Une littérature de marque(s): La société de consommation dans le roman contemporain de langues française et allemande 3515124950, 9783515124959

Depuis leur émergence au 19e siècle, la littérature met en scène des noms de marque et suscite ainsi un sentiment de fam

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French Pages 309 [314] Year 2020

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TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS
1. INTRODUCTION
1.1. DES TEXTES CONTEMPORAINS REGORGEANT DE MARQUES
1.2. MARQUE ET LITTÉRATURE – UN COUPLE ANTAGONISTE ET SCANDALEUX
1.3. MISES EN SCÈNE DE LA MARQUE DANS LE CONTEXTE DU « NOUVEAU RÉALISME »
1.4. OBJECTIFS ET PLAN DE LA PRÉSENTE ÉTUDE
2. LA MARQUE ET LE TEXTE : DÉFINITION ET PROBLÉMATIQUE
2.1. DÉFINITION DE LA MARQUE
2.2. LA MARQUE AU SEIN DU TEXTE LITTÉRAIRE
3. L’APPARITION D’UN PHÉNOMÈNE NOUVEAU : OCCURRENCES ET FONCTIONNALISATION DE LA MARQUE DANS LA LITTÉRATURE RÉALISTE DU 19e SIÈCLE
3.1. CONTEXTE
3.2. CONNOTATIONS PRÉSUPPOSÉES DANS LE TISSU DU TEXTE RÉALISTE
3.3. ROMANS DE LA PUBLICITÉ
3.4. UN PRODUIT MIRACLE RÉEL POUR UNE RÉFLEXION FICTIVE
3.5. LE ROMAN, LA MARQUE ET LA PUBLICITÉ : ENTRE CRITIQUE ET FASCINATION
3.6. CONCLUSION INTERMÉDIAIRE
4. DEUX UNIVERS POSTMODERNES : PATRICK DEVILLE ET CHRISTIAN KRACHT
4.1. INTRODUCTION
4.2. DÉCRIRE ET (SE) DISTINGUER
4.3. LE POUVOIR DES MARQUES : CONNIVENCE ET PERFORMATIVITÉ
4.4. FONCTION(S) POÉTIQUE(S) DE LA MARQUE : LE SIGNE PUBLICITAIRE DANS LE RÉSEAU MÉTAPHORIQUE
4.5. DERRIÈRE LA SURFACE
4.6. À L’ÉPREUVE DE LA « RÉALITÉ »
4.7. SYNTHÈSE
5. MICHEL HOUELLEBECQ OU LA CONSOMMATION DÉSABUSÉE
5.1. INTRODUCTION
5.2. UNE PERCEPTION ORIENTÉE
5.3. LE TEXTE HOUELLEBECQUIEN ENTRE RÉFÉRENTIALITÉ ET FICTIONNALITÉ
5.4. AU-DELÀ DE LA FICTION
5.5. LE MARCHÉ COMME SUJET
5.6. POSITIONNEMENT(S) DU TEXTE
5.7. SYNTHÈSE
6. RETENIR LE SOUVENIR : ANNIE ERNAUX ET MERAL KUREYSHI
6.1. INTRODUCTION
6.2. LE MATÉRIAU AUTOBIOGRAPHIQUE : ENTRE L’INTIME ET LE PUBLIC
6.3. SAISIR ET RACONTER LE PASSÉ
6.4. APPRÉHENDER LA SOCIÉTÉ
6.5. (SE) RECONNAÎTRE – OU NON
6.6. SYNTHÈSE
7. LA VILLE, SURFACE PUBLICITAIRE, SURFACE LITTÉRAIRE : OLIVIER ROLIN ET ULRICH PELTZER
7.1. INTRODUCTION
7.2. TOPOGRAPHIE DE LA MARQUE
7.3. LA VILLE ÉTRANGÈRE
7.4. L’ÉPAISSEUR DU RÉEL : MODES DE MISE EN DISCOURS ET STRUCTURE DU MONDE REPRÉSENTÉ
7.5. OSCILLATIONS TEXTUELLES : POSITIONNEMENTS CRITIQUES ET FONCTIONNALISATION DES NOMS DE MARQUE
7.6. SYNTHÈSE
8. PENSER LA MARQUE EN LITTÉRATURE
8.1. CONCLUSIONS THÉORIQUES
8.2. REGARDS CROISÉS SUR LA LITTÉRATURE DU 21e SIÈCLE
8.3. UN POINT DE CRISTALLISATION
9. SYNTHÈSE GÉNÉRALE
9.1. LA MARQUE ET L’ILLUSION RÉFÉRENTIELLE
9.2. LA MARQUE ET LA COMMUNAUTÉ DE SES LECTEURS
9.3. CRITIQUE(S) DE LA MARQUE
9.4. « LA VIE, LA VRAIE »
BIBLIOGRAPHIE
LITTÉRATURE PRIMAIRE
LITTÉRATURE SECONDAIRE
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Une littérature de marque(s): La société de consommation dans le roman contemporain de langues française et allemande
 3515124950, 9783515124959

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Marie Fleury Wullschleger

Une littérature de marque(s) La société de consommation dans le roman contemporain de langues française et allemande

Romanistik

ZfSL - Beiheft | 43

Franz Steiner Verlag

43

Zeitschrift für französische Sprache und Literatur Nach Peter Blumenthal und Klaus W. Hempfer herausgegeben von Guido Mensching und Ulrike Schneider Neue Folge Beiheft 43

Une littérature de marque(s) La société de consommation dans le roman contemporain de langues française et allemande Marie Fleury Wullschleger

Franz Steiner Verlag

Gedruckt mit Unterstützung der Ernst-Reuter-Gesellschaft der Freunde, Förderer und Ehemaligen der Freien Universität Berlin e. V. Die Autorin bedankt sich außerdem bei der leistungsorientierten Mittelvergabe Frauenförderung und Gleichstellung der Freien Universität Berlin für ihre Unterstützung.

Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek: Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über abrufbar. Dieses Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist unzulässig und strafbar. © Franz Steiner Verlag, Stuttgart 2020 Zugleich: Dissertation Freie Universität Berlin Druck: Memminger MedienCentrum, Memmingen Gedruckt auf säurefreiem, alterungsbeständigem Papier. Printed in Germany. ISBN 978-3-515-12495-9 (Print) ISBN 978-3-515-12498-0 (E-Book)

À Alexandre Pour Lila et Basile

TABLE DES MATIÈRES Avant-propos ....................................................................................................... 12 1. Introduction ..................................................................................................... 13 1.1. Des textes contemporains regorgeant de marques ...................................14 1.2. Marque et littérature – un couple antagoniste et scandaleux ...................17 1.3. Mises en scène de la marque dans le contexte du « nouveau réalisme ».21 1.4. Objectifs et plan de la présente étude ......................................................26 2. La marque et le texte : définition et problématique ......................................... 31 2.1. Définition de la marque ...........................................................................31 2.1.1. Caractéristiques de la marque ..........................................................32 2.1.1.1. Origine de la marque et fonctions premières .........................32 2.1.1.2. Nécessité de la visibilité.........................................................33 2.1.1.3. Fonctions sociales de la marque : identification et distinction .................................................................35 2.1.1.4. Considérations supplémentaires.............................................36 2.1.2. Constitution de la marque ................................................................37 2.1.2.1. Mise en discours de la marque ...............................................37 2.1.2.2. Narration(s) de marque : fictionnalité et performativité ........39 2.1.2.3. Secondarité de la marque .......................................................42 2.1.2.4. Catégorisation linguistique de la marque : nom propre ou nom commun ? ...........................................................45 2.1.3. Qu’est-ce qu’une marque ? Résumé ................................................47 2.2. La marque au sein du texte littéraire........................................................48 2.2.1. État de la recherche ..........................................................................48 2.2.1.1. Littérature et nom de marque .................................................49 2.2.1.2. Littérature et publicité ............................................................54 2.2.1.3. L’auteur comme marque ........................................................56 2.2.2. Quelques considérations théoriques .................................................57 2.2.2.1. L’effet de réel et la marque ....................................................57 2.2.2.2. Économie du texte et référentialité de la marque...................61 2.2.2.3. Une « coopération » nécessaire..............................................63 2.2.2.4. Possibilités de la traduction ...................................................65 2.2.2.5. La marque comme « Stolperstein » .......................................68 2.2.2.6. Considérations supplémentaires.............................................69 2.2.3. Résumé .............................................................................................69

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Table des matières

3. L’apparition d’un phénomène nouveau : occurrences et fonctionnalisation de la marque dans la littérature réaliste du 19e siècle .......................................... 71 3.1. Contexte ...................................................................................................71 3.2. Connotations présupposées dans le tissu du texte réaliste .......................73 3.3. Romans de la publicité.............................................................................77 3.4. Un produit miracle réel pour une réflexion fictive ..................................83 3.5. Le roman, la marque et la publicité : entre critique et fascination ..........85 3.6. Conclusion intermédiaire .........................................................................89 4. Deux univers postmodernes : Patrick Deville et Christian Kracht .................. 90 4.1. Introduction..............................................................................................90 4.1.1. Faserland – premier Poproman des années 1990 ? .........................91 4.1.2. La femme parfaite d’un « jeune auteur de Minuit ».........................96 4.2. Décrire et (se) distinguer .........................................................................98 4.2.1. Classer, distinguer, différencier : la marque comme vision du monde ...........................................................99 4.2.2. La marque comme principe structurant et enfermant ....................103 4.2.3. Autoportrait en surface...................................................................106 4.2.4. Un personnage interchangeable .....................................................109 4.3. Le pouvoir des marques : connivence et performativité ........................112 4.3.1. Un lecteur in ...................................................................................112 4.3.2. Démonstration de la dimension performative de la marque : l’invention de la femme parfaite ..............................................................114 4.4. Fonction(s) poétique(s) de la marque : le signe publicitaire dans le réseau métaphorique ........................................119 4.5. Derrière la surface..................................................................................121 4.5.1. Réflexions intrafictionnelles ..........................................................121 4.5.2. Oscillations et ambivalence ...........................................................123 4.6. À l’épreuve de la « réalité » ...................................................................125 4.6.1. Hyperréalité et vraisemblance ........................................................125 4.6.2. Vertiges des narrateurs ...................................................................127 4.7. Synthèse .................................................................................................128 5. Michel Houellebecq ou la consommation désabusée .................................... 131 5.1. Introduction............................................................................................131 5.1.1. Plateforme (2001) ..........................................................................134 5.1.2. La carte et le territoire (2010) .......................................................136

Table des matières

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5.2. Une perception orientée .........................................................................138 5.2.1. Le personnage houellebecquien, un observateur-consommateur ..139 5.2.2. Économie du récit – la description a minima .................................141 5.2.3. La marque naturalisée ....................................................................145 5.2.4. La réalité à travers un filtre ............................................................148 5.3. Le texte houellebecquien entre référentialité et fictionnalité ................151 5.3.1. « Trébucher » sur la marque : de la quantité et du détail ...............151 5.3.2. Références à la culture populaire : une autre sphère de fragilité ...155 5.3.3. Un autre lecteur-modèle : Houellebecq traduit ..............................157 5.4. Au-delà de la fiction ..............................................................................161 5.4.1. Des marques trop « réelles » ? .......................................................161 5.4.2. La marque « Houellebecq » ...........................................................164 5.5. Le marché comme sujet .........................................................................167 5.5.1. Construire les marques : à l’intérieur de l’entreprise .....................167 5.5.2. L’art et la marque ...........................................................................171 5.6. Positionnement(s) du texte ....................................................................174 5.6.1. Une ambiguïté symptomatique ......................................................174 5.6.2. Une (autre) critique de la consommation : Les choses de Perec ....180 5.7. Synthèse .................................................................................................182 6. Retenir le souvenir : Annie Ernaux et Meral Kureyshi ................................. 184 6.1. Introduction............................................................................................184 6.1.1. Les années (2008) ..........................................................................186 6.1.2. Elefanten im Garten (2015) ...........................................................189 6.2. Le matériau autobiographique : entre l’intime et le public....................191 6.2.1. Une « autobiographie impersonnelle » ..........................................191 6.2.2. Un roman personnel .......................................................................196 6.3. Saisir et raconter le passé .......................................................................199 6.3.1. Les marques comme vecteurs du souvenir ....................................200 6.3.2. Énumérer pour ne pas oublier ........................................................202 6.4. Appréhender la société ..........................................................................209 6.4.1. La Suisse de Kureyshi ....................................................................209 6.4.1.1. Être « les autres » .................................................................209 6.4.1.2. Une voix critique..................................................................212 6.4.2. Ernaux et l’observation de l’intérieur ............................................214 6.4.2.1. Transfuge de classe ..............................................................214 6.4.2.2. Regard(s) sur les choses .......................................................216 6.5. (Se) reconnaître – ou non .......................................................................221 6.5.1. Génération(s)..................................................................................222 6.5.2. Traduire l’intime et le collectif ......................................................226 6.6. Synthèse .................................................................................................228

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Table des matières

7. La ville, surface publicitaire, surface littéraire : Olivier Rolin et Ulrich Peltzer........................................................................... 230 7.1. Introduction............................................................................................230 7.1.1. Tigre en papier (2002) ...................................................................231 7.1.2. Teil der Lösung (2007)...................................................................234 7.2. Topographie de la marque .....................................................................237 7.2.1. (Lumineux) points de repère ..........................................................237 7.2.1.1. Paris encerclé .......................................................................237 7.2.1.2. Berlin surveillé .....................................................................241 7.2.1.3. « Drüben an der Säule mit “Persil” » – Dans la tradition du Großstadtroman ...............................................245 7.2.2. La ville envahie : enjeux idéologiques du paysage contemporain .248 7.2.2.1. Rêverie d’un hier non « marqué »........................................248 7.2.2.2. Des lieux déchargés d’histoire : entre constat et résistance .251 7.3. La ville étrangère ...................................................................................254 7.3.1. Paysages urbains (plus) lointains ...................................................255 7.3.2. Le périphérique – traduit ................................................................257 7.4. L’épaisseur du réel : modes de mise en discours et structure du monde représenté ......................260 7.4.1. Une simulation authentique ...........................................................260 7.4.2. Fictionnalisation et poétisation ......................................................263 7.4.2.1. La licence d’un narrateur-auteur ..........................................263 7.4.2.2. La mythique DS de Martin ..................................................265 7.5. Oscillations textuelles : positionnements critiques et fonctionnalisation des noms de marque ..........268 7.6. Synthèse .................................................................................................271 8. Penser la marque en littérature ...................................................................... 273 8.1. Conclusions théoriques ..........................................................................274 8.1.1. Noms propres historiques et noms propres populaires ..................274 8.1.2. Références à la culture populaire : chansons, musique, émissions de télévision ............................................................................276 8.1.3. Savoir encyclopédique et indexicalité............................................278 8.1.4. Spécificité de la marque .................................................................279 8.2. Regards croisés sur la littérature du 21e siècle ......................................280 8.2.1. La marque dans les systèmes littéraires contemporains de langues française et allemande ............................................................280 8.2.2. Plaidoyer pour une césure ..............................................................281 8.3. Un point de cristallisation ......................................................................283

Table des matières

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9. Synthèse générale .......................................................................................... 285 9.1. La marque et l’illusion référentielle ......................................................286 9.2. La marque et la communauté de ses lecteurs.........................................288 9.3. Critique(s) de la marque ........................................................................289 9.4. « La vie, la vraie » .................................................................................290 Bibliographie ..................................................................................................... 292 Littérature primaire .......................................................................................292 Littérature secondaire ...................................................................................294

AVANT-PROPOS Cette étude, présentée ici dans une version légèrement modifiée, a été acceptée en 2019 comme thèse de doctorat par le « Fachbereich Philosophie und Geisteswissenschaften » de la Freie Universität Berlin. Elle n’aurait pas vu le jour sans le soutien de plusieurs personnes, à qui je tiens à exprimer ma gratitude. Mes remerciements s’adressent en premier lieu à ma directrice de thèse, Prof. Dr. Ulrike Schneider, pour son accompagnement tout à la fois exigeant et bienveillant, pour son ouverture à des sujets nouveaux et pour l’intérêt scientifique qu’elle porte à la littérature contemporaine. Je remercie également Prof. Dr. Jürgen Ritte qui a accepté de prendre en charge la deuxième expertise de mon travail. Sa grande connaissance des scènes littéraires allemande et française m’a offert de belles découvertes et permis d’affiner ma perspective comparatiste. Je tiens à remercier Prof. Dr. Anita Traninger, Prof. Dr. Klaus W. Hempfer et Dr. Roman Kuhn d’avoir accepté de siéger dans ma commission de thèse, mais aussi de leurs très précieuses remarques dans le cadre du Oberseminar, dont la rigueur théorique m’a été d’un grand bénéfice. Sans mes collègues et amies, Dr. Şirin Dadaş et Marie Jacquier, ces années n’auraient pas été aussi riches, intéressantes et joyeuses. Je les remercie de leur amitié et de leurs corrections attentives, tout comme Dr. Christina Schaefer, Nathalie Garbely, Dr. Antonin Wiser et Carlos Gluschak, qui ont, à un moment ou un autre de l’élaboration de cette étude, accepté d’en relire des passages, ainsi que Sabina Engel pour sa relecture finale. Enfin, mes remerciements vont à ma famille, dont le soutien m’a été infiniment précieux. À mes beaux-parents, pour leur grande aide logistique ; à mes parents, qui m’ont transmis l’amour des mots et de l’allemand et m’ont inlassablement encouragée à chaque étape de mon travail. L’amour, la patience, l’enthousiasme et les corrections critiques d’Alexandre m’ont portée tout au long de ces années. Je lui dédie ce livre, ainsi qu’à Lila et Basile, qui le liront un jour, peut-être, s’ils en ressentent l’envie.

« […] mais il n’empêche, les écrivains persistent à marquer sur leurs pages des noms de marques […] faisant ainsi bénévolement du placement de produit, non pas parce qu’éviter de le faire serait déplacé ou gênant, mais parce que la question de placer ou ne pas placer ne leur vient même pas à l’esprit, ils introduisent un nom de marque dans une histoire parce que les noms de marques se sont introduits dans leurs vies, par gavage, ou viol sous la menace, que les noms de marques sont devenus une chose banale, une seconde nature, voilà, ils sont devenus une seconde nature de la nature et aussi naturels que l’air qu’on respire. » Joshua Cohen, « McDonald’s »1

1. INTRODUCTION Un soir du printemps 2018, lors d’une représentation à la Schaubühne de Berlin de la pièce d’Arthur Schnitzler, Professor Bernhardi, un acteur improvise une réplique : il fait dire à son personnage qui participe à une soirée chez le professeur de médecine qu’il a acheté une excellente bouteille de vin chez Lidl. Le public, surpris par cette incursion d’un élément contemporain dans un texte qui date du début du 20e siècle, se met immédiatement à rire. Le nom de marque détonne, étonne. Il se présente comme un élément hétérogène au sein de l’univers fictionnel dès lors qu’il renvoie le public à sa quotidienneté, le sortant de l’époque historique dans laquelle il était jusqu’alors plongé. Outre le fait que, par sa dimension anachronique, la mention du nom de marque brise l’illusion dramatique, puisqu’elle rappelle au public que les personnages sont joués par des acteurs vivant au 21e siècle (les personnages ne peuvent pas connaître la marque Lidl), les connotations liées au supermarché, familières au public, mettent en évidence la dissonance entre le statut social des personnages (des médecins à la pointe de la recherche scientifique, avancés dans leur carrière) et le choix d’un hard discounter pour acheter du vin, provoquant un effet comique. Lors de son improvisation, l’acteur de la Schaubühne part du principe que le public va non seulement reconnaître la marque, mais que les personnes réunies au théâtre ce soir-là partagent un savoir qui leur permet de saisir ce qu’elle représente. Sa réplique contient donc des présuppositions et ne déploiera son effet que si le spectateur est à même de les comprendre et de les décoder. 1

COHEN, « McDonald’s », 2014, p. 92.

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Introduction

Les noms de marque font partie de notre environnement quotidien. On les rencontre à l’extérieur, sous la forme d’enseignes de magasins, d’affiches publicitaires et sur les écrans qui défilent dans les transports publics, chez soi, sur les produits alimentaires ou ménagers, et dans l’espace virtuel que constitue l’Internet. Or, malgré sa banalité, la marque interroge lorsqu’elle apparaît dans un texte littéraire. Au sein d’un art qui aspire traditionnellement à la pérennité, la présence d’un signe commercial dont la longévité est limitée soulève la problématique de la réception future de l’œuvre : une lectrice ou un lecteur sera-t-il à même, dans l’avenir, d’identifier la marque et, surtout, de déchiffrer les différents discours qu’elle cristallise ? Cette question se pose d’autant plus en présence de textes qui en contiennent une quantité importante. La fragilité de la référence « marque » en fait un élément particulièrement intéressant d’un point de vue théorique : gonflée sémantiquement, reposant avant tout sur des connotations, la marque suggère une contiguïté très forte entre le monde de la fiction et le monde réel, précisément parce qu’elle fait référence à un discours appartenant à une réalité limitée temporellement et géographiquement. À l’inverse de ce que nous avons observé dans la réplique improvisée par l’acteur de la Schaubühne, la marque favorise donc très souvent la création d’une illusion référentielle, en ancrant l’univers fictionnel dans un contexte spatio-temporel spécifique. Mais, quel que soit l’effet qu’elle provoque (création ou fragilisation de l’illusion référentielle), celui-ci est toujours susceptible de s’estomper en raison du caractère éphémère du signe commercial : lorsqu’une marque (disparue) n’est plus identifiée comme telle par le lecteur, le processus de décodage n’a pas lieu et elle cesse alors de signifier. 1.1. DES TEXTES CONTEMPORAINS REGORGEANT DE MARQUES La présence de noms de marque dans la littérature n’est pas un phénomène nouveau. Ils apparaissent dans divers textes littéraires dès le 19e siècle, parallèlement à leur développement dans le contexte de l’industrialisation des sociétés européennes. Toutefois, ce phénomène reste encore marginal dans la littérature du 19e siècle. Aujourd’hui, en revanche, la multiplication des noms de marque dans la réalité quotidienne se reflète dans de nombreux ouvrages contemporains. La première page du roman de Nicolas Mathieu, Leurs enfants malgré eux, qui a remporté le prix Goncourt en 2018, en offre un exemple probant : Debout sur la berge, Anthony regardait droit devant lui. À l’aplomb du soleil, les eaux du lac avaient des lourdeurs de pétrole. Par instants, ce velours se froissait au passage d’une carpe ou d’un brochet. Le garçon renifla. L’air était chargé de cette même odeur de vase, de terre plombée de chaleur. Dans son dos déjà large, juillet avait semé des taches de rousseur. Il ne portait rien à part un vieux short de foot et une paire de fausses Ray-Ban. Il faisait une chaleur à crever, mais ça n’expliquait pas tout.

Introduction

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Anthony venait d’avoir quatorze ans. Au goûter, il s’enfilait toute une baguette avec des Vache qui Rit.2

En quelques lignes, le texte met en scène deux noms de marque : Ray-Ban et Vache qui rit3. Celles-ci contribuent, par leur simple mention, à l’élaboration du décor (on se trouve très certainement en France, la Vache qui rit étant un produit typiquement français), ainsi qu’à la caractérisation du personnage : Anthony n’a pas les moyens de s’acheter d’authentiques lunettes de marque et doit se contenter d’une copie. L’indication qu’Anthony porte de « fausses Ray-Ban » suffit en effet à suggérer au lecteur que le personnage n’appartient pas à une classe sociale particulièrement élevée. Le texte n’explicite pas cet élément : il ne fait que présupposer que son lecteur sera à même d’interpréter correctement l’information qu’Anthony ne peut s’offrir une marque très à la mode à l’époque où se déroule l’histoire (les années 1990). Die Erfindung der roten Armee Fraktion durch einen manisch-depressiven Teenager im Sommer 1969 de Frank Witzel, lauréat du Deutscher Buchpreis en 2015, représente un autre exemple de roman récent contenant un nombre considérable de marques. La prise d’importance croissante des signes commerciaux lors de l’avènement de la société de consommation dans les années 1960–70 se reflète dans l’imagination débordante du narrateur adolescent du roman de Witzel : Aber ich könnte sagen, dass sie eine Fluchthelferin ist und dass sie mit ihrem Opel Kapitän junge Mädchen aus der DDR entführt hat [...]. Und dann würden die richtig wütend, und ich bekäme vielleicht den Auftrag, die Frau von Caritas zu entführen und in die DDR zu bringen. Dazu würde man mir nicht nur ein Fahrtenmesser geben, sondern auch noch andere Waffen und eine Minox, mit der ich dann heimlich Aufnahmen machen könnte von irgendwelchen Gebäuden oder Leuten, die für die DDR interessant wären. Eine Minox ist tausendmal besser als meine Kodak Instamatic, die immer nur quadratische Bilder macht [...].4

La mention successive d’Opel Kapitän et de Kodak Instamatic ancre le texte dans la société des années 1960–70. De plus, en comparant Minox et Kodak, le narrateur fait, à l’intérieur de la fiction, une démonstration de la fonction première des marques, celle de distinguer des produits similaires les uns des autres en leur donnant un nom. Dans les textes contemporains, les marques ne servent donc pas seulement à la description de personnages ou d’ambiances, mais leur mode de fonctionnement fait également l’objet de réflexions (de manière plus ou moins explicite et plus ou moins sérieuse). Si tous les romans contemporains parus en France et en Allemagne ces dernières années ne contiennent pas des noms de marque à chaque page, il est rare d’en lire qui n’en renferment aucun : on trouve par exemple des noms de supermarchés 2 3 4

MATHIEU, Leurs enfants après eux, 2018, p. 13. Le « r » majuscule dans le texte de Mathieu ne correspond pas à l’orthographe officielle de la marque. WITZEL, Die Erfindung der roten Armee Fraktion durch einen manisch-depressiven Teenager im Sommer 1969, 2016, p. 19. Les citations issues de textes littéraires allemands figurent uniquement en langue originale. En revanche, afin de permettre la lecture de cette étude à des personnes ne maîtrisant pas l’allemand, une traduction des citations provenant de textes théoriques ou de la littérature secondaire est proposée en note de bas de page. Sauf indication contraire, les traductions sont effectuées par nos soins.

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Introduction

et de plateformes Internet dans la trilogie de Vernon Subutex de Virgine Despentes,5 le mari du personnage principal de Ladivine de Marie NDiaye travaille au Karstadt,6 Felicitas garde précieusement un cahier Clairefontaine dans Hoppe de Felicitas Hoppe7 et la narratrice de Tanzen auf Beton d’Iris Hanika observe les logos sur les pulls de passants à la gare de Mainz8. Cette liste pourrait être allongée à loisir, puisqu’elle illustre une pratique devenue courante dans la littérature contemporaine de langues allemande et française. Ce phénomène ne se restreint évidemment pas à ces seules régions linguistiques et la présence globale des marques dans la réalité actuelle se reflète dans la littérature d’un grand nombre de pays. Le passage de la nouvelle de Joshua Cohen intitulée « MacDonald’s », que nous avons placé en épigraphe de cette introduction, illustre à quel point il est devenu habituel de rencontrer des signes commerciaux dans un roman américain, cette pratique y faisant l’objet d’une (méta-)réflexion à l’intérieur même de la fiction. Cette étude se concentrera néanmoins exclusivement sur la littérature contemporaine de langues allemande et française. Si de tels choix contiennent toujours une part d’arbitraire, la perspective franco-allemande adoptée permettra de mettre en lumière des similitudes et des disparités quant à la mise en scène et à la fonctionnalisation des noms de marque, correspondant aux transformations spécifiques de la littérature en France et dans l’espace germanophone. Elle démontrera par ailleurs qu’une prise en considération parallèle du discours universitaire produit des deux côtés du Rhin permet d’approfondir et d’enrichir d’un regard nouveau les positions existantes sur la périodisation de la littérature contemporaine. Historiquement, les marques apparaissent à peu près en même temps dans les romans réalistes et naturalistes francophones et germanophones du 19e siècle, mais se font, dans un premier temps, plus rares en Allemagne qu’en France, où l’industrialisation est plus avancée. Au 20e siècle, l’exploitation littéraire des signes commerciaux devient un des traits caractéristiques d’une tendance de l’histoire littéraire allemande, la nouvelle Popliteratur, alors qu’aucune période particulière n’est associée à cette pratique dans l’histoire de la littérature française. Au niveau de la littérature contemporaine, la marque nous servira à préciser les contours de l’émergence d’une nouvelle forme de « réalisme » au tournant du nouveau millénaire qui s’observe aussi bien en Allemagne qu’en France. À travers l’analyse de la mise en scène de noms de marque 5 6

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Par exemple dans ces deux passages du tome I : « Maintenant, chez Monoprix, il aimerait être venu avec son bazooka » ; « Xavier sort son téléphone et consulte son appli Facebook. » DESPENTES, Vernon Subutex, 2015, p. 71 et p. 72. « Elle mettait chaque année trois mille euros de côté sur son salaire de professeur de français tandis que Marko, qui réparait montres et réveils au rayon horlogerie du Karstadt, dans la Wilmersdorfer Strasse, réussissait à épargner deux mille euros pour les vacances […] ». NDIAYE, Ladivine, 2013, p. 160. « Noch lange nach den kanadischen Jahren trug sie in einem eigens zu diesem Zweck angelegten Heft (Marke Clairefontaine) […], jenes berühmte Foto bei sich [...] ». HOPPE, Hoppe, 2012, p. 87. Italiques de l’auteure. Par exemple dans ce passage : « Alle Männer, die sich in der Nähe des Aschenbechers neben den nicht nichtbelegten Tischen des Segafredo-Lokals aufhalten, haben kurzgeschorene Köpfe und tragen Jeans und T-Shirts. [...] Alle T-Shirts sind mit Schrift bedruckt (“Fraport”, “Fly Emirates”, “San Diego”). » HANIKA, Tanzen auf Beton, 2012, p. 141.

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dans un corpus de textes choisis, nous placerons ainsi côte à côte le développement de la production littéraire récente des deux régions linguistiques, qui s’inscrit dans un mouvement général de la littérature vers plus de « réel ». Dans ce contexte, le choix d’adopter une perspective comparatiste franco-allemande se justifie particulièrement par l’existence de différences notoires entre la recherche en littérature en France et en Allemagne quant à la perception de l’émergence de cette nouvelle forme de « réalisme » littéraire : alors que la Germanistik et la recherche sur la littérature française en Allemagne (dans le contexte de la Romanistik) s’accordent sur l’existence d’une « césure » autour de l’an 2000, la recherche francophone en littérature française n’aborde pas ce développement récent sous l’angle de la rupture, mais de la continuité. Notre travail se situe donc à la croisée de plusieurs cultures et traditions : par ses objets d’études d’abord (des textes littéraires issus de France, d’Allemagne et de Suisse alémanique), par son approche théorique et méthodologique ensuite, qui s’inspire des contributions de la recherche en littérature allemande et française produites aussi bien dans un contexte francophone que germanophone, discours voisins qui peinent néanmoins à entrer en dialogue.9 1.2. MARQUE ET LITTÉRATURE – UN COUPLE ANTAGONISTE ET SCANDALEUX En considérant la très récente histoire de la littérature contemporaine, une première différence notoire s’observe entre les deux pays. En Allemagne, la présence de noms de marque dans un texte littéraire est en effet très fortement liée à ce que l’on nomme la nouvelle Popliteratur des années 1990.10 Faserland de Christian Kracht (1995), Soloalbum de Benjamin von Stuckrad-Barre (1999) ou encore Ruf! Mich! An! d’Else Buschheuer (2000) regorgent de signes commerciaux et d’éléments émanant de la culture « pop », comme des titres de films ou de chansons. Ces ouvrages s’inscrivent dans une tendance initiée aux États-Unis par Bret Easton Ellis avec son roman American Psycho (1991), dans lequel le narrateur-protagoniste évoque systématiquement la marque des vêtements qu’il porte ou des objets qu’il possède, assumant sans complexe sa vision superficielle du monde. L’émergence d’une nouvelle génération d’écrivains qui semblent en phase avec la société de consommation La question de la difficulté du dialogue entre la Germanistik des pays germanophones et francophones se pose moins, puisque la recherche francophone publie en majorité en langue allemande, alors que dans le domaine de la Romanistik, la majorité des travaux sont publiés en allemand et ne trouvent ainsi que très peu de résonnance en France. 10 On parle de « nouvelle Popliteratur », dans la mesure où le terme désigne également une mouvance de la fin des années 1960, influencée par le Pop-Art, et dont Rolf Dieter Brinkmann est l’un des représentants. La Popliteratur des années 1960–70 est généralement considérée comme critique, ou du moins sceptique, face à la société de consommation, alors que celles des années 1990 est perçue comme apolitique, voire complaisante avec le monde contemporain dont elle est issue. Sur le développement de la Popliteratur allemande, cf. entre autres JUNG 2002a ; FRANK 2003 ; SCHÄFER 2003, pp. 7–25 ; WEGMANN 2011, pp. 517–540. 9

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a provoqué de vifs débats au sein du champ littéraire allemand, et plus particulièrement dans les pages culturelles des journaux de l’époque. Les réactions indignées occasionnées par la parution de ces textes, et particulièrement celui de Kracht, démontrent à quel point l’usage récurrent de signes émanant du monde du commerce peut être dérangeant. L’extrait suivant, tiré d’un article du début des années 2000, illustre bien le malaise que cette pratique provoque : Können Markenartikel in einem literarischen Text eine Funktion haben? Für den seriösen Schriftsteller ist, genauso wie für die Eltern, eine Jacke nur eine Jacke, und ihr ästhetischer und sonstiger Gebrauchswert hängt nicht von einem Zeichen ab. Dagegen ist für den Autor und Leser des Popromans das Zeichen wichtiger als die Sache, nämlich ein Mittel der Vergesellschaftung und ein Anker, der einen davor schützt, im Meer der Depression verlorenzugehen.11

La distinction faite ici entre « l’écrivain sérieux » et l’écrivain « pop », qui relève aussi d’une question générationnelle, l’ « écrivain sérieux » étant placé du côté des « parents », apparaît comme une tentative de protéger la littérature d’une contamination par le monde commercial. Au sein d’un champ littéraire autonome tel que l’a défini Pierre Bourdieu,12 l’usage de noms de marque éveille immédiatement le soupçon, et ce d’autant plus lorsque les auteurs qui s’en servent n’hésitent pas à affirmer hors de la fiction leur adhésion à la société de consommation, en participant par exemple à des campagnes publicitaires, comme l’ont fait Benjamin von Stuckrad-Barre et Christian Kracht en posant pour l’enseigne Peek & Cloppenburg en 1999. La nouvelle Popliteratur s’affirme donc en scandalisant ceux qui veulent préserver la littérature d’un discours « impur », celui de la publicité, dont un certain lectorat cultivé imagine ne subir aucune influence.13 Si la multiplication des noms de marque dans les textes d’une nouvelle génération d’écrivaines et d’écrivains a occasionné un vif débat en Allemagne, il est frappant de constater qu’on ne trouve pas trace, en France, de discussions similaires, alors que des auteurs comme Frédéric Beigbeder et Michel Houellebecq faisaient, à peu près à la même période, un usage tout aussi massif de signes commerciaux 11 RUTSCHKY 2003, pp. 114–115. « Les articles de marque peuvent-ils avoir une fonction dans un texte littéraire ? Pour l’écrivain sérieux, comme pour les parents, une veste n’est qu’une veste, et sa valeur esthétique, ou autre, ne dépend pas d’un signe. Pour l’auteur et le lecteur de romans pop, en revanche, le signe est plus important que la chose, c’est un moyen de socialisation, une ancre qui empêche de se perdre dans la mer de la dépression. » 12 D’après Bourdieu, le champ littéraire présente deux pôles antagonistes : « À un pôle, l’économie “anti-économique” de l’art pur qui, fondée sur la reconnaissance obligée des valeurs du désintéressement et sur la dénégation de l’“économie” (du “commercial”) et du profit “économique” (à court terme), privilégie la production et ses exigences spécifiques, issues d’une histoire autonome ; cette production […] est orientée vers l’accumulation de capital symbolique […]. À l’autre pôle, la logique “économique” des industriels littéraires et artistiques qui, faisant du commerce des biens culturels un commerce comme les autres, confère la priorité à la diffusion, au succès immédiat et temporaire […] ». BOURDIEU 1998, pp. 235–236. Même si cette division du champ littéraire tend depuis plusieurs années à se relativiser (la publicité n’est étrangère à aucune maison d’édition), les réticences quant au contact du commercial et du littéraire demeurent chez de nombreux acteurs du champ. La rareté des contributions consacrées à la question de la marque dans la littérature en est une illustration éloquente. 13 Nous verrons, en particulier avec Annie Ernaux, à quel point cela est illusoire.

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dans leurs romans. Les ouvrages de Houellebecq, et plus encore ceux de Beigbeder, présentent des points communs avec les textes désignés en Allemagne comme « pop », sans qu’une telle appellation n’ait jamais vu le jour en France. Si plusieurs romans de Beigbeder et de Houellebecq n’ont, chacun à leur manière, pas manqué de faire scandale, l’attention de la critique ne s’est jamais particulièrement portée sur les marques qu’on y trouve. En vendant son roman 99 francs (une satire du monde de la publicité) au prix indiqué par le titre du livre, Beigbeder rend attentif au fait qu’il utilise à son avantage les mécanismes commerciaux illustrés (et critiqués) dans son texte.14 L’ambivalence de la « posture »15 qu’il adopte, ainsi que sa forte présence médiatique, font écho à l’attitude publique de certains « Popliteraten » qui n’hésitent pas à affirmer à la fois leur enthousiasme pour la consommation et une certaine lassitude face au monde actuel.16 Dans son anthologie publiée sous le titre de Premier bilan après l’apocalypse, Beigbeder offre d’ailleurs la dernière place de la liste de ses cent livres préférés à 1979 de Christian Kracht,17 pourtant peu connu dans le monde francophone : Pour une fois qu’on peut citer un auteur contemporain allemand qui ne soit pas aussi vieux que Günther Grass, ni aussi cafardeux que Peter Handke, ni aussi populaire que Patrick Süskind, pas question de s’en priver.18

Beigbeder évoque également sa rencontre avec les Popliteraten, suggérant ainsi une certaine affinité avec eux, tout en regrettant le peu de considération que ceux-ci rencontrent en France : Kracht est […] catalogué « Popliteratur » (la littérature pop) avec Florian Illies (l’auteur de Generation Golf, non traduit en France) et Benjamin von Stuckrad-Barre (auteur de nombreux livres non traduits en France). Je les ai tous rencontrés lors d’une mémorable tournée de lectures de 99 francs en Allemagne en 2001. Pourquoi la France s’intéresse-t-elle si peu au « brat pack » boche ?19

Le manque d’intérêt public pour la Popliteratur constaté par Beigbeder (qui n’hésite pas à utiliser lui-même le terme péjoratif de « boche », ce qui lui permet de se distinguer malgré tout de ses « homologues » allemands et de faire preuve d’une certaine connivence avec ceux à qui il reproche de ne pas s’y intéresser) se reflète dans la littérature secondaire. Il existe en effet plusieurs contributions dans la recherche allemande qui relèvent la parenté littéraire entre Houellebecq et Beigbeder 14 Cf. BEIGBEDER, 99 francs, 2000. 15 Cette notion a été développée à la suite d’Alain Viala par Jérôme Meizoz, qui la définit comme suit : « Elle constitue […] une manière singulière d’occuper une “position” objective dans un champ, balisée quant à elle par des variables sociologiques. Une façon personnelle d’investir ou d’habiter un rôle voire un statut : un auteur rejoue ou renégocie sa “position” dans le champ littéraire par divers modes de présentation de soi ou ‘posture’. » MEIZOZ 2005. 16 L’ouvrage collectif Tristesse royale, qui met en scène une réunion de quatre auteurs « pop », en est une illustration parlante. Cf. BESSING, Tristesse royale, 2001, p. 25. 17 KRACHT, 1979, 2001. La version française du roman sortie en 2003 s’intitule Fin de party (trad. de Philippe Giroudon). 18 BEIGBEDER, Premier bilan après l’apocalypse, 2011, p. 29. 19 Ibid.

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d’un côté et la nouvelle Popliteratur de l’autre,20 mais cette mise en parallèle ne se trouve nulle part dans la recherche francophone. Ce déséquilibre s’explique très certainement par le fait que les œuvres de Frédéric Beigbeder, et plus encore celles de Michel Houellebecq, sont largement lues et discutées en Allemagne, alors que la Popliteratur allemande des années 1990 a été, comme le souligne Beigbeder, très peu traduite et par conséquent très peu commentée en France. Malgré le fait que la présence de noms de marque ne se situe pas au centre des débats critiques français, la dimension scandaleuse caractérisant la réception des premiers textes de Houellebecq et Beigbeder s’explique notamment par leur proximité appuyée, au sein de la fiction comme dans le hors-texte, avec le monde du commerce et des médias. L’affirmation de la contiguïté, voire de l’appartenance de la littérature à ce monde « impur » à travers la mise en scène répétée d’une société régie par la consommation, la promotion de ses propres ouvrages à l’aide de méthodes marketing parfaitement assumées ou encore, cas extrême, l’écriture d’un livre-produit ne possédant pas d’autre titre que son prix (99 francs), a été largement perçue comme transgressive. Ainsi, le phénomène de la Popliteratur et les cas de Houellebecq et de Beigbeder sont à considérer, dans une vision croisée, comme des mouvements apparentés à visée provocatrice, même si, nous allons le voir en détail, il existe des différences notoires entre Kracht et Houellebecq quant aux effets provoqués par les marques dans leurs romans. Au reste, la présence de noms de marque dans la littérature contemporaine ne se résume pas à des textes à dimension scandaleuse. L’irritation provoquée par leur apparition massive dans certains romans des années 1990, dans le contexte d’une littérature « postmoderne » encline à mélanger éléments populaires et haute culture, en écho à la célèbre revendication de Leslie Fiedler,21 a aujourd’hui laissé place à une interrogation plus apaisée quant à la dose élevée de « réalité » que l’on trouve dans le roman du début du 21e siècle. À la posture provocante et ironique des Popliteraten ou d’un Beigbeder en début de carrière succède en effet un positionnement plus sérieux de la littérature et de ses auteures et auteurs, dans laquelle la dimension réaliste de l’écriture houellebecquienne s’inscrit également.

20 Constanze Alt établit un parallèle entre les romans d’Easton Ellis, de Houellebecq et la Popliteratur allemande, en raison de leur « fixation dans le présent » (all. Gegenwartsfixierung) et du nombre non négligeable de marques que l’on y trouve. Alt nomme également comme points communs l’affinité des auteurs avec les médias ainsi que la mise en scène de contenus pornographiques et violents, ce dernier critère concernant plus Ellis et Houellebecq que les Popliteraten. Cf. ALT 2009. Pour des lectures comparatives, cf. également DRÜGH 2007 ; BORGSTEDT 2003. 21 Cf. FIEDLER 1971.

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1.3. MISES EN SCÈNE DE LA MARQUE DANS LE CONTEXTE DU « NOUVEAU RÉALISME » L’entrée dans le 21e siècle s’accompagne, en Allemagne comme en France, d’un regain d’intérêt de la littérature pour le réel, envisagé comme un hors-texte tangible, c’est-à-dire pas seulement considéré dans sa dimension discursive. Le recours du roman à la réalité s’exprime sous des formes multiples : mise en récit de matériau historique, mise en scène de la vie d’un ou d’une autre sous forme de « biofiction », multiplication de récits à dimension autobiographique, transformation littéraire de faits divers, ou encore exploitation de discours scientifiques ou plus largement pragmatiques par le roman. Cette réhabilitation de la possibilité même de l’existence d’une réalité concrète, à travers sa « représentation » par le médium de l’écriture, se situe dans un mouvement dépassant le seul champ littéraire qui s’apparente à la fin de ce que l’on a appelé, en littérature et ailleurs, la postmodernité. L’arrivée dans le troisième millénaire est en effet largement considérée comme un moment de rupture avec une certaine forme de rapport au monde, distanciée et ironique, qui caractérise les derrières années du 20e siècle.22 Dix jours seulement après les attentats du 11 septembre 2001, Roger Rosenblatt écrit ainsi dans le Time : « One good thing could come from this horror : it could spell the end of the age of irony. »23 Dans le même esprit, le chercheur en littérature Romano Luperini perçoit dans les violences de la fin du 20e siècle et du début du 21e siècle (première et deuxième guerre du Golfe, attaque sur le World Trade Center) la fin d’une période « d’anesthésie générale »24. Il déclare obsolète le « nihilisme joyeux » de la fin du 20e siècle, qui ne peut résister aux « chocs » se succédant au niveau mondial.25 Même Jean Baudrillard, théoricien de la postmodernité, semble au premier abord annoncer le retour de la réalité en déclarant la fin de la « grève des événements »26 après le 11 septembre. Il relativise néanmoins rapidement cette affirmation en soulignant la dimension symbolique de l’attentat : Cette violence terroriste n’est donc pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de l’histoire. Cette violence terroriste n’est pas « réelle ». Elle est pire dans un sens : elle est symbolique.27

La position de Baudrillard va à l’encontre d’une exigence de réalité concrète et saisissable qui se fait de plus en plus sentir au tournant du millénaire et qui a été théorisée et discutée en particulier en Allemagne, en Italie et aux États-Unis. Le concept de « Nouveau Réalisme », développé par les philosophes Maurizio 22 Les paragraphes qui suivent ont été publiés dans une forme plus brève dans FLEURY WULLSCHLEGER 2018a. 23 ROSENBLATT 2001. 24 LUPERINI 2008, p. 11. Trad. MFW. 25 Cf. ibid., p. 12. « L’ilare nichilismo che ha segnato il quarto di secolo conclusivo del Novecento non è più proponibile. L’anestesia stessa è resa più difficile dal succedersi degli shock. Siamo entrati in un periodo nuovo [...]. » 26 BAUDRILLARD 2002, p. 9. 27 Ibid., p. 39.

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Ferrarris28 et Markus Gabriel29, met ainsi à distance la vision (postmoderne) du monde comme pure construction, en affirmant l’existence ontologique des faits et en plaidant pour un retour à des prises de position éthiques et politiques au sein de la société. Le terme de « réalisme » renferme, en particulier chez Ferraris, une idée d’engagement, et donc de prise de position et d’ancrage dans le monde. Ferraris oppose à la postmodernité, qu’il résume en trois termes (« ironisation », « désublimation » et « dé-objectivation »), les concepts d’ « ontologie », de « critique » et de « Lumières »30 et insiste sur le fait que le monde a une dimension « inamendable » : L’inamendabilité nous signale […] l’existence d’un monde extérieur par rapport à notre corps (qui est une partie du monde extérieur), mais aussi par rapport à notre esprit et plus exactement par rapport aux schémas conceptuels avec lesquels nous essayons d’expliquer et interpréter ce monde.31

Le positionnement philosophique de Gabriel et Ferraris rencontre une large résonnance dans le monde scientifique et a été commenté par de nombreux chercheuses et chercheurs. Umberto Eco reprend par exemple, dans le contexte de ce débat, des thèses qu’il avait déjà défendues précédemment, et réfute une nouvelle fois le primat de l’interprétation sur les faits. Il s’oppose ainsi à ce qu’il nomme la « philosophie postmoderne » en affirmant une résistance du réel à l’interprétation, qui se confrontera toujours à une limite non contournable, celle de la réalité de l’objet auquel elle veut donner sens.32 La « résurgence »33 d’un réel tangible sonne donc le glas du panfictionnalisme postmoderne. Le terme de « Nouveau Réalisme » a été repris dans plusieurs domaines et sert ainsi d’étiquette à des réflexions diverses sur la possibilité pour l’art de se situer et de se positionner dans le monde. La série d’articles publiés en 2014 dans l’hebdomadaire Die Zeit sous cet intitulé à propos de sujets aussi divers que la philosophie, l’architecture, les neurosciences, le théâtre et la littérature illustre la portée et la multiformité de la notion de « Nouveau Réalisme » en Allemagne.34 Antérieurement au concept développé par Ferraris et Gabriel, le rejet d’une postmodernité qui ne trouve pas d’ancrage dans un réel tangible s’était d’ores et déjà exprimé dans la première décennie du 21e siècle sous la plume de plusieurs écrivains allemands, dont l’un d’eux, Matthias Politycki, est largement considéré comme un représentant de cette même postmodernité. En 2005, celui-ci publie avec Martin R. Dean, Thomas Hettche et Michael Schindhelm, également dans Die Zeit, un article dans lequel il plaide pour le développement d’un « relevanten

28 Cf. FERRARIS 2012a ; FERRARIS 2014. 29 GABRIEL 2014. 30 Cf. FERRARIS 2014. Les termes français sont empruntés à la traduction du Manifeste effectuée par Marie Flusin et Alessandra Robert : FERRARIS 2012b. 31 Cf. FERRARIS 2012b, p. 52. 32 Cf. ECO 2014. 33 Nous mettons ce terme entre guillemets dans la mesure où la réalité n’a évidemment pas disparu durant la période postmoderne. 34 Cf. Die Zeit, numéros 15/2014 à 28/2014 (avril-juin 2014).

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Realismus », rejetant aussi bien la littérature autoréférentielle que la Popliteratur, à laquelle il est fait allusion dans l’extrait suivant : Wir sind zu jung, um unsere Erfahrung weiter in den stickigen Kathedralen einer selbstreferenziellen Literatur verglühen zu lassen. Gleichzeitig sind wir zu alt, um einem populistischen Begriff von Realität aufzusitzen, wie ihn die jüngere Generation zum Markenzeichen ihrer Pseudospontaneität gemacht hat. […] Die Forderung nach mehr Relevanz leiten wir nicht nur aus unserem Alter ab, sondern auch aus dem Zustand einer « unheimlich » gewordenen Welt. Ihre Bewohnbarkeit beizubehalten und weiter zu erschließen ist die Aufgabe des Romans. Dies setzt voraus, dass der Schreibende eine erkennbare Position bezieht, die moralische Valeurs mit ästhetischen Mitteln beglaubigt.35

La même année, la revue Merkur sort un numéro intitulé « Wirklichkeit. Wege in die Realität »,36 qui se penche sur les diverses formes de la résurgence de la réalité dans les domaines de la philosophie, de la politique, de l’art, du cinéma et de la littérature. Le postulat d’une récente « Sehnsucht nach der Realität » constitue le point de départ de la revue. Au sein de la Germanistik, la datation de la fin de la postmodernité vers le tournant de l’an 2000 (et autour des événements du 11 septembre 2001) rencontre aujourd’hui un large consensus. Parmi les nombreuses publications traitant de ce sujet, l’ouvrage collectif publié par Brigitta Krumrey, Ingo Vogler et Katharina Derlin37 s’avère particulièrement intéressant, dans la mesure où les différents articles qu’il rassemble ont pour objectif commun de préciser de quelle manière la littérature allemande du début du 21e siècle se saisit de la réalité : les contributrices et contributeurs repèrent ainsi chez plusieurs auteures et auteurs une mise en évidence des frontières entre réalité et fiction, qui s’exprime par le fait de faire ressentir au lecteur la dimension « réelle » de certains éléments du texte.38 Le panfictionnalisme postmoderne est ainsi rendu obsolète par une littérature qui puise son matériau dans un réel tangible et qui, en le mettant en scène, souligne son hétérogénéité par rapport aux composantes fictives du texte. Nous verrons que, dans les romans du 21e siècle, les noms de marque fonctionnent fréquemment de cette manière, c’est-à-dire qu’ils constituent des traces d’un réel immédiat au sein de la fiction, que le lecteur est appelé à déchiffrer grâce à son propre savoir sur le monde contemporain.

35 DEAN/HETTCHE/POLITYCKI/SCHINDHELM 2005. « Nous sommes trop jeunes pour continuer à laisser notre expérience se consumer dans les cathédrales étouffantes de la littérature autoréférentielle. En même temps, nous sommes trop vieux pour s’attacher à un concept populiste de la réalité, comme la jeune génération qui en a fait la marque de fabrique de sa pseudo spontanéité. […] Notre demande de plus de pertinence ne s’explique pas seulement par notre âge, mais également par l’état du monde qui devient de plus en plus « inquiétant ». Le devoir du roman est de protéger le caractère habitable du monde et de continuer à l’explorer. Ceci implique que celui qui écrit adopte une position reconnaissable, qui fait preuve de valeurs morales à travers des moyens esthétiques. » 36 BOHRER/SCHEEL 2005. 37 KRUMREY/VOGLER/DERLIN 2014. 38 Ils développent la notion de « Stolperstein » pour définir ces éléments hétérogènes, sur laquelle nous nous pencherons au chap. 2.

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Alors qu’en Allemagne, en Italie,39 ou encore en Amérique du Nord,40 le postulat de la fin de l’ère de la déréalisation et du relativisme dans la littérature actuelle a été largement formulé, la recherche francophone ne constate généralement pas de césure entre la fin du 20e et le début du 21e siècle. Bruno Blanckeman énonce même explicitement son refus de considérer l’arrivée dans le troisième millénaire comme un tournant, en insistant, à l’aide d’exemples, sur une forme de continuité dans la littérature française depuis les années 1980, tout en concédant l’existence d’une nouvelle génération d’écrivaines et d’écrivains : L’absence de césure de fait propre à un changement mécanique de siècle, l’irréductibilité d’une approche évaluative globale à quelque unité de mesure strictement arithmétique, ne doivent toutefois pas occulter des évolutions dans les tendances observables depuis le début des années 1980. Une génération « tournant de XXIe siècle » existe bel et bien, qui enrichit, stimule, détourne des phénomènes littéraires en cours. Mais en littérature comme en art et en sciences, s’il est des périodes fastes et des années riches, il n’existe pas de temps-zéro.41

La position de Blanckeman est largement dominante en France. S’il est une césure dans l’histoire de la littérature française contemporaine sur laquelle tout le monde s’accorde, c’est en revanche celle des années 1980, qui marque la fin des avantgardes, incarnée par le dernier numéro de la revue Tel Quel ainsi que par la participation de nouveaux romanciers notoires tels qu’Alain Robbe-Grillet ou Nathalie Sarraute à la vague de récits autobiographiques ou autofictionnels qui envahissent alors la scène littéraire. La prédominance de la théorie laisse place à de nouvelles sortes de textes dans lesquels il semble de nouveau possible de raconter. On parle alors de multiples « retours » (retour au/du récit, au/du sujet, au/du réel, à/de l’histoire)42 pour qualifier cette nouvelle forme de littérature, et c’est ce terme qui prévaut encore aujourd’hui. Malgré l’influence française – et particulièrement celle de Lyotard et de son texte La condition postmoderne (1979) – dans la théorisation et la popularisation du concept de « postmodernité », la recherche en littérature française n’y fait que très peu recours pour définir la production littéraire des années 1980–90. On l’utilise en revanche fréquemment en Allemagne pour décrire un certain nombre de textes paraissant à la même époque – ainsi que, dès le milieu des

39 Sur l’Italie, cf. par ex. COSTAZZA 2014. 40 La théoricienne de la postmodernité, Linda Hutcheon, introduit en 2002 un complément à la nouvelle édition de sa monographie The Politics of Postmodernism, dans laquelle elle qualifie la postmodernité de phénomène littéraire du 20e siècle et ainsi de « thing of the past ». Cf. HUTCHEON 2002, p. 65. 41 BLANCKEMAN 2016, p. 14. 42 Le terme de « retour » n’est pas très heureux, dans la mesure où il suggère un mouvement vers le passé qui ne prendrait pas en compte les changements et les réflexions initiés par l’avantgarde des années 1950–1970. Malgré l’usage courant de ce terme, la critique semble toutefois parfaitement consciente de ce problème, puisqu’elle ne prétend pas que les transformations survenues avant le tournant des années 1980 se soient effacées. Cf. en particulier : ASHOLT/DAMBRE 2010 ; BLANCKEMAN/MURA-BRUNEL/DAMBRE 2004 ; BLANCKEMAN/MILLOIS 2007 ; VIART/VERCIER 2005.

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années 1990, la nouvelle Popliteratur.43 Le « retour au récit » des années 1980, qui y également observé (à l’Ouest), est ainsi directement mis en lien avec le concept de postmodernité : In der deutschen Literatur zeigt sich die Wirkung postmoderner Theoriebildung seit den 1980er Jahren in der «Wiederkehr des Erzählens»: Linearität und auktoriales Erzählverhalten verweisen auf Traditionen des 19. Jhs., die allerdings ironisch gebrochen werden.44

En France, quelques chercheuses et chercheurs font toutefois figure d’exceptions en interprétant également le « retour au récit » comme un phénomène « postmoderne », et la définition qu’ils donnent du postmodernisme est comparable à celle de Gumbrecht, citée ci-dessus : Le postmodernisme en France, actuellement, est le fait, principalement, de romanciers qui ont « traversé » le Nouveau Roman et qui se posent la question fondamentale : comment écrire après ? Comment renarrativiser le récit sans revenir aux formes traditionnelles du réalisme psychologique […] ? La fragmentation, le discontinu, les pratiques de la réécriture, l’abondance de références intertextuelles, l’accentuation des procédés métanarratifs et métafictionnels, ainsi que la dimension ironique et ludique sont autant d’éléments qui caractérisent les textes considérés comme postmodernes.45

Mais, nous l’avons dit, cette position reste marginale : dans la recherche francophone, il n’est donc pas question de parler de « fin de la postmodernité » pour qualifier la littérature française du début du 21e siècle.46 L’intensification des rapports entre la littérature et le « réel » est toujours majoritairement considérée sous l’angle du « retour au réel » opéré dans les années 1980. En revanche, au sein de la Romanistik allemande, il est habituel de faire usage du terme de « postmoderne » pour désigner la littérature française des années 1980–1990. L’émergence d’une nouvelle forme de réalisme dans la production littéraire à partir des années 2000 est donc régulièrement mise en lien avec la fin de cette période.47 C’est cette lecture de l’histoire littéraire récente sous le signe de la « césure » qui prédominera dans nos analyses. En effet, s’il existe une continuité entre les années 1980 et aujourd’hui dans les textes de certains auteurs, comme Annie Ernaux et Olivier Rolin notamment, une transformation plus large est bien observable : la génération des « jeunes auteurs de Minuit » se saisit de sujets historiques (pensons 43 La définition du terme de « Popliteratur » du Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft débute ainsi : « Postmoderne Textsorte, die medial geprägten Erwartungen der jugendlichen Massenkultur zu entsprechen sucht. » BAßLER 2010, p. 123. 44 GUMBRECHT 2010, pp. 138–139. « Dans la littérature allemande, l’impact de la théorie postmoderne se manifeste depuis les années 1980 dans le “retour du récit” : la linéarité et la narration omnisciente rappellent les traditions du 19e siècle, tout en étant soumises à une certaine ironie qui les relativise. » 45 GONTARD 1998, p. 36. Cf. également BERTHO 1993 ; KIBÉDI VARGA 1990. 46 Dans son ouvrage Fait et fiction. Pour une frontière, Françoise Lavocat plaide pour un retour de la distinction entre ces deux entités et s’inscrit ainsi dans le débat autour de la fin de la postmodernité. Son importante contribution théorique ne traite pas de la littérature contemporaine, mais illustre le fait que le débat sur la fin de la postmodernité trouve également un écho en France. Cf. LAVOCAT 2016. 47 Cf. SCHNEIDER 2016 ; SCHOBER 2003a ; VAN DER POLL/VAN WESEMAEL 2015.

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aux biofictions de Echenoz,48 ou à 14,49 consacré à la Première Guerre mondiale, ou encore aux ouvrages de Patrick Deville parus au Seuil50) ; des écrivains appartenant à une nouvelle génération, comme Laurent Mauvignier, Olivier Guez, Éric Vuillard ou encore Yannick Haenel se penchent également sur l’histoire, la relatant sur un ton sérieux ; Maylis de Kerangal et Aurélien Bellanger usent de discours pragmatiques pour mettre en scène divers pans de la société, offrant des tableaux détaillés de certains secteurs du monde actuel ; Régis Jauffret fictionnalise les faits divers les plus scandaleux et Ivan Jablonka s’en sert pour dresser le portrait des composantes médiatico-politiques de la société française. Alexandre Gefen, un des seuls en France à affirmer un « tournant » au sein de la littérature contemporaine, interprète ce mouvement vers le réel comme un besoin de soigner, de « faire du bien ». Il propose ainsi une interprétation singulière des transformations de la littérature contemporaine : S’érigeant à la fois contre le storytelling et le divertissement, la littérature voudrait faire face au monde, agir, remédier aux souffrances, nous aider à mieux vivre dans nos existences ordinaires : doctrine diffuse, que l’on retrouvera autant dans les discours sociétaux sur les usages de la littérature que chez les écrivains, et qui s’oppose à un idéal d’intransitivité encore largement dominant à la fin du XXe siècle.51

Bien qu’il diffère des points de vue des chercheuses et chercheurs allemands et italiens discutés précédemment, le tournant « esthético-éthique »52 constaté par Gefen s’apparente également à une nouvelle implantation de la littérature dans le monde. Le hors-texte, saisissable, se présente comme un matériau brut duquel la littérature s’empare pour le transformer et le mettre en scène. 1.4. OBJECTIFS ET PLAN DE LA PRÉSENTE ÉTUDE C’est la matérialité de ce « réel » et la nouvelle appréhension des frontières entre réalité et fiction qu’elle implique qui nous intéressera ici. Écrite en français dans un contexte germanophone, cette étude a pour ambition d’apporter un éclairage nouveau sur les changements à l’œuvre dans la littérature française et allemande, en se saisissant du phénomène « marque ». Il ne s’agit pas seulement d’encourager l’approfondissement du dialogue entre la Romanistik allemande et la recherche en littérature française en France et dans les pays francophones, mais, en adoptant un angle comparatiste, de pointer les parallèles existants entre les littératures contemporaines de langues française et allemande, malgré les différentes traditions dans lesquelles elles s’inscrivent. Dans ce contexte, la marque sert de point de cristallisation à l’analyse des modalités d’accès à une réalité de nouveau considérée comme référentiable. Le postulat d’un changement de paradigme à la fin de l’ère 48 49 50 51 52

ECHENOZ 2006 ; 2008 ; 2010. ECHENOZ 2012. Notamment Pura Vida en 2004 et Kampuchéa en 2011. GEFEN 2017, p. 10. Italiques de l’auteur. Ibid., p. 12.

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postmoderne apportera en outre une perspective originale sur la manière d’envisager la littérature française contemporaine, qui dépasse la seule question des divers « retours », et permettra de saisir plus en détail les transformations qui s’y opèrent depuis le tournant du millénaire. Mais cette étude ambitionne en premier lieu de contribuer à une meilleure appréhension théorique de la marque au sein du texte littéraire. Nous verrons en effet que la recherche en littérature, qui ne s’est intéressée que très marginalement au sujet, n’a pas encore exploré de manière systématique ses différentes fonctionnalisations et les effets que provoque sa présence dans une œuvre de fiction. L’analyse de la fonctionnalisation des noms de marque dans un corpus de textes datant du début du 21e siècle aura deuxièmement pour but de préciser les contours du « nouveau réalisme » du 21e siècle. La spécificité du signe linguistique « marque », qui entretient un lien particulier avec la réalité extratextuelle, nous permettra en effet de dégager certains traits caractéristiques des nouveaux modes de recours au réel que l’on observe dans la littérature qui succède à la postmodernité. Le corpus auquel nous allons nous consacrer est donc composé principalement de textes narratifs français et allemands du début du 21e siècle qui contiennent un nombre significatif de noms de marque et/ou qui délèguent une part de la construction de leur signification à la capacité du lecteur à en déchiffrer le contenu implicite. La sélection de certains textes à l’intérieur d’une production littéraire prolifique comporte toujours une part de hasard et de subjectivité. Nous avons néanmoins veillé à constituer un corpus qui nous permettra non seulement de mettre en lumière plusieurs facettes de la mise en scène littéraire de la marque, mais qui offre également, par son étendue et sa diversité, un aperçu des différentes formes que peut prendre une littérature qui se tourne (à nouveau) vers le réel. Les romans de Michel Houellebecq Plateforme (2001) et La carte et le territoire (2010) constitueront la première étape de notre exploration de la littérature du 21e siècle. La place particulière que Houellebecq occupe dans le paysage de la littérature contemporaine et l’accent que la plupart de ses romans mettent sur le sujet de la consommation justifient de lui consacrer un chapitre entier (les autres auteurs seront traités par groupe de deux, dans une perspective comparatiste franco-allemande). La très large réception dont les romans de Houellebecq bénéficient en Allemagne démontre en outre qu’il serait peu pertinent de lui chercher artificiellement un pendant germanophone, et ce malgré sa proximité, par certains aspects, avec la Popliteratur. Les portraits désabusés de la société (capitaliste) que constituent les romans houellebecquiens mettent tous en scène des noms de marque, mais Plateforme et La carte et le territoire en contiennent une quantité particulièrement importante. La lecture parallèle de ces deux romans nous permettra d’en identifier plusieurs fonctions : outre leur usage dans le cadre de la description des personnages (qui se retrouve dans presque tous les textes comportant des marques), nous verrons qu’ils servent paradoxalement à la fois à la construction d’une illusion de réalité et à sa fragilisation, tout en participant à la dimension transgressive des romans d’un auteur dont l’œuvre a été souvent synonyme de scandale. Le chapitre suivant sera consacré à deux textes qui présentent une ambiguïté quant à leur appartenance générique. Les années d’Annie Ernaux (2008) est défini

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sur la quatrième de couverture comme une « autobiographie, impersonnelle et collective », bien que la narratrice ne soit jamais identifiée explicitement à l’auteure. Quant à Elefanten im Garten de Meral Kureyshi (2015), il s’affirme comme un roman tout en mettant subtilement en lumière les similitudes entre la narratrice et Kureyshi. Les noms de marque jouent ici un rôle central dans la représentation et le déclenchement de la mémoire collective et individuelle qui constitue un des thèmes principaux de ces ouvrages. Nous verrons également de quelle manière les noms de marque contribuent à renforcer la dimension référentielle de textes dont le statut générique est ambivalent. La question de la capacité (ou non) du lecteur à identifier les marques et à en décoder la signification nous occupera particulièrement dans ce chapitre. L’analyse de Tigre en papier d’Oliver Rolin (2002) et de Teil der Lösung d’Ulrich Peltzer (2007) complétera notre tour d’horizon de la littérature du 21e siècle. Dans ces romans de la grande ville contemporaine – Paris et Berlin – la marque apparaît dans sa dimension publicitaire comme un élément du paysage urbain. La thématisation de l’omniprésence des signes commerciaux dans la ville s’inscrit aussi bien chez Rolin que chez Peltzer dans une réflexion sur les limites et les possibilités de l’engagement politique dans une société dominée par la consommation et soumise à la privatisation de l’espace public. Le narrateur de Tigre en papier inscrit en outre un nom de marque – celui de la mythique DS – dans un réseau métaphorique qui se nourrit des connotations réelles de la marque, tout en les exploitant à sa guise. Ce procédé illustre la licence de la littérature à s’approprier un élément prosaïque pour le transformer en signe poétique, qui acquiert ainsi une signification nouvelle à l’intérieur de la fiction. La dimension référentielle de la marque fera l’objet de réflexions dans chacun de ces chapitres. Nous analyserons à travers elle (et parfois au-delà) le rapport que le texte entretient à la réalité extratextuelle ainsi que la manière dont la réalité est constituée à l’intérieur de la fiction (quelle vision de la « réalité » ont les personnages ?). Nous nous interrogerons également sur le positionnement des textes de notre corpus par rapport à la marque, en nous demandant si on peut y lire une critique (de la publicité, de la consommation, du capitalisme) ou si, au contraire, les noms de marque apparaissent comme des éléments si imbriqués dans le quotidien qu’ils ne font l’objet de jugement d’aucune sorte. Nous considérerons par ailleurs les traductions françaises et allemandes (disponibles) des textes de notre corpus afin d’illustrer l’importance de la capacité du lecteur à déchiffrer les connotations que renferment les noms de marque.53 Pour saisir la spécificité des effets provoqués par les noms de marque dans la littérature « post-postmoderne », il est nécessaire de considérer la manière dont ils apparaissent dans des textes antérieurs. Nous nous pencherons en particulier sur le 53 Michel Houellebecq, Annie Ernaux, Olivier Rolin et Ulrich Peltzer ont publié des textes avant le tournant du millénaire. Nous ne sous-entendons pas que leur écriture d’alors est à qualifier de postmoderne. Il s’agit ici de rendre compte de tendances générales qui se dessinent au sein de la littérature contemporaine. À l’exception de Houellebecq, on ne trouve en outre pas (ou nettement moins) de noms de marque dans leurs écrits précédents.

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réalisme et le naturalisme du 19e siècle ainsi que sur la période postmoderne afin d’établir des points de comparaison avec les textes de notre corpus principal. Le choix de ces deux moments de l’histoire littéraire se justifie par le fait que nous étudions une tendance de la littérature contemporaine qui a d’une part recours à des procédés typiques du réalisme historique, et qui se distingue d’autre part de la postmodernité, tout en conservant un certain scepticisme quant à la possibilité de la représentation d’une réalité authentique.54 Le 19e siècle correspond en outre à la période de l’émergence du nom de marque dans sa forme actuelle et les années 1990 à une multiplication et à une prise d’importance des marques dans la société. Notre approche du 19e siècle se fera sous la forme d’un survol de romans qui mettent en scène des marques réelles (Flaubert, Fontane, Keller) et/ou s’emparent de la thématique de la publicité naissante (Balzac, Zola). Nous nous appuierons en majorité sur les travaux que la recherche a déjà consacrés aux occurrences (encore rares) de marques dans les romans réalistes et naturalistes du 19e siècle. Nous nous concentrerons dans ce contexte sur la question de la consolidation de la vraisemblance à travers le nom de marque ainsi que sur celle du positionnement du texte face au développement et à la montée en puissance de la réclame. Nous accorderons ensuite une plus large place à deux textes postmodernes qui contiennent un très grand nombre de noms de marque, afin d’en dégager les différences avec les œuvres de notre corpus. Nous lirons en parallèle Faserland de Christian Kracht et La femme parfaite de Patrick Deville, tous deux parus en 1995. Ces deux romans s’inscrivent dans des traditions littéraires très différentes, mais néanmoins centrales de la période postmoderne en France et en Allemagne : Faserland est largement considéré comme le pionnier de la Popliteratur allemande (bien que, nous le verrons, cette désignation soit contestable et contestée) et Patrick Deville appartient à la génération des « jeunes auteurs de Minuit » qui succèdent aux nouveaux romanciers. Nous constaterons que, si les noms de marque ont (forcément) une dimension référentielle dans ces deux romans, le brouillage des frontières entre réalité et fiction, qui s’y joue tant sur le plan du discours que sur celui de l’histoire, la relativise, voire l’annule. La mise en perspective historique de notre corpus sera par ailleurs complétée par des comparaisons ponctuelles avec des textes qui entrent en dialogue avec les romans sur lesquels nous travaillons. Nous aborderons ainsi Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin (1929) dans le cadre de notre chapitre sur Peltzer et Rolin : nous y étudierons à titre comparatif la manière dont la publicité est mise en scène dans ce roman de la modernité, qui constitue le modèle par excellence du Großstadtroman. Deux œuvres de Georges Perec s’inviteront également dans nos analyses : Les choses (1965) et Je me souviens (1978). Outre le fait qu’on trouve des allusions au premier roman de Perec aussi bien chez Houellebecq que chez Ernaux, Les choses se présente comme un texte particulièrement intéressant pour nous, dans la mesure où il analyse l’émergence de la société de consommation dans les années 1960 en ne mentionnant que très peu de noms de marque, offrant ainsi un contraste fécond 54 Ce scepticisme n’est pas l’héritage de la seule postmodernité, mais également des avant-gardes de la deuxième moitié du 20e siècle.

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avec les textes de notre corpus. Les années contient en outre de nombreux parallèles avec Je me souviens : la liste des souvenirs réunis dans cet ouvrage comprend plusieurs marques, qui n’évoqueront des souvenirs qu’à un certain type de lecteurs. Nous verrons que la création d’une collectivité du souvenir, qui exclut en même temps ceux qui, eux, ne se rappellent pas, est aussi bien à l’œuvre dans Les années que dans Je me souviens. Nos analyses seront précédées d’un chapitre théorique dans lequel nous définirons la marque et présenterons les problématiques impliquées par sa présence dans un texte littéraire (chap. 2). Nous procéderons ensuite de manière chronologique en commençant par le survol historique du 19e siècle (chap. 3) avant de nous consacrer à la postmodernité avec Kracht et Deville (chap. 4). Nous passerons ensuite aux analyses de notre corpus principal en nous penchant d’abord sur Houellebecq (chap. 5), puis sur Ernaux et Kureyshi (chap. 6) et enfin sur Rolin et Peltzer (chap. 7). Nous tirerons les conclusions théoriques de nos analyses dans un huitième et dernier chapitre.

2. LA MARQUE ET LE TEXTE : DÉFINITION ET PROBLÉMATIQUE 2.1. DÉFINITION DE LA MARQUE Parmi la multitude d’ouvrages qui abordent la thématique de la marque, la plupart poursuivent un but pratique, celui de prodiguer des conseils afin d’optimiser les ventes. Le domaine du marketing1 regroupe ainsi la majorité des publications sur le sujet, qui se concentrent en général sur des aspects de gestion sans s’interroger sur la constitution ontologique de leur objet d’étude. Seuls quelques auteurs soulignent la nécessité pour leur pratique de formuler une définition consensuelle de la marque.2 Les contributions qui se révéleront les plus productives pour notre travail sont celles qui, en adoptant une perspective pluridisciplinaire (en particulier communicationnelle et sémiotique), analysent la manière dont les marques se construisent en tant que signes langagiers :3 la signification du nom de marque se présente en effet comme le résultat de mesures qui ont pour but de donner au produit un surplus de sens afin d’éveiller le désir chez un potentiel consommateur, désir qu’il transformera idéalement en acte d’achat. La définition de la marque que nous élaborerons ici se nourrira par ailleurs de contributions émanant de disciplines diverses. Nous nous appuierons sur des travaux sociologiques consacrés intégralement4 ou partiellement5 à la question de la marque ou à des problématiques qui lui sont contiguës (comme celle du goût6 ou de la visibilité7). Les essais (engagés) de Naomi Klein et de Christian Salmon, No Logo ! (2000)8 et Storytelling (2007), qui ont tous deux bénéficié d’une large réception médiatique et académique à leur sortie, nous orienteront également. Klein démontre l’ascendance croissante que la marque prend sur le produit à la fin du 20e 1 2 3

4 5 6 7 8

Carl Eric Linn définit le marketing comme suit : « Das Marketing ist eine Disziplin in der Betriebswirtschaft, die die Entwicklung und Distribution von Markenartikeln und Markenleistungen speziell behandelt. » LINN 1992, p. 75. Cf. en particulier : BRUHN 2001 ; BRUHN 2004 ; MEFFERT 2000. Le terme « langagier » est à envisager dans un sens large, puisque la marque s’incarne également en tant qu’image, dans la forme du logo par exemple. Cf. en particulier ANDREE 2010 ; FLOCH 2014 ; KARMASIN 2012 ; LINN 1992 ; SEMPRINI 1992 ; SEMPRINI 2005 ; THELLEFSEN/SORENSEN et al. 2006. Cf. HELLMANN 2003 ; HELLMANN 2011. Dans le cadre de ses travaux sur la société de consommation, Jean Baudrillard aborde le sujet de la marque à plusieurs reprises : Cf. BAUDRILLARD 1968 ; BAUDRILLARD 1970. La définition bourdieusienne du goût sera particulièrement éclairante pour notre démarche. Cf. BOURDIEU 1979. Cf. HEINICH 2012. La traduction française, à laquelle nous nous référons, est de 2001.

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siècle et Salmon analyse la propagation à d’autres domaines de « l’art de raconter des histoires »9, propre au marketing, et en examine les mécanismes. Nous nous appuierons enfin sur le travail de chercheuses et chercheurs qui se sont penchés avant nous sur la question de la marque dans la littérature10 ou dans l’art contemporain11.

2.1.1. Caractéristiques de la marque 2.1.1.1. Origine de la marque et fonctions premières Bien que le fait de « marquer » des produits soit une pratique millénaire,12 la forme actuelle de la marque trouve son origine dans les changements survenus au cours du 19e siècle avec l’industrialisation et l’apparition de la reproduction en série.13 Il se crée alors une distance entre le fabricant et le consommateur qui n’existait pas auparavant et nécessite dès lors d’être compensée : la marque devient donc le lien manquant entre le producteur et l’acheteur.14 Elle a pour fonction d’indiquer l’origine du produit et de se porter ainsi garante de sa qualité.15 Les avancées technologiques permettant une multiplication encore inédite des produits, il devient par ailleurs nécessaire de trouver un moyen de distinguer les uns des autres les nouveaux objets qui arrivent sur le marché. Dans ce contexte, le développement de la marque est intrinsèquement lié à celui de la publicité, alors appelée « réclame »,16 qui s’accélère au 19e siècle : à travers la publication d’annonces dans les journaux, la multiplication d’affiches sur les murs des villes et la création de prospectus, la publicité 9 10 11 12 13 14

15 16

L’introduction du livre de Salmon est intitulée « La magie du récit, ou l’art de raconter des histoires ». Cf. SALMON 2007, pp. 5–20. ALTAMANOVA 2013 ; MEYER 2010 ; TRANINGER 2009 ; WEGMANN 2011; WEYAND 2013. NEUSTADT 2011. Cf. HEILBRUNN 2014, p. 5 ; HELLMANN 2003, pp. 40 sqq. Cf. HELLMANN 2003, pp. 48 sqq. ; NEUSTADT 2011, pp. 32 sqq. ; WEGMANN 2011, pp. 60 sqq. Cf. HELLMANN 2003, pp. 48 sqq. ; WEGMANN 2011, p. 60. Andree utilise le terme pertinant de « Medialisierungsschub » pour décrire ce phénomène : « Das Produkt durchläuft einen Medialisierungsschub: Funktional werden die ursprüngliche Warenkenntnis des Verkäufers sowie die persönliche Interaktion von Käufer und Verkäufer ersetzt durch das Markenzeichen sowie durch die das Produkt erklärend umhüllende Verpackung, das Vertrauen des Rezipienten wird zunehmend durch Werbung medial erzeugt » ANDREE 2010, pp. 166–167. Italiques de l’auteur. Cf. WEGMANN 2011, p. 61. Wegmann et Hamon notent que le terme de « réclame » avait alors une signification plus large que celui de « publicité » aujourd’hui. Cf. la définition qu’en donne Hamon : « La réclame […] est un discours de persuasion public qui cherche à faire croire à la valeur de quelque chose (objet matériel ou immatériel, produit industriel ou artistique, objet concret ou conduite mondaine) pour en déclencher, conforter, réorienter l’achat (ou la pratique) par une certaine catégorie de consommateurs. Toute la panoplie de la sémiosis y est convoquée : marques, signes, noms propres, chiffres, groupes de signes, signaux, images ou enseignes valant comme des consignes. C’est un faire-croire (à une valeur, supposée positive) qui vise à un faire-faire (acheter) ». HAMON 2012, p. 3. Cf. également WEGMANN 2011, p. 18.

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injecte au produit des significations qui dépassent sa seule réalité physique. Le nom de marque se nourrit de ces discours et cristallise le surplus de sens insufflé ainsi au produit qu’il désigne. La nécessité pressante de revendiquer la propriété des produits en circulation et de faire valoir leurs différences est reconnue au niveau institutionnel en Allemagne comme en France par la création d’une loi sur la protection des marques.17 Ces deux principes se trouvent aujourd’hui encore au centre des définitions juridiques de la marque en vigueur : Als Marke können alle Zeichen, insbesondere Wörter einschließlich Personennamen, Abbildungen, Buchstaben, Zahlen, Hörzeichen, dreidimensionale Gestaltungen einschließlich der Form einer Ware oder ihrer Verpackung sowie sonstige Aufmachungen einschließlich Farben und Farbzusammenstellungen geschützt werden, die geeignet sind, Waren oder Dienstleistungen eines Unternehmens von denjenigen anderer Unternehmen zu unterscheiden.18 La marque de produits ou de services est un signe servant à distinguer les produits ou services d'une personne physique ou morale de ceux d'autres personnes physiques ou morales.19

Depuis l’apparition d’une législation spécifique, la marque se distingue donc des autres signes du langage par le fait qu’elle est protégée. Si cet aspect juridique est considéré par la recherche comme un aspect central de sa caractérisation, il règne un consensus autour du fait qu’il est insuffisant à décrire la marque : le simple fait qu’un signe soit désigné comme tel par la loi ne suffit pas à en faire une marque.20

2.1.1.2. Nécessité de la visibilité Le but de toute entreprise publicitaire est donc d’abord de rendre une marque commerciale visible, de la faire connaître. La recherche en marketing regorge ainsi 17 La première véritable loi sur la protection des marques entre en vigueur en France en 1857, en Allemagne en 1875. Sur le droit des marques en France, cf. CHAVANNE/BURST 1998. Pour un aperçu de l’évolution du droit allemand en matière de marques, cf. WADLE 2001 ainsi que BRUHN 2004. 18 Gesetz über den Schutz von Marken und sonstigen Kennzeichen (Markengesetz – MarkenG)/Teil 1, Abschnitt 1, § 3. Internetseite des Bundesministeriums der Justiz und Verbraucherschutz : http://www.gesetze-im-internet.de/bundesrecht/markeng/gesamt.pdf. Dernier accès 10.12.2018. Nous soulignons. « Peuvent être protégés comme marques tous les signes, en particulier les mots, y compris les noms de personne, les images, lettres, chiffres, signes sonores, conceptions tridimensionnelles y compris la forme d’une marchandise ou son emballage ainsi que tout ce qui fait partie de la présentation y compris les couleurs et les combinaisons de couleurs, qui sont aptes à différentier les marchandises ou les services d’une entreprise de ceux d’une autre entreprise. » 19 Code de la propriété intellectuelle/Article L711–1. Legifrance.gouv.fr : Le service public de la diffusion du droit. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGIARTI000039381546/2019-12-15/ Dernier accès 14.09.2020. Nous soulignons. 20 Cf. BRUHN 2004, p. 18 et HEILBRUNN 2014, p. 14.

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d’ouvrages stratégiques : il faut pour qu’elle existe (et subsiste) que la marque s’ancre dans la conscience du consommateur, qu’il la perçoive comme telle.21 Dans son ouvrage consacré à la notion de « visibilité », la sociologue Nathalie Heinich souligne le fait que la valeur de célébrité a été introduite dans le droit en s’appliquant parallèlement à trois entités principales : l’auteur (avec le droit d’auteur), la vedette (avec le droit de la personnalité) et le commerçant (avec le droit des marques).22 Le rapprochement entre ces notions n’est pas seulement intéressant par le lien qu’il tisse avec notre objet d’études, mais parce qu’il souligne l’importance des concepts de « reconnaissance » et de « visibilité » pour la marque. Contrairement aux personnes, qui ne peuvent prétendre à une protection juridique de leur nom que si elles peuvent justifier d’une célébrité préexistante,23 un signe commercial peut être enregistré (et donc protégé) avant d’acquérir une notoriété,24 mais doit, pour accéder à un véritable statut de marque, devenir visible a posteriori. Nous verrons qu’au sein du texte littéraire aussi, une marque doit être reconnue comme telle pour que puissent se déployer les effets liés à ce signe spécifique. La nécessité pour une marque d’exister aux yeux du consommateur l’oblige par ailleurs à s’affirmer comme unique et authentique afin de résister à toute tentative de copie.25 Or, ces notions entrent en tension avec la production sérielle des produits, qui s’oppose à l’unicité d’un objet fabriqué à la main,26 et à laquelle, nous l’avons vu, l’émergence des marques sous leur forme actuelle constitue une réponse directe : Es handelt sich also um eine Form der Über-Kompensation: Das massenhaft produzierte Serienprodukt simuliert Einzigartigkeit. Als anonyme, austauschbare Ware kann es Authentizität nur simulieren. Oder warum sollte ein Warsteiner authentischer oder einzigartiger sein als ein Bitburger? Tatsächlich vollzieht sich die Geburt der Marke im Kontext eines Meers von Cf. BRUHN 2004 ; HEILBRUNN 2014 ; LEWI 1998 ; LEWI 2009. Cf. HEINICH 2012, p. 323. Ibid., p. 325. Chavanne et Burst précisent toutefois : « En droit allemand, le terme “article de marque” dans une publicité est réservé à des produits déjà lancés, ayant acquis une certaine notoriété auprès des usagers en raison d’une bonne qualité constante. Sinon on se trouverait en présence d’une publicité mensongère. En France, le principe est que, en dehors des marques collectives de certification, les labels agricoles et des certificats de qualification organisés notamment par la loi du 10 janvier 1978, la marque ne garantit pas une qualité. » CHAVANNE/BURST 1998, p. 489. 25 Cf. ANDREE 2010, p. 62 : « Authentizitätsvorstellungen entstehen vor allem dann, wenn man mit Betrug rechnen muss. [...] Das Authentische verweist fast also immer auf einen Urheber, einen Autor, durch den es autorisiert ist, der ihm seine Legitimation und Autorität verschafft [...]. Erwartungsgemäß gilt das auch für die Marken-Originale, die den Anspruch an ihre Authentizität ja sogar oft im Markennamen selbst (Werther’s Echte) oder in seiner unmittelbaren Nähe (Original Levi’s) behaupten. Die Authentizität der Markenartikel ist auch eine Figur der urheberrechtlichen Verbürgung und Autorisierung, und zwar zunächst der Verbürgung eines Produkts durch eine Person. So sind die frühen Markennamen des 18. und 19. Jahrhunderts fast ausschließlich Hersteller-Namen, also die Markierung eines Produkts durch den Verweis auf eine dahinterstehende, echte Person, etwa auf einen Apotheker namens Schwarzkopf, der Haarpflegeprodukte herstellt und verkauft. » Italiques de l’auteur. 26 Cf. ibid., p. 64. Sur l’opposition entre objets préindustriels et industriels, cf. également BAUDRILLARD 1968, pp. 191–193. 21 22 23 24

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Serienproduktionen: Erst die Massenware erzeugt die Suche nach dem echten Gut, erst die unendliche Vervielfältigung der Attrappen ruft das Begehren nach Originalware hervor.27

La marque compense donc la perte de l’objet singulier en véhiculant des valeurs qui dépassent les attributs réels du produit : elle se présente comme unique en avançant qu’elle est la seule capable d’apporter au consommateur quelque chose d’autre que l’usage qu’il fera de l’objet acquis. Elle avance donc son authenticité comme primordiale et se distingue en cela de la copie, dépourvue du surplus de sens que la marque cristallise, ne répondant à aucune promesse et toujours démasquée comme imitation.

2.1.1.3. Fonctions sociales de la marque : identification et distinction « On ne consomme jamais l’objet en soi (dans sa valeur d’usage) », écrit Baudrillard, mais uniquement des signes qui vous distinguent soit en vous affiliant à votre propre groupe pris comme référence idéale, soit en vous démarquant de votre groupe par référence à un groupe de statut supérieur.28

La copie échoue à remplir une fonction fondamentale de la marque : celle de positionner son propriétaire à l’intérieur d’un groupe social spécifique qui se reconnaît – et se distingue – à travers la possession d’objets de marque. Un certain type de personnes dirigera ainsi ses achats vers telle ou telle marque, investissant non pas l’objet, mais le « capital symbolique » qui lui est lié.29 Le « goût »30 qui s’exprime dans ce choix se présente ainsi comme l’« affirmation pratique d’une différence inévitable » 31. La marque (ou parfois l’absence de marque)32 fonctionne 27 ANDREE 2010, p. 66. Italiques de l’auteur. « Il s’agit donc d’une forme de surcompensation : le produit de série, fabriqué en masse, simule la singularité. En tant que marchandise anonyme et échangeable, il ne peut que simuler l’authenticité. Pourquoi une bière Warsteiner serait-elle plus authentique ou plus unique qu’une Bitburger ? La naissance de la marque s’est effectivement accomplie au milieu d’un océan de productions sérielles : c’est la marchandise de masse qui engendre la recherche du bien véritable, c’est la multiplication des imitations qui éveille le désir de la marchandise originale. » 28 BAUDRILLARD 1970, p. 101. 29 Cf. HELLMANN 2003, p.127. 30 Bourdieu n’aborde pas explicitement la question des marques dans La distinction, mais dans un graphisme illustrant l’« espace des positions sociales », c’est-à-dire la répartition des goûts en matière de culture et de biens de consommations, il nomme des marques de voitures (Peugeot, Citroën, Renault etc.). Il est évident que les marques jouent un rôle important dans le processus de distinction entre différents groupes sociaux, même si Bourdieu ne traite pas directement le sujet. Cf. BOURDIEU 1979, pp. 140–141. 31 Ibid., p. 59. 32 Si le principe de la différenciation s’exprime avant tout par le choix d’une marque, elle peut prendre aussi la forme d’un refus : le désintérêt pour ce qui est matériel se présente pour Baudrillard comme le « fin du fin de la consommation » et relève ici d’un seul et même système. Cf. BAUDRILLARD 1970, p. 138.

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donc comme un signe distinctif, permettant une affiliation à un certain groupe de personnes, ce qu’Heilbrunn décrit comme la « double fonction identitaire » de la marque, qui « permet à la fois de se singulariser et de s’affilier »33. Cette fonction identitaire ne se résume pas à la distinction entre différentes classes sociales. La marque est en effet susceptible de représenter un « style de vie », de créer des groupes de personnes issues de divers horizons qui se retrouvent en elle et les valeurs qu’elle véhicule. Ainsi, elle ne sert pas seulement à confirmer des identités existantes, mais participe à en créer de nouvelles. La fonction identitaire de la marque atteint donc son paroxysme lorsque des communautés se forment autour d’elle, dont les membres se reconnaissent et contribuent à sa mise en scène dans l’espace public : [Es] wird unter Markengemeinschaft eine spezifische, geographisch nicht festgelegte Gemeinschaft verstanden, die aus einem Geflecht sozialer Beziehungen besteht, die zwischen Bewunderern einer bestimmten Marke entstanden sind. Spezifisch ist an ihr, dass sich in ihrem Kern alles um eine als Marke inszenierte Sach- oder Dienstleistung dreht. Wie bei anderen Gemeinschaften zeichnen sich auch Markengemeinschaften durch Kollektivbewusstsein (Wir-Gefühle), bestimmte Rituale und Traditionen sowie moralische Solidarität füreinander aus. [...] Überdies nehmen Markengemeinschaften an der gesellschaftlichen Inszenierung von Marken teil und spielen eine wichtige Rolle für das ultimative Markenvermächtnis.34

La marque peut ainsi endosser un aspect rassembleur qui remplit des fonctions comparables à celles assumées par la religion.35 La reconnaissance d’un groupe à travers une ou plusieurs marques n’a cependant pas besoin de prendre la forme d’une identification totale pour jouer un rôle à la fois fédérateur et excluant.

2.1.1.4. Considérations supplémentaires La plupart des ouvrages cités insistent sur le fait que le fonctionnement propre à la marque s’est étendu durant les dernières décennies à d’autres domaines que celui des produits et des services. Heilbrunn parle ainsi de son « immixtion graduelle dans des univers dont elle était auparavant exclue »36 : les stars populaires, mais 33 HEILBRUNN 2014, p. 69. 34 HELLMANN 2009, p. 15. « Sous le terme de communauté de marque, on comprend une communauté spécifique, géographiquement non définie, qui se compose d’un réseau de relations sociales qui se sont tissées entre les admirateurs d’une marque particulière. Elle est spécifique dans la mesure où, dans sa substance même, tout tourne autour d’une chose ou d’un service mis en scène comme marque. À l’image des autres communautés, les communautés de marque se distinguent par une conscience collective (conscience du “nous”), des rituels et des traditions particulières ainsi que par une solidarité morale réciproque. […] En outre, les communautés de marque participent à la mise en scène sociale de la marque et jouent un rôle central pour l’héritage ultime de la marque. » 35 Cf. HEILBRUNN 2014, p. 122. Andree évoque en outre l’origine religieuse du terme « culte » souvent utilisé pour désigner une marque qui s’est implantée sur une longue durée. Cf. ANDREE 2010, p. 101. 36 HEILBRUNN 2014, p. 11.

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aussi les hommes et partis politiques obéissent à des stratégies marketing ; dans le secteur du tourisme, on cherche à maîtriser et mettre en avant l’image de régions entières pour les différencier de la « concurrence » ; les médias (chaînes de télévision, journaux) fonctionnent également comme des marques ; enfin, le domaine de la culture répond également à des exigences marketing.37 Pour Semprini, la marque est devenue « un dispositif de portée générale, un mode d’organisation et de gestion de la discursivité sociale »38. Si cette affirmation tranchée est à relativiser, l’extension d’une logique propre à la marque trouve écho, nous le verrons, dans certains des ouvrages de notre corpus.39

2.1.2. Constitution de la marque Pour qu’elle ne serve pas simplement à désigner un produit, la marque doit subir un processus de gonflement sémantique dont découle, au niveau de sa signification, une prépondérance de la connotation sur la dénotation.40 Les connotations liées à un nom de marque résultent en partie de mesures marketing prises par le producteur, mais se construisent également indépendamment – et parfois aux dépens – du travail des publicitaires. La perception d’une marque spécifique dans une société donnée est donc difficile à saisir et relève d’un savoir d’initié, intérieur à cette société. C’est ce qui rend sa présence dans un texte littéraire particulièrement intéressante et complexe. Avant de nous tourner définitivement vers la littérature, il est nécessaire de nous pencher plus en détail sur la manière dont la signification du nom de marque se construit.

2.1.2.1. Mise en discours de la marque La marque désigne rarement un seul produit mais recouvre toute une gamme d’objets commerciaux à même de former de nouvelles catégories (et de nouvelles

37 Cf. ANDREE 2010 ; KARMASIN 2012 ; KLEIN 2001 ; HELLMANN/PICHLER 2005 ; SALMON 2007 ; SEMPRINI 2005. 38 SEMPRINI 2005, pp. 249–250. 39 En particulier chez Christian Kracht et Michel Houellebecq. Cf. chap. 4 et 5. 40 « Die Bindung der Denotation an die designierenden Merkmale des Signifikats (bei den Appelativa) führt in der linguistischen Semantik oft zur Gleichsetzung; als Denotation (oder häufiger: denotative Bedeutung) bezeichnet man dann die Gesamtheit der kontextunabhängigen, objektbezogenen, distinktiven semantischen Merkmale. Diese werden der Konnotation (oder konnotativen Bedeutung) gegenübergestellt; Sprachwissenschaftler – Linguist, Brathähnchen – Broiler, stehlen – klauen, entzwei – kaputt sind konnotativ differierende Lexempaare mit gleicher Denotation. » REHBOCK 2005, p. 130. Italiques de l’auteur.

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marques).41 Elle se place dans une perspective temporelle plus large que le produit, toujours susceptible d’être renouvelé et remplacé : Les produits ne sont plus que des variables de la marque. Comme le témoigne la Golf de Wolkswagen [sic], arrivée à sa quatrième mouture, les produits peuvent évoluer et changer, tandis que la marque demeure. Mais en s’affranchissant des produits, la marque devient un être entièrement communicationnel, un dispositif sémiotique chargé d’engendrer des significations à partager avec ses publics.42

Le nom de marque désigne donc un (ou des) produit potentiellement changeant, ce qui met en évidence l’importance de sa mise en discours et la relégation au second plan de l’objet réel. Carl Eric Linn introduit le terme de « métaproduit » (angl. metaproduct) pour désigner ce qui reste à l’esprit (du consommateur) en l’absence du produit physique : [...] alle die Deutungen, Vorstellungen, Gefühle und Vorurteile, die geweckt werden, wenn man von einem Produkt spricht oder daran denkt, [stellen] das Metaprodukt dar [...], d.h. alles außer den reinen Sinnesempfindungen.43

La création d’un métaproduit qui ennoblit l’objet est un mécanisme propre au nom de marque, qui acquiert ainsi sur le marché un prix plus élevé :44 Dieser Mehrwert rührt von dem Faktum her, dass die Käufer damit einverstanden sind, einen weitaus höheren Preis als die Herstellungskosten für die Ware zu bezahlen. Dieser Veredlungswert entspricht dem Metaprodukt und ist im Prinzip nur bei Markenartikeln zu finden.45

La fabrication du métaproduit relève de la responsabilité du marketing qui transforme la réalité du produit physique en substance signifiante.46 Dans ce processus, « les niveaux de communication sont multiples (produit, logo, packaging, discours publicitaire, etc.) »47. Toutefois, si l’établissement de la signification d’une marque est un processus enclenché par le producteur, il dépend largement de la réception qui lui sera accordée. Les connotations d’une marque échappent en effet (et parfois complètement) à la seule maîtrise de celui qui la conçoit.48 Le discours

41 Bruhn propose un tableau illustrant les différentes sortes de marques qu’il divise entre « Einzelmarke », « Familienmarke » et « Dachmarke ». Cf. BRUHN 2004, p. 18. 42 SEMPRINI 1992, p. 156. Cf. également KARMASIN 2012, p. 453. 43 LINN 1992, p. 24. « [...] toutes les interprétations, les représentations, les sentiments et les a priori qui surgissent lorsque l’on parle d’un produit ou qu’on y pense constituent le métaproduit […], c’est-à-dire tout, à part les sensations pures. » 44 Cette définition est restrictive dans la mesure où les noms de supermarchés sont eux aussi des marques et que leur promesse au consommateur réside la plupart du temps dans le fait d’acheter moins cher. 45 LINN 1992, p. 51. « Cette valeur ajoutée repose sur le fait que les acheteurs sont d’accord de payer pour la marchandise un prix bien plus élevé que les coûts de production. Cette “valeur d’ennoblissement” correspond au métaproduit et elle n’est en principe propre qu’aux articles de marque. » 46 Cf. également ALTAMANOVA 2013. 47 HEILBRUNN 2014, p. 29. 48 Urs Meyer rapporte par exemple l’effort fourni par la marque de voitures Volvo pour se débarrasser de l’image négative qu’il lui était associée dans les années 1990. MEYER 2004, pp. 231–

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de marque s’inscrit dans un contexte socioculturel précis. Malgré les efforts du marketing, il est donc soumis à des variations qui peuvent se révéler extrêmement rapides. Les valeurs auxquelles il se réfère sont par exemple susceptibles de se modifier et une marque très en vue peut tout à coup être majoritairement rejetée.49 Le discours qui se crée autour d’un nom de marque est donc intrinsèquement fragile. Ainsi, il n’est pas toujours aisé ni de le reconstruire ni d’en exposer précisément le contenu : il a une dimension diffuse. 2.1.2.2. Narration(s) de marque : fictionnalité et performativité Le processus de mise en discours consiste à faire croire au consommateur qu’en achetant un produit de marque spécifique, il bénéficiera d’avantages qui dépassent la seule dimension utilitaire de l’objet. Pour parvenir à établir cette croyance dans la pensée du consommateur, la publicité fait usage d’un ressort qu’elle partage avec la littérature : celui de raconter des histoires. La recherche s’accorde sur le fait que la dimension narrative de la publicité s’est accentuée dans la deuxième moitié du 20e siècle : alors que la réclame « communiqu[ait] soit sur des bénéfices fonctionnels, soit sur des effets miraculeux des produits »,50 l’apparition des premiers spots télévisés permet de mettre en scène le message véhiculé par la marque de manière plus complexe.51 Les narrations de marque créent donc des fictions52 autour d’elle. La publicité produit des énoncés qui n’ont pas de prétention de vérité en mettant en scène des personnages fictifs dans des situations également fictives : Werbung ist – das verbindet sie mit der Poesie – bisweilen auch daran interessiert, Bezüge jenseits der empirischen Wirklichkeit herzustellen. Im Falle einer externen Funktionalisierung werberischer Fiktion sollen empirisch oder logisch unmögliche oder auch unwahrscheinliche

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233. Cf. également ANDREE 2010, p. 99 ; HEILBRUNN 2014, p. 11 ; HELLMANN 2003, p. 276 ; NEUSTADT 2011, p. 48 ; SEMPRINI 1992, p. 32 et THELLEFSEN/SORENSEN et al. 2006, p. 375. Cela a par exemple été le cas de Nike, lorsque la condition de fabrication de ses produits a été largement dénoncée. Cf. à ce sujet KLEIN 2001 ; SALMON 2007. HEILBRUNN 2014, p. 10. Cf. LEWI 1998, p. 15 ; MEYER 2010, p. 159. Meyer défend la thèse que la publicité est devenue au fil des années de plus en plus visuelle : « Die Geschichte der modernen Werbung ist, so zumindest könnte eine streitbare Hypothese lauten, als eine sukzessive Ablösung sprachlicher durch visuelle Zeichensysteme darstellbar, insofern das Bild gegenüber dem Text vermehrt bedeutungskonstitutive Funktionen übernimmt. Allein durch banale Leuchtschriften, Schlagworte und Schlagbilder, kraftrhetorische Slogans, plakative Symbole oder eingängige Jingles kann heute, anders als noch vielleicht vor einigen Jahrzehnten, kaum noch die Aufmerksamkeit und Kaufbereitschaft der Konsumenten geweckt werden. » MEYER 2004, p. 221. Il est dans ce contexte intéressant de relever que les théoriciens de la marque usent d’un vocabulaire et de concepts familiers aux chercheurs en littérature : Semprini considère ainsi qu’une des caractéristiques de la marque réside dans « sa capacité à engendrer des mondes possibles » et Lewi conseille aux publicitaires de s’orienter sur le schéma narratif de Propp. Cf. SEMPRINI 2005, pp. 4–5 et LEWI 2009, p. 13.

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La marque et le texte Sachverhalte plausibel gemacht werden – in vielen Fällen, um fehlende Eigenschaften eines Produktes wenigstens zu suggerieren.53

À la différence de la littérature qui n’a a priori pas de visée pragmatique, la fonction conative du langage domine dans les fictions publicitaires : elles appellent le récepteur du message à agir en achetant le produit qu’elles promeuvent. Contrairement à la fiction littéraire, la fiction publicitaire réfère donc obligatoirement à un hors-texte (ou hors-film) : So kann [...] Werbefiktion unmöglich wie literarische Fiktion globale (durchgängige) Fiktion sein. Sie erfordert vielmehr mindestens ein Referenzsignal, das eine fiktionsexterne Referenzialisierung auf das beworbene Produkt oder auch die beworbene Dienstleistung als Rezipientenreaktion auslöst (« Kaufappell »). Üblicherweise dient ein solches Referenzsignal dazu, dem Rezipienten zu verdeutlichen, dass der Sinn der Fiktion nicht fiktionsintern zu finden ist, sondern im Hinweis auf die Qualität eines fiktionsexternen Produktes oder einer fiktionsexternen Dienstleistung. 54

Alors que le texte littéraire fictionnel fait référence à un monde qui n’existe pas mais qu’il construit en même temps qu’il l’énonce,55 la publicité vise toujours à mettre en avant un référent réel. Elle ne jouit par conséquent pas de la même liberté que la littérature et peut légitimement – et légalement – être qualifiée de mensongère.56 D’après Christian Salmon, un tournant supplémentaire dans le processus de narrativisation de la marque a eu lieu au début des années 2000. Dans les années 1990, les marques sont confrontées à une crise. La révélation des conditions de travail dans lesquelles sont fabriqués certains produits ainsi que l’infidélité toujours croissante des consommateurs les fragilisent. Parallèlement, l’apparition des nouveaux médias rend la domination de la publicité télévisée obsolète. Les entreprises cherchent donc à changer de stratégie et se mettent à construire des récits autour de 53 MEYER 2010, p. 160. « La publicité est parfois intéressée – et cela la lie à la poésie – à créer des références dépassant la réalité empirique. Dans le cas d’une fonctionnalisation externe de la fiction publicitaire, on doit rendre plausibles des faits empiriquement ou logiquement impossibles ou invraisemblables – la plupart du temps pour tout au moins suggérer qu’un produit possède des qualités qui lui font défaut. » 54 Ibid., p. 166. « Ainsi, il est impossible que la fiction publicitaire soit, comme la fiction littéraire, une fiction globale (et sans exception). Elle exige au contraire au moins un signal de référence qui provoque une référentialisation externe à la fiction vers le produit ou le service concerné et qui se traduit par une action du destinataire (‘incitation à acheter’). Un tel signal de référence sert en général à faire comprendre au destinataire que le sens de la fiction ne se trouve pas à l’intérieur de celle-ci, mais dans la mention des qualités d’un produit ou d’un service extérieurs à la fiction. » 55 Cf. à ce sujet la définition de Klaus W. Hempfer : « Aufgrund der Differenzierung von “Referenz” und “Referent” lassen sich fiktionale Texte nunmehr dahingehend charakterisieren, dass sie über eine Welt, die sie durch Existenzpräsuppositionen allererst konstituieren, reden, als gäbe es diese schon. » HEMPFER 2018, p. 67. 56 Cf. MEYER 2010, p. 163. De même, les noms de marque ne doivent selon la loi pas être « mensongers ». Chavanne et Burst donnent l’exemple de la marque Mokalux qui devient mensongère à partir du moment où l’on vend sous ce nom un café de mauvaise qualité ou de qualité moyenne. Cf. CHAVANNE/BURST 2011, pp. 538–547.

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la marque qui prennent une nouvelle dimension : ils doivent s’inscrire dans la durée et offrir à leur « audience » (les marketeurs sont invités à ne plus parler de consommateur)57 une vision du monde dans laquelle elle se reconnaît : Car le but du marketing narratif n’est plus seulement de convaincre le consommateur d’acheter le produit, mais de le plonger dans un univers narratif, de l’engager dans une histoire crédible. Il ne s’agit plus de séduire ou de convaincre mais de produire un effet de croyance. Non plus de stimuler la demande, mais d’offrir un récit de vie qui propose des modèles de conduite intégrés incluant certains actes d’achat, à travers de véritables engrenages narratifs. […] Le néomarketing opère un glissement sémantique subtil : il transforme la consommation en distribution théâtrale. Choisissez un personnage et nous fournirons les accessoires. Donnez-vous un rôle, nous nous occupons du décor et des costumes.58

Ce développement récent se présente comme le point culminant d’un processus enclenché dès le 19e siècle. La marque acquiert très vite une dimension performative de par son ambition de créer une réalité : le consommateur ne doit pas seulement croire aux histoires qu’elle raconte durant le temps de sa lecture (ou de sa visualisation),59 mais intégrer profondément le fait que s’il acquiert tel ou tel objet il accédera à un statut spécifique, éprouvera certains sentiments, etc. La théorie marketing parle d’ailleurs abondamment de promesses formulées à l’attention du destinataire que la marque se doit de réaliser au risque de le décevoir,60 énonçant ainsi une exigence quelque peu paradoxale. La marque promet en effet au consommateur une plus-value détachée du produit réel, de sorte que l’acquisition de l’objet physique a inévitablement toujours quelque chose de déficitaire : la « réalité » ainsi créée est par conséquent fragile puisqu’elle repose sur une croyance et s’apparente à l’illusion. Les publicitaires n’ignorent pas que la consommation est motivée par un besoin jamais assouvi qui pousse l’individu à se tourner sans cesse vers des objets nouveaux – et donc qu’une certaine forme de déception lui sert de moteur : Die Ware zeichnet sich durch prinzipielle Erwerbbarkeit aus, disqualifiziert sich aber zugleich eben dadurch, denn das wesentliche Charakteristikum der Sehnsucht ist ihre Unerfüllbarkeit.61

La croyance en la fiction de marque n’est pas régie par des règles claires sur lesquelles le producteur et le récepteur s’entendent.62 La marque veut faire croire 57 Cf. SALMON 2007, p. 39. 58 Ibid., p. 42. 59 Nous faisons référence ici à la fameuse expression de Coleridge « willing suspension of disbelief ». 60 Cf. par exemple FLOCH 1990, pp. 74–75 : « La marque est une parole : l’instauration d’une relation. Engagement, caution, promesse ou responsabilité d’une part, confiance, attachement ou même affection d’autre part : il faut être deux pour créer une marque. La marque naît d’une fiducie, d’une confiance donnée et maintenue ; elle meurt par trahison ou déception. Il n’est pas de marque sans contrat implicitement ou explicitement passé. » Italiques de l’auteur. 61 TRANINGER 2009, p. 49. « La marchandise se distingue par le fait qu’elle est par principe achetable, mais se disqualifie en même temps pour la même raison, car la caractéristique principale du désir est précisément son inassouvissement. » 62 Le brouillage volontaire qui est mis en place est dénoncé par Salmon : « Les usages instrumentaux à des fins de gestion ou de contrôle aboutissent ainsi à dénoncer le contrat fictionnel (qui permet de discerner la réalité de la fiction et de suspendre l’incrédulité du lecteur, le temps d’un

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en une chose qu’elle présente comme réelle et met ainsi en scène ses attributs comme naturels. La dimension construite, voire mensongère, de la réalité que la marque fait émerger est ainsi toujours susceptible d’être démasquée par le consommateur s’il quitte cette position et adopte celle du mythologue.

2.1.2.3. Secondarité de la marque Dans sa théorisation du mythe qui suit la présentation des divers « mythes contemporains » qu’il rassemble entre 1954 et 1956, Roland Barthes distingue la vision du mythologue et celle du consommateur du mythe : alors que le mythologue est à même de déconstruire le surplus de sens injecté au mythe contemporain, le lecteur naïf « vit le mythe à la façon d’une histoire vraie et irréelle »63. Cette définition peut illustrer la manière dont est vécu le nom de marque par le consommateur : il croit en la réalité de ses fictions, tout en sachant qu’elles ne correspondent pas vraiment à la réalité (et donc pas vraiment au produit). Nous allons voir maintenant que la caractérisation barthésienne du mythe se révèle particulièrement adaptée à la description de la construction du nom de marque,64 sur laquelle nous nous pencherons pour compléter notre définition de la marque. « Le mythe est une parole »65 affirme Barthes d’entrée, tout en soulignant que le système de communication mythologique se distingue du langage dans la mesure où il constitue un « système sémiologique second »66. Contrairement à la langue, au sein de laquelle la relation entre signifiant et signifié est arbitraire et repose sur des conventions, le mythe se sert de la préexistence d’un signe appartenant au système sémiologique premier (le langage) pour le vider de sa substance : il le transforme alors en signifiant67 auquel il associe un signifié nouveau. Le signifiant et le signifié constituent ainsi un nouveau signe, dont le sens se construit par leur association motivée. Barthes distingue donc deux systèmes dans le mythe : le langage, qui devient un « langage-objet »68 car le mythe s’en sert pour construire son

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récit) en imposant à des “lecteurs” transformés en cobayes ce que le management appelle des “expériences tracées”, c’est-à-dire des conduites soumises à des protocoles d’expérimentation. » SALMON 2007, p. 13. BARTHES 1957, p. 202. NEUSTADT 2011 ; TRANINGER 2009 ; WEYAND 2013 ont recours au même texte pour définir la marque. BARTHES 1957, p. 181. Italiques de l’auteur. Ibid., p. 187. Le signe plein est alors vidé de son sens : « Le signifiant du mythe se présente de façon ambiguë : il est à la fois sens et forme, plein d’un côté, vide de l’autre. […] En devenant forme, le sens éloigne sa contingence ; il se vide, il s’appauvrit, l’histoire s’évapore, il ne reste plus que la lettre. Il y a ici une permutation paradoxale des opérations de lecture, une régression anormale du sens à la forme, du signe linguistique au signifiant mythique. » Ibid., p. 190. Ibid., p. 188.

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système propre, et le mythe lui-même qu’il nomme « méta-langage, parce qu’il est une seconde langue, dans laquelle on parle de la première »69. Un point central de la théorie de Barthes réside dans le fait que le mythe tient son caractère construit – sa secondarité – caché.70 Dans la préface de Mythologies, dans laquelle il expose sa motivation à se pencher sur « quelques mythes de la vie quotidienne française »71, Barthes souligne la confusion qui règne entre le caractère de ce qui est « naturel » et de ce qui est « historique » : Le départ de cette réflexion était le plus souvent un sentiment d’impatience devant le « naturel » dont la presse, l’art, le sens commun affublent sans cesse une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique : en un mot, je souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l’exposition décorative de ce qui va de soi, l’abus idéologique qui, à mon sens, s’y trouve caché.72

Le mythe présente sa signification comme naturelle, alors qu’elle est le résultat d’une association intentionnelle – Barthes parle d’idéologie – d’un signifiant et d’un signifié. Afin de résister à toute tentative de déconstruction, il doit avoir un « caractère impressif » qui provoque un « effet immédiat » sur le lecteur :73 En fait, ce qui permet au lecteur de consommer le mythe innocemment, c’est qu’il ne voit pas en lui un système sémiologique, mais un système inductif : là où il n’y a qu’une équivalence, il voit une sorte de procès causal : le signifiant et le signifié ont, à ses yeux, des rapports de nature.74

La forte impression que le mythe fait au lecteur l’amène à l’accepter comme tel : il ne remet pas en question l’histoire qu’il lui est ainsi racontée, mais il l’intériorise, l’accepte comme donnée. Transposée au nom de marque, la théorie barthésienne nous aide à appréhender sa dimension construite de manière plus précise. Le signe « marque » a en effet cela de commun avec le mythe que le rapport entre son signifiant et son signifié n’est pas arbitraire, mais intentionnel. En créant un nom pour un produit – ou une gamme de produits – dans le but de le distinguer des objets semblables, le fabricant (aidé du publicitaire) injecte dans le nouveau signifiant75 le sens qu’il veut lui donner. Il tente ensuite de présenter ces attributs comme naturels et de les faire accepter par

69 70 71 72 73 74 75

Ibid. Italiques de l’auteur. Cf. également TRANINGER 2009, p. 47. BARTHES 1957, p. 9. Ibid. Italiques de l’auteur. Cf. ibid., p. 203. Ibid., p. 204. À la différence du mythe, le nom de marque ne se sert pas comme signifiant d’un signe existant déjà dans le système sémiologique premier (le langage). Dans le cas du nom de marque, la relation non-arbitraire entre le signifiant et son signifié peut se traduire par une analogie entre l’image acoustique et le concept ou être motivée par le nom du producteur (phénomène que l’on observe beaucoup au 19e siècle et de moins en moins aujourd’hui). Sur la diversité de l’origine des noms de marque, cf. ANDREE 2010, pp. 31–45.

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le consommateur comme un fait.76 Il est intéressant dans ce contexte de relever que plusieurs théoriciens de la marque affirment qu’il est devenu impossible pour le consommateur de différencier la valeur communicationnelle de la marque (ou le métaproduit) du produit matériel – un constat qui semble correspondre à un objectif affiché.77 Le nom de marque se présente donc – au départ du moins – comme un métalangage élaboré intentionnellement par le marketing. Cependant, comme nous l’avons déjà indiqué, la signification du nom de marque ne peut se réduire aux messages transportés par la publicité. Les récepteurs du message projettent également dans la marque des contenus qui s’éloignent plus ou moins de la volonté de départ de son énonciateur. Dans notre adaptation de la théorie barthésienne du mythe au nom de marque, il nous semble donc pertinent de distinguer entre le méta-langage, sous lequel nous considérons les seules mesures intentionnelles de création du sens, et la connotation (ou les connotations) qui englobe tous les discours produits sur la marque (et donc également ceux qui échappent au producteur et au publicitaire).78 Nous retiendrons comme aspect central le caractère de dissimulation du mythe qui consiste à faire passer pour naturel ce qui ne l’est pas : le nom de marque et les connotations qui lui sont inhérentes s’inscrivent toujours dans un contexte historique et culturel précis. Le discours de la marque transporte des valeurs, des idéaux qui sont propres à une réalité historicisée et contextualisée qui n’a rien d’universel. En revanche, le récepteur du nom de marque se différencie de celui du mythe dans la mesure où, même s’il a conscience de sa dimension construite – s’il est donc capable de le déconstruire –, il continue à le consommer. Ici se cristallise toute l’ambivalence de la publicité : même lorsque nous savons que les promesses ne seront pas complètement tenues, le discours de marque continue à nous influencer dans le choix de nos produits, parce que nous devons sans cesse trancher entre plusieurs objets remplissant la même fonction. Le mythologue de la marque ne peut donc se situer complètement en dehors du système.79 76 Cf. également NEUSTADT 2011, p. 56 : « Doch in den Augen des Lesers der Markenbotschaft sollen das Bedeutende und das Bedeutete in einer natürlichen Beziehung zu einander stehen, als unentwirrbares Ganzes von Sinn (Konnotation des primären semiologischen Systems) und Form (Markenzeichen). Die Marke kann dann definiert werden als Präsenz des mittels Markenbotschaften übermittelten Begriffes oder Vorstellungsbildes. » 77 Cf. ANDREE 2010, p. 18 : « Zugleich geht schon […] hervor, dass die Unterscheidungen zwischen “Objekten” und “Kommunikation”, zwischen “Sein” und “Schein” nicht tragen. »; cf. également Linn 1992, p. 72 : « Das Spezielle an einem Markenartikel ist, dass er durch seine Markenidentität im Prinzip einzigartig ist, was den Markenartikel in gewisser Hinsicht von einer direkten Konkurrenz befreit. Ein Mercedes kann in keiner Weise mit einem Ford verwechselt werden. » 78 Anita Traninger relève le fait que Barthes, dans Éléments de sémiologie (1964), donne une définition de la connotation qui correspond à sa définition du méta-langage dans Mythologies alors que sa définition du méta-langage se centre dans ce même article sur le signifié : le signe du système premier devient signifié (et non signifiant) du système second. Cf. TRANINGER 2009, p. 47, note de bas de page 55. 79 L’analyse des Années d’Annie Ernaux illustrera ce phénomène de manière particulièrement intéressante.

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Pour conclure, nous relèverons une ambiguïté inhérente à l’analyse du nom de marque comme entité uniquement discursive. En se servant de l’exemple d’un produit de marque – la DS –, Barthes prévient du risque d’ignorer le réel tangible du produit : Une dernière exclusion menace le mythologue : il risque sans cesse de faire s’évanouir le réel qu’il prétend protéger. Hors de toute parole, la DS 19 est un objet technologiquement défini : elle fait une certaine vitesse, elle affronte le vent d’une certaine façon, etc. Et ce réel-là, le mythologue ne peut en parler. Le mécano, l’ingénieur, l’usager même parlent l’objet ; le mythologue, lui, est condamné au méta-langage.80

Barthes soulève un problème central en évoquant un « réel objectif » qu’il est difficile de différencier de la constitution mythique d’un objet. Ainsi, note-t-il, « le vin est objectivement bon, et en même temps, la bonté du vin est un mythe »81. De plus, nous verrons au cours de nos analyses que la perception de la dimension mythique d’une marque peut être très subjective (un personnage la repérera et la consommera comme telle, un autre ne verra en une Mercedes qu’une simple voiture) : de la même manière que, pour être signifiante au sein d’un texte littéraire, une marque doit être reconnue comme telle (c’est-à-dire comme ayant une valeur avant tout connotative), elle doit, pour signifier véritablement dans la réalité, s’adresser à quelqu’un qui entend son discours.

2.1.2.4. Catégorisation linguistique de la marque : nom propre ou nom commun ? Le gonflement sémantique de la marque, sa construction non arbitraire, en fait un élément lexical particulier. Les linguistes ne s’accordent d’ailleurs pas sur sa catégorisation : certaines chercheuses et chercheurs la considèrent en effet comme un nom propre, d’autres comme un nom commun, d’autres encore lui attribuent un statut hybride.82 Cette indétermination de la recherche s’explique par la variabilité du comportement du nom de marque, qui fluctue selon les usages. Au niveau syntaxique, le nom de marque peut ainsi, à l’instar du nom propre, constituer un groupe nominal sans déterminant (« Peugeot va commercialiser un nouveau modèle »), mais également se comporter comme un nom commun, en adoptant un déterminant (« J’ai bu un Perrier »).83 Ses propriétés référentielles et sémantiques sont, elles aussi, ambiguës. Ainsi que le démontre Petit, le nom de marque, qu’il divise en nom de société et nom de produit,84 répond à la fois au critère de la 80 81 82 83

BARTHES 1957, p. 232. Italiques de l’auteur. Ibid. Italiques de l’auteur. Sur les différentes positions de la recherche, cf. KOß 2002, pp. 185–6. Cf. GALISSON 1992, pp. 203–204 ; PETIT 2006, pp. 691–692 ; RONNEBERGER-SIBOLD 2004, pp. 557–558. 84 La distinction nécessaire pour leur classification linguistique entre nom de marque et nom de produit est défendue de manière convaincante par Christine Fèvre-Pernet et Michel Roché. Néanmoins, dans le cadre de cette étude littéraire, nous renoncerons à cette distinction qui n’apporte pas de plus-value théorique à nos analyses de texte. Cf. FÈVRE-PERNET/ROCHÉ 2005.

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monoréférence, caractéristique du nom propre,85 lorsqu’il désigne une entreprise, tout en pouvant ressembler à un nom commun, puisque son référent peut être constitué en « classe d’occurrences ».86 Ce dernier point constitue l’un des arguments principaux de la recherche pour exclure le nom de marque de la catégorie des noms propres,87 ce à quoi Ronnenberger oppose que la production industrielle a remis en question la division traditionnelle entre nom propre et nom commun, en lui ajoutant une catégorie, celle du nom commercial : Die Intuition, dass Gillette trotzdem ein Name ist, lässt sich vielleicht so erklären, dass die traditionelle Einteilung der Substantive in die Kategorie der Namen (für einen Referenten) und Appellative (für eine Klasse von Referenten, die bestimmte Merkmale gemeinsam haben) durch die moderne industrielle Produktion um eine weitere Kategorie vermehrt worden ist: Warennamen bezeichnen eine Klasse von Referenten, die nicht nur bestimmte Eigenschaften gemeinsam haben, sondern untereinander völlig gleich sind. Es existiert gewissermaßen derselbe Referent mehrmals. Insofern hat dieser Referent durchaus einen Namen verdient.88

Si l’introduction d’une nouvelle catégorie, comme le propose Ronnenberger, peut être pertinente d’un point de vue linguistique, cela ne nous aidera néanmoins pas à saisir plus aisément la marque au sein du texte littéraire. L’oscillation de la marque entre nom propre et nom commun témoigne de l’ambivalence intrinsèque d’un signe créé de toute pièce pour les besoins de l’industrie, qui provoque des effets spécifiques lorsqu’il est mis en scène dans la fiction. Le statut hybride de la marque est d’ailleurs renforcé par le fait que son référent peut être à la fois une entité concrète et une entité abstraite : Un même nom – Renault, par exemple – a un référent concret, l’entreprise (Régie Nationale des Usines Renault), et un référent abstrait, la marque en tant que telle.89

Au niveau sémantique, le nom de marque se rapproche, d’un côté, du nom propre, dans la mesure où il n’est pas définissable de manière conceptuelle ; de 85 Un nom propre se définit comme suit : « Eigennamen sind sprachliche Ausdrücke, die sich idealerweise auf genau ein Objekt in der Welt beziehen (Monoreferenz). Primär identifizieren sie [...]. Zusätzlich können sie individualisieren [...]. EN besitzen keine wörtliche Bedeutung, sie entfalten kein semantisches Potential (sog. Direktreferenz). » NÜBLING/FAHLBUSCH 2015, p. 27. 86 Cf. PETIT 2006, p. 693. 87 Cf. RONNENBERGER 2004, p. 557. 88 Ibid., p. 558. « L’intuition que Gillette est quand même un nom propre s’explique peut-être par le fait que la production industrielle moderne a ajouté une catégorie à la division traditionnelle des substantifs entre la catégorie des noms propres (pour un référent) et des noms communs (pour une classe de référents qui partagent certains traits) : les noms de marchandises désignent une classe de référents, qui n’ont pas seulement des qualités communes, mais qui sont exactement les mêmes. Il existe en quelque sorte plusieurs fois le même référent. Dans ce contexte, ce référent mérite bien un nom. » Ronnenberg ajoute que les noms de marque deviennent de véritables noms communs lorsqu’ils prennent la place du nom générique (par ex. « frigidaire » pour « réfrigérateur »), indépendemment de leur marque réelle. Cf. à ce sujet également la très complète étude de Christoph Platen : PLATEN 1997. 89 FÈVRE-PERNET/ROCHÉ 2005, p. 5.

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l’autre, à la différence de celui-ci, il est chargé d’un potentiel sémantique important, construit par les stratégies des publicitaires. Petit résume comme suit la différence fondamentale entre le nom de marque et le nom propre : […] le nom propre n’est pas contraint, sous quelque plan que ce soit, de signifier. S’il se charge d’une valeur, c’est uniquement par un accident de l’histoire. En revanche, le ND [nom déposé] se doit de signifier, ne serait-ce que pour fidéliser la clientèle et l’élargir. Cette obligation sémantique est inscrite dans sa sémiotique, tout comme elle l’est dans celle du nom commun.90

Le nom de marque est donc contraint de signifier, tout en présentant une sémantique spécialement labile, puisqu’elle est soumise à des variations rapides. Cette fragilité sémantique, et l’oscillation constante du nom de marque entre deux catégories linguistiques distinctes, en font un élément particulier dans l’éventail de références extratextuelles que l’on rencontre dans les textes littéraires. C’est cette particularité qu’il s’agit de saisir et de théoriser. 2.1.3. Qu’est-ce qu’une marque ? Résumé La marque, apparue dans sa forme actuelle au 19e siècle, sert à indiquer l’origine d’un produit et à le distinguer de produits similaires. Une marque qui est un signe protégé par la loi, fonctionnant parfois comme un nom propre, parfois comme un nom commun, n’existe néanmoins que si elle est reconnue par le public, si elle est visible. La marque se met en scène comme unique, c’est-à-dire qu’elle essaie de se montrer originale et singulière face aux produits similaires du marché. Elle constitue en outre un moyen de distinction et d’identification : elle fédère des communautés autour d’elle et sert à affirmer l’appartenance (sociale) de chacun en lui permettant de se distinguer des autres. La signification de la marque est constituée par des mesures marketing et publicitaires qui confèrent au produit des nouvelles couches sémantiques dépassant largement sa fonction utilitaire. Elle est détachée du produit en cela qu’elle s’inscrit dans un temps plus long ; on assiste donc à une « mise en récit » de la marque par la création d’un méta-langage qui prend le pas sur la réalité tangible de l’objet (ou des objets) auquel il réfère. La signification de la marque ne dépend cependant pas uniquement du récit construit par le marketing à destination des consommateurs. Les récepteurs y jouent un rôle essentiel : le discours de la marque n’existe que s’il est entendu et peut se voir transformé, élargi, contredit par sa réception collective. La signification du signe commercial est donc liée à un moment restreint, elle est changeante et fragile. En outre, la marque a une dimension conative, puisqu’elle porte une promesse qui exhorte celui qui l’écoute à agir, et une dimension performative, dans la mesure où elle crée des « réalités » pour le consommateur qui croit à son discours. La dimension construite de la marque est dissimulée, elle présente ses connotations (système second) comme naturelles, de sorte à renforcer l’illusion de réalité qu’elle provoque en dehors de tout pacte de fictionnalité. 90 PETIT 2006, p. 686.

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2.2. LA MARQUE AU SEIN DU TEXTE LITTÉRAIRE Le fait que l’essence même de la marque repose sur la domination du plan de la connotation sur celui de la dénotation en fait un élément linguistique particulièrement intéressant dans un texte littéraire, surtout quand il s’agit d’un texte fictionnel. La marque s’y présente comme un élément réel au sein d’un ensemble mixte d’éléments fictifs et/ou réels : elle fait référence à une réalité extratextuelle et renforce ainsi (a priori) l’illusion de réalité. La similarité entre le monde qu’il connaît et celui qui est mis en scène peut ainsi donner l’impression au lecteur (contemporain) que les scènes qui se jouent devant lui existent (ou ont existé). Cependant, contrairement aux autres éléments réels que l’on peut trouver dans un texte (un nom de ville par exemple), la marque appelle avant tout au déchiffrage de ses connotations. Elle a donc besoin d’un lecteur compétent qui soit à même d’effectuer ce travail, ce qui implique qu’il (re)connaisse la marque en question. Mais la marque est un discours fragile et surtout passager, lié à un moment et à un lieu précis : rares sont les appellations commerciales dont les connotations restent les mêmes au fil du temps et pardelà les frontières socioculturelles. Les marques elles-mêmes sont de plus susceptibles de disparaître rapidement. Elles risquent donc toujours de ne pas (ou plus) être perçues comme telles par le lecteur et arrêter ainsi de signifier. Avant de nous pencher en détail sur les questions que soulève la présence de marques dans la littérature, nous donnerons un aperçu des travaux consacrés au sujet au sein de la recherche. Nous élargirons notre tour d’horizon en évoquant les contributions qui examinent les liens entre la littérature et la publicité ainsi que celles qui analysent, dans une démarche plus empirique, la manière dont certains auteurs (avant tout contemporains) se mettent eux-mêmes en scène comme « marques ».

2.2.1. État de la recherche En 1983, Bernd Seiler, l’un des premiers chercheurs à avoir abordé la question du nom de marque dans la fiction littéraire,91 en résume en quelques mots la particularité et exprime son étonnement d’en trouver si peu dans les textes : Wie niemals zuvor sind wir umgeben von Gegenständen, die durch einen einzigen Begriff nicht nur vollständig definiert sind, sondern auch in der Vorstellung einer großen Zahl von Menschen durch eben diesen Begriff sofort unmissverständlich und weitgehend gleichartig aufgerufen werden können. Wenn Lessing noch darüber nachzudenken hatte, wie sich ohne allzu großen sprachlichen Aufwand etwa ein Wagen einigermaßen bestimmt darstellen lasse, so genügen heute Bezeichnungen wie « VW-Käfer » oder « Porsche », um diese Fahrzeuge sowohl in ihrer Gestalt als auch in einem ganzen Bündel ihrer Eigenschaften in einer Erzählung vollkommen gegenwärtig zu machen. [...] Hervorragende Bedingungen also – wenigstens in dieser Hinsicht – für die Konstruktion wahrscheinlicher Handlungen? Ohne daß wir hier schon ins Detail gehen 91 Karl Gutschmidt publie un bref article sur le sujet, une année avant la sortie de la monographie de Seiler : cf. GUTSCHMIDT 1982.

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wollen, dürfte das Schiefe an dieser Schlußfolgerung offensichtlich sein. Natürlich kommen sie in der Literatur vor, die Markenartikel, die uns umgeben, als Kraftwagen etwa oder als Getränke, aber gemessen an den Möglichkeiten, die dafür prinzipiell bestehen, läßt sich doch weit eher behaupten, daß sie nicht vorkommen.92

Plusieurs travaux ont, nous le verrons, déjà contredit les propos de Seiler quant à la retenue des auteurs de la fin du 19e et du 20e siècle à se servir de noms de marque.93 En revanche, la réserve des chercheuses et chercheurs en littérature se fait aujourd’hui encore sentir : les contributions sur la marque sont rares, ce qui laisse une large place à des études telles que la nôtre qui ont pour ambition de pallier ce manque.

2.2.1.1. Littérature et nom de marque En consacrant un chapitre de sa monographie à la question de la marque,94 Seiler ouvre la voie à de nouveaux questionnements de la recherche en littérature.95 Malgré le fait qu’il ne repère des marques que chez très peu d’auteurs, il parvient à en dégager des fonctions centrales en affirmant que l’immédiateté de l’image qu’elles créent chez le lecteur renforce le caractère vraisemblable du récit. Il souligne également l’éphémère du nom de marque, qui explique selon lui la réticence des auteurs à en faire usage : Denn da sie oft auf eigens geprägten Begriffen beruhen, können mit dem Verschwinden jener Gegenstände aus dem Warenangebot auch diese Bestimmungen ihre Anschaulichkeit schnell

92 SEILER 1983, p. 263. Italiques de l’auteur. « Comme jamais auparavant, nous sommes entourés d’objets qui ne se laissent pas seulement définir intégralement par un simple mot, mais qu’un grand nombre de personnes peut se représenter tout de suite et sans ambiguïté, précisément à l’évocation de ce mot. Alors que Lessing devait encore réfléchir à la manière dont il était possible de représenter un véhicule plus ou moins précisément sans trop d’investissement linguistique, des termes tels que « Volkswagen coccinelle » ou « Porsche » suffisent à rendre ces véhicules entièrement présents dans un récit, aussi bien en ce qui concerne leur forme que l’ensemble de leurs caractéristiques. […] Seraient-ce des conditions idéales – en tout cas de ce point de vue – pour la construction d’actions vraisemblables ? Sans encore entrer dans les détails, la dimension biaisée de cette conclusion devrait d’ores et déjà s’imposer. Bien sûr que les articles de marque qui nous entourent figurent dans la littérature, comme voitures ou comme boissons par exemple, mais, par rapport aux possibilités [de les mettre en scène] qui existent, on peut affirmer au contraire qu’ils n’y figurent pas. » 93 Seiler suppose qu’ils craignent des problèmes juridiques avec les marques et/ou d’avoir l’air de faire de la publicité pour elles. Cf. ibid., p. 264. 94 Le chapitre s’intitule « Gegenstand und Markenartikel ». Cf. ibid., pp. 260–303. 95 La recherche dans les domaines de la Germanistik comme celui de la Romanistik allemande livrent quelques contributions sur le sujet. Les travaux en langue française sont particulièrement rares.

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Les chercheuses et chercheurs qui portent leur attention sur des marques ayant aujourd’hui disparu sont effectivement confrontés à la nécessité de reconstituer les connotations qui leur étaient liées à l’époque de la parution du texte. C’est ce que fait Anita Traninger dans son analyse de la voiture de marque Tilbury dans Madame Bovary en indiquant qu’elle était, au milieu du 19e siècle, considérée comme le véhicule des dandys.97 Traninger développe la question du renforcement de la vraisemblance à travers le nom de marque en montrant qu’il cristallise un certain nombre de discours sociaux qui sont présupposés par le texte. Le concept de la présupposition, sur lequel nous reviendrons, est fondamental pour l’analyse de la fonctionnalisation des noms de marque : comme l’expose Traninger, les attributs du Tilbury sont als Teil eines allgemeinen Weltwissens unhinterfragt bzw. latent präsent und damit auch im realistischen Text präsupponiert.98

Développant ce que Seiler avait avant elle seulement esquissé, Traninger précise la manière dont la marque participe du caractère réaliste du texte : c’est en effet la coïncidence entre les connotations liées au Tilbury à l’extérieur et à l’intérieur de la fiction qui la rend vraisemblable.99 La question de la vraisemblance et de la construction de l’illusion qui lui est liée constitue donc un premier aspect central de la recherche sur la marque. Les diverses contributions consacrées au sujet s’accordent en effet largement sur le fait que la marque renvoie de manière particulière au hors-texte. Björn Weyand, qui a écrit un ouvrage entier sur la marque, aborde néanmoins cette question sous un angle différent de Seiler et Traninger. Il se revendique du New Historicism et du New Economic Criticism100 et porte son attention sur les relations 96 SEILER 1983, p. 264. « Car, comme ils ne consistent souvent qu’en des termes qu’eux seuls définissent, avec la disparition d’un objet de l’offre des marchandises, ces notions [c.-à-d. les noms de marque] peuvent vite perdre leur intelligibilité et finir par évoquer encore moins de choses que l’appellation générale et traditionnelle [de l’objet]. » Seiler estime que Fontane est le seul « Autor von Rang » (p. 287) à mettre en scène des marques en exploitant véritablement leur potentiel : « Was die weitere Entwicklung anbetrifft, so stehen wir vor der Schwierigkeit, etwas erörtern zu müssen, was nicht mehr erscheint, nicht mehr zu erkennen ist, als vor dem Verlust eben der Deutlichkeit, die wir bei Fontane vorfinden. » SEILER 1983, p. 291. 97 TRANINGER 2009, p. 36. 98 Ibid., p. 42. Les attributs du Tilbury font « partie d’un savoir général sur le monde, [et ne sont ainsi] pas interrogés [mais] présents de manière latente, et donc ainsi présupposés au sein du texte réaliste. » 99 « Damit ist ein erstes Kriterium für “Realismus” aufgerufen: die Kongruenz von fiktionaler Sinngebung und dem Text vorgängiger Diskursstruktur – ein Zusammenfall, der sich eben als Glaubwürdigkeit (vraisemblance) auswirkt. » Ibid., p. 44. Italiques de l’auteure. Traninger aborde également la théorie barthésienne de l’effet de réel, sur laquelle nous reviendrons plus loin. 100 Cf. WEYAND 2013, p. 18. Certains chapitres de la thèse de Weyand sont parus dans des versions plus courtes préalablement : cf. WEYAND 2008 ; WEYAND 2009 ; WEYAND 2011.

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qu’entretient la littérature avec d’autres discours (commerciaux, artistiques ou sociologiques), en s’appuyant sur la consultation de nombreuses sources historiques. Il considère ainsi que le texte littéraire se situe dans un dialogue permanent avec son contexte, qu’il contribue par ailleurs à archiver.101 En se basant sur une anecdote selon laquelle un fabricant de cigares aurait proposé à Thomas Mann d’en commercialiser une sorte sous le nom de « Zauberberg, Maria Mancini » d’après la marque que Hans Castorp fume dans le roman du même nom, Weyand écrit ainsi : [Die Anekdote] trifft damit in den Kern der archivistischen Fragestellung, die Erkundung nämlich, auf welche Weise Realia wie Markennamen in die Literatur gelangen – oder eben, wie im Falle der Maria Mancini, auch wieder aus dem Text heraus in die Wirklichkeit. Denn wie auch immer die Richtung des Austauschs verläuft: Die Tatsache, dass es einen grenzüberschreitenden Austausch gibt, bestätigt die archivistische Grundannahme, dass Literatur nicht außerhalb der Wirklichkeit, auch nicht außerhalb der « oberflächlichen » Wirklichkeit von Konsum und Warenästhetik, steht.102

Weyand illustre la manière dont la fiction communique avec la réalité. Le roman s’empare de la marque et, dans un deuxième temps, un fabricant réel veut s’approprier la transformation et la valorisation symbolique qu’elle a subies à travers sa mise en scène romanesque, afin d’en tirer un avantage pécuniaire. L’analyse de Weyand est particulièrement probante au niveau de l’accent qu’elle met sur la « fonction poétique »103 du signe commercial : Weyand illustre la manière dont le nom de marque fait sentir sa matérialité par les liens qu’il tisse avec les autres éléments du texte (par exemple à travers des analogies entre sa sonorité et celle d’un autre mot). Il insiste ainsi sur le fait qu’une marque peut revêtir une dimension autoréférentielle104 et rend par cette interprétation pleinement justice à la spécificité du texte littéraire, qui joue de sa capacité à s’emparer d’un signe et à le modifier à sa guise. Nous nous référerons à plusieurs reprises au processus de poétisation de la marque que Weyand dégage comme un des aspects centraux de sa fonctionnalisation.105 Le processus d’archivage, qui constitue d’après Weyand une caractéristique des textes littéraires mettant en scène des noms de marque, a été discuté en particulier

101 « Literatur, die Markennamen und ihre Konnotationen “archiviert”, hilft somit, diese in den Alltagsobjekten materialisierte Gegenwart “in der allgemeinen Enzyklopädie [zu] verankern”. Literatur “speichert enzyklopädische Zusammenhänge und damit Kultur” – und dies in ihrer gesamten Vielfalt. » WEYAND 2013, pp. 26–27. 102 Ibid. pp. 102–103. Italiques de l’auteur. « [L’anecdote] touche le cœur de la problématique de l’archive, c’est-à-dire de l’étude de la manière dont des éléments réels, comme les noms de marque, arrivent dans la littérature – ou, comme dans le cas des Maria Mancini, celle dont ils "sortent" du texte pour retourner dans la réalité. Car, indépendemment de la direction dans laquelle l’échange a lieu : le fait qu’il y ait un échange confirme le postulat de la théorie de l’archive que la littérature ne se situe pas en-dehors de la réalité et pas non plus en-dehors de la réalité “superficielle” de la consommation et de l’esthétique de la marchandise. » 103 Weyand se réfère à Jakobson et Mukarovsky. 104 Cf. WEYAND 2013, p. 38. 105 Ce procédé se retrouve en particulier chez Deville et Rolin.

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dans le contexte de la nouvelle Popliteratur allemande des années 1990.106 Moritz Baßler définit en effet ce principe comme spécifique à cette « tendance » (ce que Weyand conteste)107 : Die Verfahren, die in der Pop-Literatur von Goldt und anderen am Werk sind, lassen sich genau als solche Mechanismen verstehen, «die das Verhältnis zwischen dem valorisierten, hierarchisch aufgebauten kulturellen Gedächtnis einerseits und dem wertlosen profanen Raum anderseits regeln». Das kulturelle Archiv, das dabei bestückt wird, ist das der Literatur. 108

Baßler consacre un chapitre de sa monographie sur la Popliteratur109 spécifiquement au nom de marque ainsi qu’un article paru ultérieurement,110 dans lesquels il distingue, de manière quelque peu étonnante, la littérature qui contient des noms de marque de celle qui les « évite ».111 Baßler affirme en effet qu’il est impossible de représenter aujourd’hui une ville de manière vraisemblable sans évoquer de marques (de grands magasins, par exemple). 112 L’« évitement » de certains auteurs relèverait dès lors d’une volonté de se distinguer de la culture de masse en gardant la mainmise sur leurs textes, et ce même dans les passages en focalisation interne qui devraient laisser la possibilité au personnage de percevoir les noms de marque qui l’entoure : Der Unterschied zwischen Opel und Ford sei reine Ideologie, hieß es in der Frankfurter Schule. Literatur ohne Markennamen versucht, der Teilhabe an einer solchen Ideologie des westlichen Kapitalismus zu entgehen durch Abstraktion, ein Verfahren, das freilich die Illusion eines

106 L’émergence de nombreux textes contenant particulièrement beaucoup de noms de marque a incité la recherche en littérature à se pencher sur ce phénomène, sans que les contributions parues dans ce contexte ne livrent d’analyse systématique de leurs effets et de leur fonctionnalisation spécifique dans les ouvrages étudiés : cf. par ex. BERTSCHIK 2010 ; DRÜGH 2007a ; MEYER 2005 ; SCHÜTZ 2005 ; STAUFFER 2009. 107 Weyand démontre par l’élaboration d’un corpus allant de Berlin W. d’Edmund Edel (1908) jusqu`à 1979 de Christian Kracht (2001), que le principe de l’archivage du présent n’est pas propre à la nouvelle Popliteratur. Il identifie en outre la littérature de la République de Weimar et la Popliteratur des années 1960 comme des phases de dialogue intense entre le monde de la consommation et celui de la littérature. Cf. WEYAND 2013, pp. 5–6. 108 BAßLER 2002, p. 21. « Les procédés à l’œuvre dans la Popliteratur de Goldt ou autres sont à envisager exactement comme les mécanismes “qui règlent la relation entre la mémoire collective, valorisée et organisée de manière hiérarchique, et l’espace profane et sans valeur”. L’archive culturelle qu’on alimente ici, c’est celle de la littérature. » Nous reviendrons plus précisément sur l’approche de Baßler au chapitre 4. 109 Cf. « Warenwort und Markennamen », in : ibid., pp. 155–183. 110 BAßLER 2005. 111 Weyand utilise également le terme de « Vermeidungsstrategien » à propos d’un passage du Zauberberg. Cf. WEYAND 2013, p. 118. 112 « Man fragt sich aber, wie man überhaupt etwa großstädtische Realität darstellten kann, ohne solche Wörter zu benutzen – schließlich kann man keine Straße fahren, in kein Geschäft gehen, keine Zeitung aufschlagen, kein Radio hören usw., ohne ihnen massiert zu begegnen. » BAßLER 2005, p. 173.

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auktorialen Standpunktes außerhalb voraussetzt sowie die Souveränität zu entscheiden, wovon denn jeweils abstrahiert werden kann und soll.113

Au-delà du fait que l’absence de noms de marque devrait en premier lieu être attribuée au narrateur et interprétée par rapport à la position spécifique de cette instance dans un texte donné, le caractère prescriptif des propos de Baßler pose problème, puisqu’ils semblent condamner la littérature ne se servant pas de signes commerciaux. Comme Seiler, Baßler pointe par ailleurs le caractère éphémère des noms de marque comme une des raisons qui poussent les auteurs à éviter d’en utiliser,114 en livrant un contre-argument qui se veut décisif : Das entscheidende Gegenargument aber lautet, dass die Literatur selbst ja die Markennamen und ihre Konnotationen, indem sie sie archiviert, in der allgemeinen Enzyklopädie verankern hilft. Literatur speichert enzyklopädische Zusammenhänge und damit Kultur.115

Si le procédé d’archivage des noms de marque et de leurs connotations par la littérature est à l’œuvre dans les textes qui en usent (Weyand et Traninger le démontrent dans la mesure où ils reconstituent, à partir de textes littéraires, les connotations contenues dans des noms de marque anciens), cette seule analyse ne suffit pas à appréhender la complexité de leur présence au sein du texte littéraire. La question de l’obsolescence des marques et de leurs connotations ne peut être mise si rapidement de côté, puisqu’elle constitue le point central de la problématique. Le fait que la littérature contribue à leur archivage ne résout en rien le problème de la compréhension du texte par un lecteur non familier du monde auquel il renvoie – le travail de recherche effectué par Weyand et Traninger est la preuve de l’effort à fournir pour reconstituer des significations perdues, qu’un lecteur non professionnel n’entreprendra pas. Cette question reste donc largement ouverte.116 113 Ibid., p. 174. « La différence entre Opel et Ford est une différence purement idéologique, disaiton à l’École de Francfort. La littérature sans nom de marque essaie d’éviter de participer à l’idéologie du capitalisme occidental au moyen de l’abstraction, un procédé qui implique l’illusion qu’il existe un point de vue auctorial extérieur ainsi que la souveraineté de décider ce qui peut et doit être abstrait [du texte]. » 114 « Markennamen, könnte man argumentieren, kodieren zwar einen ganzen Komplex kultureller Vorstellungen, aber mit dem Obsoletwerden der jeweiligen Marke droht auch dieses Wissen dem Vergessen anheimzufallen. » BAßLER 2002, p. 166. 115 Ibid., p. 167. « Le contre-argument décisif est que la littérature aide à ancrer les noms de marque et leurs connotations dans l’encyclopédie générale en les archivant. La littérature sauvegarde des contextes encyclopédiques et ainsi [des pans de] culture. » 116 Les quelques autres – rares – contributions consacrées aux marques n’y répondent pas non plus de manière satisfaisante. La monographie d’Altamanova, qui se situe dans le champ de la linguistique tout en prenant pour objets des textes littéraires, offre certes un aperçu intéressant de la présence de noms de marque dans la littérature française du 19e siècle à nos jours, en abordant un corpus important, mais reste la plupart du temps descriptive et ne propose pas d’analyses véritablement littéraires. Cf. ALTAMANOVA 2013. Il existe également quelques articles qui se penchent sur un nom de marque spécifique, sans avoir la prétention de livrer une analyse systématique et plus générale de la problématique de la marque dans la littérature : cf. par ex. UTZ 2002. Nous citerons d’autres exemples en lien direct avec notre corpus dans les chapitres suivants.

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2.2.1.2. Littérature et publicité La recherche s’est davantage intéressée à la relation entre la littérature et la publicité qu’à la question spécifique du nom de marque. On trouve, en France comme en Allemagne, plusieurs monographies, revues ou ouvrages collectifs qui s’y consacrent en mettant l’accent sur des périodes différentes : sur le 19e siècle comme moment charnière de l’émergence de la réclame moderne,117 mais également sur la période de la République de Weimar, durant laquelle paraissent plusieurs textes ayant des liens avec la publicité.118 D’autres contributions étudient la deuxième moitié du 20e siècle et en particulier l’émergence de la société de consommation dans les années 1960119 ainsi que les années 1990–2000 avec la Popliteratur en Allemagne120 et la parution en France du roman de la publicité, 99 francs de Frédéric Beigbeder (2000).121 Les études consacrées aux relations entre littérature et publicité traitent en parallèle de la marque, en lui accordant une place plus ou moins centrale.122 Une question intéressante, celle du placement de produits en littérature, dont Seiler exprimait déjà indirectement la crainte,123 est abordée dans ce contexte par Francesco Ghelli. Ce dernier défend la thèse que, même si les véritables contrats commerciaux sont 117 La revue Romantisme consacre un numéro entier à la réclame : Romantisme 55 (2012/1). Cf. également la monographie comparatiste de Thornton : THORNTON 2009. 118 Gisela Müting offre un panorama très complet de ces textes : cf. MÜTING 2004. 119 Les contributions sont en France pour la plupart consacrées à Georges Perec : cf. par ex. MONTÉMONT 2011b. En Allemagne, le phénomène de la Popliteratur des années 1960 donne lieu à plusieurs articles : cf. par ex. SCHÄFER 2003. 120 Cf. en particulier BAUMGARTEN 2013. 121 Plusieurs ouvrages offrent une perspective englobant plusieurs époques : cf. GUELLEC /HACHEBISSETTE 2012 ; JAGETSBERGER 1998 ; MEYER 2010 ; WEGMANN 2011. Le site http://littepub.net offre une vision d’ensemble des travaux consacrés au sujet (en particulier en France, mais on trouve également quelques titres dans d’autres langues (notamment WEGMANN 2011 et THORNTON 2009). Dernier accès : 23.04.2020. 122 Thomas Wegmann (2011) y consacre un chapitre entier et insiste sur le fait que l’émergence de la publicité et des articles de marques sont étroitement liées. Il étudie les liens entre la littérature et la publicité en interrogeant l’autonomie de la littérature par rapport au champ économique : il se penche sur les auteurs ayant travaillés dans le domaine de la publicité, sur la mise en scène de l’auteur comme marque, ainsi que sur les évocations de publicités et de noms de marques dans la littérature allemande entre 1850 et 2000, en arguant (comme Weyand) qu’ils inscrivent le texte dans les traditions discursives d’une époque donnée. Jagetsberger (1998) évoque sporadiquement l’apparition de noms de marque sans proposer de systématisation de leur(s) fonctionnalisation(s) et de leur(s) effet(s) dans les textes du 20e siècle qu’elle étudie. Müting (2004) constate une augmentation quantitative des noms de marque durant la période de la République de Weimar, mais ne considère pas ce phénomène sous une perspective théorique. Elle propose bien plus un ample listage d’ouvrages dans lesquels la publicité (et les marques) joue un rôle, sans s’interroger véritablement sur les problématiques que cette présence soulève. 123 Seiler consacre un sous-chapitre de sa monographie au « Gefahr der Schleichwerbung » : cf. SEILER 1983, p. 300. Müting et Hamon se demandent également si l’utilisation d’un produit de marque dans un texte littéraire participe à sa stratégie publicitaire : cf. HAMON 2012, pp. 7–8, note de bas de page 11 ; MÜTING 2004, p. 49.

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extrêmement rares,124 chaque apparition d’un nom de marque dans un livre constitue un « placement de produit culturel » (opposé au véritable « placement de produit commercial » payé par une entreprise) en cela qu’il lui offre une visibilité : L’écrivain, quand il cite une marque pour caractériser un personnage ou un milieu, ou même pour ridiculiser la bêtise de la publicité, au fond, ne fait-il pas aussi le jeu de la marque, ne la met-il pas encore plus en évidence ?125

Dominik Baumgarten partage ce point de vue : il intitule la deuxième partie de sa monographie consacrée à la littérature allemande contemporaine « Werbung und Product Placement im Gegenwartsroman », tout en distinguant de manière paradoxale par rapport à son titre entre la « kommerziell[e] und non-kommerziell[e] Markenintegration » dans les romans de son corpus.126 La recherche s’intéresse en outre aux points de contact empiriques entre deux domaines a priori distincts : aux stratégies publicitaires des maisons d’édition qui s’orientent de plus en plus sur le marketing,127 à l’utilisation par la publicité de techniques propres à la littérature128 ainsi qu’aux recours de la publicité à des œuvres littéraires spécifiques.129 Par ailleurs, plusieurs contributions mettent en lumière le fait que, depuis l’émergence de la réclame au 19e siècle, les écrivains se mettent à son service de diverses manières : en lui prêtant leur plume (Balzac), en travaillant directement pour des entreprises (Wedekind) ou, plus récemment, en mettant sa personne (et son image)130 en scène dans des campagnes publicitaires.131

124 Ghelli cite un cas connu de placement de produit, celui d’un livre de F. Weldon sponsorisé par Bulgari : The Bulgari Connection, paru à Londres en 2001, ainsi que des exemples récents au sein de la littérature italienne. Il note en outre que ce phénomène n’est pas nouveau, puisque Fiat a sponsorisé en 1930 déjà un ouvrage dans lequel la voiture devait être mise en scène. Cf. GHELLI 2012, pp. 290–291. Comme cas récent de placement de produit, on peut citer La Malle et Lady, deux recueils de nouvelles, initiés respectivement par Louis Vuitton et Dior parus chez Gallimard en 2013 et 2016 et auxquels ont participé des écrivains comme Marie Darrieussecq, Virginie Despentes, David Foekinos ou encore Camille Laurens. Si ce procédé est rare dans le domaine de la littérature, celui du cinéma (français) en use largement. 125 GHELLI 2012, p. 286. 126 Cf. BAUMGARTEN 2013. 127 Cf. par ex. BARTMER 2002 ; BOLZ 2005. 128 Cf. BAUMGARTEN 2013 ; MEYER 2004 ; MEYER 2005 ; MEYER 2010. 129 Cf. BOUCHARENC/GUELLEC/MARTENS 2016 ; GUELLEC 2012. 130 Nous avons déjà évoqué la publicité pour Peek & Clopenburg à laquelle participe Christian Kracht. Frédéric Beigbeder pose en 2007 pour les Galeries Lafayette à torse nu, avec La société de consommation de Baudrillard entre les mains. Un exemple plus récent est celui de Joël Dicker qui fait de la publicité (sans aucune ironie cette fois) pour Swiss, Piaget ou encore DS. La campagne publicitaire pour DS se présentait comme une mini-série mettant l’écrivain en scène et promettait une nouvelle inédite de Dicker aux acheteurs d’un modèle de la marque. Cf. à ce sujet MEIZOZ 2017. 131 Sur les écrivains ayant travaillé pour la publicité, cf. BOUCHARENC 2014 ; GUELLEC/HACHEBISSETTE 2012 ; GUELLEC 2012 ; MEYER 2010 ; WEGMANN 2011.

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2.2.1.3. L’auteur comme marque Au-delà des activités publicitaires des écrivaines et écrivains qui se mettent au service des marques, l’expression de « l’auteur comme marque » fait légion dans de nombreux travaux récents, en France comme en Allemagne. Cet enthousiasme de la recherche pour le rôle publicitaire du nom d’auteur, qui est ainsi défini comme signe commercial, rend d’autant plus étonnante la rareté des travaux qui analysent la marque dans le texte littéraire. Thomas Wegmann établit un parallèle historique pertinent entre la construction de la notion de « paternité littéraire » (all. Autorschaft) et celle des marques : [Es] entbehrt nicht einer gewissen Plausibilität, in einer dem Paradigma geistigen Eigentums und dem darauf basierenden Urheberrecht verpflichteten Konzeption von Autorschaft, wie sie sich um 1800 [...] allmählich konstituierte, ein Modell für die Konstruktion von Marken zu sehen.132

Comme nous l’avons mentionné précédemment, Nathalie Heinich argumente de manière similaire en relevant que le droit de la personne, le droit d’auteur et celui des marques introduisent la valeur marchande de la célébrité (sous le terme de « renommée ») dans la loi.133 Heinich et Wegmann soulignent tous deux le fait que le nom d’auteur protégé devient alors un « signe distinctif »,134 qui peut être exploité de manière commerciale135 et a une fonction de démarcation à l’intérieur du champ littéraire.136 Wegmann relève en outre que le nom d’auteur éveille, comme le nom de marque, certaines idées (préconçues) dans la conscience du récepteur.137 La recherche sur « l’auteur comme marque » aborde des questions avant tout empiriques : elle analyse la manière dont certains auteurs contemporains se mettent en scène dans les médias pour attirer l’attention sur eux (et leurs livres)138 ou plus généralement la prise d’importance de l’image de l’écrivain dans le cadre des campagnes publicitaires orchestrées par les maisons d’édition (les photographies d’écrivain sur la couverture des livres en constituent un exemple).139 Ce domaine passablement éloigné de notre objet d’étude nous intéressera ponctuellement, lorsque le texte étudié joue avec l’image médiatique de son auteur dans la réalité. Nous y reviendrons lorsque nous aborderons La carte et le territoire de Michel Houellebecq 132 WEGMANN 2011, pp. 11–12. « Il est assez plausible de voir en la conception de la paternité littéraire [all. Autorschaft] telle qu’elle s’est peu à peu construite autour de 1800 et qui est intimement liée au paradigme de la propriété intellectuelle et au droit d’auteur qui s’y base […], un modèle pour la construction des marques. » 133 Cf. HEINICH 2012, p. 323. 134 Ibid., p. 325. 135 Cf. ibid. 136 Cf. WEGMANN 2011, p. 12. Michel Foucault établit également ce lien en arguant qu’avec l’apparition de règles sur les droits d’auteur à la fin du 18e et au début du 19e siècle, l’auteur « a été placé dans le système de propriété qui caractérise notre société » et le discours est devenu un « produit ». FOUCAULT 1994, p. 799. Sur ce sujet, cf. également NIEFANGER 2002. 137 Cf. WEGMANN 2011, p.12. 138 Cf. MEIZOZ 2016b ; NEUHAUS 2011 ; WEISER 2013. 139 Cf. WEGMANN 2012.

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et, dans une moindre mesure, dans le cadre de notre analyse de Faserland de Christian Kracht.

2.2.2. Quelques considérations théoriques Notre analyse du nom de marque dans le contexte de l’émergence d’un « nouveau réalisme » succédant à la postmodernité se concentrera en majeure partie sur sa participation à la création d’une illusion de réalité. Il convient donc de nous interroger au préalable sur la manière dont cette illusion peut être créée par un signe qui est si profondément lié au contexte duquel il émerge qu’il en devient éminemment fragile. Nous entreprendrons ici une première esquisse des diverses facettes de la problématique qui nous occupera dans cette étude en faisant recours à diverses théories susceptibles de nous aider à mieux saisir la marque en littérature. Les aspects abordés seront repris et approfondis lors de l’analyse des textes du corpus et discutés de manière conclusive à la suite des analyses particulières. Nous nous pencherons en premier lieu sur la théorie de l’« effet de réel » de Roland Barthes,140 et sur les questions de la création de l’illusion et de la vraisemblance qui lui sont liées. Outre le fait que ce texte représente aujourd’hui encore, malgré les critiques qui lui sont régulièrement adressées, une référence quant à la définition de la création de l’illusion référentielle, la théorie barthésienne nous servira à saisir les effets provoqués par une marque non connue du lecteur. Nous nous interrogerons, dans un deuxième temps, sur la constitution référentielle du nom de marque. Nous aurons ensuite recours à la théorie du « lecteur modèle » d’Umberto Eco141 pour illustrer le fait que la présence d’un nom de marque dans un texte littéraire sollicite toujours un travail collaboratif de la part du lecteur. La question de la traductibilité du signe commercial constituera le point suivant de nos réflexions théoriques préalables. Enfin, nous considérerons la marque comme un élément « dérangeant » au sein du texte « post-postmoderne », en nous référant au concept de « Stolperstein »142 développé par Brigitta Krumrey, Ingo Vogler et Katharina Derlin.143

2.2.2.1. L’effet de réel et la marque Dans le but de décrire la manière dont le texte réaliste s’élabore, Roland Barthes introduit en 1968 le concept d’ « effet de réel », qui sera très largement repris par la recherche en littérature. Partant de la question de savoir si « tout, dans le récit, 140 141 142 143

BARTHES 1968. ECO 1979. Littéralement « pierre d’achoppement ». KRUMREY/VOGLER /DERLIN 2014.

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est […] signifiant »144, Barthes identifie des « détails inutiles » au sein du tissu textuel qui n’ont aucune fonction narrative : ils ne participent ni à l’avancement de l’histoire, ni ne sont chargés sémiotiquement. Barthes différencie ainsi, dans Un cœur simple de Flaubert, entre le piano décrit dans l’intérieur de Mme Aubain qui se présente « comme un indice du standing bourgeois de sa propriétaire »145 et un baromètre se trouvant dans le même espace : celui-ci apparaît en revanche comme « inutile » et constitue donc un « luxe de la narration ».146 Barthes situe l’effet de réel dans ces éléments textuels dépourvus de fonction narrative : c’est l’insignifiance de ces éléments qui provoque l’illusion de réalité, puisqu’au lieu de signifier quelque chose au sein du tissu narratif, ils renvoient (de manière illusoire) à un hors-texte : Sémiotiquement, le « détail concret » est constitué par la collusion directe d’un référent et d’un signifiant ; le signifié est expulsé du signe, et avec lui, bien entendu la possibilité de développer une forme du signifié, c’est-à-dire, en fait, la structure narrative elle-même […]. C’est là ce que l’on pourrait appeler illusion référentielle. La vérité de cette illusion est celle-ci : supprimé de l’énonciation réaliste à titre de signifié de dénotation, le « réel » y revient à titre de signifié de connotation ; car dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d'autre, sans le dire, que le signifier : le baromètre de Flaubert, la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le réel ; c’est la catégorie du « réel » (et non ses contenus contingents) qui est alors signifiée ; autrement dit, la carence même du signifié au profit du seul référent devient le signifiant même du réalisme : il se produit un effet de réel, fondement de ce vraisemblable inavoué qui forme l’esthétique de toutes les œuvres courantes de la modernité.147

Les « détails inutiles » ne renvoient donc pas à un référent réel – le baromètre de Mme Aubain n’existe pas hors de la fiction –, mais ils donnent l’illusion de s’y référer. Ce n’est pas le concept du baromètre (signifié de dénotation) qui est ici central, mais son référent imaginaire qui permet au signe de connoter le « réel ». Dans son article consacré au Tilbury dans Madame Bovary, Anita Traninger relève le fait que la mention du nom commercial du véhicule peut apparaître au lecteur – et surtout au lecteur actuel qui n’a plus accès aux connotations liées à la marque du véhicule – comme un « détail inutile ».148 Elle met ainsi en lumière la façon dont la perception du lecteur varie au fil du temps. Pour le lecteur contemporain du texte flaubertien, qui (re)connaît le nom de marque, le Tilbury signifie immédiatement quelque chose – la mention de la marque n’est, à ses yeux, pas du tout « inutile ». Traninger démontre par son analyse à quel point le Tilbury est porteur d’un discours social, ce qui implique qu’il n’est pas vide de signification : ce sont au contraire les connotations réelles du nom de marque qui sont transportées dans le monde de la fiction, et c’est à elles – et non au véhicule en tant que tel – que réagit Emma Bovary. C’est en effet parce que le Tilbury est le véhicule des dandys,

144 145 146 147 148

BARTHES 1968, p. 85. Ibid. p. 84. Ibid. Italiques de l’auteur. Ibid., p. 88. Italiques de l’auteur. Cf. TRANINGER 2009, pp. 43 et 45.

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des séducteurs, qu’il devient à ses yeux un objet de désir.149 L’évocation de la marque « Tilbury » renforce donc le caractère vraisemblable du texte parce que ses connotations correspondent à un discours existant en dehors de la fiction, que le texte ne commente pas mais présuppose.150 Contredisant Barthes, Traninger avance ainsi que les « détails inutiles » suggèrent la réalité justement parce qu’ils correspondent à des discours circulant dans le hors-texte : Das Barometer der Mme Aubain in Un cœur simple [...] kann deswegen für «Realität» stehen, weil es ein stimmiges, erwartbares Versatzstück des illusionistisch konstruierten bürgerlichen Interieurs ist. Es gewinnt seine beruhigende scheinbare Bedeutungslosigkeit aus seiner adäquaten Platziertheit, steht in diesem Sinn tatsächlich für das bürgerliche Wohnzimmer. Die Realität, auf die der realistische Text so unvermittelt zu zeigen scheint, ist natürlich eigentlich ein komplexes Bedeutungsgewebe, in dem die Dinge einen sozialen Ort und damit eine statusrelevante Bedeutung besitzen, die dem literarischen Text in der Tat vorausgehen.151

L’impératif d’adéquation des « détails inutiles » au milieu décrit est central pour le déploiement de l’« effet de réel ». Dans ce sens, comme Traninger le montre, ces détails ne font pas que signifier le réel – ils connotent toujours autre chose, puisqu’ils se présentent comme adéquats par rapport à la réalité non fictionnelle. Cette position de Traninger prolonge et précise une réflexion de Philippe Hamon, qui insiste sur la nécessité de cohérence qui habite le texte réaliste.152 Dans le cas du Tilbury, cela correspond à une cohérence de l’univers social du roman : ce n’est évidemment pas Charles, mais Rodolphe, le séducteur, qui est aux commandes du Tilbury. L’illusion réaliste provoquée ici par la mention de la marque de voiture hippomobile repose sur l’adéquation du signe commercial cité par rapport au personnage qui conduit le véhicule, ce qui participe à la cohérence globale du texte. Dans un ouvrage de 2014, Jacques Rancière entreprend une vive critique du « canonique »153 texte de Barthes. Il insiste sur le contexte historique duquel il est issu en affirmant que seule une vision profondément structuraliste de la fiction littéraire, dominée par le modèle « de l’analyse des contes développée dans les années 1920 par les formalistes russes »154, justifie d’utiliser le terme d’ « inutile » pour qualifier certains éléments d’un roman. Sans s’arrêter, comme le fait Traninger avec pertinence, sur la charge sémiotique du baromètre de Mme Aubain, Rancière insiste sur le fait que ce dernier ne représente un « luxe de la narration » que pour celui qui se place dans une démarche consistant à lui chercher une fonction à tout prix : 149 Cf. TRANINGER 2009, pp. 36–37. 150 Cf. ibid., p. 45. 151 Ibid., p. 46. « Le baromètre de Mme Aubain dans Un cœur simple […] peut représenter la “réalité” dans la mesure où il s’agit d’un objet conforme et attendu de l’intérieur bourgeois que l’illusion construit. Son insignifiance apparente et rassurante découle de son placement adéquat : il représente ainsi effectivement le salon bourgeois. La réalité, que le texte réaliste a l’air de désigner de manière si directe, consiste évidemment en un tissu de significations complexe, au sein duquel les choses possèdent une place sociale et donc une signification liée au statut, et qui précède de fait le texte littéraire. » 152 Cf. HAMON 1985, pp. 502–503. 153 RANCIÈRE 2014, p. 17. 154 Ibid.

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La marque et le texte Du point de vue de l’analyse structurale, c’est une indication parasite qui, comme Barthes le dit en utilisant la métaphore économique, « élève le coût de l’information narrative ».155

Ainsi que l’illustre Rancière, la notion d’ « inutilité » est difficilement opérable d’un point de vue contemporain, puisqu’elle ramène inévitablement le texte à une méthode d’analyse historiquement marquée.156 Pourtant, l’approche de Barthes n’est pas à rejeter dans son ensemble : sa description de la création de l’illusion réaliste à travers la mention d’un détail qui semble inutile (mais non qui ne l’est, pour moduler la position de Barthes) se révèle en effet extrêmement féconde pour décrire le mécanisme déclenché par la présence d’une marque inconnue du lecteur dans un texte de fiction. Revenons au Tilbury de Madame Bovary : celui-ci subit un « dégonflage » sémantique à travers les siècles, puisque non seulement la marque, mais également le véhicule qu’elle désigne n’existent plus aujourd’hui. Le nom de marque paraîtra donc insignifiant au lecteur actuel de Flaubert,157 tout en lui évoquant l’éloignement temporel de l’univers fictionnel par rapport à sa réalité quotidienne. Ainsi, dans ce cas, c’est le référent imaginaire (une marque de voiture hippomobile du 19e siècle) qui servira la création de l’illusion référentielle, puisqu’elle connotera un réel précis (sans que le signifié de dénotation ne joue un rôle dans ce processus) : Tilbury ne signifie plus en tant que marque, ce ne sont pas ses connotations qui créent l’illusion référentielle pour le lecteur contemporain, mais le fait qu’il renvoie au 19e siècle, à la réalité lointaine de la société française sous la Monarchie de Juillet – et uniquement à cela. Aux yeux du lecteur actuel (et non professionnel), les connotations propres à la marque ont, elles, disparu. La prise en considération de la fluctuation de la charge sémantique du nom de marque est donc fondamentale lorsque l’on se trouve face à des textes faisant un usage si intense des marques que la question de leur pérennité se pose avec une insistance particulière : cela est le cas de la plupart des textes de notre corpus. En adaptant la théorie barthésienne, nous partirons donc, dans nos analyses, d’une distinction de principe entre les marques qui semblent vidées de leur signifié, et celles qui signifient pleinement, c’est-à-dire qu’elles sont prises dans un réseau dense de connotations pré-existant au texte littéraire.158 La spécificité des noms de marque 155 Ibid. 156 La critique de Rancière concerne avant tout la dimension antibourgeoise de l’argumentation de Barthes. Il affirme en effet que « l’inflation de la description au détriment de l’action qui fait la singularité du roman réaliste n’est pas l’étalage des richesses d’un monde bourgeois soucieux d’affirmer sa pérennité » (ibid., p. 20). Rancière reproche à Barthes de ne pas percevoir la nouveauté du roman de Flaubert, qui favorise la description aux dépens de l’action (qui constituait le cœur de l’ « ordre représentatif »), permettant ainsi une démocratisation de la littérature, en laissant y pénétrer « des gens dont la vie est elle-même insignifiante » (ibid., p. 23). 157 Cela dépend évidemment toujours du travail d’actualisation fourni par le lecteur. 158 Dirk Niefanger propose une différenciation similaire entre ce qu’il nomme « Realitätsreferenz » et l’effet de réel barthésien. Il considère néanmoins sur un même plan le nom de marque et le nom de personne, ce qui ne rend pas justice à la particularité du nom de marque : « Denn zwischen der Erhöhung von Glaubwürdigkeit und der verkürzenden Bündelung von Wissen durch Realitätsreferenzen und der Erzeugung einer Illusion von Realität besteht zweifellos ein

La marque et le texte

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et les différentes fonctions qu’ils assument dans les textes étudiés nécessitent une telle distinction : cette différenciation correspond non seulement aux différents modes de réception (contemporanéité ou décalage temporel entre le moment de la production et la réception et/ou transfert d’un contexte culturel à un autre dans le cas d’une traduction), mais également aux différentes fonctions que peuvent assumer les noms de marque dans les textes de notre corpus (l’importance des connotations de la marque dans le tissu textuel peut être plus ou moins grande suivant la fonction qu’elle assume).159 2.2.2.2. Économie du texte et référentialité de la marque La similitude entre le monde fictionnel et le monde réel, que l’adéquation entre le discours de marque dans et à l’extérieur de la fiction suggère, permet par ailleurs une économie textuelle importante. Comme le relevait déjà Seiler,160 la mention d’un nom de marque fait surgir immédiatement une image dans l’esprit du lecteur, à tel point que le langage peut s’affranchir brièvement de la dimension temporelle à laquelle il est normalement soumis dans le processus de la description. Le nom de marque est donc particulièrement enclin à provoquer une illusion référentielle (ou « illusion de représentation »)161 telle que la conceptualise Jean Ricardou. L’illusion référentielle repose selon lui sur l’ « effacement de la littérarité »162 au profit du référent (réel ou imaginaire) : en prenant pour exemple l’arrivée de Salomé dans Hérodias de Flaubert, Ricardou expose le fait que le lecteur peut soit percevoir l’image comme un tout (dimension référentielle), soit porter son attention sur la littérarité du texte, mais qu’il est incapable de considérer les deux aspects en même temps : S’il souhaite comprendre référentiellement la scène, cette jeune fille entièrement présente dès son entrée, il lui faut évincer autant que possible la découverte successive qu’offre la littéralité

159

160 161 162

Unterschied. Barthes hat für die Ökonomie des Erzählens an sich obsolete Details im Kopf, während die Verwendung von Realitätsreferenzen ja oft gerade [...] der Ökonomie des Erzählens folgt. Damit sei nicht in Abrede gestellt, dass Realitätsreferenzen auch einen effet de réel erzeugen können. » NIEFANGER 2014, pp. 43–44. Italiques de l’auteur. Il est intéressant, dans cette perspective, de revenir à la position de Ghelli sur le placement de produit en littérature, qui considère qu’une marque ne peut pas fonctionner comme « effet de réel » car on peut toujours la soupçonner d’avoir des fins publicitaires. Cette attitude, qui résiste à la marque comme part de la réalité contemporaine, se retrouve chez plusieurs chercheuses et chercheurs, comme nous le verrons au fil de nos analyses : « Tandis que les effets de réel doivent nous donner l’impression d’être là par hasard, une marque, au contraire, peut toujours être suspectée d’apparaître pour des raison extra-narratives, du fait d’un accord commercial. La crédulité avec laquelle nous plongeons dans la fiction s’interrompt alors, elle est remplacée par la suspicion, par la même méfiance avec laquelle nous nous défendons de l’assaut de la publicité. ». GHELLI 2012, p. 239. Cf. SEILER 1983, p. 298. Cf. 2.2.1. Cf. RICARDOU 1973, p. 31. Ibid.

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La marque et le texte du texte. S’il souhaite comprendre littéralement le texte, cette découverte par degrés de la jeune fille, c’est la jeune fille entièrement présente dès son entrée qui s’estompe.163

Le nom de marque, en créant instantanément une image concrète chez le lecteur, crée de facto une illusion référentielle, puisque celui-ci n’a pas besoin d’effacer « ce qui est matériel dans le texte »164 pour se construire une image de ce qui est « représenté ». L’économie du discours se fait particulièrement sentir au niveau de la description du personnel du roman, dans la mesure où la catégorisation (sociale) d’un personnage peut se faire facilement – et rapidement – à travers la mention de la marque des vêtements qu’il porte ou de la voiture qu’il conduit : de cette manière, le texte crée un portrait cohérent dans l’imaginaire du lecteur.165 Ce qui fait la particularité du nom de marque réel au sein d’un texte fictionnel c’est qu’il possède, à l’inverse de la majorité des autres éléments, un référent dans la réalité. Le référent n’est évidemment pas à concevoir au niveau des objets qui apparaissent dans la fiction,166 mais à celui de la marque elle-même, en tant qu’entité à la fois discursive (connotations) et concrète (la maison Dolce Gabbana existe). Il est en outre particulièrement malaisé pour le lecteur de reconstituer la signification d’un nom de marque s’il n’y a pas accès à travers sa connaissance personnelle et directe du monde – ce qui le distingue des noms de ville, par exemple, qui sont a priori sémiotiquement stables. La marque se distingue ainsi par son instabilité intrinsèque et par le fait qu’elle appelle toujours le lecteur à s’adonner à une activité de déchiffrage. Par conséquent, la marque revêt une dimension paradoxale dans la mesure où elle demande à être décodée (surtout quand elle apparaît seule, sans l’appellation générique du produit qu’elle désigne), tout en présentant une signification instable, parce qu’avant tout connotative et, de ce fait, restreinte au niveau temporel et géographique.167 L’élément textuel « marque » est donc à considérer comme indexical : il renvoie automatiquement au contexte de la production du texte et à un savoir spécifique à celui-ci.168 Dès lors, cette référence court toujours le risque de ne pas 163 Ibid., p. 29. 164 Ibid., p. 31. 165 Dans son étude sur l’intermédialité, Irina Rajewsky utilise le terme de « shorthand » pour décrire les procédés qui remplacent les descriptions traditionnelles en faisant recours à un savoir du lecteur : « Solche Versatzstücke können ebenso einem fiktionalen […] wie einem realen […] Kontext entspringen ; in jedem Fall haftet ihnen die Qualität medial vermittelter Realität an. » RAJEWSKY 2003, p. 208. 166 La veste spécifique d’un personnage fictif, comme les cigares que fument Castorp, n’existe pas en tant qu’objet hors de la fiction. 167 C’est évidemment moins le cas de marques anciennes et internationales comme Coca-Cola. 168 Nous nous appuyons ici sur les réflexions de Bernd Häsner qui propose de transposer le concept de l’indexicalité à la théorie littéraire : « Indexikalisch wären demnach ausschließlich solche Textelemente oder Organisationsebenen des Textes, die auf Aspekte des Äußerungskontextes oder der Äußerungssituation verweisen und deren spezifische Bedeutung oder bedeutungskonstitutive Funktion nur dann aktualisierbar ist, wenn eben diese Referenz adäquat erkannt wird. [...] Äußerungskontext meint dabei nicht einen Kontext, der von vornherein auf dem Abstraktionsniveau eines Literatursystems, einer historischen Epoche oder einer epistemologischen Konfiguration konzipiert ist, sondern tatsächlich die personalen, zeitlichen und räumlichen

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être reconnue comme telle par le lecteur, surtout lorsque ce dernier réceptionne le texte à une époque éloignée de celle de sa production ou qu’il est étranger à la culture dont il est issu, dans le cas d’une traduction : Gerade die Referentialisierbarkeit indexikalischer Textelemente setzt eine weitgehende Kongruenz empirischen Weltwissens auf der Seite des Autors und der seiner Leser voraus. Die indexikalisch konstituierte Bedeutung oder Bedeutungsschicht eines Textes wird deshalb in der Regel seine flüchtigste sein, d.h. diejenige, die sowohl in der räumlichen wie auch der zeitlichen Distanz von Ort und Zeitpunkt der Textproduktion am ehesten davon bedroht ist, verloren zu gehen. Indexikalität ist also nicht nur Konstituente eines die propositionalen Gehalte eines Textes überschießenden semantischen Mehrwerts, sondern benennt auch eine prinzipielle Grenze der Verstehbarkeit von Texten.169

2.2.2.3. Une « coopération » nécessaire L’oscillation du nom de marque entre un signe chargé sémantiquement et un signe vide de signification dépend donc de l’accès du lecteur aux connotations qui lui sont propres. Lorsque le texte n’explicite pas son recours au discours de marque, c’est-à-dire lorsqu’un nom de marque y est employé sans plus de commentaire, il s’appuie sur la compétence du lecteur à décoder ce qu’il présuppose ainsi. Dans un article qui a pour ambition de transférer le concept linguistique de « présupposition » à la théorie littéraire, Jonathan Culler insiste sur le processus de sélection opéré par un texte lorsqu’il « choisit » d’affirmer une chose et d’en présupposer d’autres. 170 En n’explicitant pas les connotations liées au nom de marque, le texte les traite en effet comme « allant de soi ». Ce procédé a deux conséquences : premièrement, comme l’affirme Traninger, la marque apparaît naturalisée dans le monde de la fiction, ce qui contribue à la dissimulation de sa dimension construite : Der effet de réel beruht mithin auch darauf, dass die kulturellen Diskurse bereits bevor sie überhaupt im Erzähltext zur Sprache kommen vermittels des Mythos naturalisiert werden. Es ist also eine Operation, die in der Alltagswelt gleichsam dauernd mitläuft, die das komplexe Parameter der Textgenerierung – also deren unmittelbare lebensweltliche Voraussetzungen; es geht, anders gesagt, um den empirischen Autor in der Situation und im Moment oder während der Zeitspanne der Textproduktion und um deren empirische – mediale, soziale, ökonomische, psychologische, mentale etc. – Konditionen, und zwar insoweit diese im Text selber indiziert werden. » HÄSNER 2008, p. 72. 169 Ibid., p. 73. « La référentiabilité d’éléments textuels indexicaux présuppose une large concordance entre le savoir empirique de l’auteur et celui de son lecteur. La signification d’un texte ou d’une strate d’un texte, constituée de manière indexicale, sera donc généralement la plus éphémère, c’est-à-dire celle qui, à distance aussi bien spatiale que temporelle du lieu et du moment de la production du texte, est la plus menacée de se perdre. L’indexicalité n’est donc pas seulement constitutive d’un surplus sémantique dépassant le contenu propositionnel d’un texte, mais elle met également en évidence une limite centrale de la compréhensibilité des textes. » 170 Cf. CULLER 1976, p. 1390. Sur le concept de présupposition, cf. également HEMPFER 1981 ; RIFFATERRE 1981.

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La marque et le texte Diskursgefüge, das sich in Objekten insbesondere des Massenkonsums kristallisiert, als «gegeben» erscheinen lässt.171

Deuxièmement, si le discours qu’il transporte (et que le texte présuppose) n’est pas identifié par le lecteur, le nom de marque n’est alors plus perçu comme un signe chargé sémantiquement. L’illusion qui se crée alors est de nature différente, dans la mesure où le surplus sémantique du nom de marque s’estompe : l’ancrage dans le réel se fait plus abstrait et l’impression de réalité moins familière. En faisant recours à de nombreuses marques, les textes de notre corpus s’appuient considérablement sur les connaissances du lecteur du monde contemporain.172 Comme l’expose Benjamin Harshav, le lecteur a toujours besoin, pour comprendre un texte, de ramener les énoncés à des « cadres » et « champs de références » (angl. « frames » et « fields of reference ») à l’intérieur et à l’extérieur de la fiction.173 Cela est le cas pour des concepts simples comme celui de la parentalité : pour savoir ce qu’est un père ou une mère, je dois recourir à des connaissances acquises dans le monde réel, sans lesquelles je ne comprendrais pas un énoncé comme « Le père de Bernard avait 60 ans ». Ce processus, s’il est inhérent à tout acte de lecture, s’intensifie lorsqu’il s’agit de noms de marque. En mettant en scène des signes commerciaux, le texte exige du lecteur un savoir spécifique qui, nous le répétons, est particulièrement fragile : non seulement parce qu’il est susceptible de se transformer et de disparaître rapidement, mais parce que la référence au monde réel ne s’appuie pas sur un savoir dénotatif que l’on peut acquérir en consultant un dictionnaire, mais connotatif – ce qui signifie, dans le cas du nom de marque, propre à une société donnée. Ce savoir s’apparente en effet à un discours populaire qui rejoint sur de nombreux points ce que Claude Duchet appelle le « discours social » : Ce que je propose d’appeler discours social n’est pas propre au roman mais se manifeste dans le roman d’une manière spécifique dans la mesure où celui-ci, fonctionnant comme une société, reproduit dans son texte un ensemble de voix brouillées, anonymes, une sorte de fond sonore [...], où se mêlent les clichés, les fameuses idées reçues, les stéréotypes socio-culturels, les idiolectes caractérisants, les traces d’un savoir institutionnalisé ou ritualisé, des noyaux ou fragments d’idéologies plus ou moins subsumés par une idéologie dominante, plus ou moins actualisés par des références, inscrits dans des lieux comme dans des personnages, voire montés en scènes ou éléments de scènes. Autrement dit le discours que toute société tient sur elle-même, 171 TRANINGER 2009, p. 48. Italiques de l’auteure. « L’effet de réel repose ainsi également sur le fait que les discours culturels sont déjà naturalisés par l’intermédiaire du mythe, avant même qu’ils ne n’apparaissent dans le texte narratif. C’est donc une opération qui, en quelque sorte, a lieu constamment dans le quotidien et qui participe à présenter la structure discursive complexe, qui se cristallise dans les objets, et particulièrement dans ceux de la consommation de masse, comme “donnée”. » 172 Weyand montre que même dans des textes comme Der Zauberberg qui ont pour ambition de se détacher d’une dimension référentielle, le nom de marque la maintient puisqu’il convoque un savoir extratextuel : « An diesem Punkt setzt die leitmotivische Konstruktion des Zauberberg, die immer wieder als Verfahren der intratextuellen Bedeutungssteigerung beschrieben wird, gerade ein extratextuelles Wissen über ein Markenprodukt und seine materielle Beschaffenheit voraus, um zu funktionieren. » WEYAND 2013, p. 124. Italiques de l’auteur. 173 Cf. HARSHAV 2007.

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tout ce qui constitue dans la société du roman son opinion publique, son trésor gnomique, tout ce qui traduit l’aspect spécifique de son mode d’existence sociale, son être de classe dominante, et d’une façon plus générale tout ce qui manifeste la pression d’une socialité, comme éléments actantiels du récit et comme instance narrative.174

Le nom de marque et ses connotations s’inscrivent donc dans le « trésor gnomique » d’une société. Ce que telle ou telle marque évoque est un savoir partagé par un groupe de personnes à un moment et dans un lieu donné, qui s’avère difficilement transmissible et reconstructible. La théorie du « lecteur modèle » d’Umberto Eco nous sera de ce point de vue particulièrement utile dans nos analyses. Eco affirme que tout texte construit un lecteur modèle qui serait capable de le déchiffrer entièrement.175 Le lecteur modèle possède un certain nombre de compétences encyclopédiques, un savoir sur le monde qui lui permet d’interpréter de manière adéquate non seulement ce qui apparaît à la surface du texte, mais aussi ce qui n’est que présupposé. Chaque texte a donc un lecteur « cible », idéal, qui peut être parfois identifié d’emblée : Beaucoup de textes révèlent immédiatement leur Lecteur Modèle en présupposant apertis verbis […] une compétence encyclopédique spécifique.176

Dans le contexte d’un travail consacré à l’analyse de la fonctionnalisation des noms de marque au sein du texte littéraire, le concept d’Eco résonne de manière particulière. Le caractère à la fois fédérateur et excluant d’une marque, dont il a été question plus haut, se reflète en effet dans la construction de certains textes : nous verrons ainsi qu’en énumérant des noms de marques sans en expliciter la teneur sémantique, la narratrice des Années d’Annie Ernaux s’adresse à un type de lecteur très particulier qui partage un savoir générationnel avec elle. En présupposant un savoir sur les marques, tout texte littéraire est donc susceptible de construire des communautés basées sur le partage commun d’un code, dont ceux qui ne le maîtrisent pas sont exclus. Nous verrons toutefois que les manquements d’un lecteur « incompétent » peuvent être compensés, dans la mesure où le texte ne fait pas que postuler un lecteur modèle, mais qu’il participe également à sa construction : Donc, prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement « espérer » qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire. Un texte repose donc sur une compétence mais, de plus, il contribue à la produire. 177

2.2.2.4. Possibilités de la traduction La problématique de la capacité ou non du lecteur à déchiffrer un texte contenant des noms de marque ne se pose pas seulement dans une perspective historique, mais 174 175 176 177

DUCHET 1976, p. 145. Italiques de l’auteur. Il s’agit d’une instance abstraite, idéale, à ne pas confondre avec le lecteur empirique. ECO 1979, p. 68. Italiques de l’auteur. Ibid., p. 69.

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également lorsque le texte quitte le contexte linguistique duquel il émerge. Le texte traduit doit en effet négocier avec un lecteur modèle différent de celui de l’original. En analysant les traductions disponibles des textes du corpus, nous constaterons qu’en passant d’une langue à l’autre le statut de la marque peut varier : il se décharge en effet sémantiquement lorsque le lecteur étranger n’est pas à même de reconstituer ses connotations,178 tout en étant susceptible de provoquer une illusion référentielle en connotant le « réel » du pays dont il est originaire. Robert Galisson développe le projet d’un « dictionnaire des marques courantes » en constatant, au cours d’une promenade avec un collègue polonais, à quel point la connaissance des noms de marque relève d’un savoir d’initié : L’idée de cette recherche m’est venue au mois d’août 1985, au cours d’une promenade en montagne, avec ma famille et un ami polonais, professeur de français langue étrangère dans son pays depuis plus de vingt ans. Sur un chemin étroit, longeant un pré où des bovins s’étaient arrêtés de paître pour regarder les passants, nous croisions un groupe de marcheurs lourdement équipés, quand l’un deux [sic] lança à la cantonade, d’un air entendu : « Deux Vaches qui rit [sic], un coup de Badoit et ça repart ! ». Cette bribe de conversation, attrapée au vol, en pareille circonstance, fit pouffer de rire mes enfants, mais remplit de confusion ce cher et chevronné collègue qui n’en saisit pas le sens […] Le dialogue qui suivit, sur les problèmes que rencontre un professeur de français étranger, au contact de ces « mots de la tribu » non répertoriés dans les dictionnaires, me persuada de l’utilité d’entreprendre une recherche pour aider mes collègues […].179

Les traductrices et traducteurs de textes qui contiennent un nombre important de noms de marque180 sont sans cesse confrontés à la question de savoir comment transposer ces « mots de la tribu » dans un contexte culturel dans lequel ils sont soit inconnus, soit possèdent des connotations différentes.181 Face à ce problème, le traducteur a trois choix. Le premier consiste à rendre explicite ce qui est présupposé dans l’original : il peut par exemple accoler le nom générique d’un produit au nom de marque mentionné, de sorte à rattraper le savoir « manquant » de son lecteur en lui apportant des informations contextuelles. Cette mise en contexte peut tenter de rendre justice aux connotations du nom de marque en les explicitant ou du moins contribuer à la construction d’une image dans l’esprit du lecteur. Le nom de marque ne permet alors plus au récit de procéder à une véritable économie langagière. Le deuxième choix consiste à laisser le nom de marque tel quel, ce qui revient à renoncer à sa dimension connotative dans la mesure où le discours présupposé par le texte n’est pas accessible au lecteur qui n’en maîtrise pas la langue d’origine (et qui n’en connaît pas suffisamment la culture populaire et quotidienne) : la charge sémantique de la marque diminue, voire disparaît 178 Gutschmidt affirme sans nuance que les effets provoqués par la présence d’un nom de marque dans un texte disparaissent lorsque le texte en question est traduit. Cf. GUTSCHMIDT 1982, p. 25. 179 GALISSON 1992, pp. 191–192. 180 Altamanova rend attentif au fait que le nom de marque, qui appartient selon elle à la catégorie des noms propres, est à priori intraduisible. Cf. ALTAMANOVA 2013, emplacements du Kindle 1062–1063. Sur la question de la traduction des noms propres, cf. en particulier BALLARD 2001. 181 Certaines marques internationales constituent là aussi une exception et ne posent ainsi pas de problèmes de traduction.

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complètement. Le caractère « étranger » du nom de marque (du point de vue du lecteur de la traduction) contribue en revanche à ancrer le texte dans la réalité de la langue d’origine, ou plutôt à provoquer l’illusion de cet ancrage. La marque Auchan, par exemple, connoterait dans ce cas simplement la France. La troisième solution est de chercher un équivalent de la marque dans la langue cible, dont les connotations sont similaires à celle de la marque d’origine. L’effet provoqué par le nom de marque dans le texte d’origine (et non la marque elle-même) est alors transposé dans la traduction. Les connotations ne seront toutefois pas totalement équivalentes : ainsi que Venuti le formule dans un article sur la traduction des intertextes (envisagés dans un sens large), le nouveau nom de marque impliquera automatiquement d’autres connotations, légèrement différentes de celles liées au nom de marque de la langue source : But insofar as any translation performs an interpretation by recontextualizing the foreign text, proliferating rather than resolving linguistic and cultural differences, that interpretation is always potentially interrogative – whether or not the translator is aware of it. A foreign intertext, in particular, may lead the translator to substitute an analogue so as to incorporate a cultural significance comparable to the significance that the intertext carries in the foreign culture. Inevitably, however, the analogue releases different meanings and values than can question both the foreign text and the translating-language text to which the analogue is linked. 182

Les stratégies que nous venons d’exposer, et qui sont toutes employées dans les traductions que nous étudierons, consistent soit à souligner le caractère étranger du texte d’origine (le nom de marque reste), soit à le « domestiquer ».183 En introduisant par exemple un nom de marque allemand dans la traduction allemande d’un texte français, le traducteur « domestique » le texte et lui insuffle en même temps un caractère étrange, dans la mesure où la marque en question se retrouve isolée dans un univers par ailleurs français (ce qu’indiquent par exemple le lieu de l’action ou le nom des personnages). L’analyse ponctuelle des traductions des ouvrages de notre corpus nous permettra – quand elles existent – de démontrer la dimension référentielle du nom de marque et l’importance de la collaboration du lecteur à son déchiffrement. Ce déplacement linguistique nous offre en effet un aperçu précieux de la difficulté que le lecteur ou la lectrice future pourrait rencontrer face à des textes d’une autre époque qui regorgent de noms de marque.

182 VENUTI 2009, p. 167. 183 Cf. à ce sujet VENUTI 1998.

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2.2.2.5. La marque comme « Stolperstein » Le concept de « Stolperstein »184 développé par Brigitta Krumrey, Ingo Vogler et Katharina Derlin185 nous permettra par ailleurs de mieux saisir la spécificité du nom de marque dans les textes de notre corpus qui appartiennent à la « post-postmodernité ». Krumrey, Vogler et Derlin observent que la rupture avec l’ironie postmoderne, qui fait place à une nouvelle forme de sérieux, s’accompagne d’une mise en évidence textuelle de la frontière entre éléments fictifs et réels. Ils utilisent ainsi le terme de Stolperstein pour qualifier les éléments hétérogènes au sein de la fiction, qui rappellent leur dimension réelle au lecteur : ceux-ci ne s’intègrent pas à la fiction de sorte à créer un effet de réel, mais soulignent au contraire leur constitution « réelle » en faisant valoir leur différence par rapport aux autres éléments du texte. Krumrey, Vogler et Derlin précisent que ce qu’ils appellent « particules de réalité » (all. Realitätspartikel) fonctionnent comme Stolperstein dans trois cas précis : lorsqu’elles apparaissent de manière particulièrement insistante, lorsqu’elles sont ostensiblement manipulées et, enfin, lorsque ces fragments de réalité sont marqués comme tels, c’est-à-dire lorsque leur lien à la réalité est signalé dans le paratexte ou à travers des signaux internes au texte.186 Nous verrons au cours de nos analyses que les noms de marque peuvent avoir un effet dérangeant qui amène le lecteur à buter sur leur « réalité ». La mise en évidence de l’inclusion d’une réalité extratextuelle dans un texte fictionnel constitue une spécificité de la littérature du début du 21e siècle qui se différencie en cela du roman réaliste du 19e siècle : Le problème du texte réaliste est un problème de raboutage (intertextualité) de fragments d’écriture (comment insérer dans le cours de mon histoire ma fiche descriptive, ma tranche d’argot technique déjà prête, déjà rédigée ?) dont il faut effacer au maximum les points de suture (c’est le rôle du vraisemblable).187

De même, la présence de Stolpersteine qui rappelle au lecteur la différence entre les éléments réels et fictifs distingue les textes du « nouveau réalisme » de l’écriture

184 Le nom choisi pour désigner ce concept n’est pas très heureux, dans la mesure où il correspond à celui du projet artistique et mémoriel de l’artiste Gunter Demnig constituant à placer une pierre d’achoppement devant le dernier lieu d’habitation volontaire de victimes du nazisme. Si la théorie littéraire des « Stolpersteine » est absolument pertinente et utile pour saisir les enjeux de la mise en scène des noms de marque dans la littérature, il aurait été opportun que ses auteurs prennent en considération les connotations actuelles de ce terme et en choisissent un autre. 185 Cf. KRUMREY/VOGLER/DERLIN 2014. L’exposition de la théorie de Krumrey/Vogler/Derlin telle que nous la présentons ici a été publiée préalablement sous une forme similaire. Cf. FLEURY WULLSCHLEGER 2018a. 186 Cf. ibid., p. 13. Les noms de marque apparaissent de manière insistante dans les textes de notre corpus. C’est également le cas des textes appartenant à la postmodernité comme La femme parfaite de Deville et Faserland de Kracht. Nous verrons dans le chapitre 4 que la présence massive de noms de marque ne suffit pas à justifier de considérer un texte comme « post-postmoderne », mais que la prise en compte d’autres aspects du texte est nécessaire. 187 HAMON 1982, p. 177, note de bas de page 36.

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postmoderne, qui cherche au contraire à brouiller les frontières entre réalité et fiction :188 In Abkehr von dieser postmodernen Präferenz für das ästhetisch Homogene muss es der aktuellen Literatur gelingen, auf das Heterogene « auszugreifen » und auch die empirische Materie noch zu integrieren. Anders gesagt: Das Spezifikum der nach-postmodernen Literatur könnte darin zu sehen sein, dass ihr die Diskrepanz der Materialien am Herzen liegt und alle Widerstände, Kontraste oder Brüche dabei offen zur Geltung kommen dürfen, während die konventionelle Postmoderne mit Glättung gearbeitet hat.189

2.2.2.6. Considérations supplémentaires La dimension narrative de la marque qui se construit, nous l’avons vu, à travers sa mise en récit, sera également prise en compte dans nos analyses. Il conviendra d’étudier de quelle manière la marque est perçue et traitée par les différents acteurs du texte (par l’instance narrative, mais aussi par les personnages) : le discours de marque est-il considéré comme une fiction ou vécu comme une réalité ? Ceci nous amènera à examiner la constitution de la réalité « représentée ». Nous nous interrogerons en outre sur la dimension critique des textes qui mettent en scène des noms de marque et sur la position qu’ils adoptent par rapport à la publicité et aux mécanismes de la consommation. Dans cette perspective, nous tenterons d’établir des différences entre les périodes historiques que nous aborderons au fil de cette étude.

2.2.3. Résumé La marque est un discours fragile, implanté dans une société et une époque données. Le signe « marque », lorsqu’il apparaît dans un texte littéraire, fait ainsi a priori toujours référence à une réalité extratextuelle. Le texte transpose dans le monde de la fiction les connotations du nom de marque de sorte qu’il s’y présente comme un élément particulièrement signifiant. La congruence entre le discours de marque hors et à l’intérieur de la fiction renforce le caractère vraisemblable du texte et participe ainsi à la création de l’illusion de réalité. Il faut cependant que le nom de marque soit reconnu comme tel par le lecteur pour déployer véritablement ses effets : on 188 Cf. également SCHNEIDER 2016. 189 MEIER 2014, p. 28. « En se détournant de cette préférence postmoderne pour l’esthétiquement homogène, la littérature actuelle doit réussir à « s’étendre » à l’hétérogène et à intégrer également le matériau empirique. Formulé autrement : la spécificité de la littérature post-postmoderne pourrait être repérable dans le fait que l’écart des matériaux lui tient à cœur et que toutes les résistances, les contrastes et les ruptures ont l’autorisation d’être mis en valeur, alors que la postmodernité traditionnelle travaillait à lisser [les choses]. »

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distinguera ainsi entre la marque vidée de sa charge sémantique (de la perspective d’un lecteur qui ne la (re)connaît pas), et la marque comme signe plein, qui permet la création d’une image immédiate dans l’esprit du lecteur qui a accès à sa dimension connotative. Des détours ponctuels dans le monde de la traduction permettront d’illustrer les problématiques soulevées par la présence de noms de marque dans un texte. Au sein de la littérature « post-postmoderne », le nom de marque semble avoir une fonction spécifique qui consiste à mettre en évidence les frontières entre la fiction et la réalité.

3. L’APPARITION D’UN PHÉNOMÈNE NOUVEAU : OCCURRENCES ET FONCTIONNALISATION DE LA MARQUE DANS LA LITTÉRATURE RÉALISTE DU 19e SIÈCLE 3.1. CONTEXTE Le développement des noms de marque et de la réclame au cours du 19e siècle bouleverse le visage des villes : les enseignes commerciales se démultiplient, des affiches de toutes sortes envahissent les murs1 et les grands magasins qui ouvrent leurs portes à Paris dans la deuxième moitié du siècle font de leur façade une réclame permanente. Philippe Hamon parle dans ce contexte de « sur-sémiotisation » des rues.2 Les écrivains de l’époque assistent à l’émergence d’une forme de commerce et de communication inédite et entrent en contact avec ces nouvelles réalités de plusieurs manières et à différents niveaux. Le monde de la littérature et celui de la réclame ont alors recours au même canal de diffusion, le journal.3 Les textes littéraires qui paraissent dans les journaux sont non seulement entourés de nouvelles sur l’actualité, mais également d’annonces publicitaires de toutes sortes.4 La littérature et la publicité se trouvent ainsi dans un rapport de proximité physique à l’intérieur du journal. L’histoire de la publication de César Birotteau (1838) offre un exemple particulièrement intéressant des liens entre la presse, la réclame et la littérature. Le texte de Balzac était offert aux personnes contractant un nouvel abonnement au Figaro ou à l’Estafette. Un prospectus signalant la parution du roman annonçait en outre la sortie d’un prochain ouvrage de l’écrivain, La maison Nucingen : It was thus a most modern phenomenon: a novel published by a newspaper, recounting the world of advertising, acting as an advert for the newspaper and for the other works of Balzac.5

Le fait de transformer un roman en produit publicitaire fait écho à des procédés que l’on retrouve dans la littérature contemporaine6 et qui s’avèrent, à la lumière de cet exemple historique, moins innovants et subversifs qu’il n’y paraît au premier abord.

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Cf. à ce sujet la très complète étude de Sara Thornton sur les rues de Londres et de Paris : THORNTON 2009. Cf. également le chapitre « L’image de la ville : la rue », in : HAMON 2007. HAMON 2012, p. 4 et 2007, p. 149. Cf. VAILLANT 2012, p. 75. Vaillant note que nombre d’écrivains sont également journalistes. Cf. THORNTON 2009, p. 132. THORNTON 2009, p. 139. Notamment à 99 francs de Frédéric Beigbeder et à la nouvelle de Joël Dicker offerte aux acheteurs d’une DS. Cf. note 130 du chap. 2.

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Il existe en outre des liens entre les milieux de la réclame et de la littérature en ce qui concerne les activités lucratives des écrivains, puisque plusieurs d’entre eux ont prêté leur talent à des causes publicitaires : Balzac, imprimeur des prospectus pour la pâte pectorale Regnauld, Zola, chef de publicité chez Hachette, Victor Hugo associant sa signature à l’Encre Triple Noir, Edmond Rostand, Jean Richepin, Anatole France au vin Mariani, Colette et Valéry à « l’Eau de Perrier » […]7

Dans le contexte germanophone, le premier exemple d’écrivain à travailler dans le domaine de la publicité est celui de Frank Wedekind, qui fut, de novembre 1886 à avril 1887, « Vorsteher des Reclame- und Pressebureaus » de l’entreprise Maggi près de Zurich.8 La réclame s’étant développée plus tard en Allemagne qu’en France, 9 elle ne constitue une véritable source de revenus pour la profession qu’à la toute fin du 19e siècle et surtout au 20e siècle.10 Le monde de la réclame et celui de la littérature ne sont donc pas, au 19e siècle, aussi antagonistes que ce que l’on pourrait imaginer. Ainsi, la réclame influence-telle également les textes littéraires, et surtout « la littérature friande d’effets de réel et de détails du monde concret et contemporain », qui y pioche « des référentschoses (des produits de l’industrie), des référents-signes (des noms de marques), des référents-images (l’affiche, etc.) […] ».11 Les enseignes de magasins font leur apparition dans la littérature réaliste.12 En Allemagne, où les marques émergent, comme la réclame, un peu plus tard qu’en France, Seiler repère de plus en plus de termes techniques en lien avec les produits mentionnés dans un texte, en particulier les vêtements, les meubles ou les véhicules.13 L’intérêt de la littérature pour les noms de marque et la réclame reste toutefois un phénomène marginal.14 Seiler cite ainsi Fontane comme le seul auteur de langue allemande ayant réellement exploité le potentiel évocateur des noms de marques, ce que Wegmann relativise15 en amenant l’exemple concret de la présence du nom d'un remède miracle de l'époque, la « Revalenta Arabica », dans Der grüne Heinrich de Gottfried Keller (1854/55 et 1879/80). Wegmann ne traite néanmoins pas d’autres auteurs germanophones du 19e siècle dans le cadre de son étude sur les liens entre littérature et réclame, dont il ne situe le véritable développement qu’au

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GUELLEC/HACHE-BISSETTE 2012, pp. 11–12. Cf. WEGMANN 2011, p. 186. Cf. SEILER 1983, p. 292 et WEGMANN 2011, p. 81. Comme nous l’avons déjà évoqué précédemment, Wegmann consacre un sous-chapitre de son étude à cette question, dans lequel il donne plusieurs exemples d’écrivains de langue allemande ayant travaillé pour le milieu de la réclame. Cf. WEGMANN 2011, pp. 183–233. Cf. également MEYER 2010, pp. 266–270 et MÜTING 2004, p. 14. HAMON 2012, p. 7. Hamon note que la littérature influence elle aussi la réclame, qui se sert de ses moyens (vers, figure de styles, etc.) pour arriver à ses fins. Cf. à ce sujet HAMON 2007, pp. 153 sqq. ; THORNTON 2009 ; TILLIER 2012. Cf. SEILER 1983, pp. 285–287. Cf. WEGMANN 2011, p. 85. Cf. ibid., p. 83, note de bas de page 163.

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début du 20e siècle.16 En France, bien que la mention de marques réelles dans les textes littéraires soit encore sporadique, on en relève de plus nombreuses occurrences : nous verrons que Balzac, Flaubert et Zola y recourent tous les trois dans différents romans. Comme nous l’avons déjà souligné, la recherche en littérature s’est très peu intéressée à ce sujet. Les seules véritables analyses consacrées à l’apparition des noms de marques dans la littérature réaliste du 19e siècle émanent du monde germanophone. Ce sont celles d’Anita Traninger, de Thomas Wegmann et de Bernd Seiler.17 En nous basant principalement sur ces contributions ainsi que sur celles, un peu plus nombreuses, qui abordent la question de la réclame, nous nous pencherons en premier lieu sur des occurrences de marques réelles, dont les connotations présupposées occupent une place signifiante dans le tissu narratif de romans de Balzac, Flaubert et Fontane. Nous nous intéresserons ensuite aux « romans de la publicité » que sont César Birotteau de Balzac et Au Bonheur des Dames de Zola (1883), qui mettent en scène des marques aussi bien fictives que réelles et qui exposent, en partie à travers elles, le fonctionnement de la publicité à ses débuts. Le point suivant de notre bref survol du 19e siècle sera consacré à l’analyse de l’occurrence d’un nom de marque unique dans Der grüne Heinrich, proposée par Thomas Wegmann, et dont la fonction diffère de celles repérées dans les autres romans traités dans ce chapitre. Nous nous interrogerons enfin sur la position (ou les positions) adoptée(s) par ces textes quant au phénomène nouveau de la réclame.

3.2. CONNOTATIONS PRÉSUPPOSÉES DANS LE TISSU DU TEXTE RÉALISTE Dans son étude consacrée aux occurrences de la marque de voiture à cheval Tilbury dans Madame Bovary (1856), Anita Traninger souligne le fait que le véhicule en question n’y est jamais décrit autrement que par son nom.18 Il s’agit donc, pour la chercheuse, de reconstruire l’horizon culturel de l’époque, auquel le lecteur actuel n’a plus accès. La réclame ne jouant véritablement un rôle dans la société qu’à partir de la deuxième moitié du siècle, Traninger ne peut déduire ce que le produit représentait alors qu’à partir des annonces de l’époque.19 Elle consulte donc des ouvrages de littérature spécialisée sur les voitures à cheval, tout en prenant également en compte des occurrences de la marque dans d’autres œuvres de fiction20 et parvient 16 Cf. WEGMANN 2011, pp. 85–86. Gisela Müting souligne également l’intensification de la publicité dans les années 1920, qui se répercute sur la littérature et sur l’augmentation du nombre de textes dans lesquels le sujet de la réclame joue un rôle. Avec l’émergence de mouvements littéraires comme la « Neue Sachlichkeit », les romanciers accordent une nouvelle place à ce phénomène du quotidien. Cf. MÜTING 2004, p. 15. 17 SEILER 1983 ; TRANINGER 2009 ; WEGMANN 2011. 18 Cf. TRANINGER 2009, p. 43. 19 Cf. ibid., p. 34. 20 Cf. ibid., pp. 35–37. Traninger mentionne Hugo, Balzac et Zola.

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ainsi à démontrer que le Tilbury renvoyait, dans l’imaginaire collectif, à la figure du dandy.21 La connaissance générale relevant d’un savoir quotidien, qui permet de décoder la valeur de la marque Tilbury, est donc présupposée par le texte et n’est plus accessible au lecteur actuel, s’il n’effectue pas un travail de recherche tel que celui entrepris par Traninger. Dans le roman de Flaubert, le Tilbury symbolise les désirs d’Emma : il incarne Rodolphe de manière métonymique,22 mais également le vicomte, qui fait fonction de constant objet de désir, et qui représente ainsi l’archétype du gentleman ou de « l’élégant », dont le Tilbury constitue alors un des attributs essentiels.23 La figure opposée à ces deux personnages est bien sûr celle de Charles, qui entreprend de transformer son véhicule, un « boc », pour le faire ressembler à un Tilbury dans l’espoir de répondre aux attentes de sa femme, qui rêve visiblement d’autre chose. Il prouve ainsi qu’il n’a pas saisi le fonctionnement du nom de marque, qui invalide par essence toute tentative d’imitation : Insbesondere hat Charles aber ein zentrales Gesetz der Konsumwelt nicht verstanden: Das Als Ob der Markendifferenzierung – unterschiedliche Fabrikate werden behandelt, als ob sie fundamental verschiedenen Qualitätsklassen angehörten und dementsprechend unterschiedlichen gesellschaftlichen Status zuzuordnen wären bzw. diese absicherten oder gar verliehen – ist zulässig und akzeptiert, das Als Ob der Markenimitation – seinen Buggy als Tilbury erscheinen lassen zu wollen – hingegen nicht. Der Markenartikel provoziert aus den genannten Gründen der materialen Nicht-Distinktion die Kopie, doch im Sinne des der Konsumgüterindustrie eigenen magischen Denkens spendet er seine Aura nur als er selbst, während sogar und gerade die detailgetreue Kopie immer nur – und dies nachdrücklich – von der Aspiration und der nicht überbrückbaren Differenz spricht.24

Du point de vue d’Emma, la médiocrité de Charles se confirme dans le fait qu’il circule dans une voiture quelconque. En conduisant un Tilbury, Rodolphe et le vicomte se distinguent des simples bourgeois comme Charles, qui ne font pas partie du « monde ». D’une manière similaire, dans le roman éponyme de Balzac (1834/35), le Tilbury symbolise l’exclusion du père Goriot des sphères auxquelles appartiennent désormais ses filles. Alors que le vieil homme se déplace à pied, son beau-fils le

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Cf. ibid., p. 36. Cf. ibid., p. 33. Cf. ibid., p. 52. Ibid., p. 42. « Charles n’a, en particulier, pas compris une loi centrale du monde de la consommation : le “comme si” de la différentiation de marque – divers produits sont traités comme s’ils appartenaient à des classes de qualité fondamentalement différentes et, donc, comme s’ils étaient attribuables à différents statuts sociaux, qu’ils confirmaient, voir même octroyaient ces statuts – est recevable et accepté, le “comme si” de l’imitation de marque, en revanche, – vouloir faire passer son Buggy pour un Tilbury – ne l’est pas. L’article de marque engendre la copie en raison de la non-distinction matérielle, mais, dans le sens de la pensée magique propre à l’industrie de la consommation, il ne distribue son aura qu’à lui-même, alors que même, ou précisément, la copie conforme ne parle seulement – et ceci de manière catégorique – de l’aspiration et de l’indépassable différence. »

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fait en Tilbury. Lorsque le père Goriot quitte sa fille Anastasia au terme d’une de ses visites, il manque de surcroît d’être heurté par le véhicule : En ce moment, le père Goriot débouchait près de la porte cochère par la sortie du petit escalier. Le bonhomme tirait son parapluie et se disposait à le déployer, sans faire attention que la grande porte était ouverte pour donner passage à un jeune homme décoré qui conduisait un tilbury. Le père Goriot n’eut que le temps de se jeter en arrière pour n’être pas écrasé.25

La mention de la marque de la voiture du comte ainsi que l’évocation de sa vitesse, qui contraste avec la lenteur forcée des déplacements du père Goriot, contribuent à illustrer l’écart toujours plus grand qui se creuse entre le faste de la maison de Restaud et la pauvreté de l’ancien vermicellier. Un autre accessoire à la mode, symbole de richesse et d’appartenance au « monde », est cité plus loin dans le roman de Balzac. Rastignac reçoit une « montre de Bréguet »26 de la part de Delphine, sa maîtresse : « Ce bijou si longtemps envié, la chaîne, la façon, les dessins répondaient à tous ses vœux. »27 L’acquisition de l’objet confirme la réussite sociale de Rastignac : en portant la montre à son poignet, il pourra l’afficher aux yeux de tous. On notera que, contrairement au narrateur de Madame Bovary, qui ne dit jamais explicitement qu’Emma rêve d’être emportée sur un Tilbury, le narrateur balzacien indique que Rastignac désire posséder une montre Bréguet, soulignant ainsi le statut symbolique de celle-ci. Il ne précise néanmoins ni son prix élevé, ni le fait qu’elle était alors à la mode : ce savoir est, comme celui sur le Tilbury, présupposé. Comme chez Flaubert, la concordance entre ce que représente la possession d’une montre Bréguet à l’intérieur et à l’extérieur de la fiction renforce la construction de l’illusion de réalité. Le caractère symbolique de la montre Bréguet se confirmera par ailleurs plus tard, au niveau de l’histoire. Pour venir en aide au père Goriot mourant, que Rastignac et son ami Horace Bianchon sont seuls à aider, le jeune homme met sa montre en gage. Il confie alors à Delphine : « Votre père n’a pas de quoi s’acheter le linceul dans lequel on le mettra ce soir. Votre montre est en gage, je n’avais plus rien. »28 Le renoncement de Rastignac met provisoirement entre parenthèses sa volonté infatigable d’ascension sociale, ce qui accentue le contraste entre son attitude et celle des filles du père Goriot, qui n’enverront que leurs voitures vides pour accompagner le cercueil de leur père au cimetière. Les montres Bréguet sont portées par plusieurs personnages de La comédie humaine,29 à tel point que la marque se sert aujourd’hui de l’image de Balzac dans sa

25 BALZAC, Le père Goriot, 1952, p. 893. 26 Ibid., p. 994. Thierry Bodin note à ce propos : « Abraham Bréguet (1743–1823) était le plus grand horloger de l’époque. Ses montres extra-plates, dont il était l’inventeur, valaient des fortunes et étaient de la dernière mode. » Cf. note 1 de la p. 235, in : BALZAC, Le père Goriot, 1971, p. 430. Les indications de page qui suivent se rapportent uniquement à l’édition de 1952. 27 BALZAC, Le père Goriot, 1952, p. 994. 28 Ibid., p. 1076. 29 Cf. BOUCHARENC 2014, p. 209.

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communication publicitaire.30 On en trouve notamment une occurrence dans Eugénie Grandet (1834), lorsque Charles consulte l’heure au premier matin de son séjour chez sa tante et sa cousine : « Il tira la plus délicieuse montre plate que Bréguet ait faite. »31 Le narrateur, qui semble partager l’enthousiasme régnant autour de la marque de montre, qualifie quelques lignes plus loin le cousin d’Eugénie de « dandy ».32 La possession d’une montre Bréguet complète donc le portrait de Charles : il a connaissance de la mode et mène un train de vie luxueux qui contraste avec l’austérité de la maison Grandet. La cohérence de ce portrait contribue une fois de plus à renforcer l’illusion de réalité. Il est par ailleurs intéressant de constater que, dans Le père Goriot comme dans Eugénie Grandet, le nom de Bréguet est encore lié à l’horloger, qui était presque contemporain de Balzac.33 Rastignac porte en effet une « montre de Bréguet » et le narrateur d’Eugénie Grandet évoque directement l’artisan. Malgré les connotations déjà contenues dans le nom du fabricant de montres, le détachement entre le producteur et le produit n’a, ici, pas encore eu complètement lieu. Il reste encore des traces du rapport direct entre consommateur et producteur. En Allemagne, Seiler relève des noms de marque chez Theodor Fontane, en particulier dans les romans berlinois des années 1880. Il cite notamment les boissons que les personnages consomment (Pilsener, Kulmbacher, Siechen, Spatenbräu, Veuve Cliquot, Heidsieck etc.),34 ainsi que des marques de pralinés ou de machines à coudre.35 Seiler insiste sur le fait que la mise en scène de ces produits concourt activement au caractère vraisemblable des romans en question, dans la mesure où le texte inclut toutes les dimensions du monde dans lequel les personnages évoluent, « et les différences notables entre les choses les plus quotidiennes en font partie »36. En introduisant des noms de marque dans ses textes, Fontane vise ainsi une adéquation fidèle et détaillée du monde de la fiction avec le monde réel.37 Thomas Wegmann relève en outre que les produits cités sont, pour la plupart, issus de la culture bourgeoise et servent à la distinction des personnages : Gleichzeitig macht sich Fontane dabei umgekehrt und implizit den Umstand zunutze, dass es offenbar eine bestimmte Klientel gibt, die etwa eine bestimmte Champagnermarke nicht nur trinkt, sondern sich über deren Kauf und Konsum auch distinguiert.38

30 Cf. https://www.breguet.com/fr/histoire/chronologie/écrivains/honoré-de-balzac. Sur son site Internet, la marque mentionne ses apparitions dans divers œuvres littéraires et cite trois romans de Balzac : Le père Goriot, Eugénie Grandet et La rabouilleuse. Dernier accès : 14.09.202 31 BALZAC, Eugénie Grandet, 1962, p. 539. 32 Ibid. 33 Cf. note 266 de ce travail. 34 Cf. SEILER 1983, p. 287. 35 Cf. ibid., pp. 289–290. 36 Ibid., p. 291. « [...] und zu diesen gehört nun einmal auch die namhafte Unterschiedenheit noch der alltäglichsten Erscheinungen. » 37 Cf. WEGMANN 2011, p. 83. 38 Ibid. Italiques de l’auteur. « En même temps, Fontane tire implicitement parti du fait qu’il existe à l’évidence une clientèle spécifique qui ne fait pas que boire une marque de champagne précise, mais qui, en l’achetant et en la consommant, cherche à se distinguer. »

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La jeune Corinna Schmidt, personnage de Frau Jenny Treibel (1892) qui cherche à épouser par pur intérêt financier le fils Treibel, issu d’une riche famille de commerçants, a parfaitement conscience de la fonction distinctive des marques. Ainsi répond-elle à son cousin qui tente de la dissuader de son projet : Aber ein Hang nach Wohlleben, der jetzt alle Welt beherrscht, hat mich auch in der Gewalt, ganz so wie alle Anderen, und so lächerlich und verächtlich es in Deinem Oberlehrers Ohre klingen mag, ich halt’ es mehr mit Bonwitt und Littauer als mit einer kleinen Schneiderin […]39

En opposant une maison de confection berlinoise à une quelconque couturière, la jeune Corinna rend visibles toutes les projections contenues dans le nom « Bonwitt und Littauer », qui représente pour elle l’accession à un cercle dont elle ne fait pas partie. Une fonction similaire est assumée par le modèle de voiture des Treibel, une « Landauer ». Bien qu’il ne s’agisse pas d’une marque, la « Landauer » connote l’appartenance à un certain milieu.40 Corinna exprime tout haut son désir de posséder un tel véhicule : « Ja, » lachte Corinna, « die Jugend ist gut. Aber “Commerzienräthin” ist auch gut und eigentlich noch besser. Ich bin für einen Landauer und einen Garten um die Villa herum. »41

Le vœu exprimé par Corinna fait écho à celui de Madame Bovary, bien que les aspirations de Corinna soient moins romanesques que celles d’Emma. Mais, à la différence d’Emma, Corinna a pleinement conscience de son désir, qu’elle peut formuler et auquel elle est capable de réfléchir. Elle renoncera d’ailleurs à son projet d’épouser le fils Treibel, fatiguée de l’incapacité de ce dernier à désobéir à sa mère, opposée à ce mariage, et se tournera vers son cousin, choisissant ainsi le camp de l’intellect et de la culture, que le roman présente comme opposé au monde du commerce.

3.3. ROMANS DE LA PUBLICITÉ Outre ces romans qui mettent en scène des noms de marque sans proposer de réflexion directe à leur sujet, la publicité et ses fonctionnements sont au centre de César Birotteau et d’Au Bonheur des Dames. Le nom des produits joue un rôle dans les deux textes, et particulièrement dans César Birotteau où l’appellation d’un cosmétique fait l’objet d’un long questionnement des personnages, qui met en évidence son importance. Les romans de Balzac et Zola contiennent quelques marques réelles 39 FONTANE, Frau Jenny Treibel, 2005, p. 62. 40 Ceci fait écho aux observations de Seiler quant à la précision technique donnée sur les objets qui apparaissent dans la littérature du 19e siècle et par laquelle ils peuvent acquérir une signifiance. Une réflexion de Vautrin à l’égard de Rastignac dans Le père Goriot illustre par ailleurs la similarité du fonctionnement d’une marque et d’un modèle de voiture : « Mon jeune ami, reprit Vautrin, d’un air paternellement railleur, si vous voulez faire figure à Paris, il vous faut trois chevaux et un tilbury pour le matin, un coupé pour le soir, en tout neuf mille francs pour le véhicule. » BALZAC, Le père Goriot, 1952, p. 974. 41 FONTANE, Frau Jenny Treibel, 2005, p. 9.

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qui participent au renforcement de l’illusion référentielle, en suggérant par leur présence l’authenticité des marques fictives que l’on y trouve également. César Birotteau est un des premiers romans français à accorder une large place à la réclame et il constitue à cet égard, à sa sortie, une exception dans le champ littéraire de l’époque.42 Les stratégies commerciales du parfumeur César Birotteau et surtout d’Anselme Popinot, ancien commis devenu l’associé de César, sont décrites en détail par le narrateur balzacien. Le texte va jusqu’à mettre en scène des reproductions de prospectus43 que César Birotteau et plus tard Andoche Finot, collaborateur de Popinot, rédigent pour accompagner la commercialisation de leurs produits.44 Birotteau et Popinot font imprimer de nombreuses affiches et réfléchissent à la mise en scène de leurs cosmétiques : conscients de l’importance de la présentation du produit,45 ils choisissent par exemple son emballage avec soin. Les mesures qu’ils prennent constituent autant de stratégies publicitaires qui font écho aux moyens utilisés par le marketing d’aujourd’hui.46 À plusieurs reprises, il est par ailleurs question du choix du nom des produits à commercialiser. César Birotteau offre ainsi, à l’intérieur de la fiction, une illustration de l’augmentation de l’influence de la marque dans le monde réel. Percevant la portée symbolique des mots, César accorde une importance particulière à l’appellation de ses cosmétiques. Tout en portant un jugement critique sur l’entreprise de Birotteau (et sur le public),47 le narrateur balzacien reconnaît au parfumeur une certaine perspicacité dans ce domaine : La Pâte des Sultanes et l’Eau Carminative se produisirent dans l’univers galant et commercial par des affiches coloriées, en tête desquelles étaient ces mots : Approuvées par l’Institut ! […] À une époque où l’on ne parlait que de l’orient, nommer un cosmétique quelconque Pâtes des Sultanes, en devinant la magie exercée par ces mots dans un pays où tout homme tient autant à être sultan que la femme à devenir sultane, était une inspiration qui pouvait venir à un homme ordinaire comme à un homme d’esprit ; mais le public jugeant toujours les résultats, Birotteau

42 Cf. VAILLANT 2012, p. 76. 43 BALZAC, César Birotteau, 1977, pp. 65 sqq. et 156–157. Dans un article du même nom, Bruno Blanckeman qualifie ces reproductions de « graphèmes » et les compare à des procédés similaires dans la littérature contemporaine : « L’inscription dans une œuvre littéraire de données textuelles non littéraires relève d’un usage déjà ancien, qui oscille volontiers entre l’acte de consignation réaliste à intention pédagogique et le pastiche de société à effet satirique : on se souvient de Balzac et de la publicité naissante dans César Birotteau, de Flaubert et des manuels d’anatomie dans Madame Bovary. » BLANCKEMAN 2006, p. 164. 44 D’après Sara Thornton ,ces publicités fictives, qui contribuent fortement au succès des produits en question, sont écrites dans un style comparable aux publicités réelles que Balzac rédigeait, notamment dans le Figaro. Cf. THORNTON 2009, pp. 155 sqq. 45 Cf. FARGEAU 1974, p. 194. 46 Christian Denis met en parallèle les procédés employés dans le roman avec les techniques de la communication publicitaire actuelles, en « traduisant » les actes de Birotteau et de ses associés dans le jargon des publicitaires d’aujourd’hui. Il effectue le même travail avec le roman de Zola Au Bonheur des Dames. Cf. DENIS 1993 et DENIS 1995. 47 Sur la dimension critique du roman, cf. en particulier DUPUIS 2008.

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passa d’autant plus pour un homme supérieur, commercialement parlant, qu’il rédigea luimême un prospectus dont la ridicule phraséologie fut un élément de succès.48

César Birotteau accentue en outre la dimension magique de ses produits en décidant, au début du roman, de séparer géographiquement le lieu où ils sont fabriqués de celui où ils sont vendus : Other effacements are also in preparation, since César tells his wife that the shop will no longer show to passers-by the work of the preparation of bottles, labels and corks; signs of work will be hidden away and the goods of the perfumer produced as commodities (magical objects springing all created and ready into the world).49

Mais c’est Anselme Popinot, qui appartient à une nouvelle génération de commerçants, qui saura profiter véritablement des changements en cours dans le monde du commerce et dans la société en général. Le prospectus que Finot rédige pour Popinot s’appuie, davantage encore que ceux écrits par César, sur des données pseudoscientifiques (César et Popinot s’assurent, pour donner du crédit à leur huile, du soutien de l’Académie des Sciences à travers la personne de Vauquelin) : J’ai pensé, dit l’auteur modestement, que l’époque du prospectus léger et badin était passée ; nous entrons dans la période de la science, il faut un air doctoral, un ton d’autorité pour s’imposer au public.50

À l’aide de Gaudissart et de Finot, Popinot lance une campagne d’affiches au niveau européen, mais, surtout, place des annonces dans les journaux de sorte à maximiser la visibilité de son produit : [C]’est avec la mise en scène du lancement de l’Huile céphalique que Balzac touche véritablement du doigt la nouvelle réalité économique et sociale de son époque, en montrant que la puissance commerciale du mot et de l’image dont il a le sentiment aigu ne peut atteindre toute son ampleur que corroborée par l’action de la presse. En effet, Popinot dépasse le succès de son ancien patron en s’adjoignant les services de Finot qui « devina, lui, le premier, le pouvoir de l’Annonce » sur les acheteurs potentiels.51

Le choix du nom de l’huile à commercialiser figure au centre de la stratégie publicitaire de Birotteau et Popinot. César la présente tout d’abord à Popinot sous le nom d’« huile Comagène ». Après une autre proposition de César (« essence Comagène »), puis de Vauquelin (« huile Birotteau »), l’amoureux Popinot se décidera pour « huile Césarienne », désirant rendre hommage à la fille de son ancien patron qu’il convoite. Finot le convaincra finalement d’opter pour « Huile Céphalique » :52 « Sans vouloir défendre mon mot, dit l’auteur, je vous ferai observer que Huile Céphalique veut dire huile pour la tête, et résume vos idées. »53 La mise en discours du produit, la création de connotations positives autour d’un cosmétique, qui n’est

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BALZAC, César Birotteau, 1977, pp. 64–65. Italiques de l’auteur. THORNTON 2009, p. 142. BALZAC, César Birotteau, 1977, p. 158. DUPUIS 2008, p. 292. Sur les différentes étapes du développement du nom du produit, cf. DENIS 1993, pp. 157–160. BALZAC, César Birotteau, 1977, p. 155. Italiques de l’auteur.

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en réalité que de l’huile de noisettes, est parfaitement illustrée dans César Birotteau par le choix du nom et l’argumentaire développé dans le prospectus. Plusieurs décennies plus tard, dans le roman inachevé de Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), les protagonistes sont, eux aussi, conscients de l’importance de l’appellation d’un produit, lorsqu’ils réfléchissent à commercialiser une « crème » de leur fabrication qu’ils baptisent « Bouvarine » : « Mais sous quel nom l’offrir au commerce ? Car il fallait un nom facile à retenir, et pourtant bizarre. »54 La dimension satirique du roman de Flaubert s’illustre par le fait que ses personnages choisissent un nom dont la sonorité rappelle (comme Bovary) la lourdeur et l’insignifiance du bovin, ce qui est peu susceptible d’attirer le client. En revanche, dans César Birotteau, le choix d’« Huile Céphalique » est justifié à l’intérieur de la fiction de manière convaincante et plausible, même si les personnages, et notamment Finot, ont indéniablement une dimension risible. S’il n’a été question, jusqu’ici, que de noms de marques fictifs dans César Birotteau, un nom de marque historique joue néanmoins un rôle essentiel dans la création de l’« huile Comagène » : le produit est en effet conçu par César pour en couler un autre qui, lui, est bien réel :55 – De quoi s’agit-il ? – De couler l’Huile de Macassar ! dit Birotteau, se dressant en pied comme un héros de Plutarque. Ne nous abusons pas, l’ennemi est fort, bien campé, redoutable. L’Huile de Macassar a été rondement menée. La conception est habile. Les fioles carrées ont l’originalité de la forme.56

Et, plus loin : Songes-y bien, l’Huile de Macassar se défendra ! Elle est spécieuse, a un nom séduisant. On la présente comme une importation étrangère, et nous aurons le malheur d’être de notre pays. Voyons, Popinot, te sens-tu de force à tuer Macassar ?57

Il s’agit donc, pour Popinot, de remplacer un nom par un autre, en envahissant les murs d’affiches de sorte à faire disparaître la concurrence.58 L’apparition de ce nom de marque réel au milieu de marques fictives renforce l’illusion référentielle : le lecteur de l’époque le (re)connaît et envisage ainsi comme d’autant plus vraisemblable la « découverte » de Birotteau d’une huile empêchant la chute des cheveux. Comme l’a montré Maurice Serval, la dimension séduisante du nom de l’huile

54 FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet, 1952, pp. 759–760. Cf. à ce sujet WEGMANN 2011, pp. 80– 82. 55 Cf. THORNTON 2009, p. 142. Altamanova ne relève au contraire que les noms de marque fictifs, omettant de citer l’« huile de Macassar » Cf. ALTAMANOVA 2013. Emplacements du Kindle 1461–1547. 56 BALZAC, César Birotteau, 1977, p. 94. Italiques de l’auteur. 57 Ibid. Italiques de l’auteur. 58 « The battle is to be played out there on the walls and is a question of the substitution of one word or name by another ; it is no longer a question of substituting a King with a Republic, or with an Emperor – the true battle is now one of brand names. » THORNTON 2009, p. 142.

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anglaise et l’originalité de son emballage, évoquée par César dans la fiction, correspond à la réalité : Quant à l’huile de Macassar, elle était fabriquée à Londres par un certain Howland. Cet industriel l’expédiait en France à des parfumeurs en gros qui la revendaient à leurs clients. […] [L]es flacons, « d’un joli modèle avec étiquettes riches et notices », leur étaient vendus au prix de 12 à 14 francs.59

Dans l’autre grand roman du 19e siècle qui lui est consacré, la publicité prend une dimension exponentielle. Il n’y est plus seulement question d’annonces et d’affiches sur les murs, mais de panneaux mobiles, d’enseignes géantes, de ballons de baudruche et de cartes distribuées au public : entre la parution de César Birotteau et celle d’Au Bonheur des Dames, le premier grand magasin parisien, Le Bon Marché, a ouvert ses portes,60 donnant une nouvelle dimension à la vente. Ainsi, le personnage du roman de Zola, Octave Mouret, orchestre le succès de son grand magasin, le « Bonheur des Dames », en investissant bien plus massivement dans la publicité que ne l’avaient fait Birotteau et Popinot. Il développe en parallèle de nouvelles stratégies pour attirer les clientes, telles que les soldes, les offres spéciales ou encore les expositions à thèmes :61 Maintenant, le Bonheur dépensait chaque année près de six cent mille francs en affiches, en annonces, en appels de toutes sortes ; le nombre des catalogues envoyés allait à quatre cent mille, on déchiquetait plus de cent mille francs d’étoffes pour les échantillons. C’était l’envahissement définitif des journaux, des murs, des oreilles du public, comme une monstrueuse trompette d’airain, qui, sans relâche, soufflait aux quatre coins de la terre le vacarme des grandes mises en vente. Et, désormais, cette façade, devant laquelle on s’écrasait, devenait la réclame vivante, avec son luxe bariolé et doré de bazar, ses vitrines larges à y exposer le poème entier des vêtements de la femme, ses enseignes prodiguées, peintes, gravées, taillées, depuis les plaques de marbre du rez-de-chaussée, jusqu’aux feuilles de tôle arrondies en arc au-dessus des toits, déroulant l’or de leurs banderoles, et où le nom de la maison se lisait en lettres couleur du temps, découpées sur le bleu de l’air.62

La promesse aux consommatrices réside dans le nom du magasin. Les stratégies publicitaires de Mouret et ses mises en scène enchanteresses des produits la renouvellent sans cesse et attirent toujours plus de monde dans les galeries merveilleuses et éblouissantes du « Bonheur ». Le nom du grand magasin, dont l’enseigne correspond à ce que l’on appellerait aujourd’hui le « logo »,63 est d’ailleurs promené en

59 SERVAL 1930, p. 368. Serval indique par ailleurs les sources d’inspiration possible de Balzac concernant les créations de Birotteau (pp. 369–370). 60 Le Bon Marché ouvre en 1852, rapidement suivi par les Grands Magasins du Louvre (1855), le Printemps (1865), la Belle Jardinière (1867), la Samaritaine (à partir de 1870) et les Galeries Lafayette (à partir de 1895). Cf. BONNERMEIER 2003, pp. 31–32. Pour l’élaboration de son grand magasin fictif, Zola concentre son enquête de terrain en particulier sur le Bon Marché, ainsi que sur Le Louvre. Cf. ZOLA 1986, p. 147. 61 Cf. à ce sujet également BONNERMEIER 2003 et DENIS 1995. 62 ZOLA, Au Bonheur des Dames, 1964, pp. 763–764. Italiques de l’auteur. 63 Cf. DENIS 1995, p. 95.

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voiture dans toute la ville,64 comme un appel aux femmes, qui se donnent65 presque religieusement à l’établissement : La femme venait passer chez lui [Mouret] les heures vides, les heures frissonnantes et inquiètes qu’elle vivait jadis au fond des chapelles : dépense nécessaire de passion nerveuse, lutte renaissante d’un dieu contre le mari, culte sans cesse renouvelé du corps, avec l’au-delà divin de la beauté.66

Il ne figure pas dans ce roman qui, pourtant, « concentre et passe le plus systématiquement en revue toutes les puissances de la réclame »67, de réflexions explicites sur la portée du nom attribué à un produit, comme on en trouve dans César Birotteau. Les tissus en vente au « Bonheur des Dames » sont en majorité différenciés par la dénomination de leur origine.68 Les seuls noms de marque, réels,69 qui apparaissent dans ce contexte sont ceux de « Paris-Bonheur » et de « Cuir-d’or ». Le premier, une soie et une exclusivité du « Bonheur des Dames », est vendu à prix cassé. Il constitue, en termes contemporains, un « produit d’appel ».70 Le produit de marque ne se distingue donc pas ici comme le Tilbury ou la montre Bréguet par l’élégance et le luxe qu’il représente, mais avant tout par son prix imbattable. Comme l’expose Mouret, le prix spécialement bas du Paris-Bonheur, qu’il vend quasiment à perte,71 doit attirer les clientes et leur donner l’illusion que les autres produits représentent eux aussi de bonnes affaires : Par exemple, notre Cuir-d’Or, ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vend partout à ce prix, va passer également pour une occasion extraordinaire, et suffira à combler la perte du ParisBonheur…72

64 « Ce qui les indignait, c’était, rue de la Michodière, devant le bureau du départ, une des quatre voitures que Mouret venait de lancer dans Paris : des voitures à fond vert, rechampies de jaune et de rouge, et dont les panneaux fortement vernis prenaient au soleil des éclats d’or et de pourpre. Celle-là, avec son bariolage tout neuf, écartelée du nom de la maison sur chacune de ses faces, et surmontée en outre d’une pancarte où la mise en vente du jour était annoncée, finit par s’éloigner au trot d’un cheval superbe, lorsqu’on eut achevé de l’emplir des paquets restés de la veille ; et, jusqu’au boulevard, Baudu, qui blêmissait sur le seuil du Vieil Elbeuf, la regarda rouler, promenant à travers la ville ce nom détesté du Bonheur des Dames, dans un rayonnement d’astre. » ZOLA, Au Bonheur des Dames, 1964, p. 470. Italiques de l’auteur. 65 Sur la dimension érotique du « Bonheur des Dames », cf. BONNERMEIER 2003, pp. 37–39. 66 ZOLA, Au Bonheur des Dames, 1964, pp. 797–798. 67 HAMON 2012, p. 7. 68 Cf. également ALTAMANOVA 2013. Emplacements du Kindle 1560–1561. 69 Zola avait noté dans ses carnets préparatoires le nom de ces tissus que l’on trouvait au Louvre : « Deux soies noires spéciales à la maison. Propriété exclusive. Soie gros grain. Le Paris-Bonheur, à la lisière bleu et argent, à 5,60 jusqu’à 10,50. Et le cuir d’or, étoffe fine et brillante, de 7,40 à 15,90. Lisière rouge et jaune. » Cf. ZOLA, Carnets d’enquête, 1986, p. 197. 70 Cf. DENIS 1995, p. 89. 71 Cette stratégie de vente constitue une innovation du grand magasin. La guerre des prix, que se livreront Robineau, un ancien commis qui s’est installé, et le Bonheur, amènera le petit commerçant à la faillite puisque, contrairement à Mouret, il ne peut pas compenser ses pertes par la vente d’un autre produit. 72 ZOLA, Au Bonheur des Dames, 1964, p. 425.

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La campagne publicitaire qui s’organise autour du Paris-Bonheur est particulièrement offensive. Le nom du produit, même s’il n’en est pas explicitement question dans le roman, participe à l’exhortation massive aux consommatrices à se rendre chez Mouret : […] d’un côté on retrouve dans Paris-Bonheur un des deux termes-clé du nom du Grand Magasin et de l’autre, le nom peut aisément éveiller des désirs auprès de la clientèle, suggérant que l’achat de l’étoffe en question pourrait contribuer au bonheur personnel de la cliente.73

Le surplus sémantique dont jouit ainsi la soie de Mouret se traduit par l’effervescence du public, qui arrive en masse pour l’acquérir. Toutefois, face à la réalité brute du produit, certaines clientes ressentent une déception, démasquant par ce sentiment instinctivement, et inconsciemment, le processus de la mise en discours du tissu : Mme Marty et sa fille Valentine éprouvaient une désillusion. Les journaux en avaient tant parlé, qu’elles s’attendaient à quelque chose de plus fort et de plus brillant.74

Outre ces marques de tissu, Au Bonheur des Dames contient quelques noms de grands magasins réels (Le Louvre, Place Clichy, le Bon Marché). Ils sont mis sur le même plan que les noms fictifs (Bonheur des Dames, Quatre Saisons) de sorte à suggérer la réalité de ces derniers – comme l’huile de Macassar suggère dans César Birotteau la réalité de l’Huile Céphalique. La mention des établissements concurrents du « Bonheur » forme, avec les nombreuses précisions géographiques sur l’emplacement du magasin de Mouret, un décor vraisemblable qui donne l’illusion de son existence.

3.4. UN PRODUIT MIRACLE RÉEL POUR UNE RÉFLEXION FICTIVE Dans le roman de Gottfried Keller, Der grüne Heinrich, le nom de marque que repère Thomas Wegmann a un statut particulier. Il sert en effet de point de départ à une réflexion sur le travail, portée par le narrateur hétérodiégétique dans la première version du texte, et par Heinrich lui-même dans la deuxième version que Keller a transposée entièrement à la première personne.75 Le produit en question se nomme « Revalenta Arabica ». Il était vendu à l’époque comme un remède miracle, capable de soigner de nombreux maux, alors qu’il ne s’agissait en fait que de farine de fève (all. Bohnenmehl). La réclame pour ce produit vantait le soutien de nobles ou de médecins, qui en confirmaient l’efficacité.76 Grâce à la présence de très nombreuses annonces dans les journaux, la Revalenta Arabica s’est vendue en masse, malgré le 73 BONNERMEIER 2003, p. 34. 74 ZOLA, Au Bonheur des Dames, 1964, p. 489. 75 Cf. WEGMANN 2011, pp. 69–86. Dans la première version du roman, la première occurrence du nom de marque apparaît au quatrième chapitre du quatrième livre, dans la deuxième version au troisième chapitre du quatrième livre. 76 La recherche d’un cautionnement scientifique rappelle la démarche de Birotteau et Popinot.

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fait qu’elle soit largement considérée comme une escroquerie par l’opinion publique.77 « Was ist Erwerb und was ist Arbeit ? » se demande Heinrich, avant de poursuivre : Ein Spekulant gerät auf die Idee der Revalenta arabica (so nennt er es wenigstens) und bebaut dieselbe mit aller Umsicht und Ausdauer; sie gewinnt eine ungeheure Ausdehnung und gelingt glänzend; tausend Menschen werden in Bewegung gesetzt und Hunderttausende, vielleicht Millionen gewonnen, obgleich jedermann sagt: Es ist ein Schwindel! Und doch nennt man sonst Schwindel und Betrug, was ohne Arbeit und Mühe Gewinn schaffen soll. Niemand aber wird sagen können, daß das Revalentageschäft ohne Arbeit betrieben werde; es herrschen da gewiß so gute Ordnung, Fleiß und Betriebsamkeit, Um- und Uebersicht, wie in dem ehrbarsten Handelshause oder Staatsgeschäfte; auf den Einfall des Spekulanten gegründet ist eine umfassende Thätigkeit, eine wirkliche Arbeit entstanden.78

Wegmann souligne la manière positive dont l’entrepreneur est représenté par Heinrich, malgré le fait que son produit soit considéré comme un leurre. Heinrich anticipe ce faisant un argument central formulé au 20e siècle par les milieux publicitaires, qui affirment que la réclame a un effet positif sur l’économie.79 Plus loin, il rapproche les domaines de l’art et du commerce, en comparant l’entrepreneur au poète, et plus précisément à Schiller : Will ich nun, grübelte ich weiter, ein Beispiel wirkungsreicher Arbeit, die zugleich ein wahres und vernünftiges Leben ist, betrachten, so ist es das Leben und Wirken Friedrich Schillers.80

Heinrich souligne ensuite que la vie de Schiller, mue par la recherche d’un idéal esthétique et intellectuel, s’est soldée après sa mort par des gains matériels, puisque ses ouvrages se trouvent partout : Aber nach seinem Tod erst, kann man sagen, begann sein ehrliches, klares und wahres Arbeitsleben seine Wirkung und seine Erwerbsfähigkeit zu äußern […].81

Le rapprochement entre Schiller et un acteur de la vie commerciale transforme aux yeux d’Heinrich le poète en un homme d’affaires, qui a réussi tant sur le plan symbolique que matériel.82 Heinrich, apprenti peintre, aspire exactement à ce modèle, mais ne parviendra pas à l’atteindre, ainsi que Wegmann l’expose : Denn um das komplexe Verhältnis von Kunst und Kalkül, das weder rein antagonistisch noch identifikatorisch zu begreifen ist, weiß zwar der Roman, nicht aber sein Held, der Kunstproduktion gänzlich dem Kalkül unterstellt.83

77 78 79 80 81 82 83

Cf. WEGMANN 2011, p. 70. KELLER, Der grüne Heinrich, 2006, pp. 39–40. Cf. WEGMANN 2011, p. 73. KELLER, Der grüne Heinrich, 2006, p. 42. Ibid. Cf. WEGMANN 2011, pp. 76–77. Ibid., p. 78. « Car, si le roman connaît certes la relation complexe entre l’art et le calcul, qui n’est ni à envisager comme purement antagoniste ni comme identificatoire, son héros l’ignore, qui subordonne totalement la production artistique au calcul. »

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Il est intéressant de constater que le texte recourt à un nom de marque existant, convoquant le discours réel de l’époque sur la dimension mensongère du produit84 et renforçant ainsi l’illusion référentielle, alors que, dans la première version du roman, le narrateur souligne explicitement le caractère fictionnel de son récit : So haben Luzern oder Genf ähnliche und doch wieder ganz eigene Reize ihrer Lage an See | und Fluß. Die Zahl dieser Städte aber um eine eingebildete zu vermehren, um in diese, wie in einen Blumenscherben, das grüne Reis einer Dichtung zu pflanzen, möchte thunlich sein: indem man durch das angeführte, bestehende Beispiel das Gefühl der Wirklichkeit gewonnen hat, bleibt hinwieder dem Bedürfnisse der Phantasie größerer Spielraum und alles Mißdeuten wird verhütet.85

Sans explication supplémentaire, un nom de marque fictif n’aurait pas pu faire résonner chez le lecteur de l’époque une réalité aussi concrète que celle du succès populaire de la Revalenta Arabica, que la mention du nom du remède évoque immédiatement. La contiguïté entre l’univers de la fiction et le monde extratextuel représente la condition du développement de la réflexion d’Heinrich (ou du narrateur suivant la version du roman). Elle rend donc la réflexion d’Heinrich (ou du narrateur) explicite et illustre ainsi, sans que le texte ait besoin de commenter les faits en question, la position que l’apprenti peintre désire occuper dans le champ artistique et économique. En présupposant la connaissance par le lecteur du produit en question, le texte recourt à une économie langagière auquel le narrateur renonce pour prévenir les malentendus lorsqu’il s’agit de nommer la ville dans laquelle grandit « der grüne Heinrich ». Contrairement à un nom de ville, un nom de marque réel ne peut pas être remplacé simplement par un nom de marque fictif. Il faudrait, pour provoquer un effet similaire à celui de la mention de la Revalenta Arabica, que le narrateur raconte toute l’histoire du produit fictif qu’il introduirait, de sorte que l’argumentation de Heinrich s’en trouverait affaiblie. Cet exemple démontre une fois de plus à quel point le nom de marque est imbriqué dans le discours d’une époque. Le geste référentiel, que sa citation implique toujours, se présente donc différemment de celui qui consiste à mentionner une ville. Genève et Lucerne continuent à évoquer quelque chose au lecteur actuel, alors que presque plus personne ne sait ce que « Revalenta Arabica » signifie.

3.5. LE ROMAN, LA MARQUE ET LA PUBLICITÉ : ENTRE CRITIQUE ET FASCINATION Les quelques exemples discutés ci-dessus démontrent que la littérature s’est emparée du nom de marque dès son apparition. Les belles-lettres font néanmoins preuve d’une certaine méfiance face au phénomène nouveau de la réclame et en dénoncent

84 Cf. ibid., p. 70. 85 KELLER, Der grüne Heinrich, 2005, p. 17.

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parfois directement les travers.86 Dans César Birotteau, Danielle Dupuis recense, à côté de quelques qualifications élogieuses, de nombreuses expressions péjoratives en lien avec la réclame.87 Le narrateur balzacien88 qualifie par exemple le phrasé de Birotteau dans ses prospectus de « ridicule ».89 Dans ses commentaires, il oppose la prose du publicitaire et celui de l’écrivain, en affirmant que le premier ne peut se prétendre poète : Le seul vrai grand poème est celui de la vie d’un médiocre et ridicule petit bourgeois métamorphosée en destin tragique par le romancier car le véritable génie appartient à l’artiste et non au publiciste.90

Or, Birotteau apparaît souvent comme un personnage risible, mais cela est moins le cas de Popinot. Certes, son manque de culture est, comme celui de Birotteau, souligné par le narrateur. Mais la réussite de Popinot et sa capacité à saisir les changements qui s’imposent au commerce sont présentées sous une lumière positive. César, lui, ne se rend pas compte de la transformation profonde qui est en train de se produire : Incapable de mesurer la portée d’une pareille publicité, Birotteau se contenta de dire à Césarine : « Ce petit Popinot marche sur mes traces » sans comprendre la différence des temps, sans apprécier la puissance des nouveaux moyens d’exécution dont la rapidité, l’étendue, embrassaient beaucoup plus promptement qu’autrefois le monde commercial.91

Le pouvoir de la réclame est mis en scène dans le roman comme une évolution inévitable par laquelle le narrateur semble être, lui aussi, fasciné, malgré les réticences qu’il exprime quelques fois. L’intelligence commerciale de Popinot lui apporte la réussite à tous les niveaux, y compris dans sa vie sentimentale, puisqu’il épousera la fille de César, dont il était amoureux depuis longtemps. De même, si le caractère menaçant de la réclame transparaît dans le choix des mots du narrateur zolien, qui la qualifie de « monstrueuse trompette d’airain »92, le développement du grand magasin est présenté dans Au Bonheur des Dames comme inexorable. Denise, qui soutient Mouret malgré le destin tragique de sa propre famille, représente la caution morale de la reconnaissance de cet état de fait : Mon Dieu ! que de tortures ! des familles qui pleurent, des vieillards jetés au pavé, tous les drames poignants de la ruine ! Et elle ne pouvait sauver personne, et elle avait conscience que cela était bon, qu’il fallait ce fumier de misère à la santé du Paris de demain […]. Oui, c’était

86 Sur la critique de la publicité dans la littérature depuis le 19e siècle jusqu’à nos jours, cf. SACRISTE 2012. 87 Cf. DUPUIS 2008, pp. 293–294. 88 Dupuis fait un amalgame entre le narrateur et Balzac, que nous corrigeons ici en n’attribuant l’attitude critique à la seule instance narrative, et non à l’auteur empirique. 89 BALZAC, César Birotteau, 1977, p. 71. Cf. à ce sujet DUPUIS 2008, p. 294 ; SACRISTE 2012, p. 252. 90 DUPUIS 2008, p. 299. 91 BALZAC, César Birotteau, 1977, pp. 206–207. 92 ZOLA, Au Bonheur des Dames, 1964, p. 763. La dangerosité de la réclame est abordée explicitement dans une brève nouvelle de Zola intitulée « Une victime de la réclame », dans laquelle le protagoniste meurt de sa fascination pour les annonces. Cf. à ce sujet SACRISTE 2012, p. 252.

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la part du sang, toute révolution voulait des martyrs, on ne marchait en avant que sur des morts. […] Elle finit par chercher les soulagements possibles, sa bonté rêva longtemps aux moyens à prendre, pour sauver au moins les siens de l’écrasement final.93

Le grand magasin, avec ses techniques de vente et son investissement dans la réclame, symbolise indubitablement l’avenir. Et, malgré la noirceur du destin des petits commerçants, le lecteur est, comme Denise, attiré par les lumières du « Bonheur des Dames », dont les descriptions hyperboliques du narrateur rendent saisissables, et presque visibles, le faste et la brillance. Wegmann insiste en revanche sur le mordant de la prose de Flaubert lorsqu’il est question de nom de produits dans Bouvard et Pécuchet, ainsi que dans le Sottisier, dont quelques entrées contiennent des marques.94 En se référant à la première apparition d’Homais dans Madame Bovary, qui se présente comme « ombre » sur le fond sur-sémiotisé des publicités de sa pharmacie, comme spécialiste du cliché95

ainsi qu’au traitement réservé au sujet de la publicité dans Bouvard et Pécuchet, Hamon démontre également que, pour Flaubert, le monde de la réclame était à classer du côté de la bêtise. Il indique en outre que Flaubert renonçait lui-même à toute mesure publicitaire pour promouvoir son œuvre (ce qui le différencie de Balzac, comme le prouve l’histoire de la publication de César Birotteau) : Il est donc logique de trouver, sous la plume de Maupassant faisant l’éloge de Flaubert (dans une chronique de la République des lettres du 22 octobre 1876 ), l’écrivain « illustre » qui interdisait à ses éditeurs d’illustrer ses romans, les termes du « non-affichage » pour évoquer l’artiste absolu : « Il a toujours tenu sa personne bien loin des popularités, dédaignant la publicité bruyante des feuilles répandues, les réclames officieuses et les exhibitions de la photographie aux vitrines des marchands de tabac, à côté d’un criminel fameux, d’un prince quelconque et d’une fille célèbre. »96

Laissant transparaître ses propres craintes quant à la présence de marques dans la littérature, Seiler affirme pour sa part que Fontane met en scène les noms de marque de manière encore absolument impartiale (all. unbefangen),97 ce qui, avec la montée en puissance de la publicité, ne serait plus possible pour les auteurs plus tardifs. Si ce point de vue est contestable (ce que la présente étude devrait illustrer),98 il est intéressant de constater que Seiler ne décèle aucune trace critique à l’égard de la publicité naissante dans les ouvrages de Fontane. On pourrait toutefois soutenir que le choix de Corinna, à la fin de Frau Jenny Treibel, relève d’une certaine morale, qui ne s’apparente certes pas à une critique directe mais qui relègue le monde des « signes » (Bonwitt und Littauer, la « Landauer ») à la superficialité. Cette perspective moralisante n’apparaît pas dans Madame Bovary quant à la fascination d’Emma pour le Tilbury. 93 94 95 96 97 98

ZOLA, Au Bonheur des Dames, 1964, p. 748. Cf. WEGMANN 2011, pp. 81–82. HAMON 2007, p. 164. Ibid., pp. 163–164. Cf. SEILER 1983, p. 287. WEGMANN 2011 et WEYAND 2013 ont contredit Seiler avant nous.

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Chez Keller, le discours critique contemporain sur la Revalenta Arabica est renversé par le personnage (ou le narrateur), qui loue les mérites de son inventeur, alors que le discours commun lui reproche sa malhonnêteté. Bien qu’Heinrich ne parvienne pas à faire converger la réussite artistique et la réussite économique, Wegmann souligne que le roman présente l’interpénétration de l’art et du commerce comme indispensable : Ohne ein gewisses Maß an Scheinwirtschaft, zu der auch eine Werbekampagne zählen kann, scheinen weder moderne Kunst noch moderne Wirtschaft auszukommen, zumal sich der Buchmarkt um die Mitte des 19. Jahrhunderts zunehmen [sic] zu professionalisieren und zu kommerzialisieren beginnt. Für beide Felder heißt die Anstrengung so gut wie die Spekulation « Arbeit », sofern sie nur (symbolisches oder ökonomisches) Kapital einbringt.99

La réclame apparaît donc chez Keller sous un jour explicitement positif, alors que l’on relève une certaine ambiguïté dans les autres romans discutés ici.100 Toutefois, un aspect présent aussi bien chez Keller (dans le discours réel sur le produit de marque, importé dans le roman : « Es ist ein Schwindel! »101), que chez Balzac et Zola, est celui de la dimension manipulatrice de la publicité. La réclame se présente comme un mensonge enivrant qui fait perdre ses moyens aux client(e)s : C’était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuel piège de leurs occasions, après l’avoir étourdie devant les étalages.102

Le narrateur de César Birotteau résume en ces termes le soupçon qui pèse sur la publicité : […] il [Birotteau] déploya, le premier d’entre les parfumeurs, ce luxe d’affiches, d’annonces et de moyens de publication que l’on nomme peut-être injustement charlatanisme.103

Une telle croyance en la capacité de la publicité à endormir le client n’apparaît plus de la sorte dans les textes contemporains. L’expérience de ce mode de communication est devenue habituelle et, malgré son pouvoir à faire croire quelque chose au consommateur, une distance vis-à-vis des moyens qu’elle déploie et une conscience de ses mécanismes transparaît dans les textes actuels. Cette connaissance empêche l’émergence d’un véritable sentiment de vertige, d’un étourdissement sincère, face aux discours sur le produit, effet de la réclame que décrivent plutôt les romans du 19e siècle.

99 WEGMANN 2011, p. 79. « Sans un certain degré d’économie fictive, à laquelle une campagne publicitaire peut également être associée, ni l’art moderne ni l’économie moderne ne semblent pouvoir fonctionner, d’autant plus qu’au milieu du 19e siècle le marché du livre commence à se professionnaliser et à devenir de plus en plus commercial. Pour les deux domaines, l’effort, comme la spéculation, se nomment “travail”, tant qu’ils rapportent du capital (symbolique ou économique). » 100 Hamon qualifie l’intérêt de la littérature pour la réclame comme un « mélange de fascination et de répulsion ». HAMON 2012, p. 10. 101 KELLER, Der grüne Heinrich, 2006, p. 40. 102 ZOLA, Au Bonheur des Dames, 1964, p. 461. Nous soulignons. 103 BALZAC, César Birotteau, 1977, p. 64. Nous soulignons. Sur le concept de « charlatanisme » en lien avec la publicité, cf. VAILLANT 2012, pp. 79–81.

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3.6. CONCLUSION INTERMÉDIAIRE Cette exemplification serait susceptible d’être complétée par d’autres occurrences de noms de marques, dans d’autres romans réalistes ou naturalistes, et chacun des textes cités mériterait une analyse plus poussée, telle que l’a effectuée Anita Traninger pour Madame Bovary. Mais cela dépasserait le cadre d’une étude consacrée en premier lieu à la littérature contemporaine. L’aperçu offert ici met en lumière le fait que, dès leur avènement, les noms de marque font non seulement irruption dans la littérature, mais sont fonctionnalisés par elle. L’article de Traninger révèle, à travers la description de l’échec de Charles à imiter le Tilbury, que la logique de marque est, au milieu du 19e siècle, déjà suffisamment implantée et assimilée pour qu’une illustration complexe de son fonctionnement puisse être entreprise dans un texte littéraire. César Birotteau, paru dans la première moitié du siècle, étonne, dans la mesure où il saisit déjà, à l’heure où les marques émergent seulement dans le monde réel, le pouvoir évocateur du nom et sa capacité à dissimuler la banalité d’un produit. L’adéquation entre les connotations d’un nom de marque à l’intérieur et à l’extérieur de la fiction sert le texte réaliste, puisque ce parallélisme contribue à la création de l’illusion de réalité. Malgré leur caractère sporadique, les noms de marque se révèlent donc signifiants : ils se présentent comme des signes particulièrement chargés sémantiquement – du point de vue du lecteur de l’époque. Ils renforcent le caractère vraisemblable du roman en y transportant un discours social existant dans la réalité, que le texte n’explicite pas, mais dont il présuppose la connaissance. Nous verrons que cet effet de la marque se retrouve dans les textes de la « postpostmodernité » qui composent notre corpus. À l’inverse, les romans de Kracht et Deville, que nous allons étudier maintenant, ont tendance à contrecarrer l’illusion référentielle créée par le nom de marque.

4. DEUX UNIVERS POSTMODERNES : PATRICK DEVILLE ET CHRISTIAN KRACHT

4.1. INTRODUCTION À la fin du 20e siècle, les noms de marque ne suscitent plus l’étonnement : ils font partie du quotidien depuis un peu plus de cent ans et l’établissement de la société de consommation, dans les années 1960, a achevé de les installer définitivement dans le décor. Dans les années 1990, la multiplication du nombre de signes commerciaux s’accélère et l’ascendance de la narration de marque sur la réalité du produit s’impose comme stratégie incontournable pour les responsables du marketing au sein des entreprises.1 La prolifération des noms de marques dans le contexte d’une société qualifiée de « postmoderne », dont de nombreux théoriciens soulignent l’inauthenticité, se reflète dans la littérature, qui s’en saisit avec une intensité nouvelle. Quand chez Balzac, Flaubert ou Fontane, on n’en rencontrait que quelques occurrences dans un roman entier, La femme parfaite de Patrick Deville et Faserland de Christian Kracht en contiennent plusieurs à chaque page. Ces deux romans, qui présentent de nombreuses caractéristiques de la littérature dite postmoderne, sont parus la même année, en 1995. Ils s’inscrivent dans des traditions littéraires très différentes, tout en présentant des similitudes dans la manière dont ils mettent en scène une réalité (extra)fictionnelle qui s’avère particulièrement instable et superficielle. Faserland et La femme parfaite appartiennent l’un comme l’autre à une tendance spécifique de l’histoire de la littérature de l’extrême contemporain, dont il n’existe pas d’équivalent dans le pays voisin : le « minimalisme » de la génération des « jeunes auteurs de Minuit » pour Deville, la nouvelle Popliteratur pour Kracht. Cette « asymétrie » franco-allemande au niveau des tendances observables dans les années 1990 se relativise, nous le verrons, quant aux effets déployés par la présence de marques réelles dans ces textes. La manière dont les noms de marque sont fonctionnalisés dans La femme parfaite et Faserland converge sur plusieurs plans. Les marques servent tout d’abord la description des personnages, qui repose en grande partie sur leurs connotations. Si la fonction qu’elles endossent ici se retrouve dans presque tous les romans de notre corpus, comme d’ailleurs dans les romans du 19e siècle, les textes de Kracht et Deville ont la particularité d’être assumés par des narrateurs qui perçoivent le monde presque exclusivement à travers le prisme des marques : la présentation des personnages, et celle que les narrateurs font d’eux-mêmes, se concentrent ainsi de 1

Cf. KLEIN 2001 ; SALMON 2007 ; SEMPRINI 2005.

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manière hypertrophique sur les signes commerciaux qui caractérisent – à leurs yeux – leur entourage. De plus, nous montrerons que certains aspects constitutifs des noms de marque se reflètent dans chacun de ces textes, qui en jouent aussi bien au niveau de l’histoire qu’à celui du discours : Faserland met en scène la capacité de la marque à créer des communautés d’individus et La femme parfaite illustre sa dimension performative. Le texte de Deville qui, bien plus que celui de Kracht, place sa propre littérarité en son centre, exploite en outre le potentiel poétique d’un nom de marque spécifique (Peugeot), en l’intégrant à un ensemble métaphorique. Par ailleurs, La femme parfaite et Faserland insistent tous deux sur la superficialité du monde qu’ils dépeignent : la réalité intrafictionnelle est dominée par la publicité, qui imprègne l’être au monde des protagonistes-narrateurs. La question de leur adhérence à la logique du marketing contemporain – qui paraît, à première vue, évidente – sera donc soulevée et révélera l’existence d’une ambivalence certaine. L’analyse des noms de marque nous amènera enfin à considérer la constitution de la réalité mise en scène dans les deux textes, et l’instabilité qui la caractérise. Nous montrerons ainsi que le rapport de La femme parfaite et de Faserland à la réalité se distingue fortement de la manière dont la littérature du début du 21e siècle l’envisage : alors que les textes de ces vingt dernières années tendent à établir (à nouveau) des frontières entre réalité et fiction, celles-ci sont, chez Deville comme chez Kracht, indiscutablement brouillées.

4.1.1. Faserland – premier Poproman des années 1990 ? Le narrateur et protagoniste de Faserland, premier roman de Christian Kracht, parcourt l’Allemagne du Nord au Sud, pour finir son voyage en Suisse, au bord du lac de Zurich. Le roman comprend huit chapitres, correspondant chacun à une étape du voyage : Sylt, Hambourg, Hambourg et vol vers Francfort, Francfort, déplacement en train vers Heidelberg et séjour dans la ville, Munich, Meersburg et Zurich. Le narrateur, anonyme, erre sans but sur sa terre d’origine, évoluant au milieu de produits de luxe et enchaînant les fêtes excessives. On ignore ses motivations, et ses déplacements se font de manière spontanée et irréfléchie. Le parcours du protagoniste se présente comme une répétition du même : les trajets en taxi qu’il effectue dans différentes villes lui permettent d’émettre des jugements, toujours négatifs, sur ses chauffeurs ; aux diverses étapes de son voyage, il cherche des amis qui, pour certains, ne le reconnaissent même pas ; il se remémore des souvenirs de son enfance, et échoue toujours à trouver dans sa mémoire le réconfort qui lui manque profondément dans le présent. Le narrateur peint un tableau sinistre de l’Allemagne : le pays est présenté à la fois comme gangréné par son passé nazi et comme un lieu dans lequel règne une superficialité extrême.2 C’est seulement dans le 2

Plusieurs critiques relèvent d’une part, la proximité du titre du roman avec le mot anglais « Fatherland » et, d’autre part, la présence du terme allemand « Faser » (fil, filament). Aussi ce titre évoque-t-il un pays natal qui se désintègre. En outre, la proximité sonore de

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dernier chapitre, lorsqu’il arrive en Suisse, que le protagoniste semble enfin pouvoir se libérer du poids de son pays. Après avoir cherché, en vain, la tombe de Thomas Mann, il monte dans une barque qui l’emmène au milieu du lac de Zurich. La fin est ouverte, l’idée que le narrateur se suicide est suggérée.3 Le récit mené à la première personne et au présent se distingue par son caractère oral : le vocabulaire utilisé par le narrateur est familier, voire vulgaire, et la syntaxe ne fait montre d’aucune complexité.4 L’utilisation de l’indicatif présent provoque une impression de simultanéité entre le moment de l’énonciation et le déroulement de l’histoire, une situation narrative que plusieurs critiques qualifient de monologue intérieur.5 Or, l’acte de raconter, qui dénote une distinction entre le je-narrant et le je-narré, est mis en évidence dès la première phrase, ce qui va à l’encontre de la définition de ce type de récit de paroles : « Also, es fängt damit an, daß ich bei Fisch-Gosch in List auf Sylt stehe und ein Jever aus der Flasche trinke. »6 En outre, le discours du narrateur s’adresse explicitement à un narrataire, de sorte que ce niveau de la situation communicationnelle se présente comme distinct de celui du personnage et de son flot de pensées immédiat : « Ich kenne diesen See sehr gut, weil ich ja auf Salem war, das habe ich vorhin schon mal erzählt. »7 Enfin, la structure du roman et les répétitions entre les chapitres attestent de la présence d’une instance narrative organisatrice du récit, ce qui infirme définitivement la thèse du monologue intérieure. Comme l’illustre la première phrase du roman citée ci-dessus, la quantité de marques nommées dans Faserland frappe immédiatement. Nous verrons que la marque et sa logique propre imprègnent profondément l’esprit du narrateur, qui aborde le monde à travers les valeurs véhiculées par la publicité. Celui-ci décrit, classe et juge son entourage à l’aune de critères transmis par les connotations des noms de marque qu’il mentionne et qui ne correspondent qu’en partie seulement à celles en circulation dans la réalité extratextuelle. À la réception médiatique large et pour le moins mitigée de Faserland lors de sa parution en 1995, ont succédé de nombreuses études sur un texte considéré, d’abord par la critique journalistique8 puis, de manière plus nuancée, par la recherche en littérature, comme le fondateur de la nouvelle Popliteratur des années 1990. La jeune génération d’auteurs qui s’inscrit dans le sillon de Kracht9 affirme son ancrage dans le présent immédiat,10 en intégrant à ses écrits de nombreux éléments issus de la culture populaire, comme des noms de marques ou des titres de « Faserland » et « Fatherland » dénote une référence intertextuelle au roman de Roman Harris, Fatherland (1922). Sur ce sujet cf. entre autres BARTELS 2011. 3 Cf. entre autres SANDER 2015, pp. 135–136. 4 Sur la question de l’oralité cf. DÖRING 1996. 5 Cf. par exemple FORSSELL 2011, p. 106. 6 KRACHT, Faserland, 2011, p. 13. Nous soulignons. 7 Ibid., p. 120. 8 Sur la réception de Faserland, c.f. entre autres SCHUMANN 2009. 9 Benjamin von Stuckrad-Barre, Sybille Berg, Thomas Brussig ou encore Alexa Henning von Lange sont souvent cités dans ce contexte. Cf. BAßLER 2010, pp. 123–124. 10 Cf. BRINKMANN 2007, p. 24 ; FREUND 2001, p. 14; LIESEGANG 2004, p. 273.

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musique. Alors que la première génération d’auteurs allemands qualifiés de « pop » dans les années 1960, dont Rolf Dieter Brinkmann est le représentant le plus paradigmatique, adoptait, à travers l’intégration d’éléments populaires, une attitude plutôt critique face à la société de consommation,11 les jeunes auteurs12 des années 1995–2000 semblent en phase avec elle : In jüngerer Zeit verschiebt sich [...] das Image des Textproduzenten vom sozialen Außenseiter hin zu einem gesellschaftlich angepaßten, mediengerecht auftretenden Typus von Literaten, der in anderen sozialen Kontexten genauso gut als erfolgreicher, telegener Jungunternehmer, Rechtsanwalt oder talkshowmaster auftreten könnte.13

Bien que le terme de Popliteratur soit largement utilisé et que divers ouvrages collectifs soient consacrés à son incarnation dans les années 1990,14 ses contours restent vagues. Les différentes tentatives de définition se contredisent, tant sur les textes et les auteurs à qualifier de « pop » que sur la délimitation historique du phénomène.15 Certains critères font toutefois consensus : So geht man davon aus, dass in die Texte der sogenannten Popliteratur grundsätzlich immer die Popkultur, insbesondere die durch die elektronischen Massenmedien vermittelte Musikkultur, als allgegenwärtiger Sozialisationshintergrund der Figuren wie Autoren eingeht. Die Massenmedien und vor allem die musikalischen Unterfaltungsforen [...] werden so zu konstitutiven Elementen des Erzählens. [...] Die Autoren integrieren in ihre Texte die Idole, Ikonen und Zeichensysteme der Pop- und Massenkultur, die seit den sechziger und siebziger Jahren den gesellschaftlichen Erfahrungshorizont eben dieser Generation bestimmte.16

Les noms de marque font partie du « système sémiotique de la culture “pop” et de masse » et leur intégration au sein du texte est très fréquemment citée comme un 11 « Der von Brinkmann praktizierte filmisch-unmittelbare Schreibstil, seine flexible und offene Sprachfindung, die vor der Negierung der ästhetisch-stilistischen und moralischen Tabus und Konventionen der westlichen Wohlstands- und Konsumgesellschaft nicht zurückschreckte, zielte darauf, so wie einst die Autoren des Dada, in der Zertrümmerung von Sprachklischees, von Scheinwelten der Werbe- und Medienindustrie das Individuum in und mit seinen Beschädigungen freizulegen und somit Freiräume für eine sinnliche (Selbst)Erfahrung zu erkunden. » JUNG 2002, p. 37. 12 Des auteurs plus âgés publiés chez Suhrkamp (Rainald Goetz, Thomas Meinecke et Andreas Neumeister) constituent une catégorie à part de la nouvelle Popliteratur. Cf. BAßLER 2010 ; WINKELS 1999. 13 JUNG 2002, p. 40. « Ces derniers temps, l’image du producteur de textes se déplace de celle du marginal vers un type d’écrivains conformes à la société et médiagéniques et qui pourraient, dans d’autres contextes sociaux, tout aussi bien se présenter comme jeunes entrepreneurs prospères et télégéniques, comme avocats ou animateurs de talkshow. » 14 Cf. par exemple ARNOLD 2003 ; GRABIENSKI/HUBER/THON 2011 ; JUNG 2002. 15 Pour un aperçu des diverses positions existantes, cf. SCHUMACHER 2011, p. 58. 16 JUNG 2002, pp. 32–33. « On considère que, dans les textes de la Popliteratur, la culture pop, en particulier à travers la musique diffusée par les médias électroniques de masse, est présente en tant que [représentante du] contexte sociétal dans lequel les personnages, comme l’auteur, évoluent. Les médias de masse et surtout les forums de divertissement musicaux […] deviennent des éléments constitutifs du récit. […] Les auteurs intègrent les idoles, les icônes et les systèmes sémiotiques de la culture pop et de masse, qui constituent, depuis les années 1960– 70, l’horizon social de cette génération spécifique. »

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des critères de définition de la Popliteratur. Comme l’affirme Weyand,17 il est évidemment erroné de considérer que la seule mise en scène de marques distingue la Popliteratur des écrits qui la précèdent, puisque la littérature s’en est emparée depuis leur émergence au 19e siècle. Néanmoins, les textes « pop » en font un usage systématique, et souvent massif, qui justifie pleinement l’intégration de ce paramètre dans la définition que l’on en donne. Alors que l’on reproche aux textes des jeunes auteurs des années 1990 leur superficialité (all. Oberflächlichkeit), Moritz Baßler, dont la tentative de définition de la Popliteratur reste la plus aboutie à ce jour, considère ce manque de profondeur « non comme une différence déficitaire, mais comme un phénomène légitime »18. En se basant sur la théorie de l’archive de Boris Groys,19 Baßler soutient que l’innovation de la Popliteratur tient à l’intégration d’éléments « profanes », généralement considérés comme indignes d’être assimilés à la mémoire collective, à l’ « archive culturelle ».20 Ce procédé participe d’un geste jouissif, qui valorise et réhabilite la culture de masse, en se gardant de toute critique à son égard. L’approbation joyeuse de la culture populaire et des règles de la société de consommation constitue donc un critère distinctif de la Popliteratur : pour Baßler, le geste d’archivage est positif, léger. Or, Faserland, désigné comme le roman fondateur de cette tendance, y occupe une position paradoxale. Sa mise en scène d’un nombre important de noms de marque a suffi à le faire largement considérer comme un roman célébrant, dans une affirmation enjouée, la superficialité,21 alors qu’une telle vision du texte résulte d’une lecture éminemment sélective. La posture adoptée par Kracht au début de sa carrière littéraire a sans aucun doute encouragé les interprétations « affirmatives » de son roman : en se mettant en scène avec Benjamin von Stuckrad-Barre dans une campagne publicitaire pour la marque Peek & Cloppenburg, Kracht provoque à dessein les acteurs du champ littéraire, en affichant sans complexe sa proximité avec le monde du commerce.22 Sa participation à la réunion-performance à l’hôtel Adlon de Berlin, retranscrite sous le titre de Tristesse Royale, qui réunissait un « popkulturelles Quintett » composé, outre Kracht, de Joachim Bessing, Eckhart Nickel, Alexander von Schönburg et Benjamin von Stuckrad-Barre, a par ailleurs favorisé une lecture identificatrice de Faserland, qui voit dans le narrateur du roman l’alter ego d’un auteur qui, dans un décor luxueux et en buvant du champagne, prononce des phrases telles que celle-ci : Ich werde von der Privatbank Conrad Hinrich Donner betreut, und ich möchte niemals in meinem Leben wählen müssen zwischen Deutscher Bank, Dresdner Bank, Hamburger Sparkasse 17 Cf. WEYAND 2013, pp. 5 sqq. 18 BAßLER 2002, p. 15. « […] nicht als defizitäre Abweichung, sondern als Phänomen eigenen Rechts ». 19 Cf. GROYS 1992. 20 Cf. BAßLER 2002, p. 21. 21 Cf. entre autres FREUND 2001. Au contraire, d’autres auteurs s’efforcent à lire l’œuvre de Kracht en-dehors des critères de la Popliteratur : cf. entre autres ALT 2009 ; FINLAY 2004 ; FINLAY 2013 ; SANDER 2015. 22 Cf. WEGMANN 2011, p. 528.

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und wie sie alle heißen, weil ich finde, daß die alle schlimm aussehen. Die Logos sind schlecht, die verwendeten Schriften ein Grauen, die Gebäude furchtbar. Wie habt ihr es geschafft, euch für eine dieser Banken zu entscheiden?23

Au-delà du fait que Tristesse Royale se présente comme le résultat d’une réunion, dont le lecteur ne peut vérifier ni la véracité ni le sérieux, et que l’on a donc également affaire à une mise en scène qu’il faut considérer avec distance, la posture adoptée par Kracht dans l’espace public ne justifie ni les lectures identificatrices, ni les lectures monolithiques de Faserland,24 qui ne résistent d’ailleurs pas à une analyse précise du texte. En effet, et paradoxalement, malgré sa position de précurseur, Faserland ne correspond pas, tant au niveau de son contenu (le narrateur de Faserland consomme sans aucune jouissance) qu’à celui de sa forme, à la définition de la Popliteratur comme archivage acritique de la culture populaire.25 Baßler insiste dans ce contexte sur la distinction nécessaire – et dans le cas de Kracht particulièrement souvent négligée par la critique26 – entre auteur et narrateur. Il ajoute que, dans Faserland, une instance étrangère au narrateur participe à la construction du sens du roman, ce qui n’est pas le cas chez von Stuckrad-Barre, que Baßler considère comme le « maître de la Popliteratur »27 : Anders als in Krachts Rollenprosa werden die Geschmacksurteile im Soloalbum zwar in ihren Bedingungen hin- und her reflektiert, dabei aber nicht durch eine verborgene Instanz überformt bzw. unterlaufen, die auf der Textoberfläche nicht präsent wäre.28

C’est très certainement la dimension provocatrice29 du large usage des noms de marque dans Faserland qui a amené une partie de la critique (journalistique) à ignorer totalement certains aspects du roman de Kracht et à le ranger dans le tiroir acritique de la « Popliteratur » des années 1990. Notre lecture visera, au contraire, à démontrer la complexité d’un roman qui présente une ambivalence notoire quant à l’omniprésence des marques dans la société contemporaine, dont il se fait écho. 23 BESSING, Tristesse Royale, 2001, p. 25. 24 La lecture du journaliste et auteur Florian Illies, qui voit en Kracht le représentant d’une génération libérée de toute conscience politique et qui approuve sans réserve la société de consommation, est emblématique : « [...] die Ernsthaftigkeit, mit der Kracht Markenprodukte einführte und als Fundament des Lebens Anfang der neunziger Jahre vor Augen führte, wirkte befreiend. [...] Es wirkte befreiend, dass man endlich den gesamten Bestand an Werten und Worten der 68er-Generation, den man immer als albern empfand, auch öffentlich albern nennen konnte. » ILLIES, Generation Golf, 2009, pp. 154–155. 25 Cf. BAßLER 2002, p. 114. 26 Cf. à ce sujet JANNIDIS 2002. 27 Ibid., p. 110. 28 BAßLER 2002, p. 121. « À l’inverse du récit de Kracht, dans Soloalbum, les jugements personnels font l’objet de réflexion, mais ne sont pas remodelés ou détournés par une instance cachée qui ne serait pas présente à la surface du texte. » 29 « Denn Kracht hat 1995 etwas riskiert, das vor ihm in dieser Konsequenz noch niemand in Deutschland gewagt hat: die Dinge des Alltags unreflektiert in ihrer Oberflächlichkeit abzubilden – ohne jede emotionale Aufladung. Inhaltlich wie stilistisch also eine offene Provokation im Land der Dichter und Denker. » BEUSE 2001, p. 153.

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4.1.2. La femme parfaite d’un « jeune auteur de Minuit » La femme parfaite, paru aux éditions de Minuit, est le quatrième roman de Patrick Deville. Il retrace l’histoire, pour le moins étrange, d’un narrateur autodiégétique, nommé Paul Cortese, qui exerce la profession de courrier de cabinet et vit séparé de la mère de son fils de quatre ans. Son récit correspond à quelques jours de sa vie (l’action se déroule entre un jeudi et un lundi), durant lesquels il s’invente une compagne imaginaire : le narrateur crée de toutes pièces le personnage d’Olga à partir de la photo d’une jeune femme blonde, à qui il doit livrer un passeport à Cuba dans le cadre d’une de ses missions, et à qui son supérieur, Jean Robin,30 a précédemment donné ce prénom d’Olga. Dans un mouvement spontané, il raconte à son collègue, nommé Mortier, avoir rencontré « la femme parfaite » et l’invite à dîner en leur compagnie le soir même. Pris au piège de son propre mensonge, Cortese se procure alors de nombreux produits de beauté pour faire croire à l’existence d’Olga, avant d’arracher quelques cheveux à une jeune femme dans une brasserie pour parfaire l’illusion. Lorsque Mortier arrive chez lui, Cortese excuse l’absence de sa compagne en affirmant qu’elle a été retenue pour des raisons professionnelles. Le lendemain, il s’achète un mannequin qu’il installe devant la télévision allumée. Avant son départ pour Cuba, Cortese se voit dans l’obligation de confier les clés de son appartement à Jean Robin qui veut récupérer la photo d’identité d’Olga, accrochée par le narrateur au miroir de sa salle de bain. Cortese est ainsi contraint d’avouer à Robin la mise en scène à laquelle il s’est adonné. À Cuba, il rencontre la « vraie » Olga, qui se volatilise bientôt dans la nature. À son retour à Paris, alors que la jeune femme de la brasserie lui rend visite dans son appartement, Cortese découvre le corps d’Olga (de Cuba), morte, éventrée dans sa baignoire. À la suite de cet événement, Jean Robin, qui semble faire partie des services secrets français, fait pression sur Cortese pour l’obliger à travailler directement pour lui, ce qu’il accepte à contrecœur. Le récit débute un lundi, après la découverte du corps par Cortese et juste avant son rendez-vous avec Jean Robin. S’ensuit alors une analepse complète qui nous ramène, à la fin du roman, à ce même rendez-vous. Contrairement à Faserland, la langue de La femme parfaite est extrêmement imagée. De nombreuses références intratextuelles construisent un réseau d’isotopies sémantiques, qui donne à plusieurs reprises l’impression que le texte se répond à lui-même. La quantité de détails donnés sur les marques de vêtement qu’il porte contraste avec le peu d’informations dispensées au lecteur sur les personnages. Comme le narrateur de Faserland, Paul Cortese ne saisit le monde qu’à travers le filtre des discours publicitaires : il se contente de la surface et ne cherche pas à connaître autre chose de ses contemporains que la marque de leurs chaussures ou de leur parfum.31 Cortese vit dans un monde aisé, une bulle de luxe qu’il cultive et préserve ; c’est donc à cette catégorie qu’appartient la majorité des noms de marque présents dans le roman. L’abondance de signes commerciaux dans La femme 30 Le nom de Jean Robin renvoie à plusieurs œuvres d’Alain Robbe-Grillet, qui reste un modèle pour la génération des « jeunes auteurs de Minuit ». Cf. à ce sujet HYPPOLITE 2012, p. 59. 31 Cf. à ce sujet également SCHMIDT-SUPPRIAN 2003, p. 182.

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parfaite, comme d’ailleurs dans le roman précédent de Deville, Le feu d’artifice (1992), n’a pas échappé à la recherche universitaire : outre le renvoi au monde contemporain sur lequel nous reviendrons, la critique relève avant tout leur fonction descriptive et le fait que la caractérisation des personnages se limite à leur seule mention.32 Patrick Deville appartient à la nouvelle génération d’écrivaines et d’écrivains qui commencent à publier chez Minuit dans les années 1980.33 Il est plus particulièrement associé à un ensemble spécifique d’entre eux,34 regroupés sous l’étiquette de « minimalistes ».35 Comme ce terme l’indique, le principe de réduction caractérise les récits désignés comme tels : ils se distinguent ainsi par leur brièveté, qui se reflète sur les plans syntaxique et lexical, l’épuration de leur style et une absence de liens causals au niveau de l’intrigue.36 Schoots mentionne en outre que le vocabulaire utilisé « port[e] l’empreinte de la langue parlée et publicitaire »37 et note que les personnages n’arrivent pas à restituer une image cohérente du monde : Les descriptions sont sujettes aussi bien aux dispositions changeantes des personnages qu’aux circonstances météorologiques et aux effets du temps. Les objets ne sont pas décrits par leurs dimensions géométriques […]. Ils ne sont même pas décrits à proprement parler : mentionner un objet, sa marque ou sa couleur suffit parfois. […] L’influence que l’homme exerce sur le monde par son observation déformante n’empêche d’ailleurs pas que les objets exercent une influence sur les personnages : ceux-ci se distinguent par les voitures qu’ils conduisent, la musique qu’ils écoutent ou les cigarettes qu’ils fument. Même s’il voyage en vaisseau spatial, l’homme minimaliste est étroitement imbriqué dans son décor.38

Le contexte dans lequel les textes minimalistes s’inscrivent est interprété de manière différente dans les diverses contributions qui leur sont consacrées. Schoots les situe dans la tendance du « retour au récit »39 du début des années 1980, en avançant l’argument qu’ils contiennent des éléments narratifs traditionnels « comme une intrigue et des personnages dotés d’un nom »40, bien que l’« absence de conjonctions causales, d’un dénouement explicatif et d’une motivation psychologique »41 exclue 32 Cf. BRANDSTETTER 2006, p. 191 ; HYPPOLITE 2012, pp. 61 sqq. ; RABADI/RABADI 2009, pp. 190–191 ; SCHMIDT-SUPPRIAN 2003, p. 137. Sur Le feu d’artifice, cf. SCHOOTS 1997, p. 65. 33 Elle est composée entre autres de Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Eric Chevillard, Christian Oster et Marie Redonnet. Cf. à ce sujet AMMOUCHE-KREMERS/HILLENAAR 1994 ; FLÜGGE 1993. 34 Les auteurs eux-mêmes n’adoptent pas de position théorique commune et ne se revendiquent d’aucune école. Cf. à ce sujet : SCHOOTS 1997, pp. 13 sqq. 35 Dans les différents ouvrages consacrés aux minimalistes, les écrivaines et écrivains rassemblés sous cette étiquette diffèrent quelque peu, mais Deville est généralement nommé. Dans les monographies suivantes, ses textes parus dans les années 1980 et 1990 sont associés à cette notion : ESFANDIAR 2001 ; HERTRAMPF 2011a. À l’inverse, Jacobs refuse de regrouper Deville et Toussaint sous une quelconque étiquette : cf. JACOBS 1994, pp. 348–349. 36 Cf. ASHOLT 1994 ; SCHOOTS 1994 ; SCHOOTS 1997. 37 SCHOOTS 1997, p. 53. 38 Ibid., pp. 55–56. Nous soulignons. 39 Cf. également FLÜGGE 1993, p. 56. 40 SCHOOTS 1997, p. 101. 41 Ibid., p. 102.

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tout retour à une narration naïve. Pour Asholt, au contraire, le renoncement à l’histoire et à la psychologisation place les minimalistes en marge de ce mouvement.42 Au sein de la recherche allemande, il est largement fait usage du terme de « postmoderne » pour désigner le tournant des années 1980 dans la littérature de langue française et en particulier l’écriture des « jeunes auteurs de Minuit ». Jochen Mecke interprète ainsi le renouvellement des formes traditionnelles et ludiques comme l’émergence d’une littérature postmoderne en France.43 À la suite de Mecke, Dorothea Schmidt-Supprian44 et Nicole Brandstetter45 lisent l’œuvre de Deville sous le prisme de la postmodernité, qu’elles associent, comme lui, à la question de l’« inauthenticité ». Le manque de profondeur psychologique des personnages, le nombre important de références intertextuelles,46 la dimension ironique et métafictionnelle des textes ainsi que l’artificialité du monde représenté répondent en effet à ce critère.47 Nous considérerons également le texte de Deville comme une illustration possible d’un mode d’écriture postmoderne, en montrant qu’il procède à un brouillage des frontières entre réalité et fiction, tant au niveau du discours qu’à celui de l’histoire. 4.2. DÉCRIRE ET (SE) DISTINGUER Le narrateur anonyme de Faserland et Paul Cortese se servent en premier lieu des marques pour se décrire et décrire les autres. Tous deux tentent par ce biais de se distinguer de leur entourage et de se bâtir une identité propre, ce en quoi ils 42 Cf. ASHOLT 1994, p. 19. 43 Cf. MECKE 2000, pp. 403 sqq. Cf. également MECKE 2002, un article similaire rédigé en français. 44 SCHMIDT-SUPPRIAN 2003. 45 BRANDSTETTER 2006. 46 Schmidt-Supprian adopte une définition large de la notion d’intertextualité, puisqu’elle désigne comme « intertextuelles » les références à différents discours sociétaux, ce qui suppose une similitude problématique entre des éléments aussi distincts qu’un texte littéraire spécifique et un discours publicitaire par exemple. La thèse que nous retiendrons renvoie au fait que les textes minimalistes – et postmodernes – ne recourent jamais directement à la réalité, mais à ses diverses représentations : « [...] es geht dabei um das [...] Verfahren der Autoren, in ihre Romane eine Fülle an intertextuellen Verweisen und Anspielungen auf Werke anderer Schriftsteller, wie auch auf kulturelle oder allgemein-gesellschaftliche Codes oder Diskurstypen einzuflechten. Sie beziehen sich somit nicht auf die Realität selbst, sondern auf ihre Darstellungen; auch das Material, das sie dazu verwenden, ist zu großen Teilen ein bereits geformtes, nicht mehr authentisches. » SCHMIDT-SUPPRIAN 2003, p. 9. 47 Mecke (2000 et 2002) et Brandstetter (2006) affirment, en outre, que la littérature des années 1980–90 subit un processus de « délittéralisation » (all. Entliterarisierung), qui se traduit par une pauvreté grammaticale et un usage stéréotypé de la langue. Par ailleurs, ils relèvent tous deux ce qu’ils appellent des « constructions erronées » (all. fehlerhafte Konstruktionen) au niveau de la focalisation (ce n’est pas le cas dans La femme parfaite). Cette position – jugeante – est critiquée par Irina Rajewsky qui se propose d’éclairer les particularités des romans des « jeunes auteurs de Minuit » autrement, en ne pointant pas des « erreurs », mais bien plus des procédés visant à déconstruire les situations narratives conventionnelles. Cf. RAJEWSKY 2008.

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échouent toujours. Nous verrons à quel point la logique de marque imprègne leur esprit : le narrateur de Faserland s’adonne, dans une hypertrophie de la fonction identitaire de la marque, à la création de toutes sortes de catégories qui dépassent le seul domaine des produits commerciaux ; Paul Cortese, qui lutte, avec force, contre sa ressemblance avec son collègue Mortier, charge certains objets de connotations supplémentaires (et absurdes), pour se distinguer d’une figure qui lui renvoie sa propre vacuité en miroir. 4.2.1. Classer, distinguer, différencier : la marque comme vision du monde Bien que le lecteur ait accès à ses pensées, les contours du narrateur de Faserland restent flous. Il se présente comme une figure difficilement saisissable, sans véritable consistance corporelle : il ne ressent pas la fatigue, malgré le fait qu’il ne dorme pas, et n’éprouve pas de sensation de faim. Il est frappant de constater que, si la plupart des objets cités dans le roman ont un nom (de marque),48 nous n’apprenons jamais celui du protagoniste.49 La description du narrateur n’est pas rassemblée dans un autoportrait, les informations sur sa personne sont disséminées dans le texte et c’est au lecteur de les regrouper pour s’en constituer une image, qui restera toutefois incomplète et énigmatique. C’est à travers l’évocation de la marque de ses vêtements ou de sa voiture que l’appartenance sociale du narrateur se dessine : il possède un véhicule de collection (une Triumph),50 porte des vestes Kiton51 et Davies & Sons52 et ne met que des chemises Brooks Brothers53. Des indications supplémentaires, comme le fait qu’il ait fréquenté l’internat de Salem54 dans sa jeunesse, confirment au lecteur qu’il fait partie de la haute société. Les connotations des signes commerciaux mentionnés, comme celles liées au nom de l’internat, ne sont pas explicitées : c’est au lecteur d’en décoder la charge sémantique à partir de son savoir encyclopédique. Néanmoins, si l’illustration de la richesse du narrateur repose en grande partie sur des présuppositions, celui-ci souligne explicitement, dans un passage, le caractère onéreux de ses vêtements, de manière à rattraper un éventuel manque de connaissance du lecteur : Ein Betriebsratsvorsitzender, der sich gerade zaghaft ein Salamibrötchen besieht, guckt ganz kritisch, so mit zusammengezogenen Augenbrauen, als ob er das, was ich da mit der Lufthansa48 Baumgarten relève que la désignation d’un objet par sa marque n’est pas systématique: « Obwohl nahezu jeder Gegenstand von Krachts namenlosem Ich-Erzähler explizit benannt und einer Marke zugeordnet wird, die wieder sofort anhand ihres Stellenwerts in der Konsumwelt in gut oder schlecht unterteilt wird, gibt es dennoch auffällige Auslassungen. » BAUMGARTEN 2013, pp. 202–203. 49 Cf. également BAUMGARTEN 2013, p. 203 et ALT 2009, p. 306. 50 KRACHT, Faserland, 2011, p. 15. 51 Ibid., p. 25. 52 Ibid., p. 30. 53 Ibid., p. 95. 54 Ibid., pp. 30 et 120.

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Deux univers postmodernes Verpflegung tue, nicht gutheißen kann, und wenn ich ein Ausländer wäre und kein Jackett anhätte, wofür er einen halben Monatslohn hergeben müßte, dann hätte er auch bestimmt etwas gesagt.55

On trouve également des indices de l’aisance financière du narrateur au niveau de l’action. Son errance semble en effet pouvoir s’étendre à l’infini, ce qui révèle qu’il n’a pas besoin de travailler pour vivre. L’argent ne joue aucun rôle dans le choix de ses moyens de transport : il abandonne sa voiture de collection à Sylt pour prendre le train pour Hambourg, fait ensuite le trajet vers Francfort en avion et se déplace régulièrement en taxi. La description que le narrateur offre des autres personnages les réduit à leur condition de « porteurs d’une certaine marque »56 : leur apparence domine, il n’est que rarement fait mention de traits de caractère ou de sentiments. Karin, que le narrateur côtoie dans le premier chapitre, est par exemple caractérisée par le fait qu’elle possède une Mercedes57 et qu’elle porte un foulard Hermès, d’ailleurs orthographié « Hermes » de manière erronée.58 L’entourage du narrateur entre parfaitement dans les cases stéréotypées dans lesquelles on s’attend à le trouver, ce qui témoigne de la manière de penser du narrateur : celui-ci n’envisage en effet le monde qu’à travers le prisme de catégories figées. Ainsi, il constate par exemple en observant ses voisins de table à Sylt : Am Nebentisch stehen drei Männer und reden ziemlich laut über ihren Testarossa. Sie tragen alle Cartier-Uhren, und man sieht ihnen förmlich an, daß sie Golf spielen.59

L’utilisation de l’adverbe « förmlich » est révélateur de la structure mentale du narrateur : le fait que ces hommes possèdent des Ferrari et portent des montres Cartier implique forcément qu’ils jouent au golf. Si les hommes décrits surjouent leur appartenance à la haute société, le narrateur adhère à la dimension convenue de cette représentation en prolongeant un cliché par un autre : il ne cherche pas à déconstruire la mise en scène à laquelle se livrent les hommes en question, mais absorbe les signes qu’ils renvoient comme des données « naturelles ». Le narrateur se présente donc comme un parfait lecteur de mythe, pour qui tout se passe comme si l’image provoquait naturellement le concept, comme si le signifiant fondait le signifié.60

Ibid., p. 53. Nous soulignons. SANDER 2015, p. 104. « bestimmte Markenträger ». KRACHT, Faserland, 2011, p. 16. Ibid., p. 22. On peut se demander ici si cette faute est à attribuer au narrateur, qui assène plusieurs fois des choses erronées (par exemple que Walther von der Vogelweide et Bernard de Clairvaux sont des peintres du Moyen Âge, cf. ibid., p. 67), ou à l’auteur (implicite) qui montrerait ainsi que le manque de savoir de son narrateur touche même les domaines qu’il paraît maîtriser. Une troisième (et plus pragmatique) option est celle d’une erreur de l’auteur laissée non corrigée par la maison d’édition. Dans la traduction française du roman, l’orthographe est correcte, ce qui tend à étayer notre dernière hypothèse. Cf. KRACHT, Faserland, 2019, p. 21. 59 Ibid., p. 21. Nous soulignons. 60 BARTHES 1957, p. 203. Italiques de l’auteur. 55 56 57 58

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Malgré cette naïveté affichée, le narrateur se montre toutefois également capable d’imposer sa propre vision au lecteur, en manipulant les signes commerciaux dont il se sert. La présentation de Sergio, qui apparaît à Sylt puis à Meersburg en compagnie de Karin, est en cela particulièrement éloquente. Elle se présente, à première vue, sous la même forme que celle des autres personnages : Sergio, das ist so einer, der immer rosa Ralph-Lauren-Hemden tragen muß und dazu eine alte Rolex, und wenn er nicht barfuß wäre, mit hochgekrempelten Hosenbeinen, dann würde er Slipper tragen von Alden, das sehe ich sofort.61

La mention des marques Rolex et Alden et, dans une moindre mesure, Ralph Lauren signale au lecteur que Sergio appartient, comme le narrateur, à la haute société. Ceci ne nous donne a priori pas plus d’indications sur lui que sur Karin. Néanmoins, l’expression familière « das ist so einer » laisse transparaître une antipathie du narrateur à l’égard de Sergio, qu’il affilie à une catégorie de personnes – portant des chemises Ralph Lauren, des vieilles Rolex et des mocassins de chez Alden – qu’il perçoit ostensiblement de manière négative. Le narrateur ne donne aucune explication sur son jugement, de sorte que le lecteur a du mal à comprendre les opinions exprimées sur Sergio, qui se cristallisent autour des marques qu’il porte.62 Ce manque d’explication suggère qu’il existe un savoir d’initié que le narrateur partage avec certains lecteurs qui, eux, seront à même de saisir sa logique et sauront immédiatement de quel type de personnes le narrateur parle, lorsqu’il affirme : « das ist so einer ». Ce dispositif implique donc un processus d’inclusion (du lecteur qui comprend les sous-entendus) et d’exclusion (de celui qui ne sait pas). Or, le narrateur revient plus loin de manière indirecte sur le sujet, sans évoquer Sergio, en établissant une distinction entre Ralph Lauren et Brooks Brothers : Meine Hemden sind alle von Brooks Brothers. Kein Hemdenmacher schafft es, so einen wunderbaren Stoff herzustellen. Der Kragen bei diesen Hemden rollt sich ein bißchen, und das Hellblau sieht immer frisch aus, und deswegen kann man sie wirklich jederzeit tragen. Der Unterschied zwischen Brooks-Brothers-Hemden und Ralph-Lauren-Hemden ist natürlich der, daß Ralph-Lauren viel teurer ist, viel schlechter in der Verarbeitung, im Grunde scheiße aussieht und man dann noch meistens so ein blödes Polo-Emblem auf der linken Brust vor sich herum tragen muß.63

Cet exposé du narrateur opère à deux niveaux. Premièrement, il explicite le jugement exprimé précédemment, permettant ainsi au lecteur ignorant de combler ses « lacunes » et de reconstituer les incomplétudes du texte. De cette manière, le texte contribue à la formation de son lecteur modèle, à qui le narrateur impose explicitement ses opinions. Sergio se voit ainsi assimilé à la marque Ralph Lauren et à l’appréciation négative du narrateur sur celle-ci,64 dont le lecteur saisit la teneur a 61 62 63 64

KRACHT, Faserland, 2011, p.18. Cf. également BRINKMANN 2007, p. 20. KRACHT, Faserland, 2011, p. 92. L’analogie entre le personnage et les objets qu’il possède se met en place avant même la rencontre avec Sergio. En effet, le narrateur s’exprime négativement sur une voiture qui se révélera, quelque page plus loin, être celle de Sergio : « Wir parken direkt zwischen einem Porsche und so einem blöden Geländewagen […] » (Ibid., p. 15).

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posteriori. Deuxièmement, ce passage illustre le fait que le narrateur a fait sienne la logique de la marque, qui vise à construire des différences entre des produits similaires en les associant à différentes narrations. Le narrateur a non seulement parfaitement assimilé le discours publicitaire de Brooks Brothers, mais il participe à sa construction et à sa diffusion en présentant la marque comme le seul producteur de chemises capable de fabriquer « so einen wunderbaren Stoff », dont la singularité n’est pas définie autrement que par cette expression pour le moins vague et subjective. En se distinguant de Sergio, le narrateur crée de nouvelles catégories à l’intérieur de son milieu social. Nous verrons plus loin qu’il tente de cette manière de protéger son identité, qu’il sent menacée par la vacuité intérieure qui l’habite. Ce sont assurément ce genre d’extraits qui ont amené certains critiques à estimer que Faserland célébrait la société de consommation et son mode de fonctionnement sans aucune distance. Une telle lecture occulte néanmoins à quel point le lecteur est soumis à la seule vision du narrateur, qui lui impose ses opinions et prend des libertés par rapport à la réalité extratextuelle. En confrontant sa marque favorite à Ralph Lauren, le narrateur ne se contente pas de relayer un discours publicitaire existant, mais développe une argumentation propre. Au-delà du fait que son exposé comparatif soit particulièrement faible, le principal argument contre Ralph Lauren étant que la marque « im Grunde scheiße aussieht », il contient des « erreurs », puisque Ralph Lauren n’est pas plus cher que Brooks Brothers.65 La « vérification » du discours fictionnel du narrateur dans la réalité empirique (que constitue ici le prix des chemises) permet de pointer l’arbitraire des opinions qu’il exprime : le narrateur modèle la réalité afin de la plier à son argumentation et impose ainsi son point de vue au lecteur, qui n’a d’autre accès au monde que sa vision éminemment subjective. La volonté absolue du narrateur de prouver la supériorité d’une marque sur une autre révèle donc une certaine « mauvaise foi » de sa part, et ne peut être lue comme la simple reproduction d’une logique joyeuse de la consommation, qui consisterait en une transposition acritique et sans modélisation de la société contemporaine dans le roman de Kracht. Le narrateur n’est capable de s’exprimer qu’à travers les marques, qui se présentent comme le substitut de toute émotion et de toute pensée. Cela est perceptible jusque dans les moments où il fait preuve d’une certaine empathie et d’une capacité à percevoir une intériorité chez l’autre. Il se sert ainsi de la description de sa voiture – une Porsche – pour illustrer l’état psychique de son ami Rollo, qui se suicidera lors de sa fête d’anniversaire : Er schließt seinen beigen Porsche auf, und wir steigen ein. Das ist so ein 912er aus dem Jahr 1966, und es ist zwar ein Porsche, also im Grunde völlig indiskutabel, dafür aber das schönste Auto auf der Parkwiese. Innen drin sieht es überhaupt nicht porschlochartig aus, sondern wie in einem VW-Käfer. Das Leder der Sitze ist zerschlissen, und alles hat dieses Halbfertige, diese Holprigkeit, die es heutzutage in Autos überhaupt nicht mehr gibt.66

Comme sa voiture, Rollo brille extérieurement (la maison dans laquelle il habite, les fêtes qu’il organise, sa dévotion à ses invités le prouvent), mais est abîmé et usé 65 Cf. BRINKMANN 2007, p. 43, note de bas de page 16. 66 KRACHT, Faserland, 2011, p. 113.

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à l’intérieur. L’opposition entre la marque Porsche et la coccinelle de VW annonce le tableau que le narrateur peindra plus tard de son ami, contrastant avec les portraits superficiels livrés précédemment : Ich meine, ich habe das natürlich geahnt, daß Rollo todtraurig ist die ganze Zeit. Er kennt einfach zuviele Menschen, und diese Menschen haben es viel zu leicht mit ihm. Freunde sind das ja nicht, obwohl sie ihn alle doch zu mögen scheinen. Es liegt in Rollos Familie, daß sie diese innere Leere haben, die daher kommt, daß alle das Beste wollen und sich dann irgendwo festfahren.67

Le personnage de Rollo est identifié à sa voiture en tant qu’objet concret et non pas uniquement en tant que marque, puisque son véhicule ne correspond pas, vu de l’intérieur, à l’image de Porsche. Le narrateur perçoit la dissonance entre la représentation d’un conducteur de Porsche tel qu’on le trouve dans la publicité – séducteur, virile, puissant – et la réalité de Rollo, mais il est incapable de tendre la main à son ami lorsqu’il devient ostensible que celui-ci va se donner la mort. Il n’a pas les ressources intérieures nécessaires pour sauver Rollo, puisqu’il est aussi vide que lui. Après l’avoir laissé seul au bord d’un lac, il vole sa voiture et quitte l’Allemagne, dévoilant ainsi une facette particulièrement cynique de sa personne : Mehr sage ich ihm nicht, obwohl ich es vielleicht gekonnt hätte. Ich drücke seinen Arm noch einmal und sage ihm, ich wolle mir ein Getränk holen, und dann lasse ich ihn da stehen, auf dem Bootssteg. Ich weiß genau, dass ich mir kein Getränk holen werde und noch viel genauer weiß ich, daß ich Rollo nicht wiedersehen werde. [...] In meinem Zimmer packe ich den Koffer. [...] Ich schließe Rollos Porsche auf, setze mich hinein und starte den Motor.68

4.2.2. La marque comme principe structurant et enfermant Le recours répété aux marques dont use le narrateur de Faserland témoigne d’un besoin d’ordonner le monde, en établissant des catégories à travers lesquelles il peut s’orienter. Il tente ainsi de renforcer son identité en s’affiliant ou en se distinguant de tel ou tel groupe d’individus, usant des objets de consommation comme d’une armure qui le protège de la dissolution de ses propres frontières.69 Le narrateur, qui apparaît comme une figure flottante, est en effet menacé comme sujet tout au long du roman. À l’image de Patrick Bateman dans American Psycho, il lui arrive très fréquemment de ne pas être reconnu.70 On en vient à douter de sa « réalité » : à Francfort, il croise ainsi son « ami » Alexander qui, lui, ne le voit même pas.71 De plus, sa corporalité est quasi inexistante, ce qui renforce l’impression de son 67 68 69 70 71

Ibid., p. 144. Ibid., pp. 145–146. Cf. KNIGHT 2014, p. 228. Cf. HERMES 2011, p. 189. Cf. KRACHT, Faserland, 2011, p. 80.

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inconsistance. Le protagoniste se sent sans cesse menacé par le regard des autres, toujours susceptibles de le prendre pour ce qu’il n’est pas – ou ne veut pas être : ainsi, en rentrant en taxi d’une soirée au cours de laquelle il a consommé de la drogue, il craint d’être pris pour un junkie : Unterwegs merke ich, wie meine Hände zittern, also setze ich die Sonnenbrille auf, damit der Fahrer mir nicht im Rückspiegel in die Augen gucken kann und denkt, ich wäre ein Junkie.72

L’objet le plus notoire dans cette recherche de protection de soi, qui passe par le besoin d’identification à un groupe, est la Barbourjacke du narrateur.73 Elle agit aussi bien comme un symbole de son statut social que comme un filtre protecteur : Andererseits ist sie eine Schutzhülle, die es dem Erzähler ermöglicht, sein wahres Ich zu verstecken und eine äußerliche Gleichheit mit den der gleichen sozialen Klasse Angehörenden zu behaupten. Die Jacke dient zur Maskierung des Gefühls einer metaphysischen Leere, welche im Fall des Entdecktwerdens Unpopularität und soziale Ausgrenzung hervorrufen könnte [...].74

Le narrateur s’identifie aux personnes de son entourage qui portent, comme Karin et Alexander, une Barbourjacke. Le vêtement fonctionne comme un signe de reconnaissance et inscrit le narrateur dans une communauté, ce qui lui permet à la fois de se constituer une identité et de dissimuler son individualité derrière l’image renvoyée par ses semblables. Dès lors que le pouvoir d’identification des marques a été parfaitement assimilé, la question de l’appartenance ne se cantonne plus à elles. Le besoin de classification du narrateur, et son impossibilité de se libérer d’une logique dans laquelle il est enfermé, sont rendus explicites par sa construction constante de catégories incohérentes, qui dévoilent par ailleurs son manque de réflexion : les groupements qu’il crée sont absurdes et ne font l’objet d’aucune justification, comme lorsqu’il associe le parti social-démocrate (SPD) au parti national-socialiste,75 qualifiant un homme de « SPD-Nazi »76. Dans un des taxis qu’il prend à Hambourg, le narrateur s’imagine que le chauffeur le trouve antipathique car ce dernier se rend à des manifestations, ce qu’il déduit simplement du fait qu’il a un autocollant sur son tableau de bord : Wir halten vor Nigels Wohnung, und ich bezahle den Taxifahrer, der zum Glück während der Fahrt kein einziges Wort gesagt hat, weil er sauer war, daß wir beide gleich alt sind und ich ein Jackett von Davies & sons trage und er auf Demos geht.77

Cet exemple illustre la dimension projective et arbitraire qui régit la construction de catégories par le narrateur. L’association de plusieurs éléments hétérogènes pour définir l’autocollant du chauffeur de taxi qu’il qualifie de « Regenbogen-FriedensNichtraucher-Ökologen-Sticker »78 démontre en outre qu’il a recours à des 72 73 74 75 76 77 78

Ibid., p. 50. Cf. également KNIGHT 2014, p. 128. BIENDARRA 2002, p. 170. Cf. FRANK 2003, p. 225. KRACHT, Faserland, 2011, p. 53. Ibid., pp. 29–30. Ibid., p. 30.

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raccourcis immotivés, qui relèvent d’une logique personnelle et difficilement défendable, pour construire ses groupements douteux. Ceci dénote une ignorance certaine du protagoniste, dont le manque de culture perce dans plusieurs passages.79 Enfermé dans une logique de la marque, le narrateur ne perçoit le monde qu’à travers le prisme des catégories qu’il construit. Il ne rencontre par conséquent que des personnes stéréotypées, « qu’il ne peut distinguer au maximum qu’à travers les produits qui les entourent »80. L’accès restreint à la réalité, qui découle de ce procédé, se reflète dans la manière dont le narrateur aborde les lieux dans lesquels il se rend. Il ne perçoit jamais ni de pluralité, ni d’ambivalence, ni d’hétérogénéité, et énonce ses observations éminemment subjectives comme des vérités universelles. Les habitantes des villes qu’il visite forment à ses yeux des ensembles homogènes, dans lesquels se mêlent des clichés associés à l’endroit décrit et des critères propres au narrateur, qu’il n’explicite pas : Frankfurter Mädchen haben immer so eine Selbstverständlichkeit, die man nirgendwo sonst in Deutschland findet. In Hamburg sind alle Mädchen barbourgrün, in Berlin ziehen sie sich betont schlecht an, damit sie so aussehen wie Künstler, und in München haben die Mädchen wegen dem Föhn so ein seltsames inneres Leuchten.81

Constanze Alt note pertinemment à propos de ce passage que c’est le produit fabriqué, et non un élément de la nature, qui sert de point de référence au narrateur : Hier bekommt die Prägung durch die Markenwelt besonders Gewicht. […] So gilt als Bemessungsgrundlage für die Intensität der Farbe Grün nicht etwa das Gras, sondern ein Grün aus zweiter Hand.82

La propagation d’une logique classificatrice à tout son environnement, qui doit aussi bien contribuer à la stabilisation de l’identité du protagoniste qu’à la création d’un sentiment d’appartenance, se révèle néanmoins insuffisante : le narrateur apparaît en effet toujours isolé au milieu des autres, même de ceux à qui il ressemble. S’il n’aborde jamais sa souffrance, la description minutieuse de ses faits et gestes laisse apparaître un état psychique inquiétant. À Francfort, lorsqu’il compose « par erreur » le numéro de téléphone d’Alexander, il est incapable de parler quand celuici répond. Le narrateur est alors sujet à une crise qui habite tout son corps : Ich habe das Gefühl, als ob ich nach hinten kippe. Ich sehe so schwarze und gelbe Dinge, und ich weiß nicht, was es für Dinge sind. Hallo, kommt noch einmal aus dem Hörer, aber von ganz weit weg über mir oder von hinten.83

79 Cf. à ce sujet la note 58 de ce chapitre. 80 BAUMGARTEN 2013, p. 102. « [...] die er maximal an ihrer Produktumgebung auseinanderhalten kann ». 81 KRACHT, Faserland, 2011, p. 79. Alt note en outre que tout ce que le narrateur dit sur les femmes relève du cliché. ALT 2009, p. 310. 82 ALT 2009, p. 296. « L’influence du monde des marques prend ici un poids particulier. […] Ainsi, la base sur laquelle se mesure l’intensité de la couleur verte n’est pas, par exemple, l’herbe, mais un vert de seconde main. » 83 KRACHT, Faserland, 2011, p.75.

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La Barbourjacke, qui est censée le protéger, symbolise dès lors l’échec du narrateur à se sentir appartenir à la société. À son arrivée à Francfort, il entreprend de brûler le vêtement : Ich ziehe meine Barbourjacke aus und lege sie vor mir auf den Fußboden. Dann zünde ich mir noch eine Zigarette an, und werfe das brennende Streichholz auf das blöde Innenfutter der Jacke.84

À Zurich, le narrateur oublie à l’hôtel sa nouvelle Barbourjacke (qu’il a volée à Alexander). En Suisse, pays qu’il idéalise, il semble ainsi ne plus avoir besoin de la « protection » que lui offre le vêtement. Mais la fin ouverte du roman, qui suggère que le narrateur se suicide,85 indique plutôt qu’il ne peut se libérer de son enfermement mental que par la mort et qu’il n’existe pas d’alternative au monde dans lequel il évolue. Il n’existe effectivement pas d’espace dans la vie du narrateur qui ne soit colonisé par la logique de marque. Contrairement à ce que certains critiques ont pu affirmer,86 les souvenirs d’enfance du narrateur n’offrent pas de véritable contraste avec son présent. Il rapporte en effet un épisode de vacances durant lequel il avait fait la connaissance d’un autre petit garçon, Henning, avec qui il allait régulièrement s’acheter des glaces. Comme Henning pouvait se permettre de n’acheter qu’une marque de glace (Berry), le narrateur, plus riche, leur procurait à tous les deux des glaces de la marque Grünofant, plus onéreuse. Mais l’amitié entre les deux s’est peu à peu dégradée. Le protagoniste de Faserland analyse la situation de la manière suivante : Heute glaube ich, daß es daran lag, daß er es einfach nicht ertragen konnte, daß er immer nur Berry hat kaufen können und ich immer Grünofant. Wir haben uns dann immer weniger gesehen und am Schluß gar nicht mehr.87

Dès l’enfance, ses relations sont empreintes d’une réalité sociale qui creuse des différences semblant indépassables. Cet exemple permet de démontrer qu’il n’existe pas, pour le narrateur de Faserland, d’espace hors système, hors logique de marque. Il évolue dans un cadre statique, dans lequel il ne peut se mouvoir librement.88 4.2.3. Autoportrait en surface Contrairement au narrateur anonyme de Faserland, celui de La femme parfaite s’adonne régulièrement à des descriptions de lui-même. En particulier dans les premiers chapitres, il fournit directement au lecteur des informations sur sa personne.

84 85 86 87 88

Ibid., pp. 65–66. Cf. à ce sujet entre autres BARTELS 2011 ; BRINKMANN 2007 ; HERMES 2011 ; LEHMANN 2005. Cf. notamment FINLAY 2004, p. 199. KRACHT, Faserland, 2011, pp. 77–78. Cf. également BAUMGARTEN 2013, p. 215.

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On apprend ainsi qu’il a trente-cinq ans,89 exerce le métier de courrier de cabinet au Quai d’Orsay90 et qu’il porte le nom de sa mère : Il [le père du narrateur] nous avait abandonnés bien avant mes quatre ans et je porte le nom de ma mère : Cortese. Paul Cortese. Je suis né à Buenos-Aires, comme elle, dans une famille de diplomates français et d’éleveurs de moutons écossais.91

Le narrateur raconte également sa séparation d’avec Margot, la mère de son fils.92 Sa situation familiale est donc connue du lecteur. Ces indications restent néanmoins très succinctes et le narrateur les livre sur un ton léger et détaché, comme si elles ne le concernaient pas vraiment.93 Cortese est plus loquace lorsqu’il s’agit de décrire son apparence physique, ce qu’il entreprend principalement en mentionnant la marque de ses vêtements.94 Nous verrons que ces descriptions peuvent être lues sur plusieurs plans, dans la mesure où elles sont le fruit d’une écriture ludique, qui joue avec les différents niveaux du texte. Dès le début, les précisions que Cortese donne sur son apparence produisent un effet dissonant dans le contexte des événements, dramatiques, qu’il narre : Sans remonter jusqu’à ma propre enfance (mon fils a quatre ans), il m’est ainsi possible de déterminer avec précision le moment où les choses autour de moi commencèrent à basculer dans le vide. C’était jeudi dernier à onze heures dix-sept. Je consultais ma montre. Nous étions depuis vingt minutes au rayon jouets de la Samaritaine. Je portais un pardessus noir, Gianni Versace.95

L’indication de la marque du costume de Cortese est graphiquement isolée du reste du paragraphe et ainsi mise en évidence, comme si elle constituait l’élément décisif de ce passage. Or, à l’ouverture de cette analepse, le corps d’une femme morte, éviscérée, se trouve dans la baignoire de Cortese ; à ce point du récit, celui-ci

DEVILLE, La femme parfaite, 1995, p. 12 : « J’ai trente-cinq ans depuis six mois. » Ibid., p. 13. Ibid., p. 22. Ibid., p. 23. Minuit présente, dans les années 1980, la production de quatre de ses « jeunes auteurs » (Echenoz, Toussaint, Oster et Deville) sous le dominateur commun de « romans impassibles », appellation qui s’est imposée au sein de la recherche. L’impassibilité des personnages par rapport à ce qu’ils vivent ne doit pas être confondue avec de l’indifférence ou de l’insensibilité. Elle relève de la dissimulation (de leurs sentiments ?) qui tient toute tentative de psychologisation à distance. Cf. ASHOLT 1994, p. 19 ; SCHOOTS 1997, pp.11 et 45–49. 94 Schmidt-Supprian utilise l’expression de « Pseudo-Charakterisierung » pour définir cette stratégie descriptive, qui concerne tous les personnages du roman : « Kaum ein Kleidungsstück oder Gebrauchsgegenstand, bei dem nicht zusätzlich oder gar ausschließlich die Herstellermarke genannt wird, und zwar ohne Kursivsetzung, so als seien diese Wörter schon vollständig lexikalisiert. Gemäß der Vermarktungsstrategien der Firmen, Identitäten zur Verfügung zu stellen und so zu tun, als ob diese durch Erwerb des entsprechenden Produkts übernommen werden könnten, werden Personen über ihre Kleidermarken pseudo-charakterisiert [...] ». SCHMIDTSUPPRIAN 2003, p. 137. 95 DEVILLE, La femme parfaite, 1995, p. 11. Nous soulignons. 89 90 91 92 93

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cherche le moment de bascule de sa vie qui l’a conduit à cette situation. On s’étonne donc que Cortese insiste sur la marque du pardessus qu’il portait alors. Cortese poursuit son auto-description au fil des pages suivantes : Je portais un costume mi-saison gris clair d’Yves Saint-Laurent et des lunettes de vue Sabana à monture d’écaille. J’opte pour un style architecturé, avec des lignes nettes et sûres sans aucun détail superflu, lesquelles vous offrent à la fois la souplesse, le confort et la bienveillance de vos contemporains. (Deux ou trois mamans nous surveillaient du coin de l’œil et des filles à peine nubiles m’allumaient un peu plus ouvertement).96

Les noms de marque évoqués ici sont accompagnés d’une explication générale sur les choix vestimentaires du narrateur, dont il se soucie de l’effet : son style lui offre, selon lui, la « bienveillance de [ses] contemporains ». Cette affirmation fait immédiatement l’objet d’une vérification, qui laisse apparaître l’euphémisation contenue dans le terme « bienveillance » : son habillement lui permet surtout d’attirer le regard des femmes – c’est du moins ce qu’il perçoit. Il se présente ainsi comme un homme désirable et quelque peu dédaigneux, ce que suggère l’expression « à peine nubiles ». L’affirmation du narrateur sur le fait qu’il « opte pour un style architecturé, avec des lignes nettes et sûres sans aucun détail superflu » peut, d’autre part, se lire comme un commentaire méta-narratif ironique, dans la mesure où le récit est, lui, parsemé de « détails superflus » : la journée que Cortese considère comme celle du « basculement » est, par exemple, racontée avec une absolue précision chronologique qui contraste avec la banalité des événements.97 Ici, le récit rend donc attentif à sa propre structure, sans pour autant entraver la création d’une illusion de réalité. Plus loin, une affirmation du narrateur met, en revanche, le caractère fictionnel du texte en évidence : J’appliquai un gel norvégien Neutrogena sur ma peau, me coiffai avec une nouvelle mousse géniale dont je ne vous donnerai pas la marque, chacun ses problèmes […].98

Le fait que le narrateur taise un nom de marque, alors qu’il précise systématiquement l’appellation commerciale des objets qui l’entourent, constitue également un commentaire méta-narratif ironique qui endosse en outre une dimension métafictionnelle. En s’adressant directement au lecteur, le narrateur pointe le fait qu’il est en train de raconter une histoire et fragilise ainsi la création de l’illusion. Ces procédés, communs aux « jeunes auteurs de Minuit », dénotent de l’antimimétisme du roman de Deville, sur lequel nous reviendrons plus loin :99 Was in den Romanen der jeunes auteurs de Minuit betrieben wird, ist folglich ein Erzählen, das, gerade indem es die Konventionalität seiner eigenen Materialien und den Konstruktcharakter seiner Verfahren in keiner Weise verhehlt, sondern, ganz im Gegenteil, ostentativ ausspielt und präsent hält, eben das realisiert, was den postavantgardistischen bzw. postmodernen Roman sowohl von avantgardistisch geprägten Erzähltexten als auch vom traditionellen 96 Ibid., pp. 17–18. Le style de ses chaussures (Richelieu) est indiqué plus loin. Cf. p. 37. 97 Par exemple : « À midi treize exactement, nous étions sur les Champs-Élysées et Mortier à Roissy. Je regardais mon fils déchiqueter la Magic-Box du Quick-Burger ». Ibid., p. 17. 98 Ibid., p. 44. Sur ce passage cf. également SCHMIDT-SUPPRIAN 2003, p. 138. 99 Cf. point 4.6. de ce chapitre.

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« realistischen » Roman unterscheidbar werden lässt: ein Erzählen durch und durch im Zeichen der Fiktion, die mit Hilfe verschiedenster autoreflexiver Verfahren beständig als solche offengelegt und ausgestellt wird.100

4.2.4. Un personnage interchangeable Les autoportraits du narrateur présents tout au long du roman se ressemblent. Les connotations des marques citées à l’occasion de ces descriptions n’ont pas besoin d’être décodées séparément par le lecteur, qui doit seulement y identifier le luxe : de la profusion de noms de marque émerge l’impression d’une indistinction entre les différents signes commerciaux qui caractérisent Cortese. Cette image d’une abondance matérielle, à la fois visible et insaisissable par la sensation de flou qu’elle dégage, entre en résonnance avec la similitude des protagonistes masculins. Les brèves descriptions (il est rapidement à court d’éléments pour les caractériser) que le narrateur fait de ses collègues Mortier et Wiener les dessinent en effet comme des figures quasiment identiques : [Mortier] portait un costume classique de chez Smalto, laine à chevrons bruns, gilet serré six boutons, cravate rouge et or sans pince. Ses cheveux coiffés en arrière présentaient une impeccable ondulation vitrifiée au spray, dont les rayures rutilaient dans la lumière comme les sillons d’un disque vinyle en plein soleil. L’ensemble, dans la grammaire cinématographique des années cinquante, aurait défini un advanced student de Cambridge ou un agent du MI-5, voire un mixte des deux, disons James Mason dans Five Fingers de Mankiewicz. Il porte au poignet une Breitling de vingt-cinq mille francs et connaît pratiquement tous les McDonald’s de la planète : que dire de plus de Mortier ?101

Et plus loin : Wiener portait un costume sable Daniel Hechter sur une chemise de soie verte. Il ne fume que des Belmont extra suave que le gendarme lui rapporte spécialement de Caracas. Que dire de plus de Wiener ?102

Mise à part la différence entre les marques de leur costume, peu de choses distinguent les collègues du narrateur l’un de l’autre. Ils présentent par ailleurs de nombreuses similitudes avec Cortese lui-même, qui se permet, pour s’en distancier, quelques railleries dans ses descriptions. Le fait de préciser que Mortier fréquente 100 RAJEWSKY 2008, p. 359. Italiques de l’auteure. « Ainsi, ce qui se pratique dans les romans des jeunes auteurs de Minuit, c’est un récit qui, parce qu’il ne dissimule en rien la conventionalité de son propre matériau ni le caractère construit de ses procédés, mais, au contraire, en joue de manière ostentatoire et le rappelle toujours [au lecteur], accomplit exactement ce qui distingue le roman postmoderne aussi bien des récits d’avant-garde que du roman « réaliste » traditionnel : un récit, placé, du début à la fin, sous le signe de la fiction, mais, qui, à l’aide de différents procédés autoréflectifs, l’expose constamment et la met à nu. » 101 DEVILLE, La femme parfaite, 1995, pp. 59–60. Italiques de l’auteur. Sur les nombreuses références intermédiales chez Deville, cf. HERTRAMPF 2011a ; VON TSCHILSCHKE 2000 ; VON TSCHILSCHKE 2011. 102 DEVILLE, La femme parfaite, 1995, p. 102. Italiques de l’auteur.

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assidûment le McDonald’s contrecarre ainsi l’image élégante que celui-ci souhaite donner. Quant à Wiener, qui vit à Cuba, Cortese ne se prive pas de préciser qu’il se fait livrer des cigares (médiocres) de Caracas, ce qui dénote un certain manque de goût. Contrairement au narrateur de Faserland qui cherche occasionnellement à s’identifier à un groupe (tout en se sentant n’appartenir à aucun), Cortese veut absolument se différencier de ses semblables. Il critique ainsi l’apparence de son chef, Jean Robin, en mettant en avant les spécificités de son propre « look » : Assis dans un fauteuil du Bar anglais au sous-sol, Robin portait un costume italien hors de saison, trop étriqué à mon goût, et feuilletait le Herald. Je privilégie les pantalons plutôt larges, les vestes avec une épaule naturelle, une emmanchure et un bassin à peine appuyés pour permettre tous les mouvements.103

Mais les (vaines) aspirations du narrateur à l’individualité se cristallisent dans ses efforts à se distinguer de Mortier, qui se présente comme un double de lui-même : celui-ci exerce le même métier que lui et cherche de surcroît sans cesse à l’imiter. Le comportement de Cortese, qui tente par tous les moyens de se singulariser, illustre les limites de la recherche de distinction qui motive l’achat de produits de marque. Le personnage pousse ce mécanisme à l’extrême en attribuant de la signification à la couleur du portefeuille de Mortier, qui est de la même marque que le sien (Hermès), accentuant par là sa charge sémantique : « [Mortier] a sorti le même portefeuille que le mien (mais de ton prune, ce que je trouvais parfaitement ridicule) […]. »104 Néanmoins, son mépris intérieur ne satisfait pas Cortese, qui décide finalement de changer de portefeuille et d’utiliser dorénavant une autre compagnie de taxi que Mortier, pour parvenir enfin à la distinction à laquelle il tend sans succès : […] il s’emparait de mon téléphone pour appeler les Taxis Bleus. Je résolus de résilier mon abonnement VIP et de jeter mon Hermès à la Seine, afin de savoir si, dans une semaine, Mortier aurait changé de portefeuille et de compagnie.105

Or, on apprend plus loin que Mortier possède également la même marque de chaussures que lui, ce qui rend la décision de Cortese parfaitement inutile, puisqu’il est toujours rattrapé par la proximité de son collègue : Lorsque nous nous sommes retrouvés à la porte de l’appartement, moi glissant la clef dans la serrure, Mortier a cueilli le cheveu sur sa veste entre le pouce et l’index, cheveu diaphane de femme fantôme, dont nous suivions en souriant la chute hélicoïdale, scintillante et vertigineuse jusqu’au sol, au milieu du losange que dessinaient nos quatre Church’s.106

Cortese semble être aux prises avec un problème insoluble. Mortier lui renvoie sans cesse son échec à se créer une identité propre en se parant d’habits de marques. Ceci constitue une menace existentielle pour Cortese, qui le conduit à éprouver une agressivité extrême et soudaine à l’égard de son collègue :

103 104 105 106

Ibid., p. 31. Italiques de l’auteur. Ibid., p. 63. Ibid., p. 61. Ibid., p. 64. Nous soulignons.

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J’avais du mal à comprendre pourquoi j’inventais toute cette histoire pour Mortier. Alors que je découvrais au même moment que sa présence m’était après tout indifférente. Que la seule chose dont j’avais peut-être envie le concernant était plutôt de lui envoyer mon pied dans le visage, dents cassées, Chesterfield écrasée sur ses lèvres fendues, ou de plonger un couteau de cuisine au travers du gilet Smalto.107

Le fantasme de meurtre évoqué ici contraste avec l’image lisse et contrôlée que le narrateur donne de lui-même et témoigne de la tension entre son apparence et son ressenti : « On m’aura souvent reproché, et Margot la première, de n’être que marbre quand tout en moi est caoutchouc en fusion. »108 La difficulté du narrateur à se distinguer des autres se traduit également par une incertitude sur les contours de sa propre identité.109 Il tente de garder un contrôle absolu sur lui-même, ce qui s’exprime par son rejet de toute corporalité. Les femmes n’atteignent à ses yeux la perfection que lorsqu’elles s’incarnent sous forme de mannequin sans vie, comme Olga, pour qui il se passionne. La sexualité semble donc, à ce stade de son existence,110 ne jouer aucun rôle : même la masturbation ne doit pas être liée à des pensées ayant trait à une quelconque corporalité : J’envoyais valser ma cravate sur une épaule et me masturbai lentement, m’astreignant à chasser toute imagerie sexuelle, songeant à la situation économique internationale par exemple, la pauvre petite, ou me répétant que la somme des angles d’un triangle est toujours égale à deux droites, afin que l’exercice demeurât strictement hygiénique.111

Un des seuls accès sensitifs de Cortese à l’univers qui l’entoure se situe au niveau de l’odorat, qui est paradoxalement le sens qui lie le plus l’être humain à l’état animal. Cependant, les principales odeurs qui parviennent à Cortese sont des sentences artificielles, des parfums dont il reconnaît immédiatement la marque : Je me mêlai à elles, changeai plusieurs fois de trottoir, identifiai leur parfum Van Cleef & Arpels ou Trésor de Lancôme […].112

Le parfum constitue donc également un filtre, une protection qui relève de cette distance glacée qu’il veut mettre entre lui et le monde. Cortese porte un parfum au nom particulièrement éloquent : Egoïste de Chanel.113 Il est d’ailleurs conscient de la fonction spécifique de cet artifice, qu’il analyse à la fin du roman, alors qu’il se rend soudain compte qu’il n’en porte plus : 107 Ibid., p. 61. 108 Ibid., p. 24. 109 Il s’imagine par exemple que Robin a accès à ses pensées : « Comment Robin pouvait-il ainsi lire en moi ? » Ibid., p. 84. 110 Une remarque de Wiener fait comprendre au lecteur qu’il n’en a pas toujours été ainsi : « Je te préférais libertin ». Ibid., p. 102. Cortese fantasme en outre sur l’image de Nadine, la secrétaire, faisant une fellation à Jean Robin, ce qui démontre que son esprit n’est pas « purifié » de toute pensée sexuelle. Cf. ibid., p. 32. 111 Ibid., p. 53. 112 Ibid., pp. 30–31. La jeune femme blonde à qui Cortese dérobe un cheveu au début du roman est également identifiée au parfum qu’elle porte. Cf. ibid., pp. 57 et 142. 113 Cf. entre autres ibid., p. 26.

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Deux univers postmodernes Je déplorais l’évaporation de la bulle d’Egoïste dans laquelle je vivais habituellement, comme ces enfants trop fragiles qui ne peuvent quitter leur tente aseptisée, et qui maintenait entre la douceur de mon esprit et la rugosité du monde un filtre apaisant gonflé de santal, épicé et boisé, un rien vanillé.114

Le nom de marque (Égoïste) participe donc ici littéralement à la caractérisation d’un personnage qui refuse de prendre part à la réalité du monde. 4.3. LE POUVOIR DES MARQUES : CONNIVENCE ET PERFORMATIVITÉ Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’homogénéité du type de marques que l’on trouve dans le roman de Deville (grandes marques de luxe connues internationalement)115 nous dispense de (re)connaître chaque signe commercial en particulier. Le travail collaboratif du lecteur n’est donc pas aussi central dans La femme parfaite que dans Faserland, dont la signification se construit en grande partie sur le principe d’une connivence entre le narrateur et le lecteur modèle. Nous verrons que le texte de Kracht illustre, par cette spécificité constitutive, l’aptitude des marques à créer des groupes exclusifs. Chez Deville, c’est un autre « pouvoir » de la marque qui est mis en scène : celui d’engendrer de nouvelles « réalités », qui s’incarne dans le processus de création de la « femme parfaite » par Cortese. Le roman rend donc compte, de manière ludique, de la capacité des marques à créer des fictions, que le consommateur est appelé à croire. 4.3.1. Un lecteur in Plusieurs chercheuses et chercheurs soulignent le fait que le lecteur idéal de Faserland, comme d’ailleurs celui de la Popliteratur en général, partage avec l’auteur les codes d’une génération et d’un certain milieu social.116 La maîtrise de ces codes constitue non seulement une condition nécessaire à la bonne compréhension du roman, mais crée également un sentiment d’appartenance : Es werden Gemeinsamkeiten angesprochen, die für Außenstehende nicht erkennbar bzw. deutbar sind. Ist man «in», weiß man zum einen, was gemeint ist, und zum anderen bekommt man noch mal die Bestätigung, dass man «in» ist.117

114 Ibid., p. 153. 115 Il est intéressant de constater que le roman de Deville n’a pas été traduit. L’internationalité de la majorité des noms de marque présents dans le livre constituerait un atout dans le processus de transposition du texte d’une langue à une autre. 116 Cf. BAßLER 2002, p. 107 ; BAßLER 2010, p. 123 ; JUNG 2002, p. 48 ; POHL 2015, p. 233. 117 BARTMER 2002, p. 202. « Il est question de choses partagées, de points communs, qui ne sont pas reconnaissables ou interprétables par quelqu’un d’extérieur. Si on est “in”, on sait, d’une part, ce dont il question et, d’autre part, on reçoit encore une fois la confirmation que l’on est “in”. »

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Les mécanismes d’inclusion et d’exclusion que la possession de tel ou tel produit de marque est susceptible d’enclencher – la Barbourjacke constitue dans Faserland un signe de reconnaissance pour un groupe spécifique – se reproduisent donc au niveau du roman même, qui inclut ou exclut ses lecteurs potentiels. Les noms de marques qui servent à la description des personnages sont pris dans des réseaux de connotation préexistant au texte. Le lecteur modèle de Faserland doit donc être capable de puiser dans son encyclopédie personnelle pour déchiffrer les présuppositions contenues dans le signe « marque ». Comme nous l’avons montré plus haut, le texte rattrape quelques fois l’ « ignorance » potentielle de son lecteur, participant ainsi à la modélisation de son lecteur idéal (c’est le cas lorsque le narrateur explicite les différences entre Brooks Brothers et Ralph Lauren). Ce procédé reste cependant exceptionnel : le lecteur de Faserland doit donc être capable de recourir à des codes qui relèvent non seulement d’un savoir générationnel, mais également d’un savoir local, afin d’être en mesure de suivre pleinement le discours du narrateur. Cette exigence implicite du texte est perceptible dès son ouverture : Also, es fängt damit an, daß ich bei Fisch-Gosch in List auf Sylt stehe und ein Jever aus der Flasche trinke. Fisch-Gosch, das ist eine Fischbude, die deswegen so berühmt ist, weil sie die nördlichste Fischbude Deutschlands ist. [...] Also, ich stehe da bei Gosch und trinke ein Jever. Weil es ein bißchen kalt ist und Westwind weht, trage ich eine Barbourjacke mit Innenfutter.118

En décodant le discours contenu dans les éléments « réels », le lecteur compétent se forge une image de la scène : Sylt, tout d’abord, a la réputation d’être une île fréquentée par des touristes plutôt aisés. La mention de la Barbourjacke du narrateur corrobore ensuite l’intuition du lecteur qu’il aura affaire à des personnages appartenant à une classe sociale élevée, ce que la localisation de l’histoire suggérait d’emblée. Par ailleurs, l’évocation de la marque Jever établit une relation intermédiale à la publicité pour cette bière, qui met régulièrement en scène des jeunes gens sur les plages de la mer du Nord.119 La convocation d’images publicitaires participe d’un processus d’esthétisation de la scène, qu’un lecteur initié repérera. La forme de connaissance convoquée ici repose donc moins sur une expérience individuelle, un savoir personnel, que sur des images déjà en circulation, qui relèvent d’une certaine forme de culture populaire : Dieses [typische lokale Wissen] zeichnet sich aber gerade nicht als ein «authentisches» Wissen aus «erster Hand» aus. Sondern es besteht aus reiseführerhaften Klischees und sowohl vor Ort wie im virtuellen Raum des WorldWideWeb vertretenen Werbeslogans.120

118 KRACHT, Faserland, 1995, p. 13. 119 Cf. le site internet de la marque : http://www.jever.de. Dernier accès : 25.2.2020. 120 BERTSCHICK 2010, p. 248. « Mais ce [savoir local typique] ne constitue justement pas un savoir “authentique”, de “première main”. Il se compose de clichés comme on en trouve dans les guides de voyages et de slogans publicitaires, présents aussi bien dans le lieu même que dans l’espace virtuel du WorldWideWeb. »

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Un savoir d’initié est par ailleurs nécessaire au déchiffrage des connotations liées aux nombreux noms de boîtes de nuit ou de bars évoqués dans le texte, fréquentés par un type de personnes précis : le narrateur s’identifie ainsi à certains clubs (P1 à Munich, Traxx à Hambourg)121 et se distancie d’autres lieux (Cool, Sorgenrecht, Romantica)122. Ces quelques exemples illustrent la fréquence à laquelle le lecteur de Faserland est appelé à décoder les présuppositions contenues dans les références omniprésentes qui renvoient à une réalité extratextuelle bien précise : celle de la jeunesse dorée de l’Allemagne (de l’Ouest) dans les années 1990. Le roman entretient de cette manière une forme de connivence entre le narrateur (voire l’auteur) et le lecteur, qui se sent inclus ou exclu suivant sa capacité à répondre à cet appel. Dans ce contexte, la parution tardive – en 2019 – d’une traduction française de Faserland surprend.123 Le nombre de références spécifiquement allemandes rend le processus de traduction particulièrement ardu, et le décalage temporel de 24 ans entre la publication de l’original et celle de la traduction n’a certainement pas facilité la tâche de la traductrice. Le lecteur francophone de Faserland des années 2020 est donc forcément out, d’autant plus que, dans la plupart des cas, les références extratextuelles relevant de la culture « pop » (marques, clubs, etc.) ne sont pas « traduites » en français.124 Son expérience de lecture s’apparentera donc, un quart de siècle seulement après la parution allemande du roman, à la découverte d’un monde qui s’est d’ores et déjà estompé et duquel il est tenu à distance par le caractère « étranger » des références qui l’y ramène. L’effet de connivence, déployé en grande partie par les marques dans la version originale, disparaît ainsi dans la traduction française de Faserland.

4.3.2. Démonstration de la dimension performative de la marque : l’invention de la femme parfaite La démonstration du pouvoir performatif des marques dans le roman de Deville est presque littérale : à partir de noms de marque, Cortese crée une femme idéalisée, dont l’image se nourrit des clichés véhiculés par la publicité pour des vêtements ou produits féminins. Dans une confusion de plus en plus forte entre la fiction et la réalité, il finira par croire en son existence. Séparé de Margot, Cortese n’a pas de relation sentimentale et il vit dans l’attente de rencontrer une femme incarnant la perfection absolue, idéal que même les « top models » de l’époque n’atteignent pas : 121 122 123 124

KRACHT, Faserland, 1995, p. 13. Ibid., p. 71. KRACHT, Faserland, 2019. Traduction de Corinna Gepner. La traduction anglaise de 99 francs de Beigbeder propose une alternative intéressante – et radicale – à la décision de laisser les nombreuses références extratextuelles en l’état, en déplaçant l’action du roman dans un décor anglophone. Cf. à ce sujet EVANS 2008 ; FLEURY WULLSCHLEGER 2016.

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– J’attends la femme parfaite, maman. Claudia Schiffer pourrait frapper à ma porte, je n’ouvrirais pas. – Et Cindy Crawford ? – Ce serait pareil avec Cindy Crawford, maman. 125

Le processus de construction de la femme parfaite débute lorsque Cortese associe « un déshabillé bleu nuit » 126, qu’il aperçoit dans une vitrine, aux photos d’Olga que Jean Robin lui a procurées : Les photos étaient glissées dans une pochette en plastique vert. Il ne m’en fallait que trois pour les formulaires d’immigration et je posai la quatrième debout sur la nappe, contre la bouteille de Badoit. Nous déjeunions en vis-à-vis. Je n’avais que l’amorce du buste. Il m’était difficile de savoir si Olga pouvait porter le déshabillé Christian Dior que je venais d’admirer.127

À une image de femme inconnue, désincarnée de toute réalité, Cortese superpose un objet enserré dans un tissu de connotations. La vision de la femme véhiculée par Dior est forcément idéalisée, et c’est à cet imaginaire que Cortese adhère, car à ses yeux aucune femme réelle ne peut rendre justice à la perfection du vêtement : Le déshabillé bleu nuit était une pure merveille de soie naturelle dessinée par Gianfranco Ferre sans doute. […] Les seins du mannequin devaient faire quatre-vingts à tout casser, ils étaient pointus. Seuls des seins d’une telle forme et d’une telle taille pouvaient obtenir le drapé idéal. Je fixais mon visage en surimpression sur la vitrine, les lunettes noires et le pardessus noir. Nous formions un assez joli couple, voyez, le mannequin et moi.128

La dimension fantasmatique de la femme idéale est visible dans ce passage sous deux angles : par l’affirmation de Cortese que seuls les seins d’un mannequin sont aptes à épouser parfaitement le déshabillé et, surtout, par le caractère illusoire du couple que Cortese forme avec le mannequin. Au-delà du fait qu’il s’agit d’une poupée et non d’un être vivant, ce n’est pas Cortese lui-même qui se tient aux côtés du mannequin, mais son reflet, qu’il observe depuis l’extérieur du magasin. Ils ne se tiennent donc pas réellement debout côte à côte : ce n’est que le miroitement du narrateur dans la vitre qui donne l’impression que c’est le cas. La fascination de Cortese pour une poupée portant un habit de marque illustre à quel point la femme parfaite, telle qu’il l’envisage, est coupée de toute réalité saisissable : elle n’est que l’addition de diverses images hyperesthétisées diffusées par la publicité, qui n’ont pas de référents réels : Je pensais à la femme parfaite. Je l’imaginais endormie dans un hamac à l’ombre d’un mancenillier, toute vêtue de blanc. Disons une chemise de voile de coton Mohanjeet et jupe en stretch et dentelle Karl Lagerfeld, un bracelet de coquillages Lino Lippi au poignet gauche, ses doigts caressant l’herbe à chaque balancement. Elle s’ennuyait.129

Dans ce contexte, la photographie d’Olga fonctionne comme une surface vierge sur laquelle Cortese peut projeter toutes ses représentations : tant qu’il ne rencontrera 125 126 127 128 129

DEVILLE, La femme parfaite, 1995, p. 24. Ibid., p. 31. Ibid., p. 34. Ibid., p. 35. Nous soulignons. Ibid., p. 39.

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pas la véritable Olga, il ne devra se confronter à aucune réalité et pourra donc la considérer comme l’incarnation de la « femme parfaite ». Cortese ne se contente toutefois pas de cette rêverie éveillée, puisqu’il l’expulse du seul domaine de son imagination en invitant Mortier à dîner en sa compagnie : J’affichais le sourire le plus large, glissai que je venais de rencontrer la femme parfaite. Elle était installée chez moi depuis deux semaines. […] – Viens dîner avec nous ce soir.130

Victime de lui-même, empêtré dans son mensonge, Cortese se voit contraint d’élaborer une stratégie pour convaincre Mortier de la réalité d’Olga. Dans ce but, il se procure des objets censés lui appartenir, des produits de beauté qu’il détaille un à un dans une longue énumération qui commence comme suit : Je trouvai finalement un institut de beauté genre self-service où j’achetais deux brosses à cheveux, une ronde et une plate, un bâton de Rouge Sublime de Guerlain, un fard à paupières Prisme Regard Givenchy, une mousse Douche Eau Dynamisante de chez Clarins […].131

Olga se présente comme un pur produit de l’image de la féminité véhiculée par l’industrie cosmétique.132 L’importance du choix de la marque des produits achetés par Cortese se manifeste à travers une formulation paradoxale, qui témoigne également du glissement qui s’opère dans l’esprit de Cortese : […] je me servais dans l’ordre des présentoirs, tout cela n’était peut-être pas à la hauteur, mais je me promis de passer rue du Faubourg-Saint-Honoré lui offrir un nécessaire de toilette et des bagages Hermès.133

Alors qu’il se trouve en plein acte de création d’une présence factice, Cortese semble avoir déjà intérieurement transformé la femme fictive en femme réelle, à qui il est possible de faire un cadeau et qui pourrait ne pas trouver « à [sa] hauteur » les marques des produits qu’il lui a choisies. La puissance de son imagination se manifeste, de plus, par le dégoût qu’il ressent face à la vendeuse du magasin de cosmétique (« une petite brune assez répugnante »134) et par la réaction physique que provoquent en revanche les produits de beauté qu’il vient d’acquérir : « Je bandais comme un étalon en regardant défiler les petits pots de cosmétiques. »135 La seule vue des produits de marque crée, dans un mélange de fantasmes et d’images publicitaires, une idée de femme si concrète (et si parfaite) qu’elle provoque un désir physique véritable. Cette situation, pour le 130 131 132 133 134 135

Ibid., p. 41. Ibid., pp. 45–46. Cf. à ce sujet également RABADI 2005, p. 36. DEVILLE, La femme parfaite, 1995, p. 46. Nous soulignons. Ibid. Ibid. Dans ce passage, le narrateur affirme à la vendeuse : « Je séquestre une femme ». Ceci pourrait être considéré comme un indice suggérant que Cortese est peut-être le véritable meurtrier d’Olga à la fin du roman, même si rien d’autre ne vient conforter cette théorie. Sans s’avancer aussi loin, on constatera que plusieurs éléments fonctionnent comme des signes annonciateurs de la suite de l’action. Ainsi, Mortier amène des anémones au dîner organisé par Cortese, fleur qui servira d’élément de comparaison au narrateur pour décrire les organes d’Olga morte. Ces éléments qui se répondent entre eux donnent l’impression que le texte fonctionne en circuit fermé, détaché de toute réalité référentielle.

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moins comique et absurde, pointe le caractère hypertrophique de l’adhésion de Cortese à une réalité factice, puisqu’il n’est plus en mesure de ressentir de désir physique face à une vraie femme, mais seulement face à des produits de beauté qui ne font que transporter une image de la femme. Le narrateur se met alors à vaciller entre des moments de lucidité, durant lesquels il reconnaît qu’Olga n’existe pas,136 et d’autres où il croit pleinement à son propre mensonge. Il appelle par exemple sa compagne fictive depuis son bain137 et ressent de la tristesse face à son absence : « […] j’étais réellement triste et contrarié qu’Olga soit retenue. J’aurais préféré qu’elle dîne avec nous. » 138 L’ambivalence de Cortese quant à la réalité d’Olga se cristallise dans l’acte paradoxal de l’acquisition du mannequin qui porte le déshabillé dans la boutique Dior. Le narrateur justifie son achat par sa lassitude devant l’absence d’Olga : […] ce n’est qu’un peu plus tard, à dix heures trente-cinq, voyant mes vêtements alignés sur le comptoir de la teinturerie, sous des films protecteurs de plastique transparent, que je résolus de mettre fin à l’absence d’Olga.139

L’Olga fantasmée s’incarne alors dans une forme concrète, une poupée, que Cortese installe devant la télévision, en choisissant la chaîne CNN (« […] car je la pensais anglophone »140). Lors de son voyage à Cuba, il pense à Olga-mannequin en regardant à son tour la télévision (et plus précisément CNN) et tente alors de la joindre par téléphone : Je composai le numéro d’Olga. J’aurais aimé savoir que nous regardions au même instant les mêmes images du monde, des maisons qui brûlaient à Malibu, une pub produit minceur, des ouvriers français sous une banderole Germinal le Retour, une pub Sheraton, mais Robin avait dû couper le téléviseur. […] Je voyais Olga assise dans son fauteuil, immobile et fixant son reflet bleuté sur l’écran vide. Mon répondeur, lui aussi, avait été débranché.141

Olga ne s’incarne pas uniquement en un mannequin vierge sur qui toute projection est possible, mais également en quelques femmes bien réelles : en l’Olga des photos d’abord, puis en une femme croisée dans une brasserie à qui Cortese vole un cheveu pour faire illusion devant Mortier. Au moment où il la rencontre enfin, à Cuba, la « véritable » Olga est accompagnée d’une aura magique. Le narrateur la décrit de bas en haut, à mesure qu’elle lui apparaît : Dix-sept minutes plus tard, les parois ajourées de l’ascenseur m’offrirent sur un plateau deux escarpins blancs, des chevilles délicates, deux jambes longues et fines que mes yeux ne se 136 Par exemple à la page 47 : « Je concevais maintenant tout à fait que j’avais invité Mortier à dîner avec une femme qui n’existait pas. » 137 « – Olga ! Voudrais-tu m’apporter de la vodka !? Je prononçai cette phrase, assez fort, afin qu’on m’entendît du salon malgré la porte fermée. » Ibid, p. 53. 138 Ibid., p. 62. 139 Ibid., p. 75. 140 Ibid., p. 77. 141 Ibid., p. 113.

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Deux univers postmodernes lassaient pas de remonter quand apparurent le tailleur bleu ciel à boutons blancs, les cheveux blonds fraîchement coupés au carré, les boucles d’oreille or et turquoise et les yeux assortis. Le sourire, je le connaissais déjà, mais en noir et blanc. Olga portait un sac à main en cuir blanc, tournait la tête à droite et à gauche, marchait vers moi à longues enjambées en me saluant de la main comme si nous nous étions quittés la veille.142

Il est intéressant de noter que cette description est dépourvue de noms de marque, ce qui contraste fortement avec le processus de création de l’Olga factice, auquel Cortese s’est adonné avant son départ. Néanmoins, l’Olga des photos est affublée d’une autre sorte de narration, cinématographique cette fois : en patientant dans le hall de l’hôtel, Cortese s’imagine être « Humphrey Bogart attendant l’arrivée de Lauren Bacall dans le salon du général Sternwood »143. Cortese ne se projette pas dans le personnage du film qu’il évoque (Le grand sommeil), mais dans l’acteur qui l’incarne. Il suggère de cette manière qu’il est en train de jouer un rôle, tout comme Olga, qu’il compare à Lauren Bacal. L’inauthenticité ainsi supposée d’Olga se reflète dans la description qu’il offre de celle-ci : elle lui est « livrée sur plateau », comme un objet, et ce sont ses yeux qui sont assortis à ses boucles d’oreilles (« or et turquoise »), et non l’inverse. Cette première image de la « véritable » Olga ne résistera pas longtemps à l’épreuve du réel. Dès lors qu’elle se met à s’imposer face à Cortese, en lui affirmant « c’est la réalité qui m’intéresse »144 au moment où il lui parle de littérature, elle lui apparaît soudain sous un angle tout à fait différent. Le fantasme se fissure alors et la réalité d’Olga – qui n’est pas la femme parfaite – surgit au grand jour : Elle parlait d’une voix grave, comme une actrice d’âge mûr abandonnant un personnage d’Ingénue au sortir de la scène, et tout son corps s’était alourdi, avait aussitôt vieilli. Son visage n’offrait pas la simple et euphorique fatigue d’un décalage horaire, plutôt le poids cumulé d’années exténuantes serrées tout autour de son cou.145

L’obligation de se confronter à la réalité, à laquelle Cortese est de plus en plus soumis, culmine lors de son retour à Paris, dans une scène où les différentes Olga se collisionnent. Dans le salon de Cortese, la femme de la Brasserie rencontre alors l’Olga-mannequin qui, par son regard, redevient immédiatement une poupée inanimée : « La vue du mannequin parut la surprendre […] ».146 Cette scène précède la découverte du corps d’Olga la Cubaine, gisant morte dans la baignoire de la salle de bain. Face à l’horreur du corps assassiné, Cortese résiste pourtant encore une fois au réel puisque, lorsqu’il évoque la scène, il use d’une langue imagée qui tient tout affect à distance :

142 143 144 145 146

Ibid., pp.117–118. Nous soulignons. Ibid., p. 117. Ibid., p. 125. Ibid. Ibid., p. 142.

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Dans ma baignoire repose le corps de la femme parfaite, éviscéré. Ses organes flottent comme des anémones de mer ou des madrépores dans une eau rougie.147

Les images continuent donc bien de dominer le réel. 4.4. FONCTION(S) POÉTIQUE(S) DE LA MARQUE : LE SIGNE PUBLICITAIRE DANS LE RÉSEAU MÉTAPHORIQUE La légèreté de Cortese et sa distance avec la réalité se traduisent par un usage de la langue qui échappe à toute tentative de fixation définitive du sens et qui ne se laisse enfermer dans aucune forme de « réel ». Le caractère alambiqué de l’histoire et le détachement de Cortese, qui se présente non pas comme un personnage consistant mais comme une figure énigmatique résistant à toute tentative de caractérisation véritable, amènent le lecteur à porter son attention sur la matérialité du texte : c’est donc l’illusion littérale qui domine ici, et non l’illusion référentielle.148 Même si leur présence situe automatiquement le texte dans une époque donnée, les noms de marque n’ont donc pas pour fonction première de créer une illusion de réalité dans la mesure où, nous le verrons plus loin, le concept même de réalité est sans cesse remis en question dans La femme parfaite. Le roman de Deville se saisit en outre de certains noms de marque pour les inscrire dans un réseau de signes poétiques qui lui est propre. Les connotations extratextuelles du signe se mêlent ainsi à un réseau de références intratextuelles, qui les libère peu à peu de leur lien avec le hors-texte. Cette fonctionnalisation des noms de marque, qui place la fonction poétique du langage avant sa fonction référentielle, n’apparaît pas dans Faserland. Les différentes « traditions » desquelles Kracht et Deville font partie s’illustrent particulièrement dans cette disparité. Au début du troisième chapitre, Cortese compare son fils à un lionceau : J’avais devant moi un lionceau en costume marin : un animal jeune et cruel tout occupé de satisfaire ses fonctions vitales mais sans aucune perversité, qui jouait dans la poussière mordorée d’une savane au coucher du soleil lorsque les fauves vont s’abreuver, pour qui chasser était un plaisir, dévorer un plaisir et hop, un petit somme.149

La métaphore ouverte par le narrateur est immédiatement suivie de la description de Cortese par lui-même que nous avons citée précédemment : Je portais un costume mi-saison gris clair d’Yves Saint-Laurent et des lunettes de vue Sabana à monture d’écaille.150

La marque de lunettes entre en résonnance avec le mot « savane », associant ainsi deux phrases a priori détachées l’une de l’autre. « Sabana » lie en outre les niveaux du discours et de l’histoire, puisque c’est Cortese qui initie la métaphore de la savane et que celle-ci se reflète ensuite à la surface du texte. La mise en lien des deux 147 148 149 150

Ibid., p. 10. Cf. RICARDOU 1973 et point 2.2.2.2. de cette étude. DEVILLE, La femme parfaite, 1995, p. 17. Ibid., pp. 17–18. Nous soulignons.

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niveaux souligne le caractère construit du roman, dans la mesure où le choix de la marque de lunettes que porte Cortese n’est pas uniquement motivé par les goûts du personnage (au niveau de l’histoire), mais aussi par la sonorité du signifiant « Sabana ». L’isotopie de la savane continue ensuite de manière subtile, presque invisible, lorsque le narrateur mentionne le modèle de la voiture dans laquelle il entre avec son fils : il s’agit d’une « 605 noire ».151 Cortese fait ici référence à un modèle haut de gamme152 de la marque Peugeot – dont le logo est un lion. Avant qu’il ne soit explicitement question du logo, la voiture sera intégrée en tant qu’objet concret au tableau de la savane : J’aurais volontiers roulé sans cesse en ligne droite – feulement des gommes sur le bitume – pour le [son fils] conduire jusqu’à la savane ou vers une montagne où nous serions restés cachés un siècle ou deux, mais dans une heure, le téléphone intérieur aurait sonné.153

La voiture est ici comparée à un tigre, dont les pneus imitent le cri. Plus tard, à la suite d’un freinage d’urgence, la tête de Cortese est projetée sur le volant à quelques centimètres du « lion Peugeot », ce qui réactive l’isotopie de la savane. La proximité de l’animal du logo rappelle à Cortese un reportage qu’il a vu récemment à la télévision : J’avais été projeté en avant par la violence du freinage et la ceinture m’avait immobilisé d’un coup, le visage à cinq centimètres du lion Peugeot au centre du volant, pensif. Je venais de suivre un reportage TV dans lequel un ethnologue affirmait, images à l’appui, qu’un lion frustré pouvait tuer ses lionceaux pour que la lionne retombe plus vite en chaleur […] La sexualité me dégoûte.154

Cortese ne fait pas de lien explicite avec la comparaison précédente entre son fils et un lionceau, mais le surgissement des images du reportage le met en colère : « Je décochai un méchant coup de poing au lion Peugeot […]. »155 Le lion de la marque de voiture ne figure plus en italique dans le texte, indiquant qu’il se transforme, dans l’imaginaire de Cortese, en véritable lion susceptible de manger ses lionceaux. Le geste de Cortese déclenche le klaxon, ce qui lui vaut d’être interpellé par la police. Le logo de la marque Peugeot sur le volant devient alors un point de collision entre l’imaginaire de Cortese et la réalité : Cortese se trouve brusquement ramené au moment présent – il est sur une route, au volant de sa voiture – et la suite de pensées qui s’enchaînaient dans sa tête s’interrompt. La rage de Cortese contre le lion Peugeot se répercute dans la réalité intrafictionnelle : car le lion n’est pas un 151 Ibid., p. 18. 152 Cette indication participe donc également à la caractérisation du personnage. Cortese rencontrera plus loin des policiers en voiture banalisée, qui roulent en 205. Le contraste entre les deux modèles soulignera alors la supériorité de Cortese sur les agents qui devront, à la suite d’un coup de fil à Robin, le laisser partir immédiatement en dégageant même la voie pour lui. Cf. ibid., p. 28. 153 Ibid., p. 20. Nous soulignons. 154 Ibid., p. 27. Italiques de l’auteur. 155 Ibid.

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lion, mais un simple logo sur un klaxon qui s’enclenche sous le geste du protagoniste. La marque est donc ici à la fois poétisée par son inscription dans un réseau métaphorique et vidée de toute sa dimension narrative, puisque le retour de Cortese à la réalité la désigne comme un simple dessin sur le volant d’une voiture quelconque. Par ailleurs, le nom de marque est intégré à une succession d’images qui se superposent et qui brouillent l’accès à un référent premier, non médiatisé. 4.5. DERRIÈRE LA SURFACE Avant de nous pencher plus en détail sur la question de la constitution de la réalité intrafictionnelle dans La femme parfaite et Faserland, il convient de nous arrêter sur quelques passages qui relativisent l’adhésion absolue des narrateurs au monde de « surface » dans lequel ils évoluent. L’ambivalence des personnages à cet égard se manifeste différemment dans les romans de Kracht et de Deville : dans Faserland, le narrateur s’adonne à des réflexions explicites sur le processus de construction des noms de marque, dévoilant ainsi une capacité à s’interroger sur les limites structurelles de sa pensée ; Paul Cortese évoque régulièrement la situation politique du monde, ce qui indique la présence de failles dans la bulle de superficialité dont il s’entoure et qui est censée le protéger de la réalité. Le texte pointe donc les limites d’une existence à la surface, en fragilisant l’illusion à l’intérieur de laquelle les personnages se meuvent.

4.5.1. Réflexions intrafictionnelles Dans Faserland, quelques passages démontrent explicitement que le narrateur a « en réalité » conscience de la dimension construite des noms de marque : […] dabei fällt mir ein, daß ich gerade erst neulich gemerkt habe, warum Hanuta Hanuta heißt. Das ist nämlich so: In Deutschland gibt es eine Art Abkürzungswahn, der von den Nazis erfunden worden ist. Gestapo und Schupo und Kripo, das ist ja klar, was das heißt. Aber es gab auch zum Beispiel die Hafraba, und das wissen, glaube ich, nur wenige, das heißt Hamburg-Frankfurt-Basel, und das war die Abkürzung für die Hitler-Autobahn. Ja, und Hanuta heißt natürlich, das glaubt man gar nicht: Haselnußtafel.156

Le parallèle effectué par le narrateur entre les abréviations utilisées par les Nazis et celle qui constitue le nom de marque Hanuta rend compte d’un manque de réflexion et d’une tendance au nivellement pour le moins dérangeante.157 Néanmoins, sur un 156 KRACHT, Faserland, 1995, p. 35. 157 Cf. à ce sujet BIENDARRA 2002, p. 174 : « Der leitmotivische Gebrauch der Begrifflichkeit “Nazi” ist mithin keine literarische Pflichtübung, die sich einem konventionellen Erzählduktus unterordnet, sondern dient dem beständigen Präsenthalten eines spezifisch deutschen Diskurses und verharrt damit im Modus der Verpflichtung, die Vergangenheit zu “bewältigen”. Durch die anekdotische Reduktion wird jedoch die Haltung des Erzählers als Verweigerung

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tout autre plan, la remarque du narrateur met en lumière le fait qu’un nom commercial relève d’un processus de création, ce qui nuance sa réception naturalisée des narrations de marque observée plus haut. En déconstruisant le signifiant « Hanuta », le narrateur affaiblit en effet le « métaproduit »158 et ramène l’objet à ce qu’il est, une simple « Haselnußtafel », une banale « barre aux noisettes ».159 Cette réflexion sur la dimension construite des noms de marque démontre que le narrateur oscille entre une adhésion acritique au système de la marque et une certaine conscience de sa dimension construite. Ceci apparaît encore plus explicitement dans un passage ultérieur, dans lequel le narrateur adopte des attitudes différentes face à deux appellations commerciales : Christinen-Brunnen et Bord-Treff : Also sitze ich wieder in diesem unfaßbar häßlichen Bord-Treff, der genauso aussieht wie das Bistro im ICE, nur, daß der Bord-Treff noch etwas grauenvoller gestaltet ist, und trinke ein Christinen-Brunnen-Mineralwasser [...]. Christinen-Brunnen ist natürlich so ein gräßliches Proleten-Wasser, aber es ist immer noch besser als diese neuen schwedischen oder belgischen Wasser, Spa, zum Beispiel, oder Ramlösa oder wie die alle heißen. Außer mir sitzt niemand im Bord-Treff. Das nennt sich wirklich so. Bord-Treff. So eine Frechheit. So eine niederträchtige riesengroße Frechheit. Ich überlege mir, wer sich wohl diesen Namen ausgedacht haben mag. Ich meine, saßen da irgendwelche Menschen mit bunten Brillen in einem Designbüro in Kassel und haben sich tatsächlich darüber den Kopf zerbrochen, ob diese Monstrosität in der Mitte ihrer geschmacklosen Züge nun Bord-Treff heißen sollte oder nicht? Vielleicht hat einer ja gesagt: Nein. Gastro-Stubb müßte es heißen, oder vielleicht sogar Iß Was. Nee, haben alle gesagt, nee, wir brauchen etwas Gemütliches, etwas, das nach Heimat klingt, aber gleichzeitig auch nach High-Tech, nach Flugzeug und nach Geschwindigkeit. Schließlich haben sie sich dann auf Bord-Treff geeinigt, die Agentur hat dann drei Millionen Mark eingestrichen und alle sind mit ihren Armani-Sakkos und ihren bunten Brillen in die Toskana gefahren, Chianti trinken und Lebensgefühl tanken.160

Dans la première partie de la citation, le narrateur présente comme naturelles les connotations contenues dans l’eau Christinen-Brunnen. Il est donc ici toujours enfermé dans la logique de marque. En revanche, lorsqu’il aborde le sujet du BordTreff, il insiste autant sur la dimension non arbitraire du signe que sur les conditions de sa fabrication, en s’adonnant à une caricature du milieu de la publicité.161 Il se montre ainsi capable d’adopter brièvement la position du mythologue barthésien,

158 159 160 161

identifiziert, auch die moralische Verantwortlichkeit der eigenen Generation zu hinterfragen. Eine solche Abwehrposition wäre denkbar auf der Grundlage einer reflektierten Entscheidung; da der Erzähler ein ausgeprägtes politisches Bewußtsein jedoch weitgehend vermissen läßt, bleibt sie diffus, oberflächlich und naiv. » Cf. point 2.1.2.1. de cette étude. On trouve un passage similaire dans Je me souviens de Perec : « 288/ Je me souviens que “Caran d’Ache” est une transcription francisée du mot russe (Karandach ?) qui veut dire “crayon”. » Je me souviens, p. 78. KRACHT, Faserland, 1995, pp. 82–83. Nous soulignons. La critique du milieu de la publicité qui perce ici renvoie au portrait qu’en offre Frédéric Beigbeder quelques années plus tard, dans 99 francs.

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en dénonçant le leurre qui consiste à nous présenter les connotations d’un signe fabriqué de toutes pièces comme « naturelles ». Le narrateur se révèle donc moins crédule qu’il n’y paraît, ce qui nous amène à nous interroger sur sa personne. Doit-on ainsi déceler de l’ironie dans ses propos lorsqu’il utilise des termes tels que « förmlich » und « natürlich » pour élaborer, à partir d’un nom de marque, des catégories qu’il présente comme indiscutables ? Faut-il vraiment prendre au sérieux le point de vue qu’il nous offre sur le monde ? L’image du protagoniste que le lecteur s’est formée oscille, sans qu’il ne réussisse à la stabiliser. Le narrateur manque à tel point de consistance que l’on ne parvient pas à lui attribuer une véritable individualité : il n’a pas de position, et échappe ainsi, paradoxalement, à toute tentative de catégorisation. Aussi, s’il n’affirme jamais de manière non ambiguë son adhérence à la société de consommation, il ne la conteste pas non plus.

4.5.2. Oscillations et ambivalence L’ambivalence du narrateur de Faserland se reflète dans l’organisation générale du texte, qui tend à montrer qu’une approche du monde à travers le prisme des marques ne réussit ni à le combler, ni à le protéger. De même, dans La femme parfaite, plusieurs éléments dénotent l’échec de Cortese à se préserver de la réalité en s’enfermant dans une bulle de luxe. Le filtre que Cortese s’efforce de maintenir entre lui et le monde se trouve sans cesse fragilisé par des pensées parasites qui surgissent dans son cerveau. Il songe notamment à la parution prochaine du rapport d’Amnesty International162 et craint la radio qui pourrait lui annoncer un drame : Je manquai allumer la radio, m’en abstins. De peur d’apprendre l’explosion d’une centrale atomique ex-soviétique ou la dilatation du trou dans la couche d’ozone.163

L’incursion de la réalité géopolitique dans son esprit est immédiatement relativisée et absorbée dans le flot de ses pensées, de sorte qu’il semble ne pas lui accorder d’importance : (Je me souvenais que quatre-vingts pour cent des ressources de la planète sont consommés par vingt pour cent de ses habitants). Dans ces pays riches, quatre-vingts pour cent des richesses sont à leur tour détenus par vingt pour cent de la population. Peut-être dans un but mnémotechnique. J’appartiens à ces vingt pour cent des vingt pour cent. Un homme comme moi a-t-il le droit de s’ennuyer ? Robin aussi appartient à ces quatre pour cent. Vais-je reprendre un croissant ? 164

162 Cf. DEVILLE, La femme parfaite, 1995, p. 20. 163 Ibid., p. 25. 164 Ibid., p. 83.

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Cortese n’oppose jamais la superficialité de ses préoccupations aux problèmes du monde ni ne formule de critiques à l’égard de l’économie ou de la politique mondiale auxquelles il est confronté dans l’exercice de son métier.165 Son incapacité à tenir cette réalité complètement à distance témoigne néanmoins du fait qu’il ne parvient pas à rester uniquement dans sa réalité composée d’artifices, mais que quelque chose de plus profond le rattrape régulièrement. L’angoisse et la paranoïa qui le saisissent ponctuellement sont autant de manifestations de la présence de fissures dans son mode de fonctionnement. Aussi bien chez Deville que chez Kracht, la confrontation à la mort tend à déstabiliser le système dans lequel les protagonistes évoluent. Ainsi, dans Faserland, le suicide de Rollo met au jour les manquements d’un monde fondé uniquement sur la superficialité, duquel toute intériorité et individualité auraient disparu. Paul Cortese est, pour sa part, forcé par Robin de prendre en compte la réalité lorsqu’il se retrouve face au cadavre d’Olga : – Je suis un peu désolé d’avoir dû te faire subir une telle épreuve. Robin parlait avec lenteur. […] – Mais je voulais t’ouvrir les yeux sur la réalité. J’imaginais Robin en magicien Snoops, zippant une fermeture à glissière sur le ventre d’Olga du pubis au sternum afin de me montrer qu’à l’intérieur ça n’était pas le vide, mais un grouillement d’organes innommables qu’il appelait la réalité.166

Cependant, la définition de la « réalité » à laquelle Robin veut amener Cortese reste floue. À la fin du texte, le narrateur se voit contraint de travailler pour lui, mais la teneur de ce travail reste mystérieuse. En outre, bien qu’il abandonne son allure élégante et léchée, Cortese ne semble pas réellement changé par les événements. Il se demande ainsi rapidement si Mortier ne va pas se mettre à imiter sa nouvelle apparence : « (Mortier allait-il adopter cette méthode, sortir dîner en ville avec une barbe de deux jours, des vêtements froissés et son odeur corporelle exacerbée ?) »167 Quant au narrateur de Faserland, le suicide de Rollo ne lui permet pas de composer avec le monde, mais l’amène plutôt à s’en retirer. Si la signification générale du texte remet en cause la manière de fonctionner des narrateurs, il n’en est pas présenté de meilleure. La vie de Cortese va très certainement se poursuivre sur ce même mode, tandis que celle du narrateur de Faserland semble terminée. Outre ces éléments qui relèvent du niveau de l’histoire, la constitution du discours nous invite, dans les deux textes, à nous interroger sur le sens qui s’en dégage. L’usage à l’excès de noms de marque finit par donner l’impression d’une distanciation ironique du discours sur lui-même. Le procédé de la fonctionnalisation des noms de marque est mis si explicitement en avant que le lecteur se voit contraint de le considérer pour lui-même. Ce détournement de l’attention du lecteur sur le texte 165 Cf. à ce sujet également HERTRAMPF 2011a, p. 236 et RABADI/RABADI 2009, p. 185. 166 DEVILLE, La femme parfaite, 1995, p. 145. 167 Ibid., p. 153.

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même est renforcé, au niveau de l’histoire, par le comportement des narrateurs, qui font un usage hypertrophique de la logique de marque (le narrateur de Kracht crée des catégories de personne à partir de l’eau qu’elles boivent, Cortese trouve ridicule la couleur du portefeuille de Mortier). On assiste ici à l’épuisement d’une stratégie textuelle par son usage excessif, qui finit par la couper de sa dimension référentielle. L’indifférenciation des objets auxquels elle s’applique fait ainsi tourner la logique de marque ad absurdum, aussi bien au niveau du discours qu’à celui de l’histoire. Le monde dans lequel les narrateurs évoluent se présente alors comme un champ infini de signifiants qui se répondent entre eux et qui n’ont plus de prise sur le réel, ce qui rappelle la théorie (postmoderne) de Baudrillard : Dans le procès généralisé de consommation, il n’y a plus d’âme, d’ombre, de double, d’image au sens spéculaire. Il n’y a plus de contradiction de l’être, ni de problématiques de l’être et de l’apparence. Il n’y a plus qu’émission et réception de signes, et l’être individuel s’abolit dans cette combinatoire et ce calcul de signes.168

4.6. À L’ÉPREUVE DE LA « RÉALITÉ » Enfermés dans un réseau de signes, les narrateurs de Faserland et de La femme parfaite n’ont pas de prise sur une quelconque forme de réalité authentique. Le monde se présente comme une infinité de discours (publicitaires) qu’ils absorbent, s’approprient, modèlent. Cortese glisse avec légèreté sur les événements, il ne ressent rien mais ne peut faire face au monde. Et si un mal-être transparaît chez le narrateur de Faserland, celui-ci n’a pas accès à ses émotions : il n’envisage la réalité que comme une infinité de catégories arbitraires qui ne reposent sur rien de tangible. Nous verrons maintenant que la fonction référentielle des noms de marque est fragilisée dans ces deux textes, non seulement par l’hyperbolisation de leur usage, mais aussi par le fait que la « réalité » mise en scène est fuyante, voire même trompeuse sous certains aspects.

4.6.1. Hyperréalité et vraisemblance La matérialité de la réalité représentée dans La femme parfaite est souvent qualifiée d’« hyperréelle » par la critique, à savoir que la réalité ne serait plus que la représentation d’elle-même.169 Faserland est également lu sous cet angle par Liesegang qui soutient que la perception stéréotypée du narrateur annule toute référentialité à

168 BAUDRILLARD 1970, p. 294. 169 Cf. HYPPOLITE 2012, pp. 55–69 ; BERNARD 2000 ; HERTRAMPF 2011a ; SCHOOTS 1997 ; VON TSCHILSCHKE 2011.

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une réalité tangible.170 L’emmêlement de signes émanant de la publicité, de textes, de films ou encore de clichés signale, en effet, que la réalité mise en scène dans les textes de Kracht et de Deville est constituée uniquement de discours lui préexistant et non de références à un hors-texte qui ne serait pas, lui-même, déjà médiatisé.171 Ce rapport indirect à la réalité se reflète à l’intérieur de l’histoire. Dans le monde de la fiction, l’artificiel a évincé l’authentique. Le ciel du Paris de La femme parfaite est doté de couleurs vives, scintillantes, qui n’ont rien de naturel, mais évoquent plutôt une photographie ou une peinture.172 Dans les deux romans, le regard est souvent filtré par des miroirs : Cortese observe son fils à travers le rétroviseur et admire son propre reflet dans la vitrine de la boutique Dior. Le narrateur anonyme de Faserland aperçoit son image à plusieurs reprises et craint qu’un chauffeur de taxi ne l’observe à travers le rétroviseur. Les noms de marque relèvent de cette expérience médiate du réel. Ils renvoient sans cesse à une perception de la réalité préformatée par un discours. Néanmoins, il serait trop facile de régler la question de la dimension référentielle des noms de marque dans Faserland et La femme parfaite, en les réduisant à des signes émanant d’une hyperréalité postmoderne de laquelle tout réel tangible serait évacué. En effet, malgré l’épuisement qui découle de leur usage excessif, l’adéquation entre leur valeur à l’intérieur de la diégèse et l’expérience du lecteur dans le monde réel contribue à rendre l’univers fictionnel crédible et vraisemblable.173 Ces similitudes entre le monde fictionnel et la réalité extratextuelle amènent quelques chercheuses et chercheurs à souligner les traits « réalistes » de La femme parfaite, 174 voire à proposer une lecture purement référentielle de Faserland.175 L’ancrage des romans de Deville et de Kracht dans un moment temporel et géographique précis provoque, il est vrai, ce que l’on pourrait nommer un effet de réalisme, c’est-à-dire que les textes donnent en partie l’impression de s’inscrire dans une écriture réaliste. Mais cet effet se révèle être, lui aussi, une illusion d’optique, car la manière dont le concept de « réalité » est présenté dans ces deux romans ne fait que détourner les codes d’une écriture réaliste. Au-delà du fait que le rapport au réel de Cortese et du narrateur de Faserland soit toujours médiatisé par des discours préexistants, il est également empreint d’éléments hallucinatoires qui empêchent les personnages de pouvoir s’appuyer sur un concept de réalité stable. Cf. LIESEGANG 2004, p. 265. Cf. également VON TSCHILSCHKE 2011, pp. 148–149 ainsi que SCHMIDT-SUPPRIAN 2003, p. 9. Cf. également SCHOOTS 1997, pp. 165–166. Ces analogies sont bien sûr relatives : la différenciation entre Brook Brother et Ralph Lauren est propre au narrateur de Faserland et ne trouve pas de correspondance dans la réalité. 174 Isabelle B. Rabadi et Waël Rabadi utilisent de manière intéressante l’adjectif « vrai » pour parler des marques : « Aptes à représenter le monde, elles sont les vrais mots, les vrais signes qui demeurent nantis d’un potentiel de signification immédiat. » RABADI/RABADI 2009, p. 191. Italiques des auteurs. 175 Cf. par exemple GANSEL 2003, pp. 245–246. ; DRÜGH 2007b, pp. 35–36. Cf. également l’article du critique de la Neue Zürcher Zeitung, Michael Schmitt, qui introduit le terme de « Produkt-Realismus » pour décrire le procédé textuel du roman, appellation souvent reprise dans la littérature secondaire. SCHMITT 1995. 170 171 172 173

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Ils sont tous deux incapables de distinguer la réalité de la fiction et entraînent le lecteur dans leur confusion. De plus, les commentaires métafictionnels que l’on trouve en nombre dans La femme parfaite contrecarrent tout début de construction d’une potentielle illusion référentielle.

4.6.2. Vertiges des narrateurs Le narrateur de Kracht est constamment sous l’effet de drogue ou d’alcool, si bien que son récit s’avère parfois incohérent.176 Il donne par exemple deux versions de la manière dont il a relié Heidelberg à Munich, en se contredisant d’un chapitre à l’autre.177 De plus, comme nous l’avons vu, ses « amis » lui apparaissent toujours par hasard, au point que le lecteur finit par se demander s’ils existent ailleurs que dans la tête du protagoniste. Enfin, la discordance entre l’adhésion acritique du narrateur à la logique de marque et sa capacité soudaine à mettre en perspective la dimension construite de ce discours est troublante. Ces quelques éléments posent la question de sa fiabilité.178 Peut-on le croire, peut-on vraiment prendre au sérieux cette figure qui ne cesse de nous échapper ? Son ancrage dans la réalité reste vague et indéfini durant tout le roman, ce qui crée par ailleurs une tension entre le manque de repères du narrateur-protagoniste et les nombreuses références extratextuelles, qui positionnent le texte dans un contexte temporel et géographique précis.179 Paul Cortese vit lui aussi dans une confusion certaine, provoquée en grande partie par les nombreuses hallucinations dont il est victime. Contrairement à Faserland, où ce sont les incohérences du récit qui amènent le lecteur à s’interroger sur l’état d’esprit du narrateur, les visions de Cortese sont présentées comme telles dans le texte. Son imagination se superpose ainsi à la réalité – ou est-ce le contraire ? –, dans un procédé textuel qui rappelle Le voyeur de Robbe-Grillet.180 Dans une scène où il se trouve face à Robin, Cortese affirme par exemple : J’avançais la main et lui pinçai l’oreille, le lobe tout d’abord puis le pavillon, que je malaxai. Je n’avançai pas la main et ne lui pinçai pas l’oreille.181

Cortese perd régulièrement le contrôle sur ce qui relève de la réalité ou non, ce dont il a toutefois en partie conscience. Sur la route, lorsqu’il voit le camion devant lui se dédoubler, il sait qu’une des images n’est que le produit de son cerveau :

176 177 178 179 180

Cf. à ce sujet SCHUMANN 2009, pp. 157–158. Cf. KRACHT, Faserland, 1995, pp. 107 et 118. Sur cette question, cf. en particulier BIENDARRA 2002. Cf. FRANK 2003, p. 224. La relation intertextuelle est d’ailleurs renforcée par l’homonymie entre Jean Robin, le supérieur de Cortese, et un habitant de l’île dans le roman de Robbe-Grillet. Cf. ROBBE-GRILLET, Le voyeur, 1955. 181 DEVILLE, La femme parfaite, 1995, p. 83. Cf. aussi pp. 47–48.

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Deux univers postmodernes Sans qu’il me fût donné de distinguer le réel du virtuel, l’un poursuivait sa route comme si de rien n’était, quand l’autre en transparence pliait les glissières de sécurité avant de se coucher sur le côté.182

Cortese se complaît à vivre détaché du monde. Ses hallucinations, et la confusion entre réalité et fiction qui en résulte, renforcent son positionnement en surface, hors du monde. D’ailleurs, les autres personnages n’ont de cesse de vouloir le ramener à la réalité. Mais Cortese ne croit pas en l’existence d’une seule et même réalité pour tous. Ainsi, à propos de la discussion de Cortese et d’Olga à La Havane qui fait apparaître la véritable Olga aux yeux du narrateur, Schoots note pertinemment : Olga est comme ces lecteurs pour qui la réalité est nettement distincte de la fiction. Pour le narrateur, cette distinction n’est pas aussi évidente. Sa perception de la réalité est plus souvent multiple, disparate, hétéroclite. Quand il est sujet à des vertiges ou à des illusions optiques, objets et hommes se dédoublent et réalité et fiction se confondent à ses yeux.183

La réalité dans laquelle les narrateurs de Faserland et de La femme parfaite évoluent est donc éminemment fragile. Elle ne se présente pas comme un socle stable sur lequel les protagonistes pourraient s’orienter, mais comme un univers de surface fabriqué par des fictions qui ne suffisent pas à les protéger d’eux-mêmes. Leur rapport vertigineux à la réalité sape sans cesse l’illusion référentielle créée par les noms de marque : si le lecteur reconnaît les codes du monde contemporain dans lequel il vit, il constate qu’ils ne correspondent à rien de tangible. Ils sont des éléments d’une chaîne infinie de signes qui se répondent entre eux, mais qui échouent à former un ensemble cohérent. Au milieu de ce monde, les protagonistes de Faserland et de La femme parfaite vivent dans un flottement constant, à côté d’eux-mêmes, comme des produits eux aussi préformatés.

4.7. SYNTHÈSE Nos analyses de Faserland et de La femme parfaite ont illustré le fait que, malgré la dimension référentielle du nom de marque qui provient de son ancrage dans un discours social donné, un texte qui travaille à contrer la création de l’illusion affaiblit la capacité de la marque à suggérer le réel. Le manque de consistance des narrateurs et leur obsession des signes (commerciaux) empêchent l’émergence d’une image cohérente des personnages allant audelà d’un portrait en surface. Toutefois, alors que Cortese se présente comme un être de papier (les commentaires méta-narratifs et métafictionnels le suggèrent), le narrateur de Faserland se prête, dans une certaine mesure, à une interprétation psychologique, puisqu’il est possible d’identifier son mal-être. Il reste cependant une figure profondément ambivalente et difficile à saisir. Sa lucidité soudaine sur la dimension construite des noms de marque donne en effet l’impression au lecteur 182 Ibid., p. 27. Nous soulignons. 183 SCHOOTS 1997, p. 164.

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qu’il ne lui dévoile pas toutes les facettes de sa personnalité – et qu’il se joue peutêtre de lui. Chez Deville, les noms de marque semblent vidés d’une partie de leur sens, puisque leur décodage singulier n’est pas central pour la construction de la signification du texte : seule une idée du luxe et de la superficialité doit émaner d’eux, mais dans un mouvement commun aux noms de marque du texte, qui ne sont pas à considérer dans leur singularité et leurs différences. Ils ne peuvent toutefois pas être assimilés au détail inutile barthésien, puisque l’illusion référentielle qu’ils devraient alors provoquer est sans arrêt contrée. Ils sont, tout au plus, des imitations de la pratique du détail des textes réalistes. Car c’est la littérarité qui domine chez Deville. Les références intratextuelles, la dimension imagée du langage ainsi que la poétisation d’un nom de marque soulignent le fait que le texte vise en premier lieu à rendre le lecteur attentif à sa matérialité et non à créer une image cohérente d’un hors-texte spécifique. Dans Faserland, les noms de marque signifient, en revanche, pleinement, dans la mesure où la collaboration du lecteur est essentielle à la compréhension du texte. Néanmoins, la connaissance partagée entre le narrateur et son narrataire apparaît, au fil du roman, d’une part comme relative, puisque le narrateur crée ses propres catégories, et d’autre part comme superflue, étant donné que la reconnaissance ne crée pas de sentiment d’appartenance.184 Dès lors, la réalité à laquelle le texte fait référence se présente comme superficielle et inauthentique. Rien de tangible ne permet à l’individu de s’ancrer dans le monde. Faserland se distingue ici de la jouissance de la consommation et de la légèreté de la Popliteratur en offrant une image de la société particulièrement sombre. Malgré les différences entre ces deux textes issus de traditions diverses, la constitution de la réalité peut être qualifiée, aussi bien dans La femme parfaite que dans Faserland, de postmoderne : elle échappe en effet à toute tentative de fixation en se présentant comme toujours médiatisée. Les hallucinations de Cortese et les incohérences du narrateur de Kracht vont à l’encontre d’une représentation réaliste du monde. Une telle instabilité n’apparaît plus sous cette forme dans les textes de notre corpus principal. Nous verrons toutefois, dans les chapitres suivants, que la création d’une illusion référentielle ne se présente plus non plus tout à fait de la même manière qu’au 19e siècle : les remises en question et les jeux ironiques de la postmodernité et, avant elle, des avant-gardes littéraires empêchent tout retour à un réalisme traditionnel. Il est intéressant de noter, pour conclure cette incursion dans la postmodernité, que les productions ultérieures de Kracht et de Deville n’ont pas échappé à l’émergence d’une forme de sérieux au tournant du millénaire. On attribue aussi souvent à Christian Kracht, considéré comme pionnier de la nouvelle Popliteratur allemande, l’annonce de la fin de l’ère de l’ironie : In der deutschsprachigen Literatur hat dieser neue « Ernstdiskurs » spätestens 1999 mit der von Christian Kracht besorgten Anthologie Mesopotamia. Ernste Geschichten am Ende des 184 Nous verrons dans Les années d’Annie Ernaux (chap. 6) à quel point le processus de création d’une communauté entre le texte et ses lecteurs peut avoir des effets différents.

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Deux univers postmodernes Jahrtausends eingesetzt, deren Umschlag-Rückseite kommentarlos einen Song-Text der Britpop-Band Pulp zitiert: « Irony is over ».185

Quant à Patrick Deville, il a quitté les éditions de Minuit et publie depuis 2004 aux éditions du Seuil des textes biofictionnels à dimension documentaire,186 qui abordent des sujets historico-politiques sur un mode sérieux et qui se différencient radicalement des romans publiés pendant sa période minimaliste.

185 MEIER 2014, p. 23. Italiques de l’auteur. « Dans la littérature de langue allemande, ce nouveau “discours sérieux” a débuté au plus tard en 1999 avec l’anthologie réalisée par Christian Kracht Mesopotamia. Ernste Geschichten am Ende des Jahrtausends, dont la quatrième de couverture cite sans plus de commentaire le texte d’une chanson du groupe de britpop Pulp : “Irony is over”. » Plusieurs chercheurs considèrent par ailleurs que le roman 1979, paru en 2001, annonce la fin de la Popliteratur. Cf. en particulier BIRGFELD/CONTER 2009, pp. 9–10 ; DRÜGH 2007b. 186 Altamanova relève plusieurs noms de marque dans Kampuchéa (2011) et montre qu’ils endossent une fonction plus sérieuse que dans les romans de la période minimaliste dans la mesure où ils acquièrent « aussi un pouvoir de distinction économique et sociale ». Ainsi, Douch, le bourreau appartenant aux Khmers rouges dont on suit le procès dans le livre, porte une élégante chemise Ralph Lauren alors que la cour doit fournir des vestes aux témoins pour les protéger du froid. Cf. ALTAMANOVA 2013. Emplacement du Kindle 2388–2398.

5. MICHEL HOUELLEBECQ OU LA CONSOMMATION DÉSABUSÉE

5.1. INTRODUCTION « Dans ma vie de consommateur », affirme le Michel Houellebecq personnage de La carte et le territoire (2010), j’aurai connu trois produits parfaits : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable – imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend.1

La tirade nostalgique de l’écrivain à l’adresse de l’artiste Jed Martin, protagoniste principal du roman dans lequel Houellebecq se met lui-même en scène, est révélatrice des stratégies d’écriture de l’auteur réel : en affirmant son attachement à des produits de marque spécifiques, le Houellebecq fictionnalisé les nomme explicitement, de sorte que s’établisse un lien référentiel vers un modèle bien précis de chaussures, d’ordinateur portable et de veste. En effet, à l’image de cette seule phrase qui en contient trois (Paraboot Marche, Canon Libris, Camel Legend), on ne peut faire abstraction de l’insistance avec laquelle les noms commerciaux des produits apparaissant dans les romans de Houellebecq sont cités. En rentrant chez lui après un voyage professionnel à Rouen, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte (1994) découvre par exemple un courrier des Trois Suisses dans sa boîte aux lettres.2 En préparation d’un séjour en camping, Bruno, dans Les particules élémentaires (1998), s’achète une « tente igloo à La Samaritaine »3, et la compagne du comique Daniel 1, dans La possibilité d’une île (2005), conseille à ce dernier d’acquérir une « Bentley Continental GT » pour s’assurer du respect de la « racaille »4. Mais c’est dans Plateforme (2001) et La carte et le territoire que les marques se font le plus insistantes, puisqu’il s’en trouve presque à chaque page. Ces deux textes abordent, en outre, des sujets – les enjeux commerciaux du tourisme dans Plateforme et la marchandisation de l’art dans La carte et le territoire –, qui conduisent au développement d’une réflexion intrafictionnelle particulièrement intéressante pour notre problématique, sur le rôle joué par la publicité et les noms de marque dans la société actuelle.

1 2 3 4

HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 170. HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte, 1994, p. 84. HOUELLEBECQ, Les particules élémentaires, 1998, p. 98. HOUELLEBECQ, La possibilité d’une île, 2005, p. 48.

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Michel Houellebecq ou la consommation désabusée

La quantité de marques citées dans La carte et le territoire varie d’une partie à l’autre du texte : alors que les deux premières en contiennent plus de 150, la troisième partie, qui est la plus volumineuse, n’en comporte que quinze. Cette disparité est liée au changement de foyer focal qui a lieu dans cette section du roman : nous ne voyons plus le monde à travers les yeux de Jed Martin, le protagoniste principal, mais à travers ceux du commissaire Jasselin, qui ne perçoit ostensiblement pas son environnement de la même façon que Jed. Dans Plateforme, on ne constate pas de telles fluctuations : dans les passages s’écartant de la seule vision de Michel, le narrateur-personnage, on relève tout autant de noms de marques que dans ceux où celui-ci représente le seul foyer focal.5 Nous verrons que les narrateurs et personnages houellebecquiens perçoivent avec une « acuité suraiguë »6 l’envahissement de l’espace par les signes du consumérisme : les voitures, les supermarchés, les vêtements, les compagnies d’aviation, le matériel électronique, etc. ne sont que rarement désignés par leur terme générique, mais presque toujours par leur marque. Malgré la multiplication des travaux sur l’œuvre de Houellebecq, les contributions qui évoquent ce phénomène sont rares. Aucune étude n’a, à ce jour, livré d’analyse systématique de leur mode de fonctionnement dans le tissu textuel des romans houellebecquiens. Seul Sylvain David consacre un article entier à leur présence dans Plateforme,7 dans lequel il ne parvient néanmoins pas à se détacher de la crainte8 – assez naïve, quand on songe à la manière dont Michel Houellebecq sait jouer des ressorts de sa célébrité – d’une contamination de la littérature par une logique commerciale. David considère la place de la marque dans la fiction comme toujours « tendancieuse »,9 et se demande ainsi si « le roman houellebecquien, en dépit de son attitude hostile, ne leur offre […] pas un ultime espace pour rayonner »10. Il adopte de ce fait une position idéologique qui l’empêche de se livrer à une véritable analyse des effets littéraires de la présence de signes commerciaux dans le roman. Sans proposer d’interprétation à ce sujet, Martina Stemberger relève, quant à elle, les nombreuses critiques que la description constante de divers objets de consommation dans les romans de Houellebecq a values à l’auteur. Elle cite pour exemple un article de Tahar Ben Jelloun paru en 2010 dans la Repubblica, dans lequel ce dernier affirme que La carte et le territoire ne rechigne pas à faire « un

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Nous reviendrons plus loin sur les spécificités de la situation narrative de Plateforme (5.1.1.) et de La carte et le territoire (5.1.2.). 6 REMY 2011, p. 142. 7 DAVID 2010. 8 Il s’agit d’une crainte similaire à celle que Seiler (1983) exprime plusieurs fois et à laquelle les contributions sur le placement de produit en littérature font écho. 9 DAVID 2010, p.112. 10 Ibid., p. 110.

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peu de publicité »11 à telle ou telle marque : « Le livre est parsemé de marques, il ressemble au maillot d’un athlète sponsorisé. »12 Au-delà de l’inquiétude de voir la littérature prendre une activité publicitaire à son compte, c’est avant tout l’impression de référentialité provoquée par les marques que la recherche relève. Les rares contributions évoquant cette stratégie d’écriture soulignent effectivement à quel point leur présence ancre le texte dans la réalité contemporaine. Jérôme Meizoz considère ainsi que leur mention rend le texte plus vraisemblable13 et Ulrike Schneider cite les marques parmi d’autres références à la réalité qui ont pour fonction de situer les romans de Houellebecq dans le monde actuel : « L’éventail va des noms de marque aux noms de personnes existant réellement, en passant par des institutions et des entreprises. » 14 Ces approches de la question des marques s’inscrivent dans une discussion plus générale sur le réalisme houellebecquien, qui occupe un pan important de la recherche.15 Le renouvellement de techniques propres au réalisme historique, tel que le recours à des discours pragmatiques, la mise en scène de véritables personnages,16 ainsi que la prise en charge par la littérature du rôle d’observateur privilégié de la société, sont mise en avant par de nombreux chercheuses et chercheurs.17 Tous s’accordent toutefois sur le fait qu’il ne s’agit pas là d’un retour naïf au réalisme, mais que le scepticisme moderne et postmoderne de la deuxième moitié du 20e 11 Trad. MFW. Michel Houellebecq répond non sans une pointe d’ironie à ce genre de critiques dans un entretien avec son traducteur néerlandais, Martin de Haan. À propos de la description de l’intérieur de l’Audi de son personnage Jed Martin, il affirme : « C’est une protection contre le monde, une protection parfaite (très belle publicité pour Audi d’ailleurs, je n’ai pas été payé pour cela). » Cf. HAAN 2011. 12 BEN JELLOUN, « Il Caso Houellebecq », cité in : STEMBERGER 2014, p. 167. « Il libro è disseminato di marchi, sembra la maglietta di un atleta sponsorizzato. » 13 MEIZOZ 2003, pp. 133–134. 14 SCHNEIDER 2016, p. 159. « Das Spektrum reicht von Markennamen über Institutionen, Unternehmen bis hin zu Klarnamen real existierender Personen. » 15 Cf. Steigerwald et Komorowska qui situent le début de l’intérêt de la recherche pour la question du réalisme houellebecquien vers l’an 2000. Cf. STEIGERWALD/ KOMOROWSKA 2011, p. 9. 16 Sabine van Wesemael considère que la caractérisation des personnages n’est conventionnelle qu’en partie seulement. Si, « tout comme le personnage balzacien ou flaubertien, les figures houellebecquiennes ne sont pas séparables de la société dans laquelle ils [sic] vivent, de l’Histoire », elles subissent néanmoins une fragmentation et une perte d’identité qui les rapproche des personnages mis en scène par Alain Robbe-Grillet. Cf. VAN WESEMAEL 2013, pp. 336– 337. Schober repère, quant à elle, un processus de dépersonnalisation dû au système néo-libéral qui se reflète dans les romans de Houellebecq et qui rend difficile la fabrication de personnages consistants. Cf. SCHOBER 2004, p. 508. 17 Rita Schober voit dès 2003 en la prose de Houellebecq, ainsi qu’en celle de Beigbeder, les signes d’une nouvelle tendance du roman français contemporain s’inscrivant en partie dans la tradition du réalisme historique. Cf. SCHOBER 2003a, pp. 229–258. De plus, elle souligne, dans d’autres articles, les parallèles entre Houellebecq et Zola qui ont tous deux rencontré le succès avec des romans ayant provoqué le scandale (Thérèse Raquin (1867) et Les particules élémentaires (1998)). Sur cette question précise, cf. SCHOBER 2003b. Cf. également SCHOBER 2003c et SCHOBER 2004. Wolfgang Asholt compare, quant à lui, les romans de Michel Houellebecq à ceux de François Bon et fait ce même constat d’un « retour au réalisme ». Cf. ASHOLT 2002a. Un article similaire du même auteur est paru en français : cf. ASHOLT 2002b.

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siècle quant à la possibilité de représenter la réalité nourrit autant le texte houellebecquien que le roman réaliste du 19e siècle.18 Notre étude de la fonctionnalisation et des effets des noms de marque dans Plateforme et La carte et le territoire confirmera cette tension inhérente au roman houellebecquien, qui oscille sans cesse entre référentialité et fictionnalité. Nous nous pencherons dans un premier temps sur la vision du monde des personnages de Plateforme et de La carte et le territoire, qui se présentent comme particulièrement sensibles aux discours publicitaires qui les entourent. Nous considérerons ensuite la spécificité de l’illusion référentielle provoquée par les noms de marque dans le roman houellebecquien, en prenant également les traductions allemandes de ces deux romans en compte. La dimension transgressive de la mise en scène de signes commerciaux réels, dans le contexte d’une œuvre marquée par le jeu permanent de son auteur avec les frontières de la fiction, nous intéressera ensuite. Puis, nous nous concentrerons sur la mise en lumière, à l’intérieur de la fiction, du fonctionnement du marché du tourisme et de celui de l’art. Enfin, nous nous interrogerons sur le positionnement des textes en les mettant en perspective avec Les Choses de Georges Perec qui présente, à la différence de Plateforme et La carte et le territoire, une critique explicite de la société de consommation.

5.1.1. Plateforme (2001) Lors de sa parution, Plateforme a provoqué, plus encore que les romans précédents de Michel Houellebecq, un véritable scandale.19 Le caractère pornographique de certaines scènes, ainsi que le thème du tourisme sexuel,20 n’ont pas manqué de faire polémique. Mais ce sont avant tout les affirmations anti-musulmanes du narrateur, Michel,21 et de plusieurs personnages du roman, reprises par Houellebecq lui-même lorsqu’il affirme, dans une interview en septembre 2001, que « la religion la plus con, c’est quand même l’Islam », qui ont suscité d’intenses débats, culminant dans le procès intenté à l’écrivain par plusieurs associations musulmanes.22

18 Outre les contributions de Schober qui défend cette thèse, cf. en particulier VAN WESEMAEL 2013 et VAN WESEMAEL 2015. 19 Le caractère scandaleux et transgressif des romans de Houellebecq est régulièrement souligné par la recherche. Cf. en particulier MECKE 2003 ; VAN WESEMAEL 2010. 20 Les contributions sur ce roman se consacrent largement aux questions de la pornographie, de l’érotisme et de la prostitution. Cf. par exemple CLÉMENT 2004 ; ROTH 2013 ; SAUER-KRETSCHMER 2015, en particulier pp. 223–256 ; SCHUEREWEGEN 2004. 21 Les lectures identificatrices entre Houellebecq et ses personnages/narrateurs font légion. Le choix du prénom « Michel », qui se retrouve dans plusieurs romans, attise évidemment la tentation de mettre en parallèle auteur et narrataur/personnage. Cf. à ce sujet JACQUIER 2016, pp. 207–217. 22 Sur l’histoire et le contexte du scandale, cf. PATRICOLA 2005, pp. 56–63. Jérôme Meizoz offre par ailleurs une analyse très complète de la manière dont Houellebecq reproduit, hors de la fiction, les affirmations de ses personnages, et des conséquences de cette pratique sur la lecture

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Suite à la mort de son père, assassiné par le frère (musulman) de sa maîtresse, Michel, employé au ministère de la Culture, décide de prendre des vacances. Il choisit de se rendre en Thaïlande et d’y effectuer un circuit organisé par le voyagiste français Nouvelles Frontières. La première partie du livre, intitulée « Tropic Thaï », constitue le récit de ce voyage. Michel endosse alors le rôle d’observateur toujours quelque peu à l’écart des autres, et se livre à une description sociologique et souvent caricaturale du fonctionnement du groupe de voyageurs.23 Michel confronte régulièrement sa vision de la Thaïlande à celle offerte par les guides de voyage (le Guide du Routard et le Michelin), qu’il ne fait pas que lire et citer, mais qu’il critique aussi abondamment (surtout le Guide du Routard). Lors de ce séjour, il rencontre Valérie, employée de Nouvelles Frontières qui prend part au circuit comme touriste. Dès son retour à Paris, Michel, célibataire endurci, habitué des prostituées thaïlandaises et des peep-shows, s’engage dans une relation heureuse avec Valérie. Il considère comme absolument inespéré de vivre encore une histoire d’amour à ce moment de sa vie. La deuxième partie du roman, intitulée « avantage concurrentiel », se concentre sur l’activité professionnelle de Valérie. La jeune femme suit son supérieur, JeanYves, qui a obtenu un nouveau poste au sein du groupe Aurore et quitte Nouvelles Frontières. Le duo est chargé de développer un concept innovant afin de sauver les clubs de vacances Eldorador, déficitaires, qu’Aurore vient d’acquérir. C’est finalement Michel qui trouvera une idée, considérée comme révolutionnaire par les professionnels du tourisme, pour remettre les clubs à niveau : lors d’un voyage commun à Cuba, il propose de créer des lieux de vacances centrés sur le plaisir érotique, qui favoriseraient l’accès à la prostitution locale. Il se base sur la constatation cynique que les Occidentaux « ont tout ce qu’ils veulent, sauf qu’ils n’arrivent plus à trouver de satisfaction sexuelle »24, alors que des milliards de gens « n’ont plus rien à vendre que leur corps, et leur sexualité intacte »25. Jean-Yves, Valérie et Michel, qui les assiste dans la conceptualisation et la recherche de slogans publicitaires pour les nouveaux clubs qu’ils nommeront Aphrodite, se consacrent plusieurs mois à l’élaboration de ce projet. Ils réussissent à s’associer au voyagiste TUI, persuadés que leur public cible est à chercher en Europe du Nord, et non en France. Les clubs Aphrodite n’existeront pas longtemps : des terroristes islamistes perpètrent un attentat lors de la semaine d’inauguration d’un club à Krabi, en Thaïlande, dans lequel Valérie perd la vie. Michel s’en sort indemne, sur le plan physique. Suite à cet événement, il se retire dans un village thaïlandais, et retourne à sa solitude. La troisième partie du roman, très brève, porte le titre de « Pattaya Beach ». Le temps de l’histoire rejoint celui de la narration, puisqu’on découvre que le livre que du roman : cf. MEIZOZ 2003. Sur les similitudes entre la réalité et la fiction et leurs conséquences sur la lecture de l’œuvre de Houellebecq, cf. également BARONI 2016. 23 Maud Granger Remy note que Michel adopte ainsi la position de retrait du satiriste. Cf. GRANGER REMY 2007, p. 284. Steffen Schneider relève par ailleurs que, contrairement à un sociologue, le narrateur appartient au groupe qu’il observe. Il note que ses co-voyageurs adoptent également, en partie, le rôle d’observateurs. Cf. SCHNEIDER 2007, ici pp. 102–103. 24 HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 234. 25 Ibid.

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l’on tient entre les mains constitue les mémoires de Michel, qu’il rédige, retiré de tous, en attendant la mort : « Mon livre touche à sa fin. De plus en plus souvent, maintenant, je reste couché pendant la plus grande partie de la journée. »26 Plateforme présente quelques subtilités narratives. Le lecteur a en effet accès à un savoir qui va ostensiblement au-delà de celui de Michel : la jeunesse de Valérie, la vie privée de Jean-Yves, mais aussi, tout au début du roman, une matinée de la vie de Jacques Maillot, directeur de Nouvelles Frontières, sont racontées à la troisième personne, en partie sur le mode de la focalisation interne. L’accès aux pensées de personnages tiers constitue donc un écart27 par rapport à la logique du roman à la première personne, dont le personnage-narrateur représente le foyer focal. En revanche, le fait que Michel soit associé au projet professionnel de Jean-Yves et Valérie justifie l’exposition détaillée de son processus de développement. Par ailleurs, il est important de préciser, pour finir ce résumé introductif, que le roman se déroule dans une temporalité qui présente un petit décalage avec la date de la sortie du roman. Il se termine en 2002 (la campagne présidentielle française y est évoquée), alors que Plateforme a paru en l’an 2001.

5.1.2. La carte et le territoire (2010) Pressenti pour le prix Goncourt, Plateforme est finalement écarté de la sélection suite aux attentats du 11 septembre 2001.28 La consécration arrivera neuf ans plus tard, avec La carte et le territoire. La parution de ce livre ne s’accompagne, fait notable pour Houellebecq, d’aucun scandale et la critique journalistique loue même le roman de manière quasiment unanime.29 La recherche universitaire, si elle s’était déjà penchée sur les textes précédents, redouble d’intérêt pour le roman primé, dont les aspects métadiscursifs ainsi que la mise en scène de Houellebecq par lui-même30 ont de quoi aiguiser les intérêts théoriques. Retraçant le parcours de l’artiste Jed Martin, dont les œuvres deviendront les plus chères que le marché n’ait jamais connues, La carte et le territoire est divisé en trois parties, précédées d’un prologue et suivies d’un épilogue. L’ouverture du roman introduit le personnage de Jed Martin et son activité de peintre en le présentant en train de se consacrer à un tableau mettant en scène les artistes Damien Hirst 26 Ibid., p. 348. 27 Gérard Genette donne à cette sorte d’écarts le nom de « paralepse ». Cf. GENETTE 1972, p. 211. 28 Selon Patricola, après le 11 septembre, « donner le Goncourt à Houellebecq deviendrait un acte politique et non plus littéraire ». (PATRICOLA 2005, p. 43) Par une étrange ironie de l’histoire, en 2015, la sortie de Soumission, qui faisait déjà polémique avant sa parution, intervient le même jour que l’attentat islamiste qui décima la rédaction de Charlie Hebdo, mettant immédiatement fin à toute activité promotionnelle de Houellebecq, qui a, de plus, perdu en Bernard Maris un ami dans l’attaque. Cf. à ce sujet SCHNEIDER 2016. 29 Cf. CLÉMENT/VAN WESEMAEL 2011, p. 5. 30 Cet aspect du texte intéresse particulièrement la recherche. Cf. entre autres JACQUIER 2016 ; MEIZOZ 2016a ; OTT 2013 ; WEISER 2013.

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et Jeff Koons. La première partie est constituée d’une analepse complète qui retrace l’enfance et la jeunesse de Jed, ainsi que le début de sa carrière artistique. Le « cycle des cartes Michelin », qui consiste à photographier des cartes des régions de France produites par la célèbre entreprise, représente le premier grand succès de Jed. Repéré lors d’une exposition collective par Olga Sheremoyova du service de la communication de Michelin (avec qui il entretiendra une relation), il se voit offrir la possibilité d’organiser une exposition consacrée entièrement à son œuvre, sous le mécénat de la marque. Jed l’intitulera : « LA CARTE EST PLUS INTÉRESSANTE QUE LE TERRITOIRE »31. Une collaboration avec Michelin naîtra de ce projet. Suite au départ d’Olga pour la Russie, Jed abandonne la photographie et retourne à la peinture, qu’il affectionnait dans sa jeunesse. Il commence sa « série des métiers simples », projet qui a pour but d’archiver les métiers voués à disparaître, ainsi que sa « série des compositions d’entreprise ». La deuxième partie du roman raconte un an de la vie de Jed de manière chronologique. La rencontre entre Jed Martin et Michel Houellebecq, à qui l’artiste demande d’écrire un texte pour le catalogue de sa future exposition, en constitue un élément central. On assiste également, durant cette brève période, à l’ascension fulgurante de la carrière de Jed, qui devient « l’artiste français le mieux payé du moment »32, ainsi qu’à ses retrouvailles avortées avec Olga. La troisième partie amorce plusieurs changements : au niveau modal d’abord, puisque durant les neuf premiers chapitres, le commissaire Jasselin, chargé d’enquêter sur la mort de Houellebecq, sauvagement assassiné dans la maison de son enfance, devient le foyer focal du récit. Dans les quatre chapitres suivants, la focalisation interne varie entre Jed et Jasselin, pour ne revenir complètement à Jed que dans le dernier chapitre de cette troisième partie. L’assassinat de Houellebecq provoque un mélange de genres littéraires, puisque le récit se concentre passagèrement sur l’enquête menée par Jasselin et évoque ainsi les codes du roman policier.33 La carte et le territoire se termine sur un épilogue d’une cinquantaine de pages qui relate les dernières années de la vie de Jed, puis sa mort, ainsi que la création de sa dernière œuvre, qui célèbre symboliquement « le triomphe [total] de la végétation »34 sur les humains. La temporalité du roman manifeste une légère anticipation par rapport à l’année de sa publication. La fin des études de Jed a lieu dans les années 2010. Le récit premier se déroule environ dix ans après, dans les années 2020. L’âge de Jed, 60

31 Meizoz note que ce titre fait référence à une phrase de Baudrillard : « La carte crée le territoire ». Cf. MEIZOZ 2016a, p. 68. 32 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 209. 33 Le Dictionnaire des termes littéraires donne la définition suivante du « roman policier » : « Récit en prose où il est question de forfaits ou de crimes, souvent de meurtres, et de leur élucidation ». Cf. VAN GORP et al. 2001, p. 431. On trouve une définition également très large du « Kriminalroman » dans le Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft : « Der Kriminalroman handelt in sowohl typologisierten als auch “freien” Erzählmustern von Verbrechen und deren Aufklärung. » Cf. WÖRTCHE 2007, p. 342. Sur le mélange des genres dans La carte et le territoire, cf. SCHLÜTER 2012, p. 729. 34 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 428.

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ans, est évoqué une fois dans l’épilogue,35 alors qu’il n’est pas retourné dans le village avoisinant sa propriété depuis dix ans. La réalisation de sa dernière œuvre lui ayant pris quinze ans, on peut estimer sa mort à l’âge de 65 ans. La fin du roman est donc à situer dans les années 2050 environ. Le moment de l’énonciation, prise en charge par un narrateur extra- et hétérodiégétique, se situe trente ans après la mort de Jed, soit dans les années 2080. On notera, pour conclure, que la France subit, durant toute cette période, des changements profonds qui la transforment en vaste parc d’attractions pour touristes extra-européens.

5.2. UNE PERCEPTION ORIENTÉE Les variations du nombre de marques dans les différentes parties de La carte et le territoire illustrent le fait que leur mention par le narrateur est liée à la perception du personnage focal. Les personnages typiquement houellebecquiens comme Jed et comme Michel dans Plateforme sont, nous l’avons dit en introduction, particulièrement sensibles à la présence de signes commerciaux dans leur environnement immédiat. Leur espace est donc envahi par la logique de la société de consommation, qu’ils observent, analysent et décortiquent, tout en l’acceptant comme unique perspective pour le présent et l'avenir. Nous nous consacrerons, dans cette première section, à la vision de la société qui se construit à travers le regard de Jed et de Michel. Ceci nous permettra d’aborder plusieurs aspects de la mise en scène complexe des noms de marque dans ces deux romans de Houellebecq, que nous développerons plus en détail ensuite. Nous montrerons d’abord de quelle manière le personnage houellebecquien se présente aussi bien comme un observateur de la société que comme un consommateur actif. Il observe donc son environnement de l’intérieur. Nous verrons en outre brièvement que la présence de noms de marque réels dans le texte offre d’emblée un cadre réaliste aux scénarios fictifs sur l’évolution de la société française (La carte et le territoire) ou de l’industrie du tourisme (Plateforme) mis en scène dans ces deux romans. Dans la deuxième partie, nous nous consacrerons aux descriptions de personnages tiers basées sur la mention des objets de marque qu’ils portent ou possèdent et qui contribuent à la construction d’une image stéréotypée de la société. Nous verrons ensuite que les connotations du nom de marque apparaissent comme naturalisées dans La carte et le territoire, ce qui aura des conséquences sur la construction de l’illusion que nous discuterons plus loin. Nous illustrerons pour finir, en élargissant notre propos à d’autres éléments que les seules marques, que Jed et Michel abordent tous les deux le monde à travers divers filtres, mais jamais de manière directe.

35 Cf. ibid., p. 411.

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5.2.1. Le personnage houellebecquien, un observateur-consommateur Pour le protagoniste de La carte et le territoire, la société de consommation représente un cadre de vie rassurant.36 Isolé socialement, Jed Martin ne s’approche d’un certain sentiment de bonheur que lorsqu’il se trouve dans les différentes enseignes de supermarchés qu’il fréquente au cours de sa vie (et dont les filiales citées correspondent à des magasins réels). À la suite de son installation à Paris, alors qu’il commence à travailler au projet des cartes Michelin, il se rend ainsi régulièrement dans un hypermarché Casino : Pendant près de six mois il sortit très peu de chez lui, sinon pour une promenade quotidienne qui l’amenait jusqu’à l’hypermarché Casino du boulevard Vincent-Auriol.37

Durant cette période, son seul contact est la caissière du magasin – « jamais la même »38. Jed se retrouve devant ce Casino le soir de l’inauguration de l’exposition qui lui amènera le succès. Il constate alors que le supermarché représente pour lui, avec une station-service Shell, « les seuls centres d’énergie perceptibles, les seules propositions sociales susceptibles de provoquer le désir, le bonheur, la joie »39. Enfin, dans la dernière partie de sa vie, lorsqu’il s’est retiré dans la maison de ses grands-parents, Jed se rend régulièrement au Carrefour de Limoges : Il prit l’habitude de faire ses courses au Carrefour de Limoges, où il était à peu près sûr de ne rencontrer personne du village. Il y allait généralement le mardi matin, dès l’ouverture, ayant remarqué que c’était à ce moment que l’affluence y était la plus faible. Il avait, quelquefois, l’hypermarché pour lui tout seul – ce qui lui paraissait être une assez bonne approximation du bonheur.40

Cette affinité avec les lieux symboliques de la société de consommation que sont les supermarchés n’empêche pas Jed d’analyser la logique commerciale de la réalité dans laquelle il évolue. Étudiant les destinations desservies par la compagnie Ryanair à l’aéroport de Shannon, en Irlande, il médite par exemple sur le pouvoir des grandes enseignes à modeler le monde : Ainsi, le libéralisme redessinait la géographie du monde en fonction des attentes de la clientèle, que celle-ci se déplace pour se livrer au tourisme ou pour gagner sa vie. À la surface plane, isométrique de la carte du monde se substituait une topographie anormale où Shannon était plus proche de Katowice que de Bruxelles, de Fuerteventura que de Madrid. Pour la France, les deux aéroports retenus par Ryanair étaient Beauvais et Carcassonne. S’agissait-il de deux destinations particulièrement touristiques ? Ou devenaient-elles touristiques du simple fait que Ryanair les avait choisies ?41

Cette réflexion a quelque chose de proleptique quant à la transformation de la France en vaste attraction touristique que le roman illustre en arrière-plan : ici, la 36 Remy fait la même constatation pour Michel dans Les particules élémentaires. Cf. REMY 2011, p. 146. 37 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 62. 38 Ibid., p. 63. 39 Ibid., p. 195. 40 Ibid., p. 410. 41 Ibid., p. 152.

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compagnie d’aviation et sa politique commerciale semblent susceptibles de créer une carte du monde alternative et de modifier la réalité d’un lieu. Ainsi, ces modifications théoriques, au niveau de la surface d’une carte représentant les destinations desservies par Ryanair, trouveront-elles plus tard leur réalisation pratique sur le territoire français transformé en pure destination touristique et ne répondant plus qu’aux désirs et aux demandes du touriste-consommateur. Le fait qu’un nom de marque réel constitue le point de départ des interrogations de Jed a pour effet de suggérer subtilement que le développement du pays, tel qu’il est présenté dans La carte et le territoire, est non seulement vraisemblable, mais constitue une possibilité. Dans Plateforme, le projet de Michel d’officialiser les pratiques du tourisme sexuel au sein des clubs Aphrodite se nourrit de la constatation (valable aussi bien dans le hors-texte que dans le monde de la fiction) de l’expansion du tourisme de masse, auquel il est, d’après lui, parfaitement illusoire de vouloir échapper.42 En dépit de son caractère plutôt solitaire, Michel n’envisage pas de partir en voyage hors des circuits organisés. Il choisit sa destination en feuilletant un catalogue, sensible à l’argumentaire publicitaire du voyagiste Nouvelles Frontières : J’ai tout de suite décidé de faire un circuit, mais j’ai pas mal hésité entre « Rhum et Salsa » (réf. CUB CO 033, 16 jours/14 nuits, 11 250 F en chambre double, supplément chambre individuelle : 1350 F) et « Tropic Thaï » (réf. THA CA 006, 15 jours/13 nuits, 9950 F en chambre double, supplément chambre individuelle : 1175 F) […]. Finalement, j’ai pris la Thaïlande. Il faut reconnaître que le texte de présentation de la brochure était habile, propre à séduire les âmes moyennes : « Un circuit organisé, avec un zeste d’aventure, qui vous mènera des bambous de la rivière Kwaï à l’île de Koh Samui, pour terminer à Koh Phi Phi, au large de Phuket, après une magnifique traversée de l’isthme de Kra. Un voyage “cool” sous les tropiques. »43

À la fin du séjour, en remplissant le « questionnaire de satisfaction Nouvelles Frontières »44, Michel valide – non sans une pointe d’ironie ? – la promesse délivrée par 42 Le paradoxe du touriste qui recherche des endroits « authentiques », donc justement non touristiques, est pointé du doigt par Michel et décrit comme une problématique bien connue de l’industrie touristique. Évoquant le roman La plage, Michel affirme : « Les premiers chapitres du livre illustraient à merveille la malédiction du touriste, plongé dans la quête effrénée d’endroits “non touristiques” que sa seule présence contribue à discréditer, poussé ainsi à aller toujours plus loin dans un projet que sa réalisation rend au fur et à mesure vaine. Cette situation sans espoir, semblable à celle de l’homme qui chercherait à fuir son ombre, était bien connue dans les milieux du tourisme, m’apprit Valérie : en termes sociologiques, on la qualifiait du paradoxe du double bind. » HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, pp. 299–300. Italiques de l’auteur. 43 HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 32. Italiques de l’auteur. Emmanuel Dion note que les références et les prix du catalogue Nouvelles Frontières ne sont pas indiqués pour donner une information, ni par adhésion au principe de « l’hyperréalisme minutieux », « mais bien plutôt pour insister sur le côté faussement précis de l’offre, sur la prétention qu’elle a à proposer un prix exact au franc près, face à un ensemble de promesses soigneusement décrites dans les catalogues. » Cf. DION 2011, p. 228. 44 HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 128.

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le catalogue : « Le circuit avait été cool, mais avec un parfum d’aventure ; il correspondait à son descriptif. »45 D’après Granger Remy, Plateforme met en lumière le fait que l’industrie du tourisme fonctionnalise toute relation à l’autre et ne laisse la place à aucune sorte de curiosité : Le tourisme, comme la publicité, se présente avant tout comme une rhétorique efficace fondée exclusivement sur l’assouvissement des désirs.46

Les tour-opérateurs permettent de découvrir le monde sans quitter les standards occidentaux et sans faire l’expérience de l’altérité. Malgré les traits satiriques du roman, c’est cette façon de voyager que privilégie sincèrement Michel : il ne croit pas aux discours qui promeuvent une approche « authentique » du voyage qui échapperait à la logique de l’industrie touristique.47 Dans ce contexte, le ton neutre sur lequel Michel constate, à l’aéroport de Bangkok, que le monde se transforme correspond à sa position a priori favorable à une vision consumériste du voyage, et son observation ne se teinte d’aucun regret : Pour le voyageur en fin de parcours il s’agissait d’un espace intermédiaire, à la fois moins intéressant et moins effrayant que le reste du pays. J’avais l’intuition que, de plus en plus, l’ensemble du monde tendrait à ressembler à un aéroport.48

Cette réflexion, qui fait écho aux transformations de la France dans La carte et le territoire, ne représente pas une idée menaçante pour Michel : le projet qu’il initiera contribue d’ailleurs à cette mutation du monde en vaste centre de loisir et de commerce. Le fait de baser cette réflexion sur une expérience correspondant à celle de milliers de touristes, ainsi que celui de faire voyager le personnage fictif du roman avec une compagnie touristique française réelle (Nouvelle Frontière), offre un socle authentique au développement de l’idée – proprement scandaleuse du point de vue moral – du projet des clubs Aphrodite, développé dans la suite du roman.

5.2.2. Économie du récit – la description a minima La perception accrue des signes issus du monde de la publicité par les protagonistes se reflète dans la manière dont ils appréhendent les personnes qu’ils rencontrent. Parallèlement à ce que nous avons observé chez Kracht et Deville, mais aussi chez Balzac, Flaubert et Fontane, les noms de marque servent ainsi, dans Plateforme comme dans La carte et le territoire, également la description des personnages. 45 Ibid. 46 GRANGER REMY 2007, p. 279. 47 Bernard Maris, dont l’ouvrage rassemble les thèses économiques qu’il repère aussi bien dans les romans que dans les propos non fictionnels de Houellebecq, note à ce propos : « Le touriste est typiquement un nouveau consommateur, parfaitement manipulé par des salauds comme les auteurs du Guide du Routard : ne l’excitent que les lieux ou les biens non touristiques, consommés bien entendu par tous les touristes comme lui. » MARIS 2014, p. 78. Italiques de l’auteur. 48 HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 129.

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Lors de son séjour en Thaïlande, Michel démontre sa capacité à reconnaître immédiatement la marque des vêtements portés par ses co-voyageurs et assume ainsi le discours publicitaire comme l’un de ses systèmes de référence.49 Babette porte par exemple « une tunique translucide », que Michel repère comme étant « un imprimé ethnique Trois Suisses »50, et René est comparé à un personnage de spot publicitaire des années 1980 : « Je compris soudain à qui il me faisait penser : au personnage de Monsieur Plus dans les publicités Bahlsen. C’était peut-être lui, d’ailleurs. »51 Si la référence à Monsieur Plus a un effet comique – Michel demande à la femme de René si elle et son mari « avaient […], par le passé, interprété en tant qu’acteurs des personnages de second plan »52 –, le fait que Michel identifie la marque de la tunique de Babette atteste une connaissance dont il se défendra pourtant plus tard : […] je n’avais même jamais réussi à établir la moindre différence entre les produits de marque et les produits démarqués. […] Il devait y avoir une différence entre les chemises Yves Saint Laurent et les autres chemises, entre les mocassins Gucci et les mocassins André. Cette différence, j’étais le seul à ne pas la percevoir ; il s’agissait d’une infirmité dont je ne pouvais me prévaloir pour condamner le monde.53

Or, non seulement le Michel-personnage est capable de reconnaître l’origine d’un vêtement, mais le Michel-narrateur se sert des noms de marque pour construire son récit. Ainsi, dans un passage où la focalisation se concentre sur Jean-Yves, un sociologue convoqué par son équipe est décrit à travers la marque de ses habits : Le type avait à peu près trente ans, le front dégarni, les cheveux noués en catogan : il portait un jogging Adidas, un tee-shirt Prada, des Nike en mauvais état ; enfin, il ressemblait à un sociologue du comportement.54

Cette description s’achève par une classification, quelque peu tautologique, de l’homme dans un corps de métier, qui se base uniquement sur son apparence. À l’image du procédé à l’œuvre dans ce passage, la société se présente dans Plateforme comme une combinaison d’ensembles de personnes répondant à des critères spécifiques. S’il affirme ne pas maîtriser les différences entre les marques, Michel assume en revanche parfaitement cette forme de pensée, basée sur des stéréotypes. Il souligne par exemple l’adéquation entre l’aspect extérieur et l’appartenance sociale ou la nationalité de ceux qu’il décrit, en commençant par lui-même : Dans le miroir de la salle de bains, je me considérai avec dégoût : mon visage crispé de bureaucrate jurait tragiquement avec l’ensemble ; je ressemblais au total exactement à ce que j’étais :

49 Il se réfère par ailleurs régulièrement à des philosophes, et plus particulièrement à Auguste Comte, dévoilant une culture large, acquise par de nombreuses lectures. 50 HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 44. 51 Ibid., p. 45. Italiques de l’auteur. 52 Ibid. 53 Ibid., p. 262. Italiques de l’auteur. 54 Ibid., p. 162.

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un fonctionnaire quadragénaire qui tentait de se déguiser en jeune pour la durée de ses vacances ; c’était décourageant.55

La pensée stéréotypée de Michel s’applique en premier lieu aux femmes thaïes, dont il décrit de nombreuses fois l’habilité sexuelle, comme si toutes les Thaïlandaises étaient des prostituées interchangeables. Mais ce processus de catégorisation s’étend également à d’autres nationalités :56 […] la plupart ressemblaient à des Californiens, à l’idée qu’on se fait des Californiens, en tout cas ils portaient des tongs.57

Quant à Gottfried Rembke, le patron de TUI, il correspond […] parfaitement à l’image qu’on peut se faire d’un grand patron, et plus précisément d’un grand patron allemand.58

Malgré l’affirmation de Michel de ne pas saisir les différences qui en émanent, les noms de marque font partie intégrante de cette division de la société en groupements stéréotypés. Il précise ainsi que Rembke possède une Mercedes, attribut attendu par le lecteur français dans le contexte de la description d’un patron allemand.59 Les expressions « ressembler totalement à », « l’idée qu’on se fait » et « correspondre » soulignent explicitement la position assumée par Michel, d’une appréhension du monde au travers de schémas et de pensées pré-formatées. C’est un procédé descriptif similaire que l’on retrouve dans La carte et le territoire. Olga, la maîtresse de Jed, possède par exemple une Mini Park Lane,60 un sac Prada61 et des bijoux Swarovsky62. La perception de la beauté d’Olga par l’artiste est légitimée par le fait qu’ elle correspond parfaitement à l’image de la beauté slave telle que l’ont popularisée les agences de mannequins et les magazines après la chute de l’URSS.63

Olga n’est pas décrite de manière détaillée : la Mini Park Lane, le sac Prada, Swarovsky, la comparaison avec l’image des magazines suffisent à évoquer un certain genre de femme, aisée, attentive à son apparence, et qui répond aux critères de 55 Ibid., p. 43. 56 Michel ne s’oppose d’ailleurs pas à Robert, lorsque ce dernier expose sa vision profondément raciste de la société. Son « objection principale » à la longue diatribe de son co-voyageur sur les différences entre les « races » réside dans le fait que « nous étions là pour baiser, et que ces discussions faisaient perdre du temps ». Ibid., p. 113. 57 Ibid., p. 107. Sur les stéréotypes touristiques sur lesquels se construit Plateforme, cf. en particulier LOINGSIGH 2005, pp. 73–90. 58 HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 267. 59 À propos de la description de Rembke, van Treeck note : « […] il est doté de qualités supposées typiquement allemandes telles qu’une ponctualité rigoureuse (et Houellebecq met en relief ce caractère stéréotypé en faisant dire à son narrateur que Rembke “correspondait parfaitement à l’image d’un grand patron allemand”). Mais son portrait, malgré une touche d’ironie, n’en est pas moins positif […]. » VAN TREECK 2014, p. 124. 60 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 72. 61 Ibid., p. 66. 62 Ibid., p. 67. 63 Ibid., p. 64. Nous soulignons.

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beauté du moment. Le texte présuppose donc la connaissance par le lecteur des connotations contenues dans les noms de marque mentionnés. Il actualise en outre une idée de la « beauté slave » construite à travers les discours des magazines, à laquelle Jed adhère, puisqu’en regardant Olga il se dit que « c’était sans doute la plus belle femme qu’il ait jamais vue »64. La rencontre avec Olga, la reconnaissance de sa beauté, se font donc par le prisme d’un discours préexistant qui oriente la perception de Jed. Les marques de la voiture, du sac et des bijoux d’Olga confirment une image déjà formatée du personnage : ces attributs viennent appuyer un portrait qui, comme celui de Gottfried Rembke, se construit sur une vision du monde basée sur une image stéréotypée des nationalités, des différentes couches de la population, mais également des femmes, et plus particulièrement de celles susceptibles, aux yeux des personnages houellebecqiens, de susciter le désir.65 Ce procédé est poussé à l’extrême dans un passage où Jed tire des généralités sur des nations entières, à partir d’entreprises qui en sont originaires. Lors de sa deuxième visite à Houellebecq, Jed se plonge dans le mode d’emploi de son appareil photo, un Samsung ZRT-AV2 nouvellement acquis.66 Dès le début de sa lecture, rapportée par le narrateur, le produit est comparé aux appareils photo d’autres firmes. Le nom de marque acquiert alors rapidement une dimension synecdotique, au point de représenter tout le pays dont il provient : D’emblée, la firme Samsung le félicitait, non sans une certaine emphase, d’avoir choisi le modèle ZRT-AV2. Ni Sony, ni Nikon n’auraient songé à le féliciter : ces firmes étaient trop arrogantes, trop campées dans leur professionnalisme ; à moins qu’il ne s’agisse de l’arrogance caractéristique des Japonais ; ces entreprises japonaises bien établies étaient de toute façon imbuvables. Les Allemands essayaient dans leurs notices de maintenir la fiction d’un choix raisonné, fidèle, et lire le mode d’emploi d’une Mercedes demeurait un réel plaisir ; mais au niveau du rapport qualité-prix la fiction enchantée, la social-démocratie des gremlins ne tenait décidément plus la route. Demeuraient les Suisses, et leur politique de prix extrêmes, qui pouvait en tenter certains. Jed avait, en certaines circonstances, envisagé d’acheter un produit suisse, généralement un appareil photo Alpa, et en une autre occasion une montre ; le différentiel de prix, de 1 à 5 par rapport à un produit normal, l’avait rapidement découragé. Décidément, le meilleur moyen pour un consommateur de s’éclater en ces années 2010 était de se tourner vers un produit coréen : pour l’automobile Kia et Hyundai pour l’électronique LG et Samsung.67

La vision du monde proposée ici est sans modulation, définitive : les peuples, les systèmes politiques et les entreprises nationales se mêlent dans une existence uniformisée. La réduction d’un pays entier au mode de communication adoptée par ses entreprises met au même niveau la marque, les mœurs, la politique et l’économie. C’est le même terme de « fiction » qui est utilisé pour désigner tout à la fois le 64 Ibid., p. 64. 65 Dominique Rabaté fait à ce propos un parallèle entre Houellebecq et Flaubert : « Dans l’héritage direct de Flaubert, les personnages de Houellebecq vivent dans un monde saturé d’idées reçues et de pensées préfabriquées. » RABATÉ 2012, p. 228. Italiques de l’auteur. 66 Si Samsung est bien une marque réelle, l´appareil Samsung ZRT-AV2 est en revanche fictif. Cf. également COULEAU 2013, p. 16. 67 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 162. Nous soulignons en gras, les italiques sont de l’auteur.

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processus de mise en discours du produit (en l’occurrence un modèle de la marque Mercedes) et l’état politique allemand, qualifié de « social-démocratie des gremlins ». La social-démocratie est donc présentée comme le résultat d’un discours visant à « faire-croire », au même titre que les produits de marque. La référence intermédiale au film Gremlins renforce par ailleurs l’impression ainsi communiquée que ce système politique relève du domaine de l’illusion.

5.2.3. La marque naturalisée Ce passage indique également que Jed consomme le nom de marque avec très peu de distance. Bien qu’il soit fait concrètement référence à la mise en discours du produit par les concepteurs et les communicants68 lorsque sont évoquées les scènes proposées par les différents modes de l’appareil photo (« FEU D’ARTIFICE », « PLAGE », « BÉBÉ 1 », « BÉBÉ 2 »69), Jed ne parvient pas à se détacher des impératifs sociaux qui se cristallisent dans ces différentes possibilités. Couleau relève ainsi : Bien qu’un tel service technique s’appuie certainement sur une étude statistique des habitudes des photographes amateurs, cette limitation de l’existence à quelques scènes obligées, festives et familiales, matérialise brusquement le poids de la norme sociale, enregistrée, relayée, et peutêtre encouragée par cette banale notice.70

Jed conclut, en analysant les scènes, que « […] finalement, cet appareil n’était peutêtre pas fait pour lui »71. Sa perception naturalisée du discours créé autour du produit l’empêche de mettre à distance les exigences sociales qui transpercent ici et d’envisager le Samsung comme un simple appareil photographique, par ailleurs avant tout un instrument de travail pour l’artiste qu’il est. Plus loin, un autre passage met en lumière le fait que les attributions véhiculées par le nom de marque sont considérées par Jed comme inhérentes au produit (et non pas comme une injonction non arbitraire de sens). Dans la troisième partie du roman, la focalisation interne revient brièvement sur lui. Contrastant avec la faible perception des marques par Jasselin,72 ce retour à la vision du peintre s’accompagne 68 « Il était visible qu’un optimisme raisonné, ample et fédérateur, avait présidé à la conception du produit. » Ibid., p. 163 69 Ibid. 70 COULEAU 2013, p. 17. 71 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 164. 72 Certes, le commissaire perçoit quelques marques : il note la présence de la « Maserati GranTurismo » (p. 281) qui est le seul véhicule sur le parking du village de Houellebecq, ainsi que la marque de l’arme qui a tué l’écrivain (p. 316). Mais la prise en compte de la marque de ces éléments par le personnage focal se justifie par le fait qu’elle est pertinente pour l’enquête. L’évocation, plus loin, de la marque du bloc « Rhodia » (p. 282), avec lequel Jasselin écrit, relève du regard du narrateur, sur lequel nous reviendrons. La rareté de l’apparition de noms de marque dans les séquences focalisées sur Jasselin est d’autant plus frappante que des objets qui sont désignés plusieurs fois dans le reste du roman à travers des marques ne le sont pas dans

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immédiatement d’une réflexion sur la « Mercedes Classe A », au sein de laquelle le profil type des propriétaires de ce modèle de Mercedes est présenté comme universellement valable : Bien qu’il ne sache rien de sa vie, Jed fut peu surpris de voir Jasselin arriver au volant d’une Mercedes Classe A. La Mercedes Classe A est la voiture idéale d’un vieux couple sans enfants, vivant en zone urbaine ou périurbaine, ne rechignant cependant pas à s’offrir de temps à autre une escapade dans un hôtel de charme ; mais elle peut également convenir à un jeune couple de tempérament conservateur – ce sera souvent, alors, leur première Mercedes. Entrée de gamme de la firme à l’étoile, c’est une voiture discrètement décalée ; la Mercedes berline Classe C, la Mercedes berline Classe E sont davantage paradigmatiques. La Mercedes en général est la voiture de ceux qui ne s’intéressent pas tellement aux voitures, qui privilégient la sécurité et le confort aux sensations de conduite – de ceux aussi, bien sûr, qui ont des moyens suffisamment élevés. Depuis plus de cinquante ans – malgré l’impressionnante force de frappe commerciale de Toyota, malgré la pugnacité d’Audi – la bourgeoisie mondiale était, dans son ensemble, demeurée fidèle à Mercedes.73

Ce passage pose un certain nombre de problèmes d’ordre narratologique qui perçaient déjà dans l’extrait du prospectus de l’appareil photographique cité précédemment,74 mais que nous n’avons pas encore abordés. La première phrase indique sans équivoque un retour de la focalisation interne sur Jed à travers le verbe de perception. C’est bien lui qui voit arriver Jasselin dans une Mercedes. Or, dès la deuxième phrase, la description détaillée du consommateur type de la Mercedes Classe A constitue un cas problématique dans la délimitation entre les consciences de Jed et du narrateur. Le basculement des temps verbaux du passé simple au présent semble en effet indiquer qu’à partir de la deuxième phrase le lecteur a affaire à un commentaire du narrateur, exprimant des vérités générales sur le produit et ses consommateurs. Le retour à l’imparfait à la toute fin de l’extrait est lui aussi troublant : soit le narrateur recadre simplement son analyse dans la temporalité de l’histoire, soit l’imparfait indique un retour aux pensées de Jed. La difficulté à attribuer cette réflexion sur Mercedes à Jed ou au narrateur est typique de la situation narrative du roman. Le narrateur, tout en affirmant son indépendance et son autorité,75 est en effet très proche de ses personnages, qui, comme lui, se livrent à des analyses à caractère sociologique. Cette proximité des consciences nous incite donc à

cette partie. On rencontre ce cas une première fois lors de l’évocation d’un appareil photo (« […] l’autre, dans un effort de contrôle, avait sorti un appareil photo à dos numérique de sa sacoche […] » (p. 289), puis de compagnies aériennes : « Il y avait consacré deux semaines de vacances, après avoir (cela avait été le plus difficile) trouvé une compagnie aérienne qui acceptait de transporter son chien. » (p. 291) ; « Les compagnies aériennes par contre, organisations intrinsèquement fascistes, refusaient de manifester la même tolérance, et ils avaient dû, à regret, abandonner tout projet de voyage lointain » (p. 301). 73 Ibid., p. 355. Nous soulignons en gras, les termes italiques sont de l’auteur. 74 Cf. le présent du verbe « agir », trois lignes après le début du passage cité de la page 162. 75 C’est par exemple le cas lorsqu’il choisit de ne pas raconter un certain nombre d’événements de la vie de Jed. Cf. p. 410 : « Les années, comme on dit, passèrent ».

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considérer ici que le processus de naturalisation du nom de marque, à l’œuvre dans ce passage, est attribuable aussi bien à Jed qu’au narrateur.76 Quelle que soit l’instance qui en est responsable, le présent gnomique rend définitif le discours sur la marque Mercedes développé ici : il ne s’agit pas de l’exposition d’un point de vue, mais d’un fait présenté comme universellement valable. Ce procédé est d’autant plus intéressant que le temps de la narration se situe dans les années 2080 : il est ainsi sous-entendu que les « vérités » énoncées ici sont encore de mise à cette époque et, supposition encore plus paradoxale, que Mercedes y commercialisera toujours les mêmes modèles, ce qui entre en totale contradiction avec la logique de la consommation. D’ailleurs, et nous reviendrons sur ces contradictions, le Houellebecq fictionnalisé a bien conscience de cette impossibilité, lui qui déplore que ses produits préférés ne soient plus commercialisés : Alors que les espèces animales les plus insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d’années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur est jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des responsables des lignes de produit qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui prétendent capter une attente de nouveauté chez le consommateur, qui ne font en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.77

L’exposé du narrateur vient par ailleurs compléter une information donnée précédemment sur le fait que le père de Jed est lui-même propriétaire d’une Mercedes.78 Au début du roman, le lecteur reconnaît l’adéquation des attributs attachés à Mercedes (appartenance du propriétaire à une certaine bourgeoisie) avec le portrait du père de Jed : un chef d’entreprise ayant réussi sa carrière, propriétaire d’une maison en banlieue (à l’origine, il s’agissait d’une banlieue chic), jouissant d’une situation financière plus que confortable. En donnant plus tard une explication précise des connotations de Mercedes, le texte oriente la réception du lecteur. Là où, au début, il présupposait un discours dont la reconnaissance par le lecteur renforçait la 76 Si la proximité entre Jed et le narrateur est frappante, on relèvera aussi que le personnage de Houellebecq assume également des propos dont la forme et le style se rapprochent fortement de ceux tenus par le narrateur : son analyse du tableau « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique » (pp. 189–192) ressemble ainsi étrangement à l’incipit du roman, de sorte que les frontières entre les différentes instances de la communication narrative se brouillent. Marie Jacquier expose ce procédé de manière précise : « Mit der Übernahme solcher stilistischen Eigenheiten in die Erzählerrede wird folglich die Unterscheidung zwischen zitierter kunstkritischer Auseinandersetzung eines fiktionalisierten Houellebecq und dem Erzähler verwässert. Hinzu kommt, dass den eigentlichen Text rahmenden Texten eigentlich der Status zukommt, vom Autor zu stammen. Die auktoriale Vorrede tendiert hier jedoch schon durch die fehlende typologische Ausweisung als Epilog zum Haupttext und stellt daher die Schwellensituation des Textabschnitts aus. Houellebecq oszilliert somit zwischen Erzähler, Kunstkritiker und Autor und verdoppelt auch fiktionsintern solche, von der Narratologie angesetzten Differenzierungen, die gerade vereindeutigende Autorzuschreibungen verhindern sollen. Damit wird das Anlegen einer biographistischen Lektüre vorweggenommen, um sie gleichzeitig quasi performativ als inkompatibel vorzuführen. » JACQUIER 2016, p. 252. Italiques de l’auteure. 77 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 171. Italiques de l’auteur. 78 Cf. ibid., pp. 42 ; 53 ; 55.

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vraisemblance du portrait du père, le texte prend ensuite en charge ce discours et en impose une version spécifique à son lecteur. Les connotations de Mercedes sont ici naturalisées au point de se figer dans une définition présentée non seulement comme indiscutable, mais également comme invariable. Le texte libère ainsi le nom de marque de son appartenance à un discours social précis, limité dans le temps, en se l’appropriant et en le modélisant. Nous verrons plus tard que ce procédé ne reste pas sans conséquence sur la construction de l’illusion. Un tel processus de naturalisation du nom de marque ne se retrouve pas dans Plateforme. Malgré son adhérence au système de l’industrie touristique, Michel garde en effet toujours une certaine distance vis-à-vis du discours publicitaire et ne le présente jamais comme un fait. Sa participation à la création et à l’argumentaire de vente des clubs Aphrodite, dans la deuxième partie du roman, démontre qu’il a parfaitement conscience de sa dimension construite.

5.2.4. La réalité à travers un filtre La vision stéréotypée du monde, dont il a été question précédemment, s’inscrit dans un procédé plus global. La réduction de la réalité à diverses catégories découle du fait que Jed et Michel n’appréhendent jamais le réel (intrafictionnel) de manière directe, mais toujours à travers un filtre que peuvent constituer divers éléments. Dans Plateforme, ce sont principalement les guides de voyage, et en particulier le Guide du Routard et le Michelin, qui façonnent l’image que Michel a de la Thaïlande.79 Les deux guides, tous deux des marques déposées, renvoient, dans le monde de la fiction comme dans le monde réel, à une certaine vision du tourisme et à un certain type de voyageurs. Michel se rappelle ainsi ne pas s’être senti à sa place lors d’un précédent séjour organisé en Thaïlande : celui-ci s’est en effet avéré « d’un niveau culturel effrayant, tous les participants avaient au moins Bac + 4 »80. Le sentiment d’exclusion de Michel par rapport au groupe d’alors se rapporte, selon lui, au fait qu’il ne voyageait pas avec le bon guide : « J’étais revenu épuisé, et je m’étais senti constamment ridicule sans Guide Bleu. »81 Michel se retrouve ici victime d’une distinction toute bourdieusienne : le fait de ne pas posséder de Guide Bleu symbolise un manque de capital culturel, qui l’exclut de facto du groupe. Dans le nouveau circuit, ses co-voyageurs, qui ont en poche le guide Michelin et le Guide du Routard, plus accessibles au grand public, lui correspondent mieux – ou du

79 Martina Stembeger parle de « prétextes touristiques » auxquels la réalité est sans arrête comparée. Cf. STEMBERGER 2014, p. 168. Sauer-Kretschmer considère pour sa part les guides comme une « Verlängerung der Reisekataloge ». Ainsi, la réalité thaïlandaise constitue pour Michel une « längst erschlossene (stereotype) Wirklichkeit ». SAUER-KRETSCHMER 2015, p. 229. 80 HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 49. 81 Ibid.

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moins à l’image qu’il se fait de lui-même, quand on songe qu’il lit Auguste Comte, le soir, en attendant que Valérie rentre du travail.82 Avant d’atteindre chaque nouvelle étape du voyage, Michel lit la présentation que les guides, en particulier le Guide du Routard, offrent du lieu. Il a donc déjà une représentation de l’endroit où il arrive. Michel considère sa manière d’appréhender le voyage comme habituelle et commune, puisqu’il affirme, en utilisant le présent gnomique : Finalement, ce que cherchent avant tout les amateurs de voyages de découverte, c’est une confirmation de ce qu’ils ont pu lire dans leurs guides.83

Si le Michelin se concentre principalement sur la description des paysages et véhicule des valeurs neutres,84 le Guide du Routard, dont les auteurs se positionnent de manière tranchée contre le tourisme sexuel, exaspère considérablement Michel.85 Au sein du groupe de voyageurs, ce discours est assumé par Josiane, elle aussi lectrice du guide,86 qui se reconnaît dans les opinions qui y sont représentées. La colère de Michel contre l’ouvrage augmente au fil du voyage. Lors de sa première lecture, il note : En somme ces routards étaient des grincheux, dont l’unique objectif était de gâcher jusqu’à la dernière petite joie des touristes, qu’ils haïssaient.87

En arrivant à Koh Samui, il se « souv[ient] […] avec effroi que l’île était décrite de manière très élogieuse dans le Guide du Routard »88, et se rend alors compte qu’il ne va pas y trouver de « salons de massage ». Mais c’est à Phuket que le discours du Routard lui devient parfaitement insupportable. Michel en cite des passages entiers, et se solidarise sans aucune ambiguïté avec la tranche de la population visée par les propos du guide, rejetant violemment un discours qu’il considère comme moral et élitiste :89 Nous devions passer deux nuits à Patong Beach ; je m’installai avec confiance dans l’autocar, tout prêt à jouer mon rôle d’Européen solitaire et bedonnant.90

82 Cf. ibid., p. 172. 83 Ibid., p. 275. Italiques de l’auteur. 84 Le guide Michelin constitue d’ailleurs un attribut de René, ancien charcutier à la retraite qui ne défend pas de valeurs morales particulières. Les participants au circuit se divisent peu à peu en deux groupes distincts : ceux qui sont explicitement contre le tourisme sexuel et ceux qui sont pour ou du moins ne voient pas de problèmes majeurs au fait de le pratiquer. 85 John McCann note que ces « deux sources » permettent à Michel de confronter deux visions opposées et d’ainsi « [retenir] sa capacité de jugement – plus que les autres personnages ». Michel prend toutefois très clairement position contre les affirmations du Guide du Routard. Cf. MCCANN 2007, p. 372. 86 « […] Josiane – qui, assise deux rangées devant nous, feuilletait son Guide du Routard avec fureur en jetant des regards mauvais dans notre direction. » HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 47. Italiques de l’auteur. 87 Ibid., p. 54. 88 Ibid., p. 90. Italiques de l’auteur. 89 Cf. SCHNEIDER 2007, p. 107. 90 HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 102. Nous soulignons.

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Il se débarrasse ensuite définitivement de son guide. Mais, aussitôt, l’absence d’un médium entre lui et le monde lui semble insupportable, à tel point qu’il demande son Michelin à René. Michel n’ignore pas qu’il ne peut affronter la réalité nue : Deux kilomètres plus tard, je pris conscience que cette fois je n’avais vraiment plus rien à lire ; j’allais devoir affronter la fin du circuit sans le moindre texte imprimé pour faire écran.91

Dans La carte et le territoire, la relation médiatisée de Jed au réel est particulièrement frappante au niveau de sa vie personnelle : l’accès à ses propres sentiments est bloqué, et a besoin d’un médium pour être dégagé. Ainsi, lors de l’annonce du départ d’Olga, Jed est incapable de sortir de sa passivité pour essayer de la retenir. Quand il l’accompagne à l’aéroport, il ne ressent pas véritablement de tristesse, mais considère que, dans cette étape de sa vie, c’est le sentiment qu’il devrait éprouver : C’était triste, quelque chose en lui comprenait qu’ils étaient en train de vivre un moment d’une tristesse mortelle. Le temps, beau et calme, ne favorisait pas l’apparition de sentiments appropriés.92

Le terme « approprié » exprime une attente à l’égard des sentiments qui doivent apparaître à un moment donné, mais qui ne sont pas, à proprement parler, à mettre sur le compte de l’individu qui les ressent, mais le résultat de conventions sociales. Cette émotion liée au départ de son amante, Jed ne la ressentira que plus tard, lorsqu’il se retrouvera par hasard devant l’ancien appartement d’Olga. C’est alors un intermédiaire concret prenant la forme d’une référence intermédiale qui la déclenchera : celui de deux chansons de Joe Dassin, reproduites dans le roman, avant et après le paragraphe suivant : Comme beaucoup de Russes Olga adorait Joe Dassin, surtout les chansons de son dernier disque, leur mélancolie résignée, lucide. Jed frissonnait, sentait monter une crise irrépressible et lorsque lui revinrent en mémoire les paroles de Salut les amoureux, il se mit à pleurer.93

Ici, ce sont des éléments de la culture populaire qui offrent à Jed l’espace pour ressentir la douleur de sa perte. Jed ne vit pas ce moment dans l’intimité, mais dehors, dans les rues de Paris, puis dans un café, dans lequel personne ne s’aperçoit qu’il pleure. L’impossibilité de Jed à éprouver « directement » des sentiments s’accompagne d’une certaine nostalgie. Il partage ainsi le regain d’intérêt de la société française pour le local et la tradition. Sa réflexion à l’enterrement de sa grand-mère l’illustre :

91 Ibid., p. 102. On peut se demander si ce terme ne renvoie pas à la théorie de l’écran développée par Zola. Cette remarque de Michel pourrait ainsi être lue comme un commentaire méta-narratif renvoyant à la conception d’un réalisme au second degré, dont les discours pré-formatés constitueraient l’écran à travers lequel passerait toute représentation de la réalité. Sur la théorie zolienne de l’écran, cf. DADAŞ 2016. 92 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 104. Nous soulignons. 93 Ibid., p. 117.

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Jed se rendit compte que c’était la première fois qu’il assistait à un enterrement sérieux, à l’ancienne, un enterrement qui ne cherchait pas à escamoter la réalité du décès.94

Cette valorisation de la tradition et de son rapport « véritable » au réel explique la décision de Jed, à la fin du roman, d’emménager dans la maison de ses grandsparents. Il imite ainsi Houellebecq qui s’était, plus tôt, installé dans la maison de son enfance. Pourtant, ce retour à une « authenticité » perdue s’avère illusoire : comme nous allons le voir plus loin, c’est au sein de l’imitation de la France ancienne que Jed se sentira bien, mais pas dans le village de sa grand-mère tel qu’il le trouve avant sa transformation. Ainsi, comme le note fort pertinemment Bruno Viard, La Carte n’est pas du tout à confondre avec un écologisme ringard hostile aux autoroutes, ni avec un passéisme rêveur replié sur des enjeux dérisoires, encore moins avec un chauvinisme conservateur et frileux : il fait le procès de tout cela. Quand on croit, ou veut, ou veut faire croire qu’on fait les choses à l’ancienne, c’est que le geste authentique est perdu depuis longtemps.95

5.3. LE TEXTE HOUELLEBECQUIEN ENTRE RÉFÉRENTIALITÉ ET FICTIONNALITÉ Après ces observations sur la manière dont les personnages houellebecqiens appréhendent le monde, il convient de nous pencher plus en détail sur les différents effets de la mise en scène de noms de marque dans Plateforme et La carte et le territoire. Nous verrons en premier lieu que l’illusion référentielle qu’ils provoquent s’apparente au concept de Stolperstein, introduit par Krumrey, Vogler et Derlin dans le but de décrire les spécificités de la littérature « post-postmoderne ».96 Nous aborderons ensuite d’autres types de références à la culture populaire qui endossent une fonction similaire à celle des marques dans le roman houellebecquien. Un regard sur la traduction allemande de La carte et le territoire complétera notre réflexion sur la particularité de la référence « marque ».

5.3.1. « Trébucher » sur la marque : de la quantité et du détail La profusion de noms de marque dans Plateforme et La carte et le territoire provoque un effet de dérangement tel que l’ont décrit Krumrey, Vogler et Derlin, dans la mesure où le lecteur est rendu attentif à leur réalité, alors qu’ils évoluent au milieu d’éléments qui se présentent, à l’opposé, comme fictifs. L’impression d’hétérogénéité qui se dégage de la citation de noms commerciaux réels dans un texte 94 Ibid., p. 55. Italiques de l’auteur. 95 VIARD 2011, p. 91. Italiques de l’auteur. 96 Cf. KRUMREY/VOGLER/DERLIN 2014 et point 2.2.2.5. de cette étude.

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fictionnel est également signalée par David, qui utilise le terme d’ « insoluble » pour désigner la qualité de la marque au sein du texte littéraire : L’ambiguïté – pour ne pas dire le risque – de l’inclusion de raisons commerciales dans un œuvre de fiction est que celles-ci demeurent apparemment insolubles dans l’univers du texte.97

D’après David, le texte échoue à « détourner [les marques] de leur signification première »98. Il précise : « quoi qu’en fasse le texte, le lexème “Panasonic” conservera sa qualité première, celle de référer avant tout à lui-même. »99 En dehors du fait que la littérature peut assurément s’emparer d’un nom de marque pour le poétiser100 et que David ne considère ici que la dimension dénotative de la marque, sans prendre en compte l’aspect connotatif de sa signification, qui, nous l’avons assez répété, est pourtant déterminant, l’image proposée ici de la résistance de la marque, qui se détache du texte comme un élément hétérogène, est éclairante. Elle met en lumière la problématique de sa référentialité extrême : la fragilité de la capacité des noms de marque à signifier devient plus flagrante lorsqu’ils apparaissent en quantité, puisque la question de la réception du texte à long terme se pose alors de manière insistante. Nous l’avons souligné précédemment : le recours au savoir extratextuel du lecteur, notamment dans la description des personnages, fait de la marque un élément particulièrement signifiant, qui se distingue de l’effet de réel barthésien, dans la mesure où il signale justement le réel à travers la charge sémantique qu’il transporte. Le texte houellebecquien se sert largement de ce procédé. Or, l’anticipation temporelle de La carte et le territoire – celle de Plateforme est trop minime pour être réellement significative sur ce point – met à mal la création d’une illusion référentielle à travers la mise en scène de noms de marque. Dans l’exemple de Mercedes, la longévité des modèles tend plutôt à agir comme un signal de fiction étant donné qu’il est peu vraisemblable, au vu de la vitesse du commerce, que la marque de voiture produise les mêmes véhicules pendant plusieurs décennies. Dans un autre passage, on apprend que le Carrefour de Limoges existe toujours lorsque Jed touche à la fin de sa vie.101 La référence « marque » postule donc ici un statu quo de la réalité (commerciale) actuelle, qui entre non seulement en contradiction avec les changements profonds qui affectent la France à la fin du roman, mais également avec les déclarations du Houellebecq fictionnalisé, qui regrette la disparition de ses produits préférés. Il est donc profondément paradoxal que les marques semblent être les seuls éléments à avoir résisté aux bouleversements que le roman décrit. Elles figent ainsi une réalité déjà dépassée, que le lecteur est néanmoins susceptible de reconnaître au milieu de la représentation d’un futur dont le statut est, en revanche, explicitement fictif. Le texte utilise donc le nom de marque pour produire 97 98 99 100

DAVID 2010, p. 110. Nous soulignons. Ibid. Ibid., p. 111. La monographie de WEYAND (2013) le démontre. Les exemples de poétisation que nous avons relevés dans La femme parfaite (chap. 4) ainsi que ceux que nous analyserons ultérieurement dans Tigre en papier (chap. 7) contredisent également cette affirmation 101 Cf. HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 410.

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un subtil décalage, un point de tension entre réalité et fiction, qui rend leurs différences sensibles, tout en soulignant la dimension fictionnelle du roman. Dans Plateforme, un autre procédé fragilise également la construction de l’illusion, en renforçant davantage encore la sensation de dérangement provoquée par les marques. Leur présence nombreuse dans le texte entre en effet en contradiction avec les propos du narrateur, qui affirme y être indifférent et mal les connaître. Cette incohérence affecte la crédibilité du narrateur et fait naître l’impression qu’une instance supplémentaire influe sur le texte (les paralepses que nous avons relevées précédemment engendrent également cette impression) : doit-on croire Michel, lorsqu’il affirme qu’il est le (seul) auteur de ses mémoires ? Nous verrons plus loin qu’au-delà de la fragilisation de l’illusion à travers la diffusion d’un doute sur l’authenticité de la situation narrative, ce procédé pose question quant au positionnement idéologique du roman. Une troisième stratégie textuelle contribue à l’installation d’un sentiment de dissonance entre l’univers de la fiction et le monde extratextuel. Comme le relève Couleau, la description détaillée d’éléments quotidiens participe à la défamiliarisation d’une réalité pourtant connue du lecteur. En se basant sur la consultation de la notice de l’appareil photo Samsung par Jed, Couleau démontre qu’en se concentrant avec minutie sur des objets banals, le texte leur octroie une place inhabituelle. Le lecteur ne peut alors pas se fier véritablement à la sensation de familiarité qu’il éprouve lorsqu’il s’aperçoit de la contiguïté de l’univers fictionnel et de la réalité extratextuelle : On pourrait ainsi parler d’un réalisme de la défamiliarisation : ce qui semblait infiniment familier prend un caractère nouveau d’étrangeté, un relief inattendu, dans la mesure où la représentation « colle » au réel, mais n’y « adhère » pas, ménageant par cette légère distanciation un espace à la pensée.102

Ce processus « fait apparaître dans l’élément prosaïque […] plus de sens qu’il n’en semblait porter »103, de sorte que le lecteur bute dessus. Ici, l’illusion référentielle n’est pas fragilisée en tant que telle. Mais l’impression de décalage persiste, donnant au monde de la fiction un caractère étrange, malgré ses similitudes avec le monde contemporain. En mettant l’accent sur un nom de marque, le texte ne s’appuie donc pas seulement sur ses pouvoirs évocateurs pour permettre la création d’une illusion référentielle, mais attire l’attention du lecteur sur un objet familier et l’appelle à interroger la normalité de son quotidien. Cette fonctionnalisation du nom de marque illustre l’ambivalence du roman houellebecquien qui incite le lecteur à se questionner de manière critique sur la société qui l’entoure, en soulignant tout à la fois l’impossibilité d’y échapper. C’est donc au niveau des divers effets de dissonance, que provoque l’élément réel « marque », que le texte houellebecquien se distingue de l’usage qui en est fait au 19e siècle, et non pas, comme Jochen Mecke l’affirme, par leur simple

102 COULEAU 2013, p. 16. 103 Ibid., p. 17.

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intégration dans le texte littéraire.104 Même la présentation de prospectus entiers dans César Birotteau,105 que l’on pourrait rapprocher de la description de la notice du Samsung dans La carte et le territoire, diffère du procédé houellebecquien. Dans le roman de Balzac, la concentration de l’intrigue sur le développement des commerces de Birotteau et Popinot justifie en effet parfaitement la « reproduction » de supports publicitaires dans le récit. Le caractère purement fictif des prospectus, souligné par le fait qu’ils sont rédigés par un personnage du roman, les intègre à la logique narrative, et ils n’apparaissent pas comme des éléments hétérogènes au reste du texte. Par ailleurs, la nouveauté de la réclame fait du prospectus un élément intéressant à mettre en scène dans un roman qui vise à offrir une illustration de son époque, alors que les notices explicatives que l’on trouve aujourd’hui dans chaque emballage d’appareil électronique – et que personne ne lit de la manière dont le fait Jed – sont peu susceptibles de susciter la curiosité du lecteur, de sorte que la place qui est attribuée à la notice du Samsung acquiert une dimension « étrange ». On retiendra donc que, dans le roman houellebecquien, les noms de marque renforcent l’illusion référentielle par leur adéquation avec les discours circulant dans le hors-texte, tout en la contrant par leur dimension dérangeante. Cette visibilité des « points de suture »106 distingue non seulement le texte houellebecquien du roman réaliste du 19e siècle,107 mais également du roman postmoderne puisqu’elle postule une différence saisissable entre réalité et fiction. Comme Ulrike Schneider l’affirme, cette fonction de Stolperstein peut être également assumée par d’autres sortes de références au monde réel et constitue une caractéristique commune à un certain nombre de textes parus depuis les années 2000 : Es geht mithin nicht um bloße Realitätseffekte à la Roland Barthes, sondern um eine mit diesen Referenzen verbundene Bewusstmachung bzw. Bewusstwerdung der – in unserer durch und durch mediatisierten Welt fragilen, prekären – Grenzziehung von Fakt und Fiktion, auf deren Ansetzbarkeit zugleich gerade eben dieser Effekt allererst aufruht. Insofern haben diese realitätsreferentiellen “Stolpersteine” durchaus eine von “klassischen” realistischen Verfahren zu unterscheidende Funktion, die weder in der Konstitution realistischer vraisemblance noch im

104 « Là où les romans modernes et traditionnels évitaient à tout prix la désignation directe d’un personnage, d’une institution, d’un magasin ou d’un objet de consommation réel, Houellebecq multiplie les références. » Cf. MECKE 2005, p. 60. 105 Cf. chap. 3 de cette étude. 106 Cf. HAMON 1982, p. 77 et chap. 2 du présent ouvrage. 107 Cf. également MECKE 2005, pp. 60–61, et SCHOBER 2003b, p. 205 : « Une écriture réaliste doit donc se fixer pour but de s’attaquer à l’opacification du réel et de la vérité en introduisant des techniques narratives appropriées. Une telle possibilité existe pour Houellebecq : il suffirait d’introduire dans le discours littéraire des discours pragmatiques empruntés aux domaines les plus divers. […] De même, Zola avait déjà essayé de distribuer dans ses romans un savoir encyclopédique, préalablement consigné dans un système de fiches. Toutefois, l’insertion du matériel discursif de type pragmatique diffère chez nos deux auteurs. Chez Zola, le matériau se fond dans le discours littéraire et accroît par-là même l’effet de réel et la cohérence de l’illusion. Chez Houellebecq au contraire le discours pragmatique intercalé brutalement constitue une rupture choquant [sic] dans le flux de récit et s’efforce en brisant l’illusion de rendre crédible le référentiel et la représentation véridique. » Sur les différences et parallèles entre Houellebecq et Zola, cf. également MESSLING 2016, ainsi que RABOSSEAU 2007.

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klassischen effet de réel aufgeht. Hier trifft sich Houellebecq durchaus mit anderen aktuell zu beobachtenden Tendenzen der Literatur.108

5.3.2. Références à la culture populaire : une autre sphère de fragilité D’autres éléments issus de la culture populaire apparaissent donc dans Plateforme et La carte et le territoire et fonctionnent également comme Stolpersteine du fait de leur abondance, mais aussi de leur fragilité face au temps, et, peut-être plus encore que les noms de marque, de celui de leur appartenance à un espace francophone, voire strictement français. Dans La carte et le territoire, la mise en scène de personnages réels, tels que l’animateur Jean-Pierre Pernaut et l’écrivain Frédéric Beigbeder, souligne ainsi tout particulièrement le caractère fictionnel du roman.109 Beigbeder, présenté comme un des seuls « familiers »110 de Houellebecq, est identifié à travers le titre de ses livres : « l’auteur d’Au secours pardon »111 et plus loin « l’auteur d’Un roman français »112. La correspondance entre le Beigbeder interne et externe à la fiction est donc, dans un premier temps, doublement assurée, et la contiguïté des deux sphères contribue a priori à la construction d’une illusion référentielle. Or, le récit développe des hypothèses assez peu crédibles sur le devenir du personnage, qui soulignent, à l’inverse, le processus de fictionnalisation à l’œuvre dans le roman : Beigbeder devient ainsi le « Sartre des années 2010, ceci à la surprise générale et aussi à la sienne propre »113 et s’allie politiquement à Olivier Besancenot, une des figures de l’extrême gauche française, alors que Beigbeder ne s’est jamais fait connaître pour des prises de position particulièrement marquées à gauche . La manipulation de l’élément réel « Beigbeder » est ici évidente et souligne ainsi la fictionnalité du texte.114 La mise en scène de Jean-Pierre Pernaut relève de la même stratégie. Son nom et sa fonction de présentateur du journal de 13 heures de TF1 sont garants du lien référentiel et constituent la base sur laquelle se construit ensuite la fiction. Bien 108 SCHNEIDER 2016, p. 162. Italiques de l’auteure. « Il ne s’agit pas de simples effets de réel à la Roland Barthes, mais d’une sensibilisation ou d’une prise de conscience, liée à ces références, de la frontière – fragile, précaire, dans notre monde complètement médiatisé – entre fait et fiction, et sur l’existence de laquelle reposent en même temps ces effets. Ces “pierres d’achoppement” qui se réfèrent à la réalité ont donc une fonction qu’il s’agit de distinguer des procédés réalistes “classiques” et qui ne se résume pas en la constitution d’une vraisemblance réaliste ou d’un effet de réel classique. Houellebecq rejoint ici sans aucun doute d’autres tendances observables actuellement dans la littérature. » 109 Cf. à ce sujet également : FLEURY WULLSCHLEGER 2018a ; FLEURY WULLSCHLEGER 2018b. 110 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 128. 111 Ibid., p. 75. Italiques de l’auteur. 112 Ibid., p. 129. Italiques de l’auteur. 113 Ibid., p. 130. 114 Comme nous l’avons exposé précédemment, la manipulation manifeste de la réalité représente un des critères constitutifs des Stolpersteine. Cf. 2.2.2.5.

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avant que Pernaut n’apparaisse comme personnage, il est question de son « outing » en direct, dont le souvenir constitue pour Jed « un des moments incontournables de la télévision des années 2010 »115. Comme la plupart des téléspectateurs français le savent, ce moment auquel il est fait référence n’a cependant jamais eu lieu. Ce premier fait fictif précède d’autres inventions qui interviennent dans la deuxième partie du roman, dans laquelle Pernaut devient le directeur de la chaîne « Michelin TV », où travaille également Olga. Le texte se livre ici aussi à une manipulation de la réalité dont le déchiffrement présuppose que le lecteur soit à même de distinguer les éléments réels de la fiction – et donc qu’il connaisse Beigbeder et Pernaut. Ce procédé délimite ainsi les frontières entre la réalité et la fiction en signalant au lecteur (informé) à quel moment le texte bascule dans la pure invention. Les références intermédiales à des émissions de télévision existantes sont également nombreuses dans La carte et le territoire, ainsi qu’au début de Plateforme. Dans La carte et le territoire, il est intéressant d’observer que, parallèlement aux occurrences des noms de marque dans le texte, leur concentration correspond aux parties focalisées sur le personnage de Jed Martin. Dans la troisième partie du roman, si plusieurs pages sont consacrées à la description des programmes télévisés que regarde Jasselin, l’omission de leur nom et de celui de la chaîne sur laquelle ils passent est frappante : « Il alluma la télévision. C’était l’heure du journal. »116 Et plus loin : Le sujet économique venait de se terminer, on passait maintenant à la présentation d’une comédie sentimentale qui sortait le lendemain sur les écrans français.117

Quand Jed est devant le petit écran, nous savons qu’il regarde LCI, France 2 ou encore les émissions Questions pour un champion et Thalassa. C’est aussi le cas de Michel Houellebecq qui dit à Jed passer du temps devant « des dessins animés sur Fox TV ».118 Alors que l’artiste est décrit comme ayant été un jeune homme dont la culture classique dépassait la moyenne, le Jed adulte ne lit plus. C’est dans la télévision qu’il se retrouve, et il l’affirme : « Moi je me définis, avant tout, comme téléspectateur. »119 L’adhésion de Jed à la culture de masse, que l’on retrouve également chez le Michel de Plateforme, bien que celui-ci continue à lire, est mise en évidence par la mention répétée des chaînes de télévision et du nom des émissions qu’il regarde. Le personnage de Jed se voit indirectement caractérisé par la précision des programmes qu’il suit. En effet, si Thalassa et Questions pour un champion sont emblématiques du service public français, elles sont également plutôt considérées comme des émissions ennuyeuses, regardées majoritairement par des personnes d’un certain âge. Ici aussi, le texte présuppose un savoir extratextuel du lecteur, qui se situe dans les associations confuses que convoquent les noms de ces émissions.

115 116 117 118 119

HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 87. Ibid., p. 328. Ibid., p. 330. Ibid., p. 166. Ibid., p. 87.

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L’intrication de la narration et d’un certain nombre de discours en circulation dans le monde contemporain est également perceptible dans l’utilisation d’un langage « à la mode » et d’expressions particulièrement répandues, qui sont mises en évidence par l’utilisation de l’italique.120 Il est par exemple dit d’Olga, sur un ton imitant celui des magazines féminins : « Olga cependant, une fille de toute façon pas très protéines, préférait la confiture de fraises des bois […]. »121 Chez Houellebecq, l’usage de l’italique est presque aussi fréquent que celui des noms de marque. Il souligne l’utilisation de stéréotypes, d’expressions figées et rabâchées,122 et suggère, à la surface du texte, une distanciation ironique de l’auteur implicite,123 qui s’emploie à « singer un système discursif »124. Dans La carte et le territoire comme dans Plateforme, les expressions en italique contribuent à confirmer le caractère stéréotypé de la représentation du monde contemporain, tout en le rendant matériellement visible. L’emploi de ce type de discours populaire se distingue de celui qui est fait des noms de marque, dans la mesure où la différenciation typologique de ces expressions leur donne un statut particulier : la prise de distance de l’auteur implicite se fait, ici, directement sentir. En revanche, les expressions en italique se présentent également comme des Stolpersteine, dans la mesure où elles font ressortir le recours particulièrement fréquent à un discours présenté, par sa mise en évidence topographique, comme émanant du monde réel.125

5.3.3. Un autre lecteur-modèle : Houellebecq traduit Le fait que la reconnaissance par le lecteur de la contiguïté des mondes intra- et extrafictionnels, ainsi que de leurs dissemblances, implique que celui-ci soit familier de la réalité contemporaine française pose non seulement la question de la réception future du roman houellebecquien, mais également celui de sa transposition dans un autre contexte socioculturel. Le traducteur néerlandais de Houellebecq, Martin de Haan, aborde le sujet dans un entretien avec l’auteur, à propos de La carte et le territoire : 120 Cette pratique fait écho aux romans de Flaubert. Cf. DUCHET 1976 ; RIFFATTERRE 1981 ; JÜNKE 2003. 121 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 102. 122 Cf. également STEINER 2009, p. 119. 123 En effet, l’italique ne peut, a priori, pas faire partie du discours du narrateur dans la mesure où il n’est pas établi, au niveau extradiégétique, qu’il s’agisse d’un discours écrit. La différence graphique, perçue par le lecteur, se joue au niveau empirique du livre comme objet, dans la matérialité de l’écriture. L’italique apparaît donc à l’interface du texte, soulignant de manière visible les références extratextuelles, et marquant une distanciation ironique face à l’absorption de discours divers par le narrateur et, dans une certaine mesure, Jed. L’utilisation du terme controversé de W.C. Booth nous paraît donc ici adapté, dans le sens où il nous empêche de tomber dans un discours intentionnaliste en attribuant l’ironie à l’auteur empirique, tout en nous permettant de montrer que la mise en italique ne relève pas du narrateur. Cf. BOOTH 1974. 124 LORANDINI 2013, p. 299. 125 Cf. également SCHNEIDER 2016, p. 163.

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Michel Houellebecq ou la consommation désabusée Ce qui est également resté, ce sont les nombreuses références à l’actualité française. S’agit-il tout simplement de clins d’œil humoristiques, ou est-ce que la fonction de ces allusions va plus loin ? Je me demande aussi comment tu veux qu’on fasse dans cent ans, quand tu entreras dans la Bibliothèque de la Pléiade. Faudra-t-il faire des notes en bas de page pour expliquer toutes ces références ?

Ce à quoi Houellebecq répond, évoquant la question de la traduction : Je suis absolument pour les notes en bas de page.126 Dans ma conception, le roman doit être incarné dans un pays ou une époque. Mais le problème ne se pose pas seulement pour la Pléiade, il se pose déjà pour les traductions. J’ai quand même souvent pris des icônes internationales – bizarrement, la plus citée, c’est Brigitte Bardot, qui ne demande pas de note en bas de page. Par contre, je pense que Jean-Pierre Pernaut est un phénomène unique sur le plan mondial. […] Mais il pourrait y avoir l’équivalent d’un Jean-Pierre Pernaut allemand… Une chaîne comme le Monoprix, par contre, doit avoir un équivalent un peu partout. Quoi qu’il en soit, je ne cite que des détails qui me paraissent avoir un sens historique.127

L’analyse ponctuelle des stratégies d’Ulli Wittmann, traducteur germanophone de Houellebecq, rend particulièrement évident l’ancrage de certains noms de marque et d’éléments issus de la culture populaire dans une réalité française, voire francophone.128 Ils ne sont, de ce fait, pas toujours transposables tels quels dans une autre culture. Le lecteur modèle d’une traduction est logiquement différent de celui du texte original, dès lors que son savoir encyclopédique ne se rapporte pas à la langue d’origine, mais à la langue d’arrivée. Le caractère présupposé de certains éléments dans l’original doit donc parfois être compensé par des explications dans la traduction ; dans d’autres cas, le traducteur choisit de remplacer le terme en question par un autre, afin de trouver des équivalents aux connotations implicites qu’il contient. Dans Karte und Gebiet (2011), on observe plusieurs stratégies différentes. Ainsi, alors que, dans le texte français, les supermarchés sont désignés directement par le nom de l’enseigne à laquelle ils appartiennent,129 la traduction allemande appose le terme générique « Supermarkt » lors de la première évocation de Carrefour : Dann ließ er sich vor dem Fernseher in einen Sessel sinken, während Jed eines der Fertiggerichte aufwärmte, die er ein paar Wochen zuvor im riesigen Carrefour-Supermarkt in Aulnaysous-Bois gekauft und in den Kofferraum des Mercedes gepackt hatte […].130

126 Cette affirmation de l’auteur illustre sa technique de travail, qui consiste à ne pas effacer le prétexte réel, mais à le rendre visible. L’intégration de notes de bas de pages accentuerait encore ce phénomène. 127 HAAN 2011. 128 Ceci vaut plus pour les noms de personnages médiatiques, d’émissions de télévisions, de journaux, que pour les marques de supermarchés, par exemple, qui ne sont pas forcément implantés dans les pays francophones hors hexagone. 129 Comme par exemple dans ce passage : […] il [le père de Jed] s’affalait devant la télévision pendant que Jed faisait réchauffer un des plats cuisinés qu’il avait achetés quelques semaines plus tôt, remplissant le coffre de la Mercedes au Carrefour d’Aulnay-sous-Bois […] ». La carte et le territoire, p. 42. Sur la traduction de ce passage, cf. également FLEURY WULLSCHLEGER 2018b. 130 Houellebecq, Karte und Gebiet, 2011, p. 38. Nous soulignons.

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Le texte allemand ne présuppose donc pas que son lecteur identifie directement Carrefour comme un supermarché, mais devance son ignorance potentielle en précisant le type de magasin que la marque désigne. En outre, il œuvre à la construction d’une image spécifique, en ajoutant une information sur la taille du supermarché (« riesig »), convoquant ainsi le concept très français d’« hypermarché » :131 la juxtaposition du nom de l’enseigne et du lieu où elle se trouve (Aulnay-sous-Bois), qui évoque au lecteur français un grand magasin dans une zone commerciale, est renforcée par l’adjectif, de manière à ce que l’image qui s’offre au lecteur allemand se rapproche de celle suggérée implicitement par le texte français.132 Toutefois, différence notoire entre les deux versions, la marque Carrefour se vide, dans la traduction, de sa signification intrinsèque : l’image convoquée par le texte ne se construit plus prioritairement à travers le nom de marque, que le lecteur allemand ne connaît peut-être pas, mais à travers les termes explicatifs133 qui l’entourent.134 Ainsi, la marque Carrefour, plutôt que d’établir un lien référentiel avec le hors-texte, « ne di[..]t finalement rien d'autre que ceci : [je suis] le réel »135. La sonorité française du terme connote son ancrage dans la France contemporaine, et contribue à rendre la proposition vraisemblable puisque l’action s’y déroule. Le lecteur y voit ainsi une confirmation du lieu (pour lui « étranger ») où se situe l’histoire. La traduction allemande traite différemment le catalogue de la CAMIF,136 dans lequel paraissent des photographies de Jed. Le terme est traduit en allemand par « Quelle »,137 une entreprise similaire de la CAMIF, qui pratique aussi la vente par correspondance. Ici, le traducteur privilégie une marque allemande, que le lecteur reconnaîtra certainement, plutôt que de laisser « CAMIF », qui n’aurait probablement rien évoqué à ce dernier. L’illusion de réalité est ainsi transposée à travers un processus de « domestication »138 qui privilégie les connotations au nom de marque original. Si l’apparition d’un nom de marque allemand dans un texte qui se déroule 131 Le Grand Robert définit ce terme comme suit : « Magasin à libre service, offrant une superficie de plus de 2500 m2 et garantissant des aires de stationnement ». Grand Robert numérique, version mise à jour en 2017. 132 On notera que l’utilisation de l’article défini, dans les deux langues, donne l’impression que le narrateur compte sur le fait que son narrataire connaisse le monde qu’il est en train de décrire : ainsi, bien que l’article défini soit à attribuer en premier lieu à la focalisation interne sur Jed, il suppose en même temps une similitude entre l’horizon familier du lecteur et celui du protagoniste. 133 Ces termes ne peuvent être qualifiés d’explicatifs que lorsque l’on compare les deux versions, ce qui n’est pas attendu d’un lecteur « lambda » d’une traduction. 134 À la fin du roman, lorsque la marque réapparaît, le terme générique de « supermarché » ne figure plus dans le texte, les connaissances du lecteur ayant déjà été formées précédemment : « Er machte es sich zur Gewohnheit, seine Einkäufe bei Carrefour in Limoges zu erledigen, wo er so gut wie sicher war, niemanden aus dem Dorf anzutreffen. » HOUELLEBECQ, Karte und Gebiet, 2011, pp. 397–398. 135 BARTHES 1968, p. 88. 136 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 44. 137 HOUELLEBECQ, Karte und Gebiet, 2011, p. 40. 138 Cf. VENUTI 1998.

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en France peut intriguer le lecteur, ce procédé permet de traduire l’effet provoqué par la marque, qui disparaîtrait si le nom de marque français subsistait en langue allemande. En revanche, en traduisant littéralement le titre de la célèbre émission de télévision « Question pour un champion »139 par « Fragen an den Champion »140, la traduction renonce au geste référentiel contenu dans l’original. Le jeu télévisé se présente dans Karte und Gebiet comme un terme fictif, puisqu’il ne correspond à aucun référent réel, alors qu’il contribuait, dans l’orignal, à la description de Jed au même titre que certains noms de marque.141 De la même manière, Jean-Pierre Pernaut, vedette du petit écran dont la notoriété ne dépasse pas les frontières de l’espace francophone,142 apparaît dans la traduction allemande comme un personnage purement fictif,143 et perd ainsi sa fonction de Stolperstein : l’écart entre le JeanPierre Pernaut fictionnalisé et le véritable animateur de télévision ne peut en effet être repéré par un lecteur qui ne fait pas le lien avec le réel, de sorte que la mise en évidence des frontières entre fiction et réalité s’estompe dans la traduction. Ces quelques exemples choisis dans Karte und Gebiet illustrent à quel point le roman de Houellebecq repose sur la collaboration du lecteur dans le processus de construction de sa signification. Le développement d’une illusion référentielle, comme la mise en évidence de la fictionnalité du texte à travers des points de tension entre la réalité et la fiction, impliquent que le lecteur identifie les éléments réels et soit à même de les déchiffrer. Par conséquent, cette stratégie textuelle est susceptible d’être modifiée dans la traduction. Nous verrons plus loin avec Plattform144 que la traduction peut avoir encore un autre effet : celui de relativiser la dimension scandaleuse du roman. Mais avant d’aborder cette question, il est nécessaire de définir en quoi la mise en scène de noms de marque dans le roman houellebecquien peut avoir une dimension transgressive.

139 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 52. 140 HOUELLEBECQ, Karte und Gebiet, 2011, p. 48. Dans Plateforme, Michel regarde également cette émission, qui est traduite de la même manière. 141 L’émission est d’ailleurs elle-même une marque déposée. Cf. banque de données de l’Institut national de la propriété industrielle : https://bases-marques.inpi.fr/Typo3_INPI_Marques/marques_fiche_resultats.html?index=2&refId=98752369_201734_fmark&y=228. Dernier accès : 30.7.2018. 142 Nathalie Heinich, dans son ouvrage sur la visibilité, souligne explicitement que les animateurs de télévision sont régionaux ou nationaux et qu’ils ne s’exportent donc pas. Cf. HEINICH 2012, p. 250. 143 Engel, qui analyse la traduction suédoise du roman, note que « ces personnages portant le nom de people partagent donc, pour le lecteur suédois, une caractéristique essentielle des personnages purement fictifs : ces noms sont pour lui ces “blancs sémantiques” dont parle Hamon à propos des personnages “non historiques” (c’est-à-dire purement fictifs) ». Cf. ENGEL 2012, pp. p. 54. 144 HOUELLEBECQ, Plattform, 2002. Traduction d’Uli Wittmann.

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5.4. AU-DELÀ DE LA FICTION Comme évoqué précédemment, la présence massive de noms de marque dans la Popliteratur a été à l’origine de nombreux jugements négatifs à son égard. On a soupçonné les personnages des romans, mais aussi leurs auteurs, d’adhérer de manière acritique à la société de consommation, comme on a reproché à cette littérature son absence de positionnement politique. L’œuvre de Houellebecq présente de ce point de vue des similitudes avec cette tendance de la littérature contemporaine de langue allemande, dans la mesure où elle recèle une dimension transgressive qui lui a valu des critiques comparables.145 Or, ce qui est ressenti comme provocation aussi bien chez Kracht que chez Houellebecq se situe en partie à l’extérieur du cadre du texte littéraire. Ils se distancient en effet tous deux des règles traditionnellement en vigueur dans le champ littéraire en montrant une certaine affinité avec le monde du commerce. Quand Kracht apparaît sur une affiche publicitaire pour Peek & Cloppenburg, Houellebecq pose avec des sacs plastiques de grande surface. En outre, comme le relève Sabine van Wesemael, Houellebecq fait ouvertement preuve d’un certain esprit mercantile : Le monde capitaliste qu’il y dénonce [dans ses romans] est aussi le sien : depuis la publication de son premier roman, Houellebecq est bel et bien entré dans le domaine de la lutte.146

Nous verrons plus loin que l’auteur ne rechigne pas à se mettre lui-même en scène comme une marque. Il s’empare ensuite de cette stratégie, en en faisant un objet de réflexion intrafictionnel dans La carte et le territoire. Mais avant cela, nous aborderons un autre aspect de la dimension transgressive de l’œuvre de Houellebecq. Elle réside dans l’image que quelques-uns de ses romans, et Plateforme en particulier, véhiculent de certaines marques réelles. Pour Meizoz, « la mention de noms propres référentiels, qui ramène le récit vers le monde commun du lecteur » fragilise « la clôture et l’immunité du monde fictif »,147 de manière à faire surgir des polémiques. Nous traiterons maintenant des conséquences possibles de la « mise en roman » de la marque.

5.4.1. Des marques trop « réelles » ? Dans un entretien avec Christian Authier, Houellebecq exprime ses scrupules – qui ne l’ont toutefois pas retenu – à utiliser des marques dans ses romans : Ce n’est jamais très adroit de se moquer de la presse, mais ce ne sont pas eux qui réagissent le plus violemment en général : ils sont habitués à la critique. J’avais plus peur des marques : à

145 Sur les liens entre Easton Ellis et Houellebecq d’une part et la Popliteratur d’autre part, cf. Alt 2009. Sur la transgression comme tendance de la littérature contemporaine de Easton Ellis à Houellebecq (sans prise en compte de la Popliteratur), cf. VAN WESEMAEL 2010. 146 VAN WESEMAEL 2005, p. 14. 147 MEIZOZ 2003, p. 133.

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Michel Houellebecq ou la consommation désabusée savoir Eldorador, le groupe Accor/Aurore… Le Guide du routard, je ne m’y attendais pas vraiment, mais je ne peux pas dire que j’ai été stupéfait.148

L’auteur fait référence ici aux réactions (ou à l’absence de réaction) de certaines entreprises suite à la parution de Plateforme. L’équipe du Guide du Routard, que Michel insulte de nombreuses fois dans la fiction, hésite alors à porter plainte contre Houellebecq, mais finit par y renoncer.149 Le directeur, Philippe Gloaguen, publie en revanche un communiqué dans lequel il exprime sa fierté que le Guide du Routard condamne sans ambiguïté la prostitution en Thaïlande et accuse l’auteur de Plateforme de médisance.150 La presse s’empare également des polémiques qui naissent autour de la mise en scène du guide dans le roman.151 Mais, aucune plainte n’ayant finalement été déposée, le nom du Guide du Routard continue à figurer dans les nouvelles éditions de Plateforme. En revanche, dans la deuxième édition des Particules élémentaires, Houellebecq se voit juridiquement contraint de changer le nom du camping naturiste « L’Espace du possible », suite à une plainte du propriétaire du lieu qui demande une saisie de l’ouvrage.152 Un détour par la traduction s’avère ici intéressant, dans la mesure où, avec l’éloignement du référent réel, la dimension provocante du roman s’atténue. Dans Plattform, le nom du Guide du Routard ne fait l’objet d’aucune traduction ou transposition, et figure tel quel dans le texte. Le guide de voyage, qui existe uniquement en français, est a priori inconnu du lecteur germanophone qui peut donc le percevoir au sein du roman comme un élément fictif. Les attaques constantes du narrateur sont en tout cas beaucoup moins susceptibles d’être interprétées comme une agression de l’auteur Houellebecq contre un guide populaire réel. Par le fait que le lecteur allemand ne ramène pas automatiquement le nom cité à un référent existant, la dimension transgressive du roman s’atténue.153 La stratégie utilisée autour du nom d’Accor dans Plateforme est plus ambiguë et inhabituelle pour Houellebecq. Le nom du grand groupe hôtelier, pour lequel travaillent Valérie et Jean-Yves, est, à l’inverse des autres noms de marque, fictionnalisé en « Aurore ». L’auteur et l’éditeur ont-ils craint un procès ?154 On peut en douter, dans la mesure où le camouflage à l’œuvre ici est minime et donc assez inefficace. Le groupe Accor est facilement reconnaissable par la mention du nom de ses fondateurs, Gérard Pélisson et Paul Dubrule, qui sont également ceux

HOUELLEBECQ, « Entretien avec Christian Authier », 2009, p.195. Cf. PATRICOLA 2005, p. 66. Cf. VAN WESEMAEL 2005, p. 14. Schober offre un aperçu des réactions médiatiques lors de la sortie de Plateforme. Cf. SCHOBER 2003d, pp. 213–215. 152 Cf. MEIZOZ 2003, p. 133 ; VAN WESEMAEL 2005, p. 15 ; PARTICOLA 2005, pp. 52–55. 153 Cf. également SCHNEIDER 2016, p. 162 : « Zugleich reduziert sich das Potential an möglicher Provokation je nach fehlender Kenntnis der Präsuppositionen, auf welchen die Romane aufbauen – ein Grund dafür, warum Houellebecqs Romane im Ausland wohl unproblematischer, in jedem Fall aber anders rezipiert werden als in Frankreich. » Italiques de l’auteure. 154 Meizoz évoque le fait que, au siècle précédent, le Journal de Rouen a été fictionnalisé comme Fanal de Rouen dans Madame Bovary à la demande de l’éditeur. Cf. MEIZOZ 2003, p. 133. 148 149 150 151

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d’Aurore dans le roman155 et les filiales du groupe à l’intérieur de la fiction correspondent à celles appartenant à Accor dans le monde réel.156 « Eldorador », la chaîne de clubs qui proposent la formule « Aphrodite » développée sous l’impulsion de Michel est également un nom de marque réel (qui n’appartient toutefois pas au groupe Accor). Pour se protéger d’un éventuel procès, il aurait été certainement plus efficace d’utiliser un nom fictif pour désigner des centres de vacances qui promeuvent ouvertement le tourisme sexuel. Son article sur 99 francs de Beigbeder, paru un an avant la sortie de Plateforme, nous démontre néanmoins que Houellebecq est convaincu du fait qu’une dissimulation nominale ne suffirait pas à prévenir un procès. Il relève en effet que les avocats de Grasset ont plaidé en amont pour une modification des noms de marques dans le roman de Beigbeder : « Danone » devient ainsi « Madone » et « Young et Rubicam » « Rosserys et Witchcraft ». Or, comme le souligne Houellebecq, ces mesures n’ont pas empêché le licenciement de Beigbeder, qui travaillait jusqu’à la sortie de son livre en tant que « créatif » dans l’agence de publicité Young et Rubicam (son narrateur exerce le même métier chez Rosserys et Witchcraft).157 Face à ce précédent, Houellebecq se sent appelé à une véritable lutte contre le « monde réel » qui, « pris dans un mouvement accéléré de la privatisation de tout, se défend avec une vigueur croissante »158 contre les romans le mettant en scène. Les marques appartiennent à un groupe d’ « ennemis » hétérogènes contre lequel il convient de se battre à travers l’écriture : Toutes les conditions sont donc réunies pour une véritable lutte à mort, dans laquelle je me sens partie prenante. Il y a peu de points communs entre Jean-Marie Le Pen, l’Espace du Possible, les Chiennes de Garde […], la LICRA, la famille Godard et Danone ; mais je sais que je considère dorénavant tous ces gens, indistinctement et au prix d’un amalgame rapide mais juste, comme des ennemis ; et que je me ferai une joie, à l’avenir, de les insulter, les diffamer, les calomnier, de porter publiquement atteinte à leur réputation […].159

Sans prendre à la lettre l’affirmation de Houellebecq de vouloir mener une « lutte à mort », il n’est certainement pas erroné de prétendre que l’auteur aspire à tester le pouvoir de ses romans, à observer les réactions qu’ils provoquent dans la réalité empirique. La popularité de Houellebecq, dont les ventes de livres atteignent des records, peut légitimement faire craindre aux propriétaires de marques une atteinte à l’image qu’ils travaillent de leur côté à construire. Par ailleurs, l’analyse méticuleuse du mode de fonctionnement du système commercial que livrent les romans de l’auteur contient, malgré l’ambivalence qui émane de ceux-ci, une dimension critique susceptible de déplaire à ces mêmes acteurs. Alors que les fabricants tentent de faire croire au public que les qualités attribuées à leurs produits leur sont

155 Cf. HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 148. 156 Par ex. Ibis, Sofitel, Novotel, Mercure. 157 Cf. HOUELLEBECQ, « La privatisation du monde. Sur 99 francs de Frédéric Beigbeder », 2000, p. 133. 158 Ibid. 159 Ibid., p. 134. Italiques de l’auteur.

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inhérentes, certains passages des textes de Houellebecq travaillent au contraire à déconstruire le processus de mise en discours de la marque.160

5.4.2. La marque « Houellebecq » S’il s’adonne à un jeu provocateur avec des marques existantes, Houellebecq n’hésite pas à se mettre lui-même en scène comme une marque161 dans le but d’encourager la vente de ses livres : l’auteur travaille à la construction d’une image maîtrisée de lui-même, ce qui contribue assurément à son succès commercial. Or, cette stratégie a pour conséquence d’attirer l’attention du public sur sa personne plus que sur son œuvre : Nombreux sont les articles de presse qui, indépendamment d’une parution, se consacrent désormais à l’auteur et à son image. L’œuvre devient secondaire, la presse traite de Houellebecq indépendamment de ses parutions : signal fort de « célébrité » comme l’a montré, dans la longue durée, Antoine Lilti.162

L’extrême visibilité médiatique de Houellebecq et le contrôle de son image visent à singulariser son œuvre et donc à la différencier de la production littéraire foisonnante, en la rendant tout de suite reconnaissable. On achète un Houellebecq,163 même si le sujet abordé dans son dernier roman ne nous intéresse peut-être pas, parce qu’on ne peut échapper au battage médiatique provoqué par sa sortie : Les noms d’auteurs fonctionnent dès lors comme des marques permettant de vendre un produit littéraire, et ce d’autant mieux que l’auteur se révèle « médiagénique ».164

Un aspect particulièrement intéressant dans la mise en scène de l’auteur par luimême réside dans le fait que les marques commerciales y jouent un rôle essentiel. Ainsi, Houellebecq se laisse-t-il photographier avec des sacs en plastique de grandes surfaces (Monoprix,165 Tati166), et participe à une manifestation promotionnelle de La carte et le territoire dans le Casino du 13e arrondissement – il s’agit

160 Cf. point 5.5.1. de cette étude. 161 Cf. également Stemberger qui considère Houellebecq comme l’un des auteurs fonctionnant comme marque au sein du marché culturel. Ceux-ci sont, d’après elle, « zugleich Komplizen und Opfer der von Salmon angeprangerten “labellisation” der Literatur. » Cf. STEMBERGER 2014, p. 164. 162 MEIZOZ 2016a, p. 65. Steigerwald et Komorowska relèvent dans ce contexte que, si la recherche s’intéresse à Houellebecq dès la parution d’Extension du domaine de la lutte (1994), elle se préoccupe dans un premier temps moins des romans que de la personne de leur auteur. Cf. STEIGERWALD/KOMOROWSKA 2011, p. 7. 163 Cf. MEIZOZ 2016b, p. 75 : « Le nom du créateur devient le nom de l’objet. Le nom d’auteur peut donc linguistiquement s’utiliser comme celui d’une marque : “Je vais acheter le dernier Houellebecq” serait un énoncé de ce type. » 164 HEINICH 2012, p. 162. 165 Cf. MONFOURNY 2017. 166 Cf. MIHM 2006, p. 277.

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d’une filiale que Jed fréquente également.167 Cette stratégie établit non seulement des liens entre Houellebecq et ses personnages, qui paraissent lui ressembler (ou vice versa),168 mais elle ancre également l’écrivain dans une époque donnée, identifiable aux signes commerciaux qui l’habitent. Houellebecq attise en outre, par cette attitude comparable à celle de Kracht, les critiques de ceux qui aimeraient voir dans le champ littéraire un espace d’exception à l’écart de la société de consommation et renforce ainsi la dimension provocante de son œuvre. À l’image de la maîtrise exercée sur la « marque Houellebecq » par son producteur (l’auteur), dans La carte et le territoire, Jed deviendra un véritable artiste aux yeux du public à la suite d’un processus de construction présenté comme le résultat d’attributions externes, qui correspondent à l’image attendue d’un artiste.169 Le travail de l’attachée de presse, mise à la disposition de Jed par Michelin, n’est pas étranger à ce processus, qui ressemble à celui de l’élaboration d’une narration de marque, ainsi que l’illustre Claude Dédomon : Dans La carte et le territoire, la complexité de ce jeu d’interaction met en place une machine promotionnelle qui passe essentiellement par le management médiatique. Il s’agit d’une machine qui construit la personnalité de l’artiste par le truchement d’un système de communication dopé d’un ensemble de spécialistes. Dans le régime de la fiction, dès l’acquisition du mécénat, le groupe Michelin offre à l’artiste les services d’une attachée de presse, Marylin, chargée de créer du contact, d’alimenter la relation, de promouvoir les échanges, d’intensifier le métabolisme social.170

Dans le roman, la construction de l’artiste « Jed Martin » résonne avec la mise en scène de Houellebecq par lui-même, qui y apparaît fidèle à son image médiatique : le Houellebecq fictionnalisé rassemble tous les signes distinctifs qui caractérisent l’image publique de l’auteur : sa parka, ses cigarettes, son chien.171 Le portrait que Houellebecq offre de lui-même, dans la fiction, se présente donc comme une imitation de son image médiatique, dans laquelle il apparaît comme enfermé. Ainsi, lorsque le personnage affirme qu’il va se rendre dans des bordels thaïlandais, Jed lui dit : « Là, j’ai l’impression que vous jouez un peu votre propre rôle… »172. Ce à quoi Houellebecq répond : « Oui c’est vrai. […] ce sont des choses qui ne m’intéressent plus beaucoup.173

167 Cf. GUELLEC/HACHE-BISSETTE 2012, p. 18. 168 « La médiocrité, le vieillissement, la laideur arborés avec une sorte de jubilation cruelle sur certaines photos, sont autant d’éléments qui font un écho patent à son univers romanesque peuplé d’êtres en quête de singularité, désorientés, solitaires, anxieux et déprimés, censés représenter la vie des employés du tertiaire. » MEIZOZ 2016a, p. 65. 169 Cf. à ce sujet plus précisément JACQUIER 2016, pp. 233–238. Ici, Jed se distingue de Houellebecq, puisque les affinités affichées de l’écrivain réel avec le monde commercial tendent plutôt à aller à l’encontre de l’image répandue du « véritable » écrivain qui vit à l’écart du système économique. 170 DÉDOMON 2015, p. 6. 171 Cf. OTT 2013, p. 226. 172 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 146. 173 Ibid.

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La mise en scène de l’auteur illustre ici le fait que son nom implique l’éveil d’images préconçues chez le lecteur et qu’il fonctionne ainsi comme une marque,174 tout en différenciant le personnage – et indirectement également la personne – d’un simple objet commercial, puisque celui-ci est susceptible de se lasser du rôle qu’il joue. Comme dans le cas de Beigbeder, la création d’un lien référentiel entre le Houellebecq fictionnel et le Houellebecq empirique fonctionne par ailleurs en grande partie à travers l’attribution des œuvres de l’auteur au personnage : Houellebecq est ainsi tour à tour décrit comme l’« auteur des Particules élémentaires »175, l’« auteur du Sens du combat »176 ou encore l’« auteur de La Poursuite du bonheur »177, ce qui souligne la relation de propriété que l’auteur entretient avec son œuvre.178 Le narrateur le présente ainsi comme une marque qui met régulièrement sur le marché de nouveaux produits (ses livres). Or, le Houellebecq fictionnel ne qualifie pas seulement ses œuvres de produit, mais se présente lui-même comme un objet de consommation. Il se considère ainsi comme périssable, bien plus qu’une marque qui, elle, a pour ambition de survivre aux produits qu’elle met sur le marché. S’adressant à Jed, il affirme en effet : « Nous aussi, nous sommes des produits… » poursuivit-il, « des produits culturels. Nous aussi, nous serons frappés d’obsolescence. Le fonctionnement du dispositif est identique – à ceci près qu’il n’y a pas, en général, d’amélioration technique ou fonctionnelle évidente ; seule demeure l’exigence de nouveauté à l’état pur. »179

L’ambiguïté inhérente à l’œuvre de Houellebecq se déploie dans la tension que créent, d’une part, la construction de la propre « marque » de l’auteur dans la réalité, et, d’autre part, l’ironie employée dans La carte et le territoire pour décrire ce même processus à l’intérieur de la fiction. On relèvera encore, pour conclure cette partie, que le caractère caricatural du portrait,180 ainsi que les allers-retours à l’intérieur de la fiction entre la confirmation de l’image médiatique de Houellebecq et son infirmation,181 font douter le lecteur du sérieux de l’autoportrait de l’auteur et contrent ainsi l’illusion référentielle plutôt qu’ils ne contribuent à la construire. Le meurtre du personnage dans la troisième partie souligne définitivement la fictionnalité du texte, de sorte que le nom de « Houellebecq » fonctionne, comme ceux de Beigbeder et de Pernaut, également comme Stolperstein.

174 175 176 177 178

Cf. WEGMANN 2011, p. 12. HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 164. Ibid., p. 165. Ibid. Sur les liens entre la propriété intellectuelle et commerciale, cf. WEGMANN 2011 ; HEINICH 2012 et point 2.2.1.3. de cette étude. 179 La carte et le territoire, p. 172. 180 Rabaté souligne la cruauté de Houellebecq à son propre égard. Cf. RABATÉ 2012, p. 222. 181 Cf. à ce sujet WEISER 2013 et JACQUIER 2016.

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5.5. LE MARCHÉ COMME SUJET Avant d’aborder la question de l’ambivalence de l’œuvre, que nous avons repérée à plusieurs endroits, nous reviendrons sur le contenu de Plateforme et de La carte et le territoire, qui, par leur thématisation, au niveau de l’histoire, de la question du marché du tourisme et de celui de l’art, livrent une réflexion intrafictionnelle sur le fonctionnement de la société capitaliste et, à travers elle, de la marque.

5.5.1. Construire les marques : à l’intérieur de l’entreprise La mise en scène de l’industrie du tourisme et de ses mécanismes constitue une part non négligeable de Plateforme. Schober considère ainsi le texte aussi bien comme un roman d’amour, dont Valérie et Michel sont les protagonistes, que comme un roman économique, dont Jean-Yves incarne le personnage principal.182 En tant que narrateur, Michel offre en effet à son lecteur un résumé documenté de l’histoire de la branche touristique en France, avant de quitter son rôle d’observateur et de devenir lui-même acteur dans le processus de développement des clubs Aphrodite. Dans la première partie, dans laquelle Jean-Yves n’apparaît pas encore, le récit de la préparation des vacances de Michel s’interrompt brusquement pour laisser place à un passage relatant les activités de Jacques Maillot, fondateur réel de l’entreprise Nouvelles Frontières. C’est par une référence à l’émission de télévision Capital,183 ainsi qu’à des « magazines économiques »,184 présentés comme sources de son savoir, que Michel justifie l’étendue de ses connaissances à ce sujet. Il n’est donc ici pas simplement fait mention de Nouvelles Frontières : le roman de Houellebecq va plus loin en livrant des informations sur la fondation de l’entreprise et son développement, suggérant ainsi qu’il revêt un caractère pragmatique et factuel.185 Plus loin, c’est le développement de l’entreprise Aurore qui est présenté de manière détaillée à travers les pensées de Jean-Yves,186 qui se prépare à son premier entretien à la direction et qui passe « en revue ce qu’il savait du groupe Aurore »187. 182 Cf. SCHOBER 2003d, p. 224. Plateforme s’affilie ainsi au genre de la « fiction d’affaires » tel que le définit Reyns-Chikuma : il s’agit d’ « une fiction dans laquelle les personnages, et/ou mécanismes, et/ou institutions économiques sont mis au centre de la représentation du texte. La fiction d’affaires a connu un réel prestige au 19e siècle avec par exemple Balzac et Zola. » Cf. REYNS-CHIKUMA 2008, p. 456. 183 Cf. HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 32. 184 Ibid., p. 33. 185 Plus loin, une note de bas de page (unique dans le texte) renforce la sensation que le texte se met aussi en scène comme un texte factuel. Or, ce procédé sert avant tout à rendre visible les « points de suture » du texte, en mettant en lumière l’insertion d’un discours pragmatique dans la fiction. Cf. ibid., p. 39. 186 Un exemple similaire concerne l’historique du Club Méditerranée que Jean-Yves présente oralement à ses collaborateurs. Cf. ibid., p. 165. 187 Ibid., p. 148.

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Comme nous l’avons déjà évoqué, les noms des chaînes hôtelières d’Aurore correspondent aux possessions du groupe Accor, ce qui est facilement vérifiable. De même que le nom fictif de l’entreprise évoque phonétiquement celui de la marque réelle, celui de son PDG, « Jean-Luc Espitalier », rappelle le nom de l’ancien PDG d’Accor (encore en poste en 2001), Jean-Marc Espalioux. La suite du récit, qui mettra en scène le développement de clubs de vacances favorisant la prostitution locale, s’ancre donc dans un décor qui se veut le plus proche possible de la réalité extratextuelle.188 Par ce procédé, le texte laisse subtilement entendre que, dans une situation semblable, le véritable patron d’Accor pourrait avoir une réaction aussi hypocrite que celle d’Espitalier à l’attentat dans lequel Valérie perd la vie, et qui consiste à nier publiquement toute responsabilité dans le projet des clubs Aphrodite.189 À travers la grande proximité entre le monde de la fiction et le monde réel, le texte présente donc un fait romanesque comme une hypothèse plausible. Cette stratégie contribue assurément au caractère scandaleux et transgressif du roman.190 La participation de Michel à l’élaboration des clubs Aphrodite permet au lecteur d’avoir accès aux mécanismes de l’entreprise touristique. À partir de l’idée de Michel, qui lui vient dans un moment d’ivresse,191 de proposer « un club où les gens puissent baiser »192, Jean-Yves et Valérie se lancent dans la construction d’un nouveau concept, et donc d’une nouvelle marque. Outre les aspects pratiques – quels clubs transformer ? comment mettre en place la prostitution à l’intérieur des clubs ? quels tarifs appliquer ? –, c’est la question du nom à donner à ces nouveaux centres de vacances qui les occupe en premier lieu. Jean-Yves expose ainsi les aspects qu’il doit renfermer : 188 Schober évoque le travail de recherche effectué par Houellebecq en préparation de son roman. Cf. SCHOBER 2003d, p. 223. 189 Suite aux articles de journaux révélant l’existence des clubs Aphrodite, sur lesquels l’attentat a attiré l’attention de la presse, « Jean-Luc Espitalier avait déclaré : ‘Le groupe Aurore, signataire de la charte mondiale du tourisme éthique, ne peut en aucun cas cautionner de telles dérives ; les responsables seront sanctionnés. » HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 328. 190 Dorothee Hahn considère, dans une critique de la traduction allemande de Plateforme, que le fait de citer les noms réels des acteurs touristiques constitue une des raisons du succès rencontré par le roman (elle méconnaît néanmoins les travestissements d’Accor et du nom de son PDG, transportés tel quel en allemand) : « Zum Erfolg des neuen Romans trug entscheidend bei, dass Houellebecq die Akteure der Branche beim Namen nennt. So sind die französischen Reiseveranstalter und ihre Chefs, die einzig auf Aktienkurse und Belegzahlen von Hotelbetten schauen, kein bisschen verfremdet. Auch die deutsche TUI, die bei ihm die Hauptrolle in der Werbung für ein neues Sex-Urlaubs-Konzept spielt – “weil das in Frankreich niemals so durchginge” – und das Gros der Touristen in die Bordelle transportiert, kommt als Unternehmen namentlich vor. Bloß ihr Chef hat einen fiktiven Namen: Im Roman heißt er Gottfried Rembke. » HAHN 2001. 191 Michel insiste sur ce point en précisant à propos du repas durant lequel il exprime son idée pour la première fois : « Pendant tout le repas je bus pas mal, et je me retrouvai à la fin complètement pété […] ». Plus tard, lorsque Jean-Yves l’invite dans son bureau pour qu’il développe son idée, il ne présente pas non plus son propos comme sérieux : « Je délirai un peu toute l’aprèsmidi, mais Jean-Yves m’écoutait avec attention. » Cf. HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, pp. 232 et 242. 192 Ibid., p. 232.

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Comment est-ce qu’on va appeler les clubs ? Il faut quelque chose qui soit évocateur, nettement différent de « Eldorador Aventure », mais pas trop explicite quand même. – J’avais pensé à « Eldorador Aphrodite », dit Valérie. – « Aphrodite »… Il répéta le mot pensivement. C’est pas mal ; ça fait moins vulgaire que « Vénus ». Érotique, cultivé, un peu exotique : oui, j’aime bien.193

Comme le personnage de Finot dans César Birotteau, Valérie trouve pour les clubs un nom qui « résume [les] idées »194 de Michel. Il est toutefois moins descriptif que celui choisi dans le roman de Balzac (« Huile céphalique ») et les adjectifs énumérés par Jean-Yves ont pour but d’occulter une réalité plus dramatique que l’inefficacité d’un produit pour les cheveux : celles des conditions de vie des femmes et des hommes qui se prostitueront dans les clubs à venir. La stratégie de communication développée autour du projet fait écho au rejet de toute considération morale revendiqué par Michel durant son voyage en Thaïlande. Le slogan qu’il trouve pour la campagne publicitaire – « Eldorador Aphrodite : parce qu’on a le droit de se faire plaisir »195 – est validé par Jean-Yves à l’aide d’explications pseudo-scientifiques, dont le cynisme ne peut échapper au lecteur : Depuis l’intervention de l’OTAN au Kosovo, la notion de droit était redevenue porteuse, m’expliqua Jean-Yves d’un ton mi-figue mi-raisin ; mais il était en fait sérieux, il venait de lire un article là-dessus dans Stratégies.196

Le ton satirique de ce passage est évident et vise à mettre en lumière la « vacuité intellectuelle des comportements et discours d’entreprise »197. Malgré le temps et l’énergie qu’ils investissent dans leur travail, Jean-Yves et Valérie font preuve d’un certain scepticisme quant au sens de ce qu’ils entreprennent. Ils se situent bien loin de l’enthousiasme inaltérable d’un Popinot ou d’un Mouret, dans César Birotteau et Au Bonheur des dames. Il est d’ailleurs précisé que Jean-Yves « bien qu’il ait fait une spécialité marketing, croyait assez peu à la pub »198. Le ton « mi-figue mi-raisin », avec lequel il s’adresse à Michel, trahit une incrédulité quant à ses propres paroles et aux positions théoriques qu’il contribue à véhiculer. Mais c’est Valérie qui exprime le plus radicalement son rejet des valeurs du capitalisme, en décidant de rester en Thaïlande comme « cheffe de village », ce qui signifie, pour sa carrière, une rétrogradation conséquente. En se présentant comme « prédatrice »199 qui n’a agi que pour rassembler assez d’argent pour sortir du système, elle retourne les valeurs du capitalisme, exploitant sa logique pour l’invalider au final :

193 194 195 196 197 198 199

Ibid., p. 240. BALZAC, César Birotteau, 1977, p. 155. Cf. point 3.3. de cette étude. HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 248. Ibid. Italiques de l’auteur. DION 2011, p. 212. HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 171. Ibid., p. 318.

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Michel Houellebecq ou la consommation désabusée – Davantage d’argent pour quoi faire ? articula Valérie avec netteté. M’acheter des sacs Prada ? Partir en week-end à Budapest ? Manger des truffes blanches en saison ? […] Ce n’est pas moi qui suis bizarre, c’est le monde autour de moi. […] La seule chose que puisse t’offrir le monde occidental, c’est des produits de marque. Si tu crois aux produits de marque, alors tu peux rester en Occident ; sinon, en Thaïlande, il y a d’excellentes contrefaçons.200

En dépit des heures qu’elle passe à travailler, l’activité de Valérie se révèle n’être pour elle qu’une occupation mécanique, qui ne lui procure pas de réelle satisfaction. Elle est donc prête à renoncer à l’idée de carrière dès lors qu’elle a gagné assez d’argent et qu’elle a rencontré l’amour. Ce n’est pas le cas de Jean-Yves qui, lui, est embourbé dans un mariage raté. De ce point de vue, le roman de Houellebecq oppose l’amour (authentique, mais quasiment inespéré) à la vie professionnelle, qui ne consiste qu’en un jeu de rôle quotidien. Contrairement à l’huile de Balzac ou au grand magasin de Zola, les clubs de vacances de Plateforme n’ont pas (a priori) d’équivalent dans la réalité, mais représentent plutôt, nous le répétons, une hypothèse sur la manière dont un secteur de la société pourrait se développer : [Michel wird] also zum Organisator einer noch nicht verfügbaren Form der Massenkultur, zum Konstrukteur einer neuartigen sozialen Utopie.201

La dimension expérimentale du roman houellebecquien peut donc être rapprochée de ce que l’auteur écrit à propos de 99 francs : En tout cas, on a affaire à un objet d’un type nouveau ; de fait, le livre semble fonctionner comme une sorte de dispositif expérimental : on décrit une situation proche de la vie réelle, incluant l’écriture d’un livre, on essaie de savoir comment elle peut évoluer. Le moment de l’expérience, c’est la réception du livre par son public ; les modifications intervenues dans la vie réelle de l’auteur valideront, ou non, l’hypothèse de départ. C’est ainsi que progressent les sciences sociales.202

Plateforme n’a pas le caractère pseudo-performatif du roman de Beigbeder, mais le ton sociologique du livre, mêlé à un aspect prospectif, que permet le léger décalage temporel, lui donne une dimension expérimentale théorique : Houellebecq teste des scénarios. La confrontation de ces scénarios avec la réalité ne consiste pas à réaliser, dans le monde empirique, ce qui est raconté dans celui de l’histoire, mais à observer les réactions que la publication du roman, dans lequel ils sont exposés, provoque, ainsi qu’à étudier les conséquences de leur énonciation sur la vie de l’auteur (procès éventuels, etc.).203 De ce fait, l’entreprise de Houellebecq ne consiste pas seulement

200 Ibid., p. 317. Italiques de l’auteur. 201 SCHNEIDER 2007, p. 110. « [Michel devient] ainsi l’organisateur d’une forme pas encore disponible de la culture de masse, le constructeur d’une utopie sociale inédite. » 202 HOUELLEBECQ, « La privatisation du monde », 2000, p. 132. Nous soulignons. 203 La notion d’expérience se distingue de la notion zolienne de « roman expérimental » dans la mesure où, chez Houellebecq, elle concerne aussi les effets du roman dans le monde empirique. La dimension prospective des romans de Houellebecq les différencie également des écrits de Zola.

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à dresser le portrait de la réalité, mais à toujours en tester les limites, comme les développements potentiels qu’elle pourrait connaître.204

5.5.2. L’art et la marque Si, contrairement à Valérie et Jean-Yves, Jed consacre sa vie au travail artistique, il n’en est pas moins régulièrement en contact avec le monde du commerce. Au début de ses études, Jed se consacre à un projet, qualifié d’« un peu dément »205 par le narrateur, qui consiste en « la photographie systématique des objets manufacturés du monde »206. Ceci lui vaudra d’être engagé par des agences pour photographier des objets pour des catalogues (« la CAMIF ou La Redoute ») ou des magazines (« Notre Temps ou Femme Actuelle »).207 Cette activité prendra néanmoins brièvement le pas sur son travail de création, ce qui l’amènera à rompre brutalement avec elle : Comme si le fait qu’il en soit venu à photographier ces objets dans un but purement professionnel, commercial, invalidait toute possibilité de les utiliser dans un projet créateur.208

Ses photographies de cartes éveilleront pourtant elles aussi l’intérêt du monde de l’entreprise. Pour Olga, qui désire ouvrir à Paris un « espace Michelin » dédié à l’art contemporain dans le but d’optimiser l’image de la marque en Chine et en Russie, la rencontre avec Jed est inespérée. Ainsi, lorsqu’elle repère la photographie d’une carte de la Creuse, que l’artiste présente dans le cadre d’une exposition organisée par la « fondation d’entreprise Ricard »209 qui réunit d’anciens élèves des Beaux-Arts, elle lui demande directement s’il utilise dans son travail « [t]oujours des Michelin ? ».210 La réponse affirmative de Jed ne peut que ravir une communicante comme Olga. Michelin, nommé à trente-sept reprises dans le roman, est la seule marque de carte qui inspire Jed. Olga n’a donc aucune peine à convaincre ses patrons, d’abord réticents à son idée d’engager l’entreprise dans le mécénat, d’organiser une exposition des œuvres de Jed. 204 Ainsi que l’expose Ulrike Schneider, ce procédé s’est révélé de manière particulièrement douloureuse lors de la sortie de Soumission le jour de l’attentat contre Charlie Hebdo : « Das Zusammenfallen des Erscheinens des Romans mit den Attentaten von Paris veränderte die Rezeption von Soumission zunächst maßgeblich. Houellebecq sah sich dem Vorwurf ausgesetzt, sein – teils als “islamfeindlich” klassifizierter – Roman würde politisch-soziale Spannungen schüren, ja, er habe gar die Attentate provoziert, und Frankreichs Premierminister Manuel Valls sagte noch an demselben Tag vor laufenden Kameras, Frankreich sei nicht das Frankreich Houellebecqs, “La France ce n’est pas Michel Houellebecq”. » SCHNEIDER 2016, p. 150. 205 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 41. 206 Ibid., p. 40. Le caractère encyclopédique de l’entreprise entre en écho avec la théorie de Baßler sur la Popliteratur et sa fonction d’archivage de la culture populaire. Cf. BAßLER 2002. 207 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 44. Italiques de l’auteur. 208 Ibid., p. 52. 209 Ibid., p. 63. 210 Ibid., p. 65.

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C’est ainsi que la première grande exposition de Jed a lieu « dans un local de la firme avenue de Breteuil »211. Si l’implication de la marque dans l’organisation de l’inauguration est rendue publique, le site Internet que le service de communication met à la disposition de Jed pour organiser la vente de ses œuvres ne mentionne la marque nulle part. Car pour Patrick Forestier, directeur de la communication de Michelin France, Jed ne doit pas sembler dépendant de la marque : « Il est hors de question pour nous de paraître aliéner votre indépendance artistique. » 212 Son travail profite néanmoins à Michelin, dont les cartes sont remises soudainement à la mode, et qui voit de fait leurs ventes augmenter. Lorsque Jed arrêtera la production de ses photographies, Forestier lui demandera l’autorisation de continuer à mentionner « dans notre communication que les cartes Michelin ont été à la base d’un travail artistique unanimement salué par la critique »,213 ce qui souligne l’importance que le projet a eu pour la marque.214 Si Jed ne planifie sa collaboration ni avec des agences de photographie ni avec Michelin, il ne s’oppose pas à ce que son art entre dans une logique marchande. La question de son indépendance préoccupe d’ailleurs plus Forestier que Jed, qui y paraît quelque peu indifférent. Or, Jed est tout autant étranger au calcul et à la spéculation : son incapacité à terminer le tableau représentant Damien Hirst et Jeff Koons, qu’il remplacera par le portrait de Michel Houellebecq,215 illustre ainsi sa position d’artiste désintéressé à qui la fortune a souri bien malgré lui, et qui ne saura faire aucun usage ni de l’argent ni de la femme merveilleuse qui lui sont tombés du ciel.216

La destruction du tableau Hirst/Koons semble donc indiquer que Jed Martin, peutêtre sans en avoir véritablement conscience, souhaite préserver une certaine autonomie de l’art217 ou du moins le tenir à l’abri d’une logique où l’argent domine.218 L’analogie structurelle entre le marché de l’art et le marché en général, telle qu’elle apparaît dans le roman,219 signale cependant que le « domaine de la lutte » s’est étendu au domaine artistique.220 Malgré le désintérêt de celui-ci pour l’argent et la célébrité, le succès commercial hyperbolique de Jed le confirme :221 le nom de 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221

Ibid., p. 78. Ibid., pp. 89–90. Ibid., p. 109. Naomi Klein évoque le fait que, depuis les années 1990, les entreprises financent de plus en plus la culture, étendant ainsi leur influence à d’autres sphères que le seul domaine du commerce. Cf. KLEIN 2001, p. 55. Rabaté note que l’image de l’écrivain est, de ce point de vue, valorisée par le texte : « Contre les deux opérateurs de l’art comme marchandise, c’est bien un écrivain qui est préféré. » RABATÉ 2012, p. 224. VIARD 2011, p. 93. Cf. également GIPPER 2012, p. 717. Koons et Hirst sont ici les symboles des excès du marché de l’art contemporain. Cf. GIPPER 2012, p. 715. Cf. ASHOLT 2016, p. 76. Cf. également GIPPER 2012, p. 715. Cf. JACQUIER 2016, p. 238.

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l’artiste Jed Martin est devenu une marque, puisque la valeur de ses tableaux « se construit désormais en dehors des qualités propres à l’œuvre »222. C’est le label Jed Martin qui fait vendre, indépendamment du produit qu’il met sur le marché. Le monde du commerce influe également d’une tout autre manière sur le travail de Jed. Sa carrière artistique connaît un premier tournant décisif dans le cadre d’une véritable « rencontre » avec un objet de marque et un deuxième face à une enseigne de magasin. Le produit auquel nous faisons référence est évidemment une carte Michelin : C’est là, en dépliant sa carte, à deux pas des sandwiches pain de mie sous cellophane, qu’il connut sa seconde grande révélation esthétique. Cette carte était sublime ; bouleversé, il se mit à trembler devant le présentoir. Jamais il n’avait contemplé d’objet aussi magnifique, aussi riche d’émotion et de sens que cette carte Michelin au 1/150000 de la Creuse, Haute-Vienne.223

Le fait de situer une scène fondamentale de la carrière de l’artiste Jed Martin sur une aire d’autoroute ne manque pas d’ironie : le décor renverse toutes les conceptions traditionnelles des sources d’inspiration artistique. La morosité du lieu est soulignée par la précision du narrateur que Jed se trouvait alors exactement « à deux pas des sandwiches pain de mie sous cellophane », de sorte que la « révélation » se trouve teintée d’une certaine tristesse. Or, le setting présenté ici est, au vu du personnage, parfaitement crédible. Plus tard, ce sera la « rencontre » fortuite avec un magasin Sennelier Frères qui provoquera le « retour à la peinture »224 de l’artiste. Attiré par la vitrine, Jed pénètre dans le local et y acquiert un « coffret “peinture à l’huile” de base »225. Durant toute la période artistique qui débute ainsi, les marques de peinture varient au rythme de l’évolution de la carrière de Jed : Par la suite, Jed ne devait pas rester fidèle à la marque Sennelier, et ses toiles de la maturité sont presque entièrement réalisées à l’aide des huiles Mussini de chez Schmincke. Il y a des exceptions, et certains verts, en particulier les verts cinabre qui donnent une lueur si magique aux forêts de pins californiennes qui descendent vers la mère dans « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique », sont empruntés à la gamme d’huile Rembrandt de la firme Royal Talens. Et, pour les blancs, il devait presque toujours employer les huiles Old Holland, dont il appréciait l’opacité.226

C’est un savoir de spécialiste qui est exposé ici. Le jargon employé n’est déchiffrable que par des professionnels. Il semble nécessaire à Jed d’utiliser de la peinture de telle ou telle marque pour atteindre son objectif. L’objet de marque est ici présenté dans sa dimension concrète, puisque Jed teste certainement le différent matériel à disposition pour en choisir le meilleur. Le personnage se présente donc ici, contrairement à ce que nous avons observé autour de sa réception de la notice de l’appareil photo Samsung, comme capable de considérer le produit en tant que tel et non pas seulement dans sa dimension discursive. 222 223 224 225 226

GRAUBY 2013, p. 110. HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 54. Ibid., p. 118. Ibid. Ibid., p. 119.

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Nous terminerons notre réflexion en évoquant un autre passage qui fonctionne de manière similaire : Son travail des six dernières années avait abouti à un peu plus de onze mille photos. Stockées en format TIFF, avec une copie JPEG de plus basse résolution, elles tenaient aisément sur un disque dur de 640 Go, de marque Western Digital, qui pesait un peu plus de 200 grammes. Il rangea soigneusement sa chambre photographique, ses objectifs (il disposait d’un Rodenstock Apo-Sironar de 105 mm, qui ouvrait à 5,6, et d’un Fujinon de 180 mm, qui ouvrait également à 5,6), puis considéra le reste de ses affaires.227

Au-delà du fait qu’elle sert l’authentification de la position de Jed comme connaisseur de son art, l’accumulation de détails acquiert un effet défamiliarisant, dans le sens de Couleau,228 car le lecteur bute sur la précision du propos. Il se produit alors une désautomatisation de la perception des données techniques, auxquelles le lecteur ne doit accorder de l’importance que parce qu’elles figurent dans un roman, alors qu’il ne s’y arrêterait pas dans une brochure explicative. Leur mise en scène dans un texte littéraire leur confère donc une certaine poésie, ou du moins une légitimité à être non seulement citées mais lues. Ainsi, de la même manière que Jed photographie des objets manufacturés ou peint des activités pragmatiques dans ses « série des métiers simples » et « série des compositions d’entreprise », La carte et le territoire archive des produits, des marques, un savoir technique et quotidien.

5.6. POSITIONNEMENT(S) DU TEXTE Nous nous pencherons, pour finir ce chapitre, sur le potentiel critique du texte houellebecquien. Nous verrons que l’impossibilité de réduire le texte à un positionnement clair représente une constante des romans de l’auteur. Nous reviendrons en premier lieu sur l’image de la société de consommation dans Plateforme, puis aborderons une question plus poétologique dans La carte et le territoire – celle de la « représentation » – qui nous ramènera à notre problématique de la marque. Nous comparerons, enfin, Les choses de Perec à nos deux romans.

5.6.1. Une ambiguïté symptomatique Nous avons déjà souligné la contradiction du narrateur de Plateforme qui affirme ne pas saisir la fascination de ses contemporains pour les produits de marque, tout en s’en servant abondamment dans son récit. Michel se présente donc comme parfaitement ignorant du sujet des marques :

227 Ibid., p. 41. 228 Cf. point 5.3.1.

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Demande-t-on à un aveugle de s’ériger en expert de la peinture post-impressionniste ? Par mon aveuglement certes involontaire, je me mettais en dehors d’une réalité humaine vivante, suffisamment forte pour provoquer des dévouements et des crimes.229

Il constate ensuite que, dans son entourage, personne n’est vraiment intéressé par les articles de marque. Valérie « manifest[e] une indifférence totale aux chemisiers Kenzo et aux sacs Prada »230. Jean-Yves, qui porte du Lacoste, le fait en quelque sorte machinalement, par ancienne habitude, sans même vérifier si sa marque favorite n’avait pas été dépassée en notoriété par un challenger plus récent.231

L’attitude de Jean-Yves consiste à jouer son rôle de cadre, à répondre aux attentes de la société,232 et cela passe par le choix de la marque de ses vêtements. Le fait de répondre « machinalement » à l’injonction sociale, qui consiste à faire correspondre son apparence à son statut, témoigne d’une acceptation sans enthousiasme de la logique de marque. D’une certaine manière, Jean-Yves échappe d’ailleurs au système puisqu’il ne s’adapte pas à la vitesse du commerce. Il ignore en effet s’il correspond toujours à ce que la marque de ses vêtements doit communiquer de lui, puisqu’elle est potentiellement passée de mode. En affirmant son indifférence aux marques, Michel se distingue d’un groupe précis, celui des jeunes de banlieue, qu’il qualifie de « jeunes issus des classes dangereuses »233, et qui sont, d’après lui – et contrairement à lui – prêts à tout pour posséder des objets de marque. Michel se défend ainsi de partager leurs valeurs, en mettant en avant son ignorance d’un langage qu’il maîtrise toutefois en tant que narrateur. Cette position ambivalente se reflète dans l’attitude de retrait qu’il adopte dans le processus d’élaboration et de promotion des clubs Aphrodite : il ne reconnaît qu’à moitié son rôle d’inspirateur, soulignant le fait que son idée est née dans un moment d’ivresse. Michel apparaît toujours comme désengagé et désinvolte : 234 ainsi, bien qu’il défende in fine la prostitution à grande échelle, et que sa théorie à la base du projet des clubs Aphrodite repose sur une vision simpliste et stéréotypée du monde, il a une position moins tranchée que celle de Robert, son co-voyageur qui affirme ouvertement son racisme. De même, contrairement au narrateur de Faserland, qui assume son adhésion à la logique de marque, Michel présente une attitude ambivalente quant à son rapport à la société de consommation et à l’économie de marché. Comme nous l’avons déjà suggéré, la dissonance entre les propos de Michel et la quantité de marques dans le discours pose la question de la présence d’une instance narrative supplémentaire dans le texte. Michel ne semble pas avoir la seule maîtrise de son récit, et ses propos semblent modelés par une instance extérieure 229 230 231 232 233 234

HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 262. Ibid. Ibid., p. 263. Cf. DION 2011, pp. 217–218. HOUELLEBECQ, Plateforme, 2001, p. 262. Italiques de l’auteur. Cf. également van Wesemael, qui note que le désengagement du personnage houellebecquien et son incapacité à répondre aux impératifs de la société le différencie profondément d’un personnage comme Rastignac qui, lui, la conquiert. Cf. VAN WESEMAEL 2013, p. 332.

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qui le « manipule » en dévoilant ses contradictions. Bien qu’il affirme ne pas comprendre l’enthousiasme général pour les articles de marque, il apparaît lui aussi comme prisonnier du système, puisqu’il les perçoit sans même s’en rendre compte. Or, le roman ne se laisse pas réduire à un seul point de vue. Ainsi, s’il est envisageable, en se basant principalement sur le discours de Valérie, de lire Plateforme, comme une critique du capitalisme, tel que le propose Dion,235 la fin du roman qui représente un Michel de nouveau solitaire, endeuillé, désespéré, indique également qu’il est impossible de sortir de ce système : la décision de Valérie de quitter son travail et de rester en Thaïlande est empêchée par l’attentat dans lequel elle perd la vie. L’amour, présenté d’abord comme un moyen de s’échapper, est lui aussi mis en échec. Michel est renvoyé à sa condition de départ d’homme solitaire et déprimé. La supposition de la présence d’une instance narrative supplémentaire dans Plateforme, qui se mêlerait au récit de Michel, ne permet donc pas de conclure à l’émergence d’une signification univoque, à un positionnement explicitement affirmatif ou critique face au fonctionnement actuel de la société.236 De même, aucun point de vue précis ne se dégage de La carte et le territoire. Outre les questions de société sur lesquelles nous nous pencherons dans un deuxième temps, la position du roman sur celle du réalisme, qui fait l’objet de réflexions à plusieurs niveaux, ne se laisse pas réduire à un seul énoncé. Ainsi, le parcours artistique de Jed le place plutôt du côté d’une conception « figurative, transitive, réaliste »237 de l’art, bien que l’« irréalisme clairement revendiqué »238 de sa dernière œuvre soit souligné par le narrateur. Jed se consacre, avant de mourir, à la technique de la superposition, montant les unes par-dessus les autres des images vidéo de végétaux, ainsi que de brefs films représentant le processus de décomposition d’objets industriels, de figurines et de photographies « de toutes les personnes qu’il avait pu connaître »239. Après s’être consacré pendant sa carrière tour à tour aux objets industriels et aux métiers exercés par ses contemporains, Jed met en scène leur disparition. Comme l’indique le narrateur, son travail se détourne ici de la portée métonymique et universalisante de ses séries des métiers. Or, dans la seule interview qu’il accorde à propos de sa dernière œuvre, Jed affirme : « Je veux rendre compte du monde… Je veux simplement rendre compte du monde… »240 235 Cf. DION 2011, p. 232. 236 Jochen Mecke constate, au contraire, une unité de point de vue dans Plateforme (comme dans Les particules élémentaires) et en déduit que l’auteur empirique se cache toujours derrière les personnages et les narrateurs houellebecquiens. Il qualifie ainsi les romans de Houellebecq de romans à thèse. Cf. MECKE 2005, pp. 47–64. Meizoz défend exactement le point de vue inverse en démontrant de manière convaincante que, si Plateforme joue avec le genre du roman à thèse, il n’est pas possible d’en tirer un positionnement clair (en l’occurrence sur la question de l’islam). Meizoz parle par ailleurs d’une « troisième instance », qui s’ajouterait au narrateur et à l’auteur, en évoquant la « posture » houellebecqienne dans ses prises de parole publiques à la sortie de Plateforme : ainsi, la médiatisation de la personne de Houellebecq et ses propos polémiques s’incluraient a posteriori à l’espace de l’œuvre. Cf. MEIZOZ 2003. 237 VIARD 2011, p. 87. 238 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 424. 239 Ibid., p. 425. 240 Ibid. Italiques de l’auteur.

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Cet exemple illustre que différentes positions se manifestent dans le roman – outre le narrateur et Jed, on a accès aux points de vue du Houellebecq fictionnel et du discours d’historiens de l’art –, qui se contredisent et empêchent une affiliation tranchée de Jed à une tendance artistique spécifique. Jed et Houellebecq ont par ailleurs plusieurs échanges sur la question de l’art, au cours desquels le Houellebecq fictionnel élabore une poétique qui entre en résonance avec la pratique d’écriture de l’auteur empirique.241 Celui-ci évoque, lors d’un premier entretien, l’importance du choix du sujet dans le processus d’écriture et rejette toute idée de formalisme en littérature. Plus tard, il affirmera cependant ne plus être intéressé à raconter le monde : Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni même véritablement narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration – le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition – celui de la poésie, de la peinture.242

Or, la « juxtaposition » d’éléments divers, dont il est question ici, se retrouve indubitablement dans l’écriture romanesque du Houellebecq empirique et ne concerne donc pas seulement la poésie, comme le Houellebecq fictionnel semble le penser. La carte et le territoire constitue d’ailleurs un des romans les plus complexes et hétérogènes de Houellebecq, quant à la question du mélange des discours et des genres. Il est en outre intéressant de relever que, dans le portrait que Jed réalise de Houellebecq, le peintre rompt avec la pratique des fonds réalistes qui avait caractérisé l’ensemble de son œuvre tout au long de la période des « métiers ».243

Jed représente Houellebecq au milieu de nombreux papiers, alors que les historiens de la littérature affirment au contraire que si Houellebecq aimait au cours de sa phase de travail punaiser les murs de sa chambre avec différents documents, il s’agissait le plus souvent de photos, représentant les endroits où il situait les scènes de ses romans ; et rarement des scènes écrites ou demi-écrites.244

Ce dispositif reflète une image d’un Houellebecq soucieux de représenter fidèlement les endroits qu’il décrit, tout en inscrivant son travail dans une logique similaire à celui de Jed avec les cartes Michelin, puisqu’il ne « reproduit » pas directement le territoire, mais une version déjà médiatisée de celui-ci. 241 L’existence de ce dernier est d’ailleurs sous-entendue dans un rêve de Jed, qui vient le rappeler à son destin d’être de papier : « Il était au milieu d’un espace blanc, apparemment illimité. On ne distinguait pas de ligne d’horizon, le sol d’un blanc mat se confondant, très loin, avec le ciel d’un blanc identique. À la surface du sol se distinguaient, irrégulièrement disposés de place en place, des blocs de texte aux lettres noires formant de légers reliefs ; chacun des blocs pouvaient comporter une cinquantaine de mots. Jed comprit alors qu’il se trouvait dans un livre et se demanda si ce livre racontait l’histoire de sa vie. » Ibid., p. 153. 242 Ibid., pp. 258–259. Italiques de l’auteur. 243 Ibid., p. 184. 244 Ibid., pp. 184–185.

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Le fait que le roman échappe à toute assertion poétologique définitive reflète la complexité de la fonctionnalisation des noms de marque dans La carte et le territoire. Ceux-ci participent à la construction de l’illusion référentielle, tout en la fragilisant, puisque la longévité de certains produits de marque s’avère peu vraisemblable. On pourrait se demander si, à l’image de Jed qui sauve, par son œuvre, la mémoire de métiers sur le point de disparaître,245 Houellebecq ne s’adonne pas à une pratique similaire de celle repérée par Baßler dans la Popliteratur, comme nous l’avons suggéré précédemment. Le roman houellebecquien vise-t-il vraiment à archiver les noms de marque et les connotations qui les accompagnent afin de les intégrer à la mémoire collective ? La perspective de la fin de la civilisation actuelle, que plusieurs romans de Houellebecq, dont La carte et le territoire, mettent en scène, rend cette hypothèse tout aussi plausible que l’entreprise vaine. Le sauvetage de certains produits par le biais de leur mention dans un texte littéraire répondrait en tout cas à un désir exprimé par le Houellebecq fictionnel, qui déplore la rapidité de la société de consommation et son exigence répétée à fabriquer du neuf.246 La phrase que nous avons citée en introduction de ce chapitre s’accompagne d’un développement plus long qui illustre cette position : Lorsqu’il [Houellebecq] reprit la parole sa voix était douce, profonde, emplie d’une émotion naïve. « Dans ma vie de consommateur », dit-il, « j’aurai connu trois produits parfaits : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable – imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les ai aimés, passionnément, j’aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l’usure naturelle, des produits identiques. Une relation fidèle et parfaite s’était établie, faisant de moi un consommateur heureux. […] Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée – et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n’aura vécu qu’une seule saison.247

La substitution constante d’un article provoque chez le personnage une perte d’orientation et de sens qu’on ne peut considérer uniquement dans sa dimension parodique. Ce que Houellebecq énonce ici, c’est la disparition de référents stables, et la domination du discours (de marque) sur les objets tangibles. Houellebecq n’aime pas les marques Paraboot, Canon et Camel, mais uniquement certains de leurs produits, qu’il ne désire pas voir se renouveler, mais qui satisfont, en tant que tel, son désir. Il apparaît ainsi, comme Michel dans Plateforme, étranger à la logique de la société de consommation. Ce discours, dans lequel Jed se reconnaît,248 fait écho à des propos du Houellebecq empirique, qui s’exprime sur la publicité : Niant tout désir d’éternité, se définissant elle-même comme un processus de renouvellement permanent, la publicité vise à vaporiser le sujet pour le transformer en fantôme obéissant du

245 De même, les commentateurs – fictifs – de l’œuvre de Jed s’accordent sur la nécessité dénuée de nostalgie que ressent Jed de « fixer leur image [celle des professions menacées] pendant qu’il en était encore temps ». Ibid., p. 120. 246 Ceci correspond à la différenciation de la marque et des produits, telle que l’envisage le marketing : la marque demeure, les produits évoluent. 247 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 170. Italiques de l’auteur. 248 « “- Je comprends ce que vous voulez dire”, intervient Jed ». Ibid., p. 171.

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devenir. Et cette participation épidermique, superficielle à la vie du monde est supposée prendre la place du désir d´être.249

Or, dans La carte et le territoire, malgré les critiques qui percent à travers les propos de Houellebecq, les évolutions de la société, qui transforment peu à peu la France en sa propre imitation grotesque pour les besoins du tourisme, ne sont pas présentées comme négatives ; de la même manière, l’exploitation commerciale de la sexualité apparaissait dans Plateforme comme solution acceptable aux problèmes des Occidentaux, comme à ceux des habitants des pays du tiers-monde. Jed se sent bien mieux dans le village de sa grand-mère transformé, que lorsqu’il s’y est installé des années auparavant et ressentait l’hostilité des habitants de l’époque : De fait, les nouveaux habitants des zones rurales ne ressemblaient nullement à leurs prédécesseurs. Ce n’était pas la fatalité qui les avait conduits à se lancer dans la vannerie artisanale, la rénovation d’un gîte rural ou la fabrication de fromages, mais un projet d’entreprise, un choix économique pesé, rationnel.250

La France est devenue une vaste imitation d’elle-même, sans que la nouvelle réalité qui se construit alors ne paraisse moins authentique que la précédente. Elle constitue même un socle plus solide et rassurant : le pays s’est relevé de toutes les crises251 et Jed se sent assez à l’aise pour effectuer une promenade quotidienne dans les rues du village, alors qu’il a passé les dix années précédentes enfermé dans son domaine. La fin de La carte et le territoire présente-t-elle dès lors un idéal de société ou fautil y déceler une mise en garde sur ce que la France risque de devenir ? Le texte ne tranche pas, envoyant des signaux divers et contradictoires.252 Mais le triomphe assumé de la logique de la consommation – la France répond au désir des touristes russes et chinois, tout en continuant à l’aiguiser – a quelque chose d’une douce utopie, d’un glissement agréable dans la facilité. Cet état de fait, loin des lamentations d’un Houellebecq nostalgique, correspond à la rêverie de Jed, après l’une de leurs rencontres : Il savait que l’écrivain partageait son goût pour la grande distribution, la vraie distribution aimait-il à dire, que comme lui il appelait de ses vœux, dans un futur plus ou moins utopique et lointain, la fusion de différentes chaînes de magasins dans un hypermarché total, qui recouvrirait l’ensemble des besoins humains. Comme il aurait été bon de visiter ensemble cet hypermarché Casino refait à neuf, de se pousser du coude en se signalant l’un à l’autre l’apparition de segments de produits inédits, ou un nouvel étiquetage nutritionnel particulièrement exhaustif et clair !...253

249 250 251 252

HOUELLEBECQ, « Le monde comme supermarché et comme dérision », 1998, p. 76. HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 416. « Plus généralement, la France, sur le plan économique, se portait bien. » Ibid., p. 415. Rabaté résume pertinemment ce procédé : « La difficulté, mais évidemment aussi la richesse, du roman tient dans le vacillement permanent de ses énoncés, dans l’ambivalence maintenue des thèses et des constats, selon un équilibre instable qui me paraît extrêmement abouti. » RABATÉ 2012, p. 225. 253 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 196.

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5.6.2. Une (autre) critique de la consommation : Les choses de Perec La rêverie de Jed fait écho à l’éblouissement inquiet des protagonistes des Choses de Georges Perec, Jérôme et Sylvie, lorsque le couple se rend dans les grands magasins parisiens : Ils visitèrent les grands magasins, des heures entières, émerveillés, et déjà effrayés, mais sans encore oser se le dire, sans encore oser regarder en face cette espèce d’acharnement minable qui allait devenir leur destin, leur raison d’être, leur mot d’ordre, émerveillés et presque submergés déjà par l’ampleur de leurs besoins, par la richesse étalée, par l’abondance offerte.254

Ce qui est devenu la « raison d’être » de Jed, le paroxysme de son bien-être, instille seulement, à ce moment du récit, la conscience des personnages de Perec, anciens étudiants qui se sont lancés, pour gagner de l’argent, dans les études de motivation publicitaire, et que le désir des « choses » ne cessera plus de guider. Les liens intertextuels entre Houellebecq et Perec ont été relevés par la recherche,255 et Houellebecq lui-même, tant dans la réalité256 que dans la fiction,257 rend régulièrement hommage à l’auteur des Choses.258 La critique de la société de consommation se fait, dans le roman de Perec, à travers un nombre restreint de noms de marque et s’exprime beaucoup plus directement que chez Houellebecq où elle reste toujours ambiguë. De manière intéressante, le Houellebecq fictionnel loue d’ailleurs Perec non pas pour le regard critique qu’il porte sur la société de consommation, mais parce qu’il l’« accepte […], il la considère à juste titre comme le seul horizon possible »259. Or, le réalisme revendiqué au début des années 1960 par Perec voit dans la littérature un moyen de lutte : Moyen de connaissance, moyen de prise de possession du monde, la littérature devient ainsi l’une des armes les plus adéquates qui, à long terme, permettent de lutter contre les mythes que sécrète notre société, permettent de poser les problèmes, d’élucider les contradictions, de rendre évidente et nécessaire la transformation radicale de notre monde.260

Dans Les choses, l’attitude de l’instance narratrice reflète cette position théorique de l’auteur. Le qualificatif du destin de Jérôme et Sylvie comme « acharnement minable » illustre le regard jugeant du narrateur sur ses personnages et son point de vue « ironique et lettré », qui en appelle à la connivence du lecteur.261 Rémy avance par ailleurs que le narrateur des Choses

254 PEREC, Les choses, 1965, p. 40. 255 Cf. GUELLEC 2014 ; LORANDINI 2013. 256 Meizoz évoque notamment les imitations visuelles de Perec dans les photos de presse fournis par Houellebecq. Cf. MEIZOZ 2016a, p. 65. 257 Cf. l’expression « la virtuosité de Perec » utilisée par le Houellebecq fictionnel. HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 169. 258 Cf. à ce sujet LORANDINI 2013. 259 HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 169. 260 PEREC, « Pour une littérature réaliste », 1992. 261 Cf. GUELLEC 2014, p. 184.

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ne déplore pas que les personnages soient des consommateurs, mais plutôt qu’ils soient de mauvais lecteurs de signes, incapables de décrypter à l’avance, et en profondeur, le système qui érige certains mythes du quotidien en une esthétique de vie à respecter à la lettre.262

Contrairement à Jed, mais dans une relative similitude au Michel de Plateforme, Jérôme et Sylvie tentent de se tenir en marge de la société de consommation, rêvant « confusément, d’autre chose »263. Pourtant, elle les rattrape toujours et l’ambivalence qui les habite leur apparaît lorsqu’ils prennent conscience qu’ils ne sont pas si différents des gens qu’ils interrogent dans le cadre des études de marché qu’ils sont chargés de mener :264 Ils s’asseyaient en face de ces gens qui croient aux marques, aux slogans, aux images qui leur sont proposés, et qui mangent de la graisse de bœuf équarri en trouvant délicieux le parfum végétal et l’odeur de noisette (mais en eux-mêmes sans trop savoir pourquoi, avec le sentiment curieux, presque inquiétant, que quelque chose leur échappait, ne trouvaient-ils pas belles certaines affiches, formidables certains slogans, géniaux certains films-annonces ?).265

Si le roman de Perec ne comprend que très peu de noms de marque, une sorte de canapé, emblématique, est toujours présenté comme l’objet du désir : il s’agit du « divan Chesterfield ».266 Le narrateur fait ainsi remarquer que, si Jérôme et Sylvie pensent, comme Michel, pouvoir résister à l’appel des choses, ils se trompent : Jérôme et Sylvie ne croyaient guère que l’on pût se battre pour des divans Chesterfield. Mais c’eût été pourtant le mot d’ordre qui les aurait le plus facilement mobilisés.267

Le jugement, cruel, du narrateur à l’égard de ses personnages se confirmera à la fin du roman : dans un épilogue qui relate leur abandon à une existence petite-bourgeoise, après l’échec de leur établissement en Tunisie, le narrateur évoque l’acquisition future du fameux divan (entre autres objets dont ils rêvaient mais ne pouvaient s’offrir faute de moyens) : Ils auront leur divan Chesterfield, leurs fauteuils de cuir naturel souples et racés comme des sièges d’automobile italienne, leurs tables rustiques […].268

L’objet symbolise donc l’ascension sociale des personnages269 qui se solde par un abandon de leur idéal – fantasmé – de vivre hors du système. RÉMY 2012, p.172. PEREC, Les choses, 1965, p. 98. Cf. également GUELLEC 2014, p. 183. PEREC, Les choses, 1965, p. 97. La référence à un modèle de produit qui concentre, à l’instar des marques, un certain nombre de connotations rappelle le « Landauer » du roman de Fontane, Frau Jenny Treibel, qui représentait lui aussi un objet de convoitise pour la protagoniste principale. Cf. point 3.2. de cette étude. 267 Ibid., p. 91. 268 Ibid., p. 156. 269 Quelques autres objets (de marque) assument également cette fonction : « [Perec] mentionne des noms, pour connoter le passage du bas de gamme à des produits plus luxueux, à la fois cause et conséquence de l’embourgeoisement de ses personnages ; les “chemises Doucet”, les chaussures Church, Weston, Bunding, Lobb, les “cravates Old England”, les “fauteuils Bouelle” ». MONTÉMONT 2011b, p. 81. 262 263 264 265 266

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C’est avant tout par l’attitude de son narrateur, qui se distingue de ses personnages et prend position en s’exprimant au présent gnomique sur l’origine du mal qui ronge la société, que Les choses déploie son potentiel critique : [les gens] rêvent de richesse et pourraient s’enrichir : c’est ici que leurs malheurs commencent.270

Au contraire de cela, le narrateur houellebecquien, qui colle, nous l’avons vu, à la vision du monde de ses personnages, ne diagnostique pas « le » problème,271 mais déroute toujours son lecteur, tout en mettant en scène des personnages dont la morosité excède, sans aucun doute, la banalité et la conformité des désirs de Jérôme et Sylvie.

5.7. SYNTHÈSE Nos analyses de Plateforme et La carte et le territoire ont permis d’éclairer la relation complexe du roman houellebecquien au nom de marque, que nous avons envisagée sur plusieurs plans. Nous avons d’abord constaté que les protagonistes de La carte et le territoire et de Plateforme, ainsi que l’instance narrative (supplémentaire) du roman percevaient les signes de la société de consommation (noms de marque, argumentaire publicitaire) de manière accrue. Les marques servent donc également la description des personnages, qui sont majoritairement présentés à travers le regard de Jed et de Michel. La réduction d’un personnage aux articles de marque qu’il possède contribue en outre à la transmission d’une vision du monde basée en grande partie sur des stéréotypes : dans Plateforme, Michel envisage le monde en catégories (sociales et nationales), alors que Jed, dans La carte et le territoire, consomme sans distance la vision simpliste du monde véhiculée par la publicité et les magazines. Cette constatation s’inscrit dans une observation plus générale du fait que les personnages houellebecqiens n’ont pas d’accès direct à la réalité, mais l’appréhendent toujours à travers un filtre. Or, si cela leur donne des points communs avec Paul Cortese dans La femme parfaite et avec le narrateur de Faserland, le monde se présente à eux comme tangible. C’est leur accès à lui qui 270 PEREC, Les choses, 1965, p. 71. 271 Pour Ulrike Schneider, qui illustre l’ambiguïté inhérente à Soumission, ce procédé distingue le réalisme houellebecquien du réalisme historique et du naturalisme : « Houellebecq bietet Gesellschaftsanalysen und -diagnosen, jedoch keine eindeutigen Erklärungen oder gar Lösungen. Eine klare, eindeutige posture, die gegenwärtig gern gefordert wird, ist weder vom Autor noch von seinen Romanen zu erwarten – er verlangt sie hingegen seinen Lesern ab. Houellebecq sucht die Provokation, der allerdings ein reflexiver Charakter eignet, insofern sie die Leserschaft stets an ihre eigenen Überzeugungen gemahnt und diese in Frage stellt – das Beunruhigungspotential seiner Romane ist direkt proportional zu ihrem Potential an Provokation. » SCHNEIDER 2016, p. 168. Italiques de l’auteure. Cf. également van Wesemael, qui souligne l’impossibilité de l’émergence de tout discours généralisant comme caractéristique postmoderne, opposé au réalisme historique, du roman houellebecquien. Cf. VAN WESEMAEL 2015, p. 334.

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se fait de manière indirecte, par divers discours, mais le texte ne fait pas émerger de doute quant à l’existence d’une réalité non-discursive. De même, si le roman houellebecquien (et en particulier La carte et le territoire) met ostensiblement en avant sa dimension fictionnelle, il ne le fait pas d’une façon visant à brouiller la différence entre réalité et fiction. Au contraire : le nom de marque, en sa qualité de Stolperstein, affirme sa « réalité » en se différenciant des éléments fictifs présents dans le texte. À plusieurs reprises (et pas seulement à l’aide de noms de marque), le texte souligne ainsi sa fictionnalité par un procédé qui exige du lecteur qu’il soit à même de comparer sa connaissance de la réalité avec l’univers du roman. La collaboration du lecteur est donc essentielle – et le texte susceptible de se transformer lorsqu’il est lu en traduction. Dans l’œuvre de Houellebecq, la question de la marque dépasse le seul texte littéraire. Nous avons donc analysé la manière dont l’auteur se mettait en scène, lui aussi, comme une marque, dans la réalité comme dans l’univers fictionnel de La carte et le territoire. Par ailleurs, nous avons montré que le traitement de certains noms de marque dans Plateforme contribuait à sa dimension scandaleuse et que l’auteur cherchait à tester, par des scénarios, non seulement ce que la société pourrait devenir, mais ce que ses hypothèses provoquent dans le monde extratextuel. Une analyse plus thématique de nos deux textes a permis de démontrer la capacité du roman houellebecquien à passer au crible la société contemporaine et à mettre à jour le fonctionnement du capitalisme : ainsi, le secteur touristique comme celui de l’art sont présentés comme répondant uniquement aux lois du marché. Les acteurs principaux de ces secteurs ne participent néanmoins pas avec enthousiasme à son développement, mais par une sorte de résignation (Jean-Yves, Valérie) ou avec indifférence (Jed). Enfin, nous avons illustré le fait que ni Plateforme ni La carte et le territoire ne se laissaient réduire à une position affirmative ou critique quant à la société de consommation, contrairement aux Choses de Perec, dont le narrateur prend explicitement position.

6. RETENIR LE SOUVENIR : ANNIE ERNAUX ET MERAL KUREYSHI

6.1. INTRODUCTION Les années d’Annie Ernaux et Elefanten im Garten de Meral Kureyshi, parus respectivement en 2008 et 2015, se situent à des pôles opposés de la production littéraire de leurs auteures. Alors qu’Elefanten im Garten constitue le premier roman de Meral Kureyshi, Les années forme une somme des écrits précédents d’Annie Ernaux, dont le premier roman, Les armoires vides (1974), est paru près de dix ans avant la naissance de Kureyshi. Un premier parallèle entre les deux textes se dessine lorsque l’on considère la question de leur appartenance générique. Bien que le matériau autobiographique soit à l’origine des deux ouvrages – aussi bien Ernaux que Kureyshi recourent à leurs journaux intimes dans leur pratique de l’écriture1 –, ils ne se présentent pas ouvertement comme des autobiographies : celui de Kureyshi est placé sous le régime de la fiction par la mention générique « roman », a priori dépourvue de toute ambiguïté, alors que Les années renonce, sur la couverture du livre, à toute classification. Dans les deux cas, la notice biographique qui accompagne les textes souligne cependant les similitudes entre la vie des narratrices et celle de leurs auteures. Chez Ernaux, la connaissance de l’œuvre précédente ainsi que la notion d’« autobiographie, impersonnelle et collective », qui apparaît sur la quatrième de couverture, indiquent en outre que de nombreux éléments de la vie personnelle de l’auteure constituent le matériau premier du texte, bien que les conditions pour l’établissement d’un véritable « pacte autobiographique »2 ne soient pas réunies. Kureyshi aborde, quant à elle, la question de la fiction sous un angle personnel, qui rend floues les frontières entre éléments fictifs et réels, aussi bien au niveau de la production qu’à celui de la réception. Par ailleurs, nous verrons que la présence d’une proposition de pacte autobiographique, dissimulée au sein du texte, encourage une lecture référentielle du « roman » de Kureyshi. La question de la fonctionnalisation des noms de marque sera donc abordée dans ce chapitre à partir de deux récits qui oscillent entre affirmation et dissimulation de l’identité auteure-narratrice, ce qui nous permettra de dégager de nouveaux effets de leur présence dans un texte littéraire. Dans Les années, les noms de marque font partie des fréquentes énumérations qui rythment la représentation du temps qui 1 2

Sur Ernaux, cf. CHARPENTIER 2014, p. 84 ; sur Kureyshi, cf. par exemple THEILE 2016. Cf. LEJEUNE 1975.

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passe : ils colorent les époques racontées, mettant ainsi en branle les souvenirs de ceux qui les ont vécues. Ils illustrent en outre les changements sociétaux ou individuels qui surgissent au fil du temps. Chez Kureyshi, ils se font quantitativement plus discrets, mais endossent en partie un rôle similaire, en fonctionnant comme déclencheurs de la mémoire de la narratrice. Nous verrons que la question du souvenir constitue un deuxième parallèle entre Les années et Elefanten im Garten. Une volonté de retenir le passé habite les narratrices, toutes deux familières de la pratique de l’écriture et qui tentent à travers elle de fixer une mémoire qu’elles redoutent de voir s’effacer. Cette crainte s’impose par la proximité de la mort : la narratrice d’Elefanten im Garten vient de perdre brusquement son père, ce qui fait naître son désir de se mettre sur les traces de son enfance et de préserver ainsi le souvenir paternel ; dans Les années, c’est l’approche de sa propre mort qui pousse la narratrice à vouloir sauver les images, les souvenirs, les sensations qu’elle porte dans sa mémoire, ainsi qu’elle l’exprime elle-même : […] saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet, qu’elle a connus et qui ne sont rien, peut-être, auprès de ceux qu’auront connus sa petite-fille et tous les vivants en 2070.3

On observe un troisième parallèle entre les ouvrages au niveau de l’appartenance sociale des narratrices, qui se situent, dans leur enfance, toutes deux en marge des classes dominantes. La question de l’inclusion dans ou de l’exclusion hors d’un groupe, centrale aussi bien dans Elefanten im Garten que dans Les années, se cristallise dans la possession ou non d’objets de marque. Ils symbolisent la position d’étrangère peu fortunée de la narratrice de Kureyshi, ainsi que celle de transfuge de classe de la narratrice ernausienne. Par ailleurs, les références à la culture populaire que contiennent les deux textes – noms de marque, morceaux de musique, émissions de télévision – situent le sujet de la narration à l’intérieur d’une génération spécifique. Le processus de décodage qu’appellent ces références doit être pris en charge par un lecteur modèle, qui présente de nombreux points communs avec les narratrices – et en particulier avec celle des Années. Nous nous pencherons dans un premier temps sur la question du matériau autobiographique et de la fonction référentielle des noms de marque. Nous analyserons ensuite leur rôle comme vecteurs du souvenir, en intégrant à cette section quelques réflexions sur Je me souviens (1978) de Georges Perec, avec lequel Les années présente de nombreux liens intertextuels. Le rapport entre les narratrices et la société nous occupera ensuite : nous nous intéresserons à leur position subjective en tant qu’individu se situant en marge du groupe dominant, ainsi qu’au positionnement critique vis-à-vis des différentes facettes de la société qu’elles assument. La question de la mise en scène textuelle de l’appartenance à une génération nous amènera finalement à aborder la problématique du lecteur modèle, ce qui nous permettra d’envisager également les traductions françaises et allemandes des deux ouvrages.

3

ERNAUX, Les années, 2008, p. 251.

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6.1.1. Les années (2008) La brièveté des Années, qui contient un peu plus de deux cent cinquante pages, contraste avec le laps de temps et le nombre d’événements personnels et historiques que le texte embrasse. Il se présente sous la forme d’un tableau chronologique de l’histoire culturelle et politique de la France, qui débute en 1941, année de naissance de la narratrice, et se termine en 2006, tout en s’inscrivant dans une mémoire individuelle, celle du sujet de la narration, dont la vie sert de fil rouge à l’élaboration d’une fresque plus large. Après un prologue sous forme d’énumération éclectique qui débute par l’affirmation « Toutes les images disparaîtront »4, le récit est structuré par la description, à la troisième personne, d’un peu moins de quinze photos et vidéos représentant la narratrice. Toujours datées, ces images ouvrent le récit d’une nouvelle séquence temporelle, dans laquelle sont évoqués, plus qu’explicités, des événements politiques marquants, des observations sur les changements de mœurs ou des souvenirs personnels de la narratrice. De nombreux éléments de la culture populaire – émissions de radio ou de télévision, chansons, publicités – y sont aussi mentionnés. Outre les photos, la description d’une dizaine de repas de famille rythme le texte, dont les membres et leurs interactions se font les témoins et symboles des changements sociétaux et générationnels : ainsi, les récits de la Guerre et de l’Occupation, qui dominent les discussions lors de l’enfance de la narratrice, se font de moins en moins présents au fil du temps, au point que celle-ci arrive à la conclusion, dans les années 1990, que « le passé indiffèr[e] »5. Petite fille au début du texte, la narratrice devient mère, puis grand-mère : les changements du sujet sont visibles sur les photos, mais également à travers les différents rôles qu’elle endosse lors des repas de famille. Les descriptions de photos, comme celles des réunions familiales, ne sont pas centrées sur l’intime, mais servent de support à un travail de décodage des signes de l’époque et du milieu social du sujet, de telle sorte que l’individu se trouve d’emblée inscrit dans une collectivité : Aussitôt la description achevée, au lieu de mener à l’exploration de l’intime et à l’aveu du moi, au lieu de provoquer la contemplation autobiographique, la photo, dans un déplacement centrifuge, rappelle au contraire à la mémoire tout le contexte social ou commercial qui baignait son modèle, un « habitus » suivant le mot de Pierre Bourdieu, ou une « mythologie », comme Roland Barthes les appelait.6

En outre, le « je » autobiographique s’efface7 : c’est en effet à la troisième personne du singulier que la narratrice parle d’elle, toutes les fois où elle ne s’inclut pas dans un collectif. C’est en utilisant le pronom « elle » qu’elle décrit le bébé, la petite 4 5 6 7

Ibid., p. 11. Ibid., p. 198. COMPAGNON 2009, p. 50. Véronique Montémont note que le pronom « je » apparaît environ cinquante fois, mais dans des contextes très spécifiques : discours rapporté, citation de textes, de prières, de titres. Cf. MONTÉMONT 2011a, p. 119.

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fille, la jeune fille et enfin la femme qu’elle perçoit sur les photos. L’utilisation des pronoms « on » et « nous » la place par ailleurs dans un temps historique et collectif.8 Le « on » et le « nous », dont l’usage est proche,9 servent ainsi l’inclusion de la narratrice dans une entité générationnelle, sociale ou politique, et l’opposent au « ils » qui représente un groupe antagoniste : les adultes au début du récit ou les électeurs de De Gaulle plus loin. La narratrice commente ce procédé lorsqu’elle thématise l’écriture de son livre :10 Aucun « je » dans ce qu’elle voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle – mais « on » et « nous » – comme si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant.11

Le texte d’Ernaux présente une autre spécificité stylistique : l’imparfait constitue le temps verbal dominant, ce qui octroie aux actes narrés un aspect itératif.12 Comme le relève Alain Rabatel, le récit exprime ainsi son refus de mettre en avant une existence individuelle (réelle ou fictive), qui se détacherait de celle des autres : En l’absence de premier plan narratif, les procès ou situations évoqués à l’imparfait renvoient, sur le mode décousu et kaléidoscopique des notations, à une sorte de répertoire de tous les récits possibles qui ont tissé la trame d’une existence collective.13

Ce choix d’écriture fait également l’objet des réflexions de la narratrice : Ce sera un récit glissant, dans un imparfait continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière image d’une vie.14

L’inscription de l’existence individuelle dans un espace collectif plus large et la circulation constante entre l’intime et le commun sont constitutives de l’œuvre d’Ernaux. Ainsi, dans La place (1983), quatrième texte publié par l’auteure, la voix narrative développe le concept d’« écriture plate »15, qui doit garantir la neutralité 8 9

10

11 12 13 14 15

Jérôme Meizoz décrit le choix des pronoms comme une « désingularisation du souvenir ». Cf. MEIZOZ 2012, p. 192. Sur la question des pronoms, cf. en particulier STRASSER 2012. Cf. également FROLOFF 2013, en particulier pp. 240–241 et pp. 246–247. Cf. également SNAUWAERT 2012, p. 167. Barbara Havercroft souligne en revanche, en se référant à Benveniste, la différence grammaticale entre les pronoms « on » et « nous ». Le pronom « on » se situe en effet « à la frontière de la personne et de la non-personne » et n’implique pas la présence de l’énonciateur, alors que dans le « nous », le « je » prévaut toujours. Néanmoins, l’usage qui est fait du « on » dans Les années correspond à l’usage courant et oral qui en fait un synonyme du « nous ». Cf. HAVERCROFT 2011. Antoine Compagnon note pertinemment à propos de la question de l’écriture d’un livre par la narratrice : « Comme à la fin du Temps retrouvé, nous ne saurons jamais si le livre annoncé – annoncé comme à peu près impossible – est celui que nous tenons en main, celui que nous sommes en train de terminer. » Cf. COMPAGNON 2009, p. 59. ERNAUX, Les années, 2008, p. 252. Cf. à ce sujet également CAMBRON 2011, p. 192 et MEIZOZ 2012, p. 192. RABATEL 2013, pp. 118–119. ERNAUX, Les années, 2008, p. 251. Margarete Zimmermann interprète l’usage de l’imparfait dans le sens suivant : « Es suggeriert eine noch unabgeschlossene, gleichsam in einer Art Schwebezustand verharrende Vergangenheit. » ZIMMERMANN 2013, p. 133. « Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de “passionnant”, ou “d’émouvant”. […] Aucune poésie du souvenir, pas de dérision

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et l’objectivité du texte. Dans Une femme (1987), c’est une écriture « au-dessous de la littérature »16 qui est revendiquée. Cette conception de la littérature, qui se fonde sur une vision profondément sociologique, vaut à l’auteure des critiques acerbes, portant sur son « style a-littéraire et [sur] l’impudeur autant sociale que sexuelle »17 de ses textes. Le procédé de la description de photos, accompagnées d’un commentaire « qui s’efforce d’en souligner la portée, la signification, à la fois individuelle et historique »18, structure Les années mais apparaît déjà, de manière plus marginale, dans La place. Pour Ernaux, l’existence de l’individu est donc toujours liée à sa réalité sociale. D’ailleurs, la posture publique de l’écrivaine, qui s’exprime sur ses écrits dans de nombreux interviews,19 est celle, constamment réaffirmée, d’une transfuge de classe : le transfuge de classe, comme l’émigré est en position d’observateur et d’ethnologue involontaire, dans la mesure où il est éloigné à la fois de son milieu d’origine et de son milieu d’accueil.20

La mise en lien de l’intime et du collectif, principe fondamental de l’œuvre d’Ernaux, atteint donc son paroxysme dans Les années, qui « relie entre eux tous les textes d’Ernaux, tous ses projets »21 en mêlant l’illustration de la vie d’une femme à celle d’une génération entière. La multiplicité de noms de marque que l’on rencontre dans Les années s’avère, en revanche, exceptionnelle au regard des autres productions de l’écrivaine. On trouve peu de marques dans les ouvrages précédents, exception faite de ses textes plus explicitement factuels comme Journal du dehors (1993), La vie extérieure (2000) ou Regarde les lumières mon amour (2014), dans lesquels l’auteure note, durant un laps de temps déterminé, des observations sur son environnement quotidien. L’attention de la recherche sur les nombreuses marques et slogans publicitaires présents dans Les années est demeurée limitée, mais moins marginale qu’au sein des travaux universitaires sur Houellebecq. Une section de la monographie de

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jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. » ERNAUX, La place, 1983, p. 24. ERNAUX, Une femme, 1987, p. 23. HUNKELER/SOULET 2012, p. 11. Il est intéressant de constater que, malgré une œuvre différente à bien des niveaux, on reproche à Ernaux, comme à Houellebecq, son absence de style. PIERROT 2009, p. 113. Ainsi que le relève Marie Jacquier, la recherche universitaire a du mal à se distancier des nombreux commentaires d’Ernaux sur son œuvre : « In der Sekundärliteratur werden oftmals unreflektiert Aussagen der Autorin neben die jeweils spezifische Erzählerin eines Textes gestellt und die verschiedenartige Provenienz der Zitate nicht beachtet. Mithin entsteht der Eindruck, dass die Analyse der Werke der Autorin selbst überlassen wird, indem zentrale Aussagen als Thesen einfach übernommen werden und dadurch analytisch nicht mehr klar unterschieden werden kann zwischen Zuschreibungen seitens Ernaux und der Forschung. » JACQUIER 2016, p. 162. ERNAUX, « Annie Ernaux, une romancière dans le RER : entretien avec André Clavel », citée par CHARPENTIER 2014, p. 89. HUGUENY-LÉGER 2009b, p. 193. Commencée dans les années 1980, l’écriture des Années s’est étalée sur plus de vingt ans. Cf. MEIZOZ 2012, p. 187 et SHERINGHAM 2012, p. 178.

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Jana Altamanova22 est ainsi consacrée aux Années, et Véronique Montémont23 dédie une partie de son analyse générale de l’ouvrage d’Ernaux au sujet de la publicité. Cette dernière a en outre publié une lecture comparative d’Ernaux et de Perec – qu’elle présente comme des « biographes de la société de consommation » – dans laquelle elle décompte la quantité de marques dans Les années, tout en soulignant le sérieux avec lequel ces signes commerciaux sont mis en scène : On peut relever dans Les Années soixante-seize noms de produits de marques différents, vingt et un noms d’enseignes, soit un corpus d’une centaine de noms propres de ce type, parfois restitués par l’intermédiaire de leurs slogans [...]. Le fait est d’autant plus remarquable que la littérature donne rarement asile aussi ouvertement – sans jeu ni mépris – à cette culture populaire, intertexte social bien plus que littéraire.24

Enfin, Myriam Boucharenc évoque Les années dans un article plus large dans lequel elle analyse la récurrence des citations de noms de marque et de réclames, dans les récits d’enfance à dimension autobiographique, affirmant qu’ils ont pour but d’ancrer le sujet dans sa génération.25 Ces quelques contributions pointent les aspects centraux de la fonctionnalisation des signes commerciaux dans Les années, à savoir leur rôle de déclencheurs de souvenirs, de marqueurs d’époque, ainsi que le fait qu’ils servent à souligner l’appartenance sociale de quelqu’un, sans toutefois en offrir une analyse complète et systématique.26

6.1.2. Elefanten im Garten (2015) Le premier roman de Meral Kureyshi, qui a attiré l’attention de la critique par sa présence inattendue sur la shortlist du « Schweizer Buchpreis » en 2015, débute par une adresse à la deuxième personne au père de la narratrice décédé récemment : Dein Sarg liegt in der Erde. Du wolltest in Prizren begraben werden. Seit einem Monat hülle ich jeden Freitagmorgen meine Haare in ein weißes Kopftuch und spreche «Yasin», das Totengebet für dich.27

Des passages où la narratrice utilise le « du » pour interpeller directement son père, et le « er » pour le raconter se succèdent tout au long du texte. La jeune femme fait le récit de la recherche qu’elle mène sur son passé suite à la mort brutale de son père. En se rendant physiquement sur les lieux centraux de son histoire, elle se remémore son départ de Prizren, en ex-Yougoslavie, pour fuir la guerre, ainsi que son arrivée en Suisse. Issue d’une minorité turque vivant au 22 23 24 25 26

Cf. ALTAMANOVA 2013, chap. 4.14. Cf. MONTÉMONT 2011a. MONTÉMONT 2011b, p. 81. Cf. BOUCHARENC 2012. Pour un aperçu complet de la critique journalistique et universitaire de l’œuvre d’Ernaux, cf. HUGUENY-LÉGER 2018. 27 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 5.

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Kosovo, elle a quitté sa ville natale accompagnée de sa mère et de son frère, pour rejoindre son père, Baba, qui s’était rendu seul en Suisse sans consulter le reste de la famille avant de les inviter, par une lettre, à le rejoindre. Lorsqu’ils seront installés en Suisse, les parents auront un troisième enfant, une fille, que la narratrice percevra toujours comme plus « suisse » qu’elle-même. C’est au travers de fragments séparés par de grands espaces blancs occupant le livre que le récit du devenir de la narratrice prend forme. La temporalité est marquée par des va-et-vient entre le passé et le présent, qui tissent des ponts entre le jenarrant et le je-narré. Une réflexion sur la langue – le turque, l’allemand, le suisseallemand – accompagne une considération plus large sur la condition de l’immigrée, éprouvée par la narratrice, qui se sent toujours « autre ». Dans le passé, elle observe sa différence par rapport aux enfants de l’école lors de son arrivée en Suisse. Dans le présent, qui correspond au temps de la narration, elle perçoit sa ville natale, Prizren, de l’extérieur, n’ayant plus véritablement l’impression d’en faire partie. Comme celle des Années, et comme Kureyshi et Ernaux dans la réalité, la narratrice d’Elefanten im Garten se détache de sa condition d’origine en s’appropriant la langue que ses parents ne maîtrisent pas, en étudiant, en se mettant à écrire : ainsi, comme l’évoquait Ernaux dans un commentaire cité plus haut, les sorts de la transfuge de classe et de l’immigrée se rejoignent. Les noms de marque sont moins nombreux dans Elefanten im Garten que dans les autres textes de notre corpus. Ils sont néanmoins fonctionnalisés de manière particulière dans la mesure où, si leur relative discrétion n’attire pas l’attention du lecteur sur eux, la charge sémantique qu’ils portent sert d’appui à l’expression d’un sentiment d’exclusion qui traverse tout le texte. La citation de plusieurs marques typiquement suisses donne aux lieux décrits une coloration nationale appuyée et la condition sociale précaire de son père, dans laquelle il sera maintenu pendant de nombreuses années par l’interdiction de travailler qui touche la famille, est rappelée à plusieurs reprises à la narratrice à travers l’évocation de noms de produit. Il n’existe à ce jour que très peu de contributions universitaires sur Elefanten im Garten. Les quelques articles parus ces dernières années n’abordent pas la question des marques, mais s’intéressent à la position de Meral Kureyshi en tant qu’écrivaine suisse issue de l’immigration.28 Nous ferons ponctuellement référence à des articles de presse dans lesquels Kureyshi s’exprime sur son projet littéraire, mais ne pourrons confronter notre analyse à une recherche universitaire conséquente, puisque Elefanten im Garten n’a pas encore été étudié sous l’angle qui nous intéresse ici.

28 Cf. SANDBERG 2017 ; ZIGON 2018.

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6.2. LE MATÉRIAU AUTOBIOGRAPHIQUE : ENTRE L’INTIME ET LE PUBLIC L’analyse de la fonctionnalisation des noms de marque dans Les années et Elefanten im Garten implique de clarifier dans un premier temps l’ambivalence générique qui caractérise ces textes. Nous avons vu qu’ils possédaient tous deux une dimension autobiographique, 29 qui n’est pas assumée de manière explicite : dans Elefanten im Garten, elle est même réfutée par la qualification générique de « roman ». Chez Ernaux comme chez Kureyshi, nous envisagerons la question de l’autobiographie en parallèle de celle de la dimension collective de la vie des sujets mis en scène, à laquelle les noms de marque participent. Par ailleurs, nous verrons que si le genre paradoxal d’« autobiographie impersonnelle »30 est revendiqué tant à l’intérieur du texte des Années que sur la quatrième de couverture, Meral Kureyshi conteste la tendance de la critique à faire de son histoire un exemple universel de la condition d’immigré, en soulignant, à l’inverse d’Ernaux, le caractère individuel de son destin (et de celui de sa narratrice) : Dass ihr Buch vor allem als Geschichte eines Flüchtlingskindes gelesen wird und das Feuilleton ihm den Stempel « hochaktuell! » aufdrückt, geht an ihrer Intention vorbei. « Es ist, als ob in einem Film ein Hund vorbeispaziert und danach alle nur noch über diesen Hund reden », sagt sie. Sie sei mit ihrer Familie in die Schweiz « geflogen und nicht geflüchtet », ihr Schicksal nicht zu vergleichen mit dem der Abertausenden, die dieser Tage ihre Heimat verlassen.31

6.2.1. Une « autobiographie impersonnelle » En ne mettant pas au cœur de son propos la trajectoire personnelle du sujet, mais son inscription dans une histoire partagée, Les années refuse de se mettre en scène comme une autobiographie traditionnelle, dont Philippe Lejeune propose la définition suivante dans son ouvrage désormais classique : 29 Myriam Boucharenc a démontré que les textes à dimension mémorielle contenaient particulièrement souvent des noms de marque. Elle en offre plusieurs exemples francophones dans son article sur le sujet. Cf. BOUCHARENC 2012. Dans le domaine allemand, on peut évoquer les romans autobiographiques de Walter Kempowski qui composent sa « Deutsche Chronik » et qui en contiennent également un nombre significatif. L’appropriation intime d’un nom de marque est particulièrement visible dans Tadellöser und Wolff (1971), dont le titre fait référence à la marque réelle de cigares Löser & Wolff. Le père du narrateur, qui en est un amateur, invente et utilise fréquemment l’expression « Tadellöser und Wolff » pour exprimer son enthousiasme (« tadellos » signifiant « parfait », « excellent »). 30 ERNAUX, Les années, 2008, p. 252. 31 JÄGGI 2015. « Le fait que le livre soit lu avant tout comme l’histoire d’une enfant réfugiée et que la critique journalistique lui colle l’étiquette de « très actuel » ne correspond pas à son intention. “C’est comme si un chien passait dans un film et qu’après tout le monde ne parlait plus que de ce chien” dit-elle. Elle a “pris un avion pour la Suisse, pas la fuite”, son destin n’est pas comparable à celui des milliers d’hommes et de femmes qui quittent leur patrie ces jours. » Kureyshi fait ici référence à la vague migratoire survenue en 2015.

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Retenir le souvenir Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.32

Le pacte autobiographique, qui consiste en l’affirmation explicite de l’identité de la narratrice, de l’auteure et du personnage,33 se présente de manière biaisée et ambivalente dans le texte d’Ernaux. En effet, si la narratrice affirme être la fille qu’elle décrit sur les photos34 à la troisième personne,35 le lien de ces deux instances avec Annie Ernaux est plus ambigu. Le prénom de l’auteure n’est mentionné qu’une seule fois, son nom est absent du texte. Or, la présence du prénom « Annie » ne contribue pas à lever l’équivoque du pacte de lecture,36 puisqu’il apparaît dans la description d’une photo qui mentionne deux « Annie » : Au dos de la photo : Cité universitaire. Mont-Saint-Aignan. Juin 63. Brigitte, Alain, Annie, Gérald, Annie, Ferrid. Elle est la fille du milieu en bandeaux à l’imitation de George Sand, aux épaules larges et dénudées, la plus « femme ».37

La « fille du milieu » – indication qui fait référence à une photo présentée comme existante, mais qui ne figure pas dans le livre38 – n’est pas explicitement définie

32 LEJEUNE 1975, p. 14. 33 Cf. ibid., p. 15. 34 La narratrice aborde à plusieurs reprises la question de la distance temporelle et intérieure entre le je-narré et le je-narrant, en indiquant qu’elle a parfois de la peine à établir le lien entre ce qu’elle est au moment de l’écriture, et qui elle était plus jeune. Ce décalage ressenti constitue un topos de l’autobiographie. Lors de la description de la dernière photo, la femme qui raconte et celle qui est décrite se rejoignent : « Elle est cette femme de la photo et peut, quand elle la regarde, dire avec un degré élevé de certitude, dans la mesure où ce visage et le présent ne sont pas disjointes de façon perceptible, où rien n’a été encore davantage perdu de ce qui le sera inévitablement (mais quand, comment, elle préfère ne pas y songer) : c’est moi = je n’ai pas de signes supplémentaires de vieillissement. » ERNAUX, Les années, 2008, p. 244. 35 L’usage de la troisième personne n’exclut pas, selon Lejeune, la conclusion d’un pacte autobiographique : « Il faut […] distinguer deux critères différents : celui de la personne grammaticale, et celui de l’identité des individus auxquels les aspects de la personne grammaticale renvoient. » LEJEUNE 1975, p. 16. 36 Montémont voit au contraire dans cette mention du prénom la conclusion d’un pacte autobiographique entre l’auteure – dont le « je » se retrouve, « dilaté », dans le « on » et le « nous » – et son lecteur. Elle affirme la dimension factuelle des Années : « […] le récit, non fictionnel, se réfère à une masse importante d’événements attestés dans la réalité extra-textuelle, ce qui l’inscrit entre l’autobiographie, les mémoires et le témoignage. » Cf. MONTÉMONT 2011a, pp. 119 et 122. Il nous semble que cette lecture simplifie un procédé complexe auxquelles participent les omissions biographiques, que nous aborderons plus loin, dans la mesure où elles viennent contrebalancer les correspondances entre le texte et le hors-texte. 37 ERNAUX, Les années, 2008, p. 90. Italiques de l’auteure. 38 Kunz Westerhoff souligne l’ambiguïté du statut des photos structurant le texte et qui, absentes, suggèrent un lien référentiel à travers l’extrême précision de leur description : « C’est la fiction fondatrice du livre : non seulement Les Années ne contient aucune photographie, mais le statut de réalité des images mentionnées demeure indécidable. » Elle relève en outre le recours, dans les descriptions, à des « tours démonstratifs – “C’est une photo sépia. ” – et à des démonstratifs – “dans cette pièce d’archives familiales” – qui jouent de leur ambiguïté entre une valeur

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comme une des « Annie », si ce n’est que la première mention du prénom se trouve elle aussi « au milieu » de l’énumération. Ce procédé, qui maintient donc l’incertitude, revient à la fois à se conformer au protocole nominal du genre autobiographique, et à le troubler puisque l’identité constitutive se dédouble.39

D’autres éléments participent à ce brouillage.40 Les analogies entre les indications paratextuelles concernant la vie de l’auteure – en particulier les différentes étapes géographiques de son parcours – et celle de la narratrice, ainsi que les nombreuses références intertextuelles au reste de l’œuvre, contribuent à encourager une lecture autobiographique. Ainsi, le récit de la première expérience sexuelle – ratée – de la narratrice correspond à l’histoire racontée sous le régime assumé de l’autobiographie de Mémoire de fille,41 paru huit ans après Les années, si bien que le texte acquiert ici une dimension référentielle a posteriori. Parallèlement, l’usage répété du pronom « on » octroie à des événements intimes une dimension collective, que la précision du souvenir vient contrecarrer : C’est à cause de cette sensation éperdue qu’on se retrouvait après un slow sur un lit de camp ou sur la plage avec un sexe d’homme – jamais vu sauf en photo et encore – et du sperme dans la bouche pour avoir refusé d’ouvrir les cuisses, se souvenant in extremis du calendrier Ogino.42

Par ailleurs, le travail de recoupement effectué par le lecteur entre la vie de la narratrice et celle de l’auteure peut aboutir à des résultats opposés. Si la brièveté de l’évocation d’éléments autobiographiques – Sheringham note que les « événements marquants de la vie d’Ernaux – son CV – n’y figurent qu’en passant »43 – n’est pas déterminante, l’omission de l’évocation de l’activité d’écrivaine de la narratrice44 (si l’on considère qu’elle est identique à l’auteure) est frappante :

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déictique accréditant des documents réels, effectivement manipulés par l’auteur, et une valeur co-textuelle, fondée par le discours lui-même. » KUNZ WESTERHOFF 2012, pp. 159–160. Ibid., p. 160. L’indécision qui découle de ce procédé n’est pas la même que celle qu’on trouve dans l’autofiction. En effet, le texte ne produit pas en même temps des signaux de fictionnalité et de factualité, mais se présente comme factuel, tout en se refusant à la conclusion d’un pacte autobiographique explicite. Cf. la définition que Christina Schaefer donne de l’autofiction : « Die Offenlegung ihrer konstitutiven Ambiguität wäre also ein erstes gattungsspezifisches Merkmal der Autofiktion. Hergestellt wird sie durch eine widersprüchliche Streuung von Fiktions- und Faktualitätssignalen. » SCHAEFER 2008, p. 309. Dans ce texte, le nom de jeune fille du personnage est identique à celui de l’auteure-narratrice : « Plus je fixe la fille de la photo, plus il me semble que c’est elle qui me regarde. Est-ce qu’elle est moi, cette fille ? Suis-je elle ? Pour que je sois elle, il faudrait que […] je m’appelle Annie Duchesne. » ERNAUX, Mémoire de fille, 2016, p. 20. De nombreux épisodes de la vie de la narratrice racontés dans Les années correspondent à des ouvrages parus avant 2008, qui n’affirment néanmoins pas tous leur dimension autobiographique de manière aussi explicite que Mémoire de fille. Cf. à ce sujet HUGUENY-LÉGER 2009a, pp. 194–195 ; STRASSER 2012, p. 173. ERNAUX, Les années, 2008, p. 75. SHERINGHAM 2012, p. 178. Exception faite de l’écriture d’une « autobiographie impersonnelle », en préparation à la fin du texte.

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Retenir le souvenir Les Années font comme si leur auteur n’était pas un écrivain qui avait beaucoup publié depuis plus de trente ans, comme s’il ne s’agissait pas d’elle, ou comme si écrire ne prenait pas de temps, beaucoup de temps, et se faisait en dormant.45

L’inscription du sujet dans un milieu et une génération donnés, qui provoque le déplacement de la focalisation du texte non pas sur l’intime mais sur le collectif, ne fait pas non plus des Années un texte historiographique. En effet, si le texte embrasse une période temporelle précise, la sélection, la hiérarchisation et la mise en ordre des événements narrés se font sans aucune autre justification que la seule mémoire de la narratrice.46 Les épisodes historiques évoqués ne le sont qu’à travers la perception présente ou passée de la narratrice, de sorte que le rapport à l’Histoire est assumé par celle-ci comme profondément subjectif.47 Ce ne sont donc pas les événements socio-politiques majeurs qui sont au centre du portrait de la France que dresse la narratrice. Celle-ci cherche bien plutôt à retrouver dans les époques décrites quelque chose d’indéfinissable, qui ne peut plus être véritablement saisi a posteriori : Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective.48

Dans ce contexte, la narratrice souligne plusieurs fois le décalage entre la vision rétrospective d’un moment particulier, véhiculée par les images qui circulent après coup,49 et la réalité de l’époque. La période de Mai 1968, que la narratrice présente comme une césure sociétale, constitue un exemple notable de cette sorte d’écart :50 Et la télévision, en diffusant une iconographie immuable avec un corpus réduit d’acteurs, instituerait une version ne varietur des événements, imposant l’impression que, cette année-là, on avait tous entre dix-huit et vingt-cinq ans et on lançait des pavés aux CRS un mouchoir sur la bouche. Sous la répétition des images prises par les caméras, on refoulerait celles de sa propre histoire de mai, ni notoires – la place de la Gare déserte un dimanche, sans voyageurs et sans journaux au kiosque – ni glorieuses – quand on a eu peur de manquer d’argent (qu’on s’est dépêché de retirer à la banque), d’essence et surtout de nourriture, remplissant à ras bord un chariot à Carrefour, par mémoire transmise de la faim.51

45 COMPAGNON 2009, p. 58. 46 Meizoz note qu’Ernaux affirme elle-même ne pas avoir consulté d’archives pour l’élaboration de son livre. Il relève, comme « autre indice d’un discours qui ne se veut point “historien”, l’absence de chronologie explicite, les chevauchements de scènes, une labilité mémorielle thématisée à plusieurs reprises ». MEIZOZ 2012, pp. 187–188. 47 Sheringham note plus précisément encore que « les événements historiques ne figurent que dans la mesure où ils constituent l’arrière-fond, ou la cause, des sentiments ou des représentations ». SHERINGHAM 2012, p. 178. Cf. à ce sujet également Dugast-Porte : « Un métadiscours tout au long du livre insiste sur l’importance de la subjectivité transcrite, sur la médiatisation par un regard, une sensibilité. » DUGAST-PORTES 2010, p. 104. 48 ERNAUX, Les années, 2008, p. 56. Nous soulignons. 49 Cf. à ce sujet en particulier ROSSI 2016 et HUGLO 2012. 50 Cf. également HUGLO 2012. 51 ERNAUX, Les années, 2008, p. 106.

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La narratrice démontre qu’une certaine image de la mode peut également s’imposer dans l’imaginaire collectif, de telle sorte qu’a pu émerger, plus tard, une vision unifiée d’une époque qui ne correspond pas à l’expérience immédiate du sujet. Ainsi, la photo datée « rue de Loverchy, hiver 67 »52 présente une femme en décalage avec la représentation des années 1960 qui domine aujourd’hui : Ses cheveux, toujours en bandeaux sombres, dissymétriques, accentuent l’ovale plein du visage, aux pommettes remontées par un grand sourire. Ni la coiffure ni l’ensemble ne sont conformes à l’image qu’on donnera plus tard des années soixante-six ou sept, seule la jupe courte correspond à la mode lancée par Mary Quant.53

C’est donc une réalité quotidienne, imbriquée dans l’Histoire et en même temps toujours un peu en décalage avec elle que Les années tente de restituer, en reconstruisant la « véritable “actualité” mémorielle du moment, non encore assimilée au temps d’après »54. L’accès à ce « quelque chose » symptomatique d’une époque passe par l’évocation d’une culture populaire peut-être oubliée, mais particulièrement susceptible de provoquer une remémoration collective. Dans ce processus de réminiscence, les noms de marque jouent un rôle central : leur fragilité intrinsèque – plusieurs des marques citées ont disparu – les lie profondément à leur époque, de sorte qu’en les citant, la narratrice redonne vie à une ambiance et une atmosphère, ce que la seule mention d’une date sur le dos d’une photo est incapable de faire. Pour le lecteur qui se souvient, qui est apte à décoder l’atmosphère qu’ils transportent, les noms de marque établissent un lien référentiel avec le hors-texte. La capacité du lecteur à les reconnaître crée une familiarité implicite entre la narratrice et lui, car tous deux ont en commun de ne pouvoir partager avec d’autres ce qu’ils leur évoquent. Cette stratégie de la narration est annoncée de manière programmatique dans l’énumération des premières pages : les marques de produits anciens, de durée brève, dont le souvenir ravissait plus que celui d’une marque connue, le shampoing Dulsol, le chocolat Cardon, le café Nadi, comme un souvenir intime, impossible à partager.55

La tension contenue dans l’expression paradoxale d’« autobiographie impersonnelle » se reflète dans la qualification d’« intime » attribuée ici au souvenir de noms de marque disparus. Il fait écho à la dimension autobiographique – personnelle – de l’œuvre, alors que les noms de marque convoquent une dimension collective et que, dans ce cas, ce qui demeure impossible à partager n’appartient pas à un seul individu, mais à une génération de gens qui a connu et reconnaît ainsi « le shampoing Dulsol, le chocolat Cardon, le café Nadi ».

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Ibid., p. 102. Italiques de l’auteure. Ibid. HUGLO 2012, p. 46. ERNAUX, Les années, 2008, p. 19.

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6.2.2. Un roman personnel Au contraire des Années, le statut générique d’Elefanten im Garten, identifié explicitement comme un roman, ne présente en apparence aucune ambiguïté. Le texte de Kureyshi peut être ainsi rapproché de ce que Lejeune nomme « roman autobiographique », appellation qui comprend tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur peut avoir des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu’il croit deviner, qu’il y a une identité de l’auteur et du personnage, alors que l’auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas l’affirmer.56

Les ressemblances entre la narratrice d’Elefanten im Garten et Meral Kureyshi, inconnue du grand public avant la parution de son roman, s’établissent rapidement à la lecture de la brève notice biographique qui figure dans l’ouvrage : Meral Kureyshi, geboren 1983 in Prizren im ehemaligen Jugoslawien, lebt seit 1992 in Bern. Nach Abschluss des Studiums am Schweizerischen Literaturinstitut in Biel gründet sie das Lyrikatelier in Bern.57

Comme l’auteure, la narratrice est née dans les années 1980 et a immigré de Prizren dans le canton de Berne au début des années 1990. Plusieurs indications précises de lieux et de dates apparaissent dans le roman, si bien qu’il est aisé de recouper le contenu du texte avec les informations données par la notice. Dans une adresse à son père, la narratrice reconstitue par exemple les circonstances de son départ pour la Suisse : Ich suche nach weiteren Gegenständen in der Wunde und stoße auf ein gefaltetes Papier. Es ist der Brief, den du für uns im Sommer 1991 aus Istanbul geschickt hast. Fünfzehn Jahre sind seither vergangen. Darin steht, dass du in die Schweiz einreisen willst, du bittest uns, dir zu folgen, dir zu vertrauen. Du schreibst in Großbuchstaben.58

La narratrice affirme plusieurs fois qu’elle s’adonne à la pratique de l’écriture,59 ce qui attise la tentation de mettre en parallèle les instances narrative et auctoriale. Or, malgré un positionnement générique a priori sans équivoque, le texte laisse planer une certaine ambiguïté quant à la possibilité d’identification de la narratrice avec l’auteure, en jouant avec les termes du pacte autobiographique. En effet, si la narratrice omet d’évoquer son prénom, elle suggère une identité avec celui de l’auteure en abordant le sujet de sa signification : Zwei Monate bevor ich in dem kleinen Zimmer im Haus meiner Großeltern zur Welt kam, fuhren meine Eltern nach Belgrad. Anne wollte in den Zoo. Nach fünf Minuten verweilte sie lange vor dem Rehgehege, Baba konnte sie nicht davon wegbewegen. Sie teilte die gekauften Nüsse mit den Tieren, er ging alleine durch den Zoo. Als er sie abholen wollte, um nach Hause 56 LEJEUNE 1975, p. 25. Italiques de l’auteur. 57 « Meral Kureyshi, née en 1983 à Prizren, en ex-Yougoslavie, vit à Berne depuis 1992. Après ses études à l’Institut littéraire suisse de Bienne, elle fonde le Lyrikatelier à Berne. » 58 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 7. 59 Cf. par ex. p. 9 : « Ich soll zuerst überlegen, dann sprechen, sagte Anne. Das ist der Grund, weshalb ich zu schreiben begonnen habe. Ich konnte schreiben, was ich dachte, niemand sagte mir, ich solle zuerst überlegen. » (« Anne » signifie « mère » en turque).

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zu fahren, weinte sie. Sie sagte, eines der Rehe starrte ihren Bauch an. Er flehte sie an mitzukommen, weil die Leute sie anstarrten. Als ich ein paar Monate alt war, kam eine alte Frau zu Besuch und sagte Anne, mein Name habe einen arabischen Ursprung und bedeute « Prinzessin der Rehe ». Anne schrie auf, sie habe es gewusst, dieses Reh habe ihr damals etwas sagen wollen.60

Ce récit dissimule une référence au prénom de l’auteure, Meral, qui signifie « biche ».61 Imbriqué dans une sorte de mythe familial, dont on suppose qu’il a été souvent raconté à la narratrice par sa mère, le renvoi à l’auteure passe inaperçu. Seul le lecteur qui recherchera explicitement la signification de « Meral » discernera le processus d’ambiguïsation du pacte romanesque à l’œuvre dans ce passage et décodera l’appel à la conclusion d’une sorte de pacte caché, qui affirmerait : « C’est moi, mais je m’adonne à la fiction »62. Ce procédé ouvre la possibilité de placer Elefanten im Garten à la limite entre le romanesque et l’autobiographique, et invite à interpréter les éléments réels au sein de la fiction, tels que les noms de marque, comme autant d’ancrages du texte dans une dimension référentielle, a priori niée par la désignation générique. En cela, Elefanten im Garten se distingue de Tigre en papier, dont le contenu présente, nous allons le voir,63 de nombreuses similitudes avec la vie de l’auteur Olivier Rolin, mais dans lequel la différenciation nominale entre l’auteur et le narrateur empêche le pacte de lecture d’être ambigu. Les propos de Meral Kureyshi, dans les interviews qu’elle a données sur son livre, illustrent un rapport particulier au genre factuel du journal intime, qui se reflète dans les stratégies textuelles à l’œuvre dans Elefanten im Garten. Kureyshi affirme en effet avoir toujours inclus des éléments fictifs dans ses journaux intimes, en racontant des histoires imaginaires sur sa vie comme si elles s’étaient vraiment déroulées, à tel point qu’elle ne sait parfois plus elle-même ce qui a eu lieu et ce qui relève de l’invention : « Ich erfand Geschichten für mein erwachsenes Ich. Geschichten, die ich mir ausgedacht hatte, als wären sie wahr. Ich wollte, dass ich in Zukunft jene Geschichten lesen und an eine schöne Kindheit zurückdenken konnte. [...] Nach einer Weile habe ich selbst an die Lügen geglaubt; ich habe die Geschichten so oft gelesen, dass sie zu meiner Vergangenheit wurden. »64

60 Ibid., p. 35. 61 Cf. l’entrée « Meral » dans le Historisches Deutsches Vornamenbuch (SEIBICKE 2000). 62 Comme Les années, Elefanten im Garten est à différencier du genre de l’autofiction, dans la mesure où le pacte autobiographique n’est pas formulé de manière explicite, mais dissimulé de telle manière qu’il est difficilement discernable : « Anders als die Autobiographie verschleiert die Autofiktion ihre fiktionalen Anteile nicht, im Gegenteil, sie kehrt sie hervor. Und anders als der Roman bietet sie dem Leser zumindest teilweise offen einen autobiographischen Pakt an. So verweisen in Doubrovskys Fils [...] die Homonymie von Autor, Erzähler und Protagonist sowie die prüfbaren Übereinstimmungen zwischen der histoire und dem Leben des realen Autors auf eine traditionelle Autobiographie, die Gattungsbezeichnung roman hingegen auf eine Fiktion. » SCHAEFER 2008, p. 307. Italiques de l’auteure. 63 Cf. chap. 7 de cette étude. 64 Meral Kureyshi citée in : VON ARX 2015. « J’inventais des histoires pour mon moi adulte. Des histoires que j’imaginais comme si elles étaient vraies. Je voulais les lire dans le futur et pouvoir

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Kureyshi indique également que l’écriture de ses journaux intimes fait partie de la genèse de son roman, qu’elle présente comme un travail de longue haleine : « Ich schreibe an diesem Text, seitdem ich als 10-Jährige in die Schweiz kam », sagt Meral Kureyshi. Es waren Tagebucheinträge, die aber schon immer über ein Tagebuch hinausgingen. « Ich habe nie die Wahrheit geschrieben, und so haben sich die Ebenen mit der Zeit vermischt. Manchmal weiss ich selber nicht mehr, was wahr ist und was erfunden. »65

La manière dont Kureyshi envisage la différence entre fiction et réalité se distingue des considérations panfictionalistes de la postmodernité. Kureyshi ne revendique pas, dans ses propos, une indistinction entre ces deux pôles : en utilisant le terme de « mensonge » en référence aux éléments inventés qui figurent dans ses journaux intimes, elle affirme la factualité du genre, tout en s’octroyant la liberté de présenter ces « mensonges » comme des vérités à un lecteur qui, dans le cadre du pacte romanesque, accepte de les croire le temps de sa lecture. Dans la fiction, la narratrice adopte une pratique similaire du mensonge, de sorte qu’une analogie s’établit une fois encore avec l’instance auctoriale. Le titre du roman fait en effet directement référence à une invention de la narratrice qui racontait, enfant, à une camarade de classe qu’il y avait des lions et des éléphants dans son jardin à Prizren : Ich konnte nicht aufhören, ich hatte sonst nichts zu erzählen, nicht von unseren Ferien oder von Ausflügen mit den Großeltern.66

Par le choix du titre, l’auteure se solidarise de sa narratrice et affirme d’emblée son droit à la fabulation. Dans ce contexte d’oscillation du texte entre fictionnalité et référentialité, les noms de marque corroborent l’impression de réalité que les parallèles entre la vie de la narratrice et celle de l’auteure provoquent. Les signes commerciaux suisses complètent ainsi le portrait détaillé des lieux où séjournent la narratrice et sa famille : Bümpliz, dans la banlieue bernoise, où la mère et les enfants emménagent après la mort du père, ou encore Wilderswil, où la famille est logée dans un hôtel après avoir séjourné dans un bunker lors de son arrivée en Suisse. La mise en scène de la Suisse, d’abord étrangère, puis familière à la narratrice, se construit à travers l’évocation de magasins typiquement helvétiques, voire bernois. Il est en effet frappant de constater que la narratrice n’évoque, à l’exception de C&A, que des grands magasins suisses lorsqu’elle raconte les sorties familiales en ville de Berne : Wir fuhren in die Stadt, spazierten durch die Läden. Zuerst in den Loeb, dann in den Vögele, später in den C&A und zum Schluss noch in die EPA.67

Nous verrons plus loin que la Suisse apparaît dans le texte comme un pays centré sur lui-même, et la mention de ces nombreux magasins helvétiques contribue à créer cette impression. me remémorer une belle enfance. […] Au bout d’un moment, j’ai commencé à croire moimême aux mensonges ; j’ai lu ces histoires si souvent, qu’elles sont devenues mon passé. » 65 Meral Kureyshi citée in : BOLZLI 2015. 66 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 102. 67 Ibid., p. 14.

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Par ailleurs, si la présence de noms de marques renforce l’illusion référentielle, elle ne remet pas en question le statut générique du texte, déstabilisé en revanche par la suggestion d’un pacte caché. Ce procédé, tout comme l’affirmation de Meral Kureyshi de son droit à la fiction, singularise et individualise l’histoire mise en scène dans Elefanten im Garten : il ne s’agit pas de narrer le destin universel d’une immigrée qui arrive dans un quelconque pays européen, mais bien celui d’une enfant issue de la minorité turque de Prizren, au Kosovo, qui s’installe dans la ville de Berne, et qui aime raconter des histoires. En outre, malgré le ton plutôt neutre et distancié employé par la narratrice, son sentiment personnel constitue le noyau du texte, de sorte que c’est le sujet, et non une collectivité, qui se trouve placé au centre du récit, à l’inverse des Années.

6.3. SAISIR ET RACONTER LE PASSÉ L’angoisse de la disparition – du souvenir du père chez Kureyshi, de la mémoire individuelle chez Ernaux – amène les narratrices des Années et d’Elefanten im Garten à l’écriture : Elle a peur qu’au fur et à mesure de son vieillissement sa mémoire ne redevienne celle, nuageuse et muette, qu’elle avait dans ses premières années de petite fille – dont elle ne se souviendra plus.68 An manchen Tagen scheint der erste September so weit weg zu sein, dass ich mich kaum erinnern kann, nicht an dein Gesicht, nicht an deinen Geruch, nicht an deine Hände. […] Ich habe Angst, dass du eines Tages ganz verschwunden sein wirst.69

La forme fragmentaire d’Elefanten im Garten contraste avec la somme de souvenirs accumulés dans l’ouvrage d’Annie Ernaux, qui se présente comme un inventaire des années qui s’écoulent. La narratrice ernausienne s’adonne à de longues énumérations, rassemblant une mémoire qui surpasse le seul individu, tout en étant si profondément liée à lui que sa disparition entraînera fatalement celle de toutes les images qui l’habitent. Les grands espaces blancs que contient l’ouvrage de Meral Kureyshi symbolisent, au contraire, l’échec de l’écriture à saisir véritablement le réel, à retenir le passé et à figurer le deuil.70 Les marques jouent un rôle central dans le désir de remémoration qui habite les narratrices. Dans Elefanten im Garten, c’est autour de l’image du père que des noms de marque spécifiques provoquent l’émergence du souvenir. Ils établissent par ailleurs des liens intratextuels à travers le récit fragmentaire et achronologique, de sorte que leur portée symbolique – au niveau intime, comme sur le plan social – 68 ERNAUX, Les années, 2008, p. 248. 69 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 11. 70 La page 121 ne contient par exemple qu’une seule phrase, de sorte que le blanc la domine : « Das Erste, was Baba uns sagte, als er uns am sechzehnten Oktober 1991 am Flughafen Zürich abholte: “In der Schweiz nehmen die Menschen die Hunde ins Bett.” »

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n’émerge parfois que dans un deuxième temps. Dans Les années, les noms de marque mettent en branle non pas la mémoire de la narratrice, qui les rassemble et les énonce, mais celle du lecteur qui les reconnaît. Il en va ainsi des nombreux slogans publicitaires qui « restitu[ent] le grain d’une époque, réactualis[ent] un petit pan de l’Histoire collective »71. Pour saisir le passé, la narratrice se sert abondamment du principe de la mise en liste. En nous référant également à Je me souviens de Perec, nous verrons de quelle manière ce procédé contribue à la sauvegarde d’une mémoire populaire.

6.3.1. Les marques comme vecteurs du souvenir Lors d’une rencontre avec son frère, avec qui elle est attablée, la narratrice d’Elefanten im Garten voit passer un camion de l’entreprise de nettoyage suisse Honegger, ce qui l’amène à penser à son père : Der Himmel ist blau, als ein großer Lastwagen mit der Aufschrift «Honegger» an uns vorbeifährt. [...] Ich sehe meinen Bruder an, sehe dich in seinem Gesicht, schaue dem grünen Schriftzug nach und zurück zu meinem Bruder.72

L’origine de l’effet provoqué sur la narratrice par le passage du camion n’est, dans un premier temps, pas explicitée au lecteur. Ce n’est que quelques lignes plus loin que la narratrice évoque, dans une analepse, les activités professionnelles de son père, ancien employé de Honegger, et que se dévoile ainsi le lien entre le nom de marque et le souvenir du père : Viele Nächte verbrachte Baba mit dem Reinigen der Flugzeuge als Angestellter der Firma Honegger, während Anne mit Schlaf im Gesicht auf ihn wartete. Manchmal bekam er Putzmittel und Reinigungstücher geschenkt, die literweise Wasser aufsaugen konnten, ohne dabei nass zu werden, und er sprach von Putzmitteln, als spräche er von Superhelden. Baba reinigte Flugzeuge, Büros, Schulhäuser, Bibliotheken, Läden, Kronleuchter, Autos, Kühlschränke, Wohnzimmer, Fußböden, Toiletten, Mülleimer, Turnhallen, Küchen, Kaffeemaschinen, Teppiche, Musikinstrumente, Schulräume, Kinosäle und tote Muslime, bevor sie in die Erde gelegt wurden, und dann reinigte er den Tisch, auf dem sie gelegen hatten.73

Le nom de l’employeur du père de la narratrice, qui est celui d’une entreprise réelle (Honegger), ressort de cette énumération des différents travaux assumés par Baba durant sa vie en Suisse.74 De manière intéressante, le slogan de la firme consiste à 71 72 73 74

BOUCHARENC 2012, p. 218. KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 115. Ibid. Le procédé de l’énumération ne joue pas un rôle aussi central chez Kureyshi que chez Ernaux, mais apparaît de manière ponctuelle dans le récit. Comme cet exemple le montre, sa fonction diffère de celle que nous repérons dans Les années. Ici, la mention des différentes activités du père a certes une dimension documentaire, mais leur mise en liste sert en premier lieu à rendre saisissable la monotonie et l’aspect répétitif du travail de Baba.

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mettre en avant son appartenance helvétique : « Wir sind Schweiz seit 1948 », peuton ainsi lire sur le site Internet de l’entreprise.75 La mention de Honegger, dont la nationalité constitue un aspect central de la narration de marque, renforce l’impression d’une hégémonie des marques locales dans le pays d’accueil de la narratrice, déjà suggérée par la concentration de son regard sur les enseignes suisses présentes dans la ville de Berne. La description des activités du père illustre autant son appartenance à la Suisse, qui le maintient dans une position sociale inférieure,76 que son attachement à des traditions issues de ses origines et de sa religion : l’énumération s’achève ainsi par l’indication que Baba lave les musulmans morts, activité citée à la fin d’une liste de lieux et d’objets, si bien que le nettoyage de cadavres soit mis sur le même plan que celui d’un avion ou d’un bureau – cette impression étant renforcée par l’évocation de la table à la fin de l’énumération. Ce zeugme provoque un effet à la fois comique et tragique : il démontre une certaine distance de la narratrice par rapport aux activités religieuses du père, tout en suggérant une objectivation des musulmans par un pays qui peine à offrir une véritable dignité à ses communautés immigrées.77 À sa mort, Baba sera lui aussi nettoyé, avant d’être emballé dans un drap acheté chez Loeb par son fils. Il emporte ainsi avec lui dans sa tombe, à Prizren, le souvenir des sorties en famille dans la ville de Berne : Du liegst neben Dede, deiner Tante und deinem Großvater, auf dem Rücken, nackt in ein langes, weißes Leintuch gehüllt. Mein Bruder kaufte im Warenhaus Loeb in Bern sieben Meter davon ein.78

Son corps reste donc marqué, jusque dans la mort, par une Suisse qui l’a simultanément accueilli et rejeté. Dans le récit de la narratrice, le signe commercial « Mercedes » fonctionne également comme emblème du souvenir. Nous verrons que Baba souhaite en acquérir une dès son arrivée en Suisse. Et c’est à l’intérieur d’un modèle d’occasion de cette marque que son cœur s’arrêtera, bien des années plus tard : Sie stiegen in den roten Mercedes und fuhren in Richtung Bümpliz. Nach fünf Minuten hörte Babas Herz auf zu schlagen.79

La voiture de marque contient donc une charge symbolique et émotionnelle très forte et reste logiquement associée à la mémoire du père. Lorsque la narratrice en aperçoit une, l’absence de Baba se fait ainsi plus saisissable :

75 https://www.honegger.ch/de/unternehmung/. Dernier accès : 24.09.2018. La version française du slogan est : « Nous sommes Suisse depuis 1948 ». 76 La narratrice mentionne plusieurs fois que ses parents n’ont pas le droit de travailler. Cf. KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, pp. 56 et 102. 77 Nous approfondirons la question des prises de position critiques du texte au point 6.4.1.2. 78 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 34. 79 Ibid., p. 16.

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Retenir le souvenir Ich denke an dich, wie du auf uns gewartet hast. Ein roter Mercedes fährt aus dem Parking an mir vorbei auf die Straße, ohne dass ich sehen kann, wer am Steuer sitzt.80

Ici, comme dans l’exemple précédant, le souvenir du père hante la ville de Berne et s’incarne dans les signes commerciaux qui l’ont accompagné au cours de sa vie.

6.3.2. Énumérer pour ne pas oublier La narratrice des Années, évoquant son projet d’écriture, s’interroge sur la manière de rendre compte du passé : Elle a peur de se perdre dans la multiplicité des objets de la réalité à saisir. Et comment pourraitelle organiser cette mémoire accumulée d’événements, de faits divers, de milliers de journées qui la conduisent jusqu’à aujourd’hui.81

La structure du livre d’Ernaux répond à ce questionnement, en faisant de la description d’un certain nombre de photographies le principe de découpage du temps raconté. Au sein des différentes séquences, que la description des images ponctue, s’accumulent des souvenirs personnels, des événements historiques, des objets, des chansons, des slogans publicitaires, comme autant d’avatars d’une époque achevée. La liste82 constitue un moyen d’accumuler et de combiner des éléments hétérogènes qui, mis côte à côte, incarnent l’espace temporel que la narratrice tente de saisir.83 De nombreux noms de marque font partie de cette somme à garder, à archiver et à transmettre afin que soit « sauv[é] quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais »84. Ce temps est composé avant tout par le quotidien et le commun, et la mémoire n’instaure pas de hiérarchie entre éléments dignes ou indignes d’être retenus.85 Des listes encadrent le récit, de sorte que l’énumération est mise en évidence comme le principe fondateur du texte. Les éléments que contiennent les listes du début et de la fin des Années sont séparés graphiquement, et les phrases qui décrivent les images et les paroles évoquées ne sont introduites par aucune majuscule et ne se terminent par aucun point. Ce procédé suggère une prise de note rapide de souvenirs présents à la mémoire de la narratrice, dont l’hétérogénéité renforce 80 Ibid., pp. 119–120. 81 ERNAUX, Les années, 2008, p. 166. Nous soulignons. 82 Sabine Mainberger, dans son ouvrage sur l’« art de l’énumération », souligne le fait qu’au sein de la recherche, les termes de liste et d’énumération (all. Aufzählung) sont utilisés de manière équivalente. Alain Rabatel démontre également de manière convaincante que le critère de la mise en colonne, souvent présenté comme constitutif de la liste, n’est pas pertinent pour la définir. Nous ferons donc, nous aussi, un usage équivalent de ces deux termes. Cf. MAINBERGER 2003, p. 6 ; RABATEL 2011, pp. 261–264. 83 Froloff note que les listes sont récurrentes dans les ouvrages d’Ernaux et qu’elles « montrent ainsi une volonté d’épuiser le réel. » FROLOFF 2009, p. 46. 84 ERNAUX, Les années, 2008, p. 253. Cette phrase, avec le verbe « sauver » à l’infinitif, constitue le dernier énoncé des Années. 85 Cf. à ce sujet également BAJOMÉE 2011, p. 115 ; SNAUWAERT 2012, p. 104.

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l’impression d’idées qui surgissent en vrac, et qu’il est urgent de sauvegarder en les couchant sur papier. Dans ce que l’on pourrait qualifier de prologue, sont énumérés, en deux listes distinctes, des images puis des mots. On y retrouve des souvenirs intimes, renvoyant à des scènes de la vie de la narratrice,86 ainsi que des références à des films, des livres, ou des slogans publicitaires. Les noms de marque qui apparaissent dans ces listes inaugurales se situent à la charnière entre le souvenir personnel et la mémoire collective,87 comme l’illustre de manière particulièrement parlante l’exemple suivant : la chaussure tournant sur un socle dans un magasin André rue du Gros-Horloge à Rouen, et autour la même phrase défilant continuellement : « avec Babybotte Bébé trotte et pousse bien ».88

Les marques André et Babybotte sont connues du lecteur français, qui leur associe potentiellement des souvenirs personnels. Mais l’image convoquée ici, introduite par l’article défini « la », est profondément intime, puisque sa signification n’est accessible qu’à la narratrice qui, un jour à Rouen, dans un contexte qu’elle n’explicite pas, s’est arrêtée devant la vitrine d’un magasin André. En revanche, le slogan publicitaire – bien plus éphémère qu’un nom de marque – peut servir à dater le souvenir, dont la temporalité n’est pas précisée, de manière à faire surgir une atmosphère ou une ambiance caractéristique d’une époque donnée. D’autres évocations de noms de marque semblent se situer uniquement dans le champ de la mémoire collective, comme la description d’une publicité projetée au cinéma : le type dans une publicité au cinéma pour Paic Vaisselle, qui cassait allègrement les assiettes sales au lieu de les laver. Une voix off disait sévèrement « ce n’est pas la solution ! » et le type regardait avec désespoir les spectateurs, « mais quelle est la solution ? » 89

Toutefois, si le souvenir de ce film publicitaire s’adresse à une collectivité qui l’a visionné et qui a donc vécu à la même époque que la narratrice, le choix de citer celui-ci en particulier témoigne de la subjectivité du sujet parlant. Le processus de sélection à l’œuvre souligne en effet le statut paradoxal de ce que la narratrice nomme « une autobiographie impersonnelle ». Car, comme l’affirme Charpentier, si les éléments disparates de la réalité sociale évoqués sur une soixantaine d’années prennent une cohérence, c’est précisément parce que l’observatrice les fond dans son propre univers intérieur.90

86 Parmi ces souvenirs, certains évoquent des lieux de vie de la narratrice (Yvetot, Lillebonne), nommés explicitement dans la notice bibliographique du paratexte, de sorte que l’identité entre auteure et narratrice se trouve suggérée – mais jamais véritablement confirmée – dès le début du texte. 87 Cf. également ALTAMANOVA 2013. Emplacements du Kindle 2302–2304. 88 ERNAUX, Les années, 2008, p. 12. 89 Ibid., p. 13. 90 CHARPENTIER 2014, p. 87.

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La cohérence des listes qui encadrent le récit réside donc dans le fait que le principe ordonnateur de leurs items est celui de leur présence dans la mémoire de la narratrice.91 Les objets qui constituent la deuxième liste du prologue sont rassemblés sous le terme de « mots » et sont introduits comme suit : S’annuleront subitement les milliers de mots qui ont servi à nommer les choses, les visages des gens, les actes et les sentiments, ordonné le monde, fait battre le cœur et mouiller le sexe.92

Les noms de marque Dulsol, Cardon, Nadi93 font partie de l’énumération non exhaustive de ces « milliers de mots » appelés à disparaître avec la narratrice : ils côtoient aussi bien des citations d’œuvres littéraires (dont les auteurs ne sont pas cités) que des contrepèteries graveleuses, des listes de mots difficiles à retenir, des paroles de chansons ou des questions de maintes fois posées et entendues (« que faisiezvous le 11 septembre 2001 ? »94). L’absence de valeurs morales ou esthétiques dans le processus mémoriel est ainsi rendue particulièrement visible par la figure de l’énumération, qui égalise des éléments hétérogènes en les rassemblant en une même liste.95 Ce procédé annonce de façon programmatique les enjeux du reste du texte, qui travaille à faire entrer dans la mémoire collective non seulement les choses cachées sous le flux de la doxa : la réalité des avortements, l’adultère, la masturbation, les mots interdits de la jeunesse (« lesbienne », « pédéraste »), mais aussi tout le refoulé de la haute culture : les chansons populaires, la publicité, le roman pour jeunes filles, la pornographie.96

Si l’énumération que fait à son tour Jérôme Meizoz n’est pas sans rappeler les injonctions qu’adresse Leslie Fiedler à la littérature, l’invitant à recourir à la culture de masse pour combler l’écart entre basse et haute culture,97 le texte ernausien se distingue néanmoins très clairement de la littérature postmoderne, dans la mesure où il formule un commentaire social sérieux et ne renonce nullement, nous allons 91 Rabatel insiste sur la présence d’un énonciateur dans toute liste, s’opposant ainsi à l’idée répandue qu’une liste n’a pas d’auteur : « […] outre qu’il y a parfois des locuteurs dans les listes, il y a toujours un énonciateur que l’on peut reconstruire sur la base du mode de donation des référents y compris dans les listes d’objets, dans la mesure où le choix de dénomination et d’agencement sont référables à une intention, ou, sinon à une intention, du moins à une signification que le lecteur attribue à l’auteur de la liste. » RABATEL 2011, p. 268. 92 ERNAUX, Les années, 2008, p. 15. 93 Ibid., p. 19. 94 Ibid., p. 16. 95 Mainberger indique que les énumérations servent en général à l’égalisation d’éléments distincts, tout en soulignant le fait que le même procédé peut avoir l’effet exactement inverse : « Oft dienen Aufzählungen dazu, hierarchische Unterschiede aufzuheben oder nicht aufkommen zu lassen, in anderen Fällen aber schaffen sie auf der Grundlage jener Egalisierung gerade Rangunterschiede, in wieder anderen stellen sich solche als ungewollte Nebeneffekte ein. Das Gleichmacherische ist auf den ersten Blick das Charakteristikum von Aufzählungen, bei näherem Hinsehen aber weisen sie auch Asymmetrien und interne Strukturen auf, und die Äqualisierung ist nicht so sicher, wie sie scheint. » MAINBERGER 2011, p. 7. 96 MEIZOZ 2012, p. 192. 97 Cf. FIEDLER 1971.

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le voir, à un positionnement idéologique. De même, si le processus d’archivage de la culture populaire rappelle le principe de la Popliteratur telle que la définit Moritz Baßler,98 la dimension engagée – ou en tout cas orientée – des Années distingue nettement le texte de ceux des jeunes auteurs allemands rassemblés sous cette étiquette. La mélancolie qui perce dans l’énumération des souvenirs de la narratrice contraste en outre avec la légèreté ironique de la postmodernité. Le sérieux des propos de la narratrice s’incarne dans la place octroyée à l’Histoire dans le tableau qu’elle dresse des années 1940 à 2006. Plusieurs énumérations d’événements historiques centraux accompagnent les listes de souvenirs intimes et collectifs du quotidien. Le décalage entre la conscience immédiate de ce qui a lieu et l’image qu’il en restera plus tard constitue un sujet central de ces mises en liste : Qu’y a-t-il en elle comme savoir sur le monde, en dehors des connaissances accumulées jusque dans cette classe de quatrième, quelles traces des événements et faits divers qui font dire plus tard « je me souviens » quand une phrase entendue par hasard les évoque ? la grande grève des trains de l’été 53 la chute de Diên Biên Phu la mort de Staline annoncée à la radio un matin froid de mars, juste avant de partir pour l’école les élèves des petites classes en rang vers la cantine pour boire le verre de lait de Mendès France la couverture faite de morceaux tricotés par toutes les élèves et envoyée à l’abbé Pierre, dont la barbe est prétexte à des histoires cochonnes la vaccination monstre, dans toute la ville, à la mairie, contre la variole, parce que plusieurs personnes en sont mortes à Vannes les inondations en Hollande Sans doute pas dans sa pensée les derniers morts d’une embuscade en Algérie, nouvel épisode des troubles dont elle saura seulement plus tard qu’ils se sont déclenchés à la Toussaint 54 […]99

Les commentaires qui accompagnent les éléments de la liste, disposés ici en colonne,100 reflètent la tension entre la perception de l’individu au moment de leur déroulement et leur signification historique qui ne se surgira véritablement qu’a posteriori. Un tel décalage ne concerne que les événements politiques et sociétaux 98 Cf. BAßLER 2002. 99 ERNAUX, Les années, 2008, pp. 58–59. 100 Si Rabatel réfute l’idée qu’une liste se définit par la mise en colonne de ses items, il indique qu’une telle structure provoque ce qu’il appelle un « effet-liste » plus évident qu’une énumération d’éléments dans le cadre d’une même phrase, par exemple. Dans ce passage des Années, la présentation des événements en colonne provoque, d’un côté, un « effet-liste », alors que les commentaires qui en accompagnent, certains et qui les intègrent dans le récit l’atténuent en parasitant le listage pur. Cf. RABATEL 2011.

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et ne joue donc aucun rôle dans une énumération d’éléments issus de la culture populaire. Les « je me souviens » que peut déclencher une marque sont absolus : ils existent, ou n’existent pas, mais le savoir relatif à un nom de marque disparu, et surtout à ses connotations, ne peut être reconstruit de la même manière que le savoir qui concerne l’Histoire. L’existence des noms commerciaux s’inscrit dans un temps léger, éphémère, sans conséquence sur le déroulement futur du monde, et leur importance momentanée s’évanouit aussi vite qu’elle est apparue. Néanmoins, le phénomène historique de l’émergence de la société de consommation, dont la réalité matérielle est rendue saisissable par les nombreuses énumérations de noms de marque, forme l’un des sujets centraux du texte. Les deux pôles, a priori opposés, de la culture populaire et de l’Histoire se rejoignent donc ici. Le texte traduit la rapidité101 du surgissement des objets dans la vie des gens en l’inscrivant dans le contexte historique de la période succédant à celle de l’immédiat après-guerre : Les restrictions étaient finies et les nouveautés arrivaient […]. Il y en avait pour tout le monde, le stylo Bic, le shampoing en berlingot, le Bulgomme et le Gerflex, le Tampax et les crèmes pour duvets superflus, le plastique Gilac, le Tergal, les tubes au néon, le chocolat au lait noisette, le Vélosolex et le dentifrice à la chlorophylle.102

Le procédé de l’énumération permet ainsi de transposer dans le texte l’accumulation des nouveautés qui apparaissent en masse, et les items cités désignent par synecdoque tous ceux qui ne figurent pas dans la liste. Ce principe rappelle celui des Choses de Perec, où l’émergence de la société de consommation est également illustrée par de nombreuses énumérations.103 Or, le rassemblement, sous forme de listes, d’éléments hétéroclites qui connotent une époque évoque avant tout le Je me souviens pérecquien. La narratrice ernausienne répond ainsi, à sa manière, à l’injonction qui figure à la fin du texte de Perec : À la demande de l’auteur, l’éditeur a laissé à la suite de cet ouvrage quelques pages blanches sur lesquelles le lecteur pourra noter les «Je me souviens» que la lecture de ceux-ci aura, espérons-le, suscités.104

La filiation pérecquienne est assumée explicitement par la narratrice : Et l’on avait en soi une grande mémoire vague du monde. De presque tout on ne gardait que des paroles, des détails, des noms, tout ce qui faisait dire à la suite de Georges Perec « je me souviens » : du baron Empain, des Picorettes, des chaussettes de Bérégovoy, de Devaquet, de

101 Sur la question de la vitesse dans Les années, cf. HUGLO 2012. 102 ERNAUX, Les années, 2008, p. 43. 103 Sur l’importance du principe de l’énumération chez Perec, cf. RITTE 1992, p. 11 : « Wohin und wozu auch immer ihn seine (literar)enzyklopädische Vielfalt trieb, welches Register der Literatur er auch zog, Perecs Expeditionen ins Reich der “écriture” waren erschöpfend, akribisch genau (wovon sein Geschmack an der rhetorischen Figur der “Enumeratio” zeugt, seine Vorliebe für Kataloge und Inventare). » Cf. également TURIN 2017. 104 PEREC, Je me souviens, 2013, p. 153. Dans la table de l’ouvrage, ces quelques pages sont intitulées « Vos “Je me souviens” ».

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la guerre des Malouines, du petit déjeuner Benco. Mais ce n’était pas de vrais souvenirs, on continuait d’appeler ainsi quelque chose d’autre : des marqueurs d’époque.105

L’énumération proposée ici par la narratrice des Années opère une dé-hiérarchisation de la mémoire telle qu’on la retrouve chez Perec, tout en établissant une nouvelle distinction entre les éléments susceptibles de continuer la liste des « je me souviens », qu’elle qualifie de « marqueurs d’époque », et les « vrais souvenirs ». Cette différenciation entre l’intime et le collectif se retrouve sur la quatrième de couverture de Je me souviens, signée G.P. : Ces « je me souviens » ne sont pas exactement des souvenirs, et surtout pas des souvenirs personnels, mais des petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ou vécues, ont partagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées […]

Il est difficile de saisir la différence que fait la narratrice des Années entre les noms de marque qui apparaissent dans le passage que nous venons de citer et ceux de la liste du prologue, qualifiés de « souvenir intime, impossible à partager »106. Elle relève en effet des non-dits du sujet de l’énonciation, qui n’explicite pas pourquoi elle se souvient intimement d’une marque disparue, à laquelle est certainement liée une histoire personnelle, comme le suggérait l’évocation, dans le prologue, d’une vitrine d’un magasin de chaussures à Rouen. De même, nous ne saurons jamais pourquoi Perec se remémore particulièrement les slogans suivants, qui nous rappelleront le grand magasin de Zola : « 78 / Je me souviens de “Les yeux fermés, j’achète tout au Printemps” et de “Quand je les ouvre, j’achète au Louvre”. »107 L’énumération des « choses communes » – c’est le sous-titre de Je me souviens – se construit néanmoins différemment dans les deux ouvrages. Le texte pérecquien est constitué d’une seule liste numérotée, qui ne s’inscrit dans aucun contexte immédiat : Le catalogue, le répertoire, la collection de « souvenirs » répondent à ce principe de rupture du texte continu, rupture qui commande la forme du dépôt. Et la numérotation ajoute encore à cette configuration matérielle, puisqu’elle marque formellement la figure visible de la liste étiquetée, de l’archive numérotée. Économie de la suppression, de l’éradication (du lyrisme, du commentaire, du pathos, de la suite), du creux, de l’omission ; mise en espace qui rend sensible au lecteur l’impression de manque.108

Chez Ernaux, la liste vise au contraire à une certaine complétude – bien sûr impossible – dans le portrait d’une époque définie et s’inscrit dans la logique chronologique du récit.109 Ainsi le commun, l’ordinaire est-il toujours lié à des événements historico-politiques.110 Certes, les listes des « événements » sont la plupart du temps séparées de celles qui rassemblent des éléments de la culture populaire, mais la 105 106 107 108 109

ERNAUX, Les années, 2008, p. 235. Nous soulignons. Ibid., p. 19. PEREC, Je me souviens, 2013, p. 29. BAJOMÉE 2011, p. 105. Italiques de l’auteure. Exception faite des listes encadrant le récit, qui, dans leur structure, sont celles qui se rapprochent le plus de Je me souviens. 110 Cf. également MONTÉMONT 2011b, p. 75.

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disposition chronologique du récit rappelle sans cesse l’existence simultanée de l’historique et du commun. Chez Perec, la chronologie ne joue pas de rôle dans l’évocation des souvenirs du quotidien, qui apparaissent les uns après les autres, sans qu’aucun principe ordonnateur ne soit identifiable.111 L’Histoire semble évacuée. La quatrième de couverture indique en effet que ces « morceaux de quotidien » ne « mérit[ent] pas de faire partie de l’Histoire ». Gaspard Turin souligne toutefois les contradictions du texte, en relevant que l’Histoire y entre de manière détournée et que le ton léger de Je me souviens ne fait qu’occulter la menace que le passé peut représenter pour le présent : Plus subtilement encore, « 46 / Je me souviens de l’époque où la mode était aux chemises noires » détourne une référence – par ailleurs explicite – aux uniformes des milices fascistes en réduisant ces uniformes à une « mode ». Une réduction qui, à y réfléchir, n’en est pas une, car présenter le fascisme comme une mode lui fait perdre son aspect historiquement fixé pour lui conférer un caractère itératif, dès lors plus effrayant et agressif.112

Ainsi, si l’Histoire n’apparaît pas de manière centrale dans Je me souviens, elle agit en arrière-plan, rappelant au milieu de l’insouciance joyeuse des souvenirs que celui qui écrit connaît son poids. Dans Les années, une conscience similaire habite la narratrice, qui présente l’oubli du passé – même proche – comme quelque chose de particulièrement négatif, en reprochant implicitement à la jeune génération de ne plus lui accorder d’attention,113 tout en insistant à plusieurs reprises sur le fait qu’elle-même a vécu à côté de l’Histoire : « Aucun rapport entre sa vie et l’Histoire […]. »114 Je me souviens et Les années n’archivent donc pas le passé uniquement avec légèreté : derrière l’évocation de souvenirs joyeux, l’Histoire garde toute sa signification. Mais le geste d’écriture reste avant tout motivé par un souci commun aux deux textes de saisir une autre réalité, difficilement reconstructible, que porte en elle chaque génération. La liste apparaît donc, chez Ernaux comme chez Perec, comme un instrument efficace pour saisir l’ordinaire d’un passé qui s’efface.

111 La plupart de souvenirs de Perec renvoient aux années 1946 à 1961, sans qu’il ne soit indiqué à quelle période chacun d’eux ne réfère individuellement. Cf. PEREC, Je me souviens, 2013, p. 125. 112 TURIN 2017, p. 176. 113 À propos du dernier repas de famille décrit, qui réunit des enfants qui approchent la cinquantaine, la narratrice note : « Tout était dérision et fatalisme joyeux de fête. […] Quelqu’un s’exclamait “au fait”, et la grippe aviaire ? et Ariel Sharon, toujours dans le coma ? déclenchant l’énumération d’autres choses oubliées, et le SRAS, et l’affaire Clearstream, et les mouvements de chômeurs – moins pour reconnaître l’amnésie collective que pour fustiger la domination des médias sur l’imaginaire. L’évanouissement du passé le plus récent stupéfiait. » ERNAUX, Les années, 2008, p. 241. Nous soulignons. Un reproche similaire à l’égard de la jeune génération se retrouve dans Tigre en papier. Cf. chap. 7. de cette étude. 114 ERNAUX, Les années, 2008, p. 92.

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6.4. APPRÉHENDER LA SOCIÉTÉ Au-delà de sa fonction remémoratrice, la citation de noms de marque s’inscrit, chez Kureyshi comme chez Ernaux, dans le cadre d’une négociation de l’individu avec la société dans laquelle il évolue. La position de transfuge de classe et/ou d’immigrée des narratrices des Années et d’Elefanten im Garten leur octroie une place d’observatrices privilégiées, dans la mesure où elles font l’expérience de plusieurs réalités sociales et se sentent ainsi toujours un peu étrangères à leur environnement. Les noms de marque illustrent, dans les deux ouvrages, la condition sociale des personnages-narratrices et leur évolution. Nous nous pencherons, dans un premier temps, sur cet aspect, puis analyserons le rapport de chacune des narratrices à la société qui l’entoure en identifiant les critiques qu’elle formule à son égard. 6.4.1. La Suisse de Kureyshi 6.4.1.1. Être « les autres » L’abondance que traduisent les nombreuses listes d’objets dans Les années et qui symbolise les sociétés d’Europe occidentale contraste avec la rareté des choses dans laquelle évolue la famille de la narratrice d’Elefanten im Garten. Lors des sorties en ville de Berne, chaque membre a le droit de choisir quelque chose dans les magasins qu’ils visitent. La narratrice, encore enfant, s’inquiète immédiatement du prix, malgré son désir de diversifier sa garde-robe : Jeder konnte sich etwas aussuchen. Ich griff immer zuerst nach dem Preisschild. Doch ich wollte nicht immer in den gleichen Kleidern, den gleichen Schuhen herumlaufen […].115

Le manque de moyens financiers de sa famille est impossible à dissimuler, puisqu’elle ne possède pas ce dont tout le monde dispose en Suisse, même dans les milieux les plus modestes : une voiture et le téléphone. Ces différences matérielles entre sa famille et celles de ses camarades d’école font naître un sentiment d’exclusion que la décision inattendue de sa mère de porter un foulard exacerbe : Ich schämte mich schon dafür, dass wir uns keine neue Kleidung kaufen konnten, uns die Haare gegenseitig schnitten und dafür, dass wir die Einzigen waren, die kein Auto und kein Telefon besaßen, dann musste Anne auch noch ein Kopftuch tragen. Anders waren wir schon vorher, danach waren wir die Anderen.116

Le sentiment de honte117 qui s’exprime ici s’incarne dans la constatation de la différence entre soi et les autres. Dans Elefanten im Garten, le personnage de Sarah, une camarade de classe de la narratrice avec qui elle est vaguement amie, représente l’opposé de l’exclusion, la « normalité » idéalisée : Sarah est blonde, part en 115 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 14. 116 Ibid., p. 9. Nous soulignons. 117 Ce sentiment est également familier aux diverses narratrices ernausiennes. Cf. à ce sujet KOMOROWSKA 2017.

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vacances, sa mère est sportive, ne fume pas et organise de belles fêtes d’anniversaire. C’est à Sarah que la narratrice aimerait ressembler, afin d’effacer ses différences par rapport à une collectivité à laquelle elle ne se sent pas appartenir : « Sarah, so wollte ich heißen. Ich hasste meinen Namen, den sich niemand merken konnte. »118 Chaque acquisition matérielle représente un sacrifice financier pour la famille : la narratrice indique ainsi que ses parents ont mis des années à payer la chaîne stéréo Sony qu’ils possèdent.119 Mais le produit de marque qui incarne le plus puissamment la privation du désir, dans une société qui invite sans cesse à la consommation, est la Mercedes dans laquelle Baba finira par mourir : « Baba wollte einen roten Mercedes, Zugfahren sei zu teuer, meinte er. »120 Le souhait du père de posséder une voiture symbolisant l’aisance matérielle, voire le luxe,121 dissone avec la réalité de sa condition sociale : il se présente aussi bien comme une convoitise un peu folle que comme une résistance intime à sa condition objective. La justification qu’il présente à sa famille, en affirmant que le train est trop cher, est évidemment absurde puisqu’il ne désire pas acquérir n’importe quelle voiture, mais un véhicule particulièrement coûteux. Dans un premier temps, Baba n’accédera pas à son désir, puisqu’il achète une autre voiture dont la narratrice ne cite jamais la marque. Le véhicule est uniquement désigné par le manque qu’il symbolise : Fünf Jahre sind wir mit einem grauen Nichtmercedes in der Schweiz herumgefahren, bis ihm der jugoslawische Führerschein von einem Polizisten entzogen wurde, da er in der Schweiz nicht gültig war.122

La description ex negativo de la voiture illustre le fait qu’une marque n’est pas remplaçable par une autre : Baba, au contraire de Charles Bovary, sait qu’il ne sert à rien de maquiller un produit semblable pour se donner l’illusion de posséder ce qui nous échappe, et qu’une voiture qui ne porte pas le nom et l’insigne de Mercedes n’en est pas une, comme un boc ne peut être changé en Tilbury.123 En revanche, une vieille Mercedes reste une Mercedes. Ainsi, le père de la narratrice, après avoir été contraint de repasser son permis de conduire, acquiert enfin une Mercedes rouge : Baba ging mit Achtzehnjährigen in den Nothelferkurs, zur Theorieprüfung und zu den Verkehrskundelektionen. Dann musste er mit dem Fahrlehrer Einparken lernen, nachdem er zwanzig Jahre Auto gefahren war. Unterdessen rostete der graue Nichtmercedes, da er zu lange draußen gestanden hatte. Baba brachte ihn zum Rotor beim Schrottplatz in Thörishaus, ließ ihn KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 65. Cf. ibid., p. 88. Ibid., p. 22. On songe évidemment aux explications du narrateur de La carte et le territoire : « La Mercedes en général est la voiture de ceux qui ne s’intéressent pas tellement aux voitures, qui privilégient la sécurité et le confort aux sensations de conduite – de ceux aussi, bien sûr, qui ont des moyens suffisamment élevés. » HOUELLEBECQ, La carte et le territoire, 2010, p. 355. Nous soulignons en gras, les termes italiques sont de l’auteur. 122 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 22. Nous soulignons. 123 Cf. point 3.2. de cette étude. 118 119 120 121

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einstampfen und kaufte, ohne Geld zu haben, einen roten Mercedes für zehntausend Franken, den er monatlich in fünf Jahren abzahlen wollte.124

L’indication du prix ne laisse aucun doute sur le fait qu’il s’agit d’une voiture d’occasion, certainement d’un vieux modèle, mais cela ne joue pas de rôle pour Baba : l’acquisition d’une voiture de luxe lui donne l’illusion de sortir momentanément de sa condition d’immigré sans le sou et lui permet d’atténuer l’humiliation subie par le fait d’avoir été contraint de passer à nouveau son permis de conduire. Il crée ainsi une fiction autour de son statut, fait croire aux autres et à lui-même qu’il a les moyens de s’offrir ce symbole d’aisance matérielle. La définition de soi au sein d’un ensemble social à travers le manque, l’absence de quelque chose, constitue un parallèle entre Kureyshi et Ernaux : ainsi la narratrice des Années affirme-t-elle à propos de la jeune fille qu’elle était à la fin des années 1950 : Elle connaît maintenant le niveau de sa place sociale – il n’y a chez elle ni Frigidaire, ni salle de bains, les vécés sont dans la cour et elle n’est toujours pas allée à Paris –, inférieur à celui de ses copines de classe.125

Des années plus tard, alors que cet objet s’est profondément démocratisé, l’achat d’un nouveau frigidaire (dont la majuscule dans le texte d’Ernaux rappelle son statut de nom de marque entré dans le langage courant)126 constitue un événement suffisamment important de la vie familiale pour que la narratrice d’Elefanten im Garten en fasse mention : Ein Frigider, der zwar gebraucht war, jedoch wie neu, kaum beschädigt, nur mit einem kleinen, kaum sichtbaren Kratzer auf der roten Oberfläche, der groß war und kaum was gekostet hatte, stand in der Küche in Neuenegg neben dem runden, mit einem weißen Tischtuch bedeckten Küchentisch. [...] Unter den neuen Frigider musste Anne keine meterlangen Tücher mehr legen über Nacht, die sich dann am Morgen vollgesogen hatten und nach verregneten Jeans rochen. In diesem Frigider schmolz nichts, gefror auch nichts. « Wie praktisch », sagte Anne. « Wie amerikanisch », sagte mein Bruder. « Wie groß », sagte Baba. « Frigider », sagte meine Schwester.127

L’événement que représente l’achat du nouveau réfrigérateur symbolise ainsi une amélioration, même minime, des conditions de vie de la narratrice et de sa famille.

124 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 22. 125 ERNAUX, Les années, 2008, p. 68. 126 Le Grand Robert de la langue française (2017) précise, à l’entrée « frigidaire » : « Ce mot est la propriété juridique exclusive de la firme General Motors, qui s’oppose à son emploi au sens général de “réfrigérateur”. Néanmoins, cet emploi persiste. » 127 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 63.

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Jusqu’au moment du présent de l’énonciation, la situation sociale de la narratrice évolue. Mais ce changement de statut a lieu uniquement sur un plan symbolique et n’est, de ce fait, pas illustré par l’acquisition de produits de marque (cela est en revanche le cas, nous le verrons, dans Les années). La narratrice suit des cours à l’université et travaille dans un magasin de livres d’occasion.128 Bien qu’il ne soit pas précisé à quel milieu social appartenaient ses parents en ex-Yougoslavie, avant leur départ pour la Suisse, le portrait qu’elle en fait suggère qu’ils n’ont pas eu accès aux études. Son acquisition de la langue allemande incarne le décalage qui s’installe peu à peu entre elle et ses parents, car en maîtrisant de plus en plus la langue du pays,129 elle s’éloigne de ses origines, et plus spécifiquement de sa mère, dans la mesure où elle acquiert une nouvelle « langue maternelle » : Türkisch wurde eine Fremdsprache, Deutsch zur Muttersprache, Anne wurde mit jedem türkischen Wort, das aus meinem Mund verschwand, mir fremder, und Baba benutzte immer mehr deutsche Wörter, wenn er mit uns sprach.130

Et, plus loin : « Ich mag die deutsche Sprache nicht; sie ist meine Muttersprache. Meine Mutter spricht kein Deutsch. »131

6.4.1.2. Une voix critique L’accès à la langue de son pays d’accueil et le fait de se mettre à écrire permettent à la narratrice d’Elefanten im Garten de poser un regard critique sur les conditions de son arrivée en Suisse. Elle dénonce ainsi le fait que ses parents n’ont pas eu le droit de travailler pendant de nombreuses années, ce qui les a obligés à avoir recours, pour survivre, à des activités illégales. La longue interdiction de voyager imposée à la famille, qui coupe la narratrice de sa ville d’origine, fait également l’objet d’une critique : Dieses Asylverfahren dauerte in unserem Fall dreizehn Jahre. Dreizehn Jahre die Schweiz nicht verlassen. Dreizehn Jahre keine legale Arbeit. Dreizehn Jahre Angst, ausgeschafft zu werden.

128 Le « Buchantiquariat Hegnauer » qui existe réellement à Berne. Cf. ibid., p. 60. 129 Malgré le statut du « Hochdeutsch » comme langue officielle en Suisse, la domination du dialecte dans les rapports oraux complexifie l’apprentissage linguistique, qui se dédouble pour toute personne non-germanophone s’installant en Suisse allemande. La narratrice en fait l’amère expérience : « Als Kind hockte ich stundenlang vor dem Fernseher oder dem Radio und hörte zu. Mein Fernsehdeutsch kam bei den Schülern nicht gut an, wir seien in der Schweiz und nicht in Deutschland. » Ibid., p. 104. Sur la question de la langue, cf. SANDBERG 2017. 130 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 133. 131 Ibid., p. 135.

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Nach dreizehn Jahren war ich eine Frau geworden und meine Großeltern tot.132

Le ton souvent humoristique avec lequel elle décrit sa famille ne dissimule pas la condamnation de la condition (économique) imposée aux siens, que l’écriture lui permet. Dans ce contexte, les noms de marque et leurs connotations sont fonctionnalisés pour illustrer le manque, réel et symbolique (par l’absence de reconnaissance sociale), dans lequel se trouvent les proches de la narratrice : l’acquisition de la Mercedes, produit de luxe tant désiré par Baba, se présente comme une revanche personnelle et narcissiquement nécessaire pour le père ; au pôle opposé, le fait que l’achat d’un nouveau « frigidaire » – nom commercial devenu commun – constitue un souvenir prégnant souligne la précarité dans laquelle évoluent la narratrice et sa famille. Les noms de marque servent ainsi à accentuer une critique globale, jamais énoncée directement, mais qui perce entre les lignes.133 Leur présence dans le roman de Kureyshi renforce ainsi la dimension engagée du texte, qui consiste en la dénonciation d’une situation difficilement tenable pour quiconque se trouve confronté à la politique d’asile helvétique. Le décalage entre la perception de la Suisse à l’étranger et la réalité à laquelle font face les populations immigrantes est représenté dans le récit par un produit à dimension nationale. Dans un passage où la narratrice adulte se trouve à Prizren, celle-ci rencontre une ancienne voisine qui lui parle de la Suisse : Erzähl, wie ist es in der Schweiz ? Das muss so schön sein dort. Ich habe eine Bekannte in Basel, die bringt jeden Sommer Toblerone mit. Obschon wir Toblerone auch bei uns um die Ecke im Laden von Mustafa kaufen können, ist es etwas anderes. Sie schmeckt anders, viel besser.134

La voisine de la narratrice « consomme le mythe »135 du chocolat suisse d’une manière tellement intense qu’elle a l’impression que le Toblerone venant de Suisse est meilleur que celui qu’elle peut acheter au coin de la rue. L’image idyllique de la Suisse, qui contraste avec le placement de la famille de la narratrice dans un bunker lors de leur arrivée dans le pays, impose une nouvelle différenciation entre des produits non seulement similaires mais absolument identiques, à tel point que la voisine la ressent même au niveau gustatif. Cette scène n’est pas commentée par la narratrice : on ne sait pas si elle décevra l’ancienne voisine en lui dressant le portrait d’une Suisse moins idéalisée. On ressent en revanche, dans un passage ultérieur, sa 132 Ibid., p. 57. 133 Il est par exemple sous-entendu que la famille se voit refuser la nationalité suisse parce que ses membres ne font partie d’aucune association helvétique. Cette raison paraît dérisoire face à la quantité de travail administratif qu’une telle demande a généré, ce qui est mentionné sans plus de commentaire à la suite de la question de la commission décisionnelle : « Sind Sie in einem Schweizer Verein? Nicht? Sie notierten sich etwas auf Notizblöcke, die vor ihnen auf dem Tisch lagen. Wir brauchten Jahre, um die erforderlichen Papiere zusammenzubekommen. Arztzeugnisse, Schulzeugnisse, Arbeitgeberbescheinigungen, Schulbescheinigungen, Postkontoauszüge, Bankkontoauszüge, Strafregisterauszüge, Betreibungsauszüge, Geburtsurkunden, Verlobungsschein, Heiratsurkunde, Reisedokumente der letzten Jahre. » Ibid., p. 134. 134 Ibid., p. 40. Nous soulignons. 135 BARTHES 1957, p. 202.

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difficulté à faire part de sa réalité quotidienne à sa famille restée à Prizren : « In der Schweiz ist man glücklich. Sagt meine Familie in Prizren. »136 Les noms de marque ne renforcent donc pas uniquement la dimension référentielle d’un roman qui joue avec les limites de l’autobiographie, mais ils appuient également, par le contenu symbolique qu’ils transportent, l’inscription du texte de Meral Kureyshi dans une littérature qui prend position au sein de la société dont elle est issue.

6.4.2. Ernaux et l’observation de l’intérieur 6.4.2.1. Transfuge de classe La question de l’appartenance de classe, qui traverse toute l’œuvre d’Ernaux, prend dans Les années une dimension collective. C’est donc à travers les pronoms « on », « nous » et « ils » que l’inclusion dans un groupe ou la prise de distance par rapport à un autre sont mises en scène. Au fil du texte, l’évolution individuelle de la narratrice modifie les ensembles formés par ces pronoms.137 Les noms de marque, dont nous avons encore peu abordé la dimension connotative dans notre analyse des Années, témoignent dans ce contexte de l’ascension sociale de la narratrice et de la modification du genre de personnes qu’englobent le « on » et le « nous ». Il est tout d’abord frappant de constater que la narratrice correspond de plus en plus, à mesure que le temps passe, à la mode du moment et qu’elle s’inclut ainsi dans un « nous » reflétant l’image que l’époque donne d’elle-même à travers la publicité et les magazines. Les traces extérieures de ses origines provinciales et de son appartenance à un milieu modeste tendent peu à peu à s’effacer. Alors que, dans la description des premières photos, elle commentait le décalage entre son apparence et la mode de l’époque,138 elle porte désormais, au début des années 1970, un pantalon parfaitement au goût du jour, tandis qu’elle est devenue professeure de lettres : « Elle est presque maigre, peu maquillée, en pantalon Karting marron, collant, sans braguette, pull à rayures marron et jaunes. »139 La concordance vestimentaire avec la mode de l’époque s’inscrit dans un ensemble plus large. La description des goûts et des opinions de la narratrice la situe dans un groupe de personnes spécifiques, qui se reconnaît dans l’atmosphère qui règne durant les années qui suivent Mai 1968 : 136 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 136. 137 Cf. à ce sujet également BERTRAND 2010, p. 133. 138 Outre la citation de la page 102 que nous avons faite au point 6.2.1., on peut noter ce commentaire qui succède à la description d’une photographie de 1955 : « En dehors des ballerines, il n’y a rien dans l’apparence de cette adolescente qui ressortisse à “ce qui se fait” alors et qu’on voit dans les journaux de mode et les magasins des grandes villes, longue jupe écossaise à mimollet, pull noir et gros médaillon, queue-de-cheval avec frange à la façon d’Audrey Hepburn dans Vacances romaines. » ERNAUX, Les années, 2008, p. 56. Italiques de l’auteure. 139 Ibid., p. 124.

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Dans la façon de s’habiller, de porter un débardeur et des sabots, des pantalons pattes d’éléphant, de lire (Le Nouvel Obs), de s’indigner (contre le nucléaire, les détergents dans la mer), d’admettre (les hippies), on se sentait ajustés à l’époque – d’où la certitude d’avoir raison en toutes circonstances.140

La narratrice se retrouve donc, a priori, dans les catégories élaborées par les magazines : Selon les critères des journaux féminins, extérieurement elle fait partie de la catégorie en expansion des femmes de trente ans actives, conciliant travail et maternité, soucieuses de rester féminines et à la mode.141

Néanmoins, les changements subis par la narratrice lui infligent un sentiment de culpabilité vis-à-vis de son milieu d’origine, qu’elle transforme en un besoin, voire une nécessité de s’engager : Ses années d’étudiantes ne sont plus pour elle objet de désir nostalgique. Elle les voit comme le temps de son embourgeoisement intellectuel, de sa rupture avec son monde d’origine. […] Souvent, il lui revient des scènes de son enfance […] – les mots aussi reviennent, comme une langue oubliée – […], tout ce qu’elle a enfoui comme honteux et qui devient digne d’être retrouvé, déplié à la lumière de l’intelligence. Au fur et à mesure que sa mémoire se déshumilie, l’avenir est à nouveau un champ d’action. Lutter pour le droit des femmes à avorter, contre l’injustice sociale et comprendre comment elle est devenue cette femme-là ne fait qu’un pour elle.142

La lutte pour la condition des femmes va au-delà du droit à l’avortement. Son statut de mère qui travaille implique une logistique impeccable et contraignante pour la narratrice, et les visites au supermarché relèvent toujours de son domaine – et non de celui de son mari.143 La mention des magasins dans lesquels elle se rend quotidiennement témoigne de l’importance qu’ils prennent dans sa vie, et du poids qui repose sur ses seules épaules : « Énumérer les lieux qu’elle fréquente dans une journée (collège, Carrefour, boucherie, pressing, etc.) […] »144. En se remémorant cette période plus tard, elle constatera encore une fois à quel point elle était indispensable à sa famille, en occupant des tâches que son mari semblait ne pas vouloir partager. Par ailleurs, la mention du nom du supermarché qu’elle fréquente alors souligne le fait qu’elle continue à s’y rendre régulièrement, et qu’elle considère ces lieux comme dignes d’être archivés dans la mémoire collective :145 140 141 142 143

Ibid., p. 123. Italiques de l’auteure. Ibid., p.125. Ibid, p. 126. Annie Ernaux traite de ce sujet dans La femme gelée, paru en 1981. Les passages des Années mettant en scène la narratrice dans son rôle de jeune mère, portant sur elle tout le poids des tâches ménagères, font donc très fortement écho à ce texte. 144 ERNAUX, Les années, 2008, p. 125. 145 L’attention qu’Ernaux porte aux supermarchés se retrouve dans ses textes explicitement factuels. Elle note à ce sujet, dans Regarde les lumières mon amour : « Nous choisissons nos objets et nos lieux de mémoire ou plutôt l’air du temps décide de ce dont il vaut la peine qu’on se souvienne. Les écrivains, les artistes, les cinéastes participent de l’élaboration de cette mémoire. Les hypermarchés, fréquentés grosso modo cinquante fois l’an par la majorité des gens depuis une quarantaine d’années en France, commencent seulement à figurer parmi les lieux

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Retenir le souvenir Elle était le centre d’un cercle qui n’aurait pu tourner sans elle, de la décision du lavage des draps aux réservations d’hôtel pour les vacances. Son mari est loin, remarié avec un enfant, sa mère morte, ses fils habitent ailleurs. […] Quand elle fait ses courses à Auchan, elle n’a plus besoin de prendre un caddie, un panier lui suffit.146

Le combat de la narratrice pour s’émanciper du rôle que la société lui octroie « naturellement », parce qu’elle est une femme, rejoint son combat pour s’affranchir du milieu dont elle est issue, tout en veillant à ne jamais adopter une attitude supérieure à l’égard de ses proches. C’est en restant fidèle à ce positionnement qu’elle démontre à quel point l’émergence de la société de consommation s’impose à toutes les classes,147 et qu’elle souligne combien le désir des choses reflète, à un niveau collectif, les diverses aspirations des individus à l’amélioration de leur propre condition : Les gens faisaient fond de plus belle, sur une existence meilleure grâce aux choses. Selon leurs moyens, ils changeaient la cuisinière à charbon pour une gazinière, la table en bois couverte d’une toile cirée pour une Formica, la 4 CV pour une Dauphine, remplaçaient le rasoir mécanique et le fer à repasser en fonte par leurs équivalents électriques, les ustensiles en métal par les mêmes en plastique.148

Malgré l’expression « les gens » employée ici, qui exclut la narratrice de l’ensemble désigné, l’amélioration de son existence est également symbolisée par le remplacement d’un objet par un autre, qui matérialise son statut de transfuge de classe : On peut relever dans le texte soixante-seize noms de produits et de marques différents, dont certains, comme la voiture, résument à eux seuls l’intégrité d’un cheminement social : la 2 CV est remplacé par une Austin Mini, puis une R8, avant d’être troquée contre une Berline Fiat, puis une 305 Peugeot.149

6.4.2.2. Regard(s) sur les choses L’émergence et l’expansion de la société de consommation constituent l’une des trames de fond des Années. La narratrice en relate les différentes étapes, en commentant l’évolution du rapport des gens aux choses qui se présentent à eux de plus en plus nombreuses et avec toujours plus d’insistance. À la fin des restrictions qui ont suivi la guerre, l’arrivée de nombreux objets nouveaux formule la promesse

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dignes de représentation. Or, quand je regarde derrière moi, je me rends compte qu’à chaque période de ma vie sont associées des images de grandes surfaces commerciales, avec des scènes, des rencontres, des gens. » ERNAUX, Regarde les lumières mon amour, 2014, p. 10. ERNAUX, Les années, 2008, p. 183. Cf. MONTÉMONT 2011, p. 128a : « Et l’une des forces du discours ernausien consiste à souligner que l’obéissance aux ukases médiatiques n’a pas été l’apanage de populations crédules ou sous-éduquées, mais bel et bien l’affaire de tous, intellectuels compris. » ERNAUX, Les années, 2008, pp. 71–72. MONTÉMONT 2011a, p. 128.

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d’un bonheur saisissable, et la publicité ne réveille pas (encore) le désir insatiable d’une possession infinie : On avait le temps de désirer les choses, la trousse en plastique, les chaussures à semelle de crêpe, la montre en or. Leur possession ne décevait pas. On les offrait à l’admiration des autres. Elles recelaient un mystère et une magie qui ne s’épuisaient pas dans leur contemplation et leur manipulation. Les tournant et les retournant, on continuait d’attendre d’elles on ne savait quoi après les avoir eues.150

S’ils sont bien sûr déjà « mythologisés » par le discours de la publicité,151 qui leur octroie une dimension magique, les objets dont il est question ici suffisent à la satisfaction de celui qui les possède. L’attente qui précède l’acquisition évoque un temps encore étendu, éloigné de la course effrénée à la nouveauté qui s’imposera plus tard. Toutefois, l’influence de la publicité sur l’individu est déjà lisible dans l’une des premières photos, datée de 1949, qui se fait le témoin du décalage entre l’esthétique publicitaire et la réalité du sujet, qui ne peut rivaliser avec la perfection mise en scène par le médium de la réclame : La photo en noir et blanc d’une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets. En fond, des falaises. Elle est assise sur un rocher plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant. Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l’autre laissée dans le dos. Tout révèle le désir de poser comme les stars dans Cinémonde ou la publicité d’Ambre solaire, d’échapper à son corps humiliant et sans importance de petite fille.152

On notera que la citation d’éléments issus de la culture populaire est dénuée, comme toujours dans le texte, d’explications les contextualisant : l’usage de l’article défini au sein du syntagme « la publicité d’Ambre solaire » renforce le caractère présupposé de la référence. La narratrice fait comme si cette publicité était présente à la mémoire de tous, et véhicule ainsi l’impression qu’il s’agit d’un support réel, pourtant absent du texte, au même titre que la photo décrite. À la relative lenteur qui habite encore les années 1940 et 1950, la narratrice oppose la rapidité qui règne dans les années 1960 et qu’elle lie au déclin de l’importance accordée au passé : L’arrivée de plus en plus rapide des choses faisait reculer le passé. Les gens ne s’interrogeaient plus sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d’argent pour se les payer immédiatement.153

Plus loin, la narratrice formule une critique explicite sur l’expansion du désir de possession matérielle, qu’elle considère comme symptomatique d’une pauvreté intellectuelle et d’une lassitude sociale : « La profusion des choses cachait la rareté

150 ERNAUX, Les années, 2008, p. 45. 151 Quelques lignes avant ce passage, la narratrice précise : « La réclame martelait la qualité des objets avec un enthousiasme impérieux […] ». Ibid., p. 44. 152 Ibid., p. 35. Italiques de l’auteure. 153 Ibid., p. 93.

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des idées et l’usure des croyances. »154 Dans la section sur les années 1970, l’installation du nouveau type de société est présentée comme définitive : La société avait maintenant un nom, elle s’appelait « société de consommation ». C’était un fait sans discussion, une certitude sur laquelle, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, il n’y avait pas à revenir.155

La publicité ne se présente alors plus comme une simple invitation à consommer, mais devient une injonction à agir qui touche tous les domaines de la vie : La pub montrait comment il fallait vivre et se comporter, se meubler, elle était la monitrice culturelle de la société. Et les enfants réclamaient de l’Évian fruité, « c’est le plus musclé », des biscuits Cadbury, du Kiri, un mange-disque pour écouter les chansons des Aristochats et La Bonne du curé, une voiture téléguidée et une poupée Barbie. […]156

Paradoxalement, la stabilisation de cet état de fait s’inscrit dans le contexte politique de Mai 1968. La narratrice évoque le désir de certains – groupe dans lequel elle ne s’inclut pas, puisqu’elle fait usage du pronom « ils » – d’échapper à la société capitaliste. Quelques personnes déménagent à la campagne, quand d’autres voyagent dans les pays du bloc communiste : Ou bien ils allaient passer les vacances dans les pays de l’Est. Dans les rues grises aux trottoirs défoncés, devant les magasins d’État aux produits parcimonieux et sans marque emballés dans du gros papier, les ampoules nues pendant aux plafonds des appartements éclairés le soir, ils avaient l’impression de marcher dans l’univers lent, sans grâce, pauvre de tout des années d’après guerre.157

La description entreprise ici souligne le scepticisme de la narratrice quant à la possibilité de s’échapper de la nouvelle réalité que représente la société de consommation, ainsi que son refus d’une idéalisation du passé proche.158 Par ailleurs, elle ne ferme pas les yeux sur le fait que, malgré son statut d’intellectuelle et le regard critique qu’elle porte sur son environnement, elle prend une part active au fonctionnement de la société de consommation : Et nous qui n’étions pas dupes, qui examinions gravement les dangers de la publicité avec les élèves, donnions un sujet sur « le bonheur est-il dans la possession des choses ? », nous achetions à la Fnac une chaîne hi-fi, une radiocassette Grundig, une caméra super-huit Bell et Howell avec l’impression d’utiliser la modernité à des fins intelligentes. Pour nous et par nous la consommation se purifiait.159

La narratrice porte donc également la responsabilité du fait que « les idéaux de mai se convertissaient en objets et en divertissement »160. Plus tard, dans les années 1990, alors que « le centre commercial, avec son hypermarché et ses galeries de 154 155 156 157 158

Ibid., p. 94. Ibid., p. 121. Ibid., p. 122. Italiques de l’auteur. Ibid., pp. 118–119. L’ambiance austère mise en scène ici évoque l’ascétisme auquel se soumet, dans sa jeunesse, le narrateur de Tigre en papier. Cf. chap. 7. de cette étude. 159 ERNAUX, Les années, 2008, p. 122. 160 Ibid.

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magasins, devenait le lieu principal de l’existence »,161 le regard sociologique de la narratrice continue à l’épingler elle-même : Pour les adolescents […] la valeur personnelle était conférée par les marques vestimentaires, L’Oréal parce que je le vaux bien. Et nous, contempteurs sourcilleux de la société de consommation, on cédait au désir d’une paire de bottes qui, comme jadis la première paire de lunettes solaires, plus tard une minijupe, des pattes d’ef, donnait l’illusion brève d’un être neuf. Plus que la possession, c’était cela, cette sensation que les gens poursuivaient dans les gondoles de Zara et de H&M et que leur procurait immédiatement, sans effort, l’acquisition des choses : un supplément d’être.162

Ainsi, si le tableau du développement de la société de consommation que dresse la narratrice des Années est orienté par la méfiance de cette dernière envers l’importance prise par les choses, qui éclipsent le passé et occultent la pensée, elle n’est pas dupe d’elle-même et intègre sans ambiguïté, avec une certaine auto-ironie, les ensembles que forme le « nous » dans le groupe des consommateurs. Les pouvoirs de séduction de la société de consommation, les désirs qu’elle éveille chez les individus sont tels que même les esprits les plus critiques ne peuvent y échapper,163 bien qu’ils pensent consommer de manière plus choisie ou plus « pure », pour reprendre les termes de la narratrice. En ce sens, Les années font écho à Baudrillard, qui affirme que « l’anti-consommation, qui est au fond méta-consommation »164 participe de la même logique que l’achat effréné d’objets, puisqu’elle relève d’un désir de « différenciation ». Dans un passage qui fait explicitement référence à Bourdieu, la narratrice des Années illustre ce principe fondateur de la société de consommation, en analysant le comportement des jeunes couples des années 1960 : Les jeunes couples des classes moyennes achetaient la distinction avec une cafetière Hellem, l’Eau sauvage de Dior, une radio à modulation de fréquences, une chaîne hi-fi, des voilages vénitiens et de la toile de jute sur les murs, un salon en teck, un matelas Dunlopillo, un secrétaire ou un scriban, meuble dont ils avaient lu le nom seulement dans des romans. Ils fréquentaient les antiquaires, invitaient avec du saumon fumé, des avocats aux crevettes, une fondue bourguignonne […].165

Outre la référence à La distinction,166 cette description (notamment l’évocation du secrétaire)167 n’est pas sans rappeler la première scène des Choses.168 La récurrence

161 Ibid., p. 207. 162 Ibid. Italiques de l’auteur. 163 Ce constat se fait également d’une autre manière dans Tigre en papier et Teil der Lösung. Cf. chap. 7. 164 BAUDRILLARD 1970, p. 138. Italiques de l’auteur. 165 ERNAUX, Les années, 2008, p. 94. Nous soulignons. 166 Cf. BOURDIEU 1979. 167 « Un secrétaire à rideau encombré de papiers, de plumiers, s’accompagnerait d’un petit fauteuil canné. » Perec, Les choses, 1965, p. 10. 168 Cf. également MONTÉMONT 2011b, p. 75. Baudrillard se sert par ailleurs du début des Choses pour illustrer sa théorie de la consommation à la fin du Système des objets : « Il suffit de comparer cette description à une description d’intérieur chez Balzac pour voir que nulle relation

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du terme « chose », qui apparaît plusieurs fois dans les passages que nous avons cités, renforce également le lien intertextuel qui se tisse ici entre Les années et le roman de Perec. Les deux écrits ont en commun d’adopter une perspective sociologique sur les contenus qu’ils mettent en scène – Les choses a pour sous-titre : « Une histoire des années 1960 ». Chez Perec comme chez Ernaux, les portraits dressés ne se concentrent pas sur un destin individuel et les personnages sont toujours abordés dans une perspective sociale : Si la narration [dans Les choses] se focalise sur un couple témoin, celui de Jérôme et Sylvie, elle élargit régulièrement le champ pour étendre le portrait à une génération entière. De la même manière, dans Les Années, la narratrice se représente sans cesse comme membre d’un groupe, d’un milieu, d’une profession et le texte est émaillé par des substantifs qui désignent la société comme une série d’ensembles […].169

La position critique qui surplombe, dans Les années, le récit de l’émergence de la société de consommation se distingue toutefois de l’attitude du narrateur pérecquien qui ironise sur ses personnages et se distancie ainsi d’eux et de leur rapport aux objets.170 Chez Ernaux, la narratrice n’est pas dupe de sa position critique, elle sait qu’elle est, elle aussi, une consommatrice, et qu’elle ne se situe donc pas en dehors du groupe de personnes qu’elle observe.171 Elle met d’ailleurs sa trajectoire personnelle en parallèle avec celle de Jérôme et Sylvie, dans un passage où la référence intertextuelle aux Choses est particulièrement frappante :172 On finissait les études en travaillant comme pions, enquêteurs occasionnels, donneurs de cours particuliers. Partir en Algérie ou en Afrique noire en tant que « coopérants » tentait comme une aventure, une façon de s’accorder un ultime délai avant l’établissement.173

La correspondance des métiers cités avec ceux qu’exercent Jérôme et Sylvie dans Les choses ainsi que l’évocation d’un possible séjour de l’autre côté de la Méditerranée font explicitement allusion au roman de Perec. La comparaison avec Jérôme

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humaine n’est inscrite dans les choses : tout y est signe, et signe pur. » BAUDRILLARD 1968, p. 279. MONTÉMONT 2011b, p. 78. Aurélie Adler souligne également le recours récurrent au discours sociologique, et plus précisément bourdieusien, dans l’œuvre d’Ernaux : « Cette pesée des “habitus” incorporés, rejoués et possiblement déplacés par le sujet va à l’encontre de l’image du sujet libre, fort de ses choix individuels, intimement convaincu de sa singularité, comme l’ont forgé les modèles autobiographiques héritiers du romantisme. » ADLER 2012, p. 178. Italiques de l’auteure. De même, Rabatel souligne le fait que la dimension sociologique de l’œuvre empêche l’émergence de véritables personnages, présentés comme des individus libres de toute contingence sociale : « [D]ans Les Années, le traitement des voix et des gestes montre que, même s’il n’y a pas de déterminisme pur, il existe un ensemble de déterminations qui pèsent sur le devenir des agents. » Rabatel conclut ainsi que l’ « autobiographie impersonnelle » d’Ernaux est « subversive au plan politique, dans la mesure où elle met radicalement en question l’individualisme forcené qui est au cœur du néo-libéralisme ambiant. » Cf. RABATEL 2013, p. 121. Cf. point 5.6.2. de cette étude. Dans ses textes à dimension autobiographique ainsi que dans ses « journaux extimes », Annie Ernaux se met régulièrement en scène, comme cliente de supermarchés. Cf. également MONTÉMONT 2011b, p. 76. ERNAUX, Les années, 2008, p. 97.

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et Sylvie illustre le fait que la narratrice des Années ne se place pas au-dessus de la masse de ceux qui consomment, mais à l’intérieur de celle-ci. À la date de parution des Années, quarante ans après les Choses, il ne semble plus possible de lutter contre l’emprise des objets. Malgré l’orientation d’un texte dans lequel la narratrice déplore la vanité d’un désir de possession jamais assouvi et l’occultation du passé qu’il entraîne, la société de consommation s’est imposée comme un cadre normal auquel chaque individu participe, de manière plus ou moins consciente et critique. La normalisation de la consommation est telle qu’au début du 21e siècle le concept de « nouveauté », qui avait marqué un demi-siècle plus tôt la fin de restrictions, s’épuise face à la possibilité de l’accession immédiate à toute chose : Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu. La nouveauté ne suscitait plus de diatribe et d’enthousiasme, elle ne hantait plus l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. […] Mais la facilité de tout médusait encore fugitivement, faisait dire, d’un objet nouveau venu sur le marché, « c’est génial. »174

Malgré un ton radicalement différent, le fatalisme de la narratrice ernausienne face à la prépondérance de la logique de la consommation rejoint l’acceptation résignée des personnages houellebecquiens. Si la narratrice des Années adopte une position plus critique que ceux-ci, elle s’assume parfaitement comme consommatrice, à l’image de Jed, Michel ou le personnage de Houellebecq dans La carte et le territoire. Mais le positionnement politique de la narratrice des Années, qui se situe explicitement à gauche, se distingue de l’indifférence gênante des personnages houellebecquiens. Une référence à Houellebecq apparaît d’ailleurs dans un passage où il est question d’un raidissement conservateur de la société, vis-à-vis duquel la narratrice prend explicitement ses distances : Il n’y avait pas de nom précis pour cette impression de se trouver à la fois dans la stagnation et la mutation. Dans cette incapacité à saisir ce qui arrivait, un mot commençait à passer de bouche en bouche, les « valeurs » – sans que soient précisées lesquelles –, comme une réprobation générale des jeunes, de l’éducation, de la pornographie, du projet de Pacs, du cannabis et de la perte de l’orthographe. D’autres bouches se gaussaient de ce « nouvel ordre moral », ce « politiquement correct », « prêt-à-penser », prônaient la transgression et applaudissaient le cynisme de Houellebecq.175

6.5. (SE) RECONNAÎTRE – OU NON Les prises de position explicites sont légion dans Les années. La narratrice s’inscrit dans une communauté définie, aussi bien au niveau générationnel qu’idéologique, ce qui n’est pas sans conséquence sur la création de la mémoire collective à l’œuvre dans le texte : celle-ci se voit en effet confinée aux limites que lui impose 174 Ibid., p. 231. 175 Ibid., p. 205.

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l’individualité du sujet de l’énonciation, qui n’est pas neutre dans ses positionnements politiques et sociétaux. Il n’y a donc qu’un type de lecteur bien spécifique qui puisse partager les déceptions et les enthousiasmes exprimés par la narratrice face aux développements de l’Histoire, et c’est également lui qui se trouve en mesure de décoder au mieux les références du texte ernausien. La question du lecteur modèle, inhérente aux textes qui contiennent un nombre important de noms de marque, nous occupera maintenant. Nous verrons que l’appartenance des narratrices d’Elefanten im Garten et des Années à une génération donnée y est mise en évidence par l’évocation d’éléments de la culture populaire, dont les marques font partie, et qui incluent également des acteurs, des chanteurs, ou des morceaux de musique. Ce procédé permet de créer des liens avec un lecteur du même âge et de tenir à distance celui en qui ces références n’éveillent rien. Un regard sur les traductions allemandes et françaises nous permettra d’affiner notre argumentation à propos de l’importance, pour la construction de la signification du texte, de la capacité du lecteur à en décoder les signes.

6.5.1. Génération(s) L’appartenance des narratrices d’Elefanten im Garten et des Années à une génération donnée est signalée en premier lieu par des indications temporelles : les dates de naissance des narratrices ainsi que celles des différentes étapes de leurs vies sont connues du lecteur. Mais ce sont les références à la culture populaire qui donnent aux époques mentionnées une coloration spécifique. La musique des années 1990176 berce la narratrice adolescente d’Elefanten im Garten : « Tagelang weinte ich, hielt Fotos in Händen und schluchzte zu Mariah Carey oder Whithney Houston. »177 Plus tard, elle se distingue de Sarah en évoquant leurs goûts musicaux divergents, dont les différences ne sont saisissables que par le lecteur familier de la musique des années 1990–2000 :178 Nach der Schule hatten wir nicht oft Kontakt, doch wir sahen uns immer wieder. Sie ging an Konzerte von Gotthard, Dj Bobo und Florian Ast, ich hörte Tupac, Snoop Dogg und Jay-Z.179

176 Rossi note, à propos des Années (mais son commentaire se transpose sans peine au roman de Kureyshi) : « Plus que la bande son d’une époque, les chansons diffusées par la radio renvoient à la contingence d’être né à un moment de l’Histoire et d’appartenir à une génération donnée, dont la mémoire est associée à un certain répertoire. » ROSSI 2016, p. 125. 177 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 47. 178 Moritz Baßler explicite ce procédé dans le cadre d’une analyse d’American Psycho : « Auch die Musik-Kapitel in Bret Easton Ellis’ American Psycho kann man nicht richtig einordnen, wenn man nicht über die spezifischen Differenzen und Kategorien verfügt, über die die dort behandelten Genesis, Huey Lewis und Whitney Houston ihre popkulturelle Bedeutung erhalten. Sie bekommen diese Bedeutung nicht durch das Buch, sondern das Buch rekurriert auf einen semiotischen Hintergrund, in dem sie diese Bedeutung bereits haben. » BAßLER 2005, p. 180. 179 KUREYSHI, Elefanten im Garten, 2016, p. 65.

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Le déchiffrage des implications que la citation de ces groupes et de ces chanteurs ou rappeurs induit ne se restreint pas à reconnaître divers styles ou univers musicaux auxquels les personnages s’identifient. Le lecteur initié constatera en effet que Sarah n’écoute que des artistes suisses. De la même manière que le centre-ville de Berne semble dominé par les magasins locaux, la figure modèle de la jeune fille helvétique possède un goût prononcé pour les artistes nationaux. Dans un monde globalisé, et dans un pays qui produit une quantité limitée de musiciens célèbres, cette coïncidence n’est pas anodine : ces références contribuent à présenter la Suisse comme un pays centré sur lui-même et dans lequel la narratrice se sent toujours quelque peu à la marge. Si Sarah et la narratrice appartiennent à la même génération, elles ne s’identifient pas aux mêmes catégories de personnes. Malgré ces différences, l’admiration de la narratrice pour Sarah persiste. Lorsque celle-ci lui offre une place pour le concert de Dj Bobo, elle n’hésite donc pas à la suivre. Mais c’est uniquement pour elle qu’elle s’y rend et ses souvenirs de la soirée se restreignent à l’observation de la joie de Sarah, dont elle admire les cheveux blonds. La musique ne joue aucun rôle : « An das Konzert kann ich mich nicht mehr erinnern. »180 Lorsqu’elle croise Sarah dans le présent, la narratrice se surprend à désirer encore lui ressembler : « Ich ertappe mich dabei, wie ich ihr Lachen imitiere. »181 Or, sa position au sein de son pays d’accueil se modifie au fil du temps. Elle-même se présente, dans le cadre d’une référence à la compagnie d’aviation Easyjet, comme membre d’une génération de jeunes européens particulièrement mobiles, qui forment un ensemble passablement homogène et au sein duquel elle ne détonne pas. La référence à la compagnie low cost se fait sans la citation de son nom, mais la description qu’en offre la narratrice la rend immédiatement reconnaissable : In einer Stunde werde ich in einem orange-weißen Flugzeug über Basel hinwegfliegen. [...] Die vordersten Passagiere in der Schlange werden zur Seite genommen, da sie mehr als nur ein Gepäckstück dabeihaben. Die auffälligen Schilder sind nicht zu übersehen, worauf geschrieben steht, dass pro Person nur ein Gepäckstück, welches die Maße von 50x40x20 Zentimetern nicht überschreiten darf, mitgeführt werden darf. Einige Passagiere drücken ihr Gepäck mit Gewalt in den Behälter, mit dem die Maße des Gepäcks geprüft werden.182

L’évocation des couleurs du logo d’Easyjet ainsi que la description détaillée du processus d’embarquement et des directives contraignantes de la compagnie provoquent un effet de reconnaissance chez le lecteur qui en est familier. L’utilisation de la périphrase contribue à attirer son attention sur la référence extratextuelle, alors qu’il bute ici non sur un nom de marque, mais sur son absence, dans un contexte où il est rendu parfaitement identifiable. La narratrice instaure une connivence avec le lecteur qui va au-delà de la seule mention de la marque, puisqu’elle en dissimule la référence. Le « jeu » comporte donc deux étapes : il faut, d’abord, reconnaître qu’un nom de marque se cache sous la description de la compagnie d’aviation, avant de pouvoir en identifier le discours publicitaire, qui met en scène, sur des affiches, une communauté de jeunes européens friands de voyages et affublés du 180 Ibid., p. 66. 181 Ibid., p. 104. 182 Ibid., p. 30. Nous soulignons.

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slogan « génération easyjet ». Par la référence à l’image que véhicule la compagnie, la narratrice suggère qu’elle fait partie de cette communauté internationale et en invite les membres à se reconnaître par le fait qu’ils sont à même d’identifier la marque, qui est ici non pas nommée, mais uniquement évoquée. Dès lors, le sentiment de la narratrice d’être différente des jeunes Suisses de son âge n’a plus lieu d’être. Dans Les années, la volonté affichée de préserver une mémoire collective met en lumière les mécanismes qui participent à la création d’un sentiment d’appartenance générationnelle. À travers l’énumération de nombreux éléments de la culture populaire, la narratrice dresse le portrait d’une génération qui se souvient, par le biais de leur citation, d’une époque révolue. La particularité du texte d’Ernaux réside dans le fait que les références à la culture populaire ne constituent pas la toile de fond d’une histoire, mais sont précisément l’objet du récit. Ainsi, les chansons, les films, les produits de marque, les slogans publicitaires qui figurent dans le texte visent, à la manière de Je me souviens, à faire surgir la joie de la reconnaissance chez celui qui les identifie. Ce procédé textuel est commenté dans Les années par une sorte de mise en abyme, quand la génération des enfants de la narratrice se met, elle aussi, à énumérer ses souvenirs communs : On les regardait [les enfants trentenaires et leurs amis] manger et se resservir de tout, avec une satisfaction nourricière occasionnelle. Plus tard, au champagne, il leur revenait des souvenirs d’émissions de télé, de produits et de pubs, de modes vestimentaires du temps de leur enfance et de leur adolescence. Ils énuméraient les cagoules, les pièces aux genoux des pantalons contre l’usure, le thon c’est bon, le Sanibroyeur SFA, les barquettes Trois Chatons, Les Fous du volant, Kiri le Clown, Zegut, les vignettes de Laurel et Hardy, etc. Ils rivalisaient de citations, saisis d’émulation dans la remontée des objets d’un passé commun, une mémoire innombrable et futile qui leur redonnait des airs de gamins.183

Dans ce passage, la narratrice assiste à une scène de remémoration d’une génération différente de la sienne. Les produits, slogans et émissions de télévision cités ne forment pas le décor de sa mémoire personnelle. Elle se fait alors le relais de la voix d’un autre groupe, mais ne s’identifie pas aux items mentionnés, pas plus qu’elle ne participe au concours de citations qui se joue entre les membres d’une même génération. La narratrice se situe ainsi en marge de l’opération de partage mémoriel qui se déroule sous ses yeux : elle n’est pas en possession du savoir populaire auquel ses enfants et leurs amis se réfèrent. Ce passage reflète de manière inversée le procédé auquel s’adonne la narratrice, puisqu’elle se retrouve ici dans la position d’un lecteur qui ne se reconnaîtrait pas dans les souvenirs qu’elle partage tout au long du texte. De la même manière que ses enfants ne commentent pas pour elle les éléments qu’ils se rappellent, Les années, comme d’ailleurs Je me souviens, ne permet pas au lecteur, qui n’a pas accès au savoir présupposé par le texte, de le rattraper. Les écrits de Perec et d’Ernaux établissent ainsi une communauté de lecteurs modèles capables de décoder et de situer, dans un contexte donné, les références qu’ils renferment, et dont les autres sont exclus. Le discours publicitaire, particulièrement 183 ERNAUX, Les années, 2008, p. 200. Italiques de l’auteure.

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peu enclin à être transmis à la postérité, constitue le noyau d’un savoir populaire, ancré dans un moment spécifique : il s’avère bien moins susceptible que les titres de chansons, de films ou de romans, de perdurer et d’être reconnu par les générations suivantes, de sorte que sa connaissance se présente paradoxalement comme l’apanage intime et exclusif des membres d’une génération spécifique : La réclame, ainsi qu’un mot de passe, authentifie : elle scelle l’appartenance à un groupe, à une génération, et en assure la cohésion. Elle crée un lien – ou au contraire exclut – en traçant une ligne de démarcation entre les âges, mais aussi entre les aires culturelles, voire les sexes.184

Outre une compétence pour reconnaître et décoder les références extratextuelles, ce qui fait un « bon lecteur » des Années sera sa capacité à continuer les énumérations d’objets, de chansons, de slogans publicitaires, de romans, de films, etc. : En effet, les séries apparaissent d’emblée comme plus riches que ce qui est dit parce que le choix de l’imparfait comme temps principal de la narration suggère l’inachèvement, la répétition et l’étendue d’une durée propre à être remplie par d’autres objets ou d’autres événements encore.185

En même temps, bien qu’elles appellent à être continuées, les listes se présentent dans le texte comme des ensembles finis, résultants d’un processus de sélection. La voix narrative modélise donc la représentation de la génération à laquelle elle s’adresse, en choisissant de citer – ou de ne pas citer – tel ou tel produit ou telle ou telle chanson. Car, si l’accumulation des références provoque ce que l’on pourrait appeler un effet d’exhaustivité, le texte ne saurait prétendre à une exhaustivité véritable. La dimension collective de la mémoire, que le texte ne cesse d’affirmer, est donc située.186 En rattachant ces considérations à la problématique des pronoms, on peut affirmer que le lecteur capable de reconstituer toutes les références extratextuelles, serait un lecteur – ou plutôt une lectrice187 – qui appartient au « nous », c’est-à-dire qui fait non seulement partie de la génération de la narratrice, mais qui partage également ses opinions : « Ainsi si mémoire collective il y a, c’est la mémoire d’une femme, issue d’un milieu populaire, de gauche et féministe. »188 Outre les références à la vie politique française, qui permettent à la narratrice d’affirmer ses préférences – l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, notamment, est présentée 184 BOUCHARENC 2012, pp. 216–17. Italiques de l’auteure. L’ouvrage de Claude Brasseur, intitulé Je me souviens de Je me souviens, qui contextualise les souvenirs évoqués dans l’ouvrage de Perec, constitue un exemple parlant de cette problématique. Brasseur tente, par ses explications, de compenser les non-dits du texte, à l’intention de ceux qui ne sont pas en position de reconnaître les références. Cf. BRASSEUR 1998. 185 CAMBRON 2011, p. 192. Cambron propose, dans son article, une lecture herméneutique des Années, en confrontant son propre savoir à celui du texte. 186 Cf. également STRASSER 2012, p. 171. 187 Zimmermann insiste sur le fait que l’histoire individuelle et collective est, chez Ernaux, toujours une « histoire genrée ». Cf. ZIMMERMANN 2013, p. 124. 188 STRASSER 2012, p. 172. Hertrampf souligne également la perspective adoptée : « Im Gegensatz zu dem Versuch der Autorin, eine möglichst unpersönliche Auto/Biographie zu verfassen, erfolgt die literarische (Kultur-)Geschichte Frankreichs aus einer politisch eindeutig linksgerichteten Perspektive. » HERTRAMPF 2011b, p. 129, note de bas de page 22.

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comme extrêmement positive189 –, sa position dans le champ politique se dessine également à travers ses lectures : l’évocation d’Hara Kiri,190 par exemple, indique au lecteur qui (re)connaît le titre l’orientation à gauche de la narratrice.

6.5.2. Traduire l’intime et le collectif La mémoire collective que la narratrice met en scène dans Les années est profondément française. Si les noms de marque cités s’internationalisent au fil du temps – les enfants adolescents de la narratrice jouent « sur leur Playstation, la console Atari »191 – la majorité des références à la culture populaire, comme d’ailleurs à la vie politique, relèvent d’une mémoire émergeant dans un contexte national : Pour un lecteur étranger ou un francophone de nationalité étrangère à la France, Les Années manifeste également une mémoire nationale au sens où, comme l’a montré Bourdieu, nos structures mentales, produit du système éducatif et des expériences de socialisation diverses, portent la marque des visions nationales dont elles sont issues. La plupart des images et formules convoquées dans Les Années prennent sens dans un cosmos national français très précis, celui de l’après-guerre, qui ne fait sens complet et partagé que pour les lecteurs issus de ce même cosmos : chansons, marques de voitures, présentateurs de télévision, hommes politiques, toponymie, références aux vins, etc.192

Ainsi, un lecteur non familier de la France et ne partageant pas la langue de la narratrice fera face à une difficulté démultipliée pour décoder les références contenues dans le texte.193 La traduction allemande de Sonja Finck, parue presque dix ans après l’original, relève donc un défi particulier : celui de transposer, pour un public étranger, une multiplicité particulièrement importante de références non explicitées par le texte. Dans la mesure où ces références ne servent pas simplement de décor à l’histoire de la vie d’une femme, mais construisent véritablement le récit, la traductrice semble n’avoir pas d’autre choix que de ne pas les traduire. Mais elle ajoute parfois son appartenance générique au nom commercial du produit, afin d’orienter le lecteur. En outre, les noms de marque apparaissent en italique, se détachant ainsi des autres mots du texte, à la différence du procédé à l’œuvre dans l’original : 189 « Les larmes de Mendès France quand Mitterrand l’embrasse, c’était les nôtres. » ERNAUX, Les années, 2008, p. 151. 190 Cf. ibid., p. 84. 191 Ibid., p. 157. 192 MEIZOZ 2012, p. 192. Italiques de l’auteur. 193 Hertrampf met également cette problématique en lumière : « Einem in der französischen Alltagskultur und Geschichte weniger versierten Leser wird die Lektüre von Les années wie kein anderes Buch von Ernaux einige Probleme bereiten: Zu vielfältig sind die unzähligen Anspielungen auf kulturelle und politische Ereignisse und wirtschaftliche wie gesellschaftliche Hintergründe ebenso wie die z.T. seitenlangen Aufzählungen von (typisch) französischen Markenund Produktnamen, Institutionen, Werbeslogans, Zeitungen, TV-Sendungen, Stars oder Orten, mit denen zumeist nur in Frankreich Sozialisierte etwas verbinden können. » HERTRAMPF 2011b, p. 132.

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Der Vater in der Fernsehwerbung, der sich hinter seiner Zeitung versteckte und es seiner Tochter gleichtun wollte, ein Picorette-Schokobonbon in die Luft warf und vergeblich versuchte, es mit dem Munde aufzufangen.194

L’italique marque l’hétérogénéité du nom de marque par rapport au reste du texte et le colore ainsi comme « étranger ».195 Ainsi la traduction tient-elle d’emblée le lecteur à distance, soupçonnant immédiatement qu’il ne reconnaîtra pas les citations de noms de marque. Parallèlement, l’indication du fait que les « Picorettes » sont des « Schokobonbons » offre au lecteur allemand la possibilité de rattraper un savoir qu’il ne possède pas, alors qu’un lecteur francophone non familier de cette marque est laissé dans l’ignorance. La traduction allemande permet donc au lecteur de se rapprocher du « nous », sans pouvoir y être inclus, puisqu’il ne saura faire résonner en lui, comme les membres du groupe créé par la narratrice, les noms de marque, les chansons ou les émissions de télévision énumérées. À l’inverse, un lecteur francophone plus jeune que la narratrice, exclu du plaisir de la reconnaissance au début du texte, puisque la plupart des références lui échappent, commencera à identifier et à décoder peu à peu les références extratextuelles lorsque le récit atteindra un temps qu’il a lui-même connu, ne saurait-ce que par la prise en charge par la narratrice des souvenirs de ses enfants. Malgré l’omniprésence de la politique intérieure, de nombreuses références à l’actualité dépassent largement le contexte de la France : ainsi, dès le prologue, le lecteur allemand est inclus dans le processus du souvenir, lorsque la narratrice évoque une question, si souvent posée depuis 2001 qu’elle en est devenue un lieu commun : « wo waren Sie am 11. September ? »196. A contrario, le lecteur allemand et le lecteur français sont tous deux exclus des souvenirs intimes de la narratrice, qui ne donne aucune explication sur la signification des images qu’elle veut sauver et qu’elle énumère à la fin du texte : « l’affiche à demi déchirée 3615 Ulla au bas de la côte de Fleury-sur-Andelle »197. La traduction allemande rajoute des éléments qui permettent au lecteur de reconstituer le contexte – français – de l’image évoquée,198 mais les raisons de son importance dans la vie de la narratrice demeurent mystérieuses. L’intimité du sujet parlant s’affirme donc ici comme limite de la remémoration collective. Le passage de l’allemand au français d’Elefanten im Garten se présente, en ce qui concerne la transposition des noms de marque, de manière singulière par rapport aux autres textes de notre corpus. Les marques suisses, particulièrement signifiantes dans le texte, sont familières au lecteur helvétique, quelle que soit sa langue : le lecteur francophone reconnaîtra le caractère local des magasins que la famille de la narratrice fréquente, aussi bien que le lecteur germanophone. Le traducteur peut donc renoncer à toute explication, transposition ou ajout pour faire passer l’effet 194 195 196 197 198

ERNAUX, Die Jahre, 2017, p. 11. Italiques de la traductrice. Cf. VENUTI 1998. ERNAUX, Die Jahre, 2017, p. 14. ERNAUX, Les années, 2008, p. 253. « das eingerissene Plakat mit einer halbnackten Frau und der Minitelnummer 3815 Ulla, das an der Straße hing, die hoch nach Fleury-sur-Andelle führte » ERNAUX, Die Jahre, 2017, p. 255. Italiques de la traductrice.

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contenu dans le nom de marque cité : « D’abord chez Loeb, puis chez Vögele, ensuite chez C&A, et à l’EPA pour terminer. »199 Les connotations voyagent d’une langue à l’autre. Leur décodage complet reste toutefois, comme dans Les années, l’affaire d’un lecteur modèle à caractère national. En effet, un lecteur allemand ou un lecteur français perçoit, dans l’original comme dans la traduction, les marques suisses comme un simple détail, sans charge signifiante, lorsqu’il ne les (re)connaît pas.

6.6. SYNTHÈSE En dehors de l’illustration de l’appartenance à un certain milieu social, l’analyse des Années et d’Elefanten im Garten nous a permis de dégager de nouvelles fonctions du nom de marque qui n’apparaissaient pas dans les romans traités auparavant. Dans le cadre de textes à dimension autobiographique, le nom de marque peut ainsi provoquer une mise en mouvement de la mémoire (de l’instance narrative ou du lecteur) dès lors qu’il est associé à une personne (au père mort chez Kureyshi) ou à une époque (chez Ernaux). Dans Les années (comme dans Je me souviens), la mention de signes commerciaux, de slogans et de spots publicitaires, donne à une période passée une coloration particulière puisqu’elle rappelle aux personnes qui l’ont vécue une ambiance et un sentiment impossibles à partager avec ceux qui n’en sont pas familiers. Ce savoir à la fois intime et collectif ne fait pas partie de la mémoire officielle qui figure dans les livres d’Histoire. L’importance de la collaboration du lecteur au déchiffrement du texte est donc particulièrement visible dans Les années (comme dans Je me souviens), dans la mesure où le texte s’adresse en premier lieu à une lectrice de la même génération que la narratrice, issue d’un milieu social similaire et qui partage ses positionnements politiques. Chez Kureyshi, la nationalité des marques se révèle signifiante d’une tout autre manière que dans le passage de La carte et le territoire où Jed associe des entreprises au système politique d’un pays.200 La présence d’une majorité de marques helvétiques dans Elefanten im Garten contribue à dresser le portrait d’une Suisse centrée sur elle-même à laquelle la narratrice ne se sent pas appartenir. Sa perception (sélective) ancre le récit dans un lieu géographique précis tout en le présentant d’une manière légèrement stéréotypée : l’évocation d’une marque d’entreprise de nettoyage – la Suisse est réputée être un pays particulièrement propre – et celle d’une barre chocolatée célèbre font référence à une image répandue et idéalisée de la Suisse. La narratrice se distancie de cette vision du pays en dénonçant les travers de sa politique d’immigration. La narratrice des Années se positionne aussi dans la réalité culturelle et économique du monde en analysant les conséquences (personnelles et collectives) de 199 KUREYSHI, Des éléphants dans le jardin, 2017, p. 17. 200 Cf. 5.2.2. de cette étude.

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l’accès illimité aux objets et de la prise d’importance, au fil du temps, du pouvoir distinctif des marques. Outre le fait de colorer une époque, les énumérations de noms de marque servent, chez Ernaux, également à illustrer un procédé historique. L’émergence de la société de consommation est rendue saisissable par la prolifération de marques qui apparaissent dans le texte. On ne relève néanmoins pas, dans Les années, de critique tranchée de la société de consommation, dans la mesure où la narratrice s’inscrit elle-même, à la différence du narrateur des Choses, dans la masse des consommateurs. On retiendra enfin que, dans le cadre de textes dont l’appartenance générique est floue, le nom de marque participe certes à en renforcer la dimension référentielle, mais ne permet pas son basculement dans un autre genre. Le roman de Kureyshi reste un roman et l’ambiguïté du pacte autobiographique dans Les années demeure. Le nom de marque cristallise le savoir extratextuel auquel il réfère, il l’inscrit dans le texte et contribue ainsi à la création d’une illusion référentielle, mais ne fissure pas la fictionnalité du texte quand celui-ci la revendique, et cela même si cette revendication est profondément ambiguë.

7. LA VILLE, SURFACE PUBLICITAIRE, SURFACE LITTÉRAIRE : OLIVIER ROLIN ET ULRICH PELTZER

7.1. INTRODUCTION La « sursémiotisation » des rues dont parlait Philippe Hamon1 pour évoquer les changements survenus au 19e siècle a pris une ampleur considérable avec le temps, tant sur un plan quantitatif que qualitatif. Aucun espace du paysage urbain n’échappe à la publicité. Des noms de marque, toujours plus nombreux, s’y étalent sous toutes les formes possibles : enseignes de magasins, affiches, panneaux lumineux et même films publicitaires font partie du décor quotidien des habitants de la grande ville. Tigre en papier d’Olivier Rolin (2002) et Teil der Lösung d’Ulrich Peltzer (2007) se saisissent de cet aspect de la ville, en l’occurrence Paris et Berlin, pour en offrir des portraits riches en signes commerciaux. Ces textes abordent en outre tous deux des sujets politiques, de sorte que la mise en scène d’un monde ostensiblement marqué par l’idéologie capitaliste sert de décor à des histoires dans lesquelles les luttes révolutionnaires – et leurs dérives – tiennent un rôle central. Les noms de marque y sont fonctionnalisés d’une manière particulière, qui tranche avec les textes analysés précédemment. À quelques exceptions près, c’est moins la signification connotative de chacun d’eux que leur existence publicitaire concrète, en tant qu’élément de la ville, qui se trouve placée au premier plan. Les romans de Peltzer et Rolin abordent plus ou moins directement la problématique des changements du milieu urbain provoqués par le développement de la société de consommation et assument une dimension plus politique que les textes analysés jusqu’ici, en abordant des questions telles que les possibilités et les limites de la lutte contre la société capitaliste. L’aspect géographique de la marque positionnée dans le paysage urbain, ainsi que les diverses conséquences de la multiplication de la publicité dans la ville, nous occuperont dans un premier temps. Nous analyserons le lien référentiel créé par la juxtaposition des lieux et des noms commerciaux et nous pencherons sur les parallèles existants entre les deux romans de Peltzer et Rolin et Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin. La deuxième partie de ce chapitre sera consacrée à la mise en scène de la ville étrangère – Paris chez Peltzer, Hô-Chi-Minh-ville chez Rolin – et à la traduction allemande de Tigre en papier. Nous étudierons ensuite la structure des mondes fictionnels mis en scène, ainsi que les modes de représentation – plus 1

Cf. HAMON 2012, p. 4 et HAMON 2007, p. 149. Cf. chap. 3 de cet ouvrage.

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ou moins sérieux – adoptés. Enfin, nous interrogerons le positionnement de ces deux textes quant aux thématiques qu’ils abordent.

7.1.1. Tigre en papier (2002) Martin, protagoniste principal et narrateur de Tigre en papier, roule de nuit sur le périphérique parisien en compagnie de Marie, la fille de son ancien ami Treize, qui désire obtenir des informations sur la vie mais aussi sur les causes de la mort de son père, décédé lorsqu’elle avait quatre ans. Le récit du passé commun de Treize et de Martin, membres actifs de l’organisation maoïste « La Cause » dans les années 1960/70, entraîne Marie et le narrateur dans une révolution répétée autour de Paris : ils tournent dix fois autour du périphérique dans la DS de Martin, avant que, la panne d’essence menaçant, Martin se décide à bifurquer dans la ville pour ramener la jeune femme chez elle. Les tours de périphérique constituent le récit-cadre du roman. Martin s’adresse tant à lui-même (à la deuxième personne), qu’à Marie, pour évoquer sa jeunesse révolutionnaire, ouvrant par là un nouveau niveau narratif. Les souvenirs de Martin sont déclenchés par des associations et il en fait donc part à la jeune femme de manière décousue : ce sont les lieux le long desquels ils passent, mais aussi les enseignes publicitaires qui défilent sur le périphérique, qui mettent en mouvement sa mémoire. À l’histoire de la révolution manquée, rêvée par les activistes de La Cause, se mêle, entre autres souvenirs, celle de la quête personnelle de Martin, qui l’a mené au Vietnam sur les traces de son père décédé lors de la guerre d’Indochine. « La mélancolie historique tu l’as tétée avec le lait de ta mère »,2 affirme-t-il. Martin, comme ses camarades, est imprégné de la Grande Histoire, celle des luttes diverses, mais aussi celle, plus proche, plus intime, de la France occupée : « Tu es né à mi-distance exactement de la Mère des défaites et de Diên Biên Phu, il faut le faire. »3 C’est dans l’Histoire « avec un grand h » que désirent s’inscrire les militants de La Cause, ce qui les distingue de la nouvelle génération, celle de Marie, dont le narrateur perçoit les membres comme « ignorants de ce que c’est que l’Histoire »4. Le roman se termine lorsque, après l’avoir raccompagnée en bas de chez elle, Martin accède enfin à la demande de Marie en racontant la mort de Treize, provoquée par une chute d’une des tours de l’église Saint-Supplice à Paris, plusieurs années après la fin de La Cause. Les parallèles existant entre l’auteur et le narrateur de Tigre en papier ont été abondamment commentés, tant dans le cadre de la réception médiatique du roman5 qu’au sein des travaux universitaires qui lui sont consacrés. Olivier Rolin a en effet 2 3 4 5

ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 9. Ibid. Ibid., p. 76. Cf. à ce sujet VIART 2008, pp. 88–91. Cette réflexion du narrateur fait écho à celle de la narratrice des Années, qui considère que le passé joue de moins en moins de rôle pour les nouvelles générations. Cf. VIART 2008, p. 83.

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été à la tête de la branche armée de l’organisation maoïste « La Gauche prolétarienne », équivalent réel de La Cause, dissoute elle aussi au début des années 1970.6 La plupart des événements auxquels Martin fait référence dans son récit ont donc un équivalent réel,7 et le lecteur familier de l’histoire de la gauche militante française « reconna[ît] aisément »8 les protagonistes des épisodes racontés. En outre, le narrateur de Tigre en papier, devient, plusieurs années après la fin de La Cause, écrivain, ce qui renforce évidemment la tentation de mettre en parallèle auteur et narrateur. Pourtant, la désignation générique du texte ne trompe pas : il s’agit bien d’un roman, et la discordance entre les noms de l’auteur et du narrateur-personnage ne laisse aucun doute quant à la nature du contrat de lecture.9 Ainsi, la licence de l’auteur d’introduire des histoires fictives dans son texte – comme celle des circonstances de la mort du père de Martin,10 qui occupe une place considérable dans le récit –, est totale et n’ouvre la porte à aucune ambiguïté de type autofictionnel. Plus que dans cette tendance de la littérature française qui succède à « l’ère du soupçon », c’est dans celle du « retour à l’histoire » que les spécialistes de la littérature française inscrivent l’ouvrage de Rolin, et son œuvre en général.11 Dominique Viart classe plus précisément le roman dans ce qu’il nomme les « fictions critiques »12 de la littérature contemporaine, en argumentant que l’ouvrage ne raconte pas l’Histoire de manière classique,13 mais qu’il livre plutôt une réflexion à son propos.14 Le texte n’a en effet rien de linéaire ou de chronologique et la situation narrative est particulièrement complexe. Le narrateur s’adresse à lui-même à la deuxième personne du singulier. Ceci ouvre un récit premier, dans lequel se situent la rencontre de Martin et Marie et les trajets autour du périphérique. En racontant sa jeunesse et celle de Treize à Marie, le Martin-personnage du récit premier devient, lui aussi, narrateur au sein de la diégèse. Ce narrateur intradiégétique ouvre un 6

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« Après mai 1968, il dirige la branche armée de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste dont la stratégie consistait non pas à déstabiliser l’État par des actes sanglants, comme en commirent la Fraction armée rouge en Allemagne, ou encore les Brigades rouges des “années de plomb” en Italie, mais à entraîner la classe ouvrière vers la Révolution par l’exemple d’une violence symbolique. Mais pas seulement : ainsi le projet, qui échoua, d’assassiner l’ancien milicien Paul Touvier. L’échec de cette tentative, combiné à l’attentat des Jeux olympiques de Munich en 1972, conduisit l’organisation à condamner le terrorisme et à se dissoudre en 1973. » FONDO-VALETTE 2008, p. 263. Marc Dambre en effectue une liste dans l’article suivant : DAMBRE 2006, pp. 99–100. VIART 2008, p. 83. Ceci différencie Tigre en papier d’Elefanten im Garten. Cf. VELDHUIJSEN 2005, pp. 98–99. Cf. AMAR 2013, pp. 87 –100 ; Dambre 2006. Dominique Viart précise que c’est seulement depuis les années 2000 que les écrivains se penchent, dans la fiction, sur l’engagement des années 1970. Cf. VIART 2008, p. 84. Sur le rapport à l’histoire de l’œuvre d’Olivier Rolin en général, cf. également RASSON 2008 ; RUBINO 2007. VIART 2008, p. 85. « Ce sont des aperçues, des réminiscences plus ou moins ponctuelles, que la mémoire – et surtout la narration – désorganisent/réorganisent au profit d’autres questions. » Ibid., p. 85. Cf. ibid., p. 86.

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troisième niveau – le niveau métadiégétique, selon la terminologie de Genette15 –, dans lequel un Martin jeune évolue comme personnage. L’adresse de Martin à lui-même pourrait évoquer, au premier abord, un dialogue intérieur,16 qui effacerait la distinction entre le je-narrant et le je-narré du récit premier (tous deux des Martin du présent), d’autant plus que la prise de parole de Martin et la voix du je-narrant se confondent régulièrement. L’absence de distance entre narrateur et personnage correspond à la forme du monologue intérieur,17 qui implique une simultanéité (évidemment mise en scène) entre l’énonciation et les actions rapportées. L’apparition régulière, en lettres majuscules, des panneaux publicitaires ou autoroutiers que Martin perçoit alors qu’il conduit – par exemple « LA GRANDE PORTE rouge CARREFOUR bleu 700 M N 34 […] »18 – renforce la sensation de simultanéité entre la production du discours et les événements narrés, d’autant que ces éléments interrompent régulièrement le récit de Martin, tout en constituant le point de départ de ses associations. Cependant, cette impression d’immédiateté est contrée par des passages où une distance entre le je-narrant et le jenarré se dessine subtilement. Ainsi, dans le passage suivant, le je-narrant semble commenter la scène a posteriori : LA NUIT HÔTEL F1 700M STATION-SERVICE putain ! Un poids lourd qui déboîte brutalement, sans prévenir, te fait remonter le cœur dans les amygdales et glisser la voiture vers la gauche, freins pas bloqués heureusement, juste un peu fort patinés. Assassin ! La fille de Treize n’a pas bronché, elle a du sang-froid. Tient de son père. Et toi encore des réflexes.19

Alors que les exclamations « putain ! » et « assassin ! » représentent une forme de style indirect libre et sont donc à attribuer au je-narré, la description du surgissement du camion semble témoigner d’une certaine distance – fût-elle minime – entre Martin-narrateur et Martin-personnage. En outre, le commentaire sur les réflexes de Martin relève du jugement, d’un regard rétrospectif ou du moins distancé de Martin sur lui-même. S’il serait possible de contredire cette analyse en mettant en avant la complexité du rapport à soi, et en discutant du fait qu’un individu est susceptible de posséder une voix intérieure qui commenterait ses propres agissements, l’étude de la structure du roman de Rolin confirme la présence d’une instance narrative organisatrice du récit, qui se distingue du personnage, et invalide ainsi définitivement la thèse du 15 Cf. GENETTE 1972, pp. 71–278. 16 C’est ainsi que Fondo-Valette l’interprète : « Ainsi, point de “je” ni de “moi” mais un dialogue constant avec soi-même, interpellé par le “tu” de la distance critique, qui participe à la recherche de la vérité, au travail de la désillusion et donc de connaissance, pour, non seulement à ses propres yeux, mais aussi aux yeux des lecteurs extérieurs à cette expérience – soit parce qu’ils n’étaient pas d’accord, soit parce qu’ils sont et seront tard venus – , rendre intelligible l’histoire d’une génération. » FONDO-VALETTE 2008, p. 268. Cf. également LAMARRE 2014, p. 172 ; JERUSALEM 2006, p. 153. 17 Édouard Dujardin évoque explicitement la possibilité de l’usage du “tu” dans le monologue intérieur : « […] la seconde et la troisième personne, en réalité, ne sont là qu’une première personne déguisée ». DUJARDIN 1977, p. 216. 18 ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 11. 19 Ibid., p. 11.

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monologue (ou dialogue) intérieur. L’histoire de Martin et de la fille de Treize n’est pas racontée de manière chronologique : au premier chapitre, qui constitue le premier tour du périphérique, succède une analepse complète dans laquelle est relatée la rencontre entre Martin et Marie lors de la fête d’anniversaire d’une ancienne de La Cause, leur départ commun de la fête et la recherche de la voiture de Martin, et qui se termine à la fin du quatrième chapitre, lorsqu’ils arrivent sur le périphérique. Ainsi, si le narrateur extradiégétique ne laisse pas de traces (déictiques) dans le récit, il le construit, l’organise, et l’impression de simultanéité décrite plus haut fait partie de cette construction. Elle apparaît en effet nettement comme stratégie narrative, dans la mesure où, en raison de la structure non-chronologique du récit, le temps de la narration devient visible et se distingue de celui de l’histoire, de sorte qu’il devient manifeste que les voix de Martin-narrateur et Martin-personnage, semblent mêlées, mais ne le sont pas réellement. Comme dans la Recherche du temps perdu, à laquelle Tigre en papier fait largement écho, l’acte de se souvenir se situe non au niveau extradiégétique, mais à l’intérieur même de la diégèse.20 Martin, personnage du récit-cadre, représente celui qui se rappelle : l’acte du souvenir est mis en scène par le texte. Le récit-cadre sert donc à libérer la parole, à laisser la place au récit des événements, à ces « histoires [qui] dormaient dans les journaux d’il y a trente ans et [que] personne ne […] savait plus »21.

7.1.2. Teil der Lösung (2007) Teil der Lösung fait référence d’une tout autre manière aux activités militantes et terroristes des années qui ont suivi 1968. Le récit multifocalisé se déroule durant l’été caniculaire de 2003 et est principalement centré sur l’histoire d’amour entre Christian, journaliste indépendant et aspirant écrivain qui vit de manière précaire dans la ville de Berlin, et Nele, étudiante en lettres, qui rédige son mémoire de fin d’études sous la direction de Jakob, un ami d’enfance de Christian. Christian désire écrire un article sur les membres des Brigades rouges exilés en France et forcés de replonger dans la clandestinité à la suite d’un accord politique entre la France et l’Italie,22 et tente d’entrer en contact avec eux afin d’obtenir une interview. Il se documente principalement sur Internet et en regardant des films, sources auxquelles le lecteur a également accès à travers la focalisation interne sur Christian. Celui-ci ignore que Nele fait partie d’un groupe militant23 qui organise des actions dénonçant la présence de caméras de surveillance dans la ville et la privatisation de l’espace public. Nele et ses camarades s’interrogent sur la nécessité de passer à une 20 Cf. à ce sujet LINK-HEER 1988, p. 132. Cf. également la notion de « Sujet intermédiaire » de Marcel Muller : MULLER 1965, pp. 36–52. 21 Citation de Proust mise en exergue à Tigre en papier, p. 7. 22 Cf. PELTZER, Teil der Lösung, 2007, pp. 31–32. 23 Michael König relève le caractère elliptique du texte quant aux motivations et revendications de ce groupe. Cf. KÖNIG 2015, p. 49. Cf. également DUFRESNE 2015, p. 105.

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forme de lutte plus violente : le groupe met le feu au parc automobile de la police municipale [all. Ordnungsamt] du quartier berlinois de Treptow. Les jeunes activistes sont surveillés par la police et les services de renseignement (all. Verfassungsschutz), qui les pensent susceptibles de basculer dans le terrorisme. Le lecteur a accès à l’enquête les concernant, la focalisation interne se concentrant ponctuellement sur les policiers et les membres des services de renseignement. Nele apprendra à Paris, alors qu’elle accompagne Christian qui a obtenu une interview avec un ex-membre clandestin des Brigades rouges, que plusieurs de ses amis ont été arrêtés et qui lui est conseillé de rester hors d’Allemagne pendant quelque temps. Les enseignes lumineuses ainsi que les publicités qui remplissent les rues de la ville de Berlin, dans laquelle le roman se déroule en majeure partie, sont décrites de manière détaillée. Comme chez Rolin, le récit d’activités militantes et les questionnements politiques qu’amènent les recherches de Christian sur le terrorisme d’extrême gauche sont placés dans un décor symbolisant le triomphe du capitalisme. Si le roman de Peltzer n’évoque pas directement le pendant allemand des Brigades rouges, la Rote Armee Fraktion, son titre fait néanmoins référence à une citation d’un de ses membres, Holger Meins,24 de sorte que l’organisation est implicitement convoquée dans le texte.25 La situation narrative de Teil der Lösung se présente de manière totalement différente de celle de Tigre en papier. Bien que le point de vue du protagoniste principal, Christian, domine, le récit adopte la perspective de nombreux personnages, y compris celle de personnages secondaires : Michael König compte ainsi, sur les quelque 495 pages que contient le roman, pas moins de 95 changements de focalisation.26 Le narrateur reste donc – la plupart du temps – dans une position de retrait maximal, et le lecteur, en l’absence d’une instance lui offrant une vue d’ensemble sur les événements, est appelé à reconstituer les liens entre les différents fragments narratifs qui lui sont donnés à lire.27 La mettant en parallèle avec le concept de « globalisation », qui, en tant que « grand récit » de notre époque, viserait à une « universalisation totalisante », Frederike Felcht voit dans cette stratégie narrative une manière d’échapper, dans l’écriture, au risque d’une représentation totalisante.28 Dans ce même ordre d’idée, Betiel Wasihun affirme que le procédé narratif répond, au niveau formel, à la thématique de la surveillance dans le roman. Le narrateur omniscient, qui dispose de l’histoire et des personnages et représente ainsi une instance « anti-démocratique »,29 se tient en retrait et laisse se substituer à lui une multitude de points de vue. 24 « [E]ntweder Teil des Problems oder Teil der Lösung. Dazwischen gibt es nichts ». Cité in : METELMANN 2014, p. 191. 25 Cf. à ce sujet également PREECE 2010. 26 Cf. KÖNIG 2015, p. 41. 27 Cf. ibid. 28 « Erst aus dem Zusammenschnitt der Figurenperspektiven ergibt sich das Ganze, das widersprüchlich bleibt. Dies ist eine erzähltechnische Lösung für das Problem, unübersichtliche Zusammenhänge nicht-totalisierend darzustellen. » FELCHT 2012, p. 133. 29 Wasihun met en lien, en faisant notamment référence à l’auteure Juli Zeh, la narration d’ordre auctoriale et les concepts de surveillance et de contrôle. Cf. WASIHUN 2016, pp. 385–388.

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À l’opposé, et cette position nous paraît plus convaincante, Alexandra Pontzen et Michael König voient justement une analogie entre la dimension fragmentaire du récit, l’anonymat de l’instance narrative et le fonctionnement des réseaux de caméras de surveillance, dont il est question dans le roman : « Teil der Lösung » hat sich dieses Abbildungs- und Rezeptionsverfahren im Videoüberwachungsraum selbst zum erzählperspektivischen Paradigma und narrativen Ordnungsprinzip gemacht. Die Funktionsweisen der technischen Einrichtung werden implizit zum poetischen Prinzip des Romans selbst erhoben. Die Textorganisation orientiert sich an den Abbildungsverfahren der Videoüberwachungstechnik und dem prüfenden Blick ihres Betrachters.30

Le narrateur continue à disposer de ses personnages, et, loin de se tenir à distance pour démocratiser le récit, endosse le rôle d’une instance de contrôle et de surveillance.31 Quelques passages font d’ailleurs exception à la règle et n’adoptent pas le mode de la focalisation interne : il s’agit du prologue intitulé « Sony Center »,32 d’un paragraphe où il est question du même lieu,33 ainsi que de la description de l’agitation policière et des manifestants contestataires autour de la conférence annuelle de l’OCDE.34 Dans ces séquences, l’instance narrative se présente comme une sorte d’observateur anonyme et pas complètement dépourvu de point de vue personnel. Le narrateur ne cède donc pas entièrement son récit à ses personnages, comme Felcht et Wasihun l’affirment, mais se présente bien comme une instance contrôlante dans le sens de Pontzen et König. Il est intéressant de constater que la multifocalisation a peu de conséquences sur la présence ou l’absence de noms de marque dans le texte. À la différence de ce que nous avons pu observer dans La carte et le territoire, le changement de perspective n’en induit pas une augmentation ou une diminution : à l’exception des brefs moments où l’ami psychotique de Christian, Martin, et l’employeur de Nele, Walter Zechbauer, servent de foyers focaux, on trouve des noms de marque dans tous les fragments narratifs. La brièveté de ces passages et le caractère secondaire des personnages concernés appellent à ne pas attribuer une importance particulière à ce constat.

30 KÖNIG 2015, p. 43. « “Teil der Lösung” a fait de ce procédé de reproduction et de réception dans la salle de surveillance vidéo son paradigme au niveau de la perspective narrative et son principe d’ordre narratif. Les modes de fonctionnement de l’équipement technique sont implicitement élevés au rang de principe poétique du roman même. L’organisation du texte s’oriente sur les procédés de reproduction de la technique de la surveillance vidéo et sur le regard scrutateur de celui qui la visionne. » 31 Cf. PONTZEN 2010, pp. 235–236. 32 Cf. PELTZER, Teil der Lösung, 2007, pp. 7–20. 33 Cf. ibid., pp. 110–111. 34 Cf. ibid., pp. 136–137.

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7.2. TOPOGRAPHIE DE LA MARQUE Au-delà de la proximité thématique entre Tigre en papier et Teil der Lösung, la dimension visuelle de l’écriture de Peltzer et de Rolin, qui mettent en scène la grande ville en décrivant minutieusement les enseignes publicitaires et lumineuses qui la peuplent et l’entourent, appelle une lecture parallèle et comparative des deux ouvrages. Sur le périphérique, Martin perçoit les panneaux autoroutiers et les néons clignotants, qui s’imposent graphiquement dans le texte, puisqu’ils y sont repris ad hoc, en majuscules. Lorsque les personnages de Peltzer se déplacent, les lieux précis où ils passent sont nommés,35 et avec eux les enseignes des magasins et les affiches publicitaires qui s’y trouvent. De plus, le roman s’ouvre sur la description du « Sony Center », situé à la Potsdamer Platz, dont le nom est tout simplement une marque. Les noms de marque sont donc très souvent liés à des endroits spécifiques : il se compose ainsi, dans les deux romans, une « topographie » de la marque. Sur la carte urbaine, que l’on pourrait reconstruire en lisant les deux textes, s’ajoutent aux lieux reconnaissables des villes de Berlin et Paris des signes commerciaux de toutes sortes, qui se fondent dans le paysage, formant un ensemble homogène avec les endroits cités. Nous nous pencherons donc d’abord sur la situation géographique de la marque dans Tigre en papier et Teil der Lösung, en faisant un détour par Berlin Alexanderplatz, roman paradigmatique de la grande ville, dans lequel la réclame occupe une place similaire.36 Nous envisagerons ensuite les conséquences de l’augmentation de la publicité dans les rues de la ville, tant au niveau idéologique qu’historique. Enfin nous verrons, dans Teil der Lösung, de quelle manière un groupe de jeunes militants tente de s’opposer à la privatisation de l’espace urbain.

7.2.1. (Lumineux) points de repère 7.2.1.1. Paris encerclé Dès la première ligne de Tigre en papier, des lettres majuscules s’invitent dans le récit : « Vert émeraude sur bleu nuit PÉRIPHÉRIQUE INTÉRIEUR FLUIDE PÉRIPHÉRIQUE EXTÉRIEUR FLUIDE. »37 Le procédé qui régit la situation narrative du récit est annoncé d’emblée : la vision de Martin, narrateur-personnage, est rendue de manière pseudo-simultanée par le texte, qui reproduit, en les marquant graphiquement, les panneaux autoroutiers et les enseignes qu’il perçoit. Les lieux parisiens par lesquels passent Martin et Marie apparaissent sous forme écrite – en 35 Michael König relève plus de cent évocations de lieux appartenant à la topographie berlinoise. Cf. KÖNIG 2015, p. 49. 36 Plusieurs chercheurs inscrivent Peltzer dans la tradition du Großstadtroman. Cf. en particulier JÜRGENSEN 2011 ; LEDANFF 2009, en particulier pp. 310–345. 37 ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 9.

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tant que panneaux indiquant les différentes « portes d’entrée » dans Paris – mais aussi comme éléments du paysage. Ils correspondent à la topographie réelle du périphérique parisien, et on peut aisément suivre le parcours de Martin et Marie sur un plan. De plus, les panneaux lumineux mentionnés dans le texte sont reliés à un endroit précis, et ce procédé est conduit de manière conséquente dans tout le roman. On retrouve toujours les mêmes noms de marque lorsque la voiture de Martin atteint le même point du périphérique : NANTES BORDEAUX ORLY RUNGIS ÉVRY LYON CASINO rouge CASTORAMA bleu BRICOLAGE DÉCORATION VOLVO bleu JACK DANIELS (salut Jack !) PORTE DE GENTILLY HÔTEL IBIS ÉTAP’HÔTEL NOVOTEL bleu on déploie nos panneaux solaires, pétales d’or dans la nuit, déjà montent à l’horizon la porte d’Orléans, le clocher de Montrouge planté dans la couenne de ciel rouge.38 CASINO CASTORAMA PORTE D’IVRY NANTES BORDEAUX ORLY RUNGIS ÉVRY LYON PORTE d’Italie CHAMPION CAMPANILE IBIS vert émeraude sur bleu nuit PÉRIPHÉRIQUE INTÉRIEUR FLUIDE PÉRIPHÉRIQUE EXTÉRIEUR FLUIDE bleu rouge blanc vert aurore boréale le clocher de Montrouge dressé noir sur le ciel rouge, fusée sur son pas de tir.39

L’association d’un nom de marque avec un lieu spécifique contribue à la création d’une illusion référentielle : il est certes probable que, si un lecteur s’amusait à vérifier que ce couplage reflète la réalité, il trouverait des « erreurs », dues soit aux rapides changements du monde commercial (une enseigne a pu déménager ou un magasin être racheté), soit aux « inexactitudes » de l’auteur. Mais cette question est, dans le cadre d’un texte fictionnel, peu pertinente. Ici, c’est la rigueur avec laquelle les mêmes enseignes, les mêmes panneaux publicitaires reviennent régulièrement, lorsque le même tronçon du périphérique est évoqué, qui rend le paysage vraisemblable. Ces éléments, qui constituent des « particules de réalité » dans le sens de Brigitta Krumrey, Ingo Vogler et Katharina Derlin,40 sont à qualifier de Stolperstein, dans la mesure où ils affirment leur dimension réelle avec insistance – les majuscules participant à ce procédé. Ils servent ici à authentifier la situation d’énonciation intradiégétique et non pas à mettre en lumière la fictionnalité du récit, comme cela était le cas chez Houellebecq. Leur effet dérangeant est d’ailleurs plus fort à l’intérieur de la fiction qu’au niveau de la surface du texte, puisqu’ils forcent Martin à s’interrompre sans arrêt, ce qui énerve Marie, empêchée de suivre son récit : « Tu ne sais pas raconter une histoire, tu mélanges tout »41, lui reproche-t-elle. Or, Agnès Castiglione, qui est une des seules chercheuses à se pencher (brièvement) sur la présence de marques dans le roman de Rolin, interprète l’association entre un nom de lieu et un nom de marque comme un des éléments signalant la fictionnalité du texte :

38 39 40 41

Ibid., p. 16. Ibid., p. 185. Cf. KRUMREY/VOGLER/DERLIN 2014 et chap. 2 de cet ouvrage. ROLIN, Tigre en papier, p. 40.

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Si les références toponymiques sont bien réelles, elles voisinent avec des noms de marques mises sur le même plan et ces juxtapositions constantes des lieux et de la publicité, où le narrateur voit « cette éternité de pacotille qui est le contraire de l’Histoire », crée un brouillage systématique dans la forêt des noms. Les toponymes, par ailleurs, ne suscitent aucune image précise […]. Sont esquissées de vagues silhouettes stylisées qui semblent n’avoir de réalité tangible que dans leur seule nomination. Elles ne renvoient évidemment à aucune image attendue de Paris, clichés et stéréotypes illustres de la capitale, leur seule réalité est nominale. Il en résulte donc une impression de rêve, de facticité, que confortent les constantes références du discours au monde de la fiction, théâtrale ou cinématographique.42

Castiglione semble considérer les noms de marque comme « irréels », ou du moins comme des références relevant moins de la réalité que les toponymes. Ces références sont certes éminemment fragiles et bien plus susceptibles de varier que les noms de lieux. Il n’en reste pas moins qu’elles évoquent des marques bien réelles, existant dans le hors-texte. Elles ne sont donc pas à mettre sur le même plan que les références intertextuelles et intermédiales que Castiglione évoque également et qui concourent en revanche, nous allons le voir,43 effectivement à la mise en évidence du caractère fictionnel du texte. Les enseignes lumineuses et les noms de marque ne sont pas présentés, comme l’affirme Castiglione, comme des objets issus d’une réalité qui ne serait que sa propre mise en scène, mais bien comme des éléments constituant du paysage du périphérique parisien, faisant partie du monde contemporain et relevant donc d’une réalité tangible. Le périphérique apparaît, dans Tigre en papier, comme le lieu par excellence où prospèrent les enseignes des grandes marques et les publicités géantes, symboles de la victoire du capitalisme qui se rit des luttes passées, comme celles qu’a menées Martin en son temps. En ce sens, il s’oppose au centre de Paris, représenté dans le roman par le quartier de Belleville, dans lequel un certain passé semble pouvoir subsister. Au troisième chapitre, le narrateur et Marie déambulent dans Belleville à la recherche de la DS de Martin, qui ne se souvient plus où il l’a garée. Ici aussi, Martin perçoit les enseignes des magasins ou des bistrots, qui apparaissent en lettres capitales dans le texte. Mais, à l’intérieur de la ville, les reproductions de ses perceptions sont dénuées de noms de marque. : BAR LE MISTRAL BOXES AUTO À LOUER ALIMENTATION GÉNÉRALE OPTICIEN LENTILLES DE CONTACT.44

Ce n’est qu’à l’approche du périphérique qu’apparaît un McDonald’s.45 Bien que Martin affirme plusieurs fois que Paris a changé à partir de la présidence de Georges Pompidou,46 la ville telle qu’il la décrit semble échapper à l’hégémonie de la publicité. Elle se retrouve certes encerclée par elle, mais continue à lui résister :

42 43 44 45 46

CASTIGLIONE 2005, p. 209. Cf. point 7.4.2.1. de cette étude. ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 92. Cf. ibid., p. 138. Cf. par exemple p. 122 : « C’est à l’époque du président Pompe qu’ils ont commencé à raser tout le passé. Le président Pompe avait composé une anthologie de la poésie française, mais il détestait le passé. Mort à l’Histoire, enrichissez-vous… ses mots d’ordre ont gagné. »

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La ville, surface publicitaire, surface littéraire L’esprit du temps, si on peut encore appeler ça ainsi, c’est un montage sans queue ni tête de lieux communs. Un peu comme cet anneau de publicités à l’intérieur de quoi on a tourné toute la nuit, à l’intérieur de quoi la ville est bouclée.47

Pour décrire le rapport du périphérique à la ville de Paris, le narrateur se sert de nombreuses métaphores ayant rapport à l’espace : il affirme par exemple plusieurs fois que la fille de Treize et lui sont « en orbite » autour de Paris.48 Pourtant, Martin ne considère plus la capitale comme le centre du paysage contemporain : […] c’est comme les autoroutes, les supermarchés, tous ces machins qui font à présent partie du paysage, qui en sont le centre, qui ont l’air d’être là depuis aussi longtemps que les collines ou en tout cas les cathédrales : ça n’existait pas, ça commençait à peine.49

En décrivant Belleville sans citer de noms de marque, Martin, ancien activiste, aujourd’hui écrivain, tente de protéger la ville de Paris des « non-lieux »50 devenus le centre du paysage. La vision du narrateur est sélective, dans la mesure où il est peu probable qu’on ne trouve aucun nom de marque dans le quartier de Belleville, que ce soit sous forme de panneaux publicitaires ou d’enseignes de supermarché. Martin érige ainsi Belleville, et par extension métonymique toute la ville de Paris, en sanctuaire d’un temps passé, et permet à la capitale de rester fidèle à sa réputation révolutionnaire, tant de fois évoquée. Il se construit par là son propre centre, un lieu protégé, correspondant aux vœux et aux rêves de sa jeunesse. Ainsi, le paysage autour du périphérique, avec les nombreuses marques qui surgissent en lettres capitales en même temps qu’elles apparaissent aux yeux de Martin, symbolise non seulement le triomphe de la société de consommation, mais également l’abandon personnel des idéaux révolutionnaires et la disparition d’une époque, celle où la ville de Paris constituait le décor d’une lutte qu’il croyait juste, et qu’il regarde aujourd’hui avec un sourire souvent ironique, parfois nostalgique. Alors, la crainte qu’il a éprouvé lors de la construction du périphérique se colore de cette opposition : Je te disais que le périphérique à l’époque ça n’existait pas. Et quand ils ont commencé à le construire, ça va te paraître bizarre mais on était convaincus que ce n’était pas du tout pour faire rouler des voitures et des camions qu’ils faisaient ça, à d’autres… On était sûrs que c’était pour enfermer Paris, le Paris des révolutions dans lequel on croyait toujours vivre, Treize et moi et les autres, pour coffrer ce Paris-là, donc, ce Paris rebelle et batailleur, dans l’ellipse d’un immense stade.51 Ibid., p. 239. Cf. par exemple ibid., p.152 et p. 231. Ibid., p. 213. Nous soulignons. La perspective de Martin sur les autoroutes et les supermarchés rejoint la définition des « nonlieux » proposée par Marc Augé, dans la mesure où le narrateur de Tigre en papier semble les considérer comme des lieux dépourvus d’histoire : « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. L’hypothèse ici défendue est que la surmodernité est productrice de non-lieux, c’est-à-dire d’espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui, contrairement à la modernité baudelairienne, n’intègre pas les lieux anciens […]. » AUGÉ 1992, p. 100. 51 ROLIN, Tigre en papier, p. 39. 47 48 49 50

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7.2.1.2. Berlin surveillé Contrairement à ce que nous avons constaté dans Tigre en papier, c’est dans le centre de Berlin que les grands groupes commerciaux imposent leur présence. Le roman de Peltzer contient, dès son ouverture, un nom de marque : le prologue, intitulé « Sony Center »,52 renvoie au célèbre complexe immobilier situé à la Potsdamer Platz, dont la firme japonaise Sony a été la première propriétaire. La marque est ici intrinsèquement liée à un lieu, puisqu’elle va jusqu’à baptiser l’emplacement acquis par l’entreprise qu’elle représente. D’emblée, le roman de Peltzer dessine le monde qu’il met en scène comme obéissant à une logique marchande, soumis de surcroît à un contrôle permanent, puisque le prologue ne s’ouvre pas directement sur le Sony Center, mais sur la cabine d’un vigile : celui-ci observe les lieux sur des écrans reliés aux caméras de surveillance qui s’y trouve. Le panorama qui nous est offert est donc médiatisé, filtré et découpé par les écrans que les yeux du vigile balaient afin de détecter la moindre anomalie dans l’espace surveillé. Par son mode de perception, le vigile a une vision déformée de l’espace, qui apparaît fragmenté sur les nombreux écrans : Zerteilter Raum – ein großes Puzzle, das sich auf fünf mal fünf Feldern beständig neu figuriert, wechselnde Perspektiven ohne Anfang und Ende von links oben nach rechts unten in einer computer-gesteuerten Serie von Brennweiten und Ausschnitten. Leicht gekippt hängen die Monitore in einem Metallregal, das die Wand über der Konsole bis zur Decke einnimmt. [...] Mit Zahlen beschriftete Sticker kleben an den Regalleisten, zuletzt Nummer 25 unter einer Totalansicht der Piazza im Miniaturformat, von hoch oben gefilmt, so dass alles wie Spielzeug wirkt, ein animiertes Puppenhaus. Nicht ganz real, auch weil die Bilder flach sind, keine Tiefenschärfe haben, als würde es nur um den Vordergrund gehen.53

Les images transmises par les écrans ont quelque chose de déréalisant (« nicht ganz real ») pour celui qui les observe et qui doit néanmoins intervenir dans un espace bien réel en cas de problème. Cet effet déréalisant est accentué par les activités des passants que le vigile observe, qui sont en grande majorité des touristes, et qui abordent eux aussi le lieu à travers des écrans, ceux de leurs caméras ou appareils photographiques :54 « Als betrachten sie auf den Displays schon den Film, der sich vor ihren Augen gerade erst abspielt. »55 L’espace décrit est un endroit de distraction mainstream – un « Spiderman » géant pend au-dessus de l’entrée du cinéma multiplexe56 –, dans lequel cohabitent de grands groupes commerciaux : il est ainsi question d’un « Volkswagen

52 Pontzen rapporte qu’Ulrich Peltzer avait prévu, au départ, de nommer le roman entier « Sony Center ». Elle ne précise toutefois pas les raisons de ce renoncement. Cf. PONTZEN 2010, p. 235. 53 PELTZER, Teil der Lösung, 2007, pp. 9–10. 54 Cf. également PONTZEN 2010, p. 234. 55 PELTZER, Teil der Lösung, 2007, p. 16. 56 Cf. ibid., p. 8.

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Youth.lounge »,57 à côté duquel une présentation de voiture se prépare.58 Ici, dans ce lieu dont même le nom porte celui d’une marque, la logique du marketing, qui vise à communiquer aux consommateurs des valeurs dépassant la simple fonctionnalité des produits, s’expose au grand jour. Les marques deviennent des toponymes symbolisant la détente et les loisirs, à l’image du « lounge » Volkswagen, ou du Sony Center tout entier, qui constitue l’une des principales attractions touristiques de Berlin. L’artificialité de l’endroit, son caractère factice, transparaît dans plusieurs des termes utilisés pour le décrire : son centre se nomme par exemple « piazza »,59 comme si l’on voulait faire croire au visiteur qu’il se trouvait en Italie, et le toit ressemble à la tente d’un cirque.60 Ainsi, ce ne sont pas seulement les écrans à travers lesquels le vigile observe le Sony Center qui lui donnent une dimension virtuelle, mais son artificialité intrinsèque d’espace privé au milieu de la ville, qui fait de lui un endroit baigné dans l’idéal heureux de la consommation, purgé de toutes les « impuretés » que l’on trouve habituellement dans l’espace urbain. Le travail des vigiles consiste à maintenir les choses en l’état, et donc à bannir tout élément perturbateur. 61 C’est ce contrôle incessant exercé par le biais des caméras de surveillance sur les visiteurs du Sony Center que dénonce le groupe d’activistes qui apparaissent soudain sur les écrans du vigile – et qui seront, bientôt, eux aussi écartés. Le lecteur comprendra plus tard que Nele en fait partie. Déguisés, se mettant eux-mêmes en scène, les militants rendent les passants attentifs au fait qu’ils sont filmés en leur distribuant des flyers sur lesquels sont indiqués les endroits exacts où se trouvent les caméras de surveillance.62 La question de la surveillance, qui occupe les débats au sein des sociétés occidentales après le choc des attentats du 11 septembre 2001 et les mesures sécuritaires qui les ont suivis,63 constitue un sujet dominant du roman de Peltzer : au niveau de l’histoire d’abord, le groupe de Nele dénonçant les pratiques de surveillance dans la ville et étant également surveillé par les services de renseignements, mais aussi à celui du discours. Cette problématique influence, comme l’ont montré Alexandra Pontzen et Michael König, le procédé narratif global du roman sur le plan de la fragmentation de l’histoire et de la multiplication des points de vue. Le mode de fonctionnement du médium étranger – les caméras de surveillance – contamine64 le discours au niveau de la macrostructure du roman : il le fait de manière Ibid., p. 7. Cf. ibid., p. 8. Cf. PONTZEN 2010, p. 234. Cf. KÖNIG 2015, p. 37. Cf. PONTZEN 2010, p. 234. Cf. PELTZER, Teil der Lösung, 2007, p. 17. Ce même groupe opèrera plus tard dans une station de métro, ainsi que dans un grand magasin du centre de Berlin. Cf. point 7.2.2.2 63 König offre un survol de ces débats dans la société allemande. Cf. KÖNIG 2015, pp. 33–35. 64 Dans le cadre de sa théorie de l’intermédialité, Irina Rajewsky définit ce qu’elle nomme la « Systemkontamination » comme suit : « Bei der Systemkontamination wird durchgehend ein System zur Texterzeugung verwendet, das sich zwar notwendigerweise der Instrumente und Mittel der Literatur bedient, zugleich aber “fremdmedial” kontaminiert und damit im Vergleich zu einem konventionellen Erzählen grundlegend in Richtung auf das kontaktgebende System modifiziert ist. » Cf. RAJEWSKY 2002, p. 205 (« Glossar »). 57 58 59 60 61 62

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programmatique dans le prologue, où le décor de l’histoire nous est transmis à travers les écrans reliés aux caméras de surveillance. L’entrée en action du groupe interrompt ce procédé et nous ramène à une narration plus classique, le récit cessant alors d’imiter le médium étranger.65 Sur deux pages, avant que soit racontée la manière dont la sécurité intervient face au groupe de militants, la Potsdamer Platz est décrite en focalisation externe par une sorte d’observateur anonyme qui se rapproche peu à peu du lieu de l’action. La dimension historique de l’endroit et les changements fulgurants auxquels il a été soumis après la chute du mur sont alors évoqués,66 avant que son caractère artificiel ne soit à nouveau mis en exergue. Les scintillements, les reflets qui blessent le regard du passant ne sont pas sans rappeler les descriptions du Paris de La femme parfaite : Sich tausendfach spiegelnd in den Fenstern des halbrunden Turms, der dem Atrium mit seinem Zeltdach zur Seite steht, sticht es in den Augen, wenn der interessierte Blick über die Fassaden schweift.67

Au milieu de ce paysage miroitant, les différentes marques et leurs enseignes renforcent le sentiment d’un décor de façade, que le caractère international des groupes commerciaux cités rend aussi banal qu’anonyme : Fortwährend strömen Besucher der Piazza zu, der Hauptattraktion, wie es in einer an Hotelrezeptionen ausliegenden Broschüre heißt, schlendern am unterkühlten Foyer der sanofi~synthelabo vorbei, einer Dunkin’-Donuts-Filiale und einem Easy Internetcafé, knipsen noch einmal schnell in die sich Richtung Fernsehturm öffnende Straßenflucht.68

Mais, contrairement à la scénographie du roman de Deville, dans laquelle même le ciel revêt des couleurs artificielles, le caractère factice de l’endroit est limité géographiquement. Ainsi, le passant retrouve un horizon plus « naturel », correspondant à la réalité météorologique du jour, lorsqu’il s’éloigne du Sony Center et atteint la bibliothèque nationale (all. Staatsbibliothek), avec toute sa charge symbolique, qui fait contrepoids à la légèreté des activités pratiquées autour de la « piazza » : Im Sommer sind viele der Wege und kleinen Straßen zwischen den hohen Häusern verschattet, so dass man erst auf der weiten Fläche des Potsdamer Platzes oder am anderen Ende, bei der Staatsbibliothek, wieder das Gefühl hat, unter freiem Himmel zu sein, im gleißenden Licht eines Junitages, das keine einzige Wolke trübt.69

La présence d’enseignes de magasins et de publicité ne se cantonne toutefois pas au seul Sony Center. Il est bien plus l’épicentre d’un phénomène – celui de l’envahissement des villes par la publicité et de la privatisation de l’espace public – qui se répand dans tout Berlin. La juxtaposition d’une marque et d’un lieu se retrouve ainsi dans de nombreux passages du roman. Lorsque les personnages se déplacent,

65 Ce qu’il continue néanmoins à faire au niveau de la macrostructure du roman, comme nous venons de le voir. 66 Nous reviendrons en détail sur cet aspect au point 7.2.2.2. 67 PELTZER, Teil der Lösung, 2007, p. 15. 68 Ibid. 69 Ibid.

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les panneaux lumineux et les publicités qui occupent les murs des endroits qu’ils parcourent sont décrits de manière précise : Auf einem der langgestreckten Gebäuderiegel gegenüber leuchtete das Wort balkancarpodem, große blaue Buchstaben, die im zehnten oder zwölften Stock an einem Metallgestänge befestigt waren. Darunter in kleineren Buchstaben: BULGARIEN, rechts erstrahlten stilisierte Vögel in einem blauen Neonkreis. Als flögen sie längs der breiten Achse von den Hausgebirgen am Strausberger Platz in die andere Richtung auf den schlanken Turm des Forum-Hotels zu; Hotel, Fernsehturm mit Kugel und blitzender Antenne, und dazwischen ein dunkler Würfel, in dem der Kaufhof war – wie aus einem Kasten auf ein Spielbrett geschüttete Klötze, deren Silhouetten sich gestochen scharf von einem tintenblauen Nachthimmel abhoben. Die grellen Farben einer Sharp-Reklame, die wieder und wieder die Fläche einer gigantischen Bildwand an der nächsten Ecke fluteten, umlagert von buntflackernden Schriftzügen, weit oben das rote und weiße Blinken eines unsichtbaren Flugzeuges.70

À travers les yeux des personnages – ici Nele et Christian, sur le point de devenir un couple –, le narrateur de Teil der Lösung construit une image de Berlin dans laquelle les néons et les couleurs de la publicité dominent. D’autres éléments viennent enrichir ce portrait urbain : en haut de la tour de la télé, une antenne clignote elle aussi, tout comme les feux d’un avion qui survole alors Berlin. Ce débordement de lumières ne se limite pas à l’extérieur, mais pénètre également les espaces privés, comme l’appartement dans lequel vit Christian : Für einen Moment geistesabwesend, so erschien es Jakob, starrte Christian in den Erker, wo sich auf dem nachtdunklen Glas der fast deckenhohen Fenster weiße und gelbe Lichter abzeichneten, ein verschwommener Strich Grün von der Neonreklame des Imbiss-Restaurants auf der anderen Straßenseite, in Rot ein zerfasernder Klecks, den die Leuchtschrift der Sparkassenfiliale hochwarf, Schönhauser Ecke Kastanienallee.71

L’évocation des enseignes et des publicités en des lieux précis, eux aussi expressément nommés, crée l’illusion de l’existence d’un lien référentiel entre le roman et le monde extratextuel : le roman suggère – et le lecteur qui connaît bien la ville est, par l’exactitude de nombre de références, souvent confirmé dans sa croyance – que le Berlin de l’été 2003 correspond exactement à celui que parcourent Nele, Christian et les autres personnages du roman. Ainsi, même si les néons, les réclames criantes et chatoyantes, confèrent à la ville un caractère factice – le narrateur compare le paysage berlinois à un « plateau de jeu »72 –, cet état de fait n’entraîne pas de doute généralisé quant à la notion même de réalité. Au contraire : les noms de marque renforcent, par leur existence dans le monde réel, l’illusion référentielle.73 Quant aux personnages, ils évoluent dans un monde certes fortement médiatisé, dont la nature ne leur est pas inconnue, mais dans lequel ils sont ancrés.

70 71 72 73

Ibid., pp. 279–280. Italiques de l’auteur. Ibid., p. 31. Cf. citation ci-dessus, issue de la page 280. Contrairement aux marques nommées dans La femme parfaite, il ne s’agit pas seulement de marques de luxe, mais de produits et services divers.

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7.2.1.3. « Drüben an der Säule mit “Persil” » – Dans la tradition du Großstadtroman L’association de noms de lieux et de noms de marques, présents dans les textes sous forme d’enseignes, de panneaux ou d’écrans publicitaires, fait écho à Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin (1929),74 œuvre centrale de l’époque moderne en Allemagne et emblématique du genre du Großstadtroman, que les ouvrages d’Olivier Rolin et d’Ulrich Peltzer actualisent.75 Comme le relève Gisela Müting, des signes commerciaux font, chez Döblin, souvent office d’indication de lieu.76 Lorsque Franz Biberkopf se déplace, il passe ainsi à côté du « Warenhaus Wertheim »,77 ou attend Mieze « drüben an der Säule mit “Persil” »78. La multiplication des signes présents dans les rues de la ville moderne se reflète dans le texte, qui aspire et archive les mouvements, les bruits, les images d’un Berlin qui devient lui-même personnage du roman.79 Les réclames et les panneaux de magasins relèvent de la réalité d’un moment, avant que, demain, les publicités ne soient remplacées par d’autres, et que la « colonne Persil » ne devienne, par exemple, une « colonne Odol ». C’est du moins ce que suggère le texte, qui, comme ceux de Peltzer et de Rolin, semble offrir au lecteur un instantané de la ville réelle. La technique du montage, constitutive de la structure du roman de Döblin, renforce encore l’impression d’un paysage réel en insérant ce que l’on 74 Dans une perspective historique, la constatation de Bernd Seiler, qui ne relève quasiment pas de noms de marque dans les textes parus entre l’époque de Fontane et celle de Döblin, est particulièrement intéressante : « Zwar gibt es in den Großstadtromanen des ausgehenden 19. Jahrhunderts und auch in den naturalistischen Dramen jener Zeit noch eine gewisse Zahl von Warenzitaten, aber danach kaum mehr. [...] Die impressionistische Richtung, vorwiegend mit dem komplizierten Innenleben von erfolglosen Künstlern, morbiden Lebemännern oder fragwürdig Liebenden beschäftigt, hatte an der Bestimmtheit der Gebrauchsgegenstände naturgemäß kein Interesse. Allenfalls Luxusartikel spielen hier eine Rolle, aber für sie gibt es keine Namen, sondern nur seltene, Erlesenheit anzeigende Fachausdrücke. Nicht anders liegen die Dinge im Ergebnis für die ins Nichtwahrscheinliche, Parabelhafte übergehende expressionistische Prosa, in der Benanntheit nur zu komischen Effekten getaugt hätte. » SEILER 1983, pp. 291–292. 75 Laura Marcus relève également la présence de publicités dans Ulysses de Joyce (1922) et Manhattan Transfer de Dos Passos (1925). Cf. MARCUS 2012, p. 175. Dans Teil der Lösung, il est plusieurs fois fait mention de l’œuvre de Dos Passos. Lorsque Christian discute avec Nele du roman qu’il est en train de rédiger et évoque le mélange de voix et de perspectives qu’il désire construire, cette dernière le questionne ainsi : « “Wie in Manhattan Transfer ? ” “Anonymer. Als hätte Dos Passos vorher Kafka gelesen.” ». PELTZER, Teil der Lösung, 2007, p. 251. Sur la publicité dans Ulysses, cf. également WEGMANN 2011, pp. 9–10. 76 Cf. MÜTING 2004, p. 189. 77 DÖBLIN, Berlin Alexanderplatz, 2011, p. 16. 78 Ibid., p. 263. 79 Cf. WEGMANN 2011, pp. 105–106: « Eine derart medialisierte Großstadt wird zum eigentlichen Protagonisten wie zur ästhetischen Gesetzgeberin in Döblins Roman, deren disparater und polyphoner Text auch die Figurendarstellung maßgeblich formt, wenn etwa Werbetexte und -botschaften immer wieder das Unbewusste dieser Figuren durchziehen, die damit in einigen Passagen zum Reflektor wie zum Bestandteil der urbanen bzw. werblichen Semiosphäre werden. »

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pourrait nommer des « fragments de réalité », dans le récit d’une histoire fictive. Ainsi, les noms de marque, les slogans et les affiches publicitaires font partie d’un réseau plus large d’éléments, tels que des articles de journaux, des cartes géographiques ou encore des extraits de divers rapports, matériel documentaire varié rassemblé par l’auteur et dont le contenu publicitaire constitue la plus grande part.80 L’insertion de matériel brut dans le cours du récit provoque une sensation de dérangement pour le lecteur qui en perçoit le caractère hétérogène.81 Cependant, en raison de leur caducité, les éléments publicitaires réels ne sont plus reconnaissables pour le lecteur contemporain, qui n’identifie leur statut particulier – référentiel – que par leur « matérialité » textuelle spécifique : Man wird also beim Umgang mit dem literarischen Text, vornehmlich aus dem eigenen Befremden, das sich dem als störend wahrgenommenen montierten Element gegenüber einstellt, ein [Werbe-]Zitat vermuten können.82

Cette sensation de dérangement se retrouve à la lecture du texte de Rolin, face à l’irruption des noms de marques et panneaux autoroutiers qui interrompent sans cesse le cours du récit, de sorte qu’ils paraissent, eux aussi, « collés » dans le texte, comme découpés de la réalité pour y être insérés. Mais, ni chez Rolin, ni chez Peltzer, on ne retrouve l’hétérogénéité qui caractérise Berlin Alexanderplatz. Dans Tigre en papier, la focalisation est uniquement centrée sur Martin, et dans Teil der Lösung, la perception de la ville est en majorité liée à la vision d’un des nombreux personnages : le lecteur n’a pas soudain accès aux pensées d’un passant qui croiserait la route d’un des protagonistes, comme cela peut être le cas chez Döblin.83 La description de la ville, dans les deux romans, est en outre plus resserrée que celle proposée par le narrateur de Döblin : la fonction d’« inventaire » assumée en partie par Berlin Alexanderplatz, dans lequel sont par exemple énumérés tous les secteurs de l’entreprise AEG, 84 ne trouve de pendant ni chez Rolin ni chez Peltzer. L’insertion dans le texte de matériau brut, dont les noms de marque font partie, ancre le récit dans la réalité berlinoise des années 1920. Le lien référentiel créé par 80 Cf. JAGETSBERGER 1998, pp. 61–62. 81 Cette sensation de dérangement est à mettre en parallèle de celle provoquée par les Stolpersteine dans le roman « post-postmoderne ». Cependant, la technique du montage à l’œuvre ici se différencie, par sa systématique, des pratiques actuelles. 82 MÜTING 2004, p. 253. « Ainsi, face au texte littéraire, on pourra supposer la présence d’une citation [publicitaire], en se basant essentiellement sur son propre trouble, provoqué par la rencontre avec l’élément monté, perçu comme dérangeant. » 83 Cf. également LEDANFF 2009, pp. 335. 84 « Vom Platz gehen ab die große Brunnenstraße, die führt nördlich, die AEG. liegt an ihr auf der linken Seite vor dem Humboldthain. Die AEG. ist ein ungeheures Unternehmen, welches nach Telefonbuch von 1928 umfaßt: Elektrische Licht- und Kraftanlagen, Zentralverwaltung, NW 40, Friedrich-Karl-Ufer 2–4, Ortsverkehr, Fernverkehr Amt Norden 4488, Direktion, Pförtner, Bank Elektrischer Werte A.G., Abteilung für Beleuchtungskörper, Abteilung Rußland, Abteilung Metallwerke Oberspree, Apparatefabriken Treptow, Fabriken Brunnenstraße, Fabriken Hennigsdorf, Fabrik für Isolierstoffe, Fabrik Rheinstraße, Kabelwerk Oberspree, Transformatoren-Fabrik Wilhelminenhofstraße, Rummelsburger Chaussee, Turbinenfabrik NW 87, Huttenstraße 12–16. » DÖBLIN, Berlin Alexanderplatz, 2011, pp. 52–53.

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la reconnaissance des marques de l’époque se cantonne chez Döblin à leur citation en tant qu’éléments du paysage urbain, comme Bernd Seiler le relève : Nun könnte man die präsentierten Warennamen und Reklamesprüche nur einfach als wahrscheinlichen Bestandteil der Großstadtwelt verstehen, in der sich Franz Bieberkopf bewegt, wäre nicht gleichzeitig dort, wo solche Waren unmittelbar in der Handlung mitwirken, die Benennung gerade vermieden. So wird in einer der Kneipen, in denen Bieberkopf verkehrt, zwar das Schild « Löwenbräu Patzenhofer » wahrgenommen, Produkt der Berliner Aktienbrauerei Friedrichshöhe, aber jener selbst trinkt stets nur schlicht Bier oder ein Helles oder eine Molle. [...] Schwer vorstellbar, daß ein Mann wie Bieberkopf nicht « seine » Biermarke hat oder einen Blick für die Unterschiede von Autos oder daß er nicht weiß, wessen Produkte er verkauft. Indem Döblin diese individuellen Warenbeziehungen ausblendet – ganz systematisch, wie sich bei genauem Hinsehen zeigt, und zugleich so unauffällig wie möglich –, will er es offensichtlich vermeiden, das zitierte Selbstporträt des Warenangebotes mit wertenden Akzenten zu versehen, also etwa zwischen angeeigneten und nichtangeeigneten oder gar zwischen brauchbaren und unbrauchbaren Artikeln zu unterscheiden. Als erzählerische Inkonsequenz wird sich dies sicherlich kaum je darstellen, da die Benanntheit der Warenwelt als Zeiterscheinung andauernd gegenwärtig ist und die partielle Anonymität zudeckt. Es liegt hier aber ein Indiz dafür vor, daß sich Döblin der Interessen, die sich mit dieser Benanntheit verbinden, schon vollauf bewußt ist und sich ihnen gegenüber nicht mehr frei sieht.85

S’il est nécessaire de se distancier de l’aspect intentionnaliste de l’analyse de Seiler, elle a le mérite de mettre en lumière le fait que les noms de marque ne se retrouvent que dans un seul aspect du texte de Döblin, celui de la description de la ville, et n’assument pas d’autres fonctions. C’est donc avant tout la domination des noms de marque et des slogans publicitaires dans la représentation de la ville qui tisse un lien entre Berlin Alexanderplatz et nos romans contemporains. De plus, comme chez Rolin et Peltzer, les noms de marque représentent souvent, dans Berlin Alexanderplatz, les changements dans le paysage urbain. Les enseignes résistent parfois aux transformations (« Loeser und Wolff mit dem Mosaikschild haben sie abgerissen, 20 Meter weiter steht er

85 SEILER 1983, pp. 293–294. « On pourrait simplement considérer les noms commerciaux et les slogans publicitaires comme des éléments vraisemblables du monde de la grande ville, dans lequel Franz Bieberkopf évolue, s’il n’était pas évité d’en faire mention dans les passages où des marchandises jouent directement un rôle dans l’action. Ainsi, dans un des bistrots que Bieberkopf fréquente, le panneau. “Löwenbau Patzenhofer”, produit de la “Berliner Aktienbrauerei Friedrichshöhe”, est nommé, mais le personnage ne boit lui-même que de la bière, ou une blonde, ou une pinte. […] Il est difficilement imaginable qu’un homme comme Bieberkopf n’ait pas “sa” marque de bière, ne soit pas sensible aux différences entre voitures ou ne sache pas quels produits il vend. En taisant ces appellations commerciales individuelles – de manière absolument systématique, ce qu’une étude détaillée démontre, et en même temps de la façon la plus discrète possible – Döblin veut manifestement éviter de doter les autoportraits de l’offre commerciale d’accents exprimant un jugement quelconque, de faire la différence entre des articles appropriés ou non, utilisables ou pas. Il ne s’agit certainement pas d’une inconséquence narrative, car la désignation nominale du monde du commerce est présente dans tout le roman comme un phénomène d’époque et compense l’anonymat partiel. Cela représente plutôt un indice du fait que Döblin a conscience des intérêts liés à la mention d’un nom de marque et qu’il ne se sente plus libre par rapport à cela. »

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schon wieder auf, und drüben vor dem Bahnhof steht er nochmal. »86), alors que d’autres magasins font les frais de la modernisation de la ville, comme le Kaufhaus Hahn sur l’Alexanderplatz, dont la destruction est d’abord annoncée,87 puis constatée à la fin du roman : Zuerst der Alex. Den gibts noch immer. Zu sehen ist an dem nichts, war ja eine furchtbare Kälte den ganzen Winter, da haben sie nicht gearbeitet und da alles stehen gelassen, wie es stand, die große Ramme steht jetzt am Georgenkirchplatz, da buddeln sie den Schutt vom Kaufhaus Hahn aus, viele Schienen haben sie da eingekloppt, vielleicht wirds ein Bahnhof.88

Ces transformations urbaines ne sont pas directement abordées sous un angle politique, comme cela est le cas chez Rolin et Peltzer. De même, s’il est question de (grands) magasins qui disparaissent ou renaissent quelques rues plus loin, il n’est pas fait mention, comme dans Au Bonheur des Dames, de ceux qu’ils ont pu remplacer eux-mêmes. Nous allons voir à présent que, dans Tigre en papier et Teil der Lösung, la prolifération de la publicité urbaine reflète et cristallise des changements plus profonds, qui ne concernent pas uniquement la ville.

7.2.2. La ville envahie : enjeux idéologiques du paysage contemporain 7.2.2.1. Rêverie d’un hier non « marqué » Dans Tigre en papier, la dichotomie entre centre et périphérie s’accompagne d’une opposition entre présent et passé. Le narrateur entretient cette mise en contraste en faisant un usage abondant des locutions adverbiales de temps, comme « à présent » ou « à l’époque ».89 Ainsi, le monde de la publicité s’oppose-t-il à celui de l’Histoire, auquel la génération de Martin, contrairement à celle de Marie, appartient : […] il doit y avoir un rapport entre votre culte naïf du bonheur individuel, à vous autres les ultra-modernes, et le fait que vous soyez si foutrement ignorant de l’Histoire. […] Mais vos modèles à vous, vous les trouvez dans la pub, cette espèce d’éternité de pacotille qui est le contraire de l’Histoire. Alors là, évidemment, c’est le bonheur à tous les étages. Mais ça ne marche pas comme ça, l’humanité, merde, on est pas tous des top modèles. Les saints, les héros, les révolutionnaires, ce ne sont pas forcément des petits mecs bien équilibrés… pétant de santé… levés de bonne heure, cheveu souple et menton bien rasé…90

Dans les années 2000, il ne reste plus grand-chose du Paris populaire qu’a connu Martin : […] un jour tu l’as vu [un ancien de La Cause], dans un bistrot ouvrier du XVe arrondissement (parce qu’autrefois dans Paris il y avait des taules, tu ne peux pas t’en rendre compte, lui dis86 DÖBLIN, Berlin Alexanderplatz, 2011, p. 166. 87 Ibid., p. 263 : « Und sie gehen schräg über den Damm, wo man das Kaufhaus Hahn abreißt, und weiter. » 88 Ibid., pp. 448–449. 89 Cf. par exemple ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 10. 90 Ibid., p. 76.

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tu : et par exemple les énormes usines Citroën dans le XVe, tout autour des bistrots ouvriers : tu me suis ?) […]91

Le déplacement du centre, dont il a été question plus haut, semble donc résulter d’une opération d’effacement : les nouvelles façades, légères et criardes, font oublier les luttes qui ont eu lieu dans ces mêmes endroits, plus rien n’a de sens que l’esthétisme poussé à l’extrême de cette « éternité de pacotille » qu’est la publicité. Néanmoins, l’opposition entre temps passé et temps présent est relativisée de maintes fois par le texte. La présence de noms de marque dans la métadiégèse (Fiat, Renault,92 Auchan, Intermarché93) indique que le temps des luttes n’en était pas moins celui de l’établissement de la société de consommation.94 L’idéal révolutionnaire des jeunes activistes ne les immunise d’ailleurs pas complètement contre elle et son système de valeur. Le narrateur fait par exemple remarquer que Martin et ses camarades appréciaient particulièrement la marque Citroën – marque à laquelle Martin est resté fidèle, puisqu’il en conduit, des années plus tard, toujours un modèle (la DS) : « C’était une Citroën encore, vous aimiez bien cette marque, une BX. »95 Par ailleurs, les nombreuses références intertextuelles au Temps retrouvé suggèrent la possibilité d’une superposition d’hier et d’aujourd’hui, d’une union apaisée des diverses époques et des différents « moi » qui constituent Martin. Alors que les ravages du temps apparaissent fortement au narrateur lors de l’anniversaire de Judith – scène construite sur le modèle de la célèbre matinée chez la Princesse de Guermantes –, la possibilité d’un pont reliant le présent au passé se fait jour lorsque Martin croit voir, dans les jambes de Marie, le reflet de celles de son ex-amante, Chloé : […] (et il se peut que tu les adresses, ces histoires, à cette jambe gracieuse et à l’autre sur laquelle, croisée, elle bat, à rien ni personne d’autre, il se peut que ces jambes qui font jaillir tant de lumière de la courte toile noire de la jupe soient le reflet lointain de celles de Chloé, comme les signes d’une parenthèse qui se ferme, où aura tenu presque toute ta vie) […].96

L’union possible des différents « moi » se concrétisera plus tard, dans une union syntaxique qui implique, par la variation des temps verbaux et des déictiques, la mobilité de la perspective du narrateur-personnage sur les événements marquants de sa vie : Ta vie à peine commencée et déjà marquée, comme les viandes de boucherie, à l’encre violette de la mort, en un lieu que tu ne connais pas, dont tu ne connais même pas le nom, un fleuve d’Extrême-Orient dont on te cache le nom […], un fleuve d’Extrême-Orient sur le delta duquel, vingt-cinq ans plus tard, pleuvront des voiles obliques de défoliants et des essaims de bombes à billes, sans que tu oses dire à Treize, dans la Citroën blanche volée, qu’à certains égards tu

91 92 93 94 95 96

Ibid., p. 47. Ibid., p. 30 Ibid., p. 73. Ce parallèle est également présent dans Les années. Cf. chap. 6. ROLIN, Tigre en papier,2002, p. 96. Ibid., p. 63.

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La ville, surface publicitaire, surface littéraire étais né là-bas, né à une vie bizarre que sa fille, penses-tu aujourd’hui, un jour aussi lointain dans le futur que l’était alors celui de la mort de ton père dans le passé, ne comprendrait plus.97

Le rapide changement de perspective – de Martin-enfant, Martin-jeune homme à Martin-narrateur et écrivain – unifie le « moi » et atteste de sa continuité, de sorte que la dichotomie entre hier et aujourd’hui, qui apparaît parfois si fortement dans les paroles de Martin, se trouve relativisée par la réalité formelle du texte. Cette constatation est également valable pour le procédé narratif du roman dans son ensemble, dans la mesure où c’est le paysage autour du périphérique, ainsi que les couleurs scintillantes des divers panneaux, qui ouvrent la voie à la renaissance d’un passé oublié.98 Du reste, une dichotomie si évidente serait incompatible avec l’attitude de Martin narrateur extra- et intradiégétique, qui n’idéalise en rien ses activités passées, mais se livre plutôt à une sorte d’analyse à la fois tendre, nostalgique et ironique de ses camarades et de lui-même. Mais, s’il serait erroné de lire le roman de Rolin comme une idéalisation naïve des années 1970 et une critique féroce de l’époque contemporaine, il serait également peu pertinent de ne relever aucune différence entre passé et présent. L’amplification du phénomène de la publicité et la capacité du marketing à récupérer jusqu’aux idéaux anticapitalistes sont mises en évidence à la fois par le nombre de publicités que l’on trouve sur les murs des villes et par leur contenu. Martin ironise ainsi sur un slogan (réel) de Volvo, avant de se l’approprier et de le littérariser en jouant sur la sémantique plurielle du terme « révolution » : PÉRIPH FLUIDE PORTE DORÉE 600 M VOLVO LA RÉVOLVOLUTION elle est bien bonne PORTE DORÉE 150 M METZ NANCY MR BRICOLAGE bricoleur toi-même, combien de révolvolutions vous avez faites, la fille de Treize et toi […]99

Le commentaire « elle est bien bonne » dénonce la mise à un même niveau d’une réalité historique et d’un contenu purement symbolique. L’apparition du mot « révolution » dans le contexte d’un slogan publicitaire contrebalance toutes les références historiques du texte (Rosa Luxemburg, Che Guevara, etc.). La remarque de Martin démasque le mécanisme de déplacement sémantique et de relativisation du contenu politique du terme, que son inclusion dans un slogan publicitaire implique.

97 Ibid., p. 77. Nous soulignons. 98 Cf. également PORNSCHLEGEL 2014, p. 30 : « Über die abweisende Oberfläche der glitzernden Gegenwart legt Rolin den assoziativen Bewusstseinsstrom des Erzählers, der sich darum bemüht, zwischen der verschwundenen Vergangenheit und der geschichtsvergessenen Gegenwart endlich einen genauen Bezug herzustellen, um beide aus ihrer allzu vergesslichen, allzu bedrückenden Geschichtslosigkeit zu befreien. » Italiques de l’auteur. 99 ROLIN, Tigre en papier, 2002, pp. 230–231. Nous soulignons.

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7.2.2.2. Des lieux déchargés d’histoire : entre constat et résistance Le sujet de l’utilisation, dans le domaine de la publicité, de concepts à dimension politique et du glissement de sens qui s’effectue alors, est abordée explicitement par Christian dans Teil der Lösung, alors qu’il réfléchit aux questions qu’il va poser aux ex-membres des Brigades rouges : Nicht zu vergessen ihr Alter, mit fünfzig oder sechzig die Radikalität der eigenen Jugend um die Ohren gehauen zu bekommen, wie es einem sonst im Leben nicht widerfährt, das müsste ein Thema sein, Gefrierschnitt durch die Biographie, analoge Erinnerungen in einem digitalisierten Kosmos. Sich in den Kampf stürzen als Slogan für eine Fitness-Studiokette, absolute Bedeutungsverschiebungen vom Pathos des politischen Inhalts zur augenzwinkernden Ironie eines Werbebanners.100

Le fait que le marketing s’approprie des termes appartenant à un domaine radicalement différent aboutit à un recouvrement de leur sens premier (soit-il teinté de pathos), et à la relativisation du sérieux des situations auxquelles ils pourraient être liés, et ainsi à un nivellement tout postmoderne : la lutte politique, avec toutes les dimensions dramatiques qu’elle peut comprendre, revient, pour la publicité, à la pratique du sport dans une salle de fitness. La description du Sony Center dans le prologue du roman met en relief un nivellement similaire dans le paysage urbain, qui s’exprime concrètement par le recouvrement physique d’un espace chargé historiquement et par son inclusion dans le monde du loisir et du divertissement. Les restes d’un hôtel détruit pendant la guerre apparaissent ainsi brièvement aux passants durant leurs déplacements, à côté de Spiderman et des cafés de la « piazza » : Dann verliert man sich in der Menge, hin zu etwas Historischem unter einem widerstandsfähigen Glassturz, dem Parterre eines im Krieg demolierten Hotels, wie es auf der blankgeputzten Tafel seitlich erläutert wird, und weiter in einem ziellosen Treiben von da nach dort und zurück, von nichts angezogen und von allem zugleich.101

L’effacement de la dimension historique de l’endroit, son ensevelissement sous un lieu de détente et de consommation insouciante, est, plus loin, désigné directement par le narrateur : Jahrzehnte war hier nichts als sandige Steppe, die eine im Zickzack verlaufende Mauer halbierte. [...] Und dann dieser Riss, dieser Blitzschlag, vom Fernsehen millionenfach in die Welt gesendete Tränen. Eine kosmische Implosion, durch die hier Gegenwart wieder hereinbrach. Visionen von Zukunft, das Neue, ein Traum. Im Dunkeln festlich illuminierte Kräne, die über gewaltigen Baugruben wie Skulpturen in den Himmel ragten [...]. Betongerippe wuchsen in die Höhe, enorme Strukturen einer Phantasie von Bedeutung und Größe. Solange sie noch nicht verkleidet waren, ohne gläserne Fronten und Rückseiten, ohne Backsteinsimulationen und Metallkanten, Ausbuchtungen wie Raumschiffe oder vorspringende Ecken wie in den Kulissen expressionistischer Filme, konnte man sie für bloße Monumente, für abstrakte Denkmäler halten, wie die Pyramiden durch eine bestimmte metaphysische Schönheit erhaben. Später änderte sich das, sah man nur noch ein prunkendes, in Rekordzeit aus dem Boden gestampftes Viertel

100 PELTZER, Teil der Lösung, 2007, p. 338. Nous soulignons. 101 Ibid., p. 8.

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La ville, surface publicitaire, surface littéraire im Herzen der Stadt, Shopping-Malls und Hotels neben sich türmenden Verwaltungszentralen.102

Les termes de « Simulation », « verkleiden » et « Kulissen » soulignent une nouvelle fois le caractère factice de l’endroit. La destruction des traces de l’histoire – seuls les buildings nus, non encore recouverts et « déguisés », auraient pu faire office de monuments – se fait au bénéfice d’une logique commerciale, qui cherche à créer un monde esthétique, débarrassé des impuretés et des souvenirs chargés, afin que ceux qui s’y promènent puissent s’adonner, sans réfléchir au lieu où ils se trouvent, à des activités légères.103 Ici, la question de l’oubli de l’histoire est donc rapprochée directement de celle de la création d’espaces dominés par la publicité (comme le périphérique parisien). Ceci fait écho aux propos de Martin, qui perçoit les contemporains de Marie comme une génération qui se détourne du passé. La publicité apparaît donc comme un discours qui veut éviter de se montrer « pesant », et qui cherche au contraire à encourager un mode de vie joyeux, loin des interrogations sérieuses sur les conséquences d’un passé récent. La récupération, sous forme de re-fonctionnalisation, du politique et du contestataire par ce même discours est dénoncée par les deux textes, qui se montrent, sur ce plan, plutôt critiques à son égard. Ainsi, le Sony Center constitue le prototype d’un espace privatisé, entièrement dédié au commerce et au sein duquel on cherche à effacer tout ce qui va à l’encontre des intérêts qu’il représente. Le reste de la ville est, quant à lui, (encore) partiellement protégé de cet engloutissement mercantile : toutes les surfaces urbaines ne sont pas recouvertes par la publicité et des traces de l’histoire y subsistent. C’est une ville chaotique et en mouvement, encore hésitante sur la direction à prendre, que le narrateur dessine et que les personnages perçoivent (ici Christian) : Sozialistische Halb-Wolkenkratzer, die den Turm des Springerkonzerns auf der anderen Seite der Welt überragten. […] Brachland schloss sich an, Straßen, die nicht genau wussten, wohin und warum, von einzelnen Bürogebäuden und teuren Wohnanlagen flankiert, die keinen Zusammenhang bildeten, so etwas wie eine Stadt, sondern eher Ähnlichkeit mit den Komponenten eines Modells hatten, dessen endgültige Gestalt sich noch nicht absehen ließ.104

Pourtant, malgré les incertitudes encore présentes, l’influence de la logique de la société de consommation sur le développement de la ville se fait largement sentir. Ainsi, dans un passage déjà cité précédemment, la lumière de l’antenne de la tour de la télévision, symbole de puissance de l’ex-RDA, épouse, dans le ciel berlinois, celles des néons publicitaires : « Hotel, Fernsehturm mit Kugel und blitzender Antenne […]. »105 Les jeunes militants du groupe de Nele dénoncent ce processus de transformation de la ville et une intensification des politiques de surveillance, comme l’illustre leur intervention au Sony Center. Ils organisent une autre action dans un grand

102 103 104 105

Ibid., p. 14. Nous soulignons. Cela n’est pas sans rappeler la fin de La carte et le territoire. PELTZER, Teil der Lösung, 2007, p. 80. Ibid., p. 279

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magasin de la Friedrichstraße, dont la description commence par une énumération des marques qui y sont représentées : Moschino, Louis Vuitton, Comme des Garçons, Yohji Yamamoto, Dries van Noten, Etro, Céline, Srenesse, Donna Karan […].106

Le centre commercial n’est pas perçu du dehors, comme les galeries Hahn dans Berlin Alexanderplatz, mais depuis l’intérieur, à travers une focalisation interne qu’il faut qualifier de « collective », puisqu’elle englobe le point de vue du groupe tout entier. Le lecteur n’apprend qu’il s’agit des Galeries Lafayette qu’au moment où les militants en sortent.107 Le grand magasin se définit ainsi comme un contenant pour les diverses marques qui y sont présentes et qui font office, dans une sorte de mise en abyme, d’enseignes à l’intérieur d’une enseigne. On ne retrouve rien, dans la description de la grande surface berlinoise, de la dimension magique du « Bonheur des Dames » zolien : l’attention est concentrée sur son système de surveillance interne, considéré par le groupe comme nocif pour la société : Weil es einem stinkt, wie sie die Stadt umgestalten, und weil man legal nichts mehr unternehmen kann, als in der Öffentlichkeit Alarm zu schlagen. Erlaubte Zonen, verbotene Zonen, Einschränkung der Bewegungsfreiheit. […] Ob man in einer Festung leben will, einem Fort, das die Indianer der Armut belagern, oder in der Gleichheit des Widerspruchs. Schwer zu ertragen, aber unumgänglich, wenn man unter Menschenwürde mehr versteht, als in Ruhe zu shoppen.108

Il est intéressant de souligner que la quantité de noms de marque citée est particulièrement importante dans les passages où il est question des actions du groupe de militants : ces derniers perçoivent tous les signes commerciaux présents dans le paysage urbain, même lorsqu’ils s’attaquent à des cibles éloignées de la problématique de la multiplication de publicités dans la ville. Ainsi, lorsque les activistes s’en prennent au parc automobile de la police municipale du quartier de Treptow, le chemin qu’ils parcourent n’est pas indiqué par des noms de rues ou de lieux, mais uniquement par les enseignes commerciales qui le bordent : In der Dämmerung flammten Leuchtstoffröhren auf, die Buchstaben und Logos bildeten, Warenzeichen, Abkürzungen, die an hohen Masten befestigt waren. OBI, Pizza Hut, Esso.109

Lorsqu’un des membres du groupe effectue un repérage pour une autre de leurs actions visant à dénoncer la participation de la compagnie d’aviation allemande, Lufthansa, aux renvois des demandeurs d’asile, les enseignes et publicités qui se trouvent sur le chemin menant au bureau de la compagnie, ainsi que dans ses 106 107 108 109

Ibid., p. 287. Cf. ibid., p. 290. Ibid., pp. 288–289. Ibid., p. 302. Jörg Döring démontre le lien référentiel à un événement ayant eu lieu dans la réalité à l’aide d’une reconstruction du chemin parcouru par les activistes sur une carte géographique. Il prouve ainsi que les lieux réel et fictif de l’attaque coïncident complètement, et ce même si le texte lui-même ne donne pas d’adresse exacte. Döring explique que le roman se base sur des sources documentaires, mais qu’il ne les met pas en valeur en usant de signaux qui permettrait d’en identifier la source. Cf. DÖRING 2008, en particulier pp. 618–620.

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environs directs, sont également mentionnées : « Swissotel stand oben in Leuchtschrift an der Dachkante […] » 110 et, plus loin, « […] Kamera zwei auf die Schaufenster, eine dritte hing gegenüber, neben der e-plus-Reklame […] »111. En revanche, la compagnie n’est pas explicitement citée dans les passages où la focalisation interne se concentre sur un ou plusieurs membres du groupe – le lecteur apprendra qu’il s’agit de la Lufthansa dans un dialogue entre les policiers.112 Néanmoins, son logo, incarnation visuelle de la marque, est décrit de telle sorte que le lecteur allemand contemporain comprenne, en se basant sur son savoir extratextuel, de quelle compagnie il s’agit : Der Kranich Ihres Vertrauens, des Schreckens. Mit einem Knebel im Mund die Leute ins Flugzeug gesteckt und dann ab in die heimatlichen Folterkeller.113

La critique s’adresse donc ici à une compagnie particulière, que le texte désigne sans aucune ambiguïté. Liés à la perspective du groupe de militants, les noms de marque endossent une dimension politique, que ce soit relativement à la responsabilité des grandes entreprises quant à la transformation visuelle et sécuritaire de la ville, ou plus directement à leur participation à la politique migratoire du pays. Nous nous interrogerons plus loin sur le positionnement général des textes de Peltzer et de Rolin, au-delà des points de vue individuels exprimés par les différents personnages du récit. Avant cela, nous aborderons la question de la représentation de la ville « étrangère » dans ces deux romans.

7.3. LA VILLE ÉTRANGÈRE Nous avons analysé précédemment le lien référentiel des noms de marque présents dans le paysage urbain, qui repose sur l’existence réelle des marques citées et sur la reconnaissance des lieux par le lecteur à même de reconstituer le parcours des personnages sur une carte. Or, aussi bien dans Teil der Lösung que dans Tigre en papier, les descriptions de l’espace urbain ne se réduisent pas à celui de la capitale dans laquelle se déroule la majeure partie du récit, mais concernent également des lieux qui se situent hors des frontières du pays de la langue originale du texte : Christian et Nele se rendent à Paris et Martin se souvient de son voyage au Vietnam, sur les traces de son père. Le déplacement de l’action dans un espace étranger, et donc moins familier au lecteur, est intéressant à plusieurs points de vue : dans le cas du voyage de Christian et Nele, la description de Paris, et plus précisément de Belleville, contraste avec le tableau de la ville de Berlin, même s’il existe des parallèles entre ce quartier et celui de Kreuzberg. Quant à la description que Martin fait de la ville vietnamienne de 110 PELTZER, Teil der Lösung, 2007, p. 143. 111 Ibid., p. 145. 112 Ibid., p. 387 : « Indio bestätigte die Vermutung bezüglich des Anschlags in Treptow und auf das Lufthansabüro, Täter, Tatbeteiligte, auch, was die Demo in Zürich betrifft... ». 113 Ibid., p. 145. Nous soulignons.

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Hô-Chi-Minh, elle entre en résonnance avec le périphérique parisien, et souligne par là le caractère universel et globalisant de la publicité : malgré la présence de marques locales dans chaque ville (p. ex. Carrefour à Paris et Tiger Beer à Hô-ChiMinh-Ville), le paysage formé par la multitude de panneaux publicitaires se ressemble et se répond, du Vietnam jusqu’en France. L’analyse de la traduction allemande de Tigre en papier (il n’existe pas de traduction française de Teil der Lösung) nous permettra de montrer à quel point le roman repose sur la coopération interprétative du lecteur, car la transposition du texte, pour un lectorat non familier du paysage décrit par Martin, nécessite de rattraper un savoir extratextuel non disponible.

7.3.1. Paysages urbains (plus) lointains Dans les deux romans, le quartier de Belleville joue un rôle similaire, dans la mesure où il se présente en opposition avec les lieux hautement marqués par la publicité que sont le périphérique et le plus éloigné Sony Center.114 Lorsque Christian parcourt les rues du quartier parisien, il observe en effet une effervescence désordonnée qui contraste avec la froideur du Sony Center : In der Rue du Temple Straßenhändler vor Campingtischen mit Feuerzeugen, Zigaretten, Anhängern, Gürteln, Stapeln von Papiertaschentüchern. Boucherie Musulmane, ein brausendes Durcheinander von Autos und Mopeds auf dem Kopfsteinpflaster, Menschenmassen, die auf den schmalen Trottoirs von Geschäft zu Geschäft, von Angebot zu Angebot drängten. Er schwitzte, fand nichts. Billigen Goldschmuck, nachgeahmte Markenwaren.115

À Belleville, les marques n’ont pas pris possession des lieux. Elles représentent pourtant ici aussi un horizon pour le désir du consommateur, puisqu’elles s’offrent, sous forme d’imitations et de faux, à celui qui n’a pas accès aux authentiques produits de marque et tente illusoirement de compenser ce manque. Ainsi, aussi bien du point de vue des « étrangers », Christian et Nele, que de celui de Martin, Parisien de longue date, Belleville apparaît comme un espace protégé, une zone épargnée par l’omniprésence physique des grandes marques (elles occupent en revanche l’esprit des vendeurs et des consommateurs, puisqu’on y trouve des imitations). Dans ce sens, le quartier parisien fait écho au portrait du quartier de Kreuzberg que l’on trouve dans Teil der Lösung. Ce sont aussi des enseignes plus diverses, moins imposantes, qui habitent les rues de Berlin, comme à la « Wiener Strasse » que Christian parcourt : Gewerbelofts, direkt vom Eigentümer. Paul Schulze, Bandagen/Rollstühle. Antiquariat. Futon Paradies, vegetarische Burger. Ein türkischer Imbiss, ein vietnamesischer, ein thailändischer […].116

114 Cf. également METELMANN 2014, pp. 194–195. 115 PELTZER, Teil der Lösung, 2007, p. 449. 116 Ibid., p. 218.

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Pourtant, nous l’avons vu dans Tigre en papier avec le McDonald’s à la sortie de Belleville, cette parenthèse urbaine est toute relative. Sur le Kottbusser Damm kreuzbergois que parcourt Nele peu avant le lever du soleil, il ne reste plus, d’un côté de la rue, que la lumière provenant de l’enseigne d’une grande compagnie d’aviation : Die meisten Ladenschilder waren erloschen, einzig die Neontafel an der Fassade des Reisebüros brannte noch feurig rot : Türk Hava Yollari, und auf der anderen Straßenseite in Blau der Schriftzug eines Tag und Nacht geöffneten Buchmachers : Megabet.de.117

« Türk Hava Yollari » est le nom turc de la compagnie nationale Turkish Airline. Le fait que celui-ci soit cité dans sa langue originale donne l’impression au lecteur qui ne la comprend pas, qu’il pourrait s’agir d’un commerce local de Kreuzberg, et non de l’enseigne d’une grande compagnie. Ainsi, le quartier berlinois alternatif reste-t-il, à première vue, vierge de la présence de grandes entreprises, présomption qui se révèle, à travers la traduction du nom de marque, erronée. Par ce procédé, le texte met donc en lumière l’aspect tout relatif, pour ne pas dire illusoire, de l’absence de grandes marques dans un espace urbain. Le récit du voyage de Martin au Vietnam vient en outre contrer l’idée que l’occupation de l’espace urbain par des enseignes commerciales est une spécificité du monde occidental et capitaliste. En effet, dans la métropole vietnamienne, rebaptisée Hô-Chi-Minh-Ville, du nom du leader communiste, les drapeaux rouges côtoient les publicités géantes, qui surgissent, elles aussi, en majuscules dans le récit. Le fait que, au sein de la métadiégèse, des noms de marque apparaissent également dans le texte en majuscules souligne le caractère pseudo-simultané de la construction du récit premier : À un tournant de la rivière, au-delà des mangroves, des toits de latanier ou de tôles, on avait aperçu les buildings d’Hô Chi Minh crêtés de drapeaux rouges et de publicités pour des marques japs ou coréennes ou américaines, DAEWOO HONDA HITACHI SUZUKI CANON IBM HEWLETT-PACKARD TOSHIBA, les mêmes qu’ici le long du périph, que partout dans le monde. Hô Chi Minh était peut-être, de toutes les villes que tu avais vues, celle où la passion du fric éclatait avec le plus d’impudence.118

En soulignant l’universalité des enseignes illuminant les toits de la ville, qui répondent à celles du périphérique, Martin acte le triomphe de la logique de la consommation sur les idéaux révolutionnaires.119 Le Vietnam, symbole de la victoire du communisme sur l’impérialisme américain, n’est pas épargné par le désir de la possession, au contraire : Hô Chi Minh est, d’après Martin, la ville « où la passion du fric éclat[e] avec le plus d’impudence ». Devant les enseignes géantes de la métropole vietnamienne, comme un symbole à son propre renoncement, Martin fredonne l’hymne maoïste, qui résonne de manière absurde et anachronique dans le paysage : […] mais c’est une tout autre chanson qui m’est venue aux lèvres lorsque le soleil a soudain déployé son drapeau rouge au-dessus des mangroves de l’autre côté de la rivière, au-dessus des 117 Ibid., p. 49. Nous soulignons. 118 ROLIN, Tigre en papier, 2002, pp. 14–15. 119 Cf. également FONDO-VALETTE 2008, p. 265.

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enseignes géantes HITACHI DAEWOO CANON IBM TOSHIBA TELSTRA HEWLETTPACKARD TIGER BEER, au-dessus de la mer de Chine du Sud : Dong-fan-ang hong, taiyan-ang sheng, Zhong-guo chu le yi ge Mao Zedong, « L’Orient est rouge, le soleil se lève… »120

L’ironie, teintée de nostalgie, de Martin contemplant le paysage d’un pays « communiste » rappelle l’arrivée, dans La femme parfaite, de Paul Cortese à Cuba qui constate, sans nostalgie aucune, mais plus ironiquement encore, la présence d’une immense pub Benetton, à la sortie de l’aéroport de la Havane : Je ne sais pas si vous êtes communiste, mais la première image de Cuba, quittant l’aéroport José-Marti, n’est pas un portrait de che Guevara. C’est une grande pub Benetton United Colors.121

7.3.2. Le périphérique – traduit La stratégie d’authentification de la situation d’énonciation dans le récit premier de Tigre en papier repose, nous l’avons vu, sur la correspondance entre les lieux cités dans la fiction et ceux existant hors du texte. Les noms de marque mentionnés sont, eux aussi, réels, de sorte que l’image du périphérique transportée par le texte apparaît comme familière au lecteur français. Par le nombre important de références géographiques précises, d’indications autoroutières ainsi que de références historiques, littéraires ou populaires (chansons, marques), le processus de traduction de l’ouvrage de Rolin soulève des questions comparables à celles posées par Les années et les romans de Houellebecq, même si les nombreux passages en majuscules représentent une difficulté supplémentaire.122 Le sentiment de familiarité qui s’impose au lecteur français ne peut pas être transmis tel quel au lecteur germanophone, qui ne reconnaîtra pas son environnement immédiat dans les « particules de réalité » qui surgissent dans le flot de paroles de Martin. Comment, alors, compenser ce « manque » ? Sabine Herting, qui signe la traduction allemande,123 a fait le choix de transposer tels quels les indications géographiques et les noms de marque :

120 ROLIN, Tigre en papier, 2002, pp. 249–250. 121 DEVILLE, La femme parfaite, 1995, p. 94. Italiques de l’auteur. 122 Une traduction française de Teil der Lösung ne serait pas confrontée à cette difficulté spécifique au texte de Rolin. Les passages où la ville de Berlin est décrite à travers les panneaux publicitaires sont plus ramassés et de ce fait moins prépondérants. En revanche, l’historicité de la Potsdamer Platz où se trouve le Sony Center est évoquée de façon peu explicite par le texte et devrait éventuellement être précisée dans une traduction. 123 ROLIN, Die Papiertiger von Paris, 2003.

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La ville, surface publicitaire, surface littéraire LA GRANDE PORTE rot CARREFOUR blau 700 M N34 PORTE DE VINCENNES PORTE DOREE DECATHLON blau ETAP’HÔTEL grün 245 FRANCS DIE NACHT HOTEL F1 700 M STATION-SERVICE.124

Un lecteur qui ne parle pas le français ne pourra pas toujours faire la distinction entre les noms de lieux, les enseignes publicitaires et les indications autoroutières. Les éléments qui surgissent devant les yeux du narrateur ne créent pas ici un effet de familiarité par le lien référentiel qu’ils entretiennent avec la réalité, au contraire : ils apparaissent comme intraduisibles, ancrés dans un réel lointain et inaccessible à celui qui n’en maîtrise pas les codes – et ici, en premier lieu, le code langagier. La difficulté de l’entreprise de traduction est illustrée, à la fin du livre, par un « glossaire » précédé de ces mots : Olivier Rolins Roman erschließt sich auch ohne Wiedererkennen jedes Details französischer Politik und Kultur. Wer zu den vielfältigen Verweisen auf Orte, historische Personen, Ereignisse und Kunstwerke dennoch erste Informationen sucht, mag gelegentlich diese Anmerkungen konsultieren. In Abstimmung mit dem Autor wurden sie von Übersetzerin und Verlag für die deutsche Ausgabe erstellt.125

Les entrées du glossaire sont diverses, elles vont de la marquise de Pompadour, à Raymond Queneau, en passant par Johnny Halliday et des citations de Mao TséToung. L’existence même de ce lexique révèle la position ambiguë de la traduction, entre besoin d’explications et confiance en la capacité du lecteur à déchiffrer le texte, même en l’absence d’un savoir extratextuel suffisant. Cette position ambivalente correspond, dans une certaine mesure, à celle du texte original. Celui-ci est également elliptique et la difficulté, voire l’impossibilité, de l’existence d’un lecteur (empirique) capable d’actualiser toutes les références est thématisée à l’intérieur même de la fiction, dans le dialogue entre Martin et Marie. Martin essaie sans cesse de combler les lacunes de Marie – et du lecteur contemporain – sur l’histoire de la gauche,126 comme par exemple dans l’extrait suivant : Ce type, dis-tu à la fille de Treize, me fait penser à ce mot de Victor Serge à propos des délégués aux premiers congrès de l’Internationale : […] Victor quoi ? Victor Kibaltchiche, dit Victor Serge, il faut tout t’expliquer, un anar magnifique, des parents à lui avaient balancé des marmites de dynamite sous les carrosses des tsars, exil, lui entaulé en France comme complice de

124 Ibid., p. 9. 125 Ibid., p. 243. « Le roman d’Olivier Rolin se comprend même si on ne reconnaît pas chaque détail de la politique et de la culture française. Néanmoins, pour qui chercherait des premières informations sur les multiples renvois à des lieux, des personnalités historiques, des événements et des œuvres d’art, il est possible de consulter occasionnellement ces notes explicatives. Elles ont été constituées pour l’édition allemande par la traductrice et la maison d’édition, en accord avec l’auteur. » 126 Le texte de Rolin présente de nombreuses références à un pan de l’histoire de la gauche française peu connue de ceux qui n’appartiennent pas à un certain cercle. S’il est certes difficile pour le lecteur non-initié de les déchiffrer, il peut néanmoins avoir accès à ce savoir oublié en consultant des sources ou des ouvrages historiques, entreprise qui s’avérera beaucoup plus compliquée pour reconstituer les connotations d’un nom de marque.

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la bande à Bonnot, insurgé à Barcelone, bolchevik à Petrograd, déporté en Asie centrale comme trotskiste, enfin je résume, une vie, quoi. 127

Marie incarne le rôle du lecteur contemporain, non initié à l’histoire de l’extrême gauche et n’ayant peut-être pas connu les années 1960–70. La question du possible manque de connaissance du lecteur se trouve donc prise en charge et problématisée directement à l’intérieur de la fiction en ce qui concerne les références historiques. Martin n’explicite en revanche jamais les connotations contenues dans un nom de marque, que Marie ne peut pas connaître : la mention de la voiture de son oncle, par exemple, une Frégate Renault,128 modèle plutôt haut de gamme, donne une indication sur l’appartenance bourgeoise de la famille de Martin, mais le narrateur ne juge pas nécessaire de commenter les implications de la marque. Le glossaire de la traduction reflète une volonté de rattraper, dans le paratexte, l’imperfectibilité du lecteur implicite du roman traduit. Or, le glossaire procède à une sélection en n’explicitant que quelques termes, dont la logique est difficile à saisir : pourquoi certains mots y figurent-ils et d’autres non ? De plus, la présence du glossaire à la fin de l’ouvrage entre dans une opposition quelque peu paradoxale avec le parti pris de ne pas expliciter les références à l’intérieur du texte. Ainsi, lorsque se trouvait apposé, dans Karte und Gebiet, le substantif de « Supermarkt » devant Carrefour, la marque Auchan figure seule dans Die Papiertiger von Paris : « Barouf war nicht einmal Proletarier, sondern Abteilungschef bei Auchan (oder vielleicht bei Intermarché ?) »129. Le terme générique de « supermarché » n’apparaît pas dans le texte même, mais dans le glossaire qui donne une définition d’Auchan (« 1961 gegründete Supermarktkette »130), afin de compléter, hors de la fiction, le savoir manquant du lecteur. En revanche, on ne trouve pas de définition d’Intermarché, ce qui détourne l’attention du lecteur du fait que les hésitations mémorielles du narrateur dévoilent non seulement un grand besoin de précision,131 mais également que la différence entre les diverses enseignes ne lui est pas complètement égale.132 On trouve une deuxième marque dans le glossaire : « Citroën Traction – von 1934–1957 in Produktion. »133 L’entrée correspond à un passage dans lequel le narrateur hésite de nouveau entre deux marques pour évoquer celle de la voiture de son oncle :

127 ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 51. Nous soulignons. À ce sujet, cf. également VIART 2008, pp. 94–95. 128 Cf. ibid., p. 35. 129 ROLIN, Die Papiertiger von Paris, 2003, p. 68. 130 Ibid., p. 246. 131 Ce besoin de précision n’est pas seulement à imputer à Martin, mais à l’ambition réaliste du texte entier, qui implique de ne pas mélanger les connotations d’une marque à celles d’une autre. 132 Cf. à ce sujet le point 7.5. de cette étude. 133 ROLIN, Die Papiertiger von Paris, 2003, p. 249. Italiques de la traductrice.

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La ville, surface publicitaire, surface littéraire « […] beim Traction gab es ein Rädchen, um sie per Hand einzuschalten, aber es war kein Traction, es war ein Renault Frégate, nein ? Auf der Straße zur Côte d’Émeraude ? »134

L’évocation du modèle de Citroën établit un lien intratextuel entre l’enfance de Martin et le moment où il raconte sa jeunesse à Marie dans sa DS, ce qui souligne une certaine continuité dans son existence bourgeoise. L’explication que le glossaire offre est exacte, mais elle se restreint à la dimension dénotative du nom de marque, alors que c’est justement la signification connotative qui est ici décisive. La définition ne permet pas de rattraper le manque de connaissance du lecteur, non pas ici spécifiquement germanophone, mais contemporain, puisque ces modèles ne sont plus commercialisés. Ainsi, l’importance de la collaboration du lecteur dans la construction de la signification du roman de Rolin se cristallise dans l’élaboration d’un glossaire pour la traduction allemande, qui échoue toutefois à traduire, dans tous les sens du terme, ce que le texte présuppose.

7.4. L’ÉPAISSEUR DU RÉEL : MODES DE MISE EN DISCOURS ET STRUCTURE DU MONDE REPRÉSENTÉ Nous avons souligné plusieurs fois la dimension référentielle des romans de Rolin et Peltzer, qui implique l’existence d’un monde extratextuel tangible. L’importance de la publicité ne fait pas de la réalité mise en scène un espace complètement virtualisé qui aurait pour conséquence, pour les personnages du roman, de se mouvoir dans un environnement perçu comme irréel. Teil der Lösung et Tigre en papier possèdent donc tous deux une dimension réaliste, tant par la relation qu’ils entretiennent avec le hors-texte que par le mode sur lequel ils le « représentent ». En nous éloignant pour un moment, et en partie seulement, de la seule question de la fonctionnalisation des noms de marques, nous nous pencherons à présent sur la consistance de la réalité romanesque, mais également, chez Rolin, sur le processus de fictionnalisation du matériau autobiographique et sur l’affirmation de la liberté du narrateur (et de l’auteur) à transformer et à poétiser les éléments du réel.

7.4.1. Une simulation authentique L’ouverture de Teil der Lösung souligne, à travers son procédé narratif, l’importance actuelle des différents médias dans l’appréhension du monde. La première description de la Potsdamer Platz se fait à travers un filtre, celui des écrans de la cabine de surveillance du vigile. Le texte met en évidence la dimension déformante et finalement déréalisante du passage de la réalité (fictionnelle) à travers les caméras de surveillance. L’imitation d’un autre médium, la vidéo, par le texte revient à reproduire une reproduction, celle du Sony Center tel qu’il apparaît sur les écrans, 134 Ibid., p. 145.

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fragmenté et miniaturisé. Comme en écho au prologue, la dernière vision du paysage urbain offerte au lecteur est elle aussi filtrée, puisqu’elle est issue de l’appareil photo de Nele, qu’elle tient à la main en parcourant les rues de Paris :135 Nele sah alles auf dem Display der Kamera, die sie in Brusthöhe leicht von sich gestreckt hielt. Auch beim Gehen, als folge sie den Bildern des kleinen Monitors, einer elektronischen Wegbeschreibung. Bilder, die für Sekunden einfroren, wenn sie fotografierte. Die grünen und blauen Neonbuchstaben der Pharmacie du Faubourg, das flackernde grüne Neonkreuz darüber.136

Outre ces perceptions médiatisées du paysage urbain, qui ne constituent pas, il faut le souligner, la majorité des descriptions de la ville, le travail qu’entreprend Christian pour se documenter sur les Brigades rouges donne naissance à plusieurs liens intermédiaux : les images qu’il regarde et les articles qu’il lit sur Internet sont décrits avec précision,137 de même qu’un documentaire qu’il visionne, au début du roman, avec Jakob. Dans celui-ci, la découverte du corps d’Aldo Moro dans une voiture en plein centre de Rome est décrite en détail, sans que ne soit mentionné, dans ce premier extrait, le nom du président du Conseil National de la Démocratie Chrétienne : Dann wurde der Wagen, ein Renault der Baureihe 4, ins Zentrum gebracht und in einer Seitenstraße geparkt, nur ein paar Schritte vom Hauptquartier der Kommunistischen Partei entfernt. […] Zwei Fotografen, die von der Menge umringt werden, haben begonnen, ihre Aufnahmen zu machen, Blitze zucken über die Szene, den Mann im Kofferraum, die zurückgeschlagene Wolldecke, in die sie ihn eingewickelt hatten.138

L’événement est, d’après Christian, connu de chacun, « zumindest jeder, der einigermaßen informiert ist »139. Les informations ne sont donc données au lecteur qu’à travers les images du film et la discussion entre Jakob et Christian à son propos, et la scène reste, pour le lecteur qui ne l’identifierait pas, elliptique. Comme dans Tigre en papier, la différence entre générations quant à la (re)connaissance de certains événements historiques est brièvement abordée dans Teil der Lösung. Nele, pourtant étudiante avancée et maîtrisant l’italien, avoue qu’elle ne sait pas grandchose sur les Brigades rouges (« nicht mehr als das, was im Lexikon stand, ich war damals noch gar nicht auf der Welt, sagte sie »140). On peut donc supposer qu’elle n’aurait, en tant que lectrice, pas su situer la scène du documentaire que visionnent Christian et Jakob. L’évocation de la mort d’Aldo Moro se fait à travers les images filmiques et photographiques, largement diffusées dans les médias, de la découverte de son cadavre. Ce procédé souligne la manière dont les événements politiques et historiques sont reçus et consommés dans le monde contemporain. C’est également à travers les images télévisuelles tournées à l’époque que la chute du mur de Berlin est 135 136 137 138 139 140

Cf. également KÖNIG 2015, pp. 43–44. PELTZER, Teil der Lösung, 2007, p. 456. Cf. par ex. ibid., pp. 200–204. Ibid., p. 24. Ibid. Ibid., p. 259.

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brièvement évoquée : « Und dann dieser Riss, dieser Blitzschlag, vom Fernsehen millionenfach in die Welt gesendete Tränen. »141 Mais si le texte rend ainsi attentif à la dimension médiatisée de tout événement politique, celle-ci ne provoque pas de confusion entre fiction et réalité : dans Teil der Lösung la réalité d’un fait n’est pas mise en doute par sa diffusion médiatique, comme cela a pu être théorisé par Jean Baudrillard.142 Christian rencontrera bel et bien d’anciens membres des Brigades rouges – même si l’interview en tant que tel n’est pas racontée –, et l’effacement des traces du mur à la Potsdamer Platz n’est pas imputée à la manière dont les médias ont traité le sujet, mais à l’idéologie dominante d’une société qui privilégie l’amusement et la consommation à la conservation des traces du passé. L’irruption médiatique de la réalité des attentats du 11 septembre est mise en scène dans un roman précédent de Peltzer sorti en 2002, Bryant Park, dans lequel le récit s’interrompt brutalement pour faire place au réel de l’événement que l’auteur lui-même (Peltzer) et non plus le narrateur, commente sur plusieurs pages.143 L’attentat, dans toute sa dimension médiatique, interrompt ici la fiction justement parce qu’il est trop réel.144 Jürgensen considère que les événements du 11 septembre ont provoqué un tournant dans l’écriture de Peltzer, qui a été, avec son récit Bryant Park, un des premiers écrivains de langue allemande à exploiter ce sujet de manière littéraire : Die Anschläge der Al-Qaida am 11. September 2001 wirkten dann wie ein Katalysator auf sein Schreibprogramm und Weltbild, das im Anschluss eine markant politischere und realistischere Akzentuierung aufwies.145

Ainsi, si le roman de Peltzer aborde des sujets typiquement postmodernes – surmédiatisation de la société, nivellement, sur la Potsdamer Platz, de ce qui relève de l’histoire et de ce qui relève du loisir –, la manière dont il les traite se distancie de ce mode discursif. La télévision, Internet, les publicités sur les murs, s’ils peuvent avoir des effets déréalisants, font partie d’une réalité tangible. Le vigile du Sony Center doit intervenir dans un lieu véritable en cas de problème, qui existe au-delà des images déformées qui lui sont retransmises. Bien que des espaces nouveaux, voués à la consommation, comme les Galeries Lafayette, naissent sur le sol berlinois, l’histoire n’en est pas effacée : la chute du mur n’est pas reléguée au statut d’un événement halluciné collectivement, même si peu de choses dans la ville telle qu’elle est décrite la rappellent à la mémoire. Berlin se transforme, et il est possible de protester contre cette transformation : les personnages ont les moyens et les Ibid., p. 14. Cf. BAUDRILLARD 1991. À ce sujet, cf. par ex. BENDER 2014 ; DEUPMANN 2008 ; GILGEN 2014. Cette interruption est évidemment simulée, puisqu’une véritable suspension de la narration sous-entendrait la possibilité d’une simultanéité de la production et de la réception d’un texte. Cf. à ce sujet HEMPFER1999 [=2000]. 145 JÜRGENSEN 2011, p. 81. « Les attentats d’Al-Qaïda du 11 septembre 2001 ont agi comme un catalyseur sur son écriture et sa vision du monde, qui a pris à leur suite un tournant notablement plus politique et réaliste. » 141 142 143 144

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ressources psychologiques pour agir. Certes, la dissolution des idéologies pèse sur les générations de Christian et de Nele, qui ont de la peine à s’orienter, tant au niveau de leurs choix de vie que de leurs engagements. Mais ils évoluent dans une réalité stable. Julia Catherine Sander souligne en outre le sérieux du ton dans le traitement de l’histoire d’amour entre les deux personnages qui est mis en scène comme un véritable « événement » (all. Ereignis) : Ungewöhnlich im Kontext der Gegenwartsliteratur ist dabei nicht nur Peltzers Darstellung der Liebesgeschichte, die das Pathos nicht scheut, sondern auch der gewaltige Kontext, in den er Neles und Christians Begegnung stellt, das Potential, das er ihr als Ereignis verleiht. Damit setzt sich der Roman trotz selbstironischer Interferenzen deutlich ab von einer postmodern konnotierten, spielerischen Ironie.146

7.4.2. Fictionnalisation et poétisation Teil der Lösung se déroule donc plutôt sur un mode sérieux, qui travaille en continu à la construction d’une illusion de réalité. Malgré ou peut-être justement du fait de sa dimension autobiographique, Tigre en papier se présente sous un angle plus ludique sur le plan de la construction du discours. Un processus de fictionnalisation et de poétisation du réel se trouve à la base de la stratégie narrative du roman de Rolin. Le texte oscille entre stratégie d’authentification et affirmation de sa licence à modifier et inventer, à proposer des variations sur des événements qui ont eu lieu – ou pas. Nous verrons, dans un deuxième temps, qu’il se saisit également d’éléments réels – en l’occurrence une voiture de marque – pour les littérariser en jouant de leur potentiel poétique.

7.4.2.1. La licence d’un narrateur-auteur La stratégie d’authentification de la parole de Martin dans le récit-cadre est contrecarrée par d’autres éléments du roman, qui soulignent, au contraire, sa dimension fictionnelle. Alors que la frontière entre éléments émanant de la réalité et ceux strictement fictifs est parfois floue – rien dans le texte ne nous permet par exemple de 146 SANDER 2015, p. 269. « Ce qui est étonnant dans le contexte de la littérature contemporaine ce n’est pas seulement la manière dont Peltzer représente l’histoire d’amour, qui ne manque pas de pathos, mais le contexte violent dans lequel il place la rencontre entre Nele et Christian, le potentiel qu’il lui offre en tant qu’événement. Ainsi, malgré des interférences auto-ironiques, le roman se démarque clairement d’une ironie ludique et connotée comme postmoderne. » Sander souligne à la même page (note de bas de page 295) que Peltzer se distancie explicitement de la poétique postmoderne : « In seinen Poetikvorlesungen grenzt Peltzer sich explizit ab von “dem eitlen Augenzwinkern postmoderner Selbstreferentialität, der ‘Könnerschaft’ literarischer Laubsägearbeiten, in denen so viel Leben wohnt wie in einem aufgeräumten Hobbykeller” ». Cité de PELTZER, Angefangen wird mittendrin, 2011, p. 143.

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différencier l’histoire de la mort du père de Martin (fictive) et l’enlèvement raté du général en retraite Chalais (inspiré d’un événement réel)147 –, la fictionnalité du récit de Martin est suggérée à l’intérieur même de l’histoire. Lorsque celui-ci raconte à Marie une anecdote sur l’été 1970, durant lequel les membres de La Cause décident de déranger le séjour de riches vacanciers en perturbant un concours félin, il affirme ne plus savoir exactement où la scène s’est déroulée : En revanche, il [Treize] avait cru malin de les lancer contre un concours félin organisé par le Cat Club de la côte d’Opale à l’hôtel Normandy (ou bien plutôt au Grand Hôtel de Cabourg?).148

Le narrateur intradiégétique confesse ses doutes et les défaillances de sa mémoire, mais les balaie immédiatement : il poursuit en effet son récit en le situant finalement dans le Grand Hôtel de Cabourg, qui a servi, Martin le sait, de modèle à Proust pour son grand Hôtel de Balbec : Le passage des portes tournantes est une petite Bérézina, les tambours que Proust a poussés tant de fois d’une main d’ivoire, envahis soudainement par une demi-équipe de rugby lancée à fond de train, se bloquent puis explosent […].149

En écartant ses hésitations pour faire avancer son récit, le narrateur (intradiégétique) démontre sa liberté de disposer de ses souvenirs et de ne pas être tenu à la réalité stricte de ses histoires. La référence à Proust fait par ailleurs écho à l’épigraphe du roman, qui annonce d’emblée le lien intertextuel principal du texte de Rolin, tout en établissant un parallèle entre l’auteur et le narrateur : militants dans leur jeunesse, ils sont tous deux devenus écrivains et peuvent ainsi modifier, fictionnaliser et littérariser à souhait leurs souvenirs. Nous avons analysé plus haut le procédé qui consiste à donner une impression de monologue intérieur dans le récit premier, alors que la situation narrative présente un écart entre la voix du narrateur (je-narrant) et celle du personnage (jenarré). De la même manière, le roman donne, dans certains passages, l’impression de se servir d’une technique de montage telle qu’on la trouve dans Berlin Alexanderplatz. Or, contrairement au roman de Döblin, la dimension documentaire de Tigre en papier est, elle aussi, en partie simulée : c’est en effet au sein de l’histoire la plus fictive, celle de la mort du père de Martin au Vietnam, que le texte présente des documents censés être factuels : lettre annonçant le décès du père, rapport militaire150 et citation d’un article paru dans Le Monde.151 Le texte souligne donc, d’un côté, sa fictionnalité, en exposant la licence de Martin (et de Rolin) à littérariser ses souvenirs, tout en cherchant, de l’autre, à en authentifier les éléments les plus fictifs, telle que la mort du père et le contexte de la prise de parole de Martin sur le périphérique.

147 148 149 150 151

Cf. DAMBRE 2006, p. 99. ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 214. Ibid., p. 215. Cf. ibid., pp. 142–143 ; 145–152. Cf. ibid., p. 118.

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Parallèlement à cela, les noms de marque ne servent pas exclusivement le renforcement de l’illusion référentielle, mais contribuent également à souligner la littérarité du texte. Ceci est particulièrement visible dans l’usage qui est fait de la DS de Martin, que nous allons maintenant analyser.

7.4.2.2. La mythique DS de Martin Martin et Marie ne tournent pas sur le périphérique dans n’importe quelle voiture : le narrateur est au volant d’une DS, célèbre création de Citroën, dont Roland Barthes a décrit dans ses Mythologies la fascination magique qu’elle exerça au moment de sa sortie.152 Au début des années 2000, un tel modèle fait partie du passé, de l’époque révolue de l’enfance et de la jeunesse de Martin. Lorsque ce dernier fait monter Marie dans le véhicule, il lui demande d’ailleurs : « Tu sens l’odeur ? [...] Hein? C’est l’odeur du temps. » 153 La DS, à qui Martin attribue le nom programmatique de « Remember », sert de support à l’émergence du souvenir,154 puisqu’à l’intérieur de la voiture la contingence du présent s’évanouit : le but initial du trajet – celui de ramener Marie chez elle – s’estompe devant la résurgence du passé et la parole de Martin. Le temps de la mémoire et de la transmission s’étend jusqu’au moment où « Remember » redevient une simple voiture, lorsque le manque d’essence oblige Martin à quitter le périphérique et à bientôt achever son récit. Mais avant cela, la DS, et l’imaginaire qu’elle transporte, est malaxée par le texte qui en fait un objet poétique. Son statut mythique, théorisé par Barthes, est alors convoqué. La voiture de Martin est ainsi intégrée dans un réseau métaphorique qui dépasse le discours de la marque, tout en lui servant de base. Ainsi, la DS est avant tout comparée à un vaisseau spatial (Martin et Marie se trouvent d’ailleurs « en orbite » autour de Paris) : « Remember est repartie, sur coussin d’air, soucoupe volante gris argent, silver ghost en pilotage automatique. »155 L’expression « coussin d’air » fait écho à la suspension hydropneumatique, inventée par Citroën et mise particulièrement en avant dans la narration de marque. Martin joue sur le signe distinctif de la marque et le statut mythique du produit : la DS devient une soucoupe volante, qui peut quitter la route pour s’élancer dans l’air. Cette analogie établit un lien intertextuel avec le texte de Barthes (que Martin-narrateur a, en tant qu’« homme de lettres », très certainement lu), qui lui attribue également une dimension fantastique :

152 Cf. BARTHES 1957, pp. 150–152. 153 ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 137. 154 Cf. également DAMBRE 2006, p. 101. Ce que nous avons observé chez Kureyshi et Ernaux au chapitre précédant se concrétise donc ici dans un objet (de marque) tangible. 155 ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 166.

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La ville, surface publicitaire, surface littéraire La « Déesse » a tous les caractères (du moins le public commence-t-il par les lui prêter unanimement) d’un de ces objets descendus d’un autre univers qui ont alimenté la néomanie du XVIIIe siècle et celle de notre science-fiction : la Déesse est d’abord un nouveau Nautilus. 156

Cependant, la comparaison opérée par Martin de la DS avec une « silver ghost », un modèle historique de Rolls-Royce, l’élève dans la hiérarchie des marques de voiture, mais la ramène en même temps à son statut de simple véhicule automobile. Cette oscillation entre le statut mythique de la voiture de marque et la réalité du produit apparaît plusieurs fois dans le texte, comme nous allons le voir plus loin. « Remember » est capable d’explorer l’espace et le passé, en héroïne personnifiée et infiniment modulable. Elle représente « la beauté même avec sa gueule de raie aux yeux qui bougent »157. Le caractère esthétique de la voiture, incarnation de la beauté, reprend la connotation contenue dans le nom de marque et l’homophonie avec le terme de « déesse », une connotation immédiatement relativisée par le narrateur qui la compare à une « raie ». Cette métaphore marine en rappelle une autre, filée dans le deuxième chapitre par Martin qui voit, dans les visages vieillis de ses amis, divers poissons : Nagez, vieilles squames ! C’est à des poissons que vous faites songer désormais, quelque vivacité nerveuse encore sous l’écaille, dans la mâchoire, mais des ventres blancs et mous et des yeux globuleux, des poches et plis et des rictus de carpes.158

La voiture de Martin n’échappe pas à ce destin, qui est qualifiée plus loin de « vieille déesse Remember » 159. Comme Martin, la DS est une relique d’un temps passé, dont le cours a modifié l’apparence. Toutefois, la voiture réussit toujours à redevenir une déesse lorsque le discours de marque est convoqué par le texte : Contact. Le bruit majestueux du moteur de la DS, la suspension qui monte avec des déclics, le volant à une branche qui tressaute avec de petits soupirs, tout ça voluptueux... les yeux qui tournent, chavirent...160

Ici, la dimension performative de la marque, sa capacité à créer des réalités est mise en scène à l’intérieur de la fiction. La narration de marque – l’analogie entre une voiture et une déesse, une femme sublime et envoûtante – agit si bien qu’elle crée, dans la réalité de Martin, une atmosphère érotique.161 Le potentiel érotique de la déesse se mélange avec le désir latent et interdit que la présence de Marie éveille 156 157 158 159 160 161

BARTHES 1957, p. 151. ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 91. Ibid., p. 64. Ibid., p. 95. Ibid., p. 138. Le vocabulaire utilisé par Barthes à la fin de son article sur « la nouvelle Citroën » souligne également le caractère érotique de la voiture – et de son nom : « Dans les halls d’exposition, la voiture témoin est visitée avec une application intense, amoureuse : c’est la grande phase tactile de la découverte, le moment où le merveilleux visuel va subir l’assaut raisonnant du toucher […] les tôles, les joints sont touchés, les rembourrages palpés, les sièges essayés, les portes caressées, les coussins pelotés ; devant le volant, on mime la conduite avec tout le corps. » BARTHES 1957, p. 152.

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chez Martin. Plus loin, la sensualité glissera de nouveau sur Marie, ôtant à la voiture son caractère à la fois magique et humain, et la ramenant, dans une apostrophe au narrataire, à sa réalité brute, celle de produit, de simple voiture : [...] tu coulisses toi en douce quelques regards sur ses jambes allongées vers le centre de la voiture (la DS, je l’apprends à ceux qui ne le sauraient pas, est une traction avant, et en conséquence le plancher est plat et dégagé entre les sièges) [...].162

Ces variations dans les qualifications de la voiture de Martin reflètent la fragilité des connotations liées à un nom de marque, qui risquent toujours d’être démasquées comme relevant du mythe. L’oscillation constante de la DS est particulièrement visible dans l’affirmation suivante de Martin : Une DS, tu vois comment c’est : assise sur son arrière-train, prête à bondir, la gueule de squale tendue en avant, oui, un animal hybride, amphibie, mi-sphinge mi-requin, aux grands yeux tournants. Gris métallisé, une pièce d’argenterie. Tu la reconnaîtras de loin. Une bonne voiture aussi, soit dit en passant, pour trimballer en douce des substances fulminantes : très bombées, les portières, peut-être même plus que celles de la Coccinelle.163

Dans la première partie de la phrase, la DS est décrite comme un animal magique. Les connotations du merveilleux, de la force et du pouvoir dominent, et font disparaître le produit derrière elles. Dans la seconde partie, en revanche, la DS est ramenée à son utilité en tant que véhicule. La perspective de Martin varie donc entre une vision tout à la fois mythologisante et poétisante de sa propre voiture et une perception prosaïque de la DS. Dans le présent, Martin s’approprie, à des fins poétiques, le discours publicitaire d’une époque passée, qui a marqué sa jeunesse d’une autre manière que les mouvements de gauche dont il a fait partie. Par ailleurs, la DS établit des liens intratextuels avec d’autres éléments du récit. Dans la métadiégèse, ce n’est pas Martin qui possède cette voiture, mais le « général en retraite Chalais », le PDG que Martin et ses compagnons ont brièvement enlevé : Une voiture historique... Le général en retraite Chalais en avait une comme ça, une Pallas gris perle...164

À travers la marque de leur voiture, un lien s’établit entre Martin et Chalais, douce ironie qui pointe du doigt l’embourgeoisement de Martin. Si la voiture du narrateur est, au début du 21e siècle, profondément « anachronique »,165 elle constitue l’héritage non de ses activités révolutionnaires, mais de l’un de ses pires ennemis de l’époque. La mise en scène d’un paysage urbain « marqué », sursémiotisé par la présence de publicités et d’enseignes diverses, ne fait pas des romans de Rolin et Peltzer des textes postmodernes, comme plusieurs critiques ont pu l’affirmer.166 La présence de ces éléments ne participe pas à la construction d’une réalité instable et 162 ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 159. On relèvera qu’ici le narrateur donne une explication sur l’objet physique, mais non sur la marque et ses connotations. 163 Ibid., p. 117. 164 Ibid., p. 94. 165 Cf. CASTIGLIONE 2005, p. 208. 166 Cf. VELDHUIJSEN 2005, p. 86 et WASIHUN 2016, pp. 382 et 385.

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insaisissable, mais crée bien plutôt une référence à un hors-texte réel et tangible, celui du paysage urbain contemporain, familier au lecteur actuel, même si Tigre en papier a une dimension ludique. Aussi, dans le contexte de l’analyse de deux romans qui abordent des thématiques politiques, il faut se demander ce que ces textes disent de la réalité contemporaine. Où se situent-ils par rapport au monde et à la société de consommation ? Peut-on déceler une attitude critique explicite ?

7.5. OSCILLATIONS TEXTUELLES : POSITIONNEMENTS CRITIQUES ET FONCTIONNALISATION DES NOMS DE MARQUE Aussi bien dans Tigre en papier que dans Teil der Lösung, le narrateur adopte, en partie du moins, des positions tranchées. Martin oppose aux « meutes gavées à la pub »167 d’aujourd’hui, sa propre génération et surtout ses amis révolutionnaires, qu’il qualifie d’ « ignorants mais audacieux »168, certains d’un jour délivrer le monde « des vieux sceaux infâmes de l’inégalité et du mépris »169. Malgré la domination de la focalisation interne, le narrateur de Teil der Lösung ne se situe pas complètement en retrait de son récit. Il est possible de reconstituer son positionnement dans les quelques passages où l’instance narrative prend une forme plus palpable, quand la ville est décrite du point de vue d’un observateur anonyme : ainsi, la voix narrative exprime-t-elle une certaine désapprobation quant à la manière dont Berlin se transforme. Ce point de vue rejoint donc celui du groupe dont fait partie Nele, et indique que la sympathie du narrateur semble pencher plutôt vers eux que vers les policiers et membres du Verfassungsschutz qui enquêtent à leur sujet. Or, ces oppositions (entre générations, entre activistes et policiers) et, partant, les opinions des narrateurs sont relativisées par la construction globale des deux romans, au travers d’un procédé qui s’élabore par le biais de différentes fonctionnalisations des noms de marque. Dans Tigre en papier, le fait que Martin et ses camarades ne sont pas insensibles aux différences entre les marques de voiture nuance l’opposition entre les générations passées et présentes. Martin-narrateur n’est pas non plus totalement désintéressé des signes commerciaux, dont l’évocation souligne souvent les incertitudes de sa mémoire : la camionnette volée était-elle une « Fiat » ou une « Estafette Renault » ?170 Nessim fumait-il des « Benson » ou des « Muratti » ?171 Treize et Martin buvaient-ils ensemble du Cinzano ou du Campari ?172 Le besoin de précision, le souci du détail de Martin montrent qu’il ne fait pas que mépriser ce qui relève de la consommation, mais qu’il reconnaît d’une certaine manière la différenciation entre 167 168 169 170 171 172

ROLIN, Tigre en papier, 2002, p. 45. Ibid. Ibid. Cf. ibid., p. 30. Cf. ibid., p. 84 Cf. ibid., p. 96.

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les produits, que vise l’usage des noms de marque. Il s’agace d’ailleurs de ses propres interrogations : Du comte, ou du mari, le vestige le plus visible était une Oldsmobile décapotable remisée dans une grange. Une Oldsmobile ou une Buick, une Roadmaster, c’est possible. Qu’est-ce que ça change ?173

La question met en lumière les ambivalences du personnage : il aimerait que cela ne change rien, mais ne peut se résoudre à simplement parler de voitures, de camionnettes, de cigarettes, ou de boissons, sans en évoquer les marques. La convocation du discours publicitaire de la DS dans le processus de littérarisation du produit provoque elle aussi une relativisation quelque peu ironique des propos de Martin sur la nouvelle génération, puisqu’il reprend à son compte un discours construit et mythologisé. Pourtant, une facette plus sérieuse (et engagée ?) du texte pointe une réalité que le discours de la publicité tente également de faire oublier, celle des conditions de fabrication des produits de consommation. Les trois marques de voitures françaises emblématiques que sont Citroën, Peugeot et Renault apparaissent toutes les trois plusieurs fois dans le texte, non pas sous leur forme discursive de signe commercial, mais pour désigner les usines dans lesquels sont fabriqués les véhicules. Elles sont alors présentées comme des lieux sinistres, loin de l’univers heureux et léger de la publicité : Les usines Peugeot, à l’époque, si loin dans l’Est et le froid, si dures, c’était un peu, pour les petits bourgeois que vous étiez, ce que devaient être les forêts de la Germanie pour un Romain de la décadence […]. Renault-Billancourt, n’en parlons pas. Se rendre à Sochaux, c’était plonger dans une crevasse de l’espace-temps : province absolue, sans métropole, patronat de droit divin, climat sibérien.174

En évoquant la difficulté de la vie ouvrière dans la fabrication concrète des produits, le texte de Rolin rend attentif à une forme de réalité différente de celle que nous avons rencontrée jusqu’ici : il redonne ainsi une dimension sociale et politique au nom de marque, le renvoyant à sa réalité extrêmement concrète et déconstruit donc, ici, résolument sa dimension mythique. En présentant diverses facettes d’un même phénomène, le texte ne se positionne pas explicitement, mais défait plutôt les oppositions simples, en éclairant le passé et le présent sous des angles toujours différents, ce qui constitue une façon de rendre hommage à la complexité du monde et à son potentiel littéraire. Dans Teil der Lösung, quelques noms de marque servent la description des personnages. Ce procédé intervient de manière très ponctuelle, et non pas systématiquement comme cela est le cas chez Kracht, Deville ou Houellebecq. La rareté du phénomène au sein du roman en accentue la portée. Un des exemples les plus notables est celui du sac Penny que possède Nele. Elle est décrite en sa possession à

173 Ibid., p. 173. 174 Ibid., pp. 169–170.

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trois reprises.175 Christian, lui, possède un sac Lidl,176 ce qui crée comme un écho intratextuel au sein du (futur) couple. Au-delà des indications sur la situation financière des personnages, que ces attributs communiquent, le fait que Nele se promène avec un sac au nom d’un supermarché n’est pas anodin. Car cela ne semble pas déranger Nele, qui lutte activement contre la privatisation de l’espace public, de faire de la publicité gratuite à une marque, en transportant son logo à travers la ville. Elle participe ainsi, probablement de manière inconsciente, à la propagation des signes commerciaux dans le paysage urbain. De plus, faire ses courses chez Penny, un hard discounter – ce que la possession d’un sac de la marque sous-entend – ne pose pas de problème à l’étudiante, bien que la politique de ce genre de magasin relève du capitalisme le plus sauvage. En faisant de cette marque un attribut de Nele, le texte met en lumière la force du système que cette dernière souhaite combattre, puisqu’il en fait à la fois une bénéficiaire (elle fait ses courses à très bas prix), et une actrice (elle contribue à faire de la publicité à la chaîne de supermarché). Cette observation rejoint l’analyse d’Alexandra Pontzen qui dresse un portrait des contradictions du milieu intellectuel précarisé auquel appartiennent Christian et Nele, qui sont à la fois des victimes, des combattants et des vainqueurs de la globalisation : Der in Peltzers Texten nicht aufgelöste Widerspruch zwischen beschränkten materiellen Verhältnissen und vergleichsweise komfortablem Leben wurde von einzelnen Rezensenten als konzeptionelle Inkonsequenz kritisiert. Sie scheint mir indes eher mimetisch zuverlässige Widerspiegelung eines (Intellektuellen-)Milieus, für das die Differenzierung in « Globalisierungsgewinner » und « -verlierer » keine bzw. eine falsche Alternative darstellt, weil sich in seiner Lebensweise die Privilegien der Globalisierung nicht mehr von deren Preis unterscheiden lassen – schließlich betextet Christian, um sein Leben zu finanzieren, einen Restaurantführer im Stil kalkulierter Multi-Kulti-Erlebnisgastronomie [...].177

Ces contradictions se retrouvent également dans le personnage de Christian qui, contrairement à Nele, ne fait pas partie d’un groupe de militants, mais n’est pas indifférent aux questions politiques posées par la globalisation. C’est un certain renoncement, une soumission à la réalité d’un centre-ville (ici les environs de la Friedrichstraße), qui le pousse, un peu par paresse, à se rendre au Starbucks pour y boire un café, tout en formulant en pensées des critiques à l’égard de la chaîne : [...] und vorher irgendwo einen Espresso trinken. Eine Tram rasselte an seiner Nasespitze vorbei und raubte ihm den Blick, auf der anderen Straßenseite hatte er Cafés gesehen, eine Filiale von Starbucks. Wenn schon, ich allein kann den Regenwald auch nicht retten. Oder was sie 175 Cf. PELTZER, Teil der Lösung, 2007, pp. 217 ; 219 ; 231. 176 Cf. ibid., pp. 48 et 160. 177 PONTZEN 2010, p. 230. « La contradiction non résolue entre une situation matérielle limitée et une vie tout de même confortable a été qualifiée d’inconséquence conceptuelle par plusieurs critiques. Elle me semble plutôt constituer une représentation mimétique fiable d’un milieu (intellectuel) pour qui la distinction entre les “gagnants” et les “perdants de la globalisation” représente une fausse alternative ou n’en représente pas du tout, puisque, dans la manière de vivre de ce milieu, les privilèges de la globalisation ne peuvent plus être dissociés de leur prix – Christian écrit bien, pour financer sa vie de tous les jours, pour un guide de restaurants, en mettant, de manière calculée, une expérience gastronomique multiculturelle en scène […]. »

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umweltmäßig so zerstörten, Schweinelöhne für die Angestellten, die den Gewinn des Konzerns ins Sagenhafte steigerten. Eine klimatisierte Goldgrube, ein Gewimmel von Menschen, in dem der einzelne verschwand. Sei es Chicago, sei es Berlin, sei es Amsterdam.178

L’anonymat du lieu que critique Christian tout en s’y rendant, est mis à profit par le policier Andreas Klosters qui y rencontre l’« Indio », un membre du groupe de Nele qui sert d’indicateur à la police. Cette scène est la seule du livre où la focalisation change plusieurs fois brusquement de personnages pour passer sans interruption d’un fragment narratif à un autre. Les réflexions de Christian sont immédiatement suivies, sans renvoi à la ligne, par une prise de parole de l’« Indio ».179 Le Starbucks fonctionne donc ici comme un lieu charnière et symbolique, dans la mesure où il réunit, sans qu’ils le sachent, des personnages appartenant à des « bords » différents. Malgré la conscience critique de Christian, il décide de s’y rendre, en argumentant pour lui-même qu’il ne peut agir seul contre les travers de la globalisation. Cette décision, a priori anodine, comme le sac Penny de Nele, souligne une certaine impuissance confortable face à ce qui est, en d’autres occasions, présenté comme l’ennemi à combattre, et relativise les oppositions entre activistes et policiers, puisque tous contribuent, d’une manière ou d’une autre, au maintien du système capitaliste. Les personnages de Teil der Lösung et de Tigre en papier n’échappent donc pas à la réalité de la société de consommation. Malgré le positionnement plus ou moins explicite du narrateur, les deux textes, dans leur globalité, n’énoncent pas une critique univoque et tranchée du capitalisme, comme ils ne jugent pas leurs personnages et leur contradiction. Dans l’esprit qui habite ces deux textes, les noms de marque y sont fonctionnalisés de manière à souligner la complexité de la réalité contemporaine et à relativiser les oppositions et les prises de position trop catégoriques. 7.6. SYNTHÈSE Dans Tigre en papier et Teil der Lösung l’illusion référentielle domine. Les noms de marque qui apparaissent massivement sous forme de panneaux publicitaires y sont très souvent liés à des lieux précis, dont ils contribuent à donner une image réaliste au lecteur qui en est familier. Ainsi, la situation narrative de Tigre en papier est authentifiée par le décor réaliste dans laquelle elle s’inscrit, et l’action décrite dans Teil der Lösung apparaît comme vraisemblable au vu de la précision avec laquelle est mise en scène la ville dans laquelle elle se déroule. Les romans de Rolin et Peltzer actualisent la tradition du Großstadtroman et offrent un portrait contemporain de Paris et de Berlin qui se concentre avant tout sur la multiplicité des enseignes qui imprègnent le paysage urbain d’aujourd’hui. Le focus des textes sur cet aspect de la ville octroie une dimension politique à l’espace, qui fait écho à la thématique générale des romans. 178 PELTZER, Teil der Lösung, 2007, pp. 253–254. 179 Cf. ibid., p. 254.

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Le passé révolutionnaire de Martin et son abandon de la lutte se reflètent dans les changements qu’il constate dans Paris et ses alentours. Le périphérique incarne le triomphe de la publicité, qui efface idéologiquement et physiquement le passé, puisqu’elle récupère les contenus politiques pour en faire des slogans, et transforme le visage du vieux Paris que Martin a connu. Martin oppose sa génération à celle de Marie, qui n’a, d’après lui, plus d’idéaux et ne se reconnaît que dans les valeurs véhiculées par la publicité. Le Martin-narrateur relativise néanmoins cette position par l’usage qu’il fait des noms de marque, puisque cela dénote la complexité de son propre rapport à la société de consommation qui s’établit à la même époque qu’a lieu son engagement maoïste. Par ailleurs, le texte poétise un nom de marque, DS, en jouant en même temps avec ses connotations et en les transformant à sa guise. Dans Teil der Lösung, c’est la question de la privatisation de l’espace public et de sa surveillance qui se trouve au centre du texte. L’implantation de grands groupes dans la ville, comme entités qui s’approprient des lieux d’histoire et de vie, fait écho à Tigre en papier, dès lors que l’extension des intérêts commerciaux se présente comme un facteur de refoulement du passé récent, ou du moins, d’une fonctionnalisation de celui-ci dans un but lucratif, en le libérant de toute dimension sérieuse et politique. Berlin apparaît comme une ville de plus en plus envahie par la publicité, et les quelques espaces protégés qui subsistent encore, par exemple Kreuzberg, ne sont pas vierges d’enseignes appartenant à des grands groupes. Le personnel du roman se meut entre activisme et résistance passive, et le texte dévoile les contradictions qui les habitent. Malgré le fait qu’il ne soit pas possible de dégager un « message » clair, sans aucune ambiguïté, de Tigre en papier et Teil der Lösung, dans la mesure où ils reflètent la complexité de la société actuelle et suggèrent l’impossibilité de sortir véritablement du système, ils se positionnent dans la société, en l’analysant de près et en mettant en lumière, à travers les moyens propres au texte narratif (la multifocalisation chez Peltzer, le pseudo monologue intérieur chez Rolin), les structures qui la traversent.

8. PENSER LA MARQUE EN LITTÉRATURE Indépendamment des différences que nous avons constatées quant à sa fonctionnalisation dans les textes de notre corpus élargi, il apparaît qu’une caractéristique centrale du nom de marque réside dans une sorte de résistance à la fiction, dans l’affirmation persistante de sa dimension réelle. Quelle que soit la manière dont la littérature se l’approprie, la marque a toujours besoin que le lecteur la (re)connaisse pour déployer pleinement ses effets. Lorsque le savoir à son propos s’estompe, elle arrête de signifier et se confond avec les éléments fictifs du texte, mais persiste comme trace d’une réalité extratextuelle existante ou ayant existé. Le nom de marque a donc quelque chose de radical dans sa référentialité : il témoigne d’un ancrage profond dans le monde, et cela même lorsque le texte qui le met en scène tend à s’affranchir de cette attache. Mais les marques ne sont pas les seuls éléments renvoyant à un contexte sociétal particulièrement concret, qu’un lecteur ultérieur ou étranger ne serait pas ou plus à même d’identifier comme tel. La lecture adéquate d’un texte littéraire – qui se complexifie lorsque l’on travaille sur des époques éloignées – constitue d’ailleurs l’une des problématiques principales de la recherche en littérature qui ne se limite pas à la seule question des marques. Au reste, nos analyses nous ont amenés à nous confronter à d’autres types de références extratextuelles : noms de personnalités, titres de chansons et d’émissions de télévision ou encore mentions d’événements historiques. Ces éléments issus de la réalité se retrouvent dans de nombreux textes de la littérature actuelle qui se tournent de manière décidée vers un nouveau mode de « représentation » du monde. Dans ce dernier chapitre, nous affinerons nos réflexions théoriques en confrontant dans un premier temps la marque à d’autres types de références au réel. Ceci nous permettra de cibler les spécificités du nom de marque, mais aussi les parallèles qu’il présente avec d’autres genres de références. Nous reviendrons ensuite sur la fonctionnalisation littéraire de la marque dans le contexte de l’émergence d’un « nouveau réalisme », en tirant, par ailleurs, les conclusions de notre perspective comparatiste.

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8.1. CONCLUSIONS THÉORIQUES Comme nous l’avons mentionné dans notre définition préalable,1 la marque oscille entre le nom propre et le nom commun. Elle ne possède pas de signification intrinsèque, tout en étant particulièrement chargée sémiotiquement (c’est le travail du marketing de la remplir de signification). À l’instar d’un nom propre réel dans un texte de fiction, elle renvoie à un référent existant dans la réalité extratextuelle et donne ainsi l’impression d’une contiguïté entre celle-ci et l’univers fictionnel. Ce même procédé s’observe au niveau des références à la culture populaire que nous avons relevées dans plusieurs textes de notre corpus. Peut-on, dès lors, affirmer que la marque endosse le même rôle et déploie les mêmes effets qu’un nom propre réel figurant dans un texte de fiction ? Et les noms propres sont-ils tous à considérer de la même façon ? Ces questions nous occuperont dans la première partie de cette section. Nous comparerons ensuite les effets de la référence « marque » avec ceux provoqués par d’autres références au réel afin d’envisager ses spécificités, mais également de dégager ce qui la rapproche d’autres éléments appartenant à la catégorie de la culture populaire. Nous préciserons en outre le type de savoir convoqué par cette catégorie particulière de références au réel. 8.1.1. Noms propres historiques et noms propres populaires Dans sa tentative de saisir les invariants du discours réaliste, Philippe Hamon évoque la question des noms propres historiques et géographiques. Il affirme que leur mention aide à la lisibilité et à la cohérence du texte, et qu’elle le rend vraisemblable en ancrant l’univers fictionnel dans la réalité extratextuelle : Les noms propres historiques ou géographiques [...], qui renvoient à des entités sémantiques stables, qu’il ne s’agit d’ailleurs pas tant de comprendre que de reconnaître comme noms propres (et la majuscule en est la marque typographique différentielle), fonctionnent donc un peu comme les citations du discours pédagogique : ils assurent les points d’ancrage, rétablissent la performation (garants-auctores) de l’énoncé référentiel en embrayant le texte sur un extratexte valorisé, permettent l’économie d’un énoncé descriptif, et assurent un effet de réel global, qui transcende même tout décodage de détail, effet de réel souvent accentué, dans les descriptions topographiques, par l’emploi d’un « présent de cautionnement », d’un « présent de témoignage » [...].2

Mis à part les noms de lieux, Philippe Hamon songe ici très certainement à des personnalités politiques, à des acteurs de l’histoire, connus d’un grand nombre de lecteurs (contemporains). Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de les décoder chacun, en détail, mais de les reconnaître comme tels, c’est-à-dire comme noms propres (réels), pour que le texte gagne en crédibilité et qu’il s’en dégage un effet de réel barthésien. Hamon part donc du principe que le lecteur possède un savoir 1 2

Cf. chap. 1. HAMON 1982, p. 137. Italiques de l’auteur.

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qui lui permet de situer, même de manière imprécise, les noms propres concernés dans une réalité extratextuelle qui lui est familière. Or, Hamon ne semble pas penser le décalage, la variation du texte du point de vue de la réception, lorsque les noms propres mentionnés n’évoquent plus un « extra-texte valorisé », mais apparaissent au lecteur comme des éléments énigmatiques et indéchiffrables. Par ailleurs, la stabilité sémantique du nom propre historique, mise en avant par Hamon, entre en contradiction avec l’argumentation de Petit, qui considère justement la dimension labile du nom de marque comme un trait la rapprochant du nom propre : Cette labilité de la formule sémique, en instance de stabilisation toute provisoire, est davantage spécifique du nom propre en ce qu’elle est sensible à des contingences qui peuvent aboutir à des inversions imprévisibles ou à des contradictions. Toutefois, là aussi la prudence s’impose dans la mesure où les prédicats associés aux noms propres (patronymes et toponymes) ne sont pas en principe le résultat d’une démarche systématique et concertée visant à assurer un positionnement du référent ou à le faire évoluer.3

Alors qu’il continue logiquement de renvoyer à un référent unique (critère de la mono-référence), le nom propre est effectivement loin de toujours constituer une entité stable du point de vue sémantique. Ainsi, comme pour les noms de marque, la question de la (re)connaissance des noms propres réels se pose dès lors qu’un texte est ancien, traduit ou met simplement en scène des époques passées ou des univers étrangers au lecteur. Tigre en papier et, dans une moindre mesure, Teil der Lösung, contiennent plusieurs noms de personnalités des années 1960–70 inconnues de la majorité des lecteurs contemporains. Ceux-ci ne peuvent donc pas être les seuls garants de l’ancrage du texte dans un hors-texte concret. Dans le cadre de l’oscillation entre référence à la réalité et affirmation de la licence du narrateur à fictionnaliser le passé que nous avons repérée dans le roman d’Olivier Rolin, la seule mention de noms propres historiques ne parvient pas à rendre le texte vraisemblable dans son ensemble : ils sont trop nombreux, trop spécifiques, et ne jouissent pas de la stabilité sémantique nécessaire pour que le lecteur reconnaisse le lien qu’ils établissent avec le hors-texte. D’autre part, les noms de personnalités ne sont pas dépourvus de connotations, et celles-ci peuvent évidemment varier. Lorsque la narratrice des Années évoque la mort du Général de Gaulle, elle souligne qu’il représente pour elle, comme pour les acteurs ou les sympathisants de Mai 1968, le temps d’avant les changements sociétaux amenés par les mouvements de mai. 4 Aujourd’hui, la figure de De Gaulle est largement réhabilitée et la gauche française se revendique de lui autant que la droite, ce qui aurait été inimaginable dans les années 1970 où il représentait l’autorité et la rigidité. Le nom propre subit donc également des glissements sémantiques au niveau de ses connotations. On notera que le Général apparaît aussi dans Tigre en papier, mais comme toponyme, sur un panneau d’affichage du périphérique qui indique l’Aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Ici, le nom propre historique signifie autre chose encore.

3 4

PETIT 2006, p. 698. Cf. ERNAUX, Les années, 2008, pp. 113–4.

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La constance sémantique des noms propres est donc à considérer avec prudence, et il apparaît comme nécessaire d’en distinguer divers types présentant des grades de stabilité différents. Le nom propre géographique, un nom de ville par exemple, penche assez nettement du côté de la stabilité. Certes, les villes évoluent, et le Berlin de Peltzer n’est pas celui de Döblin. On peut s’étonner de tel ou tel changement par rapport à l’image que l’on a d’une ville, à la lecture d’un texte du siècle précédent, mais la signification de « Berlin » ne pose pas de problème particulier. Les noms de personnages historiques, comme De Gaulle, sont également stables, dans la mesure où ils continueront longtemps à être reconnus, même si la perception que l’on a d’eux au sein d’une société évolue et que leur degré de notoriété est également susceptible de varier au fil du temps. En revanche, les noms de personnes appartenant à la culture populaire et que l’on retrouve dans les textes de Houellebecq, Ernaux et Kureyshi, sont beaucoup plus labiles et se rapprochent ainsi plus nettement du nom de marque. Les chanteuses et chanteurs, par exemple, dont parlent les narratrices des Années et d’Elefanten im Garten, évoquent au lecteur qui en est familier l’ambiance d’une époque. Comme les marques, ils peuvent être le symbole d’une génération et disparaître avec elle, ou alors devenir « cultes », de sorte que la génération suivante continue sinon à les aimer, du moins à les connaître. Parmi les références à la culture populaire qui apparaissent dans les textes de notre corpus, les chanteurs ou les acteurs cités peuvent constituer des références plus ou moins fragiles au hors-texte – mais leur capacité à être reconnus s’avère de toute façon limitée dans le temps. Plus le lecteur se situe loin du contexte de la production du texte, au niveau temporel comme géographique, plus il risque de ne pas déchiffrer les références de manière adéquate. L’exemple de la mise en scène de l’animateur de télévision Jean-Pierre Pernaut dans La carte et le territoire de Houellebecq est en cela extrêmement éloquent : outre le fait que le lecteur d’une traduction ne soit pas à même de le distinguer d’un personnage fictif, on peut légitimement douter de la pérennité de la notoriété de Pernaut ; l’illusion référentielle que la mention du nom propre déclenche au début du texte disparaîtra très probablement avec le temps. 8.1.2. Références à la culture populaire : chansons, musique, émissions de télévision Les références à d’autres pans de la culture populaire, que nous avons relevées dans les textes de notre corpus, fonctionnent de manière similaire aux noms de chanteurs ou d’animateurs de télévision. À l’instar de certaines expressions familières, elles renvoient à un « trésor gnomique »5 partagé par une communauté à un moment donné. Retrouver le nom d’une émission de télévision, d’un titre de chanson ou d’un groupe de musique actuel dans un texte, comme celui d’une marque à la mode, renvoie à ce bien commun populaire. Ces références participent de ce que Claude

5

Cf. DUCHET 1976, p. 145 et point 2.2.2.3.

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Duchet appelle le « fond sonore »6 d’une société. Elles constituent un ensemble diffus dans lequel nous évoluons, auquel nous ne prenons pas garde, mais dont l’évocation dans un texte nous frappe par la sensation de familiarité qu’elle suscite. Ces « rencontres » peuvent être la source d’un certain plaisir : celui de voir refléter notre quotidienneté la plus prosaïque au sein d’un médium qui garde aujourd’hui encore une réputation de noblesse. La dimension connotative de ce type de référence n’est pas à négliger : elle existe, même si elle n’est pas aussi centrale que celle des marques, qui ne fonctionnent que par ce biais. Comme les marques, les séries télévisuelles ou les groupes de musique fédèrent des communautés autour d’elles : la mention d’un certain morceau peut donc contenir des présupposés et renvoyer implicitement à tel ou tel type de personnes. La Popliteratur allemande, qui s’est faite la représentante d’une génération particulière, a d’ailleurs tout autant recours à ce type de référence qu’aux noms de marque. Comme les marques et les personnalités du petit écran, ces renvois à la culture populaire ne se situent pas du côté de la stabilité : ils ne seront plus reconnus comme tels par un lectorat éloigné de la période de production du texte ni par celui qui n’en maîtrise pas les codes nationaux ou régionaux. Nous avons notamment pu constater que les émissions de télévision résistaient mal à la traduction. La stabilité des références au réel dans un texte de fiction et des effets qu’elles dégagent est donc à appréhender sur une échelle à différents degrés. D’un côté, les références les plus fragiles (noms de marque, personnalités médiatiques régionales, émissions de télévision) ont la capacité de situer le texte dans un réel immédiat, palpable, en provoquant une reconnaissance instantanée chez le lecteur qui en est familier, mais leurs effets s’estompent rapidement, avec le temps et l’éloignement géographique. De l’autre, les références plutôt stables, comme les noms de lieu ou de personnalités historiques importantes, ancrent également le texte dans la réalité extratextuelle, mais de manière moins spécifique et, en quelque sorte, plus intemporelle : le sentiment de familiarité, de proximité immédiate, est moins prégnant, mais la durée de leurs effets à travers les frontières et le temps s’en trouve plus assuré. Nous avons donc affaire à des dynamiques différentes, suivant le grade de stabilité de l’élément réel rencontré dans un texte de fiction : développement d’un sentiment de familiarité et donc d’une forte impression de réalité, qui s’estompe rapidement avec l’éloignement du contexte de production, versus la création d’une illusion référentielle moins intense mais plus durable. Il est important de préciser une nouvelle fois que la présence d’éléments réels dans un texte ne suffit pas à le rendre vraisemblable dans son ensemble. Les récits historiques contrefactuels, la science-fiction, mais aussi les textes qui abusent, jusqu’à les épuiser, de références à un certain pan de la réalité, comme La femme parfaite et Faserland, sont autant d’exemples des possibilités de fonctionnalisation d’éléments non-fictifs par la littérature d’imagination.

6

Ibid.

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8.1.3. Savoir encyclopédique et indexicalité La gradation de la stabilité des références à la réalité dépend du type de savoir auquel le lecteur doit avoir recours pour effectuer le travail de déchiffrage exigé par le texte. Les références les plus stables (nom de lieu, nom de personnalités historiques importantes) appartiennent à un savoir institutionnalisé et légitimé. Les livres d’histoire et les ouvrages comme les dictionnaires des noms propres renferment ce savoir et sont à disposition de celui ou celle qui en aurait besoin pour décoder un élément non-fictif qui lui est inconnu. Même le savoir convoqué par les références historiques spécifiques de Tigre en papier est susceptible d’être rattrapé grâce à la consultation d’ouvrages spécialisés, certes moins directement accessibles qu’un dictionnaire des noms propres, mais auquel des recherches ciblées donneront accès à un lecteur particulièrement curieux. Ceci est beaucoup moins évident pour les références à la culture populaire qui exigent une connaissance directe de l’environnement socioculturel de l’auteur du texte dans lequel elles figurent. Les références à la culture populaire se présentent en effet comme des éléments textuels profondément indexicaux. Elles s’inscrivent directement dans le contexte de production du texte, c’est-à-dire dans la société dans laquelle évolue son auteur, et la connaissance de cette réalité constitue la condition de leur déchiffrement adéquat. Le caractère indexical de ces éléments incarne donc très concrètement ce que Bernd Häsner nomme la « limite de la compréhensibilité des textes »7 : elles risquent de n’être un jour tout simplement plus accessibles et de rester parfaitement opaques au lecteur. Le savoir que les références à la culture populaire convoquent est un savoir encyclopédique, c’est-à-dire un savoir direct, presque instinctif, sur le monde, qui échappe à la définition : il s’avère donc difficilement transmissible. Les « Je me souviens » de Perec, comme les énumérations des Années, convoquent ce type de savoir, qui ne s’explique ni ne se partage. Toutefois, lorsque les références en elles-mêmes ne sont plus déchiffrables, le procédé textuel, lui, continue de « fonctionner » : le lecteur construit ses propres références, réfléchit aux chansons ou aux noms qui ont marqué « son » époque, offrant ainsi une suite virtuelle et personnelle aux listes perecquiennes et ernausiennes. En mettant en scène de manière particulièrement insistante des références ancrées dans une réalité très concrète, les textes de notre corpus mettent en lumière le fait qu’un certain nombre de significations se soustrait toujours à l’interprète. La mise en scène d’éléments appartenant à une culture rapide, passagère, centrée sur l’immédiateté, qui s’oppose à la recherche de pérennité traditionnellement associée à la littérature, exacerbe, en l’accélérant, une problématique inhérente à l’interprétation de textes : quelque chose est toujours susceptible de nous échapper par manque de connaissance directe du contexte de production. Plus la culture à laquelle un texte appartient nous est étrangère, plus il est ardu de le comprendre dans son ensemble de manière adéquate, c’est-à-dire en étant capable d’en déchiffrer les présupposés. Les romans qui recourent fortement à un hors-texte éphémère soulignent les limites du travail de l’interprète en affirmant leur ancrage dans une réalité 7

Cf. HÄSNER 2008, p. 73 et point 2.2.2.3. Trad. MFW.

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extra-fictionnelle convoquant un savoir encyclopédique, populaire et non institutionnalisé qu’il est difficile de « rattraper ». Et même si, par ce biais, la littérature archive et légitime ce savoir, il n’en reste pas moins fuyant. Ainsi, par le passage du temps et la transposition entre les langues, le texte est compris différemment et subit des changements du point de vue de la réception. L’exemple de la « transformation » de Jean-Pierre Pernaut, animateur de télévision, en personnage entièrement fictif dans la version allemande de La carte et le territoire, illustre parfaitement ce phénomène.8 8.1.4. Spécificité de la marque Si le nom de marque appartient à la catégorie de la culture populaire, il forme néanmoins un groupe à part en son sein. Sur l’échelle graduelle illustrant la stabilité des références extratextuelles, il se situe du côté de la labilité la plus extrême par le fait que sa signification repose en majorité sur son versant connotatif. Le déchiffrement du contenu sémantique d’une marque exige donc une connaissance spécialement accrue du milieu socioculturel dont elle fait partie. S’il est possible d’expliquer à quelqu’un qui ne le connaît pas qui est Jean-Pierre Pernaut et de le comparer, par exemple, à un animateur allemand, il est malaisé de décrire de manière précise les connotations d’une marque. Nous avons affaire ici à un savoir encore plus diffus, plus insaisissable, bien que largement partagé. Les connaissances qui manquent au lecteur pour déchiffrer la dimension présupposée du contenu du nom de marque ne pourront pas être rattrapées par la simple description de son signifié dénotatif. Apprendre que la « DS » est une voiture conçue par un fabricant français ne lui permettra pas de se forger une image du statut mythique qu’elle avait dans les années 1970. Il existe toutefois une différence graduelle au sein même de la catégorie « marque », dans la mesure où certaines d’entre elles ont une durée de vie plus longue (par ex. la marque de montre Breguet, que nous avons repérée chez Balzac, ou encore Coca-Cola). Celles-ci seront donc reconnues comme telles par le lecteur sur une période temporelle étendue, mais leurs connotations sont susceptibles d’évoluer entre le moment de la production du texte et sa réception ultérieure. De plus, une marque internationale n’aura pas nécessairement les mêmes connotations dans deux pays différents. L’incomplétude des quelques rares dictionnaires des marques qui existent témoigne de la difficulté de décrire les signes commerciaux de manière satisfaisante. Ils ne répertorient pas leur signification connotative, mais se contentent généralement de rapporter les traits caractéristiques du produit ou de l’entreprise que la marque désigne. La dimension construite de la marque, ainsi que l’importance de sa réception dans l’élaboration du « discours de marque », qui est susceptible de se transformer très rapidement, s’adaptent mal à la rigidité d’un dictionnaire. Même celui entrepris par Robert Galisson9 dans le but de rendre accessible la dimension 8 9

Cf. point 5.3.3. de cette étude. Cf. GALISSON 1992 et point 2.2.2.4. de cette étude.

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culturelle de certaines marques françaises à des professeurs de français étrangers ne rend pas justice à leur spécificité, puisqu’il ne fait, en fin de compte, que décrire et raconter l’histoire des différentes marques, sans parvenir à saisir et expliciter leurs connotations – et donc ce qui constitue en première ligne leur dimension sociale et culturelle. Ceci est également valable pour le glossaire à la fin de la traduction allemande de Tigre en papier,10 dont les explications de type descriptif ne parviennent pas à rattraper le savoir manquant du lecteur. Ce sont en premier lieu les connotations de la marque que la littérature exploite. L’éloignement temporel et géographique est susceptible de la rendre insignifiante, de la transformer en vide sémantique. La marque, en tant que référence à la culture populaire, fonctionne au niveau de son ancrage temporel et géographique de manière similaire aux autres références de ce type, mais la prépondérance de sa signification connotative en fait l’élément le plus radical de sa catégorie.

8.2. REGARDS CROISÉS SUR LA LITTÉRATURE DU 21e SIÈCLE Nos analyses de textes ont permis de mettre à jour des parallèles entre les différentes fonctionnalisations du nom de marque dans la littérature de langues allemande et française depuis le 19e siècle. Nous avons pu constater que même lorsque des marques figuraient dans des romans appartenant à des tendances littéraires très différentes, comme le minimalisme et la Popliteratur, elles étaient susceptibles de fonctionner de manière similaire. En ce qui concerne la littérature actuelle, c’est-àdire postérieure au tournant de l’an 2000, il existe cependant une asymétrie quant à la signification de la marque au sein du système littéraire français et de celui de l’espace germanophone. Nous nous pencherons maintenant sur cette asymétrie, avant de revenir à la question de la césure du début du 21e siècle, pour la reconnaissance de laquelle nous plaiderons.

8.2.1. La marque dans les systèmes littéraires contemporains de langues française et allemande La différence de perception entre la France et l’Allemagne quant à la présence de marques dans la littérature repose sur l’existence de la Popliteratur des années 1990 dans l’histoire littéraire allemande récente. Comme nous l’avons souligné en introduction de cette étude, cette brève tendance littéraire ne trouve pas de pendant en France, malgré les quelques noms qui peuvent en être rapprochés (Frédéric Beigbeder et, dans une certaine mesure seulement, Michel Houellebecq). La notion de nouvelle Popliteratur a fait école dans le domaine de la Germanistik et les textes qui la constituent sont étudiés à l’université. L’un de ses critères de définition réside 10 Cf. point 7.3.2. de cette étude.

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dans l’utilisation d’un nombre important de marques – pratique qui, nous l’avons vu, a été largement discutée dans les médias de l’époque. Dès lors, la mise en scène de noms de marque est aujourd’hui encore bien plus « connotée » en Allemagne qu’en France, puisque ce procédé fait référence à un moment – fut-il court – de l’histoire littéraire allemande (dans le sens d’une référence non pas à un texte précis, mais à un « système »11), alors que la mise en scène de noms de marque dans la littérature française se situe de ce point de vue sur un terrain plus « neutre ». L’utilisation de noms de marque dans un roman germanophone convoque donc le système de la Popliteratur et opère indirectement un positionnement du texte par rapport à lui. Même si tous les textes mettant en scène des marques ne sont – heureusement – pas qualifiés de « pop » par la critique, cette pratique la rappelle, même très indirectement. La prise de position de Moritz Baßler, que nous avons relativisée précédemment12 et qui consistait en la division polémique des textes mettant en scène des marques et de ceux qui s’efforçaient d’éviter cet élément, pourtant omniprésent dans la réalité, illustre bien le fait que le débat sur la légitimité de l’exploitation de signes commerciaux par la littérature, qui a éclaté dans le contexte de l’émergence de la nouvelle Popliteratur, résonne encore. Il est intéressant de constater que, si les noms de marque habitent toujours la littérature de langue allemande, on les trouve en quantité moins importante que dans les textes de la Popliteratur. Avec toute la prudence que de telles affirmations généralisantes exigent, il nous semble admissible d’avancer sur cette base l’hypothèse que les noms de marque se font un peu plus discrets dans la littérature allemande d’après 2000 que dans son pendant francophone, dans la mesure où ils renvoient à un certain type d’écriture duquel les auteures et auteurs peuvent vouloir se distinguer. En France, en revanche, malgré les réticences et le peu d’attention critique que l’exploitation des marques à des fins littéraires éveillent, leur mise en scène dans des textes de fiction est une pratique qui semble plutôt s’accroître et se refléter dans les ouvrages les plus divers. 8.2.2. Plaidoyer pour une césure Le corpus restreint de textes que nous avons analysé en détail dans cette étude n’est évidemment pas représentatif de la quantité d’ouvrages qui paraissent chaque année en France et dans les régions germanophones. Il illustre toutefois une tendance, observable de manière plus large, d’un accès au hors-texte s’opérant sur un mode direct et plutôt sérieux. Les textes de Michel Houellebecq, Meral Kureyshi, Annie Ernaux, Ulrich Peltzer et Olivier Rolin se distinguent par leur contemporanéité extrême, par un recours particulièrement important à un type de référence exigeant du lecteur une connaissance encyclopédique de son environnement direct. C’est cette 11 Klaus W. Hempfer distingue les références intertextuelles, qui renvoient à un texte particulier, et les références à un « système », constitué par exemple par un genre ou une époque. Cf. HEMPFER 2018, pp. 143–177. 12 Cf. BAßLER 2005 et point 2.2.1.1. de cette étude.

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contemporanéité affirmée qui rassemble les textes que nous avons analysés et qui les inscrit dans un mouvement partagé par un pan non négligeable de la littérature du début du troisième millénaire : celui de son imbrication dans le réel et de l’affirmation conséquente de l’existence d’une réalité non-discursive qu’il convient de prendre au sérieux. Si la périodisation de la littérature et a fortiori de la littérature contemporaine recèle toujours une part d’arbitraire et d’occultation d’un certain nombre de textes appartenant à des tendances différentes ou même contraires aux catégories que la recherche construit, elle reste néanmoins nécessaire à l’élaboration d’un discours critique cohérent sur les transformations de la littérature. L’analyse de la mise en scène des marques dans la littérature contemporaine se présente ainsi comme un outil permettant de mettre à jour des mécanismes reflétant un nouveau mode de rapport au monde, souvent décrit en Allemagne (et en Italie) à travers la notion de « nouveau réalisme ». Nous l’avons largement constaté : l’accent mis dans les textes sur la frontière entre fait et fiction s’oppose au brouillage et à l’ironie postmoderne et rend la réalité plus saisissable. On peut par ailleurs observer une « normalisation » de l’usage d’éléments réels issus de la culture populaire dans la littérature de langues allemande et française, ce qui constitue également un changement par rapport à la fin du 20e siècle. Alors que la Popliteratur et les premiers textes de Frédéric Beigbeder et Michel Houellebecq faisaient scandale (c’est encore le cas de Plateforme), la mise en scène de noms de marque a aujourd’hui perdu sa dimension transgressive, et sert bien plus la « représentation » réaliste de notre environnement quotidien qu’elle ne cherche à ébranler les valeurs d’un champ littéraire traditionnellement éloigné du monde du commerce. Les changements observables dans la réception de Houellebecq, tout autant pionnier de la résurgence d’une certaine forme de réalisme que cousin éloigné des Popliteraten, illustre bien le dégonflement de la dimension polémique du recours massif du roman à une culture populaire dominée par la télévision et les objets de marque. Lorsque Annie Ernaux affirme, en 2014, que les hypermarchés, fréquentés grosso modo cinquante fois l’an par la majorité des gens depuis une quarantaine d’années en France, commencent seulement à figurer parmi les lieux dignes de représentation13,

elle met en lumière la présence de références à la culture populaire dans la production contemporaine et constate sa légitimation progressive, alors que cette pratique se situait plutôt du côté de la revendication durant la période postmoderne. La littérature actuelle s’ancre sur un mode sérieux dans le réel, tout en affirmant se distinguer de lui par sa constitution médiale et sa liberté d’inventer. Ce faisant, elle se réfère à une réalité immédiatement saisissable, aussitôt reconnaissable tant elle est familière, ce qui permet la création d’une illusion référentielle puissante (bien que toujours susceptible d’être contrecarrée). Aborder la littérature du 21e siècle sous la perspective de l’émergence d’une nouvelle forme de réalisme, radicale et en même temps consciente de l’impossibilité de la représentation véritable 13 Cf. ERNAUX, Regarde les lumières mon amour, 2014, p. 10, et point 6.4.2.2. de cette étude.

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et fidèle, offre un angle d’approche stimulant et fécond pour décrire les textes issus d’un nouveau siècle. Cela permet non seulement de rendre justice aux transformations qui s’observent dans la littérature française et allemande, mais aussi de prendre en compte le fait qu’elles s’inscrivent dans un mouvement dépassant les frontières nationales. En ce sens, notre angle d’approche comparatiste nous a permis non seulement d’établir des parallèles entre la production littéraire de deux régions linguistiques, mais également d’illustrer le fait que la construction du discours théorique sur la littérature contemporaine gagne à se faire en dialogue. L’extrême contemporanéité de la production actuelle pose évidemment question et on peut légitimement s’interroger sur la pérennité de telles œuvres. En insistant sur l’expérience quotidienne du monde, la littérature d’aujourd’hui attire l’attention sur les fragilités de la transmission des textes lorsque le contexte de leur création n’est plus accessible. Elle exacerbe ainsi une problématique inhérente à l’interprétation critique, que la mise en scène de noms de marque illustre de manière particulièrement éloquente. Pourtant, même si nous avons démontré combien les noms de marque « signifiaient » au sein de la structure même du texte, il semble que la question de la compréhension totale d’un texte puisse se relativiser. Le succès international de Houellebecq ou celui des Années en traduction en sont la preuve. Force est donc de constater que les textes littéraires qui s’inscrivent si profondément dans la réalité fonctionnent au-delà des résistances qu’ils construisent : ils restent accessibles dans une version transformée d’eux-mêmes, qui contient forcément des blancs indéchiffrables pour le lecteur étranger à leur contexte de production. Il serait erroné de diagnostiquer trop vite, dans la littérature succédant à la postmodernité, un besoin de réalité si fort qu’il occulterait le désir de pérennité de l’œuvre. En recoupant les différentes occurrences des noms de marque dans les nombreux textes qui en font une exploitation littéraire, les chercheuses et chercheurs de demain seront, nous l’espérons, à même d’en déchiffrer un contenu qui leur sera devenu difficilement accessible.

8.3. UN POINT DE CRISTALLISATION Au niveau méthodologique, la marque représente, pour la recherche en littérature, un point de cristallisation éloquent tant au niveau systématique qu’historique. Elle symbolise avec force le « reste » indexical, ce qui ramène invariablement au contexte de production d’un texte et qui s’avère nécessaire à sa compréhension totale (et donc idéale). Même lorsque l’on essaie de l’éloigner (du côté de la production comme de celui de la réception), il persiste toujours quelque chose du contexte, du « discours social » duquel un texte émerge, et la marque en est une trace particulièrement visible. La littérature du réel (réalisme historique, naturalisme, « nouveau réalisme ») est donc particulièrement encline à s’en servir. Au niveau de la périodisation de la littérature contemporaine, l’analyse de la fonctionnalisation de la marque dans les textes d’après 2000 permet de saisir de manière concrète l’insistance avec laquelle la différence entre fiction et réalité y est mise en scène. En tant

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qu’élément ultra-contemporain, appartenant à une culture populaire et éphémère, elle incarne particulièrement bien l’ancrage décidé de la littérature dans le réel, qui éveille chez le lecteur un fort sentiment de familiarité.

9. SYNTHÈSE GÉNÉRALE L’analyse de la fonctionnalisation et des effets des noms de marque dans différents textes du 21e siècle avait d’une part pour objectif de spécifier les différentes formes que peut prendre l’intérêt renouvelé de la littérature de langue allemande et française pour la réalité, et d’autre part d’étudier et de systématiser les particularités de ces éléments réels au sein du texte littéraire. Nous avons pour cela, dans un premier temps, décrit la marque comme un signe linguistique issu du 19e siècle, qui sert d’abord à différencier des produits similaires entre eux en leur octroyant un surplus de sens. Le nom de marque est un signe protégé par la loi, mais ce seul critère ne suffit pas à le définir : une marque doit être visible pour exister, c’est-à-dire être connue et reconnue comme telle par le consommateur. L’identification d’un individu à certaines marques lui permet de se distinguer de groupes auxquels il ne veut pas appartenir et/ou de l’inclure dans une communauté de personnes qui se reconnaissent, comme lui, dans une marque spécifique. Le processus de la construction de la signification d’une marque relève de la responsabilité du marketing et de la publicité qui élaborent un méta-langage en procédant à une mise en récit de la marque. Mais sa signification « finale » est influencée par la perception du public, de sorte qu’elle correspond plus ou moins à l’intention initiale du fabricant. La signification de la marque est donc avant tout connotative et renferme aussi bien les narrations élaborées par le marketing que le discours qu’un ensemble d’individus tient sur elle à un moment et dans un endroit donné. En raison de la domination de la signification connotative de la marque sur sa dimension dénotative, de son inscription dans un « discours social » et de la rapidité du commerce, le nom de marque se présente comme un signe fragile, toujours susceptible de disparaître ou de ne plus être reconnu – et donc de ne plus signifier. À travers la promesse qu’il véhicule, le nom de marque a par ailleurs une fonction conative puisqu’il appelle le récepteur à agir en effectuant un acte d’achat, et une dimension performative, puisqu’il crée des « réalités » auxquelles le consommateur est appelé à croire. La fragilité du nom de marque en fait un élément particulièrement intéressant pour la théorie littéraire dès lors qu’elle soulève non seulement la question de la pérennité du texte, mais aussi celle de son transfert dans un environnement culturel différent, dans le cadre d’une traduction. En tant qu’élément indexical, le nom de marque exige du lecteur un savoir spécifique relatif au contexte de la production du texte. Lorsque le lecteur y a accès, et est donc à même de décoder les connotations du nom de marque, qui sont, la plupart du temps, seulement présupposées, la marque se présente comme un signe plein. Elle déploie alors toutes ses possibilités : création immédiate d’une image concrète lorsqu’elle est fonctionnalisée dans une description ; sentiment d’appartenance pour le lecteur qui la reconnaît, s’y identifie,

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Synthèse générale

s’en souvient ; construction ou au contraire affaiblissement de l’illusion de réalité lorsque le lecteur repère les parallèles ou les dissonances entre le monde de la fiction et le monde réel. Lorsqu’elle n’est pas (re)connue, la marque représente un vide sémantique qui peut, dans certains cas, sembler n’avoir pour seule fonction que de signifier le réel.

9.1. LA MARQUE ET L’ILLUSION RÉFÉRENTIELLE La dimension référentielle de la marque se déploie dès son apparition dans la littérature du 19e siècle. Chez Flaubert, Balzac et Fontane, le nom de marque sert à mettre en évidence les différences entre les personnages. L’objet de marque (le Tilbury, la montre Breguet) cristallise les désirs de conquête (sociale) du personnel du roman. L’adéquation entre ce que la marque représente à l’intérieur et à l’extérieur de la fiction contribue à renforcer le caractère vraisemblable du texte et provoque une illusion référentielle. Dans César Birotteau et Au Bonheur des Dames, romans de la publicité, la mention de marques réelles concourt à donner l’impression que les lieux (le Bonheur des Dames) ou les marchandises (l’Huile Céphalique) fictifs sont eux aussi réels. Dans Der grüne Heinrich, un nom de marque spécifique (Revalenta Arabica) sert non seulement de point de départ à une réflexion (du narrateur ou du protagoniste suivant les versions), mais elle en est la condition dès lors qu’elle se développe sur la base de la (re)connaissance par le lecteur du discours en circulation à l’époque de la genèse du roman sur ce remède miracle. Cet exemple rend visible à quel point la mention de la marque ancre le texte dans un espace socioculturel précis dont il est nécessaire de déchiffrer le discours pour qu’elle soit susceptible de déployer ses effets (dimension indexicale de la marque). Dans des textes postmodernes comme Faserland et La femme parfaite, l’exploitation à l’excès de la marque par les narrateurs pour (se) décrire, se distinguer ou s’identifier aux autres mène, au contraire, à une relativisation, voire à un épuisement de sa fonction référentielle. Celle-ci ne peut néanmoins complètement disparaître, dans la mesure où ce qui différencie le signe « marque » de la plupart des autres éléments du texte réside dans le fait qu’il a un référent à l’extérieur de la fiction : son apparition dans un récit a donc pour conséquence de le situer dans une époque et un milieu particuliers. Ainsi, l’importance de la collaboration du lecteur dans l’élaboration de la signification de Faserland dénote le lien puissant que la marque entretient avec la réalité. Mais la constitution de la réalité intrafictionnelle, qui se présente comme profondément instable aussi bien chez Kracht que chez Deville, désoriente le lecteur. Dans La femme parfaite, des commentaires métafictionnels mettent à mal la construction de l’illusion, et le narrateur de Faserland s’avère peu fiable, à tel point que la croyance du lecteur en ce qui lui est raconté s’en trouve ébranlée. Le nom de marque seul ne suffit donc pas à provoquer une illusion de réalité : il doit pour cela s’inscrire dans un tissu textuel qui travaille plus généralement à sa construction ou du moins pas contre elle. Ainsi, dans Faserland et La femme parfaite, le nom de marque peut certes provoquer au premier abord une

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impression de réalisme, mais il devient ensuite évident que le texte ne fait que mimer un recours au réel qui ne peut pas avoir véritablement lieu, puisque la réalité se présente comme fuyante et insaisissable, et renvoie toujours à de nouvelles formes de discours. La frontière entre la réalité et la fiction se rétablit dans la littérature « postpostmoderne » et le nom de marque y contribue, comme au 19e siècle, à rendre le monde fictionnel vraisemblable. Chez Houellebecq, la description de personnages se construit en grande partie sur la mention de la marque des vêtements qu’ils portent, sur celle des chaînes de télévision qu’ils regardent ou encore sur le modèle de voiture qu’ils possèdent. Le portrait qui en est fait forme ainsi un ensemble cohérent et vraisemblable. Chez Ernaux, les noms de marque symbolisent l’ascension sociale de la narratrice, et rappellent une époque historique révolue, que leur mention rend plus présente et tangible à celui qui l’a connue. La mention de magasins, de slogans publicitaires et d’enseignes réels dans les romans de Kureyshi, Rolin et Peltzer permet à leur description de la Suisse, du périphérique parisien et de la ville de Berlin de se cristalliser dans des images précises (et cela est également valable pour Berlin Alexanderplatz à une tout autre époque). L’importance de la dimension connotative des marques varie suivant le contexte dans lequel elles apparaissent dans le roman du 21e siècle : centrale dans la description de personnages ou dans l’illustration d’un changement de statut social, elle passe au second plan lorsque les noms de marque servent la caractérisation d’un lieu, dont ils authentifient le tableau par l’adéquation qu’ils suggèrent de celui-ci avec l’image que possède un lecteur familier de l’endroit. La littérature d’après 2000 ne se présente toutefois pas comme un simple retour au réalisme historique. Le scepticisme des avant-gardes du 20e siècle et de la postmodernité sur la possibilité de représenter la réalité a laissé des traces. Ainsi, dans La carte et le territoire, l’illusion de réalité créée par les noms de marque se fissure lorsque l’on constate que les mêmes marques existent dans les années 2010 et 2060 : elles sont les seuls éléments qui perdurent dans une France qui a profondément changé et qui est devenue une imitation d’elle-même. La marque apparaît alors comme « pierre d’achoppement » (Stolperstein) : elle souligne à la fois sa réalité et la fictionnalité du texte, dans la mesure où elle met en évidence une dissonance qui fragilise la constitution de l’illusion. Le texte du 21e siècle affirme en outre sa licence à transformer le réel, s’affranchissant du devoir de la représentation : comme le narrateur de La femme parfaite, celui de Tigre en papier s’empare d’un nom de marque et le transforme en élément poétique en l’inscrivant dans un nouveau réseau sémantique, l’émancipant ainsi de sa seule dimension prosaïque. À un autre niveau, Elefanten im Garten et Les années s’opposent à l’idée de la possibilité d’une représentation directe du réel, en présentant leur appartenance générique comme ambiguë, ce qui les fait osciller entre référentialité et fictionnalité. Et si la narration de Teil der Lösung adopte un mode plus sérieux tout au long du texte, la multifocalisation à l’œuvre dans le roman, qui imite le système de vidéo surveillance dans les villes, rend le lecteur attentif aux différentes facettes que la réalité peut adopter et la présente donc comme un dispositif complexe dont le roman ne peut rendre compte dans son entièreté.

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Malgré ces procédés qui infirment l’idée d’un simple retour au réalisme, les analyses des textes de nos corpus ont montré que la littérature a aujourd’hui recours à une réalité tangible qui se distingue de la fiction et dans laquelle il est (à nouveau) possible de se positionner.

9.2. LA MARQUE ET LA COMMUNAUTÉ DE SES LECTEURS Nous avons insisté de nombreuses fois sur l’importance de la collaboration du lecteur dans le processus de la construction de la signification de textes qui renferment une multitude de marques. Le partage de codes entre l’instance énonciatrice du texte et son récepteur fait écho à la constitution de communautés à travers l’identification d’un individu à une marque ou simplement à travers la connaissance commune de marques (mythiques) qui rappellent une époque révolue. Trois des œuvres que nous avons abordées exploitent particulièrement cet aspect de la marque : Faserland de Christian Kracht, Les années d’Annie Ernaux et Je me souviens de Georges Perec. Le roman de Christian Kracht présuppose un savoir générationnel et local qui donne l’impression au lecteur initié de faire partie d’une même communauté que l’auteur, et en exclut les lecteurs qui n’ont pas accès aux codes en vigueur dans le texte. En même temps, le processus de distanciation à l’œuvre dans Faserland relativise l’importance de la création de tels groupes qui s’avèrent insuffisants à créer un véritable sentiment d’appartenance. En créant des catégories qui se présentent comme arbitraires (et même partiellement « fausses » lorsqu’on les confronte à la réalité extratextuelle), le narrateur surjoue la fonction identitaire de la marque et la vide de sa substance. Le texte met en évidence que la constitution de communautés à travers des articles de marque ne parvient pas à combler l’isolation sociale du narrateur. Le discours de la marque apparaît alors comme illusoire et inapte à empêcher la dissolution de l’individu. En revanche, dans Les années et Je me souviens, la marque et la publicité se présentent comme des éléments de la culture populaire qui peuvent endosser une fonction de lien. En faisant référence à une marque ou à un slogan publicitaire oubliés, les textes d’Ernaux et de Perec s’adressent à un type de lecteur spécifique, qui appartient à une même génération et a grandi dans un même espace culturel que l’instance énonciatrice. La construction d’un ensemble de personnes qui se reconnaît à travers le partage d’un background commun se fait sur un mode sérieux, et la réalité à laquelle la marque réfère apparaît comme concrète et saisissable à celles qui l’ont vécue. Ce procédé met en évidence le fait que la marque fonctionne comme un vecteur de souvenirs, ce qui découle directement de son caractère éphémère et de son ancrage dans un espace-temps limité. L’exploitation littéraire de la marque comme élément de reconnaissance potentiel entre une communauté de lecteurs et, dans le cas d’Ernaux et de Perec, comme symbole de la nostalgie d’un temps révolu, semble être propre à la deuxième moitié du 20e siècle et au début du 21e siècle, indépendamment de leur mode d’accès au hors-texte. Malgré les différences entre Faserland d’un côté et Je me souviens et

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Les années de l’autre, une ligne commune, qui se résume dans le geste d’archiver « quelque chose » de la culture populaire, relie donc ces textes issus de divers moments de l’histoire littéraire.

9.3. CRITIQUE(S) DE LA MARQUE L’antagonisme entre le capital symbolique et le capital économique qui caractérise le champ littéraire depuis la fin du 19e siècle rend ambiguë la présence de signes commerciaux dans la littérature et nous a amenés à nous interroger sur le positionnement des textes que nous avons étudiés. Au 19e siècle, la marque et la publicité sont largement associées à la bêtise et à l’inculture (chez Flaubert et, dans une certaine mesure chez Balzac) et leur dimension trompeuse – le « charlatanisme » en est le mot clé – est souvent mise en avant dans le roman réaliste et naturaliste (chez Balzac, Keller, Zola). La littérature s’empare du pouvoir évocateur du nom de marque qu’elle reconnaît très tôt et met en scène l’intérêt pour les nouveaux produits introduits sur le marché : Emma Bovary, Corinna Schmidt et les clientes du « Bonheur des Dames », dans les romans de Flaubert, Fontane et Zola, aspirent à la possession d’objets dont elles espèrent des gains personnels, qui dépassent ce que la réalité brute du produit est susceptible de leur apporter. Malgré le vocabulaire critique et une méfiance manifeste à l’égard de la montée en puissance de la réclame, il se dégage, dans les romans de la publicité que sont César Birotteau et Au Bonheur des Dames, une certaine fascination pour les commerçants qui savent la manier et pour les effets qu’elle a sur les clients – et surtout les clientes – des (grands) magasins. La réclame et le nouveau commerce représentent l’avenir et il serait vain de lutter contre eux : telle est l’impression qui domine, malgré les réticences exprimées, à la lecture de ces deux romans. L’émergence de la société de consommation dans les années 1960 est observée par l’œil critique du narrateur des Choses de Perec, qui met en scène la vaine et éphémère résistance idéologique de Jérôme et Sylvie. La chute du roman paraît inévitable, préparée tout au long du texte par l’illustration de la force d’attraction que les objets exercent sur les protagonistes. Les commentaires du narrateur qui se place au-dessus de ses personnages octroient au texte une dimension ostensiblement critique qui le distingue de la littérature postmoderne et « post-postmoderne ». L’établissement des noms de marque et de la publicité comme éléments inéluctables du quotidien semble désamorcer la critique à leur égard aussi bien dans les romans de la fin du 20e siècle que dans ceux du début du 21e siècle. Si chez Deville et Kracht la logique de marque est poussée ad absurdum de sorte à en faire ressortir la vacuité et la facticité, aucune instance textuelle ne se place hors du système pour en dénoncer les travers. En outre, en posant, comme Frédéric Beigbeder, sur une affiche publicitaire, Christian Kracht désamorce la critique que l’on pourrait déceler dans son texte en se présentant comme partie prenante du système. Une telle ambivalence se retrouve chez Michel Houellebecq qui, dans son œuvre et sa vie publique, multiplie les messages contradictoires quant à sa position

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sur la société : ses personnages, adeptes des supermarchés et des voyages organisés, qui se délectent de la lecture d’un prospectus d’agence de voyages ou d’un mode d’emploi d’appareil photo, acceptent avec résignation le monde dans lequel ils vivent. La concentration détaillée du discours houellebecquien sur des éléments du quotidien provoque chez le lecteur un sentiment de défamiliarisation qui l’amène à s’interroger sur ce qui l’entoure. Pourtant, malgré la morosité du personnel du roman et du décor dans lequel il évolue, il n’émerge pas de l’œuvre de Houellebecq de véritable prise de position critique. Les textes de Peltzer, Rolin, Ernaux et Kureyshi répondent plus directement à l’exigence d’un positionnement de la littérature dans la société formulée au tournant du millénaire. Teil der Lösung et Tigre en papier posent directement la question de l’engagement politique et Les années et Elefanten im Garten s’emparent de sujets actuels, comme l’immigration, la condition de la femme ou encore la possibilité de l’ascension sociale et de ses conséquences pour l’individu. Néanmoins, aucun de ces ouvrages ne formule de critique à l’égard de la société de consommation qui ne se trouve relativisée ailleurs dans le texte : chez Kureyshi, la narratrice n’interroge pas le bien-fondé de son sentiment de rejet, qui se base en partie sur la comparaison de ce que chacun possède ; la narratrice des Années démontre que les intellectuels, dont elle fait partie, sont tout autant des consommateurs que les classes moins éduquées et cultivées, qu’ils regardent parfois avec condescendance ; enfin, les personnages engagés de Teil der Lösung et de Tigre en papier contredisent leur discours par certains de leurs agissements, en accordant de l’importance à une marque de voiture (Martin) ou en faisant leurs courses dans un hard discounter (Nele). La société de consommation, si elle peut être soumise à des critiques, se présente donc comme une réalité dont il faut prendre acte : il ne se dessine dans aucun des textes de notre corpus une véritable alternative à son mode de fonctionnement.

9.4. « LA VIE, LA VRAIE »1 Élément incontournable de notre vie de tous les jours, la marque s’est imposée dans la littérature comme témoin de la quotidienneté d’une époque dans un espace socioculturel spécifique. Depuis sa création au 19e siècle, elle transporte dans le texte littéraire un discours populaire et répandu, et y déploie ainsi de multiples effets. Sa force évocatrice en fait un signe particulier, qui méritait qu’on l’étudie en détail afin de prendre en compte les problèmes théoriques qu’elle pose à la recherche en littérature. Notre étude s’est concentrée sur la littérature narrative et plus spécialement sur la littérature qui vise à saisir quelque chose de la réalité. Or, d’autres formes littéraires se sont emparées de la marque, par exemple en détournant des slogans publicitaires. La poésie en fait un usage à part qu’il serait également intéressant de considérer. Ainsi, ce signe commercial, qui est tellement omniprésent dans la réalité contemporaine que nous n’y faisons plus attention, confirme son statut d’élément à 1 Ancien slogan publicitaire du supermarché Auchan.

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part au sein du tissu textuel. Malgré sa banalité, il est un outil signifiant pour les écrivaines et les écrivains qui s’en saisissent, le mettent en scène, en jouent et le transforment. La marque n’a donc pas encore épuisé les efforts de la recherche, comme elle n’a certainement pas fini d’offrir à la littérature maintes possibilités de la mettre en récit.

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z e i t s c h r i f t f ü r f r a n z ö s i s c h e s p r ac h e u n d l i t e r at u r



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Neue Folge Nach Peter Blumenthal und Klaus W. Hempfer herausgegeben von Guido Mensching und Ulrike Schneider. Franz Steiner Verlag

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38. Yann Lafon Fiktion als Erkenntnistheorie bei Diderot 2011. 228 S., kt. ISBN 978-3-515-09853-3 39. Christina Schaefer Konstruktivismus und Roman Erkenntnistheoretische Aspekte in Alain Robbe-Grillets Theorie und Praxis des Erzählens 2013. 303 S., kt. ISBN 978-3-515-10278-0 40. Wiltrud Mihatsch / Catherine Schnedecker (Hg.) Les noms d’humains: une catégorie à part? 2015. 203 S. mit 8 Abb. und 25 Tab., kt. ISBN 978-3-515-11157-7 41. Şirin Dadaş Von Bildern reden Kunstkritik und Malerroman im Frankreich des 19. Jahrhunderts 2018. 410 S. mit 14 Abb., kt. ISBN 978-3-515-12088-3 42. Pierre Rézeau À taaable! Florilège des graphies expressives du français 2018. 116 S., kt. ISBN 978-3-515-12069-2

Depuis leur émergence au 19e siècle, la littérature met en scène des noms de marque et suscite ainsi un sentiment de familiarité chez le lecteur ou la lectrice qui les reconnaît. Leur usage dans des textes de fiction, d’abord sporadique, s’accentue à la fin du 20e siècle, pour devenir fréquent au tournant de l’an 2000. Le recours à un discours issu du monde commercial s’apparente alors à un geste « réaliste » de la littérature contemporaine, qui rompt avec le panfictionnalisme postmoderne. Marie Fleury Wullschleger se penche sur un procédé littéraire répandu, mais

au sujet duquel il n’existe à ce jour que très peu de travaux de recherche. Dans une perspective comparatiste entre la France et l’Allemagne, elle examine les effets que le nom de marque provoque lorsqu’il apparaît à l’intérieur d’un univers fictionnel. Adoptant une démarche tant systématique qu’historique, l’auteure interroge la dimension référentielle de la marque, sa capacité à être traduite dans un contexte socioculturel différent, et la trace indexicale qu’elle laisse immanquablement dans le texte.

ISBN 978-3-515-12495-9

www.steiner-verlag.de

9 783515 124959

Franz Steiner Verlag