, littéralement, un docteur du texte19. Puis, Julie Taymor, remerciée, a été remplacée par un autre metteur en scène-auteur pour conduire le spectacle à sa première représentation officielle, l’opening. 18
Dans Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle (Paris, Fayard, coll. 10/18, 1987), Jacques Rancière interroge et remet en cause la pédagogie qui nous a façonnés. Pour lui, « Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même ». (p. 15) Aussi condamnet-il les différentes formes d’instruction qu’il assimile à de l’abrutissement. Ce qui est fondamental pour lui est l’émancipation : « Or qui veut émanciper un homme doit l’interroger à la manière des hommes et non à celle des savants, pour être instruit et non pour instruire. Et cela, seul le fera exactement celui qui effectivement n’en sait pas plus que l’élève, n’a jamais fait avant lui le voyage, le maître ignorant ». (p. 52) Effectivement, pour le seul philosophe français contemporain reconnu aux États-Unis aujourd’hui avec Alain Badiou, « Qui enseigne sans émanciper abrutit ». (p. 33) Certes, un spectacle n’a pas vocation première à enseigner mais il est vrai que la manière dont la majeure partie des artistes étatsuniens cherchent à se faire comprendre par un rapport si étroit avec le public interroge sur l’émancipation du spectateur. 19 Si l’embauche d’un script doctor est un usage courant au cinéma pour des scenarii de films aux États-Unis, la pratique est peu répandue dans le théâtre et n’existe que pour les productions très commerciales et qui veulent s’assurer du succès du spectacle.
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L’une des contraintes majeures dans l’écriture du théâtre contemporain réside donc essentiellement dans le temps dont dispose l’auteur (et le metteur en scène) pour satisfaire le producteur. « Time is money » demeure un adage toujours d’actualité et violent aux États-Unis. Mais l’exemple de la production de Spider-Man, Turn Off The Dark, montre toutefois que l’auteur voulant plaire au public ne succombe pas pour autant à la complaisance.
Conclusion : innovations dramatiques par la condamnation des previews ? Comme on a pu le voir, le système des previews, bien ancré dans la majorité des systèmes de production étasuniens, infléchit l’écriture dramatique jusqu’à la première représentation (opening) et même audelà pour les productions qui n’adhèrent pas à Actors’ Equity. Quel que soit le type de théâtre, commercial ou non, et qu’il s’agisse ou non d’une production Actors’ Equity, d’un point de vue artistique, le preview a la même finalité : parfaire le spectacle et, en amont, son écriture dramatique. La finalité de la rencontre avec le public avant l’opening consiste essentiellement à saisir ses incompréhensions afin de corriger le texte pour une meilleure lisibilité donnée à l’histoire mise en scène. Toutefois, une différence nette entre un théâtre commercial et non commercial se fait sentir dans l’écriture dramatique contemporaine aux États-Unis. Malgré les previews, l’écriture est plus libre, plus imaginative dans le théâtre non commercial, et le souci de compréhension n’est pas nécessairement le critère principal mais bien l’imagination 20. Certes, il existe en Europe des artistes, tels tg STAN, dont l’écriture scénique est en constante évolution, modifiant des éléments propres à l’éventuel texte mis en scène. Mais le concept d’écriture dramatique même est mis en branle dans ces écritures plurielles oscillant entre des formes post-dramatiques21 et un théâtre d’écrivains de plateau où l’écriture scénique peut rivaliser avec l’écriture dramatique ou simplement la supplanter car la particularité de l’écriture de plateau est justement de 20
Le présent article se focalise sur le théâtre contemporain. Peut-être faut-il mentionner ici qu’« À travers le droit d’auteur, le législateur français défend l’idée selon laquelle l’auteur conserve la propriété de son œuvre, même s’il en a cédé les droits à un tiers, tandis que le copyright entraîne, moyennant le paiement d’une contrepartie financière, la cession totale des droits de l’auteur sur l’œuvre, qu’il s’agisse des droits moraux ou patrimoniaux. » (Guide-Annuaire du spectacle vivant 2009, Paris, Centre national du théâtre, 2008, p. 108 [partie Guide)]. Cela explique aux États-Unis la liberté de création possible des artistes lorsqu’ils montent une œuvre une fois qu’ils en ont obtenu les droits et la difficulté en conséquence parfois à les obtenir. 21 Cf. Lehmann, H.-T., Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002.
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donner « son congé à la hiérarchie des genres (qui traduit justement l’hégémonie du texte) […]22. » Les écritures étasuniennes dont il s’agit ici sont bien des écritures dramatiques qui sont support et non prétexte à l’œuvre scénique. En conclusion, la question qui se pose est celle de savoir comment des œuvres nouvelles peuvent être créées sous la contrainte. En effet, bien qu’il l’ait dit pour la France, Jérôme Savary a affirmé qu’« Un pays qui ne crée pas d’œuvres nouvelles est un pays en déclin […] »23. Les ÉtatsUnis créent aujourd’hui des œuvres nouvelles (et originales), mais ces œuvres dramatiques n’appartiennent pas toujours au mainstream theatre et ne font pas l’objet de publication systématiques24. Ainsi, il existe un grand nombre d’artistes, à l’image de Rob Ready qui, en condamnant Actors’ Equity comme les previews, participent à l’émergence de nouvelles écritures dramatiques. À San Francisco, Rob Ready, le jeune directeur de la compagnie PianoFight’s, administrant en partie le théâtre Off-Markett de 99 places, a créé un festival (« Shortlived ») mettant par exemple en compétition en 2009 de courtes pièces de dix minutes sur treize semaines et impliquant cinquante-six auteurs dramatiques, treize metteurs en scène et plus de quarante acteurs. Chaque semaine, huit pièces étaient présentées. Certaines restaient en compétition tandis que de nouvelles arrivaient et devaient faire l’objet de très courtes répétitions (généralement trois services de deux heures). Le mot d’ordre du directeur artistique est de prôner « la fraîcheur »25 dans ce système de création, en se libérant de toute contrainte.
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« [L]e théâtre écrit depuis le plateau ne se soucie plus de la défense d’un territoire pur. Il est au contraire incessamment ouvert aux apports des autres formes artistiques, plastiques, visuelles, musicales, chorégraphiques et technologiques. Il postule que tout élément signifiant peut prendre place dans le travail de la scène ». Tackels, B., Écrivains de plateau I, Les Castellucci, Besançon, Les Solitaires intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2005, p. 16. 23 Savary, J., in Proust, S. (dir.), Mise en scène et droits d’auteur. Liberté de création scénique et respect de l’œuvre dramatique, Montpellier, L’Entretemps, 2012, p. 93. 24 Cela amène à évoquer la situation complexe de la visibilité des auteurs issus des minorités culturelles et finalement à développer des questions propres au théâtre et à la culture aux États-Unis, notamment sur « l’impact de la race » pour prendre le titre de l’ouvrage d’un célèbre producteur et metteur en scène afro-américain (cf. Woodie King, Jr., The impact of race, New York, Applause Theatre & Cinema Books, 2003). Cela fera partie de mon ouvrage en cours consacré aux processus de création aux États-Unis. 25 R eady, R., Proust, S., Entretien, San Francisco, Off-Market Theaters, 30 juin 2010, 50 min.
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L’enclos de l’éléphant d’Étienne Lepage Sortir des contraintes, écrire pour toutes les scènes possibles Pauline Bouchet Paris 3 Sorbonne Nouvelle – Université du Québec à Montréal ATER à Lyon 2
Dans le cadre d’un théâtre québécois qui met volontiers à l’honneur des écrivains scéniques tels que Robert Lepage, ou, plus récemment, Evelyne de la Chenelière et Daniel Brière, il est utile de s’intéresser aux autres pratiques d’écriture dramatique plus ou moins en lien avec le travail du plateau, mais qui ne se confondent pas avec lui. Pour cela, on peut privilégier une approche génétique qui met en valeur les processus de création et les contraintes qui les constituent. Cette approche permet de constater la place qu’occupe l’auteur dans une institution théâtrale québécoise (en particulier à travers le Centre des Auteurs Dramatiques/ CEAD à Montréal) qui privilégie les bilans d’étape dans l’écriture, les lectures multiples avec des acteurs et/ou devant un public avant la fixation d’un texte pour la publication qui accompagne souvent une première création. C’est dans ce cadre que nous nous intéressons à l’écriture dramatique d’un jeune auteur québécois, Étienne Lepage. Ce dernier a suivi la formation en écriture dramatique de l’École Nationale de théâtre du Canada à Montréal, ce qui lui a permis de développer son écriture à travers des exercices variés et toujours en rapport avec d’autres collaborateurs artistiques, acteurs, metteurs en scène, scénographes. Ainsi, les dossiers génétiques entièrement informatiques qu’Étienne Lepage nous a confiés et dans lesquels se côtoient notamment monologues, échanges de courriels avec les collaborateurs artistiques et recherches documentaires issues du web témoignent des nouvelles contraintes pragmatiques de l’écriture dramatique au premier rang desquelles se trouve l’écriture en collaboration avec un metteur en scène en vue d’un projet scénique parfois préalablement défini. 169
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Or conscient de la nécessité de créer des liens avec les autres actants du processus dramatique, Étienne Lepage développe justement des modalités d’écriture qui se fondent sur la volonté de proposer aux collaborateurs artistiques une forme dramatique assez ouverte pour qu’ils puissent y inscrire leur empreinte. Par exemple, pour sa pièce Rouge Gueule1 qui met en scène la parole d’anonymes, de personnages ordinaires, dépourvus d’intériorité ou exposant au contraire une intériorité superficielle, Étienne Lepage a écrit plusieurs monologues, comme autant d’essais sans lien entre eux qu’il a confiés au metteur en scène Claude Poissant, qui fut d’abord décontenancé devant ce qui, pour lui, ressemblait fortement à des premiers jets. Pourtant, c’est dans le travail de création de la pièce que cette suite de premiers jets a été placée dans un ordre cohérent pour une mise en scène, ordre qui intéressait peu Lepage qui ne cherche pas à tout prix à atteindre la « pièce bien faite ». Mais ce qui va nous occuper ici c’est le processus d’écriture inverse qu’il a utilisé pour sa pièce L’Enclos de l’éléphant2 , pièce écrite à partir d’une contrainte d’écriture concrète : le projet d’une compagnie d’abord et un dispositif scénique d’autre part. Ce type de contraintes se multiplie désormais pour les auteurs dramatiques qui doivent trouver leur place dans des processus de création de plus en plus interdisciplinaires et fondés sur des commandes d’écriture. Étienne Lepage s’est vu proposer l’écriture d’un texte dramatique à partir de concepts à développer et pour une scénographie circulaire précise au cœur d’un projet de spectacle initié par le metteur en scène Sylvain Bélanger. Or ce cas est symptomatique d’une écriture de commande répandue dans le milieu théâtral québécois où l’écriture dramatique est très souvent liée à un projet de spectacle (qui aboutit alors à l’édition du texte), processus assez différent du contexte français dans lequel l’édition d’un texte théâtral vise justement sa diffusion auprès de metteurs en scène potentiels. Le plus intéressant dans ce projet d’écriture est la contrainte scénique et l’émancipation d’une écriture dramatique qui s’est petit à petit construite en marge de la scène concrète proposée pour aller vers des scènes possibles (à l’instar d’un texte dramatique sans contrainte d’écriture) et qui a finalement remis en question le dispositif scénique lui-même tout en conservant un rapport à la thématique posée comme contrainte de départ. Cette émancipation est d’autant plus intéressante que le sujet même du spectacle proposé par Sylvain Bélanger était la question de la contrainte et de la surveillance autour de la notion de panoptique développée par Foucault et que Bélanger et Lepage, en collaboration, ont placé au centre de leur projet théâtral. Les questions posées sont donc les 1
2
Lepage, E., Rouge Gueule, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2009. Lepage, E., L’Enclos de l’éléphant, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2011.
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suivantes : comment une écriture de commande, soumise aux contraintes d’un projet préexistant, peut-elle trouver sa place ? Comment un auteur peut-il s’émanciper de contraintes thématiques ou scéniques qui lui sont fixées pour faire d’un texte-matériau un texte dramatique qui trouve une autonomie et peut ouvrir sur d’autres scènes possibles ?
D’un projet artistique au texte dramatique sous contraintes : l’auteur dans La Cellule À l’origine du projet de L’Enclos de l’éléphant, il y a le metteur en scène Sylvain Bélanger, le directeur du Théâtre du Grand Jour. Ce dernier voulait ouvrir un chantier autour de l’insécurité sociale et interroger l’individu et son rapport aux dynamiques sociales. Ce chantier s’inscrivait tout à fait dans le mandat du Théâtre du Grand Jour3 qui depuis plusieurs spectacles cherchait à interroger la notion large de responsabilité, à travers des dispositifs scéniques qui mettaient sans cesse le spectateur face à ses responsabilités et l’invitaient à réfléchir à sa position et à son libre arbitre dans une société néo-libérale où les échanges humains sont en partie définis par des contraintes commerciales. Ainsi, la notion même de contrainte était déjà au cœur du travail de Bélanger comme thématique et comme dispositif des spectacles antérieurs à L’Enclos de l’éléphant. À cette thématique générale se sont ajoutées deux influences majeures. Tout d’abord, Bélanger venait de monter – en coproduction avec le Théâtre de Poche en Belgique – Terrorisme des frères Presnyakov dans lequel il était question de l’insécurité et voulait donc relier la question de sa compagnie autour de la responsabilité individuelle et celle de l’insécurité qu’il venait de travailler. Ensuite, Bélanger avait été très impressionné par son expérience de spectateur dans les cabines immersives qu’imagine l’artiste canadienne Janet Cardiff. Il imagine donc le même type de dispositif : une cabine qui isolerait le spectateur pendant le spectacle et l’obligerait donc à être totalement impliqué dans ce qu’il voit. Ainsi le projet d’abord intitulé La Cellule est né au fil d’un travail d’un an avec le comité artistique du Théâtre du Grand Jour. Ce qui nous intéresse ici c’est l’autonomie du projet théâtral, son existence préalable au choix de l’auteur qui devra le porter à travers un texte qui puisse s’intégrer dans la démarche artistique d’une compagnie. L’arrivée de l’auteur dramatique Étienne Lepage dans le projet est définie 3
Cette compagnie a été créée en 1998. Sa première production a été en 1999 la création du texte du dramaturge québécois Olivier Choinière Autodafé, mis en scène par André Brassard. Le mandat artistique de la compagnie est clairement affiché : il s’agit, en rassemblant des artistes émergents, en soutenant de jeunes créations, de questionner la responsabilité sociale. Sylvain Bélanger en assure la direction générale et artistique.
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par le metteur en scène Sylvain Bélanger comme une « annexion ». Il s’agissait de greffer le monde d’un auteur sur l’organisme préexistant que constituait La Cellule : C’est suite aux travaux du comité artistique que je coordonne au Théâtre du Grand Jour sur la nature profonde, philosophique et sociétal de l’insécurité que l’idée d’annexer cet auteur au spectacle s’est imposée à moi. J’en serai à ma troisième collaboration avec lui. Son mandat : mettre sur scène deux personnages, observés et encerclés de spectateurs seuls, et dont la relation nous révèle à nous-mêmes4.
Le choix de l’auteur Étienne Lepage vient de l’idée que son style d’écriture pouvait entrer en adéquation avec les préoccupations du Théâtre du Grand Jour. Or, les qualités d’écriture de Lepage mises en avant par Sylvain Bélanger sont justement ce qui devait par la suite provoquer l’émancipation de l’écriture dramatique par rapport aux contraintes fixées. Étienne Lepage, à la fois tout à fait en prise avec le monde contemporain et à l’opposé de nombreux dramaturges québécois – qui peuvent encore s’inscrire dans une écriture de confessionnal, de témoignage, qui règne sur une partie des scènes montréalaises – présente le plus souvent des personnages emprisonnés dans leur parole, une parole étrangère à eux, construite sur des structures énonciatives éclatées qui les définissent comme des êtres profondément divisés et parcellaires. Il s’inscrit ainsi dans une mouvance du théâtre québécois des années 2000 qui met en scène des êtres pris dans les logiques d’un monde néo-libéral qui transforme en profondeur les possibilités de l’intersubjectivité et condamne parfois l’homme à la logorrhée et à la ventriloquie. On peut alors parler d’une dramaturgie d’êtres ordinaires, témoins anonymes, nouveaux héros médiatiques incapables de produire de la socialité comme nous le dit Marie-Christine Lesage dans un article récent : Peut-être que la tendance la plus marquée de toute cette période est l’apparition de personnages inaptes à fonctionner dans un système où la productivité intense et le profit tiennent lieu de critères moraux. Qui se débattent, donc, dans un monde où l’économique et la notion de profit régulent tout, et plus particulièrement les relations entre les êtres. […]5.
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5
Texte de demande de subvention rédigé par Sylvain Bélanger qu’il a accepté de nous transmettre le 2 décembre 2012 par courriel. « Entre la page et le plateau, Dialogue avec Marie-Christine Lesage », in « Ruptures et Filiations, Le festival du Jamais Lu », Liberté, n° 291, p. 51-52.
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Bélanger a alors donné à Étienne Lepage deux contraintes comme points de départ de l’écriture : la présence de deux comédiens au centre d’un cercle et la nécessité d’un texte écrit pour un spectateur seul (qui devait malgré tout avoir la conscience d’une forme de collectivité implicite et latente). La situation initiale a donc été rapidement définie ainsi par Lepage : un homme est déjà là et un autre arrive – en somme, la quintessence de l’acte théâtral. La thématique de l’insécurité s’est donc cristallisée autour du motif de l’intrusion et après les six premiers mois d’écriture, Etienne Lepage avait construit un dispositif autour d’un personnage logorrhéique et d’un personnage muet. Il a ensuite apporté ce qui est devenu à la fois un modèle dramaturgique et un modèle scénique : l’idée de panoptique que Michel Foucault définit dans Surveiller et punir. Le panoptique est un projet d’architecture carcérale pensée par le philosophe anglais Jeremy Bentham en 1786. L’idée est qu’une personne, depuis une tour, peut surveiller tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ces derniers ne puissent savoir s’ils sont ou non observés. Bentham parle alors de « sentiment d’omniscience invisible »6. Ainsi, le prisonnier dans l’incertitude, finit par se surveiller lui-même. Foucault a développé cette thématique du panoptisme pour critiquer la société de surveillance dans laquelle nous vivons. L’écriture du texte de Lepage et du spectacle de Bélanger a donc pris appui sur ce motif du panoptique et en particulier sur l’idée d’incertitude et cela à plusieurs niveaux : chacun des deux personnages ne devait pas savoir pas ce que l’autre lui voulait, le spectateur ne savait pas ce que voulaient les personnages et les spectateurs entre eux devaient s’observer sans savoir vraiment s’ils étaient observés. Ce motif devait se poser tel un filtre, un instrument, qui mènera[it] le spectateur à lire sur lui-même les tentatives de rapprochement, la nature du lien mystérieux et la quête de vérité qui unit les deux personnages.7
Une première version du texte intitulée La Cellule est née en janvier 2010 et elle répondait clairement aux critères posés par Sylvain Bélanger. Elle mettait en scène deux personnages, fragmentaires et allégoriques plus qu’incarnés : « Le Visiteur » et « L’Autre », dont l’abstraction semblait découler logiquement de l’écriture de contrainte (un projet artistique autour d’une idée abstraite d’insécurité soumise à un auteur pour qu’il 6
7
Davie N., « Analyse du projet d’une prison “Panoptique”, conçue par le philosophe britannique Jeremy Bentham en 1786 et concrétisation du panoptisme entre 1816 et 1843 », in L’un sans l’autre : racisme et eugénisme dans l’aire anglophone, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 207-230. Texte de demande de subvention rédigé par Sylvain Bélanger.
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l’illustre par un texte dramatique). L’Autre ne parlait quasiment pas, ce qui a d’emblée interrogé tout l’équipe de création sur la vraisemblance d’une telle situation dramatique et sur le temps que pouvait durer un dialogue unilatéral avant de devenir inconcevable pour le spectateur. Étienne Lepage devait alors se questionner sur la consistance du personnage muet et développer davantage les mécanismes du dialogue entre les deux personnages. Dans un courriel qu’il nous a adressé et dans lequel il retrace la genèse du projet, il exprime cette incertitude – fil rouge du spectacle comme nous l’avons vu – qui commençait à le gagner dans l’écriture d’une pièce qui, à cause de la nature du projet, demeurait, à ce moment-là du processus, une forme vide : J’avais la forme, ce personnage qui parle, et l’autre qui se tait, dès le début. Et j’avais cette maison, et la pluie, mais je ne savais pas du tout où ça s’en allait. Si bien que j’ai passé des milliers d’heures à m’interroger sur le sens de tout ça, et qu’un jour je me disais que tout était machiavélique, et que le lendemain je me disais que tout était naïf. Et ainsi de suite avec toutes les questions de cohérence, de logique, de sens et de morale que peut soulever ce genre de texte où le cœur de la pièce est l’ambiguïté des intentions.8
D’une certaine façon, l’écriture de contrainte du projet La Cellule finissait par enfermer Étienne Lepage dans une dramaturgie illustrative, sans vie. La tension dramatique disparaissait au profit de personnagesidées, symboles d’une réflexion générale sur l’insécurité dans nos sociétés néo-libérales : C’est trop schématique. L’enchaînement des séquences m’apparaît brusque. Aussi, c’est trop rapide. J’ai l’impression de trop chercher à rendre logique, cohérent avec des concepts et des idées. Il faut que ce soit vivant, c’est tout.9
Les premiers écarts par rapport aux contraintes sont intervenus dans l’écriture de la première version officielle qui devait être présentée en septembre 2010 au festival de lectures publiques Dramaturgies en Dialogue. C’est le moment de faire ici un point sur l’institution qui organise cet événement, le Centre d’Essai des Auteurs Dramatiques à Montréal, qui a mis en place un accompagnement très intéressant pour les dramaturges. Dès les premiers jets de leurs pièces, les auteurs peuvent avoir accès, au CEAD, à des ateliers de jeu avec des acteurs et un metteur en scène à leur disposition, afin de tester la forme de leurs textes. L’étape suivante est en général le festival de lectures publiques Dramaturgies en Dialogue en septembre de chaque année qui permet de faire découvrir 8
9
Lepage, E., courriel adressé le 30 janvier 2012. Dossier génétique de L’Enclos de l’éléphant, fourni gentiment par Étienne Lepage, commentaires du 9 janvier 2010.
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les nouveaux textes de jeunes auteurs, afin de les faire entendre et souvent de déclencher leur création par une institution théâtrale et donc leur publication. C’est là qu’Étienne Lepage devait présenter son texte, devenu entre temps L’Enclos de l’éléphant, qui pouvait potentiellement intéresser les directeurs d’un autre actant primordial de la diffusion théâtrale québécoise, le Festival TransAmériques (FTA), qui a lieu chaque année en juin et qui, en plus d’inviter de grands artistes de la scène internationale, permet de faire découvrir les jeunes créateurs québécois. Pour cette version, qui date d’avril 2010, Étienne Lepage s’éloignait déjà du projet de La Cellule pour ancrer ses personnages dans une réalité plus concrète. Ainsi Le Visiteur et L’Autre devenus Paul et Alexis avaient un âge plus précis (45 ans) et parlaient à voix plus égales. On sent d’ailleurs dans un des documents de travail, qui date de février 2010, que l’écriture du texte commence à s’échapper du projet abstrait de La Cellule défini par Sylvain Bélanger (en italique ci-dessous) pour rejoindre davantage l’univers d’Étienne Lepage et par exemple l’une de ses influences théâtrales, la dramaturgie de Koltès : La Cellule nous fait vivre l’une de ces relations humaines réduites de façon pathétique à un espace de transaction. Cet espace qui pourrait servir d’épanouissement mais qui nous menace pourtant d’isolement, tous obsédés que nous sommes à chercher d’abord chez l’autre ce qu’il pourrait nous rapporter. Mais là, je sens que ça a glissé un peu ? Tout d’abord, avec l’ombre de Koltès. Quelque chose qui est moins dans la faiblesse du personnage, mais dans une cruauté, une froideur, une mentalité implacable ? Peut-être que c’est compatible.10
Mais cette version d’avril 2010, encore très attachée au projet de départ et en voie d’émancipation passa mal l’étape de la lecture publique et parut encore confuse, notamment auprès du directeur de l’Espace Libre Philippe Ducros et de la directrice du FTA, Marie-Hélène Falcon, qui ne souhaitait pas s’engager sur une création au FTA 2011. C’est là que le projet rebondit et que la question de l’annexion d’un texte dramatique à un projet de spectacle déjà existant se posa sous une autre forme. Sylvain Bélanger, qui avait initié ce projet sur la base de concepts chers à sa compagnie (l’insécurité et la responsabilité individuelle) rappela que le projet était avant tout un projet scénique et une dispositif particulier pour le spectateur et que le texte pourrait demeurer confus dans une scénographie éclairante. À partir de là la scénographie et l’écriture dramatique se sont pensées en parallèle, mais le texte s’est petit à petit émancipé du projet initial de 10
Ibid., commentaires du 13 février 2010.
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La Cellule pour trouver une véritable autonomie qui devait éclater lors de sa création au FTA en juin 2011 et remettre en question le projet scénique dans son ensemble.
Sortir de La Cellule, entrer dans L’Enclos de l’éléphant : texte versus dispositif Étienne Lepage, après la lecture décevante de septembre 2010 est reparti en session d’écriture, contaminé par l’incertitude qui est aussi le sujet de la pièce et de son dispositif. On voit, par exemple, dans ce document de travail datant du 26 septembre, comment l’auteur dramatique exprime son mal-être au sein d’un processus de création dans lequel les contraintes ont rendu l’écriture trop formelle. Ainsi, on ne sait plus dans ce commentaire si Étienne Lepage parle du sujet de la pièce ou de ses difficultés d’écriture et les remarques se mélangent autour de l’incertitude comme motif dramaturgique et comme difficulté réelle d’une écriture abstraite : Moi : Je ne sais pas ce que je tiens, dans cette pièce. Je ne sais pas ce que c’est, quel fil prendre. Je dois voir ce qu’il y a, indépendamment de ce qu’on a voulu y mettre, et suivre cette valeur. Le problème, ce n’est pas de ne pas savoir. Souvent, on ne sait pas. Mais on sait quelque chose. Une chose au moins. On suit un instinct. On sent une odeur, du sang. Là, je n’ai rien… C’est très loin de moi, très formel… Ça a pu donner quelque chose d’intéressant, mais je dois choisir, maintenant.11
Dépassant ses difficultés, Étienne Lepage a construit un véritable dialogue entre les deux personnages fondé sur une tension dramatique qui provient de l’impossibilité pour le spectateur de savoir pourquoi le dialogue continue à tenir et jusqu’où il peut aller dans sa violence. Alexis est chez lui et Paul frappe à sa porte un soir d’orage. Ce dernier fait littéralement intrusion chez l’autre. On ne sait pas vraiment qui ils sont l’un par rapport à l’autre et surtout ce que Paul vient faire chez Alexis. Paul est le personnage logorrhéique qu’Étienne Lepage avait imaginé depuis le début du processus et Alexis est le personnage muet, dans un premier temps seulement. La tension monte entre les deux personnages alors que Paul ne semble plus vouloir sortir de la maison d’Alexis. Cette dramaturgie, toujours aux limites du vraisemblable, a déclenché un travail très intéressant avec les acteurs Paul Ahmarani et Denis Gravereaux. Le personnage de Paul en particulier devait correspondre au modèle typique du vendeur représentant qui fait du porte-à-porte et utilise les techniques du bonimenteur, les stratégies du commercial. Étienne 11
Ibid., commentaires du 26 septembre 2010 après la lecture à Dramaturgies en Dialogue.
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Lepage avait malgré tout conservé de la première étape de travail une forme d’abstraction dans la relation entre les deux personnages et dans la force de la parole de Paul, une parole qui ne suivait pas une psychologie décelable et logique, mais construisait une dynamique inévitable, déshumanisée d’une certaine façon. Face à lui, l’acteur qui joue Alexis devait, pendant une très grande partie de la pièce, rester silencieux et donc s’inventer un dialogue implicite pour éviter la passivité. Ce combat de plus en plus physique – car la corporéité de la langue de Lepage, déjà présente dans Rouge Gueule sous une forme débridée de l’oral québécois, se retrouve ici dans le caractère implacable d’un français international, mécanique et sans territoire – s’inscrit totalement dans le projet initial incluant l’idée d’un plateau circulaire, d’un panoptique où les individus se surveillent et pensent être observés en permanence. Pourtant, le rapport entre l’écriture du texte et la conception du spectacle s’est petit à petit complexifié et le texte de Lepage, qui s’était déjà émancipé du projet de départ, La Cellule, a continué de s’écrire en parallèle et séparément de la scène concrète dans laquelle il devait s’inscrire et qui prévoyait un texte-matériau facile à insérer dans ce qui devait être avant tout une expérience de spectateur. C’est Étienne Lepage qui le confie clairement : Je […] dirais qu’un problème tout à fait particulier est né de cette manière de procéder. En se développant simultanément mais chacun de leur côté, ces deux aspects du spectacle (texte et scénographie) se sont sensiblement séparés l’un de l’autre, sous l’illusion qu’ils étaient solidaires.12
En effet, pendant qu’Étienne Lepage travaillait à clarifier son texte, notamment en ajustant la relation entre ses deux personnages principaux et en quittant l’abstraction que pouvait servir sa première version, encore trop proche d’une réponse à des contraintes thématiques, Sylvain Bélanger travaillait à créer avant tout une scénographie singulière entièrement fondée sur le concept de panoptique, qui avait disparu depuis longtemps, du moins sous une forme explicite, du texte de Lepage. Pendant les six mois d’écriture qui ont suivi la lecture au festival Dramaturgies en Dialogue, Sylvain Bélanger a fait appel à Romain Fabre pour concevoir une scénographie concrète et signifiante par rapport au projet initial. L’idée qui a guidé le travail de scénographie était l’envie que le spectateur se sente à la fois seul et participant à un événement collectif, ce qui découlait des contraintes fixées au départ par Bélanger, mais ne tenait pas compte de la dramaturgie particulière construite dans le texte de Lepage qui continuait pendant ce temps à s’affiner. Le scénographe 12
Lepage, E., courriel adressé le 30 janvier 2012.
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Romain Fable a conçu un dispositif circulaire de quatre-vingts cabines, chacune pour un spectateur. Dans chaque cabine, un siège était entouré de panneaux latéraux qui faisaient que chaque spectateur se sentait isolé des autres. En même temps, le plateau circulaire faisait que chaque spectateur voyait tous les autres spectateurs, exceptés ces voisins les plus proches. De plus, pour accroître le sentiment de surveillance, chaque cabine était équipée d’une petite caméra et d’un petit écran qui faisait que chaque spectateur voyait l’image d’un autre spectateur et savait que son image était présente dans la cabine d’un autre, ce qui créait le sentiment fort d’être sans cesse observé sans pouvoir connaître l’identité de l’observateur. Or, cette scène concrète elle aussi découlait des contraintes initiales du projet La Cellule et n’avait aucun ancrage dramaturgique dans L’Enclos de l’éléphant. De plus, la scénographie conçue pour le spectateur aurait mérité d’être prise dans une temporalité proche de l’installation d’art contemporain où chaque individu aurait pu revivre l’expérience plusieurs fois, alors qu’elle s’épuisait rapidement dans le cadre d’une représentation théâtrale. Ainsi, la création au Festival TransAmériques en juin 2011 à l’Espace Libre fut davantage le témoignage d’un processus de création dans lequel contraintes et émancipation avaient séparé un texte-matériau devenu texte dramatique – avec ses codes, sa langue – d’un projet scénographique – concrétisation du projet initial du Théâtre du Grand Jour. Tandis que le texte gagnait en puissance au cours de la performance des acteurs fondée sur la montée en tension dramatique du texte de Lepage, le dispositif surprenant au début pour le spectateur n’évoluait plus par la suite et devenait muséal, même s’il influençait malgré tout l’écoute du spectacle. Ainsi, dans un retournement de situation au sein de la logique du processus de création, c’est le texte dramatique qui imposait désormais – rétablissant ici la conception du théâtre comme « art à deux temps » selon Henri Gouhier, conception dépassée depuis l’avènement d’un théâtre dit postdramatique – ses contraintes et sa dramaturgie à la scénographie. Au projet scénographique pensé par Sylvain Bélanger et Romain Fabre, à cette scène concrète, trace d’une étape du processus, devait se substituer une scène possible pour le texte. Ainsi, l’équipe du spectacle dut repenser pour l’automne 2011 un dispositif allégé, débarrassé du système trop lourd des caméras qui illustrait le sujet de la surveillance, présent seulement par touches dans le texte. En revanche, c’est la question du son et de l’écoute qui est restée au centre des préoccupations puisque dans chacune des cabines était conservé, comme à la création de la pièce, un microphone qui amplifiait la voix des personnages et en particulier du personnage de l’intrus, Paul, qui faisait alors aussi intrusion dans l’espace restreint de réception du spectateur. 178
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Écriture dramatique contemporaine et contraintes L’exemple de L’Enclos de l’éléphant nous invite à réfléchir sur les nouvelles sources et horizons de l’écriture dramatique. Si l’écriture de commande au théâtre a toujours existé, elle trouve de nouvelles formes dans un contexte théâtral contemporain qui refuse le textocentrisme et l’idée du théâtre comme « art à deux temps » où le texte précèderait et commanderait la représentation. Les auteurs dramatiques doivent désormais trouver leur place dans une oscillation entre écriture de plateau ou écriture scénique et écriture dramatique dans un sens plus conventionnel du terme. Ils doivent aussi se positionner dans des processus de création qui prennent des formes variées en privilégiant par exemple le projet scénique sur l’écriture d’un texte de théâtre. L’exemple de la place d’Étienne Lepage dans un projet contraignant montre la nécessité d’accorder désormais de l’importance à l’aspect collaboratif de l’écriture, à penser les contraintes introduites par chacun des actants du processus théâtral. Pour les auteurs, il s’agit de comprendre la nature du texte voulu, entre texte-matériau malléable à merci et texte autonome, qui aurait son existence propre en dehors de toute représentation. Le contexte québécois incite particulièrement les auteurs dramatiques à penser leur texte en fonction d’un horizon scénique souvent proche et concret. Le Centre d’essai des auteurs dramatiques qui les accompagne dans l’écriture leur propose plusieurs étapes dans lesquelles le texte est confronté à un auditoire, des interprètes et des diffuseurs potentiels. Le fonctionnement de l’édition théâtrale y est aussi pensé dans l’idée selon laquelle un texte est édité dans le cadre de sa première création à la scène. La contrainte principale de l’écriture dramatique est donc souvent celle d’une production scénique du texte. L’exemple du projet de La Cellule, devenu le texte et le spectacle L’Enclos de l’éléphant, montre bien les défis d’une écriture de commande en rapport avec un projet scénique particulier pensé en amont de l’écriture d’un auteur par une compagnie et son metteur en scène. L’écriture dramatique peut alors être confrontée à l’abstraction d’un projet scénique, motivation extérieure à l’univers propre d’un auteur et à ses influences. Pour L’Enclos de l’éléphant, Étienne Lepage a dû substituer petit à petit à l’idée d’un texte annexé à un projet qui devait porter sur les notions abstraites et imposées de l’insécurité et la responsabilité individuelle, sa propre dramaturgie, une dramaturgie fondée sur le motif de l’intrusion (une dramaturgie textuelle qui ouvre sur des scènes possibles en dehors de la scène concrète inventée par Bélanger et Fabre). Cette écriture de contrainte et son émancipation interrogent aussi la possibilité de dissocier un texte dramatique de commande de sa première mise en scène. Si le texte de Lepage a été rapidement traduit en plusieurs langues et monté 179
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par exemple en Grèce dans une mise en scène tout à fait différente de celle du Théâtre du Grand Jour, il semble qu’un théâtre en Russie serait intéressé par le texte dans sa mise en scène par Sylvain Bélanger, ce qui questionne fortement l’idée de scènes possibles ouvertes par un texte dramatique autonome. Par ailleurs, on constate que l’écriture de commande, en particulier en lien avec un lieu concret, intéresse de plus en plus d’artistes. Robert Lepage, qui a largement contribué au rayonnement international du théâtre québécois et se définit depuis toujours comme un écrivain de plateau, vient d’ailleurs de se lancer dans la réalisation d’un projet à long terme d’écriture d’un cycle de textes destiné à lieux particuliers : les théâtres circulaires d’Europe. Le projet « théâtres 360 » réunit en effet des scènes circulaires d’Europe qui désirent promouvoir la singularité de leurs plateaux et ont donc passé commande à des auteurs pour les mettre en valeur : Robert Lepage donc, mais aussi Joël Pommerat. Il s’agit alors de produire un spectacle dans lequel le texte est mis au service d’un lieu et de ses possibilités spectaculaires. Le premier volet de ce cycle écrit et mis en scène par Robert Lepage, Jeux de cartes : As de pique, prend pour sujet et décor principal la ville-spectacle par excellence, Las Vegas, et le spectacle s’affirme clairement comme une expérience de spectateur, peut-être au détriment d’un texte qui est soumis au mandat du projet : la spectacularisation d’une scène circulaire. Mais la contrainte peut être aussi vécue comme féconde. Étienne Lepage lui-même met en avant l’intérêt d’une écriture guidée, notamment par un coach, phénomène très répandu au Québec et encore assez peu en France par exemple. Il y voit la possibilité pour un auteur de sortir de lui-même pour expérimenter de nouveaux territoires d’écriture, tout en conservant son identité propre : Il n’y a pas de gêne. Quand j’écrivais Histoire pour faire des cauchemars, mon coach Louis-Dominique Lavigne m’a dit de réécrire en ayant lu tout un recueil de Jacques Prévert et en écrivant comme lui. C’est une idée oulipienne qui n’a rien à voir avec mes affaires. Mais si tu es capable d’être ouvert avec ce genre d’idée là, c’est super. Pour moi, c’est un de mes textes qui ressemble le moins aux autres. Il s’agit d’une poésie propre et cruelle à la fois, dans un genre impossible. Ce genre d’idée, c’est difficile d’y croire parce que ça paraît mécanique. Sauf que souvent, quand tu fais l’archéologie de ton travail sur une pièce, tu retrouves des étapes de contraintes comme celle-là. Il faut juste que tu les voies. Mais tu ne peux pas juste te mettre des contraintes, il faut du feeling, il faut habiter ces contraintes.13
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Entrevue réalisée avec Étienne Lepage le 18 avril 2012 à Montréal.
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En outre, Étienne Lepage vient récemment d’expérimenter une écriture collaborative, cette fois interdisciplinaire, puisqu’il vient de créer avec le chorégraphe Frédérick Gravel au Festival TransAmériques en juin 2013 le spectacle Ainsi parlait… qui met en scène quatre performers, des acteurs qui ont eu des expériences de danseurs. Cette fois, c’est lui qui est allé voir Frédérick Gravel après avoir vu son spectacle Tout se pète la gueule, chérie14 et dans lequel il avait la sensation que ses textes auraient pu s’insérer. C’est ainsi qu’ils ont proposé un projet pour entamer un laboratoire de création ensemble à base de texte et de mouvement. Lepage a écrit alors au plus près du plateau en proposant des textes en amont des séances de travail et, à l’inverse, en écrivant à partir de séances en scène. Les acteurs, et en particulier Daniel Parent, ont largement contribué aussi à l’écriture du texte en n’hésitant pas à le considérer comme une matière modelable. Dans cette dynamique d’allers-retours entre scène et écriture, le texte quitte la soumission à des contraintes pragmatiques (un mandat à remplir, une scène concrète) pour redevenir le lieu de multiples possibles scéniques qui habitent les contraintes.
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Ce spectacle a été créé en juin 2010 au Festival TransAmériques. Frédérick Gravel y traite du désespoir de l’homme américain contemporain. Le spectacle se présente sous la forme d’une suite de numéros chorégraphiques accompagnés d’une musique live qui joue sur la déconstruction, l’agression et qui est interprété par le musicien Stéphane Boucher. Les interprètes sont Frédérick Gravel lui-même, Nicolas Cantin, un danseur performer français et Dave Saint-Pierre, un danseur et chorégraphe internationalement reconnu pour ses spectacles saisissants et trash dans lesquels il met en scène des types de corps que l’on voit rarement sur les scènes de la danse contemporaine.
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Troisième partie Réunir des corps au théâtre
L’École des Spectateurs de Buenos Aires (2011-2013) Un laboratoire d’(auto)perception théâtrale Jorge Dubatti Université de Buenos Aires
On peut former le public, je dis bien : le public, et non le peuple. On peut le former ; en effet, j’ai vu autrefois siffler Debussy et Ravel, puis j’ai assisté au triomphe que faisait un public populaire à ces mêmes œuvres. Ces auteurs ont été imposés par le critère d’une autorité supérieure à celle du public courant : ainsi Wedeking en Allemagne, Pirandello en Italie, et tant d’autres. C’est ce qu’il faut faire pour le bien du théâtre, pour sauvegarder la gloire et la dignité sociales des interprètes. Federico García Lorca, « Causerie sur le théâtre »1
Au cours des dernières années, on a assisté à la reconsidération du théâtre comme un événement. Le théâtre, c’est quelque chose qui a lieu et dans ce quelque chose, se construit du sens. Il ne s’agit pas d’un événement de langage et de communication. La base de l’événement théâtral est la structure ancestrale de la réunion, la cérémonie2 , le phénomène humain de la culture vivante qui produit une zone singulière d’expérience et de subjectivité collective. Au théâtre, carrefour de l’espace et du temps, se réunissent les artistes, les techniciens et les spectateurs. Personne ne va au théâtre pour être seul. La réunion théâtrale consiste à vivre avec les autres, sentir, regarder, interagir, échanger avec les autres. C’est une réunion de corps présent, irréductiblement auratique, territoriale et éphémère, qui ne se laisse pas pénétrer technologiquement 1
Garcia Lorca, F., Œuvres complètes II, Paris, Seuil, 1990, p. 877. La traduction du terme « convivio » pose problème car il n’y a pas de terme en français qui puisse signifier cette idée de l’« événement vécu ensemble ». Nous avons toutefois opté pour le terme « cérémonie » qui à notre avis, s’en rapproche le plus car c’est celui qui a été choisi dans la traduction française de l’ouvrage de Hans-Thies Lehmann, Le théâtre postdramatique : « [La cérémonie] adhère au théâtre comme événement social – par ses racines religieuses et culturelles, devenues entre-temps le plus souvent inconscientes. », Hans-Thies Lehmann, Le théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, p. 106.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
par la télévision, la radio, le cinéma, le réseau digital ou quelque autre mécanisme de soustraction du corps présent ; sinon elle meurt et devient un autre type d’événement. Au théâtre on ne peut faire abstraction de la présence des corps vivants de l’artiste, du technicien et du spectateur. Aucune machine ne peut happer ni capturer le théâtre, de la même façon que l’on ne peut arrêter le temps. Par conséquent s’il n’y a pas de spectateurs, il n’y a pas de théâtre. Avec la Sémiotique et la Théorie de la Réception, on a assisté à une valorisation de la présence et du rôle du spectateur dans l’événement théâtral : le spectateur est devenu un co-créateur. Alfredo Alcón, qui le sait bien, l’a dit au cours d’une rencontre à l’École des Spectateurs de Buenos Aires : « Le théâtre se fait entre ceux qui sont sur la scène et ceux qui sont en bas. Si le cerf-volant s’envole, si la communion a lieu, c’est parce que cela se fait à deux, l’acteur ne peut la provoquer seul, sans le spectateur »3. On sait que le mot « théâtre » vient du grec et signifie « celui qui voit ». Cependant, le spectateur ne se limite pas à « regarder » ; il ne se résigne pas non plus à la passivité car il accepte qu’il lui manque la force et le talent nécessaires pour monter sur scène. Dans son ouvrage En busca del actor y del espectador. Comprender el teatro II, le spécialiste de théâtre Marcos De Marinis rejoint Alcón sur ce point : « De la même manière que l’on ne peut considérer le lecteur comme un écrivain raté, le spectateur n’est pas un acteur raté mais l’un des deux protagonistes »4. Heureusement, le spectateur est devenu aujourd’hui le lieu par excellence à partir duquel est désormais repensé et redéfini le théâtre. Le spectateur est aujourd’hui un laboratoire d’(auto)perception théâtrale.
Cérémonies exceptionnelles Ce qui fait l’importance et la singularité du théâtre actuel de Buenos Aires, ce n’est pas seulement la qualité artistique de ses artistes. C’est aussi son atmosphère cérémoniale unique, à la fois chaleureuse, passionnée et active, qui surprend toujours les étrangers habitués à des comportements différents de la part des spectateurs dans les autres capitales du monde. Le public de Buenos Aires est passionné et lui-même est d’ailleurs un spectacle. En outre, les spectateurs remplissent aujourd’hui une fonction essentielle dans le développement et la diffusion du théâtre ainsi que 3
Notre traduction : « El teatro se hace entre los que están abajo y los que están arriba del escenario. Si el barrilete vuela, si se produce el hecho de comunión, es porque se hizo de a dos, no lo puede hacer solamente el actor sin el público. » 4 Notre traduction : « El espectador no es un actor fracasado sino uno de los dos protagonistas de la relación teatral, de la misma manera en que no se puede evidentemente considerar al lector como un escritor fracasado. »
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L’École des Spectateurs de Buenos Aires (2011-2013)
dans la production de la pensée critique. Ce sur quoi repose le théâtre de Buenos Aires, ce n’est ni la presse ni la publicité, c’est le « bouche à oreille » : cette institution orale qui consiste à recommander directement un spectacle à un autre spectateur et qui ne fait que s’amplifier en raison de l’appauvrissement de la critique professionnelle dans les médias de masse. Aussi invasive que soit la publicité, aussi élogieuses que soient les critiques professionnelles, si le spectacle ne plaît pas aux spectateurs, la salle se videra très vite. Ou à l’inverse : beaucoup de spectacles indépendants n’ayant pas fait l’objet de commentaires dans les médias, font salle comble. D’autres, quel que soit le circuit auquel ils appartiennent (officiel, commercial, indépendant), fustigés par la critique, se maintiennent à l’affiche. C’est ça l’effet du « bouche à oreille » : un réseau dense qui œuvre de façon imperceptible grâce à des « tu ne dois pas rater ça », « vas-y parce que c’est super », « moi j’ai adoré », « n’y vas pas », ou encore « je me suis ennuyé à cent sous de l’heure ». Autant d’expressions sincères, désintéressées et utiles car dites en toute confiance aux amis, membres de la famille, connaissances et étrangers au détour de la conversation. Le bouche à oreille est ainsi devenu l’institution critique la plus puissante de Buenos Aires.
Mystère Qui est le spectateur ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre car il se caractérise par son imprévisibilité et son inaccessibilité. Les enquêtes socio sémiotiques, les études de marché, la connaissance que donne l’expérience acquise dans le champ théâtral depuis des années, ne suffisent pas à lever le mystère entourant le mode de fonctionnement du public. Alfredo Alcón a réfléchi sur les spectateurs dans la réunion précédemment mentionnée : « Il y a des jours où j’ai l’impression de ne pas savoir pourquoi les gens sont allés au théâtre hier. Il y a des spectacles où les spectateurs se rendent sans avoir envie, semble-t-il, de participer. Ce sont des jours où le public reste de marbre. On a coutume de dire « Son de (Saulo) Benavente », ce qui signifie « les spectateurs sont venus pour faire tapisserie »5. Et il a ajouté : « je suis follement tenté, chaque fois que le public est comme ça, de me placer sous les feux de la rampe et de me couper les veines. Je suis sûre qu’il resterait impassible. Ces nuits-là, il n’y a rien à faire… de même que d’autres jours, le public rit pour la moindre bêtise. Cet état communion est si difficile à obtenir »6. 5
Notre traduction : « Hay días que uno tiene la impresión de que no sabe para qué fueron al teatro esa noche. Hay funciones en que parece que se juntan los que no tienen ganas de jugar. Hay días que el público está pintado. Solemos decir: “Son de (Saulo) Benavente”, es decir, están dibujados, son de decorado. » 6 Notre traduction : « Tengo la fantasía de, alguna vez que el público está así, adelantarme hasta candilejas y con una gillette cortarme las venas. Estoy seguro
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Dans l’expérience collective théâtrale, le spectateur est compagnon (du latin, cum panis, celui qui partage le pain), d’où l’importance de sa bienveillance et de sa disponibilité. Mais le plus mystérieux est, sans nul doute, ce qui se passe en lui : comment envisage-t-il les spectacles ? par quoi est-il stimulé ? Se laisset-il conduire, ou non, par ce que l’œuvre propose ? pourquoi s’ennuie-til ? pourquoi rit-il ? de quoi se souvient-il ?, et que fait-il des spectacles une fois qu’ils sont terminés ? August Strindberg a fait part de son intérêt pour le public dans le prologue de sa pièce Mademoiselle Julie en 1888 : Chaque événement de la vie – et c’est une découverte passablement nouvelle – est suscité habituellement par toute une série de motifs plus ou moins rofonds mais le spectateur choisit d’habitude ce qui, selon son opinion, est le plus facile à comprendre ou, pour l’honneur de sa faculté de jugement, le plus avantageux. Voici comment l’on commet un suicide ! Mauvaises affaires ! dira le bourgeois – Amour malheureux ! diront les femmes. – Maladie physique ! dira le malade. – Espoirs brisés ! dira le naufragé. Or il peut se faire que la cause se trouve partout, ou nulle part, et que le défunt ait caché le motif fondamental en en avançant un tout autre susceptible de jeter une meilleure lumière sur sa mémoire !7
Strindberg a rapidement abandonné l’idée de pouvoir orienter le spectateur vers un seul chemin de réception possible. Car le spectateur fait, avec les spectacles, ce qu’il veut (en matière de subjectivité), et ce qu’il peut (en matière de formation).
École des Spectateurs Aujourd’hui, le spectateur de théâtre est conscient de la complexité et de la richesse qu’a atteintes le théâtre contemporain. Il est curieux, inquiet, avide de nouveauté, d’information et de clés d’interprétation. Il sait, comme l’a affirmé Theodor Adorno dans sa Théorie esthétique, qu’il « est devenu évident que tout ce qui concerne l’art, tant en luimême que dans sa relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l’existence »8, et qu’en matière théâtrale, chaque poétique, chaque technique, chaque artiste, chaque œuvre doit être compris et analysé avec des variables spécifiques. Il a fait sien le défi que lance Hamlet à Guildenstern à la scène II de l’acte III : jouer un air avec une petite flûte. Face au refus de Guildenstern, il se met d’ailleurs en colère :
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de que seguirían impávidos. Esas noches no hay manera… Así como otros días el público se ríe de cualquier mínima monería. Es tan difícil esa comunión. » Strindberg, A., Mademoiselle Julie, le Pélican, présentation et traduction inédite par Régis Boyer, Paris, Flammarion, 1997, p. 58. A dorno, T., Théorie esthéthique, Paris, Klincksieck, 2011, p. 15.
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Hamlet. « Eh bien, vous voyez alors, pour quelle pauvre chose vous me prenez ! Vous voulez jouer de moi comme d’un instrument, vous voulez avoir l’air de connaître mes trous, vous voulez arracher le cœur de mon mystère, vous voulez tirer de moi tous les sons, depuis la note la plus basse jusqu’au sommet de mon registre ; et bien qu’il y ait beaucoup de musique, une voix merveilleuse, dans ce flûteau, vous êtes incapable de le faire parler. Tudieu ! pensez-vous que l’on joue plus aisément de moi que d’un pipeau ? » (acte III, scène 2)9
Le spectateur sent que chaque artiste renouvelle en lui le dilemme shakespearien au travers d’une question radicale : crois-tu que tu es préparé pour faire vibrer l’âme de mon théâtre ? ou comme l’a signalé Federico García Lorca dans « En hommage à Lola Membrives » : « Le théâtre doit être supérieur au public et non inférieur, comme il l’est beaucoup trop fréquemment »10. Le spectateur actuel est franchement polythéiste, ouvert et collaborateur. Mais surtout il est conscient que pour accéder à ces clés d’interprétation, il faut étudier, lire, connaître. Car ce n’est pas la même chose d’aborder une performance politique, un texte de Calderón de la Barca ni même un retable de marionnettes. Signe de ce besoin est la création de l’École des Spectateurs de Buenos Aires, fondée en 2001 : elle compte actuellement 340 élèves et son influence s’étend jusqu’aux villes de Córdoba, Rosario, Neuquén, Mar del Plata, Bahía blanca. En suivant le modèle de l’École de Spectateurs de Buenos Aires, des espaces similaires ont vu le jour à Mexico en 2004, Montevideo en 2006, La Paz et Porto Alegre en 2012 : ces écoles ont toutes des connexions entre elles. L’attitude studieuse du spectateur remplace le théâtre de plaisir par un théâtre de jouissance, en accord avec les termes de Roland Barthes appliquée à la littérature : Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (…), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage.11
Le théâtre de jouissance implique de l’effort, du désir, des acquis et une recherche permanente, et surtout la nécessité d’élaborer des outils critiques d’analyse et d’évaluation des spectacles. Le nouveau spectateur le sait : il a des critères et des arguments. Et un spectateur qui valorise 9
Shakespeare, W., Œuvres complètes, Paris, Laffont, 1995, p. 975. Garcia Lorca, F., op. cit., p. 861. 11 Barthes, R., Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 26.
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le théâtre de cette manière est un trésor culturel dans n’importe quelle partie du monde. L’École des Spectateurs de Buenos Aires (Escuela de Espectadores de Buenos Aires – EEBA) est un espace d’étude, d’analyse et de discussion sur les spectacles dramatiques à l’affiche dans la ville dans lequel participent, à l’heure actuelle, trois cent quarante étudiants. L’activité est annuelle (de mars à décembre) et a déjà, derrière elle, trois ans de travail interrompu. Les membres de l’École assistent à une série de spectacles, choisis au préalable, issus de différents circuits du théâtre de Buenos Aires (officiel, indépendant, commercial, international, provincial). Ensuite, ils les analysent, encadrés de notre expertise, face à d’autres spectateurs et des praticiens créateurs du spectacle analysé. Le champ de spectacles concernés englobe l’ensemble de la théâtralité poétique : théâtre, danse, opéra, récit oral, cirque, théâtre de rue, marionnettes, performances,… La richesse de l’activité théâtrale de Buenos Aires exigeait l’existence d’un tel espace de ce type. Le nom « École de Spectateurs » rend hommage à la critique française de théâtre Anne Ubersfeld puisqu’il est tiré du titre de l’un de ses grands livres. La EEBA se propose de fournir, à ses membres, les outils nécessaires pour renforcer la plaisir et la compréhension des spectacles avec profondeur et communicabilité. L’objectif est d’élargir et d’enrichir leur horizon culturel, émotionnel et intellectuel en tant que spectateurs et produire de la pensée critique, en accord avec l’observation de García Lorca présente dans l’épigraphe que inaugure ces lignes. Il ne s’agit pas de perdre une relation directe, empathique ou intuitive avec le théâtre, mais de l’enrichir avec des savoirs spécifiques et d’autres activités complémentaires de la connaissance théâtrale. Il s’agit aussi d’acquérir les éléments nécessaires pour argumenter et discuter sur les poétiques dans des cadres axiologiques. Le spectateur doit savoir évaluer et argumenter et pour cela il faut de l’information et des outils de jugement. La EEBA est destinée à tous les amateurs de théâtre : aucune formation préalable n’est demandée, il faut simplement avoir le désir de examiner, de discuter, d’étudier, d’interpréter, d’évaluer le théâtre qui se fait actuellement à Buenos Aires ou qui se joue sur ses planches. Viennent à la EEBA des personnes qui jouissent du théâtre en tant que simples spectateurs et d’autres qui sont professionnellement liées à l’activité scénique : acteurs, metteurs en scène, scénographes, critiques, historiens, administratifs.
Fondements Les raisons de la nécessité de l’existence de la EEBA constituent un ensemble de principes qui guident notre tâche et qui tendent vers la configuration et le renforcement d’une communauté herméneutique ouverte à la multiplicité : 190
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1. Valoriser la place du spectateur comme laboratoire de perception de la théâtralité, à la fois témoin et protagoniste de l’événement, co-créateur dans la poíesis réceptive. 2. Consolider l’institution de l’oralité, le bouche à oreille, et son complément, la nouvelle figure du spectateur-critique, qui constituent la source la plus importante de production de pensée critique théâtrale actuellement et qui maintiennent vivant le théâtre de Buenos Aires. 3. Considérer le théâtre comme un puits sans fond de savoir et de pensée, dont la compréhension nécessite une formation spécifique et dans des disciplines complémentaires, ainsi que de nombreuses heures d’étude et d’analyse, et l’accès à des corpus et des matériels d’archives. Face à la dé-définition du théâtre, l’importance du conceptuel et l’émergence de la dé-délimitation dans la formulation des poétiques des XXe et XXIe siècles, disposer d’information historique et de catégories intellectuelles précises pour la compréhension des événements théâtraux. 4. Sélectionner et s’orienter dans la diversité, à partir de critères d’évaluation élaborés de façon critique. 5. Accéder à la subjectivité des artistes dans un espace de rencontre et de dialogue en dehors de l’événement théâtral. 6. Faire de l’étude théâtrologique, non une matière supplémentaire d’éducation formelle – grilles à compléter, questionnaires, examens, monographies, etc. –, mais un réel espace de jouissance qui s’approprie le théâtre en tant que plaisir, loisir, dialogue, pensée, connaissances, méditation, questionnement et transformation de la réalité, et qui le dé-burocratise par rapport à d’autres cadres pédagogiques car il n’implique pas un parcours universitaire. 7. Aller régulièrement au théâtre et contribuer à l’histoire du présent. 8. Créer une espace de formation historique et théorique permanente, destiné à la rénovation de la théâtrologie argentine. 9. Distinguer les catégories et les pratiques du goût de celles qui relèvent de l’analyse et de l’argumentation. 10. Travailler dans la révélation d’un spectateur historique ou empirique à travers le dialogue, des interviews, des enquêtes, des statistiques, l’échange de témoignages et des autobiographies de spectateur. L’histoire de la EEBA a démarré il y a déjà onze ans, en mars 2001 dans le théâtre Liberarte et depuis 2003, elle occupe les locaux du Centre Culturel de la Cooperation Floreal Gorini. Entre 2001 et 2013 inclus, quatre cent cinquante spectacles ont été analysés et environ cinq cents 191
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praticiens de différentes disciplines – acteurs, danseurs, dramaturges, metteurs en scène, scénographes, éclairagistes, musiciens, conteurs, administratifs etc. – sont venus à l’École. Reconnue comme un espace de production de pensée critique et de formation, la EEBA a également reçu des spécialistes de théâtre de différents pays. L’école a réalisé en outre ses activités depuis 2003 dans le cadre de différents festivals, comme le Festival International de Buenos Aires, la Muestra Nacional de Teatro de México en San Luis Potosí et le Festival Cervantino de Azul. On peut aussi évoquer des interventions dans Tintas frescas (2004), coproduit par la France et l’Argentine. L’École s’est aussi rendue en prison, à Devoto et à Ezeiza. À la fin de l’année, en novembre, les spectateurs qui participent à l’EEBA font un bilan critique de ce qui a été vu et analysé pendant l’année et élisent les dix événements les plus importants de la saison. En décembre, au cours d’une cérémonie spéciale, les spectateurs distribuent aux primés les diplômes de la distinction : le Prix du Spectateur. Le prix est reconnu dans le monde théâtral de Buenos Aires pour son côté singulier : c’est l’unique distinction qui est décernée au théâtre argentin directement par le public à partir de ses propres critères de sélection. La EEBA tient les archives de ses actions, ses publications et études (voir la bibliographie) sur la poétique du théâtre argentin, structures conviviales et praxis des spectateurs. Traduction de Cécile Chantraine Braillon et Annick Louis
Bibliografía complementaria Dubatti, J., Filosofía del Teatro I. Convivio, experiencia, subjetividad, Buenos Aires, Atuel, 2007. –, Filosofía del Teatro II. Cuerpo poético y función ontológica, Buenos Aires, Atuel, 2010. –, La Escuela de Espectadores de Buenos Aires : historia y experiencias, Buenos Aires, Atuel, 2013.
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Carlos Rehermann vs Sandra Massera : donner corps au texte de théâtre Cécile Chantraine Braillon Université de Valenciennes – CECILLE EA4074 – Lille Nord de France
Cette étude a pour objet le travail de collaboration entre le dramaturge Carlos Rehermann (Montevideo, 1961) et la metteur en scène, Sandra Massera (Montevideo, 1959), à partir de l’analyse de la pièce Prometeo y la jarra de Pandora et sa représentation au théâtre du Galpón de Montevideo à la fin de l’année 2005. En nous basant sur différents éléments (captations vidéo, édition du texte de la pièce, interview) qui documentent aujourd’hui cette œuvre théâtrale, il s’agira de comprendre comment le travail de mise en scène est sciemment pensé comme une adaptation, un approfondissement, voire un prolongement du texte de théâtre pour que ce dernier puisse atteindre une véritable intensité dramatique. Architecte de formation, Carlos Rehermann est un écrivain et un journaliste célèbre en Uruguay : il présente, entre autres depuis quelques années, un programme de télévision dédié à la culture, intitulé La habitación china1, où il interview des personnalités reconnues des mondes intellectuel et artistique uruguayen. Il est l’auteur de plusieurs récits2 et de nombreuses pièces de théâtre3 dont la totalité a été mise en scène par Sandra Massera. Comme Carlos Rehermann, cette dernière est
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Émission hebdomadaire diffusée sur TV Ciudad (Montevideo, Uruguay). En tant qu’auteur de récits, il a publié Los días de l.a luz deshilachada (1991), El robo del cero Wharton (1995), El canto del pato (2000), Dodecamerón (2008), 180 (2010). Il a également écrit le texte des pièces : Conferencia del explorador (1992), Congreso de sexología (1999), Minotauros (2000), A la guerra en taxi (2002), Basura (2006), El examen (2008), Recto/verso (2010), Black Jack, el último juego de Florencio Sánchez (2013). Il a reçu plusieurs distinctions en Uruguay : en 2002, le Prix Florencio Sánchez du Meilleur Texte d’Auteur National pour A la guerra en taxi ; en 2008, le Prix National de Littérature et le Prix Cofonte pour El examen.
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dramaturge4 : elle est l’auteur d’une dizaine de pièces et a obtenu le prix Juan Carlos Onetti en 2013 pour son texte intitulé Hotel blanco5. Cependant, à l’heure actuelle, ce sont ses activités en tant qu’actrice et metteur en scène (elle est diplômée depuis 1984 de l’Escuela Multidisciplinaria de Arte Dramático)6 qui, curieusement, sont principalement connues en Uruguay. La collaboration théâtrale entre Carlos Rehermann et Sandra Massera remonte environ aux années 1990, à partir notamment de la fondation de la compagnie indépendante, le Teatro del Umbral, que la metteur en scène crée en 1998. Le Teatro del Umbral se veut, comme l’indique le site internet de la compagnie, le fruit d’une réflexion et de recherche sur les pratiques théâtrale et scénique, qui intègre à la fois des dramaturges, des scénographes et différents praticiens de théâtre. L’accent est mis, d’une part, sur le choix de textes à « haute portée symbolique » qui sous-tendent un travail de mise en scène important et, d’autre part, sur le refus d’une méthode unique de travail, donc sur le renouvellement systématique des pratiques scéniques pour chaque nouvelle création dramatique7. Cette initiative conjointe a débouché sur la représentation d’une dizaine de spectacles environ, dont certains ont fait l’objet de tournées en province et à l’étranger. La collaboration entre Carlos Rehermann et Sandra Massera, constitue ainsi l’une des figures de proue du renouveau dramatique de la post-dictature en Uruguay, aux côtés de personnalités tout aussi reconnues dans le pays et à l’étranger tels que Mariana
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Sandra Massera est l’auteur de El castigo, las muertes de Yan Zi (2003), La prueba del vaso de agua (2003), La mujer copiada (2006), No digas nada, nena (2008), Locas (2009), Un muñeco sin cara (2010), 1975 (2010), Futuro perfecto (2011), Los fantasmas de la calle Obes (2011), Hotel Blanco (2013). 5 Ce prix lui donne l’opportunité de mettre en scène et représenter le texte Hotel Blanco au théâtre Solis de Montevideo, dans la salle Zavala Muniz, à partir du mois de septembre 2014. 6 Sandra Massera enseigne d’ailleurs à la EMAD, école fondée en 1949 par la metteur en scène catalane Margarita Xirgu, amie et collaboratrice de Federico García Lorca. 7 Site internet du Teatro del Umbral : www.bibliotecah.org.uy/teatro/, consulté le 13 décembre 2013.
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Carlos Rehermann vs Sandra Massera : donner corps au texte de théâtre
Percovich8, Roberto Suárez9, Sergio Blanco10 et Gabriel Calderón11 entre autres. La collaboration entre les deux artistes est ouvertement revendiquée par le dramaturge et la metteur en scène. La publication de Prometeo y la jarra de Pandora aux éditions Artefacto12 combinant à la fois le texte de Carlos Rehermann et les notes de mise en scène et de direction d’acteurs de Sandra Massera est révélatrice de cette association créative. Il faut préciser par ailleurs que Carlos Rehermann a participé, en amont, à la conception de ce livre, à la demande de Martín Fernández13, directeur de la maison d’édition, qui souhaitait se lancer dans la publication de textes de théâtre : Moi je lui ai donné mon avis : ce serait un échec financier. Mais il y avait une possibilité de créer une valeur ajoutée qui pourrait susciter l’intérêt des 8
Mariana Percovich (Montevideo, 1963) est metteur en scène et dramaturge (notamment Te casarás en América, 1995 ; Yocasta, una tragedia, 2003 ; Pentesilea, 2011). Elle fait partie de la compagnie Complot avec Gabriel Calderón et Sergio Blanco entre autres. Elle enseigne à la Escuela Multidisciplinaria de Arte Dramático de Montevideo : elle en est la directrice depuis 2012 pour la seconde fois. 9 Roberto Suárez est un acteur, metteur en scène et dramaturge uruguayen. Depuis sa première pièce, Las fuentes del abismo (1992) jusqu’à la dernière qui a fait l’objet d’une tournée internationale, Bienvenido a casa (2013), Roberto Suárez a écrit et dirigé environ une dizaine de spectacles dont il est l’auteur. 10 Sergio Blanco (Montevideo, 1971) est dramaturge et metteur en scène. Il a obtenu en 1993 le prix uruguayen Florencio Sánchez de la révélation théâtrale, ce qui lui a permis de venir étudier la mise en France où il demeure définitivement depuis 1998. Il est l’auteur d’une dizaine de pièces de théâtre depuis La Vigilia de los Aceros o la Discordia de los Labdácidas (1998) jusqu’à Tebas land (2013). En mars 2013 il est nommé Directeur Artistique du projet européen Crossing Stages, projet à l’initiative de l’Université Charles III de Madrid qui réunit différents départements de recherche sur la théorie et la production théâtrales de plusieurs universités européennes (Cf. , site consulté le 15 mai 2014). Il fait partie de la compagnie Complot avec Gabriel Calderón et Mariana Percovich entre autres. 11 Gabriel Calderón (Montevideo, 1982) est dramaturge et metteur en scène. Il est l’auteur d’une quinzaine de drames depuis Mi muñequita, la farsa (2000), pièce qui est notamment restée trois ans à l’affiche en Uruguay et qui l’a fait connaître auprès d’un large public. Il est l’un des fondateurs de la compagnie Complot dont sont membres Mariana Percovich et Sergio Blanco et dirige l’Institut National d’Arts de la Scène à Montevideo (INAE/Instituto Nacional de Artes Escénicas). Depuis 2004, il a été le lauréat de plusieurs bourses pour réaliser, entre autres, des résidences à l’étranger, comme au théâtre des Quartiers d’Ivry en 2013. 12 Mirza, R. (ed.), Rehermann Carlos, Prometeo y la jarra de Pandora, Notas de Dirección y Puesta en escena de Sandra Massera, Montevideo, Artefacto, 2006, 63 p. 13 Martín Fernández est un poète uruguayen. En 2005, il a créé en les éditions Artefacto, aujourd’hui disparues. Il est maintenant à la tête des éditions uruguayennes, Hum et Estuario, ainsi que de la librairie Lautréamont à Montevideo.
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centaines d’étudiants en théâtre, qui n’achèteraient jamais un texte d’auteur uruguayen sauf si ce texte était accompagné des commentaires des metteurs en scène. J’avais vu les journaux de mise en scène et carnets de notes que Sandra tenait lors de ses répétitions et il me semblait qu’il était intéressant de superposer les deux textes. Je me souviens lui avoir dit, en outre, qu’il devait lancer une collection de quelques dramaturges et metteurs en scène simultanément, comme pour inciter à acheter l’ensemble.14
Selon Carlos Rehermann, ce type d’édition ne pouvait être rentable et susciter l’intérêt de lecteurs potentiels que si le texte de l’auteur était publié avec les notes de mise en scène. Le livre qui a vu le jour par la suite va en réalité au-delà du projet initial : il s’agit d’un petit ouvrage agrémenté de plusieurs éléments qui permettent de se faire une idée de ce qu’ont pu être la genèse de l’œuvre, les réflexions qui en sont à l’origine et le travail de mise en scène. Le texte est ainsi agrémenté d’une triple préface composée, premièrement, d’une réflexion de Carlos Rehermann sur le mythe antique de Prométhée, puis d’une description de Sandra Massera des répétitions et des éléments de direction et, enfin, d’une introduction à l’œuvre et à la pièce de Carlos Rehermann faite par le critique et spécialiste de théâtre uruguayen Roger Mirza15, coordinateur de l’ouvrage. On y trouve également un apparat iconographique composé de trois photos, de différentes esquisses ou de schémas de scénographie et d’éclairage ainsi que des dessins des costumes des personnages. Auteur et metteur en scène ont ainsi délibérément choisi, dans le cadre de ce projet éditorial, de reconstituer à la fois les éléments et les étapes qui ont contribué à construire l’image du texte qu’ils avaient envisagée pour la scène. L’ouvrage publié aux éditions Artefacto a donc moins l’ambition de recréer au plus près ce qu’a pu être la représentation de la pièce – puisqu’elle est de toute façon éphémère – que de documenter 14
Nous traduisons : « Yo le di mi opinión : un fracaso económico. Pero había una posibilidad de valor agregado, que podría generar interés entre los centenares de estudiantes de teatro, que jamás comprarían un texto de autor nacional, pero sí un texto de autor nacional con comentarios de los directores. Yo había visto los diarios de dirección y los cuadernos de notas que Sandra producía para sus trabajos de dirección y me parecía que sería muy interesante superponer los dos textos. Recuerdo que le dije, además, que debía lanzar una colección de algunos dramaturgos y directores simultáneamente, como para incitar a la compra del paquete. », ibid. 15 Roger Mirza est critique et spécialiste de théâtre. Il a écrit de nombreux articles dans la presse uruguayenne et des revues spécialisées internationales. Il est l’auteur de La escena bajo vigilancia. Teatro, dictadura, resistencia. Un microsistema emergente durante la dictadura en Uruguay (Montevideo, Banda oriental, 2007). Il a également dirigé des ouvrages collectifs ou des anthologies tels que Territorios y fronteras en la escena iberoamericana (Montevideo, UDELAR, 2012), Teatro uruguayo contemporáneo, antología (Madrid, Fondo de Cultura Económica, 1992). Il enseigne la théorie théâtrale, l’histoire du théâtre et la méthodologie de la recherche à la Faculté de Sciences Humaines de Montevideo (UDELAR, Université de la République).
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de façon précise la façon dont l’œuvre représentée a vu le jour. En ce sens, ce projet éditorial constituait une initiative avant-gardiste pour la documentation de l’œuvre théâtrale : « Ce n’est pas une reconstruction des mises en scène ni des spectacles, mais un nouvel objet théâtral qui, nous l’espérons, contribuera au renouvellement constant de la mémoire de notre culture. »16 S’il ne fait donc pas de doute que la paternité de l’œuvre revient à Carlos Rehermann – elle est d’ailleurs soulignée par une prédominance typographique dans la partie supérieure de la couverture de l’ouvrage –, l’autorité du travail de la metteur en scène est aussi publiquement reconnue puisque son nom est immédiatement cité après celui du dramaturge et de son œuvre. Il s’agit ainsi de souligner que l’œuvre représentée est souvent issue d’un processus de création double, voire pluriel, qui, comme le précise la théoricienne Anne Ubersfeld, naît d’un « texte troué »17 composé par le dramaturge, ou encore insuffisant pour être joué, auquel vient se greffer le travail du praticien pour faciliter son adaptation à la scène. Avoir choisi d’énoncer, sous forme textuelle, l’action menée par Sandra Massera18 sur le texte de l’auteur est, bien sûr, une reconnaissance de l’importance du travail du praticien dans la genèse de l’œuvre théâtrale ; c’est aussi une façon de donner à voir le déroulement et la forme de ce dernier. Les quelques notes de mise en scène apparaissent ainsi dans la marge, à la droite du texte de théâtre, dans de petits encadrés, laissant ainsi entendre que la démarche de Sandra Massera est postérieure, et non simultanée, à l’écriture de Carlos Rehermann, ce que tous deux ont d’ailleurs confirmé19. Son action n’est pas non plus linéaire : elle vient en quelque sorte se greffer à des moments précis où le texte a, semble-t-il, besoin d’être « adapté » ou « ajusté » à la scène, là où le dramaturge n’aurait peut-être pas suffisamment pensé son texte en vue de sa représentation. L’action du praticien est donc ici clairement postulée comme une tâche de médiation entre le texte initialement produit par le dramaturge et le public qui va découvrir la pièce représentée. Le choix typographique,
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Texte au bas du dos de la couverture, nous traduisons : « No es una reconstrucción de las puestas en escena ni de los espectáculos, sino un nuevo objeto textual que esperamos contribuya en la elaboración siempre renovada de la memoria de nuestra cultura. », ibid. 17 Ubersfeld, A., Lire le théâtre III, L’école du spectateur, Paris, Belin, p. 10. 18 Ce n’est bien sûr pas toujours le cas : certains metteurs en scène ne formulent pas toujours de façon écrite leur travail et ne rédigent pas systématiquement leurs notes. 19 Lors de l’interview conjointe de Carlos Rehermann et Sandra Massera le 21 avril 2014 à Montevideo.
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suggéré à la maison d’édition par Rehermann 20, va d’ailleurs en ce sens : le texte du dramaturge est transcrit dans une police reproduisant des caractères d’imprimerie tandis que le travail de Sandra Massera est exprimé à l’aide d’une police imitant l’écriture manuscrite. Le texte de théâtre serait donc le point de départ du drame, mais encore conceptuel, que la mise en scène s’efforcerait de vulgariser ou de « donner à voir », si l’on se réfère au sens étymologique du mot « théâtre ». Le travail de direction des acteurs a notamment pour but de vérifier que certaines répliques soient assez percutantes ou explicites une fois déclamées sur scène. C’est par exemple le cas, à la fin de la scène 6, pour une phrase (prononcée par le personnage de Tirésias) qui n’avait sans doute pas un impact suffisant à l’oral : demande a donc été faite au dramaturge de la réécrire21. Certaines didascalies dans la scène 6 ont également été retravaillées par la metteur en scène22. Dans certains cas, on pourrait même parler d’effets de traduction, à nouveau au sens étymologique du terme, c’est-à-dire d’un déplacement de l’intention de l’auteur, depuis sa forme écrite vers sa forme représentée : ainsi, la bêtise d’Épiméthée est, en quelque sorte, imagée sur scène par l’endormissement incongru du personnage à la scène 323. Par ailleurs, bien que la dimension parodique de la pièce écrite par Carlos Rehermann soit manifeste dans son texte, à travers le ton décalé des personnages ou l’allusion explicite aux autres réécritures du mythe de Prométhée24, c’est grâce au travail de mise en scène que le potentiel comique du texte théâtral s’impose véritablement. On peut le constater dans cet échange de répliques entre Pandore et Épiméthée : Épiméthée Zeus avait bien dit que les attributs d’Hermès ne seraient pas à mon goût… Pandore Quels attributs ? Épiméthée Les tiens. La beauté d’Aphrodite, le courage d’Athéna, l’habileté d’Hephaistos, mais aussi la malice, la curiosité malsaine, l’imprudence, des cadeaux d’Hermès.
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Interview de Carlos Rehermann, ibid. « Pedimos al autor que reescriba la última frase para explicitar más el contenido de la leyenda. Quedó así : “la historia será injusta con Pandora : la hará culpable de abrir la jarra y dejar libres los males que acosarán a los hombres”. », ibid., p. 58. 22 Ibid., p. 59. 23 Ibid., p. 38. 24 Ibid., p. 56-57. 21
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Pandore Et toi, je me demande bien qui t’a attribué la bêtise.25
Comme il est possible de le constater en visionnant la captation vidéo de la pièce26, la dimension comique nait de la combinaison entre le mime grossier que réalise l’acteur (Nelson González) jouant le rôle d’Épiméthée pour représenter chaque dieu cité dans la troisième réplique, et le ton sec employé par l’actrice (Lila García) dans sa réponse. La manière dont celui-ci interprète la réflexion de son personnage, bien que Pandore n’ait fait que formuler une interrogation rhétorique, est également source d’hilarité. Mettre en scène le texte de théâtre, c’est aussi donner vie sur scène aux mots du dramaturge. Dans le cas précis de Prometeo y la jarra de Pandora et de sa représentation, il s’agit véritablement d’incarner et de renforcer le sens de la pièce écrite par Carlos Rehermann, notamment par le biais de la matérialité et du mouvement des corps des acteurs. Ainsi, tandis que le texte de la pièce s’ouvre avec la disdascalie « Prometeo y Pandora, después del amor »27, ce qui laisse peu de place à l’imagination du lecteur pour imaginer l’union charnelle entre Prométhée et Pandore, l’agitation des deux acteurs sur scène, allongés et cachés sous un drap, mime leur relation sexuelle28. Cet instant de dévoilement/dissimulation a une signification double et simultanée : la mise en scène propose une mise en abyme de ce qu’est, au fond, le théâtre, un art paradoxal qui a le pouvoir de renvoyer à la fois vers lui-même en tant qu’art de la performance et vers l’imaginaire en tant que représentation mimétique29. Par ailleurs, le désir que suscite Pandore chez les deux titans est, certes, présent dans 25
Ibid., p. 46. Epimeteo Bien dijo Zeus que los dones de Hermes no serían de mi agrado. Pandora ¿Qué dones? Epimeteo Los tuyos. La belleza de Afrodita, la valentía de Atena, la habilidad de Hefesto, pero también la malicia, la curiosidad malsana, la imprudencia, regalos de Hermes. Pandora Me pregunto quién te ha regalado a ti la estupidez. 26 Séquence de la captation vidéo publiée par Carlos Rehermann et disponible sur Youtube : . 27 Ibid., p. 27. 28 Captation vidéo de la première scène que l’auteur, Carlos Rehermann m’a gracieusement autorisée à consulter. 29 Ubersfeld, A., op. cit., p. 37.
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le discours des personnages et dans les didascalies, mais c’est dans la représentation que Pandore acquiert un véritable « sex-appeal ». Sa présence, voulue comme « viscosa y densa »30 par la metteur en scène, est matérialisée par des mouvements sensuels et lents qui envoûtent les deux titans : à la scène 5, Épiméthée, hypnotisé par la voix lascive de Pandora et le geste circulaire qu’elle exécute avec sa main droite sur le bord de la jarre, est sur le point de lui avouer, malgré lui, ce qu’elle contient au travers d’un lent et niais « bueno »31. En outre, la description des personnages que fait Sandra Massera dans la préface, marque une volonté, clairement affichée, d’insister sur le trait de caractère principal de chaque personnage, presque jusqu’à la caricature. Prenons l’exemple des deux titans : le texte de Carlos Rehermann en dresse des portraits tout à fait complémentaires, à la fois dans la distribution de leurs rôles dans la création du monde (Prométhée donne un nom à chaque nouvel élément et Épiméthée lui confère un attribut) et dans la répartition équivalente de la parole dans certains de leurs dialogues. Il est d’ailleurs possible de le voir ici : Épiméthée Tu vois ce groupe, là-bas, d’oiseaux noirs ? Prométhée Oui. Épiméthée Ce sont des vautours. Prométhée Des vautours ? Épiméthée Ils mangent de la charogne. Prométhée Mais c’est dégoûtant ! Qu’as-tu fait, Épiméthée ? Épiméthée C’est que chaque attribut que je conférais posait problème. Prométhée Tu n’as pas pensé à utiliser un peu d’intelligence. Épiméthée Tu insinues que je suis idiot ? 30
Dans une note de mise en scène. Ibid., p. 27. Séquence de la captation vidéo publiée par Carlos Rehermann et disponible sur Youtube : .
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Prométhée Je veux dire que tu aurais pu donner un peu d’intelligence à certains, et pas seulement des muscles puissants, une force assassine ou le goût pour les cadavres ! Épiméthée Ah oui j’ai placé une énorme quantité d’intelligence… voyons voir… chez ceux-là. Tu vois ? Prométhée Où ça ? Ceux qui sont calmes là-bas ? Épiméthée Oui, les ânes. Il n’y a pas d’être plus intelligent dans toute la nature. Prométhée Mais on dirait des pierres, ils ne bougent pas, ils ne se reposent même pas. Pourquoi restent-ils immobiles sans rien faire ? Épiméthée Ils ont décidé que l’inaction est la forme supérieure de l’esprit.32 32 Traduit par nous : Epimeteo ¿Ves aquel grupo de pájaros negros? Prometeo Sí. Epimeteo Son buitres Prometeo ¿Buitres? Epimeteo Comen despojos Prometeo ¡Es asqueroso! ¿Qué has hecho, Epimeteo? Epimeteo ¡Es que cada cosa que otorgaba era un problema! Prometeo ¿No se te ocurrió usar la inteligencia? Epimeteo ¿Están insinuando que soy torpe? Prometeo ¡Me refiero a que podías haber otorgado inteligencia a algunos, y no sólo músculos sabrosos, fuerza asesina y gusto por los cadáveres! Epimeteo Ah eso. Sí : puse enormes cantidades de inteligencia en… a ver… en aquellos. ¿Ves?
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Les frères fonctionnent ainsi sur le modèle littéraire des doubles33 qui jouissent d’une complémentarité fraternelle, voire gémellaire d’une part, mais qui, d’autre part, finissent par s’affronter, l’un devenant progressivement le reflet déformé puis l’exact opposé de l’autre. C’est le cas d’Épiméthée qui, au fur et à mesure de l’intrigue, se distingue par sa bêtise puis par la fourberie tandis que Prométhée est l’incarnation de l’intelligence et de la spontanéité. La mise en scène de Sandra Massera s’inscrit donc parfaitement dans cette signification : le jeu des deux acteurs incarnant les titans insiste non seulement sur la complémentarité du couple fraternel à travers des costumes similaires34, leur proximité physique lors de leurs échanges verbaux35, la symétrie spéculaire de leurs mouvements36 mais aussi sur leur dissemblance grandissante au cours de l’intrigue traduite par l’air robuste et la voix grave adoptés par Marcel García pour jouer Prométhée et, à l’inverse, par l’air ahuri et benêt que prend Nelson González pour incarner Épiméthée. Car les apparences sont trompeuses et le masque de l’idiot, porté par Épiméthée, dissimule en réalité un double-jeu, voire un sur-jeu. Jusqu’à la fin de la pièce, les autres personnages ne soupçonnent pas – ni le public d’ailleurs – qu’il cache en réalité un obscur dessein : celui de s’approprier le corps de la femme pour en faire le réceptacle d’une nouvelle créature. À notre sens, il s’agit d’une des trouvailles de cette œuvre puisque, dans la continuité de la philosophie existencialiste, cette réécriture du mythe de Prométhée dénonce une loi binaire régissant le fonctionnement d’une société occidentale – dans laquelle se reconnaît la culture uruguayenne – marquée par la morale chrétienne, avec la valorisation du pauvre d’esprit, pourtant inapte à l’action opérante,
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Prometeo ¿Dónde? ¿Aquellos que están quietos? Epimeteo Sí : los asnos. No hay seres más inteligentes en toda la naturaleza. Prometeo Pero parecen piedras, no se mueven, ni siquiera descansan. ¿Por qué se quedan parados sin hacer nada? Epimeteo Concluyeron que la inacción es la fase superior del espíritu. Op. cit., p. 42-43. R ank, O., Dom Juan et le double, Paris, Payot, 1973. Voir la description de leurs personnages dans la préface de Sandra Massera. Ibid., p. 16-17. Séquence de la captation vidéo publiée par Carlos Rehermann et disponible sur Youtube : consultée le 13/12/2013. Voir les dix premières secondes dans la séquence suivante de la captation vidéo publiée par Carlos Rehermann et disponible sur Youtube : consultée le 13/12/2013.
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versus la diabolisation de l’être intelligent et malin, parce qu’il peut être générateur de subversion. Cette opposition duelle, marquée par le jeu à la fois complémentaire et contraire des deux acteurs, a toujours un fort retentissement dans le pays où les séquelles de la dictature sont encore bien palpables : pour la génération de Carlos Rehermann et Sandra Massera, qui a vécu sa jeunesse sous la tyrannie militaire, contrainte à une résistance à mots couverts, Prométhée incarne sans doute, au travers de son châtiment, la révolte populaire tuée dans l’œuf par la dictature. En ce sens, tel un mauvais tour de passe-passe, la lugubre chorégraphie que réalise Épiméthée autour de Pandore et de la jarre37, pour que ceux-ci fusionnent et que le ventre de la femme serve à recevoir une progéniture, peut être associée à l’ignoble stratagème mis en place par les militaires pour voler les enfants des militants séquestrés, puis assassinés, et les attribuer à des familles proches du régime. Prométhée, aussi intelligent et puissant semble-t-il, n’anticipe guère la tartufferie de son frère : aveuglé par son propre complexe de supériorité, il commet un flagrant péché d’hybris qui se manifeste à travers le classique procédé métathéâtral du personnage qui déborde de son statut fictionnel et se met à distribuer les rôles aux autres : Promethée Nous allons nous répartir le travail. Je me chargerai de donner un nom aux espèces et toi tu leur confèreras les attributs dont ils auront besoin. Ensuite je vérifierai que tout est en ordre.38
Épiméthée, hypocrite, ne conteste pas cette répartition des tâches, de toute évidence inégale. Seule Pandore s’étonne du fait qu’aucun rôle ne lui ait été assigné et que personne ne l’ait consultée, comme si elle n’existait pas. Elle ne comprend pas non plus « comment quelqu’un a pu avoir l’idée d’inventer les hommes et non les femmes »39, faisant ainsi allusion à sa propre création ultérieure à celle de Prométhée et d’Épiméthée. Elle constate ainsi qu’elle n’a d’autre choix que d’« attendre » et « improviser »40 37
Captation vidéo de la scène 7 non disponible sur internet, consultée grâce à Carlos Rehermann. 38 Nous traduisons : Prometeo Vamos a repartirnos las tareas. Yo me ocuparé de nombrar las especies, y tú de otorgarles los dones que necesiten. Después yo revisaré que todo esté en orden. Ibid., p. 34. 39 Ibid., p. 36. 40 Traduit par nous : Pandora Claro : ustedes organizan el mundo y yo tengo que esperar e ir improvisando. Ibid.
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son destin en fonction du monde que ces deux-là auront inventé : son personnage erre souvent dans un coin de la scène tandis que de l’autre, Prométhée et Épiméthée agissent et manigancent ensemble. Il y a donc clairement un déséquilibre des forces entre ce couple de titans, au pas lourd et aux bras costauds, et cette femme gracieuse. Un déséquilibre que renforce une opposition de couleurs : les frères sont tous deux vêtus de bleu tandis que Pandore est en rouge. En pêchant par orgueil, Prométhée commet ainsi une double erreur : celle de croire que son frère est un sombre idiot et que la femme n’a pas de rôle à jouer dans la création. Son aveuglement débouchera nécessairement, comme le lui prédit Tisérias, à la catastrophe finale signifiée par la monstruosité du monde (et du corps de Pandore enceinte) et son châtiment. Il s’est en effet pris pour l’unique auteur du monde, persuadé que les autres n’étaient que de vulgaires marionnettes dont il pourrait tirer les ficelles à sa guise : le jeu de Nelson González (Épiméthée) mime d’ailleurs les mouvements d’un pantin désarticulé41. Rappelons ici que la dimension métathéâtrale présente dans une œuvre – ou le classique parallèle baroque entre monde et théâtre – projette nécessairement une image de l’auteur et témoigne ainsi de la dramaturgie de son époque. Dans Prometeo y la jarra de Pandora, le personnage de Prométhée renvoie ainsi à son auteur mais à la façon du reflet inversé. Le portrait « en négatif » que la pièce brosse du dramaturge actuel est, à l’instar de l’image que prétend dépeindre l’ouvrage aux éditions Artefacto, celui d’un auteur qui, tout en étant l’origine même du drame, de par sa tâche primordiale d’écriture, se veut à l’écoute des praticiens de théâtre et conscient de leurs apports et de la plus-value de sens que leur travail donne à l’œuvre. La mise en scène est donc affirmée ici comme un prolongement possible de sa signification, et non comme une banale transposition matérielle du texte sur les planches au travers de la présence des corps des acteurs, d’un décor ou encore de choses. De toute façon, au théâtre, il n’y a jamais de choses : « il n’y a que des objets »42 comme le souligne Anne Ubersfeld puisque les choses sont, sur scène, nécessairement chargées de signification. Le jeu avec des objets est l’une des spécialités de Sandra Massera pour qui la jarre, dans Prometeo y la jarra de Pandora, acquiert véritablement le statut de
Les termes soulignés dans la citation en espagnol sont ceux repris dans la traduction en français. 41 Dans les bras de Prométhée lorsque ce dernier attribue les tâches à chacun. Cf. Séquence de la captation vidéo publiée par Carlos Rehermann et disponible sur Youtube : . 42 Ubersfeld, A., op. cit., p. 108.
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« objeto personaje »43. La combinaison des signes textuel et scénique de la jarre en font d’ailleurs le symbole du rôle de la femme dans la société. Ainsi, tandis que le texte de Carlos Rehermann ne fait apparaître la jarre pour la première fois qu’à la scène 344, cette dernière est présente sur scène dès le début de la représentation comme s’il s’agissait de créer un lien visible immédiat, pour le spectateur, entre l’objet et le personnage féminin. C’est d’abord la couleur rouge commune à la jarre et au costume de l’actrice qui inaugure ce rapport spéculaire. Puis celui-ci se prolonge dans la façon dont Prométhée enlace le ventre et les hanches de Pandore comme un potier façonnerait un vase. Enfin l’identification culmine dans la scène finale lorsque Pandore découvre son propre ventre arrondi par la grossesse et que la jarre s’illumine de l’intérieur, « comme si c’était un organisme vivant, sanguinolent, palpitant »45, annonçant de cette façon la présence d’une vie intra-utérine désormais annexée à son corps. C’est donc comme si Pandore se chosifiait au cours de la pièce. Dans un premier temps, elle est sur le point de devenir la femme-objet de Prométhée. Ce dernier est convaincu qu’elle est à lui et que la réciproque est vraie puisqu’il se sent possédé physiquement par elle : Pandora Il me manque quelque chose. Prometeo Tu m’as moi. Pandora Ne sois pas ridicule. Je n’ai rien. Je n’ai personne. Il n’y a même pas d’autres femmes. En plus, ça veut dire quoi avoir quelqu’un ? Personne n’a personne.46 43
M assera, S., « De tamaño natural » in Percovich, M. (ed.), Cuadernos de artes escénicas, Cuerpos y objetos, Montevideo, ed. Programa Laboratorio del MEC, 2008, p. 53-62. 44 Elle n’est que mimée à travers la façon dont Prométhée enlace le ventre de Pandore, comme si elle était une sculpture à modeler. 45 Nous traduisons : « como si fuera un organismo vivo, sanguinolento, palpitante », ibid., p. 62. 46 Nous traduisons : Pandora Me falta algo Prometeo Me tienes a mí. Pandora No seas ridículo. No tengo nada. No tengo a nadie. Ni siquiera hay otras mujeres. Además, ¿qué es tener a alguien? Nadie tiene a nadie. Ibid., p. 37.
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Contrairement à lui, Pandore se refuse totalement à cette idée de possession dans le couple, tant pour la femme qu’elle est que pour l’homme. Mais malheureusement elle est ensuite réellement piégée par le stratagème d’Épiméthée qui réussit à son insu à la réduire au simple rôle de ventre reproducteur. Le motif de la réification de l’individu est également imagé par les mouvements saccadés47 des personnages, principalement de Prométhée, Épiméthée et Pandore, évoquant des pantins désarticulés comme nous le suggérions précédemment. Mais c’est surtout lorsqu’ils se figent dans des poses particulières que l’effet est patent : les notes de Sandra Massera définissent d’ailleurs ces instants par le terme de « sculptures ». N’oublions pas que cette dernière a de nombreuses fois utilisé des mannequins ou des poupées dans ses mises en scènes, notamment dans La mujer copiada, dans le but de créer une forme d’étrangeté et d’alterité vis-à-vis des éléments présents sur scène48. Dans Prometeo y la jarra de Pandora, ces « poses sculptures » sont d’abord au début de la pièce une façon de montrer le pouvoir de Pandore sur Prométhée et Épiméthée, en raison du désir qu’elle suscite en eux. La pose qu’elle prend à la fin de la scène 149 la montre ainsi guerrière et dominatrice, presque despotique, telle une Athéna du sexe. Pour ce qui est des poses de Prométhée et d’Épiméthée, on constate qu’elles sont souvent prises conjointement par les deux titans, dans le but explicite d’insister sur la ressemblance initiale et la complémentarité des deux frères. Mais le mime, à la scène 3, sous le drap symbolisant le lit, d’un animal à deux têtes50 doit susciter un sentiment de malaise chez le spectateur lui rappelant la face obscure de leur association fraternelle : la monstruosité du monde et de l’humanité qu’ils sont en train de créer et l’hybridité de l’enfant à naître issu, au fond, de la relation d’un couple à trois. Ces « sculptures » qui saccadent tout à coup l’action, à la façon d’un disque rayé, ou la figent dans des positions bizarres et excentriques, dénoncent l’établissement d’un ordre assignant des rôles et des possessions, rompant avec la dynamique inhérente à la vie et réduisant à néant la liberté des individus dont ils semblent pouvoir jouir avant de prendre la pose. Pour amener les acteurs à réaliser ce type de jeu relativement physique, et qui engage véritablement tout leur corps sur scène, Sandra Massera 47
Voir les dix premières secondes dans l’extrait suivant : . 48 M assera, S., « De tamaño natural » in op. cit., p. 53-62. 49 Voir les dix premières secondes dans l’extrait : . 50 Les captations vidéo auxquelles nous avons eu accès ne montre pas malheureusement ce passage.
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applique une politique de la « page blanche ». C’est du moins ainsi que se définit, au sein du Teatro del Umbral, la méthode de mise en scène adoptée et le travail avec les acteurs : Il n’existe pas une méthode unique de travail; pour chaque mise en scène on part du corps blanc et du chant neutre puisque l’action théâtrale résonne dans le silence et que le calme signifie action sur scène. Sur cette base, on travaille la création d’un univers d’images et de sons qu’inspire chaque texte aux acteurs.51
Un travail est donc réalisé au préalable sur le corps et sur le mouvement avant de se lancer dans la répétition à proprement parler du texte de la pièce. Sandra Massera nous a en effet indiqué que son idée était que le texte soit issu naturellement de l’action, et non l’inverse52. Dans la « Synthèse du carnet des répétitions »53, elle précise ainsi qu’en mars 2005, premier mois de répétition, les acteurs commencent par recevoir « des informations sur les personnages » et « le mythe de Prométhée dans différents contextes culturels » puis réalisent des « déplacements lents », miment différentes sculptures « de l’art grec antique » et se concentrent sur le corps pour opérer une « déshumanisation ». Au cours des mois suivants, les séances de répétitions se poursuivent en approfondissant ce mode opératoire qui incorpore les acteurs dans « une autre dimension », les amenant à mimer des scènes à caractère rituel, telles que la « passion naissante » ou « la traversée du désert », les immergeant dans des cultures mythiques ou lointaines à travers la diffusion de « musique japonaise » ou la lecture d’ouvrages sur la « peinture chinoise »54. Ils improvisent également sur des thèmes qui ne sont pas présents dans le texte de Carlos Rehermann, réunissant par exemple des personnages n’ayant pas de scène en commun55. Il s’agit donc de les conditionner et de les amener à composer, autour d’eux, un univers étranger à la réalité, mythique pour ainsi dire, afin qu’ils accomplissent un acte de création, à l’instar des personnages inventés par Carlos Rehermann, et d’un point de vue méta-littéraire, du dramaturge lui-même et de la metteur en scène. Sandra Massera chercherait à provoquer, chez ses acteurs, une incarnation du personnage, 51
Nous traduisons : « No existe un método único de trabajo; para cada puesta en escena se parte del cuerpo blanco y el canto neutro puesto que la acción teatral suena en el silencio y la quietud significa acción en la escena. A partir de esa base se trabaja en la creación del universo de imágenes y sonidos que inspira cada texto a los ejecutantes. », in www.bibliotecah.org.uy/teatro/, consulté le 13 décembre 2013. 52 Entretien avec Sandra Massera et Carlos Rehermann le 21 avril 2014 à Montevideo. 53 Ibid., p. 13-24. 54 Ibid. 55 Ibid.
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au sens propre du terme : le fait que dans cette « Synthèse du carnet des répétitions », elle ne les désigne jamais par leur nom à la ville mais par les termes de « personnages », d’« acteur », voire, le plus souvent par le prénom des personnages, en est peut-être révélateur : Apparition de Tirésias. Discussion imaginaire avec Zeus, dont la voix devrait ressembler à celle du chanteur noir Yan Cuba Saho. L’acteur dialogue avec la voix enregistrée en créant un langage inventé. Prométhée joue avec l’oracle, qui se trouve sur le crâne de Tysérias, à la façon d’un interrupteur électrique capricieux.56
De cette façon, les acteurs doivent définir leur jeu avant l’apprentissage du texte théâtral et peut-être au-delà de celui-ci. Enfin, dans toute cette synthèse proposée par Sandra Massera, jamais il n’est fait mention de répétitions que nous pourrions qualifier de « classiques » où les acteurs répéteraient les scènes les unes après les autres, de façon plus ou moins linéaire en respectant le déroulement chronologique du texte. De toute évidence, c’est davantage vers un respect de l’esprit de la pièce que tend le travail de mise en scène de Sandra Massera ainsi que vers la quête du sens de son action. Carlos Rehermann nous a confié que sans sa rencontre avec Sandra Massera57, il n’aurait sans doute jamais écrit de théâtre. Il se serait consacré pleinement à l’écriture de récits puisqu’il ne l’a effectivement aucunement délaissée malgré son large investissement dans la dramaturgie ces dix dernières années. Quoi qu’il en soit, et puisqu’il est impossible de conjecturer ce qui n’a pas eu lieu, l’analyse de la documentation existante sur la pièce Prometeo y la jarra de Pandora confirme ses dires et prouve que si la dramaturgie est parfois un acte solitaire, le théâtre demeure intrinsèquement une entreprise collective.
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Nous traduisons : « Surgimiento de Tiresias. Discusión imaginaria con Zeus, cuya voz es imaginada como la del cantante negro Yan Cuba Saho. El actor dialoga con la voz grabada creando un lenguaje inventado. Prometeo juega con el oráculo, que se ubica en el cráneo de Tiresias, a la manera de un caprichoso interruptor de corriente eléctrica. ». Ibid., p. 20. 57 Interview de Carlos Rehermann réalisée par mail le 17 décembre 2013.
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Carlos Rehermann vs Sandra Massera : donner corps au texte de théâtre
Configuration éditoriale combinant le texte de la pièce, présenté de façon classique, dans une police imitant les caractères d’imprimerie, et les notes de mise en scène placées dans des encadrés avec une police reproduisant l’écriture manuscrite. 209
Performance et mouvements sociaux au Chili L’écriture du corps dans la rue et son effacement Karen Veloso Université Paris 8 EA 1573 Scènes du monde, création, savoirs critiques Dramaturge, actrice et metteur en scène1
La présence d’un corps écrit. Ce corps, à travers sa gestuelle et sa matérialisation en une physionomie humaine, écrit et s’inscrit dans un lieu et un temps donné. Nous arrivons à mieux le comprendre en exécutant une action simple comme observer une photo, ou plus encore, quand nous sommes face à une scène de théâtre. Cette dernière a besoin de deux choses essentielles : la présence de quelqu’un, d’un acteur qui fait une action et la présence d’un témoin, de quelqu’un d’autre. Ces actions construisent des images, un langage physique qui n’est pas seulement lié au théâtre. C’est un langage possible, qui peut être retrouvé dans la rue, dans un carnaval, dans une manifestation sociale, dans les yeux d’un passant qui regarde deux autres personnes s’embrasser. Ainsi le corps, notre premier outil technique2 , écrit son manifeste, héritier de son contexte et de son environnement. Notre corps apprend et comprend, mené par son expérience vitale et par sa mémoire individuelle et collective. Si ma main droite prend une casserole, ma gauche une grande cuillère et qu’avec elle, ma main gauche commence à frapper la casserole, mon corps est en train de manifester quelque chose, d’écrire quelque chose. C’est ce que l’on appelle, au Chili, un « cacerolazo » c’està-dire l’action de frapper la casserole avec un autre objet, faire du bruit pour manifester un mécontentement social. Ce type d’expression est né 1
La captation de la performance Ramona au grill est en ligne sur la webTV de Lille3 : consultée le 16 avril 2014. 2 Idée inspirée de la communication présentée par Marcel Mauss à la Société de psychologie : « Notion de technique du corps » in Sociologie et anthropologie, Puf Quadrige, 2003.
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en 1971 pendant le gouvernement du socialiste Salvador Allende. Ce sont les femmes liées aux idéaux conservateurs de droite, qui sont sorties dans les rues pour exprimer leur désaccord par rapport aux expropriations des usines et des domaines privés. Neuf ans après, les « cacerolazos » ont été repris par les opposants à la dictature de Pinochet. Puis quarante ans après leur première apparition, ce sont les jeunes étudiants chiliens qui, en 2011, ont dans leurs mains une casserole à frapper. Je pose donc les enjeux de ma recherche en vous proposant d’analyser cette écriture dramatique du corps et en concrétisant cette réflexion par une coupure transversale en deux époques différentes. Ces deux temps ont comme lieu commun le Chili, d’une part sous la dictature de Pinochet, entre 1973 et 1989, et d’autre part, les mouvements étudiants de 2011.
Le Chili sous Pinochet En septembre 1970, Salvador Allende est élu démocratiquement à la tête du pays. Son gouvernement est reconnu comme celui de l’Unité Populaire, avec comme projet celui de construire une nouvelle société basée sur une vraie démocratie sociale. Les militaires voient le nouveau visage du pays avec scepticisme : il est pour eux la concrétisation d’une idéologie dogmatique inspiré des principes forains du marxismeléninisme, à l’opposé des intérêts nationalistes de l’élite militaire. Ils ne tardent pas à provoquer un coup d’État militaire : le 11 septembre 1973. Dès lors, la nation est gouvernée par l’Assemblée militaire dirigée par le général des Forces armées, Augusto Pinochet, qui déclare le pays en état de siège : à partir de là, est fondé un nouvel État militaire. Amnesty International3 estime qu’au Chili, plus de 1 500 personnes ont été arrêtées par les services de sécurité sous la Doctrine de Sécurité nationale, doctrine de guerre qui a pour but de défendre le territoire contre l’agression extérieure. Ceci a pour premier effet d’identifier les camps amis et ennemis, et d’élaborer vis-à-vis des uns et des autres des modes d’approches stratégiques. À la différence de la Doctrine de Défense nationale, la notion de sécurité nationale est plus totalisante : elle comprend la défense globale des institutions, considère les aspects psycho-sociaux, garantit le développement et la stabilité politique interne. De plus, elle fait surgir l’idée de l’agression intérieure matérialisée au travers des concepts de l’infiltration et la subversion idéologiques, ainsi que celui de l’ennemi intérieur. Cet ennemi immatériel est une production discursive du nouvel État militaire, une figure de l’indétermination, non identifiable. Selon les propres mots de 3
Amnesty International, Chili : Rapport sur la torture et sur les prisonniers « disparus », Éditions francophones d’Amnesty International, p. 53, 1981.
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Pinochet, cet ennemi est « un fantôme », dans ce cas le véritable ennemi est le « cancer marxiste »4. Lié à la pratique généralisée des dictatures en Amérique latine, le dispositif de la terreur s’incarne dans la disparition forcée des citoyens attachés aux idéaux de gauche. Ces prisonniers ne figurent sur aucune liste de personnes libérées présentées par l’assemblée militaire. Ils sont nommés les « détenus » par les familles et les différentes instances que les cherchent mais sans la moindre information sur leur destin, ils seront ensuite nommés les « détenus disparus ». L’assemblée militaire refuse même d’admettre que ces personnes ont été détenues, bien que, très souvent, des témoins oculaires aient relaté les circonstances de leur arrestation. Selon l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées : « On entend par disparition forcée l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté commis par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui, ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi. »5 Nous pouvons parler de disparition lorsqu’une personne dont le corps n’a pu être retrouvé, a disparu dans des circonstances suspectes justifiant une déclaration judiciaire de décès. En revanche, si la disparition est le fruit d’un enlèvement, il n’y a aucune présomption de décès. En effet, tant qu’aucune preuve n’indique que la personne est morte, il y a tout lieu de croire qu’elle peut être encore vivante. Dans cette logique, approximativement 1 182 personnes ont été enlevées et ont donc été déclarées disparues au Chili. Jusqu’à nos jours, leur corps, ou plutôt leurs traces n’ont pas été retrouvées. Sont-elles encore vivantes? Où sont-elles? Suite à cette réflexion, émerge l’idée de « spectre de la disparition ». Nous définissons le spectre comme étant « l’apparition plus ou mois effrayante d’un mort, d’un esprit ». Dans ce contexte social spécifique, le « spectre » apparaît comme un fantôme enraciné, de façons très diverses, dans les aspects les plus simples et les plus complexes de la vie quotidienne du Chilien. Ses traces sont éparpillées, fragmentées ou codifiées6, parfois enterrées dans un territoire inconnu et lointain. La disparition forcée est donc devenue un fantôme social, un spectre. C’est la présence de l’absence de 1 182 personnes qui hante le Chili actuel. 4
5
6
Informe Comision Nacional sobre Prision Politica y Tortura (Chile), Santiago, 2004, p. 175. Droits de l’Homme en droit international, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 3e édition, 2007, p. 178. Les traces du spectre son codifiées par les familles : elles construisent des monolithes dans les lieux publics pour rappeler les disparus à la société.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
Au milieu de cette réalité, répressive et terrifiante, les femmes, les enfants, les grands-parents, depuis leurs maisons (pendant le couvrefeu), à une heure précise, ont commencé à frapper des casseroles aussi bruyamment que possible pour évoquer les disparus qui les hantaient. Des villes et des villages entiers produisaient ainsi un bruit assourdissant. Manifestation sociale, action dramatique collective, ou rite, difficile de le définir. Cela constitue, en quelque sorte, l’action de respirer ensemble, d’inspirer l’énergie, l’espoir, les forces et d’exhaler la douleur, la peine, la perte, l’impuissance, la colère et la haine.
La théâtralité de la disparition forcée Le corps écrit, sa présence écrit. Son absence raconte aussi une présence antérieure, car pour parler d’absence, il nous faut a priori une présence. La disparition des personnes, et ensuite leurs corps, ne demeurent pas forcément dans la mort. La disparition évoque une mémoire vivante et manifeste encore, dans le Chili actuel, une volonté de la part du contexte familial du disparu de revendiquer l’existence physique de ces personnes, car sans corps, ils ne sont pas morts. Cette revendication passe par tous les supports qui constituent les preuves de leur existence car ce ne sont pas seulement les corps qui furent annihilés. D’abord, ils font disparaître les personnes, ensuite les corps ; après ils anéantissent toutes les preuves de l’existence de l’individu en question. Tout est élaboré pour générer – dans le contexte officiel du pouvoir – le doute, la négation, l’idée qu’« ils n’ont pas existé », ou tout simplement d’amener à penser que ces disparus sont les déserteurs de leur propre idéologie. Dans l’entourage proche du disparu, la mise en place de ce même doute officiel produit un état de choc psychique, car tout autour d’eux les encourage, les force à croire que leur proche n’existe pas, et même, qu’il n’a jamais existé. À ces absences, les manifestations artistiques, les arts de la scène ont accordé un « corps » présent qui est composé, dans son âme, de la mémoire, et dans sa moelle, de la résistance. Une esthétique théâtrale issue de la rue, ainsi qu’une dramaturgie, parlent des connotations et des significations de la présence et de l’absence physiques. De ce fait, deux éléments opposés coexistent : « La matérialité du corps/l’aspect physique » et « l’immatérialité du corps/l’aspect non physique ». Nous cherchons ainsi à relier la disparition à la ré-apparition des signes comme le street art, les graffitis, les photos, les pancartes, les protestations éphémères, les femmes sortant dans la rue avec la photo de leur disparu collé sur la poitrine. Ces signes, j’en ai été le témoin petite, dans la rue, jusqu’à fin 1999. Par la suite, ces signes ont disparu à leur tour parce qu’une politique appelée « tourner la page »7 a été mise en place afin 7
Traduit par nous : « Dar la vuelta a la página ».
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d’effacer de façon progressive et institutionnelle tout signe de la présence des disparus. Je ne les ai retrouvés que dans les discrètes manifestations au long des années 2000 et notamment récemment dans les protestations actuelles au Chili. Nous mettons ainsi en lien cet événement sociopolitique et humain de la disparition avec les dénotations et connotations sur la présence et l’absence de l’acteur dans la scène actuelle. Sur ce dernier point, nous observons que l’immatérialité physique de l’acteur se trouve souvent dans les mises en scènes actuelles, bien que ce ne soit pas nouveau puisque techniquement, elle est une démarche récurrente du théâtre depuis le théâtre optique d’Émile Reynaud 8. Mais à cela, s’ajoute actuellement l’utilisation de nouvelles sources technologiques plus sophistiquées : de plus en plus, les images numériques remplacent ainsi la présence physique. C’est le cas du Teatro-cinéma au Chili, du théâtre optique de Pierrick Sorin en France, et de Denis Marleau au Canada. Par exemple, dans le spectacle « 22H13 » de Pierrick Sorin9, dans la mise en scène de Denis Marleau des « Aveugles »10 de Maeterlinck et dans la mise en scène « Sin sangre » du Teatro-cinema11, on peut percevoir une différenciation entre un corps « simple » et une technologie plus élaborée. Paradoxalement, la présence prend sa valeur en même temps qu’elle est banalisée, numérisée mille et une fois, afin de la délester de sa charge. La dématérialisation du corps de l’acteur constitue un questionnement sur la présence, pouvant aussi être perçue comme la transformation du corps en image. Une image qui est tout à la fois présence et absence du corps, comme un fantôme. De même, la mécanisation du corps de l’acteur présent physiquement dans la scène, avec une gestuelle d’automate, peut bien être conçue comme une critique de la présence, dépourvue de mémoire. Le théâtre réinvente les présences, et ses images incorporent les traces, des empreintes disparues, car il est intimement lié à la mémoire. La théâtralité de la rue aussi fait ré-apparaitre la mémoire collective sous les symboles antérieurs. Ainsi, pendant presque vingt-quatre ans les casseroles se sont arrêtées, pourtant la cocotte-minute n’a pas cessé de bouillir. Dans le Chili de nos jours, il existe une performance théâtrale qui se développe, s’insère dans les mouvements sociaux et se confronte, en corps collectif, à la stratégie de l’effacement, c’est à dire au pouvoir. Quand nous parlons de performance théâtrale, nous le faisons du point de vue de Richard Schechner qui la définit comme : « le cercle le 8
Le théâtre optique fut la recherche de 15 ans d’Émile Reynaud : brevetée en 1888, il s’agit de la technique et de l’étude du mouvement et des techniques de projections. Lonjon Bernard, Émile Reynaud, le véritable inventeur du cinéma, Polignac, Éditions du Roure, 2007. 9 https://www.youtube.com/watch?v=bYM64nrOtC8, consulté en mars 2014. 10 http://www.youtube.com/watch?v=4lghK9-5Bpw, consulté en mars 2014. 11 http://www.youtube.com/watch?v=xNRSDtSVwl0, consulté en mars 2014.
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Théâtre contemporain dans les Amériques
plus large et plus ouvert ; désigne la constellation de tous les événements, la plupart passant inaperçus, qui se produisent parmi les interprètes et les spectateurs entre le moment où le premier spectateur entre dans l’espace de jeu (c’est-à-dire la zone où le théâtre a lieu) et celui où le dernier spectateur en sort. »12 Je me pose alors la question : où s’inscrivent les écritures physiques du corps, telles que les rassemblements, les manifestations, les mouvements sociaux, les improvisations, la performance, en ce moment où le théâtre est interrogé sur la place qu’il prend et sur la façon dont il s’articule face ou avec la technologie ? Nous considérons la performance comme une dramaturgie éphémère basée sur l’action. Elle n’a pas de précédent. Elle est dans l’ici et maintenant, donc dans l’étrangeté même. C’est ce caractère étrange, de surprise, de vertige qui constitue une expérience pour ceux qui l’exécutent. Ceci provoque chez le témoin/récepteur le désir de faire sa propre mise en scène de la mémoire. Lors de notre recherche de terrain en 2011 à Santiago du Chili, nous avons témoigné, pendant cinq mois, du mouvement des étudiants mené par les lycéens et les universitaires. Ce mouvement, conduit par la Confédération des étudiants du Chili, la CONFECH, cherche à apporter des changements dans le système d’éducation actuel. En 1974, l’État a anéanti le budget consacré à l’éducation. Ces coupes franches opérées par les militaires continuent à avoir des conséquences aujourd’hui : par exemple, dans le cas de l’Éducation supérieure seulement 25 % du système est financé par l’État. Les étudiants sont contraints de verser, par le biais des frais universitaires, les 75 % restants. En outre cette réforme éducative a donné lieu, en 40 ans, à un endettement non seulement de l’étudiant mais également de tout son entourage familial. Endettés sur 10 voire 15 ans, et indignés ils protestent dans la rue. Ce qui est donc remarquable, c’est que le mouvement des étudiants est devenu un mouvement social étendu car il a touché, et touche ainsi, d’autres sphères de la société que le monde estudiantin : nous avons par exemple été témoins de rassemblements comprenant environ 100 000 manifestants dans les rues à Santiago. Cette action collective, avec plus de 90 manifestations au cours de l’année 2011 dans les principales villes du Chili, s’est attachée à changer et défendre un aspect essentiel de la vie sociale : le droit à une éducation publique, gratuite et de qualité, et ce grâce à un positionnement et une implication politique de la part de tous types de citoyens. Cette mobilisation au départ estudiantine a ainsi également modifié l’état social, politique, économique et aussi esthétique
12
Schechner, R., Performance, expérimentation et théorie du théâtre aux USA, Montreuil-sous-Bois, Éditions Théâtrales, 2008, p. 31.
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du Chili. Notre analyse concernant la dimension théâtrale de l’écriture du corps dans la rue, la présence dans la rue a une écriture physique qui prend son importance à l’heure de sa contextualisation dans le corps social fragmenté, dans le Chili post-dictatorial. Les universités et les lycées ont été en grève depuis mai 2011 : le corps a ainsi été exposé à la grève de la faim de la part des étudiants du secondaire, à l’épuisement total lors de la manifestation sportive qui consistait à courir sans arrêt pendant 1 800 heures pour l’éducation13. S’ajoutent à cela les grèves spontanées dans les transports publics. Ce comportement collectif, bénéficiant de 89 % de soutien populaire en décembre 201114, prend également la forme de manifestations massives dans les rues, réaction qui se traduit par un comportement, par une gestuelle, une attitude et par la productivité matérielle et éphémère qu’elle fait émerger. Des manifestations qui s’épanouissent avec conviction et détermination, et un besoin d’attirer l’attention d’une masse populaire qui n’est plus obéissante parce qu’elle n’éprouve plus la terreur d’antan. Cet événement social a une énorme présence théâtrale dans l’espace public. Mené par la performance/action, l’événement prend l’ordre officiel par surprise. Ces manifestations se caractérisent par la déconstruction des hiérarchies comme dans un carnaval, et par l’implication de témoins qui passe de la contemplation à l’action, à l’opinion politique. Ainsi nous retrouvons des formes d’expression propres à la théâtralité : présence trans-générationnelle, spontanéité, improvisation, conviction, force, des personnages, de l’imitation, des danses, des déguisements, une tentative de dialogue, d’analogie, de paradoxe, de conflits, de moqueries, de provocation, de peur, « les cacerolazos » et la présence d’affiches se demandant où sont les disparus… Tout cela est réapparu pour incarner ce qui n’a pas pu être effacé : la mémoire. Ces différentes formes composent une sorte de dramaturgie éphémère. Une dramaturgie des actions, basée tout simplement sur les possibilités du corps humain, notre premier instrument créatif. Une recherche dramaturgique menée seulement par l’action, qui en est la source, la forme, le texte, le prétexte et le sous-texte, et dont nous sommes les spectateurs de toutes les didascalies. 13
1800 heures pour l’éducation est une manifestation sportive organisée pour défendre l’éducation publique, gratuite et de qualité. Elle consiste en une course réalisée par différentes personnes, qui ont couru 1800 heures sans interruption (prenant bien sûr à leur tour le relais). Cette manifestation s’est déroulée entre le 13 juin et 27 août 2011 à Santiago et Valparaiso. Le chiffre 1800, correspond à chaque million de dollars par an qui est nécessaire pour financer l’éducation supérieure de 300 000 jeunes, soit environ 2 319 millions d’euros. Voir aussi : et , consultés en mars 2014. 14 Selon le sondage du Centre des Études de Réalité Contemporaine CERC, décembre 2011.
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Comme la plupart des mouvements sociaux actuels, il est organisé à travers le cyberactivisme, c’est-à-dire une forme d’activisme s’aidant d’internet. Nous nous retrouvons encore une fois face à la notion d’immatérialité, concrétisée cette fois à travers les manifestations du corps collectif. Celui-ci acquiert un fond, de la couleur et des formes dans les rues. Un exemple clair fut le « Thriller massif pour l’éducation ». Il s’agissait d’une danse collective des zombies de la chanson Thriller de Michael Jackson réalisée le 21 juin 2011 face à la maison présidentielle de La Moneda. Organisée par les étudiants universitaires et suivi par les élèves du secondaire à travers Facebook et Twitter, elle a réuni plus de 2 000 danseurs15. Les étudiants ont adopté une stratégie d’action artistique éphémère, mise en place à partir de petits groupes de 10 personnes arrivant devant La Moneda pour rejoindre les autres. Déguisés en zombies, maquillés en morts, vêtus de couleurs rouges, noires, blanches, grises, la danse avait été coordonnée en fragments car les répétitions ont eu lieu dans les différents établissements universitaires. La totalité des participants ne se connaissait donc pas forcément. Une fois l’action finie, ils se sont dispersés rapidement. Ce rassemblement répond aux caractéristiques d’un Flash mob, c’est-à-dire une mobilisation rapide qui s’exerce avec un corps collectif. Cet exemple en est un parmi cent autres. Une fois encore, nous dévoilons la ré-apparition de la citoyenneté dans l’opinion politique. Mais le drame comprend plusieurs aspects : il a besoin, essentiellement, d’un conflit, entre protagoniste et antagoniste. Tous les deux ont des objectifs opposés qui ne peuvent coexister. Ainsi nous avons d’une part les protagonistes qui sont les étudiants, et d’autre part, les forces de l’ordre et le gouvernement de Sebastian Piñera (2010- 2014), en tant qu’antagoniste. Tandis que les étudiants demandent un plus grand soutien financier de l’État dans l’éducation secondaire et supérieure, le président Sebastian Piñera répond ceci : « L’éducation ne peut pas être gratuite car c’est un bien de consommation. »16 Cette affirmation, il l’a faite au cours de l’inauguration d’un centre d’éducation technique à Santiago face aux élèves, alors que dans la rue il y avait des mobilisations de la citoyenneté. Il faut préciser qu’il s’est rétracté via internet quelques heures plus tard et finalement, il a dû organiser une conférence de presse pour clarifier ses propos. Selon ses derniers dires : le Chili est une société moderne et son éducation doit faire une connexion avec le monde de l’entreprise. L’éducation aurait un double objectif : d’une 15 16
http://www.youtube.com/watch?v=QGQfPj6VVJI, consulté en mars 2014. http://www.cooperativa.cl/noticias/pais/educacion/proyectos/presidente-pinera-laeducacion-es-un-bien-de-consumo/2011-07-19/134829.html, publié le 11 juillet 2011, consulté en mars 2014.
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part, c’est un bien de consommation, qui permet d’avoir, de connaître, de comprendre et de profiter au mieux des instruments et des opportunités pour une réalisation d’abord personnelle et puis sociale.17
D’autre part, son propos suggère qu’« il faudrait investir, que l’étudiant et sa famille doivent investir, pour apporter au processus productif du pays »18. C’est un discours exemplaire qui se trouve au cœur de la stratégie du faire disparaître, car l’effacement le plus efficace est celui du détournement du discours. Faire glisser le discours, déguiser les mots, maquiller les idées, éloigner par les mots les implications émotionnelles sont des manœuvres. Ce n’est pas une coïncidence si le gouvernement actuel parle par exemple de régime militaire pour se référer à la dictature. Donc, le sens premier de l’éducation, c’est-à-dire conduire quelqu’un, lui faire acquérir des principes, des habitudes, lui former l’esprit, dans le cas du Chili veut être effacé. Cela peut nous faire penser à la performance/ vidéo « Instructions numéro 1 »19 réalisé en 1976 par l’artiste croate Sanja Ivekovic, où elle fait une critique de l’industrie cosmétique en dessinant, avec un stylo noir, des lignes d’expression sur son visage, un visage parfait, toujours jeune, en effaçant les rides, les grains, les pores, les traces de son vécu. Ce conflit entre étudiants et gouvernement est permanent depuis 2011, avec un premier mouvement dès 2006 appelé « Révolution des pingouins »20. Les négociations ne trouvent aucune issue parce que justement nous sommes sortis complètement du cadre purement financier de la négociation (celui de faire baisser les frais universitaires) : il s’agit à présent d’un conflit éthique, lorsque nous parlons d’éducation. Les forces de l’ordre, sous les consignes du ministère de l’Intérieur, pratiquent donc de manière banale la doctrine de sécurité nationale, la même que sous la dictature de Pinochet, comme une dramaturgie du pouvoir. Divertissement, médias, fiction, désinformation, manipulation, infiltration, inégalité, dégradation, humiliation, châtiment, punition, 17
http://www.biobiochile.cl/2011/07/19/presidente-pinera-asevero-que-la-educaciones-un-bien-de-consumo.shtml, publié le 11 juillet 2011, consulté en mars 2014. 18 Ibid. 19 http://www.newmedia-arts.be/cgi-bin/show-oeu.asp?ID=150000000043148&lg= GBR, consulté 2014. 20 Révolution des pingouins est un ensemble de manifestations réalisées par les étudiants secondaires entre avril et juin 2006. On estime que plus de 100 000 lycéens de tout le pays ont été en grève pour demander l’abrogation de la Loi Organique Constitutionnel d’Enseignement LOCE (c’est la dernière loi créée sous Pinochet : elle établit que le rôle de l’État en matière d’éducation est seulement une instance régulatrice, déléguant la responsabilité éducative à des corporations privées), ainsi que la fin de l’éducation municipale, la gratuité de la PSU (équivalent du Baccalauréat en France), la reformulation de la journée scolaire complète, et la gratuité du transport public pour les étudiants.
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répression, brutalité, cruauté, férocité, violence, viol, crainte, effroi, terreur, choc, tout l’appareil pour aboutir à un seul objectif : dissimuler, rendre obscur, estomper, éradiquer, extirper, enlever, cacher, supprimer, dissiper, détruire, annihiler, anéantir, faire disparaître, laisser sans traces, effacer une pensée sociale, la pensée d’un mouvement social. Une fois de plus, la disparition incarne une politique négationniste, qui organise cette fois-ci une autre disparition : l’effacement de la mémoire. Nous nous posons donc ces questions : si la mémoire collective n’a pas pu être effacée, quels ont été les modes de sa transmission et comment ont-ils pu être mis en œuvre ? Comment se ré-articule le corps collectif à partir de la douleur? Est-il possible d’effacer l’immatériel ? Qu’est-ce qu’écrire une histoire dont le corps social est effacé et/ou va être effacé ? Sans doute l’analyse de cette réalité socio-artistique sera faite sous plusieurs formes. En ce qui concerne l’art de la composition théâtrale, c’est l’action de frapper la casserole, cet acte qui m’interroge depuis mon enfance, avec d’autant plus de force à présent vivant éloignée du Chili. Le regard des disparus est omniprésent, il s’impose à mes pensés et à ma réflexion. L’intensité de sa présence me pousse à écrire, à essayer de vous le décrire, de vous le matérialiser avec un corps qui pourrait être artistique.
Bibliographie Amnesty International, Chili : Rapport sur la torture et sur les prisonniers « disparus », Éditions francophones d’Amnesty International, 1981. Éditions du conseil de l’Europe, Droits de l’homme en droit international, 3e ed., 2007. Mauss, Marce, Les techniques du corps, communication présentée à la société de psychologie, in Sociologie et anthropologie, Puf Quadrige, 2003. Schechner, Richard, Performance expérimentation et théorie du théâtre aux USA, Éditions Théâtrales, 2008.
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Narcorpographie, une cartographie du corps dans le trafic de la drogue au Mexique1 Scheherazade Zambrano Orozco Chorégraphe Doctorante en art à Lille 3, CEAC « Tout geste est un mouvement contre la mort. » Rudolf Laban
Le sujet du narcotrafic a déjà été abordé par des artistes mexicains, comme la très célèbre Teresa Margolles.2 L’exposition « Resisting the Present. Mexico 2000-2012 »3 en est la preuve. Pour explorer cette thématique, j’ai développé un travail corporel basé sur la déconstruction comme stratégie du processus artistique. Cette stratégie est inspirée du concept de Derrida et trouve sa propre signification dans le processus créatif. Selon Derrida, « il faut entendre ce terme de déconstruction non pas au sens de dissoudre ou de détruire, mais d’analyser les structures sédimentées qui forment l’élément discursif. »4 Dans ce processus, la déconstruction est ce qui fait partie d’un trajet en retour5. Ce trajet en retour est à désapprendre pour arriver aux failles 1
Communication-Performance présentée lors de la journée d’études « Théâtre et conflit dans les Amériques » organisée par le Laboratoire CECILLE, Université Lille 3, le 11 mai 2012. 2 Pour plus de références, voir Baeza Soto, J.C., « Art et Criminalité. L’autre visage : l’écriture de la chair morte dans l’œuvre de Teresa Margolles », in Identité/Altérité dans la culture hispanique aux XXe -XXIe siècles, textes réunis et présentés par Catherine Orsini-Saillet et Alexandra Palau, revue Hispanística XX, n° 29, Centre Interlangues Texte, Image, Langage, Université de Bourgogne, 2011, p. 149-160. 3 Cette exposition á été accueillie au Musée d’ Art Moderne de la ville de Paris, du 9 mars au 8 juillet 2012. 4 Jacques Derrida lors d’un entretien inédit enregistré le 30 juin 1992 pour le journal Le Monde le mardi 12 octobre 2004. Pour plus des références, voir , site consulté le 14 février 2012. 5 Pour trajet en retour, nous imaginons le déplacement que le corps n’a jamais fait en nous inspirant de la dernière position corporelle de la personne tuée, ce qui crée un mouvement en sens inverse, comme un inexistant « mouvement de vie ». Voir
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d’origine, comme si nous marchions dans le processus avec une gomme qui effacerait notre parcours habituel. La déconstruction nous pousse à fouiller en nous-mêmes, comme un exercice qui définit tout en défaisant immédiatement ce qui a été construit. J’ai décidé de la nommer Narcorpographie : « narco » de narcotrafic, « corpo » de corps, « graphie » d’écriture, c’est-à-dire, la carte corporelle du narcotrafic au Mexique. Par cette action corporelle, j’ai recherché le rôle du corps dans le narcotrafic au Mexique, puisque le corps individuel est devenu corps social et, de surcroît, corps anonyme. Dans mon pays, le corps est aujourd’hui un territoire où se joue la lutte de pouvoir entre le gouvernement et les narcotrafiquants. Il est désormais impossible d’ouvrir un journal mexicain sans y trouver d’information sur ce que l’on appelle la guerre contre le narcotrafic, qui a déjà couté la vie à 60 000 personnes. Narcorpographie est une recherche corporelle qui part de la récapitulation d’images de corps tués et exhibés, analyse leur morphologie corporelle et crée une finale différente pour ce corps ; un trajet en retour distinct de celui du corps assassiné.
Photo : Gabriela Vargas Téllez
Le corps peut se comprendre comme le symbole de l’existence, de l’histoire de vie de chacun mais il répond aussi à une histoire sociale, c’est-à-dire à une identité culturelle et collective. Les limites de l’influence
l’exemple du collage de photos qui sont le premier brouillon des gestes pour travailler la chorégraphie Narcorpographie à partir, justement, d’un trajet en retour. Les photos initiales sont tirées de divers journaux mexicains entre 2009 et 2012.
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Narcorpographie, une cartographie du corps dans le trafic de la drogue au Mexique
sociale sur le corps font que le corps re-détermine les frontières, les espaces sacrés, les lieux interdits. Le corps n’a donc pas seulement une histoire personnelle : il devient également territoire de l’état général, dans le cas de la situation au Mexique. Pour les narcotrafiquants, le corps a toujours joué un rôle important : il est le lieu des règlements de compte, la vengeance concrétisée et une missive, presque toujours, finale. Néanmoins, ces représailles ont longtemps appartenu à une sphère privée et circonscrite, à l’écart de la société civile. En décembre 2006, le gouvernement mexicain a déclaré publiquement la guerre au narcotrafic, ce qui était une façon de montrer à la société qu’il voulait reprendre le contrôle et le pouvoir sur le territoire national. C’est à partir de ce moment-là que le rôle du corps dans le narcotrafic a changé. Nous pouvons en effet penser que les narcotrafiquants se sont sentis obligés d’effacer les limites de leur influence et de re-déterminer les frontières de celle-ci. Les espaces sacrés n’existent plus et les corps interdits, ceux de la société, auparavant intouchables, disparaissent. La lutte pour le territoire se matérialise et prend place dans le corps, devenu anonyme. Cet anonymat révèle la tension politique et reconfigure le corps qui d’individuel devient social. Comme jamais, les décapités, les pendus, les tués par balles se multiplient alors dans le pays tout entier, comme pour défier le pouvoir gouvernemental. Leur mort n’est pas un évènement en soi. C’est leur assassinat et leur exhibition dans des zones très fréquentées et médiatisées de la ville qui rendent ce fait irréversible aux yeux de tous. Cela permet d’assimiler ce corps à un territoire de lutte et de voir en lui un écho du conflit politico-économique. Les deux parties, le gouvernement et les narcotrafiquants, essaient de démontrer leur pouvoir dans une bataille au milieu de laquelle se trouvent pris de plus en plus de citoyens, victimes de cette guerre incompréhensible. Plus de 60 000 personnes, dont des enfants, des journalistes et des citoyens innocents, ont trouvé la mort depuis le mois de décembre 2006. Ces morts représentent la crise politique actuelle et l’incapacité du gouvernement à protéger ses citoyens. Dans cette guerre entre gouvernement et narcotrafiquants, le corps est devenu le symbole du pouvoir et le moyen de communication des cartels. Il est annihilé, il est exhibé. Les criminels se moquent des autorités en déposant les corps sans vie dans des zones très fréquentées, pendus à des ponts sur des avenues ou des autoroutes, ou en jetant des têtes décapitées dans des bureaux administratifs, des restaurants ou des discothèques. Les corps sont utilisés comme des toiles sur lesquelles les messages au gouvernement ou aux autres cartels sont peints. D’un corps avec une identité individuelle, un nom, une vie, on passe à une représentation collective, un symbole de l’état actuel du pays. L’intimité du corps est effacée, le genre et l’âge sont relégués au deuxième plan. Il n’est pas important de savoir à qui il 223
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appartient, mais bien ce qu’il signifie. L’atteinte portée à la société civile, à son espace, prend une importance considérable et ne peut se dissocier du sentiment national, qui se dégrade petit à petit. La société inscrite dans une dynamique de violence révèle un nouveau moment de l’Histoire nationale. Le corps violenté devient le quotidien du citoyen. Il reste dans sa mémoire et y crée une identité. Le fait que le choix de la victime civile soit aléatoire atténue peu à peu la limite entre les vivants et les morts et colporte un état paranoïaque. Cette limite ne sépare plus les vivants des morts mais les survivants et les victimes. On assiste en effet à la destruction du corps humain, du corps individuel et, même, à la déconstruction du corps social dans son intégralité : le corps, symbole et produit de l’état général actuel du Mexique. La représentation corporelle et les images de cette guerre contre le narcotrafic résonnent auprès de la population mexicaine. On peut se demander si elles ne feront pas partie de la mémoire collective dans un certain futur.
Photo : Gabriela Vargas Téllez
Dispositif Narcorpographie Pour ma part, je ne considère pas les assassinats des narcotrafiquants comme un rite. Je m’intéresse plus précisément aux éléments qui font de ces décès des messages : un panneau en carton, des lettres directement gravées sur le corps des victimes et la position même du cadavre, car j’y vois la composition d’une architecture et d’une scénographie du crime. L’exploration physique, l’ultime geste donné à ce corps, est le point de rencontre de l’oubli et de la mémoire. Il y a 20 ans, les cartels de la drogue opéraient déjà au Mexique, transportant de la cocaïne sud-américaine et de la marihuana mexicaine 224
Narcorpographie, une cartographie du corps dans le trafic de la drogue au Mexique
vers le nord pour rassasier l’appétit étasunien en drogues illégales. Il y avait de la violence, évidemment, mais le Mexique n’était pas vu comme un pays spécialement violent à cette époque. On ne comptait pas les morts. Selon l’Institut national de statistique et de géographie mexicain (organisme gouvernemental), 27 199 homicides ont été enregistrés en 2011. Entre 2007 et 2011, le total s’élève à 95 632 assassinats6. On compte une moyenne de 33 assassinés par jour, un homicide toutes les 85 minutes et un total de 51 918 exécutions depuis le début de la présidence de Calderón. Les corps apparaissent pendus depuis des ponts ou jetés dans la rue. De nombreuses victimes ont été décapitées et leur tête exhibée dans des espaces publics. Pour le seul mois d’avril 2011, le solde de la guerre « anti narco » s’élève à 1 400 morts : c’est le chiffre le plus élevé de la guerre jusqu’à maintenant (avril 2012). Le 8 juillet 2011, le record de morts dans une seule journée a été battu avec 82 morts dans tout le pays : 19 personnes exécutées dans un bar à Monterrey, 11 corps trouvés dans un canal à Chalco, 7 narcotrafiquants tués dans un combat à Zacatecas, 13 morts, y compris un enfant de 5 ans, dans la région de Sinaloa, 11 et 3 respectivement dans celle de Guerrero et de Nayarit. La société civile est devenue le territoire de combat. Les corps sont utilisés comme toiles pour envoyer des messages aux cartels ennemis et au gouvernement, pour démontrer son pouvoir. Les exécutions commencent à avoir lieu dans des endroits auparavant familiaux, touristiques ou festifs. Il n’y a plus d’endroit pour s’amuser, il n’y a plus de fête. Des chanteurs et membres de groupes musicaux sont tués pour avoir chanté pour un narcotrafiquant. Entre novembre et décembre 2007, les médias ont annoncé 9 homicides dans le monde de la musique grupera7. Le produit le plus tangible de la narco culture, le narcocorrido a donc été interdit par le gouvernement mexicain depuis le 3 mai 2011. Le Mexique est devenu l’un des pays les plus dangereux pour les journalistes. Selon Reporters sans Frontières, plus de 40 reporters ont été assassinés entre 2003 et 20128. Les exécutions sont devenues massives. L’atrocité se lit dans les chiffres : 72 migrants tués en Tamaulipas, 183 cadavres trouvés dans une fosse commune, 52 morts dans un casino à
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« Mexique, la spirale de la barbarie », éditorial du journal Le Monde du 23 août 2012. La musique grupera est un style hybride où l’on peut trouver des influences de rock, cumbia, boléro, bachata, etc. Depuis les années 1990, ce style a une énorme présence dans les territoires frontaliers entre les États-Unis et le Mexique. Le narcocorrido est un courant musical qui raconte les aventures des capos les plus connus du narcotrafic. Reporters sans frontières. Baromètre de la liberté de la presse. fr.rsf.org/baromètrede-la-liberte-de-la-presse-journalistes-tues.html, site consulté le 18 février 2012.
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Monterrey, 35 corps jetés dans la rue à Boca del Río. 60 % des assassinés avaient entre 20 et 30 ans ; 6 % étaient des femmes9. La lutte pour le pouvoir au Mexique blesse et marque le corps social et, plus grave encore, engendre une impunité qui n’est déjà que trop répandue. Cette situation, dans laquelle la population n’a pas choisi de vivre, a généré une atmosphère de peur qui a reconfiguré la structure sociétale. Après des décennies pendant lesquelles les citoyens étaient préservés des luttes entre les cartels du narcotrafic et l’État mexicain, les Mexicains, aujourd’hui, sont mis devant un fait accompli : n’importe qui peut devenir la cible de la guerre contre le narcotrafic, soit à la suite de la vengeance de narcotrafiquants, soit comme « dommage collatéral » (sic) des affrontements entre les narcos et les forces de l’ordre, soit parce qu’ils sont suspectés par l’État d’être un narcotrafiquant. Une fois encore, l’histoire ne peut être écrite par les victimes, elles ont été réduites au silence d’une façon aussi absurde que quotidienne.
Photo : Gabriela Vargas Téllez
Il est vrai que, dans mon pays, le rapport à la mort est différent de celui qui est entretenu ailleurs, en Europe notamment : au Mexique, la mort, on peut la tutoyer car elle fait, depuis longtemps, partie de notre quotidien culturel. Aujourd’hui encore, par exemple, elle est célébrée lors de la « Fête des Morts » le 1er novembre. Mais les assassinats de cette guerre n’ont rien à voir avec nos rites. La dernière image que je conserve de mon pays, avant de venir en Europe, est malheureusement une scène qui tourne en boucle, une sorte de mauvaise blague, une boucle qui me décorporalise. 9
Rapport du coordinateur résident du système des nations unies au Mexique, M. Magdy Martínez Solimán. « Estabilidad, empleo, violencia y fin de ciclo ». Information disponible sur :
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Narcorpographie, une cartographie du corps dans le trafic de la drogue au Mexique
Image intervenu @Scheherazade Zambrano
Aujourd’hui, je fais un vœu : que le sang s’arrête de couler dans mon pays, que mes compatriotes aient le courage, l’envie, prennent la décision de changer les choses chaque jour, pour que la mort arbitraire ne devienne pas une tradition, pour que chaque jour ne soit pas « le Jour des Morts ».
Collage Narcorpographie @Scheherazade Zambrano
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Les auteurs Damia ALMEIDA ÁLVAREZ est diplômée, depuis 2001, de l’École nationale des Arts de Cuba en tant qu’instrumentiste et professeur de piano. Elle a également obtenu, en 2008, une licence en musicologie de l’Institut supérieur des arts de Cuba puis en 2013, un master de recherche en langues romanes à l’Université Lille3. Elle a rédigé de nombreux articles et réalisé plusieurs entretiens en lien avec la musique cubaine pour le Centre de recherche et développement de la musique cubaine de La Havane. Elle fait partie de l’équipe de recherche (ANR JCJC CHispa) qui se consacre à la préservation et la valorisation de fonds d’archives latino-américains déposé à Lille3. Pauline BOUCHET est docteur en études théâtrales à Paris 3-Sorbonne Nouvelle. À l’Université du Québec à Montréal, Pauline Bouchet a enseigné l’histoire du théâtre et la dramaturgie en France et au Québec. Elle a participé à des colloques internationaux en Europe et en Amérique du Nord autour du théâtre contemporain et de la génétique théâtrale. Elle est aussi lectrice de manuscrits de théâtre chez Actes-Sud Papiers. Cécile CHANTRAINE BRAILLON est maître de conférences à l’Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis et membre de l’équipe d’accueil, CECILLE, Lille Nord de France. Elle est spécialiste de théâtre latino-américain, plus spécialement uruguayen, sur lequel elle a publié de nombreux articles. Ses recherches portent également sur la mobilité des idées, l’écriture sous contrainte et les manuscrits d’écrivains : elle est d’ailleurs responsable de la gestion scientifique du fonds d’archives du dramaturge uruguayen, Carlos Denis Molina (1916-1983), notamment au sein du projet financé par l’Agence nationale de la recherche de 2014 à 2017 : « CHispa : création d’outils pour l’exploitation numérique de manuscrits hispaniques ». Elle est l’auteur de plusieurs articles sur le théâtre latino-américain et a publié El escritor y el intelectual entre dos mundos, Lugares y figuras del desplazamiento (Madrid, Vervuert/Iberoamericana, 2010) en collaboration avec Fatiha Idmhand et Norah Dei Cas et Navegaciones y regresos. Lugares y figuras del desplazamiento, (Bruxelles, Peter Lang, 2013), avec Fatiha Idmhand, Norah Dei Cas et Oscar Brando. Marie-Noëlle CICCIA est professeur des Universités. Spécialiste de théâtre portugais (en particulier au XVIIIe siècle), elle est l’auteur de Le théâtre de Molière au Portugal au XVIIIe siècle (Paris, Centre Culturel 229
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Calouste Gulbenkian, 2003), Don Juan et le donjuanisme au Portugal du XVIIIe siècle à nos jours (Montpellier, ETOILL, Université Paul-Valéry, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007) ainsi que de nombreux articles sur le théâtre (lusophone) et la littérature portugaise, publiés en France et à l’étranger. Elle appartient à l’équipe d’accueil LLACS (Langues, Littératures, Arts et Cultures des Suds) de l’Université PaulValéry-Montpellier. Norah GIRALDI-DEI CAS est professeur émérite de l’Université Lille 3, spécialiste des littératures de l’Amérique du Sud. Elle a publié de nombreux travaux, articles et ouvrages collectifs sur la culture latinoaméricaine, la littérature uruguayenne, et sur les liens entre la création et les déplacements et migrations transatlantiques. Elle a été responsable du master Mundus MITRA (http://mitra.ifres.info/) de 2012 à 2014 et de l’Axe de recherches « Les Amériques » au sein du laboratoire CECILLE (http://cecille.recherche.univ-lille) de 2006 à 2014. Elle a également été responsable du programme de recherche Héros de papier de 2001 à 2005 et du réseau du même nom au sein de l’équipe de recherches CREATHISCECILLE. Jorge DUBATTI est critique, historien et enseignant-chercheur spécialisé en théâtre. À l’Université de Buenos Aires, il dirige actuellement le Projet de recherche « Histoire du Théâtre Universel et Théâtre Comparé » (Historia del Teatro Universal y Teatro Comparado). Il a donné plusieurs séminaires et cours sur l’histoire et la théorie théâtrales, en tant que professeur invité, dans plusieurs universités argentines et du monde entier. Il a en charge la Chaire internationale d’histoire du théâtre argentin (CIHTA, UNSAM) et participe à la Chaire itinérante de théâtre latinoaméricain (CIELA). Il a fondé et dirige, depuis 2001, l’École des Spectateurs de Buenos Aires (Escuela de Espectadores de Buenos Aires) qui compte 340 élèves. Il a publié plus de cent volumes (essais, anthologies, éditions, collectifs, etc.) dont Filosofía del Teatro I, II y III, Concepciones de teatro. Poéticas teatrales y bases epistemológicas, Del Centenario al Bicentenario : Dramaturgia. Metáforas de la Argentina en veinte piezas teatrales 1910-2010 (encargo del Fondo Nacional de las Artes), Cien años de teatro argentino, Introducción a los estudios teatrales. Propedéutica. Il est responsable de l’édition des œuvres d’Eduardo Pavlovsky, Ricardo Bartís, Rafael Spregelburd, Daniel Veronese, Alejandro Urdapilleta, Alberto Vacarezza, entre autres. Maria Herminia FERRARO OSORIO est maître de conférences à l’Université Stendhal Grenoble 3 et membre du centre de recherches ILCEA4 (Littérature et civilisation Amérique latine/Rio de la Plata). Elle a publié plusieurs articles sur la littérature hispano-américaine, et principalement uruguayenne : elle s’intéresse notamment à la mémoire des événements traumatisants. 230
Les auteurs
Anne GIMBERT est maître de conférences à l’Université du Maine (Le Mans)et spécialiste du théâtre et de la littérature du XXe siècle du Río de la Plata et plus particulièrement du théâtre de Florencio Sánchez. Elle est l’auteur d’une thèse portant sur « La femme dans le théâtre de Florencio Sánchez ». Parallèlement elle travaille sur le roman policier à travers l’œuvre de Leonardo Padura. Fatiha IDMHAND est maître de conférences à l’Université du Littoral et habilitée à diriger les recherches. Ses travaux portent sur les écritures sous contraintes (exiliques, dictatoriales choisies…), sur les migrations transatlantiques et sur les processus d’écriture dans les manuscrits des écrivains. Elle a notamment contribué à diffuser les archives de José Mora Guarnido et les manuscrits de prison de Carlos Liscano. Elle est également responsable scientifique d’un projet financé par l’Agence nationale de la recherche de 2014 à 2017 : « CHispa : création d’outils pour l’exploitation numérique de manuscrits hispaniques ». Roger MIRZA est actuellement professeur à l’Université de Montevideo (Universidad de la República) où il dirige le département de théorie et méthodologie littéraires de la faculté de lettres et sciences humaines. Il a également en charge une équipe de recherche sur le théâtre ainsi que le colloque international de théâtre qui se tient depuis dix ans à Montevideo. Il a participé à plusieurs congrès, donné des conférences et des séminaires sur la théorie littéraire et théâtrale, en Uruguay et à l’étranger (Buenos Aires, Caracas, San Pablo, Porto Alegre, Madrid, Valencia, Sevilla, París, Berlín, Kiel, Montréal, Washington, Lille). Ses principaux ouvrages sont La poética de Stéphane Mallarmé (Montevideo, FHCE, 1989 y 1992), Teatro uruguayo Contemporáneo. Antología (coord.) (Madrid, F.C.E., 1992), Florencio Sánchez, entre las dos orillas (coed.) (Buenos Aires, Galerna, 1998), Teatro rioplatense. Cuerpo, palabra, imagen (ed.) (Montevideo, FHCE, UDELAR, 2007), La escena bajo vigilancia (Montevideo, EBO, 2007), Teatro, memoria, identidad (ed.) (Montevideo, FHCE. UDELAR, 2009), Teatro y representación (ed.) (Montevideo, CSIC, UDELAR, 2011), El teatro de los sesenta en América Latina. Un diálogo con la contemporaneidad (ed.) (Montevideo, FHCE, CSIC, UDELAR, 2011), Territorios y fronteras en la escena Iberoamericana (ed.) (Montevideo, FHCE, UDELAR, 2012). Osvaldo OBREGÓN est professeur émérite de l’Université de Franche-Comté et Docteur d’État de la Sorbonne Nouvelle, Paris 3. Il est l’auteur de plusieurs livres, principalement Teatro Latinoamericano. Un caleidoscopio cultural, 1930-1990 (Univ. de Perpignan, 2000) et La diffusion et la réception du théâtre latino-américain en France, de 1958 à 1986 (Besançon, Univ. de Franche-Comté, 2002.). Il a également publié plus d’une centaine de travaux et une trentaine de chroniques sur des festivals dans plusieurs revues spécialisées des continents américain et 231
Théâtre contemporain dans les Amériques
européen. Il a fondé et dirigé des compagnies de théâtre universitaires au Chili et en France. Sophie PROUST est maître de conférences en arts de la scène à Lille 3, responsable scientifique d’APC/Analyse des processus de création (Conseil régional Nord-Pas de Calais, Lille 3/CEAC/Action Culture). Elle a été assistante à la mise en scène de Denis Marleau, Yves Beaunesne et Matthias Langhoff en France et à l’étranger. Elle est autrice de La direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine (L’Entretemps, 2006) et a dirigé, entre autres, l’ouvrage Mise en scène et droits d’auteur. Liberté de création artistique et respect de l’œuvre dramatique (L’Entretemps, 2012). Stéphanie URDICIAN est maître de Conférences en Études Hispaniques à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand et membre de l’équipe « Écritures et Interactions Sociales » du CELIS (EA 1002). Sa recherche porte sur le théâtre hispanique contemporain et la socio poétique des mythes. Responsable du secteur Théâtre/Arts de la scène du service université culture de Clermont Université, elle dirige un atelier de théâtre universitaire en espagnol. Ses principales publications sont Le théâtre de Griselda Gambaro (Paris, Indigo & côté-femmes Éditions, 2010), Les Antigones contemporaines (de 1945 à nos jours) en collaboration avec Rose Duroux (Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2010), Mythes de la rébellion des fils et des filles, en collaboration avec Véronique Léonard-Roques (Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2013). Karen VELOSO est née à Santiago du Chili. Diplômée de la formation supérieure d’art dramatique de l’Université catholique du Chili, elle commence son parcours en tant que comédienne de théâtre de rue. Installée en France, elle obtient un Master Arts de la scène à l’Université Paris VIII, puis en 2010 un contrat doctoral à l’École Doctorale EDESTA de l’Université Paris VIII, qui lui permet d’être enseignant du département du théâtre en parallèle à sa thèse en préparation intitulée Esthétique et théâtralité du corps disparu. Elle mène, en parallèle de ses activités de recherche, une carrière en tant que dramaturge, actrice et metteur en scène : sa performance théâtrale Ramona au grill a été représentée à plusieurs reprises. Scheherazade ZAMBRANO OROZCO est diplômée en tant que chorégraphe par le Centre de recherche chorégraphique de l’Institut national des Beaux-Arts de Mexico. Elle a également été championne nationale de natation synchronisée au Mexique. En tant que boursière du FONCA (Fondo Nacional para la Cultura y las Artes, Mexico), elle a pu intégrer la formation « Danse et Installation, création scénique transdisciplinaire » du Centre national de formation et production 232
Les auteurs
chorégraphique de la ville de Morelos. Elle est la cofondatrice du « Laboratoire de Mouvements Impulso Vidanza » basé à Mexico avec lequel elle a présenté plusieurs œuvres dansées en Amérique Latine. En 2011, elle a obtenu une résidence artistique en France, par le Conseil régional du Nord-Pas de Calais, au cours de laquelle elle a développé une recherche corporelle sur la thématique « Conflits, Frontières et Territoires » qui a abouti sur une expérimentation autour de la thématique de la violence intitulée NarcoCorpographie. Elle a également créé une performance dansée et filmée, INcertitude sur la condition de migrant. Sa vidéo danse RE molinos a été choisie pour faire partie de la sélection officielle du festival « Close up Vallarta 2012 » au Mexique. Elle réalise actuellement un doctorat, basé sur la recherche-action et la thématique du corps en limite, travail pour lequel elle intervient dans des prisons et hôpitaux français et espagnols.
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Collectin Trans-Atlántico Literaturas
Dans le panorama de la recherche et, plus particulièrement, de l’hispanisme, un nouveau paradigme privilégiant la prise en considération des échanges et de la circulation de modèles s’affirme. Cette nouvelle perspective permet l’émergence d’un nouveau champ d’études centré sur les relations transatlantiques, transnationales et intercontinentales ; elle met l’accent sur les échanges, les migrations et les passages qui se déclinent de différentes façons entre les cultures des deux côtés de l’Atlantique, depuis plus de cinq siècles. Plus que le paquebot de ligne destiné à la traversée régulière entre l’Europe et l’Amérique, le titre de cette nouvelle Collection Trans-Atlántico / Trans-Atlantique évoque le roman homonyme de Witold Gombrowicz – où apparait justement le trait d’union –, les déambulations du protagoniste entre deux mondes, ainsi que les rapprochements entre des lieux bien différents d’une même réalité (la Pologne, où Gombrowicz est né, et l’Argentine, lieu de son séjour prolongé). La collection « Trans-Atlántico / Trans-Atlantique » se veut un espace d’édition ouvert aux travaux qui privilégient cette approche de la littérature comme lieu transculturel par excellence, lieu de dialogue et de controverse entre différents types de discours, lieu, enfin, de tous les possibles, où s’élaborent de nouvelles pratiques de pensée et de création pour donner du sens à l’en-dehors qui l’entoure. Directrice de la collection Norah GIRALDI-DEI CAS Catedrática – Université Charles-de-Gaulle – Lille 3
Comité scientifique Fernando AÍNSA, Escritor y crítico literario María Carolina BLIXEN, Biblioteca Nacional – Montevideo Manuel BOÏS, Traductor Oscar BRANDO, Professeur et critique littéraire Cécile CHANTRAINE BRAILLON, Université du Hainaut - Cambrésis Patrick COLLART, Universiteit Gent Ana DEL SARTO, Ohio State University Carmen DE MORA, Universidad de Sevilla Geneviève FABRY, Université catholique de Louvain-la-Neuve Rosa Maria GRILLO, Università di Salerno Fatiha IDMHAND, Université du Littoral Danuta Teresa MOZEJKO-COSTA, Universidad Nacional de Córdoba Francisca NOGUEROL, Universidad de Salamanca Lucila PAGLIAI, Universidad de Buenos Aires Ada SAVIN, Université de Versailles Kristine VANDEN BERGHE, Université de Liège Christilla VASSEROT, Université Sorbonne Nouvelle – Paris III
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